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French Pages [785] Year 2023
LA RÉPUBLIQUE
LA PRATIQUES D’UN
DES
LETTRES 72
SCÈNE GENRE LITTÉRAIRE ET
ARTISTIQUE
(1810-1910)
Charlotte DUFOUR
PEETERS
LA SCÈNE
LA RÉPUBLIQUE DES LETTRES Collection dirigée par Beatrijs VANACKER et Nathalie KREMER
COMITÉ SCIENTIFIQUE Christian ANGELET (Gand-Leuven) Michel BIDEAUX (Montpellier) Michèle BOKOBZA-KAHAN (Tel Aviv) Luc FRAISSE (Strasbourg) Frank GREINER (Lille) Jan HERMAN (Leuven) Mladen KOZUL (Montana) André MAGNAN (Paris 10-Nanterre) Jenny MANDER (Cambridge) Fritz NIES (Düsseldorf) François ROSSET (Lausanne) Philip STEWART (Duke University)
LA RÉPUBLIQUE DES LETTRES 72
LA SCÈNE PRATIQUES D’UN GENRE LITTÉRAIRE ET ARTISTIQUE (1810-1910)
Charlotte DUFOUR
PEETERS LEUVEN - PARIS - BRISTOL, CT 2022
Illustration de couverture : DAUMIER Honoré, « Scènes de la vie conjugale », série des Mœurs conjugales, Le Charivari, n° 82, 22 mars 1840, p. 3. Source : CCØ Paris Musées / Musée Carnavalet.
© 2022, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven, Belgium ISBN 978-90-429-4823-5 eISBN 978-90-429-4824-2 D/2022/0602/119
REMERCIEMENTS
Cette recherche a pu voir le jour grâce au soutien de nombreuses personnes que j’aimerais ici chaleureusement remercier, à commencer par celles et ceux qui furent mes premiers relecteurs : Marta Caraion, à qui va toute ma gratitude pour son temps et ses précieuses recommandations, Judith Lyon-Caen, Émilie Pézard et Bernard Vouilloux, dont les travaux et les retours ont nourri ma réflexion. En raison de l’interdisciplinarité du sujet, plusieurs spécialistes ont encore collaboré au projet en donnant gracieusement suite à mes sollicitations. Je pense à Philippe Hamon et à José-Luis Diaz pour les poétiques du XIXe siècle, à Marie-Ève Thérenty et à Jean-Didier Wagneur pour les questions relatives à la presse et aux productions médiatiques, à Olivier Bara, à Lise Michel et à Amélie Calderone pour les formes dramatiques, à Jan Baetens pour le roman-photo et à Valentine Robert pour le tableau vivant. Mes plus sincères remerciements vont aussi à mes collègues de l’Université de Lausanne, pour avoir partagé avec moi sources et idées, ainsi qu’aux personnes qui m’ont facilité l’accès aux illustrations qui rythment ce livre : l’équipe en charge des fonds de la photothèque Paris Musées, les collaborateurs des musées (notamment du MAH de Genève et du Rijksmuseum d’Amsterdam) et les bibliothécaires de la BnF. Enfin, ces années d’enquête et de rédaction n’auraient pu s’apprécier sans la présence de celles et ceux qui m’ont accompagnée au quotidien. Un grand merci à mes parents, à Georges, à ma sœur, à Fulvio, à mes camarades de bureau – Audrey, Stéfanie, Sophie-Valentine, Juliette, Mathilde, Émilien, Camille, Auguste, Anaïs, Josefa –, à mes amies et amis – Suzanne, Adrienne, Antonin, Violeta, Coline, Aitor – et tant d’autres.
INTRODUCTION Imaginons une scène. Nous sommes en 1857, dans un café parisien. Un critique littéraire un peu blasé lit le journal accoudé au comptoir et commente au garçon qui tient le bar la rubrique dédiée aux nouvelles parutions. Ses observations synthétisent celles des critiques de son temps, de Charles Baudelaire dans Le Peintre de la vie moderne à Hippolyte Babou dans son compte rendu des Scènes de la vie moderne de Louis Reybaud. L’échange entre les deux hommes est programmatique : il annonce les enjeux d’une enquête, établit le sommaire. La forme instantanée et le ton badin empruntent quant à eux aux scénettes publiées dans la presse, proposant au lecteur une mise en bouche de ce qui l’attend. Passons la porte et attrapons au vol un morceau de la conversation. SCÈNE DANS UN CAFÉ LE CRITIQUE
: Scènes de la vie réelle, Scènes parisiennes, Scènes du foyer… On ne voit plus que ça, des scènes ! LE GARÇON DE CAFÉ : C’est le nouveau genre à la mode ? LE CRITIQUE : Dans le mille ! Le romantisme est mort, les écrivains ont quitté les brumes de ses idéaux pour les pots et les soupières : la vie de tous les jours et sa trivialité. Modernité ! nous rabâchent-ils depuis plus de vingt ans… tu parles d’avant-gardisme. Le changement s’est fait il y a un moment déjà, avec les débuts du réalisme et la presse quotidienne. Il y a eu quelques succès. Les éditeurs ont flairé l’affaire et ils se remplissent maintenant les poches. Sur ce coup, ils ont fait un sacré putsch ! LE GARÇON DE CAFÉ : De quoi ça parle, ces romans ? LE CRITIQUE : De tout. Toute la vie quotidienne et domestique, populaire ou bourgeoise, parisienne ou provinciale. De dispute conjugale, de vie de famille, de conversation de boulevards, de journée au bureau ; de querelle et d’amitié, de rencontre et de rupture, de thé et d’omelette. LE GARÇON DE CAFÉ : Une littérature facile… LE CRITIQUE : Le style est souvent simple et l’histoire banale, c’est vrai. Mais il faut accorder aux écrivains de scènes un certain mérite, car leur tâche n’est pas toujours commode. Ils doivent saisir les petits événements du quotidien dans ce qu’ils ont de plus succinct, de plus éphémère aussi. Il y a dans cette vie prosaïque un mouvement rapide qui commande une vélocité d’exécution. Alors ils sténographient, croquent, esquissent et fixent une impression fugitive. Ce sont des peintres de la circonstance.
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CHARLOTTE DUFOUR LE GARÇON DE CAFÉ
: Des chroniqueurs de la pauvreté et de la
petite vie… LE CRITIQUE : Tout est dit. LE GARÇON DE CAFÉ : Et qui
a écrit les livres que vous évoquiez tout à l’heure ? LE CRITIQUE : Oscar Honoré, Henry Monnier et Xavier Marmier, mais peu importe. La scène est un art de l’anonymat. Le nom, on l’oublie vite, avalé par une étiquette qui fait les beaux jours de toutes les pratiques possibles et imaginables. LE GARÇON DE CAFÉ : Le phénomène ne touche donc pas que le roman ? LE CRITIQUE : Oh non ! Il se faufile partout : peinture, littérature, journalisme, théâtre, poésie, cinéma, musique, photographie, tout y passe. Et rapidement tout se confond. Le faiseur de scènes est un être hybride. Il assume plusieurs sacerdoces, évitant soigneusement de les distinguer. Il écrit en peignant, dessine en photographiant, scénographie en déclamant. LE GARÇON DE CAFÉ : À la fois observateur, flâneur, philosophe… LE CRITIQUE : Appelez-le comme vous voudrez, c’est en tout cas un homme kaléidoscopique ! Quelquefois scientifique, d’autres fois moraliste. LE GARÇON DE CAFÉ : Il fait rire aussi ? LE CRITIQUE : Les caricaturistes sont dans le genre même nombreux ! Et nous avons dans le domaine de véritables monuments. On a même vu les œuvres de Gavarni et de Daumier comme des compléments de La Comédie humaine, rien que ça ! LE GARÇON DE CAFÉ : Balzac n’aurait peut-être pas apprécié que sa grande entreprise sociologique et morale soit assimilée à ces rigolos… LE CRITIQUE : Détrompez-vous, l’idée lui aurait sûrement plu. Certains morceaux de son œuvre sont d’ailleurs nés dans la drolatique Caricature. La petite presse tripote et façonne ; elle est le laboratoire permanent de la scène. LE GARÇON DE CAFÉ : Et des journaux, ce n’est pas ce qui manque… LE CRITIQUE : …des auteurs en quête de succès non plus. Ma foi, nous ne sommes pas au bout d’une aimable série !
1. ÉTAT DES LIEUX 1.1 Répertoire Scènes de, le titre rencontre au XIXe siècle un succès considérable. À côté des étiquettes avec lesquelles il admet parfois un certain lien de parenté,
INTRODUCTION
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comme « roman de mœurs »1 ou « roman parisien »2, qui, par une démarche de nomenclature similaire, invitent à caractériser des sous-genres romanesques, l’intitulé « scènes de » dépasse quantitativement – et très largement – ses homologues. Des centaines, des milliers d’occurrences s’imposent sur les couvertures des livres ou simplement en amont des récits. À l’occasion de l’entrée « scène » du Grand dictionnaire universel (18661877) dirigé par Pierre Larousse, c’est un genre en soi3 qui est identifié. Le geste critique est révélateur : après avoir défini le mot dans son acception théâtrale, somme toute attendue, l’auteur dresse sans transition une liste des ouvrages parus sous ladite étiquette, lui conférant par là une charge particulière, celle d’une reconnaissance générique. Jouxtant les fameuses Scènes constitutives de La Comédie humaine de Balzac se côtoient presque sans distinction des romans, des recueils satiriques ou encore des études de mœurs : Scènes domestiques de la vie réelle de Sydney Morgan (1830), Scènes populaires d’Henry Monnier (1830), Scènes de mœurs et de caractères au XIXe siècle et au XVIIIe siècle de Julie de Quérangal4 (1835), Scènes de la vie intime d’Émile Souvestre (1852)5 ou encore Scènes du foyer de Paul Meurice (1856). La référence à Balzac est par ailleurs caractéristique de la place singulière – et paradoxale – que l’écrivain occupe au sein du corpus, puisque celui-ci est mentionné en premier lieu, telle une évidence, avant de se perdre dans l’inventaire. L’héritage balzacien est incontestable ; qui dit Scènes pense Comédie humaine avec ses infinies déclinaisons : Scènes de la vie privée, Scènes de la vie de province, Scènes de la vie de campagne, Scènes de la vie parisienne, Scènes de la vie politique, Scènes de la vie militaire. Non seulement les différents volumes répètent un intitulé, mais les récits constitutifs des premières éditions sont encore annoncés par ce même titre, créant à l’intérieur du livre une duplication de la formule. Le premier tome de l’édition originale des Scènes de la vie privée, 1 Voir notamment DUFOUR Philippe, GENDREL Bernard, LARROUX Guy, éds, Le Roman de mœurs. Un genre roturier à l’âge démocratique, Paris, Classiques Garnier, 2019. 2 Voir notamment ABSALYAMOVA Elina, « Le lieu fait-il un genre ? Quelques réflexions sur l’étiquette (sous)-générique “roman parisien” », in : Les Genres du roman au XIXe siècle, éd. PÉZARD É., STIÉNON V., Paris, Classiques Garnier, 2022. 3 Les Scènes de mœurs et de caractères de Julie de Quérangal (1835) sont décrites comme « un genre à part » (à entendre comme un genre en soi) dans LAROUSSE Pierre, « Scène », in : Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Administration du Grand dictionnaire universel, 1875, tome 14, p. 325-332, p. 330. 4 Elle signe sous le nom Madame Augustin Thierry. 5 Le Larousse de 1875 donne la date de 1846, mais aucune édition antérieure à 1852 n’a été trouvée.
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publié en 1830 chez Mame et Delaunay, annonce de cette manière, avant chaque texte, le numéro de la « Scène », sans titre ou sous-titre, contrairement aux tomes suivants6. Ainsi, le roman La Vendetta est précédé de l’indication en pleine page et en capitales « Ire SCÈNE » ; et ainsi de suite pour Les Dangers de l’inconduite (« IIe SCÈNE ») et Le Bal de Sceaux (« IIIe SCÈNE »). Publié dès les années 1830 et fort de son succès, l’ensemble des récits qui composent la somme romanesque est de plus régulièrement convoqué par la critique pour décrire tel ou tel nouveau roman ; on fait des scènes à la manière de Balzac, on écrit dans la veine balzacienne ou encore comme l’auteur de La Comédie humaine. C’est « une vraie cousine de la cousine Bette », annonce un rédacteur de La Vie parisienne pour caractériser la protagoniste de La Grande (1897) d’Émile Dodillon, une épopée misérabiliste faite de « scènes de la vie de province qui nous sortent un peu des banales aventures des belles dames parisiennes »7, en dévoilant dès l’incipit le lever de la jeune femme, Adrienne, dans une chambre froide et pitoyable. Les auteurs revendiquent parfois eux-mêmes la filiation à Balzac pour légitimer leur récit ou leur démarche poétique. Le narrateur de « La vie à Bordeaux », un texte bref (deux pages) d’Alfred de Lançon publié dans les colonnes de La Célébrité en 1866, relate sa promenade dominicale sur l’esplanade des Quinconces en quête d’un bon sujet pour la rubrique qu’il a à écrire pour un journal quotidien. Lors de sa déambulation, il avoue une indiscrétion, celle de prêter l’oreille à la conversation des deux passants qui le précèdent, avant de préciser : « donc j’écoutais, d’abord distraitement, mais bientôt avec une avidité que vous comprendrez quand je vous aurai dit qu’il s’agissait d’attraper au vol une histoire dont Balzac aurait fait un roman de plus pour les scènes de la vie de province »8. Non seulement le narrateur fait des Scènes de la vie de province un genre – et un titre – canonique, mais il (re)clarifie en outre la nature de ces dernières : des histoires du quotidien, attrapées au vol d’une conversation.
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Ce sera différent dans les éditions ultérieures : celle de 1839, par exemple, publiée chez Charpentier, annonce le titre des récits sans l’appellation précise « Scène » propre à l’édition de 1830. 7 « Livres », commentaire sur La Grande d’Émile Dodillon, La Vie parisienne : mœurs élégantes, choses du jour, fantaisies, voyages, théâtres, musique, modes, 25 décembre 1897, p. 746. 8 LANÇON (DE) Alfred, « La vie à Bordeaux », La Célébrité et La Gazette des abonnés réunies, n° 3, 18 janvier 1866, p. 18-19, p. 18.
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Si le legs balzacien témoigne d’un imaginaire collectif certain en matière de romans de scènes, il faut toutefois constater qu’il occupe dans l’espace littéraire une position quelque peu biaisée. L’auteur de La Comédie humaine n’est en effet pas seul, loin s’en faut. Au moment où paraissent les premiers textes constitutifs des Scènes de la vie privée (1830-1832), Henry Monnier publie Scènes populaires dessinées à la plume (1830), Charles de Saint-Maurice Rome, Londres, Paris : scènes contemporaines (1830), Madame de Vogt Cornélie de Valville ou quelques scènes de la vie (1830), Madame de Saint-Surin Miroir des salons : scènes du monde (1831), Eugène Sue Plik et Plok : scènes maritimes (1831) et Edmond et Clément Burat de Gurgy Le Lit de camp : scènes de la vie miliaires (1832). En outre, avant même que Balzac n’édite ses premières scènes, certains ouvrages font déjà un usage quasi-générique de l’étiquette, comme Émotions : scènes de la vie intime (1825), un recueil collectif composé de nouvelles auquel participent notamment Frédéric Soulié, Ernest Falconnet et quelques « anonymes »9, Scènes contemporaines (1827) de la vicomtesse de Chamilly et Scènes de Paris (1829) d’Alexandre Tardif. Par ailleurs, au moment où paraît le récit anonyme, en sept parties et en prose, Une mère et son fils : scènes contemporaines et historiques chez Dondey-Dupré en 1831, la Revue britannique précise malgré la date précoce : « depuis quelques années, cette forme de scènes dramatiques est devenue d’un goût général »10, signalant une pratique antérieure à Balzac. Enfin, le phénomène ne tarit pas une fois le succès des années trente consommé, puisque celui-ci se poursuit tout au long du siècle, porté par la frénésie d’un titre. La liste des publications de scènes – souvent oubliées dans la postérité – révèle ainsi une pratique qui dépasse largement le cadre d’une banale occurrence, au sein de laquelle s’épanouissent encore les scènes illustrées, photographiées, jouées ou publiées dans les journaux et qui revendiquent la même qualification générique. Bien que les énoncés soient infinis, il est possible d’établir un catalogue des thématiques les plus récurrentes durant le siècle, avec quelques titres pour exemple : 9 Trois des textes du recueil (« Une partie de Mourre », « Un bonheur. Un remords » et « Un excommunié ») ne sont en effet pas signés ; l’anonymat étant une caractéristique d’un certain nombre de productions scéniques. 10 « Annonces bibliographiques », commentaire sur Une mère et son fils : scènes contemporaines et historiques (anonyme), Revue britannique ou choix d’articles traduits des meilleurs écrits périodiques, novembre 1830, annexes p. VI-VII, p. VI.
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: scènes de la vie de bohème, scènes de la vie sociale, scènes de la vie mondaine, scènes de salon, scènes de la vie galante, scènes de la petite vie, scènes de la vie de collège dans tous les pays, scènes de la vie des étudiants, scènes de la vie de garçon, scènes de la vie d’apprentissage. SCÈNES TEMPORELLES : scènes de jour et de nuit, scènes quotidiennes, scènes du jour, scènes de la vie nocturne, scènes de la vie de jeunesse, scènes de la vie moderne, scènes de la vie contemporaine, scènes de la vie réelle, scènes de Noël. SCÈNES SPATIALES : scènes de rue, scènes aux halles, scènes aux bains, scènes de plage, scènes de forêt, scènes de la grande route, scènes de la montagne, scènes de ville. SCÈNES DE PROVINCE : scènes de la vie rurale, scènes de la vie champêtre, scènes de province, scènes de la vie saintongeaise, scènes de campagne, scènes à la campagne, scènes de la vie villageoise, scènes de la vie populaire en province, scènes de village. SCÈNES PARISIENNES : scènes de Paris, scènes de la vie parisienne, scènes parisiennes. SCÈNES D’ARTISTES : scènes de troubadours, scènes de la vie d’un grand artiste, scènes de la vie d’artiste, scènes de théâtre, scènes de la vie de théâtre, scènes de la vie romanesque, scènes cruelles et plaisantes de la vie littéraire. SCÈNES DE MÉTIERS ET D’ACTIVITÉS : scènes de la vie d’instituteur, scènes de la vie médicale, scènes de la vie de chasseurs, scènes de la vie de carabin, scènes de la vie de caserne, scènes de la vie des pêcheurs flamands, scènes à danses, scènes de jeu, scènes de la vie de sport, scènes de chasse. SCÈNES INTIMES : scènes de famille, scènes de la vie de famille, scènes de la vie intime, scènes de la vie très-intime, scènes de la vie privée, scènes de la vie intérieure, scènes de bonheur, scènes de la vie triste. SCÈNES MORALES : scènes de mœurs, scènes de la vie honnête. SCÈNES COMIQUES : scènes satiriques, scènes de déclamations comiques et burlesques, scènes comiques, scènes de la comédie humaine, scènes de ventriloquie. SCÈNES HISTORIQUES : scènes de la Chouannerie, scènes de la vie des colons, scènes de la Révolution française, scènes de la vie d’hommes célèbres, scènes de la vie révolutionnaire, scènes de l’Année terrible, scènes de la révocation de l’édit de Nantes, scènes de la vie au XVe siècle, scènes de la Terreur en Provence, scènes de la révolution de 1848. SCÈNES SOCIALES
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: scènes de l’Évangile, scènes de la passion, scènes de la vie musulmane, scènes de la vie du clergé, scènes de la vie chrétienne, nouvelles scènes de la vie chrétienne. SCÈNES JUDICIAIRES : scènes de meurtres, scènes de cruauté, scènes de la vie judiciaire, scènes de la vie criminelle, scènes de mœurs judiciaires. SCÈNES MILITAIRES : scènes de la vie militaire, scènes de mœurs militaires, scènes de la vie militaire en campagne, scènes de la vie dans les écoles militaires. SCÈNES EXOTIQUES ET DE VOYAGES : scènes de la vie créole, scènes de mœurs arabes, scènes de la vie australienne, scènes de la vie algérienne, scènes de la vie de Manchester, scènes de la vie norvégienne, scènes de la vie réelle en Irlande, scènes de la vie écossaise, scènes de la vie indienne en Patagonie, scènes de mœurs mexicaines, scènes de la vie américaine, scènes de la vie des Européens au Groenland, scènes de la vie italienne, scènes de mœurs bruxelloises, scènes de la vie des bois et aventures en Australie, scènes de la vie de voyages, scènes de la vie de bord. SCÈNES ENFANTINES : scènes de l’alphabet, scènes de l’éducation, scènes de la vie d’un bébé, scènes de l’enfance, scènes de la vie privée enfantine, scènes de la vie enfantine. SCÈNES RELIGIEUSES
Des scènes de chasse aux scènes mondaines, l’intitulé se décline à l’envi et s’expérimente en maintes variations ; un phénomène boule de neige sur lequel ne manqueront pas de rebondir les éditeurs, rééditant de nombreux volumes sous l’égide du désormais célèbre titre. Autrement dit, une rencontre se fait entre une étiquette générique, « scènes de », et un champ d’application thématique ; si ce dernier est de nature mixte, la répétition du titre assure une unité qui demande à être considérée comme telle. En effet, le terme « scène » désigne des productions qui, bien qu’hétérogènes soit par leur support matériel – rubrique journalistique, roman, recueil – soit par leur registre – comique ou moral – partagent un objet commun, les mœurs contemporaines, celles-ci pouvant être observées d’un point de vue aussi bien domestique ou social que politique ou historique. Les écrivains s’attachent à décrire, dans le genre de la caricature ou de l’étude, des situations de la vie quotidienne délimitées (scène) par une matière, les scènes parisiennes, les scènes de la vie privée et les scènes intimes étant les plus populaires de cette littérature scénique11, n’excluant néanmoins pas les scènes historiques, religieuses 11 La qualification « scénique » est employée dans ce livre pour désigner le genre de la scène.
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ou encore parlementaires, les deux pôles ayant parfois tendance à se confondre – on pense par exemple à une scène d’intérieur historique représentant un roi au lever dans l’intimité de sa chambre à coucher. Partant, les sujets explorés par le genre n’ont pas de limites, se consacrant tant aux histoires sociales qu’aux épisodes plus anecdotiques du quotidien, comme l’apprentissage de l’alphabet (Scènes de l’alphabet d’Edme Simonot, 1862) ou les séances de sport (Le Fusil maudit : scènes de la vie de sport de Philibert Audebrand, 1863). Par conséquent, c’est moins la singularité de chacun des textes que le croisement d’un titre qui sera analysé, dans le but de replacer un corpus considérable dans l’histoire de la littérature. 1.2 Héritage et influences Suite à une fâcheuse indiscrétion, une querelle éclate dans la cuisine d’un foyer parisien. Le mari se plaît depuis quelque temps à parader dans les salles de concert en vogue, en compagnie de femmes aux mœurs légères. « Ah tu dis que tu passes la nuit à ton Bureau ! et tu vas à Musard avec des Gourgandines ! »12 s’égosille l’épouse ayant découvert le pot aux roses. Après un premier élan de rage, des morceaux de porcelaine gisent épars à ses pieds, témoins de ce petit drame intime. Acculé au mur et dans une fort mauvaise posture, le coupable s’essaie à des mots d’excuse, en vain. Ses gestes de recul et ses cheveux hirsutes ne traduisent que la colère de sa femme qui s’avance vers l’infidèle armée d’une chaise, dans un dessein sans équivoque13. La représentation de la dispute, spatialisation des époux dans l’espace confiné d’un intérieur domestique d’une part et reproduction d’un topos socio-culturel d’autre part, se matérialise au travers d’un phénomène des plus familiers : une scène. Bien que de prime abord insaisissable tant son usage langagier est plastique, le mot s’impose toutefois très vite à l’esprit.
12 Pour reprendre le titre de l’une des caricatures de DAUMIER Honoré, « Ah tu dis que tu passes la nuit à ton Bureau ! et tu vas à Musard avec des Gourgandines ! », planche n° 18 (série des Mœurs conjugales), Le Charivari, n° 68, 8 mars 1840, p. 3. 13 Le récit de la dispute est emprunté à celui du Catalogue raisonné de l’œuvre lithographiée d’Honoré Daumier : « scène de ménage ; une épouse trompée s’avance vers l’infidèle armée d’une chaise et s’apprête à l’en frapper ; le coupable, acculé au mur de la pièce où se passe ce drame intime, cherche à éviter la juste fureur de sa femme. À terre, gisent des fragments de porcelaine ». HAZARD Nicolas-Auguste, DELTEIL Loys, Catalogue raisonné de l’œuvre lithographiée d’Honoré Daumier, Orrouy (Oise), N.-A. Hazard, 1904, p. 488.
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« Dans le prochain numéro nous commencerons une série d’études anecdotiques : Les Maris qui font des scènes »15, annonce l’hebdomadaire La Lanterne des demoiselles en 1885. Faire une scène revient encore à se mettre en scène au travers d’un comportement qui relève de l’emportement et qui se manifeste par des paroles vives16, autrement dit à se donner en public, pour reprendre une expression courante. Faire une dare17, faire du bruit ou encore s’offrir en spectacle sont autant de propositions d’une représentation. Par extension, la scène de ménage – ou la scène conjugale – consiste en une démonstration de sentiments lors d’une querelle domestique, DAUMIER Honoré, « Ah tu dis que tu passes la nuit à ton Bureau ! et tu vas à Musard avec des Gourgandines ! », op. cit., p. 3. Source : CCØ Paris Musées / Musée Carnavalet. 15 GARCIAS Pedro, annonce des prochaines publications : « Les maris qui font des scènes », La Lanterne des demoiselles, n° 14, 1885, p. 3. 16 LAROUSSE Pierre, « Scène », in : Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, art. cité, p. 325 ; RAYMOND François, « Scène », in : Dictionnaire général de la langue française et vocabulaire universel des sciences, des arts et des métiers, Paris, A. André, 1832, tome 2, p. 457. 17 Synonyme de « faire une scène », PUITSPELU (DU) Nizier, « Dare », in : Le Littré de la Grand’Côte : à l’usage de ceux qui veulent parler et écrire correctement, Lyon, Juré de l’Académie, 1895, p. 118. 14
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en général devant un tiers, qui emprunte à la première acception sa scénographie, sa mise en scène. Comique, parodique, dramatique ou encore tragique, la scène de ménage met en évidence une crise du couple fortement ritualisée et de facto réactivée par les arts ou par la littérature, contribuant à lui conférer une forme, un lexique, une rhétorique, bref, à en faire un modèle18. Des scènes romanesques (le bal, l’aveu, la rencontre amoureuse) aux scènes picturales (la Passion, l’atelier, l’enlèvement), des scènes royales (la cérémonie, le sacre, le mariage) aux scènes de la vie quotidienne (la dispute, la rencontre, la lecture), le terme est employé pour se référer à une unité générique identifiable comme telle et à même d’être déployée dans différents supports et à différentes périodes. Plus encore, le terme fait l’épreuve d’une polysémie intéressante. Une scène conjugale, une scène de ménage, faire une scène (à quelqu’un), (se) mettre en scène traduisent la mobilité signifiante du mot. À la fois lieu de sociabilité et espace de conventions, champ culturel et épisode thématique, la scène jouit d’une flexibilité qui fait son attrait. Bien que les usages soient variés – faire, écrire, jouer, photographier, raconter ou encore peindre une scène –, le genre scénique se réclame en littérature d’une poétique identifiée entre le drame et l’effet de picturalité, des modalités entremêlées (trace de sa mobilité) dont il faut relever les rôles connexes pour définir la scène. Théâtre « Voilà une scène d’amour », annonce l’homme de lettres Delmar dans la comédie-vaudeville d’Eugène Scribe Le Charlatanisme (1825), à propos d’un texte qu’il est en train d’écrire, avant de préciser à l’intention de son interlocuteur : « une situation dramatique »19. Scène, théâtre, les deux termes semblent de prime abord ne pouvoir s’envisager que dans un rapport tautologique. Le mot tire en effet son origine du monde théâtral, et ce à différents points de vue. La scène peut référer à l’espace scénique sur lequel l’action dramatique est représentée – « partie du théâtre où les 18 LEPAPE Pierre, « Introduction », in : Scènes de ménage : une anthologie, Paris, Presses universitaires de France, 2015, p. 7-13, p. 13. 19 MAZÈRES Édouard-Joseph-Ennemond, SCRIBE Eugène, Le Charlatanisme [1825], comédie-vaudeville en un acte, première représentation au Théâtre de Madame le 10 mai 1825 ; impression chez Pollet la même année. L’édition citée est celle de Barba en 1838, p. 1 (scène 1).
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acteurs représentent devant le public » –, ou encore à l’« action même que l’on représente »20, c’est-à-dire à l’épisode dramatique à proprement parler, selon la distinction opérée par Louis Dochez dans Nouveau dictionnaire de la langue française (1857). Cette « action de représenter » fait par ailleurs au XIXe siècle21 l’objet d’une pratique inédite22 en dramaturgie : la mise en scène. Si les enjeux ont marqué l’histoire du théâtre23, ils renseignent aussi, et surtout, sur la création scénique, et cela même en dehors des cadres stricts des planches ; une extension qui intéresse tout particulièrement la composition de la scène pour la presse, dans la mesure où celle-ci est spatialement et graphiquement mise en scène dans les colonnes du journal. Alors que le phénomène témoigne d’une relation étroite entre la scène et le récit, la contiguïté signale, au XIXe siècle, une pratique qui dépasse largement les frontières du théâtre. Non seulement l’exercice de mise en scène pénètre différents arts (opéra, ballet, peinture, chant), mais il façonne aussi le genre même de la scène tel qu’il s’expérimente dans le journal, le roman, la poésie ou encore la caricature. A fortiori, l’artifice de la mise en scène est matière à commentaires dans la critique d’art ou dans la critique littéraire, au moment où la question du vrai et de l’authentique constitue le point charnière des esthétiques du siècle (réalisme, impressionnisme, naturalisme). Sténographiée, prise sur le vif, exposée, figée – pour reprendre les formules les plus couramment usitées –, la scène ne l’est somme toute que de manière illusoire. Si elle revendique comme 20 DOCHEZ Louis, « Scène », in : Nouveau dictionnaire de la langue française, Paris, C. Fouraut, 1859, p. 1193. 21 André Antoine a longtemps été considéré comme ayant joué un rôle clé dans l’avènement du théâtre moderne en 1887, date de la fondation du Théâtre Libre : « aussi bien la mise en scène, il faut le redire, est-elle un art qui vient de naître ». ANTOINE André, « Causerie sur la mise en scène », Revue de Paris, 1er avril 1903, p. 596-612, p. 599. La critique actuelle déplace toutefois le curseur et fait apparaître la naissance de la mise en scène plus tôt, dès le début du siècle. 22 Comme le relève Sophie Marchand, le théâtre du XVIIIe siècle n’est pas pour autant un « infra-théâtre, un théâtre en attente ou en manque de lui-même, mais un autre théâtre ». MARCHAND Sophie, « La mise en scène est-elle nécessaire ? L’éclairage anecdotique (XVIIIe siècle) », in : La Fabrique du théâtre : avant la mise en scène (1650-1880), éd. FAZIO M., FRANTZ P., Paris, Desjonquères, 2010, p. 40-50, p. 47. 23 Voir notamment FOLCO Alice, « La querelle sur les origines de la mise en scène moderne et les enjeux mémoriels autour de la figure d’André Antoine », Revue d’Histoire du Théâtre numérique, n° 1, septembre 2013, p. 47-56 ; FAZIO Mara, FRANTZ Pierre, éds, La Fabrique du théâtre : avant la mise en scène (1650-1880), Paris, Desjonquères, 2010 ; MARTIN Roxane, L’Émergence de la notion de mise en scène dans le paysage théâtral français (1789-1914), Paris, Classiques Garnier, 2013.
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élément constitutif de sa poétique l’effet d’immédiateté, elle n’est en réalité qu’orchestration de gestes et de voix ritualisés, agencés, combinés, dont l’artificialité est parfois décriée (chapitre III « Le petit format » : « Critique d’art au XIXe siècle »). Dessin de presse et peinture de genre « Ni l’auteur, ni le metteur en scène, ni les acteurs ne doivent s’attacher à reproduire la réalité, mais seulement l’image qui est la représentation idéale du réel »24, affirme le critique littéraire et dramatique Louis Becq de Fouquières dans L’Art de la mise en scène : essai d’esthétique théâtrale (1884), pointant du doigt un autre aspect de la scène envisagée selon la seconde acception de Louis Dochez comme l’action représentée : faire voir. « Le temps des spectacles purement oculaires est arrivé », proclame à cet égard Théophile Gautier25. Le XIXe siècle connaît en effet en matière théâtrale une mutation qui participe de très près à l’hégémonie de la scène dans les arts : l’introduction de l’image26. Dès les années 1800, les féeries et pantomimes se multiplient : ballets-pantomimes (L’Enfant prodigue de Pierre-Gabriel Gardel, 1812) et scènes-féeries (La Fille mise à prix de Villeneuve, 1810) s’imposent en modèle d’une nouvelle écriture dramatique sur les scènes secondaires. Autrement dit, l’art dramatique ne raconte pas seulement un événement, il le montre. Le mouvement, l’élan et le geste sont autant de moteurs d’une manière nouvelle de dire. Et dès lors que le principe relève de la création, le phénomène de théâtralisation est naturellement conduit dans les différents arts, « hors du théâtre et d’abord là où il y a récit »27. Ce dernier s’observe tout particulièrement dans la presse sous l’autorité des formes qu’elle affectionne et qui ont l’avantage d’engendrer l’animation : croquis, esquisses, pochades, ébauches. Ce n’est par conséquent pas un hasard si le présent chapitre s’ouvre sur une lithographie de Daumier : la scène est d’abord quelque chose qui BECQ DE FOUQUIÈRES Louis, L’Art de la mise en scène : essai d’esthétique théâtrale, Paris, G. Charpentier, 1884, p. 185 (je souligne). 25 GAUTIER Théophile, Histoire de l’art dramatique en France depuis vingt-cinq ans, Bruxelles, Hetzel, 1859, tome 2, p. 175. 26 Voir notamment BARA Olivier, éd., Boulevard du crime. Le temps des spectacles oculaires, n° 4 de la revue Orages : littérature et culture (1760-1830), Gagny, Apocope, mars 2005. 27 GOUHIER Henri, L’Essence du théâtre [1943], Paris, J. Vrin, 2002, p. 144. 24
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se voit. Le dispositif visuel inhérent à la scène met en effet sous les yeux de son spectateur une situation dans ce qu’elle a de spectaculaire, à défaut d’extraordinaire. Scènes intimes, scènes de la vie privée ou encore scènes du quotidien font ainsi l’objet d’une exposition. Qui dit scène ne dit donc pas exclusivement théâtre. Si elle évoque – et invoque – certes la forme dramatique, elle ne s’y restreint cependant pas toujours. À défaut de connivence, elle privilégie au contraire les interférences, et ce dans les deux sens du terme : le mélange et la friction. Le dessin de presse d’abord, qui côtoie voire se confond avec la scène dans l’espace du journal, à l’image de la lithographie de Daumier reproduite dans le Charivari, et la peinture dite de genre ensuite participent d’une logique du voir d’une part et traitent les sujets sous l’angle de l’anecdotique d’autre part, deux modalités largement cultivées par la scène. Pour exécuter des bonnes « scènes de la vie commune et domestique »28, pour reprendre la formule de Diderot, il faut observer la nature de près, descendre dans les rues et sonder les oscillations du quotidien29, instituant une sociologie du réel à même de répondre aux exigences réalistes – et panoramiques – du début du siècle suivant. Scruter, examiner, roder composent une manière particulière de peindre, mais aussi d’écrire, car l’observation requise est à la source d’un changement de fonction pour l’écrivain (réaliste) au XIXe siècle. Ce que l’on nomme désormais dans la critique d’art les « scènes anecdotiques et familières »30, dont le genre a imposé son autorité en 1830 – la toile Jeune fille dans les roseaux d’Adolphe Weisz présentée au Salon de 1898 est caractérisée de « morceau de genre à la 1830 »31 –, pénètrent donc également la littérature. 28 DIDEROT Denis, Essais sur la peinture [1759-1765], Paris, F. Buisson, 1785, p. 9091. La mention « scène de » est cependant encore fragile et les intitulés varient sous la plume de Diderot, du « tableau de mœurs » pour Le Paralytique de Greuze à la « scène domestique » pour Les Portraits de M. et Mme de Marigny de Van Loo. De manière générale, les formules sont hésitantes, rappelle Colin Bailey : « les artistes et auteurs du XVIIIe appliqu[ent] une foule d’expressions à la peinture de la vie quotidienne et à ses praticiens : “peintres de talens”, “peintres à talens”, peintres “dans le goût flamand”, peintres de “petits sujets galants” et peintres de “petits sujets naïfs” ». BAILEY Colin, « La peinture de genre en France au XVIIIe siècle », Au temps de Watteau, Chardin et Fragonard : chefd’œuvre de la peinture de genre en France, éd. BAILEY C., Tournai, la Renaissance du livre, 2003, p. 2-39, p. 2. 29 DIDEROT Denis, Essais sur la peinture, op. cit., p. 10. 30 BLANC Charles, Grammaire des arts du dessin : architecture, sculpture, peinture, Paris, J. Renouard, 1867, p. 637. 31 THIÉBAULT-SISSON François, « Les Salons de 1898 », Le Temps, supplément du 30 avril 1895, p. 1-4, p. 4 (je souligne).
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Presse 1830. L’intitulé « scènes de » est inexistant, ou presque, avant cette date. Alors que les siècles antérieurs sont muets en la matière, les premières années de 1800 initient quant à elles quelques occurrences ça et là, notamment au travers de romans traduits de l’anglais, dont les sujets intimes – le home sweet home de la vie domestique – répondent aux attraits du dernier romantisme et aux balbutiements du réalisme : une esthétique casanière se met en place, à même d’accueillir bientôt le roman de mœurs32. Ce n’est ainsi pas un hasard si les premiers romans de scènes publiés chez les éditeurs français sont d’origine anglaise : Emma de Saint-Aubin ou Caractères et scènes de la vie privée (Paris, Maradan, 1813 ; Temper or Domestic Scenes, London, Longman and Cie, 1812-1813) d’Amelia Opie33, Vivian ou Scènes de la vie du grand monde (Paris, Nicolle, 1813 ; Tales of Fashionable Life : Vivian, London, J. Johnson, 181234) de Maria Edgeworth ou encore Merton : scènes de la vie anglaise (Paris, Gosselin, 1828 ; Sayings and Doings : a Series of Sketches from Life, London, Henry Colburn, 1824) de Théodore Hook. Toutefois, il faut attendre les années 1830 pour que l’usage de l’intitulé soit symptomatique, délaissant les traductions étrangères au profit d’un genre éminemment français35. Si la période des années trente signe le début de la publication des Scènes de La Comédie humaine, dont l’héritage a été précédemment mentionné, elle révèle aussi, et surtout, une naissance quasi simultanée : l’essor de la presse. Avant de se déployer dans l’espace du livre, et ce de manière exponentielle à partir des années 1850, la scène fait ses débuts dans celui du journal. Plus encore, elle est façonnée et pensée par et pour un média qui expérimente un nouveau mode de lecture (rapide, tronqué, éphémère) et déploie des formes susceptibles de l’accueillir, comme l’anecdote, l’aperçu, l’énigme, l’épigramme, l’esquisse, l’historiette, la bribe, la devinette, la maxime, le fragment, le bon mot36, auxquelles s’ajoutent encore la lisette et le petit article. 32
Ibid. On doit également à Amelia Opie Simple Tales (1806), Tales of Real Life (1813) et Tales of the Heart (1820). 34 Tales of Fashionable Life se décline en six volumes ; l’histoire de Vivian fait partie du quatrième. 35 Quelques romans de scènes traduits, de l’anglais ou de l’allemand notamment, apparaissent encore chez certains libraires pendant le siècle, mais de manière plus discrète ; la (sur-)production de scènes chez les éditeurs français ayant englouti celle de ses voisins. 36 MONTANDON Alain, « Formes brèves et microrécits », Les Cahiers de Framespa, n° 14, 2013. https://journals.openedition.org/framespa/2481. 33
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Le journal apparaît comme le creuset des pratiques artistiques, empruntant indifféremment aux caractéristiques dramatiques et aux modes de représentations picturaux ou photographiques. Lieu de fabrique, il occasionne des créations originales, dont la scène figure parmi les plus épidémiques. Ces épisodes de la vie de tous les jours répondent à l’exigence de dislocation imposée par leur support, dès lors qu’ils se disent plus qu’ils ne se racontent, et la forme dialogale est presque exclusivement privilégiée pour surprendre une conversation ou une dispute. À mi-chemin entre la caricature et le portrait social, le croquis et le tableau, la scène façonne une forme scénique susceptible d’être répétée et, in fine, autonomisée ; les mêmes titres étant ressassés (« Scène de ménage », « Scène de la vie parisienne » ou encore « Scène de la vie réelle ») d’un côté et les mêmes scènes étant de l’autre renvoyées d’un journal à l’autre, parfois jusqu’à vingt ans d’écart. Entre espace public et espace littéraire, la mise en place de la scène au sein du périodique appelle ainsi à identifier une pratique à l’intérieur d’un champ en voie d’autonomisation. Littérature panoramique La scène revêt dans cette perspective et à maints égards l’esthétique des physiologies d’une part et celle des tableaux parisiens d’autre part. Sans revenir en détail sur l’essor du genre des physiologies, largement documenté par Andrée Lhéritier (Les Physiologies de 1826 à 1894 : contribution à l’étude du livre illustré au XIXe siècle, 1955), Nathalie Preiss (Les Physiologies en France au XIXe siècle : étude historique, littéraire et stylistique, 1999) et Valérie Stiénon (La Littérature des physiologies : sociopoétique d’un genre panoramique (1840-1845), 2012), il faut cependant en rappeler quelques aspects essentiels afin de mieux saisir l’imbrication – mais aussi la démarcation – qu’il connaît avec celui de la scène. Si la physiologie a principalement pour charge la représentation de types (le dandy, la lorette, l’épicier ou encore l’artiste), la scène s’attache davantage à la transcription de situations (dispute, conversation, rupture, activité), abandonnant souvent la portée historique et sociologique des physiologies37 pour un but plus hésitant, parfois moral, d’autres fois comique, mais plus rarement scientifique. Néanmoins, et malgré certaines divergences, les deux pratiques associent des mécanismes et des fonctionnements analogues. 37 On note néanmoins que la dimension comique fait également partie intégrante des physiologies.
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Elles partagent d’abord la plasticité d’une étiquette. À l’instar de la scène, la physiologie revendique une forme versatile, puisque « l’élasticité du mot […] se prête [parfaitement] aux caprices de la fantaisie parisienne »38, explique un journaliste de La Revue critique des livres nouveaux à l’occasion de la parution en 1841 chez Deloges de Physiologie du parapluie. En sus d’un intitulé malléable, la scène et la physiologie partagent encore un trait caractéristique fondamental, témoignant sans aucun doute de leur passage dans la presse : le culte de l’image. Non seulement les textes qui les composent empruntent à la pratique picturale – croquis, esquisse, caricature – un format cadré, mais nombre d’entre eux sont aussi illustrés, participant de près à une littérature oculaire39 que je qualifie volontiers de kaléidoscopique, la physiologie et la scène s’inscrivant dans la vogue de la « littérature panoramique »40. Dans le sillage de La Caricature ou du Charivari, les physiologies et les scènes sont en effet accompagnées de dessins souvent humoristiques, des Scènes populaires dessinées à la plume (1830) de Monnier, qui initie la pratique très tôt, aux Français peints par eux-mêmes (1840-1842)41. Daumier, Grandville ou encore Gavarni contribuent alors aux côtés de Paul de Kock ou de Murger à l’émergence d’un genre nouveau. Sébastien-Benoît Peytel conclut ainsi dans Physiologie de la poire (1832) : « nous en sommes arrivés à la politique en pamphlets, à la littérature en satires hebdomadaires, à la science en résumés. La rage de tout abréger a fait irruption partout. Le monde n’est plein […] que de lecteurs pressans42 et d’écrivains pressés »43. Cependant, si l’entreprise des physiologies naît de la rencontre entre la science et la sociologie, la pratique de la scène rend cette fonction analytique secondaire. Bien que les scènes comiques (telles que publiées dans la presse ou dans les recueils humoristiques) et les scènes de mœurs 38
« Littérature – Histoire », commentaire sur Physiologie du parapluie, Revue critique des livres nouveaux, décembre 1841, p. 403-404, p. 403. 39 À la dimension visuelle se joint parfois encore la dimension sonore ; on pense à Les Cris de Paris : types et physionomies d’autrefois (1887) de Victor Fournel ou encore Les Voix de Paris : essai d’une histoire littéraire et musicale des cris populaires de la capitale depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours (1857) de Jean-Georges Kastner. 40 BENJAMIN Walter, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme [1969], Paris, Payot, 1982, p. 55 ; Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages [1982], Paris, éd. du Cerf, 1989, p. 37. 41 On pense aussi à Paris ou Le livre des Cent-et-Un, paru en quinze tomes de 1831 à 1834. 42 La graphie d’époque est conservée pour toutes les citations. 43 BENOÎT Louis (pseudonyme de Sébastien-Benoît Peytel), « Correspondance », in : Physiologie de la poire, Paris, chez les libraires de la place de la Bourse, 1832, p. V-XXX, p. XIV.
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(notamment celles qui composent les romans de Balzac, Souvestre ou encore Meurice) participent d’une certaine entreprise socio-historique – représentant et classant, à défaut des types, des situations de la vie quotidienne –, elles revendiquent plus rarement une telle démarche, qui par ailleurs s’égare et se désagrège rapidement tant les supports varient. Autrement dit, si la scène et la physiologie partagent des origines communes et une chronologie initiale similaire d’une part et que plusieurs des textes floutent d’autre part les frontières des deux genres, tendant souvent à les confondre, elles doivent néanmoins se différencier, ne serait-ce parce que l’intitulé l’y invite ; les supports, les modalités discursives et esthétiques, l’hétérogénéité exacerbée du corpus, les gestes éditoriaux et l’institution générique par la critique du genre de la scène étant suffisamment spécifiques pour le distinguer et l’envisager comme une pratique à côté. Il en va de même avec le tableau à la manière de Mercier ou de Rétif de La Bretonne, avec lequel la scène partage également de nombreux traits, un héritage que les critiques littéraires et auteurs de scènes eux-mêmes ne manquent pas de rappeler, moins dans un dessein de conformité que de filiation. Alors que certains commentateurs situent la littérature représentant les sujets de la vie contemporaine, familiers, domestiques ou mondains dans la lignée des portraits-dialogues de La Bruyère et de La Fontaine – dont les écrits ont permis l’émergence du genre du caractère (de mœurs) –, d’autres en appellent, pour caractériser la pratique scénique, à la tradition du tableau, qui a fait les beaux jours de la fin du XVIIIe siècle. « Le tableau de Mercier fait des petits », écrit à ce propos un journaliste du Figaro en novembre 1833, les écrivains avançant désormais « la lorgnette à la main, la plume aux dents et le pinceau tout prêt à croquer notre Paris »44. Après Petit tableau de Paris (1818) de Madame de Sartory paraît Nouveau tableau de Paris au XIXe siècle (1834-1835), un ouvrage collectif auquel participent de nombreux auteurs de scènes, à l’instar de Léon Gozlan, Paul de Kock, Louis Reybaud, Alphonse Karr, Honoré de Balzac et Frédéric Soulié. Décliné en sept volumes, il peint un « Paris moderne »45 au travers d’esquisses (historiques, chorographiques), de portraits (« Les grisettes », « Paris port de mer », « Les marchands de nouveautés ») et de situations (« Emploi de la journée », « Les promenades de Paris »). 44
« Les tableaux de Paris », à propos des œuvres panoramiques comme Paris au siècle et Paris ou Le livre des Cent-et-Un, Figaro, n° 309, 6 novembre 1833, p. 2-3, p. 2. 45 Pour reprendre le titre placé en tête de chaque volume de Nouveau tableau de Paris au XIXe siècle et qui chapeaute l’entier des récits du collectif. XIXe
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Ce n’est ainsi pas anodin si Philibert Audebrand intitule la préface des Gasconnades46 de l’amour : scènes de la vie parisienne (1881) « À l’ombre de Rétif de la Bretonne », inscrivant définitivement dans le sillage de ce dernier la poétique des scènes, dont les composantes essentielles sont déclinées en amont du recueil. Dans cette « chronique mondaine » faite d’une « série de récits humoristiques un peu courts, mais très amusants »47, pour reprendre les mots d’un critique de La Presse au moment de la parution du volume en 1881, l’auteur sacre une pratique héritée des XVIIe et XVIIIe siècles tout en la reconfigurant ; du caractère à la physionomie, du tableau à la scène, une évolution terminologique par ailleurs déjà annoncée par Diderot lorsqu’il précisait dans Essais sur la peinture : « voilà pour les caractères et leurs diverses physionomies ; mais ce n’est pas tout : il faut joindre encore à cette connaissance une profonde expérience des scènes de la vie »48 – instituant outre un genre (« scène ») une étiquette (« scènes de la vie »). Il est un auteur qui, plus encore, institue une passerelle significative entre le XVIIIe et le XIXe siècles d’une part et entre l’esthétique du journal et celle du tableau d’autre part : Étienne de Jouy, et plus précisément son texte L’Hermite de la Chaussée-d’Antin ou Observations sur les mœurs et les usages parisiens au commencement du XIXe siècle. Jouy crée en effet le personnage de l’Hermite, un observateur de la vie parisienne qui, contrairement à ce que laisse entendre son titre, parcourt la capitale afin de livrer chaque samedi aux lecteurs de la Gazette de France ses notes. L’écrivain fait de chaque scène de Paris un prétexte pour décrypter un fait, un lieu ou un événement, traitant aussi bien de « La journée d’un commissionnaire » que des différences de quartiers, entre le Marais et la Chaussée-d’Antin par exemple (« Réponse à un bourgeois du Marais »). Si la démarche préconisée est utile pour l’analyse des liens entre littérature et flânerie49, 46 Audebrand cite dans la préface des Gasconnades un extrait du roman Le Pied de Fanchette de Rétif de La Bretonne : « notre dix-huitième siècle a fait de l’Amour un amusant mensonge. Celui qui viendra après lui en fera une suite de Gasconnades ». Le titre du recueil d’Audebrand se donne ainsi en hommage, comme l’auteur lui-même le précise, à cette phrase de Rétif de la Bretonne. AUDEBRAND Philibert, « À l’ombre de Rétif de la Bretonne » (préface), in : Les Gasconnades de l’amour : scènes de la vie parisienne, Paris, É. Dentu, 1881, p. I-VI, pp. V. 47 DELAVILLE Camille, « Causerie littéraire », commentaire sur Les Gasconnades de l’amour : scènes de la vie parisienne de Philibert Audebrand, La Presse, n° 247, 8 septembre 1881, p. 3. 48 DIDEROT Denis, Essais sur la peinture, op. cit., p. 48-49 (je souligne). 49 MONOD Sabine, « Aux sources de l’enquête : autour de L’Hermite de la Chausséed’Antin », Fabula / Les colloques, séminaire « Signe, déchiffrement et interprétation », 2008. http://www.fabula.org/colloques/document-883.php.
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elle témoigne aussi, et surtout, des débuts d’une pratique scénique, située au confluent du tableau, dans la veine de ceux de Mercier (Tableau de Paris, 1781-1788) ou de Rétif de La Bretonne (Les Nuits de Paris, 1788-1793) à la fin du siècle précédent, et de la chronique journalistique, qui, si elle existe avant le XIXe siècle, prend avec lui un nouveau tournant. Trois aspects des observations de Jouy initient plus spécifiquement la pratique de la scène et érigent un pont entre les deux siècles. D’abord, Paris est envisagée comme un spectacle permanent. Que l’Hermite scrute un espace précis ou se laisse au contraire saisir, sur le vif, par une scène qui surgit, la ville est toujours donnée à voir ; les faits et gestes des Parisiens sont dévoilés dans leur quotidienneté, et le plus souvent dans leur banalité. Il n’est à cet égard pas surprenant de lire fréquemment sous la plume de Jouy le mot « scène », faisant référence à la fois à l’épisode vu et à la dénomination de l’espace délimité dans lequel est observé ledit épisode ; « j’y [en Sologne] arrivai dans la nuit du 4 septembre, et j’en repartis quarante-huit heures après, très-content de la scène dont j’avais eu le temps d’être témoin, et que je vais essayer de décrire le plus laconiquement qu’il me sera possible »50, écrit par exemple le narrateur à propos d’une partie de chasse. Ensuite, les scènes de L’Hermite de la Chaussée-d’Antin relèvent de la chronique. Avant d’être imprimées par Pillet (1812-1814), elles paraissent dans l’espace de la Gazette de France de manière hebdomadaire, dès août 1811. Chaque samedi, Jouy détaille un événement de la vie courante et offre au lecteur un article sur Paris, à l’image de « La loterie » ou des « Époques de la galanterie française ». Plus encore, la nomenclature des chapitres met en place une véritable grille de lecture, « en suivant la logique taxinomiste des physiologies à venir »51, pour délimiter un fait ou un type parisien, comme le bourgeois du Marais ou la femme de chambre. L’écriture emprunte par ailleurs au style journalistique qui, pour instruire autant que pour amuser, privilégie la dramatisation de l’information et le recours au dialogue, dont le texte « Le bureau d’un journal », qui se déroule dans les locaux de la Gazette de France dans lesquels Jouy est occupé à la correction de son dernier article, fonctionne comme une mise en abîme ; un dialogue métatextuel – scène dans la 50 JOUY (DE) Étienne, L’Hermite de la Chaussée-d’Antin ou Observations sur les mœurs et les usages parisiens au commencement du XIXe siècle [1812-1814], Paris, Pillet, tome 4, 1814, p. 169-170. 51 MONOD Sabine, « Aux sources de l’enquête : autour de L’Hermite de la Chausséed’Antin », art. cité.
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scène – qui discute le support même du récit, dont le procédé est, en matière de scènes, récurrent. Enfin, les habitudes des Parisiens sont a priori indifférentes à la politique, ces « bleuettes littéraires [n’étant faites] que pour amuser le lecteur pendant qu’il déjeûne »52, selon l’expression employée dans l’avantpropos du premier tome de L’Hermite de la Chaussée-d’Antin. Si une lecture contextuelle est possible, comme le montre Judith Lyon-Caen en mettant en évidence l’adéquation entre rupture politique et discontinuité de l’écriture53, elle ne se donne pas à lire au premier plan. Partant, tout, ou presque, est matière au (seul) divertissement, les usages et les mœurs étant dépeintes, les ridicules des Parisiens caricaturés. Cette démarche, exploitée dans les tableaux entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècles, est un indice intéressant, car elle est le plus souvent poussée à son paroxysme par le corpus de scènes qui relève en premier lieu de la distraction. À la manière du quotidien anglais The Spectator, dont la filiation est soulignée dès l’avant-propos du premier tome par l’Hermite lui-même, les scènes de Jouy illustrent d’une part les mœurs contemporaines de façon méthodique tout en cultivant l’esthétique parfois erratique de la flânerie et jouent d’autre part sur la polysémie du terme anglais qui a donné son titre au périodique, « à la croisée […] de l’observation visuelle, de la réflexion philosophique, de l’imagination, de la création littéraire, et du divertissement »54. Ainsi, comme il est observé dans la Revue des romans en 1839, les parentés entre le journal et le livre sont presque toutes exploitées : Il y a maintenant plus de cent ans que deux beaux esprits de l’Angleterre, Addison et Steele, entreprirent de composer, sous le titre de Spectateur, une feuille périodique, consacrée, non pas à la politique et aux nouvelles comme toutes les autres, mais à la peinture des mœurs du temps, à la censure de vices, des ridicules et des travers de la société. L’Ermite de la Chaussée d’Antin s’est proposé cette feuille pour modèle, et l’imitation est marquée de presque toutes les manières imaginables55.
52 JOUY (DE) Étienne, « Avant-propos. L’Hermite de la Chaussée-d’Antin et le libraire », in : L’Hermite de la Chaussée-d’Antin, art. cité, tome 1, 1813, p. V-XI, p. VIII. 53 LYON-CAEN Judith, « Écrire la discontinuité, et en mourir : L’Hermite de la Chausséed’Antin en avril 1814 », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 49, 2014, p. 123-135, p. 123. 54 FARRUGIA Guilhem, LOUBIER Pierre, PARMENTIER Marie, éds, Promenade et Flânerie : vers une poétique de l’essai entre les XVIIIe et XIXe siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, p. 87. 55 « Jouy (Victor Jos. Étienne de) », commentaire sur L’Hermite de la Chaussée-d’Antin d’Étienne de Jouy, Revue des romans, Paris, Firmin Didot frères, tome 1, 1839, p. 367-368, p. 367.
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Non seulement Jouy sait peindre avec fidélité « les défauts de tous les caractères et les ridicules de toutes les professions »56 sur le ton du badinage, mais il se garde le plus souvent, à l’inverse cette fois-ci de son modèle, de toutes réflexions politiques ou philosophiques trop sérieuses, les effleurant en passant tout au plus. Mercier, Rétif de La Bretonne et Jouy s’inscrivent par conséquent dans la tradition de l’essai-promenade tel que pratiqué par le Spectator et exploitent un croisement entre l’écriture journalistique et fictionnelle, la flânerie étant un motif qui permet l’articulation entre la logique de la chronique et celle de l’observation. Cette démarche poétique revendique ensuite une politique du spectacle. Le Spectator d’Addison et de Steele comme Le Spectateur Français de Marivaux, fondé sur la base de son homologue anglais en 1721, placent la référence visuelle au premier plan. Tous ont en effet en commun d’être attentifs aux scènes qui se déroulent sous leurs yeux et à saisir sur le vif leur actualité, avant de les retranscrire sur le papier pour amuser le lecteur. Ce culte du divertissement façonne dans le même temps un culte de l’image, que ce soit par le biais de la scène représentée ou par l’illustration elle-même, qui fera le succès, par exemple, de La Silhouette avec les caricatures d’Henry Monnier, qui importe l’esthétique du magazine anglais dans la presse française. Enfin, le Spectator n’a pas seulement initié une pratique journalistique, il a plus encore permis de repenser l’espace public en instaurant un passage du salon à la rue, notamment le café. Partant, la presse spectatorielle du début du XVIIIe siècle met en place les jalons de la littérature panoramique et des tableaux parisiens du XIXe siècle et édifie un cadre propice à l’écriture de la scène dont les premiers linéaments sont consignés dans cette logique de la vignette qui reproduit dans un dessein de récréation et en principe sans visée politique une conversation ou un fait du quotidien. 2. LA SCÈNE POUR OBJET D’ÉTUDES 2.1 Forme et genre Prendre la scène pour objet d’études impose d’accepter une certaine faille herméneutique : une absence de définition stricte. Si elles partagent bien sûr des caractéristiques communes, notamment la forme dramatique, l’esthétique du dessin de presse et les modalités de la peinture de genre, les 56
Ibid.
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scènes varient selon qu’elles sont publiées dans le journal ou en recueil, qu’elles s’inscrivent dans le genre du poème ou dans celui du roman ou encore qu’elles se situent dans le registre comique ou moral. Pour autant, cette plasticité ne doit pas freiner l’entreprise critique, car c’est bien cette malléabilité qui fait son intérêt. Afin d’explorer les multiples manifestations de la scène, celle-ci est envisagée dans une perspective à la fois esthétique et générique. Premièrement, il s’agit d’explorer ses différentes expressions à partir desquelles on peut dégager deux traits distinctifs – quoique pas tout à fait antinomiques – : le morceau et le minuscule. Le morceau fait de la scène l’élément détachable d’un tout, le fragment d’un ensemble. La scène d’un roman, par exemple, répond à une telle définition dans la mesure où elle prétend à une certaine unicité, comme le montrent les auteurs du collectif La Scène. Littérature et arts visuels (2001) dirigé par Marie-Thérèse Mathet – l’un des seuls à ma connaissance qui, avec La Scène de roman. Méthode d’analyse (2002) de Stéphane Lojkine, se consacre à l’étude de celle-ci. Cadrée, délimitée, bornée, la scène s’envisage ici comme la fraction d’un dispositif plus vaste et signale à cet effet un endroit particulier. C’est d’ailleurs sous ce prisme que le terme est d’abord envisagé dans la critique littéraire du XVIIe siècle57. Au moment de commenter ce que nous nommons aujourd’hui communément la scène du portrait dans La Princesse de Clèves, Valincour se sert du mot « endroit » – « avouez que l’endroit du portrait est un bel endroit »58 – pour identifier une section spatialement distincte, une hétérogénéité dans le tissu narratif. Selon la définition de Gérard Genette, la scène constitue un point d’acmé, signalant le moment où le temps du récit et le temps de l’histoire se chevauchent au point de se confondre59. Et le paroxysme de cette combinaison s’opère lorsque le texte s’assimile le plus parfaitement peut-être au modèle dramatique. L’esthétique théâtrale se manifeste alors quand le récit s’efforce de faire voir, de mettre sous les yeux l’action comme si le lecteur se trouvait effectivement devant le spectacle. Le récit réaliste – social, moral ou encore caricaturiste – se plaît ainsi à préciser le lieu et 57 CHARLES Lise, « La scène : le mot et l’idée », séminaire « Anachronies : textes anciens et théories modernes », publié sur Fabula. https://www.fabula.org/atelier.php?La_ scene. 58 VALINCOUR, Lettres à Madame la Marquise *** sur le sujet de La Princesse de Clèves [1678], Paris, Flammarion, éd. C. Montalbetti, 2001, p. 42, cité par CHARLES Lise, « La scène : le mot et l’idée », art. cité. 59 GENETTE Gérard, Discours du récit [1979], Paris, Seuil, 2007, p. 82. Voir aussi à ce sujet : MOLINO Jean, MOLINO-LAFHAIL Raphaël, éds, Homo Fabulator. Théorie et analyse du récit, Léméac, Actes Sud, 2003.
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le temps de l’action, dans le but de conforter l’effet de mimèsis. Pour autant, le processus d’imbrication ne traduit pas à mon sens une seule volonté d’imiter le théâtre60, mais il témoigne d’une nécessité de raconter autrement, empruntant au modèle théâtral ses caractéristiques avant de les dénaturer pour créer autre chose, sorte de poétique des marges. Si la scène romanesque renseigne sur ses fonctionnements, mettant déjà en avant une forme de plasticité, elle doit toutefois être l’objet d’une entreprise plus vaste pour en saisir toutes les particularités. Le corpus presque exclusivement dix-neuviémiste invite d’abord à réfléchir aux conditions d’émergence socio-historiques d’une telle pratique et à établir un réseau générique et poétique complexe. Ensuite, et sans pour autant quitter le monde littéraire, il signale des existences plus marginales, hors des frontières du roman, la presse et le recueil accueillant également différents morceaux scéniques extraits d’un récit plus vaste. Enfin, et bien que le terme « morceau » s’attache le plus souvent à identifier un point paroxysmal, il ne peut y être restreint et doit être étudié sous différents angles, parfois discordants. Le « morceau » signale par exemple en peinture, et à la différence du « tableau », l’échec de l’œuvre ; si le second est achevé, le premier n’est qu’une ébauche. Michael Fried, dans Esthétique et origines de la peinture moderne (1990-2000), a notamment souligné la manière dont la peinture de chevalet est discriminée dans la critique d’art par l’usage de ce terme, employé pour stigmatiser des artistes qui ne parviennent à proposer une œuvre, faisant dans le même temps du mot un outil pour interroger les enjeux de la composition. Quant au minuscule, il envisage au contraire la scène sous l’angle de la réduction : l’épisode n’est pas fragmenté ou morcelé, mais il est seulement condensé. Si cette façon de concevoir la scène échappe nécessairement à la poétique de la scène dite romanesque, dès lors que celle-ci s’inscrit nécessairement dans un ensemble global, elle a toutefois le mérite de dégager de nouvelles ramifications, avec la peinture de genre notamment, raison pour laquelle elle est privilégiée dans cette étude. Comme elle, la scène reproduit dans un espace confiné une anecdote de la vie quotidienne. La pratique s’observe surtout dans les recueils scéniques, puisqu’ils juxtaposent des récits de petits formats tout en s’assurant de leur attribuer un cadre, avec un début et une fin. Pour décrire cette pratique d’écriture, les éditeurs, les auteurs et, surtout, la critique, se plaisent à déployer, à l’occasion des comptes rendus d’ouvrages ou au moment 60 Contrairement à l’hypothèse soutenue par GOUHIER Henri, L’Essence du théâtre, op. cit., p. 145.
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de présenter la nature du récit dans la préface de ces derniers, un catalogue de formules métadescriptives pour caractériser ce style scénique, dont les intitulés sont en outre représentatifs d’une manière inédite de lire : mélange, mosaïque, panorama, album, art de la réduction, racontar, ou encore anecdote. Bien que le minuscule se distingue en cela du morceau, les deux ne s’excluent toutefois pas. Le second est souvent employé pour caractériser le premier, puisque celui-ci compose en principe un ensemble (le recueil ou le journal) séquencé, revendiquant souvent une esthétique fragmentaire. Le minuscule sert aussi de porte d’entrée pour explorer plusieurs aspects de la scène. S’il traduit un principe de miniaturisation, il ne s’y restreint pas. Il se réfère d’abord, et de façon assez évidente, au format. On pense à la petite presse qui privilégie les formes brèves, comme la lisette ou la nouvelle à la main. Partant, les récits ainsi mis en évidence, surlignés et servis sur un plateau se lisent vite. Ils contrastent avec une prose parfois privilégiée dans la seconde moitié du siècle qui distend la composition et dilue la description dans la trame61, le modèle commercial de la scène étant à cet égard un contre-modèle duquel Banville s’empare pour La Lanterne magique qui a été écrit « pour les gens qui ne lisent pas et qui n’ont pas le temps de lire »62 (chapitre VI « Mise en livre »). Ensuite, le minuscule renvoie non pas au format mais au contenu. En art, on reproche au peintre de genre Meissonier de représenter avec minutie les accessoires sur lesquels l’observateur se penche muni d’une loupe (chapitre III « Le petit format ») ; en littérature, on fait de Flaubert un myope qui scrute chaque détail, pour reprendre la distinction opérée par Maxime du Camp entre les écrivains myopes et presbytes.63 À la manière de l’appel de Diderot dans son conte réaliste Les Deux amis de Bourbonne (1770), dans lequel il s’en prend à l’idéalisation des portraits, il est attendu que « l’artiste […] fasse apercevoir au front de cette tête une cicatrice légère, une verrue à l’une de ses tempes, une coupure imperceptible à la lèvre inférieure »64, une conception de l’art qui saisit sur le fait, comme la scène, un détail. 61 DUBOIS Jacques, Les Romanciers français de l’instantané au XIXe siècle, Bruxelles, Palais des Académies, 1963, p. 34 et p. 44, par exemple (à propos de Flaubert ou des Goncourt notamment). 62 BANVILLE (DE) Théodore, « Avant-propos », in : La Lanterne magique, Paris, G. Charpentier, 1883, p. IX-XII, p. IX-X. 63 CAMP (DU) Maxime, Souvenirs littéraires [1882], Paris, Aubier, 1994, p. 448-449. 64 DIDEROT Denis, « Les deux amis de Bourbonne » [1770], in : Œuvres de Denis Diderot, Paris, Deterville, 1880, tome 12, p. 315-334, p. 333.
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Deuxièmement, et en considération, justement, de ce corpus, il s’agit d’attester une pratique générique. Les recherches ont en effet révélé une entreprise significative durant le XIXe siècle de la part de la critique et des éditeurs pour faire de la scène un genre en soi et reconnaissable comme tel. Par analogie avec la peinture de genre, ils identifient une « littérature de genre », dont la formule, à ma connaissance, n’a jamais été traitée sous cet angle. D’un côté, le commentaire ou le compte rendu du texte scénique s’érige comme un lieu de débats esthétiques, puisqu’il est l’occasion de gloser les goûts d’une période et plus particulièrement les esthétiques modernes constitutives du siècle. Il engendre d’un autre côté une étiquette – « scènes de » – exploitée à la fois par les maisons d’édition et par les écrivains. À la lumière de ces quelques éléments, il faut encore préciser la portée du mot genre utilisé ici pour signifier que la scène est, par les gestes des éditeurs, de la critique, des romanciers et des lecteurs, placée dans une catégorie littéraire spécifique. Il ne s’agit pas tant en effet de poser la question qu’est-ce qu’un genre, mais bien davantage qu’est-ce qui fait le genre. La scène étant de nature mixte et foncièrement bigarrée, la définition d’un genre à proprement parler serait nécessairement biaisée. Tout au plus, le genre de la scène est à la littérature ce qu’est la scène de genre à la peinture : un genre sans genre, un inclassable, un marginal, réceptionnant tout ce qui n’entre dans aucune autre case. À ce titre, c’est principalement la pratique de la scène qui est envisagée, ou plutôt les pratiques de celle-ci, pour montrer qu’elles participent ensemble à son édification, en mettant l’accent sur les usages du genre. Pour le dire autrement, la scène serait moins un genre qu’un support à différents genres, impliquant de fait une certaine diffraction générique. Par conséquent, l’hypothèse du présent livre est au fond plus fonctionnelle que générique, dans la mesure où il pose la question du genre à partir des pratiques. Le but est de se demander ce qui constitue le genre au XIXe siècle et d’y répondre sur la base des discours d’époque en étudiant les différentes opérations de classements, mêlant aussi bien des considérations esthétiques que des observations relatives à l’histoire de la presse ou de l’édition. La scène est à cet égard envisagée comme un instrument archétypal permettant d’interroger les actions des contemporains sur l’art et sur la littérature d’une part et de se préoccuper d’un corpus donné à lire et à regarder d’autre part. Plus exactement, elle invite à examiner des textes qu’il suffit de nommer pour voir leur proximité. Si la notion de genre en tant que canevas est parfois sujette à caution, raison pour laquelle elle fait l’objet de plusieurs arrêts en fonction des
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aspects abordés, celle d’air de famille, en considération d’une ressemblance différentielle entre les scènes, est en revanche intéressante, car elle met en évidence un ensemble qui fonctionne à la fois par imitation et par diversification. 2.2 Inventorier un corpus Face à l’ampleur des publications de scènes, trois critères ont été retenus pour établir le corpus : chronologique, thématique, générique. Les occurrences du titre « scènes de » étant en littérature quasi inexistantes avant 1810, c’est tout naturellement que l’enquête a été initiée à cette date. Si les ouvrages sont peu nombreux – une vingtaine avant les années trente –, ils permettent néanmoins de faire apparaître une pratique émergente, en amont des Scènes de Balzac et de l’essor du genre. Le fléchissement des productions est quant à lui plus imprécis : l’intitulé persiste au siècle suivant, mais est convoqué de manière moins récurrente, ce dernier étant soumis à un rythme qui s’amenuise petit à petit. Les scènes de la vie quotidienne, par ailleurs, ne sont plus systématiquement cataloguées sous ce titre. L’étude de ces facteurs a ainsi permis d’identifier un déclin entre 1905 et 1910, peu avant les débuts de la littérature cubiste, raison pour laquelle la recherche s’est clôturée à cette date, établissant un recensement sur cent ans (1810-1910). Dans le dessein de faire état de la diminution quantitative et des types de scènes désormais privilégiés (scènes de voyage, notamment), la liste des titres se poursuit toutefois, à titre indicatif, jusqu’au milieu des années vingt. L’évolution des publications est synthétisée dans un graphique : ce dernier met en évidence un premier pic dans les années trente et indique ensuite une progression exponentielle entre 1850 et 1860 avant de connaître un nouveau pic significatif entre 1860 et 1870. Si les années soixante-dix connaissent une période de creux, une augmentation s’observe encore entre 1880 et 1890, avant de décliner progressivement à la fin du siècle, puis brutalement au début du suivant. Dans la perspective de l’étude d’un genre de la scène, par analogie avec la peinture de genre, ce sont en priorité les scènes de la vie quotidienne qui ont été privilégiées, c’est-à-dire celles qui, dans leur titre ou dans leur contenu, s’attachent à représenter des épisodes contemporains, le plus souvent anecdotiques : scène de la vie intime, scène de ménage, scène de famille, scène conjugale, scène quotidienne, scène dans un café ou encore scène de travail. Si ce type de scènes est prolifique au XIXe siècle, il n’est cependant pas exclusif. Pour cette raison, les autres domaines ont également fait l’objet d’une recherche, dans le but de mettre en évidence la
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diversité des matières (scènes de chasse, de sport, de l’enfance, de la vie des miliaires, etc.) et des formes (romanesques, essais, études sociologiques). Seules les scènes qui font l’objet d’un autre genre littéraire spécifique, comme les scènes historiques, ne sont mentionnées qu’à titre indicatif. Dans la mesure où ce livre s’inscrit dans le domaine de la littérature, un intérêt tout particulier a été accordé aux scènes éditées sous la forme de roman ou de recueil. Pour autant, les textes dont ceux-ci se composent appartiennent le plus souvent à des genres divers, qui se confondent parfois au sein du même espace : la nouvelle et le dialogue, notamment. À ce titre, il a semblé primordial d’opérer un décloisonnement générique, les romans, les Scènes de Balzac ou celles d’Audebrand (La Fille de Caïn : scène de la ville réelle) par exemple, côtoient les scènes dialoguées (théâtre à lire) de Monnier (Scènes populaires dessinées à la plume) ou de Frémy (Les Maîtresses parisiennes : scènes de la vie moderne). À côté d’un corpus livresque, un corpus médiatique a également été édifié à l’occasion d’un dépouillement de la presse du XIXe siècle, afin de rendre compte d’un autre genre de la scène ; parfois en continuité, d’autre fois en rupture avec le modèle romanesque. Enfin, les pièces de théâtre intitulées « scènes de » qui ont fait l’objet d’une publication s’ajoutent au corpus, puisqu’elles participent à l’entreprise éditoriale des scènes ; les maisons d’édition étant souvent les mêmes. Ce triptyque (chronologique, thématique, générique) révèle une constante : le titre. L’outil de sélection principal pour élaborer le corpus – et un genre littéraire – est en effet l’étiquette « scènes de ». Les romans, qui tout en empruntant certaines des caractéristiques scéniques n’en revendiquent pas l’intitulé, sont indiqués en bibliographie seulement ; il en va de même pour les autres genres (théâtre, poésie). En outre, seuls les textes composent le corpus. Les photographies, les peintures, les illustrations ou les compositions musicales qui endossent le titre « scènes de » sont quant à elles inventoriées en fin d’ouvrage, sous les rubriques qui leur sont dédiées. Enfin, les récits scéniques faisant en principe l’objet de plusieurs parutions (feuilleton, réédition, etc.), ce sont les dates des premières publications en livre qui ont été arrêtées pour dresser la chronologie. Cette manière de procéder assure ainsi à l’inventaire une portée à la fois objective et effective, mettant en lumière un codex scénique, tant par les objets qu’il accueille que par leur nombre : six cent scènes ont été recensées, dont plus de la moitié concerne les romans et les recueils. Sur la base des trois critères énoncés ci-dessus, le corpus a été élaboré de deux manières : thématique et générique d’abord, chronologique ensuite.
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Une première liste recense les titres par genres et par supports (roman/ recueil, presse, théâtre publié), à l’intérieur de laquelle les entrées sont agencées selon un ordre alphabétique. Chaque genre distingue par ailleurs les types de scènes en raison du sujet. Si la sélection permet de cartographier les thématiques scéniques, elle n’entend cependant pas les cloisonner. Certains ouvrages floutent en effet les frontières, privilégiant par exemple un titre romanesque, comme « scènes de la vie privée », pour intituler un essai ou un récit de voyage. Partant, les échantillons proposés s’attachent moins à identifier un contenu qu’une revendication poétique et générique. À noter encore que cette démarche de typologisation ne concerne que les romans/recueils, les scènes publiées dans la presse ayant été distinguées selon les journaux qui les hébergent et les scènes de théâtre selon leur lieu de représentation, car ce dernier signale un genre et un horizon d’attente particuliers (vaudeville, comédie, drame, etc.). Une seconde liste propose quant à elle un catalogue exclusivement chronologique, confondant sciemment les genres et les thématiques, de manière à dresser un panorama complet et à saisir les fluctuations – quantitatives – du genre. 2.3 Itinéraire d’une enquête En sus d’envisager un corpus littéraire, il s’agit encore, et surtout, d’étudier un fait littéraire65. Si des bribes de conversations ne sont peut-être pas à proprement parler de la littérature, elles font en revanche partie d’un fait, d’un événement, d’une expérience. Bien que certains critères s’imposent d’emblée à l’esprit, à la fois formels, sociologiques ou encore historiques, d’autres éléments, plus dérangeants sans doute, participent également au phénomène lui-même, incluant les indécisions, les flous et les hésitations. Partant, les opérations et les gestes qui participent au fait littéraire scène ont été plus particulièrement étudiés : quels sont les acteurs qui entreprennent d’en faire un genre ; quelles sont les modalités formelles et structurelles qui permettent au genre d’exister ; quelles sont les conditions de publication et les enjeux de la réception ; quels sont les usages de la scène ; qu’est-ce qui, encore, légitime la parution de telle ou telle scène (préfacée ou illustrée par, dédicacée à) et, enfin, quels sont les facteurs socio-historiques et esthétiques LYON-CAEN Judith, « Écriture et expérience du monde social dans la France du siècle », Annuaire de l’EHESS, 2011-2012, p. 213-214. Voir aussi LYON-CAEN Judith, La Griffe du temps. Ce que l’histoire peut dire de la littérature, Paris, Gallimard, 2019 ; LYON-CAEN Judith, RIBARD Dinah, éds, L’Historien et la littérature, Paris, La Découverte, 2010. 65
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qui assurent le fonctionnement de la pratique à l’intérieur d’un système pluri-artistique et pluri-générique. Parce que l’objet d’étude est polymorphique, son examen implique de procéder par bord, chaque versant de la scène étant regardé sous un angle spécifique. Les différents chapitres observent une facette de celle-ci, selon une caractéristique typique pour l’une, atypique pour l’autre. Cette approche réflexive, qui progresse à l’image du corpus selon une structure en mosaïque, écarte la démonstration linéaire et privilégie au contraire la circulation, certaines notions étant traitées à plusieurs reprises, selon des contextes différents. À la manière des Expositions universelles ou des grands magasins, cette enquête veut faire déambuler le lecteur dans le XIXe siècle, sans être restreint par un domaine artistique ou par la notoriété d’un texte. L’entreprise a été guidée par la curiosité et par les parentés que son cheminement a mis au jour, boulevardant – pour reprendre la formule de Paul Avenel dans Les Calicots : scènes de la vie réelle – d’une pratique sémiotique à une autre. L’interdisciplinarité vertigineuse, entre la littérature, la presse, la caricature, le théâtre, la photographie ou encore la bande dessinée, assure par conséquent une vision totalisante à même de rendre compte du tissu culturel dans lequel évolue la scène, dans une perspective à la fois sociologique et poétique, critique et esthétique. L’essor de la presse coïncidant avec l’émergence des scènes dans les années 1830, une première partie lui est consacrée afin de faire voir son fonctionnement scénique d’abord (chapitre I « Presse en laboratoire ») et sa nature propice à l’expérimentation formelle ensuite (chapitre II « Au rythme du journal »), déployant et instituant les caractéristiques essentielles au genre de la scène. Véritable laboratoire, le journal se donne comme un lieu privilégié pour hasarder ou inventer une écriture moderne, dont la scène s’imprègne. L’étude des mécanismes du périodique révèle en outre deux influences majeures qu’il s’agit d’explorer dans un second temps : l’esthétique picturale d’une part (chapitre III « Le petit format ») et dramatique d’autre part (chapitre IV « La bouche ouverte »). Fort de ces emprunts, la scène dévoile alors une nature singulièrement hybride, de laquelle il faut dégager une plasticité inhérente (chapitre V « Un genre de travers »). Une deuxième partie aborde plus spécifiquement la question du genre littéraire. Les démarches éditoriales ayant permis la consécration d’une telle formule sont d’abord détaillées (chapitre VI « Mise en livre ») ; dès lors que les titres se répètent sur les couvertures, les enjeux de l’étiquette sont ensuite analysés (chapitre VII « Paternité d’un titre »). Aux côtés des éditeurs, la critique littéraire participe aussi à l’institution du genre,
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raison pour laquelle deux chapitres lui sont dédiés, l’occasion de mettre en lumière une réflexion générique d’une part (chapitre VIII « Littérature de genre ») et esthétique d’autre part (chapitre IX « Modernité »), démontrant la manière dont la scène se présente comme le réceptacle d’un certain idéal de modernité. Enfin, une étude plus spécifique des textes est proposée, dans le but de montrer comment les différentes caractéristiques de la scène précédemment mentionnées s’épanouissent dans l’espace du livre (chapitre X « Architecture d’une structure ») et dans l’élaboration d’un style (chapitre XI « Physiologie d’une écriture »), insistant sur les motifs typiques de la littérature de genre.
PARTIE I
LES PRATIQUES DE LA SCÈNE
CHAPITRE I PRESSE EN LABORATOIRE
Le but de ce premier chapitre est de mettre en évidence l’une des conditions d’émergence principales de la pratique d’écriture scénique, l’essor de la presse, en soulignant la contiguïté entre la scène et le journal dans une perspective à la fois historique et culturelle, mais aussi structurelle, thématique et stylistique. Un intérêt spécifique sera porté sur les débuts de l’ère médiatique (1830-1850), afin de montrer que l’espace de la presse est celui de l’innovation et de l’inventivité, lieu privilégié des microformes modernes, dont la scène se fera sans conteste le héraut. À ce titre, la presse sera envisagée comme un laboratoire, dans lequel les journalistes, mais aussi, et surtout, les écrivains, s’adonnent aux expérimentations poétiques, contraints et portés tout à la fois par les exigences matérielles du périodique. C’est par le bout de la lorgnette qu’il s’agira dans un premier temps d’aborder le phénomène, avec un cas d’étude, celui de l’hebdomadaire de Marcelin La Vie parisienne, exemplaire pour dégager un cahier des charges, dans la mesure où il s’attache à décrire des scènes contemporaines dans une démarche hybride, juxtaposant sciemment les pratiques (le théâtre, la peinture ou encore la poésie) et instituant de fait un genre inédit. L’hétérogénéité inhérente à la presse sera dans un deuxième temps étayée avec La Caricature au travers des formes qu’elle affectionne, comme la causerie, la scénette ou la note, dans lesquelles tout se heurte et où l’instabilité est de mise, témoignant des débuts d’un rien sans nom. Enfin, une brève réflexion sera présentée sur les types de journaux susceptibles d’accueillir les scènes, en proposant d’une part une distinction entre la revue et le quotidien et en accordant d’autre part une considération spéciale pour celle que l’on nomme la petite presse. Parce qu’elle signe un divorce avec la grande presse, elle se donne en effet comme le lieu idéal des tentatives poétiques, en caracolant et en chatouillant les codes de sa concurrente. Si cette partie se veut un premier survol des conditions générales imposées par le mécanisme journalistique, dans le dessein de préciser les possibilités formelles offertes par celui-ci, celles qui suivent privilégieront en revanche une étude spécifique de la scène dans la presse (format, modalité temporelle et structurelle, rubrique et microforme notamment).
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CAHIER DES CHARGES
: LA VIE PARISIENNE
1.1 Un lieu où l’on cause : choses vues et faits du jour « Les toilettes de la dame aux camélias », « Les bals d’hiver : préliminaires », « Fantaisies photographiques » ou encore « Soirées sans façon »1 sont autant d’occasions d’exploiter les potentialités modernes du périodique. De 1856 à 1862, Émile Planat, plus connu sous le nom de Marcelin, livre au Journal amusant plusieurs séries pêle-mêle, juxtaposant les dialogues et les croquis, confondant le théâtral et le visuel. S’imposant en deçà du feuilleton écrasé dans le rez-de-chaussée, les scènes privilégient une esthétique hybride, puisqu’elles s’adonnent sans limites à différentes pratiques littéraires et artistiques, annihilant de fait toutes frontières génériques. Traits d’esprit, conversations, monologues, maximes, tableaux ou encore esquisses se confondent pour composer ces caricatures complexes de la vie parisienne. Et Marcelin s’octroie un espace suffisant pour satisfaire le métissage poétique. Pour le numéro du 26 septembre 1857, le rédacteur en chef Philipon doit en effet annoncer à ses abonnés une modification ponctuelle de l’agencement du journal afin de ne pas rogner l’entreprise de son collaborateur : « ne voulant pas diviser la charmante série de dessins de M. Marcelin sur la campagne, nous sommes obligés de renvoyer au prochain numéro les rébus et questions hiéroglyphiques que nous plaçons habituellement dans le dernier numéro du mois »2. Toutefois, et malgré une visibilité importante, Marcelin ne perce pas. En dépit des nombreux croquis livrés au Journal amusant depuis que la révolution de 1848 l’a laissé sans le sou, il ne réussit pas à se créer une situation3. La chance tourne cependant l’année suivant son départ au Journal amusant, au moment de la fondation de La Vie parisienne dont il assure la direction, car, « par cette porte, on entre dans le rêve »4, déclare Hippolyte Taine lors d’un retour sur la genèse du périodique. Marcelin est bel 1 Textes publiés par Marcelin dans Journal amusant : journal illustré, journal d’images, journal comique, critique, satirique, etc., respectivement les 22 novembre 1856, 27 décembre 1856, 9 août 1856 et 31 mars 1860. 2 Annonce du rédacteur en chef à propos des futures publications, Journal amusant : journal illustré, journal d’images, journal comique, critique, satirique, etc., 26 septembre 1857, n° 91, p. 1. 3 LAROUSSE Pierre, « Marcelin », in : Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Administration du Grand dictionnaire universel, 1866-1877, tome 17, deuxième supplément, p. 1560. 4 TAINE Hippolyte, « Préface », in : Souvenirs de La Vie parisienne, éd. MARCELIN (Émile Planat), Paris, Victor-Havard, 1888, p. I-XIX, p. XI.
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et bien entré tout entier, en y éditant ses textes et en exprimant par ce biais ses idéaux esthétiques. « Tout y est vrai, tout y est vu »5, s’exclamet-il à l’heure du bilan de la première année d’existence de son journal. Créé en janvier 1863, l’hebdomadaire livre chaque samedi à ses abonnés un panorama minutieux des « plaisirs mondains du Second Empire »6, piquant mais cependant toujours empreint d’authenticité selon le souhait du fondateur, explique Zola dans un article consacré à la presse parisienne. « Marcelin, la Vie parisienne ; pendant vingt-cinq ans ces deux noms ont été accouplés »7, témoigne encore Taine en 18888 dans la préface de Souvenirs de La Vie parisienne, qui recueille les meilleurs articles de Marcelin. Celui-ci se voue corps et âme au périodique, en faisant notamment paraître de nombreux écrits et dessins sur l’actualité mondaine : « c’est lui que, chaque semaine, on apercevait à travers le numéro de la semaine ; il y peignait les mœurs élégantes et s’adressait aux gens du monde »9. « Les peintures de mœurs que nous avons publiées ont été aussi vraies, parfois aussi crues que possible »10, ajoute encore Marcelin dans la préface du numéro du 31 décembre 1863. La ligne éditoriale du journal mise à cet égard sur la véracité – du moins sur l’impression de vérité – des récits qui fonde sa légitimité : les scènes sont saisies sur le vif et instantanément retranscrites, sans effet d’auteur. De fait, c’est un journal où l’on cause : Il [Marcelin] allait chercher des gens du monde, un diplomate, un officier, un peintre, un maître des requêtes, des membres du Jockey-Club, des femmes, qui savaient causer et n’avaient jamais songé à écrire ; il leur prouvait que l’un n’est pas plus difficile que l’autre, à condition d’écrire comme on cause […]. La Vie parisienne, surtout dans les premières années, fut une causerie de ce genre11.
Le mot d’ordre est ainsi donné – on écrit dans La Vie parisienne comme on cause dans la vie réelle –, un précepte qui influencera considérablement 5 MARCELIN (Émile Planat), « Préface », La Vie parisienne : mœurs élégantes, choses du jour, fantaisies, voyages, théâtres, musique, modes, 31 décembre 1863, p. 1-2, p. 1. 6 ZOLA Émile, « La presse parisienne » [1877], Étude de presse, n° 15-16, 1956, p. 261278, p. 278. L’article est d’abord publié en août 1877 dans Le Messager de l’Europe, une revue d’histoire, de politique et de littérature dirigée par Vestnik Evropy. 7 TAINE Hippolyte, « Préface », art. cité, p. I. 8 Marcelin meurt le 23 décembre 1877 mais le journal lui survit jusqu’en 1943. 9 TAINE Hippolyte, « Préface », art. cité, p. II. 10 Ibid. 11 Ibid., p. XVII-XVIII (je souligne).
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les modalités du journal, puisque celui-ci accueillera dans ses colonnes boutades, dialogues, causeries ou encore entretiens, ces « bavardages à propos de rien », pour reprendre le sous-titre d’une glose sur « Le mot causerie »12. Taine raconte dans cette perspective que Marcelin avait pour habitude de donner le titre de l’article à ses collaborateurs, voire le sujet ou l’esquisse complète, en dictant une démarche poétique singulière : « quand on lui apportait une historiette ou une scène, il se la faisait raconter, tout au long, au préalable ; ses interruptions forçaient l’auteur à élaguer les longueurs »13. Brève et incisive, orale et visuelle, la scène ou l’historiette est toujours enlevée, exécutée avec rapidité. Outre une forme, il faut encore noter que la causerie implique des conditions de lecture particulières, entre moelleux et piquant, si on en croit le rédacteur de l’article « Le mot causerie », publié dans La Vie parisienne le 2 décembre 1865, probablement sous la plume de Taine : Ce cau a un air affable et bon enfant qui vous invite tout d’abord à vous mettre à votre aise et à vous étaler. Point d’angles, point de saillies brusques ; ce cau est douillet, profond, on sent qu’on y enfonce comme dans la plume, on y est dorloté, soutenu. Ce cau est un fauteuil tout rempli de coussins moelleux, rien ne me l’ôtera de l’idée. Il n’y a qu’un défaut, c’est qu’on s’y endormirait. Aussi arrive ce ze, vibrant comme le frôlement d’une jupe de soie ou le tintement du cristal. Se est piquant, pointu, agressif ; ze ne pique pas, mais tinte, frisonne, il est vivant […]. Puis enfin vient le rie qui ressemble à un jaune d’œuf dans le potage. Joyeuse liaison qui fait monter le sourire aux lèvres et vous met en gaieté. Ce rie est coulant, facile, il s’échappe des lèvres plutôt qu’il n’en sort […]14.
En détaillant le mot, l’auteur ne s’attache pas seulement à le définir, il le caractérise plus encore au travers de traits génériques permettant de le reconnaître. La forme oralisée réactive en effet une pratique du siècle précédent (badinage, conversation, dialogue), tout en en reprécisant les contours, modelés par le support (et la liberté) médiatique. L’espace de la chronique donne dès lors la voix et favorise l’illusion d’une certaine intimité entre le rédacteur et le lecteur. Si les usages divergent – Le Petit journal, par exemple, accueille une rubrique « Causerie » quand le Figaro lui préfère l’intitulé « De vous à moi »15 –, les modalités sont analogues : 12 « Le mot causerie : bavardage à propos de rien » (signé G.), La Vie parisienne : mœurs élégantes, choses du jour, fantaisies, voyages, théâtres, musique, modes, 2 décembre 1865, p. 663. La signature fait peut-être référence à « Graindorge », nom sous lequel Taine signait dans le journal. 13 TAINE Hippolyte, « Préface », art. cité, p. XVII. 14 « Le mot causerie : bavardage à propos de rien » (signé G.), art. cité, p. 663. 15 DURAND Pascal, MOMBERT Sarah, éds, Entre presse et littérature : Le Mousquetaire, journal de M. Alexandre Dumas (1853-1857), Genève, Droz, 2009, p. 56.
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on raconte une historiette de la vie quotidienne, on dit ses pensées sur un événement contemporain, on parle de tout et de rien. Pour autant, la causerie n’est pas inutile, si on en croit un rédacteur du Gaulois : Est-ce à dire toutefois que cette énorme et éphémère besogne des chroniqueurs fût sans utilité, qu’elle ne restera que comme une curiosité littéraire ? Nous ne le croyons pas. Si futile qu’elle puisse paraître, il ne faut pas la dédaigner. Ce sont ces diseurs de rien qui, en réalité, griffonnèrent les mémoires de leur époque, et cela fidèlement, minutieusement, en témoins qui s’intéressèrent à ce qu’ils voyaient et rapportèrent sans discrétion tout ce qu’ils savaient. […] Nos futurs Michelets les consulteront avec fruit ; ils leur emprunteront des matériaux qu’ils ne sauraient trouver dans les écrivains à prétentions plus hautes. Ils amusèrent, à l’heure où ils écrivirent, un grand nombre de lecteurs passionnés pour leurs cancans de chaque jour ; mais ils amuseront bien plus encore des curieux de l’avenir, qui, sous l’originalité de ces descriptions rapides, retrouveront la physionomie intime d’une époque disparue16.
D’ordinaire inconsistante, cancan du jour, la causerie traduit néanmoins une forme plastique à même de façonner de nouveaux moyens d’expression d’une part et se fait d’autre part le témoin, en raison de son contenu, d’une époque. Au vu des sujets qu’elle thématise, elle revendique à côté de la chronique, avec laquelle elle partage plusieurs points communs, une pratique d’écriture caractéristique, dont la scène réceptionne les traits principaux : le petit sujet et le dialogue. Le genre pénètre par ailleurs aussi le livre. On pense à la série Causeries du samedi (1859) d’Armand de Pontmartin, Causeries du lundi (1850) de Sainte-Beuve, Causeries des familles (1861) de Lucy Constant, Causeries en famille (1865) de Louise Lambert ou encore Causeries historiques et littéraires (1854) d’Émile Souvestre, traduisant un goût pour les sujets le plus souvent familiers et domestiques, comme la lecture, et régulièrement pris en charge par des plumes féminines, à l’instar, encore, de Causeries d’une bonne mère ou Une histoire par jour (1839) de Madame Delabre et de Causeries d’une grand’mère (1878) d’Élisa Franck. Aux côtés de Marcelin, Taine, Champfleury, Droz et About font partie des principaux collaborateurs, auxquels s’ajoutent encore les dessinateurs Bertall, Robida ou Morin qui tous illustrent la vie parisienne dans ses détails. Les choses vues sont accumulées, les mondanités sont exposées. Toutefois, comme le précise Philippe Hamon, « la “vie parisienne” n’est pas synonyme de “la totalité de la vie à/de Paris”, c’est une certaine vie 16 « Bloc-notes parisien. La fin de la chronique », Le Gaulois : le plus grand journal du matin, n° 6904, 5 novembre 1900, p. 1.
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de certaines gens dans un certain Paris »17. Jules Barbey d’Aurevilly mentionne en 1866 déjà à propos de la revue : « mais enfin si ce n’est pas exactement toute la vie parisienne que ce journal, c’en est une partie, – c’en est la mousse, le pétillement, la surface, les petits vices, – viciolets – les élégances, et les élégances jusqu’aux extravagances, tout cela trèsanimé d’esprit, très-cinglant d’ironie, très-indifférent – et même trop – à la morale »18. Et pour rendre compte de « la mousse » et du « pétillement », La Vie parisienne poursuit une esthétique spécifique. En tant que vecteur de l’agitation parisienne, le journal se veut décousu (« À suivre », « Fragments de lettre », « Choses et autres ») et oralisé (« Ce dont on parle », scènes dialoguées et autres conversations)19, dans l’esprit des « Notes sur Paris » que Taine fait paraître dans l’hebdomadaire. Signées Frédéric Graindorge et publiées dès les premiers numéros, elles révèlent et revendiquent une ligne de conduite poétique résolument elliptique et impressionniste : « quand j’ai une impression, elle coule naturellement sur le papier, les mots viennent d’eux-mêmes », précise l’auteur pour qualifier un nouveau « genre littéraire »20. Le choix du terme est par ailleurs intéressant, car il suggère à la fois la prégnance du modèle visuel, au sens d’empreinte, et, dans le même temps, la sensation de fluidité qu’il implique, d’imprécision aussi21. 1.2 Manifeste pour genre nouveau Ce genre nouveau caractérisé par Taine pour qualifier une écriture impressionniste est au cœur de l’entreprise journalistique de Marcelin puisqu’il sous-tend l’existence même du journal. Le premier numéro spécimen de 1863 défend cette particularité de La Vie parisienne : Dès à présent on peut juger que ce sera un nouveau journal. Une peinture amusante et vraie des mœurs du jour ; des notes et des croquis pris sur le vif ; sous une forme hardie, une grande honnêteté. À côté des actualités auxquelles une large part sera réservée, on y trouvera des HAMON Philippe, « Introduction », in : La Vie parisienne, une langue, un mythe, un style, éd. DÉRUELLE A., DIAZ J.-L., actes du 3e congrès de la SERD, mis en ligne en octobre 2008, p. 1-8, p. 2. https://serd.hypotheses.org/files/2018/08/Hamon.pdf. 18 BARBEY D’AUREVILLY Jules, « Monsieur, Madame et Bébé et Autour d’une source de Gustave Droz », Le Nain Jaune, 20 juin 1866, article repris dans Romanciers d’hier et d’avant-hier, Paris, Lemerre, 1904, p. 189-190. À l’occasion de la publication des romans de Gustave Droz, Barbey d’Aurevilly présente la nature du journal La Vie parisienne. 19 HAMON Philippe, « Introduction », art. cité, p. 3. 20 TAINE Hippolyte, « Notes personnelles » (10 octobre 1862), in : H. Taine : sa vie et sa correspondance, Paris, Librairie Hachette, tome 2, 1904, p. 259-264, p. 262. 21 Le vocabulaire « visuel » inhérent à la scène (esquisse, pochade, croquis, tableau) fait l’objet d’une étude dans la partie « Terminologies » au chapitre V « Un genre de travers ». 17
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articles et des dessins curieux à collectionner. LA VIE PARISIENNE sera donc autant un livre qu’un journal. Le format et la disposition du texte et des dessins ont été, dans ce but, empruntés aux meilleurs magazines anglais22.
« Un nouveau journal » traduit bien l’ambition d’une esthétique hâtive et instantanée, faite de croquis pris sur le vif sous une forme hardie. La politique n’est certes pas nouvelle, mais le dispositif est sérieusement exacerbé. Tout s’y heurte, des « notes de Mébillot » illustrées aux partitions musicales accompagnant la scène dialoguée « Ce qui se dit pendant une valse » signée « Marcelin et Cie »23, à même d’ériger un panorama complet d’un Paris moderne et composite : un livre autant qu’un journal. Une anecdote célèbre raconte d’ailleurs que Flaubert aurait imaginé écrire un roman titanesque sur le Second Empire avec pour document principal le journal de Marcelin24. Si ledit ouvrage est resté à l’état de projet dans le corpus flaubertien, c’est en revanche bien ce titre, La Vie parisienne, qu’Émile Blavet, plus connu sous le pseudonyme de Parisis, retient au moment de faire paraître chez Ollendorff ses fantaisies du Figaro, qui, « à être juxtaposées, […] ne perdent rien de leur verve, de leur gaieté endiablée »25. A fortiori donc, le premier numéro de La Vie parisienne est résolument programmatique. L’intitulé, d’abord, retient l’attention. Effigie d’un « mythe moderne », l’appellation « vie parisienne » constitue « une sorte de syntagme figé, d’enseigne-type, d’“appellation contrôlée”, de bloc sémantique et lexicalisé désignant quelque chose qui relève plus d’une essence que d’une réalité objective », explique Philippe Hamon26. Ses occurrences dès le milieu du siècle sont dans cette perspective nombreuses, à commencer par le titre du recueil de chroniques de Nestor Roqueplan édité chez Victor Lecou en 1853 ou encore par celui du célèbre opérabouffe d’Halévy, de Meilhac et d’Offenbach (1866). Sans compter, depuis celles de Balzac, les innombrables « scènes de la vie parisienne » qui ornent les étalages des libraires, de la série de Philibert Audebrand qui en porte l’intitulé (1862-1884) au livre de Léon Saint-François Vieux 22 Présentation du journal La Vie parisienne par son fondateur Marcelin, La Vie parisienne : mœurs élégantes, choses du jour, fantaisies, voyages, théâtres, musique, modes, 1er janvier 1863 (premier numéro spécimen). 23 « Ce qui se dit pendant une valse » (signé Marcelin et Cie), La Vie parisienne : mœurs élégantes, choses du jour, fantaisies, voyages, théâtres, musique, modes, 1863, p. 7-8. 24 HAMON Philippe, « Introduction », art. cité, p. 2. 25 LARIVIÈRE (DE) Charles, « La Vie parisienne, par M. Émile Blavet (Parisis) », La Revue générale : littéraire, politique, artistique, n° 14, 15 juillet 1888, p. 336. 26 HAMON, Philippe, « Introduction », art. cité, p. 2.
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péchés : scènes parisiennes (1879), un corpus auquel s’ajoutent encore de nombreux dessins, comme les « Scènes de la vie parisienne » qui illustrent le premier chapitre de l’Album du Grand Journal (1865) de Charles Yriarte, et photographies, à l’instar de la série de clichés « La vie parisienne » de M. Brunais dans l’atelier Nadar. Partant, l’imbrication entre vie parisienne et scène se stéréotypise au point d’instituer un canevas, un paradigme générique. Privilégiant une mixité à la fois sémiotique et générique, le journal défend une esthétique bigarrée : « peinture amusante », « mœurs du jour », « modes », « fantaisies », « croquis sur le vif », « théâtres » et « dessins curieux » assurent la saturation d’un espace composite. Mis en scène dans le frontispice, le cahier des charges de l’hebdomadaire est assuré par un sous-titre à rallonge d’une part et par des illustrations qui l’encerclent et le dirigent d’autre part :
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27 Frontispice du journal La Vie parisienne : mœurs élégantes, choses du jour, fantaisies, voyages, théâtres, musique, modes, année 1, 1863. Source : gallica.bnf.fr / BnF.
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« La Vie parisienne : mœurs élégantes, choses du jour, fantaisies, voyages, théâtres, musique, modes » instaure en effet une politique éditoriale éclatée, concrétisée par les douze vignettes qui l’accompagnent et qui forment un kaléidoscope de ce qui se fait, se dit, se chante, se joue, se voit. En empruntant leurs codes aux différents genres et aux différents registres, la mondanité est ainsi mise en scène, « théâtre » et « choses du jour » s’associant dans les petits encadrés afin de donner à voir le quotidien mondain. Scène de lecture, scène de bal, scène de salon, scène de conversation ou encore scène de jeu rejouent en couverture les activités et les soirées des Parisiens et des Parisiennes, reconduites et reconfigurées à l’intérieur du journal par le choix d’une logique picturalisante, oralisée et concise. C’est à ce propos que Jules Lemaître insiste dans son étude Les Contemporains (1886) sur le « genre spécial » du conte au cœur du succès de ce « nouveau journal », une étiquette générique qui sera en outre régulièrement concédée à la scène par la critique durant le siècle28 : Il nous faut du roman condensé s’il se peut, ou abrégé si l’on n’a rien de mieux à nous offrir. Des journaux, l’ayant senti, se sont avisés de donner des contes en guise de premiers-Paris, et le public a jugé que, contes pour contes, ceux-là étaient plus divertissants. Il s’est donc levé toute une pléiade de conteurs : Alphonse Daudet d’abord et Paul Arène ; et, dans un genre spécial, les conteurs de La Vie parisienne : Ludovic Halévy, Gyp, Richard O’Monroy29.
Réparties brèves et intrigues dialoguées constituent par conséquent la matière – et la manière – bariolée de La Vie parisienne. Un « genre spécial », autrement dit, capable de concrétiser l’hybridité inhérente du journal. Le « genre spécial » désigne davantage un procédé topique qu’une démarche inédite cependant, puisque celui-ci s’observe déjà dans les années 1830-1840, dans La Caricature par exemple30. Toutefois, il faut admettre qu’il atteint avec La Vie parisienne un paroxysme. Le texte « BishopsParty : scènes de la vie de province », signé du nom Inauthentique et 28 On retient ici le terme de « conte », puisque celui-ci est au XIXe siècle régulièrement usité pour qualifier la scène en littérature. À cet égard, voir « Conteur des temps modernes » (à propos de Théodore de Banville) au chapitre VI « Mise en livre ». 29 LEMAÎTRE Jules, Les Contemporains : études et portraits littéraires, Paris, H. Lecène et H. Oudin, 1ère série, 1886, p. 287. 30 Le cas de La Caricature fait l’objet d’une analyse spécifique ci-dessous : « Expérimentation d’une écriture scénique : le cas de La Caricature ».
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paru dans le numéro du 12 novembre 1892, est à cet égard un cas d’étude intéressant, dans la mesure où il juxtapose le récit et l’image, la narration et le dialogue, le mouvement et la fixité. Le titre, d’abord, active dans la mémoire du lecteur la série complète des Scènes de la vie de province de Balzac. La longueur romanesque est toutefois doublement détournée, par l’esquisse d’un côté et par la forme dramatique de l’autre. La cohabitation du texte et de l’image, du discours (dialogue) et de la narration (didascalie) est ensuite légitimée par le sujet même de la conversation : les tableaux vivants31 et, plus généralement, les effets dramatiques. Spectacles de curiosité, spectacles visuels, ils annoncent un art cinématographique où la fixité et le mouvement, le dire et le voir s’entremêlent. Enfin, et conséquemment, la signature « Inauthentique » invite à considérer une scène du quotidien véritablement mise en scène, c’est-à-dire non seulement inventée – renforçant l’idée de l’écriture d’un mythe parisien légitimé par l’étiquette –, mais encore orchestrée par des procédés artistiques avec lesquels s’amuse l’écrivain-marionnettiste : jeu de rôles, alternance des voix et panorama oculaire. Par suite, La Vie parisienne défend une esthétique du mélange et de la fantaisie – dont le nom est d’ailleurs repris dans le sous-titre de la revue. Les styles, les références, les tons et les genres se chevauchent dans une galerie d’ébauches à même de produire ce « nouveau genre » ou ce « genre spécial », qui se traduit par des morceaux hybrides, d’un point de vue tant théâtral que pictural : des scènes. Le dispositif de la revue tel que présenté32 paraît ainsi fondamental pour l’étude de celles-ci, puisqu’il permet de préciser l’hypothèse de départ : la scène serait moins un genre qu’un support à différents genres – en témoigne « Bishops-Party : scènes de la vie de province » –, l’un n’excluant toutefois pas l’autre. 2. LES DÉBUTS D’UN « RIEN SANS NOM » 2.1 1830 : une heureuse coïncidence Si le cas de La Vie parisienne est symptomatique d’une pratique scénique plurielle, utile pour mettre en évidence une démarche d’écriture, 31 Sur le tableau vivant, voir « En images : le tableau vivant » au chapitre V « Un genre de travers ». 32 Pour une étude plus approfondie de La Vie parisienne, voir les actes de colloque La Vie parisienne, une langue, un mythe, un style, op. cit., ainsi que SADOUN-ÉDOUARD Clara, Le Roman de « La Vie parisienne » : presse, genre, littérature et mondanité (18631914), préface de Philippe Hamon, Paris, H. Champion, 2018.
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le journal n’en a toutefois pas l’exclusivité. Il faut dès lors et à plus large échelle envisager la presse comme un laboratoire privilégié33 afin d’étudier l’émergence de ces « poétiques journalistiques »34, pour reprendre le titre de l’un des numéros d’Orage dirigé par Marie-Ève Thérenty. La formule « scènes de » ne naît certes pas au XIXe siècle – quoiqu’elle soit fort peu usitée auparavant35 –, mais il est certain qu’elle prend avec lui un tournant inédit. Pour une raison bien indépendante du hasard, elle converge exactement avec l’essor du journal et plus particulièrement celui de la presse quotidienne. L’étude du corpus de scènes met en effet en évidence un élément de chronologie important : avant 1830, l’occurrence des titres est quasi inexistante ; en revanche, à partir de ce moment, elle se multiplie jusqu’à connaître son apogée durant la seconde moitié du siècle. Il suffit de parcourir quelques pages prises au hasard du Voleur ou de la Gazette littéraire pour apprécier le caractère heureux de la formule et les courts récits qui balaient en un clin d’œil les banalités du jour. Il faut dire que le début du siècle est sujet à de nombreuses transformations tant esthétiques, sociales que politiques. Plus encore, les mutations économiques et techniques façonnent les débuts d’une ère industrielle, qui altèrent considérablement le rapport à l’art et à la littérature. Si les raisons sont variées, celle du fonctionnement moderne de la presse s’impose toutefois avec plus de véhémence. Le périodique n’est bien sûr pas nouveau, mais le phénomène auquel ce dernier est confronté est quant à lui sans précédent, dans la mesure où il subit désormais un mode de publication frénétique36. 1829 voit encore la création de deux importantes revues, la Revue de Paris et la Revue des Deux Mondes. La presse à quarante francs fait quant à elle ses débuts en 1836 avec 33
Je me fonde sur les travaux majeurs de Marie-Ève Thérenty et d’Alain Vaillant notamment : KALIFA Dominique, RÉGNIER Philippe, THÉRENTY Marie-Ève, VAILLANT Alain, éds, La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde, 2011 ; THÉRENTY Marie-Ève, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle, Paris, Seuil, 2007 ; THÉRENTY Marie-Ève, Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman (1829-1836), Paris, H. Champion, 2003 ; THÉRENTY Marie-Ève, VAILLANT Alain, éds, Presse et plumes. Journalisme et littérature au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde, 2004 ; VAILLANT Alain, VÉRILHAC Yoan, éds, Vie de bohème et petite presse au XIXe siècle. Sociabilité littéraire ou solidarité journalistique ? Paris, Presse universitaires de Paris Nanterre, 2018. 34 THÉRENTY Marie-Ève, éd., Orages. Littérature et culture 1760-1830, n° 7 « Poétiques journalistiques », Besançon, mai 2008. 35 Pour une chronologie de la scène, voir l’introduction ainsi que le corpus (liste II). 36 CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre. Formes dramatiques publiées dans la presse à l’époque romantique (1829-1851), thèse soutenue le 27 novembre 2015 à l’Université Lumière Lyon II, sous la direction d’Olivier Bara, p. 12.
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La Presse de Girardin, réinventant considérablement la structure et le contenu du quotidien. Pour répondre aux besoins du journal, les écrivains sont amenés à (re)penser une pratique d’écriture compatible avec les exigences de son support. Brève et fragmentaire, la forme est plus encore de nature composite, façonnée et influencée par les structures hétérogènes qui l’entourent : croquis, annonces publicitaires, récits de fiction ou encore nouvelles du jour. Puisque le support journalistique est « voué à l’éphémère, soumis à un rythme de parution et à un espace de publication matériellement limité et cadré », rappelle Amélie Calderone, « il se voit aux prises avec [certaines] contradictions, évoluant sans cesse entre concentration du dire et ampleur du dit, information et divertissement, actualité et pérennité […] »37. Mais parce que le journal propose un espace inédit de composition en encourageant les échanges entre différentes pratiques – romanesque, poétique, dramatique, journalistique, documentaire ou encore picturale –, il devient le lieu privilégié des convergences en créant des formes hétérogènes et plurielles. Par conséquent, et malgré un certain « dégoût de la presse »38, pour reprendre la formule du journaliste et essayiste Prévost-Paradol qui traduit les réactions s’élevant rapidement dans le monde littéraire suite à l’emprise de cette dernière, il ne faut pas négliger son rôle tant pour certaines démarches d’écriture que pour leur épanouissement. Murger « est l’originalité la plus brillante qu’ait produit le petit journal », rappelle un journaliste de La Presse littéraire, « c’est là qu’il a fait ses premières armes et qu’ont paru d’abord les Scènes de la vie de Bohème »39. Véritable laboratoire à la fois esthétique et poétique, la presse impose de repenser certains canevas narratifs. Sans oublier que l’espace journalistique et littéraire est régulièrement et parallèlement habité par les mêmes personnes. On pense à Balzac, qui fait paraître dans la Revue des Deux Mondes en septembre 1831 « Une nouvelle scène de la vie privée : le rendez-vous » ou encore « Modeste mignon : scène de la vie privée » dans le Journal des débats politiques et littéraires en avril 184440.
CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre, op. cit., p. 20. PRÉVOST-PARADOL Lucien-Anatole, « Lettre à un ami (7 juin 1870) », reproduite dans le Pall-Mall Gazette puis dans Le Figaro, n° 207, 26 juillet 1870, p. 3. 39 Commentaire (non signé) sur Murger au moment de sa mort, La Presse littéraire : écho de la littérature, des sciences et des arts, n° 3, 5 février 1861, p. 46. 40 Le roman fait partie de la série Scènes de la vie privée. 37
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2.2 Légitimité d’un corpus L’établissement d’un corpus de scènes ne va toutefois pas de soi, tant les récits qui le composent sont donnés en vrac et dispersés de part et d’autre des colonnes du journal, épars au milieu d’autres textes par ailleurs fort analogues. Le dépouillement des publications des années trente dévoile en effet un corpus inégal et à ce titre, probablement, volontairement laissé de côté. Tout s’y heurte : les « scènes maritimes », les « scènes historiques », les « scènes parisiennes », mais aussi les « esquisses contemporaines », les « anecdotes contemporaines », « les croquis de mœurs » ou encore les « mélanges et faits curieux ». Doit-on par suite considérer une production intrinsèquement éclatée ou faut-il la soumettre à l’épreuve d’un démembrement générique ? L’étiquette diverge mais la motivation converge. Ces différents récits ont tous en commun de prendre pour objet la banalité du quotidien et d’être livrés dans une forme brève ; tous partagent également une malléabilité à même de loger les idéaux esthétiques et discursifs de chaque auteur. Comment, dès lors, et pourquoi distinguer « la scène » ? À partir de quels critères la sélection doit-elle s’opérer ? Et qu’est-ce qui, surtout, assure sa légitimité ? La paternité du titre, d’abord, retient l’attention. Les auteurs, mais aussi les chroniqueurs et les directeurs de journaux ont perçu la nécessité de faire usage de la formule « scènes de », en amont du texte ou en tête d’une rubrique. Dans une démarche collective et certainement par l’entremise d’un effet boule de neige, des publications marginales ou tout simplement inclassables se sont reconnues et se sont greffées à un ensemble préexistant et en plein développement. Non seulement les journaux accueillent des morceaux de littérature sous ce titre – dont témoigne la liste exposée dans le corpus –, mais une entreprise de nomenclature se met également en place, puisque les rubriques et les sommaires empruntent l’intitulé. La cohérence du corpus est certes soutenue par la constance de la formule, mais elle ne peut toutefois se restreindre à l’ornement d’un titre. Elle engage à cet égard une esthétique spécifique, à la fois poétique, discursive et structurelle, invitant à considérer l’ensemble d’un point de vue générique, c’est-à-dire formé par un système de conventions, institutionnalisées par les auteurs, mais aussi, et surtout, par le support qu’est le journal. Les « scènes de » conjuguent d’une part des thématiques analogues – des saisies sur le vif d’un quotidien banal : un extrait de conversation, une discussion de comptoir, une description d’intérieur, un itinéraire au théâtre –,
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et, d’autre part, des modalités structurelles récurrentes, la forme brève et dialoguée étant en général convoquée. Si le titre, la forme et le sujet constituent à eux trois un passe-droit suffisant – et rassurant – pour identifier un corpus jusqu’ici peu exploré, il faut cependant mentionner encore un trait distinctif et fondamental pour l’étude de ce dernier, quoique fâcheux pour l’entreprise herméneutique du critique. L’une des caractéristiques principales de la scène, telle qu’elle émerge dans la presse mais aussi telle qu’elle sera réinvestie par la suite dans d’autres espaces, est l’instabilité. Employant un ton le plus souvent comique, dans la veine de la caricature, elle se teinte parfois d’une couleur morale et s’inscrit dans un registre davantage sérieux, voire pédagogue ; la scène fait rire, critique, dénonce, ridiculise, mais aussi émeut et instruit. À ce titre, elle s’adresse non seulement à un vaste lectorat – des lecteurs friands d’anecdotes grivoises aux jeunes filles en maison d’éducation –, mais elle revêt également un ancrage sociologique varié, de la bourgeoisie aux classes populaires. Il faut néanmoins dépasser l’embarras de la diversité et accepter la singularité inhérente à la scène. Flexible et plastique, elle fonctionne moins comme moteur que comme support, brouillant volontairement les frontières. Elle constitue ainsi indifféremment l’armature d’un texte de poésie, de prose ou encore de théâtre ; la distinction générique étant d’ailleurs moindre dans l’espace du journal, puisque celui-ci confond et contamine la fiction narrative et théâtrale pour produire une forme qui lui est propre. L’aspect polymorphe de la scène invite par conséquent à repenser un certain processus de codification. Plus précisément, il faut refuser de considérer l’absence de conformité à un genre comme un seul signe d’hérétisme afin d’envisager, peut-être, la formation d’un autre genre, dont les conventions seraient moins strictes. Que faire, par exemple, des scènes dialoguées et théâtralisées dont l’intitulé scénique pourtant manque ? ou, à l’inverse, des récits fortement narrativisés qui, eux, sont chapeautés par l’étiquette « scènes contemporaines » ou « scènes de la vie réelle » ? Si la nomenclature n’apparaît pas toujours, surtout durant le premier quart du siècle, la presse accueille toutefois de nombreux textes qui en empruntent toutes les marques, de sorte qu’elle institue petit à petit de nouveaux codes. 2.3 Expérimentation d’une écriture scénique : le cas de La Caricature La Caricature, le Satan ou encore La Silhouette font paraître des textes singulièrement marginaux : ni nouvelle, ni roman, ni pièce de théâtre, ni
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poème. « L’artiste et l’épicier », signé Eugène Morisseau41 et publié dans La Caricature du 9 décembre 1830, sature l’espace en juxtaposant les dialogues et les didascalies tout en refusant les alinéas propres aux attributions de paroles : – L’ÉP. : […] V’là la rue Nicaise ! C’te p’tite rue là, c’est là que vous autres, les Anglais, vous avez voulu faire sauter l’Empereur, vous… avec votre machine infernale… que c’est son cocher, qu’avait bu, qui l’a sauvé. – L’ÉT. : Oh ! yes ! – L’ÉP. : Vous l’saviez donc ? – L’ÉT. : Oh ! no ! – L’ÉP. : Eh ben ! alors, pourquoi dites-vous, oh ! yes ! puisque vous ne le saviez pas… V’là l’passage Delorme, v’là un joli passage, et bien commode pour aller aux Tuileries… qu’on évite les crottes… en avez-vous un chez vous de passage Delorme pour aller aux Tuileries ?… – L’ÉT. : Oh ! yes !… – L’ÉP. : Ah ! vous en avez un aussi… Eh ben ! on a bien fait, ça vous manquait… Nous v’là à SaintRoch !… C’est là que Bonaparte, encore enfant, tirait sur le peuple… – L’ÉT. : Oh ! no ! – L’ÉP. : J’vous dis que si… N’dites donc pas ça puisque c’est avéré par les livres… Tenez, voyez-vous les réverbères là-bas, les deux… C’est là votre résidence, vous voyez… voyez-vous ? – L’ÉT. : Oh ! no ! – L’ÉP. : Vous n’y voyez donc pas… là-bas… Eh ben ! puisque je suis en train, il ne m’en coûtera pas plus… Dites donc ?… Votre pays ?… Est-ce aussi grand qu’ici ? – L’ÉT. : Oh ! yes ! – L’ÉP. : Oh non ! puisque c’est une île… Dites donc ?… Y a-t-il beaucoup d’épiciers ?… – L’ÉT. : Boco… – L’ÉP. : Vous voulez dire beaucoup… – Ah ! beaucoup. C’est pour cela que l’commerce va si mal ici ?… Il y en a de trop dans toutes les parties… Nous v’là arrivés, vous allez frapper, on vous ouvrira. – L’ÉT. : Oh ! no ! – L’ÉP. : Eh bien ! si ça vous répugne… j’vas frapper… Allons, adieu… portez-vous bien… – L’ÉT. (quittant son faux accent :) – ADIEU… ÉPICIER. – L’ÉP. (interdit :) Ah ! c’est joli… (long-temps après :) Adieu, faux Anglais!42
Cette rencontre paroxymale enlise cette scène de conversation dans une indétermination générique, tout en lui assurant dans le même temps une identité, aussi excentrique soit-elle, en raison de son format et de son cadre. L’échange verbal entre un étranger, qui demande son chemin pour l’hôtel Meurice dans un français approximatif, et l’épicier commence par un quiproquo quant au lieu de destination et se termine par une chute – le « faux anglais » est démasqué après les vaines (et comiques) explications 41 L’attribution des textes signés Eugène Morisseau est problématique puisqu’il s’agit d’un pseudonyme collectif utilisé dans La Caricature, employé notamment et tour à tour par Balzac, Monnier ou encore Audibert. Si Philibert Audebrand attribue le texte à Balzac dans la Gazette de Paris le 8 novembre 1857, d’autres l’affectent en revanche à Monnier. 42 « L’artiste et l’épicier » (signé Eugène Morisseau), La Caricature politique, morale, religieuse, littéraire et scénique, n° 6, 9 décembre 1830, p. 47-48.
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du commerçant, ce dernier ayant quitté son accent factice –, suivie d’un « adieu », délimitant les contours de la rencontre entre les deux protagonistes. Il faut dans cette perspective rappeler que si le terme « scène » est originellement affilié au domaine théâtral, comme désignation de lieu ou comme division d’une pièce, il est au début du XIXe siècle importé et réactivé dans d’autres pratiques littéraires, principalement narratives, et dans de nombreuses rubriques journalistiques, abandonnant parfois ses caractéristiques principales au profit d’un genre plus éclaté. Polymorphe, la scène s’exprime de façon aussi variée que disparate, ne gardant que les traces de ses premières manifestations : un dialogue, une didascalie, une rupture, à défaut d’un titre qui, en sus, chapeauterait l’ensemble de ces modalités. Pour autant, et dans le même temps, la scène partage avec le théâtre une identité, centrée autour de la notion de jeu. L’écriture d’une conversation entre un épicier et un étranger revient à mettre en présence, sur scène, des personnages. Autrement dit, il s’agit de faire interagir dans un espace spatialement délimité une scène de la vie quotidienne, en lui accordant une existence à la fois auditive et visuelle. Loin de signaler pourtant l’errance ou l’indécision, cette pratique hétérogène témoigne davantage d’une expérimentation inédite de l’espace laboratoire qu’est la presse. Le cas de La Caricature, accueillant régulièrement ces récits divagants auxquels participe notamment Balzac, sert ainsi de point de départ à une réflexion moins sur un éventuel genre (hermétique) de la scène que sur la pratique bigarrée à laquelle elle est soumise dans la presse des années 1830-1850. Créé par le dessinateur Charles Philippon en novembre 1830, l’hebdomadaire satirique est complété par le sous-titre morale, religieuse, littéraire et scénique43. « Littéraire et scénique », le duo reconfigure d’emblée celui que l’on rencontre plus souvent sous l’appellation « littérature et théâtre » ou « littérature et spectacle », à l’instar de La Tribune dramatique : revue théâtrale, artistique, littéraire et des modes ou encore de Le Monde artiste : théâtre, musique, Beaux-Arts, littérature. En sus d’un rapport au strict domaine théâtral, le mot « scénique » renvoie plus généralement à tout ce qui a trait à la mise en scène ou à la transposition dramatique ; un texte – ou une situation – a une valeur scénique dès lors qu’elle lui emprunte certaines de ses modalités ; on parle de jeux ou de styles scéniques, mais encore 43 Dès ses débuts, le sous-titre varie d’une fois à l’autre : si le numéro du 25 novembre 1830 est intitulé La Caricature politique, morale, religieuse, littéraire et scénique, celui du 4 décembre de la même année supprime quant à lui le premier domaine pour La Caricature morale, religieuse, littéraire et scénique.
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d’effets ou de formes scéniques44, laissant apparaître des ramifications opérantes entre différents domaines – journalistique, littéraire, dramatique et pictural – qui se construisent et se tissent durant cette première moitié du siècle. Si l’hebdomadaire se teinte, après 1830, d’une vive couleur politique – raison pour laquelle il est souvent étudié par la critique – la première année d’existence du journal humoristique invite quant à elle à une réflexion sur les formes, à la fois littéraires et journalistiques si tant est qu’il faut encore les distinguer. Sur les quatre pages qui le composent, les articles proposés dans les premiers numéros consistent presque exclusivement en des dialogues, des physiologies, des textes concis ou encore des études de mœurs, auxquels participent Audibert, Monnier ou encore, et surtout, Balzac. Le rapport de ce dernier à La Caricature est toutefois singulier : s’il y contribue dès sa création45, par la rédaction du prospectus d’une part et par la publication de quelques textes d’autre part (entre 1830 et 1833), il ne signe jamais en son nom, en raison, peut-être, de la nature politique du journal ou de ses débuts tâtonnants ; il a alors trente et un ans et commence à peine à faire éditer ses Scènes. Les pseudonymes qu’il utilise – Henri B., Eugène Morisseau ou encore Alfred Coudreux – sont en outre convoqués par d’autres écrivains, notamment par Auguste Audibert avec qui il collabore étroitement, brouillant parfois les pistes. Bruce Tolley a fourni une étude très détaillée quant à l’attribution des textes publiés dans La Caricature. Sans y revenir, puisque la question de l’auteur est ici subsidiaire vis-à-vis de celle de la poétique du récit, il faut seulement rappeler que, si la participation de Balzac est sujette à caution à partir de janvier 1831, elle est en revanche admise aux débuts du journal, principalement durant l’année 183046. 44 LITTRÉ Émile, « Scénique », in : Dictionnaire de la langue française, Paris, Librairie Hachette, tome 4, 1874, p. 1852. 45 La participation de Balzac a parfois été mise en doute. C’est Armand Dutacq qui, en 1852, a affirmé que les récits publiés sous les pseudonymes Henri B., Alfred Coudreux, Alex de B. ou encore Eugène Morisseau étaient de la main de Balzac. S’il est possible que certains articles lui aient été attribués à tort, il n’en demeure pas moins que l’écrivain a bel et bien collaboré au journal, dans la mesure où certains des textes signés sous l’un de ces pseudonymes sont ensuite repris dans ses romans. 46 Tolley explique à ce propos : « quand Philipon fonde La Caricature, c’est Audibert qui en est nommé rédacteur en chef, mais il est tellement occupé par La Silhouette, pour laquelle il écrit la plupart des articles, qu’il ne peut pas faire face à ses obligations. Il est donc remplacé par Balzac qui se retire en décembre [1830] quand La Silhouette cesse de paraître [2 janvier 1831], et qu’Audibert est libre. Celui-ci prend les mêmes pseudonymes que Balzac pour que personne ne se rendre compte du changement, et c’est seulement quand L. Derville lui succède, en mai 1832, qu’on cesse de les utiliser d’une manière
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Alors que certains des récits sont réactualisés plus tard par l’écrivain – « Les voisins » (4 novembre 1830) et « La consultation » (11 novembre 1830) dans Petites misères de la vie conjugale ou encore « La dernière revue de Napoléon » (25 novembre 1830) dans La Femme de trente ans47 –, d’autres semblent en revanche avoir été spécifiquement pensés pour une parution dans la presse, comme « Le garçon de bureau » (25 novembre 1830) ou « Comme quoi des douaniers se lassèrent de prendre des vessies pour… un enfant » (6 janvier 1831). S’ils ne sont pas formellement adjoints de l’étiquette « scènes de », ces deux récits en empruntent en revanche les codes. Souvent élagués sur à peine deux colonnes, ces textes brefs relatent, en privilégiant le dialogue ou en préservant dans tous les cas une trace d’oralité, un fait du quotidien ou une anecdote. Rompant volontairement avec les longueurs romanesques, l’écriture devient alors scénique, à l’image du texte du 6 janvier 1831 intitulé « Comme quoi des douaniers se lassèrent de prendre des vessies pour… un enfant » et signé Alfred Coudreux (Balzac ou Audibert) : À la barrière de Ramponeau, ils étaient quatre douaniers, aimables, facétieux et habillés de vert, comme sont tous les douaniers et commis d’octroi, par ordonnance du 16 avril dernier. Nonchalamment assis sur quatre bornes parallèles, les douaniers devisaient et s’entrenarraient leurs exploits. L’un d’eux, qui lisait le Constitutionnel le quatrième jour après sa publication, donnait les nouvelles politiques. – Et les douaniers admiraient la faconde de M. Dupin. Passe une jeune fille, rose et blanche, avec des cheveux châtains s’échappant par boucles, d’un fichu rouge attaché négligemment sur sa tête. – Ses yeux noirs étaient timidement baissés. – Et quand le plus galant des autres douaniers lui adresse un compliment, la belle enfant rougit et double le pas48.
S’il s’accorde quelques factualités d’abord et une brève introduction narrative ensuite, le récit sous-titré « histoire véritable » arrête net tout épanchement au profit de la rupture et de la séquence. Les « et » qui cadencent le texte interrompent en effet le fil de l’histoire pour rendre compte d’une pensée ou d’un événement traversant. Par ailleurs, à chaque fois que la systématique ». TOLLEY Bruce, « Balzac et “La Caricature” », Revue d’histoire littéraire de la France, n° 1, janvier-mars 1961, p. 23-35, p. 33-34. 47 Ibid., p. 24-25. 48 « Comme quoi des douaniers se lassèrent de prendre des vessies pour… un enfant » (signé Alfred Coudreux : Balzac ou Audibert), La Caricature morale, religieuse, littéraire et scénique, n° 10, 6 janvier 1831, p. 73-74. La Silhouette, journal auquel collabore activement Audibert, ayant disparu le 2 janvier 1831, il est possible qu’Audibert ait repris sa place à La Caricature et ainsi libéré Balzac de ses obligations.
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description reprend le dessus, lorsque la jeune fille est dépeinte par exemple, un trait de séparation décourage immédiatement la tentative. De fait, le récit anecdotique traduit moins un épisode militaire qu’il ne transcrit, de manière nécessairement morcelée, les éléments constitutifs d’une scène : une voix, une pensée, un échange, une vision. « Le garçon de bureau », paru un peu moins de deux mois plus tôt, pousse quant à lui dans ses retranchements le procédé théâtral, en convoquant à la fois le dialogue et la didascalie, et en abandonnant la prééminence de la narration. Le récit, dont il est précisé entre parenthèses que « la scène est au Ministère des Finances », est précédé d’une véritable mise en scène : : Deux vieux garçons. – Ils sont petits, trapus, à figures en forme d’écumoires. – Ils conservent encore l’ancienne livrée du gouvernement-parjure. – On voit que ce sont de vieux domestiques qui ont été garçons de recette, valets de chambre, heiduques, et qui sont au Ministère depuis trente ans. Le plus ANCIEN a offert à l’AUTRE une prise de tabac. – Ils ont tous les deux déployé leurs mouchoirs à carreaux bleus et rouges. – Ils se regardent avant de se moucher. – Ils ont l’air de se défier l’un de l’autre ; mais ils guignent de l’œil en même temps, et alors : L’ANCIEN : – Hein ?… L’AUTRE : – Ça va-t-il ?… L’ancien : – Hé, hé !… L’autre : – Que dis-tu ?… L’ancien : – Rien !…49 PERSONNAGES
Pour autant, il ne s’agit pas seulement de la stricte copie du modèle théâtral, mais bien plus encore de la transposition – et de la reconduction – des modalités typiquement dramatiques au sein d’un espace narratif, pour lequel l’auteur emprunte « une écriture formellement théâtrale »50, explique Amélie Calderone dans son étude relative à cette dernière, Entre la scène et le livre. Formes dramatiques publiées dans la presse à l’époque romantique (1829-1851). La narration n’est à cet égard jamais tout à fait délaissée – « ils se regardent avant de se moucher » – mais sa stabilité est ébranlée par d’autres dispositifs, notamment par le dialogue. En plaçant les personnages dans une situation archétypale et en les inscrivant dans un cadre restreint, celle-ci s’adonne en outre à l’esthétique caractéristique des petites scènes de genre, cette peinture anecdotique qui 49 BALZAC (DE) Honoré, « Le garçon de bureau » (signé Alfred Coudreux), La Caricature politique, morale, religieuse, littéraire et scénique, n° 4, 25 novembre 1830, p. 25-26, p. 25. 50 CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre, op. cit., p. 231.
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esquisse ou ébauche avec célérité la banalité d’un fait ou d’une conversation. Le récit se poursuivant avec l’échange des deux protagonistes est en effet tronqué et inachevé, puisque capturé sur le vif : L’ancien (faisant une moue très-lippue) : – C’est pas encore un fameux !… (tout bas) i’ reconduit les solliciteurs jusqu’à la seconde porte… Moi je vous les traite !… tu sais… Tiens, faut tenir sa dignité !… si le gouvernement n’en a pas, est-ce une raison ?… Figure-toi ? Ils disent : j’ai l’honneur… au premier venu. Ils serrent la main à des gens auxquels tu n’offrirais pas seulement une prose de tabac… Ils crottent leur tapis…51
À la fois imagée (« figure-toi ») et théâtrale, la scène mime par un dialogue imparfait le dynamisme d’un échange saisi et retranscrit instantanément, trace « d’un geste libéré, mais ferme et assuré, gage d’expressivité et de puissance de caractérisation »52, dont le procédé est assumé par le discours direct, à la fois énergique et fugace, dont témoignent les points de suspension. L’effort de vélocité fait ainsi apparaître une tension entre la nécessité de rapidité appelée par la reproduction de la scène et la banalité inhérente à cette dernière, la redondance de l’échange ordinaire dont la progression est quasi nulle tranchant avec la vitesse – et l’effet de suspens qu’elle suscite – privilégiée par l’auteur. La nervosité de l’échange entre les deux personnages est de plus confirmée par un style télégraphique53 : les locutions sont souvent elliptiques et les tournures adverbiales. Si on peut encore parler d’une histoire, c’est uniquement de manière biaisée, car les informations auxquelles le lecteur a accès sont sans cesse rognées, dès lors que seuls des fragments lui sont livrés. À défaut d’un narrateur articulant en arrière-fond les fils entremêlés de l’histoire, c’est une simple scène qui est transcrite et exposée à la vue du lecteur – devenu spectateur. La prédilection pour la pratique scénique dans la presse participe par conséquent sans aucun doute à l’élasticité dont elle jouit. Le phénomène de contiguïté est tel que le titre n’est parfois même plus mentionné, tant il est évident. Parfois aussi simplement parce qu’il est innommable. Comment, somme toute, qualifier « ce rien sans nom », ce récit marginal débordant des structures existantes ? Lorsque Philarète Chasles publie dans L’Artiste « Scène de comédie », le 11 février 1844, il le fait précéder d’une missive adressée à Arsène Houssaye, rédacteur de la revue depuis 1843, dans 51
p. 26. 52 53
BALZAC (DE) Honoré, « Le garçon de bureau » (signé Alfred Coudreux), art. cité, CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre, op. cit., p. 230. Ibid., p. 232.
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laquelle il pointe du doigt l’instabilité du genre. « Vous me demandez, cher poète, un fragment de cette comédie, de ce roman, de cette parodie, de ce rien sans nom, que j’esquissais jadis, vers 1832 […], et qui ne sera oncques représentée sur aucun théâtre »54. Est-ce pourtant du simple théâtre à lire ? Non, évidemment, car il s’agit dans le même temps d’une « comédie », d’un « roman » et d’une « parodie », à savoir un espace brouillon propice aux expérimentations, à la suite desquelles le titre « scène » finit par s’imposer. Tout à la fois journalistique, dramatique, picturale et narrative, l’écriture scénique se reconnaît donc en vertu de son instabilité. Si aucun genre ni aucun registre ne sont tout à fait abandonnés, tous sont en revanche incomplets, jamais pleinement réalisés55. Cette porosité stylistique ouvre de fait la voie à une facture poétique, indubitablement façonnée par son support : celle de la saisie. Épinglée sur le vif, captée au travers d’une actualité qui passe, la scène happe un instant et le donne à voir en un seul regard. Les modalités de la presse d’une part – la séquentialisation générée par les colonnes d’abord et la concentration spatiale des informations ensuite – et l’organisation matérielle relative à son contenu d’autre part – la juxtaposition d’extraits de roman, de faits divers, de commentaires politiques – cultivent une poétique du rien et du tout. 3. LES TYPES DE JOURNAUX 3.1 Pratique des supports Il faut encore distinguer les quotidiens des revues et des hebdomadaires et se demander si la pratique de la scène diffère d’un support journalistique à un autre. Au moment où naissent la Revue de Paris (1829) et la Revue des Deux Mondes (1829) voient aussi le jour d’autres revues comme Le Voleur (1828), la Gazette littéraire (1829), La Caricature (1830), L’Artiste (1831) ou encore La France littéraire (1832). Parallèlement, plusieurs quotidiens littéraires occupent une place de premier choix pour héberger ces petits textes de la vie de tous les jours, comme Le Corsaire (1823), le Figaro (1826) ou encore La Presse (1836). Toutefois, il faut véritablement attendre la fin des années soixante pour que les quotidiens occupent pleinement l’espace médiatique et reconfigurent les mécanismes 54 CHASLES Philarète, « Scène de comédie : un an de gloire ou le grand homme », L’Artiste : Beaux-Arts et Belles-Lettres, tome 5, 11 février 1844, p. 90-92, p. 90. 55 CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre, op. cit., p. 230.
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du journal, on pense au Petit Journal (1863), à La Petite Presse (1866), au Gaulois (1868), au Figaro : supplément littéraire (1876), au Gil Blas (1879) et à L’Écho de Paris (1884). En tant que telle, force est de constater que la scène ne fait l’exclusivité ni d’un support – revue, hebdomadaire, quotidien – ni d’un registre – politique, littéraire, esthétique, et aussi provincial ou parisien, populaire ou bourgeois –, mais, au contraire, les traverse de part en part. Elle se découvre en effet durant la première moitié du siècle à la fois dans les revues nées entre 1828 et 1832, comme Le Voleur (1828), la Revue des Deux Mondes (1829), la Revue de Paris (1829), la Gazette littéraire (1829) ou encore La France littéraire (1832), et dans de nombreux quotidiens de la même période, dont on peut notamment signaler, en matière de scènes, le Journal des débats politiques et littéraires (1814), Le Corsaire (1823), le Figaro (1826), La Presse (1836) et, un peu plus tardif mais non moins intéressant pour les dispositifs scéniques, Le Gaulois (1868). Sans la restreindre, il faut toutefois observer une différence quant à la première distinction (support). Si la scène se lit tant dans les revues que dans les quotidiens, elle ne se présente toutefois pas sous la même forme et ne soulève pas les mêmes enjeux. D’un côté, la scène se transcrit ; de l’autre, elle s’écrit. Alors que la revue s’adonne volontiers à la publication d’extraits de récits scéniques existants, souvent à dessein de publicité, le quotidien voit quant à lui émerger des scènes inédites, car indépendantes de tout support livresque préexistant ou à venir : les textes, en principe brefs et anonymes, sont écrits pour l’espace spécifique du journal. La revue La Revue des Deux Mondes, par exemple, publie selon une pratique courante de (longs) extraits de romans avant leur parution en volume, à l’instar des Scènes de la vie orientale de Nerval ou des Scènes de la vie mexicaine de Ferry. De son côté, la Gazette littéraire annonce la publication prochaine de Cornélie de Valville ou quelques scènes de la vie de Madame de Vogt et Scènes populaires de Monnier. Quant à La France littéraire, elle présente quelques récits scéniques, comme le recueil de mélanges de Walsh intitulé Scènes contemporaines56, Scènes de la vie 56 Ce type de volumes, composé de « mélanges » tel qu’indiqué dans l’en-tête du titre (Mélanges, feuilletons politiques et littéraires : scènes contemporaines), est intéressant vis-à-vis du corpus qui se forme au début du siècle, et plus particulièrement du genre de la scène qui fera l’objet d’une analyse dans le chapitre VIII « Littérature de genre ». Dans cette perspective, il faut encore retenir que Walsh signe la préface « vieux conteur », un
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maritime d’Auguste Jal ou encore L’Atelier d’un peintre : scènes de la vie privée de Marceline Desbordes-Valmore. Par conséquent, la revue s’attache dans la première moitié du siècle à dresser un panorama du monde littéraire au sein duquel le lecteur peut naviguer, recensant « des extraits d’ouvrages encore inédits, des jugements rapides et détaillés sur des productions récentes, des observations scientifiques sur les curiosités de nouvelle date »57. Si elle se limite bien souvent à retranscrire des textes existants, elle met toutefois déjà en branle une certaine pratique conduite par ses trois colonnes qui rythment la revue : celle du morcelé et du fragmentaire. Il faut cependant attendre la seconde moitié du siècle pour que des récits scéniques autonomes, écrits pour la presse, s’imposent dans l’espace spécifique de la revue. Les Annales politiques et littéraires notamment, fondées par Jules et Adolphe Brisson en 1883, verra l’apparition d’une rubrique spécifique intitulée « Scènes de la vie réelle »58. En d’autres termes, si la revue accueille déjà vers 1830 quelques scènes, celles-ci mutent dans le temps et dans la pratique, en raison, probablement, de l’influence des quotidiens d’une part et du succès rencontré par les romans scéniques à partir du milieu du siècle d’autre part. Le quotidien En revanche, les quotidiens accueillent plus rapidement des productions scéniques autonomes. C’est le cas notamment du Corsaire, sous-titré journal des spectacles, de la littérature, des arts, des mœurs et des modes, auquel participent par ailleurs plusieurs auteurs de scènes, comme Louis Reybaud ou Henry Murger. Le 18 mars 1830 paraît par exemple un texte bref et anonyme, « Deux débuts parlementaires », avec dans l’en-tête l’inscription « scènes contemporaines », rapportant les échanges houleux au sein du salon du président du conseil59. Le récit est certes la simple transcription télégraphique d’une discussion entre députés dont il porte choix peu anodin dès lors que l’étiquette est régulièrement convoquée par les écrivains de scènes (« Conteur des temps moderne », chapitre VI « Mise en livre »). 57 « Gazette littéraire : revue française et étrangère de la littérature, des sciences, des Beaux-Arts, etc. » (présentation du journal), Revue française, n° 12, 1829, p. 308-309, p. 308. 58 Voir « “Scènes de la vie réelle” dans Les Annales : la rubrique-scène » au chapitre II « Au rythme du journal ». 59 « Deux débuts parlementaires : scènes contemporaines », Le Corsaire : journal des spectacles, de la littérature, des arts, des mœurs et des modes, n° 2599, 18 mars 1830, p. 3.
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encore les marques d’oralité et de gestualité, s’apparentant ainsi à un fait divers politique comme le journal en produit tant, mais l’intitulé « scènes contemporaines » en amont lui accorde toutefois une autre portée, puisqu’il identifie et circonscrit un genre de texte, à même d’être reproduit, répété ou caricaturé. Les exemples sont nombreux : « Cacophonie : une scène à l’école » (13 mars 1828), « Le mouchard et le fromage : scène populaire » (21 mars 1830), « Les nouveaux chauffeurs : scène historique » (16 mai 1830), « Scènes d’intérieur au château de Lulworth » (20 septembre 1830) et « Scènes de juillet » (28 septembre 1830), sans compter les « Scènes parlementaires » qui rythment quasi quotidiennement le journal. Ces récits d’actualité ont en commun l’anonymat d’une part et un canevas esthétique d’autre part, dès lors qu’ils se découpent par tranches : on représente « une scène à l’école » ou une « scène populaire ». Tous partagent les mêmes aspirations (la brièveté et la spontanéité du fait rapporté) et les mêmes exigences formelles (le morcellement), à l’image des deux textes « Cacophonie : une scène à l’école » et « Le mouchard et le fromage : scène populaire » qui exacerbent des tics de ponctuation, de sorte à créer un rythme rompu. De plus, et en raison de ses modalités d’expression, la scène s’apparente, dans l’espace du quotidien et à l’inverse de celui de la revue, à la chronique puisqu’elle diffuse par ce biais des événements récents ou des situations – souvent cocasses – de la vie de tous les jours. Autrement dit, parce que sa forme répond parfaitement aux contraintes de l’immédiateté, elle devient le support idéal d’une pratique à la fois journalistique et littéraire.
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60 « Cacophonie : une scène à l’école », Le Corsaire : journal des spectacles, de la littérature, des arts, des mœurs et des modes, n° 1773, 13 mars 1828, p. 3. Source : gallica.bnf. fr / BnF. 61 « Le mouchard et le fromage : scène populaire », Le Corsaire : journal des spectacles, de la littérature, des arts, des mœurs et des modes, n° 2602, 21 mars 1830, p. 2-3, p. 2. Source : gallica.bnf.fr / BnF.
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3.2 La petite presse et ses « émoustilleurs » Outre la distinction entre les deux grandes modalités de la presse, le quotidien et la revue, il faut encore déplier dans le panorama médiatique les nombreux périodiques spécialisés qui ne cessent de se développer sous l’effigie de « petite presse » dès le début du siècle, avec le Figaro (1826) notamment62, et qui offrent aux scènes une place décisive : journaux familiaux, moraux, satiriques, comiques ou encore humoristiques. Paria de celle qu’on nomme « la grande presse », dont le contenu est avant tout politique et le format légendaire, ces productions, davantage populaires et caricaturales, mettent un point d’honneur à dessiner les contours (risibles) de la société. Dans la veine de la littérature dite « panoramique »63, selon la qualification de Walter Benjamin, à savoir ces volumes « faits d’une série d’esquisses dont le revêtement anecdotique correspond aux figures plastiques situées au premier plan des panoramas »64, la petite presse poursuit le dessein de faire « le compte rendu de la vie parisienne, en même temps qu’une satire sociale qui s’attache à la description des mœurs »65, pour reprendre les termes de Jean-Didier Wagneur. Cancans, charges, parodies ou encore caricatures constituent les matériaux privilégiés pour exploiter la vie quotidienne, à laquelle s’adonnent volontiers Le Tintamarre, le Figaro ou encore le Charivari, dont il faut citer quelques exemples avant d’interroger plus avant le rôle et les enjeux de cette catégorie de journaux. Afin de rendre compte au mieux d’un fait ridicule, non pas dans ce qu’il a d’éternel et d’immuable, mais, au contraire, dans ce qu’il a de purement factuel et cocasse, la forme brève est la plus prisée, à l’image de cette scénette de l’écrivain Charles Leroy extraite de la série « Scènes de la vie parisienne » publiée dans l’hebdomadaire satirique Le Tintamarre en 1874 : SCÈNES DE LA VIE PARISIENNE
Le monsieur qui se rappelle… – C’est étonnant comme les gens qui ont passé leur vie dans un métier ont la rage, quoi que vous leur disiez, de toujours venir vous parler de ce qu’ils faisaient autrefois ! 62 VAILLANT Alain, VÉRILHAC Yoan, éds, Vie de bohème et petite presse au XIXe siècle, op. cit., p. 11. 63 BENJAMIN Walter, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme [1969], Paris, Payot, 1982, p. 55. 64 Ibid. 65 WAGNEUR Jean-Didier, « La place de la littérature dans l’univers des journaux », article publié sur Gallica dans le dossier « Les écrivains et la presse » le 22 janvier 2018. https://gallica.bnf.fr/blog/22012018/la-place-de-la-litterature-dans-lunivers-des-journaux.
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– C’est pourtant vrai ! ce sont des gens bien insupportables ; ainsi, moi, du temps de Louis-Philippe, en 32, il y avait un soldat de ma compagnie… – À propos, vous déjeunez avec moi ? – Volontiers. Il y avait un soldat… – Diable ! je crois que nous aurons de l’eau, si je prenais mon parapluie ? – Vous avez raison ; ça me rappelle qu’un jour en changeant de garnison… – Nous allons prendre une voiture, car d’ici chez Brébant… ! – C’est en 32 que je vous aurais ri au nez à propos de voiture, j’avais des jambes !… le colonel me disait toujours… – Ah ! j’oubliais, avez-vous vu l’Exposition des insectes ? – Oui, oui, j’y suis allé avec ma femme (mariage Delorme), j’ai rencontré là un garçon qui était lieutenant à la 3e du second de… – Eh bien ! filons66.
Quant au Figaro, il s’impose comme l’« une des références de la petite presse généraliste fortement orientée sur les mœurs parisiennes »67 et françaises, dans lequel se lisent les anecdotes de la vie quotidienne, comme « scènes de la vie de province » : Ce qui se passe au contrôle de l’Odéon. SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE I LE CONTRÔLEUR, à un monsieur qui est entré sans
donner de carton. – Monsieur, monsieur ! où allez-vous ! LE MONSIEUR, surpris. – Au parterre, parbleu ! LE CONTRÔLEUR. – Votre billet ? LE MONSIEUR, de plus en plus surpris. – Je n’en ai pas. LE CONTRÔLEUR. – Alors où allez-vous ? LE MONSIEUR, impatienté. – Je vous l’ai déjà dit, au parterre. LE CONTRÔLEUR, les bras aspirant à la terre. – Sans billet ! LE MONSIEUR, posant la main sur son cœur. – Monsieur, voilà quinze ans que je viens ici ; on n’a jamais eu l’indiscrétion de me faire une pareille demande. LE CONTRÔLEUR. – C’est possible, monsieur, mais la nouvelle administration est décidée à changer cet ordre de choses. LE MONSIEUR. – Alors je m’en vais ; mais si vous voulez qu’on paie, effacez donc de votre façade le mot ODÉON, le public sera averti68. 66 LEROY Charles, « Scènes de la vie parisienne », Le Tintamarre : hebdomadaire, satirique et financier, 1er novembre 1874, p. 1-2, p. 1. 67 WAGNEUR Jean-Didier, « La place de la littérature dans l’univers des journaux », art. cité. 68 « Ce qui se passe au contrôle de l’Odéon : scènes de la vie de province », Figaro, n° 515, 22 janvier 1860, p. 6 (extrait).
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Le grossissement des traits exploité dans ces deux scénettes, permettant de distinguer un type de situation immédiatement reconnaissable, s’apparente à la pratique de la caricature qui se développe en parallèle. Le fragment, privilégié au discontinu, confère à la scène une forme d’autarcie, un tableau dans lequel le lecteur peut aisément se reconnaître ou identifier un tiers, formant un panorama des ridicules contemporains. Le topos de la scène, au travers la locution « scènes de » – scène de dispute, scène de bal, scène de café ou encore scène de famille –, est par ailleurs suffisamment établi dans l’imaginaire collectif pour se voir détourné : « les traits fondamentalement hyperboliques des petites feuilles permettent de repérer aisément des caractéristiques stables susceptibles d’être reconnues ailleurs »69. À la lumière de ces deux textes, emblématiques d’une appréhension de l’écriture scénique, la petite presse se donne ainsi comme un réservoir idéal d’archétypes70. Véritable vivier drolatique, elle accueille en outre une importante diversité de formes satiriques, puisque le lecteur accède à une dimension à la fois sonore, visuelle et graphique. Ainsi, L’Enfant lyrique du Carnaval produit en 1818 une « petite scène comique » intitulée « Le combat des montagnes », qui fait entendre les voix d’« un bossu railleur, un homme qui sort du bal déguisé en Polichinelle, un commissionnaire qui porte une hotte, et une poissarde grosse à pleine ceinture qui sort du Jardin Beaujon »71, dont la drôle de rencontre est encore chantée sous des airs de vaudeville. Le 25 août 1839, La Caricature reçoit de son côté un texte dialogué de Gautier intitulé « Le portrait de Mme Jabulot : scène comique ». L’historiette met en scène sur le palier d’un septième étage, devant la porte du peintre Henri, un mari, M. Jabulot, « bourgeois cramoisi, en redingote raisin de Corinthe exorbitant, pantalon eau du Nil plombé, breloques d’aventurine [et] souliers à bouffettes », qui fait son entrée « haletant comme un hippopotame à sec »72. Ce dernier se rend chez l’artiste dans son atelier bohème, capharnaüm qui fait « boum, boum, ouah, ouah », pour quémander un portrait de sa femme, Fifine, en raccourci, sans que celle-ci n’ait à poser. CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre, op. cit., p. 230. Ibid. 71 MONTIGNAC (DE) M., « Le combat des montagnes : petite scène comique », L’Enfant lyrique du Carnaval : choix des meilleures chansons joyeuses, anciennes, moderne et inédites, 1818, p. 208-212, p. 208. 72 GAUTIER Théophile, « Le portrait de Mme Jabulot : scène comique », La Caricature : revue morale, judiciaire, littéraire, artistique, fashionable et scénique, n° 43, 25 août 1839, p. 2-5, p. 2. 69 70
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Aux traits d’esprit et boutades en tout genre se joint encore le plus souvent l’image. Entre le 12 et le 14 avril 1852, Le Charivari fait par exemple paraître une série de trois pièces numérotées d’Honoré Daumier intitulée « Scènes parisiennes », représentant une scène de café (« Garçon, votre bière… n’est pas bonne… »), une scène d’atelier (« L’artiste, voilà qui est terminé !… ») et une scène de rue (« Je vous arrête, mauvais sujet… »). La pratique est courante chez le lithographe. Il soumet en effet aux journaux satiriques plusieurs séries de scènes comiques, notamment une seconde livraison de « Scènes parisiennes », mais aussi « Scènes familières », « Scènes conjugales » ou encore « Scènes de la vie de province » qui toutes grossissent les traits des situations contemporaines. Le Charivari est certainement le journal le plus prolifique en la matière – on compte près de mille quarante-neuf planches de Daumier dans la collection de Champfleury73 –, mais le milieu du siècle connaît un goût certain pour ce type de production, en témoigne la drolatique « scène d’intérieur » de Randon, intitulée « La ratatouille de Ratapoil ou les cuisiniers désunis », publiée dans Le Journal pour rire le 7 novembre 1851 et illustrant un débat entre trois personnages devant une « marmite électorale », poule et oie pendouillant dans les mains, et les nombreux dessins de La Caricature, qui n’hésite pas à se moquer d’elle-même, à l’image de celle intitulée « Il y a pourtant des gens qui ressemblent à ça », portraiturant deux benêts devant leur propre caricature74. La petite presse déploie ainsi un panorama de scènes humoristiques, parodies de la vie parisienne et provinciale dans la veine des recueils Le Diable à Paris et Les Français peints par eux-mêmes. Si le lectorat est d’abord bourgeois – au moment de sa création La Caricature coûte 52 francs par année, une dépense seule permise à une population aisée –, ce dernier se démocratise en même temps que les scènes prolifèrent. En 1845, l’abonnement annuel baisse à 20 francs, une diminution du prix qui s’adapte à celui des concurrents, à l’instar du Gaulois (15 centimes) et du Voleur (10 centimes), faisant désormais du journal satirique un objet de consommation de masse.
73 EUDEL Paul, « Daumier, son œuvre : études, mœurs, types, etc. », Les Estampes de Champfleury (catalogue de la collection Champfleury), Paris, Léon Sapin, 1891, p. 11-29, p. 24. 74 DAUMIER Honoré, « Il y a pourtant des gens qui ressemblent à ça ! », série des Types parisiens, La Caricature provisoire, 16 juin 1839, p. 1.
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Loin de toujours faire l’unanimité, la petite presse est, en raison de sa nature (consommation de masse), au cœur des débats et les concurrents ne mâchent pas leurs mots lorsqu’il est question de dresser le portrait de ses auteurs : de pauvre espèce, de pasquins, de loustics, de rieurs quand même, d’engeance, de bouffons de société, de singes épileptiques, de saltimbanques de la littérature, de vieille courtisane, de perroquets de lettres, de tirailleurs du journalisme, de cohues de paillasses, de piailleurs, d’oisons bridés, de fourmilière, de caracoleurs de la petite presse, de farceurs, de chatouilleurs, d’émoustilleurs, d’écrivains de joie, de littérateurs de pasquinades, de débauchés intellectuels, de gens vivant sur un tréteau, de lâches flatteurs de mauvais instincts76.
Ces propos, rapportés dans L’Artiste lyonnais par le secrétaire de la rédaction qui revient sur le phénomène à Paris, soulignent cependant derrière la boutade une posture d’écriture singulière. « Émoustilleurs » ou « singes épileptiques », les auteurs sont « rieurs quand même » : entre actualité et caricature, faits divers et fiction, l’espace hybride de la petite presse confère une marge de manœuvre pour expérimenter une pratique d’écriture moderne. La petite presse devient alors le laboratoire des inventions littéraires, puisque 75 DAUMIER Honoré, « Scènes parisiennes », série de trois pièces numérotées, Le Charivari, n° 103-105, publication du 12 au 14 avril 1852. « – Garçon, votre bière de Bavière n’est pas bonne. – Vous m’étonnez, monsieur, nous la recevons directement de Louvain ! » ; « L’artiste. – Voilà qui est terminé ! Le bourgeois. – Ça me fait tout d’même un drôle d’effet, de me voir en terre ! » ; « – Je vous arrête, mauvais sujet, je parie que vous allez faire votre cour aux dames ! » Source : CCØ Paris Musées / Musée Carnavalet. 76 PARIS F., « La grande et la petite presse à Lyon », L’Artiste lyonnais : littérature, théâtre, Beaux-Arts, n° 11, 10 avril 1859, p. 1-2, p. 1.
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même si le parfum de dérision et d’insolente insouciance où elle baigne a une évidente portée contestataire, cette presse se veut non politique : se nourrissant essentiellement de l’actualité culturelle (le théâtre, la musique, les Beaux-Arts dont les professionnels sont souvent proches de la bohème) et des multiples aspects de la vie parisienne (les restaurants, le Boulevard, les milieux du spectacle et du journalisme, la mode, etc.), elle profite également de l’envol de l’industrie protéiforme du divertissement, qui fait alors de Paris, selon l’heureuse formule de Walter Benjamin, la « capitale du XIXe siècle »77.
Influencée par des sources multiples, principalement théâtrales, artistiques et culturelles, la petite presse jouit ainsi d’une plasticité symptomatique. Elle se caractérise surtout par son inhérente hybridité, raison principale de son intérêt pour l’étude de la scène. Non seulement elle accueille des formes génériques diverses, comme le poème, la nouvelle ou le théâtre, mais elle concède aussi une place de premier choix aux formes mixtes, telles que le croquis, la saynète, le monologue ou encore la parodie, « car, pressés par la concurrence que se font toutes ces feuilles, les petits journalistes poussent à ses limites l’écriture de presse »78. On observe que, si la formule lui est propre, elle n’est toutefois « pas sans influence sur l’évolution des genres littéraires classiques », dans la mesure où « le petit journal littéraire, satirique et théâtral est […] à l’origine d’une révolution dans l’écriture médiatique que les grands quotidiens considérés comme sérieux, mais aussi ennuyeux, perçoivent comme une menace et qu’ils tentent de s’approprier dès les années 1845 »79, précisent encore Vaillant et Vérilhac. En cela, les rédacteurs de la petite presse sont des outsiders, des révolutionnaires, rompant avec les codes de la grande presse. Jean-Didier Wagneur examine dans cette perspective la proximité entre le chiffonnier80 et le petit journalisme au prisme de l’ex-centricité, ce que, rappelle-t-il, Frédéric Soulié nomme dans le chapitre qui ouvre le cinquième tome du Nouveau tableau de Paris au XIXe siècle les « existences problématiques »81, autrement dit les à-côtés. À la grandiloquence on préfère la simplicité, à la grandeur le minuscule, à la création la répétition, et aux héros les petites 77 VAILLANT Alain, VÉRILHAC Yoan, éds, Vie de bohème et petite presse au XIXe siècle, op. cit., p. 11. 78 Ibid. 79 Ibid. 80 Voir aussi sur cette question l’ouvrage de COMPAGNON Antoine, Les Chiffonniers de Paris, Paris, Gallimard, 2017. 81 SOULIÉ Frédéric, « Les existences problématiques », Nouveau tableau de Paris au XIXe siècle, Paris, Ch. Béchet, tome 5, 1835, p. 1-61, cité par WAGNEUR Jean-Didier, « Les chiffonniers de la petite presse. Hottes et crochets médiatiques », Revue d’histoire littéraire de la France, n° 3, p. 547-558, p. 552.
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gens. La petite presse est par conséquent l’espace de l’amalgame et du recyclage. « Il existe dans Paris des artisans journalistes dont la plume est un crochet et dont le feuilleton est une hotte dans laquelle ils entassent précieusement toutes les ordures qu’on jette des magasins littéraires », écrit un rédacteur du Satan en 1843 et dont la formule est devenue célèbre. Ainsi, « chiffonniers et journalistes gagnent leur vie en collectant, en triant, en recyclant : les uns les ordures de Paris, les autres les mots, les récits, les images de la capitale »82, un procédé en mosaïque rappelant celui des recueils de mélanges, à la manière de ceux de Charles Joliet (Scènes et croquis de la vie parisienne, 1870) qui en revendiquent la qualification dans l’avant-propos et qui seront étudiés plus tard83. En raison du débit de production et de diffusion particulièrement contraignant84, les petits journalistes reproduisent en permanence les sujets, créant ainsi un genre médiatique. Pour ce faire, ils chinent dans les physiologies et les traités panoramiques, dans les journaux concurrents, dans les cafés et sur les boulevards. La reprise, la redondance, le lieu commun se présentent comme les matériaux essentiels à l’écriture de la trivialité, dont les clichés et les stéréotypes sont sans cesse réactivés. Plus encore, la scène se réclame comme une forme esthétique à même de reproduire une certaine médiocrité. On ne sera pas étonné de voir réapparaître les mêmes types, les mêmes situations et, bien souvent, les mêmes titres. Le phénomène dépasse par ailleurs les frontières strictes du journal, puisque, dans la seconde moitié du siècle, nombres d’articles parus dans la petite presse sont, à nouveau, recyclés dans l’espace du livre : Charles Joliet les rassemble dans Scènes et croquis de la vie parisienne (1870) et Alexandre Privat d’Anglemont dans Paris anecdote : les industries inconnues, la Childebert, les oiseaux de nuit, la villa des chiffonniers (1854). On note encore la récurrence de l’adjectif « petit » (Le Petit journal pour rire ou encore Le Petit parisien illustré), sur laquelle il s’agira de revenir, mais qui convoque déjà une forme spécifique, celle du minuscule et de la scénette, dont la miniaturisation matérielle appelle dans une certaine mesure à un effort de visibilité de l’ordinaire ; faire voir la triviale réalité au travers de clichés kaléidoscopiques. Dans cette perspective, Wagneur analyse l’épithète en précisant que le petit journal « adopte aussi 82 WAGNEUR Jean-Didier, « Les chiffonniers de la petite presse. Hottes et crochets médiatiques », art. cité, p. 553. 83 Voir « L’institution du roman scénique (Joliet) » au chapitre VI « Mise en livre ». 84 KALIFA Dominique, RÉGNIER Philippe, THÉRENTY Marie-Ève, VAILLANT Alain, éds, La Civilisation du journal, op. cit., p. 269.
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les attributs propres aux quotidiens : une vignette de titre historiée surmontant la une, un multicolonnage des articles et un rubricage récurrent »85, défendant une fois encore un effet mosaïque et une composition agençant des récits microscopiques. En outre, il n’y a pour le lecteur du XIXe siècle aucune ambiguïté, le « petit journal », la « petite presse », le « petit journalisme » convoquent toujours la presse littéraire ou satirique, en général illustrée, balisant un support privilégié par la scène86. Plus encore, les rédacteurs de la petite presse, ces « chiffonniers littéraires »87, ont inventé une langue, en même temps qu’ils ont inventé une nouvelle façon de décortiquer le réel. Économique tout d’abord, car producteurs du média journal, les petits journalistes en alimentent la collecte et le retraitement ; sociologique ensuite, puisqu’à l’image de la situation sociale des biffins, les « chiffonniers littéraires » offrent la physionomie d’un Lumpenproletariat médiatique ; anthropologique et poïétique surtout, car ces deux professions peuvent être décrites en termes de maraude, de tri et de transformation88.
Si cette dernière caractéristique a permis une révolution certes plus discrète que celle engagée par Girardin et son journal à quarante francs, il n’en demeure pas moins qu’elle a participé à façonner un nouvel horizon d’attente, adapté à un public de masse89. D’un point de vue tant stylistique que thématique, « les petits journaux ont inventé la langue, modelé les univers de référence et les codes d’un journalisme moderne, […] les sujets abordés comme leurs traitements souvent obliques, ainsi que les liens de connivence tissés avec le lectorat ont progressivement modifié la manière de rendre compte du réel »90. La Gazette littéraire (1829-1831), La Caricature (1830-1843), le Journal des anecdotes (1833-1835), Le Petit journal pour rire (1856-1094), Le Nain jaune (1863-1913) ou encore Le Petit parisien illustré (18891944) offrent ainsi un terrain fécond pour l’élaboration de « scènes », dans la mesure où ils ménagent un cadre idéal – en colonnade – au texte bref et dialogué. En outre, puisqu’elle est soumise à un contrôle nettement moins strict que sa concurrente, la petite presse accorde une liberté à la fois esthétique et poétique inédite et constitue de fait le creuset des 85 WAGNEUR Jean-Didier, « Les chiffonniers de la petite presse. Hottes et crochets médiatiques », art. cité, p. 551. 86 Ibid. 87 Ibid., p. 547. 88 Ibid. 89 Ibid. 90 Ibid.
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innovations91, selon le terme employé par Guillaume Pinson et Marie-Ève Thérenty dans la base de données Médias 19. C’est « là que se bricolent les microformes médiatiques », précise encore Wagneur qui invite à reconsidérer l’apport de la petite presse dans une perspective d’histoire littéraire, à défaut de la seule grande presse qui a jusqu’ici plus largement occupé la critique92. Monselet, notamment, a souligné la liberté propre au petit journal quant à l’inventivité formelle, qui a permis l’émergence de certaines formes originales, comme le poème en prose93. La petite presse se donne par conséquent comme un espace d’expérimentation et, partant, d’invention, érigeant le fragmentaire et le banal au rang d’une nouvelle modernité.
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Selon l’expression usitée dans la base de données bibliographiques en ligne Médias 19, dirigée par Guillaume Pinson et Marie-Ève Thérenty. http://petitepresse.medias19.org/ index.php/site/index. 92 On pense notamment aux travaux de Marie-Ève Thérenty et d’Alain Vaillant. 93 WAGNEUR Jean-Didier, « La place de la littérature dans l’univers des journaux », art. cité, se référant notamment à Monselet sur la question.
CHAPITRE II AU RYTHME DU JOURNAL
Avant d’étudier en détail les caractéristiques spécifiques de la scène, il faut d’abord dire son rapport à la mécanique du journal, en commençant par révéler un corpus aussi vaste que délaissé. Avec l’essor de la presse émerge en effet dans la médiasphère pléthore de textes reconnaissables par la redondance d’une étiquette : « scènes de famille », « scènes de ménage », « scènes d’atelier », « scènes de brasserie » ou encore « scènes de café » sont ainsi insérés dans les colonnes des périodiques, en principe de manière anonyme. Leur remarquable autonomie contrarie par conséquent de facto une éventuelle hypothèse du journal comme simple diffuseur, pour le considérer davantage comme créateur de scènes. Si les déclinaisons sont inépuisables, tant la presse contribue, par sa nature plastique, à multiplier les occasions, les scènes du quotidien – relatives à une actualité ordinaire – s’imposent avec plus de véhémence. Et pour cause, le journal développe dès 1830 une véritable poétique au jour le jour, instituant une prose moderne qui consiste à causer en écrivant. Celle-ci engage alors non seulement une démarche d’écriture particulière, puisqu’il faut dire vite dans un style télégraphique, mais revendique également une nature complexe, entre fait divers et fiction. Cette esthétique n’est par ailleurs pas étrangère à la rubrique des Échos qui recueille de manière éparse et instantanée des nouvelles à la main, dont il s’agira d’observer le comportement dans le Figaro et Le Gaulois. Loin de n’être qu’un vade-mecum pour la scène, les Échos se donnent au contraire comme un lieu idéal d’expérimentation et, surtout, d’institution, dès lors qu’ils font un usage quasi originel de l’étiquette « scènes de ». Le phénomène est tel qu’il se voit concrétisé à la fin du siècle dans Les Annales politiques et littéraires par une rubrique désormais spécifique : « Scènes de la vie réelle ». Le but de cette partie est ainsi de mettre en évidence la corrélation entre la poétique de la scène d’un côté et le fonctionnement contraignant du journal de l’autre, afin de montrer comment s’élabore une pratique scénique au rythme de ce dernier, d’un point de vue à la fois structurel (temporalité, sérialité) et stylistique (brièveté, oralité).
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1. LA SCÈNE ET LE PÉRIODIQUE AU DIAPASON 1.1 Coup de scènes, bonne pioche Le 27 novembre 1859, l’inventeur et journaliste Victor Pothier se munit d’une senne, sorte de filet de pêche à mailles fines, et la traîne sur les grèves sableuses des journaux. La pioche est excellente : « Scène de famille », « Scène du Casino Cadet », « Scène d’avant-scène », « Scène du salon », « Scène sur la seine », « Scène de ménage », « Scène du passage Jouffroy », « Scène de cabinet », « Scène d’atelier », « Scène comique » et « Scène de brasserie » sont happées pêle-mêle dans le tramail. Pothier les recueille, les agence et les livre au Tintamarre, un hebdomadaire de la petite presse satirique, sous le titre « Coup de senne ». COUP DE SENNE.
– – Le père : Voyons, Raphaël, tu vas avoir quatorze ans ; il faut te décider à choisir une profession. Dis-moi franchement ta vocation ? – Eh bien ! papa, je veux être marchand de verre cassé ! SCÈNE DU CASINO CADET. – Un vieux galantin : Voici le jour de l’an qui approche… je veux faire mes provisions d’avance. Demain, j’irai chez Terrier, rue Saint-Honoré… ses bonbons sont excellents. – L’ami du galantin : Moi, je préfère ceux de La Bretonnière. SCÈNE D’AVANT-SCÈNE. (Théâtre-Déjazet.) – Lolotte : Il est bien joli garçon, va ! – Est-ce encore un blond ? – Oh ! non. C’est un beau brun Van Dick. SCÈNE DU SALON (de coiffure.) – Un jeune gandin : C’est embêtant comme mes moustaches poussent lentement ! – Gibert : Patience, monsieur ! patience, ça viendra. La queue de notre chat est bien velue. SCÈNE SUR LA SEINE. (Au pont d’Asnières.) – Premier canotier : En voilà un nom, Cassegrain ! – Le patron : C’est des bêtes, ces gens-là ; on ne casse pas un grain, on l’écrase. SCÈNE DE MÉNAGE. – Madame Buvard, en colère : Est-il Dieu permis de rentrer si tard ! Il est deux heures du matin… Il pleut à verse… Monsieur Buvard, d’où venez-vous donc ? – Buvard, très ému : Nous avons cherché des logements. SCÈNE DU PASSAGE JOUFFROY. – L’oncle à son neveu : Comment, tu veux quitter ta place ! Tu as donc des motifs ?…. – Figurez-vous, mon oncle, que tous les correspondants, tous les clients de cette maison portent des noms dans ce numéro-là : SCÈNE DE FAMILLE.
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Bleichsteiner, Craëbaecke, Wolffschn, Pfünthausen, Stachusgarten, Bischoffsheim. (Historique.) SCÈNE DE CABINET. – M. Billion lisant la quatrième page d’un grand journal : Antigoutteux Genevoix. Huile pure de marrons d’Inde, etc. – Faire de l’huile avec des marrons ! Ces Suisses ont le diable au corps. SCÈNE D’ATELIER. – L’artiste : Oui, je suis réaliste. J’aime Courbet ; j’idolâtre Courbet. Pour moi, le plus grand peintre, c’est Courbet ; enfin, je voudrais être Courbet. – Le flâneur, allumant sa pipe : Tu le seras un jour… mais par l’âge. SCÈNE COMIQUE. – Arthur, seul : Je me marie demain ; il ne faut pas que ma femme puisse trouver aucune trace de mes fredaines de garçon. Brûlons tout : lettres d’amour, poulets parfumés… à brûler !… bouquets fanés, cheveux de toutes couleurs… à brûler !… Ce corset, oublié l’autre matin… à brûler !… – Quelle est cette boîte ?… Ciel !… Capsules de Motthes… à brûler ! SCÈNE DE BRASSERIE. – Gustave Mathieu : Dis donc, Fernand, les marchands de peaux sont dans l’anxiété. – Fernand : Je ne te comprends pââââs. – Ils sont inquiets de ce que la France et l’Espagne s’unissent pour taper le Maroc, parce qu’on verra tous les Marocains chagrinés. Victor Pothier1
Si l’homophonie est à la fois cocasse et laborieuse, elle signale toutefois en ce milieu de siècle une pratique journalistique fructueuse : la scène. Le coup de filet de Pothier empoche ces nombreux morceaux de littérature qui déferlent dans la presse, au point d’être identifiés sous une appellation systématique d’une part et en vertu d’un continuum esthétique d’autre part. Brèves, simplistes, banales et dialoguées, ces scènes de la vie contemporaine, qui portent à la mémoire les traces d’une époque – des célèbres rues Saint-Honoré et de La Bretonnière aux gélules avec lesquelles le pharmacien Mothes, dans les années trente, a fait fortune2 –, se distinguent des autres productions, en imposant des dictats tout empreints des procédés modernes du périodique. 1 POTHIER Victor, « Coup de senne », Le Tintamarre : critique de la réclame, satire des puffistes, 27 novembre 1859, p. 5-6. 2 En 1833, le pharmacien François Mothes crée une nouvelle forme de capsule, gélatineuse, qui permet de mieux absorber les substances qu’elle contient d’une part et d’éviter de sentir sur la langue le goût désagréable du médicament (notamment l’huile de foie de morue) d’autre part. Entrées dans l’imaginaire collectif, les capsules de Mothes sont devenues un nom commun et rappellent cette période durant laquelle on suçait les fameuses pastilles.
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Le type de scènes inventorié dans l’article de Pothier, des textes ou des conversations relatant une historiette avec un titre répété, semble si bien s’insérer dans les rainures du journal qu’il rend manifeste une pratique autonome. Certes, de nombreuses scènes sont réinvesties par la suite dans le volume ou dans le recueil – ce sera le cas avec Charles Joliet –, mais leur indépendance effective, à l’image de la liste exposée dans le « Coup de senne » du Tintamarre, amène à les envisager comme un genre à part entière, puisqu’elles engagent une structure, des thématiques et un style spécifiques. Non seulement la publication chez l’éditeur est plus tardive, à partir de 1855 environ, mais l’ampleur de la production scénique dans la presse, entre 1830 et 1860, est à cet égard révélatrice. 1.2 « Scènes de » ou la marque d’une indépendance générique « Nous avons quelques scènes d’intérieur, quelques anecdotes à raconter, nous aussi », écrit le journaliste Hippolyte Gautier dans La Gazette littéraire, « ce sera pour l’embellissement de nos prochaines colonnes »3. La scène se singularise comme pratique journalistique sui generis, aux côtés des chroniques et des annonces, des extraits de romans et de poèmes. Lorsque la Gazette des salons est annoncée et présentée dans La Presse en 1836, c’est bien un genre autonome qui se voit dégager de l’ensemble des différents registres : « chaque numéro de ce journal, paraissant une fois par semaine, avec un morceau de musique et une gravure de mode, se compose de 16 pages de texte inédit ; savoir : Scènes de la vie contemporaine, contes, pièces de vers, revues de théâtres et de modes »4. Quand bien même l’étiquette « scènes de » n’apparaît ensuite que très rarement dans ledit journal, un type de texte est quant à lui catalogué comme tel en amont, sous l’effigie de « scènes de la vie contemporaine ». Afin de saisir les contours d’une pratique qui se développe dans la première moitié du XIXe siècle et de comprendre le rôle fondamental que la presse a joué dans ses balbutiements, il est donc nécessaire de distinguer les scènes diffusées dans les journaux, souvent par extraits ou par séries, de celles rédigées et pensées pour le seul support journalistique. Si les 3 GAUTIER Hippolyte, « La rive droite et la rive gauche », à propos des journaux le Club et la Rive gauche, La Gazette littéraire, artistique et scientifique, n° 30, 26 novembre 1864, p. 302-304, p. 304. 4 « Gazette des salons : journal de musique, de littérature et de modes » (présentation du journal), La Presse, n° 82, 2 octobre 1836, p. 4.
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deux modalités ont rapidement tendance à se chevaucher, raison pour laquelle l’étude de l’une n’exclura jamais celle de l’autre, cette dernière catégorie est cependant symptomatique du genre de la scène, car les occurrences avant 1830 et hors de la médiasphère sont presque inexistantes. Dans l’hypothèse que la scène naît avec la nouvelle presse des années trente, son fonctionnement est alors à même de fournir des détails sur son élaboration, tant sur un plan idéologique que stylistique. Le hiatus opérant entre la constance de l’intitulé « scènes de » et l’hétérogénéité des variations amène par conséquent à poser la question du souffle de création : la scène trouve-t-elle simplement son compte dans la presse ou est-elle pensée par et pour cette dernière ? En d’autres termes, quelle place – spatiale d’abord, légitime ensuite – lui accorde-t-on ? Un dépouillement des différents journaux de la première moitié du siècle, entre 1830 et 1860 principalement, met en lumière une pratique d’écriture de la scène indépendante. Alors que l’expression est jusqu’ici réservée au monde théâtral, elle est récupérée et reconfigurée par le journal au moment de son éclosion. Dès lors, elle n’est plus seulement employée pour désigner un événement qui lui est extérieur – une scène de la leçon d’amour du dernier roman paru ou une scène de carnage lors des récents événements politiques –, mais elle sous-tend et caractérise un texte à part. À la fois titre, étiquette et marque, elle signale un type de récit : « Cacophonie : une scène à l’école », dans Le Corsaire, le 13 mars 1828. « Le persécuteur et le martyr : scène contemporaine », dans Diogène, le 3 septembre 1828. « Deux débuts parlementaires : scènes contemporaines », dans Le Corsaire, le 18 mars 1830. « Le mouchard et le fromage : scène populaire », dans Le Corsaire, le 21 mars 1830. « Scène d’intérieur au château de Lulworth », dans Le Corsaire, le 20 septembre 1830. « Scène de café », dans Le Corsaire, le 28 février 1831. « Scène de réception officielle », dans La Caricature, le 16 février 1832. « Une scène de jeu », dans Le Nouvel espion des jeux, le 2 août 1832. « Une scène de famille », dans la Revue limogienne, le 11 décembre 1834. « Scène de ménage », dans La Mode, le 5 avril 1835. « Scènes parisiennes », dans la Revue limogienne, le 28 mai 1835. « Scène de brigands au Mexique », dans La Tribune littéraire, en 1838. « L’attente : scène intime », dans La Mode, le 23 mars 1839. « L’art de dîner en voyage : scènes de la vie », dans La Gastronomie, le 5 janvier 1840. « Une soirée paradoxale : scènes de la vie artistique », dans Le Charivari, le 27 décembre 1840.
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« Les funérailles d’un brave : scène populaire contemporaine », dans La Mode, le 13 mars 1841. « Leçon d’éloquence : scène conjugale », dans La Mode, le 20 mars 1841. « Scènes vraies », dans L’Audience, le 17 mai 1841. « Le bon messager aux Tuileries : scènes de la vie intime », dans La Mode, le 27 novembre 1841. « Scènes parlementaires contemporaines », dans La Mode, le 2 avril 1842. « Scène de comédie : un an de gloire ou le grand homme », dans L’Artiste, le 11 février 1844. « Scènes de la vie d’étudiant », dans Le Tam-Tam, le 4 août 1844. « Scènes de la vie intime : Jaloux et Coquette », dans L’Argus, le 30 juin 1850. « Scènes de la vie privée », dans L’Éventail, le 6 juillet 1851. « Un nouveau restaurant : scènes de la vie parisienne », dans Le Journal pour rire, le 5 février 1853. « Un mari pris au piège : scène de la vie conjugale », dans Panthéon des femmes, en juillet 1854. « Scènes de la vie des Lorettes », dans Le Journal pour rire, le 25 novembre 1854. « Scènes de la vie dramatique », dans Figaro, du 8 au 15 avril 1855. « Scène d’intérieur », dans Figaro, le 21 octobre 1855. « Scène rutilante de la vie littéraire » dans Le Carillon de Paris, le 31 août 1856. « Scène d’intérieur d’un journal », dans Le Carillon de Paris, le 21 septembre 1856. « Le punch de Veuillot : scènes de la vie du Siècle », dans Le Tintamarre, le 6 juin 1858. « Scènes de la vie parisienne », dans La Semaine des familles, du 2 octobre au 6 novembre 1858. « Billionniana : scènes de la vie parisienne », dans Le Tintamarre, le 10 avril 1859. « Un dandy : scènes de la vie parisienne », dans La Croisée, le 21 janvier 1860. « Scènes de la vie de province », dans le Figaro, le 22 janvier 1860. « Scènes du jour : je tiens mon collabo », dans Le Tintamarre, le 14 avril 1861. « Petites scènes de la vie humaine », dans Le Journal amusant, le 20 avril 1861. « Une scène de la vie fantastique », dans le Figaro, le 20 juin 1861. « Scènes de la vie conjugale », dans Le Tintamarre, le 2 février 1862. « Comment s’écoule une édition : scènes de la vie de libraire », dans Figaro, le 18 février 1864. « Une rupture : scène de la vie mondaine », dans Revue des Deux Mondes, le 1er novembre 1868. « Scène conjugale », dans Le Gaulois, le 6 juin 1869.
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Si la liste n’est évidemment pas exhaustive5, elle met toutefois en évidence un phénomène caractéristique de la première moitié du siècle puisque la particularité de ce corpus est d’abord d’avoir été écrit exclusivement pour le journal, à défaut de n’en avoir fait que le mode de diffusion d’un texte préexistant comme pour le cas du récit-feuilleton. Ensuite, et surtout, il a contribué à multiplier les occasions : scènes historiques, scènes politiques, scènes criminelles, scènes sociales, scènes judiciaires, scènes de voyage, scènes domestiques ou encore scènes intimes saturent l’espace du périodique. Partant, et malgré l’hétérogénéité à laquelle est soumise la scène, une démarche de typification, qui s’inscrit dans un processus plus général de classification symptomatique du siècle, apparaît, dès lors que les nomenclatures empruntent aux divisions des physiologies d’un côté – de l’actualité (Physiologie de l’omnibus), sociales (Physiologie de la lorette), politiques (Physiologie de la poire) – et aux différentes causeries qui animent de l’autre le journal, elles aussi catégorisées de la sorte – « causerie sociale », « causerie politique », « causerie morale ». MarieÈve Thérenty a en outre montré que la macrostructure de La Comédie humaine, déclinée selon les intitulés « scènes de la vie privée », « scènes de la vie parisienne », « scènes de la vie paysanne », « scènes de la vie de province », « scènes de la vie miliaire » et « scènes de la vie politique », trouve un pendant dans les rubriques des journaux, car celles-ci proposent une division du monde similaire à celle de la somme balzacienne, « le journal [ayant] ses rubriques consacrées à la vie politique (le premier-Paris), la vie militaire (les correspondances de guerre), la vie de province (les bulletins des départements), les scènes de la vie privée et de la vie parisienne (la chronique parisienne) »6. 1.3 En « pâture quotidienne » Bien que les déclinaisons soient inépuisables, un type de catégories de scènes publiées dans la presse émerge toutefois avec plus de véhémence, celles ayant trait à la quotidienneté, réelle ou fictionnelle (politique, sociale, littéraire, intime ou encore judiciaire), qui s’attachent tant à traduire avec sérieux des débats parlementaires qu’à railler les objets ou événements contemporains (« scènes d’omnibus », « scènes de carnaval », « scènes de dispute »). De nature le plus souvent comique, elles 5
Voir le corpus de scènes publiées dans la presse en fin d’ouvrage. THÉRENTY Marie-Ève, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle, Paris, Seuil, 2007, p. 88-89. 6
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se distinguent en cela de l’actualité stricto sensu, dont le but est d’informer le lecteur des faits marquants du jour. Si actualité il y a en matière de scènes, c’est seulement sous le joug de l’ordinaire. Afin de comprendre le fonctionnement complexe des scènes écrites pour le périodique, il faut donc revenir sur un concept forgé en parallèle. Les années 1830 sont celles des premiers balbutiements durant lesquels on tâtonne et on teste une pratique d’écriture nouvelle : la quotidienneté. « Quel vilain mot ! »7 s’exclame à son égard le journaliste Félix Lacointa dans l’un de ses bulletins du mois. Malgré une réception parfois mitigée, comme le note en 1839 Pierre-Claude-Victor Boiste, cette « reproduction journalière d’un acte, d’une habitude, d’une publication »8 engage un type d’écriture au et du quotidien dont certains journaux revendiquent dans le titre même la périodicité, comme La Vie moderne : journalrevue hebdomadaire des hommes et des choses du jour (1859). Pour reprendre la métaphore d’un journaliste de La France littéraire en 1834, la presse quotidienne s’apparente en cela à une « plante éphémère qui éclôt le matin, s’épanouit dans toute sa beauté vers midi et se fane au tomber du jour »9. Il n’est dès lors pas étonnant que le débit soit démesuré, à l’instar des publications en masse proposées quotidiennement, voire de manière bi-journalière. Dans cette perspective, plusieurs espaces – souvent ponctuels – apparaissent dans les journaux dans le but de reproduire et de décortiquer ces faits du jour : échos, chroniques, nouvelles, faits divers. « Le journal vit […] objectivement : la politique au jour le jour sans visions prophétiques, ni synthèses du passé ; la littérature quotidienne, comme elle vient, les faits divers surtout. […] Un feuilleton corsé, à la bonne heure. Pâture quotidienne ! »10 Tels sont encore les propos de Monsieur Lordier, directeur de journal, adressé au défroqué Germain Guiraud dans les premières lignes du roman d’Émile Goudeau publié en 1888, Le Froc. Et Octave Uzanne, fondateur de plusieurs revues bibliographiques (Les Miscellanées bibliographiques, Le Livre : bibliographie 7 LACOINTA Félix, « Bulletin du mois », Revue de Toulouse et du Midi de la France, année 5, tome 9, février-mars 1859, p. 183-197, p. 190. 8 BOISTE Pierre-Claude-Victor, « Quotidienneté », Dictionnaire universel de la langue française, avec le latin et l’étymologie, extrait comparatif, concordance, critique et supplément de tous les dictionnaires français [1839], Paris, Firmin-Didot, 1851, p. 590. 9 « Revues et journaux » (signé A. E.), à propos de la Revue des Deux Mondes et de la Revue de Paris notamment, La France littéraire, novembre 1834, p. 161-170, p. 168. 10 GOUDEAU Émile, Le Froc, Paris, P. Ollendorff, 1888, p. 6.
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moderne, Le Livre moderne : revue du monde littéraire et des bibliophiles contemporains, L’Art et l’idée : revue contemporaine du dilettantisme littéraire et de la curiosité) témoigne de cette frénésie, reconnaissant que « le journalisme, les faits du jour, la petite littérature quotidienne et éphémère nous absorbent le meilleur de nos loisirs […] »11. Le constat formulé en cette fin de siècle souligne autre chose qu’un simple vice de lecture, il rend compte d’une altération dans le processus d’écriture12, et ce dès les débuts de l’essor de la presse, en privilégiant notamment le modèle conversationnel. Elle participe ainsi à sa transformation, car elle habitue « à causer en écrivant » et « la plume ne se refuse rien de ce que permettrait la langue dans une conversation […] »13 de la vie de tous les jours. Ce flux de paroles nourrit les colonnes des différents journaux et est donné en « pâture quotidienne » au lecteur. Scènes contemporaines et scènes d’actualité Plus généralement, il faut dire que le dispositif du journal a largement contribué à élaborer une poétique de l’actualité ordinaire, relative à un temps immédiat et inscrit dans le continuum de la vie. Aux feuilles annuelles, mensuelles, hebdomadaires ou encore quotidiennes qui se déclinent s’ajoute encore un rythme d’écriture au jour le jour – voire heure par heure – avec les périodiques du matin, La Tribune nationale, de l’aprèsmidi, le Figaro et du soir, L’Étoile14, un procédé par ailleurs réactivé dans l’espace du livre, comme Les Heures d’une parisienne (1890) de Léon Roger-Milès ou encore Une journée de bonheur de Paul de Kock, qui paraît dans le recueil de nouvelles Mœurs parisiennes (1839). Comme le note encore Marie-Ève Thérenty, « l’actualité fournit des thèmes et des motifs à l’écriture feuilletonesque »15, et, de manière plus générale, à l’écriture journalistique. Diogène fait par exemple paraître « Le persécuteur et le martyr : scène contemporaine » (3 septembre 1828), Le 11 UZANNE Octave, « Quelques notes d’un bibliophilosophe », Revue biblio-iconographique, n° 20, 29 février 1896, p. 305-310, p. 305. 12 CLARETIE Léo, « La presse au XIXe siècle », in : Histoire de la langue et de la littérature française, des origines à 1900 [1896-1925], éd. PETIT DE JULLEVILLE L., Paris, A. Colin, tome 8 « Dix-neuvième siècle », 1975, p. 537-596, notamment p. 552-563. 13 BERGER DE XIVREY Jules, Essais d’appréciations historiques, Paris, Desforges, 1837, p. 29. 14 CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre, thèse soutenue le 27 novembre 2015 à l’Université Lumière Lyon II, sous la direction d’Olivier Bara, p. 219. 15 THÉRENTY Marie-Ève, La Littérature au quotidien, op. cit., p. 109.
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Corsaire « Deux débuts parlementaires : scènes contemporaines » (18 mars 1830), Le Monde illustré « Scène contemporaine : la consigne de la garde nationale » (5 novembre 1870) et Le XIXe siècle « Dans les couloirs du Palais-Bourbon : scènes de la vie parlementaire » (23 avril 1888). Parfois sérieuse, l’actualité est le plus souvent caricaturale, à l’image de « Maître ou serviteur : scène d’actualité », un texte signé Albert Marot et publié dans Le Tintamarre le 9 octobre 1881 : MAÎTRE OU SERVITEUR SCÈNE D’ACTUALITÉ
(LE CABINET D’UN MINISTRE) seul, se prélassant. Ah ! qu’il est donc charmant de devenir ministre. Eh ! ce bon peuple-là n’est vraiment pas un cuistre ; Il vous comble d’honneur et d’argent ayant cours ; Il vous offre des banquets… où, pour quelques discours, De sa largesse extrême on s’acquitte ; on le mène Comme un petit roquet, mais d’une courte chaîne, Pour ne point lui laisser prendre de liberté. […] (On frappe.) UNE VOIX, du dehors. Ouvrez-nous ! LE MINISTRE,
LE MINISTRE
Qui va là ? UNE VOIX
C’est le peuple qui gronde ! LE MINISTRE
Le peuple, qu’est cela ? LA VOIX
Le peuple, c’est le monde. LE MINISTRE
Ah ! je sais ; oui ! qu’il entre ! LA VOIX
Excellence ! LE MINISTRE
Un instant. Le peuple ? LA VOIX
Mais je suis là son représentant. […] Le pays a la fièvre. LE MINISTRE, jurieux. Allez ! Je vous assomme !16 16 MAROT Albert, « Maître ou serviteur : scène d’actualité », Le Tintamarre : hebdomadaire, satirique et financier, 9 octobre 1881, p. 4.
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Sous le modèle théâtral, l’actualité est parodiée. Plus encore, la violence politique du propos est sciemment mise à distance, de manière à relater la scène sur le seul ton de la blague. En raison de sa nature, elle impose de plus un format serré et rapide, concrétisé ici par le mode dialogal. Enfin, si la diégèse s’enracine dans le temps présent, elle ne s’y restreint pas, car l’historiette relate une scène d’actualité somme toute ordinaire. Dès lors qu’elles ne reportent pas nécessairement un événement contemporain concret, les scènes instituent davantage un imaginaire des éléments constitutifs d’une actualité le plus souvent banale. Autrement dit, si elle ne traduit pas nécessairement un présent immédiat, elle construit un système de valeurs autour de la notion de quotidienneté, en stéréotypant des épisodes de la vie de tous les jours : « où allez-vous, si pressée ? Je cherche mon gendre ; j’ai oublié, avant de sortir, de lui faire ma scène quotidienne »17, lit-on par exemple sous la rubrique « Mot pour rire » du Guide-Gazette. À ce titre, l’actualité n’est pas seulement une source, elle est aussi une « muse moderne »18. Comme le relève Thérenty, il existe deux dimensions à l’actualité, temporelle et culturelle19. Si elles se rejoignent parfois, elles peuvent également entrer en conflit et déjouer la seule notion de temporalité ; par suite, « l’actualité se révèle protéiforme »20, car elle fait naît des récits particuliers, entre fiction et réalité, imaginaire et faits divers. La scène éclot sous une forme flexible, non seulement capable d’être introduite dans des espaces éclectiques, mais plus encore de répondre à leurs multiples exigences : précision, rapidité, exhaustivité. Ce genre, poreux et perméable, engendre par conséquent une réflexion sur un style qui concorde avec les spécificités propres à l’écriture journalistique. Car la scène doit relever un défi : capter, dans un espace restreint et en un rien de temps, un tout signifiant. Malgré la diversité des textes, il s’en dégage des caractéristiques aisément identifiables, comme le dialogue ou la brièveté, privilégiées pour rendre compte des faits et gestes des Parisiens, scrutés et livrés aux quotidiens au même titre qu’un fait divers. Efficacité pourrait être le maître mot ; les phrases sont rapides, les échanges concis et les longues descriptions abandonnées. Le récit s’apparente aux 17
p. 96.
« Mot pour rire », Guide-Gazette des étudiants de Toulouse, n° 66, 27 janvier 1896,
18 LAROUSSE Pierre, « Muse », in : Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Administration du Grand dictionnaire universel, 1866-1877, tome 1, p. 713-716, p. 714. 19 THÉRENTY Marie-Ève, La Littérature au quotidien, op. cit., p. 100. 20 Ibid.
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télégrammes, dont l’enjeu est de propager rapidement un épisode saisi au vol, par le biais de mots-clés réduits à leur maximum. Le contexte dans lequel l’action est happée est, d’abord, rarement décrit et l’histoire des protagonistes est tout simplement réduite à néant. L’auteur de scènes ne tarit jamais et garde le cap vers son objectif : aller droit au but, sans perdre de temps avec l’ornement esthétique. Les épisodes ordinaires de la vie de tous les jours sont alors les plus propices à rendre compte de ce principe d’éviction, à l’image de cette « Scène dans un café » du Paris-Journal, publiée dans le Figaro dans sa rubrique « Paris au jour le jour » : *** Une amusante scène d’actualité croquée par Paris-Journal. Scène dans un café : Personnages : Un monsieur qui a fini de déjeuner ; Un garçon qui lit un journal hérissé de chiffres. – LE MONSIEUR. – Garçon, l’addition ! – LE GARÇON. – 360 voix, monsieur !21
L’échange entre le garçon et le monsieur est comme pris sur le vif et l’effet de proximité est renforcé par l’absence de toute indication matérielle, telle que les objets du décor, la situation des personnages dans l’espace ou encore le contexte de la prise de parole. Bien que mise en scène – par l’annonce typiquement scénique, en amont, des protagonistes –, la scène se veut inaltérée puisque « croquée » par Paris-Journal. Le mécanisme du journal traduit à cet égard une certaine urgence d’écrire – signifiée ici par les trois étoiles d’une part et par le style télégraphique d’autre part –, à laquelle s’adonnent massivement les scènes dans l’espace du périodique. En cela, la démarche se distingue nettement – sans toutefois l’exclure – des grandes entreprises réalistes. La scène permet dans une certaine mesure de repenser la forme du réalisme qui colle à la peau du siècle puisque l’effet de totalité est délaissé : le panorama devient le tableau, l’ensemble le morceau ; l’action devient l’événement, la description le portait. Le sujet condensé voue ainsi « de facto [la scène] à une réception immédiate [la] dérobant à la pérennité »22. À noter que le phénomène vaut aussi pour les scènes plus élaborées diffusées par voie de presse, qui en reproduisent les mêmes procédés sténographiques. C’est le cas par exemple avec cette « Scène d’intérieur » publiée dans La Silhouette le 8 juillet 1849. Un monsieur de la province déprimé – « j’ai le spleen », dit-il – débarque dans les locaux de 21 22
MAGNARD Francis, « Scène dans un café », Le Figaro, n° 301, 28 octobre 1873, p. 2. CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre., op. cit., p. 284.
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l’Événement pour contracter un abonnement. Celui-ci lui étant refusé, il s’emporte avant d’être rossé et expulsé par les gendarmes. Mise en abîme de tout un procédé – « le théâtre représente le bureau du journal l’Événement » est-il précisé en exergue –, le récit milite en faveur d’une écriture qui se fait en parlant, tant en regard du fond que de la forme, instituant la vitesse en devise esthétique. SCÈNE D’INTÉRIEUR Le théâtre représente le bureau du journal l’Événement. –– Un monsieur : Je désire prendre un abonnement au journal. L’employé : Impossible, monsieur… Le monsieur : Pourquoi s’il vous plaît ? L’employé : Parce que nous ne vendons plus qu’au numéro, comme cela se pratique en Angleterre. Nous sommes sportmen de lettres. Monsieur veut-il le numéro d’aujourd’hui ? Le monsieur : Je veux un abonnement. J’habite la province… J’ai le spleen. Il me faut un journal gai. Prenez mon adresse, s’il vous plaît. L’employé : Je ne le ferai pas. Le monsieur : Ah ! vous ne le ferez pas. Vous ne voudrez pas me réduire à user de violence à votre égard. Songez que je n’ai pas encore la Tragaldabas. L’employé : J’en suis désolé. Le monsieur : Ah ! c’est comme cela. Je vais t’apprendre à parler ainsi. (Il le frappe.) L’employé : Au voleur, à l’assassin, au classique ! […] SCÈNE III
Le monsieur, Vakri, Meurice. Vakri : Frère, à mon secours, c’est un ennemi déguisé, c’est un grammairien, un académicien, un chien enragé. Le monsieur : Non monsieur, je suis votre admirateur le plus sincère, mais il me faut un abonnement. SCÈNE IV
Les mêmes, plus la garde. L’employé : Gendarmes, faites votre devoir : Expulsez cet intrigant. (On l’emmène.)23
La structure, d’une part, arbore un assemblable de scènes qui s’emboîtent en suivant un rythme de plus en plus effréné. À mesure que l’histoire prend forme, la cadence s’accélère, en témoigne la diminution progressive (et physiques) des scènes24. L’alternance abrupte des échanges favorise de 23 24
« Scène d’intérieur », La Silhouette, n° 26, 8 juillet 1849, p. 8-9. CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre., op. cit., p. 235.
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plus l’impression d’instantané : les mots volés aux interlocuteurs étant saisis dans leur lancée. Les péripéties, d’autre part, sont sciemment estropiées au profit d’une histoire imparfaite puisque réelle. Les actions sont tronquées, réduites aux didascalies, et les dialogues congédiés de toute forme inutile de politesse25. En somme, sans volonté d’exactitude, le seul dessein du récit se réduit à celui d’être lu, en suivant de près le rythme de lecture imposé par les contraintes du périodique. Cette condition constitue la nature même de la scène : si elle y déroge parfois, en s’octroyant quelques longueurs, elle s’y tient toutefois la majeure partie du temps. De nombreux journaux font par conséquent paraître des épisodes de la vie quotidienne en suivant les contraintes de leur support, en rognant autant que possible les longueurs cosmétiques et en favorisant le discours direct, étriqué entre deux colonnes. Il en va ainsi, par exemple, de « Scènes de la vie au Quartier latin » d’Albert Brun dans La Parodie26 ou encore de « Scènes de la vie privée » d’Aurélien Scholl publiées dans L’Éventail en juillet 1851, qui relatent le sommeil de Lionel interrompu par un visiteur « crétin » dont les interventions cocasses sont reproduites (visuellement) dans l’élan et en saccades.
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Scènes anecdotiques L’actualité, sous le prisme de la scène, se charge ensuite d’une dimension résolument anecdotique dès lors qu’elle emprunte au fait divers sa véracité tout en flirtant avec les codes de la fiction au moment de sa mise en récit, en témoigne, pour revenir à notre conversation « d’actualité croquée par 25
Ibid. BRUN Albert, « Gabrielle Ribert : scènes de la vie au Quartier latin », La Parodie, n° 21, 9-16 janvier 1870, p. 299-301. 27 SCHOLL Aurélien, « Scènes de la vie privée », L’Éventail : écho des coulisses, n° 70, 6 juillet 1851, p. 2 (extrait). Source : gallica.bnf.fr / BnF. 26
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Paris-Journal », la télégraphie de l’échange entre le garçon et le monsieur d’un côté et l’intitulé générique « scène dans un café » de l’autre. Et au Grand dictionnaire de Larousse de préciser cette esthétique malléable : « récit succinct, rapide, d’un fait particulier plus ou moins piquant, d’une aventure plus ou moins curieuse, amusante »28, avant de livrer pêle-mêle plus d’une centaine de morceaux séparés par trois étoiles qui s’apparentent à s’y tromper à quelques scènes empruntées au Voleur ou au Gaulois, comme cette « Petite scène d’omnibus » : Petite scène d’omnibus. Le jeune Gabriel – six ans – est sur les genoux de sa mère et paraît soucieux comme si une grave recommandation lui avait été faite. Tout à coup – le conducteur retourné sur la plate-forme après avoir recueilli à droite et à gauche le prix des places des voyageurs – la petite voix flûtée de l’enfant s’élève, disant : – Petite mère, quand c’est qu’il faudra dire que je n’ai que trois ans et demi ?…29
Si « l’histoire nous montre les grands faits dans leur filiation, les lois qui président à la marche des événements ; l’anecdote nous introduit [quant à elle] dans les coulisses du grand théâtre, nous dit les petits mobiles et les petites causes »30, est-il encore précisé et dont on peut citer, pour exemple, « Une invitation à dîner », une anecdote publiée dans Almanach musical en 1858 : ANECDOTES.
______ Une invitation à dîner. Le corniste Vivier, aussi célèbre par son talent que par l’originalité de son esprit, reçut un jour une invitation à dîner, dans laquelle un post-scriptum des plus pressants lui recommandait de ne pas oublier son instrument. Vivier, ne pouvant ou ne voulant pas accepter cette invitation tant soit peu intéressée, s’excusa à peu près en ces termes : Monsieur, Un engagement antérieur me prive du plaisir de me rendre ce soir à votre aimable invitation ; heureusement mon instrument est libre et peut, par sa présence, répondre à votre insistance toute gracieuse. Je m’empresse de vous l’envoyer. 28 LAROUSSE Pierre, « Anecdote », in : Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, tome 1, op. cit., p. 344 (je souligne). 29 « Petite scène d’omnibus » (signé Le masque de fer), Le Figaro, n° 366, 31 décembre 1896, p. 1. 30 LAROUSSE Pierre, « Anecdote », art. cité, p. 344-345.
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On ajoute, et nous le croyons sans peine, que le cor, peu habitué à se séparer de son maître, resta triste et silencieux toute la soirée31.
Celle-ci dévoile les banalités du quotidien telles que les représente la peinture de genre dans les mêmes années – ce que Zola appelle d’ailleurs « l’anecdote en peinture »32 –, comme le remarquent certains critiques, à l’instar d’Albert Flament dans L’Intransigeant : « l’anecdote, en peinture, c’est le fait-divers dans le journal : on le parcourt des yeux sans s’y arrêter »33. À l’image du modèle pictural, elle se décline en outre à l’envi, comme le souligne encore Charles Joliet (qui ne lit du journal que les faits divers34) dans Scènes et croquis de la vie parisienne (1870) : « le fait divers anecdotique. – Sous ce titre, il faut comprendre la longue nomenclature des mots, histoires et aventures de toute sorte. – Actes de dévouement. – Objets perdus. – Beaux traits. – Suicides. – Statistiques. – Curiosité. – Fêtes populaires. – En un mot, tout ce qui ne rentre pas dans l’un des autres moules »35. La scène dans le journal serait en cela un genre de l’à côté, qui, en raison de sa nature composite, ne rentre pas dans l’un des autres moules. Thérenty a notamment mis en évidence un principe de déviation qui s’opère dans la presse, largement soutenu par ces petits textes inclassables. Les faits mondains et les faits divers quittent leur mécanique énumérative et purement référentielle pour s’adonner à des techniques plus variées, comme « la fuite dans le fantastique, la polyphonie des voix » ou le détour comique, abandonnant une stricte logique chronologique36. Plus encore, le quotidien s’exploite selon un découpage au jour le jour, suivant de près la périodicité de publication, créant de fait une rencontre entre la réalité et la fiction, reconfigurant l’actualité référentielle en une actualité générique ; une scène de.
31 « Une invitation à dîner », Almanach musical : éphémérides musicales, biographies des célébrités de la musique, 1858, p. 47. 32 ZOLA Émile, « Le Salon de 1875 » [1875], in : Écrits sur l’art, édition établie, présentée et annotée par Jean-Pierre Leduc-Adine, Paris, Gallimard 1991, p. 273-309, p. 299. 33 FLAMENT Albert, « Le Salon de la Nationale », L’Intransigeant, n° 12338, 28 avril 1914, p. 1-2, p. 2. 34 JOLIET Charles, « Les faits divers », in : Scènes et croquis de la vie parisienne, Paris, É. Lachaud, 1870, p. 239-244, p. 243. 35 Ibid. 36 THÉRENTY Marie-Ève, « Pour une histoire littéraire de la presse au XIXe siècle », Revue d’histoire littéraire de la France, mars 2003, p. 625-635, p. 632-633.
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2. FICTION ET RÉALITÉ : CONTAMINATION 2.1 Les drames de la vie réelle L’écriture d’une quotidienneté est d’autant plus signifiante pour l’étude de la scène qu’elle met en place un principe de contamination entre le fait divers et la fiction, un principe exploité dans les nombreuses rubriques du Le Voleur, comme « Faits curieux et connaissances utiles » qui accueille quelques historiettes de la vie de tous les jours entre les années 1830 et 1840 notamment. Ou encore, dans le même journal, on pense à la rubrique plus tardive (vers 1860) intitulée « Drames de la vie réelle », qui relate aussi bien les crimes sanglants que les tragédies domestiques. Il suffit de prendre au hasard un événement contemporain pour mettre en exergue le fonctionnement d’une écriture spécifique37. Un exemple parmi d’autres : alors que l’exécution à Versailles de l’assassin Houy fait les gros titres dans tous les journaux, Le Voleur refuse l’exactitude des faits pourtant favorisée par les autres périodiques et romance la scène dans « Drames de la vie réelle » – « mais déjà Houy est sur la bascule. Une minute s’écoule. Un des aides saisit le condamné par les cheveux pour l’attirer sous la lunette et lui arrache un cri de douleur. Enfin le couteau tombe. Justice est faite ! »38 –, tout en favorisant parallèlement le discours direct. La scène d’exécution, événement historique attendu par beaucoup de contemporains, devient ainsi une scène d’exécution sous la plume du Voleur puisque le journal troque l’usuel titre « L’exécution de Houy »39 pour « Une exécution à Versailles », signalant à la fois une démarche de généralisation et aussi, surtout, de typologisation. Et le phénomène est quasiment systématique. Ainsi, l’histoire de « Mlle Gabrielle Reynaud, la victime du drame de la rue de Constantinople », telle que la décrit Le Petit journal, est reconduite dans la rubrique des « Drames de la vie réelle » du Voleur cinq jours plus tard sous l’intitulé « Le roman d’une courtisane »40. Si le contenu est celui du fait divers, la forme s’apparente en revanche à celle du récit de fiction, une déviation légitimée par l’en-tête générique « roman » qui en reconfigure les modalités. 37 La technique fait par ailleurs penser au New Journalism, qui emprunte au littéraire certains de ses procédés pour l’écriture journalistique. 38 « Une exécution à Versailles », paru sous la rubrique « Drames de la vie réelle », Le Voleur, série illustrée, n° 1371, 11 octobre 1883, p. 652. 39 Notamment du Le Radical (3 octobre 1883) et du Le Petit parisien (3 octobre 1883). 40 « Le roman d’une courtisane », paru sous la rubrique « Drames de la vie réelle », Le Voleur, série illustrée, n° 1027, 9 mars 1877, p. 154-155.
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Cette rencontre – entre réalité et fiction – forme le cœur de la poétique des scènes publiées dans la presse, dont certaines exagèrent la coalition. Le 23 décembre 1865, La Petite revue reproduit une anecdote publiée dans la récente livraison mensuelle de La Revue des provinces relative à la dernière soirée qu’aurait passée Beaumarchais avant sa mort. Elle raconte une partie d’échecs partagée avec le libraire Bossange et durant laquelle le domestique de l’écrivain aurait fait voler en éclat les pièces de l’échiquier pour lui imposer le coucher41. Un an auparavant, l’anecdote est déjà relatée dans le Figaro42 – en convoquant cette fois-ci le dialogue direct –, signée Maurice Brepson, pseudonyme de Charles Joliet, et intitulée « La dernière soirée de Beaumarchais », dont le texte est par la suite reconduit sous le même titre dans son recueil Scènes et croquis de la vie parisienne (1870). Une différence entre les deux récits est cependant observée par l’auteur lui-même dans une missive adressée au directeur de la Petite revue, le 6 janvier 1866, quant à l’exactitude de la scène. Beaumarchais – information cruciale – ne jouait pas aux échecs, mais à une partie de dames : Mon cher Directeur, Dans votre dernier numéro de la Petite revue, vous reproduisez une anecdote extraite de la Revue des Provinces, et relative à Beaumarchais. J’ai publié dans le Figaro du 30 juin 1864, sous le pseudonyme de Maurice Brepson, un article intitulé : la Dernière soirée de Beaumarchais. C’est la mise en scène de cette anecdote. J’habitais la même maison que M. Bossange, duquel je tenais les détails que j’ai racontés. Je profite de l’occasion pour relever une inexactitude dans la version de la Revue des Provinces. Ce n’est pas une partie d’échecs dont il s’agit, mais d’une partie de dames. Veuillez, je vous prie, accueillir ces quelques lignes de votre collaborateur CH. J. 1er janvier 186643
Si l’anecdote peut de prime abord paraître banale, elle souligne pourtant deux caractéristiques de la scène. D’abord, elle signale une circulation entre deux espaces – le journal et le recueil Scènes et croquis de la vie parisienne – et une fusion entre deux domaines – les faits et le récit. 41
L’anecdote relative à la dernière soirée de Beaumarchais paraît d’abord dans La Revue des provinces avant d’être reproduite dans La Petite revue sous la rubrique « Petit bulletin hebdomadaire : littéraire, artistique et anecdotique », 23 décembre 1865, p. 102. 42 JOLIET Charles, « La dernière soirée de Beaumarchais » (signé Maurice Brepson), Figaro, n° 978, 30 juin 1864, p. 4. 43 JOLIET Charles, « Correspondance », La Petite revue, 6 janvier 1866, p. 120.
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Autrement dit, la scène ne poursuit pas un seul dessein de vraisemblance, à l’inverse des grands projets réalistes du siècle, mais fonde sa légitimité sur la véracité d’une actualité immédiate, réelle ou prétendue. Ensuite, elle est reconfigurée sous la plume de l’écrivain qui met en scène l’anecdote, pour reprendre la formule de Joliet, et dont le procédé dialogal est patent dans son texte paru dans le Figaro. 2.2 Les scènes judiciaires sténographiées : le cas Léo Lespès (L’Audience) Le phénomène de porosité entre réalité et fiction est d’autant plus révélateur avec les scènes politiques et judiciaires, qui, elles aussi, dévient du seul principe de référentialité. Le 5 juillet 1850, le « Bulletin des tribunaux » du Constitutionnel rappelle par exemple que le numéro du 2 juin a rendu compte du procès de Charles Sieurac contre Madame Lefèvre dans un article intitulé « Scène de la vie politique : un candidat à l’Assemblée nationale », contre lequel Sieurac a, sans succès, usé de son droit de réponse44. Si la scène narre un simple fait divers – homme de lettres, Sieurac aspire à représenter le peuple à l’Assemblée nationale législative et, pour lancer sa candidature, mandate « une bonne femme inscrite au bureau de charité de son arrondissement »45 qui est contrainte d’abandonner son commerce pour faire de la propagande au détriment de son entreprise –, le titre « scène de la vie politique » invite déjà à y voir autre chose, un récit qui, par sa logique et sa thématique, se distingue de ce qui l’entoure, en l’espèce un article sur le droit au travail en amont et, en aval, un autre relatif à la peine de mort. Plus encore, si les « scènes de la vie criminelle » de Léo Lespès, le Timothée Trimm du Petit journal, sont relativement peu étudiées dans les ouvrages critiques46, elles ont cependant connu un important « retentissement dans 44 « Bulletin des Tribunaux », Le Constitutionnel : journal politique, littéraire, universel, n° 186, 5 juillet 1850, p. 3. 45 « Bulletin des Tribunaux », Le Constitutionnel : journal politique, littéraire, universel, n° 153, 2 juin 1850, p. 3. 46 À l’exception des références à Lespès dans les ouvrages portant sur la presse au XIXe siècle ou sur l’histoire politique et criminelle, aucune étude, à ma connaissance, n’a été faite de front sur son œuvre et sur son rôle dans le monde littéraire. On ne compte pas, en revanche, les nombreux travaux sur le fait divers judiciaire et sur les bas-fonds parisiens, pour reprendre l’un des titres de Dominique Kalifa, dont les recherches sont à cet égard majeures. On peut notamment citer : AMBROISE-RENDU Anne-Claude, « Le chroniqueur, la justice et l’opinion publique : les faits divers à la fin du XIXe siècle », Histoire de la justice, n° 20, 2010, p. 69-80 ; GONON Laeticia, Le Fait divers criminel dans la presse française du XIXe siècle, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2012 ; KALIFA Dominique, Les Bas-fonds : histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil, 2013 ; KALIFA Dominique, « Les lieux du crime.
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la presse périodique »47 des années quarante. L’Audience, journal judiciaire spécialisé dans le fait divers fondé en mai 1839 par Moïse Polydore Millaud, fait ainsi paraître sous cet intitulé, dès le 10 août 1840, quelques tableaux de mœurs48. Le premier texte, « L’amour d’un assassin », chaperonné par le titre placé en amont et en lettres capitales « Scènes de la vie criminelle », relate la discussion entre deux meurtriers quant à leur récent crime, tenue au Théâtre des Variétés au moment où on y joue les tribulations conjugales du dernier vaudeville de Vernet. Par un temps glacial à Paris le 14 décembre 1834, tout le monde se réfugie vers le feu qui crépite aux Variétés pour y écouter des pièces de Vernet. Au milieu de la foule, deux amis se promènent et échangent quelques mots à voix basse durant l’entracte. Si la conversation est d’abord banale, elle fait ensuite référence à un événement bien spécifique et pour le moins déconcertant, sans pour autant en donner encore les détails, l’un d’eux précisant seulement qu’« il n’y avait pas de sang sur le carré… C’est égal, la vieille s’est joliment débattue »49. Le lecteur n’en sait pas plus, car la seconde pièce commence et interrompt le dialogue. Quand l’un des deux hommes se redirige vers le parterre, l’autre, nommé Pierre, est intercepté par une ancienne connaissance, Nelly, son premier amour, désormais veuve. Ils se revoient le lendemain, à l’occasion d’un dîner organisé chez cette dernière, auquel participent encore un avocat, un banquier, quelques hommes de lettres et un officier de la garde municipale. Intervient alors la cuisinière, Pascaline, qui entre en hurlant dans la pièce : « c’est affreux ! c’est épouvantable ! […] ma marraine, Mme Chardon et son fils, assassinés ! trouvés baignés dans leur sang ! étouffés sous les matelas »50. On comprend alors que Pierre est le protagoniste du fait divers, une vérité que découvre rapidement la cuisinière, qui en garde néanmoins le secret par égard pour sa maîtresse, à la condition que le meurtrier ne l’épouse jamais. Nelly part pour Londres et Pierre est condamné à mort. Si l’histoire est fictive, la lettre envoyée par le condamné à Pascaline avant son exécution – pour jurer de garder le secret – est Topographie criminelle et imaginaire social à Paris au XIXe siècle », Sociétés et représentations, n° 17, 2004, p. 131-150 ; KALIFA Dominique, « Usages du faux. Faits divers et romans criminels au XIXe siècle », Annales : histoire, sciences sociales, n° 6, 1999, p. 1345-1362. 47 À propos des publications de L’Audience, La Presse, 19 décembre 1840, p. 4. 48 PERROT Michèle, « Fait divers et histoire au XIXe siècle, Annales. Économies, sociétés, civilisations, n° 4, 1983, p. 911-919, p. 913. 49 LESPÈS Léo, « Scènes de la vie criminelle : l’amour d’un assassin », L’Audience : journal général des tribunaux, des justices de paix et des conseils de discipline de la garde nationale, n° 131, 10 août 1840, p. 3-4, p. 3. 50 Ibid., p. 4.
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signée Pierre François Lacenaire, dont le nom est celui d’un réel meurtrier, guillotiné en 1836 pour ses « plus lâches assassinats »51, brouillant les pistes entre fait divers et fiction52. Le texte n’est pas encore signé, mais l’absence ne tarit en rien l’autorité de la série des « Scènes de la vie criminelle », si on en croit la « note du Directeur » qui l’accompagne : « cet article étant la propriété conjointe de l’auteur et du journal l’Audience, les journaux qui le reproduiront seront tenus d’en indiquer la source »53. En sus de signaler son crédit, la note en précise encore le genre. Bien que le récit soit embrayé par un procédé typiquement romanesque – « il faisait un temps très froid, Paris était couvert de glaces, et toute sa population, ordinairement si vagabonde, s’était réfugiée au coin du feu ou dans les théâtres »54 –, le directeur du journal lui attribue toutefois un titre générique autre, celui de l’article, dont la polysémie est intéressante puisqu’elle renvoie à la fois à la « partie formant un tout distinct », dans un journal ou dans un ouvrage littéraire par exemple, et à la « partie formant une division ou une subdivision, le plus souvent marquée d’un chiffre, dans un code, un contrat, un traité, un catalogue, etc., et ayant un rapport d’ensemble avec ce qui précède et ce qui suit »55. À défaut de s’opposer, les deux modalités – l’article journalistique et la nouvelle romanesque – se confondent au travers des péripéties d’une « scène » à laquelle « deux hommes […] semblaient prendre un grand intérêt »56. Pour rendre compte sur le fait, les modalités scéniques sont prisées, en témoigne encore « Le voleur de cadavres ! », premier texte signé « Le Commandeur Léo Lespès » et publié en feuilleton entre le 9 et le 23 novembre 1840. La première livraison est en effet rédigée de manière analogue au théâtre à lire, avec un « prologue » d’abord et une alternance des voix ensuite, entre Jacques Igoux, Lasouris, Romulus et le Philosophe, « assis, lit-on dans la didascalie, sur un tertre, [et qui] boivent, mangent et fument entre deux mausolées »57. La dernière partie se clôt selon les 51 MANTENAY J., « Au jour le jour. De Lacenaire aux “bandits tragiques” », L’Univers, année 80, 5 février 1913, p. 1. 52 S’il est difficile d’affirmer avec exactitude la parenté avec le Lacenaire guillotiné en 1836, la proximité des dates permet toutefois de formuler cette hypothèse. 53 LESPÈS Léo, « Scènes de la vie criminelle : l’amour d’un assassin », art. cité, p. 3. 54 Ibid. 55 LAROUSSE Pierre, « Article », in : Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Administration du Grand dictionnaire universel, 1866-1877, tome 1, p. 723-726, p. 723. 56 LESPÈS Léo, « Scènes de la vie criminelle : l’amour d’un assassin », art. cité, p. 3. 57 LESPÈS Léo, « Scènes de la vie criminelle : le voleur de cadavres ! », L’Audience : journal général des tribunaux, des justices de paix et des conseils de discipline de la garde
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mêmes conventions, avec un « épilogue » et une mise en scène semblable à la première : « le Père-Lachaise à minuit. Les résurrectionnistes sont assis sur un tertre. Les personnages sont les mêmes que ceux du prologue »58. De plus, c’est cette fois au rythme du journal, plus que de l’actualité, que les scènes se morcellent et se prolongent – « irrévocablement la fin au prochain numéro »59 – afin de faire durer le suspense de l’affaire au gré des livraisons, puisque chaque numéro annonce toujours la fin au suivant, avant que ce dernier ne la renvoie encore, et ainsi de suite. SCÈNES DE LA VIE CRIMINELLE.
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!… Un cimetière à minuit.
LE VOLEUR DE CADAVRES PROLOGUE
(La nuit est noire… le vent souffle avec fureur dans les cyprès… L’époque à laquelle se passe l’histoire est celle de novembre 1793, pendant les fureurs révolutionnaires. Le lieu de l’action est le cimetière du père La Chaise.) JACQUES IGOUX, LASOURIS, ROMULUS, LE PHILOSOPHE, assis sur un tertre, boivent, mangent et fument entre deux mausolées. JACQUES IGOUX, vidant son verre. – Eh bien, les amis, comment supportez-vous l’existence ? LASOURIS. – Franchement, le repas est z’assez soigné, la salle des nopces n’empêche pas l’aisance des coudes, mais il y a des courans d’air, c’est gênant !… JACQUES IGOUX, riant. – Aristocrate ! va !… il craint les rhumes, et il se fait mangeur de chair…60
Bien que la série des « Scènes de la vie criminelle » soit fructueuse durant l’année quarante – « L’amour d’un assassin » (10 août), « L’armoise sanglante » (17 août), « Le fils de Papavoine » (24 août), « Un trésor de la grand’route » (31 août)61, « Le voleur de cadavres ! » (du 9 au 23 novembre) et « Les profits de l’échafaud » (7 décembre) –, elle s’arrête ensuite. Cependant, son succès est tel qu’il invite à concrétiser un genre, une hypothèse soutenue par les « scènes » publiées dès 1841 dans L’Audience, alors que le terme, avant les « Scènes de la vie criminelle », nationale, publication en feuilleton du 9 au 23 novembre, n° 157, 9 novembre 1840, p. 6-7, p. 6. 58 Ibid., n° 161, 23 novembre 1840, p. 3. 59 Ibid., n° 160, 19 novembre 1840, p. 3-4, p. 4. 60 Ibid., n° 157, art. cité, p. 6 (extrait). 61 Jusqu’ici (entre le 10 et le 31 août), les textes ne sont pas signés. Ils portent ensuite la signature « Le Commandeur Léo Lespès ».
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était absent. Le journal en accueille en effet plusieurs par la suite, comme les « Scènes vraies » de Polydore Millaud (17 mai 1841) ou encore les nombreuses scènes de Lespès publiées hors de la série de 1840 : « Scènes d’amour et de sang » (du 26 avril au 10 mai 1841), « Scènes tirées des archives de la chancellerie anglaise » (du 1er du 22 novembre 1841) et « Scènes de justice militaire au 19e siècle » (du 16 septembre au 7 octobre 1841). Les récits ne relatent pas seulement les faits divers croustillants qui se déroulent au tribunal, ils développent avant tout une esthétique sténographique – à l’image des extraits des « Scènes de la vie criminelle » précédemment cités –, comme le rappelle l’écrivain lui-même dans un article intitulé « Pour écrire aussi vite qu’on parle ! » paru bien plus tard, en 1866, et dans lequel il relate l’anecdote de sa rencontre avec le directeur de la gazette judiciaire L’Audience en 1840. La première fois que je vis M. M. Millaud, l’un des propriétaires actuels du Petit Journal, c’était en 1840, il me dit, quand je lui offris mes services : – Je n’ai pas besoin d’un rédacteur. – Tant pis. – Mais il me faut un sténographe. – Vraiment. – Savez-vous sténographier ? – Parfaitement62.
Et puisque Lespès n’avait jamais sténographié, il a « improvisé un système »63, fait de suppressions et d’ellipses, un système dont sa plume porte encore les stigmates, on pense à quelques morceaux des Histoires à faire peur (1846), dans lesquels le dialogue prime et dont la mise en page signale, en raison de nombreux espaces blancs, les ruptures ; les phrases sont courtes et les interactions brèves, à l’image de cette page du premier chapitre de la nouvelle du second tome, « Les oubliettes du château de Blois », composée de huit phrases seulement : L’adjudant-major entra et demanda : – Quel est le soldat qui sera de faction aux oubliettes, cette nuit ? Hugues se présente. L’adjudant-major regarda cette figure pâle et triste… – De quel pays es-tu ? – De Paris. 62 LESPÈS Léo, « Pour écrire aussi vite qu’on parle ! » (signé Timothée Trimm), Le Petit journal, n° 1118, 22 février 1866, p. 1-2, p. 1. 63 Ibid.
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– Bons enfans, mauvais soldats que tes pays, dit l’officier ; tu as déjà été bien souvent à la salle de police. – J’irai encore, répondit Hugues ; je n’aime plus l’état de soldat64.
Les alinéas et les échanges entre les deux protagonistes trahissent ainsi l’esthétique sténographique du journal. « J’ai pratiqué si longtemps cette méthode d’abréviation », explique Lespès, « que mon écriture la conserve encore, et il faut toute l’intelligence, toute l’habitude de MM. les compositeurs du Petit Journal pour qu’ils puissent parvenir à déchiffrer ma copie »65. 2.3 De l’information au divertissement (bilan) Dans cette perspective, et par excellence, la scène judiciaire telle que pratiquée dans la presse déstabilise les conventions, dans la mesure où elle brouille au maximum les frontières entre la réalité et la fiction – le principe vaut toutefois aussi pour les scènes de la vie quotidienne et plus encore pour les scènes politiques, historiques ou encore sociales. En outre, elle constitue un espace privilégié pour dramatiser l’information66, puisqu’elle engage différents mécanismes propres au théâtre afin de révéler en un tableau une scène, en témoigne encore ce « petit drame correctionnel [qui] se passe dans une salle d’auberge de la ville de Tours », publié dans Le Temps le 21 octobre 1836 sous la rubrique « Tribunal correctionnel de Tours » et intitulé « L’escroc du petit monde », dont le récit est divisé, selon le modèle théâtral, par scènes. SCÈNE DEUXIÈME. – Les mêmes. L’aubergiste, épluchant de fort belles asperges. – Eh bien ! comment cela vous va-t-il ce soir ? L’inconnu. – Mais pas mal, Dieu merci, si ce n’est que ces diables d’ouvriers, qui travaillent à mettre en état l’appartement de monseigneur, me font enrager du matin au soir. Aussi ai-je le gosier sec comme la bouche d’un four, à force de crier à leurs oreilles. Parbleu, vous devriez me donner un verre de vin, cela me rafraîchirait. L’aubergiste. – Comment donc ! avec plaisir. La fille ! une bouteille de vin vieux et deux verres. L’inconnu. – Merci ! à votre santé ! 64
p. 15. 65
p. 1. 66
LESPÈS Léo, Histoires à faire peur, Paris, comptoir des imprimeurs-unis, 1846, tome 2, LESPÈS Léo, « Pour écrire aussi vite qu’on parle ! » (signé Timothée Trimm), art. cité, CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre, op. cit., p. 212.
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L’aubergiste. – À la vôtre ! L’inconnu. – Savez-vous que voilà des asperges superbes : vous voudriez bien m’en mettre de côté une ou deux bottes, je viendrais les manger demain matin. L’aubergiste. – Très volontiers. SCÈNE TROISIÈME. – Les mêmes. L’inconnu. – Sur mon âme, vos asperges étaient excellentes. Combien vous dois-je ? L’aubergiste. – Laissez donc, ça n’en vaut pas la peine. L’inconnu. – Mais si vraiment ; je n’entends pas avoir vos asperges sur le cœur. Combien ? L’aubergiste. – Puisque vous le voulez, ce sera vingt-cinq sous. L’inconnu. – Vingt-cinq sous ! allons donc, ce n’est pas assez. Monseigneur est généreux, et il veut que ses gens le soient, avec son argent, bien entendu. En voilà tente, et n’en parlons plus67.
Les métaphores scéniques – « la scène se passe », « l’action s’engage » – dénoncent « le parasitage de l’information […] par le divertissement »68, puisque la série des événements relatée par le journaliste est inventée de toute pièce. Partant, ce dernier « fournit à ses lecteurs une reconstitution fictive aux antipodes des traditionnelles retranscriptions des débats judiciaires »69, instaurant de fait un genre littéraire de la scène judiciaire. On remarque que cette pratique journalistique s’exporte dans le livre dans la seconde moitié du siècle, avec Scènes de la vie judiciaire : Philomèle (1860) d’Auguste Fouray, Scènes de la vie judiciaire (1893) d’Edmond Picard ou encore Le Carnet d’un stagiaire : scènes de la vie judiciaire (1911) d’Henry Bordeaux, dont la lecture est conseillée par L’Avenir de l’Est en raison d’une « petite galerie qui contient d’exquises toiles !… »70. Par ailleurs, « écrire aussi vite qu’on parle »71 traduit moins une pratique judiciaire qu’un exercice poétique. Lorsque Charles Dupressoir, dont le nom en dit long à cet égard, recueille en 1849 la première série de ses Drames judiciaires : scènes correctionnelles. Causes célèbres de tous les peuples, il s’adonne à une activité certes journalistique, par la rédaction de faits divers – « Larconcière (tentative de viol) », « Rosseel et Vandenplas (triple assassinat, vol) » ou encore « Pierre Miquelon et Barnabé Cabard 67 « Tribunal correctionnel de Tours. L’escroc du petit monde », Le Temps, 21 octobre 1836, p. 39846-39848, p. 39847 (extrait). 68 CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre, op. cit., p. 212. 69 Ibid. 70 Annonce de l’ouvrage d’Henry Bordeaux Le Carnet d’un stagiaire : scènes de la vie judiciaire, parue dans la rubrique « Vient de paraître » de L’Avenir de l’Est, année 46, n° 4509, 27 mars 1926, p. 2. 71 Pour reprendre la formule de Lespès dans son article précité.
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(143 meurtres) » –, mais aussi littéraire, par le biais de l’articulation entre les scènes d’une part et les illustrations d’autre part. Les récits, à l’image du sommaire, sont non seulement déclinés en livraisons, mais ils sont encore morcelés par les dialogues et les séquences (ou chapitres) qui donnent la cadence, le tout retranscrit sur deux colonnes qui divisent la page, amenant à penser que la pratique laboratoire du journal influence sérieusement un genre littéraire de la scène. Le phénomène est global. De nombreux auteurs de scènes empruntent aux faits divers leur matériau pour explorer et exploiter de nouvelles formes littéraires anecdotiques, explique le professeur Louis Petit de Julleville dans la conclusion de son étude Histoire de la langue et de la littérature française : « l’influence que cette littérature quotidienne exerce (et exercera de plus en plus) sur la littérature générale est même un des éléments nouveaux et inconnus qui modifieront beaucoup dans l’avenir l’art d’écrire et le métier d’écrivain »72. « Une triple exécution, le 24 janvier 1824, servit de type à la scène populaire d’Henry Monnier, l’Exécution »73, rapporte encore un journaliste du Voleur, à propos de la parution en 1830 chez Canel de Scènes populaires dessinées à la plume. Dans une démarche identique, Philippe Daryl74 emprunte le dénouement d’un fait divers qui a occupé la presse parisienne pendant plusieurs semaines, la mort tragique d’une écuyère de l’Hippodrome, pour son livre La Petite Lambton : scènes de la vie parisienne, édité chez Hetzel en 188675 ; un emprunt qui, précise le journaliste de la Bibliothèque universelle et Revue suisse dans son analyse du roman, « explique le sous-titre de cet ouvrage »76, confirmant les interférences soulevées durant ce chapitre. On peut par conséquent en conclure que les scènes sont d’abord un archétype d’écriture expérimenté dans la presse, amenant à instituer, derrière une taxinomie redondante, un genre spécifique et autonome, puisqu’identifiable comme tel – on se souvient de l’inventaire établi par Victor Pothier. Influencée par le modèle conversationnel, l’anecdote, le fait divers ou encore les petits sujets d’actualité, la scène façonne une 72 PETIT DE JULLEVILLE Louis, éd., Histoire de la langue et de la littérature française, des origines à 1900, op. cit., p. 885. 73 « Par-ci par-là » (signé A. de B.), à propos des martyrs de la Terreur, Le Voleur, série illustrée, n° 1472, 17 septembre 1885, p. 604-606, p. 605. 74 Il s’agit d’un pseudonyme, derrière lequel se cache peut-être Paschal Grousset. On lui doit notamment une série d’étude de mœurs intitulée La Vie partout, publiée chez Hetzel à la fin des années 1880. 75 Commentaire sur La Petite Lambton de Philippe Daryl, Bibliothèque universelle et Revue suisse, tome 34, 1887, p. 223-224, p. 223. 76 Ibid., p. 224. Le journaliste se trompe toutefois d’intitulé, puisqu’il écrit « mœurs parisiennes », à défaut du véritable sous-titre « scènes de la vie parisienne » ; l’erreur n’altère cependant pas la thèse qu’il défend.
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manière d’écrire le quotidien, parfois sensationnel, le plus souvent ordinaire. L’interaction privilégiée par le journal entre la réalité (informations et nouvelles du jour) et la fiction (diffusion de nouvelles, feuilletons) favorise ensuite une porosité à même de dépasser le strict cadre du périodique et de légitimer l’emploi du même titre « scènes de » dans d’autres supports, à commencer par le livre. Si Daryl peut intituler son roman Scènes de la vie parisienne, c’est bien parce que l’étiquette active dans l’imaginaire du lecteur une forme connue, celle des mœurs parisiennes77, pour reprendre la formule employée par le journaliste de la Bibliothèque universelle dans son commentaire, car si la « figure de jeune fille occupe […] une place importance dans le roman, […] il se trame en outre, à ses côtés, un drame sombre et compliqué, qui nous fait connaître certaines classes de la population de Paris »78. A fortiori, ces différentes observations rendent compte tant d’une composante de la nature de la scène (sa capacité à tout traiter) que d’une fonction (la distraction). Que ce soit dans l’espace du journal ou dans celui du livre, la scène fait l’épreuve d’un processus de littérarisation, à entendre comme un mouvement par lequel des écrits se voient conçus et reçus comme de la littérature, indépendamment du support qui les accueille. L’objet scène invite à cet égard à réfléchir aux procédés qui permettent à un texte d’être et de faire littérature. Car, au fond, que révèle cette action d’écriture consistant à découper un morceau de la réalité quotidienne et à montrer les mots qui sont prononcés oralement ? Que signifie encore ce principe de rédaction qui réalise des micro-narrations sous un même intitulé, scène, désignant à la fois la réalité découpée et l’écrit produit, sinon un geste de littérarisation ? Peu regardante en matière de thématiques ou de registres, indifférente à la question du genre, la scène se donne comme le substrat idéal pour tout processus de littérarisation. La diversité du corpus et la nature des textes conduisent ainsi à la conclusion suivante : on fait de la scène avec tout ; tout est matière à faire une scène. L’hypothèse selon laquelle tout, sous le joug de la scène, peut devenir littérature permet de caractériser et de différencier une pratique d’écriture qui affecte tant le contenu que la forme. Si la nouvelle à la main79 ou la chronique, par exemple, sont bien des genres de la presse qui se trouvent d’une certaine manière littérarisés au XIXe siècle, la scène produit, par ellemême, du littéraire, dès lors qu’elle importe dans l’espace de l’écrit quotidien le vocabulaire et la perspective du théâtre. La scène est à considérer 77
Ibid. Ibid., p. 223-224. 79 Le genre de la nouvelle à la main est étudié au chapitre suivant (« Rubricage : façonner la scène »). 78
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comme une formule ou, plus encore, comme une recette : tout peut devenir littérature, car toute scène, qu’elle soit bonne ou mauvaise, construit avec la réalité une distance à partir du moment où elle est détachée de la communication de presse. En somme, elle s’apparente à un moule, sur la base duquel tout un chacun peut fabriquer du littéraire en y façonnant toute sorte d’objet. Par conséquent, l’étiquette « scènes de » sert de passe-droit à une littérarisation du réel ; est littérateur celui qui réalise ce processus. Si ces considérations renseignent sur la nature de la scène, elles informent, ensuite, sur ses usages. Faire de celle-ci un substrat idéal à la réalisation de n’importe quel morceau de littérature invite en effet à l’examiner sous la logique du spectacle, non seulement en raison de sa filiation au domaine du théâtre, mais également de sa capacité à tout traiter, à tout voir. Poursuivant l’idée que tout est matière à scène, il faut encore en préciser le motif : le monde est abordé comme un spectacle. La presse, notamment, met en place un dispositif de théâtralisation susceptible d’engendrer une spectacularisation à la fois de l’objet d’écriture et de sa forme. Plus encore, le modèle de la scène impose d’une part un principe de monstration, puisqu’elle fait du réel un spectacle à regarder, et occasionne d’autre part un processus de littérarisation particulier : une dispute devient une « scène de ménage », une conversation de trottoir une « scène de rue » et une rencontre dans un bistrot une « scène de café ». Dans cette optique, la scène s’inscrit dans le sillage d’une culture visuelle – le XIXe siècle étant marqué par une obsession du voir (affiches publicitaires, Expositions universelles, panoramas, vitrines, etc.) – et, dans le même temps, d’une pratique du divertissement. Elle amuse par ses sujets, égaie par son ton et récrée par sa forme. À ce titre, elle est le plus souvent dépolitisée. Corollaire du principe du divertissement, la dépolitisation est à l’œuvre dans la majorité des textes du corpus, qui envisagent, sans s’y restreindre toutefois, la plupart des scènes politiques, parlementaires ou militaires sous l’angle de la blague ou du comique, à l’image de cette « petite scène politique » publiée dans Le Figaro le 28 octobre 1877 : Petite scène politique. Un individu passe très tard le soir le long d’un monument sur lequel sont écrits les mots : Défense de… etc., etc. Il regarde bien autour de lui s’il n’est pas vu, et il contrevient à la prohibition. Puis il aperçoit au loin le képi d’un gardien de la paix et se sauve à toutes jambes en disant : – J’ai donné une leçon au pouvoir !80 80 « Petite scène politique » (signé Le masque de fer), Le Figaro, n° 301, 28 octobre 1877, p. 1.
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Ridiculisant le rôdeur par la caricature de son geste et amenuisant toute portée politique, malgré le titre, la scène n’a pour dessein que d’amuser son lecteur. Certes, toutes les scènes « politiques » ne sont pas mises à distance de leur contexte. De plus, il serait biaisé de mettre sur le même plan une scène populaire et une scène parlementaire en regard de la seule pérennité de l’intitulé et du ton. Néanmoins, on constate à la lumière du corpus scénique une nette prédilection pour le divertissement, une conduite esthétique qui s’applique indifféremment à la variété des scènes et qui participe de près à son effort de spectacularisation. Ce phénomène de distraction fait l’objet d’un arrêt spécifique dans le discours de Walter Benjamin, qui n’est pas sans rapport avec la répétition des scènes – des titres ou des textes – dans la presse. Dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité, le critique voit dans celui-ci, dont il situe l’émergence dans le contexte de la réception de l’art81, un avenir pour la littérature, comme pour le cinéma, car leurs dispositifs accoutument l’œil à la rapidité. Dans le journal, les scènes se feuillettent, se lisent vite ou, plus encore, se compulsent, formatant des habitudes de lecture. Dans le même ordre d’idée, les scènes publiées plusieurs fois dans différents journaux et sur plusieurs années instituent un ronron qui crée une rupture avec toute forme d’originalité ; un phénomène qui s’observe également avec la lithographie. La lecture morcelée induit alors une consommation effrénée, préférant la dimension kaléidoscopique de l’objet à son unicité. En conclusion, ce fonctionnement de la scène rend compte de deux composantes inhérentes à son genre. D’une part, elle se donne comme un support archétypal à partir duquel n’importe quel morceau de la réalité peut devenir littérature. D’autre part, cette capacité à tout prendre pour sujet – tout est sympathique et rien n’est inquiétant – conduit à une prédilection pour le divertissement. Cette modalité culturelle de la scène s’inscrit plus généralement dans le projet d’une dépolitisation de la littérature, notamment sous le Second Empire, consistant à amuser le lecteur sans trop se préoccuper de ce qui se passe sur le front politique. La scène dans la presse – mais les constatations sont les mêmes pour la plupart des recueils, comme ceux de Paul de Kock, d’Alphonse Karr ou encore d’Henry Monnier – participe ainsi d’une logique de la distraction, car chacune d’entre elles, par l’entremise du théâtre duquel elle émane, fait spectacle, anime devant les yeux du spectateur une situation (drolatique) de la vie quotidienne. Initiée par un contexte (une dispute), elle s’en émancipe 81 BENJAMIN Andrew, « Ennui et Distraction : les humeurs de la modernité », dans Capitales de la modernité, 2005, p. 129-151, p. 134.
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cependant (« scène de ménage ») et produit une micro-narration indépendante, susceptible d’être réactivée dans le temps (répétition) et dans l’espace (support, genre). 3. RUBRICAGE :
FAÇONNER LA SCÈNE
3.1 Les grands magasins de la presse Dans la première moitié du siècle et jusqu’à la monarchie de Juillet, la pratique du journal privilégie encore une juxtaposition pêle-mêle des informations. Il faut attendre les années 1850-1860 pour que la logique du fourre-tout se désagrège et tende vers une organisation plus maîtrisée des informations. Émile de Girardin, l’un des « créateurs de la Grande Presse en France »82 et connu de tous pour sa Presse (1836) à quarante francs, fait aussi partie de ceux à qui l’on doit la structure formelle et moderne du périodique. Lorsqu’il rachète La Liberté en 1866, il invite à repenser l’agencement interne du quotidien en lui conférant des espaces spécifiques, et pour la première fois celui-ci est organisé par divisions : le monde politique, le monde littéraire, le monde artistique ou encore le monde parisien83. Quelques années avant lui déjà, Hippolyte de Villemessant s’attachait également à faire évoluer le journal en repensant la structure du Figaro, qu’il ressuscite en 1854, en revendiquant la nécessité du rubriquage : […] mon premier soin, quand j’eus fondé mon journal, fut de le diviser par cadres. Je rêvai pour cela quelque chose d’aussi clair, d’aussi simple comme organisation que ce que je voyais dans le commerce, dans les grands magasins. […] De même pour un journal : il est indispensable que le lecteur sache où il trouvera la Causerie, les Échos de Paris, ceux de la Chambre, les articles Variétés, les Tribunaux, le rayon des faits divers, celui des Théâtres, etc., etc., et ne soit pas obligé d’errer à la pêche de tel article […]84.
Dans ses Mémoires d’un journaliste, Villemessant insiste sur cette nouveauté du Figaro, largement copiée par la suite, consistant à « diviser par cadre » l’information, à agencer et étaler à la vue, à la manière des « grands 82 Pour reprendre le titre de MORIENVAL Jean, Les Créateurs de la Grande Presse en France : Émile Girardin, H. de Villemessant, Moïse Millaud, Paris, Spes, 1934. 83 GUÉRY Louis, Visages de la presse. Présentation des journaux des origines à nos jours, Paris, éd. du Centre de formation et de perfectionnement des journalistes, 1997, p. 79. 84 VILLEMESSANT (DE) Hippolyte, Mémoires d’un journaliste. À travers le Figaro, Paris, É. Dentu, 1873, 3e série, p. 40.
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magasins », les produits du périodique. « L’ordre est aussi nécessaire dans un journal que sur une table »85 précise-t-il encore pour caractériser l’aménagement moderne du périodique. 3.2 Échos & Co En matière de scène, deux rubriques doivent plus spécifiquement être mises en évidence : « Échos de Paris » et « Ce qui se passe », la première sera analysée dans le Figaro, la seconde dans Le Gaulois, dès lors qu’elles y exploitent un fonctionnement symptomatique. En raison de la perméabilité engendrée par le mécanisme du périodique entre le récit de fiction et le fait divers précédemment mentionnée, il faut en effet faire une halte par ces espaces créés pour et par l’actualité, deux rubriques consacrées à la trivialité dans lesquelles la scène s’immisce inévitablement. Insérée dans la sphère dédiée à l’actualité ordinaire, le plus souvent ridicule, elle confirme son hybridité (entre imaginaire et réalité) et déploie dans le même temps une autonomie jusqu’ici accordée ponctuellement seulement. Autrement dit, non seulement les rubriques « Échos de Paris » et « Ce qui se passe » accueillent des scènes, mais, plus encore, elles les façonnent, un phénomène qu’il s’agit d’observer à la lumière des dispositifs du rubricage mais également de l’évolution de ces espaces, en montrant d’abord la manière dont ils cultivent et reconfigurent la pratique des nouvelles à la main, et dont ils accordent, ensuite, des lieux dédiés à la scène, à l’instar de la chronique « Scènes de la vie réelle » des Annales politiques et littéraires. Les Échos dans le Figaro I : Villemessant Dans une conférence donnée à l’école des Hautes Études sociales sur « Les Échos dans le journalisme » en janvier 1909, Émile Berr revient sur la pratique des Échos et sur la place, parfois problématique, qu’elle occupe dans le journal, plus particulièrement dans le Figaro86. S’il lui a été difficile de s’immiscer entre les colonnes des premières publications, en raison des nombreuses gazettes à la main que les nouvellistes rédigent de façon manuscrite pour accompagner l’imprimé, la rubrique « Échos de Paris » rencontre un succès inédit au moment de la prise en charge par Villemessant de la direction du Figaro. 85
Ibid., p. 41. BERR Émile, « Les Échos dans le journalisme », Le Figaro : supplément littéraire, 23 janvier 1909, p. 2-3. 86
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L’intitulé est usité pour la première fois dans le numéro du 19 août 1855 et dénote un tournant dans l’histoire du journal, explique Berr : On peut dire que cette date [1855] marque une sorte de petit événement dans l’histoire de la presse contemporaine, puisque depuis près de cinquante-quatre ans, il n’y a presque pas eu de journal à Paris qui n’ait ajouté cette rubrique à ses rubriques anciennes, ou qui ne l’ait installée tout naturellement dans ses colonnes, en se fondant. Parcourons rapidement ces Échos du 19 août 1855 ; vous allez voir que la rubrique a désormais son caractère et sa limite bien établie, et que – politique à part – le « nouvelliste » du dix-neuvième siècle est bien là chez lui87.
Le fonctionnement de la rubrique suit une logique bien établie, celle de l’anecdote, du fait divers ou simplement du récit bref sur un événement de l’actualité. Le lecteur découvre d’abord « quelques indiscrétions touchant les raisons qui feront retarder la première d’un opéra », se plonge ensuite dans un écho judiciaire relatant le parcours commercial de M. Parizot, puis dans la lecture du compte rendu « d’une fête intime qui s’est donnée chez Offenbach », avant de terminer sur « la révélation d’un amusant plagiat dramatique »88. Plus encore, l’interaction entre la pratique de la scène et celle des textes diffusés dans la rubrique des Échos du Figaro n’est pas purement conjecturelle : elle est quasi originelle. Peu de temps après la résurrection du journal en 1854 par Villemessant, une « Scène d’intérieur » paraît dans ladite rubrique et discute, par une mise en abîme à peine voilée, les mécanismes de cette dernière : ÉCHOS DE PARIS __ scène d’intérieur (Un cabinet de travail) UN AMI ET MOI. L’AMI, (me désignant du doigt quelques feuilles de papier.) – Qu’est-ce que c’est que çà ? MOI. – C’est la copie pour le Figaro. L’AMI. – Tiens !… tu écris donc dans le Figaro maintenant ? MOI. – Pas maintenant, mais à partir de samedi prochain, j’y ferai les Échos de Paris. L’AMI. – Un roman ?
87 88
Ibid., p. 2. Ibid.
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MOI.
– Non, sous ce titre, je rapporterai aux lecteurs du Figaro toutes les nouvelles artistiques, littéraires et dramatiques que je connaîtrai ou qui me parviendront pendant la semaine. […] L’AMI. – Alors tu es dispensé d’avoir de l’esprit dans ton nouveau journal ? MOI. – Pas précisément… mais je suis tenu d’abord à avoir de l’oreille, beaucoup d’oreille, pour entendre partout ce qui se passe et ce qui se dit ; si j’attrape ensuite par-ci par-là, au vol un trait malin ou un joli mot, je ne dis pas que je les lâcherai, mais je ne suis pas forcé d’aller les chercher. – Je ne suis qu’un écho, je ne suis pas un esprit89.
En amont des différentes annonces qui se juxtaposent à sa suite – une répétition à l’Odéon, deux lectures au Vaudeville et le don de l’ex-rédacteur du Constitutionnel à la Société des Gens de Lettres –, la scène s’impose d’abord dans l’espace de l’actualité en floutant les frontières génériques : est-ce un roman ? non, seulement l’écho des nouvelles qui arrivent aux oreilles, saisies « au vol » et retranscrites entre deux colonnes. Ensuite, et par conséquent, elle précise la nature des textes qui la compose, dans la mesure où ces derniers, explique l’un des deux protagonistes, n’ont pas besoin d’être savamment ficelés ; il suffit d’en reproduire les contours en laissant de côté les traits d’esprit, légitimant et même revendiquant une certaine médiocrité inhérente à la scène, du moins une évidente facilité. Enfin, elle exploite une caractéristique générique reconnaissable du genre par une propension à la métatextualité, un procédé récurrent dans la presse visant à critiquer, sur le mode humoristique, le support du récit afin de produire une mise en abîme caricaturale, scène dans la scène. Les Échos du Figaro deviennent maîtres en la matière et accueillent dans les années cinquante de nombreuses scénettes, souvent réduits à quelques alinéas, à l’instar de celle-ci, signée A. Legendre et qui sténographie une conversation entre deux Parisiens : Je vais me faire faire la barbe, disait l’autre après-midi sur le boulevart, le même L.-L., à un de ses amis… mais où irai-je ? – Venez avec moi, je vous conduirai chez X…, l’ancien factotum d’Alphonse Karr, il vous amusera, le drôle a beaucoup d’esprit… vous ne croyez pas ?… 89 « Scène d’intérieur », Figaro : journal non politique, n° 82, 21 octobre 1855, p. 7. Le texte est publié sous la rubrique « Échos de Paris ».
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– Si fait, répond L…, de tous temps les intendants n’ont-ils pas eu pour habitude de voler leurs maîtres ?90
L’espace hétérogène de la rubrique invite alors à l’élaboration de scénettes qui déjouent les codes de certains Échos, abandonnant l’information au profit d’une fictionnalisation. Quand la conversation attrapée sur le boulevard tend à donner l’illusion du simple reportage, la filiation du personnage d’une scène à l’autre – « le même L.-L. » faisant référence au protagoniste du récit qui précède – fait quant à elle appel à un dispositif romanesque ou, plus encore, feuilletonesque. Entre potins de coulisses et récits de meurtres sanguinolents, les Échos se poursuivent les années suivantes malgré la concurrence directe de rubriques analogues, comme « Les coulisses du monde » ou « Les cancans de la semaine ». Cependant, lorsqu’en novembre 1866 le Figaro, devenu quotidien, fait succéder à ces rubriques déjà désuètes « Paris en détail » ou « Tablettes parisiennes » de Charles Joliet, les Échos quittent la rubrique unique créée par Villemessant et se dispersent dans l’espace du journal, sans toutefois abandonner leur fonctionnement. Les Échos dans le Figaro II : Scholl Il faut attendre une petite année, le 12 septembre 1867, pour qu’Aurélien Scholl fasse revivre la rubrique des Échos, pour la plus grande fierté de Villemessant. Un plaisir toutefois de courte durée, car l’entreprise de Scholl prend rapidement une autre tournure. Avec lui, la pratique de la scène se singularise et se précise, dès lors que ses traits caricaturaux sont exacerbés. À défaut d’être un nouvelliste avec « le sens du goût et de l’information », si on en croit Berr, Scholl est d’abord un flâneur d’un genre un peu particulier, « un moraliste de boulevard et de café, dont le plaisir était moins de trouver des nouvelles que de trouver des mots »91, réactivant dans le même temps une posture et une activité (la flânerie) emblématiques du siècle. En cela, il se plaît à errer d’une rue à l’autre, d’un commerce à l’autre, observant les hommes s’agiter autour de lui, s’arrêtant sur des bribes de conversations, scrutant les réactions et fixant le tout dans son texte du jour. Dans les Échos du 21 septembre 1867, Scholl relate par exemple l’échange cocasse entre deux bonshommes, qui aurait de quoi faire hérisser le poil du journaliste Villemessant. 90 LEGENDRE A., conversation parue sous la rubrique « Échos de Paris », Figaro : journal non politique, n° 76, 9 septembre 1855, p. 7. 91 BERR Émile, « Les Échos dans le journalisme », art. cité, p. 3.
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M. X… voulait se marier. – Vous devriez me trouver ce que je cherche, disait-il à un de ses amis. – Comment voulez-vous que soit la jeune fille ? – Je désire qu’elle soit pure. – Ivrogne !92
« Voilà le ton », pour reprendre les mots de Berr : « il avait à faire des Échos, il faisait du Scholl »93. « Tout cela est drôle, évidemment ; tout cela est rosse à souhait ; mais que sont devenus [les] Échos ? »94 Les nouvelles du jour sont déployées tous azimuts dans les colonnes du journal, laissant la place à une autre idéologie de la rubrique, plus hétérogène, plus téméraire aussi. Car il faut l’admettre, et Villemessant le premier, l’amusoire de Scholl rencontre un franc succès et sa démarche permet de pallier les contraintes imposées par la publication désormais quotidienne du journal. Dès lors, les Échos accueillent entre deux informations du jour quelques scénettes drolatiques, mêlant événements culturels et épisodes de la vie de tous les jours, dans le dessein de rendre la lecture toujours plus plaisante. Ces scènes, « ce sont les capucines sur la salade »95, confesse Villemessant dans ses Mémoires. Celles-ci, bons mots, sont publiées anonymement dès 1869 sous la signature « Masque de fer », rétablissant par ailleurs la forme des Échos de 1855 : « c’est sous cette forme […] que la rubrique des Échos a continué de vivre depuis quarante ans dans le journal de Villemessant »96. Sans trop de surprise au regard de son succès, c’est également sous cette forme qu’elle est réinvestie dans les autres journaux durant la seconde moitié du siècle. Il s’agit d’une rubrique collective et anonyme, généralement signée d’un pseudonyme fantaisiste : « Le domino noir » dans la Revue parisienne, « Le nain jaune » dans La Croix, ou pas signée du tout. Ses sujets sont aussi hétérogènes que les aléas du quotidien et ses auteurs plus variés les uns que les autres. Sans compter que la pratique se démocratise. Si le chef des Échos fait figure d’éditeur moderne, ce n’est pas seulement visà-vis de la forme du texte, mais aussi de ses échotiers. « À chaque instant vient dans nos journaux tel homme de talent, rapporte Berr, qui n’est point 92 SCHOLL Aurélien, « M. X… voulait se marier », Le Figaro, n° 117, 21 septembre 1867, p. 3. Le texte est publié sous la rubrique « Échos de Paris ». 93 BERR Émile, « Les Échos dans le journalisme », art. cité, p. 3. 94 Ibid. 95 Cité par BERR Émile, « Les Échos dans le journalisme », art. cité, p. 3. 96 Ibid.
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journaliste et qui porte en lui, sans s’en douter, un écho superbe. C’est à nous de le lui extraire, si j’ose m’exprimer ainsi »97. La nouvelle à la main Berr fait ici référence à une pratique typique du journal : la nouvelle à la main. Celle-ci englobe des textes écrits à la volée par tout un chacun, livrés et reproduits tels quels dans le journal ; un procédé sténographique par ailleurs significatif pour l’histoire des scènes durant la seconde moitié du siècle. Le plus souvent intitulé de rubrique, la « nouvelle à la main » est aussi un titre de journal, comme l’hebdomadaire fondé en 1857, Les Nouvelles à la main, qui publie, à la manière des Échos, quelques dialogues vivants, historiettes et anecdotes. On pense aussi à Charles Joliet – le même, donc, qui assure la rubrique « Tablettes parisiennes » du Figaro –, qui publie en 1884 chez Marpon et Flammarion Mille nouvelles à la main, un recueil rassemblant des textes brefs publiés préalablement dans la presse. En témoigne le frontispice sur lequel est illustrée une jeune fille qui souffle des bulles de savon, dans lesquels les titres du Figaro, du Charivari, ou encore de La Vie parisienne se dessinent98. Dans l’avertissement, l’écrivain décrit ces récits à l’envolée comme suit : Que reste-t-il de ce gaspillage au jour le jour, de ces mille choses insaisissables, imprimées à peine écloses, amusantes le matin, incompréhensibles le soir, oubliées le lendemain ? Ce qui reste des bulles irisées formées de l’écume légère de la grande mer parisienne, d’un papillon qui laisse aux doigts la fine poussière de ses ailes, d’une causerie au coin du feu qui s’envole avec les bataillons d’étincelles, car l’esprit est-il autre chose qu’un feu de cheminée ?99
Les « bulles irisées », si elles renvoient à celles de l’illustration du frontispice, indiquent également une esthétique : éphémères par nature, elles figent toutefois ce qu’elles renferment dans leur cocon. En cela, « il y a des mots qui résument une page d’histoire, un type, une époque, et qui restent comme un vers d’une œuvre oubliée »100, conclut Joliet. 97
Ibid. Une étude plus en détail de l’esthétique scénique de Joliet est proposée au chapitre VI « Mise en livre » dans « L’institution du roman scénique (Joliet) » et au chapitre XI « Physiologie d’une écriture » dans « Cartographie d’un style ». 99 JOLIET Charles, « Avertissement », Mille nouvelles à la main, Paris, C. Marpon et E. Flammarion, 1884, p. V-VII, p. VI. Je reviens sur cette préface dans la partie « Manifeste pour une littérature mosaïque » (chapitre VI « Mise en livre ») afin de la comparer à celle, analogue, qui ouvre Scènes et croquis de la vie parisienne du même auteur, dans le but de mettre en évidence une certaine continuité esthétique entre la presse et le livre. 100 Ibid., p. VI-VII. 98
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Quant à son fonctionnement dans le journal, Villemessant consacre au genre de la nouvelle à la main un article dans le Figaro du 9 avril 1854, dont il esquisse la définition suivante, analogue à celle de Joliet : Qu’est-ce qu’une nouvelle à la main ? Ma foi, nous serions bien embarrassé de vous le dire au juste ! C’est quelque chose qui ne s’écrit jamais, qui se raconte partout et s’invente quelquefois. Pour nous, ce sera comme un passe partout qui nous permettra d’ouvrir la porte à ces mille bruits sans consistance qui viennent du salon, du foyer de nos théâtres, des clubs littéraires, de l’atelier, de la place publique. Allez donc mettre un écriteau ou un visage à ce butin que chasse devant lui le vent de l’oisiveté parisienne ! Cela vient on ne sait d’où, est arrivé on ne sait quand, a été fait on ne sait par qui. C’est un bon mot, vieux ou neuf, original ou vulgaire : il est tombé hier dans notre oreille, nous le recueillons aujourd’hui, vous l’oublierez demain. S’il vous amuse, que vous importe son extrait de naissance ? S’il vous ennuie, à quoi bon lui chercher un père ?101
« Nouvelle à la main » est le titre d’une rubrique qui, aux côtés des Échos, accueillent ainsi en les juxtaposant des textes éponymes et « sans consistance », un dialogue, un trait d’esprit, une pensée, dont les sujets rendent caduques tout effort de définition. Publiés en principe anonymement, ils amusent par des choses vues, entendues ou lues. Jean-Didier Wagneur rappelle que si le genre est ancien, ayant notamment fait l’ordinaire des gazettes durant le XVIIIe siècle en restituant une information en quelques lignes et sur un ton léger, il occupe une place considérable dans la petite presse du XIXe siècle, cultivant le rire par la « brève amusante », « épinglant joyeusement ou crucifiant cruellement ses victimes »102. Les nouvelles à la main relèvent en outre de la collaboration. Wagneur explique que « le matériau est amené par les journalistes eux-mêmes à l’affût des mots et des petites phrases, ou collectées par les secrétaires de rédaction qui les ont découpées dans la presse »103. Autrement dit, les auteurs transcrivent collectivement des morceaux anecdotiques qui, ensemble, dressent de manière cacophonique un panorama de scènes de la vie quotidienne. À cet égard, les productions sont inégales. Dans son article « Le martyrologe du journaliste », Victor Cochinat, avocat, écrivain et rédacteur en chef de La Causerie, détaille les éléments nécessaires à la publication d’une bonne nouvelle à la main : « pour qu’[elle] soit digne de figurer dans un journal comme le nôtre, par exemple, il faut 101 VILLEMESSANT (DE) Hippolyte, « Nouvelles à la main », Figaro : journal non politique, n° 2, 9 avril 1854, p. 4. 102 WAGNEUR Jean-Didier, « Les microformes médiatiques du rire », in : L’Empire du rire. XIXe-XXIe siècles, éd. Letourneux M., Vaillant A., Paris, éd. du CNRS, 2021, p. 799-816, p. 812. 103 Ibid.
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qu’elle soit, – et malheureusement elles ne le sont pas toutes, – gaie, neuve, piquante, spirituelle, originale, transparente autant qu’il faut pour attirer le regard et exciter le sourire des gens de la bonne compagnie »104. Si les nouvelles ne se valent pas toutes, elles partagent néanmoins un point commun : elles sont happées dans – et par – le quotidien. Wagneur s’attarde à ce titre sur les lieux de sociabilité, comme les cafés, pour saisir les enjeux d’une telle pratique d’écriture : « dans ce registre, la scène de café constitue une topique remarquable. C’est là que tout se décide : la brasserie est un échangeur, et une bonne connaissance de la topographie et de la population des établissements parisiens est capitale »105. Il prend pour exemple un texte signé L. Reynard, publié dans le Figaro le 23 janvier 1859 et intitulé « La brasserie ou comment se fait un petit journal », dont le titre insiste sur la mise en abîme. Dans ce dernier, construit sur le modèle dramatique et structuré en sept scènes, les conversations des protagonistes sont retranscrites au milieu « du bruit en grande masse »106, avant de charpenter le premier numéro du journal La Brasserie, créant une circulation entre une pratique – la conversation de café –, un support – le journal – et un genre – la nouvelle à la main. Ce fonctionnement est d’autant plus caractéristique qu’il partage des traits similaires avec celui de l’écriture scénique, raison pour laquelle le mot « scène » est régulièrement convoqué pour identifier ce type de récits. Après avoir défini les traits d’une bonne nouvelle à la main, Victor Cochinat établit en effet une transition entre cette dernière et une « scène », en livrant, en incise, ce petit texte : LEM. DE NEUVEILLE.
SCÈNE
– Mon Dieu, oui, c’est un procès… Mais comment avez-vous été assez maladroit pour désigner dans votre nouvelle quelqu’un qui existe réellement ? LE JEUNE HOMME. – Est-ce que je pouvais penser que cette personne existât, puisque la nouvelle est une plaisanterie, et que le nom que j’ai choisi est un nom d’héroïne de roman. LE CAISSIER indigné (à part). – On n’est pas plus crétin que ça ! En ce moment, le journaliste voudrait s’en aller, mais il est prié d’attendre le directeur de la CAUSERIE. Il aurait encore désiré ne pas se livrer au charme de cette entrevue, mais, résigné, il COCHINAT Victor, « Le martyrologe du journaliste. La nouvelle à la main », La Causerie : littératures, théâtres, n° 12, 20 mars 1859, p. 3-4, p. 3. 105 WAGNEUR Jean-Didier, « Le journalisme au microscope. Digressions bibliographiques », Études françaises, n° 3, 2008, p. 23-44, p. 34. 106 « La brasserie ou comment se fait un petit journal » (signé L. Reynard), Figaro, n° 411, 23 janvier 1859, p. 3-5, p. 4. 104
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attend… Enfin, le juge paraît et rend son arrêt. L’écrivain maladroit est, pour longtemps, banni du journal, mais il est chargé, néanmoins, d’apaiser la dame offensée, et d’étouffer le procès engagé, s’il ne veut pas qu’on l’assassine107.
Courtes, souvent lapidaires, il n’en demeure pas moins que ces nouvelles à la main forment des micro-récits, des scènes, à l’image, encore, de cette « Petite scène du jour de l’An » publiée sous la rubrique « Nouvelles à la main » du Gil Blas : NOUVELLES À LA MAIN
Petite scène du jour de l’An. – Françoise, qu’est-ce que ce pompier que je viens d’apercevoir dans notre cuisine ? – Madame, c’est ma marraine qui me l’a envoyé pour mon jour de l’An… Elle m’avait promis des étrennes utiles !108
Non seulement la filiation entre la nouvelle à la main et la scène est ici confirmée, mais la forme et l’intitulé invitent en outre à réfléchir au mot même de nouvelle, dont le double sens est révélateur d’une poétique : si ces scénettes narrent une information, quoique sans véritable « consistance » relative à un fait du jour, elles empruntent aussi au genre bref de la nouvelle. Les Échos dans Le Gaulois Lieu d’expérimentation privilégié, les Échos connaissent une évolution significative à la fin des années soixante, dans Le Gaulois notamment. S’il accueille lui aussi ladite rubrique d’actualité, le quotidien littéraire fondé en 1868 octroie en revanche régulièrement, et presque systématiquement, l’intitulé « scènes de » aux textes qui la composent, instituant au sein des Échos un véritable corpus de scènes, avec, pour exemple : « Scène conjugale », le 6 juin 1869. « Scène conjugale », 17 février 1870. « Scène d’intérieur de garçon », le 9 mai 1870. « Une scène de la vie réelle empruntée au Figaro », le 25 juin 1872. « Scène d’intérieur », le 23 novembre 1876. « Petite scène de faux ménage », le 27 janvier 1877. 107
COCHINAT Victor, « Le martyrologe du journaliste. La nouvelle à la main », art. cité,
p. 3. 108 « Petite scène du jour de l’an » (signé Le diable boiteux), Gil Blas, n° 2614, 14 janvier 1887, p. 1.
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« Scènes parisiennes », le 31 janvier 1877. « Petite scène parisienne », le 12 mai 1877. « Scènes de la vie intime », le 10 juillet 1877. « Rien pour rien ou le roquet sérieux : scène pastorale », le 24 novembre 1877. « Scène d’intérieur dans le demi-monde », le 27 décembre 1878. « Scène de la vie de province », le 7 décembre 1879.
Sans dessein d’exhaustivité, ce bref aperçu signale une pratique de nomenclature symptomatique, inédite au sein de la rubrique par sa constance. Toutes parues sous l’autorité de la rubrique « Échos de Paris » du Gaulois, ces scènes se singularisent vis-à-vis des autres textes qui les entourent par un intitulé spécifique. Bien qu’ils se ressemblent à de nombreux égards (forme brève et dialogale), ils se distinguent toutefois par la nécessité de nommer, par un titre générique, ces morceaux hybrides – entre fiction et fait divers, récit et annonce –, en raison de leur unité thématique – scène parisienne ou scène provinciale, scène d’intérieur ou scène de ménage. Petite scène parisienne : Un monsieur rencontre un de ses amis sur le trottoir ; il s’arrête et, tout en causant, laisse tomber sa canne, qui s’engouffre dans une bouche d’égout. Fureur du monsieur, qui tient énormément à son jonc. Il se baisse, sonde l’égout du regard et se livre à une pantomime désespérée. Deux passants s’arrêtent. En un clin d’œil, un rassemblement se forme. De tous côtés on entend ces exclamations : – Qu’est-ce qu’il y a ? – C’est un monsieur qui a jeté quelque chose dans l’égout. – Un cadavre, sans doute. – Oh ! le monstre ! on ne l’arrête pas ? – Voilà la police. On ouvre la plaque de l’égout et un homme descend. L’attroupement est devenu considérable. L’égoutier remonte un instant après et dit piteusement : – Je n’ai trouvé que cette canne. Le monsieur se saisit du jonc, en disant avec une extrême politesse : – Merci bien ; vous êtes trop aimable. Je n’aurais jamais osé vous proposer d’aller le chercher si loin. Stupéfaction des assistants109. 109 « Petite scène parisienne » (signé Un domino), Le Gaulois : littéraire et politique, n° 3126, 12 mai 1877, p. 1 (extrait). Le texte est publié sous la rubrique « Échos de Paris ».
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Le cas de la « Petite scène parisienne » de la feuille du 12 mai 1877 est à cet égard révélateur. Alors que la scène emprunte aux autres nouvelles des Échos plusieurs modalités – renforçant l’effet de contamination –, elle bénéficie cependant d’une certaine autonomie, livrant au travers de cette parodie du fait divers crapuleux un récit qui jouit d’une architecture solide, avec un début et une fin. Non seulement elle retranscrit, sous la forme dialogale, une situation happée au quotidien et dont la brièveté n’altère pas la cohérence, mais elle l’élève en outre à un rang supérieur. La trivialité de l’événement s’emplit en effet d’une certaine épaisseur puisqu’il s’inscrit dans un imaginaire collectif : l’échange entre deux passants est édifié en une « scène parisienne » typique, dont le singulier assure sa standardisation. Le phénomène est plus patent encore avec « Rien pour rien ou le roquet sérieux : scène pastorale », publié le 24 novembre 1877 sous le pseudonyme couramment usité dans Le Gaulois Un domino : RIEN POUR RIEN OU LE ROQUET SÉRIEUX
Scène pastorale Le théâtre représente un dessous de porte cochère. SCÈNE PREMIÈRE
Personnages : UN AVEUGLE ET SON CHIEN L’aveugle joue de la clarinette ; le chien est assis sur son derrière et tient dans la gueule une sébile remplie de sous. Des promeneurs vont et viennent dans la rue. SCÈNE II
LES MÊMES, UNE PETITE CHIENNE
La chienne fait des agaceries au chien, en passant ; celui-ci répond par quelques caresses, timides d’abord, mais qui ne tardent pas à devenir plus expansives. Un silence. L’aveugle continue à jouer de la clarinette… Il faut se séparer pourtant : le chien se dispose à reprendre sa place à côté de son maître, quand, obéissant probablement à un remords de conscience, il revient sur ses pas et verse aux pattes de la chienne le contenu de la sébile…110
Trônant entre les nouvelles relatives à la santé de Robert Mitchell et l’annonce des futurs mariages mondains, le récit se décline en une scène dont la représentation – un chien à côté de son maître aveugle qui joue de la clarinette – a tout du petit tableau de genre. La forme, quant à elle, 110 « Rien pour rien ou le roquet sérieux : scène pastorale » (signé Un domino), Le Gaulois : littéraire et politique, n° 3321, 24 novembre1877, p. 1. Le texte est publié sous la rubrique « Échos de Paris ».
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est éminemment dramatique, puisqu’elle compte un acte constitué d’une « scène première » et d’une « scène II » d’abord, et des indications scéniques ensuite – « le théâtre représente un dessous de porte cochère ». Par conséquent, le titre placé en amont confère au texte une large autonomie, analogue en cela à celle dont jouirait un poème ou une nouvelle dans un recueil. Ce qui se passe dans Le Gaulois La démarche de catégorisation se démocratise par la suite et les rubriques similaires, notamment « Ce qui se passe » et « L’esprit des autres », adoptent le mouvement au cours des années 1870 dans Le Gaulois. Suivant un même processus de singularisation, plusieurs nouvelles à la main sont ainsi accompagnées de l’intitulé désormais générique : « Scène conjugale » (17 février 1870), « Scène de la police correctionnelle » (11 mai 1870) ou encore « Scène d’intérieur de garçon » (9 mai 1870), pour relever quelques exemples.
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111 « Scène conjugale » (signé Un domino), Le Gaulois : littéraire et politique, n° 592, 17 février 1870, p. 1. Le texte est publié sous la rubrique « Ce qui se passe » (extrait de la rubrique). Source : gallica.bnf.fr / BnF.
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Si les morceaux adjacents ont tendance à se confondre, cette scène conjugale se distingue en revanche clairement, par son titre d’abord et par son dialogue à la fois saccadé et écrasant ensuite, dont l’effet visuel participe au processus de distinction. Le grossissement des traits, permettant de caractériser un type de situation immédiatement reconnaissable, s’apparente en outre à la pratique de la caricature qui se développe dans la presse de la première moitié du siècle. Le fragment, privilégié au discontinu, confère enfin à la scène une forme d’autarcie, faisant d’elle un tableau dans lequel le lecteur peut se reconnaître ou identifier un tiers. Par suite, la scène est livrée « à l’emporte-pièce », pour reprendre le titre d’une rubrique de La Caricature qui fait paraître sous son autorité des « Petites scènes de la vie conjugale »112. La polysémie de l’intitulé (« à l’emporte-pièce ») est à cet égard intéressante : si ce dernier réfère à des paroles hâtives et sans véritable consistance, il connote dans le même temps une forme particulière, morcelée et détachable, puisque mise en pièce, dont le double sens est ici aussi à considérer, dès lors qu’il renvoie à la fois à une certaine matérialité, le fragment, et à un genre, celui du théâtre. « Scènes de la vie réelle » dans Les Annales : la rubrique-scène L’évolution que connaît la scène dans l’espace du périodique – d’une expérimentation hasardeuse à une démarche systématique de nomenclature – atteint son paroxysme à la fin du siècle, au moment de l’apparition de rubriques spécifiquement scéniques, à l’instar de « Scènes de la vie réelle » des Annales politiques et littéraires, qui se déclinent en outre par la suite : « Scènes de la vie mondaine » et « Scènes de la vie cruelle ». Si les chroniques dédiées aux anecdotes de la vie de tous les jours sont, on l’a vu, antérieures – comme « Emprunts à la vie réelle » et « Drames de la vie réelle » dans Le Voleur durant les années soixante, il faut cependant attendre 1890 pour voir apparaître un espace unique destiné à accueillir des scènes, abandonnant par ailleurs l’anonymat privilégié dans les « Échos de Paris » pour s’imposer en corpus de littérature. Plusieurs auteurs peu anodins, on pense à Claretie, Daudet, Zola, Theuriet ou encore Lavedan, participent à ce grand recueil collectif. S’ils ont tous publié quelques Scènes, ils ont également joué un rôle important dans le monde journalistique. Henri Lavedan, par exemple, collabore activement à L’Écho de 112
« Petites scènes de la vie conjugale » (signé Flick-Flock), La Caricature : journal hebdomadaire, n° 655, 16 juillet 1892, p. 230.
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Paris, au Figaro et au Gil Blas, auxquels il adresse quelques centaines de récits brefs, souvent dialogués, dans lesquels il peint l’émulation parisienne. Créateur de types, Lavedan recueille par la suite ses publications dans une dizaine de volumes : À table ! (nouvelles dialoguées), Une famille (comédie en prose) et Leurs sœurs (théâtre à lire). Alors que les scènes erraient çà et là dans l’espace du journal, elles explosent ainsi dans la seconde moitié du siècle en revendiquant une place jusqu’ici interdite, la rubrique spécialisée. Loin de disparaître après la vogue des recueils scéniques des années 1850-1870, les scènes s’autorisent au contraire un statut littéraire bien affirmé, en témoigne la liste non exhaustive du corpus déployé sous la rubrique « Scènes de la vie réelle » des Annales entre 1890 et le début du siècle suivant : Paul Arène, « Le dîner des notaires », le 19 mars 1893. Henri Lavedan, « Nos domestiques », le 14 mai 1893. Hugues le Roux, « Le procès-verbal », le 11 juin 1893. Gyp, « À la campagne », le 10 septembre 1893. Anatole France, « Adrienne Buquet », le 3 décembre 1893. Gustave Droz, « Le jour de l’an », le 31 décembre 1893. Louis de Fourcaud, « Chez nos aïeules », 31 décembre 1893. Henri Lavedan, « Canne et parapluie », le 4 février 1894. Alphonse Daudet, « Contraste », le 18 mars 1894. Jules Lemaître, « Une conscience », le 10 juin 1894. Paul Margueritte, « Chez l’habitant », le 16 septembre 1894. André Theuriet, « La comtesse Minna », le 2 décembre 1894. Gustave Geffroy, « Vieil employé », le 13 janvier 1895. Émile Zola, « Misère », le 17 février 1895. Paul Margueritte, « Le sommeil », le 28 juillet 1895. Henri Lavedan, « Chez le coiffeur », le 22 septembre 1895. Henri Lavedan, « Le choix d’une carrière », le 17 novembre 1895. Émile Zola, « La mort du riche », le 22 décembre 1895. Henri Lavedan, « Le piano », le 9 février 1896. Henri Lavedan, « La douche », le 3 mai 1896. Gyp, « Grandes manœuvres », le 13 septembre 1896. François Coppée, « Vieille fille », le 1er novembre 1896. Hugues le Roux, « Le Vidal », le 27 décembre 1896. Gyp, « Les joies de la campagne », le 1er août 1897. Henri Lavedan, « Les cravates », le 31 octobre 1897. André Theuriet, « Chèvrefeuilles sauvages », le 20 mars 1898. Adolphe Brisson, « Une journée aux courses », le 5 juin 1898. Paul et Victor Margueritte, « Après les visites », le 8 janvier 1899. Henri Lavedan, « Le ministère », le 25 juin 1899. Gyp, « Mamans », le 30 juillet 1899. Henri Lavedan, « Pour le midi », le 17 décembre 1899. Jean Richepin, « Les quatre R », le 29 janvier 1900. René Bazin, « Femmes de marins », le 19 août 1900.
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Henri Lavedan, « Grandes personnes », le 9 septembre 1900. Henri Lavedan, « Avant le bal », le 20 janvier 1901. Alfred Capus, « Les potins de la plage : présence d’esprit », le 11 août 1901. Henri Lavedan, « Le départ pour les manœuvres », le 8 septembre 1901. Paul et Victor Margueritte, « L’immortelle », le 2 novembre 1902. Jules Claretie, « Le conservatoire », le 19 juillet 1903. Henri Lavedan, « Appartement à louer », le 24 janvier 1904. Jean Lorrain, « Plages bourgeoises », le 2 octobre 1904. Alfred Capus, « Le comédien moderne », le 10 novembre 1904. Paul et Victor Margueritte, « Les étrennes du facteur », le 1er janvier 1905. Henri Lavedan, « L’heure du tabac », le 12 novembre 1905. Paul Margueritte, « La marraine », le 30 décembre 1906. Henri Lavedan, « Première désillusion », le 22 décembre 1907. Henri Lavedan, « Brevet supérieur ! », le 19 juillet 1908. Henri Lavedan, « La vie d’hôtel », le 2 août 1908. Nozière, « Arsène, l’ami du conservatoire », le 10 juillet 1910.
La scène se donne alors comme un croquis de la modernité, puisqu’elle cristallise des types, des situations ou encore des caractères. « Le dîner des notaires », « Le jour de l’an », « Chez le coiffeur » ou « Avant le bal » dressent le panorama de la vie parisienne contemporaine par un raisonnement sériel. De leur côté, « Le comédien moderne », « Le procès-verbal », « La marraine » ou encore « Vieil employé » sont autant d’outils à même de décrypter et de déplier le réel. À la différence des démarches de typification de la première moitié du siècle toutefois, qui s’attachent presque exclusivement à représenter des types sociaux, la scène dilate son angle de vue afin de saisir surtout – et c’est là sa spécificité – des situations, à l’image de « La douche », « Dialogue de rentrée », « L’heure du tabac », « Les joies de la campagne » et « La vie d’hôtel ». L’actualité propre à ces situations est cependant relative, car largement stéréotypée : autrement dit elle fait des situations des types. En effet, « Le jour de l’an » de Gustave Droz est certes publié un 31 décembre, mais son actualité est biaisée puisque le même texte paraît sous l’anonymat de « Y » dans La Vie parisienne pas moins de trente ans auparavant, le 31 décembre 1864, avec pour titre « Le jour des étrennes ». Outre une immédiateté déjouée, la rubrique a encore l’avantage de rassembler sous l’autorité de l’étiquette « Scènes de la vie réelle » des textes préalablement éparpillés dans la presse, conférant aux récits un certain poids générique. « Chez nos aïeules » de Fourcaud, publié dans les « Scènes de la vie réelle » des Annales le 31 décembre 1893, avait par exemple d’abord paru dans Le Gaulois le 2 janvier 1885 sous le titre « Le jour de l’an des
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vieilles lunes ». La reprise est à vrai dire presque systématique. Ainsi, « Vieil employé » (13 janvier 1895) est publié le 30 mars 1893 dans Gil Blas et le 5 novembre 1898 dans La Lecture. De même, « Le procèsverbal » (11 juin 1893) est publié le 15 janvier 1893 dans Le Journal et le 14 mars 1895 dans La lanterne. En regard de la distance temporelle entre les publications, il faut bel et bien conclure que l’actualité est contrariée, l’intérêt des textes se situant ailleurs. Si les textes portent les marques d’une pratique scénique antérieure, par un phénomène de reprise, la forme se déploie et s’affirme majestueusement : aux saynètes réduites à un dialogue tronqué (typique dans Le Gaulois par exemple, à l’image de la « Scène conjugale » précédemment citée) se substituent des scènes plus étayées. Narrativisées (« Le dîner des notaires ») ou dramatiques (« Nos domestiques ») – parfois les deux (« Le procès-verbal ») –, elles s’épanchent sur plusieurs colonnes en côtoyant de près, comme pour la narguer, la rubrique morcelée et rompue des « Échos de Paris ». C’est le cas par exemple du « Procès-verbal » d’Hugues le Roux, publié le 11 juin 1893, qui précède les Échos d’une page. Alternant les échanges entre Honoré et son chien Turc, le récit s’impose sur quatre colonnes. Sans pour autant abandonner ses premières affinités avec le fragment, il le reconfigure puisque les scènes qui cadencent l’histoire s’adonnent désormais à un procédé analogue à celui du chapitrage, signalé par une croix. En raison de sa densité et de sa complexité, la scène telle que proposée dans les Annales s’apparente par conséquent davantage à un genre littéraire, proche de la nouvelle ; un héritage aussi, peut-être, laissé par la rubrique qui l’a façonnée, la nouvelle à la main étant devenue une nouvelle à la plume.
CHAPITRE III LE PETIT FORMAT
Après avoir établi que la presse sert de laboratoire poétique, il convient d’en préciser les caractéristiques. Si celles-ci sont variées, deux d’entre elles peuvent néanmoins être dégagées : le dialogue, qui fait l’objet de la partie suivante, et le petit format. L’étude des scènes révèle en effet une esthétique lilliputienne ; une esthétique qui transparaît encore dans ses sujets mineurs, souvent dérisoires. Pour cette raison, il s’agira dans un premier chapitre de comprendre le fonctionnement et les conséquences du tripotage littéraire imposé par le support, en analysant les scènes écrites et pensées pour le journal, qui revendiquent, au versant du texte littéraire clos et entier, un récit imparfait, empruntant aux microformes médiatiques, comme la lisette et le petit article. Si le dictat du fragment coïncide avec les exigences du périodique, tant spatiales (colonnes) que temporelles (livraisons), il s’apparente aussi, et avec plus de véhémence peut-être, à celui de la peinture dite de genre et la scène de genre. Bien que le courant pictural soit typique de l’art des Pays-Bas du XVIIe siècle, il connaît un nouvel essor deux siècles plus tard. La faute à Diderot, d’abord, qui, l’un des premiers, lui accorde dans sa critique (publiée au XIXe siècle seulement) une place privilégiée, contribuant à façonner la pensée des esthètes contemporains. Un second chapitre portera par conséquent sur la peinture de genre, en se consacrant à Diderot, dans le but de mettre en évidence le rôle qu’il a joué – en ébranlant, notamment, la hiérarchie des arts – et la définition qu’il a donnée de ce qu’il qualifie de scènes de la vie quotidienne et domestique ; une appréciation qui séduit le courant réaliste émergent au siècle suivant. Le débat esthétique relatif à la scène de genre est toutefois complexe : alors que certains en font l’éloge, d’autres décrient sa pratique commerciale et sa technique facile. Aussi, il s’agira dans un dernier temps de parcourir l’état de la critique d’art du XIXe siècle sur la question (Fromentin, Zola, Huysmans), en revenant sur les représentants du courant artistique (Jeanron, Meissonier, Degas) et en observant les dissidences dans les discours. Car si les avis divergent, une idée persiste : l’analogie avec les petits textes brefs publiés dans le journal.
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1. TRIPOTAGE LITTÉRAIRE 1.1 Distorsion et détournement « Dans quelques jours, tu me verras plus gai, grâce à l’argent et au tripotage littéraire »1, écrit Baudelaire à sa mère le 1er décembre 1853, en évoquant son travail pour le journal et plus particulièrement la publication en « morceaux »2 de certains de ses feuilletons, diffusés par voie de presse avant d’être transmis à son éditeur. L’expression employée – tripotage littéraire – met le doigt sur un geste particulier : l’insertion d’un texte dans l’espace souvent étriqué du périodique nécessite des ajustements. Pour le faire entrer en son sein, le journal le plie, le modelant et le déformant au gré de ses contraintes tant spatiales que temporelles3, le plus souvent en le rognant ou en le fragmentant. Ces exigences amènent à penser une esthétique atypique, notamment en ce qui concerne les textes écrits spécifiquement pour le journal, puisqu’ils endossent de manière originelle les impératifs de ce dernier. Pour pallier le manque de place, raconter dans la vitesse, capter l’attention d’un lecteur qui feuillette, l’écrivain doit imaginer de nouvelles formes. Il devient « chiffonnier »4, dérobant aux différents genres littéraires (prose, théâtre, vers), mais aussi picturaux (croquis, esquisse, dessin) leurs qualités afin de les recycler dans une forme bâtarde. Quiconque parcourt au hasard les pages d’un magazine du XIXe siècle rencontre immanquablement un petit texte hybride, ce morceau tout à la fois romanesque et dramatique. Le métissage permis par l’essor de la presse engendre des phénomènes textuels nombreux qui, par des échanges constants de procédés, font de la scène, spécifiquement, un espace de création idéal en raison de ses modalités et de son format. De la pièce de théâtre transformée en roman-feuilleton et placée au rez-de-chaussée du périodique au fait divers formaté par une mise en scène en trois actes, la scène s’impose comme l’instrument de conciliation d’une écriture composite. En aval de cette configuration, elle incite également à porter un regard différent sur les distinctions de genre et plus précisément sur l’opposition persistante entre le roman et le théâtre, pour peut-être y voir autre chose. Un rédacteur du Miroir de Paris précise en 1835 déjà que la prose 1 BAUDELAIRE Charles, lettres à sa mère publiées posthumément, Le Figaro : supplément littéraire, n° 342, 24 octobre 1925, p. 1-2, p. 1. 2 Ibid. 3 CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre. Formes dramatiques publiées dans la presse à l’époque romantique (1829-1851), thèse soutenue le 27 novembre 2015 à l’Université Lumière Lyon II, sous la direction d’Olivier Bara, p. 55. 4 Pour reprendre le titre de COMPAGNON Antoine, Les Chiffonniers de Paris, Paris, Gallimard, 2017.
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dramatique s’offre sous un point de vue multiple, parce qu’elle s’envisage d’abord dans son articulation avec la littérature et les arts : c’est sous ces différents rapports qu’il faut la considérer, sans chercher à opérer des réductions5. Ces textes peuvent donc avoir été lus, publiés, joués ou encore chantés, ils partagent un cadre de publication commun, le journal, ainsi que des modes d’expression analogues, sans toutefois être identiques. Malgré des distorsions apparentes, la scène compose néanmoins dans l’espace du périodique avec des caractéristiques stables, qu’il est possible de synthétiser comme suit : actualité, fragment, dialogue. D’abord, elle saisit systématiquement un fait du jour, parfois anecdotique, souvent trivial. Ensuite, et à l’image des rubriques qui rompent la linéarité des textes et les contraignent à se tordre pour entrer dans l’intervalle qui leur est accordée, la scène s’impose par le morcellement ou par la miniaturisation. Enfin, et de manière générale, il convient de remarquer qu’elle emprunte la forme dialoguée, volontairement heurtée et illustrant, par un procédé quasi mimétique, l’organisation interne et dynamique du journal. Si la première a fait l’objet d’une étude spécifique dans le chapitre précédent, montrant la manière dont une poétique de la quotidienneté s’institue, et que la dernière constituera le sujet du chapitre suivant par un arrêt sur les formes dramatiques, il convient, ici, d’observer celle relative à la rognure, le journal faisant à cet égard figure de pionnier, en raison de sa nature d’abord – périodique, et favorisant les livraisons en feuilleton –, et de sa structure ensuite – en colonnade. Trois modalités formelles seront dans cette perspective analysées : le fragment, l’instantané – et les effets visuels qu’il provoque – ainsi que la séquence, étudiée à la lumière du principe de sérialité qui la fonde avec, pour exemple, le cas des « scènes de ménage », répétées à l’envi tout au long du siècle dans la petite presse. Le fragment Les années trente instaurent une rupture – et, par conséquent, une amorce –, dans la mesure où elles permettent l’immersion du littéraire dans le journalistique, jusqu’ici plus discrète. Le cas de la publication différée et séquencée, assurée par la politique sérielle du feuilleton, est caractéristique. Avant d’être édité chez Dentu en 1863 par exemple, « Ce que l’on dit pendant une contredanse : scènes de la vie humaine » de Charles Narrey paraît la même année en plusieurs livraisons dans Jean Diable 5 « Théâtres », à propos des liens entre la littérature, les arts et le théâtre, Miroir de Paris : journal de littérature, librairie, Beaux-Arts, théâtres, commerce, modes, etc., 4 avril 1835, p. 3.
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entre le 28 mars et le 9 mai, en se déclinant en scénettes – « Un bal », « Pantalon », « La poule » ou encore « La pastourelle » –, une forme idéale pour ce mode de diffusion. Le procédé conventionnel de prépublication est parfois même détourné, en témoigne la « nouvelle inédite »6 d’Henri Vié-Anduze intitulée « Un souper de nos jours : scènes de mœurs » et publiée du 30 mai au 20 juin 1858, puisque le cadre du rez-de-chaussée de L’Argus méridional ne sert que de prétexte à une publication morcelée, par scènes numérotées, d’un ensemble livresque inexistant. Le journal offre dans cette perspective un support intéressant, puisqu’il accueille volontiers les travaux en cours, scènes inédites ou scènes inachevées. Les textes narratifs brefs, les épisodes dialogués, les fragments de romans ou les morceaux de poèmes pénètrent ainsi l’espace médiatique tout en instaurant de nouvelles modalités de lecture et, à rebours, d’écriture. Ces publications désagrégées engendrent de fait une poétique de l’inachèvement, dans la mesure où elles privilégient, et plus encore revendiquent, l’imperfection et l’incomplétude. Singulièrement médiatiques, à comprendre non pas seulement dans son acception actuelle de « médiatisé », mais aussi dans son « rapport intime et inaliénable avec le support de presse »7, elles portent les traces de ses premières expressions : concises, cadrées, mais surtout plastiques. Par conséquent, au discontinu qui sous-tend l’unité totale de l’œuvre, la pratique scénique « préfère le fragmentaire[,] conférant une dimension autotélique à chaque séquence avant qu’elles ne soient amenées à former un tout »8. Le cas est patent avec quelques « Scènes inédites » d’Henry Monnier publiées dix jours après sa mort, dans L’Univers illustré du 13 janvier 1877. « Nous venons d’acquérir une très-curieuse série de scènes et de dessins inédits par Henry Monnier », annonce le directeur de l’hebdomadaire, « nous commençons aujourd’hui9 la publication de ces inimitables fantaisies de l’artiste humoristique qui a créé le type immoral de 6 L’Argus annonce : « dans notre prochain numéro nous commencerons la publication de la spirituelle Nouvelle inédite dont notre collaborateur M. Henri Vié-Anduze a voulu offrir à la primeur de nos abonnés. Cette étude des mœurs contemporaines est intitulée : UN SOUPER DE NOS JOURS ». Annonce de la publication prochaine d’Un souper de nos jours d’Henri Vié-Anduze, L’Argus méridional, n° 21, 23 mai 1858 p. 1. 7 CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre, op. cit., p. 20. 8 Ibid., p. 131. 9 La publication en feuilleton se poursuit jusqu’au 27 janvier 1877, avec « Un port de reine » et « Les gobe-mouches » (20 janvier) ainsi que « Une vieille moustache » et « Les diseurs de rien » (27 janvier).
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M. Prudhomme »10. Les saynètes intitulées « M. Prudhomme » et « Un veuf », qui n’ont vraisemblablement jamais été publiées par un autre biais au préalable11, gagnent en effet en autonomie dès lors qu’elles sont conduites dans l’espace du journal. L’entrée dans le récit in medias res d’une part – « voici, cher monsieur, une créature dont le sort est entre vos mains » pour l’une ; « eh bien, monsieur Boury ? » pour l’autre – et la fin abrupte d’autre part n’altèrent en rien la cohérence du texte puisque celle-ci n’existe qu’en raison de son imperfection : une bribe de conversation saisie au vol, comme le crayon esquisse, sur la page attenante, les traits des protagonistes. D’un côté, un débat entre Joseph et Pitois pour savoir si le lapin arraché aux mains de Marianne peut retourner aux champs à défaut de finir dans la casserole ; de l’autre, une discussion risible par son extrême cordialité entre M. Neveu et M. Boury après le décès de la femme de ce dernier. La cohérence est en outre renforcée par l’effet visuel, les dialogues en soubresauts rompant définitivement avec les longueurs des articles situés en périphérie. Bien qu’il soit évident que le fragment soit imposé pour une diffusion en feuilleton d’un texte préexistant, le choix est en revanche d’autant plus signifiant lorsqu’il est privilégié pour des textes spécifiquement pensés pour une parution dans le journal, car il façonne et institue une autre façon d’écrire. Et en cela, il n’existe pas un modèle, mais bien des esthétiques de scènes. Derrière l’intitulé s’épanouit une poétique des formes qui se dessine en suivant l’évolution des modalités du périodique. Par suite, bien qu’elle garde une certaine cohérence, la scène est avant tout ductile, changeant au gré des contraintes du support. Plus qu’un laboratoire, l’espace du journal se donne comme un lieu de déstabilisation, voire de subversion de la littérature traditionnelle. Car quoi de mieux que de proposer au versant du texte littéraire clos et entier un récit inachevé et fragmentaire ?
10 « Scènes et dessins inédits par Henry Monnier » (annonce), L’Univers illustré : journal hebdomadaire, n° 1138, 13 janvier 1877, p. 18. 11 Le type de M. Prudhomme est bien sûr créé plus tôt, puisqu’il apparaît dès la première publication des Scènes populaires de Monnier en 1830. En revanche, cette petite scène qui, comme tant d’autres, en fait le protagoniste, semble en 1877 inédite.
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12 12 MONNIER Henry, « Scènes inédites », L’Univers illustré, n° 1138, 13 janvier 1877, p. 22-23. Source : gallica.bnf.fr / BnF.
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Si ces morceaux de littérature jouent sciemment avec certains codes romanesques alors en vigueur à la même période – on pense par exemple à la grande (et longue) entreprise des Rougon-Macquart (1870-1893) de Zola, dans laquelle l’architecture, l’intrigue, la digression ou encore la description occupent une place importante –, ils invitent aussi à repenser la notion même de texte, voire d’œuvre. L’adoption du terme « fragment » fréquemment employé pour les définir est caractéristique et permet d’opérer une distinction significative, à l’instar de ce texte publié dans Le Figaro en 1898 : Fragment de conversation dans un salon : – Il paraît, docteur, que vous gagnez beaucoup d’argent ? – Mon Dieu, madame, pas autant qu’on pourrait croire… Cependant, mes clients me font vivre… – Leur rendez-vous la pareille, au moins ?13
Alors que la discontinuité implique l’idée de totalité – absente en l’espèce dans la mesure où la scène n’est pas destinée à être la pièce d’un tout –, le fragment impose quant à lui un idéal d’autonomie. Le cas du « Fragment de conversation dans un salon » est à ce titre symptomatique puisqu’il ne constitue pas, contrairement à ce que l’intitulé veut bien faire croire, la reproduction instantanée d’une discussion, mais une séquence autonome, quasi générique. Et pour cause : ladite scène est, de manière chronique, reconduite telle quelle dans La Lanterne (7 août 1898), la Revue comique normande (20 août 1898), Le Passe-temps médical (12 octobre 1898), Le Tir national (24 décembre 1898) ou encore Les Annales politiques et littéraires (12 novembre 1899)14. Le choix du mot « fragment » est en cela intéressant. En rappelant l’étymologie de ce dernier dans l’avant-propos au collectif Fragments (2017), Françoise Daviet-Taylor et Laurent Gourmelen en déplient les différents sens : « le terme est un emprunt au latin fragmentum, “morceau d’un objet brisé”, dérivé de fragmen, “éclat”, “débris”, lui-même formé à partir du verbe frangere, “briser” »15. Si l’appellation est d’abord employée pour « qualifier ce qui subsiste d’une œuvre dont l’essentiel a été perdu (1636) [ou] un extrait d’œuvre (1680) », il désigne plus spécifiquement au 13 « Fragment de conversation dans un salon » (signé Le masque de fer), Le Figaro, n° 171, 20 juin 1898, p. 1. 14 Le phénomène de reprise dans la presse est étudié dans « Reproduction : les journaux reproducteurs (Le Voleur) », au chapitre V « Un genre de travers ». 15 DAVIET-TAYLOR Françoise, GOURMELEN Laurent, éds, Fragments, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, p. 7.
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siècle « une pièce qui a été volontairement isolée de son contexte d’ensemble (1803) »16. Autrement dit, alors que les premières acceptions considèrent le fragment comme une forme incomplète, la dernière l’envisage au contraire pour lui-même. À la manière de la nature même du mot dont l’origine réside dans la déchirure, pour reprendre la définition d’Alain Montandon dans Les Formes brèves (1992) – « briser, rompre, fracasser, mettre en pièces, en poudre, en miette, anéantir »17 –, la poétique du fragment au XIXe siècle marque une rupture avec l’idéal de l’œuvre totale. La liste qualificative établie par Montandon met néanmoins en lumière une insécurité relative au fragment, sa fragilité, et ce à deux points de vue. Non seulement il renferme, en raison de la brisure qu’il provoque, une certaine instabilité, mais il suggère en outre une caractérisation difficile, hésitante, étant, comme le relève encore Françoise Susini-Anastopoloulos dans L’Écriture fragmentaire : définitions et enjeux (1997), « suspect de mixité »18. À la fois liberté et contrainte, épanouissement et violence, le fragment est une forme plastique parfois paradoxale. Dès le moment où il acquiert une indépendance, identifiant non plus l’extrait d’un texte antérieur mais bien « une œuvre nouvelle [et] délibérément fragmentée », modelée par des « formes d’écriture mises au service d’une création littéraire originale »19, il exploite librement des modalités hybrides, en regard du format (longueur variable), du registre (comique ou moral) ou encore du genre (dialogal ou descriptif). Le constat est d’autant plus vrai à partir du XIXe siècle, à l’occasion de ses manifestations dans la presse. Pour autant, ses expressions ne sont entièrement chaotiques ; au contraire, elles instituent des repères et des procédés à même d’être reconnus. L’instantané : effets visuels À partir du moment où la scène, quoique heurtée ou tronquée, forme une unité dans l’espace du fragment, elle met en place un dispositif capable de signifier visuellement l’efficacité du discours, dans la veine des scènes publiées dans La Caricature durant les années trente. L’entreprise poétique se poursuit dans la seconde moitié du siècle et assume, à l’instar des 16
Ibid. MONTANTON Alain, Les Formes brèves, Paris, Librairie Hachette, 1992, p. 77. 18 SUSINI-ANASTOPOULOS Françoise, L’Écriture fragmentaire : définitions et enjeux, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 49-50. 19 DAVIET-TAYLOR Françoise, GOURMELEN Laurent, éds, Fragments, op. cit., p. 9. 17
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« fragments », un cadre de plus en plus resserré, dont deux exemples symptomatiques de l’écriture scénique servent ici de cas d’étude : « Petites scènes de la vie bourgeoise : la carte à payer » (Figaro, 14 janvier 1893) d’une part, qui reproduit le dialogue entre un mari paniqué par la maladie de son épouse et un docteur pour le moins flegmatique, et « Scènes de la vie conjugale » (Le Tintamarre, 2 février 1862) d’autre part, qui transcrit sous la rubrique « Bamboches » la naïveté d’un mari – « a-t-elle quelque chose de cassé ? » – après que sa femme s’est jetée du sixième étage suite à leur dispute. Bien que la forme et la longueur diffèrent – révélant d’ailleurs les deux canevas les plus usités en la matière –, il est toutefois possible de dégager les caractéristiques principales d’une esthétique graphiquement fragmentaire. L’alternance rapide des échanges, signalée visuellement dans les « Petites scènes de la vie bourgeoise : la carte à payer » de Charles Leroy par des retours à ligne constants, confère d’abord au texte un rythme heurté, car amputé. Le dialogue entre le docteur et M. Dumouron est régulièrement tronqué, un phénomène par ailleurs mis en exergue par le contenu de la conversation : couper la fièvre, à défaut de couper la femme de M. Dumouron. LE DOCTEUR. – Évidemment on ne peut pas se prononcer immédiatement, il faut voir comment cette… M. DUMOURON. – Pardon si je vous interromps, mais pourquoi ne lui avez-vous pas tapé dans le dos ? Je croyais, qu’aux malades, on leur tapait toujours dans le dos ! […] LE DOCTEUR. – Mais encore une fois, soyez donc raisonnable, Mme… M. DUMOURON. – Elle est perdue ? LE DOCTEUR. – Mme Dumouron a une grosse fièvre, mais, en la coupant… M. DUMOURON. – Ma femme ! il faut couper… ma femme !… LE DOCTEUR. – Non, la fièvre, je crois…20
La fragmentation de l’échange est confirmée par l’usage excessif des trois points de suspension qui confèrent à la scène un rythme enlevé, accentué par le ridicule de la conversation. Le phénomène est de plus renforcé par le dynamisme de la scène, car les interjections (« Oh ! », « Ah !») constituent un procédé d’écriture qui consacre par là même son mouvement. 20 LEROY Charles, « Petites scènes de la vie bourgeoise : la carte à payer », Figaro : supplément littéraire, n° 2, 14 janvier 1893, p. 6.
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L’effet d’ensemble, visuel et formel, offre ensuite au lecteur une impression de rapidité et d’instantanéité : le dialogue est saisi et reproduit tel quel, dans l’immédiateté et la vélocité de l’échange. Pour ce faire, il est nécessairement étriqué entre les minces colonnes du journal, un resserrement garanti par les alinéas de la première partie du récit. La segmentation, à la fois spatiale et typographique, conduit ainsi « à une dislocation du texte que parachève l’usage des colonnes »21, à laquelle l’écriture heurtée inhérente au dialogue fait écho. Par extension, l’agencement de l’échange obéit de manière plus générale à celui qui régit le journal, dans la mesure où il « reproduit et exploite le morcellement d’un tout en diverses rubriques accolées sans transition ni préparation »22, qui s’impose au regard d’un bloc. En somme, la mise en page accorde au texte une rhétorique efficace, puisque le lecteur – spectateur – peut embrasser la scène en un instant. Ce processus de monstration est enfin confirmé par l’absence manifeste d’indications scéniques concernant les interactions entre les protagonistes et les entrées et sorties de ces derniers : « dès lors que le nom des personnages est inscrit sur le papier et lu par le destinataire du journal, ils sont »23, écrit Calderone. Refusant tout ce qui contribuerait à distendre la scène, le récit a pour seul point de fuite un principe de concision. Le texte du Tintamarre, « Scènes de la vie conjugale », pousse le procédé à son paroxysme puisque la seule indication dramatique est non seulement concise – les phrases étant télégraphiques : « la portière vient à lui » –, mais les tours de paroles, en outre, ne sont pas attribués : SCÈNES DE LA VIE CONJUGALE
Isidore Vacousin est sorti de chez lui, après une scène des plus vives avec sa femme. Il rentre chez lui vers une heure du matin, et trouve tous les locataires de la maison formant un rassemblement dans la cour. La portière vient à lui. – Ah ! mon pauvre monsieur Vacousin, lui dit-elle, quel malheur ! votre femme s’est jetée par la fenêtre. – La nôtre ?… celle du sixième ? – Mon Dieu ! oui, monsieur Vacousin. – A-t-elle quelque chose de cassé ? *** Félix Belumour a l’habitude de battre sa femme. L’autre jour, étant plus en colère que de coutume, il l’a appelée… (le dirai-je ?) il l’a appelée vache. 21 22 23
CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre, op. cit., p. 234. Ibid., p. 237. Ibid., p. 236.
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– C’est affreux, s’est écrié la malheureuse ; ce n’est pas assez de me frapper, il faut encore que tu m’injuries ! – Sois tranquille, ma chérie, a répondu Belumour, maintenant que je t’ai appelée comme ça, tu es en sûreté près de moi ; je ne toucherai plus à un cheveu de ta tête. – Dis-tu vrai ? – Parbleu !… je suis membre de la société protectrice des animaux !24
L’ellipse des noms entache dans une certaine mesure la scène de sa caractéristique (formelle) dramatique, pour ne s’apparenter plus qu’à un tableau ou, plus précisément, à une esquisse : les paroles sont brouillonnées sur le papier au moment où elles jaillissent de la bouche des protagonistes innommés. Sans toutefois être arrêtée, la scène est alors captée dans une vignette calibrée. L’hypothèse d’une séquence visuelle – tableau, esquisse, ébauche – est par ailleurs renforcée par une poétique de l’image, qu’elle soit idéale ou réelle. À la manière des petits Spectacles vus de ma fenêtre (1866) de Léo Lespès, le journal se plaît à offrir aux lecteurs un panorama de la vie parisienne au travers des choses aperçues. « Voici une petite scène de la vie de Paris qui ne serait pas déplacée dans un chapitre d’Eugène Sue »25, précise un journaliste du Gaulois avant d’entamer la transcription d’une scène vue : Hier, vers midi et demi, alors que le boulevard semble moins animé à cause de l’heure du repas, qui force les enragés promeneurs à se reposer et à s’asseoir au moins quelques instants pour prendre la nourriture, trois petits mendiants, qui couraient depuis le matin probablement, s’étaient assis sur un banc du boulevard et regardaient curieusement devant eux les boutiques ambulantes qu’on est en train de construire. Je ne sais pourquoi ces enfants, dont deux petites filles déguenillées, me frappèrent à mon passage […]26.
À mi-chemin entre le fait divers et la fiction – comme l’annonce en amont l’appréciation du journaliste –, l’auteur fait voir, dans l’espace des actualités, un épisode de rue. Ni singulier ni extraordinaire, le récit dessine une simple impression, en juxtaposant considérations personnelles, indications factuelles et discours rapportés. 24 PERVILLÉ Hippolyte, « Scènes de la vie conjugale », Le Tintamarre : critique de la réclame, satire des puffistes, 2 février 1862, p. 1. 25 « Ce qui se passe » (signé Un domino), Le Gaulois : littéraire et politique, n° 536, 23 décembre 1869, p. 1-2, p. 2 (je souligne). 26 Ibid.
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L’esthétique picturale est parfois frontale, en témoigne cette « Scène de famille » qui paraît dans La Caricature du 4 septembre 1897 et à laquelle est accolée une illustration de Louis Valverane, à la manière du livre illustré ou de la bande dessinée. Accompagné de deux seules phrases, le dessin fonctionne de concert avec le texte, imposant un va-et-vient entre les deux médiums. La bordure, un petit carré, renforce encore l’impression visuelle28. L’effet de clôture crédité par le dispositif du fragment est ainsi patent lorsque le texte et l’image ne font plus qu’un : l’illustration est la scénographie du langage29. La posture de l’homme au second plan et celle de 27 « Scène de famille », illustration de Louis Valverane, La Caricature, n° 923, 4 septembre 1897, p. 287. Source : gallica.bnf.fr / BnF. 28 CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre, op. cit., p. 249. 29 Ibid., p. 248.
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la femme qui lui tourne le dos mime en effet parfaitement l’échange : « – c’est comme ça que tu refuses de me reconnaître quand tu me rencontres au bois ! – Mais, toi, qui donc qu’est allé te reconnaître quand t’es venue au monde… Ah ! malheur ! » Et le processus de contamination est tel qu’il arrive parfois que l’image se substitue tout à fait au texte, à l’instar de « Ma nomination » ou « Papa papa ! y n’y a pas d’papa qui tienne », deux estampes extraites de l’album illustré Scènes familières d’Edmé Jean Pigal, peintre « si fidèle de nos mœurs parisiennes » et auteur des célèbres « Scènes populaires, Scènes de société, etc., etc. »30, publiées préalablement dans Le Charivari durant l’année 1833, et dont le registre comique participe en outre aux mécanismes d’exécution.
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Autrement dit, la séquence distingue deux effets. Premièrement, elle signale une tranche de temps. C’est le cas, par exemple, avec les scènes de dialogue – comme « Fragment de conversation dans un salon » –, qui saisissent et arrachent au flux un instant, arrêtant dans la durée un moment particulier. Deuxièmement, elle indique une tranche d’espace, dans la 30 « Scènes familières, par Pigal », La Caricature politique, morale, littéraire et scénique, n° 114, 10 janvier 1833, p. 911. 31 PIGAL Edmé Jean, figure n° 1 « Ma nomination » [1832] et figure n° 86 « Papa papa ! y n’y a pas d’papa qui tienne » [1833], in : Scènes familières, Paris, Aubert, 1833. Source : CCØ Paris Musées / Musée Carnavalet.
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mesure où elle confine dans une vignette une image délimitée par les bords d’un cadre. La dimension visuelle de la scène participe par conséquent de son unité, car l’instant devient un instantané ; la saisie s’apparente à cet égard à celle de l’appareil photographique. Par suite, la séquence s’attache aussi bien à faire entendre qu’à faire voir. La séquence : « scènes de ménage » en série Outre l’écriture fragmentaire d’un côté et l’esthétique picturalisante de l’autre, la série séduit en sus la pratique de la scène. Poursuivant l’engouement pour le feuilleton, celle-ci se décline et s’apprécie dans la déclinaison. Dans cette hypothèse, la redondance des titres invite à considérer ensemble la mosaïque de scènes livrées périodiquement dans la presse. Sans protagoniste, sans début et sans fin, elles offrent un support suffisamment plastique pour accueillir des morceaux certes éparpillés, mais identifiés et légitimés dans un continuum à la fois thématique et générique. Le cas de la scène de ménage est à ce titre intéressant. Privilégié dès les années trente et ce jusqu’à la fin du siècle – elle est peut-être la plus importante quantitativement –, elle se lit dans une continuité fragmentée et séquentialisée : Scène de ménage. – Eh bien, monsieur, elle est jolie la conduite que vous menez ! Avant-hier vous partez pour aller acheter un journal du soir, et vous rentrez seulement. – Ne me gronde pas, ma bonne amie, j’ai été victime des enlèvements dont on parle depuis plusieurs semaines. – Vous avez été enlevé !… Alors vous allez pouvoir dévoiler ces mystères et donner de précieux renseignements à la police. – On m’a fait jurer de me taire, sinon mes jours et les tiens seront menacés. Donc, si tu tiens à ton existence et à la mienne, ne m’interroge pas, bichette32. Scène conjugale. – Madame, le Code dit que la femme doit obéissance à son mari ! – Oui, mais il dit aussi que le mari paye les dettes de sa femme. Payez celle-là avec les autres33. 32 HUART Louis Adrien, « Scène de ménage », Le Journal amusant : journal illustré, journal d’images, journal comique, critique, satirique, etc., n° 911, 14 février 1874, p. 7. 33 « Scène conjugale », Le Journal amusant : journal illustré, journal d’images, journal comique, critique, satirique, etc., n° 1032, 10 juin 1876, p. 7.
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Scène de ménage. Monsieur est fâché, madame boude. Monsieur paraît avoir envie de faire la paix. – Voyons Niniche, je retire les expressions blessantes ! – Je la connais, tu retires pour t’en servir une autre fois !34 Petite scène de ménage : MONSIEUR, en rentrant tout joyeux. – Chère amie on va m’apporter mon portrait, tu verras comme il est fidèle… MADAME, sèchement. – Alors il n’est guère ressemblant35. Scène conjugale. – Tu me rends la vie insupportable ! – Eh bien va rejoindre ta mère. – Tu sais bien qu’elle est morte. – Précisément36. Scène de ménage. – Madame, je vous défends de sortir aujourd’hui. – Mais puisque je rentrerai de bonne heure ! – C’est justement pourquoi cela ne vaut pas la peine37. Scène de ménage. Elle. – Je ne sais ce que tu as contre maman ; tu es sans cesse à répéter : ta mère par ci, ta mère par là… Lui. – Oui, et elle ne « part » jamais, c’est le plus malheureux !38
Parfois étonnamment placée – entre « un horrible suicide » et un « assassinat dans une gare »39 –, la scène de ménage emplit les rubriques d’actualité en peignant des situations conjugales typiques et caricaturales. En raison de leur absence significative d’informations, les scènes s’emboîtent aisément à la suite, constituant un récit de la vie conjugale moderne. Même lorsque les personnages sont nommés, c’est uniquement sous une appellation générique pour signaler leur anonymat, à l’image, par exemple, des protagonistes de la « Scène de ménage » publiée dans La Mode le 5 avril 1835 : « Madame Potin » et « M. Potin »40. 34 « Scène de ménage », La Diane : journal hebdomadaire paraissant le dimanche, n° 126, 20 juillet 1890, p. 2. Cette scène a été publiée sur plusieurs années. 35 « Petite scène de ménage », Le Grelot, n° 1107, 26 juin 1892, p. 3. 36 « Scène conjugale », Le Petit parisien, n° 7327, 18 novembre 1896, p. 2. 37 « Scène de ménage » (signé Fantasia), La Presse, n° 1946, 25 septembre 1897, p. 3. 38 « Scène de ménage », La Vie quotidienne : journal hebdomadaire, n° 34, 19 août 1899, p. 267. 39 C’est le cas par exemple d’une « scène conjugale » publiée le 4 mars 1870 dans Le Voleur. 40 « Scène de ménage », La Mode : revue du monde élégant, 5 avril 1835, p. 99-101, p. 99.
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Si le contenu est susceptible de différer dans ses détails, force est toutefois de constater qu’un certain nombre d’indices à la fois structurels et thématiques suffisent à reconnaître ces épisodes de la vie conjugale comme des scènes, dont l’intitulé impose en amont l’autorité. Le geste d’identification est souvent inconscient, mais il traduit une entreprise coutumière et machinale en vertu de laquelle, en principe, tout le monde s’entend : la dispute conjugale constitue une scène. Le poids générique de celle-ci s’impose par conséquent dans le journal, sous forme de textes ou encore d’illustrations, répétant, outre une thématique, un titre, dont le poids est révélé par une étiquette répétée, en témoigne encore le récit illustré par le caricaturiste Maurice Radiguet intitulé « Petite scène conjugale » dans La Lanterne (14 novembre 1896). 1.2 Réduction et miniaturisation Microforme en ette : la lisette Le parcours des caractéristiques fragmentaires inhérentes à la scène fait encore ressortir que le format de celle-ci répond aux nombreuses microformes privilégiées par le journal dès le début du siècle, dont le suffixe diminutif ette est un fondement particulièrement fécond : la scénette, l’historiette ou encore la lisette. À côté du principe de découpage d’une micro-séquence précédemment analysé, il faut donc observer un second fonctionnement propre au fragment, celui de la réduction. Peu connue, la lisette a « fait l’ordinaire des premiers Figaro, du Corsaire, du Miroir, du Vert Vert »41, renseigne Jean-Didier Wagneur, en offrant aux lecteurs quelques traits d’esprit jetés sur le papier et griffonnés sur moins de cent lignes. Trente ans après son succès (la vogue de la lisette s’étend entre 1815 et 1830)42, Philibert Audebrand revient, dans un article publié dans Le Mousquetaire le 1er mai 1854, sur cette « meringue destinée à faire oublier les tartines » : On appelait Lisette, il y a trente ans, cet article de cent lignes né d’un caprice de l’esprit et jeté sur le papier, entre deux cigares, uniquement pour le plaisir du lecteur. Dans l’élaboration de l’œuvre, l’idée importait peu ; on ne s’attachait qu’à la forme. Il y a plusieurs définitions. 41 WAGNEUR Jean-Didier, « Les microformes médiatiques du rire », in : L’Empire du rire, éd. Letourneux M., Vaillant A., Paris, éd. du CNRS, 2021, p. 799-816, p. 808. 42 AUDEBRAND Philibert, « Les lisettes », Le Mousquetaire : journal de M. Alexandre Dumas, n° 160, 1er mai 1854, p. 2-3, p. 2.
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« C’est une lecture sur le pouce », disait M. Prosper Mérimée, qui s’y connaissait. – « C’est une meringue destinée à faire oublier les tartines », écrivait M. Bohain, qui en a commandé des milliers43.
Si « l’idée importait peu » – les sujets de la lisette se choisissant tous azimuts –, la forme, en revanche, abrégée et condensée, était primordiale, dans le dessein de n’offrir aux lecteurs qu’une seule « lecture sur le pouce ». Composée au jour le jour, la lisette est souvent anecdotique, car elle « raconte le fait d’hier ou […] élucide le petit mystère de ce matin »44. Elle est aussi, parfois, davantage romanesque, comme cette lisette attribuée à Alphonse Karr intitulée « Une bonne nouvelle »45, citée par Audebrand et publiée dans le Figaro le 19 avril 1832, racontant l’histoire d’un monsieur qui accourt à Paris en toute vitesse – à l’image de la brièveté du récit et de la rapidité des échanges – par la voiture publique de Meaux, pour livrer à un grand journal une bonne nouvelle. Néanmoins, elle détourne immédiatement les attentes narratives en arrêtant net le récit. Parvenu à rencontrer un rédacteur en chef, le protagoniste entame son histoire, « voici ma nouvelle. À Meaux, j’ai aperçu une hirondelle, une vraie hirondelle… »46, avant d’être coupé dans son élan, le texte se terminant, de manière déceptive, sur les trois points de suspension. Une « note du rédacteur » précise alors : « nous ne savons pas le reste de l’histoire ni ce que prouve une hirondelle venue à Meaux […]. Tout ce que nous savons, c’est que le grand journal s’est empressé d’inscrire la nouvelle »47. La scène procède à cet égard, et à nouveau, à une réflexion métadiscursive sur son propre fonctionnement : le contenu de la lisette importe peu, seul son effet cocasse compte et mérite une diffusion dans le journal, un phénomène qui traduit – et moque – l’engouement pour le genre. 43
Ibid. Ibid. 45 Audebrand se trompe toutefois puisqu’il intitule le récit « Une grande nouvelle » à défaut de « Une bonne nouvelle ». (AUDEBRAND Philibert, « Les lisettes », art. cité, p. 2). Cependant, il a peut-être en tête ce même texte, quoique paru dans une version abrégée – c’est la version qu’il cite par ailleurs –, publié plus tardivement, dans L’Argus et le VertVert réunis, le 30 juillet 1854, et qui mentionne, en effet, le titre « Une grande nouvelle ». À noter que, tant dans la version du Figaro de 1832 que dans celle de L’Argus de 1854, le texte est publié anonymement. Audebrand en attribue la paternité à Alphonse Karr, qui entre au Figaro en 1832. 46 « Une bonne nouvelle » (non signé mais attribué par Audebrand à Alphonse Karr), Figaro, n° 110, 19 avril 1832, p. 2-3, p. 3. 47 Ibid. 44
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Le petit article La forme de la lisette fusionne au cours du siècle et s’observe désormais sous différentes appellations génériques qui font les beaux jours du périodique, à commencer par le petit article, cette « chronique amusante, piquante, inattendue » dont la popularité assure le succès du Figaro48. Plus exactement, et à mesure que la lisette s’épanouit dans le journal, un certain jeu langagier et générique (lisette ; petit article) s’opère, afin de modéliser et surtout préciser la nature de ces microformes, sans pour autant les distinguer véritablement. Dans un but de caractérisation, un bref essai sur « Le petit article », qui débute par une anecdote, est publié dans Le Figaro le 12 janvier 1840. Peu avant d’initier la guerre dans le Milanais, Louis XII aurait demandé au capitaine Jacques Trivulce quelles provisions leur seraient indispensables, ce à quoi Trivulce aurait répondu : de l’argent, de l’argent et encore de l’argent. Rebondissant sur l’écho du capitaine, le rédacteur affirme que, « si quelqu’un, alors même que ce ne serait pas Louis XII, me faisait l’honneur de s’enquérir de moi, qui ne suis pas Trivulce, des choses urgentes pour la confection d’un petit article, je répondrais : il y en a trois, qui sont de l’esprit, de l’esprit et plus que jamais de l’esprit »49. Car le petit article, c’est ce trait d’esprit qui « touche à tout, au profane comme au sacré, au petit comme au grandiose, au simple et au sublime, au plaisant et au sévère, comme disait Boileau »50. C’est encore ce morceau de papier que le lecteur tient du bout des doigts, lit du bout des dents et qui le fait sourire du bout des lèvres. Et au journaliste du Figaro de préciser dans un soliloque, encore une fois51, métatextuel, dès lors qu’il est caractéristique d’un « rapport critique que le texte entretient avec luimême »52 : Ah ! Messieurs, serait-ce parce que le petit article est clair, court et précis, serait-ce parce qu’il éloigne l’ennui et provoque le rire ? Et croyezvous, par hasard, que la forme emporte le fond ? Imagineriez-vous qu’il WAGNEUR Jean-Didier, « Les microformes médiatiques du rire », art. cité, p. 809. « Le petit article », Le Figaro : journal de littérature et d’art, n° 91, 12 janvier 1840, p. 1. Le texte qui suit emprunte largement les formules à l’article du Figaro ; les références exactes sont indiquées entre guillemets. 50 Ibid. 51 Le procédé est récurrent et a été souligné plusieurs fois. Il est caractéristique des discours critiques des journalistes du siècle d’être mis en scène, puisqu’ils provoquent une mise en abîme entre la forme et le fond. 52 LEPALUDIER Laurent, « Fonctionnement de la métatextualité : procédés métatextuels et processus cognitifs », in : Métatextualité et métafiction : théorie et analyses, éd. LEPALUDIER L., Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, p. 25-38, p. 25. 48 49
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est impossible de dire en riant des choses graves et vraies ? Pensez-vous que toute idée philosophique, que tout pensée profonde doivent forcément se présenter à nous collet-monté ou s’envelopper d’un raide manteau, drapé sur un piédestal de plomb ?53
Rien de cela, bien sûr, car le petit article n’est pas un seul ramassis de futilités et de niaiseries. Il fait rire, mais la bagatelle n’est pas nécessairement badine. « Voulez-vous qu’une vérité se vulgarise ? livrez-la au petit article ; voulez-vous illustrer un ridicule ou une célébrité, le petit article le fera à merveille : car le petit article démolit les idoles, fait les réputations et va-t-en ville »54, précise encore le journaliste du Figaro. Son omnipotence, c’est sa popularité. Trouvez-moi une question, si abstraite qu’elle soit, si spéciale que vous la supposiez, si obscure qu’il vous plaira, et dites-moi si le petit article ne l’a pas nettoyée, lavée, vidée, explorée, réduite enfin à sa plus simple expression. Le petit article a toutes les idées d’une époque pour tributaires. Jamais on ne l’a vu se déclarer incompétent : il parle de tout, il voit tout, il rit de tout, il saute, il s’amuse, il voltige, il papillonne, mordant par ci, carressant par là, riant par tout. Qu’un ridicule naisse, il le saisit ; qu’une idée neuve s’échappe, il l’atteint ; qu’une célébrité plane dans les airs, il la tire au vol et la juge. Oh ! que de trônes il a édifiés, que de piédestaux il a fait surgir, le petit article ; mais aussi que de victimes il a immolées, que de tombeaux il a ouverts, le petit article !55
Le petit article, il saisit, il rebondit, il pique, il dérobe et il attrape au vol. Il est en cela le produit le plus instantané de la critique au jour le jour, il marche au hasard. À ce titre, il se lit facilement, se feuillette, s’arrête et s’interrompt, avant de poursuivre sa route, happé. Et puis, « le petit article est français avant tout »56. Nombreux sont alors les écrivains à se prêter au jeu. Si les articles d’Eugène Pelletan, dans La Presse et La France littéraire, sont remarqués à la fin des années trente, « le petit article, l’article de fantaisie, ne lui était pas non plus étranger », car il publie dans le genre de « vraies merveilles d’humour, de verve, d’esprit satirique en même temps que de bons sens et d’érudition »57. En témoigne « La marmite qui bout », une fantaisie à 53
« Le petit article », Le Figaro : journal de littérature et d’art, art. cité, p. 1. Ibid. 55 Ibid. 56 Ibid. 57 LEMER Julien, « Eugène Pelletan », in : Le Plutarque populaire contemporain illustré : études bibliographiques, historiques, anecdotiques et satiriques sur les hommes du jour, textes de Jules Claretie, Augustin Challamel, Tony Révillon, Mario Proth, Gabriel 54
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la fois historique, scientifique et humoristique sur l’invention de la vapeur qui « a fait le tour de tous les journaux de France, de tous les almanachs »58. Quant à Jules Janin, c’est l’homme des « improvisations étincelantes » et, en cela, « le petit article littéraire ou satirique, cette bonne fortune, si rare aujourd’hui, de la presse périodique, cette fantaisie inspirée par l’événement du jour, ce jet spontané d’humour railleuse et piquante, fut le triomphe de sa jeunesse »59. La « fantaisie inspirée par l’événement du jour », ce « jet spontané », sont autant de qualificatifs rappelant l’esthétique des nouvelles à la main précédemment étudiées60. Dans un article publié dans L’Indépendance en 1857, Louis Lemercier de Neuville décline en effet les nombreux aspects du petit article, en insistant sur ses affinités avec celles-ci : [Le petit article] est un bavard qui parle de tout ; il est gai, médisant, flatteur, mordant, rageur, coquet et sévère tour à tour. […] Le Petit Article a encore un autre mérite, il est écrit comme on parle. […] Que n’a-t-il pas fait encore ? Y a-t-il un comédien qui ait endossé plus de costumes que lui ? Tantôt il a des gants blancs et un habit a la mode : C’est la Nouvelle à la main ; Tantôt c’est une portière au nez crochu et à la parole verbeuse : c’est la Chronique parisienne ; Tantôt c’est un prosecteur d’amphithéâtre qui, le scalpel à la main, dissèque impitoyablement son sujet : c’est le Carillon, l’Écho de Paris, les Coups d’épingles, les Guêpes, etc… Il s’habille ensuite en Revue, avec une robe à volants et les épaules décolletées ; en On dit avec deux visages ; en Critique théâtrale avec un sifflet et de gros gants, etc., etc. Mais, en voyant la multiplicité de ses allures, il ne faut pas croire au moins qu’il est facile à faire parce qu’il est facile à lire. Au contraire, il demande des soins, du travail, des ratures. Rien n’est plus difficile qu’un travail qui semble facile. Le Petit Article enfin est l’esprit du jour et surtout l’esprit français. C’est la chanson en prose à qui on a ôté la rime pour y mettre un peu plus de raison61. Guillemot, Henry Maret, Léon Guillet, André Tell, Eugène Carlos, Jean Lux, Th. Labourieu, Victor Cosse, J.-B. Raymond, Léon Vidal, J. Sorel, Julien Lemer, Paris, Librairie centrale, 1870, p. 108-113, p. 110. 58 Ibid. 59 FIZELIÈRE (DE LA) Albert, « Avant-propos : les œuvres diverses de Jules Janin », in : Œuvres diverses, JANIN J., Paris, Librairie des bibliophiles, 1876, série 1, tome 1, p. I-IX, p. VIII. 60 Voir « La nouvelle à la main » au chapitre II « Au rythme du journal ». 61 LEMERCIER NEUVILLE (DE) Louis, « Le petit article », L’Indépendance : revue dramatique, n° 68, 15 mars 1857, p. 4.
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En vertu de sa mobilité, le petit article est l’objet de variations (l’écho, la chronique, la nouvelle), mais se reconnaît par la constance de sa forme coupée au « scalpel » d’abord – le petit article « a pour principal mérite d’être court, clair et exact »62, précise encore Lemercier – et de ses traits d’esprit ensuite, dont la chute est, sinon tirée par les cheveux, arrachée par la ligne, pour reprendre l’expression de Wagneur63. Au microscope (bilan) En raison de son affinité avec ces esthétiques en ette, la scène s’épanouit dans le minuscule. Dans La Vie humoristique, Ernest Coquelin (Coquelin Cadet), acteur et auteur, revient sur la pratique des microformes médiatiques (lisette et petit article, mais aussi Échos et nouvelles à la main) en soulignant leur capacité à faire entrer dans leurs cadres confinés toute la vie parisienne, souvent satirique : Ce petit tableau de quatre ou dix lignes, dans lequel on peut faire entrer toute la vie satirique : dialogue de belles-petites, âneries sentencieuses de médecins, cris d’enthousiasme de prudhommes, causerie d’ouvriers, pensée de sénateur, mot cruel de belle-mère, exclamation de lycéen, coq-à-l’âne de peintre, confidences de garçon de café, farce de fumiste, boutade de grincheux, grognement de général, discussion politique d’épiciers, rêverie de pêcheur à la ligne, pensée orgueilleuse de cabotin, terreur de ministres avant la chute des portefeuilles, pataquès de domestiques, infamie de portiers….. que sais-je ? tout ce que l’actualité apporte dans son panier quotidien. […] C’est une pièce minuscule, un roman microscopique qui a cet avantage sur les grandes machines en trop de volumes, de ne point vous voir bâiller64.
Dans cette perspective, seules quelques lignes sont autorisées et les détails inutiles sont laissés de côté : « sa fonction est de croquer les types de la comédie humaine avec un crayon lilliputien »65, précise encore Coquelin, dont la mention à la comédie humaine fait écho à Balzac, moins à la somme de l’ensemble qu’à la pratique scénique des déclinaisons des Scènes qui le composent. Le mot doit ainsi arriver « comme une balle en pleine poitrine ; et tant mieux si l’on en meurt… de rire ! »66 62
Ibid. WAGNEUR Jean-Didier, « Les microformes médiatiques du rire », art. cité, p. 811. 64 COQUELIN Ernest (Coquelin Cadet), « La nouvelle à la main », La Vie humoristique, Paris, P. Ollendorff, 1883, p. 97-102, p. 97-98. 65 Ibid., p. 99. 66 Ibid., p. 98. 63
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Les termes employés par Coquelin – minuscule, microscopique – sont par ailleurs symptomatiques d’une manière de penser le récit, dans la presse, bien sûr, mais aussi hors de celle-ci, dès lors qu’il y est question de pièces et de romans. On pense à l’ouvrage de Charles Joliet, Romans microscopiques, publié à la Librairie du Petit journal en 1866 et dont l’intitulé et la substance feront l’objet d’un arrêt au moment d’aborder le genre scénique67. Il faut néanmoins retenir ici, à titre de bilan sur les microformes expérimentées dans le périodique, la nature et les enjeux d’un tel qualificatif. Microscopique convoque d’abord un format, caractérisé comme suit par le premier numéro du Lilliputien : journal microscopique lors de sa fondation en 1865 : « Pan, pan ! – qui va là ? Oh ! ne vous dérangez pas, – je tiens si peu de place ! – Je suis plus petit que le moins grand des plus petits »68. Il suggère ensuite un cadre, à même d’accueillir non pas un extrait, mais un tout, réduit à son maximum, miniaturisé et condensé afin d’y « faire entrer toute la vie », pour reprendre les mots de Coquelin. Autrement dit, le récit fait l’objet d’un processus de réduction, dont l’impact s’observe à la fois sur la forme (petite) et sur le contenu (ordinaire), un dispositif esthétique encore soutenu par un style, en général oralisé – faire voir et faire entendre –, pour mettre à la vue l’historiette, à défaut de la raconter. 2. LA PEINTURE DE GENRE 2.1 Du dessin de presse à la peinture de genre : remarques préliminaires Le fonctionnement à la fois spatial et thématique des scènes dans le journal invite à établir un comparant avec l’image, le dessin de presse et la caricature d’abord, qui sont les voisins les plus proches de la scène verbale, l’estampe et son processus de reproductibilité ensuite, et, enfin, la peinture de genre, qui privilégie les sujets anecdotiques et les petits formats. L’essor des premiers est intimement lié à celui des périodiques illustrés du début du siècle, qui, avant la censure de 1835, voient paraître dans La Caricature et Le Charivari notamment les œuvres de Daumier. Sa série des Mœurs conjugales, constituée d’environ soixante lithographies, « fait rire tout le monde », car « les inconvénients du mariage, ses petits ridicules, ses petits malheurs, sont retracés avec cette vérité 67
Voir « Une esthétique : le microscopique » au chapitre VI « Mise en livre ». Présentation du journal Le Lilliputien : journal microscopique, Le Lilliputien : journal microscopique, n° 1, 15 avril 1865, p. 1. 68
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comique, cette impitoyable franchise qui sont l’apanage du talent »69 du caricaturiste. En outre, les dispositifs visuels sont analogues aux dispositifs langagiers des scènes précédemment évoquées. Cette « scène de la vie conjugale », qui montre un ménage à l’heure du dîner, Madame avec son animal et Monsieur avec sa bête s’accordant comme chien et chat, n’est autre qu’une « scène conjugale » comme il en est tant dans la presse – à l’instar de celle citée plus haut et publiée dans le Tintamarre70 –, reproduisant dans un cadre aussi délimité que les quelques lignes qui en font le récit un épisode particulier du quotidien domestique ; le dessin étant à cet égard une (autre) forme de discours dialogal.
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Plus encore, les dessins de presse et les caricatures se multiplient dans les journaux, instaurant un rapport désacralisé à l’image. À la différence d’une illustration rare, ils se regardent rapidement et se feuillettent comme 69 Présentation de la série Mœurs conjugales d’Honoré Daumier, Le Charivari, n° 5, 5 janvier 1843, p. 4. 70 PERVILLÉ Hippolyte, « Scènes de la vie conjugale », Le Tintamarre : critique de la réclame, satire des puffistes, 2 février 1862, p. 1. 71 DAUMIER Honoré, « Scènes de la vie conjugale », série des Mœurs conjugales, Le Charivari, n° 82, 22 mars 1840, p. 3. « Monsieur a sa bête, Madame son animal, et tous les quatre s’entendent comme chien et chat ». Source : CCØ Paris Musées / Musée Carnavalet.
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un recueil ou un album, conférant dans le même temps aux scènes une fonction culturelle : le divertissement. À la manière de la littérature panoramique et plus particulièrement des physiologies, qui peignent sans « idées inquiétantes » la ville et ses types et contribuent à « la fantasmagorie de la vie parisienne », ces images qu’on compulse s’apparentent à des « petits médicaments apaisants »72, selon la formule de Benjamin. Devant la pléthore de périodiques illustrés, qui fleurissent aussi bien à la capitale qu’à la province, le lecteur se complaît dans une variété de choix, tant au regard du format que de l’esthétique. L’essor du dispositif visuel dans le journal instaure par ailleurs une véritable circulation de l’image. Ainsi, l’hebdomadaire humoristique Le Rire (1894), qui reproduit des dessins d’actualité en pleine ou en double page d’artistes, comme Théophile Steinlen, Daumier ou Monnier, fait aussi paraître des dessins issus de la presse européenne, et, par là même, véhicule les stéréotypes de chaque nation. De plus, les supports se renouvellent constamment, dans la mesure où, à partir du journal, la caricature s’exprime ensuite sur les affiches, les cartes postales et même sur les objets du quotidien, comme les assiettes. Celle-ci fait par conséquent la promotion d’un culte de l’image, qui se répète et, surtout, se décline. À la suite du dessin de presse et de la caricature, il faut encore mentionner une pratique qui n’est pas étrangère au succès d’une démocratisation de l’image : l’estampe. Étant un genre peu inféodé, celle-ci se prête particulièrement bien au traitement des scènes familières, que les amateurs comme les Goncourt, Champfleury et Grand-Carteret se plaisent à collectionner73. En outre, et grâce aux améliorations techniques, notamment celles relatives à la lithographie, elle facilite les reproductions et les diffusions. Aux côtés du journal, il y a ainsi tout un marché des estampes qui se met en place, destiné à un public au goût en général peu regardant. Ce commerce – avec lequel Monsieur Arnoux, dans L’Éducation sentimentale, fait fortune à partir de l’entreprise L’Art industriel qu’il a bâtie – répond plus spécifiquement à une double demande. D’une part, il met en évidence un usage culturel de l’image, au travers non plus de la contemplation mais 72 BENJAMIN Walter, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme [1938-1939], Paris, éd. Payot, 2002, p. 64. 73 Ils sont nombreux à publier des ouvrages de curiosité qui portent sur leur collection, à l’image de La Maison d’un artiste au dix-neuvième siècle (1881) d’Edmond de Goncourt qui, selon les mots de Maupassant, est « un résumé de l’art français au dix-huitième siècle, et en même temps un tableau rapide des merveilles de l’Orient, un récit pour les yeux de ces étincelantes industries de la Chine et du Japon », l’ouvrage faisant état de l’intérieur bibelotier de l’écrivain. MAUPASSANT (DE) Guy, « Maison d’artiste », commentaire sur La Maison d’un artiste au dix-neuvième siècle d’Edmond de Goncourt, Le Gaulois, n° 546, 12 mars 1881, p. 1. En outre, on voit apparaître après leur décès plusieurs catalogues des ventes des collections de Champfleury et d’Edmond de Goncourt.
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de la distraction, privilégiant la réduction au monumental, la première étant de nature plus malléable, car elle s’emporte, se déplace, se découpe, se parcourt. D’autre part, il souligne l’intérêt d’un format, dès lors que la configuration des appartements bourgeois est, sous la monarchie de Juillet surtout, réduite, interdisant l’exposition des grandes toiles et encourageant la production de petits tableaux ou de reproductions. Dans cette perspective, la culture visuelle est aussi une culturelle matérielle, justifiant, entre autres, la prospérité du petit format. La reproduction des œuvres d’art à une échelle industrielle a pour effet de rapprocher les spectateurs et les lecteurs de ces dernières et ainsi de les accoutumer à des œuvres qui quittent la distance respectueuse de l’exposition muséale. Elle induit à cet égard un principe de familiarisation, qui doit se comprendre dans un double sens. Non seulement il est un processus consistant à habituer le spectateur à un type d’images et à des modalités d’observation, en l’occurrence informelles et le plus souvent à bâtons rompus, mais il engendre en outre des sujets le plus souvent triviaux, comme s’il était conditionné par une manière de se comporter face à ladite représentation. Par extension, les estampes et les petits tableaux de genre s’observent un peu partout. C’est le cas par exemple dans cette auberge de Cancale dans laquelle passe Flaubert lors de son voyage en Bretagne en 1847, accompagné de Maxime du Camp. Après avoir été le témoin de ce qui aurait pu constituer le sujet d’une toile flamande – « dans l’auberge où nous sommes descendus, chez une pauvre femme qui avait perdu tous ses enfants, un homme ivre est entré en chantant et en demandant à boire » –, il s’arrête devant quelques « images : La Demande en mariage, Le Mariage, Le Coucher de la mariée, Le Lever de la mariée »74, qui figurent dans une série la vie maritale. L’esthétique est cependant peu au goût de l’écrivain : « il faut avoir vu les belles images de l’auberge de Cancale pour savoir comment le laid, le niais et le vulgaire peuvent prendre forme sur du papier », écrit-il avant de décrire ces cadres faits de « grosses couleurs qui tranche [sic] comme une tache bigarrée sur la blancheur du mur de plâtre »75. De façon similaire aux milliers d’exemplaires du Tableau de l’amour conjugal de Nicolas Venette – un manuel sur la sexualité publié en 1686 et réédité de nombreuses fois, qui se vend profusément, au grand dam de Flaubert, dans les campagnes –, « l’homme des 74 FLAUBERT Gustave, Par les champs et par les grèves. Voyages et carnets de voyages [1847], Paris, Club de l’honnête homme, 1971-1976, p. 424. Le texte a été rédigé en 1847, mais est publié plus tardivement. Charpentier fait notamment paraître, en 1886, l’ouvrage sous le titre Par les champs et par les grèves (voyage en Bretagne), accompagné de mélanges et de fragments inédits. 75 Ibid., p. 243.
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champs particulièrement se délecte dans le mauvais avec une ténacité édifiante » et affectionne ces tableaux « gluants qui décorent toutes les chaumières »76. La critique vise ici ce qui fait le fond de la culturelle visuelle et verbale qui triomphe aussi bien à la campagne qu’à la ville et qui sera décrié dans plusieurs discours sur l’art relatifs au petit genre durant le XIXe siècle : le banal, le trivial, le facile, le petit. Enfin, si l’observation des caractéristiques de la scène telles que proposées dans la partie consacrée au « tripotage littéraire » signale une corrélation intime avec le mécanisme du périodique – et à plus forte raison avec les dessins de presse –, il faut constater qu’elle dévoile également une autre parenté. Alors que le petit format, l’esthétique fragmentaire, la séquence visuelle et la répétition sérielle des sujets triviaux de la vie de tous les jours coïncident avec les contraintes et la poétique du journal, ils correspondent en tous points, ou presque, à la peinture dite de genre – le « petit genre » précédemment mentionné –, un courant pictural qui affectionne particulièrement les portraits, les natures mortes, et, surtout, les scènes de genre, autrement dit les représentations du quotidien domestique ou rural. 2.2 La faute à Diderot Un héritage Les critiques d’art du XIXe siècle se réfèrent de manière étonnante aux peintres de genre du siècle précédent, notamment Jean-Baptiste Greuze et Jean Siménon Chardin, pour qualifier et décrire les toiles représentant des sujets de la vie ordinaire. Avec La Blanchisseuse (1761), L’Enfant gâté (1765), La Mère bien-aimée (1769) ou encore La Malédiction paternelle (1777), le premier a marqué une rupture avec l’académisme de Charles Le Brun, dont le pinceau s’adonnait à la grande peinture d’histoire et interdisait les modèles familiers. Inspiré par l’esthétique flamande, il l’élève cependant grâce à la noblesse – morale – de ses sujets : « il ne se contente pas du tableau qu’il a sous les yeux, il compose une scène comme un poëte dramatique »77, écrit un rédacteur de L’Artiste. Quant au second, l’un des premiers coloristes dans l’histoire de l’art selon Diderot, il s’est fait connaître par la simplicité et la véracité de ses natures mortes (La Raie, 1782), qui illustrent, sans intrigue et sans action, des objets inanimés, saisissant par des observations minutieuses le spectateur. 76
Ibid., p. 242. « La peinture au dix-huitième siècle » (signé A. H.), L’Artiste : Beaux-Arts et BellesLettres, tome 2, 1844, p. 177-182, p. 182. 77
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Ainsi, et sous la plume des critiques d’art du XIXe siècle, Greuze s’immisce par exemple dans diverses descriptions de conversations intimes, de physionomies rêveuses ou encore de drames familiaux, effaçant presque la paternité flamande pour ce type de représentations. Les portraits d’Émile Vernier, peintre et lithographe des années 1860-1880, sont légitimés par la seule référence à l’auteur de La Mère bien-aimée78 quand l’étude d’une fillette d’Henri Gervex – célèbre pour son tableau Scène de café à Paris (1877) – sert de réminiscence à la délicatesse de ses teints79. Greuze s’impose encore comme l’inventeur des scènes de famille80 pour le journaliste Ernest Duvergier et en grand artiste français pour Huysmans, car il a su freiner à temps les polissonneries de Boucher ou de Fragonard et « inventer pour ces blasés l’ingénuité savante »81 de la vie de tous les jours, qui connaît son heure de gloire sur les toiles d’Ernest Meissonier ou de Victor Gilbert, deux des plus fameux peintres de genre durant le XIXe siècle.
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78 « Salon de 1848 », La Tribune dramatique : journal des Beaux-Arts (littérature, arts, théâtres, modes, etc.), 3 août 1848, p. 34. 79 GAUTIER Judith, « Exposition des cercles de la place Vendôme et de la rue de Volnay », Le Rappel, n° 4357, 13 février 1882, p. 2. 80 DUVERGIER DE HAURANNE Ernest, « Le Salon de 1873. I. La peinture de style et de genre », Revue des Deux Mondes, mai 1873 p. 628-669, p. 657. 81 HUYSMANS Joris-Karl, « La Cruche cassée d’après Greuze, par Guillon », Musée des Deux Mondes, n° 11, 1er octobre 1875, p. 88. 82 GREUZE Jean-Baptiste, L’Enfant gâté, gravure de Pierre Maleuvre, 5,13 × 3,74 cm, 1772. Source : © MAH Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève ; ancien fonds. Photographie d’André Longchamp. 83 GREUZE Jean-Baptiste, La Blanchisseuse, gravure de Jacques Claude Danzel, 40,5 × 34,5 cm, 1765. Source : © MAH Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève ; don de Léon Picot, 1971 ; photographie d’André Longchamp.
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Néanmoins, si Greuze a très certainement contribué à l’émergence de la peinture de genre en France au XVIIIe siècle et à son bon droit dans la hiérarchie des arts, il n’est en revanche pas à l’origine de la pratique. Dès lors, pour quelle raison lui accorder une telle place ? Il faut envisager la réponse suivante : la faute à Diderot. Les propos des critiques d’art de la seconde moitié du XIXe siècle ne sont en effet pas nouveaux et se lisent presque mot pour mot dans les essais du philosophe, rédigés dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, mais publiés et lus durant la première moitié du XIXe siècle seulement, dans lesquels Greuze, justement, est présenté comme le maître des sujets domestiques. Si la lecture des textes de Diderot ne permet certes pas à elle seule de constituer la filiation – on pense à Balzac, par exemple, qui peint plusieurs types flamands et dont les romans sont souvent affiliés à l’esthétique de la peinture de genre des Pays-Bas, ou encore à Champfleury qui entreprend de redécouvrir les « peintres de la réalité » du XVIIe siècle, pour reprendre le titre de son ouvrage paru en 1862 et qui a permis de faire connaître les œuvres des frères Le Nain –, elle offre cependant des pistes de réflexion intéressantes pour saisir les enjeux des débats de la critique d’art. Les comptes rendus des Salons sont pris en charge par Grimm entre 1753 et 1757 avant d’être par assurés par Diderot dès 1759 dans leur correspondance et de constituer une première base théorique d’envergure sur la peinture de genre et son statut dans le canon artistique. De son vivant, seuls quelques privilégiés en ont connaissance – « je vous communiquerai mes Salons »84, chuchote Diderot à son interlocuteur dans Le Paradoxe sur le Comédien –, mais il faut attendre la toute fin du siècle, une dizaine d’années après sa mort, pour qu’ils soient connus du public. Durant la première moitié du XIXe siècle, les éditions se multiplient : Buisson publie Essais sur la peinture en 1785 avant que Naigeon n’élague le pluriel dans sa version de 1798 et que Belin joint un supplément en 1819 ; le Salon de 1759 est quant à lui présenté dans l’Artiste du 9 mars 1845 et Walferdin fait paraître en 1857, dans la Revue de Paris, des manuscrits inédits d’après des copies faites à la Bibliothèque de l’Ermitage par Léon Godard. La diffusion des textes de Diderot par le biais de la presse, alors en plein essor, participe à l’ampleur du phénomène : Le Bibliophile rapporte en 1857 un extrait de la Revue de Paris dans laquelle est publié Le Salon de 176385 et Thomas Grimm cite longuement les propos 84 DIDEROT Denis, Le Paradoxe sur le comédien [1769 ; 1773-1777], Paris, A. Sautelet, 1830, p. 48. 85 Le Bibliophile du 30 août 1857 cite, à la page 67, un extrait du Salon de 1763 de Diderot, publié dans la Revue de Paris du 15 août de la même année.
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du critique dans son article sur Greuze paru dans Le Petit Journal du 23 février 187086. Enfin, en 1876, Assézat édite chez Garnier frères les œuvres complètes de Diderot, réunissant pour la première fois la totalité de sa critique d’art. L’entreprise ne se veut pas seulement holistique, elle se présente avant tout comme exclusive. Une étude strictement historique aurait nécessité l’ajout de comptes rendus d’autres critiques d’art pour combler certaines lacunes, mais le projet d’édition d’Assézat est clairement défini dès la notice préliminaire : se borner et non pas s’étendre87. L’adage fait du discours de Diderot une source d’autorité et sert de tremplin aux réflexions théoriques du XIXe siècle. Non seulement Diderot a œuvré à distinguer la scène de genre des bambochades – ces petits tableaux représentant des scènes populaires ou pittoresques, parfois vulgaires et grivoises à la manière des « fanfreluches de Watteau [ou] de Boucher »88 –, mais il a surtout ouvert une brèche théorique, d’une part pour proposer une définition plus précise de cette pratique picturale, une définition reprise et complétée durant le XIXe siècle, et, d’autre part, pour repenser la place de la peinture de genre dans la hiérarchie des arts. Hiérarchie des arts : les enjeux d’une définition Car l’enjeu principal des Salons de l’Académie est avant tout politique, comme le rappelle le théoricien André Félibien, dans la mesure où ils instaurent un principe d’ordonnance et de suprématie entre les différents genres picturaux. Dans sa préface aux Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture pendant l’année 1667, il dresse la hiérarchie suivante : viennent d’abord la peinture d’histoire, la représentation religieuse et les sujets mythologiques et, ensuite, toutes les hérésies faites à cette première catégorie, à savoir le portrait, les scènes de genre, le paysage et la nature morte89 : 86 GRIMM Thomas, « La cruche cassée », Le Petit Journal, n° 2610, 23 février 1870, p. 1-2. 87 DIDEROT Denis, Œuvres complètes de Diderot. Revue sur les éditions originales comprenant ce qui a été publié à diverses époques et les manuscrits inédits conservés à la Bibliothèque de l’Ermitage. Notices, notes, table analytique. Étude sur Diderot et le mouvement philosophique au XVIIIe siècle par J. Assézat, Paris, Garnier frères, 1876, tome 10, p. 87. 88 FRANCE Anatole, Les Dieux ont soif [1912], Paris, C. Lévy, 1939, p. 54. 89 FÉLIBIEN André, « Préface », in : Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture pendant l’année 1667, Paris, F. Léonard, 1668, n.p.
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Il y a même une chose à observer ; c’est que tous ceux qui ont été reçus dans l’Académie, y ont été admis pour différents talents. […] les peintres qui traitent des histoires et des sujets les plus nobles doivent être plus estimés que ceux qui ne représentent que des paysages, ou des animaux, ou des fleurs, ou des fruits, ou des choses encore moins considérables […]90.
Ces choses moins considérables sont certes déjà pratiquées par quelques peintres français entre la fin du XVIIe et le milieu du XVIIIe siècles, mais elles ne font pas encore l’objet d’une étude théorique sérieuse. La raison, outre sa fâcheuse étiquette de peinture facile, en est probablement son hétérogénéité ; des sujets tirés de la vie populaire chez Chardin ou bourgeoise chez Van Loo, d’inspiration antique chez Vien ou encore flamande chez Casanova. Dans La Peinture : poëme, traduit du latin et publié en français en 1740, François-Marie de Marsy confirme cette mixité : « celui-là qui donne dans le calot et dans les fantaisies du grotesque, se plaît à égayer ses tableaux de personnes ridicules. Tantôt il nous représente une vieille le front tout sillonné de rides, […] [t]antôt c’est un cabaret de campagne où l’on a peint un repas rustique servi tout simplement sur un ais »91. Non seulement de Marsy perpétue l’amalgame thématique propre à la peinture de genre, mais, et à l’instar des autres théoriciens de l’art, dans la lignée de Félibien, il n’aborde jamais directement la question de la scène de genre, qu’il évoque seulement, sans la décrire et sans en analyser le fonctionnement. Cette omission, augmentée de cette indéfinition, se présente comme une aubaine pour la réflexion esthétique de Diderot, qui offre dans ses écrits sur l’art, et avec toute la prudence requise, des propositions de caractérisation du genre. De manière générale, explique-t-il dans la treizième lettre sur le Salon de 1769, on place « dans la classe des peintres de genre les artistes qui s’en tiennent à l’imitation de la nature subalterne et aux scènes champêtres, bourgeoises et domestiques ».92 Plus précisément, poursuit-il dans ses Essais, « on appelle du nom de peintres de genre […] ceux qui empruntent leurs scènes de la vie commune et domestique ; Tesnière, Wouwermans, Greuze, Chardin, Loutherbourg, Vernet même sont des peintres de genre […] »93. Autrement dit, la scène de genre – le terme 90 FÉLIBIEN André, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages principaux des plus excellents peintres anciens et modernes, 10e entretien (tome 4), Amsterdam, É. Roger, 1704, p. 264-265. 91 MARSY (DE) François-Marie, La Peinture : poëme, traduit du latin, Paris, Morel, Merigot et Prault, 1740, p. 5-6. 92 DIDEROT Denis, « Lettres sur le Salon de 1769 », in : Supplément aux œuvres de Diderot, Paris, A. Belin, 1819, p. 252-284, p. 252. 93 DIDEROT Denis, Essais sur la peinture [1759-1765], Paris, F. Buisson, 1785, p. 90-91.
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« scène » étant répété à plusieurs reprises – est une sous-catégorie de la peinture de genre, qui, à côté de celle privilégiant les natures mortes, favorise au contraire les sujets vivants et triviaux, empruntés à « la vie commune et domestique », comme les scènes de lecture, d’éducation, de cuisine, de rue ou encore de marché. Pour ce faire, elle saisit sur le vif une situation du quotidien : « allez-vous en aux Chartreux, et vous y verrez la véritable attitude de la piété et de la componction. C’est aujourd’hui veille de grande fête : allez à la paroisse ; rodez autour des confessionnaux, et vous y verrez la véritable attitude du recueillement et du repentir. Demain allez à la guinguette, et vous verrez l’action vraie de l’homme en colère »94. Mais on doit surtout à Diderot l’audace d’un renversement dans la hiérarchie des arts, fermement établie depuis le XVIIe siècle. Renversement, ou plutôt remise en question, car ce sont avant tout les frontières génériques qui posent problème. Après avoir fait état des toiles propres à la peinture de genre, des natures mortes aux scènes de la vie commune et domestique, il écrit : Cependant je proteste que le Père qui fait la lecture à sa famille, le Fils ingrat et les Fiançailles de Greuze ; que les Marines de Vernet, qui m’offrent toutes sortes d’incidens et de scènes, sont autant pour moi des tableaux d’histoire, que les Sept Sacrements du Poussin, la Famille de Darius de Le Brun, ou la Susanne de Van Loo95.
En tant que « peintre de famille et d’honnêtes gens »96, un Greuze mérite d’être nommé peintre d’histoire. Car s’« il y a des sujets ingrats, […] c’est pour l’artiste ordinaire qu’ils sont communs. […] Ah ! Si un sacrifice, si une bataille, un triomphe, une scène publique pouvaient être rendue avec la même vérité dans tous ses détails qu’une scène domestique de Greuze ou de Chardin »97. Diderot redéfinit par conséquent un système de valeurs en accordant un crédit inédit aux sujets domestiques ; valable en matière d’art pictural, cette position l’est aussi chez le philosophe en matière d’art dramatique, puisqu’on lui doit notamment – on y revient dans le chapitre suivant – l’élaboration du drame bourgeois, un modèle théâtral intermédiaire situé entre les pièces de comédie et le genre de la tragédie, mettant en scène non plus des personnages caricaturaux (comédie) ou héroïques (tragédie), mais lambda dont il peint les origines sociales et les traits de caractère. 94
Ibid., p. 10. Ibid., p. 91. 96 DIDEROT Denis, « Salon de l’année 1765 » [1765], in : Œuvres de Denis Diderot, publiées par Jacques-André Naigeon, Paris, Deterville, 1800, tome 13, p. 2-330, p. 161. 97 DIDEROT Denis, Essais sur la peinture, op. cit., p. 84. 95
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Les frontières génériques de la peinture d’histoire semblent à cet égard dangereusement hermétiques. Si, dans son Dictionnaire portatif de la peinture, Pernety s’attache à ne pas déborder des contours qui lui ont été attribués, la grande peinture se caractérisant, selon lui, par « des traits de l’Histoire, de la Fable, ou en général des actions grandes et héroïques »98, laissant même sur le banc des dissidents les simples portraits de figures historiques, Lacombe opère cinq ans auparavant une première biffure, dans son Dictionnaire portatif des Beaux-Arts de 1752, en laissant entendre que le genre historique est susceptible d’accueillir tant les grands sujets de noblesse que les petits sujets, qui, toutefois, doivent pour se faire remarquer être traités de manière élégante et intéressante99. Bien que Lacombe n’ait certainement pas pour dessein de salir la réputation virginale de la grande peinture, il résulte de cette définition une certaine labilité, que Diderot ne tarde pas à explorer. La discorde entre les peintres de genre et les peintres d’histoire est peutêtre sensée, admet Diderot dans ses Essais, mais faut-il encore préciser la nature des choses dans cette séparation : Les peintres de genre et les peintres d’histoire n’avouent pas nettement le mépris qu’ils se portent réciproquement ; mais on le devine. Ceux-ci regardent les premiers comme des têtes étroites, sans idées, sans poésie, sans grandeur, sans élévation, sans génie, qui vont se traînant servilement d’après la nature qu’ils n’osent perdre un moment de vue. […] À les entendre, ce sont gens à petits sujets mesquins, à petites scènes domestiques prises du coin des rues, à qui l’on ne peut rien accorder au-delà du mécanique du métier, et qui ne sont rien quand ils n’ont pas porté ce mérite au dernier degré. Le peintre de genre de son côté regarde la peinture historique comme un genre romanesque, où il n’y a ni vraisemblance ni vérité […]. Vous voyez bien, mon ami, que c’est la querelle de la prose et de la poésie, de l’histoire et du poème épique, de la tragédie héroïque et de la tragédie bourgeoise, de la tragédie bourgeoise et de la comédie gaie100.
La ligne de séparation aurait pu être clairement tracée et mettre fin à la querelle : les peintres d’histoire d’un côté, imitateurs romanesques des grands événements historiques, et les peintres de genre de l’autre, imitateurs mesquins des « petites scènes domestiques prises du coin des rues ». 98 PERNETY Joseph, Dictionnaire portatif de peinture, sculpture et gravure, avec un traité pratique des différentes manières de peindre, dont la théorie est développée dans les articles qui en sont susceptibles, Paris, Bauche, 1757, p. 359. 99 LACOMBE Jacques, Dictionnaire portatif des Beaux-Arts ou Abrégé de ce qui concerne l’Architecture, la Sculpture, la Peinture, la Gravure, la Poésie et la Musique, Paris, Estienne et fils, J.-T. Hérissant, 1752, p. 323. 100 DIDEROT Denis, Essais sur la peinture, op. cit., p. 89-90.
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Cependant, « en laissant aux mots les acceptations reçues, […] la peinture de genre a presque toutes les difficultés de la peinture historique »101, et vice versa. La première exige autant de grandeur que la seconde, et la seconde autant de précision que la première, ouvrant la possibilité d’un décloisonnement. Diderot se risque même à dépasser l’égalité de traitement pour soumettre l’édification d’une hiérarchie reconfigurée, car « Homère est-il moins grand poète, lorsqu’il range des grenouilles en bataille sur le bord d’une mare, que lorsqu’il ensanglante les flots du Simoïs et du Xanthe […] »102 ? Si les peintres d’histoire doivent imaginer un passé qu’ils n’ont pas vécu, les peintres de genre, comme Chardin, Greuze, ou Vernet, ont la lourde tâche de représenter ce que tout le monde a sous les yeux. Cette mise en regard implique un travail de précision, dans la mesure où il est attendu de lui ce qu’on nomme en littérature durant le siècle suivant un effet de réel, pour reprendre la formule de Gustave Geffroy103 à propos du texte La Vie qui parle de Montjoyeux (1893), recensant « toute la vie vue par un Parisien qui la connaît dans les coins »104. Toutefois, moins qu’une question de supériorité, Diderot semble privilégier la thèse de l’hybridité et de la continuité : il y a autant de grandeur dans la scène de genre que de vérité dans la scène historique. En d’autres termes, il propose une dislocation de la hiérarchie établie, afin d’extraire la scène de genre de l’amas des toiles de la peinture dite de genre dans le but de l’élever au digne rang de peinture d’histoire. Lorsqu’il prend pour sujet d’étude la scène de genre, Diderot ne se contente pas de décrire les détails de sa composition, il en fait un objet de réflexion théorique qui invite à reconsidérer ses rapports à la grande peinture. Partant, à l’occasion du commentaire du Paralytique de Greuze, il défend l’idée que ce tableau de mœurs « prouve que ce genre peut fournir des compositions capables de faire honneur aux talents et aux sentiments de l’artiste »105. À défaut de supprimer la hiérarchie établie, il rend compte de ses limites et de la possibilité d’un dépassement. Celui-ci 101
Ibid., p. 91. Ibid., p. 92. 103 GEFFROY Gustave, « Les livres », commentaire sur La Vie qui parle de Jules Poignant (Montjoyeux), La Justice, n° 5024, 16 octobre 1893, p. 3. 104 « Choses et autres », commentaire sur La Vie qui parle de Jules Poignant (Montjoyeux), La Vie parisienne : mœurs élégantes, choses du jour, fantaisies, voyages, théâtres, musique, modes, 10 juin 1893, p. 324-325, p. 325. Montjoyeux est le pseudonyme de Jules Poignant, journaliste et collaborateur de plusieurs journaux (Le Gaulois, L’Écho de Paris, Le journal), auteur de plusieurs récits de genre à la fin du XIXe siècle : Femmes de Paris (1889) et La Vie qui parle (1893) notamment. 105 DIDEROT Denis, « Le Salon de 1761 » [1761, publié en 1819], in : Œuvres de Denis Diderot, Paris, J. L. J. Brière, 1821, tome 1, p. 1-71, p. 54. 102
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constitue alors le premier socle d’une réflexion idéologique, poursuivie et enrichie au siècle suivant. Lorsque l’écrivain et critique Wilhelm Ténint publie son commentaire du Salon de 1841 dans La France littéraire, il exprime d’emblée cette (con)fusion : « M. Rémond a fait un paysage historique, M. Meissonnier106 une scène d’intérieur ; l’un de ces tableaux est prodigieusement grand, l’autre, prodigieusement petit ; aussi, ne sachant dans quelle catégorie les classer, nous les avons réunis. Ce sont deux extrêmes, ils se touchent »107. En entamant ainsi son chapitre « Rémond et Meissonier », Ténint place sur un pied d’égalité esthétique deux genres picturaux distincts. Le phénomène contamine même l’espace littéraire, et ce dès le début du siècle, puisque, au moment de décrire l’œuvre de Vigny, un critique de la Gazette littéraire est emprunté entre la force de l’Histoire relatée et les scènes – le terme est répété trois fois – domestiques : « le procès de l’exécution du curé de Loudun et de l’abbesse des Ursulines, toutes les scènes dans lesquelles Richelieu joue un rôle, […] la première représentation de la comédie pastorale […], les scènes du cabinet de Thou et de la chambre à coucher d’Anne d’Autriche […], la partie d’échecs […], tout cela est décrit dans le meilleur style de narration pittoresque »108. Par conséquent, Diderot institue une manière inédite de considérer la peinture de genre, dont les contours se cristallisent au siècle suivant dans la critique d’art, par le biais d’une double démarche. Dans un premier temps, il participe à un décloisonnement des genres, en renversant, du moins en ébranlant, la hiérarchie traditionnelle des arts. Par cet acte, il fait de la peinture de genre, à défaut de la peinture d’histoire, une pratique picturale digne d’intérêt en vertu de ses sujets véridiques et contemporains, un idéal qui fera de l’œil au courant réaliste émergeant des années 1830. Dans « La scène de genre dans les Salons de Diderot », Marie Laurence a notamment analysé l’intérêt de Diderot pour la trivialité, en insistant aussi bien sur ses conséquences thématiques que matérielles. Elle précise à ce propos : non seulement « Diderot ne montre pas de mépris particulier à l’égard des personnages du commun qu’il décrit », mais, afin de les représenter, « le peintre devra s’inspirer de modèles réels »109, à l’inverse de la démarche propre à la peinture d’histoire ou mythologique. 106
Le nom « Meissonier » est parfois écrit avec deux « n » durant le XIXe siècle. TÉNINT Wilhelm, « Salon de 1841 », La France littéraire, tome 5, nouvelle série, 1841, p. 99-108, p. 102. 108 « Nouveaux romans », commentaire sur L’Âne mort de Jules Janin, Gazette littéraire : revue française et étrangère de la littérature, des scènes, des Beaux-Arts, etc., n° 41, 16 septembre 1830, p. 643. 109 LAURENCE Marie, « La scène de genre dans les Salons de Diderot », Labyrinthe, n° 3, 1999, p. 79-98, p. 86. 107
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Dans un second temps, Diderot détaille les déclinaisons et les variétés de la peinture de genre, en s’obstinant tout particulièrement sur l’une de ses sous-catégories, celle qui s’occupe des petites scènes domestiques. Si la définition qu’il en donne est sommaire, elle a le mérite de lui accorder une direction d’abord et une distinction ensuite, puisqu’elle est clairement dissociée des portraits, des paysages ou encore des natures mortes, dès lors qu’elle peint des sujets vivants dans des situations banales. Intermédiaire entre la peinture d’histoire et les bambochades, elle est aussi pour lui l’occasion de reconfigurer, en tout cas de décentrer, un système de valeurs dans les arts, comme le remarque Bernard Vouilloux110, en privilégiant une « histoire sans noms propres »111. Pour ces raisons, Diderot joue un rôle central dans l’évolution des modèles artistiques, un statut qui n’échappe pas à la critique du siècle suivant, qui discute à maintes reprises ses considérations esthétiques. Par extension, celle-ci accorde dans son discours une place de premier choix à la scène de genre – pour en faire l’éloge comme pour la blâmer –, en affinant et en précisant la définition. En outre, elle présente presque systématiquement des corrélations et des analogies entre la scène de genre picturale et les pratiques littéraires du XIXe siècle, des textes soumis au régime effréné de la presse, le feuilleton notamment, aux romans de mœurs, sérieux ou caricaturaux, qui revendiquent une représentation réaliste de la société française, une démarche critique à même de mettre au jour les ramifications complexes entre la littérature et la peinture. 2.3 Critique d’art au XIXe siècle La scène de genre picturale (Gautier, Fromentin, les Goncourt) À partir des années 1830, la critique d’art s’enthousiasme pour l’art du siècle et ses petits tableaux de genre sur lesquels figurent des scènes contemporaines et prises sur le vif. Sous le pinceau, l’héroïsme des grands hommes est troqué contre les occupations banales et quotidiennes, attisant la curiosité des premiers balbutiements du réalisme. Les catalogues d’exposition de peintures anciennes s’arrachent les toiles de Gérard Dou, de Pieter de Hooch ou encore de Nicolaes Maes dont on célèbre les figures silencieuses, appliquées à quelques tâches ménagères, à l’image de La XVIIe
110 Bernard VOUILLOUX a consacré plusieurs de ses travaux à l’étude des textes de Diderot ; on peut mentionner : « Le “tableau en récit” : Diderot et Fragonard », in : Tableaux d’auteurs, Paris, Presses universitaires de Vincennes, 2004, p. 14-71. 111 VOUILLOUX Bernard, La Peinture dans le texte (XVIIIe-XXe siècles), Paris, éd. CNRS, 1995, p. 84.
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Dentellière (entre 1652 et 1693). Les personnages d’Adriaen Van Ostade fascinent quant à eux par leur simplicité, représentés dans des milieux modestes en train de lire ou de fumer, comme dans La Lecture de la Gazette (1653). Si les sujets s’éploient à l’infini, les contours du genre se cristallisent et les artistes fixent les variantes dans un large consensus : les personnages sont anonymes et les situations anodines. Bien que le XIXe siècle remette au goût du jour les petites scènes quotidiennes qui ont signé le succès de la peinture hollandaise et flamande, la nature du genre est toutefois différente. Alors que la hiérarchie des arts telle qu’établie, par exemple, par Félibien est encore canonique au XVIIIe siècle – quoique déjà remise en question par Diderot –, le siècle suivant déstabilise plus largement les frontières. Certes, le siècle est encore aux prises d’une hiérarchie des arts très traditionnelle, la peinture d’histoire et, plus généralement, l’académisme instituant des modèles par excellence. Il n’en demeure pas moins que plusieurs critiques d’art – Gautier, Fromentin, les Goncourt et Zola notamment – signalent une place inédite, à tort ou à raison, nouvellement attribuée par le public à la peinture de genre. Si tous ne s’accordent pas sur cette ascension, la rencontre de la littérature, de la peinture et de la presse a néanmoins permis une « révolution qui a bouleversé le système classique des genres »112.
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FRANTZ Pierre, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 1998, p. 257. 113 MAES Nicolaes, La Dentellière, huile sur toile, 47,3 × 40,4 cm, entre 1652 et 1693. Source : CCØ Paris Musées / Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris. 114 VAN OSTADE Adriaen, Lecture de la gazette, huile sur bois, 25,4 × 20,2 cm, vers 1653. Source : © 2009 RMN-Grand Palais, Musée du Louvre ; photographie de Stéphane Maréchalle. 112
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Et le renversement est radical. Dans son Salon de 1849, paru en feuilleton dans La Presse du 26 juillet au 11 août 1849, Théophile Gautier introduit son dixième article par un certain embarras : Maintenant il nous serait difficile de garder un ordre bien distinct : les catégories se mêlent, les genres se confondent, et nous parlerons un peu au hasard d’une infinité de toiles, portraits historiés, paysages mêlés de figures et d’animaux, scènes de genre et d’intérieur, études de toutes sortes, qui ne relèvent pas bien nettement d’une des classifications en usage autrefois115.
Les catégories fixées par les XVIIe et XVIIIe siècles deviennent poreuses jusqu’à amenuiser les frontières entre la peinture d’histoire et celle de genre. Alors que la scène de genre s’expérimente presque indifféremment dans différents registres (historique, religieux, moral, social), le paysage connaît quant à lui avec l’école de Barbizon et le courant impressionniste une ascension considérable (la grande peinture n’étant désormais que l’apanage des peintres officiels), tous les deux, le second plus encore que la première, participant de près au basculement. L’ordre établi s’effrite, ouvrant la brèche à la révolution artistique de la première moitié du XIXe siècle. « C’est, ajoute Gautier, une puérilité de dire à l’un : tu ne feras que du gazon et du feuillé, à l’autre que des muscles et des draperies » et, raisonnablement, les délimitations « sont près de s’effacer, les murailles et les haies qui divisaient le domaine de l’art commencent à tomber en ruine et offrent de larges trouées »116. À l’instar de son verdict pour L’Homme entre deux âges de Vernier, il faut louer l’artiste « sans le classer, c’est plus facile »117. La hiérarchie n’est pas seulement ébranlée par le malaise naissant du critique d’art au moment d’étiqueter la dernière peinture en vogue, elle est victime d’une hérésie. Au-delà du simple doute d’une classification adéquate, le statut des œuvres est sciemment confondu. Ainsi, Fromentin présente, amusé, des Scènes d’Inquisition dans la lignée des « tableaux de genre »118 et les banalités du quotidien sont annoncées avec la force de la peinture d’histoire ; une démarche analogue à celle de Diderot. Si la manière de procéder a de quoi heurter certains, elle s’immisce toutefois 115 GAUTIER Théophile, « Salon de 1849 », La Presse, publié en feuilleton du 26 juillet au 11 août 1849, n° 4788, 9 août 1849, p. 1-2, p. 1. 116 Ibid. 117 Ibid. 118 FROMENTIN Eugène, Les Maîtres d’autrefois. Belgique, Hollande, Paris, E. Plon, 1876, p. 202-203.
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avec bon sens dans les rouages de l’idéologie moderne de la première moitié du siècle. La nouvelle esthétique n’en est qu’à l’état de tâtonnements, mais la grande tradition s’est quant à elle définitivement perdue, atteste Baudelaire dans son chapitre « De l’héroïsme de la vie moderne » pour son Salon de 1846 : Pour rentrer dans la question principale et essentielle, qui est de savoir si nous possédons une beauté particulière, inhérente à des passions nouvelles, je remarque que la plupart des artistes qui ont abordé les sujets modernes se sont contentés des sujets publics et officiels, de nos victoires et de notre héroïsme politique. […] Cependant il y a des sujets privés, qui sont bien autrement héroïques119.
Au moment où l’histoire se pense en majuscule par les historiens, elle s’envisage en coalition avec le présent par les critiques d’art. Il y a de la grandeur dans les scènes du quotidien ; « le spectacle de la vie élégante et des milliers d’existences flottantes qui circulent dans les souterrains d’une grande ville, – criminels et filles entretenues, – la Gazette des Tribunaux et le Moniteur nous prouvent que nous n’avons qu’à ouvrir les yeux pour connaître notre héroïsme »120. C’est à partir de cet héroïsme moderne que le renversement de la hiérarchie des genres connaît son point d’acmé. Après une phase de confusion, voire de perversion, la structure canonique rencontre une inversion complète au milieu du siècle, concédant la première place à la peinture de genre et laissant derrière elle la grande peinture d’histoire à l’agonie. La sentence la plus explicite est peut-être celle formulée par les Goncourt en 1855, lors de l’Exposition Universelle : La peinture religieuse n’est plus. […] ainsi morte, il reste aux peintres du dix-neuvième siècle la peinture d’histoire ; mais, contrariée et comprimée par l’uniformité des costumes, l’économie des accessoires, la monotonie et la monochromie des scènes contemporaines, cette peinture a été forcée de se réfugier dans le passé, partant dans l’imitation121.
La peinture religieuse ou historique étant démodée, seules les scènes de genre s’octroient la légitimité du public, à tort toutefois, selon les 119 BAUDELAIRE Charles, Salon de 1846 (signé Baudelaire Dufaÿs), Paris, Michel Lévy frères, 1846, p. 128. 120 Ibid., p. 128-129. 121 GONCOURT (DE) Edmond et Jules, La Peinture à l’Exposition de 1855, Paris, É. Dentu, 1855, p. 12-17.
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Goncourt, qui accordent le seul crédit à la peinture de paysage, la victoire de l’art moderne. Malgré un œil méfiant, ils ne peuvent néanmoins que confirmer l’engouement du public pour cet art. L’exemple de Meissonier La popularité des sujets de la peinture hollandaise dans les années trente ouvre une brèche pour l’art moderne, dont Meissonier devient sans conteste le chef de fil au milieu du siècle. Né à Lyon en 1815 où il vit des débuts difficiles, Jean-Louis-Ernest Meissonier débarque à Paris à l’âge de dix-sept ans et entre dans l’atelier de Léon Cogniet. Il met d’emblée « en relief son originalité naturelle, en cherchant un genre que personne, en France, n’avait abordé avant lui », écrit Gustave Vapereau avant de préciser « et [il] fit de la peinture microscopique »122; le terme rappelant à l’esprit les microformes expérimentées dans la presse durant les mêmes années, comme la lisette ou le petit article. Il expose pour la première fois au Salon de 1834 avec Les Bourgeois flamands, une œuvre miniature plus connue sous le nom de Visite chez le bourgmestre, dont on loue la précision. Cette peinture signe l’audace du jeune artiste à rompre avec la tradition et ses grandes toiles historiques ou religieuses, et à surprendre par un genre marginal en raison de son minuscule, en témoigne la caricature de Daumier Le Public au Salon devant les tableaux de Meissonier123. Non seulement le cadre est petit, mais, plus encore, les détails sont infimes, l’artiste peignant jusqu’aux boutons de guêtres sur lesquels on pourrait déceler, en s’approchant un peu, le nom du fabriquant, un trait caractéristique de Meissonier qui fait souvent l’objet de critiques, à commencer par celles de Zola, dont le point de vue sera étayé à l’occasion de son discours sur l’art124.
VAPEREAU Gustave, « Meissonier », in : Dictionnaire universel des contemporains [1858], Paris, Librairie Hachette, 1865, p. 1224. 123 GALMETTA Gaston, « Meissonier intime », Le Figaro, n° 32, 1er février 1891, p. 1. 124 Voir à ce propos la section consacrée à « Zola » sous le chapitre « Critique d’art au XIXe siècle ». 122
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Meissonier peint d’innombrables petits sujets qui l’érigent rapidement au Panthéon des grands peintres, à l’instar de La Partie d’échecs (1841), Le Grand fumeur (1843), Le Liseur à la fenêtre (1856), Les Joueurs d’échecs (1853) ou encore de La Lecture (1855). L’originalité de celui qu’on reconnaît, dit-on, par son aspect un peu étrange et à sa barbe en fleuve, réside dans la manière de procéder, loin de toute forme d’académisme : Un modèle entre dans son atelier. Il le regarde longtemps sans lui indiquer aucune pose. Tout à coup, le peintre bondit : c’est que le modèle a, naturellement, trouvé une attitude caractéristique et Meissonier commence à travailler. Au moment même où l’attitude est fixée, le sujet du tableau se décide126.
Les sujets, intimes ou pittoresques, sont réalisés sur le vif et dans l’émotion du moment, donnant « la sensation de la chose vue »127. 125 DAUMIER Honoré, Le Public au Salon devant les tableaux de Meissonier, lithographie, 37,5 × 26 cm, 1852. Source : CCØ Paris Musées / Musée Carnavalet. 126 « Bloc-notes parisien », commentaire sur l’œuvre de Meissonier, Le Gaulois, n° 676, 23 mai 1884, p. 1. 127 YRIARTE Charles, « Meissonier », Le Figaro, n° 32, 1er février 1891, p. 1.
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Cette sensibilité face à la fugacité du quotidien ne quitte plus l’artiste qui expose à chaque occasion donnée de nombreuses peintures de genre, comme La Rixe à l’Exposition de 1855 ou encore Une lecture chez Diderot à celle de 1867, dont la référence n’est pas anodine. Afin de garantir cette authenticité, Meissonier travaille sans relâche en se servant non pas d’un pinceau classique, mais d’une brosse pour réaliser les plus menus détails. La Rixe est, à ce propos, connue pour une anecdote130, qui n’est autre qu’une variation moderne de celle relative au peintre de la Grèce antique Parrhasios qui aurait torturé un prisonnier de guerre dans le but de peindre la souffrance de Prométhée. Déçu de ne pouvoir obtenir le résultat souhaité du gonflement des veines et de l’horrible dilatation des yeux inhérents à la lutte, le peintre décide de faire saisir le jeune modèle, un garçon de bonne volonté sans doute, par deux hommes musclés et de l’empoigner jusqu’à l’étouffer. Si le modèle ne peut tenir la pose plus de quelques minutes, Meissonier est convaincu du rendu et fait de cette figure l’une de ses plus grandes œuvres. Au-delà du croustillant de ce fait curieux, la manière d’envisager l’art inscrit officiellement l’œuvre de Meissonier dans la lignée des réalistes. 128 MEISSONIER Jean-Louis-Ernest, Le Grand fumeur, eau-forte et pointe sèche sur chine collé, 9,5 × 6,8 cm, 1843. Source : © MAH Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève. 129 MEISSONIER Jean-Louis-Ernest, Le Liseur à la fenêtre, eau-forte, 20,5 × 15,2 cm, 1856. Source : © MAH Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève. 130 « Bloc-notes parisien », commentaire sur l’œuvre de Meissonier, art. cité, p. 1.
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Car Meissonier n’est pas un peintre de la passion, il est un peintre de l’habitude131. Comparé à Terburg ou à Metsu, il est considéré comme le descendant direct des peintres hollandais dont Chardin serait l’instituteur principal. Il s’adonne avec minutie aux « scènes calmes de la vie quotidienne » desquelles il est « impossible de rendre la vie avec un accent plus intime et plus vrai »132. Dans son article « Des paysagistes contemporains » paru dans La Revue mensuelle de 1867, Huysmans affirme d’ailleurs que la France a en Meissonier « un successeur non dégénéré des plus heureux peintres de bambochades »133, dont il affectionne les petits sujets. Ce « hollandais avec du style »134, disait Arsène Houssaye, sait saisir sur le vif les instants de tous les jours et rendre sur la toile un examen minutieux. C’est à cet égard que Zola, bien que peu enclin à cet art à la loupe, reconnaît en Meissonier un maître : « je l’appelle [ainsi] parce qu’il a réellement créé un genre en France, celui des petits tableautins anecdotiques », dont le coup de pinceau sait « animer [les] figures, leurs poses, leurs costumes, leurs jeux de physionomies »135. Meissonier est « le maître le plus incontestable de notre époque »136, disait Delacroix, car il a su jauger les attentes nouvelles d’un public en quête d’un art de proximité. Non seulement le sujet est véridique, mais les dimensions pour l’accueillir sont réduites. Moins guindée, plus inégale, la toile se compose au jour le jour, comme en témoigne le décor de l’atelier. « C’est chez eux, et dans leurs habits de tous les jours, comme disait Diderot, que je veux peindre les artistes de ce temps »137, rapporte Jules Claretie dans son article sur Meissonier paru au début des années 1880. Si le milieu explique l’homme, l’atelier commente l’œuvre ; la pièce est encombrée de petites esquisses, de panneaux, de figurines en tout genre donnant l’idée d’un travail au quotidien où l’œil est sollicité de toutes parts138. Ce degré d’exactitude fait le succès de l’artiste, dont on dit des 131 TRIANON Henri, « Salon de 1850 », Le Nouvelliste : journal de Paris, 20 janvier 1851, p. 1-2, p. 2. 132 Ibid. 133 HUYSMANS Joris-Karl, « Beaux-Arts. Des paysagistes contemporains » [1867], in : Œuvres complètes, éd. GLAUDES P., SEILLAN J.-M., tome 1 (1867-1879), Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 75-76, p. 75. Le texte paraît dans La Revue mensuelle le 25 novembre 1867. 134 Ibid. 135 ZOLA Émile, « L’École française de peinture à l’Exposition de 1878 » [1878], in : Salons, éd. HEMMINGS F. W. J., NIESS R. J., Genève, Droz, 1959, p. 199-222, p. 213. Le texte est d’abord publié dans Le Messager de l’Europe en juin 1878. 136 Ibid. 137 CLARETIE Jules, « E. Meissonier », in : Peintres et sculpteurs contemporains. Artistes vivants en janvier 1881, Paris, Librairie des bibliophiles, 1884, deuxième série, p. 1-32, p. 1. 138 Idem.
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physionomies qu’elles sont « saisies au vol, fixées, rendues avec une finesse inouïe et une science profonde »139. Le peintre prône un réalisme où rien n’est oublié, ni les plis des redingotes ni les boutons de guêtres, un idéal qui témoigne de l’âge meissoniérique des scènes de genre. Personne avant lui « n’a trouvé le moyen d’enfermer tant de choses dans de si petits espaces »140. Ce succès lui permet encore d’être élu membre de l’Académie des Beaux-Arts en 1861 et d’être plusieurs fois décoré. Lors de l’Exposition Universelle de 1867, le jury lui octroie l’une des huit grandes médailles internationales. En 1884, une exposition est aménagée en son hommage et pour laquelle une centaine d’œuvres a été réunie ; la réussite de l’événement rue de Sèze est telle qu’elle est annoncée par Le Gaulois comme « un fait national »141. L’exemple de Degas Au moment où la photographie s’impose et concurrence l’art réaliste, certains peintres se revendiquent également de la peinture de genre, comme pour affirmer que cette dernière est bien plus qu’un simple instantané. Degas, par exemple, quoiqu’attiré par le nouveau médium, n’apprécie guère que la critique caractérise son œuvre par ce seul versant : « l’instantané, c’est la photographie et rien de plus »142. Il se donne au contraire un programme plus élevé, celui de faire le portrait de gens dans des attitudes familières, en saisissant « l’expression de la vie dans des sujets nouveaux qui sont pour lui une mine inépuisable d’études : jockeys et études de chevaux, blanchisseuses, repasseuses, danseuses et chanteuses de caféconcert »143. Pour les frères Goncourt, il est le seul à avoir réussi à « attraper, dans la copie de la vie moderne, l’âme de cette vie »144. Il peint plusieurs scènes de la vie de tous les jours, comme L’Absinthe (1875-1876), Femmes à la terrasse d’un café (1877), Femme à la toilette (1905-1907) ou La Famille Bellelli (1867) en « saisissant pour ainsi dire au vol les 139 140 141 142
p. 29.
Ibid., p. 17. Ibid., p. 12. « Bloc-notes parisien », commentaire sur l’œuvre de Meissonier, art. cité, p. 1. ADHÉMAR Jean, Un siècle de vision nouvelle, Paris, Bibliothèque nationale, 1955,
143 LEMOISNE André, « Édouard Degas : la chanteuse de café-concert », in : Florilège des musées du Palais des arts de Lyon, éd. ROSENTANTAL L., Paris, A. Morancé, 1928, p. 137-138, p. 137. 144 GONCOURT (DE) Edmond et Jules, Journal des Goncourt : mémoire de la vie littéraire [1850-1870], Paris, G. Charpentier, 1891, série 2, vol. 2, tome 5 (1872-1877), p. 112.
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mouvements »145 et en refusant une certaine fixité, précise encore André Lemoisne, qui, à la suite des commentaires sur les œuvres de Meissonier, répète un vocabulaire – attraper au vol – sans cesse employé par la critique d’art, un lexique qui sera par ailleurs réactivé par la critique littéraire. Degas récuse ainsi un réalisme trop léché pour préférer des instants plus fugaces, comme ses danseuses qu’il peint fatiguées ou en train de dénouer leurs chaussons roses.
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L’écrivain Huysmans perçoit quant à lui dans les œuvres de Degas des tranches de vie d’une esthétique inédite. À l’occasion de l’Exposition des Indépendants de 1880, il dresse l’éloge du peintre en mettant en évidence sa filiation à l’école hollandaise : Je ne me rappelle pas avoir éprouvé une commotion pareille à celle que je ressentis, en 1876, la première fois que je me fus mis en face des œuvres de ce maître. Pour moi qui n’avais jamais été attiré que vers les tableaux de l’école hollandaise où je trouvais la satisfaction LEMOISNE André, « Édouard Degas : la chanteuse de café-concert », art. cité, p. 137. DEGAS Edgar, Femme à la toilette, fusain et pastel sur papier calque collé, 76,8 × 69,3 cm, 1905-1907. Source : © MAH Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève ; dépôt de la Fondation Jean-Louis Prevost (1985) ; photographie de Jean-Marc Yersin. 145 146
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de mes besoins de réalité et de vie intime, ce fut une véritable possession. Le moderne que je cherchais en vain dans les expositions de l’époque et qui ne perçait, çà et là, que par bribes, m’apparaissait tout d’un coup, entier. […] Un peintre de la vie moderne était né, […] qui apportait une saveur d’art toute nouvelle, des procédés d’exécution tout nouveaux147.
Un peintre de la vie moderne. La formule, employée par Baudelaire en 1863 dans son essai éponyme pour signifier l’art de représenter la « métamorphose journalière des choses extérieures »148, atteint sa pleine réalisation à peine dix ans plus tard. Dans un style propre, Degas parvient à retranscrire dans un mouvement rapide une réalité qui échappe, à travers des sujets variés et contemporains. « Blanchisseuses dans leurs boutiques, danseuses aux répétitions, chanteuses de café-concert, salles de théâtre, chevaux de course, portraits, marchands de coton en Amérique, femmes sortant du bain, effets de boudoirs et de loges, tous ces sujets si divers ont été traités par cet artiste qui est réputé cependant n’avoir jamais peint que des danseuses »149, s’écrie encore Huysmans. La modernité de Degas n’échappe pas aux écrivains qui reconnaissent en lui un peintre innovant, et vice versa, dans la mesure où les sujets de la vie ordinaire sont aussi un trait du courant naturaliste, en cette seconde moitié du XIXe siècle. Émile Zola, à qui Degas emprunte peut-être la fameuse scène de L’Assommoir dans laquelle Gervaise boit avec Coupeau pour peintre son tableau L’Absinthe (1875-1876)150, s’inspire probablement, pour la rédaction de son roman, des Blanchisseuses (1884-1886) qu’il a pu observer lors d’une exposition de 1874 et qui représente deux femmes dans leur tâche quotidienne, éreintées par la dureté de leur labeur. La parenté du sujet exploité par les écrivains et les peintres traduit par conséquent « une tendance nouvelle, une tentative d’atteindre l’objectivité qui s’est développée en réaction contre le Romantisme »151. L’objectivité est toutefois redéfinie par rapport aux années 1830-1850, car elle s’exprime moins par un réalisme exacerbé que par la transcription d’une perception individuelle et sensible du réel. 147 HUYSMANS Joris-Karl, « L’Exposition des Indépendants », in : L’Art moderne, Paris, G. Charpentier, 1883, p. 85-123, p. 111-113. 148 BAUDELAIRE Charles, « Le peintre de la vie moderne », Figaro, publié en feuilleton les 26 et 29 novembre et le 3 décembre 1863, n° 916, 26 novembre 1863, p. 1-5, p. 2. 149 HUYSMANS Joris-Karl, « L’Exposition des Indépendants », art. cité, p. 113. 150 NEWTON Joy, « Émile Zola impressionniste », Les Cahiers naturalistes : bulletin officiel de la Société littéraire des amis d’Émile Zola, Paris, Grasset-Fasquelle, 1967, p. 3952, p. 43. 151 Ibid.
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Réception : perspectives esthétiques et sociologiques De Meissonier à Degas, la scène de genre traverse ainsi le siècle pour représenter des situations de la vie quotidienne, en privilégiant les portraits sociaux et anonymes. Le succès rencontré par le genre est tel que les sujets de la peinture d’histoire s’alignent clandestinement sur ces derniers, perdant de vue sa visée esthétique et idéologique première, en témoigne le commentaire du critique Jules-Antoine Castagnary à l’occasion du Salon de 1857 : La peinture religieuse a disparu du salon ou n’y figure que pour ordre. – La peinture historique occupe bien encore quelque place ; mais il appert, à la voir ainsi produite, des œuvres trop directement inspirées par les plus récents événements politiques, qu’elle a perdu la notion claire de son domaine et qu’elle s’aventure sur un terrain qui lui est étranger. – La majorité, et une majorité compacte, appartient donc aux tableaux de genre. Scènes d’intérieur, paysages, portraits, presque toute l’Exposition est là152.
L’héroïsme et le divin sont abandonnés à la dimension humaine, dont atteste le Salon tant par le nombre que par le talent. 1857 signe « le berceau d’un art nouveau : l’art humanitaire »153, en plaçant l’homme, et l’homme contemporain, comme objet de représentation. La peinture, en outre, se démocratise, dans ses sujets comme dans sa pratique ; « presque plus de grandes toiles, presque plus de vieux noms : des tableaux de chevalets, une foule de noms inconnus »154. La pratique de la scène est en effet à même d’être assurée par tous, comme le rappelle non sans une pointe de sarcasme Huysmans au moment d’aborder « la peinture de la vie moderne » dans L’Art moderne (1883) : Ah çà, bien ! et les planches des journaux illustrés et des gazettes roses ? et les Grévin et les Robida et les Crafty et les Stop ? pourquoi les négliger et ne point les citer ? Ils n’ont jamais rien noté, jamais rien vu, cela est certain ; mais pensez-vous donc que les peintres que j’ai énumérés [Bastein-Lepage, Gervex, Béraud, Gœuneutte et Dagnan-Bouvret] et auxquels je puis joindre encore M. Hermans, l’auteur de ce monstrueux paravent, de cette épique chromo : le Bal de l’Opéra, ne soient pas aussi aveugles et aussi incapables d’interpréter les scènes de la vie réelle ? Soyons justes, au point de vue du modernisme, tout cela se vaut […]155. CASTAGNARY Jules-Antoine, Philosophie du Salon de 1857, Paris, Poulet-Malassis, 1858, p. 6. 153 Ibid., p. 21. 154 Ibid., p. 7. 155 HUYSMANS Joris-Karl, « Salon officiel de 1880 », in : L’Art moderne, Paris, G. Charpentier, 1883, p. 152. 152
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L’engouement pour la peinture de genre, mettant Delacroix ou Schaeffer sur la touche, ne plaît pas à tout le monde. Quand certains s’inquiètent de l’ampleur du phénomène, d’autres craignent une menace pour la grande peinture : « est-ce à dire qu’on n’a plus désormais le droit de représenter autre chose que les scènes de tous les jours ? »156 s’indigne Fourcaud, rédacteur pour Le Gaulois. La critique d’art du XIXe siècle se passionne autant pour l’art hollandais d’autrefois qu’elle craint la ferveur des peintres contemporains à se complaire dans ses petits sujets caractéristiques. Il est par exemple courant de se rendre en Belgique ou en Hollande pour retrouver les décors des toiles de Vermeer ou de Ter Borch et rappeler au public qu’il existe des maîtres et une doctrine à cette esthétique qui leur plaît tant. Baudelaire fait notamment le voyage en Belgique en 1864, et, avant lui, Maxime Du Camp, qui livre à la suite de son expédition en Hollande durant l’hiver 1857 Hollande : lettres à un ami, dans lequel il retranscrit les catalogues des Musées de Rotterdam, La Haye et Amsterdam. Dans ces mêmes années, de nombreux critiques d’art publient également des ouvrages consacrés à l’art des Pays-Bas. Théodore Thoré (dit William Bürger) fait paraître entre 1858 et 1859 trois volumes dans lesquels il dresse un inventaire des différentes œuvres : Amsterdam et La Haye : études sur l’École hollandaise, Musées de la Hollande et Études sur les peintres hollandais et flamands. Par ailleurs, les artistes hollandais et flamands occupent sous la plume de Charles Blanc plusieurs tomes de l’Histoire des peintres de toutes les Écoles (1861-1876) et Taine publie son essai La Philosophie de l’art dans les Pays-Bas en 1869. Enfin, on ne compte pas la pléthore d’articles parus dans les revues des Beaux-Arts au milieu du siècle sur les peintres du Nord157. Pour autant, et malgré l’attrait pour le genre, la critique d’art émet certaines réserves quant à sa pratique au XIXe siècle, une réception qu’il faut étudier plus avant avec les propos de Fromentin et de Zola, dans la mesure où ils mettent en lumière de façon significative les enjeux esthétiques d’une période. Fromentin et Huysmans L’analyse d’Eugène Fromentin est peut-être celle qui propose l’examen le plus complet et le plus détaillé de l’esthétique des Pays-Bas. Les Maîtres 156 FOURCAUD (DE) Louis, « Le Salon du Gaulois. L’évolution de l’art », Le Gaulois, n° 3852, 14 mai 1879, p. 1. 157 FROMENTIN Eugène, Œuvres complètes, éd. SAGNES G., Paris, Gallimard, 1984, p. 1514-1515 (notes critiques).
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d’autrefois est publié en 1876 chez Plon et comprend trois parties, en suivant l’itinéraire de l’écrivain lors de son voyage un an plus tôt : la Belgique d’abord, puis la Hollande et, enfin, la Belgique à nouveau. « Quand on n’a jamais visité la Hollande et qu’on connaît le Louvre, est-il possible de se faire une idée juste de l’art hollandais ? Très certainement »158, affirme Fromentin, mettant le doigt sur l’une des caractéristiques du genre : sa redondance. De même, lorsqu’il décrit les plus belles toiles de l’École flamande et hollandaise, Huysmans renchérit : « nous les connaissons »159. Les toiles exposées en France, à l’exception de quelques abonnés absents, présentent le même esprit, le même caractère et les mêmes sujets, « ce sont les paysans de Teniers, fumant leurs pipes, sous leur toque rouge, assis sur les barriques renversées et jouant aux cartes »160. Les peintres français ainsi entourés de types analogues, toujours vivants, parfois un peu apprêtés mais sans cesse dépeints en suivant les mêmes codes d’une représentation topique du quotidien, ne peuvent que s’imprégner, au moment où le courant réaliste bat son plein, de cette esthétique. L’engouement pour un art à contre-courant de l’idéologie des Beaux-Arts, dans laquelle les sujets sont davantage esthétisés, n’est pas chose aisée, mais le succès est tel qu’il perdure durant toute la seconde moitié du siècle. Lorsque Huysmans publie sa critique du Salon de 1876, il affirme que seules deux écoles ont excellé dans le genre, l’École hollandaise et l’École française161. Bien avant lui, en 1845, Fromentin concède déjà la réussite aux peintres français pour avoir non seulement osé contourner les règles de l’Académie, en privilégiant un art plus terre à terre à l’image de la peinture flamande et hollandaise, mais aussi, et surtout, pour avoir entrepris de repenser le genre : Nous pouvons, à bon droit, nous flatter d’avoir, sinon créé, au moins ressuscité la peinture de genre. Nous avons fait plus : en associant dans une même école, la plus vaste et la mieux constituée qui se soit jamais vue, la naïve et joviale bonhomie des Flamands, les périphrases galantes de Watteau et de Boucher, la franchise brutale de Zurbaran, de Ribera et de Murillo, l’âpre rudesse de Salvator en ravivant, en fécondant l’un par l’autre tant de germes épars, nous avons transformé le genre162. FROMENTIN Eugène, Les Maîtres d’autrefois. Belgique, Hollande, op. cit., p. 223. HUYSMANS Joris-Karl, « Chronique d’art. Exposition de maîtres anciens au profit des inondés du Midi », La Revue indépendante, n° 4, février 1887, p. 170-176, p. 172. 160 Ibid., p. 172-173. 161 HUYSMANS Joris-Karl, « Les natures mortes au Salon de 1876 », La République des Lettres, n° 6, 20 mai 1876, p. 191-194, p. 191. 162 FROMENTIN Eugène, « Salon de 1845 » [1845], in : Œuvres complètes, éd. SAGNES G., Paris, Gallimard, 1984, p. 877-903, p. 890. Le texte paraît d’abord dans La Revue organique des départements de l’Ouest. 158 159
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La peinture historique et la peinture religieuse battent de l’aile et les artistes profitent de la brèche pour se frotter à un art moins grandiloquent. Les arrêts sur image des menus travaux, des scènes de beuverie ou encore de lecture plaisent, mais elles ne suffisent cependant pas à contenter le goût nouveau, principalement nourri par la presse, pour une quotidienneté effrénée. La peinture de genre doit ainsi se penser, au milieu du XIXe siècle, à travers une certaine idée de la modernité. Les toiles, si elles représentent un instant figé, se dessinent en général dans la fugacité, sorte de saisie au vol d’une situation qui, une fois le regard porté ailleurs, suit naturellement son cours, dans le tohu-bohu des circonstances, de L’Entrée du théâtre de l’Ambigu-Comique à une représentation gratis de Boilly (1819) aux Halles de Lhermitte (1895). Par conséquent, « nous en avons étendu les ressources, élevé le point de vue, et, sur ce fond déjà si riche et si varié, nous avons versé les richesses récentes de l’inspiration moderne »163, conclut Fromentin. 1845 marque par conséquent un tournant décisif dans le panorama de l’histoire de l’art en faisant de la peinture de genre une pratique avantgardiste qui ne cesse de prospérer tout au long du siècle. À peine sept ans plus tard, au Salon de 1852, cet art de la modernité prend définitivement le dessus. « Toute la catégorie de tableaux comprise sous la dénomination générale de tableaux de genre continue en somme à contenir les œuvres les meilleures et les plus irréprochables du Salon », confirme le peintre Claude Vignon, avant de préciser : « tandis que la peinture d’histoire s’en va peu à peu, la peinture familière […] prend des proportions immenses et une importance de premier ordre »164. Si Fromentin ne peut que partager et apprécier le bilan établi par l’artiste, il ne partage toutefois pas pleinement son enthousiasme. 1845, c’est aussi l’année d’une certaine défiance à l’égard d’un art un peu trop commode. « Tableau de genre, vrais tableaux de genre trop bien peints. Du reste, tout le monde aujourd’hui peint trop bien »165, craint également Baudelaire la même année. Et, en effet, Fromentin est contraint d’apprécier, avec un certain effroi, l’effervescence du phénomène : « qu’il me soit permis néanmoins, au commencement de cet article, de protester, selon mes forces, contre l’importance exagérée qu’on accorde de nos jours à la peinture dite de genre »166. Le fait est grave, ajoute-t-il, car l’exposition de 1845 ne s’est pas contentée de 163
Ibid. VIGNON Claude, Salon de 1852, Paris, É. Dentu, 1852, p. 139. 165 BAUDELAIRE Charles, « Tableaux de genre », in : Salon de 1845 (signé Baudelaire Dufaÿs), Paris, J. Labitte, 1845, p. 45-52, p. 47-48. 166 FROMENTIN Eugène, « Salon de 1845 », art. cité, p. 890. 164
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mettre à la vue du public des tableaux de genre, elle les a placés au premier plan ; les petites toiles d’intérieur, de Guillemin, de Meissonier ou encore de Béranger foisonnent.
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Zola La réticence de Fromentin ne résulte pas tant de la peinture de genre ellemême, par ailleurs appréciée, mais davantage de sa vertigineuse expansion. Toujours en 1845, il fait une comparaison révélatrice de l’état d’esprit et des pratiques du XIXe siècle : « le mal réel, c’est qu’à l’exemple des écrivains, les peintres s’en fassent un moyen commode de succès et de fortune. Ici l’art se débite en tableaux de chevalets, comme ailleurs on le débite en feuilletons »168. Le problème est soulevé au milieu du siècle et ne tarit pas par la suite. Lorsque Zola renouvelle sa promenade au Salon de 1876, il s’inquiète de la vastité des toiles proposées pour l’occasion ; « on ne voit guère d’images de sainteté, très peu de tableaux historiques, mais par contre un véritable flot de tableaux de genre, de futilités amusantes […], de tous côtés les tableaux m’assiègent de plus belle. Je passe devant les tableaux de genre garnissant les corniches. Il y en a des flots, des avalanches »169. 167 LHERMITTE Léon Augustin, Les Halles, huile sur toile, 396 × 630 cm, 1895. Source : CCØ Paris Musées / Petit Palais, musée des Beaux-arts de la Ville de Paris. 168 FROMENTIN Eugène, « Salon de 1845 », art. cité, p. 892. 169 ZOLA Émile, « Deux Expositions d’art au mois de mai » [1876], in : Salons, éd. HEMMINGS F. W. J., NIESS R. J., Genève, Droz, 1959, p. 171-196, p. 177 et p. 183. Le texte est d’abord publié dans Le Messager de l’Europe en juin 1876.
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Si Fromentin comparait la scène de genre au feuilleton en raison de sa production à la fois rapide et fréquente, Zola poursuit l’analogie médiatique quant à son format et à ses sujets, puisque, face aux « avalanches », on « croit feuilleter un Magasin170 pittoresque ; on regarde cela sans fatigue, le sourire aux lèvres »171, écrit-il dans sa critique de l’Exposition de 1876. Le débit et la profusion s’expliquent « aisément, car le genre est d’un débit facile, nous en approvisionnons les cinq parties du monde »172 : Voici encore quelques noms de tableaux, pris au hasard pour achever de montrer ce que c’est que la peinture que j’appellerai anecdotique : À bout d’arguments ! – Madame, v’là la soupe ! – Pincés ! – La propriété, c’est le vol ! – Il n’y a pas de sot métier – Un petit sou – Choisis ! – Tant va la cruche à l’eau… Il est inutile de nommer les auteurs et de décrire les œuvres. On peut deviner d’après les titres ce que sont les tableaux : tous des facéties d’almanach, des proverbes illustrés, des trivialités prétentieuses de toutes sortes, qui encombrent les Salons en province et à l’étranger173.
Face au panorama kaléidoscopique, « les bourgeois ne se tiennent pas de joie devant ces tableaux amusants comme les dessins d’un journal illustré. Quelques-uns prennent une loupe pour mieux examiner les détails. On fait foule devant un tableau quand le peintre a réussi à trouver un sujet sensationnel ou simplement à photographier la réalité »174, précise-til encore, critiquant dans le même temps cette peinture du détail qui s’observe ridiculeusement « à la loupe », pour reprendre son mot, une esthétique du microscopique qu’il reproche notamment au maître du genre, Meissonier. À la suite du commentaire de Zola, deux remarques doivent être faites pour préciser certains traits de la scène de genre picturale au XIXe siècle tels que perçus et décriés dans le discours critique. Premièrement, le réalisme des sujets est soumis à caution. Si certains tableaux s’attachent à illustrer les scènes du quotidien dans ce qu’elles ont de plus cru et de 170
Le texte écrit « Maison pittoresque », alors que certaines éditions postérieures préfèrent la formule « Magasin pittoresque », qui semble plus correcte dès lors qu’elle fait directement référence au journal Le Magasin pittoresque (1833-1938) ; maison étant probablement une erreur de typographie. Le terme « feuilleter », en aval, maintient dans tous les cas la référence au journal. 171 ZOLA Émile, « Deux Expositions d’art au mois de mai », art. cité, p. 177. 172 Ibid., p. 183. 173 ZOLA Émile, « Une Exposition de tableaux à Paris » [1875], in : Salons, éd. HEMMINGS F. W. J., NIESS R. J., Genève, Droz, 1959, p. 147-168, p. 162. Le texte paraît d’abord dans Le Messager de l’Europe en juin 1875. 174 ZOLA Émile, « Deux Expositions d’art au mois de mai », art. cité, p. 183 (je souligne).
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plus saisissant, d’autres s’adonnent en revanche, et au grand dam de Zola, à un réalisme purement pittoresque, idéalisant ou caricaturant la vie ordinaire, en témoigne la liste de titres vaudevillesques. La réalité n’est pas observée, elle est seulement orchestrée. Dans cette perspective, les figures de Meissonier sont vivement critiquées : « elles ne vivent pas d’une vie authentique, car sa peinture est vitreuse et pointue, et sous l’habillement et la peau se devine le mannequin de bois »175. Tout est faux et arrangé pour le seul goût du public. Le positionnement défendu par Zola dénonce ainsi le paradoxe idéologique de la peinture de genre, qui déforme la réalité des scènes pour plaire. Deuxièmement, en ridiculisant ainsi le public, Zola dégage une composante sociologique non négligeable relative à l’observation d’un type particulier de tableaux. Les petits sujets anecdotiques sont pour la classe bourgeoise un pur divertissement. Les bourgeois « ne se tiennent pas de joie » et s’entassent dans les salles des Salons ou achètent sans compter ces toiles minuscules pour orner leur intérieur. En arrivant à observer les plus menus détails, « la foule est flattée dans ses instincts les plus enfantins, dans son admiration de la difficulté vaincue, dans son amour des tableautins bien dessinés et surtout bien détaillés »176, explique Zola. Selon lui, le public ne comprend guère la nouveauté, car il se complaît seulement « béatement de tableautins minuscules ciselés comme des joyaux ». « Voilà ce qui explique le triomphe de Meissonier », conclut-il, « il est le dieu de la bourgeoisie qui n’aime pas les sensations fortes procurées par de vraies œuvres artistiques »177. En outre, « nos salons bourgeois sont tellement petits qu’on ne peut pendre sur leurs murs que de tout petits tableaux. Par suite le marché en est inondé », précise-t-il encore, insistant sur la nature mercantile du genre de Meissonier. Dans cette perspective, Zola fait de la peinture de genre un produit commercial de par sa forme brève et sa facilité de diffusion d’abord, de par ses sujets plaisants ensuite. « Allez au Salon, dit-il. Ce ne sont partout que des toiles dont les dimensions sont calculées de façon à tenir dans un panneau de nos étroites pièces modernes. Les portraits et les paysages dominent […]. Ensuite viennent les petits tableaux de genre, dont notre bourgeoisie et l’étranger font une consommation énorme »178. Nous y trouvons des scènes domestiques, des beuveries, des parties de piquet, une 175 ZOLA Émile, « L’École française de peinture à l’Exposition de 1878 », art. cité, p. 213. 176 Ibid., p. 214. 177 Ibid. 178 ZOLA Émile, « Une Exposition de tableaux à Paris », art. cité, p. 152.
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ballade d’amoureux ou encore un foyer en train de dîner ; tout cela est très gentil, conclut Zola, mais les artistes ne se préoccupent de la vie contemporaine que parce qu’ils y voient une source intarissable de profit179. Le succès se poursuit jusqu’à la fin du siècle et la frénésie commerciale éloigne sensiblement la nature de la scène de genre de son dessein premier. Lors du Salon de 1880, Huysmans déplore à la suite de Zola l’étalage de médiocrité sur les murs des différentes salles, desquels quelques tableaux à peine méritent d’être regardés. Pour le reste, « ce sont les peintres de genre, les vaudevillistes de l’art, les Loustaunau, les Lobrichon, tous les industriels de la boutique à treize ! »180 Les toiles se déclinent à l’infini et le genre se décompose de façon kaléidoscopique à travers les conversations, les paysages, les animaux ou encore les natures mortes. Chaque catégorie comprend presque autant de sous-genres que de sujets, traduisant un précepte mercantile juteux. En 1868, Zola se rit déjà de ces bouturages, souvent grotesques : Il y a les œuvres de genre, les scènes militaires, les intérieurs alsaciens, les paysanneries, qui elles-mêmes se subdivisent en plusieurs familles, les petites indiscrétions grecques ou romaines, les épisodes historiques taillés en menus morceaux, que sais-je ? la liste ne finirait pas. Nous sommes, en art, au règne des spécialistes, je connais des messieurs qui se sont fait une réputation colossale rien qu’en peignant toujours la même bonne femme de carton appuyée sur la même botte de foin181.
Si le critique pointe du doigt cette peinture au règne des spécialistes, illustrant sans cesse le même sujet dans des déclinaisons dont il faut deviner la subtile différence, il fait également, et de manière plus préoccupante, transparaître un problème de fond. Les multiples subdivisions tendent tant à une hiérarchie tronquée qu’à une confusion des frontières génériques. La porosité permise par la déclinaison des toiles déstabilise considérablement, dans la mesure où le genre pictural acquiert une dangereuse indépendance. Le discours défendu par Zola révèle encore un trouble suscité par le succès du genre, une inquiétude déjà relevée par Fromentin quelques années plus tôt, qui protestait, au début de son article sur le Salon de 1845, contre l’importance démesurée accordée à la peinture de genre. Si Zola reconnaît à Meissonier certaines qualités, notamment la vérité et l’animation de ses 179
Ibid., p. 148. HUYSMANS Joris-Karl, « Salon officiel de 1880 », art. cité, p. 129. 181 ZOLA Émile, « Mon Salon (1868) » [1868], in : Salons, éd. HEMMINGS F. W. J., NIESS R. J., Genève, Droz, 1959, p. 119-144, p. 119-120. Le texte paraît d’abord dans L’Événement illustré du 2 mai au 16 juin 1868 (7 articles). 180
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figures – pour Portrait d’un sergent et Le Peintre d’enseignes surtout182 –, la fulgurance disproportionnée de son talent, en revanche, ne lui plaît guère. Alors que les sujets des toiles permettraient de dénoncer des réalités sociales, ils ne sont que l’occasion de faire la gloire des peintres « spécialistes », qui se font une réputation « rien qu’en peignant toujours la même bonne femme de carton appuyée sur la même botte de foin ». Meissonier, « vend ses tableaux, on peut le dire, au poids de l’or, et je pense même qu’un de ses tableaux, vendu cent mille francs, étant loin de peser cinq mille louis d’or. La moindre de ses œuvres atteint des prix fous »183, se désole-t-il, sachant que Delacroix vend les siens pour deux ou trois mille francs seulement. « Voilà où je commence à me fâcher », explique alors Zola : L’engouement populaire est toujours mauvais signe. Pourquoi le public se jette-t-il avec tant de fureur sur les tableaux de Meissonier ? Il est évident que la valeur artistique de ses œuvres n’y est pour rien. La vérité, c’est que le public s’entiche purement et simplement des tours de passe-passe de l’artiste. Il distingue les boutons sur un gilet, les breloques sur une chaîne de montre tant et si bien qu’aucun détail ne s’y perd ; voilà ce qui suscite cette admiration inouïe. Et le plus fort, c’est qu’il peint des bonshommes de quatre ou cinq centimètres de haut, qui demandent à être inspectés à la loupe si on veut bien les voir ; voilà ce qui chauffe l’enthousiasme à blanc et fait délirer les spectateurs les plus calmes184.
Si cet intérêt pour le détail « n’affaiblit en rien le talent de Meissonier » dans le genre dans lequel il s’est cloisonné, « je voulais simplement expliquer les raisons de son succès disproportionné »185, conclut Zola, car la réception de l’œuvre de Meissonier a montré « comment certaines réputations peuvent être surfaites, tandis que les artistes vraiment originaux trouvent trop de difficulté à se faire un nom »186. Quatre caractéristiques de la scène (bilan) L’étude des commentaires critiques mettent en avant un certain malaise : la peinture de genre dérange par le statut qu’elle occupe. Si elle est problématique au niveau idéologique, comme l’a souligné Zola par rapport aux sujets représentés, elle l’est également à l’égard d’une politique des valeurs ZOLA Émile, « L’École française de peinture à l’Exposition de 1878 », art. cité, p. 215. 183 Ibid., p. 213-214. 184 Ibid., p. 214. 185 Ibid., p. 216. 186 Ibid. 182
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esthétiques. « Le mal est que le genre envahisse aujourd’hui, sans mesure, la grande peinture historique et religieuse ; usurpant tous les sujets, non pour s’élever à leur taille, mais pour les rapetisser à la sienne […] »187. La critique, selon Fromentin, doit se préoccuper de ce renversement, car confondre les écoles, en mêlant peinture de genre et grande peinture, c’est remettre en question une solide nomenclature. La hiérarchie est altérée et on ne parvient plus à dessiner nettement les frontières ; où la peinture de genre commence-t-elle et où la grande peinture s’arrête-t-elle ? Le Salon devient ainsi l’expérience d’un certain désordre, d’une hétérogénéité qui met à mal le procédé de classification du critique d’art. L’état du discours critique relatif à l’art durant le XIXe siècle permet par conséquent de mieux comprendre l’essor des scénettes, dans la presse comme dans le livre. L’analogie entre la peinture de genre et la littérature révèle en effet des mécanismes inhérents aux deux pratiques, qui tendent à se confondre. Plus particulièrement, elle met au jour quatre aspects à même de caractériser la scène telle que publiée dans le journal, une esthétique par ailleurs largement reconduite dans l’espace du livre par la suite. La corrélation se joue, premièrement, d’un point de vue purement chronologique. À l’instar des diffusions de scènes par voie de presse, la scène de genre picturale s’essaie sous les pinceaux des artistes à partir des années trente, avant de s’imposer dès le milieu du siècle. En parallèle, les journaux suivent cette évolution, en accordant dans les mêmes années des espaces de plus en plus importants consacrés aux petits faits du quotidien, une démarche qui, à l’image de son homologue, déstabilise sérieusement la hiérarchie des genres, en amalgamant les pratiques (prose, vers, dialogue ; historique, réaliste, de mœurs ; caricatural, sérieux, moral). Les deux modalités partagent, deuxièmement, à la fois une cohérence dans l’approche et une diversité dans les sujets. Si les contours sont flous, la peinture de genre – comme la scène de genre en littérature – s’identifie par exclusion. Celle-ci refuse en principe un traitement héroïque ou symbolique des événements figurés et privilégie la représentation sous un angle anecdotique, sans se préoccuper des différences relatives à son objet, s’entichant aussi bien des faits historiques que des épisodes de la vie triviale. Plus exactement, elle dénote un goût pour les gestes et les tâches du quotidien dont la représentation se répète – « quand on a vu un de ses tableaux, on ne s’y trompe plus, écrit Diderot à propos de Chardin, on le reconnaît partout. Voyez sa Gouvernante avec ses enfants, 187
FROMENTIN Eugène, « Salon de 1845 », art. cité, p. 892.
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et vous aurez vu son Benedicite »188 –, que ce soit un roi au lever, un combat de coq ou une femme attelée à sa dentelle, mettant en évidence une érosion des genres. Dans ses « Notes sur le genre », rédigées avant novembre 1858 au moment où Une année dans le Sahel – ouvrage dans lequel elles sont reprises – paraît en revue, Fromentin pointe du doigt la fragilité des frontières : « il n’est pas difficile de prouver que, même dans ses grands tableaux, dits d’histoire, Delacroix n’est qu’un peintre de genre »189. Il pose alors la question « qu’est-ce que le genre »190 et fournit une définition qui a le mérite de rendre compte de sa malléabilité : « qu’est-ce que le genre191, sinon l’anecdote introduite dans l’art, de quelque genre qu’elle soit ? Le fait, au lieu de l’idée plastique. Le récit, quand il y a récit, la scène. L’exactitude du costume, la vraisemblance de l’effet, en un mot, la vérité, soit pittoresque, soit historique »192. Le commentaire est central : non seulement il rend compte d’un certain monopole exercé par le genre qui s’infiltre dans l’art, mais il dégage plus encore la caractéristique inhérente à la scène (de genre), sa plasticité. Si cet aspect fera l’objet d’un examen particulier tout au long du chapitre « Un genre de travers », qui s’attache à démontrer que la scène fonctionne comme un support à différents genres, il faut ici mentionner sa capacité à s’adapter à tout type de sujets anecdotiques – pittoresques ou historiques – qui privilégient le fait, le récit, la scène. Autrement dit, le genre est matière – et manière – à expérimenter un large panel. Le succès du « petit genre » sous la monarchie de Juillet atteint aussi bien les toiles de type historique, religieuse, mythologique, sociale ou encore intime. C’est ce que Léon Rosenthal appelle la « peinture du juste milieu » et qui s’exprime « quel qu’en [du tableau] puisse être le sujet »193. Plus exactement, le traitement esthétique compte peu, car seule « la scène représentée »194 a de l’intérêt : Le peintre doit être un adroit dramaturge, bon costumier, habile metteur en scène. Il représente sur la toile, tout ce qui pourrait être montré sur un théâtre. Sujets d’histoire, de légende, d’actualité, empruntés à la vie DIDEROT Denis, « Salon de 1761 », art. cité, p. 130. FROMENTIN Eugène, « Notes sur le genre dans la peinture », in : Œuvres complètes, éd. SAGNES G., Paris, Gallimard, 1984, p. 921-924, p. 921. 190 Ibid. 191 Le mot « genre » est parfois remplacé par « sujet » ; c’est le cas, par exemple, dans l’édition de 1859 d’Une année dans le Sahel. 192 FROMENTIN Eugène, « Notes sur le genre dans la peinture », art. cité, p. 921. 193 ROSENTHAL Léon, Du romantisme au réalisme. Essai sur l’évolution de la peinture en France de 1830 à 1848, Paris, H. Laurens, 1914, p. 205. 194 Ibid., p. 207. 188 189
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nationale ou aux peuples étrangers, sujets tragiques ou gais, sentimentaux ou épiques, la plus grande liberté est laissée à l’artiste. Il écartera les sujets symboliques ou philosophiques qui dépasseraient la compréhension moyenne ; il craindra de choquer par un drame trop horrible, et s’abstiendra aussi du rire trop bruyant. Il obéira, en somme, pour le sujet, à la même loi d’atténuation qu’il suit dans l’exécution. Le succès sera certain s’il sait dégager du fait le plus ample le côté anecdotique ; tout au moins n’oubliera-t-il pas d’alléger le poids d’un drame grave par quelque épisode ingénieux. Telles sont les lois les plus générales auxquelles obéit le peintre du juste milieu195.
La peinture de genre connaît ainsi plusieurs manifestations : intime, domestique, historique, grivoise ou encore licencieuse. Sous la monarchie de Juillet, le peintre François Auguste Biard est par exemple connu pour ses scènes de la vie quotidienne, le plus souvent représentées sous l’angle de l’anecdote avec un petit parfum libertin ; quant à Paul Delaroche, il peint de nombreuses scènes de genre historiques. Le siècle voit donc des peintres emprunter le petit format pour représenter d’un point de vue anecdotique des sujets d’histoire ou, à l’inverse, utiliser des toiles de grandes dimensions pour illustrer des événements du quotidien ou de la vie privée. C’est le cas d’Un enterrement à Ornans (1850) de Courbet, qui adopte pour sa scène de genre le format gigantesque de la peinture d’histoire ou encore des Enfants d’Édouard (1830) de Delaroche, qui figure dans une chambre à coucher Édouard V et Richard enlacés, un livre à la main sans le regarder, attendant leur triste sort dans la Tour de Londres. Par conséquent, si les scènes de genre ont certes une préférence pour les mœurs contemporaines, elles ne s’y cantonnent pas et ne s’embarrassent pas des distinctions. Troisièmement, la scène de genre en peinture et celle en littérature partagent une caractéristique fondamentale, le format, moins en termes de dimensions stricto sensu (comme le montrent les exemples d’Un enterrement à Ornans en art et la longue série balzacienne des Scènes pour l’écrit) que de nature, dans la mesure où il est susceptible d’être répété, reproduit, déplacé ou encore fragmenté. À maintes reprises, la critique d’art du XIXe siècle insiste sur les bords souvent étriqués de ces esquisses qui se propagent comme ailleurs se diffuse le feuilleton, lui aussi contraint par les exigences de son support. À la sérialisation privilégiée en art, à l’image des séquences de William Hogarth, Mariage à la mode (1743), la scène s’écrit dans le morcellement – on pense notamment aux « scènes de ménage » déclinées tout au long du siècle –, dont le constat a, en début 195
Ibid., p. 207-208.
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de chapitre, appelé, justement, à établir l’analogie avec la peinture de genre. Dans le même ordre d’idée, Diderot rappelle que L’Enfant gâté de Greuze n’est autre que la suite de La Blanchisseuse : « tout cela signifie que c’est sa petite blanchisseuse d’il y a quatre ans qui s’est mariée, et dont il se propose de suivre l’histoire »196. Sur la base de l’observation de Diderot, Marie Laurence exploite l’idée d’une « sorte de feuilleton pictural », dès lors que l’œuvre de Greuze met « en scène des épisodes connexes »197, composant avec les petits tableaux une véritable mosaïque. On note au passage que la démarche cyclique n’est pas étrangère à Balzac, qui précise dans l’avant-propos d’Une fille d’Ève : scène de la vie privée (1839198) : « vous trouverez, par exemple, l’actrice Florine peinte au milieu de sa vie, dans Une fille d’Ève, Scène de la Vie Privée, et vous la verrez à son début dans Illusions perdues, Scènes de la Vie de Province »199.
196 DIDEROT Denis, « Salon de 1765 », in : Œuvres de Denis Diderot, éd. Naigeon J.-A., Paris, Deterville, 1800, tome 13, p. 2-330, p. 177-178. 197 LAURENCE Marie, « La scène de genre dans les Salons de Diderot », art. cité, p. 84. 198 Le texte est préalablement publié en feuilleton dans Le Siècle, du 31 décembre 1838 au 14 janvier 1839, sous le titre « Une fille d’Ève : scène inédite de la vie privée ». Il est édité chez Hippolyte Souverain en 1839. 199 BALZAC (DE) Honoré, « Préface » (février 1839), in : Une fille d’Ève : scène de la vie privée, Paris, H. Souverain, 1839, tome 1, p. 3-41, p. 15.
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Plus encore, aux nombreuses nouvelles à la main publiées dans les Échos, fragments de conversation et extraits de dialogue, correspond une culture visuelle déployée par le dessin de presse et la peinture de genre, par la représentation, sur petit format, de scènes (sérieuses ou comiques) du quotidien. En témoigne, pour conclure sur ce troisième aspect, cette comparaison frontale entre une « Scène de café », parue dans Le Corsaire, et l’une des nombreuses illustrations de Jean-Louis Forain, déclinée dans la série Le Café de la Nouvelle Athènes, puisque toutes deux esquissent, à la volée, un morceau de la vie parisienne. Scène de café. – Eh bien ! comment va ta blessure de juillet ? – Tu veux dire mon coup d’épée. – Je veux dire ton coup de feu. – Ma blessure est un coup d’épée reçu en duel. – Ta blessure est un coup de plomb reçu le 29 juillet. – Chut. – Pourquoi, chut ? – Je postule202.
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HOGARTH William, Mariage à la mode, huile sur toile, 70 × 90 cm, 1743 ; « Le contrat de mariage », « Le tête-à-tête », « L’inspection », « La toilette », « Le bagnio », « La mort de la dame ». Source : CCØ Wikimedia Commons / The National Gallery (Londres). 201 FORAIN Jean-Louis, Le Café de la Nouvelle Athènes, estampe, 15,6 × 11,6 cm, vers 1873. On se souvient aussi de la « Scène dans un café » de Francis Magnard publiée dans Le Figaro la même année, en 1873 ; voir « Scènes contemporaines et scènes d’actualité » au chapitre II « Au rythme du journal ». Source : CCØ Bibliothèque numérique de l’INHA (Paris) / Collections Jacques Doucet. 202 « Scène de café », Le Corsaire : journal des spectacles, de la littérature, des arts, des mœurs et des modes, n° 2951, 28 février 1831, p. 3-4, p. 3. 200
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Enfin, et quatrièmement, l’état de la critique d’art a pointé du doigt une dimension essentielle de la réception de la scène de genre : son divertissement. Sans pour autant généraliser ce trait de caractère, puisque plusieurs toiles revendiquent davantage une composante éducative et morale – héritage de Greuze –, il faut néanmoins reconnaître que la pratique disproportionnée du genre a suscité chez le public, bourgeois notamment, un tout autre attrait : son amusement. Par ses détails et ses petits sujets anecdotiques d’une part et par ses déclinaisons feuilletonnesques d’autre part, la scène devient un objet commercial, un produit qui se consomme dans l’excès. Et cette qualité est significative dans la presse, dans laquelle les scénettes sont étalées à la vue dans la frénésie du jour le jour pour divertir son lectorat. À cet égard, on remarque encore, à la suite du commentaire de Zola sur le paradoxe idéologique du réalisme du genre, que les sujets des nouvelles à la main ou des Échos détournent considérablement le référent afin de privilégier une image façonnée et stéréotypée du réel, en témoignent les nombreuses « scènes de ménage » qui récréent plus qu’elles n’incarnent.
CHAPITRE IV LA BOUCHE OUVERTE
À côté d’une prédilection pour le petit format, la forme dialogale constitue l’autre caractéristique principale de la scène. Et pour cause. Le terme invite, en raison de sa nature polysémique, à opérer quelques homophonies. Ainsi, une scène de la vie conjugale emprunte nécessairement au genre du théâtre : elle situe l’action, délimite le sujet et désigne un spectacle. Si l’affinité est évidente, les influences de l’une sur l’autre sont en revanche plus complexes. Par suite, c’est moins une histoire du théâtre que celle des phénomènes scéniques qui sera analysée, à commencer par ceux qui se déploient dans le journal. Parce que ce dernier a toujours la « bouche ouverte », il impose ses dictats de l’oralité : à peine le mot « scène » est-il prononcé, l’écriture change de camp et troque les longueurs narratives pour le discours direct. Plus encore, il mime le jeu dramatique, puisque le lecteur devient le spectateur d’une conversation, souvent caricaturale, dont les parentés avec le genre seront mentionnées pour mettre en évidence les liens tissés entre la scène, le théâtre et la caricature. La première partie se consacrera ainsi à l’observation de ces productions « dramatico-médiatiques », dans le dessein de saisir les mécanismes d’interférences entre scène et presse. Il s’agira ensuite d’étudier un fonctionnement typique du siècle : la publication des pièces dans le périodique, à défaut de représentation dans les salles parisiennes. Tombeau ou résurrection, il signale dans tous les cas une pratique spécifique, car il voit naître des œuvres pensées pour le support médiatique, qui toutes, ou presque, gardent du genre théâtral les codes et le maître mot : scène. S’il traduit un événement dans l’histoire dramatique – le théâtre, désormais, se lit –, il révèle aussi une particularité souvent négligée, car nombre d’ouvrages issus de cette vogue sont classés sous la nomenclature générique « Scènes ». De plus, bien qu’ils réactivent les paramètres propres au théâtre, structure en actes et alternance des voix, ils s’en distinguent aussi en s’octroyant des entorses. Un constat s’impose alors, objet d’une dernière partie : la presse façonne des formes dramatiques, une expérimentation qu’il s’agira d’explorer au travers de deux genres, la scène historique et le proverbe (Feuillet, Scènes et proverbes), de deux types de théâtre, le théâtre de société et le théâtre de tréteaux (Monselet, Les Tréteaux et Théâtre du Figaro) et, enfin, d’une pratique formelle et structurelle qui traduit un nouveau phénomène de théâtralisation, la scène en un acte.
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1. DICTATS
DE L’ORALITÉ
1.1 La scène et sa grande gueule Au moment d’imaginer pour la « Chronique parisienne » du Gaulois une scène d’intérieur cocasse entre le capitaine Boyton, un soldat aux pieds toujours humides, et une éventuelle femme – « vous représentez-vous d’ici une scène d’intérieur entre ces deux bizarres conjoints »1 –, Léon Chapron change abruptement de formes et troque les longueurs narratives précédemment usitées afin de conter le quotidien de ce drôle de personnage pour le discours direct entre « Monsieur » et « Madame » : MONSIEUR,
entre deux brassées. – Elisa, je remarque que depuis deux jours ce marsouin nous suit avec une persistance singulière. MADAME, faisant la planche. – Oh ! peux-tu le croire !… MONSIEUR. – Je ne suis pas un enfant et je sais ce que je dis. Chaque fois qu’il s’approche, tu fais la planche et exhibes les splendeurs de ton buste ! MADAME, se retournant d’un mouvement rapide et se livrant à une coupe fiévreuse. D’une voix brève. – Tenez, Paul, vous me ferez mourir à petit feu. Quel drôle de ménage !2
Autrement dit, le mot « scène » inséré en amont – « représentez-vous d’ici une scène d’intérieur » – semble marquer une rupture et embrayer de fait une modalité de discours spécifique en imposant, au milieu des récits romancés de la semaine, la forme dramatique et, partant, dialogale. Le fait est à vrai dire quasi systématique : à peine le terme « scène » est-il lâché que la rédaction change de camp, abandonnant la narration pour le dialogue et signalant l’ascendance du théâtre dictée par le mot lui-même, scène. On peut encore donner l’exemple symptomatique des morceaux de textes placés sous l’égide de la rubrique « Croquis » de La Caricature le 16 février 1832. Si elle impose par son titre une esthétique nécessairement rapide et ébauchée, elle ne suffit pas cependant à imposer la forme scénique. Seul l’en-tête « scène de » convoque un style enlevé et dialogal, en témoigne cette « Scène de réception officielle » (dialogue), aux côtés de « Scandale » et « Réclamation » (narration) :
1 CHAPRON Léon, « Chronique parisienne : la semaine », Le Gaulois : littéraire et politique, n° 3406, 18 février 1878, p. 1 (je souligne). 2 Ibid.
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3
On notera en incise que le phénomène n’a pas l’exclusivité du support journalistique, puisqu’il se poursuit dans l’espace du livre. Le Roman des romans (1837) d’Auguste Creuzé de Lesser confirme l’hypothèse selon laquelle la scène engage la parole. Cette « fiction beaucoup moins fiction qu’on ne le croira »4 accueille dans le premier tome une quarantaine 3 « Scène de réception officielle », La Caricature morale, religieuse, littéraire et scénique, n° 68, 16 février 1832, p. 543-544. Source : gallica.bnf.fr / BnF. 4 CREUSÉ DE LESSER Auguste, Le Roman des romans, Paris, Allardin, 1837, p. IV.
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de chapitres, dont l’un attire plus particulièrement l’attention : « Scène d’intérieur ». À peine l’intitulé est-il apposé en tête de la vingt-sixième séquence que la forme change et s’oralise. Le phénomène atteste plus généralement d’une prédilection du journal pour le genre spontané de l’oral, et, par extension, d’une affinité sélective entre le périodique et la scène. « La presse est une bouche forcée d’être toujours ouverte et de parler toujours », écrit Alfred de Vigny en 1834, « il en serait ainsi d’un orateur, fût-ce Démosthène, forcé de parler sans interruption toute l’année »5. Par conséquent, le périodique est le lieu de l’oralité : c’est « dans la bouche du Journal des débats »6 ou « par la bouche du Journal de Paris »7 que les faits sont relatés, les histoires racontées. Dans cette perspective, on saisit mieux l’utilisation abusive de la forme théâtrale dans la petite presse, car, comme le souligne Amélie Calderone, « le dialogue, imitant le théâtre, apparaît comme un instrument de la théâtralisation du journal lui-même, accédant dès lors auprès de son lecteur à un puissant effet de présence »8, un phénomène qui légitime assurément la place de choix accordée à la scène. Livré comme tel, le dialogue prend à parti le lecteur qui, de fait, devient le spectateur d’une conversation immédiate. L’oralité inhérente à la scène invite en sus à repenser le clivage entre la lecture et la représentation, au travers d’une forme dont les canevas, tissés dans l’espace du périodique, érigent une pratique d’écriture, tant journaliste que littéraire, à part entière. Quelle différence, en effet, entre une petite scène dialoguée prise sur nature publiée dans les Échos d’un journal et une scène de vaudeville représentée dans un théâtre de la ville ? Qualifiés de « dramatico-médiatiques »9 par Calderone, ces textes hybrides, complexes et impurs imposent de reconsidérer certaines frontières génériques à partir du moment où ils sont configurés en dehors du cadre de la représentation scénique. A foriori, « ils enjoignent à se demander si, in fine, une fois passé au tamis médiatique, le théâtre est encore théâtral »10. Véritable lieu de déstabilisation puisqu’elle floute au maximum les distinctions à la fois 5 VIGNY (DE) Alfred, « Le journal d’un poëte », notes recueillies par Louis Ratisbonne, à propos de la « bouche » de la presse, Revue moderne, tome 37, 1866, p. 5-59, p. 45. 6 « Le ministère et le parlement joués par-dessous les jambes du Journal des débats », Le Charivari, n° 19, 19 janvier 1840, p. 2. 7 « Les avances du juste-milieu », La Mode : revue du monde élégant, octobre 1833, p. 257-259, p. 257. 8 CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre. Formes dramatiques publiées dans la presse à l’époque romantique (1829-1851), thèse soutenue le 27 novembre 2015 à l’Université Lumière Lyon II, sous la direction d’Olivier Bara, p. 206. 9 Ibid., p. 241. 10 Ibid., p. 306.
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de genres et de registres, la presse contraint l’auteur à imaginer des productions capables de répondre aux contraintes matérielles du support. Pour le dire autrement, la presse encourage une fusion entre le dispositif médiatique et l’écriture scénique, dans la mesure où cette dernière lui emprunte ses spécificités formelles : didascalie, dialogue, scénographie et alternance des voix. Pour autant, si la scène s’en imprègne jusqu’à « former un [véritable] continuum stylistique »11, elle s’en distingue toutefois, car elle fait naître des productions autonomes, distinctes du genre dramatique à proprement parler et susceptibles d’être reconduites dans d’autres espaces, notamment dans le recueil. Par ailleurs, elle fournit une esthétique théâtrale biaisée, puisque, si elle en emprunte les codes, elle s’attache aussi à les reconfigurer et, par là, à les défigurer, autorisant par exemple une contamination narrative et romanesque parfois excessive ou, à l’inverse, une absence quasi-totale des traces dramatiques, faisant l’ellipse du contexte, de la structure en actes ou encore des attributions de paroles. 1.2 Procédés et formes dramatiques La représentation Il appert que la scène, avant tout, se « représente », c’est-à-dire qu’elle revêt les conventions propres à la forme théâtrale pour rejouer la réalité. Saisie sur le vif, elle est abandonnée à l’espace du journal avec une contextualisation restreinte et une instance narrative souvent absente. L’exemple « Le punch de Veuillot : scènes de la vie du Siècle », écrit par Auguste Commerson et publié dans « Les Bouffes du Tintamarre » le 6 juin 1858, qui représente un comité de rédaction débouté dans son travail par un punch très alcoolisé offert fallacieusement par un homme masqué (Veuillot) et qui « pousse à écrire des choses qui ne sont pas habituelles », synthétise une manière usuelle de procéder. De plus, le titre invite à jouer, dans l’espace du journal, la représentation dramatique, puisqu’il renvoie directement au Théâtre des Bouffe-Parisiens de Jacques Offenbach. D’abord, le texte est divisé et agencé par une ordonnance de scènes : une « scène première » qui se déroule dans le cabinet du père Havin, une seconde dans la salle de rédaction et, enfin, une troisième chez le père Havin, poursuivant le triptyque des pièces dramatiques en trois actes. Contrairement aux pièces imprimées cependant, notamment celles non représentées dont il sera question plus loin, les détails de contextualisation 11
Ibid., p. 227.
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sont très minces, opérant dans le journal une entorse au genre dramatique. Ensuite, des indices, notés entre parenthèses ou en italique, à la manière des didascalies, contribuent à scénographier les interactions entre les protagonistes, autrement dit à montrer leurs réactions dans une démarche performative : « ils boivent », « ils écrivent », « ils sortent ». Enfin, et surtout, l’alternance des voix est exclusivement accordée pour raconter l’histoire. La forme dialogale contribue alors à faire entendre les conversations, comme si celles-ci étaient prononcées par les personnages en chair et en os, à défaut de l’entremise d’un narrateur, voire d’un simple rapporteur, puisqu’aucune annonce précisant une reproduction de l’échange n’est formulée – cette dernière étant parfois indiquée en amont, signalant que le dialogue est repris d’un autre journal ou qu’il reproduit une conversation entendue. On remarque encore que, pour pallier l’absence de représentation effective à la fois visuelle et auditive, plusieurs scénettes font usage des potentialités spectaculaires de leur support, en insérant entre les lignes du texte un extrait de chanson ou une illustration. La vignette, surtout, sert de medium entre le dire et le voir, puisqu’elle reproduit une certaine esthétique théâtrale. Dans le récit illustré « Les bals de l’opéra », publié dans Le Journal pour rire en février 1853 – comme le périodique humoristique en reproduit tant –, la scène allie texte et image de sorte à représenter, à faire spectacle. Les dialogues réduits, souvent limités à une simple phrase, résonnent à l’illustration et confèrent ainsi à l’image le son.
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12 STOP (Louis Pierre Gabriel Bernard Morel-Retz), « Les bals de l’opéra », Le Journal pour rire : journal d’images, journal comique, critique, satirique et moqueur, n° 71, 5 février 1853, p. 6. « – Je parie que tu es une femme comme il faut ! – Mon bon homme,
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Le dialogue De manière générale, si les didascalies fournissent les informations factuelles, les échanges sont quant à eux le plus souvent sténographiés, car ils paraissent transcrits à mesure seulement que les paroles sont prononcées, raison pour laquelle les scènes de conversation, les scènes de dispute, les scènes de débat, les scènes de causerie ou encore les scènes de dialogue trouvent un terrain fécond dans le journal. La scène est « prise sur nature », comme l’indique le titre du texte de Louis Adrien Huart – le même qui peint en caricaturant les mœurs parisiennes dans ses Physiologies –, « Les avancements : petite scène dialoguée prise sur nature dans une administration », publié dans le rez-de-chaussée du Journal amusant le 4 septembre 1869 et qui raconte le plan machiavélique de quelques employés : imposer la retraite au pauvre Moutonnet pour leur assurer des promotions convenables. La forme dramatique entretient d’abord l’illusion que le dialogue mis en scène tout au long du texte est indépendant d’une quelconque autorité, son autonomie étant notamment assurée par les nombreux espaces blancs provoqués par les alinéas répétés. Et le procédé est d’autant plus évident lorsque les attributions de paroles s’absentent momentanément pour ne plus laisser entendre qu’un brouhaha de voix, en témoigne ce bref échange, après que l’on a trouvé Moutonnet un peu pâle et avant que l’agencement de la conversation reprenne ses droits en indiquant en amont l’instance énonciative : – – – –
Vous croyez ? Il n’y a pas à en douter. Je parlerai de cela ce soir à ma femme. Dépêchez-vous, car il n’y a pas une minute à perdre13.
Si lesdites prises de parole sont, somme toute, aisément identifiables, il n’en demeure pas moins qu’elles revendiquent une certaine émancipation, dès lors qu’elles sont libérées (provisoirement) de leur locuteur. Partant, l’identité des protagonistes, et a fortiori l’entité de « personnage » – disparaît. Plus encore, et ce indépendamment du principe d’affranchissement, les échanges imposent un rythme soutenu – « il n’y a pas une minute à perdre » –, un tempo garanti tout au long de la scène, puisque tu te mets le doigt dans l’œil : je suis une femme comme il ne faut pas, mais comme il en faut !… » ; « –Nini, tu vois bien ce gros petit là-bas, c’est le papa de ton serviteur. – Ça ! je l’aurais plutôt pris pour le serviteur de ton papa… » Source : gallica.bnf.fr / BnF. 13 HUART Louis Adrien, « Les avancements : petite scène dialoguée prise sur nature dans une administration », Le Journal amusant : journal illustré, journal d’images, journal comique, critique, satirique, etc., n° 714, 4 septembre 1869, p. 2-3, p. 2.
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celle-ci n’abandonne presque jamais le dialogue. Ensuite, l’absence d’instance narrative signale la théâtralisation d’un retrait auctorial au profit d’une réalité exacerbée. Loin de se restreindre à décrire une situation du quotidien, l’écriture scénique, telle qu’elle se déploie dans la presse, s’attache davantage à la reproduire. En l’espèce, la scène est « prise sur nature dans une administration », à défaut d’être imaginée ou remémorée. Dans cette perspective, les quelques incises narratives restantes ne s’apparentent qu’à des didascalies exclusivement scénographiques : « ils se rendent tous dans la pièce de l’ami Farinard », « [Moutonnet] se retire en trébuchant », « il s’affaisse sur lui-même »14. La volonté de reproduire une conversation en niant toute implication atteint un paroxysme avec les nombreux « dialogues pris sur le vif » publiés dans la presse, à l’image de ceux du Tintamarre, du Petit journal, du Petit parisien ou encore du Gil Blas : Dialogue pris sur le vif. – Alors, vous avez repris vos réceptions hebdomadaires ? – Oui… le lundi. On cause, on fait de la musique… des artistes viennent chanter… – Je croyais votre logement excessivement bas de plafond. – C’est vrai… mais nous choisissons, comme chanteurs, des basses-tailles !15 Dialogue pris sur le vif. – Qu’est-ce que tu tiens là ? – Parbleu, le Journal illustré de la semaine, où on donne, à l’occasion des vendanges, le magnifique tableau de Lhermitte : le Vin ; une chose à conserver. – Fais voir… C’est superbe, en effet… et pour 15 centimes ! Je vais me l’offrir. – C’est toutes les semaines comme cela, mon cher ; et les portraits du prince Valdemar et de la princesse Marie, et le dépouillement du scrutin. – Assez ! Je cours m’abonner à cet excellent Journal illustré, le plus actuel, le mieux fait et le moins cher de tous16. Un dialogue pris sur le vif. – Pourquoi ne vous engagez-vous pas comme ténor ? Vous gagneriez plus d’argent ! – C’est que j’ai une voix de baryton. – J’entends bien ; mais, avec du travail, on arrive à tout !17 14
Ibid., p. 2-3. « Dialogue pris sur le vif » (signé Beausapin), Le Tintamarre : hebdomadaire satirique et financier, 19 novembre 1882, p. 3. 16 « Dialogue pris sur le vif », Le Petit journal, n° 8337, 23 octobre 1885, p. 3. 17 « Un dialogue pris sur le vif », Le Petit parisien, n° 3759, 12 février 1887, p. 4. 15
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Dialogue pris sur le vif. – Eh bien !… qu’est devenu ton vieil oncle de Normandie ? – Il y a six mois qu’il est… claqué. – Alors, mon gaillard, tu as hérité ? – Allons donc !… Si j’avais hérité, il ne serait que mort18.
Entre la blague et la discussion de boulevards, les dialogues abandonnent cette fois-ci tout à fait les codes dramatiques et romanesques, les scènes étant livrées sans intrigue, sans personnage et sans clôture, ne persiste à cet égard qu’une chute, à défaut d’une fin. Au regard de la faiblesse du contenu en outre, seule l’instantanéité de la conversation légitime son existence. In medias res, le lecteur est placé malgré lui au cœur d’une conversation entamée en amont – « Eh bien ! » – et suspendue dans le temps. L’impression d’immédiateté est encore renforcée par le dispositif même du dialogue qui exploite à merveille le phénomène d’isochronie entre la temporalité de la diégèse et celle de la lecture, par un effet de simultanéité. Autrement dit, la scène est doublement déceptive, puisqu’elle refuse d’une part l’accès à l’échange qui précède, en dédaignant toute explication contextuelle, et qu’elle interdit d’autre part une clausule fortement attendue au vu de la pauvreté informationnelle19. En somme, il n’y a rien, rien qu’une bribe de conversation. Cet aspect amène également à réfléchir sur le réalisme des scènes. Si, selon l’hypothèse soutenue plus haut, la réalité se veut exacerbée, elle n’est pas pour autant réaliste. Les dialogues retranscrits ci-dessus détournent l’effet de mimésis par une construction artificielle répétée presque systématiquement. Il est dans un premier temps précisé, en amont, que la scène est « prise sur le vif ». La redondance de la formule dénote de prime abord une revendication réaliste, insistant sur le fait que le récit qui suit n’emprunte en rien à la fiction, n’étant que la reproduction d’un échange saisi et retranscrit. L’évolution de la causerie altère toutefois sensiblement ce principe. Dans un second temps, et à l’occasion de la chute plus précisément, l’invraisemblance de la situation apparaît par l’entremise du comique. Les situations grossissent les traits et parodient les attitudes. Dans cette perspective, le réalisme est purement pittoresque, car il caricature la vie ordinaire, pour reprendre le constat établi par Zola en matière picturale20. Autrement dit, la réalité n’est que simulacre. 18 « Dialogue pris sur le vif », Gil Blas, n° 4245, 3 juillet 1891, p. 1. Le dialogue est reproduit dans La Petite presse le 16 juin 1894. 19 CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre, op. cit., p. 232. 20 Voir « Réception : perspectives esthétiques et sociologiques » au chapitre III « Le petit format ».
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Par ailleurs, si la pratique se développe dans l’espace du journal, ce dernier n’en a pas l’exclusivité. Plus précisément, la scène dialoguée telle qu’inventée et concrétisée par le périodique s’exporte dès les années cinquante dans le livre. Ainsi, au milieu de quelques « Scènes dialoguées » des Mémoires de Rigolboche (1860) d’Ernest Blum et de Louis Adrien Huart est proposé, en reconduisant et en répétant un titre, « Le casino cadet : dialogue pris sur le vif », pour le lequel il est précisé en note : « je prie le lecteur de remarquer que ce n’est pas moi qui parle – en ce moment. Je ne suis qu’une simple historienne qui sacrifie même sa modestie à la vérité »21. De même, Jules Lévy fait paraître chez Flammarion « un volume de dialogues pris sur le vif »22 intitulé Les Gosses de Paris (1898), dans lequel on salue une « peinture de mœurs modernes dans ce qu’elles ont de plus réaliste »23. Le débat Ce n’est pas un hasard si, en raison de ce dictat de l’oralité, les débats sont fortement privilégiés dans la « bouche » des journaux. Aux côtés des nombreuses « scènes parlementaires » qui relatent les épisodes de la vie des députés24, plusieurs morceaux dramatiques – souvent parodiques – sont livrés afin de donner la voix aux personnages et de mimer les échanges. Non seulement ils priorisent le dialogue par le discours direct, mais ils imitent en outre la composition théâtrale, en scénographiant, par le biais des didascalies et des incises, la scène. C’est le cas de « Dialogue de Maître Pierre : une séance de la chambre des députés » (Le Journal du peuple, novembre 1834) et « Les deux sucres ou le ministère et les ministériels : scènes parlementaires-contemporaines » (La Mode, avril 1842). DIALOGUE DE MAÎTRE PIERRE UNE SÉANCE DE LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS.
(La scène est au Palais-Bourbon ; Maître Pierre et François sont assis dans les tribunes.) 21
BLUM Ernest, HUART Louis Adrien, Mémoires de Rigolboche, Paris, É. Dentu, 1860,
p. 79. 22 « Librairie », commentaire sur Les Gosses de Paris de Jules Lévy, Journal des débats politiques et littéraires, 8 mars 1898, p. 3. 23 « Nos Échos », commentaire sur Les Gosses de Paris de Jules Lévy, Le Journal : quotidien, littéraire, artistique et politique, n° 1986, 6 mars 1898, p. 1. 24 Pour exemple : « Scènes parlementaires : chambre des députés », Le Corsaire : journal des spectacles, de la littérature, des arts, mœurs et modes, n° 2754, 24 août 1830, p. 2.
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Maître Pierre. – Nous voilà donc nichés ! c’est tout de même bien fatiguant de faire le pied de grue trois heures durant ; la pluie au nez et le sur le dos, pour voir manœuvrer les représentants, tandis que les beaux messieurs et les belles dames parvenaient sans se gêner, et se moquaient de nous qui grelottions en plein vent. Enfin nous y voilà. François (tirant sa montre), – Mais où sont-ils […]25 LES DEUX SUCRES OU LE MINISTÈRE ET LES MINISTÉRIELS.
Scènes parlementaires-contemporaines « C’est aux comptes que les amis se brouillent. » (Vieux proverbe.) 1RE. « LE MINISTÈRE, seul. Il est représenté par un Monsieur malade qui garde la chambre ; il a un bonnet de coton sur les yeux, une robe de chambre d’Humann et un portefeuille sous le bras. » LE MINISTÈRE, se grattant le front. Je voudrais bien ne pas sortir de sitôt, mon médecin m’a conseillé de garder la chambre encore quelque temps ; mais la chambre m’ennuie et je voudrais bien m’en débarrasser. Voyons ! sortirai-je ou ne sortirai-je pas ? On m’attend chez l’ambassadeur d’Angleterre pour signer le traité du droit de visite ; si je signe, la France va être furieuse ; si je ne signe pas, lord Aberdeen va me faire des objections et des observations sur Alger : c’est fort embarrassant26. SCÈNE
Dans les deux cas, la scène embrase dans le même temps le spectacle (dialogue) et les coulisses (didascalie), reproduisant bel et bien au sein d’un espace dramatique une scène parlementaire. Plus encore, la nature fictionnelle des récits invite à réfléchir sur les enjeux de tels textes. Dans Les Discours du journal : rhétoriques et médias au XIXe siècle (2007), Corinne Saminadayar-Perrin a montré que les journalistes qui pratiquent cette forme d’éloquence la détournent et la reconfigurent, notamment dans les feuilles satiriques comme le Charivari. Les grands discours sont en effet remplacés par des interactions banales et le lieu commun devient « la muse de l’éloquence »27. 25 « Dialogue de Maître Pierre : une séance de la chambre des députés », Le Journal du peuple, n° 6, novembre 1834, p. 92-96, p. 92. 26 « Les deux sucres ou le ministère et les ministériels : scènes parlementaires contemporaines », La Mode : revue du monde élégant, 2 avril 1842, p. 20-23, p. 20. 27 SAMINADAYAR-PERRIN Corinne, Les Discours du journal : rhétorique et médias au XIXe siècle (1836-1885), Saint-Étienne, publication de l’Université de Saint-Étienne, 2007, p. 146.
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Dans cette perspective, le journal déploie quelques inventivités pour imaginer des débats parlementaires fictifs, à l’instar des deux scènes précitées. Le genre s’inscrit encore dans une pratique particulière, celle des « physionomies des séances »28, qui consiste, pour reprendre les mots de Michael Palmer, « assis dans la Tribune des journalistes, ou rôdant dans les couloirs parlementaires », à rédiger « des comptes rendus des débats » en faisant « revivre la séance » ; par ce geste, « le physionomiste “personnalise” l’actualité parlementaire, soit à travers le choix des incidents et les portraits rapportés de visu, soit à travers l’expression de son propre parti-pris »29. Dès lors que les débats politiques sont mis en scène, ils forment de « véritables drames, étincelants de verve comique », écrit Sarcey de Suttières dans le Figaro en 1859, car « tous les personnages politiques y ont un rôle ou sérieux ou grotesque ; on les voit, on les entend, ils revivent peints en quelques coups de crayon et de main d’ouvrier »30.
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Ibid., p. 36. PALMER Michael Beaussenat, Des petits journaux aux grandes agences : naissance du journalisme moderne (1863-1914), Paris, Aubier, 1983, p. 77. 30 SUTTIÈRES (DE) Sarcey, « M. Louis Veuillot », Figaro, n° 430, 31 mars 1859, p. 4-5, p. 5. 31 « Scènes parlementaires », Le Charivari, n° 144, 24 mai 1843, p. 3. « Ah ! voici que le Moniteur donne en entier le discours de mon mari… je vais vous lire cela… il 29
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Le phénomène – on les voit en quelques coups de crayon – est plus patent encore lorsque la connivence entre l’image et le texte est telle qu’elle se resserre sur un seul tableau, en témoignent ces « Scènes parlementaires » publiées dans Le Charivari en 1843 : aux débats entendus s’ajoute leur représentation, à entendre ici d’un point de vue à la fois pictural et théâtral. On remarque également un principe de mise en abîme – caricatural – intéressant qui renforce l’effet dramatique, puisque les protagonistes de cette scène parlementaire lisent le journal officiel Le Moniteur32 dans lequel un discours prononcé à la Chambre par le mari de la maîtresse de maison est publié : un texte déployé sur pas moins de trente-deux colonnes dont la (longue) lecture nécessite une dose d’opium, ridiculisant par là le contenu et la récurrence de ce type de scène, ennuyeuse si elle n’emprunte pas au genre comique. 1.3 Presse et théâtre : de l’interférence à la reconfiguration (Journal pour rire) À la lumière des emprunts à la forme dialogale, il faut en déduire que les périodiques cristallisent une interaction qui se noue entre la petite presse et le théâtre, une interférence d’autant plus légitime que nombre d’auteurs, à la fois vaudevillistes, caricaturistes et journalistes, produisent pour les journaux et pour les scènes secondaires des textes atypiques. En effet, si l’esthétique dramatique est de mise, elle est aussi recomposée en raison de son support, contribuant à une émancipation du genre, notamment par le truchement du comique. C’est le cas du Journal pour rire, créé par Charles Philipon en février 1848, auquel collaborent Édouard Martin, Albert Monnier ou encore Louis Bergeron. En parallèle de ses féeries loufoques, genre dans lequel il excelle33 à l’image de Turlututu chapeau pointu qu’il présente au Théâtre Impérial du Cirque en 1858 avec la participation de Clairville et de Martin, le journaliste et futur rédacteur en chef du Petit journal pour rire Albert Monnier fait paraître le 29 décembre 1855 dans Le Journal pour rire des textes d’un style particulier. En « bigarrures » et en costume « d’Arlequin », pour reprendre les mots du titre de la rubrique, il juxtapose tous azimuts sous le pseudonyme Luc Bardas34, n’a que trente deux colonnes… après ça nous prendrons du thé… Du thé et de l’opium !… quelle soirée chinoise ! » Source : gallica.bnf.fr / BnF. 32 Le journal Le Moniteur, organe de presse officiel, est connu pour la transcription et la reproduction des débats parlementaires. 33 BLUM Ernest, « Derrière la toile », commentaire sur le théâtre à l’occasion du décès d’Albert Monnier, Le Rappel, n° 47, 4 juillet 1869, p. 3. 34 Ibid.
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dont le nom est à cet égard symptomatique, une dizaine de scènes drolatiques à la manière des Échos, entre nouvelles à la main, proverbes, faits divers et fantaisies, et dans un style concis et dialogué. BIGARRURES D’ARLEQUIN __________
*** Voici un proverbe russe tout empreint d’un doux parfum de liberté ; « L’oiseau est bien dans une cage d’or, mais il est mieux sur une branche verte. » *** « Pauvre Canapoil ! sa femme est morte ; il a suivi le convoi son mouchoir sur les yeux. » C’était afin de cacher qu’il ne pleurait pas. *** Un Hongrois montrait dans un musée phrénologique deux crânes de différentes grandeurs. – À qui appartient le grand crâne ? lui demanda un spectateur. – Au célèbre Ragossi, répondit le Hongrois. – Et le petit ? – Également à Ragossi, mais c’est quand il était enfant. […] *** « Quelle est votre opinion sur le mariage ? demandait-on à un jurisconsulte veuf. – Le mariage !… s’écria-t-il, c’est le bagne de l’amour ! » *** Le général Decaen, lorsqu’il n’était encore qu’aide de camp de son frère, fut arrêté par la gendarmerie en se rendant à l’armée : « Comment vous nommez-vous ? lui demanda le brigadier. – Decaen. – D’où êtes-vous ? – De Caen. – D’où venez-vous ? – De Caen. – Qu’êtes-vous ? – Aide de camp. – De qui ? – Du général Decaen. – Où allez-vous ? – Au camp. – Oh ! oh ! dit le brigadier, qui n’aimait pas les calembours, il y a trop de cancans dans votre affaire : vous allez passer la nuit au violon sur un lit… de camp, crapaud de brigadier ! LUC BARDAS35 35 MONNIER Albert, « Bigarrures d’Arlequin » (signé Luc Bardas), Le Journal pour rire : journal d’images, journal comique, critique, satirique et moqueur, n° 222, 29 décembre 1855, p. 7 (extrait).
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De son côté, Édouard Martin, vaudevilliste et collaborateur d’Albert Monnier et d’Eugène Labiche entre autres, publie dans Le Journal pour rire le 27 décembre 1850 « L’enfant prodigue », un « grand opéra-parodierevue-gâchis de l’année 1850 » et « De Paris à Cologne » le 17 novembre 1855, une succession de scènes, morcelées en vingt tableaux : « I. Comme on va vite », « II. Ce qu’on pourrait écrire dans un grand journal », « XI. Enfin !… dix heures quinze minutes du soir » ou encore « XVIII. Au café ». Si la division scénique typiquement dramatique est maintenue, l’auteur préfère toutefois la numérotation à l’organisation en actes, un dispositif plus narratif que théâtral. De plus, bien que l’oralité soit omniprésente, comme le démontre la ponctuation – trois points de suspension et points d’exclamation notamment –, elle se passe des tours de parole traditionnels, concédant ainsi de nouveaux écarts. Enfin, le vocabulaire dramatique, à l’image d’« intermède », est reconduit dans l’espace du récit, moins pour divertir, selon la tradition théâtrale, que pour déjouer l’attente, une « scène déchirante d’adieux » dont le lecteur ne saura rien, ne gardant en bouche que le goût du comique auquel invite l’exagération des traits de la situation (« hautes destinées », « scène déchirante »). Quant à Bergeron, il insère dans les colonnes du Journal pour rire le 8 novembre 1850 « Le retour des vacances », une « comédie d’intrigue en un acte avec changement à vue, décorations nouvelles, danses de caractère et combats à l’arme blanche »36, une combinaison aussi déroutante que la scène elle-même, une discussion sans queue ni tête entre l’exécutif et le législatif, interrompue et tronquée en permanence. Scène deuxième. LES MÊMES, LE LÉGISLATIF. LE LÉGISLATIF, entrant, boutonné jusqu’au menton, le visage sévère et le sourcil froncé. – Parbleu ! monsieur L’Exécutif, j’en ai appris de belles sur votre compte !… L’EXÉCUTIF, étendant les bras comme pour donner l’accolade au nouveau venu. – Ce cher Législatif !… quel plaisir j’éprouve à le revoir ! LE LÉGISLATIF. – En vérité !… L’EXÉCUTIF. – Parole d’honneur, je suis ravi !… […] je ne sais comment vous exprimer ma joie… LE LÉGISLATIF. – Modérez-la, s’il vous plaît, et répondez : Qu’avez-vous ?…
36 BERGERON Louis, « Le retour des vacances ou les mécontents satisfaits », Journal pour rire : journal d’images, journal comique, critique, satirique et moqueur, n° 145, 8 novembre 1850, p. 1-2, p. 1 (extrait).
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interrompant. – À propos, comment se porte madame votre épouse ?… LE LÉGISLATIF. – Très-bien ; mais… […] LE LÉGISLATIF. – Permettez… L’EXÉCUTIF. – À propos de gibier, comment menez-vous vos électeurs ? LE LÉGISLATIF. – Heu ! heu ! Mais…37
D’abord, la nature politique du sujet est détournée, dans la mesure où la scène se lit sous le seul prisme de la blague. Ensuite, si les tours de paroles, déclinés en deux scènes imparfaites – la première tient sur quelques lignes et la seconde sur cinq colonnes –, sont prolixes, leur contenu est pauvre, se réduisant, de manière presque tautologique à leur seule nature : une conversation. Comme souvent en effet, l’épisode dialogué renferme un sujet fortement réduit, typique des productions de scènes dans la presse, en atteste encore cet échange anecdotique et représentatif publié dans Le Voleur le 10 octobre 1833, dans un article consacré aux « auteurs inconnus » : Un troisième m’apporte, dit-il, un sujet… – Quel est votre sujet, monsieur ? – C’est le Chapelier. Vernet serait tres-comique dans un chapelier. – Oui ; mais comment entendez-vous la pièce ? – Attendez : Odry viendrait acheter un chapeau. […] – Sans doute ; mais le sujet de la pièce ? – Je vous l’ai dit, c’est le chapelier. – J’entends, voilà le titre ; mais le sujet ? – Odry viendrait marchander un chapeau38.
Il se déploie par conséquent pléthore de productions de textes, ni représentés ni édités, qui embrase les pages des journaux satiriques et institue des modalités scéniques nouvelles, souvent caricaturales, à l’image des textes de Monnier, de Martin et de Bergeron. Autrement dit, l’étude des publications de scènes dans la presse invite à envisager une conjecture significative entre une histoire de la littérature et une histoire du spectacle. Afin de mettre en relief les interactions entre les scènes comiques exploitées dans le journal et les procédés qu’elles empruntent au théâtre (mise en scène, dialogue, geste, etc.), il faut encore tisser quelques fils et mentionner, pour poursuivre l’analyse du processus d’interférence et de reconfiguration, une pratique qui sert de jointure entre les deux : le dessin de presse ou, plus précisément, la caricature. Celle qu’on nomme parfois 37
Ibid. MARION Théophile, « Les auteurs inconnus » (signé Dumersan), Le Voleur : gazette des journaux français et étrangers, n° 56, 10 octobre 1833, p. 886-888, p. 887. 38
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le « théâtre de l’humour »39 met en place des mécanismes scéniques dont la critique du XIXe siècle n’hésite pas à exacerber les parentés, et dont les observations mettent en évidence des ramifications entre le dessin, le théâtre et la scène. C’est le cas notamment de la célèbre étude du collectionneur et critique d’art John Grand-Carteret publiée en 1888, Les Mœurs et la caricature en France. Sous sa plume, le mot « scène » jouit d’une certaine fortune et institue une familiarité entre le vocabulaire théâtral – scénique – et le discours sur la caricature. Sur plus d’une centaine d’occurrences, l’auteur attire ainsi l’attention sur des sujets, des modalités et un lexique partagés, permettant de broder des filiations. D’abord, Grand-Carteret place son curseur dans une perspective particulière, la peinture de mœurs, qui ne va pas sans rappeler le terrain de prédilection des scènes. Les premiers paragraphes de la préface expliquent : C’est vers 1883, à la suite de l’exhibition dans les galeries de l’Art d’originaux de la caricature anglaise, que je conçus l’idée de faire défiler sous les yeux du public, par le livre d’abord, par l’exposition ensuite, tout ce qui constitue l’humour, la vie intime, politique, sociale, des races humaines, soit, en un mot, la peinture de mœurs, d’étude et d’observation comico-pittoresque. […]. L’histoire des mœurs, de la vie intime portée au premier plan, est chose nouvelle en ce pays de France encore tout imbu de classicisme, d’historiographie officielle et pompeuse qui, comme en plein XVIIe siècle, consacre des volumes aux batailles, des chapitres aux hommes politiques, et ose à peine mentionner Daumier, Gavarni, Grandville, les senteurs, les penseurs, les analyses du crayon, parmi les hommes illustres de la génération40.
Sans faire fi des dessins politiques, l’ouvrage met un point d’honneur à faire défiler devant les yeux – le mot, souvent répété, est par ailleurs représentatif d’une poétique visuelle qui réactive les dispositifs propres aux mécanismes d’images en mouvement, comme le zootrope – des « vignettes-types qui ont eu une portée dans l’histoire des manifestations graphiques » et qui s’attachent à représenter des figures du quotidien. Laissant de côté les grands sujets de la vie publique, la caricature de mœurs se distingue de la caricature politique dans la mesure où elle privilégie la vie privée41, le plus souvent féminine selon l’analyse de 39 MEN (LE) Ségolène, « La recherche sur la caricature du XIXe siècle : état des lieux », Perspective, n° 3, 2009, p. 426-460, p. 428. 40 GRAND-CARTERET John, Les Mœurs et la caricature en France, Paris, Librairie illustrée, 1888, p. VI (préface). 41 Sur cette distinction, voir notamment le chapitre consacré à la caricature de mœurs dans MOLLIER Jean-Yves, REID Martine, YON Jean-Claude, éds, Repenser la Restauration, Paris, Nouveau Monde éd., 2005.
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Grand-Carteret. Il souligne en effet la prépondérance de la femme et de la caricature légère, « qui, dès que la politique cesse d’être au premier plan, reprennent le dessus »42. La vie intime et familiale, le ridicule des modes ou encore les scènes conjugales sont dès lors favorisés, comme objet du rire mais aussi comme « arme d’étude, d’observation », leur accordant une fonction spécifique, celle de « donner sur les époques des notations exactes », par la création de « types qui marqueront dans la grande comédie humaine »43. À ce propos, plusieurs caricatures sur lesquelles Grand-Carteret fait un arrêt sont, justement, des scènes, comme Un débiteur consciencieux : scène du tribunal de police, publiée dans le journal anglais Puppet Show en 1848, Scènes de mœurs d’Alfred Grévin, Scènes parisiennes et universelles ou encore Scènes et costumes d’après Carle Vernet. La troisième est le titre générique d’une série de lithographies éditée chez Méjanet en 1824 ; la quatrième forme un album de planches, en série elles aussi, de Victor Adam la même année. Ces deux ensembles témoignent, au côté des pièces détachées qui prolifèrent, d’un goût prononcé pour les suites numérotées. Celles-ci ont le mérite de populariser l’imagerie par le biais de l’album, comme l’Album comique de pathologie pittoresque qui fut l’un des premiers dans le genre (1823) ou par les suppléments consacrés par de plus en plus de journaux44. Partant, les scènes se regardent autant qu’elles se lisent, par l’enchaînement des images et des gestes. En cela, la scène est un spectacle, le terme étant, lui aussi, fécond dans le discours de GrandCarteret qui décrit telle ou telle caricature de « spectacle inattendu », de « spectacle grivois » ou encore de « spectacle attrayant »45. Ensuite, Grand-Carteret déploie un lexique proche de la signification théâtrale, exploité au travers des occurrences telles que mettre en scène, mettre à la scène, metteur en scène, la scène se passe, etc. Qui est Gavarni ? « un auteur d’épigrammes illustrées qui met en scène des types de la comédie humaine et qui sait admirablement faire parler ses figures »46. Comment procède Monnier, ce « peintre de mœurs » qui « ne se contente pas de donner un titre quelconque à une image quelconque », mais qui au contraire met chaque chose à sa place ? il croque les quartiers de Paris qui tous « mettent en scène [des] mondes différents de la société parisienne »47. 42 43 44 45 46 47
GRAND-CARTERET John, Les Mœurs et la caricature en France, op. cit., p. VII. Ibid. Ibid., p. 126-129. Ibid., p. 121, p. 233 et p. 346. Ibid., p. 262 (je souligne). Ibid., p. 144 (je souligne).
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Quant à Daumier, il ne dessine pas, il « met en scène […] par le gras de son crayon »48. Ce tic de langage n’est pas propre à Grand-Carteret ; avant lui, Champfleury faisait dans son Histoire de la caricature un usage frénétique du lexique théâtral, usant à tout va du mot « scène » : un caricaturiste conte une scène de nuit, Daumier met en scène le personnage de M. Thiers, Steinhel dessine de touchantes scènes de mœurs49. L’emploi d’un vocabulaire scénique, reconduit dans le discours critique sur la caricature, met ainsi en évidence des interférences significatives, car « la caricature graphique a, quand même, autre chose à faire qu’aligner des vignettes au-dessus de légendes plus ou moins banales »50 : elle met davantage en scène une histoire. Pour ce faire, le caricaturiste est metteur en scène. Les figurines des dessins, « véritables marionnettes de la vie parisienne, […] n’attendent que la ficelle du metteur en scène pour se désarticuler », écrit Grand-Carteret avant de préciser, en poursuivant la comparaison visuelle, « voyez une sorte de lanterne magique »51. À maintes reprises, il convoque pour décrire la caricature l’autorité ou les modalités scéniques du théâtre. Citant Étienne Carjat dans sa préface au recueil de récits militaires et fantaisistes de Charles Leroy Le Colonel Ramollot (1883), Grand-Carteret suggère que c’est à partir du théâtre que la charge a été reprise et mise au goût du jour, bien avant le livre. Après une scénette caricaturale illustrant un dialogue entre Leroy et Carjat – le premier demandant au second d’écrire la préface de son ouvrage –, Carjat mentionne que le théâtre s’empare le premier de la blague52 : « c’est de la scène que le goût de ces nouvelles charges épicées se répandit peu à peu dans tous les ateliers d’artistes »53. À propos du personnage mythique Robert-Macaire, figure imaginaire représentant le bandit qui fait les frais du crayon de Daumier, Grand-Carteret explique encore la puissance du trait du caricaturiste par la consécration du type à la scène : « au point de vue graphique, on ne saurait regarder le personnage sans être frappé de son emphase, de son aspect dramatique, en un mot sans penser à Frédérick Lemaître, le puissant acteur. Et, effectivement, c’est bien lui que Daumier a visé dans les 48
Ibid., p. 179. CHAMPFLEURY, Histoire de la caricature moderne, Paris, É. Dentu, 1865, p. 245, p. 45 et p. 103. 50 GRAND-CARTERET John, Les Mœurs et la caricature en France, op. cit., p. 554. 51 Ibid., p. 467. 52 Sur la blague, voir PREISS Nathalie, Pour de rire ! La blague au XIXe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 2002. 53 CARJAT Étienne, « Préface », in : Le Colonel Ramollot : recueil de récits militaires, LEROY Ch., Paris, C. Marpon et E. Flammarion, 1883, p. V-VII, p. VI. 49
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gestes […] ; chose naturelle puisque c’est au théâtre, dans l’Auberge des Adrets, que cette curieuse figure a pris naissance »54. Enfin, évoquant les œuvres de Robida, Grand-Carteret précise que celles-ci, « mise[s] en mouvement par un dessinateur ingénieux, défile[nt] devant nous comme un décor de théâtre ; féerie graphique au lieu d’être exécutée, mais qui n’en est pas moins scénique »55. Si la félicité du mot – et de l’idéal – « scène » est troublante, elle s’explique aisément par la proximité qu’entretient le dessin avec la scène théâtrale. En effet, le premier permet d’activer les deux dimensions de celle-ci, spatiale et temporelle, dans sa double circonscription, l’espace et le temps. En outre, le trait de crayon n’est jamais statique, mais il est modelé – et modulable – de manière à faire parler les protagonistes : « toutes les fois qu’un dessinateur met en scène des personnages de la comédie humaine, l’adjonction du dialogue, de la scène parlée devient nécessaire »56. Poursuivant cette nécessaire analogie, les échanges verbaux retranscrits dans la légende ne sont pas de simples « polissonneries » ou « lieux communs »57, c’est autre chose, une sorte de document de la vie de tous les jours – « document illustré »58 –, invitant Grand-Carteret à rejouer quelques « scènes de mœurs écrites et dessinées » de son temps, abandonnant les dessins de Grévin pour ne garder que le dialogue, la scène : Petite causerie entre monsieur et madame, l’un à son bureau, l’autre appuyée contre la cheminée : « Oui madame ! oui ! je suis de l’avis de monsieur Dumas fils : Pas de pitié pour la femme légitime qui trompe son mari ! – Eh ! mon Dieu ! mon ami, qui veux-tu donc qu’elle trompe ? » Pensée simple et profonde tout à la fois qui vaut bien dans sa logique, le fameux : qu’il mourût ! Personne ne l’a oublié assurément, le monsieur qui rentre chez lui énervé, agacé, et qui d’un geste brusque, bien vivant, bien vrai, s’apprête à poser son chapeau sur un meuble. Madame est derrière, se limant les ongles : – Eh ben ! non ! tu sais, pas encore de gratification ? – Dame ! mon chéri, tu ne veux pas que j’aille parler à ton chef de bureau !59
« Autant de légendes, autant de tableaux »60, conclut Grand-Carteret, dont la comparaison – dessin, théâtre, peintre – est révélatrice. L’exercice 54 55 56 57 58 59 60
GRAND-CARTERET John, Les Mœurs et la caricature en France, op. cit., p. 251. Ibid., p. 483-484. Ibid., p. 493. Ibid. Ibid., p. 467. Ibid., p. 494. Ibid.
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auquel se prête le critique est en tout cas significatif de la pratique même de la scène ou plus exactement du glissement qu’elle expérimente : le dessin est langage, le langage est scène et la scène est mise en scène. Pour le dire autrement, si le mot scène emprunte nécessairement au vocabulaire théâtral, il s’adonne aussi, et en premier lieu peut-être en raison de la contiguïté entre la scène et le dessin de presse, au mécanisme de la caricature, qui compose elle-même avec les artefacts des modalités dramatiques, mettant ainsi en exergue, à défaut d’une seule analogie avec le théâtre, un fonctionnement plus complexe des scénettes humoristiques qui ont fait plus haut l’objet d’un arrêt, dans leur rapport à l’oralité d’une part et à la spectacularité d’autre part.
2. PHÉNOMÈNES DE
THÉÂTRALISATION
2.1 Le théâtre se lit « On dirait [un] hôtel du faubourg Saint-Germain en 1829 : ce n’est que l’intérieur d’un journal révolutionnaire »61 déplore un journaliste de la Gazette littéraire en décembre 1830, au moment de dresser l’état actuel des modalités de publications. Si le temps des tragédies est obsolète, guère plus lues ou représentées, certains écrivains toutefois, « prêtres d’un culte détruit, nourrissent encore en secret le feu sacré ; faute de comité de lecture qui accepte leur œuvre, ils la livrent aux imprimeurs, la presse est leur scène »62. La presse regorge en effet de textes dramatiques jamais représentés dans les salles parisiennes, tout en en gardant les codes et le maître mot : scène. Rédigés spécifiquement pour une diffusion dans les périodiques, ils instituent une pratique du théâtre hors des carcans de ce dernier. Il en va ainsi de « Jaloux et coquette : scènes de la vie intime », signé Francis et édité dans le rez-de-chaussée de L’Argus en 1850, ou encore de « La dent : scène de la vie privée », un morceau dramatique anonyme publié dans L’Arédien en 1837. Ce dernier se déploie sur cinq pages et comprend trois scènes se déroulant dans la chambre à coucher de M. Riflard, qui souffre d’une rage de dents. Les didascalies et la forme dialogale sont privilégiées pour assurer un effet de mise en scène. Contrairement aux scénettes qui prolifèrent dans la presse en favorisant l’oralité 61 « Variétés », à propos du théâtre dans la presse, Gazette littéraire : revue française et étrangère de la littérature, des sciences, des Beaux-Arts, etc., tome 2, n° 3, 16 décembre 1830, p. 47-48, p. 48. 62 Ibid.
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et en mimant le prétoire théâtral – telles que citées plus haut –, cette scène en reproduit parfaitement les codes. Elle s’apparente en tout point avec les pièces imprimées après représentation : les locuteurs, notamment, n’étant pas indiqués à côté des prises de paroles, comme c’était le cas dans « Les avancements : petite scène dialoguée prise sur nature dans une administration » ou dans « Le punch de Veuillot : scènes de la vie du Siècle », mais en amont, selon les normes conventionnelles.
63
La feuille de papier et, a fortiori, celle du journal, sert ainsi de réceptacle. Les textes dramatiques refusés, excentriques, éconduits ou encore ceux dont « le bon goût du public a fait justice »64 sont relayés dans le rez-de-chaussée des périodiques. Selon un rédacteur du Satan, le quotidien La Presse, en inventant le fameux journal à 40 francs, serait à cet égard l’un des plus grands « chiffonniers »65 littéraires. 63 « La dent : scène de la vie privée », L’Arédien : journal littéraire et d’annonces, vol. 4, Saint-Yrieix, 1837, p. 53-57, p. 53-54. Source : gallica.bnf.fr / BnF. 64 « Un tombeau littéraire », Satan, n° 61, 30 juillet 1843, p. 2. 65 Pour emprunter à nouveau le titre de COMPAGNON Antoine, Les Chiffonniers de Paris, Paris, Gallimard, 2017.
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La Presse est devenue pour le théâtre ce qu’est à l’égard du Louvre l’exposition des tableaux refusés au bazar Bonne-Nouvelle, – une ville de refuge, une protestation permanente ! – Tous les ouvrages refusés ou dont le bon goût public a fait justice, trouvent un asile assuré dans ses colonnes. Les Indépendans de M. Scribe, l’École des journalistes, plus récemment Judith, de triste mémoire, et enfin M. Alex. Dumas, – tu quoque ? – avec ses Demoiselle de Saint-Cyr, ont successivement orné et ornent encore en ce moment son rez-de-chaussée littéraire66.
Dans les bas-fonds des feuillets, les pièces non jouées – ou injouables – trouvent alors refuge dans un réservoir médiatique, qui n’est pas toujours considéré d’un bon œil. Le journaliste du Satan ne mâche pas ses mots : « [La Presse] a inventé le roman-feuilleton, – la mort des œuvres sérieuses en genre et celle des éditeurs. Enfin elle invente aujourd’hui le feuilletonpièce, ce qui constitue une triple mort, celle du théâtre, celle du libraire, et celle de la critique dramatique »67. Contrairement à ce que laisse entendre l’opinion acerbe du rédacteur du Satan cependant, le feuilleton-pièce ne traduit pas seulement un corpus marginal, facile ou de mauvais goût. Il est d’abord le témoin d’une pratique nouvelle – le théâtre, à l’époque, se lit – et l’objet de formes médiatico-dramatiques. S’il faut attendre le milieu des années trente pour que les quotidiens s’adonnent à cette modalité d’édition, les revues, quant à elles, se prêtent à l’exercice très tôt. Dès 1829 en effet, date de création des deux grandes revues parisiennes68, la Revue de Paris (1829) et la Revue des Deux Mondes (1829) « endossent le rôle de maillon supplémentaire dans la chaîne du livre en devenant le support d’impression originel de nombre d’œuvres »69. Une fois par mois environ, la Revue de Paris fait ainsi paraître une pièce, comme Tableau de mœurs en proverbes d’Eugène Scribe, Sermon de société de Théodore Leclercq ou encore La Chanoinesse de la vicomtesse de Chamilly70. L’usage n’est toutefois pas inconnu. Près d’un siècle plus tôt, Le Mercure insérait déjà le théâtre dans ses feuilles, en lui consacrant des articles entiers d’une part, prémices du feuilleton-dramatique au XIXe siècle71, et en transcrivant des morceaux d’autre part : « le goût général que l’on a pour les pièces de théâtre, et l’empressement si marqué d’en voir les représentations, nous persuadent que cet article sera intelligent, et que le public nous saura quelque gré de 66 67 68 69 70 71
« Un tombeau littéraire », art. cité, p. 2. Ibid. On pourrait encore mentionner La France littéraire (1830). CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre, op. cit., p. 27. Pseudonyme de Loève-Veimars, Vanderburch et Romieu. CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre, op. cit., p. 29.
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nos soins, si nous lui donnons des extraits fidèles des poèmes dramatiques, à mesure qu’ils paraîtront », précise le journaliste du Mercure dans l’incipit de son « Article des nouvelles dramatiques des spectacles »72. Les périodiques des années 1830 héritent donc d’une tradition journalistique à la fois éditoriale et commerciale dont ils ne vont pas tarder à faire l’une de leurs spécialités. La diffusion de proverbes et scènes dramatiques souvent non jouées dans les salles parisiennes rythment les revues et annoncent dans le même temps une future presse spécialisée, à l’image de L’Entr’acte (1831) ou des Coulisses (1840). Dans un premier temps du moins, et sans s’enliser dans une dichotomie trop stricte, les revues font paraître des textes inédits, quand les quotidiens diffusent davantage des productions faisant l’objet d’une représentation parallèle. Si certains morceaux dramatiques sont certes joués dans un second temps, tel est le cas notamment des pièces de Musset ou de Feuillet, d’autres font en revanche la part belle aux excentricités. Ainsi, quand la Revue de Paris imprime les usuels proverbes, François Buloz, directeur de la revue concurrente, la Revue des Deux Mondes, privilégie à dessein de distinction des pièces novatrices, marginales et souvent difficilement représentables sur une scène classique en raison d’un format peu conventionnel ; c’est par ailleurs dans cette perspective qu’il obtient les scènes d’Un spectacle dans un fauteuil de Musset73. Dans un article d’Hippolyte Fortoul à propos de l’œuvre précurseuse de Musset, paru dans la Revue des Deux Mondes en 1834, on retient en effet une esthétique formelle nouvelle : « l’invention est donc bien véritablement aujourd’hui la nécessité urgente de toute poésie. […]. Les comédies en prose de M. de Musset n’ont pas seulement une originalité de grâce piquante et légère. Toutes brèves et délicates, elles vous font parcourir cependant une série longue et profonde d’impressions »74. Sans revenir en détail sur les bouleversements que le texte de Musset a suscités dans le milieu du théâtre, largement analysés par la critique75, il faut toutefois 72 « Article des nouvelles dramatiques des spectacles », Le Mercure, juin-juillet 1721, première partie, p. 131. 73 Pour l’histoire des diffusions du théâtre dans les revues et dans les quotidiens, voir notamment CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre, op. cit. 74 FORTOUL Hippolyte, « Un spectacle dans un fauteuil, nouvel ouvrage d’Alfred de Musset », Revue des Deux Mondes, tome 3, 1834, p. 602-612, p. 603 et p. 607 (je souligne). 75 Voir par exemple : BURY Mariane, LAPLACE-CLAVERIE Hélène, éds, Le Miel et le fiel : la critique théâtrale en France au XIXe siècle, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2008 ; MASCLET Virginie, « La genèse d’un théâtre de la parole : La Quittance du Diable et La nuit vénitienne d’Alfred de Musset », Revue d’histoire littéraire de la France, volume 6, février 2006, p. 371-385 ; UBERSFELD Anne, Lire le théâtre II. L’école du spectateur, Paris, Belin, 1996.
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insister sur le phénomène que ces « fantaisies dramatiques »76 ont provoqué. Ensemble hétérogène, composé de « trois poèmes, un dramatique, un comique, un narratif »77, ce recueil de « comédies injouables », pour reprendre la formule qui lui est parfois attribuée par ses contemporains78, a le mérite de faire sortir la dramaturgie de l’espace du théâtre proprement dit, notamment celui des salles de spectacles, afin de pénétrer celui de la presse, plus malléable et perméable peut-être aux hétérogénéités. Valentina Ponzetto mentionne encore un fait significatif à l’égard de cette confusion des genres : l’un des recueils poétiques de Musset s’intitule Un spectacle dans un fauteuil, empruntant « le même titre qu’il donnera deux ans plus tard à la première édition en volume de tout son théâtre en prose jusqu’à On ne badine pas avec l’amour, comme s’il s’agissait des deux volets d’un même spectacle où, loin des planches et de leurs contraintes matérielles, lyrisme poétique et dramaturgie de la parole pourraient se [con]fondre »79. Et il faut relever une particularité souvent négligée : nombre d’ouvrages issus de la vogue du théâtre à lire sont classés sous la nomenclature « Scènes » et sont plus spécifiquement accompagnés d’un titre – ou d’un sous-titre – générique. Aux côtés des romans et des recueils qui subissent une démarche éditoriale similaire80 sont en effet publiés, pour exemple : Madame de Chamilly, Scènes contemporaines (Urbain Canel), 1827. Henry Monnier, Scènes populaires dessinées à la plume (U. Canel), 1830. Madame de Saint-Surin, Miroir des salons : scènes du monde (Maignaud), 1831. Sydney Morgan, Scènes dramatiques empruntées à la vie réelle (Fournier), 1833. Le marquis d’Aubigny, Scènes intimes (Comon), 1854. Arnould Frémy, Les Maîtresses parisiennes : scènes de la vie moderne (Librairie Nouvelle), 1855. Alphonse Daudet, Le Roman du chaperon-rouge : scènes et fantaisies (Michel Lévy frères), 1862. FORTOUL Hippolyte, « Un spectacle dans un fauteuil, nouvel ouvrage d’Alfred de Musset », art. cité, p. 607. 77 DESESSARTS Alfred, « Revue littéraire. Poésie », commentaire sur Un spectacle dans un fauteuil d’Alfred de Musset, La France littéraire, tome 4, Paris, 1832, p. 679-681, p. 680. 78 Exemple dans l’annonce parue en quatrième de couverture dans le Journal des débats politiques et littéraires du 21 novembre 1834, « Un spectacle dans un fauteuil, comédies injouables, par Alfred de Musset ». 79 PONZETTO Valentina, « Poète ou dramaturge ? Visages et fortunes d’Alfred de Musset », Travaux de littérature, volume 20, 2007, p. 429-444, p. 431. 80 Voir chapitre VI « Mise en livre ». 76
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Charles Joliet, Le Médecin des dames : scènes parisiennes (Achille Faure), 1866. Maurice Naudé, Carmagnole ou Les aventuriers : scènes dramatiques (Amyot), 1868. Charles Joliet, Scènes et croquis de la vie parisienne (É. Lachaud), 1870. Charles Bouchet, La Poésie des mathématiques : scènes intimes (Lemercier et fils), 1883.
Au corpus s’ajoute encore le théâtre joué avant d’être publié, dont Un gendre aux épinards : scènes de la vie bourgeoise (1849) de Couailhac, Les Mères terribles : scènes de la vie bourgeoise (1868) de Chivot et de Duru, Les Rentiers : scènes de la vie bourgeoise (1867) et L’Arracheur de dents : scènes de la vie réelle (1868) de Brisebarre ou encore Prenez l’ascenseur : scènes de la vie privée (1873) de Roger. Si l’intitulé crée une unité certaine, la disparité est cependant de mise quant à l’exploration des formes dramatiques. Alors que certains textes suivent de près la structure du modèle théâtral joué, en actes suivis, d’autres s’octroient certaines libertés, à l’image de Scènes dramatiques empruntées à la vie réelle de Sydney Morgan, qui précise sa démarche dans la préface et signale une méthode rappelant sans surprise la lecture typiquement journalistique, puisqu’on peut « lire ces pages en courant » : J’ai risqué une légère pacotille, sans prétentions et de peu d’importance, composée de marchandises du pays et de ma propre manufacture. On peut lire ces pages en courant ou en dansant, comme on lit une pompeuse annonce sur une muraille ou bien une devise sentimentale sur un éventail. J’ai jeté le lest de la narration par-dessus le bord, et, déployant toutes mes voiles, ma barque arrivera peut-être à bon port (si les pirates et les corsaires littéraires ne cherchent pas à leur ordinaire à la faire chavirer) […]81.
Amputées d’une architecture en « actes », les « scènes » simplement numérotées se succèdent – rappelant le procédé d’Édouard Martin dans Le Journal pour rire –, articulées par des didascalies complètes qui dressent le tableau. Il existe en revanche une constante qui, empruntée au théâtre, s’épanouit dans une forme davantage narrative : la didascalie, justement. Tous les textes en font usage, parfois sans retenue, abandonnant le seul détail de scénographie ou le seul repère factuel pour créer une mise en abîme : une scène dans la scène. C’est le cas notamment desdites Scènes dramatiques de Sydney Morgan avec des descriptifs scéniques qui dominent 81 MORGAN Sydney (Lady Morgan), Scènes dramatiques empruntées à la vie réelle, traduit de l’anglais par Adèle Sobry, Paris, H. Fournier, 1833, p. I-VIII, p. VI (préface).
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l’espace, placés en amont des dialogues, ou avec des précisions insérées de but en blanc au milieu d’une conversation – interrompant par exemple la parole du docteur Polypus : SCÈNE II
(La bibliothèque, grande pièce, basse, renfermée et sombre, avec un petit corps de bibliothèque fortifié de fil-de-fer rouillé, dont une tablette est remplie d’in-folio et d’in-4° impossibles à remuer, de statuts, d’actes parlementaires, etc., et d’une collection mêlée de calendriers de Newgate, de vieux almanachs, de comédies et de polémique théologique, mais rien de complet ; à peu près tous les volumes dépareillés. La petite fenêtre, très-élevée, donne sur la prairie. Sur le trumeau de la cheminée, on voit les portraits d’un cheval et d’un chien, placés des deux côtés de celui d’un personnage en grand habit de cour d’il y a environ quarante ans ; toutes ces peintures sont évidemment de la même main. Le mur du fond est décoré par un écusson. Les meubles, d’ancien style et vermoulus, sont rangés symétriquement autour de la chambre. Dans un grand fauteuil curieusement sculpté, nommé par tradition le fauteuil de lady Isabella, repose M. Sackville, jeune homme d’une tournure distinguée, avec une physionomie intéressante et spirituelles, et un costume indiquant une observation minutieuse des convenances de toilettes. En face de lui, sur le bord d’une chaise à dos élevé, est assis M. Galbraith, infiniment amélioré dans son apparence par le changement complet de décoration qu’il a subi ; le col de sa chemise monte jusqu’aux oreilles, sa perruque ronde est remplacée par une coiffure au naturel, du magasin à la mode […]. LE DOCTEUR POLYPUS
J’ignorais que votre Seigneurie fût le jeune officier appelé à remplir ce devoir désagréable, mais important ; j’ignorais aussi, n’étant revenu dans le pays que depuis quelques jours, que nous avions le plaisir d’avoir vos quartiers dans notre voisinage. J’espère que le marquis se porte bien : j’avais l’honneur de… (Harrisson entre par une porte battante nouvellement percée à l’extrémité de la pièce. Il fait un profond salut en agitant sa serviette, puis il se retire. Un somptueux banquet, dit luncheon (second déjeuner), servi dans la chambre voisine, paraît composé de manière à charmer tous les yeux, à séduire tous les cœurs. La vue et l’odeur produisent l’effet d’une trève de Dieu, et toute la compagnie s’apprête par impulsion commune à céder à des lois de cette nature qui met au même niveau les saints et les pêcheurs, les petits et les grands, en présence d’une table bien garnie. Le service consiste en potages froids à la gelée d’aspic, en côtelettes, etc., […]82.
82
Ibid., p. 35 et p. 126.
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À défaut d’indiquer seulement une situation, comme le veut l’emploi classique, la didascalie la raconte, à la manière d’une scène de genre picturale, troquant le caractère prescriptif de son usage dans le théâtre joué pour une fonction descriptive. L’atmosphère domestique est précisée, les attitudes et les gestes sont décrits, et les caractéristiques sociales des protagonistes sont détaillées. Il faut à ce titre rappeler que, depuis Diderot et la naissance du drame bourgeois, l’espace est un enjeu-clé des formes théâtrales puisque la mise en scène permet « de spatialiser le jeu dramatique tout en le déthéâtralisant en apparence », car « montrer un espace privé, c’est montrer que ce n’est pas une scène »83, explique Pierre Frantz. À défaut de rendre compte du seul caractère, on présente un milieu social, avec ses conditions et ses contraintes, instituant ainsi des types – le père de famille, la maîtresse, la bonne, l’avocat ou encore le banquier – selon le vœu du philosophe : « ce théâtre nouveau […] aura à choisir ses personnages dans l’humanité moyenne et à les mettre aux prises avec des situations qui puissent se produire dans la vie de tous les jours »84. Le décor plus que l’intrigue, un constat confirmé par l’analogie entre la didascalie et la scène de genre ; on dira par exemple de Jules Sandeau qu’il « produi[t] au théâtre […] [de] délicieux tableaux de genre »85. 2.2 Scène détachée et mise en pièce La presse aurait-elle alors façonné une nouvelle forme dramatique ? Lorsque Henry Becque fait jouer La Parisienne au Théâtre de la Renaissance le 7 février 1885, on retient d’abord l’idéologie d’un titre. Car « pourquoi diable Becque a-t-il appelé sa pièce : la Parisienne »86 si ce n’est pour l’inscrire dans le sillage du célèbre hebdomadaire de Marcelin ? À la manière des articles du journal, les actes se succèdent sans vraiment se suivre et se regardent comme de véritables scènes détachées. Les trois actes se passent dans le même salon élégant, à gauche duquel se trouve 83 FRANTZ Pierre, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 1998, p. 209 (je souligne). 84 ABIRACHED Robert, « Diderot et le théâtre », in : Œuvres complètes, DIDEROT D., Paris, Le club français du livre, 1970, tome 3, p. III-XV, p. VII. 85 « Réponse de M. Vitet, directeur de l’Académie française, au discours de M. J. Sandeau », in : Recueil des discours, rapports et pièces diverses, lus dans les séances publiques et particulières de l’Académie française (1850-1859), deuxième partie, Paris, Firmin-Didot, 1850, p. 471-490, p. 486. 86 SARCEY Francisque, Quarante ans de théâtre (feuilletons dramatiques), Paris, Bibliothèque des annales, 1901, p. 363.
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une table-guéridon qui accueille les allées et venues des cinq personnages, Clotilde, Adèle, du Mesnil, Lafont et Simpson ; peignant dans le même temps une petite scène de genre dans un intérieur domestique. « Il n’y aurait même pas de troisième acte que je n’en serais pas autrement surpris », précise encore le critique dramatique Francisque Sarcey, car « du moment que l’on me récite sur la scène des articles de la Vie parisienne, on peut arrêter la lecture après le second comme après le troisième »87. La formule est intéressante – « on me récite sur la scène des articles de la Vie parisienne » –, car elle met en relation deux scénographies, deux modalités de mise en scène : celle du théâtre d’un côté et celle du périodique de l’autre. L’interaction entre les deux médiums, tant formelle que thématique, est encore confirmée par la critique, qui rapproche sans hésiter le théâtre moderne à l’esthétique des scènes détachées à la manière d’Henry Monnier. À propos de la pièce Sœur Philomène par exemple, récit du personnage éponyme dans la vie d’hôpital, Sarcey écrit : Voilà tout le drame. Je me sers de ce mot par habitude ; car il n’y a pas là de drame, à vrai dire, puisqu’il n’y a point d’action, puisque l’on ne va pas d’un point de départ précis à un dénouement déterminé. Ce sont des scènes détachées, des scènes de la vie réelle, comme celles qu’Henry Monnier a écrites autrefois. Henry Monnier ! Ce nom est tombé de ma plume. Eh ! bien, je voudrais que M. Antoine choisît dans les Scènes populaires deux ou trois de celles qui sont dans sa manière noire, la Garde-malade, par exemple ; il verrait que Henry Monnier, qui n’avait pas la prétention de faire du théâtre, (et jamais il n’a pu y réussir) avait trouvé d’avance tout ce que ces messieurs s’imaginent avoir inventé88.
Sans intrigue et sans péripétie dramatique structurée par un nœud et un dénouement final, la pièce s’apparente à de simples « scènes détachées » similaires aux Scènes populaires qui ont initié sous la plume de Monnier un genre « trouvé d’avance ». Charles Collé, habitué du théâtre de salon et critique littéraire du XVIIIe siècle, fait remonter la pratique aux années 1750 avec Diderot d’abord, qui souhaite, comme il l’indique dans une lettre à Grimm en août 1759, s’affranchir de la liaison des scènes89, et avec le dramaturge Jean-Michel 87
Ibid., p. 365. Ibid., p. 246. 89 « Dites-moi : y aurait-il bien de l’inconvénient à s’affranchir de la liaison des scènes ? S’il faut que je m’y assujettisse, je m’y assujettirai ; mais le travail sera terrible ». DIDEROT Denis, lettre à Grimm du 3 ou 4 août 1759, citée par FRANTZ Pierre, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, op. cit., p. 190. 88
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Sedaine ensuite. De Philosophe sans le savoir, cet « espèce d’épisode bourgeois » dans « le goût du Père de famille et du Fils naturel »90 de Diderot représenté pour la première fois le 2 décembre 1765, on retient que « le premier acte est absolument ou presque tout à fait isolé des autres ; et dans tout cet acte même, chaque scène est si peu liée aux suivantes, qu’on les supprimerait toutes successivement sans que la machine s’écroulât »91, écrit Louis Petit de Bachaumont dans un discours similaire au futur commentaire de Sarcey sur La Parisienne d’Henry Becque. Aux propos de Bachaumont, Collé ajoute que la « comédie n’est qu’une succession de tableaux dans le petit, mais de la plus grande vérité ; et ce mérite-là n’est pas un si petit mérite »92. Et de conclure : c’est « le Greuze du dramatique ». Le Greuze du dramatique, formule convoquée pour rendre hommage à la nouveauté initiée par Sedaine93, vient dans le même temps signifier une ramification esthétique. Le tableau, à la fois pictural et dramatique, une dualité sur laquelle il s’agira de revenir94, fait en effet le pont avec la pratique picturale de genre. Premièrement, et quoique l’évidence soit peu relevée, elle crée une passerelle précurseuse entre la peinture et le théâtre, plus précisément entre la peinture de genre et l’art dramatique. Pour rappel, Greuze fait sous la plume de Diderot office du parangon de la scène de genre. Deuxièmement, et conséquemment, elle institue un idéal esthétique par un principe de dislocation. À défaut d’une conception exiguë du théâtre, il faut donc envisager hors de ses frontières des théâtralités, autrement dit des phénomènes de théâtralisation95 ; une manière aussi de sortir du diptyque stérile lu/joué afin d’envisager entre les deux modalités des interactions plus poreuses. Une manière encore de considérer d’un autre point de vue l’opposition entre le dire et le voir, deux manifestations du texte dramatique par ailleurs 90 BACHAUMONT (DE) Louis Petit, Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la république des lettres en France depuis 1762 à nos jours, ou Journal d’un observateur, Londres, J. Adamson, 1777-1783, tome 2, p. 307. 91 Ibid. 92 COLLÉ Charles, Journal et mémoires de Charles Collé : sur les hommes de lettre, les ouvrages dramatiques et les événements les plus mémorables du règne de Louis XV (1748-1772) [1805-1807, posthume], nouvelle édition augmentée de fragments inédits, Paris, Firmin-Didot, 1868, tome III, p. 66. 93 Par exemple par CLARETIE Léo, « Regnard : La Sérénade, Sedaine : Philosophe sans le savoir », in : Conférences de l’Odéon, éd. GAVAULT P., troisième série (1917-1918), Paris, Librairie Hachette, 1919, p. 147-171, p. 162. 94 Voir « Le tableau » au chapitre V « Un genre de travers » et plus généralement la partie « Terminologies ». 95 CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre, op. cit., p. 200 (je souligne).
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régulièrement réunies dans l’espace médiatique en raison de sa scénographie particulière. En sus d’une seule décentralisation – de la scène au journal –, il faut observer des productions scéniques et journalistiques tout à la fois dialogales et dynamiques, comme l’expression, peut-être, d’une modernité explorée en périphérie des institutions officielles et des conventions de genre. 2.3 Expérimentation des formes dramatiques La scène historique Le cas des scènes historiques est intéressant, puisqu’elles subissent durant le siècle certaines interventions : après un passage dans les mailles du périodique, les sujets parfois quelque peu poussiéreux – on pense à La Mort de Henri III (août 1589) : scènes historiques (1829) de Ludovic Vitet, L’Écuelle et la besace : scènes historiques du XVIe siècle (1839) d’Ernest Buschmann, Les Bouchers de Paris : scènes historiques de 1413 (1842, anonyme) et Jeanne d’Arc : scènes historiques (1885) de François Canetto – accordent désormais une place de premier choix à l’actualité politique. S’il est encore commun de faire paraître des fragments de « scènes historiques » constitutives d’un volume, à l’instar des Barricades : scènes historiques (mai 1588) de Vitet dans Le Globe en 1826, il est en revanche moins anodin d’éditer des morceaux d’histoire ayant trait aux événements immédiats, comme les Scènes historiques (1830) d’Émile Debraux relatives aux barricades de 1830 ou, plus encore, les Scènes historiques contemporaines (anonyme) publiées chez Piltan en 183096, qui mettent au second plan la dimension politique pour décrire les paysages de la Normandie dévastés par des incendies. De nature hybride, la scène historique est, rappelle Claudine Grossir en citant l’avant-propos des Barricades de Vitet, « “une nouvelle manière d’écrire l’histoire”, destinée à faire vivre les événements, à faire entrer le lecteur au cœur de l’action en s’éloignant de la froideur du récit historique. Elle s’empare de sujets qui sont en eux-mêmes dramatiques (au sens théâtral du terme), centrés sur un événement précis »97. Le journal 96 Les Incendies de la Normandie, en 1830 : scènes historiques contemporaines (anonyme), Paris, Piltan, 1830. 97 GROSSIR Claudine, « Le Globe, berceau d’un nouveau genre dramatique : la scène historique », in : « Presse et scène au XIXe siècle. Relais, reflets, échanges », Médias 19, éd. BARA O., THÉRENTY M.-È., base de données bibliographiques en ligne consacrée à la culture médiatique au XIXe siècle, dirigée par Guillaume Pinson et Marie-Ève Thérenty. http://www.medias19.org/index.php?id=3011.
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accueille ainsi de plus en plus de scènes politiques ou révolutionnaires singulièrement actuelles. Paul Hennequin fait par exemple paraître dans un numéro de 1848 du Bulletin de la Société des gens de lettres « Scènes historiques : Hôtel-de-Ville – Le conseil des quatorze », qui transcrit les événements contemporains : « dans la soirée du 24 février les boulevards et les quais étaient parsemés de groupes nombreux, mais pacifiques, écoutant avidement des orateurs qui discouraient sur l’événement du jour »98, entame-t-il le récit. De même, et de façon plus symptomatique encore, Louis Veuillot publie dans la Revue des Deux Mondes « Le lendemain de la victoire » – dont « la scène se passe en Europe »99 – qui est inséré dans le journal sous le titre spécifique – et générique – « Scènes socialistes » du 15 juillet au 1er août 1849100. Clairement distinguée des morceaux de « littérature » dans le sommaire, la rédaction de telles scènes poursuit en outre une méthode qui lui est propre. « J’ai fait quelques retouches, purement littéraires », écrit Veuillot dans la préface de la seconde édition (Palmé, 1871), « j’avais écrit en journaliste, sur mes genoux, à travers les clameurs de la place publique. J’ai essayé de relever çà et là une ébauche trop négligée. Quant au fond, je n’ai rien ôté, rien ajouté »101. Dépassée par le drame historique, qui prévaut dans les salles parisiennes, la scène historique est quant à elle reléguée au sein d’un espace médiatique ne tardant pas à modeler et à renouveler le genre. Si la presse s’en fait le réceptacle, elle s’en fait aussi le dramaturge dans la mesure où elle impose de « se passer du prisme du passé »102. Grâce au support périodique, la scène historique puise « son renouveau où le théâtre représenté peut difficilement s’aventurer, en s’attachant à des sujets contemporains sensibles, notamment politiques »103 ou tout simplement à des 98 HENNEQUIN Paul, « Scènes historiques : Hôtel-de-Ville – Le conseil des quatorze », Bulletin de la Société des gens de lettres, n° 5, mai 1848, p. 512-519, p. 512. 99 VEUILLOT Louis, « Scènes socialistes : le lendemain de la victoire » (première partie), Revue des Deux Mondes, publication en feuilleton du 15 juillet au 1er août 1849, juillet 1849, tome 3, p. 266-307, p. 206 (je souligne). 100 Sommaire de la Revue des Deux Mondes, Annuaire des Deux Mondes : histoire générale des divers états (1852-1853), Paris, bureau de la Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1853, p. 46. 101 VEUILLOT Louis, « Préface » rédigée le 2 mai 1871, in : Le Lendemain de la victoire : vision [1850], Paris, Palmé, 1871, p. I-V, p. III. Suite aux événements de la Commune de 1871, l’ouvrage est réédité – et l’actualité réactivée – avec des modifications minimes. 102 CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre, op. cit., p. 289. 103 Ibid., p. 287.
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sujets (trop) triviaux. Des scènes historiques se déroulant « à Paris, en 1828, dans le bureau d’un journal quotidien »104 aux scènes des barricades de 1848 s’opère un glissement révélateur du passé à l’actualité. La mutation ouvre en sus une brèche à un changement de régime : au tableau se substitue la scène et aux grands épisodes de l’histoire une petite « scène du jour »105 dont l’action banale se passe en 1861 au bistrot parisien le Mazarin, à l’image du texte signé Henri Page publié dans une colonne du Tintamarre. Peu après la révolution de Juillet et en même temps que la scène historique s’actualise dans le journal, celle-ci fait encore état, à la manière des physiologies, de types contemporains106, sortes de petits tableaux des nouveaux visages politiques et sociaux, dont le terme même de « scène » est, dans la presse, régulièrement adjoint. Il en est ainsi de certains textes que fait paraître Théodore Leclercq dans L’Artiste et dans la Revue de Paris en 1831, comme « La grisette », « L’insouciant » avec sa fermière et son ancienne meunière ou encore « Désintéressement », dans lequel l’auteur croque la figure d’un « noble veuf marié à une bourgeoise fortunée, ainsi qu’une symétrie inversée du couple, une veuve bourgeoise fortunée ayant épousé un noble. C’est l’occasion pour Leclercq de portraiturer dans une conversation deux classes sociales »107. Si l’appellation « proverbes dramatiques » est privilégiée pour la publication en recueil, c’est bien le mot « scène » qui est retenu dans le journal, en atteste la terminologie générique choisie par la Revue de Paris dans sa table des matières. « L’insouciant, scènes, par M. Théodore Leclercq »108, traduit un effort de nomenclature spécifique puisqu’aucune scène à proprement parler ne découpe et ne rythme le récit109, comme le ferait, par exemple, une pièce de théâtre ; seul un dialogue scénique entre la fermière Giraud et l’ancienne meunière Médard soutient l’entier du récit110. 104 « Scènes historiques : l’abonnement ou le sine qua non », Le Gymnase : recueil de morale et de littérature, volume 2, 12 juin 1828, p. 46-54, p. 46. 105 PAGE Henri, « Scènes du jour : je tiens mon collabo », Le Tintamarre : critique de la réclame, satire des puffistes, 14 avril 1861, p. 3-4. 106 CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre, op. cit., p. 270. 107 Ibid. 108 « Table des matières contenues dans le vingt-huitième volume », Revue de Paris, tome 28, 1831, p. 315. 109 À noter que l’appellation générique « proverbe » est toutefois déjà présente au moment de la publication dans la Revue de Paris : si elle est absente du sommaire, au profit de « scènes », elle apparaît toutefois en-tête dans le corps du texte. 110 LECLERCQ Théodore, « L’insouciant », Revue de Paris, tome 28, 1831, p. 92-114.
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Le proverbe (Feuillet) La confusion entre scène et proverbe – ce genre de l’amusement, « scène en plusieurs scènes qu’on écrivait ou que souvent on improvisait entre soi »111 pour évoquer « les petits côtés de la vie intime, les tracasseries, les commérages d’un intérieur, les scènes de ménage, les petites boutades, les bavardages, les médisances, les cancans, tous ces mille et un petits détails qui composent la vie privée »112 – donnerait-elle alors lieu dans l’espace médiatique à une fusion ? Et dès lors qu’il devient « dramatique »113, le proverbe serait-il, pour reprendre un titre de Valentina Ponzetto, « une voie détournée pour théâtraliser l’irreprésentable »114 ? Le cas Octave Feuillet semble diriger l’hypothèse dans ce sens. À la fois romancier et dramaturge, celui qu’on surnomme, « avec plus de malice que de justesse » toutefois, le « Musset des familles »115 s’est attaché durant la seconde moitié du siècle à peindre les mœurs de la société du Second Empire116 dans une œuvre prolifique, dont on retient quelques titres significatifs : Scènes et proverbes (1851), Scènes et comédies (1854), Le Roman d’un jeune homme pauvre (1858), Circé : scène parisienne (1872), Le Journal d’une femme (1878), Histoire d’une parisienne (1881), ou encore Un roman parisien (1883). Édité chez Lévy, Feuillet connaît rapidement le succès117 : ses romans Monsieur de Camors (1867) et Julia de Trécœur (1872) sont considérés par la critique comme « les deux plus purs chefs-d’œuvre du roman français, depuis trente ans »118 ; ses textes dramatiques sont quant à eux régulièrement joués « à la Comédie-Française ou sur des scènes de genre »119. 111 Définition donnée par Sainte-Beuve et reprise dans LAROUSSE Pierre, « Proverbes dramatiques », in : Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Administration du Grand dictionnaire universel, 1866-1877, tome 13, p. 326. 112 Ibid. 113 Valentina Ponzetto rappelle que le proverbe n’est a priori pas un objet théâtral ; il le devient au moment de la naissance de ce qu’on nomme « le proverbe dramatique », ce dernier étant caractérisé « par le lien qui doit nécessairement s’établir entre la pièce et un proverbe connu, que l’intrigue est censée illustrer ». PONZETTO Valentina, « Le proverbe dramatique : une voie détournée pour théâtraliser l’irreprésentable ? », Fabula LHT, n° 17, octobre 2017. https://www.fabula.org/lht/19/ponzetto.html. 114 Ibid. 115 PONTMARTIN (DE) Armand, Les Semaines littéraires, troisième série des « Causeries littéraires », Paris Michel Lévy frères, 1861, p. 295. 116 MARMANDE (DE) René (Marie Constant Emmanuel Gilbert), « Faits, textes et mœurs de notre temps », Le Peuple : organe quotidien du syndicalisme, n° 4787, 25 février 1934, p. 1. 117 Il est élu à l’Académie française en avril 1862, à la place d’Eugène Scribe. 118 DECOURCELLE Adrien, « Feuillet (Octave) », in : Turlutaines : dictionnaire humoristique, satirique et antinaturaliste, Paris, H. du Parc, vers 1850, p. 133. 119 « Critique dramatique », Le Voleur, série illustrée, n° 2029, 21 mai 1896, p. 332334, p. 332.
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Les différentes appellations sous-titrant ses textes – scènes dialoguées, drame en prose, tableaux –, indiquent de plus l’exploration d’un certain nombre de modalités esthétiques, entre littérature et théâtre, dont quelquesunes cristallisent une inextricable hybridité, à l’instar de ses drames en cinq actes intitulés à deux reprises « roman »120. Pressé par le directeur du Gymnase, Feuillet aurait transformé en scénario ses notes réunies et destinées à la rédaction d’un article pour la Revue des Deux Mondes et choisi ce titre – Roman parisien – « par une sorte de confession de son origine ; son roman étant « bien plus une série de chapitres détachés d’un livre qu’une œuvre dramatique conçue pour le théâtre »121. Si la démarche de Feuillet – « découper en scènes de comédie les pages de son récit »122 – témoigne d’une pratique coutumière, elle signale dans le même temps, et dès lors qu’elle s’opère dans les deux sens, une expérimentation des formes. Dans la seconde moitié des années 1840 et alors âgé de vingt-sept ans, Feuillet intègre l’équipe des rédacteurs de la Revue des Deux Mondes, l’occasion pour lui d’y diffuser plusieurs de ses œuvres. Si celles-ci, « que leur support éditorial encourage à lire à la fois comme un ensemble parfaitement distinct de pièces qu’il crée (ou adapte) pour les salles parisiennes, et comme des propositions théâtrales de réaction face aux modes théâtrales, éditoriales et médiatiques d’alors », précise Amélie Calderone, elles « se présentent comme la conquête progressive d’une position ex-centrique à plus d’un titre »123. C’est le cas notamment de l’ensemble Scènes et proverbes – dont la réunion est significative –, qui rencontre lors de sa parution en série dans la Revue des Deux Mondes une certaine émulation de la part du lectorat. La forme, quant à elle, rappelle celle d’un Spectacle dans un fauteuil de Musset, comme le souligne Barbey d’Aurevilly : « ses premières comédies, qui n’étaient pas écrites pour la scène, furent une imitation d’un Spectacle dans un fauteuil. Le fauteuil de M. Feuillet était alors cette ganache de Revue des Deux Mondes »124. 120
L’hybridité est par ailleurs courante : Narcisse Fournier intitule sa comédie en un acte et en prose Un roman intime ou Les lettres du mari (1840), dont le succès est tel qu’elle est représentée sur les scènes parisiennes pendant près de dix ans. 121 « Roman parisien (Un), drame en 5 actes, par M. Octave Feuillet », in : Dictionnaire universel illustré biographique et bibliographique de la France contemporaine, éd. LERMINA J., Paris, L. Boulanger, 1885, p. 1242-1243, p. 1242. 122 MONTÉGUT Émile, « La nouvelle littérature française. M. Octave Feuillet », Revue des Deux Mondes, tome 8, 1858, p. 677-698, p. 697. 123 CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre, op. cit., p. 420. 124 BARBEY D’AUREVILLY Jules, « M. Octave Feuillet », in : Les Quarante médaillons de l’Académie, Paris, É. Dentu, 1864, p. 30-33, p. 30-31.
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La revue publie dès 1848 une première série des textes de Feuillet, reconduite quelques années plus tard dans les volumes Scènes et proverbes (1851) et Scènes et comédies (1854) édités chez Michel Lévy, dont l’hybridité générique signale à mon sens les enjeux à la fois esthétiques et formels de la scène : « Alix » (15 avril 1848). « La crise » (15 octobre 1848). « Rédemption » (1er mars 1849). « Le pour et le contre » (1er juillet 1849). « La partie de dames » (15 juin 1850). « La clef d’or » (1er et 15 janvier 1851). « L’ermitage » (15 septembre 1851). « Le village » (15 avril 1852). « L’urne » (1er juin 1852). « Le cheveu blanc » (1er mai 1853). « La fée » (15 avril 1854). « Le cas de conscience » (1er octobre 1865). « Les portraits de la marquise » (15 décembre 1868)125.
Plus proches des romans dialogués de l’auteur que de ses productions dramatiques, les scènes font preuve d’une plasticité formelle intéressante. Si certaines sont publiées dans la veine du « proverbe », plusieurs d’entre elles se distinguent cependant des canons du genre, dans la mesure où la sentence morale stigmatisante du modèle est absente. De plus, les intitulés accompagnant et précisant les récits font la part belle à l’écriture de type narratif et romanesque : quand le texte « Alix » est annoncé comme une « légende », « Le cheveux blanc » est présenté comme une série de « nuances de la vie mondaine »126. Plus exactement, le support périodique semble provoquer un effet de contamination et instituer un principe d’autonomisation. Les scènes sont, d’abord, d’une nature hétérogène. À la brièveté attendue des échanges entre les protagonistes, Feuillet préfère les longueurs et les tirades, sans pour autant supprimer l’alternance des voix propre au dialogue théâtral. Ainsi, la conversation entre Raoul et Suzanne dans « La clef d’or », qui retrace la vie maritale entre un Parisien et une provinciale, ne cesse de se prolonger, jusqu’à donner l’illusion, visuelle à tout le moins, d’un roman. Dans cette même perspective, l’auteur « renoue manifestement avec la tradition du roman épistolaire tel que l’a pratiqué 125 « Comédies, scènes et proverbes », Revue des Deux Mondes : table générale (18311874), 1875, p. 170-171. 126 « Octave Feuillet », Revue des Deux Mondes : table générale (1831-1874), Paris, 1875, p. 51.
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le XVIIIe siècle »127, en insérant pour la dernière livraison de la scène les lettres de Raoul à George, l’un de ses proches amis128. Les scènes sont, ensuite, amputées des indications scéniques usuelles. Au découpage traditionnel en « acte » et en « scène », Feuillet préfère les mentions de lieux et les vignettes descriptives pour situer l’action d’une part et les numérotations et les intitulés thématiques d’autre part pour structurer et rythmer le récit. La scène « La clef d’or » est agencée selon un morcellement typologique, voire physiologique – « Les coulisses », « La mariée », « Le marié » et « La chambre nuptiale » – pour la première livraison, remplaçant la division canonique. Dans la même perspective, la légende « Alix » est articulée sur la seule base d’une numérotation en chiffres romains129, qui ne va pas sans évoquer les codes narratifs en matière de chapitrage ; Émile Montégut compare d’ailleurs la division de Scènes et proverbes publiées dans la Revue aux chapitres des aphorismes sur le mariage de Sanchez : « ces Scènes et proverbes sont comme les différens chapitres d’une poétique de Matrimonio écrit par un poétique Sanchez »130. Le choix à la fois esthétique et poétique de Feuillet est d’autant plus significatif lorsqu’il est confronté à celui qui prévaut dans la version livresque. En effet, si l’auteur privilégie une écriture scénique hybride et peu conventionnelle pour la publication de ses scènes dans la Revue des Deux Mondes, les codes traditionnels de dramaturgie reprennent en revanche leurs droits dans l’édition en volume chez Lévy, au moment où les pièces de Feuillet sont adaptées à la scène. Autrement dit, un type d’écriture (narrativement) scénique serait spécialement pensé pour le support périodique, engendrant par là même des productions ex-génériques – ou pluri-génériques – intéressantes. Distincts en cela des productions scéniques parallèles qui émergent dans le même temps dans la presse, prônant la brièveté et refusant toutes traces narratives, à l’instar des scènes précédemment étudiées dans Le Gaulois, « les procédés romanesques convoqués par Feuillet apparaissent comme des matériaux susceptibles de proposer un autre théâtre de presse, conçu en antagonisme avec les “scènes” fleurissant dans les CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre, op. cit., p. 425. FEUILLET Octave, « La clé d’or », in : Scènes et proverbes, Paris, Michel Lévy frères, 1851, p. 300 et p. 318. Le texte parait la même année et avec la même configuration dans Revue des Deux Mondes en janvier. 129 FEUILLET Octave, « Alix », Revue des Deux Mondes, année 18, 15 avril 1848, p. 169-200, p. 177, p. 183 et p. 188. 130 MONTÉGUT Émile, « La nouvelle littérature française. M. Octave Feuillet », art. cité, p. 684. 127
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périodiques »131. Plus précisément, et à la lumière des observations faites à l’occasion du chapitre sur la presse et celle sur l’œuvre de Feuillet, il convient de dégager deux types de scènes. La première, analogue aux nouvelles à la main, aux racontars ou à l’anecdote, s’apparente à des vignettes, des bribes de conversation ou des situations saisies sur le vif et en principe sans indication. La seconde participe davantage du mode dramatique – quoique ce dernier ne soit pas totalement absent de la première –, avec didascalie et alternance des voix, sans toutefois s’y confondre parfaitement. L’espace du journal, plus que celui des salles parisiennes, invite par conséquent à une rencontre des genres capable de faire naître des textes hybrides, entre drame et prose, dialogue et narration. Le théâtre de société Si le périodique contribue à ce point à façonner un genre scénique, c’est, me semble-t-il, en raison de son inhérente spectacularité. Outre le fait que presse et théâtre entretiennent des relations intimes, comme l’ont montré Olivier Bara et Marie-Ève Thérenty132, dès lors qu’ils réalisent tous les deux des productions éphémères soumises au principe d’actualité qui les contraint, ils consistent surtout à mettre en scène, une pièce, un décor ; un fait divers, une rubrique. Autrement dit, ils s’attachent d’abord à mettre à la vue du spectateur, un facteur soutenu par l’essor de la presse illustrée, véritable fabrique d’images, et, plus généralement, par la culture visuelle133 qui envahit le siècle. À cet égard, la presse appelle à certaines similitudes avec deux pratiques parallèles du théâtre, hors des planches parisiennes et dans les marges de la représentation traditionnelle : le théâtre de société et le théâtre de tréteaux. Joué par des amateurs dans les salons privés et intérieurs bourgeois – puisque « tout salon est un théâtre, tout paravent une coulisse, tout beau-père un souffleur »134, écrit Auguste Villemot dans l’une de ses chroniques –, le premier prescrit une pratique discontinue d’une part et se positionne d’autre part en dehors de l’économie du spectacle135. Bien CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre, op. cit., p. 424. BARA Olivier, THÉRENTY Marie-Ève, éds, « Presse et scène au XIXe siècle. Relais, reflets, échanges », art. cité. 133 Voir à ce propos : HAMON Philippe, Imageries : littérature et image au XIXe siècle, Paris, J. Corti, 2001 et la revue Romantisme, « Cultures visuelles du XIXe siècle », n° 187, 2020. 134 VILLEMOT Auguste, « Chronique parisienne », à propos de la comédie de société, Figaro, n° 114, 20 mars 1856, p. 1-3, p. 2. 135 YON Jean-Claude, « Le théâtre de société au XIXe siècle : une pratique à redécouvrir », in : Tréteaux et paravents. Le théâtre de société au XIXe siècle, éd. YON J.-C., GONIDEC (LE) N., Grâne, Créaphis, 2012, p. 13-29, p. 14. 131 132
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que l’étude de son fonctionnement sortirait très largement des contours du présent ouvrage consacré à la forme écrite, il semble utile de souligner sa familiarité à la fois thématique et structurelle avec les petites scènes du quotidien représentées dans les journaux. Car le simple mot « théâtre » qui en accompagne le genre « imprègne tout ce qui se joue, s’expérimente et s’expose en ce temps de dioramas, de presse illustrée, de machineries et d’images animées »136, explique Joël-Marie Fauquet. Autrement dit, non seulement le théâtre de société participe lui aussi « de cette dynamique de spectacularité démonstrative »137, mais il privilégie en outre les pièces de genre, doublement mises en abîme puisque l’action située dans un salon ou dans un intérieur domestique se joue elle-même dans ce décor. La Comédie de salon, un proverbe représenté pour la première fois dans les salons du Maréchal de France Regnault de Saint-Jean d’Angely le 14 mars 1865 et édité chez Michel Lévy la même année, offre un cadre qui s’apparente avec force aux scènes de genre théâtrales – et picturales – dont il a été question plus haut, reproduisant cette fameuse mise en scène de la vie quotidienne : Un salon. – Cheminée au fond avec une glace sans tain derrière laquelle on découvre une perspective de jardin. – Un portrait-carte de Gaston sur la cheminée. – Portes à droite et à gauche. – Table avec ce qu’il faut pour écrire. – Brochures, Le Cheveu blanc, Le Village. Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée. – Un journal, L’Entracte, sous bande. – Un volume de Comédies de Musset. – Canapé, fauteuils, piano, etc., etc.138
La didascalie initiale scénographie un espace, mettant en scène Alice, une jeune femme de dix-huit ans, assise devant la table en train de terminer la rédaction d’une lettre au sujet d’un rôle pour une pièce de théâtre de société. La description du salon et l’intimité qu’elle suscite – cheminée, table pour écrire, ouvrages à lire – est par ailleurs renforcée par la référence aux comédies de Musset qui se lisent dans un fauteuil. Cette modalité de lecture est de plus accompagnée par celle de L’Entr’acte, un journalprogramme qui diffuse de nombreux morceaux dramatiques. Véritable scène dans la scène, le théâtre de société fait par suite luimême l’objet de récits ou d’illustrations scéniques, notamment dans la FAUQUET Joël-Marie, « Privé ou public ? », in : Tréteaux et paravents. Le théâtre de société au XIXe siècle, op. cit., p. 7-11, p. 7. 137 Ibid. 138 GARAND Charles, THOMAS Louis, La Comédie de salon (proverbe), première représentation à Paris dans les salons du Maréchal de France Regnault de Saint-Jean d’Angely le 14 mars 1865 ; impression chez Lévy la même année, didascalie ouvrant la pièce. 136
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presse. Daumier publie ainsi dans le journal satirique Le Charivari une comédie sociale intitulée « Les comédiens de société », entre le 3 avril et le 7 juin 1858, représentant, à la manière d’une scène de genre et sous l’angle du comique, des amateurs jouant à la lumière des bougies ou une femme, que son mari croit en train de répéter une pièce, confessant son adultère. De son côté, le journal de Marcelin La Vie parisienne fait paraître le 10 janvier 1863 sous le même titre une série illustrée, qui, à défaut de n’être que de simples vignettes, à l’instar des lithographies, participe d’un procédé analogue à celui de la bande dessinée, puisque la pièce n’est pas seulement diffusée, elle est davantage représentée. L’effet de spectacularité est par conséquent soutenu par la succession rapide des dessins, desquels des fragments de discours émanent afin d’attribuer à l’image le son.
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139 « Les comédiens de société », La Vie parisienne : mœurs élégantes, choses du jour, fantaisies, voyages, théâtres, musique, modes, n° 2, 10 janvier 1863, p. 17-20, p. 18. « Une dame qui se serait volontiers chargée du rôle d’Agnès Sorel si une question de convenance… » ; « Celui que je plains le plus dans tout cela c’est bien le souffleur » ; « – Je croyais que vous n’aimiez pas jouer la comédie ? – En effet, mais je trouve qu’il fait plus frais sur la scène que dans la salle » ; « Pourquoi faut-il que les bras et les jambes si commodes dans l’usage ordinaire de la vie, soient si gênants à la scène ! » ; « Henri III tient à ses favoris. On ne les aura qu’avec sa tête ! » ; « Ah ! madame, vous avez eu des gestes à la Rachel ! » Source : gallica.bnf.fr / BnF.
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Le théâtre de tréteaux (Monselet) La presse sert également de tréteaux. Ce qu’on désigne au théâtre par ce nom, ce sont les lieux « où l’on représente des pièces bouffonnes »140, souvent dans les foires. Sur des tours ou sur des petites estrades improvisées et rudimentaires, on y déclame des fantaisies ou des spectacles populaires. Par nature, ce sont donc des espaces d’exhibition, puisqu’il s’agit de montrer une scène triviale, en principe comique. Le genre connaît durant le siècle un franc succès, dont témoigne cette double-page illustrée de La Vie parisienne, poursuivant dans le même temps la filiation entre presse et scène :
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Le journal, après une « BONNE PETITE RÉCLAME (flatteuse, mais juste) », produit sur une dizaine de pages plusieurs scènes typiques des tréteaux, suivant l’étourdissement des « établissements beuglanisco-humoristiques qui ouvrent leurs portes tous les soirs au public »142. De la scénette « Chez le docteur Toulouse », qui peint de manière cocasse une journée de consultations pour dames dans un cabinet bondé, à la pantomime 140 LAROUSSE Pierre, « Tréteaux », in : Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Administration du Grand dictionnaire universel, 1876, tome 15, p. 474. 141 « Théâtre des tréteaux de “La Vie parisienne” » (signé Inauthentique), La Vie parisienne : mœurs élégantes, choses du jour, fantaisies, voyages, théâtres, musique, modes, 2 janvier 1897, p. 1-12, p. 6-7. Source : gallica.bnf.fr / BnF. 142 Ibid., p. 1.
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« Les dîners Goncourt » qui met en scène, année par année, les derniers vœux de Jules présenté dans un extrait de testament comique – « les membres de mon Académie se réuniront au moins une fois l’an, dans un banquet à un louis par tête, pour parler de mes œuvres et “des soins à apporter au culte de ma gloire” »143 – ; du ballet « Les maîtresses d’Arton » aux « Tableaux vivants » en quatre parties intitulés « Les vierges aux Roches ou Une maison de folles », le journal, par un effet de mise en abyme, donne à voir la vie parisienne. « Chez nous on verra tout », est-il encore précisé dans l’annonce, « on entendra tout, mais pas des artistes, des imitations, nous nous sommes arrangés pour servir à nos abonnés, à nos lecteurs, les personnages eux-mêmes, en chair et en os, pour cette SEULE, cette UNIQUE représentation »144. On retient surtout que les tréteaux s’exportent sur le papier. Avant l’entreprise de La Vie parisienne, Charles Monselet fait paraître un recueil composé de ses articles publiés dans le Figaro intitulé Les Tréteaux, une « fantaisie »145 éditée en 1859 chez Poulet-Malassis et de Broise – les mêmes qui publient, en 1859 également, Esquisses parisiennes : scènes de la vie de Théodore de Banville –, mettant en scène des farces et dialogues aussi variés que les conversations entre Théophile Gautier et Bernard Lopez dans « Le vaudeville du crocodile » ou les échanges entre un candidat à l’Académie française et son secrétaire M. Villemain dans « L’Académie ». Ces croquis font « une spécialité qui n’appartient qu’à [Monselet], celle de crayonner des types »146. À cet égard, un critique de L’Argus, Jules le Sire, insiste sur le succès de l’ouvrage, en raison de ses portraits à la fois exacts et caricaturaux : « rien de plus vrai et de plus amusant que les visites de son candidat à l’Académie ; rien de plus exact que la physionomie de la bibliothèque et de ses employés. On dirait que M. Monselet a employé des procédés photographiques pour transporter au bout de sa plume ses personnages et les jeter sur le papier »147. Et pour transporter au bout de sa plume ses personnages, la forme dramatique est privilégiée, entre répliques et didascalies, scènes et tableaux. Dans la perspective d’un journal-tréteaux, on pense encore à un autre ouvrage de Charles Monselet, intitulé Théâtre du Figaro et édité en 1861 143
Ibid., p. 5. Ibid., p. 1. 145 « Nécrologie. Charles Monselet », Le Ménestrel : musique et théâtres, n° 22, 27 mai 1888, p. 176. 146 SIRE (LE) Jules, « Chronique parisienne », commentaire sur Les Tréteaux de Charles Monselet, L’Argus méridional, n° 97, 27 novembre 1859, p. 2-3, p. 2. 147 Ibid. 144
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chez Sartorius, qui recueille dans un livre-répertoire quelques représentations de marionnettes qu’il a données en séries tous les huit ou quinze jours au Figaro. Ces « articles de genre »148 – dont on retient le qualificatif – sont des « études de mœurs prises un peu trop sur le vif et le sur le nu » ayant une validité réduite à vingt-quatre heures, sorte d’« éphémères de la littérature parisienne »149, annonce Monselet en ouverture du volume. Influencées par la rencontre entre la scène et la presse, ces « petites compositions » hybrides se traduisent par des « improvisations placées entre l’article et le vaudeville, dialogues de dix minutes, facéties écrites après déjeuner, portraits grands comme l’ongle »150, précise-t-il encore, réactivant l’esthétique microscopique exploitée par le périodique. Les textes sont courts et miniaturisés – souvent moins de dix pages – et se déclinent selon le modèle théâtral par scènes. L’influence est parfois telle que certaines pièces reproduisent dans l’espace du livre la structure en colonnade du périodique, comme le récit « Une paire de giffles » qui agence la conversation des différents protagonistes dans les bords étriqués d’une galerie verticale151. En un acte : la scène de genre Outre l’emprise de la presse sur l’écriture scénique, telle qu’elle se déploie dans l’espace du journal d’abord et dans celui du livre à sa suite, à l’image des deux ouvrages symptomatiques de Monselet, il faut encore signaler une dernière ascendance, celle de la presse sur le théâtre lui-même. Si ce sont les phénomènes théâtraux borderline qui ont davantage suscité la curiosité jusqu’ici, il faut mentionner une démarche opérant au sein de la sphère dramatique : à l’acte, la scène. Un corpus emblématique témoigne en effet d’une prédilection pour les épisodes de la vie de tous les jours, à la manière de La Vie parisienne. À la question adressée au seuil de ce chapitre – la presse aurait-elle façonné une nouvelle forme dramatique ? – on ne peut que répondre par l’affirmative. Après le succès des scènes théâtrales hybrides livrées aux périodiques durant le siècle, en périphérie de l’espace scénique à proprement parler, un sommaire d’un nouveau genre voit le jour dans les chroniques du spectacle. 148 DUCKETT William, « Monselet », in : Dictionnaire de la conversation et de la lecture, Paris, Firmin-Didot, 1886, tome 4, p. 702. 149 MONSELET Charles, Théâtre du Figaro, Paris, F. Sartorius, 1861, p. II. 150 Ibid., p. I-II. 151 Ibid., p. 76.
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Aux compositions traditionnelles en trois ou en cinq actes, on préfère désormais les scènes en un acte, jouées au Théâtre du Vaudeville, aux Variétés ou encore au Palais-Royal. D’abord, la formule – scène en un acte – est intéressante, car elle forme une nouvelle unité entre les contraintes du genre dramatique (scène) et les modalités de l’épisode (l’acte), celles-ci étant confondues. Autrement dit, la structure des pièces ne suit plus une logique fondée sur une intrigue schématique (le nœud au second acte ; le dénouement au troisième), mais privilégie au contraire le tableau d’une seule scène. Cette émancipation, ensuite, permet des productions variées : Avant souper : scène en un acte est en prose ; Les Drapeaux : scène en un acte est en vers. Les lieux, enfin, ne sont pas anodins. Très tôt, le Théâtre des Variétés produit des petites pièces dont « l’inexistence fréquente de l’intrigue non seulement n’a guère d’importance, mais on pourrait même avancer l’idée qu’elle est un moyen de succès, dans la mesure où elle privilégie l’amusement »152. Dans son article consacré au genre « poissard », Patrick Berthier donne le cas de la « folie en vaudevilles » de Désaugiers, Gentil et Brazier intitulée Je fais mes faces qui, créée le 4 septembre 1815, connaît plus de deux cents représentations en quinze ans. Composée de calambours, elle met en scène un garçon de boutique, un directeur de théâtre et un gargotier au parc de Sceaux, instituant un « tableau de mœurs populaires piquant et précis »153. Si le phénomène de la rocade – acte ; scène – signale une évolution évidente dans le monde du théâtre, ce dernier a plus rarement fait l’objet d’une étude globale quant à l’histoire de la littérature. Or, les titres – et plus spécifiquement les sous-titres – des pièces dramatiques en un acte se font l’écho d’un corpus romanesque de scènes qui émerge et prospère en parallèle154, recyclant les mêmes intitulés. Pour exemple, on peut relever quelques pièces significatives : La Nourrice sur lieu : scènes de famille de Jouslin de La Salle et al. (Variétés, 13 octobre 1828). La Famille improvisée : scènes épisodiques de Dupeuty et al. (Vaudeville, 5 juillet 1831). Une scène de famille d’un auteur inconnu (Vaudeville, 31 mars 1842).155 152 BERTHIER Patrick, « Les personnages populaires et le genre “poissard” au Théâtre des Variétés (1807-1820) », in : Théâtre et Peuple. De Louis-Sébastien Mercier à Firmin Gémier, éd. BARA O., Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 85-98, p. 96. 153 Ibid. 154 L’évolution des productions théâtrales suit celle des productions romanesques : discrètes dans les années trente, elles connaissent un point d’acmé entre 1850 et 1870, assurant leur succès jusqu’à la fin des années 1890. 155 Les pièces familiales et domestiques sont courantes. On peut mentionner Un domestique pour tout faire (vaudeville en un acte d’Armand d’Artois, Variétés, 27 juillet 1846) et
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Un bouillon d’onze heures : scène de la vie privée de Siraudin et Moreau (Palais-Royal, 11 mars 1847). Le Baiser de l’étrier : scènes de la vie de garçon de Brisebarre et Nyon (Vaudeville, 19 avril 1850). Un rasoir anglais : scènes de la vie intime de Labiche (Palais-Royal, 1er mai 1852). Le Voyage d’une épingle : scènes de la vie de ménage de Brisebarre et Couailhac (Palais-Royal, 22 mars 1853). Sous un bec de gaz : scènes de la vie nocturne de Cabot, Jallais et Lelarge (Variétés, 26 mai 1854). L’Hiver d’un homme marié : scènes de la vie conjugale de Brisebarre et Nyon (Vaudeville, 2 juin 1855). Monsieur va au cercle : scènes de la vie conjugale de Delacour et Goy (Palais-Royal, 2 avril 1856). Pincé au demi-cercle : scènes de la vie de garçon de Brisebarre (Variétés, 4 avril 1857). Les Portiers : scènes de la vie parisienne de Brisebarre et Nus (Variétés, 17 mars 1860). Les Trembleurs ou Le printemps qui s’avance : scènes de la vie bourgeoise de Dumanoir et Clairville (Gymnase-Dramatique, 23 mars 1861). Les Lettres des anciennes : scènes de la vie conjugale de Brisebarre et Nus (Vaudeville, 30 mars 1862). Monsieur de La Raclée : scènes de la vie bourgeoise de Brisebarre et Nus (Variétés, 1er juin 1862). La Malle de Lise : scène de la vie de garçon de Brisebarre (DélassementsComiques, 21 août 1862). Deux chiens de faïence : scènes de la vie intime de Grangé et Lambert-Thiboust (Variétés, 26 novembre 1862). L’Été d’un fantaisiste : scènes de la vie parisienne de Brisebarre (Vaudeville, 28 mars 1865). La Visite du matin : scènes de la vie conjugale de Brisebarre (FoliesDramatiques, 1er novembre 1865). Monsieur boude : scènes de la vie conjugale de Delacour (Palais-Royal, 6 février 1864). L’Invité : scènes de la vie de chasseur de Blum (Palais-Royal, 10 novembre 1877). Un duel en chambre : scènes de la vie parisienne de Hugot (PalaisRoyal, 13 janvier 1889).
Sur ce que Ferrandy de Clappier appelle « nos scènes de genre »156 – dont l’analogie avec le pendant pictural est révélatrice –, les dramaturges, Brisebarre en tête, s’adonnent volontiers aux peintures sociales ou de mœurs, souvent caricaturales. Le décor est sommaire – un salon meublé Le Coin du feu (comédie vaudeville en un acte de Philastre, Etiennez et Holbein, Vaudeville, 1er novembre 1847). 156 FERRANDY DE CLAPPIER H., Nos scènes de genre : Gymnase, Variétés, Marseille, A. Millaud, 1888. L’expression « sur nos scènes de genre » est par ailleurs couramment usitée par la critique dramatique.
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ou un cabinet de travail – et les épisodes s’enchaînent au fil d’un rythme soutenu. Les scènes quatre à six du Voyage d’une épingle : scènes de la vie de ménage de Brisebarre tiennent presque sur une seule page et les échanges rapides entre les époux Flamet et Florestine, qui relatent les discordes financières au sein du couple, ont de quoi donner le tournis. La pièce est en outre entremêlée de chants, une pratique courante chez le dramaturge, dont certains créent en sus d’une hybridité générique une porosité textuelle. Le Voyage d’une épingle accueille ainsi dans la scène première « l’air du Baiser de l’étrier », renvoyant directement à la pièce éponyme du même auteur jouée au Vaudeville le 19 avril 1850 et intitulée Le Baiser de l’étrier : scènes de la vie de garçon. Plus généralement, toutes les pièces représentées dudit corpus, ayant le plus souvent pour sujet la vie familiale et domestique, poursuivent une démarche esthétique analogue. Abandonnant les règles classiques d’unité de temps et de lieux, elles favorisent au contraire un éclatement analogue à celui du journal. En un acte, les scènes se juxtaposent et se feuillettent du regard plus qu’elles ne se suivent. La Famille improvisée : scènes épisodiques, jouée au Vaudeville en 1831, se compose par exemple d’une vingtaine d’épisodes entremêlés de chants, une structure permettant de qualifier l’œuvre de « pièce à tiroir », à savoir une « pièce dont les scènes n’ont entre elles qu’une liaison insuffisante, pièce qui manque d’intrigue et de nœud : La Famille improvisée, de Henri Monnier157, est une des PIÈCES À TIROIR les plus réjouissantes qu’on ait faites »158. La succession détachée privilégiée par les dramaturges légitime alors l’emploi répété du mot « scène » pour qualifier, dans le titre même, les pièces. Par conséquent, si la scène de genre est en peinture une pratique institutionnalisée, elle est également un genre théâtral, en témoigne l’en-tête d’un article du Ménestrel qui en fait l’éloge en 1862 : COMÉDIE FRANÇAISE – SCÈNES DE GENRE. De quelque côté que je tourne les yeux, je ne vois que triomphes, couronnes et victoires. Heureux Paris ! nouvelle Athènes ! Le public est enthousiasmé ; les auteurs rêvent gloire et immortalité ; ils se voient déjà les émules de Molière, ses rivaux, ses vainqueurs ; les directeurs s’applaudissent de leur goût, de leur discernement, et jugent de leur habilité au bruit des écus qui remplissent leur caisse159. 157 La pièce est de Charles Dupeuty, Félix-Auguste Duvert et Nicolas Brazier ; Henry Monnier y joue le rôle de Coquerel. 158 LAROUSSE Pierre, « Pièce », in : Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Administration du Grand dictionnaire universel, 1874, tome 12, p. 964-965, p. 965. 159 LOVY J. « Comédie française : scènes de genre », Le Ménestrel : musique et théâtres, n° 1, 7 décembre 1862, p. 4.
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Il n’est dès lors pas étonnant de voir émerger des catalogues ou des revues dramatiques des catégories de spectacle singulières et surtout singularisées. Aux côtés des pantomimes et des arlequinades, des « scènes de genre »160 sont annoncées au programme des Bouffes-Parisiens en juin 1855. De même, lorsque Le Nouvelliste, pour sa « revue des théâtres » du mois d’août 1850, dresse l’inventaire des pièces jouées sur les scènes parisiennes, il conclut par la synthèse suivante : « résumé : une fantaisie, une scène de la vie intime, deux comédies, deux drames, un divertissement et douze vaudevilles »161. Distinguées des autres genres dramatiques, la scène s’impose dès le milieu des années cinquante et envahit toutes les scènes de genre, si l’on en croit encore Alfred Bouchard dans La Langue théâtrale (1878). À propos du Théâtre des Bouffes-Parisiens, ouvert le 5 juillet 1855 à la salle des Folies-Marigny aux Champs-Elysées et déplacé en 1857 au passage Choiseul, il précise que ledit théâtre, en raison de son succès, aurait pu rendre de grands services à de nombreuses pratiques du spectacle, notamment à l’art musical, mais il « en fut empêché en ce sens qu’il fut d’abord presque entièrement accaparé par les productions de son directeur privilégié, dont la musique fit florès et créa une pernicieuse école de littérature dramatique qui a fini par envahir toutes les scènes de genre »162, invitant à considérer tous les lieux consacrés à la représentation théâtrale (vaudeville, fantaisie, opéra-comique, opérette). Le directeur en question, c’est Jacques Offenbach, célèbre pour ses « bouffonneries musicales » jouées dans son Théâtre des Bouffes-Parisiens, comme Les Deux aveugles (1855), Les Deux pêcheurs ou Le lever du soleil (1855) ou encore Tromb-al-ca-zar ou Les criminels dramatiques (1856). Son opéra-bouffe intitulé La Vie parisienne, écrit avec la collaboration d’Henri Meilhac et de Ludovic Halévy et représenté pour la première fois au Théâtre du Palais-Royal le 31 octobre 1866, connaît quant à lui un immense succès – il est joué plus de deux cent fois au Palais-Royal entre 1866 et 1867, dans ce lieu qui accueille le plus souvent les vaudevilles d’Eugène Labiche. Le ton est donné : « et pif et paf et pif et pouf ! Oui voilà ! Voilà la vie parisienne, du plaisir à perdre l’haleine »163. La pièce, applaudie pour la modernité de ses sujets, emprunte au journal de 160
« Programme des spectacles », Le Nouvelliste : journal de Paris, 19 juin 1855,
p. 3. 161
« Revue des théâtres », Le Nouvelliste : journal de Paris, 3 septembre 1850, p. 2. BOUCHARD Alfred, La Langue théâtrale : vocabulaire historique, descriptif et anecdotique des termes et des choses du théâtre, suivi d’un appendice contenant la législation théâtrale en vigueur, Paris, Arnaud et Labat, 1878, p. 43-44 (je souligne). 163 « Chronique théâtrale », Le Temps, n° 15716, 27 juin 1904, p. 1-2, p. 2. 162
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Marcelin à la fois son titre et la scénographie de son frontispice. À la manière de l’hebdomadaire illustré, qui « régale chaque semaine le ToutParis d’éditoriaux piquants, d’historiettes légères [et] de dessins gentiment coquins »164, cette « sorte de vaudeville-revue-opérette »165 – dont le nom indéterminé et à rallonge rappelle encore celui du périodique – caricature les protagonistes du Second Empire. Le « fait du jour »166 est croqué « par des jeunes gens dont l’esprit et la gaieté sont à la mode du dernier jour, tandis que ce genre d’ouvrage semble ordinairement inféodé à quelques vieux faiseurs qui ne font que reproduire, d’année en année, les actualités de l’an 1820 et de l’an 1835 »167.
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L’opéra-comique accueille donc lui aussi, aux côtés du vaudeville, des petites scènes de genre, indiquant un phénomène qui pénètre plus généralement le milieu du spectacle. Les formes dramatiques scéniques se 164 RETAILLAUD Emmanuelle, La Parisienne : histoire d’un mythe. Du siècle des Lumières à nos jours, Paris, Seuil, 2020, ch. 3. 165 ÉMERY Étienne, « Bulletin théâtral », à propos de La Vie parisienne d’Offenbach, Le Moniteur des pianistes : écho du monde musical, n° 11, 20 novembre 1866, p. 43-44, p. 44. 166 « Courrier des livres » (signé Ch. de L.), commentaire sur La Vie parisienne d’Émile Blavet (Parisis), La Revue générale : littérature, politique et artistique, n° 14, 15 juillet 1888, p. 335-336, p. 336. 167 BERTRAND Gustave, « Semaine théâtrale », Le Ménestrel : musique et théâtre, n° 49, 4 novembre 1866, p. 387-388, p. 388. 168 À gauche, la couverture du journal La Vie parisienne ; à droite, l’affiche de l’opérabouffe La Vie parisienne d’Offenbach réalisée par Jules Chéret. Source : gallica.bnf.fr / BnF.
LA BOUCHE OUVERTE
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confondent. À propos de la pièce Le Roi malgré lui de Najac et de Burani jouée à l’Opéra-Comique, un journaliste du Costume au théâtre et à la ville explique qu’elle a « l’allure d’une opérette. C’est, d’ailleurs, à une scène de genre que [la] destinaient les auteurs »169. En cela, un genre fait saillie et une « école de la littérature dramatique », pour reprendre l’expression du théoricien Alfred Bouchard, voit le jour. À propos des Jocrisses de l’amour de Barrière et Thiboust (1865), l’une « des meilleures comédies qu’on ait données depuis quelques temps sur nos scènes de genre », on insiste dans la Revue de Paris sur les physionomies et les types façonnés par ce théâtre : « vous entrez dans un monde où tous les individus sont piqués de la même tarentule. Les auteurs ont beau varier les physionomies, elles ont toutes le même tic, qui ramène forcément les mêmes scènes »170. Bien qu’un courant ne soit pas à proprement parler créé, en raison, me semble-t-il, d’une trop importante hybridité des spectacles de « Scènes », il n’en demeure pas moins qu’une pratique est singularisée – en atteste le terme fort « d’école » –, une pratique analogue à celle de son homologue pictural, dont les traits caractéristiques sont par ailleurs relevés.
BENOIST René, « Critique dramatique », commentaire sur Le Roi malgré lui de Najac et de Burani, Le Costume au théâtre et à la ville, n° 8, 1er juin 1887, p. 1-3, p. 1. 170 MADELÈNE (DE LA) Henry, « Tablettes contemporaines », commentaire sur Jocrisses de l’amour de Théodore Barrière et Pierre-Antoine-Auguste Thiboust (1865), Revue de Paris, 7 janvier 1865, p. 632-646, p. 643. 169
CHAPITRE V UN GENRE DE TRAVERS
Ce chapitre aborde un aspect central de la scène : sa plasticité. En raison de sa nature mixte, elle revendique en effet une certaine aptitude à modeler et à façonner les esthétiques, une faculté qu’il s’agira d’étudier à trois niveaux : générique, formel et terminologique. L’appellation « scène de genre » mute et infiltre les différents arts, au point de parler, par analogie avec la peinture, de poésie de genre, de photographie de genre ou encore de musique de genre, imposant un retour constant des formes et instituant un véritable genre de travers. Le principe de contagion est tel que les rôles se confondent : appelez-le comme vous voudrez, disait Baudelaire, dessinateur, poète, caricaturiste ou dramaturge œuvrent désormais de concert. Le métissage égare la critique, qui amalgame alors les référents en faisant d’un poème un tableau de Meissonier ou d’une chanson un vaudeville. Penser la scène comme une pratique plurielle met en évidence un second aspect de son fonctionnement : la scène circule et se transpose d’un art à l’autre. Sa transversalité amène à poser la question du genre et de ses débordements, en analysant plus particulièrement le mécanisme de multiplication des catégories scéniques, ces grandes halles littéraires pour emprunter une formule balzacienne, un phénomène qu’il faudra observer au travers de différentes expérimentations de la scène : répétition, reproduction, transposition. Elle invite également à considérer de plus près un principe de reconversion d’abord, la scène étant déplacée du roman au théâtre ou encore à l’opéra (Murger, Scènes de la bohème) et de reconduction ensuite, puisque la caricature, illustrée ou racontée, est délogée sous la plume de Monnier (Scènes populaires dessinées à la plume) ; deux exemples qui feront l’objet d’une étude détaillée. Si la contamination frappe le genre et la forme, elle affecte aussi le lexique, puisque la scène brouille les frontières terminologiques : croquis, esquisse, tableau. Si les deux premières acceptions permettent de mieux rendre compte de ses caractéristiques, prescrivant une poétique du trait, la troisième a le mérite d’en révéler les enjeux, dès lors que le tableau se situe à mi-chemin entre la peinture et le théâtre. À noter encore que les trois termes ont en outre l’intérêt de rappeler la culture visuelle qui s’élabore au sein du journal et, plus généralement, durant le siècle.
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1. PLASTICITÉ 1.1 Principe de circulation « Au milieu de ce grand livre de corruption, les Liaisons dangereuses, il est une page inattendue et qui fait contraste avec tout ce qui la précède, tout ce qui la suit, tout ce qui l’entoure », constatent les frères Goncourt dans un commentaire de l’œuvre. « C’est la scène où Valmont va, dans un village, sauver de la saisie du collecteur les meubles d’une pauvre famille qui ne peut payer la taille. […] Cette page, dans le livre de Laclos, c’est Greuze dans le XVIIIe siècle »1. Si l’analogie – littérature et peinture de genre – est encore de l’ordre de l’anecdotique dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, elle structure et met toutefois déjà en place un dispositif esthétique important. La contamination générique révèle en effet une pratique d’envergure au siècle suivant, puisqu’elle pénètre désormais tous les arts : théâtre, roman, poésie, nouvelle, chansonnette, opéra, peinture ou encore photographie. Le succès de la scène de genre dépasse par conséquent les frontières strictes de la peinture pour s’aventurer dans toutes les formes artistiques d’une part et favoriser d’autre part des comparaisons systématiques. « Horoscope : scène d’intérieur », « Scènes de féerie », « Les femmes de Gavarni : scènes de la vie parisienne », « Scènes de la vie fantaisiste », « Scènes de la forêt », « Scènes de carnaval », « Scènes de rue », « Scène de genre dans un salon mondain » : la liste s’apparente à s’y méprendre à celle d’un corpus de textes dont l’effet de nomenclature légitime la cohérence du tout. Simulacre. Les titres sont celui d’un poème de Ludovic Sarlat extrait du volume Aimer, prier chanter (1846), d’une suite d’orchestre inédite de Jules Massenet (1881), d’une pièce de théâtre de Barrière, Decourcelle et Beauvallet représentée au Théâtre des Variétés le 3 juin 1852, d’un recueil de nouvelles d’Arthur Heulhard publié chez Charpentier 1884, d’un ensemble de neuf morceaux pour piano de Robert Schumann dédié à Annette Preusser (1850), d’une série d’estampes imprimées à la Fabrique de Pellerin en 1841 et de deux photographies de scène de genre prise avant 1900. GONCOURT (DE) Edmond et Jules, « Greuze », in : L’Art du dix-huitième siècle [1859], Paris, G. Charpentier, 1882, deuxième série, p. 3-101, p. 3. L’étude des frères Goncourt paraît en fascicules entre 1859 et 1870, année de la mort de Jules ; elle est ensuite reprise et éditée chez Rapilly en 1873-1874, puis chez Charpentier en 1880-1882. Pour une analyse de la critique d’art des Goncourt, voir notamment l’introduction de la réédition du texte en 2007 chez Du Lérot, présentée et annotée par Jean-Louis Cabanès. 1
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En matière de scène, il n’est pas étonnant que la critique, littéraire, dramatique ou artistique, confonde sciemment les référents : un poème est un tableau de Meissonier, une chanson de genre un vaudeville et un roman scénique un daguerréotype. À défaut d’accorder un crédit spécifique à l’un ou l’autre genre, la scène circule d’un espace à l’autre, presque sans altération. Poésie, roman, théâtre, déclamation, chanson, morceau de musique, illustration ou encore photographie se côtoient sans heurt. Le phénomène de contagion semble suscité par l’objet lui-même : la représentation de la vie quotidienne. Lorsque Baudelaire, dans le chapitre « Croquis de mœurs » du Peintre de la vie moderne, décrit l’artiste susceptible de saisir les aléas du Paris moderne, il croise sciemment les sacerdoces : Observateur, flâneur, philosophe, appelez-le comme vous voudrez ; mais vous serez certainement amené, pour caractériser cet artiste, à le gratifier d’une épithète que vous ne sauriez appliquer au peintre des choses éternelles, ou du moins plus durables, des choses héroïques ou religieuses. Quelquefois il est poète ; plus souvent il se rapproche du romancier ou du moraliste ; il est le peintre de la circonstance et de tout ce qu’elle suggère d’éternel. Chaque pays, pour son plaisir et pour sa gloire, a possédé quelques-uns de ces hommes-là. Dans notre époque actuelle, à Daumier et à Gavarni, les premiers noms qui se présentent à la mémoire, on peut ajouter Devéria, Maurin, Numa, historiens des 2 Manuscrit autographe de la suite d’orchestre de MASSENET Jules, Scènes de féerie, Paris, G. Hartmann, 1881. Source : gallica.bnf.fr / BnF. 3 Scènes de carnaval (série d’estampes), Fabrique de Pellerin, imprimeur-libraire à Épinal, 1841. Source : gallica.bnf.fr / BnF.
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grâces interlopes de la Restauration, Wattier, Tassaert, Eugène Lami, celui-là presque anglais à force d’amour pour les élégances aristocratiques, et même Trimolet et Traviès, ces chroniqueurs de la pauvreté et de la petite vie4.
Flâneur ou philosophe, caricaturiste ou romancier, artiste de genre ou peintre d’histoire, « appelez-le comme vous voudrez », car le dramaturge de la vie quotidienne est un personnage nécessairement hybride, un métissage à même d’en faire un « peintre de la circonstance » capable d’esquisser dans sa chronique du jour « la petite vie ». Plus encore, l’appellation « scène de genre », initialement attribuée au vocabulaire de la peinture, est reconfigurée à travers différents supports artistiques. Peut-on dès lors parler d’un retour des formes, d’un renouvellement constant par la reconfiguration esthétique d’une pratique ? Faut-il envisager la scène comme un support à large spectre ? La scène est-elle, enfin, palingénésie – pour reprendre le titre de l’ouvrage du philosophe Ballanche publié en 1827 Essais de palingénésie sociale –, sorte d’éternel retour à la vie ? Si la pratique est trop hétérogène pour parler d’un genre proprement dit, elle impose néanmoins d’être considérée sous un autre angle plus pragmatique qu’esthétique peut-être, car ce que l’on qualifie dans le domaine pictural de « genre » s’applique de manière générique à d’autres arts, instituant un véritable genre de travers – et de traverse. Le parcours des différentes pratiques met en effet au jour une démarche de nomenclature particulière, puisqu’étonnamment plastique. Non seulement le sujet – la scène de genre – est reconduit d’un espace à un autre, mais l’étiquette est également réactivée à chacune de ses manifestations. On se plaît ainsi à parler de poésie de genre, de photographie de genre ou encore de musique de genre, par analogie avec leur pendant pictural, un vocabulaire dont il faut ici relever quelques occurrences pour montrer sa circulation, en insistant sur les usages de l’étiquette bien plus que sur la nature des genres qui les accueillent. 1.2 De genre : une étiquette ductile Poésie La « Scène intime » d’Auguste de Châtillon est un exemple intéressant en matière de porosité générique. Inséré dans le recueil Les Poésies d’Auguste de Châtillon (1855 ; augmenté en 1866), entre « Intérieur » et « Premier 4 BAUDELAIRE Charles, « Le peintre de la vie moderne », Figaro, publié en feuilleton les 26 et 29 novembre et le 3 décembre 1863, n° 916, 26 novembre 1863, p. 1-2, p. 2.
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amour », ce poème en vers s’initie à une esthétique composite, à l’image de son auteur à la fois poète, peintre, sculpteur et chansonnier. SCÈNE INTIME
« Vous n’êtes pas honteux de venir ivre ainsi ? – Une fois pour toujours, écoute bien ceci : Je ne m’enivre pas, comme il te plaît de dire. Ivre ! Je suis… ému, je suis gai, je t’admire, Je t’aime encor bien plus, et je me porte bien. J’ai peut-être un peu bu, ma femme, j’en convien ; Mais il faut pardonner à l’humaine nature. Je me sens plus heureux et meilleur, je t’assure. Que veux-tu pour amende ? Un châle, un chat, un chien, Une robe à ta guise, un bénitier ? – Non ! rien. Tout me déplaît avec vous, dont tout me désenchante. – Avec d’aussi beaux yeux devenir si méchante ! Tu t’excuses toujours quand je veux t’emmener… Seul avec un ami je suis allé dîner ; Est-ce donc un grand crime ? Il a bien fallu boire ; Les vins étaient exquis, voilà toute l’histoire. Faut-il se repentir d’être en joie un instant ? Allons, faisons la paix. Ta main blanche en partant ; Donne ta belle main, donne, que je l’embrasse. – Monsieur, chacun de nous doit rester à sa place ; Vous êtes ivre, et moi je me respecte assez Pour ne pas revenir sur les mots prononcés. (Elle s’éloigne.) – Ah ! me traiter ainsi, c’est par trop fort, madame ! Vous, que j’ai ramassée, et dont j’ai fait ma femme. Elle était sans parents, sans feu ni lieu ; rien, rien ! Je crus faire à la fois son bonheur et le mien : L’action me plaisait, et me paraissait bonne. Que je me suis trompé, madame la baronne ! Je l’aimais ; malgré tous je voulus l’épouser. Par instants sous mes pieds je voudrais l’écraser ! Eh bien ! je l’aime encor… mais elle… me déteste. Pourquoi ? c’est un mystère, et Dieu seul sait le reste. Quel avenir !… Trop tard ma raison le comprend. La caque, c’est bien vrai, sent toujours le hareng »5.
Alors que les textes adjacents poursuivent le style plutôt conventionnel du poème en prose, l’intitulé « scène » qui chapeaute le poème semble en revanche embrayer une esthétique plus marginale. L’affinité qu’il entretient avec le domaine théâtral impose des didascalies en incise – « (elle 5 CHÂTILLON (DE) Auguste, « Scène intime », in : Les Poésies d’Auguste de Châtillon [1855], troisième édition augmentée, Paris, Librairie du Petit journal, 1866, p. 210-211.
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s’éloigne) » – d’une part et une saturation de l’espace par des marqueurs d’oralité d’autre part, ponctuation exacerbée d’abord et indices de parole ensuite par les ajouts de tirets alors absents des autres poèmes dialogués. En outre, l’étiquette du titre et le contenu du texte, une dispute entre un mari et sa femme, instaurent une seconde interaction avec, cette fois-ci, la scène de genre picturale. Le sujet (la dispute conjugale) et le ton (comique) rappellent également les nombreuses « Scènes de ménage » diffusées dans la petite presse, notamment sous les rubriques « Échos de Paris » ou « Nouvelles à la main » ; Les Poésies de Châtillon étant par ailleurs éditées à la Librairie du Petit journal, qui, depuis 1865, fait régulièrement paraître des anthologies de chansons. L’intitulé « Scène intime » réactive encore une appellation largement usitée durant la première moitié du siècle, puisqu’il renvoie aux morceaux dramatiques proposés dans l’espace du journal, en témoignent ces trois textes parus dans La Mode en 1839 : « L’attente : scène intime »6, « Scène intime »7 et « Une alarme : scène intime »8. L’étiquette est, de plus, reconduite dans la seconde moitié du siècle au travers de genres très divers : c’est le titre d’une aquarelle de Cordova (1890) et d’un morceau pour piano de Jacques Chanaud (1899). Ainsi, bien que Châtillon ne fasse pas toujours l’unanimité – ce fut un « poète assez médiocre »9 souligne Pierre Dufay au début du siècle suivant, malgré son apparition dans plusieurs anthologies et son talent pour la chanson10 –, il a néanmoins marqué une époque par « le début d’un genre »11, dans lequel « poète ou voiturier arrive aux mêmes coins »12, pour reprendre le dernier vers du poème « De ma fenêtre à Montmartre ». En raison de cet entre-deux – à mi-chemin entre le ton sérieux et léger –, sa poésie demeure parfois inclassable. Dans sa dédicace à Léon Batté, Châtillon parle seulement de « pièces »13, dont le choix du mot est 6
« L’attente : scène intime », La Mode : revue du monde élégant, 23 mars 1839, p. 364-
366. 7
« Scène intime », La Mode : revue du monde élégant, 11 mai 1839, p. 208. « Une alarme : scène intime », La Mode : revue du monde élégant, 12 janvier 1839, p. 50-51. 9 DUFAY Pierre, « Nos moulins », in : Le Vieux Montmartre : société d’histoire et d’archéologie des IXe et XVIIIe arrondissements, Paris, Société d’histoire et d’archéologie, 1922, nouvelle série, fascicule n° 2, p. 111-119, p. 115. 10 Entouré de Gérard de Nerval, de Victor Hugo et de Théophile Gautier, Auguste de Châtillon a connu un succès important de son vivant, en raison, surtout, d’un corpus populaire de poèmes et de chansons, plus particulièrement « La levrette en paletot ». 11 DUFAY Pierre, « Nos moulins », art. cité, p. 115. 12 CHÂTILLON (DE) Auguste, « De ma fenêtre à Montmartre », in : Les Poésies d’Auguste de Châtillon, op. cit., p. 140-141, p. 141. 13 CHÂTILLON (DE) Auguste, « À mon ami Léon Batté », ibid., p. 1-2, p. 2. 8
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significatif pour caractériser les morceaux qui composent le recueil, à l’image de « Scène intime ». La définition de celles-ci est alors nécessairement fuyante, en témoigne l’explication à rallonge de Théophile Gautier pour la préface à la première édition du recueil Poésies : Rien ici qui sente la résolution prise d’avance de faire un volume ; ce sont des pièces de vers descriptives ou philosophiques, des chants gais ou tristes, venus à leur heure sur un rayon de soleil, sur un souffle de brise parfumée, à l’ombre d’une tonnelle, dans le calme de l’atelier, au milieu de la joyeuse agitation d’une cuisine d’auberge, le long de la rivière qui soulève le bout des cheveux de saule ; au pied des moulins de Montmartre, dont le tic-tac semble scander les vers ; à Enghien, à défaut du lac d’Elvire & du lac Majeur, ou parmi les petits jardins de lilas et d’aubépine, dont les branches, quand on les dérange, laissent tomber des souvenirs avec des perles de rosée & des gouttes de pluie semblables à des larmes. Une fraîcheur toute moderne s’allie, dans ce charmant recueil, à la franche saveur gauloise14.
Les espaces – la cuisine, l’auberge, l’atelier – s’inscrivent dans la veine des peintures hollandaises et flamandes, le poète peignant les lieux comme le ferait un « cabaret d’Ostade »15, précise encore Gautier. En « auteur bizarre »16 et en « rimeur fantaisiste »17, Châtillon impose par conséquent une esthétique composite et « moderne », mêlant description et philosophie, fraîcheur candide et saveur gauloise, chants gais et vers tristes, une flexibilité faisant sans aucun doute écho à celle dont jouit la scène de genre. Et Gautier de conclure : « nous prédisons donc, sans crainte d’être un faux prophète, un succès de vogue au volume de M. de Châtillon auprès des naïfs et des lettrés, car il concilie la simplicité et l’art, et ses chansons peuvent se brailler au cabaret et se soupirer au salon »18. Photographie Dans le but de représenter des types contemporains, les photographes se consacrent très tôt, dès les années 1850, à la « photographie de genre », pour reprendre le nom du titre attribué par le peintre et photographe GAUTIER Théophile, « Préface de la première édition », ibid., p. 3-7, p. 3-4. Ibid., p. 6. 16 GALLET Louis, « Concert populaire : La Symphonie orientale de M. Benjamin Godard », Courrier de l’art : chronique hebdomadaire des ateliers, des musées, des expositions, des ventes publiques, etc., n° 9, 29 février 1884, p. 104-105, p. 104. 17 DORBEC Prosper, « La peinture au temps du romantisme, jugée par le factum, la chanson et la caricature », Gazette des Beaux-Arts : courrier européen de l’art et de la curiosité, n° 694, janvier-mars 1918, p. 273-295, p. 282. 18 GAUTIER Théophile, « Préface de la première édition », in : Les Poésies d’Auguste de Châtillon, op. cit., p. 7. 14 15
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Marck vers 1860 à sa série de clichés domestiques. L’étiquette est courante : par analogie avec la peinture dite de genre, les ateliers photographiques proposent, à côté des « études d’après nature » et des « vues et monuments », de faire de la « photographie de genre »19. Ainsi, la Revue d’histoire naturelle ouvre par exemple un concours photographique avec pour sujet « une scène de la vie d’un amateur d’abeilles »20. Les progrès techniques réalisés au cours de la seconde moitié du siècle permettent de plus d’abandonner les portraits quelconques pour des projets plus fantaisistes, explique Albert Reyner dans Le Petit photographe économe en 189621. Quand le photographe Naudot se laisse séduire par les « scènes champêtres », Naudet « choisit [quant à lui] les scènes de genre et les traite à merveille »22. De son côté, Olympe Aguado, élève de Gustave le Gray et pionnier, aux côtés d’Édouard Delessert, des portraits en carte de visite, opte presque systématiquement pour la représentation de la vie quotidienne et s’impose comme l’un des plus grands modèles du genre ; on lui doit notamment Sivry : scène d’intérieur, qui met en scène la famille Aguado dans les habitudes du quotidien, avec une lecture et une leçon de piano. Les dimensions sont dans cette perspective intéressantes – carte de visite ou format de poche –, car les photographies remplissent les mêmes critères et les mêmes fonctionnements que ceux de la presse en termes de diffusion et de consommation. Marta Caraion a montré dans son étude Pour fixer la trace : photographie, littérature et voyage au milieu du XIXe siècle (2003) que le « portrait-carte de visite marque l’entrée définitive de la photographie dans la production »23 mercantile, puisqu’il institue, en raison du nombre massif de commandes, un « glissement de l’artisanat vers l’industrie »24, une évolution qui ne va pas sans rappeler celle du journal et celle des textes morcelés ou lilliputiens (feuilletons, séries ; Échos et nouvelles à la main) qu’il accueille. En outre, ces clichés de petits formats attirent un public spécifique, la classe bourgeoise – la même qui s’amasse devant les scènes de genre picturales au Salon –, dès lors que 19 Descriptif de l’atelier photographique au 23 rue Richer à Paris, paru dans l’une des publicités du Causeur universel : journal de littérature, Beaux-Arts, théâtre […], 16 au 31 août 1855, p. 6. 20 « Expositions et concours », Bulletin de la Société photographique du Nord de la France, mars 1900, p. 44. 21 REYNER Albert, « L’exposition artistique du “photo-club de Paris” », Le Petit photographe économe, n° 13, 14 juin 1896, p. 97-99, p. 98. 22 Ibid. 23 CARAION Marta, Pour fixer la trace : photographie, littérature et voyage au milieu du XIXe siècle, Genève, Droz, 2003, p. 37. 24 Ibid.
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celle-ci accède désormais facilement à sa représentation ; les familles modestes ayant également accès à ce type d’images, personnel, intime ou domestique25. On reconnaît encore à Aguado quelques photographies célèbres, à l’instar de cette petite scène de genre intitulée La Lecture. Non seulement le thème emprunte à la peinture de genre, celui-ci en étant un motif récurrent et caractéristique26, mais il favorise en outre des interférences artistiques. La Lecture d’Aguado est en effet souvent identifiée comme étant un tableau vivant27, imitant dans une mise en scène figée la famille impériale, qui, paraît-il, avait pour habitude de s’endormir sous la voix monotone de l’Empereur. Racontar ou fait avéré, il n’en demeure pas moins que le cliché entretient avec le référent pictural des parentés éloquentes, un phénomène de reproduction et d’imitation régulièrement reconduit durant le siècle, en témoigne encore cette photographie de genre représentant une famille dans un salon mondain, qui réplique les mêmes gestes, les mêmes poses et les mêmes attitudes, du pinceau au daguerréotype.
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Ibid., p. 37-38. Voir « Scènes des activités domestiques : tapisserie, lecture, trictrac » au chapitre XI « Physiologie d’une écriture ». 27 Le genre du « tableau vivant » est analysé plus bas, dans « En images : le tableau vivant ». 28 AGUADO Olympe, La Lecture, photographie sur papier albuminé, 14,7 × 19,2 cm, entre 1862 et 1864. Source : CCØ Wikimedia Commons / Musée d’Orsay (Paris). 26
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L’affiliation à la pratique picturale est par ailleurs officiellement revendiquée par les professionnels. Ainsi, pour le chapitre « Le sujet de genre » qui ouvre son étude sur La Photographie récréative et fantaisiste (1904), le rédacteur de Photo-Revue Charles Chaplot inscrit méthodiquement le travail photographique dans cette généalogie esthétique : On a créé le titre de « photographie de genre » par analogie avec l’expression « peinture de genre », et on entend désigner par là la photographie de scènes empruntées à la vie commune, et dans laquelle les êtres vivants jouent le principal rôle. […] Le tableau photographique qui rendra l’histoire de la vie commune le plus fidèlement et le plus agréablement, est celui dont toutes les parties concourent à produire une harmonieuse suggestion […]. La production d’une bonne photographie de genre exige donc, de la part de l’opérateur, avec des connaissances spéciales, artistiques et professionnelles, une étude approfondie du sujet à illustrer et une connaissance pleine et entière de la vie29.
« Par analogie » avec la peinture de genre, la photographie qui s’attache à saisir des « scènes empruntées à la vie commune » se voit confier le même nom, car elle adopte des procédés similaires pour orchestrer un effet d’instantanéité, reproduisant fidèlement et avec harmonie le quotidien, une formule qui rappelle encore celle de Diderot30. L’étiquette générique n’a par conséquent pas seulement été reconduite, mais elle a été spécifiquement « créée » pour identifier et qualifier un type de production, assurant une contamination complète : « le tableau photographique ». La contagion est d’autant plus significative qu’elle est également relevée par la critique au moment d’évoquer certains recueils de littérature qui saisissent sur le vif un fait du jour. Autrement dit, non seulement les « scènes photographiées » attestent une pratique de plus en plus courante durant le siècle, mais la métaphore photographique est encore convoquée par la critique pour caractériser le style d’une certaine forme de littérature. C’est le cas par exemple de l’album collectif Paris au dix-neuvième siècle paru chez Beauger en 1839, un « recueil de scènes de la vie parisienne 29 CHAPLOT Charles, La Photographie récréative et fantaisiste : recueil de divertissements, trucs, passe-temps photographiques, Paris, Ch. Mendel, 1904, p. 3-4. 30 Pour qualifier le tableau, Diderot explique qu’il est « une disposition [des] personnages sur la scène, si naturelle et si vraie, que rendue fidèlement par un peintre, elle me plairait sur la toile ». DIDEROT Denis, « Entretiens sur le fils naturel » [1757], in : Œuvres complètes de Diderot. Revue sur les éditions originales comprenant ce qui a été publié à diverses époques et les manuscrits inédits conservés à la Bibliothèque de l’Ermitage. Notices, notes, table analytique. Étude sur Diderot et le mouvement philosophique au XVIIIe siècle par J. Assézat, Paris, Garnier frères, 1875, tome 7, p. 85-168, p. 94.
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dessinées d’après nature »31 auquel collaborent les dessinateurs Gavarni, Daumier, Monnier et Devéria. Il s’agit d’un ouvrage composé de courtes nouvelles et de saynètes dans la veine du théâtre à lire – « Une rencontre au bal », « Une leçon de musique » ou encore « Une soirée du Quartier latin » – doublement illustré, puisque le livre contient, en sus des petits dessins insérés entre les lignes du texte, de nombreuses double-pages imagées. Plus qu’une « publication éphémère, c’est un roman écrit à la façon des romans de Lesage, où les mœurs contemporaines, les ridicules du jour, les habitudes de tout le monde se trouvent reproduits avec la fidélité du daguerréotype »32, écrit un rédacteur du Figaro. Notons à ce propos que, la photographie au milieu du siècle nécessitant encore un temps de pose relativement long, l’analogie ne se fait pas à proprement parler avec le principe de « saisie sur le vif », mais bien davantage avec une volonté de fidélité et d’exactitude propre aux clichés, cette dernière instituant une esthétique spécifique, un style daguerréotype. L’imitation du procédé photographique est encore attribuée à la série Paris pris en flagrant délit33 de Léo Lespès diffusée la même année dans le journal L’Audience, qui se compose de scènes comiques dans le genre de Paul de Kock et de Henri Monnier. Ces scènes sont l’histoire de toutes les rues de la capitale… L’auteur monte dans chaque maison, il vous initie aux secrets du premier, aux mystères du second, à la vie du troisième ; il pousse ses investigations jusqu’au grenier, et même, en sortant de l’entresol, il jette un coup-d’œil chez le portier. Tous les habitants de Paris vont être daguerréotypés dans cet ouvrage, où la morale se trahira sous le voile diaphane de la comédie34.
L’auteur des « Scènes de la vie criminelle »35 pénètre chaque foyer et chaque conversation, afin de saisir sur le vif – et prendre en flagrant délit – un instant fugace du quotidien. Partant, ces albums ont en commun de 31
Pour reprendre les mots du sous-titre. Commentaire sur Paris au dix-neuvième siècle : recueil de scènes de la vie parisienne dessinées d’après nature paru chez Beauger, Figaro, n° 118, 16 avril 1840, p. 4 (je souligne). 33 Le texte est annoncé dans Le Corsaire en juin 1841 comme constituant l’un des douze romans-nouvelles illustrés formant Histoires à faire peur du commandeur Léo Lespès, à paraître dans les prochaines feuilles du journal L’Audience : journal général des tribunaux de commerce, des justices de paix et des conseils de discipline de la garde nationale. 34 Commentaire sur Paris pris en flagrant délit, Le Corsaire : journal des spectacles, de la littérature, des arts, des mœurs et des modes, n° 8084, 26 juin 1841, p. 4 (je souligne). 35 Voir « Les scènes judiciaires sténographiées : le cas Léo Lespès (L’Audience) » au chapitre II « Au rythme du journal ». 32
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présenter, à la manière du daguerréotype, « des scènes de la vie réelle »36, une formule qui se cristallise dans le discours critique37 pour définir ces morceaux de littérature, à mi-chemin entre l’impression fugitive et la permanence du cliché photographique. Musique Dans une démarche similaire de reconduction générique, La Posada (1856) du pianiste Adrien Talexy est caractérisée comme un « morceau de genre » dans l’extrait du catalogue de piano publié dans l’Almanach musical de 185838. De même, Les Feuilles mortes de Louis Abadie sont reprises dans un « petit morceau de genre pour piano » par Battmann en 1851 avec pour dessein de « populariser » l’œuvre du compositeur « sur toute la surface de la France »39. Pour autant, la formule ne s’apparente pas seulement à une appréciation légitimée par un seul principe d’affinité ; elle se canonise et se dote de la fonction, durant le XIXe siècle, d’étiquette générique : Noce villageoise, morceau de genre pour piano (Georges Mathias, 1852). Chanson du chasseur, morceau de genre pour piano (Wilhelm Kruger, 1859). Le Départ du conscrit, morceau de genre pour piano (René Favarger, 1860). Plaisir des champs, morceau de genre pour piano (Lucien Lambert, 1861). Mon premier caprice, morceau de genre pour piano (Jean Hugounenc, 1876). Parisiens, dormez ! morceau de genre pour piano (Franz Hitz, 1878). Les Caprices de la grand-mère, morceau de genre pour piano (Auguste Duffner, 1879). Fête au village, morceau de genre pour piano (Hubert de Blanck, 1886). Jadis, morceau de genre pour piano (Jean Straram, 1886). Au village, morceau de genre pour piano (Joseph Verbrugghe, 1888). Mignardise, morceau de genre pour piano (Alix Baccuez, 1896). 36 À l’image de la rubrique-chronique « Scènes de la vie réelle » des Annales politiques et littéraires, à la fin du XIXe siècle. Voir « “Scènes de la vie réelle” dans Les Annales : la rubrique-scène » au chapitre II « Au rythme du journal ». 37 Les occurrences sont nombreuses. On peut citer encore ce commentaire d’un journaliste du Gil Blas à propos d’un recueil de nouvelles d’Eugène Héros paru en 1885 chez Jules Lévy, La Noce à Génie, pour lequel l’auteur « a su prendre sur le vif des scènes populaires qui sont de véritables photographies et qui laissent au lecteur une impression profonde ». Gil Blas, n° 2200, 26 novembre 1885, p. 4. 38 « Extrait du catalogue de piano », Almanach musical pour 1858, Paris, A. Houssiaux, 1858, n.p. 39 « Nouvelles diverses », Le Ménestrel : musique et théâtre, Paris, n° 4, 23 décembre 1850, p. 3-4, p. 4.
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Promenade matinale, morceau de genre pour orchestre (Paul Lacombe, 1896). Bouquet de pensées, morceau de genre pour piano (Jeanne Lécuyer, 1897). Bras dessus, bras dessous, morceau de genre pour piano (Marius Carman, 1897). Historiette, morceau de genre pour piano (Marius Carman, 1897). Sous la charmille, morceau de genre pour piano (Marius Carman, 1897). Chants de forgeron, morceau de genre pour piano (Marius Carman, 1899).
Inscrite en aval du titre, l’étiquette distingue le morceau des autres et le consigne dans un genre, tout du moins dans une pratique spécifique, bien que très rarement définie. Par comparaison avec la scène de genre picturale néanmoins, on envisage une musique populaire, de divertissement ou de fantaisie, que l’on joue aussi chez soi, puisque les partitions sont imprimées et éditées. L’analogie avec la peinture est par ailleurs établie très vite par la critique, à l’image du commentaire d’Henri Blanchard à propos de Noce villageoise (1852) de Georges Mathias : « ce morceau de genre, comme le dit le second titre, est plutôt un tableau de genre, une idylle, un joli poëme champêtre, naïf et frais, qui transporte l’auditeur dans la campagne, au milieu de la joie et des danses de paysans vrais »40. Distincte en cela des grandes compositions religieuses ou relatives à des événements historiques ou politiques, cette musique – souvent de la valse – se pianote sur des petits sujets : Mon premier caprice, Au village, Parisien, dormez ! ou encore Les Caprices de la grand-mère. La formule se cristallise même dans le vocabulaire et devient une locution figée dans le discours critique, en témoigne le compte rendu de B. Marcel dans L’Aurore, à propos des grands concerts du moment : « M. Pierné venait ensuite avec un concerto pour piano, œuvre solide, serrée, de plume élégante, de tenue, de formule classique en son premier et troisième mouvement, peut-être un peu trop “morceau de genre” dans le scherzando du milieu […] »41. Si le genre déplaît à certains, il invite toutefois à une reconsidération esthétique importante, car la pratique, considérée d’abord comme populaire, facile et seulement divertissante, est ensuite légitimée par un nouveau système de valeurs, suivant une évolution analogue à celle de son pendant pictural ; un certain renversement, pour mémoire, s’opère au milieu du siècle entre la peinture d’histoire et la peinture de genre : 40 BLANCHARD Henri, « Revue critique », commentaire sur Noce villageoise de Georges Mathias, Revue et gazette musicale de Paris, n° 46, 13 novembre 1853, p. 399-400, p. 339. 41 MARCEL B., « Musique. Les grands concerts », L’Aurore : littéraire, artistique, sociale, Paris, n° 56, 13 décembre 1897, p. 2-3, p. 3.
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Un morceau de genre peut avoir sa valeur, et une valeur considérable, pourvu qu’il soit bien fait, qu’il décèle chez son auteur le souci de la correction, le désir du soin artistique sans lesquels on ne fait rien de bon, ni de durable en matière d’art. D’ailleurs, cette désignation de « classique » dont on a tant abusé n’est qu’un mot et il n’est pas possible d’indiquer d’une façon même approximative la délimitation entre la musique classique et la musique de genre. Telle œuvre qui, à son apparition, a été classée dans la musique de genre est devenue classique par la suite42.
Le phénomène de classification dont il est ici question s’explique probablement par la production importante de titres « de genre » durant la seconde moitié du siècle, qui, de fait, s’imposent dans le répertoire musical. On observe encore, pour complexifier les ramifications génériques tout en confirmant, dans le même temps, la légitimité de l’analogie, que l’étiquette « morceau de genre » est également usitée en peinture, comme le montrent ces propos de Diderot sur l’œuvre de Roland de La Porte : Un morceau de genre. Sur une table de bois, un mouchoir Masulipatan, un pot à l’eau de faïence, un verre d’eau, une tabatière de carton, une brochure sur un livre…43
La formule, sans être l’apanage de la critique d’art du XVIIIe siècle, continue, sans surprise, à s’employer au siècle suivant, bien que celle de « scène de genre » soit privilégiée. Autrement dit, l’appellation « morceau de genre » est, à partir du référent pictural, sans cesse réactivée pour désigner, à l’instar de son homologue, un petit sujet du quotidien. Il faut dire que le terme « morceau » n’est pas anodin ; s’il désigne habituellement une composition musicale ou picturale, il renvoie tout autant, et plus généralement, à un épisode ou à une séquence – à une scène –, car les « morceaux de genre » saisissent un instant « pris sur le vif »44. Par conséquent, ils « circulent »45 et s’immiscent dans des espaces pour le moins inattendus. On dit par exemple du reproche d’un vétérinaire 42 TACHUT, « Petites conférences. Comment on compose », Revue musicale SainteCécile, n° 8, 5 février 1897, p. 1-2, p. 1. 43 DIDEROT Denis, « Le Salon de 1765 » [1765], à propos de Roland de La Porte, in : Œuvres de Denis Diderot, éd. NAIGEON J.-A., Paris, Deterville, 1800, tome 13, p. 2-330, p. 164. 44 LEFRANC Fernand, « Au Champ de Mars », Revue du Nord de la France, à propos du Salon de 1894 et du peintre Wagner-Robier, Paris, mai 1894, p. 270-277, p. 274. 45 DIDEROT Denis, « Le Salon de 1765 », art. cité, p. 166.
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adressé à des confrères qu’il est, en raison de son piquant, « un véritable morceau de genre »46 ; ou encore de l’article « Le droit à l’infanticide » de M. Diday dont il faut absolument reproduire le texte tant il est écrit avec « esprit scientifique », qu’il se lit comme un « morceau de genre »47. Faudraitil alors entendre sous le terme genre celui de marginalité ? Non pas dans le sens de ce qui heurte par son anormalité, mais davantage ce qui, par sa banalité, en fait un inclassable, un hors catégorie ; une étiquette fourre-tout, pour ainsi dire. La thèse est en tout cas soutenue par la critique au moment de caractériser certains morceaux de musique. Du chansonnier Gustave Nadaud, on retient une œuvre bigarrée qui, afin de saisir « l’actualité au vol pour la fixer d’un vers preste et vif » – une qualification symptomatique du procédé même de la scène –, joue d’un « art singulier » fait de portraits, de petits poèmes, d’aimables tableaux ou encore de scènes de genre : Le chansonnier raille sans fiel les modes, les ridicules, les extravagances, les utopies, les ambitions essoufflées, toutes les folies et toutes les sottises de la politique, et il y a vraiment bien de la grâce et de l’enjouement dans ces œuvres d’une trame légère, tissues de l’air du temps, saisissant l’actualité au vol pour la fixer d’un vers preste et vif. Petits poèmes, portraits typiques, aimables scènes de genre, vaudevilles ou tableaux d’une conception ingénieuse, d’un tour alerte, d’une exécution leste et discrète, où le comique ne verse jamais dans la bouffonnerie, où la poésie se montre sans appuyer, où le sentiment se garde de l’emphase comme de la peste, les chansons de Nadaud font voler le trait sur l’aile d’un rythme pimpant, et la saveur du morceau est rehaussée par un art particulier d’amener le refrain et de l’entrelacer au thème des couplets48.
Le chansonnier de genre est certes caricaturiste, puisqu’il raille les modes et les ridicules, grossissant les traits sans pour autant les déformer. Mais il est aussi tout à la fois poète, dramaturge et peintre, une combinaison nécessaire pour illustrer avec la vélocité d’exécution les aléas du jour. Partant, la scène s’envisage toujours dans une sorte de palimpseste esthétique, qui, à défaut de rester confinée dans l’un ou dans l’autre genre, les traverse au contraire de part en part. 46 « Séance extraordinaire du 28 décembre 1854. Présidence de M. Bouley aîné », Journal des vétérinaires du midi, avril 1855, p. 391. 47 LAPEYRÈRE J., « Menus propos professionnels », La France médicale : historique, scientifique, littéraire, Paris, n° 12, 4 janvier 1868, p. 90-94, p. 93. 48 BERNADILLE, « Le panthéon des chansons de Gustave Nadaud », Le Ménestrel : musique et théâtres, n° 13, 26 février 1882, p. 97-99, p. 98 (je souligne).
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2. TRANSGÉNÉRICITÉ 2.1 Réflexion sur le genre : la scène comme matrice Penser la scène comme un genre met en évidence un aspect fondamental quant à son fonctionnement : sa circularité. La scène n’est affiliée à une pratique générique qu’en raison de sa transversalité, naviguant du journal au recueil, du théâtre à l’opéra49. Pour une étude de la scène, il faut par conséquent envisager la question du genre dans le mouvement et la dynamique (inter)générique, comme théorisée notamment par Schaeffer dans Qu’est-ce qu’un genre littéraire ? (1989), dans la mesure où, et peutêtre plus encore que d’autres pratiques d’écriture, la scène impose des ramifications nombreuses entre différents pôles, tant génériques qu’artistiques. Sa nature, son mécanisme, son existence sont en effet dirigés par une logique de la transversalité et de l’hétérogénéité. En cela, le corpus de scènes se lit au travers du concept théorique de transgénéricité, ou « genres de travers », pour reprendre les mots de Moncond’huy et de Scepi50. Sous cette hypothèse, des « relations intergénériques [favorisant] le glissement d’un genre vers un autre, selon une logique de l’attraction, de l’interpolation ou de la contamination »51 sont nécessairement instituées en matière littéraire. Ce processus d’hybridation est au cœur même du fonctionnement des récits scéniques, en raison du carrefour qu’ils instaurent : « passage, croisement, interférence, intersection, télescopage, les termes abondent qui pourraient efficacement décrire ces phénomènes esthétiques, formels et rhéto-poétiques qui font de l’œuvre littéraire à la fois une traversée des genres et un espace traversé par les genres »52. Certes, la transposition est un procédé commun au XIXe siècle, dont la scène, si elle en est un symptôme, ne peut en revendiquer la paternité. Combien d’œuvres littéraires sont adaptées pour le théâtre, de Balzac à Zola ? La pratique de la scène n’innove pas. En revanche, il est certain qu’elle pousse l’expérience à son terme, dès lors que le rapport entre les genres est rarement binaire (du roman au théâtre, par exemple), mais le plus souvent interdisciplinaire. Dans cette perspective, la scène se donne 49 Ce parcours traduit notamment celui des Scènes de la vie de bohème de Murger, dont une analyse détaillée est proposée plus bas, dans « Étude sur Murger et ses Scènes de la vie de bohème ». 50 MONCOND’HUY Dominique, SCEPI Henri, éds, « Avant-propos », in : Les Genres de travers, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 7-11, p. 8. 51 Ibid. 52 Ibid.
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peut-être moins comme un genre qu’un support à différents genres. Modèle idéal en raison d’une structure circonscrite et à même de façonner, d’expérimenter et de représenter un épisode sans être contraint par un registre, il constitue un canevas protéiforme, puisqu’il offre une trame (élément stable) corruptible (élément instable). Quels que soient le sujet, le ton, le contexte ou encore le public, la scène peut tout accueillir. À la lumière de ces éléments, la scène apparaît comme une matrice, qui, constituée de reliefs, donne une certaine forme – moule – à une pièce, qu’elle soit artistique (peinture, littérature, théâtre, cinéma, photographie, musique) ou littéraire (roman, poésie, théâtre). En fonction de l’armature qui l’accueille et des contraintes qui l’obligent, la scène s’adapte au gré des esthétiques. Sa plasticité, tant en regard de son substrat que des thèmes qu’elle expérimente, révèle sa capacité à évaluer les circonstances ; tout à la fois flexible et extensible, elle se laisse plier sans toutefois se rompre. La scène emprunte à cet égard les traits du module. Du latin modulus (mesure, cadence), celui-ci désigne en architecture un constituant élémentaire qui garantit la mesure d’un ensemble. Plus exactement, il est une unité adoptée par les architectes, un modèle standard, permettant d’établir dans une juste proportion l’ossature d’un édifice. « On peut choisir le module arbitrairement », mais il est le plus souvent le résultat d’une mesure inhérente à l’architecture elle-même, de la même manière « que les peintres et les sculpteurs de l’antiquité [ont] pris la tête de l’homme pour régler les proportions du corps humain »53, précise Ernest Bosc dans son Dictionnaire raisonné d’architecture. Pour autant, le module n’est pas figé, car il institue plutôt un ordre de grandeur. Dans son chapitre « Tableau des harmonies de la nature », le botaniste Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre rappelle que la hauteur d’une colonne doit, pour être harmonieuse, se situer entre sept et dix modules, érigeant une fourchette au-dessous et au-dessus de laquelle la colonne deviendrait disgracieuse, trop grosse ou trop menue. L’architecte Daniel Ramée insiste quant à lui sur la mobilité – la cadence – du module : il n’est « pas une dimension, une mesure absolue, comme par exemple le mètre, le pied, mais une mesure indéterminée et proportionnelle »54. Il est par suite susceptible de connaître des subdivisions – on mentionne souvent que le module d’une colonne peut se diviser – et des variations ; de fait, s’il instaure certes un chablon, le module est par définition 53 BOSC Ernest, « Module », in : Dictionnaire raisonné d’architecture et des sciences et des arts qui s’y rattachent, Paris, 1877-1880, tome 3, p. 231. 54 RAMÉE Daniel, « Module », in : Dictionnaire général des termes d’architecture en français, allemand, anglais et italien, Paris, C. Reinwald, 1868, p. 277.
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modulable. Tout comme ce dernier est « une mesure variable, c’est-à-dire que chaque architecte peut s’en faire une à volonté, avec laquelle il détermine et règle les proportions »55, selon Antoine Quatremère de Quincy, la scène établit un archétype à la fois formel et conceptuel par lequel l’écrivain – ou l’artiste, le journaliste, le cinéaste, etc. – entre dans un sujet avant de le moduler et de le définir. Partant, une diffraction générique est à l’œuvre avec la scène, qui, tout à la fois transgénérique et transmédiale, traverse – au sens de s’infiltrer, de se frayer un passage, de pénétrer de part en part – les différentes pratiques artistiques. 2.2 Dans « les grandes halles littéraires » : scène à la chaîne La multiplication des catégories de scènes (populaires, bourgeoises, parisiennes, provinciales, intimes, morales ou encore comiques) s’inscrit dans un processus de segmentation plus large du XIXe siècle, qui s’attache à faire de l’ordre au sein de la communication de masse56, sans véritablement cesser de la brouiller cependant. Face à l’essor des livres à petits prix et à l’extension des titres proposés aux lecteurs, l’éditeur a en effet tout intérêt à opérer une galerie de choix. Si la pratique n’est pas tout à fait inédite57, elle se systématise dans la seconde moitié du siècle ; une démarche générique à laquelle Balzac a sans aucun doute participé. « Scènes de la vie privée », « Scènes de la vie de province », « Scènes de la vie parisienne » ou encore « Scènes de la vie de campagne » instituent à force de déclinaisons une généricité, mais aussi, et surtout, une transversalité. « Mais quel est le sort de ces grandes halles littéraires ? »58 demande l’auteur de La Comédie humaine à Hippolyte Castille en 1846. Il appert que la référence balzacienne se noie rapidement dans la profusion de variantes proposées. Car si l’intitulé souvent persiste – Scènes de campagne : Adeline Protat (Henry Murger, 1854), La Jeunesse dorée : scènes de la vie privée au XIXe siècle (Alfred Driou, 1870) –, la terminologie s’effiloche parfois, en faisant notamment l’ellipse du mot « scène » : Les Heures d’une Parisienne (Léon Roger-Milès, 1890), Au jour le jour (Frédéric Soulié, 1864). 55 QUATREMÈRE DE QUINCY Antoine, Dictionnaire historique d’architecture, Paris, Librairie d’Adrien Le Clere, 1832, tome 2, p. 122. 56 LETOURNEUX Matthieu, Fictions à la chaîne. Littératures sérielles et culture médiatique, Paris, Seuil, 2017, p. 175. 57 Mathieu Letourneux la fait remonter au XVIIIe siècle, ibid. 58 BALZAC (DE) Honoré, « Lettre à Hippolyte Castille », La Semaine, 11 octobre 1846, cité par THÉRENTY Marie-Ève, « Avant-propos », à propos de la littérature panoramique, Romantisme, n° 136, février 2007, p. 3-13, p. 5.
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Pour autant, l’intertextualité, ou davantage l’intergénéricité, ne disparaît pas, dans la mesure où la structure des titres se fait écho. Le glissement que rencontrent les scènes n’est pas spécifique au genre, mais s’observe à maintes reprises durant le siècle. Matthieu Letourneux, dans Fictions à la chaîne (2017), fait état d’un processus similaire avec les « mystères urbains » à la Eugène Sue, en relevant la manière dont ceux-ci tendent « vers une logique architextuelle visant le genre dans sa totalité »59. Si les renvois aux Mystères de Paris (1843) sont dans un premier temps explicites et transparents – Les Mystères de Londres (Féval, 1844), Les Vrais mystères de Paris (Lucas, 1844) –, ils se désagrègent petit à petit et brouillent la logique référentielle : Les Drames de Paris (Ponson du Terrail, 1859), Les Loups de Paris (Lermina, 1876). Bien que « la structure des titres continue de produire un effet de résonance, c’est désormais avec ce qui apparaît comme un genre mêlant crime, ville et imaginaire social »60. Marie-Ève Thérenty rappelle à cet égard, pour désigner un tel phénomène de reprise, l’expression employée par plusieurs contemporains « mysterymania », et précise quant aux variations qu’il suscite : « traduction, adaptation, parodie, transmédialité, interfictionnalité, multiédition sur plusieurs supports, déviations de produits […] [font] des Mystères de Paris une incroyable matrice littéraire, notamment romanesque, propre à se décliner dans tous les espaces et toutes les classes de la société »61. L’institutionnalisation d’un genre aux contours aussi labiles n’est toutefois pas restreinte au strict domaine du livre. Une circulation sémantique et thématique s’opère bien sûr d’une publication à l’autre, mais le mécanisme doit, pour être saisi dans sa totalité, souffrir une vue d’ensemble. Il n’est pas anodin que la pléthore des intitulés « scènes de » éclate au XIXe siècle, au moment même où la culture médiatique standardise des imaginaires et favorise un format capable d’atteindre un public très large62. Un regard cursif porté sur la presse d’une part et sur la liste des parutions d’autre part met au jour un effet de contamination troublant. Les titres des rubriques – à l’instar de « Scènes de la vie cruelle » et de « Scènes de la vie réelle » des Annales politiques et littéraires – se confondent par exemple avec les romans de Monselet63 ; les récits brefs d’un « Écho de LETOURNEUX Matthieu, Fictions à la chaîne, op. cit., p. 179. Ibid. 61 THÉRENTY Marie-Ève, « Mysterymania. Essor et limites de la globalisation culturelle au XIXe siècle », Romantisme, n° 160, février 2013, p. 53-64, p. 53-54. 62 LETOURNEUX Matthieu, Fictions à la chaîne, op. cit., p. 180. 63 Voir la partie sur Monselet dans « De l’étiquette à l’étiquetage » au chapitre VII « Paternité d’un titre ». 59 60
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Paris » du Gaulois s’apparentent quant à eux aux scènes conjugales d’un Paul de Kock. Les frontières sont ainsi brouillées par une mise en réseau d’intitulés stéréotypés. Il n’est ainsi pas rare que les publications de l’un soient attribuées à l’autre et vice versa. On assigne à tort les Scènes de la vie cruelle à Henry Monnier64, à défaut de Charles Monselet, dans un article de La Vie parisienne de 1890. Sans compter encore que certaines « Scènes » paraissent dans la presse parfois pendant plusieurs dizaines d’années ou sont rééditées en vrac chez différents éditeurs ; la critique a de quoi se perdre. Toutefois, l’égarement témoigne moins d’une incohérence que d’une permanence, celle d’une esthétique volontairement fragmentée et éclatée, avec laquelle jouent aussi bien les écrivains que les éditeurs pour édifier, faute d’un genre limité et cantonné, une pratique bigarrée. Il faut dire qu’en même temps que la littérature légitimée insiste sur son besoin d’unicité et d’homogénéité de l’œuvre, comme le rappelle Mathieu Letourneux à la lumière du débat des ennemis de la littérature industrielle, elle amplifie sa divergence avec la littérature de genre ; « en retour, cette divergence a sans doute accéléré la tendance des auteurs populaires à adopter des stratégies sérielles »65. 2.3 Effets de transversalité Répétition : le cas des scènes de la vie des animaux (Grandville) La répétition du terme « scène », le lexique ainsi que la représentation du quotidien et de l’anecdotique tissent un réseau générique, cartographient un imaginaire poétique. Entre la presse, le recueil et l’illustration, c’est bien une circulation de la scène qui grouille, par exemple, autour du projet du recueil collectif Scènes de la vie privée et publique des animaux, édité chez Hetzel et Paulin en deux volumes en 1842 et illustré des vignettes de Grandville. Le recueil est annoncé dans la presse littéraire, mais également artistique, notamment dans le Catalogue des livres et des estampes en 1854 et dans La Chronique des arts en 1889. Dans la perspective d’une rotation opérée entre plusieurs registres, l’illustration inaugurant le recueil mêle sciemment le procédé journalistique, par l’annonce publicitaire dans les 64 « Choses et autres », commentaire sur les représentations au Théâtre Libre, La Vie parisienne : mœurs élégantes, choses du jour, fantaisies, voyages, théâtres, musique, modes, 1er janvier 1890, p. 123-124, p. 124. 65 LETOURNEUX Matthieu, Fictions à la chaîne, op. cit., p. 180-181. Sur la question du genre et de la collection éditoriale, voir le chapitre VII « Paternité d’un titre ».
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mains du chien, la représentation artistique, par le croquis des différents animaux, et, enfin, par l’apparition, en arrière-fond, de l’égide du littéraire, par la figure institutionnelle du Panthéon, adoptant d’emblée des « stratégies sérielles » par une distribution plurielle.
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Par extension, le volume est composé « d’associations », selon le vœu de l’éditeur exprimé dans l’avant-propos : « notre pensée, en publiant ce livre, a été d’ajouter la parole aux merveilleux Animaux de Grandville, et d’associer notre plume à son crayon, pour l’aider à critiquer les travers de notre époque, et, de préférence parmi ces travers, ceux qui sont de tous les temps et de tous les pays »67. Le choix du lexique est intéressant, car 66 HETZEL Pierre-Jules (signé P.-J. Stahl), éd., Scènes de la vie privée et publique des animaux, études de mœurs contemporaines, vignettes par Grandville, avec la collaboration de M.M. de Balzac, L’Héritier, Alfred de Musset, Paul de Musset, Charles Nodier, Madame M. Ménessier Nodier, Louis Viardot, Paris, Hetzel et Paulin, 1842, illustration qui ouvre la seconde partie. Source : gallica.bnf.fr / BnF. 67 HETZEL Pierre-Jules (signé P.-J. Stahl), « Avant-propos », in : Scènes de la vie privée et publique des animaux, op. cit., p. 1-4, p. 1 (je souligne).
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il institue une compatibilité entre la catégorie générique « scène » et une esthétique de l’hybride ; les mots « mosaïque », « mélange », « compilation » et « pêle-mêle » étant récurrents dans le discours critique pour qualifier le recueil. La « diversité de mains et de genres »68 se révèle dans une variété de textes juxtaposés qui en fait l’« une des productions les plus originales de notre époque »69, relève un rédacteur du Satan. La mise en scène d’épisodes anecdotiques relatés ou illustrés par des animaux n’est cependant pas le propre de cet ouvrage, quoiqu’il ait fait date dans le genre. Si Balzac, Nodier ou encore Droz ont directement participé à l’entreprise collective et ainsi formulé un premier imaginaire de la scène animalière, il faut encore citer des auteurs et des artistes collatéraux. Le procédé est notamment usité par les peintres – on retient par exemple de Landseer son excellence à « reproduire les scènes de la vie des animaux »70 – ou par les écrivains, à l’image de Charles Joliet qui, pour « Une scène de la vie privée des animaux » publiée dans Scènes et croquis de la vie parisienne (1870), imagine un dialogue entre un lion, un singe et un chat, et dont le débat mené à la Cour d’assises convoque évidemment « Cour criminelle de justice animale » d’Émile de la Bédollière, publié dans Scènes de la vie privée et publique des animaux, créant une inter-référentialité qui, pour rester dans l’image animalière, ne cesse de se mordre la queue. À cette circularité se joignent encore de nombreuses publications éditées durant la seconde moitié du siècle et dont les titres revendiquent l’analogie, comme Scènes de la vie des animaux (1863) de G. P., Tableaux et scènes de la vie des animaux (1877) d’Eugène Lesbazeilles ou encore Scènes de la vie des animaux (1894) de Victor Meunier. Si l’esthétique de la scène est parfois absente, l’écho du titre fait sans aucun doute apparaître dans l’esprit du lecteur un ensemble à la fois cohérent et hétérogène. La singularité du texte se perd au profit d’un vaste corpus : les scènes se confondent. Sans compter que le lecteur souscrit en général – c’est le cas pour Scènes de la vie privée et publique des animaux – à des livraisons fragmentées du recueil, cinquante en l’espèce, elles-mêmes prises dans un réseau déjà fort saturé. Dans un article intitulé « Grandville vu par ses originaux », le journaliste John Grand-Carteret relate une anecdote mettant en lumière l’effet de réplétion : 68
Ibid., p. 2. « Bibliographie », commentaire sur Scènes de la vie privée et publique des animaux, Satan, n° 105, 31 décembre 1843, p. 4. 70 VAPEREAU Gustave, « Edwin Landseer », in : Dictionnaire universel des contemporains [1858], Paris, Librairie Hachette, 1858, p. 1033. 69
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Paul de Saint-Victor, quand, ayant ouvert pour la dixième fois les Scènes de la vie privée et publique des animaux, s’écriait : « Assez ! assez ! de grâce, donnez-nous autre chose ». C’est qu’on était alors saturé de cette perpétuelle comédie humaine sous forme d’animaux qui se jouait depuis nombre d’années, dans laquelle avaient déjà excellé Carle Vernet et autres artistes de la Restauration, que Grandville devait continuer, longtemps durant, par des séries toujours calquées sur le même modèle, qu’il s’agisse des animaux habillés, jouant plus ou moins au singe savant, ou des animaux « au naturel », c’est-à-dire posés sur leurs quatre pattes71.
Non seulement l’espace, tant littéraire (« comédie humaine ») que pictural (« artistes de la Restauration »), est saturé, mais il s’adonne en outre au rythme frénétique « des séries toujours calquées sur le même modèle ». À nouveau, la scène en littérature partage avec son homologue pictural des traits communs : comme la peinture de genre, elle se décline en séries, le pinceau empruntant à la plume et inversement. Reproduction : les journaux reproducteurs (Le Voleur) Le phénomène de répétition ne va pas sans rappeler celui initié par ceux qu’on nomme au XIXe siècle « les journaux reproducteurs ». Le Voleur (1829), L’Écho des feuilletons (1841) ou encore Les Veillées littéraires illustrées (1849) méritent à ce titre une attention toute particulière dans la mesure où ils ébranlent non seulement les distinctions préalablement établies entre les types de journaux et les types de scènes, révélant la complexité inhérente à ces dernières, mais ils instaurent en outre une pratique curieuse, celle de l’emprunt et de la circularité, dont le fonctionnement influence considérablement celui de la scène. « Qui n’a lu l’histoire désopilante du chapeau d’escargots et de la robe ventre de biche ? »72 interroge un journaliste du Petit semeur. Sous-titré « scène d’omnibus » lors de sa parution dans Le Cercle en 1837, ce récit a vaqué du Droit au Bulletin colonial (1836), de L’Industrie (1859) au Patriote algérien (1886) ou encore du Petit Journal (1863) au journal d’éducation L’École et la famille (1880), avant de réapparaître dans quelques recueils, comme Les Petites causes peu célèbres (1847) de Charles Charbonnier. Le plagiat est cependant banal et relève d’une pratique commune, comme le note Roland Chollet : « dans la première moitié du XIXe siècle, des quotidiens 71 GRAND-CARTERET John, « Grandville vu par ses originaux », Le Livre et l’image : revue documentaire illustrée mensuelle, tome 1, mars-juillet 1893, p. 288-296, p. 293. 72 L. G., « De l’escargot au point de vue politique et social », Le Petit semeur : bulletin mensuel du Patronage central de Besançon, n° 14, septembre 1901, p. 130-132, p. 131.
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politiques aux petites feuilles de spectacles, tous les journaux se copient les uns les autres et pillent les livres nouveaux au gré de leurs besoins. Faits divers, poèmes, fragments dramatiques ou narratifs […], la contrefaçon s’étale partout dans la presse »73. Souvent faute de capitaux, à l’image du Voleur74, les textes des uns sont reconduits dans le journal d’un autre. On ne sera donc pas surpris que Le Gaulois « emprunte » au Figaro ou à quelques journaux étrangers, allemands ou anglais, des « scènes de la vie réelle », conférant dans le même temps une qualité spécifique de la scène, sa répétition, à l’image des deux exemples suivants : Une scène de la vie réelle empruntée au Figaro : À la hauteur du boulevard Montmartre, il s’est produit hier un incident assez gai : Au milieu de la confusion des voitures, un cheval fringant, attelé à un phaéton, s’emporta tout à coup et se mit à filer à fond de train. Un seul cri retentit alors de tous côtés : – Arrêtez-le ! Arrêtez-le ! À ces mots, un monsieur, qui prenait tranquillement son absinthe, se leva et se sauva précipitamment. C’était le citoyen S…, qui a pris une part si active dans les tripotages des marchés de la délégation. Il court encore !75 Petite scène de la vie réelle prise sur le vif par le Berliner Tageblatt : Un huissier se présente pour saisir le mobilier d’une chambre occupée en commun par deux amis. Ceux-ci, surpris au lit, se renvoient réciproquement la propriété des meubles. – Voilà une bonne histoire, continue l’huissier : M. M… déclare que le mobilier appartient à M. L…, et celui-ci prétend qu’il est la propriété de M. M… Lequel des deux en est le véritable possesseur ? Pas de réponse. Mais enfin, reprend l’officier ministériel, qui est-ce qui paye le loyer ? La porte s’ouvre tout doucement et apparaît sur le seuil Mme K…, la massive propriétaire des saisis, qui a écouté le colloque. Elle lève vivement la main au ciel et s’écrie : – Ni l’un, ni l’autre, monsieur l’huissier, je vous le jure !76 73 CHOLLET Roland, Balzac journaliste. Le tournant de 1830 [1983], Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 72. 74 Le Voleur est un journal fondé par Girardin et par Latour en 1828. Considéré comme un vaste « cabinet de lecture », il « s’adresse aussi bien aux petits bourgeois du Constitutionnel qu’aux libéraux huppés du Courrier, aux bonapartistes nostalgiques, à tout une opposition informelle, aux élites sans opinion des chefs-lieux de cantons » ; ibid., p. 76 et p. 222. 75 VILLIERS Léon, « Une scène de la vie réelle empruntée au Figaro », qui précède « Autre scène de la vie parisienne », Le Gaulois : littéraire et politique, n° 1357, 25 juin 1872, p. 2. 76 BARTEL Paul, « Petite scène de la vie réelle prise sur le vif par le Berliner Tageblatt », Le Gaulois : littéraire et politique, n° 3763, 13 février 1879, p. 2.
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À la manière d’un roman-feuilleton, le journal compose ses feuilles « à coups de ciseaux »77, selon l’expression de René Guise, en réactivant ça et là quelques-uns des morceaux d’une histoire sans fin. Si le phénomène de reprise a déjà été mis en exergue par quelques critiques – quoiqu’une étude systématique n’ait à ma connaissance pas encore été proposée –, il faut relever un détail souvent non mentionné et pourtant significatif : la majorité des textes « reproduits » du Voleur ou du Gaulois sont des scènes. Avec un début tronqué et une fin souvent abrupte, la scène œuvre de façon autonome et se caractérise par une extraordinaire perméabilité. Celle-ci peut être déplacée, reprise ou encore reformulée, selon le registre dans lequel elle s’immisce (littéraire, politique, juridique ou encore commercial). Inclassable, non-catégorisable, il faut peut-être voir dans ce genre scénique un prototype de la modernité. Brève, la scène répond aux exigences d’un siècle qui fait l’éloge de la vitesse, dont les périodiques, publiés du matin au soir, en illustrent les conditions ; facile et accessible, elle devient un objet de consommation pour un large lectorat. Transposition : Balzac au théâtre Si les principes de répétition et de reproduction montrent avec force la plasticité inhérente à la pratique de la scène, il faut encore en relever un troisième, complémentaire aux deux premiers : le principe de transposition. L’effet de réminiscence suscité par la redondance des titres, à la manière de la série des Scènes au cœur de La Comédie humaine de Balzac, est renforcé par la possibilité d’une (re)conversion. Plus exactement, le texte scénique souffre, en sus d’une reprise, d’un déplacement, puisqu’il mute d’un genre à l’autre, du roman au théâtre ou du théâtre à l’opéra, par exemple. Et pour cause : « c’est de Balzac en effet qu’est issue directement la comédie moderne »78, affirme le critique littéraire René Doumic. À l’occasion du portrait qu’il dresse du dramaturge Émile Augier, Doumic retrace les origines et les filiations du genre de la scène. Selon lui, Augier saisit à la manière du romancier les types de la société moderne dans des tableaux réalistes : ceux-ci sont vivants « parce que leur portrait a été composé par l’intérieur. Augier est entré en eux, s’est transformé en eux. 77 GUISE René, Le Roman-feuilleton (1830-1848) : la naissance d’un genre, Lille, atelier de reprographie de l’Université de Lille III, 1985, p. 46. 78 DOUMIC René, « Émile Augier », in : Portraits d’écrivains : Alexandre Dumas fils, Émile Augier, Victorien Sardou, Octave Feuillet, Edmond et Jules de Goncourt, Émile Zola, Alphonse Daudet, J.-J. Weiss, Paris, P. Delaplane, 1892, p. 57-96, p. 93.
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[…] Il entend la trivialité de leur langage. Il attrape aisément leurs façons de parler, énergiques et communes »79. En cela, « la formule du théâtre d’Émile Augier aura du moins été viable, et [plus encore] elle aura servi pour mettre à la scène le tableau le plus complet que nous ayons des mœurs qui ont été celles de la France à une certaine date »80. Mettre à la scène un tableau de mœurs, voilà un énoncé susceptible de rendre compte des ramifications qui se tissent au milieu du siècle entre la peinture, le théâtre et la littérature. Pour cette raison, il faut selon Doumic envisager en concours la démarche du dramaturge et celle du romancier : C’est par là qu’on a pu comparer l’art d’Émile Augier à celui de Balzac. Les analogies sont frappantes. On ferait aisément rentrer toutes les parties du théâtre d’Augier dans les cadres de la « Comédie humaine » : scènes de la vie parisienne et scènes de la vie de province, scènes de la vie privée, scènes de la vie politique, etc. Augier fait au théâtre, comme Balzac avait fait par le livre, le roman de l’inventeur, de l’usurier, du brasseur d’affaires, du parvenu, de la femme de trente ans, etc. C’est de Balzac en effet qu’est issue directement la comédie moderne : c’est là qu’il en faut aller chercher les véritables origines81.
À la manière du principe de sérialité initié par Balzac pour La Comédie humaine, le théâtre représente dans la même veine les épisodes de la vie contemporaine à travers des types « qui ramène[nt] forcément les mêmes scènes »82, disait Henry de la Madelène. Le procédé rappelle par ailleurs celui défendu par Diderot et plus encore par Mercier, avec Tableaux de Paris. Toutefois, si le dix-huitième siècle a très certainement institué les soubassements nécessaires à l’éclosion du genre de la scène, c’est bien dans le roman de mœurs qu’il faut aller chercher les moyens de s’épanouir, précise encore Doumic : Quand on la [comédie moderne] rattache aux théories de Diderot et de Mercier, on n’a pas tort, si l’on veut dire par là que Dumas et Augier se sont trouvés avoir renouvelé la comédie, justement par les procédés et la manière qu’avaient pressentie Diderot et Mercier ; mais ils n’ont pas voulu appliquer les idées de ces théoriciens. Il est exact que Diderot et Mercier ont prévu la comédie de mœurs moderne, mais ils ne l’ont pas 79
Ibid., p. 91-92. Ibid., p. 95. 81 Ibid., p. 92-93. 82 MADELÈNE (DE LA) Henry, « Tablettes contemporaines », commentaire sur Jocrisses de l’amour de Théodore Barrière et Pierre-Antoine-Auguste Thiboust, Revue de Paris, 7 janvier 1865, p. 632-646, p. 643. 80
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aidée à naître. Elle est issue du roman de mœurs. Elle n’est même que ce roman mis à la scène83.
La comédie moderne, telle que jouée sur les scènes des vaudevilles, n’est ainsi « que ce roman mis à la scène ». Autrement dit, « on voit par combien de liens le théâtre d’Émile Augier tient à l’histoire même de notre littérature. Il est l’aboutissement d’efforts multiples […]. Il est l’achèvement de quelque chose »84, conclut Doumic. Il faut dans cette perspective rappeler que Balzac lui-même projetait de mettre à la scène La Comédie humaine, comme le mentionne le journaliste Louis Lurine dans une étude consacrée au romancier, publiée dans La Presse littéraire en 1855 : Après avoir fait le livre de la Comédie Humaine, Balzac se préoccupait déjà de la comédie humaine au théâtre ; mais il n’y pensait pas encore tout à fait. (Je vous demande si un pareil romancier de la réalité, un pareil metteur en scène des caractères et des passions, n’avait pas tout ce qu’il faut à un grand esprit pour réussir dans une salle de spectacle, devant la rampe !)85
Si la série de Balzac n’a pas été entièrement transformée pour les planches parisiennes par un « pareil romancier de la réalité, un pareil metteur en scène des caractères », certains de ces textes ont toutefois été joués. Le Père Goriot, récit des Scènes de la vie privée paru en 1835, est traduit pour la scène la même année et joué tant dans le genre de la comédievaudeville le 6 avril au Théâtre du Vaudeville que dans le genre du dramevaudeville le 12 avril au Théâtre des Variétés86. La comédie en un acte Les Recettes jaunes « petites misères de la vie conjugale » est quant à elle mise à la scène d’après les feuilletons de Balzac par Horace Hannion. En avril 1838, le Théâtre du Panthéon a en outre « vu couronner d’un beau succès César Birotteau, roman de M. de Balzac, arrangé pour la scène, par M. Cormon »87, une transposition déjà opérée l’année précédente à l’occasion de l’adaptation du texte par Pierre Tournemine au Théâtre de la Gaîté, dont l’acte troisième s’ouvre d’ailleurs DOUMIC René, « Émile Augier », in : Portraits d’écrivains, op. cit., p. 93 (je souligne). Ibid., p. 95. 85 LURINE Louis, « Discours prononcé par M. Louis Lurine : étude sur Balzac », La Presse littéraire : écho de la littérature, des sciences et des arts, tome 5, Paris 1855, p. 359-368, p. 366. 86 MICHELOT Isabelle, « L’adaptation de Balzac au théâtre : la quadrature du “four” ? », L’Année balzacienne, n° 12, janvier 2011, p. 383-399, p. 387. 87 « Nouvelles diverses », commentaire sur César Birotteau de Balzac arrangé pour la scène par Cormon, La Presse, 9 avril 1838, p. 3 (je souligne). 83 84
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sur une toile de genre88. Bien que l’adaptation dans le genre vaudeville soit commune, elle met toutefois en avant un phénomène singulier, celui de la circulation. Le metteur en scène Emmanuel Théaulon exacerbe le procédé à l’occasion de l’adaptation d’Adieu en 1833, autre récit des Scènes de la vie privée, dans la mesure où il en fait un drame mêlé de chants, pour lequel les couplets dramatiques sont chantés durant la représentation89. Pour mémoire, Balzac a aussi, en parallèle à l’écriture de La Comédie humaine, exploré différents genres dramatiques, dans La Caricature notamment90, à mi-chemin entre le croquis de mœurs et la satire sociale, en prenant plaisir à convoquer la forme théâtrale puisque les scènes publiées dans l’hebdomadaire revêtent presque systématiquement les codes de cette dernière, avec ses didascalies et ses dialogues en discours direct. Alors que le phénomène de circulation d’un genre à l’autre est usuel, il atteint par conséquent un paroxysme significatif avec la pratique de la scène. Facilement reconductible en raison de son format à la fois concis et délimité, elle se présente comme un support esthétique et poétique idéal à même de se voir réactivé et adapté, du roman au théâtre. Mi est le maître mot. Mi-dramatique, mi-satirique, mi-historique, mi-romanesque ; et on se trouve rapidement à court de « mi », précise encore Tim Farrant dans son article « Balzac et le mélange des genres »91. Les Tableaux d’une vie privée, une pièce de théâtre esquissée en 182892 mais jamais terminée par le « Balzac journaliste »93, sont encore écrits dans le même temps que les premières Scènes de la vie privée et « appartiennent eux-mêmes à un genre déjà mixte, aux “scènes historiques” […], et qui ne sont pas sans 88 « Au lever du rideau Césarine est endormie dans un fauteuil placé sur l’avant-scène de gauche et près d’une porte ouverte ; à côté d’elle est une table sur laquelle se trouvent une potion, un verre et une lampe de nuit : Césarine tient encore à la main l’ouvrage auquel elle travaillait. Birotteau est du côté opposé assis à un bureau, il travaille : le jour arrive par degrés ». TOURNEMINE Pierre, Un coup d’épée, comédie-vaudeville en deux actes, adaptation du roman César Birotteau de Balzac, première représentation au Théâtre de la Gaîté le 26 octobre 1837 ; impression chez Michaud la même année, p. 35. 89 MICHELOT Isabelle, « L’adaptation de Balzac au théâtre : la quadrature du “four” ? », art. cité, p. 388. 90 Voir « Expérimentation d’une écriture scénique : le cas de La Caricature » au chapitre I « Presse en laboratoire ». 91 FARRANT Tim, « Balzac et le mélange des genres », L’Année balzacienne, n° 1, janvier 2001, p. 109-118, p. 112. 92 Vraisemblablement, Balzac entame la rédaction de la pièce dès 1830, selon MILATCHITCH Douchan Z., Le Théâtre inédit d’Honoré de Balzac, édition critique d’après les manuscrits de Chantilly, Paris, Librairie Hachette, 1930, p. 78. 93 Pour reprendre le titre de l’ouvrage de CHOLLET Roland, Balzac journaliste. Le tournant de 1830, [1983], Paris, Classiques Garnier, 2016.
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relation avec les éléments dialogués du roman historique, dont la vogue bat alors son plein, ni avec le “spectacle dans un fauteuil” que produira Musset »94. Dans la veine des Scènes contemporaines de la vicomtesse de Chamilly (1828), des Scènes de la vie (1830) de Madame de Vogt ou des Scènes populaires de Monnier (1830), toutes éditées à la charnière des années trente, un genre profondément hybride voit donc le jour, entre drame et roman, théâtre et littérature. La pièce de Balzac Tableaux d’une vie privée95 s’ouvre sur la transposition d’un véritable tableau de genre, puisqu’elle fait pénétrer le spectateur dans l’intimité d’une maison dans un faubourg d’Alençon en 1788, par un dialogue entre Nathalie, la fille de Madame Blanche âgée de quinze ans, et Fanchette Lenoir, une paysanne à leur service, toutes deux assises à l’ombre d’une charmille de tilleuls et tenant sur les genoux un tambour à dentelle. La conversation active un topos des romans balzaciens : la jeune femme s’ennuie à la tâche et étouffe dans le cadre étroit de la campagne, parlant même de « se vendre », pour éviter de remuer les bobines des heures durant. Si cette première scène semble complète, la seconde, dont l’action se déroule en 1799, est quant à elle tronquée, ne laissant au curieux que quelques bribes de dialogue entre Nathalie, alors âgée de vingt-six ans, et un ministre de la police ; ce dernier semble lui proposer une mission en relation avec la guerre des Vendéens et des Chouans. Le tableau s’arrête net, mais laisse suffisamment d’indices pour soutenir une seconde transposition. L’héroïne, comme le remarque Madeleine Fargeaud, laisse « songer irrésistiblement à [celle] des Chouans, Marie de Verneuil, qui accepte, un jour de misère, d’aller pour 300’000 fr. se faire aimer d’un inconnu qu’elle doit livrer »96. L’hypothèse est par ailleurs confirmée par la liste des personnages de la pièce97, dont la succession des noms paraît d’elle-même relater les étapes du roman Le Dernier Chouan ou la Bretagne en 1800, paru un an après, en 1829, chez Urbain Canel. Le principe de reconversion est d’autant plus évident que la pièce appelle FARRANT Tim, « Balzac et le mélange des genres », art. cité, p. 112. Le manuscrit de la pièce est conservé à la Collection Lovenjoul sous la cote A 215, reproduit dans FARGEAUD Madeleine, « Sur la route des Chouans et de La Femme abandonnée (“Tableaux d’une vie privée”) », L’Année balzacienne, 1962, p. 51-66, qui précise p. 60 qu’il « est composé de deux textes qui présentent entre eux un certain nombre de variantes. Balzac a donc repris deux fois, et peut-être à quelques mois de distance, son sujet ». Si Fargeaud livre le premier état du texte, Milatchitch cite le second, avec les variantes, dans MILATCHITCH Douchan Z., Le Théâtre inédit d’Honoré de Balzac, op. cit., p. 78-89. 96 FARGEAUD Madeleine, « Sur la route des Chouans et de La Femme abandonnée (“Tableaux d’une vie privée“) », art. cité, p. 52. 97 Ibid., p. 53. 94 95
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encore à des similitudes troublantes avec l’une des séries de la Comédie humaine qui porte presque le même titre. La mère, dans Tableaux d’une vie privée, « image pathétique de la femme abandonnée qui “meurt à trente ans”, fait songer à deux femmes des Scènes de la vie privée : Madame de Beauséant, dans La Femme abandonnée, et Madame Willemsens, dans La Grenadière »98. On ne sera alors pas étonné de découvrir sur le manuscrit de la pièce une modification générique des plus significatives. Avant d’opter pour le terme « Tableaux », Balzac a d’abord privilégié celui de « Scènes » : si le titre Tableaux d’une vie privée n’a connu en 1828 qu’une brève existence, il est réactivé par la suite pour l’intitulé de l’une des séries de La Comédie humaine, Scènes de la vie privée, confirmant d’une part la « filiation de la conception dramatique de 1828 avec la conception romanesque de 1830 »99 et légitimant d’autre part un effort de transposition. Comme le rappelle Fargeaud, citant la préface aux Études de mœurs, « la formule du roman balzacien était [alors] trouvée : “le drame appliqué aux choses les plus simples de la vie privée” », confondant les trois aspects essentiels de l’art balzacien, tout à la fois romancier, peintre et dramaturge100. « Notre jeune littérature procède par tableaux où se concentrent tous les genres », conclut à ce propos Blondet, l’un des protagonistes des Illusions perdues, « la comédie et le drame, la description, les caractères, le dialogue, sertis par les nœuds brillants d’une intrigue intéressante »101. 2.4 Étude sur Murger et ses Scènes de la vie de bohème Si l’exemple balzacien suffirait à lui seul à rendre compte du principe de transposition inhérent à la scène, il en est un autre qui, en raison de son exacerbation, mérite d’être étudié plus en détail : Henry Murger. Ses Scènes de la vie de bohème se caractérisent en effet par une plasticité étonnante, du journal au livre, du théâtre à l’opéra, sans compter que de nombreuses « scènes de bohème » sont réécrites (« La couleur parisienne : scènes de Bohème »102 d’Auguste Germain) ou pastichées (« Pastiches : 98
Ibid., p. 55. FARGEAUD Madeleine, Balzac et La recherche de l’absolu, Paris, Librairie Hachette, 1968, p. 455. 100 Ibid., p. 456. 101 BALZAC (DE) Honoré, Illusions perdues [1835-1843], deuxième partie « Un grand homme de province à Paris », in : Œuvres complètes, Paris, Furne, 1843, volume 8 « Scènes de la vie de province », tome 4, p. 308. 102 GERMAIN Auguste, « La couleur parisienne : scènes de Bohème », Le Courrier français, n° 1, 1er janvier 1888, p. 9. 99
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Henry Murger. Parodies d’une scène de la vie de bohème »103 de Charles Joliet). Il faut dire que la pratique de la scène n’a pour Murger aucun secret : Scènes de la bohème (1851), Scènes de la vie de jeunesse (1851), Scènes de campagne (1854), Scènes de la vie d’artiste (1857)104, Les Vacances de Camille : scènes de la vie réelle (1857) ou encore Les Roueries de l’ingénue : scènes de la vie de théâtre (1861) annoncent d’emblée le pedigree de l’auteur. Forts de leur succès, ces textes connaissent plusieurs rééditions, en principe chez le même éditeur (Michel Lévy frères), parfois en circulant d’une maison à l’autre (le roman Les Vacances de Camille : scènes de la vie réelle paraît chez Lévy et chez Rouff par exemple), mettant dans tous les cas en exergue la malléabilité inhérente à la pratique scénique, susceptible de souffrir des variations, des déplacements, des reconductions et des adaptations. Presse « Lorsque Mürger publia, en 1845, dans l’ancien Corsaire, ses Scènes de la Vie de Bohême, il ne se doutait pas sans doute du succès colossal qu’elles allaient obtenir »105, précise Arthur Pougin dans Le Ménestrel. Entre 1845 et 1849, Henry Murger fait paraître dans Le Corsaire-Satan puis dans Le Corsaire des récits brefs en trente-cinq feuilletons, en suivant un rythme décousu et inégal. Si le premier, « Un envoyé de la province : mœurs d’atelier » (9 mars 1845) est signé du pseudonyme « Henri Mu…ez », le second, publié un an plus tard, « Les amours de carême » (6 mai 1846), marque les débuts officiels de l’auteur puisqu’il signe à partir de cette date de son nom complet. Par ailleurs, dès le troisième texte, « Le cap des tempêtes » (9 juillet 1845), le sous-titre, puis le sur-titre, « Scènes de la bohème » est privilégié. Jusqu’au 21 avril 1849, les épisodes se succèdent : « Mademoiselle Mimi », « Un café de la bohème » ou encore « Les fantaisies de Musette » forment alors un panorama complet de la vie de bohème contemporaine, entre scènes pathétiques et scènes fantaisistes. JOLIET Charles, « Pastiches : Henry Murger. Parodie d’une scène de la vie de Bohème », Le Journal amusant : journal illustré, journal d’images, journal comique, critique, satirique, etc., n° 525, 20 janvier 1866, p. 3-6. 104 Une première partie du texte paraît dans le Rabelais en 1857 sous le titre « La nostalgie : scènes de la vie d’artiste » et le livre est annoncé sous presse en 1859 dans les Chroniques contemporaines de Paul de Molènes, mais l’ouvrage ne voit vraisemblablement pas le jour. 105 POUGIN Arthur, commentaire sur La Vie de bohème, comédie lyrique en quatre actes, livret de Giacosa et Luigi Illica, version française de Paul Ferrier, musique de Giacomo Puccini (première représentation à l’Opéra-Comique le 13 juin 1898), Le Ménestrel : musique et théâtres, n° 25, 19 juin 1898, p. 194-196, p. 195. 103
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En incise, il faut ici brièvement s’arrêter sur la notion même de bohème et rappeler les observations de Jean-Didier Wagneur à son égard106. Celle-ci relève à la fois « de la sociologie de l’art et de la littérature, de l’histoire politique et sociale [et] de l’histoire de la presse »107. Dans cette perspective, il faut la considérer comme « une notion mouvante » puisqu’on « qualifie de bohème aussi bien la figure urbaine du parasite stigmatisé par la littérature panoramique que des communautés organisées selon des types spécifiques de sociabilité »108, comme le cénacle, le café ou encore l’atelier. Partant, il n’y a pas une mais bien des bohèmes, dont le journal est un vecteur important : celle de la petite criminalité ou des étudiants, celle de la littérature ou des arts109. Si les définitions divergent durant le siècle, on s’accorde néanmoins à envisager sous sa dénomination des figures – et des productions – marginales et alternatives. Plus encore, à la manière du bohémien qui vit au jour le jour, la bohème s’écrit de la même façon, dans la petite presse notamment. Ainsi, quand Murger fait paraître dans Le Corsaire-Satan ses Scènes de la bohème, il s’attache à peindre des existences précaires, des situations quotidiennes et des types familiers110. L’auteur « scénographie la bohème en moments de café avec son lot de conversations et de farce »111, en empruntant ses scènes à la vie réelle. Dans ses Souvenirs contemporains, Théodore de Banville rappelle encore la genèse du récit, qui s’élabore « au jour le jour pour Le Corsaire » et qui se nourrit de la vie de l’auteur : Murger écrivait au jour le jour pour Le Corsaire ses Scènes de la vie de Bohême, et on les lui payait (ô candeur de ces âges envolés !) à raison de six centimes la lignes, de telle façon qu’un feuilleton de trois cents lignes représentait en son ensemble la somme intégrale de dix-huit francs. Dans ces conditions, qu’on peut nommer étroites sans se donner la peine de chercher un autre qualificatif, le jeune romancier, ne pouvant ni payer le chemin de fer pour aller voir des paysages, ni commander un habit noir pour aller dans le monde et étudier les mœurs, avait pris 106 Sur la bohème, voir les travaux de WAGNEUR Jean-Didier, CESTOR Françoise, éds, Les Bohèmes (1840-1870) : écrivains, journalistes, artistes, Seyssel, Champ Vallon, 2012 ; GLINOER Anthony, La Bohème : une figure de l’imaginaire social, Montréal : Presses universitaires de Montréal, 2018. 107 WAGNEUR Jean-Didier, « Goncourt et bohèmes. Mythologies bohèmes dans Charles Demailly et dans Manette Salomon », Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, n° 14, 2007, p. 35-54, p. 35. 108 Ibid. 109 Ibid., p. 36. 110 WAGNEUR Jean-Didier, « L’invention de la bohème », Les Essentiels, dossier « Littérature » sur Gallica. https://gallica.bnf.fr/essentiels/murger/scenes-vie-boheme/inventionboheme. 111 Ibid.
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le parti de raconter naïvement sa propre vie, à laquelle l’intensité de ses sensations et sa prodigieuse faculté d’imager prêtaient d’ailleurs toute l’étrangeté voulue, sans compter que toute vie est étrange, quand on sait la voir et la peindre112.
Non seulement les situations reposent sur l’expérience propre de Murger, mais l’illusion référentielle est en sus déjouée par la réalité des personnages. Le journaliste Alphonse Lafitte du Journal amusant dévoile notamment l’identité de Gustave Colline, « le philosophe qui avait toute une bibliothèque dans les vastes poches de son pardessus » et qui n’est « autre que l’honorable M. Wallon »113, un penseur et théologien qui, grâce à Champfleury, rejoint le cénacle de la bohème. C’est même sous ce nom fictif que Jean Wallon est le plus connu, rappelle Jules Levallois : « Murger, pour mieux déguiser ce Wallon en avait fait Gustave Colline, et c’est sous ce nom qu’il est connu des personnes qui lisent encore la Vie de Bohème. Le portrait que le romancier en a tracé est du reste assez ressemblant »114. Plus encore, les scènes circulent d’un espace à l’autre. Il en est ainsi de l’anecdote relative à Gautier lorsqu’il peine à venir à bout de l’un de ses feuilletons et qu’il demande de l’aide à ses amis, comme il avait l’habitude de le faire auprès de Nerval ou de Cormenin. Le fait relaté par Charles Monselet plus tard est si notoire « qu’Henry Mürger en prit texte pour un de ses plus gais articles du Corsaire, classé plus tard parmi les Scènes de la Bohème »115. Théâtre À l’échéance du feuilleton, en 1849, Murger se met en société avec le dramaturge Théodore Barrière dans le dessein de mettre l’œuvre en pièce116. 112 BANVILLE (DE) Théodore, « Souvenirs contemporains. Le jardin du Luxembourg », commentaire sur la genèse de Scènes de la vie de bohème d’Henry Murger, Les Annales politiques et littéraires, n° 61, 24 août 1884, p. 114-115, p. 114. 113 LAFITTE Alphonse, « Au hasard de la plume », commentaire sur Scènes de la vie de bohème d’Henry Murger, Le Journal amusant : journal illustré, journal d’images, journal comique, critique, satirique, etc., n° 971, 10 avril 1875, p. 7. Il s’agit ici de Gustave-Léon, dit Jean Wallon, un philosophe représenté dans l’œuvre de Murger sous les traits du personnage de Gustave Colline. C’est par ailleurs derrière ce nom fictif qu’il est le plus souvent connu, en témoigne le propos de Jules Levallois. 114 LEVALLOIS Jules, Milieu du siècle : mémoire d’un critique, Paris, Librairie illustrée, 1896, p. 243. 115 MONSELET Charles, « Théophile Gautier en déshabillé », commentaire sur Scènes de la vie de bohème d’Henry Murger, Le Voleur, série illustrée, n° 801, 8 novembre 1872, p. 710-713, p. 711. 116 Les informations concernant la circularité des Scènes de la vie de bohème de Murger sont empruntées à Arthur Pougin, dans son commentaire paru dans Le Ménestrel à propos
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Les morceaux du journal sont alors ré-agencés pour former un dramevaudeville en cinq actes, représenté au Théâtre des Variétés le 22 novembre 1849, et dont Théophile Gautier aurait salué le génie en ces termes : Jamais on ne vit pareil feu d’artifice de mots et de traits. À chaque instant étincelle, dans une phrase nette, brève, imagée, une pensée ingénieuse, philosophique et attendrissante, car, don rare et merveilleux, l’esprit de M. Murger est plein de cœur, et le rire, chez lui, touche aux larmes… On voit que cette œuvre a été vécue avant d’être écrite117.
En raison de son hybridité, la singularité de la pièce est d’emblée relevée par la critique : « on vient d’y donner la Vie de Bohême, ouvrage qui sort du cercle ordinaire des vaudevilles, par des qualités qui appartiennent à la fois à la comédie, au drame et à la vraie poésie »118, souligne un journaliste de La Diligence, un panel esthétique auquel aurait encore pu se joindre la musique, car la pièce est en sus « mêlée de chants »119. « Cette pièce n’est autre chose que les récits du Corsaire arrangés pour le théâtre », précise encore Xavier de Montépin dans La Sylphide au moment d’en saluer le succès, car « chacune de ces études était un petit chef-d’œuvre d’observation, de gaîté humoristique ou de rêveuse tristesse »120, un chef-d’œuvre qui aurait même subjugué Louis Bonaparte au point de faire rater aux Parisiens la parade de la grande revue de la garde nationale et de la garnison prévue pour le 10 décembre 1849121. Roman Suite au succès remporté par la pièce La Vie de bohème, l’éditeur Michel Lévy approche Henry Murger en vue d’une collaboration. Le but : rassembler les épisodes épars du Corsaire pour en faire un roman. Le de la représentation à l’Opéra-Comique de La Vie de bohème ; POUGIN Arthur, commentaire sur La Vie de bohème, art. cité, p. 194-196. 117 Propos reportés par RENALD Jean, « Marcel l’Herbier a revalorisé Henry Murger », Sensations, article de presse du 5 mai 1943, à propos de La Vie de bohème, film de Marcel l’Herbier, document d’archives, 1945, n.p. 118 « Théâtres », commentaire sur La Vie de bohème de Théodore Barrière et d’Henry Murger, La Diligence : journal des voyageurs : littérature, mœurs, théâtres, modes, itinéraires, voyages, industrie, n° 47, décembre 1849, p. 14. 119 « Livres français », commentaire sur La Vie de bohème de Théodore Barrière et d’Henry Murger, Bibliographie de la France ou Journal général de l’imprimerie et de la librairie, n° 50, Paris, Pillet, 15 décembre 1849, p. 621-631, p. 630. 120 MONTÉPIN (DE) Xavier, commentaire sur La Vie de bohème de Théodore Barrière et d’Henry Murger, La Sylphide : journal de modes, de littérature, de théâtres et de musique, 1849, p. 237-238, p. 238. 121 « Vive la lune », anecdote sur la première représentation de La Vie de bohème de Théodore Barrière et d’Henry Murger, La Mode : revue politique et littéraire, 15 décembre 1849, p. 477-478, p. 477.
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pari est risqué, souligne Firmin Maillard dans La Cité des intellectuels (1905), car si les Scènes de la bohème ont pour elles la jeunesse, « n’étaitce pas hasardeux de risquer une grosse somme sur un fond aussi mouvant […] quoiqu’elles aient eu du succès lors de leur publication dans le Corsaire »122 ? Mais « Lévy reste un éditeur osé »123 et l’ouvrage paraît en 1851124. Si le succès est peu rémunérateur pour Murger lui-même, il permet à son éditeur de se remplir les poches d’or, puisque l’auteur cède le volume pour 500 malheureux francs à Lévy qui le vend à plus de 70’000 exemplaires125. Le titre du roman emprunte celui du feuilleton paru dans le quotidien quelques années plus tôt, tout en subissant une altération à l’occasion de la troisième édition en 1852126, minime bien que significative. Les Scènes de la bohème apparaissent désormais sous l’étiquette Scènes de la vie de bohème, une formule en vogue depuis le succès remporté par l’œuvre déclinée de Balzac, quoique l’intitulé ait connu avant lui plusieurs occurrences, on pense à Henry Verdier de La Coste (Quelques scènes de la vie des femmes, 1817-1818), à Antoine-Jean Cassé de Saint-Prosper (La Famille Lillers ou Scènes de la vie, 1819), à Madame de Vogt (Cornélie de Valville ou quelques scènes de la vie, 1830), à Auguste Jal (Scènes de la vie maritime, 1832), à Marceline Desbordes-Valmore (L’Atelier d’un peintre : scènes de la vie privée, 1833), à Edmond Burat de Gurgy (Le Lit de camp : scènes de la vie militaire, 1832) ou encore à Pierre Pons (Un mauvais ménage : scènes de la vie intérieure, 1833). Un tel corpus, systématiquement dissimulé derrière l’ombre de Balzac par la critique, atteste cependant une pratique à la mode bien plus que d’une simple influence. L’intitulé générique, comme les sujets domestiques de la vie quotidienne qui le portent d’ailleurs, jouit d’une malléabilité suffisante pour se voir déplacé, transposé, et reproduit. La genèse du roman lui-même procède d’un véritable puzzelage. Les pièces du Corsaire sont défaites de leur chronologie de publication pour être ré-agencées selon une linéarité davantage narrative. Murger entreprend un travail de recomposition d’une part, dans le dessein de reconsidérer 122 MAILLARD Firmin, La Cité des intellectuels : scènes cruelles et plaisantes de la vie littéraire des gens de lettres au XIXe siècle, troisième édition (posthume), Paris, H. Daragon, 1905, p. 44. 123 Ibid. 124 La même année et sous le même titre, Scènes de la bohème, l’ouvrage paraît aussi à la Librairie du Panthéon. 125 MAILLARD Firmin, La Cité des intellectuels, op. cit., p. 44. 126 La première édition, publiée en 1851 chez Lévy, porte le titre Scènes de la bohème, un titre qui persiste lors de l’édition revue et corrigée la même année, avant de voir l’intitulé Scènes de la vie de bohème s’imposer pour les éditions postérieures, à partir de 1852.
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l’ordre originel de parution, et de création d’autre part, puisqu’il rédige certains chapitres inédits dont le but est de combler les angles morts de l’ensemble. Outre une préface et un épilogue qui enserrent désormais les bordures du roman, l’écrivain introduit par exemple « un chapitre inaugural (« Comment fut institué le cénacle de la bohème ») qui fonctionne comme une scène d’exposition au théâtre dans le même esprit »127, explique Jean-Didier Wagneur. Le principe de réaménagement et de déclinaison, autorisé par l’étiquette générique elle-même, confère par conséquent « une grande liberté à Murger qui peut ainsi multiplier et croiser les aventures de ses personnages pour offrir une sortie de roman choral qui reste assez nouveau pour son époque »128. Les scènes constitutives de l’ouvrage étant à la fois amovibles et réversibles, les Scènes de la vie de bohème connaissent durant la seconde moitié du siècle de nombreuses rééditions chez Lévy, « nouvelle édition » et « édition revue et corrigée » venant orner les couvertures successives (1851, 1852, 1859, 1862, 1866, 1867, 1870, 1872, 1874, 1878, 1880, 1888 notamment). À cette bibliothèque composite se greffent encore les volumes illustrés du roman de Murger par André Gill (vers 1873), Alcide Robaudi (1913), Jean Dratz (1930), Daniel Girard (1939) ou Francisque Poulbot (1946). Les intitulés, en outre, tendent à se confondre. L’étiquette de la pièce de Barrière, La Vie de bohème, est reconduite dans l’espace du livre à l’occasion de l’édition illustrée des Scènes de la vie de bohème par André Gill (pseudonyme de Louis-Alexandre Gosset de Guines) à la Librairie illustrée, et cela à défaut du titre de l’ensemble du Corsaire « Scènes de la bohème » à l’initiative du dame-vaudeville. En 1877, René Asse fait quant à lui paraître dans le journal des étudiants Les Écoles une scénette intitulée « Rodolphe et Marcel », deux protagonistes éponymes du texte de Murger, chapeautée par l’enseigne désormais (re)connue « Scènes de la vie de bohème »129. Opéra Après avoir circulé entre le feuilleton, le théâtre, le roman, l’illustration et la presse, les scènes de Murger empruntent encore le chemin de l’opéra. Mise en musique par Giacomo Puccini, l’œuvre est représentée pour WAGNEUR Jean-Didier, « À propos de l’œuvre », commentaire sur les Scènes de la vie de bohème d’Henry Murger, Les Essentiels, dossier « Littérature » publié sur Gallica. https://gallica.bnf.fr/essentiels/murger/scenes-vie-boheme/propos-oeuvre. 128 Ibid. 129 ASSE René, « Scènes de la vie de bohème : Rodolphe et Marcel », Les Écoles : journal des étudiants, n° 12, 27 mai 1877, p. 6. 127
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la première fois au Théâtre Royal de Turin le 1er février 1896 sous le titre La Bohème, opéra-comique en quatre actes – date à partir de laquelle l’opéra connaît une vogue qui s’étend par toute l’Europe –, avant de revenir au pays d’origine pour y rencontrer un succès tout aussi éclatant130. Reproduite le 13 juin 1898 au Théâtre national de l’Opéra-Comique, sous l’intitulé, cette fois-ci, la Vie de bohème, comédie lyrique en quatre actes, la pièce reçoit un accueil des plus chaleureux, car elle a, selon Arthur Pougin, « le mérite de mettre en scène de vrais personnages, qui vivent et agissent au lieu de pontifier sans cesse, des personnes dont nous comprenons les actions et les sentiments, qui nous font tantôt rire et tantôt pleurer »131. Le jour même de l’apparition de la Vie de bohème sur la scène du Théâtre de l’Opéra-Comique, la Comédie-Française aurait par ailleurs affiché et joué elle aussi la Vie de Bohème. Et, fait curieux rapporté par Arthur Pougin, « c’est la mention de l’affiche de l’Opéra-Comique, qui, sous le titre de l’œuvre, portait ces mots : “d’après la pièce de Th. Barrière et Henri Mürger” »132. Or, comme le rappelle le journaliste, « rien n’est aussi dissemblable que ne le sont entre eux le livret et la comédie »133, illustrant bien davantage un effet de contamination que de reprise à proprement parler. Il est en effet « visible que les auteurs de l’opéra se sont inspirés directement du livre de Mürger, se souciant peu de suivre la marche de sa pièce »134. Cinéma « Du neuf avec du vieux »135, tel est le titre d’un article de presse à l’occasion d’une énième reconduction des Scènes de Murger, au cinéma cette fois-ci. Réalisé à Nice en 1942, le film de Marcel l’Herbier paraît sur les écrans en 1945 sous le titre La Vie de bohème. En entreprenant la réalisation de l’œuvre célèbre de Murger, l’Herbier « n’entendait pas seulement adapter à l’écran une œuvre justement renommée », précise un journaliste du Panorama le 20 mai 1943, « il a voulu en faire, selon sa propre expression, “un hymne à la jeunesse de tous les temps” […] et c’est dans cette pensée que l’Herbier a transposé le thème que lui offrait Murger »136. POUGIN Arthur, commentaire sur La Vie de bohème, art. cité, p. 195. Ibid. 132 Ibid. 133 Ibid. 134 Ibid. 135 JEANNE René, « Du neuf avec du vieux », à propos de La Vie de bohême (film) de Marcel l’Herbier, France au combat, 25 janvier 1945, n.p. 136 « À Nice, Marcel l’Herbier vient d’achever “La Vie de bohème” », Panorama, 20 mai 1943, n.p. (je souligne). 130
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Transposer, à défaut d’adapter, car, comme le souligne Jean Vidal dans Franc-tireur en 1945, « aucun livre ne se prêtait moins à l’adaptation cinématographique que les scènes de La Vie de bohème »137, en raison de sa structure faite de suite de récits sans fil dramatique. L’histoire est « décousue » et refuse les liens entre les différents tableaux, livrés « pêlemêle » au spectateur138. Ou, plutôt, c’est parce que le roman de Murger est justement composé de scènes découpées qu’il peut subir une telle reconfiguration, en dessin, en musique et, en l’espèce, en film. C’est du moins l’hypothèse de Roger Leenhardt, un rédacteur du journal Lettres françaises, formulée à l’occasion des premières diffusions sur écran du film de l’Herbier en 1945. « Le film, on le sait, est “inspiré” des scènes du Murger », commence-t-il avec quelques réticences sur le procédé même d’inspiration, avant d’ajouter : « serait-ce ce mot de scènes qui nous a valu, au lieu d’un récit filmé, une suite de tableaux cinématographiques ? »139 L’intitulé générique Scènes embraye ainsi une composition singulière, éclatée et rompue, un titre qui doit être retenu, à l’image d’une petite anecdote littéraire. Maurthal, écrivain de la bohème, et sa maîtresse Claire se rendent au théâtre, dans le roman de Léon Cladel Les Martyrs ridicules (1862), pour y voir les Scènes de la vie de bohème de Murger : « quels souvenirs à ce titre ! »140 De la transversalité à la transmission : les usages testimoniaux des scènes Si la transversalité des Scènes de Murger met en exergue la plasticité de la scène, elle renseigne aussi sur ses usages, et plus particulièrement sur ses modalités de consommation par le lecteur/spectateur, donnant dans le même temps des informations quant aux fonctions qu’elle revêt. La postérité de Murger s’explique en effet non seulement en raison du format malléable de la scène que de son contenu. Ce qui est actuel dans les années quarante, au moment où paraissent dans Le Corsaire les Scènes de Murger (1846-1849), fait rapidement figure de passé, les scènes de la vie de bohème étant les scènes de la vie d’avant qu’on (re)découvre avec curiosité ou avec 137 VIDAL Jean, « Les films de la semaine : La Vie de bohème », Franc-tireur, 20 janvier 1945, n.p. 138 ZIMMER Bernard, « La Vie de bohème », Batailles, 8 février 1945, n.p. En raison de ce découpage, on retient souvent le film de l’Herbier pour détestable dans le discours critique. 139 LEENHARDT Roger, « La Vie de bohème », Lettres françaises, 20 janvier 1945, n.p. (je souligne). 140 CLADEL Léon, Les Martyrs ridicules, Paris, Poulet-Malassis, 1862, p. 213.
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mélancolie. Dans cette perspective, le principe de transversalité ne se fait pas sans un processus de transmission, à la fois d’une œuvre (les Scènes de la vie de bohème du journal à l’opéra) et d’un imaginaire (la vie de bohème des années quarante). En d’autres termes, la permanence de la scène s’observe à double titre : d’un point de vue transgénérique, tel que cela a été mis en évidence ci-dessus, et testimonial. C’est parce qu’il les a vécues que Murger a « retracé les scènes de la Bohème » ; c’est « parce que les éléments de la vraie Bohème sont dans son cerveau et dans ses entrailles »141 que Puccini les a mis en musique. Quant au lecteur du XIXe siècle, le seul nom de Murger évoque en lui « des idées de jeunesse, de vie libre et même aventureuse »142, précise Léandre Vigne dans un article qu’il consacre à l’auteur en 1895. Selon Jules Janin encore, on rencontre à chaque page de ce livre bizarre, « où chaque chapitre est une œuvre à part, et cependant s’unit si bien au chapitre qu’il précède »143, « tantôt un peintre et tantôt un poëte ; un autre jour c’est un philologue en proie à toutes les ambitions du terme, du dîner, du tabac, du petit verre et de la tasse de café »144. Partant, les scènes dressent le portrait d’une époque que le lecteur se remémore avec nostalgie, comme un air à la mode que tout le monde connaît, ou qu’il rêve dans un imaginaire collectif. Témoins d’une époque révolue, les scènes de Murger acquièrent ainsi une forme de permanence : un rédacteur du Gil Blas écrit en 1900 dans un article consacré aux bustes du Luxembourg où est érigé celui de l’écrivain – monument, lui aussi, historique et testimonial – que « les Scènes de la Vie de Bohème sont toujours d’actualité, Mimi et Musette demeureront éternelles, leur histoire, comme celle de Manon, est certaine de durer, tant qu’il y aura de l’insouciance dans la jeunesse, et des baisers sur les lèvres »145. Plus exactement, et à la lumière du cheminement que subissent les Scènes de Murger – du journal au livre, du théâtre à l’opéra –, il est possible de 141 STOULLIG Edmond, « Théâtre national de l’Opéra-Comique », commentaire sur Scènes de la vie de bohème d’Henry Murger, Les Annales du théâtre et de la musique, 1898, p. 99-144, p. 125. 142 VIGNE Léandre, « Murger », commentaire sur Scènes de la vie de bohème d’Henry Murger, Le Furet nîmois : journal satirique, mondain, théâtral, tauromachique & financier, n° 834, du 25 mai au 1er juin 1895, p. 2-3, p. 2. 143 JANIN Jules, « Henry Murger », commentaire sur Scènes de la vie de bohème d’Henry Murger, Almanach de la littérature, du théâtre et des Beaux-Arts, 1862, p. 60-67, p. 63. 144 Ibid. 145 « Les bustes du Luxembourg » (signé Santillane), commentaire sur Scènes de la vie de bohème d’Henry Murger, Gil Blas, n° 7631, 9 octobre 1900, p. 1.
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dégager certaines hypothèses quant aux lecteurs/spectateurs d’une part et aux usages qu’ils font desdites scènes d’autre part. Deux types de réception peuvent d’abord être mentionnés au moment de la parution de l’ouvrage. D’un côté, les lecteurs français fantasment la vie bohème et lisent le roman de Murger parce qu’il répond aux attentes d’un imaginaire sur une classe sociale dépeinte dans ses aventures artistiques et sentimentales les plus fantaisistes ; de l’autre, les lecteurs étrangers se délectent d’un genre typiquement parisien au travers de récits qu’ils consomment comme ils achèteraient un parfum ou une étoffe provenant de la capitale. Dans les deux cas, la scène implique un consensus, permis par la reproduction de types et de situations caractéristiques d’un univers. Alors que le mythe de la bohème parisienne offre une clé de lecture intéressante, il faut ensuite mentionner un trait de la scène qui n’est pas étranger à son principe de circulation, d’un genre ou d’un siècle à l’autre : sa capacité à fixer une réalité. Dans ses Études historiques et littéraires (1854), Alfred-Auguste Cuvillier-Fleury s’étonne que « les gens du monde croient connaître aujourd’hui, par les Scènes de la vie de Jeunesse et les Scènes de la Bohême de M. Murger, les mœurs des artistes et des étudiants »146. Si son avis est mitigé, la plupart des critiques insistent au contraire sur le fait que les Scènes de Murger servent de document pour témoigner d’une période passée. Un journaliste de L’Univers illustré fait à cet égard des Scènes un matériau du souvenir : elles sont « le livre de tous parce qu’elles sont le livre de tous ceux qui ont été jeunes. […] C’est, aussi et surtout, l’histoire anecdotique et fidèle de ce Quartier latin, qui est une chose unique au monde, que ceux qui l’ont connu aiment à retrouver, tel qu’il est, dans ces pages spirituelles ou fiévreuses, que ceux qui ne le connaissent pas brûlent d’entrevoir en lisant les Scènes de la Vie de Bohème »147. À l’inverse d’autres ouvrages, « à plus hautaine ambition »148 et dont il ne reste dans les lignes des catalogues que les titres, les Scènes de Murger attendrissent et font sourire les hommes qui consultent ces pages de leur jeunesse, précise encore Catulle Mendès dans Le Journal le 14 juin 1898, à l’occasion d’une représentation de l’œuvre de Murger 146 CUVILLIER-FLEURY Alfred-Auguste, Études historiques et littéraires, Paris, Michel Lévy frères, 1854, tome 1, p. 276. 147 « Bibliographie », commentaire sur Scènes de la vie de bohème d’Henry Murger, L’Univers illustré, n° 2289, 3 décembre 1898, p. 782. 148 MENDÈS Catulle, « Premières représentations », à propos de la comédie lyrique en quatre actes La Vie de Bohème, d’après la pièce de Barrière et de Murger, Le Journal, n° 2086, 14 juin 1898, p. 3.
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à l’Opéra-Comique, d’après la pièce de Barrière, confirmant, par l’entremise de sa fonction mémorielle, l’intérêt de ses nombreuses reprises. Le cas est symptomatique avec Murger, mais s’observe plus largement avec tous les auteurs de scènes. Dans son portrait de Paul de Kock, Gautier rappelle la fortune rencontrée par celui-ci : « tout le monde le lisait, depuis l’homme d’État jusqu’au commis-voyageur et au collégien, depuis la grande dame jusqu’à la grisette »149. Si « les Russes étudiaient dans ses romans les mœurs parisiennes »150, les Français se remémoraient quant à eux les petits faits d’une période. Boute-en-train en son temps – provoquant le rire « par des situations comiques d’un ton douteux, des chutes ridicules, des épatements grotesques, des bris de vaisselle, des rejaillissements de sauce, des coups de pied et des giffles qui se trompent d’adresse, et autres cascades à la manière des funambules dont l’effet est immanquable » –, Paul de Kock est au début des années soixante-dix151 (il meurt en 1871) considéré par Gautier comme « un auteur historique », dans la mesure où ses « peintures de mœurs disparues » témoignent, à la manière des ruines de Pompéi, des vestiges d’une civilisation152. Cette manière de considérer les scènes de la vie parisiennes leur confère une fonction particulière : en sus de provoquer le rire, elles cristallisent une situation ou des habitudes d’un quotidien oublié. « Ses romans, qu’on feuilletait pour se distraire », conclut Gautier, « seront désormais consultés par les érudits curieux de restituer la vie de ce vieux Paris que nous avons connu dans notre jeunesse, et dont il ne restera bientôt plus trace »153. La scène revêt par conséquent une double fonction, qui a le mérite d’expliciter, et plus encore que d’autres genres peut-être, la fortune de sa plasticité et de sa transhistoricité. D’une part, elle est le témoignage d’une époque révolue, permettant de figurer un Paris qui n’est plus, soit parce que le lecteur ne l’a pas connu soit parce qu’il l’a oublié. Sous la plume de Murger, de Monnier ou encore de Kock, les héros et les héroïnes du passé reprennent vie et restituent l’ambiance de la capitale avant ses bouleversements. D’autre part, la scène a une vocation mémorielle, puisqu’elle ne s’attache pas seulement à restaurer des événements antérieurs, mais elle consiste pour beaucoup à reproduire une expérience vécue. À la manière 149 GAUTIER Théophile, « Paul de Kock » [1870], in : Portraits contemporains, Paris, G. Charpentier, 1874, p. 187-194, p. 187. 150 Ibid. 151 L’ouvrage de Gautier est publié en 1874 mais le portrait qu’il fait de Paul de Kock est publié dans le Journal officiel de l’Empire français le 23 mai 1870. 152 GAUTIER Théophile, « Paul de Kock », art. cité, p. 188. 153 Ibid.
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d’un je me souviens, elle se patine de mélancolie et ravive dans l’esprit de celui qui la lit l’impression d’une situation éprouvée, faisant de la scène un document mélancolique. Et c’est bien cette fonction qui, outre un format morcelé et des sujets triviaux, autorise une telle transversalité. Parce que la scène fixe une réalité, elle peut être reproduite, pour le souvenir, ou reconduite, pour être actualisée par le présent. Autrement dit, la scène est non seulement renouvelée – l’exemple des Scènes de Murger étant à ce titre symptomatique –, mais elle est de plus ressuscitée, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Monselet, Les Ressuscités (1876), dans lequel il s’empare, au moment de relater les prémisses de la mort de Murger alors en proie à une violente artérite, du volume des Scènes de la bohème pour le feuilleter et convoquer le fameux « passage si touchant et si vrai »154 de la mort de Mimi, qui n’est autre que l’annonce de la mort de Rodolphe (Murger)155. 2.5 Monnier : de la caricature à la scène « À la manière de Monnier » : le legs des Scènes populaires Ce principe de répétitivité est au cœur de l’œuvre d’Henry Monnier, car Scènes populaires dessinées à la plume opère une véritable reconduction de l’image (la caricature) au texte (la scène). Avec son recueil, l’auteur a, en 1830, institué un genre. Alors encore à ses débuts, la pratique de la scène est en effet modelée par un procédé consistant à traduire l’illustration en diverses scénettes. Esquisses et portraits, dessins et récits fonctionnent de concert dans l’élaboration des Scènes : « Ut pictura poesis, jamais ce proverbe n’a trouvé une plus heureuse application »156, 154 MONSELET Charles, « Henry Murger », in : Les Ressuscités, Paris, C. Lévy, 1876, p. 171-183, p. 178. 155 Dans l’ouvrage, Murger est représenté par le poète Rodolphe. 156 MONNIER Henry, « Préface », in : Scènes populaires dessinées à la plume, Paris, U. Canel, 1830, p. V-XIV, p. XIII. En faisant référence au paradigme classique de l’ut pictura poesis, Monnier ne défend cependant pas un alignement rhétorique de la peinture sur la poésie impliquant une supériorité de la seconde sur la première. Il ne s’agit en effet pas de faire de ses scènes des tableaux poétiques mais bien plutôt de souligner entre les deux pratiques les « ressemblances » et les « affinités », pour reprendre les mots qu’il emploie dans sa préface. Partant, et ne faisant de l’ut pictura poesis qu’un « proverbe », Monnier ne renoue pas avec l’énargéia de l’ekphrasis mais signale seulement un système d’influences et d’interférences entre la plume et le crayon. Sur les questions relatives à l’ut pictura poesis, voir notamment les travaux de Bernard Vouilloux : « L’évidence descriptive », La Licorne, n° 23, « Lisible / visible : problématiques », 1992, p. 3-15 (repris dans Po&sie, n° 61, 1992, p. 100-109) ; « Les fins du modèle rhétorique », in : Sprechen über Bilder, sprechen in Bildern, éd. BADER J., DIDI-HUBERMAN G., GRAVE J., Berlin, Deutscher Kunstverlag, 2014, p. 241-253.
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écrit Monnier dans la préface. « Sa plume dessine ! son crayon fait de la littérature ! »157 s’écrie encore avec beaucoup d’enthousiasme Paul Girard dans un article du Journal amusant. Le génie de l’ouvrage, qui renferme les célèbres récits « Le roman chez la portière » et « Le dîner bourgeois », est salué par ses contemporains, à commencer par Balzac : « n’est-ce pas chose bizarre que de voir la vraie comédie et le vrai drame se rencontrer partout ailleurs qu’au théâtre, et Clara Gazul, les Soirées de Neuilly, les États de Blois, les Scènes populaires, etc., etc., rester livres, avec leur allure vive et franche, leur spirituelle et mordante satire ; quand on y trouve à chaque page de l’intérêt, une couleur historique et locale, des caractères largement conçus, des passions et des mots qui prennent à l’âme »158. Le livre « fait sa [à Monnier] réputation et est resté son principal titre »159, conclut Gustave Vapereau dans Dictionnaire universel des contemporains. À partir de là, l’auteur n’a eu de cesse de reproduire ses types devenus si célèbres, constituant le mythe Monnier : Là se montraient pour la première fois ces types frappants de Mme Gibou et de Joseph Prudhomme, que l’auteur n’a fait que développer depuis dans la seconde édition des Scènes populaires (1831), dans les Nouvelles scènes populaires (1835-1839, 4 vol.), les Scènes de la ville et de la campagne (1841, 2 vol.), les Scènes populaires complètes (1846, 2 vol. in-8), les Bourgeois de Paris (1854), et surtout dans les Mémoires de Joseph Prudhomme (1857, 2 vol. in-12), reproduction exacte comme une photographie, des mœurs, des habitudes et du langage des classes infimes ou de la partie la moins intelligente de la bourgeoise160.
Sans oublier que Monnier arrange encore plusieurs de ces types pour la scène, pour laquelle il joue lui-même parfois, instaurant par là une circulation massive de ces productions. Ses scènes bouffonnes ont connu un tel succès qu’elles sont régulièrement reprises, on fait désormais des scènes à la manière d’Henry Monnier, pour reprendre le sous-titre du texte dialogué de Champfleury – « Le café Victor : scènes de la vie de province à la manière d’Henry Monnier » –, GIRARD Paul, « Scènes populaires, par Henri Monnier », Journal amusant : journal illustré, journal d’images, journal comique, critique, satirique, etc., n° 449, 6 août 1864, p. 6-8, p. 7. 158 « Le dîner bourgeois. Scènes populaires dessinées à la plume par H. M*** », commentaire non signé (attribué à Balzac) sur Scènes populaires d’Henry Monnier, Le Voleur : gazette des journaux français et étrangers, n° 27, 15 mai 1830, p. 1-2, p. 1. 159 VAPEREAU Gustave, « Monnier (Henri-Bonaventure) », in : Dictionnaire universel des contemporains contenant toutes les personnes notables de la France et des pays étrangers [1858], troisième édition entièrement refondue et considérablement augmentée, Paris, Librairie Hachette, 1865, p. 1269. 160 Ibid. 157
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publié dans le recueil Contes de toutes les couleurs auquel collaborent notamment André Theuriet, Edmond About, Jules Claretie et Arsène Houssaye, préfacé par Victor Hugo et édité chez Dentu en 1879161. Le récit reproduit une discussion de comptoir durant un jeu de cartes, mêlant plaintes conjugales et déboires financiers. Lors de sa première parution162 dans La Vie parisienne le 22 août 1863, le texte apparaît par ailleurs sans sous-titre163 et signé « Molinchart »164 ; ce n’est donc qu’après la mort de Monnier (1877) que la « scène » lui lègue son héritage et légitime la formule – et le genre – « à la manière de » : LE CAFÉ VICTOR
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(Longue pièce, séparée en deux par un billard ; comptoir, tables de marbre. Râtelier de queues de billard accroché au mur. – Une heure de l’après-midi. – Au fond de la salle, des officiers fument et jouent au bilboquet. – Victor, le maître du café, casse du sucre. – Entre Bourdoulon.) BOURDOULON. Bonjour, Victor. Fort n’est pas venu ? VICTOR. Ah ! ne me parlez pas de M. Fort ! BOURDOULON. Vous avez la voix altérée. Que se passe-t-il ? VICTOR. Il y a que M. Fort me fait avoir des scènes quotidiennes avec mon épouse165.
Là encore, il s’agit de reproduire, d’imiter, de transposer. Comme le remarque Émile Bouvier dans La Bataille réaliste (1973), de nombreuses coïncidences se manifestent très tôt entre l’esthétique de Monnier et celle 161 À noter qu’un collectif portant le même titre et procédant de la même manière, mais comprenant des collaborations et des textes différents, est édité par Fournier en onze volumes entre 1832 et 1833. 162 Le texte est en réalité la retouche d’un récit plus ancien intitulé « Le café de province » et publié en 1845. 163 Le texte est parfois annoncé sous le titre : « Le café Victor, scènes dialoguées » : CLOUARD Maurice, L’Œuvre de Champfleury, Paris, L. Sapin, 1981, p. 20, à propos des publications de Champfleury en 1863. 164 Les Bourgeois de Molinchart est le titre d’un roman de Champfleury publié en 1855 à la Librairie Nouvelle. 165 CHAMFLEURY, « Le café Victor : scènes de la vie de province à la manière d’Henry Monnier », in : Contes de toutes les couleurs, avec une préface de Victor Hugo, Paris, É. Dentu, 1879, p. 113-143, p. 113.
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de Champfleury. L’œuvre de ce dernier, véritable satire de la société bourgeoise, est « une imitation presque littérale d’Henri Monnier »166 ; « bref, H. Monnier a fourni à Champfleury beaucoup de sujets de nouvelles et de scènes isolées. Il lui a donné l’idée d’exploiter l’inépuisable répertoire de la sottise bourgeoise ; il lui a suggéré d’en tirer des effets comiques »167. S’il s’est perdu dans les aléas d’une postérité qu’il guettait168 – Théodore de Banville relevait à cet égard : « chose inouïe, l’invincible forgeron des Scènes populaires, ignorant tout à fait la valeur de son œuvre, dessinée, écrite, parlée, aurait voulu avoir des succès académiques et officiels »169 –, plusieurs de ses contemporains lui ont accordé une étude spécifique, ayant perçu l’originalité et la modernité de l’auteur. C’est le cas d’Eugène de Mirecourt et de Champfleury qui lui consacrent une biographie, le premier en 1857, le second en 1879, dans laquelle tous les deux retracent la genèse complexe des Scènes populaires d’une part – rééditées de nombreuses fois chez Levavasseur et chez Lévy170 – et la réception de son œuvre hybride d’autre part, invitant à lire Monnier à la fois sous la loupe de l’illustrateur, du caricaturiste et de l’écrivain, pour mettre en évidence la place qu’il a occupée dans le monde littéraire de la première moitié du siècle. Partant, cet arrêt sur les Scènes de Monnier poursuit un double but : il entend d’abord mettre en évidence la conception de son recueil scénique en relevant le processus de reconduction qu’il subit, de l’illustration-caricature au texte, mais aussi, et dans le même temps, des scènes (humoristiques) racontées, dont Monnier a le secret, aux scènes écrites. À plus large échelle, il veut souligner, ensuite, la place de l’auteur dans l’histoire littéraire en rappelant le rôle qu’il a joué, en tant qu’illustrateur et écrivain, dans les années trente, au même moment où Balzac fait paraître les Scènes de La Comédie humaine.
166 BOUVIER Émile, La Bataille réaliste (1844-1857), avec une préface de Gustave Lanson, Genève, Slatkine, 1973, p. 66. 167 Ibid., p. 69. 168 Peu d’ouvrages critiques sont en effet consacrés à l’œuvre de Monnier, comme le souligne SAÏDAH Jean-Pierre, « Henry Monnier : fantaisie ou caricature ? », in : La Fantaisie post-romantique, éd. CABANÈS J.-L, SAÏDAH J.-P., Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2003, p. 457-470, p. 457. 169 BANVILLE (DE) Théodore, « Le témoin », in : L’Âme de Paris : nouveaux souvenirs, Paris, G. Charpentier, 1890, p. 99-105, p. 105. 170 Les Scènes populaires sont notamment rééditées par la maison Lévy en 1857 sous l’intitulé Scènes parisiennes, un changement de titre significatif qu’il s’agira d’analyser plus loin ; voir « Un favori : les scènes parisiennes » au chapitre VII « Paternité d’un titre ».
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Portrait d’un comique : scènes parlées, scènes illustrées Dès la fin des années vingt, l’humoriste et caricaturiste est traité avec sympathie par les journalistes (à défaut, par exemple, de Baudelaire et des Goncourt qui ne l’apprécient guère), grâce à ses dessins, ses vaudevilles représentés, ses quelques apparitions sur les planches et la publication de séries lithographiées chez des marchands d’estampes. On retient surtout de Monnier sa grivoiserie et ses historiettes satiriques contées entre amis. Jules Janin dresse à ce propos un portrait caractéristique de l’auteur à l’occasion d’une rencontre entre camarades dans un atelier : Alors commença Henri Monnier ! Il était assis sur une chaise, les bras croisés, la tête penchée, les yeux à demi fermés. Son sang-froid était admirable ; il inventait des drames à n’en pas finir. Le drame se passait où il pouvait, en haut ou en bas, honnête ou non ; il fallait aller avec Monnier, et sans trop s’inquiéter si l’on allait en bon lieu ou en mauvais lieu, et quelle que fût la maison où le poussait cette comédie. Quant à lui, tout lui convenait, la rue et le carrefour, la boutique et le salon, le corps de garde et l’escalier, et, chemin faisant, il rencontrait tant de bonnes têtes risibles, tant de ridicules choisis, tant de mots exquis et d’un bon sel ; le plaisir était si grand et si complet à le suivre en ses inflexions plaisantes, et ce ton excellent, varié, naturel, grivois, ces soupirs171 burlesques, ces cris passionnés, ces images désopilantes, ces émotions dans le cœur et dans la voix, ces ordures même, spirituellement gazées ou toutes crues lorsque l’effet de son drame y devait gagner, que nous passâmes tous, et nous étions nombreux et divers, la plus délicieuse soirée dramatique qu’on puisse ouïr et voir. Henry Monnier à lui seul suffit à cette variété, à ces mœurs, à ces jargons172.
Si ces « scènes parlées »173, pour reprendre la formule d’Élie Berthet dans Silhouettes et anecdotes (1878), savent reproduire à merveille « ces images désopilantes », ses dessins, sont, quant à eux, « autant de petites comédies dans lesquelles s’agitent mille acteurs variés » ; ces nouvelles, ce sont des « croquis »174, instaurant très tôt une importante connexité entre le texte (les scènes écrites) et l’image (les scènes parlées). Monnier illustre de plus de nombreuses revues, à l’instar de ParisMagazine et de Musée des familles, ainsi que plusieurs ouvrages collectifs, 171 Lorsque Champfleury reproduit le texte de Janin, il troque « soupirs » pour « croquis », qui semble plus correct. CHAMPFLEURY, Henry Monnier, sa vie, son œuvre, Paris, É. Dentu, 1869, p. 79. 172 JANIN Jules, Histoire de la littérature dramatique, Paris, Michel Lévy frères, 1853, tome 1, p. 427-428. 173 BERTHET Élie, Histoires des uns et des autres : silhouettes et anecdotes, Paris, É. Dentu, 1878, p. 75. 174 JANIN Jules, Histoire de la littérature dramatique, op. cit., p. 426-427.
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comme Les Industriels : métiers et professions (1842), pour lequel « il en profitera pour vider ses cartons et ses albums des types d’ouvriers et des croquis de mœurs qu’il avait accumulés »175, Le Diable à Paris (1845) ou encore Les Français peints par eux-mêmes (1840-1842)176. La pléthore de dessins fournis par Monnier durant les années que dura cette dernière publication est considérable : « plus de cent types de toute nature et de tous pays, costumes, scènes d’intérieur […]. Avec Gavarni, Henry Monnier contribua amplement au succès des Français peints par eux-mêmes »177, écrit Champfleury. Les vignettes de Monnier connaissent un tel succès qu’elles sont régulièrement gravées par des tiers et reproduites dans les recueils ou dans la presse. Album des soirées et Album perdu (1829) répliquent des gravures de Monnier, sans nom, quand Chronique de Paris, revue publiée sous la direction de Balzac, comprend, en 1835, quelques croquis de Monnier gravés sur bois. Sans compter que Monnier illustre également plusieurs romans, des Scènes contemporaines de la vicomtesse de Chamilly, pseudonyme de Romieu, Loève-Veimars et Vanderburch, aux Scènes de Balzac. La collaboration entre Monnier et Balzac, nés la même année, est par ailleurs révélatrice des corrélations entre scènes et dessins, le plus souvent entre scènes et caricatures. L’auteur de La Comédie humaine publie entre le 29 septembre 1839 et le 30 juin 1840 dans La Caricature son étude humoristique intitulée Les Petites misères de la vie conjugale, pour laquelle Monnier produit quelques vignettes illustrées178. Pour rappel, les textes de Balzac publiés dans l’hebdomadaire satirique figurent dans les rubriques « caricatures » et « croquis », se référant explicitement à un modèle visuel et graphique. Dans une lettre de 1843, dont Champfleury cite des extraits, Balzac prie encore Monnier de lui faire pour l’édition de La Comédie humaine les dessins de Birotteau, Madame Descoings, Philippe Bridau, Flore Brazier et l’illustre Gaudissart. « Puis, ajoute Balzac, vois si tu veux te faire en Bixiou, que je te recommande »179. CHAMPFLEURY, Henry Monnier, sa vie, son œuvre, op. cit., p. 384. Une liste complète des œuvres illustrées par Monnier est établie dans CHAMPFLEURY, Henry Monnier, sa vie, son œuvre, op. cit., p. 375 et suivantes. 177 Ibid., p. 383. 178 Champfleury précise à propos de cette livraison : « cette étude humoristique du célèbre romancier fut annoncée par la Caricature comme devant être illustrée de vignettes sur bois par Henry Monnier ; mais les trois premiers numéros (29 septembre, 6 octobre et 13 octobre 1839) contiennent seules des vignettes du dessinateur. La suite des Petites Misères parut sans illustrations. Vraisemblablement, par sa vie décousue de comédien courant la province, Henry Monnier ne put répondre aux besoins des éditeurs ». CHAMPFLEURY, Henry Monnier, sa vie, son œuvre, op. cit., p. 390. 179 Ibid., p. 379. 175 176
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Mais la collaboration signe aussi une certaine concurrence entre les deux hommes. Si Monnier est le peintre par excellence des types français en 1830, Balzac, avec le projet de La Comédie humaine, lui porte, selon Champfleury, « un coup de bâton aussi violent qu’imprévu »180. Non seulement il s’imprègne du talent de portraitiste de Monnier (certains critiques considèrent César Birotteau comme le fils de Joseph Prudhomme181), en poussant le projet – dont le succès et la réussite sont toutefois sans égales – à son paroxysme, mais il dresse en outre de son ami un cliché peu heureux dans La Femme supérieure (1838), sous les traits de Bixiou182. « Tous les hommes […] étaient des citrons pour Balzac. Il s’imaginait qu’il devait les presser à son profit »183, aurait dit Monnier. Il faut dire que Balzac était connu pour emprunter à ses pairs quelques-uns de leurs talents. Champfleury rapporte à ce titre que, « s’il a à peindre une femme de théâtre, il va demander à Théophile Gautier l’aide de sa plume. De même s’il a besoin d’un poëme »184. Faits ou ragots, il reste que le romancier s’inspire – et reconnaît – l’esprit et le style original du caricaturiste, raison pour laquelle, sans nul doute, il l’a choisi pour l’illustration de l’édition définitive de La Comédie humaine. La petite rixe est donc de courte durée, mais elle a le mérite de signaler la place de Monnier dans le champ littéraire des années 1830-1840. Plus généralement, Monnier s’inscrit dans la veine d’un certain nombre de caricaturistes français – Vernet et Pigal notamment – dont les œuvres partagent des traits significatifs et une qualification singulièrement analogue. La « petite Comédie humaine » de Carle Vernet est tout un monde, écrit Baudelaire dans son article sur la caricature paru dans Le Présent en 1857, car « les images triviales, les croquis de la foule et de la rue, les caricatures sont souvent le miroir le plus fidèle de la vie »185. Quant à Pigal, il fait des caricatures modernes : ses Scènes populaires et ses Scènes de société sont des « tableaux », « pris sur nature », « presque 180
Ibid., p. 89. NORIAC Jules, « Courrier de Paris », propos tenus à la mort d’Henry Monnier sur son œuvre, Le Monde illustré : journal hebdomadaire, n° 1031, 13 janvier 1877, p. 18-19, p. 18. 182 BALZAC (DE) Honoré, La Femme supérieure, Paris, Werdet, 1838, tome 1, p. 200201. 183 Propos rapportés dans CHAMPFLEURY, Henry Monnier, sa vie, son œuvre, op. cit., p. 95. 184 Ibid., p. 96. 185 BAUDELAIRE Charles, « Quelques caricaturistes français : Carle Vernet, Pigal, Daumier, Monnier, Grandville, Gavarni, Trimolet, Traviès, Jacque », Le Présent : revue européenne, n° 12, 1er octobre 1857, p. 77-95, p. 77. 181
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toujours des hommes du peuple, des dictons populaires, des ivrognes, des scènes de ménage »186. De son côté, Monnier connaît en tant caricaturiste un succès important, séduisant à la fois le monde bourgeois et le monde des ateliers, « deux espèces de villages »187, disait Baudelaire. Si le poète ne lui accorde qu’un intérêt modéré en raison du procédé daguerréotype propre à ses scènes, préférant les dessins d’un Daumier, il souligne son art du détail188. Monnier s’essaie à plusieurs techniques – la plume et le crayon notamment – et fait paraître ses dessins dans la presse, en assurant une collaboration active pour les rubriques satiriques de La Caricature, ou sous la forme de « séries », à l’instar du volume Exploitation générale des modes et ridicules de Paris et Londres (vers 1825). Fort de son succès, il publie de nombreux albums – souvent coloriés ou aquarellés –, caricaturant les physionomies de ses contemporains à travers quelques figures de types parisiens : Les Grisettes (1827) et Mœurs administratives (1828). « Ces morceaux sont d’une solidité et d’une vigueur extraordinaire », écrit Arsène Alexandre en 1892 dans L’Art du rire et de la caricature, « par la splendide vulgarité des types, l’épaisseur affirmative du coloris, on dirait du Courbet en chambre »189. Monnier fait partie « de la bande d’amuseurs et de gens d’esprit qui font la veille des “mots” pour le lendemain : les Roqueplan, les Méry, les Gozlan, dont a besoin tout Paris »190, écrit Champfleury. Sa personnalité atypique et le retentissement de ses œuvres comiques lui valent des scénettes humoristiques, dont il finit par faire lui-même l’objet, comme ce dialogue publié dans L’Argus et qui en dresse un portrait des plus espiègles : Ces jours passés, sous les arcades du Palais-Royal, à Paris, un provincial accoste Henri Monnier : – Pardon, monsieur, pourriez-vous m’indiquer le chemin de la préfecture de police ?… – Le chemin le plus court ? dit Monnier d’une voix câline. – Oui, monsieur. – Très-bien… Entrez dans ce magasin, chez ce bijoutier… Prenez l’objet qui vous conviendra le mieux, une bague, un bracelet, un collier, 186
Ibid., p. 78. Ibid., p. 89. 188 Ibid., p. 90. 189 ALEXANDRE Arsène, L’Art du rire de la caricature, Paris, Librairies-imprimées réunies, 1892, p. 188-190. 190 CHAMPFLEURY, Henry Monnier, sa vie, son œuvre, op. cit., p. 89. 187
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et mettez-le dans votre poche. Puis faites mine de sortir sans payer. Avant dix minutes, vous serez à la préfecture de police, et par le chemin le plus court191.
On rapporte aussi que, dans la vie privée, Monnier est son monsieur Prudhomme, car « il semblait avoir tous les ridicules dont il se moquait », écrit Élie Berthet : « quand il voulait faire parler son personnage typique, il n’avait qu’à s’écouter lui-même et à sténographier son propre langage »192 pour faire une scène, signalant, à nouveau, un phénomène de reconduction. Monnier fait cependant du comique sérieux. La blague n’est pas frontale mais elle est mise en scène ; c’est « une caricature facétieuse […], empreinte d’humour, encline à la satire joyeuse qui vise à détrôner la vanité, à épingler les ridicules »193. Plus encore, Monnier est doué d’un talent éminemment réaliste, renversant le stéréotype souvent affilié à la caricature comme celui d’un art nécessairement déformant, à l’image de l’estampe « Un Monsieur à bonnes fortunes », qui fait partie de l’album Esquisses parisiennes édité chez Delpech en 1827. Contrairement à Daumier, par exemple, qui privilégie une accentuation du trait, Monnier est plus modéré. À défaut du dessin, il trouve « sa voie dans le croquis, qui suppose une faculté d’observation très aiguë »194. En outre, « le dialogue joue un rôle non négligeable »195 dans la peinture de ces situations tendres ou cocasses, renforçant l’hypothèse d’une esthétique de la caricature à michemin, entre texte et image, ridicule et sérieux. Au talent du caricaturisteréaliste s’ajoute encore un phénomène artistique et culturel qui a contribué à sa réussite : la lithographie signe le déclin de la gravure et a su mettre, pour reprendre l’expression de Monnier, du beurre dans les épinards196. Doté d’une originalité certaine dans ses créations, l’écrivain s’étonne cependant lui-même « que cette faculté bizarre devien[ne] pour lui une ressource, et qu’il [soit] obligé d’en vivre »197. La vogue de ses caricatures augmente pourtant de jour en jour, au point qu’il achète une maisonnette, qu’il peinera toutefois à payer, la révolution de Juillet lui ayant coupé l’herbe sous le pied198. 191 Scène non signée et non titrée, publiée dans la rubrique « Caquetage », L’Argus et le Vert-vert réunis, n° 775, 19 février 1865, p. 4. 192 BERTHET Élie, Histoires des uns et des autres : silhouettes et anecdotes, op. cit., p. 68. 193 SAÏDAH Jean-Pierre, « Henry Monnier : fantaisie ou caricature ? », art. cité, p. 461. 194 Ibid., p. 460. 195 Ibid., p. 460-461. 196 MIRECOURT (DE) Eugène, Les Contemporains : Henry Monnier, Paris, G. Havard, 1857, p. 42. 197 Ibid., p. 43-44. 198 Ibid., p. 44.
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Les traits de la plume : manifestations d’un style Le parcours de Monnier et le portrait qui en est fait par ses contemporains mettent en évidence une pratique particulière : la caricature parlée. À peine fait-il son entrée dans le monde artistique et dans le cercle des rapins200, il est sollicité par ses camarades pour raconter les faits du jour, lui demandant « le compte rendu comique des charges de la veille, car il consacrait régulièrement ses soirées à de nombreuses mystifications »201. À défaut d’avoir des chances de gagner le prix de Rome, Monnier avait un don pour faire rire. Les rapins, est-il relaté par Mirecourt, « se tenaient les côtés dans un accès de fou rire. Quelques-uns même se roulaient sur le carreau et demandaient grâce, tant leur gaieté frisait l’épilepsie »202. Sur le conseil de ses amis203 et en raison de quelques difficultés financières, Monnier entreprend de coucher sur le papier ce qu’il raconte si bien, 199 MONNIER Henry, Esquisses parisiennes, Paris, Delpech, 1827, dessin n° 3 « Un Monsieur à bonnes fortunes ». Source : CCØ Paris Musées / Maison de Balzac. 200 MIRECOURT (DE) Eugène, Les Contemporains : Henry Monnier, op. cit., p. 24. 201 Ibid. 202 Ibid., p. 25. 203 Si Mirecourt et Bayard mentionnent Alphonse Karr, d’autres critiques, comme Champfleury, mentionnent parfois plutôt Latouche.
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troquant le pinceau pour la plume, et « se met à écrire ses charges au lieu de les dessiner »204. On est en 1830, les Scènes populaires voient le jour et avec elles le genre « de l’anecdote-scène de mœurs »205, brève et incisive, inaugurant une nouvelle mode en confondant la plume et le dessin, la caricature et le portrait ; un « genre unique »206 dira Mirecourt. Par « ses récits et ses scènes racontées », précise-t-il encore, il « s’était créé une popularité »207. Préalablement joués devant un auditoire de camarades208, ces microdrames légitiment une prise sur le vif. L’intérêt des scènes réside surtout dans les physionomies des personnages et des situations – les Scènes populaires de Monnier sont par ailleurs publiées la même année que les Scènes de la vie privée de Balzac, les deux chez Levavasseur –, en témoigne cet extrait de la présentation des acteurs en amont du « Roman chez la portière » : MADAME CHALAMELLE. Cinquante ans ; bonne grosse maman ; ne disant jamais de mal de personne ; 800 livres de rente ; raccommodeuse de dentelles ; du vin dans sa cave ; donnant quelquefois à dîner ; soi-disant veuve de M. Chalamelle, mort victime de la tourmente révolutionnaire, et que ses amies de la maison prétendent n’avoir jamais existé ; obligeante ; peu bavarde, quoique habitant les étages supérieurs. Chapeau, et robe de soie, les dimanches et les fêtes. MADEMOISELLE VERDET. Cinquante-cinq à soixante ans ; revêche, prude, dévote, de la confrérie de la Vierge à St.-Eustache ; n’aimant rien au monde que ses trois chats ; pilier de paroisse ; rendant de fréquentes visites aux Dames de charité de son arrondissement ; faisant des rapports au Suisse, au Bedeau et au Donneur d’eau bénite ; sortant de l’église pour entrer chez la portière ou chez ses voisines ; déchirant tout le monde. Grand bonnet monté tombant sur ses yeux constamment baissés ; mantelet noir ; robe à ramages ; un paroissien toujours à la main, bien qu’elle ait un ridicule209. 204 BAYARD Émile, « La caricature et les caricaturistes », Musées des familles : lectures du soir, 1er semestre, 1899, p. 308-312, p. 310. 205 MEN (LE) Ségolène, « Balzac, Gavarni, Bertall et les Petites misères de la vie conjugale », Romantisme, n° 43, 1984, p. 29-44, p. 32. 206 MIRECOURT (DE) Eugène, Les Contemporains : Henry Monnier, op. cit., p. 46. 207 Ibid. 208 BARDÈCHE Maurice, Balzac, romancier : la formation de l’art du roman chez Balzac jusqu’à la publication du Père Goriot (1820-1835), Genève, Slatkine, 1967, p. 315. 209 MONNIER Henry, « Le roman chez la portière », in : Scènes populaires dessinées à la plume, op. cit., p. 1-42, p. 4.
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« Les portraits de Balzac ne sont pas autre chose alors que les portraits d’Henri Monnier étendus par la narration », constate Maurice Bardèche, c’est la même « littérature d’observation [qui] aboutit au même canevas descriptif [:] le portrait est désormais un “signalement” complet »210. Monnier marque ainsi l’émergence de ces esquisses de la vie parisienne capturées dans l’instant. Si certains s’essaient avant lui à l’exercice – on pense par exemple, dans un registre plus sérieux, à Mercier –, il est l’un des premiers à instituer une véritable pratique du genre, aux côtés de Paul de Kock et d’Alphonse Karr. Monnier ne crée pas, il incarne, écrit Mirecourt au moment de dresser le portrait de l’écrivain211. « Ce qui autour de nous effleure à peine nos yeux tombe de prime abord sous son génie d’observation », précise encore le biographe. « Faits, discours, gestes, mœurs, caractères, tout se grave, tout s’incruste dans son cerveau. Voilà ce qui donne à ses personnages ce cachet désespérant de réalisme qu’on est forcé de reconnaître »212. La célèbre Madame Desjardin, héroïne du « tableau »213 qu’est « Le roman chez la portière » des Scènes populaires, n’est autre que sa propre concierge : « toutes les fois qu’il entrait dans sa loge, il était sûr de recueillir un flux intarissable de cancans et de médisances, rehaussés d’invectives pittoresques, de vocables extraordinaires et de tropes expressifs »214. Balzac aurait à ce propos dit de la « comédie de Monnier » qu’elle « se glisse dans les petits recoins », en raison de ce « coup d’œil infaillible »215. Ce souci du trait vaut à Monnier quelques anecdotes fameuses216. Quelqu’un se serait un jour avisé de critiquer fermement l’un de ses textes parus récemment, « Les diseurs de rien », contestant la vraisemblance des discours insipides et sans fin des protagonistes. La scène, publiée en feuilleton dans Le Siècle en 1854 avant d’être insérée dans Les Bourgeois de Paris : scènes comiques (1854), avait déjà connu quelques heurts : le rédacteur en chef avait notamment imposé des retranchements importants du manuscrit, réduisant à dix colonnes ce qui devait en faire quarante. Insuffisant pour le râleur, vraisemblablement, mais Monnier se pique au jeu. Le lendemain de la contestation, il se rend chez celui-ci pour dîner accompagné de l’une de ses connaissances, et reproduit la scène. L’ami en question est un 210 211 212 213 214 215 216
BARDÈCHE Maurice, Balzac, romancier, op. cit., p. 315. MIRECOURT (DE) Eugène, Les Contemporains : Henry Monnier, op. cit., p. 52. Ibid. Ibid., p. 50. Ibid. Ibid., p. 52-53. L’anecdote racontée ci-après est relatée par Eugène Mirecourt, ibid., p. 47-49.
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gros homme, à l’air important, à la voix grave, à la face rubiconde, qui, sans plus tarder, commence l’entretien, le continue à table, bavarde avec solennité deux heures d’horloge, sans rien dire, sans s’arrêter une minute, établissant avec une prolixité assommante les axiomes les plus incontestables, les vérités les plus rebattues, les lieux communs les plus vulgaires, se noyant dans mille détails, se jetant tête baissée au milieu du réseau des périphrases, et faisant avec un luxe de prétentions inouï les remarques les plus niaises, les plus oiseuses, les plus absurdes217.
Face à ce personnage ennuyeusement prolixe, celui qui avait critiqué le texte de Monnier abdique, non sans un certain humour : « ah ! mon cher Monnier, dit l’amphitryon vaincu, vous avez gagné votre cause ! Ne ramenez votre avocat sous aucun prétexte »218. Un talent de peintre lui est de plus alloué : « sa plume dessine ! son crayon fait de la littérature ! »219 s’écriait, on s’en souvient, Paul Girard. « Les Diseurs de rien, les Héritiers avant la lecture du testament, les familles de Prudhomme de divers formats sont d’un peintre et d’un observateur accomplis »220, selon Arsène Alexandre. Par extension, « même en écrivant, M. Monnier est toujours peintre, c’est la même touche, tantôt vive et légère, tantôt puissante et profonde, comme dans ses délicieux dessins tout est vrai nature », écrit Balzac dans l’article qu’il consacre à Monnier dans Le Voleur le 15 mai 1830, avant de préciser : « dans le Dîner bourgeois que vous allez lire, vous trouverez une ravissante peinture de ce qu’on est convenu d’appeler la petite bourgeoisie ; là surtout vous rencontrerez une création parfaite qui figure dans presque toutes les scènes de M. Monnier. […] en un mot ce sont ses dessins qui parlent »221. L’art de Monnier est encore celui des « scènes détachées », pour reprendre l’expression de Francisque Sarcey, expliquant dans une chronique dramatique publiée dans les Annales politiques et littéraires que le dramaturge André Antoine fait au théâtre des « scènes détachées, des scènes de la vie réelle, comme celles qu’Henry Monnier a écrites autrefois »222. La brièveté est de mise pour faire voir, imitant les traits de 217
Ibid., p. 48-49. Ibid., p. 49. 219 GIRARD Paul, « Scènes populaires par Henri Monnier », art. cité, p. 7. 220 ALEXANDRE Arsène, L’Art du rire de la caricature, op. cit., p. 188-190. 221 « Le dîner bourgeois. Scènes populaires dessinées à la plume par H. M*** », commentaire non signé (attribué à Balzac) sur Scènes populaires d’Henry Monnier, art. cité, p. 1. 222 SARCEY Francisque, « La première représentation du Théâtre-Libre », Les Annales politiques et littéraires, n° 1617, 21 juin 1914, p. 531-532, p. 532. Voir « Scène détachée et mise en pièce » au chapitre IV « La bouche ouverte ». 218
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l’esquisse, ou du geste. Au moment de l’écriture des Scènes populaires, Latouche se serait à cet égard chargé de réviser le manuscrit de son ami, afin d’élaguer « les phrases parasites qui obstruaient le dialogue et enlevaient au trait sa finesse de précision »223. À sa suite, Émile de la Bédollière et Louis Desnoyers auraient en outre opéré quelques modifications, des coupures notamment, pour réduire au maximum les bords des croquis224. Assurant encore la filiation des scènes parlées aux scènes écrites, Émile Bouvier précise que les textes des Scènes populaires « sont des dialogues, de petites pièces de théâtre. Les personnages une fois posés, l’auteur les laisse parler en recueillant scrupuleusement tous les détails de la conversation, en notant leur jargon particulier, leurs expressions favorites »225. Contrairement à ce que déclarait Baudelaire – « Monnier ne sait rien créer, rien idéaliser, rien arranger »226 –, l’auteur des Scènes populaires savait « arranger », mais « son travail consistait à encadrer dans des filets de dialogue réel des mots d’un effet comique ultra-réel et à accumuler les traits de bêtise dans une proportion qu’aucun être humain ne saurait atteindre »227. La scène-caricature telle que proposée par Monnier dans Scènes populaires initie ainsi un genre, celui de la microforme, à même d’exploiter différents supports, la scène, le recueil ou encore le journal. À force de conter, de mimer ou de dessiner ses anecdotes, l’auteur acquiert une sûreté du geste qui lui vaut le titre d’inventeur228, à la suite duquel « les imitateurs n’ont pas manqué à ce genre tout nouveau à l’époque où l’auteur a créé le type impérissable de M. Joseph Prudhomme »229, écrit un journaliste de La Célébrité. Face au succès, ses Scènes sont rééditées chez Levavasseur, Canel, Dumont, Hetzel, Dentu ou encore Lévy, régulièrement augmentées et illustrées, entre 1830 et 1890. « À coup sûr, [dit-on en raison de la réussite de ces scènes vivantes], les Scènes populaires de Monnier resteront comme un des monuments les plus curieux et les plus étranges de notre époque »230, où l’on croque les personnages non pas dans leurs toilettes du 223 MIRECOURT (DE) Eugène, Les Contemporains : Henry Monnier, op. cit., p. 46 (je souligne). 224 Ibid., p. 47. 225 BOUVIER Émile, La Bataille réaliste, op. cit., p. 67. 226 BAUDELAIRE Charles, « Quelques caricaturistes français », art. cité, p. 90. 227 BOUVIER Émile, La Bataille réaliste, op. cit., p. 67. 228 BAYARD Émile, « La caricature et les caricaturistes », art. cité, p. 310. 229 « Scees [sic] populaires dessinées à la plume, par Henry Monnier » (signé C. C.), La Célébrité et la gazette des abonnées réunies, n° 18, 3 mai 1866, p. 141. 230 GIRARD Paul, « Scènes populaires par Henri Monnier », art. cité, p. 8.
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dimanche mais en déshabillé ; avec Scènes populaires, Monnier a trouvé la forme, inventé la formule des scènes à venir231. « Des premières Scènes aux dernières, Monnier s’attache à peindre un univers antihéroïque peuplé d’êtres sans épaisseur qui, par nature, se répètent et ressassent les mêmes propos figés, les mêmes clichés, les mêmes banalités, jusqu’à l’absurde »232. Par conséquent, les scènes racontées reconduites dans l’espace du livre gardent les stigmates de leur contexte d’énonciation d’origine – dialogues, mimes, gestes – tout en instituant à l’aune de la pratique scénique ce « genre unique » dont parle Mirecourt : des scènes écrites qui couchent sur le papier une historiette saisie au vol d’une conversation. « Je lui dois plus qu’on ne pense »233, aurait encore dit Balzac au sujet de Monnier ; on raconte d’ailleurs que l’une des scènes parlées des Scènes populaires, Histoire de Napoléon racontée dans une veillée, aurait été reproduite presque mot pour mot dans le Médecin de campagne234. Sans pouvoir vérifier l’authenticité de l’hommage, il faut néanmoins constater une poétique émergente commune aux deux auteurs de Scènes dans les mêmes années. Ces portraits, études ou caricatures, sont en effet « un produit typique de la génération de 1830 »235. Si cette manière de peindre est très tôt revendiquée par Balzac comme l’un des traits caractéristiques de sa prose, elle signale plus généralement une tendance esthétique en plein essor, celle de la scène, dont le corpus émergeant de 1830 met en lumière le succès. Celui qu’on situe parfois « en marge de Balzac »236 jouait donc un rôle plus important que celui qu’on a bien voulu lui attribuer dans le champ littéraire de la première moitié du siècle. Certes, son œuvre n’a pas eu la résonance de celle de La Comédie humaine, mais ses scènes, entre caricatures et études, esquisses et portraits, théâtre et récit ont posé les jalons, plus que son contemporain peut-être, d’une esthétique de la scène dans les années 1830, dont la formule inédite a traversé le siècle. Dès lors 231 SAÏDAH Jean-Pierre, « Henry Monnier : fantaisie ou caricature ? », art. cité, p. 463. 232 Ibid. (je souligne). 233 Selon Champfleury, rapporté par BARDÈCHE Maurice, Balzac, romancier, op. cit., p. 316. 234 BERTHET Élie, Histoires des uns et des autres : silhouettes et anecdotes, op. cit., p. 75. 235 BARDÈCHE Maurice, Balzac, romancier, op. cit., p. 316. 236 Pour reprendre le titre de l’article de THUILLIER Guy, « En marge de Balzac : Les Scènes de la vie bureaucratique (1835) d’Henry Monnier », La Revue administrative, n° 320, mars-avril 2001, p. 129-137.
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qu’on pense aux auteurs situés en orbite des « classiques » du siècle, force est de constater que les scènes comiques, ces instantanés éternellement figés, « à la manière de Monnier », instituent une pratique générique. À la lumière du corpus de scènes, l’auteur des Scènes populaires jouit par conséquent d’une place révélatrice d’une poétique moderne.
3. TERMINOLOGIES 3.1 Processus de contamination Abel Hermant est un dramaturge et romancier prolifique de la seconde moitié du siècle, salué pour sa qualité de fin observateur de son temps. On dit de lui qu’il est « décidé à fouailler ses contemporains, il étudie tous les milieux, passe au crible de sa satire les travers et les petits côtés de la vie parisienne »237. Surtout, Hermant est connu pour les procédés bricà-bracants de sa démarche de travail. Le critique littéraire Émile Faguet explique ainsi que l’auteur « avise un sujet, mœurs exotiques, mœurs aristocratiques, mœurs cosmopolites, mauvaises mœurs ; et il le traite, en un journal ou en un livre, par scènes détachées, par croquis, par pochades »238. Puis, devant un tout hétérogène, « il les [croquis] rassemble, il les presse les uns contre les autres, il les relie par une intrigue, et il en fait une pièce de théâtre ».239 Si l’anecdote peint les traits d’un personnage haut en couleur, elle révèle d’abord un phénomène de contamination sémantique symptomatique de la période – en sus d’une mixité des genres (littéraire, théâtral, pictural) –, puisqu’il confond sciemment la scène, le croquis ou encore la pochade, un phénomène par ailleurs initié par Balzac au début du siècle, avec une œuvre composée de « scènes », de « séries » ou encore d’« études » de mœurs ou de philosophie240. La plasticité du journal, notamment, offre un cadre d’expérimentation particulièrement séduisant à la scène, qui ne tarde pas, on l’a vu, à jouer 237 LANGE Géo, « À propos du “Faubourg” », commentaire sur le dramaturge Abel Hermant, La Vie au grand air : revue illustrée de tous les sports, n° 64, 3 décembre 1899, p. 143. 238 FAGUET Émile, « La semaine dramatique », commentaire sur Les Transatlantiques d’Abel Hermant, Journal des débats politiques et littéraires, n° 23, 24 janvier 1898, p. 1-2, p. 2. 239 Ibid. 240 VAPEREAU Gustave, « Balzac (Honoré de) », in : Dictionnaire universel des littératures [1858], Paris, Librairie Hachette, 1876, p. 190-191, p. 191.
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de cette malléabilité. Se faufilant entre les nombreuses rubriques qui voient le jour, elle sonde, tâtonne et engendre au surplus une disparité du texte que l’on rencontre aléatoirement sous les appellations « esquisse », « croquis », « tableau », « épisode ». À ce propos, il faut encore rappeler qu’une culture visuelle s’élabore dans l’espace du périodique : sur le modèle du quotidien anglais The Spectator (Joseph Addison et Richard Steele, 1711), la petite presse française se caractérise par un partenariat entre le texte et l’image, dont les seuls titres de certains journaux, comme La Silhouette ou La Caricature, sont révélateurs241. Plusieurs « scènes de romans » sont ainsi illustrées quand des feuillets hybrides, mêlant dessins et légendes narrativisées, sont exposés, à l’instar de « Scènes de la vie d’aspirant » de Gino qui appelle à une esthétique nouvelle, sorte de bande dessinée avant l’heure.
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Pour cette raison, un intérêt tout particulier sera accordé aux termes « croquis », « esquisse » et « tableau », dans le but de mettre en évidence leurs relations étroites avec celui de « scène » d’une part et de mieux saisir, d’autre part, les enjeux à la fois esthétiques et thématiques de ce dernier. Un aspect sera plus particulièrement observé au sein des distinctions : la fixation du temps. D’un côté, l’esquisse et le croquis font la promotion d’un instant qui s’évanouit, puisqu’ancré dans une 241 CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre. Formes dramatiques publiées dans la presse à l’époque romantique (1829-1851), thèse soutenue le 27 novembre 2015 à l’Université Lumière Lyon II, sous la direction d’Olivier Bara, p. 221. 242 « Scènes de la vie d’aspirant : menues corvées » (signé Gino), La Caricature, n° 493, 8 juin 1889, p. 180 (extrait). Source : gallica.bnf.fr / BnF.
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durée nécessairement furtive. Les deux modalités ont en effet l’avantage de peindre une figure dans le mouvement, en privilégiant les traits, les contours et les ébauches, dont la pérennité est sans cesse troublée par la versatilité du crayon, qui passe de feuille en feuille à mesure que l’œil se déplace sur les choses données à sa vue. À l’inverse, le tableau institue un arrêt, provoque une pause. La scène qu’il dépeint est ainsi une image-récit, qui se contemple – et se raconte – dans le détail, ne négligeant aucun élément du décor encerclé par un cadre qui assure sa stabilité. 3.2 Échantillons d’un jargon scénique Le croquis Le prospectus programmatique de La Caricature, auquel Balzac a largement contribué, revient sur « la division du texte » du journal et définit à cette occasion la rubrique « Croquis »243 comme suit : « sous le nom de Croquis, nous tâcherons d’offrir des scènes vraies, gracieuses, ou satiriques et piquantes, qui peindront les mœurs modernes »244. Autrement dit, la dimension visuelle est placée au cœur de l’écriture des « scènes vraies ». Selon Bernard Vouilloux, l’intitulé « Croquis » institue une ligne de conduite esthétique spécifique, consistant à assurer « une forme de communication entre le texte et l’image, qui passerait par l’adoption d’un régime commun du trait, le tracé comique et le trait d’esprit se répondant »245, une poétique « où la pensée résult[e] du choc des mots, où le cliquetis des adverbes et des adjectifs réveill[e] l’attention »246, pour emprunter la formule du narrateur des Illusions perdues lui-même au moment de décrire « Les passants de Paris » écrit par Rubempré pour la petite presse.
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Si la rubrique est systématiquement présente jusqu’au mois d’août 1831, elle n’apparaît par la suite qu’épisodiquement dans le journal. 244 « Prospectus », La Caricature morale, politique et littéraire (« Prospectus et numéro-modèle »), 1er octobre 1830, p. 1-2, p. 2 (je souligne). 245 VOUILLOUX Bernard, « Les fantaisies journalistiques de Balzac », L’Année balzacienne, n° 13, janvier 2012, p. 5-24, p. 10. 246 BALZAC (DE) Honoré, Illusions perdues [1835-1843], deuxième partie « Un grand homme de province à Paris », op. cit., p. 296.
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Par suite, l’autorité visuelle opère à un double niveau. D’abord, la scène est régulièrement, à tout le moins pour la presse illustrée, accompagnée ou suivie d’un dessin pour renforcer, dans le même espace, l’interaction entre la plume et le fusain. On pense à la série en images « Croquis parisiens » d’Honoré Daumier diffusée dans Le Journal amusant à partir de 1864. Après un passage à La Caricature puis au Charivari, pour lesquels il donne plusieurs dessins avec une prédilection pour les sujets politiques, l’illustrateur se tourne – suite à l’entrée en vigueur en 1835 des lois relatives à la censure –, à la caricature de mœurs, croquant avec amusement ses contemporains. La scène devient ensuite, en raison d’un format concis et d’un style enlevé, le seul support graphique : elle est le croquis. Le texte « Scène de la vie parisienne » signé Jules Ramsay et paru dans Le Journal amusant le 11 septembre 1875 est à cet égard révélateur, dans la mesure où le premier contact visuel avec le texte impose un cheminement du regard pictural. Délimitée dans le cadre restreint d’un panneau, la scène ne se déploie que dans les limites spatiales qui lui sont accordées : un carré. De plus, les aliénas systématiques et la ponctuation exacerbée qui composent les quelques lignes du récit ne livrent qu’une conversation esquissée. 247 DAUMIER Honoré, « Croquis parisiens », Le Journal amusant : journal illustré, journal d’images, journal comique, critique, satirique, etc., n° 1046, 16 septembre 1876, p. 7. « – Ah ! la campagne ! quels points de vue ! » Source : gallica.bnf.fr / BnF.
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Une poétique du trait impose, en plus d’une esthétique picturalisante, un souci particulier accordé à la vélocité d’exécution, concrétisée par l’homologie inhérente au terme « croquis » telle qu’analysée par Baudelaire : Pour le croquis de mœurs, la représentation de la vie bourgeoise et les spectacles de la mode, le moyen le plus expéditif et le moins coûteux est évidemment le meilleur. Plus l’artiste y mettra de beauté, plus l’œuvre sera précieuse ; mais il y a dans la vie triviale, dans la métamorphose journalière des choses extérieures, un mouvement rapide qui commande à l’artiste une égale vélocité d’exécution249.
Puisque la représentation des scènes suggère l’éphémérité, seul un « mouvement rapide » peut capter « la métamorphose journalière des choses extérieures ». Ainsi, les morceaux publiés dans la rubrique « Croquis » de La Caricature au début des années 1830250, comme « Les voisins » (4 décembre 1830), « La grisette » (6 janvier 1831) ou encore « Scène de réception officielle » (16 février 1832) – dont la fusion entre « scène » et « croquis » est parlante –, poursuivent une « écriture volontiers expressive, 248 RAMSAY Jules, « Scène de la vie parisienne », Le Journal amusant : journal illustré, journal d’images, journal comique, critique, satirique, etc., n° 993, 11 septembre 1875, p. 7. Source : gallica.bnf.fr / BnF. 249 BAUDELAIRE Charles, « Le peintre de la vie moderne », art. cité, chapitre « Croquis de mœurs », p. 2. 250 Voir « Expérimentation d’une écriture scénique : le cas de La Caricature » au chapitre I « Presse en laboratoire ».
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rapide, cursive, qui suggère plus qu’elle ne développe et dont le staccato est d’abord impulsé par la forme brève et très découpée des articles »251, dans une démarche souvent caricaturale. La construction est heurtée, la forme est abrégée. Partant, si l’esthétique du croquis envisage la scène dans une perspective visuelle, elle impose aussi de considérer une structure formelle analogue : croquer, plus que représenter. Ce procédé affilie sans aucun doute la scène au monde du dessin, du croquis, ou encore de la pochade, pour reprendre le titre d’une autre rubrique de La Caricature, convoquant de fait un principe de circulation et de contamination entre plusieurs esthétiques de l’instantané. Si l’esquisse ou le croquis traduisent davantage une idée première et élémentaire, la pochade est en revanche « par elle-même un tableau »252, puisque colorée et exécutée à tire-d’aile, invitant à explorer plusieurs pratiques picturales, de l’ébauche à la toile. Par conséquent, la petite presse, vivier des pratiques et des évolutions artistiques253, provoque des jeux d’interférences et d’interinfluences dès lors qu’elle confronte divers genres. En cela, la scène constitue une passerelle idéale entre des modes artistiques composites. L’amalgame s’opère dans les deux sens : si la scène est le croquis, le croquis, à son tour, est la scène. Le recueil La Comédie parisienne de Jean-Louis Forain en est un exemple. Publié en 1892 chez Charpentier et Fasquelle, l’ouvrage se fait succéder de manière vertigineuse pas moins de deux cent cinquante dessins, une esthétique d’emblée affiliée à celle qui prévaut dans l’œuvre de Balzac, si l’on en croit le journaliste John GrandCarteret : « cette Comédie parisienne […] pourrait aussi bien s’intituler “Comédie Humaine” »254. Mais ce qui retient plus encore l’attention, c’est la composition de ce roman moderne : D’abord quelques mots sur la forme même sous laquelle cette Comédie Parisienne, non moins âpre, non moins vraie que les précédentes, nous apparaît. Gavarni excepté, – il existe, on le sait, un volume donnant en réduction lilliputienne, sorte de graphique sommaire, les types principaux de la comédie gavarnienne, c’est la première fois, je crois, qu’un artiste présente ainsi au public, sans texte, c’est-à-dire sans préface 251
12.
VOUILLOUX Bernard, « Les fantaisies journalistiques de Balzac », art. cité, p. 10-
LAROUSSE Pierre, « Pochade », in : Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, op. cit., 1874, tome 12, p. 1217. 253 CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre, op. cit., p. 222. 254 GRAND-CARTERET John, « La Comédie parisienne, par Forain. Le livre graphique », Revue encyclopédique : recueil documentaire universel et illustré, 1892, p. 1093-1094, p. 1094. 252
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aucune, un livre de croquis, comme s’il s’agissait d’un roman quelconque. Ceci a son importance, car c’est la constatation d’un fait que, depuis longtemps, je n’ai cessé d’indiquer, de prévoir l’introduction, dans nos mœurs, de l’esprit, du langage graphique. […] C’est, non plus l’album à la façon de Gavarni, de Cham, de Daumier, de Darjou, de de Stop, de Grévin, donnant en tirage à part, en même format, un choix, une collection des compositions déjà publiées dans les recueils illustrés ; c’est la réduction de ces compositions ; c’est leur présentation sous une forme absolument nouvelle, pour tout dire, leur appropriation au livre. […] et ce volume prouve surabondamment qu’il n’est pas besoin de longues tartines littéraires pour exposer d’une façon claire et naturaliste le roman de la vie moderne255.
Ces scènes de la vie parisienne sont en effet livrées « sans texte », réduites aux dimensions lilliputiennes, un processus de miniaturisation qui rappelle évidemment celui auquel est soumise la peinture de genre. En vérité, la parole est présente sous forme de légende, mais, en raison de cette nature, elle est substituée et confondue à l’image. Seulement croquées, ces scènes instituent « une forme absolument nouvelle », prémisse du livre graphique. L’héritage de l’étiquette générique « croquis » ou « croquis de mœurs », massivement présente dans les rubriques des journaux, signale la nécessité pour la littérature d’emprunter au dessin sa capacité à esquisser en un coup de plume une scène du quotidien256. Ainsi en est-il par exemple de la démarche de Balzac pour La Comédie humaine, que Baudelaire situe, justement, au seuil du genre dans le chapitre « Croquis de mœurs » du Peintre de la vie moderne, en insistant sur le métissage esthétique qui le caractérise : Nous avons dans ce genre de véritables monuments. On a justement appelé les œuvres de Gavarni et de Daumier des compléments de la Comédie humaine. Balzac lui-même, j’en suis très convaincu, n’eût pas été éloigné d’adopter cette idée, laquelle est d’autant plus juste que le génie de l’artiste peintre de mœurs est un génie d’une nature mixte, c’est-à-dire où il entre une bonne partie d’esprit littéraire257. 255
Ibid., p. 1093-1094. BÉRAT-ESQUIER Fanny, « Banville et les genres parisiens : un art de l’esquisse », écrit et prononcé dans le cadre de la journée d’étude organisée par Barbara Bohac et Jessica Wilker, Création artistique et (in)achèvement, 15-16 mai 2014, Université Charles de GaulleLille III, p. 1-11, p. 1. https://alithila.univ-lille3.fr/wp-content/uploads/2015/06/03_Berat_ v2.pdf. 257 BAUDELAIRE Charles, « Le peintre de la vie moderne », art. cité, chapitre « Croquis de mœurs », p. 2. 256
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L’écrivain moderne du XIXe siècle – cet « artiste peintre de mœurs » – est en conclusion d’une « nature hybride », car il emprunte à la forme journalistique sa mixité. À l’image du bi-mensuel Paris-Croquis, dont le titre est révélateur, dirigé par Henri Boutet et « exclusivement rempli des choses de la vie de Paris »258, la plume côtoie de très près le crayon. L’esquisse Au milieu des années trente, Émile Renard fait paraître chez les éditeurs Schwartz et Gagnot un ouvrage intitulé Les Étudians à Paris : scènes contemporaines. « Tel est le titre piquant d’un roman qui, en réalité, donne peu de renseignements sur la jeunesse des écoles »259, dit-on au moment de sa parution, car les détails relatifs à la vie scolaire à proprement parler manquent. Le texte est toutefois suivi et complété de quelques « esquisses de mœurs » de la société parisienne, à même de préciser quelques-uns des « traits les plus originaux de nos mœurs contemporaines », selon le souhait de l’auteur, qui décrit sa démarche comme suit : Puisque tu le veux absolument, mon cher, je t’envoie mon livre d’esquisses. Ce sera plus simple et plutôt fait que de t’écrire. Tu trouveras là mes impressions telles quelles, jetées à la hâte sur le papier, sans enchaînement et sans préambule. Oui, mon cher, moi aussi j’ai mon livre d’esquisses ! […] Je me borne à retracer, pour toi et pour quelques amis, les traits les plus originaux de nos mœurs contemporaines. Si je puis amuser un instant, faire aimer ce que j’aime, mépriser ce que je méprise, admirer ce que j’admire, c’est avec joie, c’est avec bonheur que m’écrierai : « Et moi aussi, je suis peintre ! »260
La qualification de l’ouvrage comme étant « un livre d’esquisses » est intéressante, car, contrairement à celui de La Comédie parisienne de Jean-Louis Forain précédemment évoqué, aucun dessin n’est présent. Les scènes sont certes courtes, analogues en cela à la nouvelle, mais fortement narrativisées, invitant à les considérer comme un genre littéraire spécifique, à défaut d’une seule compilation d’esquisses. Autrement dit, seule la plume fait ici office de crayon. 258
Préface de la rédaction pour le premier numéro de Paris-Croquis, Paris-Croquis, n° 1, 6 octobre 1888, p. 2. 259 Commentaire sur Les Étudians à Paris d’Émile Renard, Revue de Paris, tome 24, janvier 1836, p. 271. 260 RENARD Émile, « La société parisienne : esquisses de mœurs », in : Les Étudians à Paris : scènes contemporaines [1836], Paris, A. Allouard, 1841 (seconde édition), p. 85317, p. 87-88.
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En outre, si les impressions sont « jetées à la hâte sur le papier, sans enchaînement et sans préambule », c’est cependant sans faire fi d’un certain ordonnancement capable de dresser un panorama cohérent. Les esquisses sont exposées à la vue, listées comme dans un catalogue d’art. La table des matières révèle une structure – les esquisses sont numérotées – et une harmonie, dans la mesure où ces dernières se suivent comme les scènes d’une pièce de théâtre : au « Quatre heures » succède le récit « Les fumeurs dans les salons », au « Jour d’émeute à Paris » celui de « Paris le lendemain de l’émeute ». Il faut dire que « scène » et « esquisse » se côtoient très tôt. Toutes deux refusent la fixité et la complétude du tableau et privilégient le mouvement, dans la même perspective que le croquis. Diderot disait déjà que les esquisses « ont communément un feu que le tableau n’a pas. C’est le moment de la chaleur de l’artiste, la verve pure, sans aucun mélange de l’apprêt que la réflexion met à tout »262. Nombre d’ouvrages abandonnent à cet égard l’autorité d’un seul titre – scène, esquisse ou croquis – et préfèrent au contraire la juxtaposition, comme Esquisses, croquis, pochades 261 262
Ibid., sommaire. Source : gallica.bnf.fr / BnF. DIDEROT Denis, « Le Salon de 1765 », art. cité, p. 185.
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ou Tout ce qu’on voudra sur le Salon de 1827 (1828) d’Auguste Jal, Scènes d’enfance : esquisses (1854) de L. de ***, Esquisses parisiennes : scènes de la vie (1859) de Théodore de Banville, et La Vie de théâtre : grandes et petites aventures de Mlle Montansier, esquisses, anecdotes (1864) de Victor Couailhac. Véritable « pot-pourri »263 générique, pour reprendre le titre d’un air qui précède la pièce « Scènes de bal masqué » (1831), les intitulés et les pratiques se confondent. Les esquisses, comme les scènes ou les croquis, sont par ailleurs tout à la fois « morales » (Esquisses morales de Prosper Wittersheim, 1829), « poétiques » (Esquisses poétiques d’Édouard Turquety, 1829), « historiques » (Avant, pendant et après : esquisses historiques d’Eugène Scribe, 1830), « politiques » (Esquisses politiques de Corréard, 1820) ou encore sociales (Esquisses sociales : le grand soir de A. Roguenant, 1894). À l’image de la scène encore, l’esquisse est une modalité d’écriture à même de pénétrer différents genres, dans la mesure où elle se veut interchangeable. Les « scènes populaires » de Monnier se substituent par exemple à ses « esquisses parisiennes » presque sans altération : la scénographie est identique, le trait est analogue. Par conséquent, les mots scène, croquis et esquisse doivent être employés de manière synonymique. Si des dérogations occasionnelles sont observées, certaines scènes se confondent davantage avec la forme romanesque que scénique quand certaines esquisses abandonnent l’imperfection du croquis pour se rapprocher du tableau, il n’en demeure pas moins que l’imaginaire que le trio suscite – à défaut de sa stricte forme – persiste, puisque tous partagent le dessein de saisir, plus que de peindre, un épisode ou une anecdote.
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263 Esquisses : pot-pourri (air), précédent la pièce Scènes d’un bal masqué (anonyme), texte préalablement publié dans la Gazette de Bretagne le 16 février 1831, Bordeaux, J. Lebreton, 1831, p. 1. 264 MONNIER Henry, « Le dîner bourgeois » (illustration), in : Scènes populaires dessinées à la plume, op. cit., p. 112. Source : gallica.bnf.fr / BnF. 265 MONNIER Henry, « Les visites », in : Esquisses parisiennes, Paris, Delpech, 1827. Source : CCØ Paris Musées / Musée Carnavalet.
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Le tableau De Diderot au XIXe siècle : retour sur un modèle pictural et théâtral Considérer ici le terme tableau peut paraître de prime abord curieux, puisque l’ensemble précédemment étudié (scène, croquis, esquisse) contrecarre un idéal d’achèvement que ce dernier suppose. Sa place au sein d’une réflexion sur la plasticité des pratiques est cependant légitime, dans la mesure où un principe de contamination s’instaure très tôt et au carrefour de deux arts centraux, la peinture et le théâtre, comme le montre notamment Emmanuelle Hénin dans Ut pictura theatrum (2003), qui étudie cette relation à partir de la Renaissance et accorde un intérêt tout particulier au théâtre du XVIIe siècle. En plus d’une seule ramification artistique, le mot témoigne d’une confusion historique, traduisant « une mutation esthétique, à la fois du point de vue théorique et du point du vue pratique »266, car elle offre une structure capable d’accueillir une représentation bourgeoise de la vie quotidienne267. Pierre Frantz, dans son étude sur le tableau dans le théâtre, rappelle quant à lui l’évolution que subit l’acception du mot entre le XVIIIe et le XIXe siècles, entre l’usage qu’en fait Diderot d’abord et celui de la critique au siècle suivant ensuite : Diderot, qui en est le véritable théoricien use de ce terme tantôt dans un sens général, tantôt dans une acceptation précise, pour désigner certains moments, certaines séquences, distinctes de la « scène » comme de l’« acte », dans Le Fils naturel et dans Le Père de famille. Pour autant ce n’est pas encore non plus le sens de la seconde moitié du XIXe siècle où l’on identifie le tableau à l’ensemble des scènes qui se déroulent dans un décor donné. En revanche on est très proche de Diderot avec les tableaux de Pixerécourt et des autres « mélodramaturges »268.
Parfois totalisant, d’autres fois séquentialisant, le tableau en dramaturgie signifie dans tous les cas un arrêt sur image, concis ou prolongé, légitimant son emprunt au lexique pictural. Hénin retient à cet égard l’importance du cadre – tant pour l’architecture théâtrale que pour la peinture, puisque ce dernier, qui sert à délimiter la représentation, constitue aussi un objet plastique : il doit faire voir sans être vu269. Autrement dit, bien qu’une 266 FRANTZ Pierre, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 1998, p. 153. 267 Ibid., p. 3. Frantz se réfère ici aux travaux de Peter Szondi. 268 Ibid. 269 HÉNIN Emmanuelle, « La scène encadrée : une scène-tableau ? », in : La Scène comme tableau, éd. HAQUETTE J.-L., HÉNIN E., Poitiers, La Licorne, 2004, p. 23-52, p. 2324.
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définition s’affine et s’adapte à mesure que les pratiques du théâtre se développent, le terme ne quitte jamais tout à fait son ambiguïté référentielle, ambiguïté d’autant plus significative qu’elle nourrit la scène durant le XIXe siècle, à l’instar de la pièce d’Elim Mestscherskï, un dialogue entre Matvéief et Iourodivyi, qui réunit dans son intitulé même le « tableau » et la « scène » : Artémonn Matvéief : tableau-scène270. Le dialogue entre peinture et théâtre se poursuit et s’étoffe ainsi au cours du XIXe siècle. Pour qualifier le peintre Roger-Fleury par exemple, Fromentin parle d’un « esprit éminemment dramatique, […] [qui] excelle à produire dans le meilleur sens ce qu’on appelle au théâtre des effets de scène »271. Et la propagation esthétique de la peinture au théâtre est encore prolongée jusqu’à la littérature, qui accueille elle aussi les « effets de scène » inhérents au tableau, floutant parfaitement les frontières. Alors que, dans le milieu théâtral, le « tableau » se distingue de la « scène » dans la mesure où le premier « ne se définit pas par l’entrée ou par la sortie des personnages »272, il se confond tout à fait avec elle dans les productions littéraires du XIXe siècle. Il suffit de prendre l’exemple de « Tableau d’un intérieur de famille » pour mettre en lumière un processus de contagion rodé. Le titre fait sans conteste penser à ces petites scènes domestiques, peintes dans la veine des artistes hollandais du XVIIe siècle et desquelles émane une version de la vie familiale. À la manière de Portrait d’une famille bourgeoise (1858-1867) de Degas ou de Scène de famille (vers 1880) de Rame, les personnages sont représentés dans l’intimité de leur logis, de sorte à rendre compte de la réalité, parfois douloureuse, du quotidien. Et pourtant. « Tableau d’un intérieur de famille » est le titre d’une scène dialoguée de Balzac, signée sous le pseudonyme Alfred Coudreux et publiée dans La Caricature du 12 mai 1831 avant d’être intégrée aux Œuvres complètes. À partir du moment où il renvoie tant au domaine pictural qu’au domaine théâtral, le terme « tableau » mérite alors une attention spécifique. Dans ses réflexions théoriques, Diderot n’hésite d’ailleurs pas à les faire fusionner, jusqu’à les confondre. « J’aimerais bien mieux des tableaux sur la scène, où il y en a si peu, et où ils produiraient un effet si agréable et si sûr, 270 MESTSCHERSKÏ Elim, Artémonn Matvéief : tableau-scène, Cusset, impr. de L. Jourdain, 1843. 271 FROMENTIN Eugène, « Salon de 1845 » [1845], in : Œuvres complètes, éd. SAGNES G., Paris, Gallimard, 1984, p. 877-903, p. 894. Fromentin caractérise les toiles de Roger-Fleury de peinture de genre, à l’image de Scènes d’Inquisition ; voir « La scène de genre picturale (Gautier, Fromentin, les Goncourt) » au chapitre III « Le petit format ». 272 FRANTZ Pierre, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, op. cit., p. 156.
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que ces coups de théâtre qu’on amène d’une manière si forcée »273, commence par distinguer Dorval dans les Entretiens. Si l’un participe de la fiction du théâtre en raison de son imprévisibilité, l’autre tend au contraire à reproduire sur la scène une peinture naturelle et vraie : MOI.
– Mais quelle différence mettez-vous entre un coup de théâtre et un tableau ? DORVAL. – J’aurais bien plutôt fait de vous donner des exemples que des définitions. Le second acte de la pièce s’ouvre par un tableau, et finit par un coup de théâtre. MOI. – J’entends. Un incident imprévu qui se passe en action et qui change subitement l’état des personnages, est un coup de théâtre. Une disposition des personnages sur la scène, si naturelle et si vraie, que rendue fidèlement par un peintre, elle me plairait sur la toile, est un tableau274.
Le tableau se définit ainsi comme une disposition picturale telle que représentée sur une toile, et plus précisément sur une toile de genre. L’exemple donné par Dorval, l’acte second du Fils naturel, partage en effet des traits communs avec ce que Diderot nomme en peinture une scène de la vie commune et domestique275 et dont la didascalie dessine les contours : (Justine approche un métier à tapisserie. Rosalie est tristement appuyée sur ce métier. Justine est assise d’un côté. Elles travaillent. Rosalie n’interrompt son ouvrage que pour essuyer des larmes qui tombent de ses yeux. Elle le reprend ensuite. Le silence276 dure un moment, pendant lequel Justine laisse l’ouvrage et considère sa maîtresse)277.
Muette, statique, la scène introduit ce que Pierre Frantz appelle le « tableaustase »278, en raison de son immobilité et de ses effets pantomimes : le rideau se lève sur une femme à son ouvrage, une servante œuvrant dans la cuisine ou encore un couple assis dans l’intimité de leur foyer. Ce type de scénographie engendre d’abord une logique du regard, puisque le spectateur surprend une scène à laquelle il n’a en principe pas 273 DIDEROT Denis, « Entretiens sur le fils naturel » [1757], in : Œuvres complètes de Diderot, art. cité, p. 94. 274 Ibid. (je souligne). 275 DIDEROT Denis, Essais sur la peinture [1759-1765], Paris, F. Buisson, 1785, p. 90-91. 276 Le silence est un topos de la scène de genre, également réactivé dans l’espace du livre. Sa reproduction dans la littérature, principalement romanesque, fait l’objet d’une partie spécifique ; voir « Scène du foyer : en silence » au chapitre XI « Physiologie d’une écriture ». 277 DIDEROT Denis, « Le fils naturel ou Les épreuves de la vertu » [1757], in : Œuvres complètes de Diderot, op. cit., p. 23-84, p. 33 (acte 2, scène 1). 278 FRANTZ Pierre, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, op. cit., p. 157.
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accès. Il y a à ce propos une caractéristique du tableau telle que la retient Diderot qui participe pleinement de cette disposition scénique : le quatrième mur. À la manière d’une glace sans tain, la scène est un espace sur lequel la pièce est jouée et dont jouit le spectateur, mais duquel le comédien ne prend pas conscience. Absorbé dans son rôle, il n’a pas idée du fait d’être regardé et « jou[e] comme si la toile ne se levait pas »279, explique Diderot dans De la poésie dramatique. Le concept emprunte à la théorie picturale selon laquelle les yeux de l’observateur dirigent et coordonnent la représentation, que ce dernier regarde sans être vu par les personnages disposés à l’intérieur du cadre. De manière analogue au théâtre, l’incrédulité des protagonistes fait donc du tableau une scène extraite du réel et dont le spectateur est saisi. À défaut de « l’extraordinaire de l’action », les genres modernes se lient ensuite à « l’ordinaire du réel »280, dont témoignent notamment l’intérieur et les tâches domestiques, un topos flamand massivement réactivé au théâtre, comme le souligne George Sand dans la préface à Mariage de Victorine à propos du Philosophe sans le savoir de Diderot, ce petit « tableau d’intérieur flamand »281. Le procédé est même chronique dans le théâtre de genre durant le XIXe siècle, puisque les didascalies introductives présentent à chaque fois « une sorte de scène de genre silencieuse qui ouvre l’acte »282, procédé dont on peut rappeler les grandes lignes, avec ces quelques tableaux supplémentaires qui ont l’avantage de préciser les liens avec les sujets de la peinture de genre. Le théâtre est coupé en deux : il représente, à gauche, une chambre à coucher ; un lit, au fond, à gauche ; porte au fond à l’extrême droite, servant d’entrée sur le panneau de gauche, porte communiquant à une autre chambre ; sur le panneau de droite, une cheminée garnie, sur laquelle brûlent deux bougies. – Du côté droit, le théâtre représente un petit salon, meubles entièrement neufs, cheminée, à droite, avec deux bougies, allumées, tête-à-tête près de la cheminée ; sur le panneau de droite, deuxième plan, porte communiquant à l’appartement ; au fond, porte à deux battants, servant d’entrée, guéridon, tableaux, garnitures de cheminée283. 279 DIDEROT Denis, « De la poésie dramatique » [1758], in : Œuvres de Denis Diderot, Paris, J. L. J. Brière, 1821, tome 4 « Théâtre », p. 429-581, p. 500. 280 FRANTZ Pierre, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, op. cit., p. 160. 281 SAND George, « Avant-propos », in : Le Mariage de Victorine, comédie en trois actes, première représentation au Théâtre du Gymnase-Dramatique le 26 novembre 1851 ; impression chez Blanchard la même année, p. 5-8, p. 6. Cité par FRANTZ Pierre, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, op. cit., p. 160. 282 FRANTZ Pierre, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, op. cit., p. 154. 283 BRISEBARRE Édouard, NYON Eugène, L’Hiver d’un homme marié : scènes de la vie conjugale, pièce en un acte, première représentation au Théâtre du Vaudeville le 2 juin 1855 ; impression chez Vialat la même année, p. 1.
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Un salon. – Porte dans le fond. – À droite, au premier plan, un guéridon sur lequel se trouvent des journaux et une corbeille contenant un travail de broderie. – À gauche, un canapé. – Portes latérales au second plan. – Des chaises284. Un salon. Deux portes au fond. Porte à droite. À gauche du public, une croisée ouverte donnant sur un jardin. À gauche, une table à ouvrage ; à droite, une table garnie. […] Au lever du rideau, Albertine est assise à gauche près de la table, sur laquelle est posée, une corbeille à ouvrage ; elle tient à la main une tapisserie commencée285.
Véritables toiles issues de l’école des Pays-Bas, elles ont en commun de représenter une scène d’intérieur souvent habitée par un personnage à l’ouvrage, répétant la même scénographie. La mise en scène est à ce point récurrente qu’un simple « etc. » suffit parfois pour lister les objets convenus susceptibles de dresser le cadre d’un salon (table, chaise, fauteuil, guéridon, livre, paravent, magazine, cheminée), à l’image de la didascalie qui ouvre Un bouillon d’onze heures : scène de la vie privée et dont l’indétermination renvoie néanmoins plus à un imaginaire qu’à un canevas rigoureux en matière d’aménagement domestique : « un salon. Porte au fond, portes latérales au troisième plan. Une croisée à droite et à gauche, premier plan ; table à droite et à gauche, premier plan. Chaises, Fauteuils, etc. »286 Les arrêts sur image, les « repos »287 pour emprunter un terme diderotien, heurtent d’abord les sensibilités, puisqu’ils rompent avec la tradition dramatique. Le spectateur s’impatiente, explique Madame Riccoboni à propos de la scène première de l’acte second du Père de famille : « on lève la toile, on voit le père de famille rêvant profondément, Cécile et le commandeur au jeu, Germeuil dans un fauteuil, un livre à la main. Savez-vous le temps qu’il faut à Germeuil pour marquer qu’il lit, regarde Cécile, relit, et la regarde encore ? »288 Un vocabulaire se déploie toutefois pour caractériser une manière inédite de composer un épisode scénique289. Mercier oppose par exemple aux « portraits » les « tableaux » pour singulariser ces peintures de genre : « il ne s’agit pas dans la comédie de faire 284 CHANOUSSE Hippolyte (dit Hic), « Un gendre inacceptable », in : Le Théâtre intime, Marseille, J. Cayer, 1887, tome 3, p. 5-60, p. 7. 285 FOURNIER Narcisse, Un roman intime ou Les lettres du mari, comédie en un acte, première représentation au Théâtre du Gymnase-Dramatique le 3 novembre 1840 ; impression chez Elix & Co. (Amsterdam) en 1841, p. 1. 286 MOREAU Eugène, SIRAUDIN Paul, Un bouillon d’onze heures : scène de la vie privée, pièce en un acte, première représentation au Théâtre du Palais-Royal le 11 mars 1847 ; impression chez Beck la même année, p. 1. 287 DIDEROT Denis, « De la poésie dramatique » [1758], art. cité, p. 538. 288 Madame Riccoboni, Lettre du 18 novembre 1758, cité par FRANTZ Pierre, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, op. cit., p. 162. 289 Les deux exemples qui suivent sont donnés par FRANTZ Pierre, ibid., p. 161.
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des portraits, mais des tableaux. […] ce n’est point une statue sur un piédestal que je demande, c’est un tableau à divers personnages. Je veux voir de grandes masses, des goûts opposés, des travers mêlés, et surtout le résultat de nos mœurs actuelles »290. Quant à Diderot, il privilégie pour qualifier ces scènes entre pantomime et dialogue – « nouvel équilibre entre la parole et le silence »291 – la formule « scènes composées »292, de sorte à représenter dans un même espace « plusieurs personnages occupés d’une chose, tandis que d’autres personnages sont à une chose différente ou à la même chose, mais à part »293. Autrement dit, le tableau qui découpe une image dans la durée n’est pas pour autant statique, il est seulement stagnant – à l’arrêt –, privilégiant des gestes lents, dans l’attente d’un dialogue qui marque une rupture et le remet en mouvement. À ce sujet, Pierre Frantz met en évidence les enjeux soulevés par la résistance et les critiques de Madame Riccobini autour de la question centrale de la narration scénique que les « scènes composées » interdiraient de prime abord294. La linéarité de l’action théâtrale se voit en effet renouvelée dans la juxtaposition de scènes dans un tableau, sorte de récit pictural. « La scène s’ouvre par un tableau charmant. C’est l’intérieur d’une chambre dont on ne voit que les murs »295, annonce Diderot dans les Entretiens à propos de la pièce en un acte et en prose – un modèle à ses yeux – Sylvie (1741) de Paul Landois. « Le peintre n’a qu’un instant ; et il ne lui est pas plus permis d’embrasser deux instants que deux actions »296, précise-t-il encore dans Essais sur la peinture. Dès lors que la scène se donne comme « une, claire, simple et liée », il est aisé d’en saisir « l’ensemble d’un coup d’œil »297. Dans son étude sur Diderot, Barthes remarque à ce propos que « le tableau (pictural, théâtral, littéraire) est un découpage pur, aux bords nets, irréversible, incorruptible »298. Cette caractéristique a par conséquent des incidences sur la structure narrative du tableau, duquel le spectateur est censé recueillir en un coup d’œil le fil du récit. Empruntée au quotidien, la scène de genre éveille chez celui qui la regarde des situations connues et, donc, facilement recomposables ; il peut imaginer un avant et un après aux scènes de lecture, de repas, de 290 MERCIER Louis-Sébastien, Du théâtre ou Nouvel essai sur l’art dramatique, Amsterdam, E. van Harrevelt, 1773, p. 69-70. 291 FRANTZ Pierre, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, op. cit., p. 7. 292 DIDEROT Denis, « De la poésie dramatique », art. cité, p. 526. 293 Ibid. 294 FRANTZ Pierre, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, op. cit., p. 164. 295 DIDEROT Denis, « Entretiens sur le fils naturel », art. cité, p. 119. 296 DIDEROT Denis, Essais sur la peinture, op. cit., p. 68. 297 Ibid., p. 69. 298 BARTHES Roland, « Diderot, Brecht, Eisenstein », in : L’Obvie et l’obtus. Essais critiques III, Paris, Seuil, 1982, p. 86-93, p. 87.
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dispute ou de mariage. Cette reconstruction est d’autant plus commode que le peintre de genre place différents éléments de décor sur la toile susceptibles de pallier les écarts temporels – un billet sur le coin d’une table, une querelle en arrière-plan ou encore quelques linges délabrés dans une corbeille. Ces « micro-univers narratifs »299 participent ainsi pleinement à la narration du tableau, dérobée en un instant. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le mot « tableau » se définit dans cette perspective comme un principe de division. « On donne aussi le nom de tableau à certaines divisions matérielles de certains ouvrages compliqués au point de vue de la mise-en-scène. Tout changement de décor qui se fait dans le cours d’un acte implique un tableau nouveau »300, explique Arthur Pougin dans Dictionnaire historique et pittoresque du théâtre et des arts (1885). On propose alors des pièces « en trois tableaux et en prose » (Le Double engagement de Madame Didot, 1835), des « scènes fantastiques en trois tableaux » (La Famille Ritaine en 1698 et 1843 de Charles Beuzeville, 1843) ou encore des « divertissements en trois tableaux » (Folies-Bergères de Jules Chéret, 1880). En images : le tableau vivant Le terme tableau signale encore un épisode esthétisé : un tableau est une scène « à l’effet plastique et pittoresque produit, à la fin d’un acte, par le groupement des personnages, actifs ou muets, qui ont pris part à l’action »301, explique Arthur Pougin, faisant de ce dernier non pas un outil de découpage dramatique mais un morceau esthétique consistant à reproduire sur les planches des œuvres picturales. La même année où Diderot commente en détail la toile de Greuze intitulée L’Accordé au village et exposée au Salon de 1761, illustrant un père issu de la paysannerie aisée qui remet la dot de sa fille à son futur gendre, la troupe des Comédiens Italiens produit pour la première fois un tableau vivant – parfois appelé tableau mis en action ou tableau mouvant – par la mise en scène de la célèbre représentation du peintre dans l’acte second des Noces d’Arlequin. Le procédé promeut non seulement une pratique théâtrale – qui pose dans le même temps la question de la reproductibilité et de la diffusion des œuvres –, mais il institue aussi une nouvelle forme de divertissement, qui, au fil des siècles, traverse différents supports, le théâtre, bien sûr, mais également 299 LAURENCE Marie, « La scène de genre dans les Salons de Diderot », Labyrinthe, n° 3, 1999, p. 79-98, p. 83. 300 POUGIN Arthur, Dictionnaire historique et pittoresque du théâtre et des arts qui s’y rattachent, Paris, Firmin-Didot, 1885, p. 699. 301 Ibid.
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la photographie et le cinéma. S’il connaît un franc succès dans les salons privés durant le XIXe siècle, il devient assez rapidement une distraction populaire. Dans les deux cas, il s’inscrit dans la logique du spectacle, jouant sur l’illusion de la mimésis et sur les limites de la représentation, le corps étant le plus souvent statique et muet302. L’exemple et le succès du tableau vivant durant le XIXe siècle est à cet égard signifiant, puisqu’il fait de la dimension visuelle une fonction désormais essentielle du théâtre303. Au fond, « un tableau n’est jamais immobile, puisque l’œil qui le contemple a toute liberté en se déplaçant de déjouer sa perspective, de nuancer ses lumières ; le tableau attend toujours que l’œil le dramatise »304. Cet « hermaphrodite entre peinture et théâtre »305 permet de mettre en action306, précise Bernard Vouilloux, en altérant les frontières entre les deux genres. La scène est par conséquent posée, ou, plus encore, composée307, puisqu’elle représente une attitude orchestrée et scénographiée. L’intitulé générique est en cela trompeur, car il n’y a de vivant que les protagonistes. À la manière des clichés photographiques d’Olympe Aguado308, l’artificialité apparaît toujours derrière le naturel des poses309, la mise en scène déjouant l’effet d’instantanéité. L’image est en cela performée. Mais pas n’importe quelle image. Si une place de choix est conférée au tableau historique ou religieux, une autre, tout aussi importante, l’est également pour les tableaux de genre. Le cas du photographe Humbert de Molard en est un exemple parlant, d’autant plus que son travail se situe, au milieu du siècle, à la charnière des débats esthétiques entre peinture et photographie, et, par extension, entre le grand art (peinture religieuse, historique ou mythologique) et le petit (peinture de genre). Inaugurant vers 1855 la photographie de genre, dont il a été question plus haut, il élabore « ce qui deviendra un genre à part entière. Il puise notamment dans les gravures 302
Voir notamment pour les relations entre le tableau vivant et le rapport au corps VOUILLOUX Bernard, Le Tableau vivant. Phryné, l’orateur et le peintre [2002], version revue et corrigée, Paris, Flammarion, 2015. 303 CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre, op. cit., p. 215. 304 PY Olivier, « Préface », in : Le Tableau vivant ou l’image performée, éd. RAMOS J., Paris, Institut national d’histoire de l’art, 2014, p. 9-10, p. 9. 305 RAMOS Julie, « Affinités électives du tableau vivant. Une ouverture, dans les pas de Goethe », in : Le Tableau vivant ou l’image performée, op. cit., p. 13-33, p. 13, citant Goethe. 306 VOUILLOUX Bernard, « Le geste dans le tableau vivant. Des arts de la scène à la photographie », in : Le Tableau vivant ou l’image performée, op. cit., p. 121-135, p. 121. 307 Ibid., p. 132. 308 Voir « Photographie » au début du présent chapitre et « Sans exclusivité : poésie, théâtre, photographie » au chapitre XI « Physiologie d’une écriture ». 309 RAMOS Julie, « Affinités électives du tableau vivant », art. cité, p. 21.
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diffusées par des revues artistiques comme L’Artiste ou Le Magasin pittoresque et destinées à un plus grand public, autant de médias qui popularisent la redécouverte de la peinture de genre hollandaise du XVIIe siècle »310, en témoigne par exemple La Visite au faux malade, qui réactive une scénographie picturale connue311, représentant une personne au chevet d’un homme souffrant ou mourant. Scènes en série, scènes domestiques, scènes familiales, scènes de jeux, scènes de café ou encore de conversations composent alors son œuvre et « rappelle[nt] Téniers et Van Ostade »312. Plus qu’un simple emprunt stylistique, la référence à la peinture de genre désigne un « archétype d’époque »313, en raison du succès dudit courant pictural, à même d’assurer la fortune des tableaux vivants sur daguerréotype.
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310 ROUBERT Paul-Louis, « Entre peinture de genre et tableau vivant. Les goûts d’Humbert de Molard », in : Le Tableau vivant ou l’image performée, op. cit., p. 233-247, p. 239 (je souligne). 311 On pense au Paralytique de Greuze, dont il sera question au chapitre XI « Physiologie d’une écriture ». 312 DURIEU Eugène, « Rapport » (sur la première exposition de la Société française de photographie en 1855), Bulletin de la Société française de photographie, tome 2, Paris, 1856, p. 37-72, p. 66. 313 ROUBERT Paul-Louis, « Entre peinture de genre et tableau vivant », art. cité, p. 240. 314 MOLARD (DE) Humbert, La Visite au faux malade, daguerréotype, pleine plaque, 1849. Source : CCØ Musée Gatien-Bonnet (Lagny-sur-Marne) ; photographie de M. Kereun.
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Si le procédé est au cœur d’une pratique théâtrale et artistique d’abord et à l’origine de l’art cinématographie315 ensuite, comme l’a montré Valentine Robert dans son étude d’envergure L’Origine picturale du cinéma : le tableau vivant, une esthétique du film des premiers temps, il fait aussi l’objet d’une pratique d’écriture scénique dans l’espace littéraire. Ainsi, dans Tableaux vivants (1896), Aurélien Scholl juxtapose une série d’images – « L’ouvreuse », « Une soirée parisienne », « Une soirée dans le monde », ou « Un mari collant » –, illustrée entre narration et dialogue. L’incipit d’« Une soirée parisienne », par exemple, confond les procédés romanesques et dramatiques. Le texte s’ouvre en effet sur une didascalie, tout en abandonnant cependant l’italique, pourtant caractéristique, de sorte à l’intégrer au récit : UNE SOIRÉE PARISIENNE
Le cabinet d’un agent dramatique. – Cartonniers à droite et à gauche. Quelques affiches collées sur le mur remplacent avantageusement les Corot et les Millet occupé ailleurs. Les visiteurs sont prévenus par une plaque de cuivre placée à l’extérieur qu’on entre sans frapper. La porte s’ouvre. – Monsieur Béchamel ? – C’est moi, Monsieur. Béchamel laisse tomber sa plume et, désignant une chaise : Prenez la peine de vous asseoir 316.
En outre, il peint la scène en un seul tableau, délimité par l’épisode relaté : Roger Martin, poète mondain, rencontre Monsieur Béchamel pour louer la salle de la Bodinière afin d’y lire ses textes ; la soirée est un succès. La construction du volume de Scholl en tableaux reprend par ailleurs une tradition initiée par Léo Lespès, l’auteur de la série « Scènes de la vie criminelle » dans L’Audience en 1840, dans Les Tableaux vivants publiés en 1865 déjà. L’écrivain inventorie, à la manière d’un catalogue d’estampes, quelques représentations de la vie parisienne dans des récits détachés : « La madone du boulevard des Italiens », « Le chien de la veuve », « Le dernier homme » ou encore « Les peines d’amour perdues ».317 Dans un tout autre registre, un rédacteur318 de la Revue des Deux Mondes fait 315 ROBERT Valentine, « Le tableau vivant ou l’origine de l’“art” cinématographique », in : Le Tableau vivant ou l’image performée, op. cit., p. 263-282, p. 263. 316 SCHOLL Aurélien, « Une soirée parisienne », in : Tableaux vivants, Paris, G. Charpentier, 1896, p. 47-54, p. 47. 317 LESPÈS Léo, Les Tableaux vivants, Paris, Librairie centrale, 1865, sommaire. 318 L’auteur du texte qui signe « un rédacteur de la R.D.D.M » (Revue des Deux Mondes), dont la paternité a parfois été attribuée à Gustave Droz, d’autres fois à Paul Perret, reste cependant inconnu.
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paraître sous le manteau Les Tableaux vivants ou Mes confessions aux pieds de la duchesse (1870), une série d’anecdotes319 érotiques faites de mots crus et d’images sans équivoque. Le succès est tel que l’ouvrage est réédité les années suivantes et clandestinement traduit en anglais en 1888320. Les tableaux pornographiques, qui empruntent pour beaucoup aux dispositifs du théâtre – didascalies, dialogues et tours de paroles – s’exposent sous les yeux d’un lecteur/spectateur voyeuriste et les scènes obscènes, dont l’articulation entre le visible (scène) et le hors champ (obscène) fera l’objet d’un arrêt spécifique au moment d’aborder les textes scéniques d’un point de vue scopophilique, sont données voir à travers des vignettes qui, en raison de leur angle de vue, s’apparent à un trou d’une serrure.
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D’autres auteurs proposent encore des découpages animés, à l’image de ce « livre à système » pour enfant intitulé Scènes émouvantes et paisibles : tableaux vivants (1884), dévoilant, après les scènes parisiennes et les scènes érotiques, le genre des scènes enfantines. Le recueil cartonné se compose de six textes illustrés – « La rivière aux crocodiles », « Saltimbanques », 319
L’ouvrage est sous-titré « anecdotes véridiques tirées de nos amours avec nos libertines illustres et nos fouteuses de qualité ». 320 PAUVERT Jean-Jacques, « Présentation », in : Les Tableaux vivants ou mes confessions aux pieds de la duchesse [1870, anonyme], Paris, La Musardine, 1999, p. 5-9, p. 8. 321 Scènes émouvantes et paisibles : tableaux vivants (anonyme), Paris, A. Legrand, 1884, couverture et page du récit « Jeu de paume ». Source : CCØ BnF.
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« Chasse au tigre », « Cache-cache », « Chasse sur les toits » et « Jeu de paume » –, pourvus « d’un mécanisme ingénieux, appliqué derrière chaque feuille, mettant les tableaux en mouvement, et présentant à l’enfant d’une manière vivante les scènes qui s’y trouvent représentées »322. Comme les légendes plurilingues (français, anglais, espagnol, allemand) qui les accompagnent, les dessins juxtaposent les figures, mobiles par un système de collage et de languettes. Dans cette optique, le tableau devient une unité de découpage autonome d’une part et structurante de l’autre. L’intitulé « tableau de genre » : quelques cas en poésie De la porosité de la scène de genre picturale à la littérature des années 1830 se dégage une autonomisation du genre à travers des textes souvent brefs, qui constituent des transpositions, presque à l’identique, de la toile au papier. Dans la seconde moitié du siècle, plusieurs poèmes sont ainsi publiés sous l’appellation « tableau de genre », à l’instar de celui de Germain Picard (1877) ou de Francis Maratuech (1879) : TABLEAU DE GENRE
C’est un vieux cabaret ; quelques tables boiteuses, Des chaises, des rideaux aux voyantes couleurs Servent de mobilier, et deux lampes fumeuses Éclairent vaguement un groupe de buveurs. Ils sont trois. Le premier, renard de Normandie, À la face anguleuse, à l’œil gris et sournois, Fume dans une pipe ébréchée et noircie, Et semble murmurer : « Je crois ce que je crois. » Le second, grand gaillard à la tête carrée, Très-crânement coiffé du chapeau de marin, Éclaircit en riant sa figure bistrée Et d’un air ébahi regarde son voisin. L’autre est un beau vieillard ; sa longue chevelure Sur ses épaules tombe en cascade d’argent, Et, glorieux stigmate, une ancienne blessure Trace sur son visage un large sillon blanc. Il cause d’autrefois en contemplant son verre, Car le vin généreux lui rend le souvenir, Et, quand on le fait boire et parler de la guerre, Comme par un dictame il se sent rajeunir. À côté du foyer, une digne matrone Laisse, pour écouter, reposer son rouet, Et ses charmes épais, que la toile emprisonne, Font craquer sa ceinture et ployer son corset ; 322
Ibid., note descriptive en quatrième de couverture.
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Tandis que la servante, une forte jeunesse, Les bras nus, les cheveux relevés sur le front, Par l’ombre dérobée aux yeux de sa maîtresse, Curieuse apparaît à la porte du fond323.
Sur sept quatrains, le texte constitue un palimpseste de différentes modalités esthétiques. À mi-chemin entre la description picturale, l’exposition de la première scène d’une pièce de théâtre et la narration d’un texte de fiction, la scène compose définitivement un tableau. La porosité est d’autant plus frappante dans le texte de Maratuech, dans la mesure où l’auteur confond frontalement les genres : TABLEAU DE GENRE
Monsieur. Lui fait un rêve bizarre Dans le pouf capitonné, Suivant d’un œil étonné Les flocons de son cigare. Après avoir tisonné, Il compte comme un avare Les succès dont on se pare Quand quarante ans ont sonné. Le dernier lutin de l’âtre Brille un instant puis, folâtre, Meurt dans un crépitement, Et, sans pouvoir s’en défendre, Monsieur souffle sur la cendre Avec un long baillement ! Madame. Elle pleure sa jeunesse – Flammes de pourpre et d’azur Ecloses dans un ciel pur Et morte sans ivresse ; Cherchant dans le clair-obscur, L’œil voilé, plein de promesse, Elle compare en détresse Le présent… et le futur. Puis de sa fine bottine, Madame, toujours mutine, Frappe l’innocent parquet, Lui répond à cette avance Par un soupir. Imprudence ! Il ronfle… c’est le bouquet ! 323 PICARD Germain, « Tableau de genre », La Fantaisie parisienne : littérature, théâtre, musique et mode, n° 13, 1er août 1873, p. 5. Le texte est aussi publié dans le recueil Violettes et roses paru chez Lachaud, le même qui édite Scènes et croquis de la vie parisienne de Charles Joliet trois ans plus tôt.
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Bébé. Bébé d’une main agile, Soupirant à petit bruit, Tire la langue et construit Un édifice fragile ; Mais cet incident fortuit Fait trembler sa main fébrile Et l’enfant pleure immobile Devant son castel détruit… Madame chasse son rêve, Monsieur s’éveille et se lève Demandant : « Est-il tombé ? » Les voilà, par l’enfant rose, Réunis – charmante chose. – Monsieur, Madame et Bébé !324
Non seulement l’auteur joue d’une certaine porosité esthétique, dans la mesure où le sujet de genre – une famille rassemblée au coin du feu – coïncide avec la forme hermétique du tableau de genre, les strophes du poème signalant physiquement les contours du cadre, mais il s’adonne en outre à quelques interférences significatives, puisque « Monsieur, Madame et Bébé » est le titre d’un roman à succès de Gustave Droz (1866), célèbre pour avoir « créé un genre à part » composé d’une « suite de scènes vraiment exquises »325, un texte par ailleurs – pour compléter l’effet de circularité – reconduit en chansonnette à la fin du siècle. Précisons encore que les poèmes de genre rencontrent un franc succès durant le siècle, en témoigne, de manière symptomatique, un texte de jeunesse de Rimbaud qui, sans pour autant emprunter l’intitulé « tableau de genre », en reproduit tous les codes, jusqu’à les exacerber. Avant de s’adonner à l’esthétique du voyant, les premiers poèmes de Rimbaud traduisent en effet le bonheur simple des escapades et de la liberté, comme Au Cabaret-Vert : cinq heures du soir, Le Buffet ou encore Ce qui retient Nina, œuvres « d’un peintre, d’un vrai peintre, d’un étonnamment grand peintre », écrit le rédacteur Henri Guilbeaux pour Gil Blas, en faisant référence à la célèbre formule de Verlaine : ce sont des « intérieur[s] à la Téniers »326. Daté d’octobre 1870, le poème Au Cabaret-Vert relate plus 324 MARATUECH Francis, « Tableau de genre », Revue des poëtes et des auteurs dramatiques, n° 8, 15 avril 1879, p. 115-116. 325 STEEN Karl, commentaire sur Monsieur, Madame et Bébé de Gustave Droz, Journal officiel de la République française. Lois et décrets, n° 355, 28 décembre 1877, p. 8849-8850, p. 8849. Une analyse du roman et de sa réception en regard d’un genre scénique est proposée dans « La scène ou le “genre à part” » au chapitre VIII « Littérature de genre ». 326 GUILBEAUX Henri, « Arthur Rimbaud », Le Gil Blas : littéraire et politique, n° 12688, 11 novembre 1911, p. 1-2, p. 1. Paul Verlaine emploie la formule « intérieur à la Téniers »
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précisément une fugue durant laquelle le poète fait halte à Charleroi à cinq heures du soir, lassé par la marche mais heureux de profiter d’une restauration faite de tartines de beurre et de jambon tiède. Le narrateur rapporte alors quelques instantanés relatifs à cette scène d’intérieur : AU CABARET-VERT
Cinq heures du soir. Depuis huit jours, j’avais déchiré mes bottines Aux cailloux des chemins. J’entrais à Charleroi. — Au Cabaret-Vert : je demandai des tartines De beurre et du jambon qui fût à moitié froid. Bienheureux, j’allongeai les jambes sous la table Verte : je contemplai les sujets très naïfs De la tapisserie. — Et ce fut adorable, Quand la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs, — Celle-là, ce n’est pas un baiser qui l’épeure ! — Rieuse, m’apporta des tartines de beurre, Du jambon tiède, dans un plat colorié, Du jambon rose et blanc parfumé d’une gousse D’ail, — et m’emplit la chope immense, avec sa mousse Que dorait un rayon de soleil arriéré327.
Le décor, un cabaret orné de tapisseries aux sujets naïfs, et l’épisode qui s’y déroule, un homme savourant dans cet espace feutré un repas servi par une jeune fille aux tétons énormes, est l’archétype des scènes de genre flamandes représentant des soirées passées dans les tavernes où on boit et où on mange dans une ambiance festive ; tous les éléments d’un bonheur prosaïque sont ici reproduits. L’héritage du tableau de mœurs Le terme générique tableau doit encore être inscrit, à la suite de sa filiation dans le domaine théâtral et pictural, dans son acception historique et sociologique, à savoir comme l’étude des mœurs. Des Tableaux de Paris (1781) de Mercier au Petit tableau de Paris (1818) de Madame de Sartory, du Nouveau tableau de Paris au XIXe siècle (1834-1835) à La Grande ville : nouveau tableau de Paris (1843)328 de Paul de Kock, à propos de Ce qui retient Nina, dans la préface qu’il rédige pour les Poésies complètes de Rimbaud. 327 RIMBAUD Arthur, « Au Cabaret-Vert : cinq heures du soir » [1870], in : Poésies complètes, avec une préface de Paul Verlaine, Paris, L. Vanier, 1895, p. 85. 328 L’ouvrage est dirigé par Paul de Kock. Balzac, Soulié, Ourliac, Mirecourt et Dumas notamment y participent.
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jusqu’à Paris qui consomme : tableaux de Paris (1893) d’Émile Goudeau, Paris est portraiturée au travers de scènes en tout genre : scènes de rues, scènes de café, scènes domestiques, etc. Depuis la fin du XVIIIe siècle, les études morales s’épanouissent sous l’intitulé « tableau » et leur rythme s’accélèrent au début des années 1820, au théâtre, en littérature et en peinture : le roman Tableau des mœurs britanniques en 1822 (1823) d’Eusèbe de Salle, les estampes en série de Jean-Henri Marlet regroupées sous le titre Tableaux de Paris entre en 1825 et 1827, les esquisses de mœurs mêlées de couplets de Théophile Dumersan intitulées Deux tableaux (1828). Par nature, les tableaux sont donc des ensembles hybrides – recueils composés de courtes nouvelles ou de saynètes –, mêlant textes et images, études et anecdotes, réflexions sérieuses et récits caricaturés, pour lesquels le romancier ne fait que tenir le pinceau du peintre329, une caractérisation qui ne va pas sans rappeler celle de la scène. Les deux modalités d’écriture poursuivent une même démarche et des mêmes procédés ; « je n’ai fait ni inventaire ni catalogue », écrit Mercier dans sa préface, « j’ai crayonné d’après mes vues »330. Entre « littérature de trottoir »331 et littérature panoramique, elles transcrivent à la hâte, sur le bitume ou dans un intérieur domestique, des séquences de la vie quotidienne « pensées dans la rue et écrites sur une borne »332, reproduites en principe de manière morcelée. Quelles différences, somme toute, entre une page des Scènes d’Henry Monnier et celle du recueil Tableaux dirigé par Paul de Kock ? Les similitudes entre les ouvrages de scènes et de tableaux sont à cet égard telles qu’ils ne se distinguent que par leur titre, et encore, puisqu’ils se confondent bien souvent : Scènes et tableaux (poèmes, 1858) de Jérôme Develey, Scènes et tableaux de l’histoire évangélique d’Hippolyte Mouchon (1862), Scènes et tableaux de la nature (1879) de Louis Figuier ou encore La Vie au désert : scènes et tableaux (1894) de Marie Améro.
MERCIER Louis-Sébastien, « Préface » (datée du 8 octobre 1780), in : Tableau de Paris, Hambourg, Virchaux ; Neuchâtel, S. Fauche, 1781, tome 1, p. V-XIV, p. X. 330 Ibid., p. VI. 331 Pour reprendre le titre de MOLLIER Jean-Yves, « La “littérature du trottoir” à la Belle Époque entre contestation et dérision », Cahiers d’histoire, n° 90-91, 2003, p. 8596. 332 DELVAU Alfred, Dictionnaire de la langue verte : argots parisiens comparés, É. Dentu, 1866 p. III. Il s’agit d’une reprise d’un mot de Rivarol prononcé à propos de Tableau de Paris de Mercier. Cité par THÉRENTY Marie-Ève, « La rue au quotidien. Lisibilités urbaines, des tableaux de Paris aux déambulations surréalistes », Romantisme, n° 171, janvier 2016, p. 5-14, p. 5. 329
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3.3 Les usages d’une nomenclature (bilan) En définitive, on constate que les usages terminologiques consistent principalement en une démarche de nomenclature, afin d’identifier un type de récit, morcelé, rapide et tronqué. Quoiqu’instable – scène, croquis, esquisse, tableau –, l’intitulé désigne toujours une modalité de lecture et d’écriture spécifiques. Il est à ce propos fréquent d’observer dans Le Voleur, par exemple, une revendication générique dans le sommaire qui se perd ensuite. « Le secret de plus d’un vote : scène de ménage » (5 janvier 1832), « Mœurs : les cafés de Paris » (10 février 1832), « Les deux dragons : tableau de genre » (25 mars 1832) ou encore « La vie d’artiste à Paris : esquisse de mœurs » (5 juillet 1832) font l’ellipse de leur étiquette au moment de déployer le texte, comme si celle-ci servait davantage à catégoriser, en amont, un genre de littérature. 333 MONNIER Henry, Scènes populaires dessinées à la plume [1830], nouvelle édition, Paris, É. Dentu, 1879, p. 271. Source : gallica.bnf.fr / BnF. 334 KOCK (DE) Paul, éd., La Grande ville : nouveau tableau de Paris, comique, critique et philosophique, Paris, au bureau central des publications nouvelles, 1842, p. 123. Source : gallica.bnf.fr / BnF.
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Comparée et assimilée aux dessins des illustrateurs contemporains, la scène « en vient ainsi, par voie de contamination, à désigner une petite forme, modeste »335. Dans cette optique, elle revendique une habileté à signaler la brièveté et l’acuité, tout en déjouant la fixité du paradigme pictural. De plus, et en vertu de la transversalité de la notion même de « scène » (picturale, théâtrale, romanesque, etc.), un processus d’assimilation des connotations est rendu possible, au point que l’étiquette s’applique presque indifféremment au texte et à l’image336. Par un système d’influences et d’interférences, les deux modalités abandonnent le cadre oppressif d’une rhétorique qui leur serait propre et poussent l’homologie à son paroxysme. Partant, parce que « les tableaux sont surtout nécessaires dans les récits »337 pour donner à voir au lecteur-spectateur, la scène s’offre comme un substrat idéal. Pour ses scènes historiques Les Barricades, Vitet explique dans l’avant-propos : Je me suis imaginé que […] j’entrais tour à tour dans les Salons du Louvre, dans ceux de l’hôtel de Guise, dans les cabarets, dans les églises, dans les logis des bourgeois ligueurs, politiques ou huguenots, et chaque fois qu’une scène pittoresque, un tableau de mœurs, un trait de caractère sont venus s’offrir à mes yeux, j’ai essayé d’en reproduire l’image en esquissant une scène. On sent qu’il n’a pu résulter de là qu’une suite de portraits ou, pour parler comme les peintres, d’études, de croquis, qui n’ont pas le droit d’aspirer à un autre mérite que celui de la ressemblance. Toutefois, ces scènes ne sont pas détachées les unes des autres : elles forment un tout338.
En voulant « reproduire l’image en esquissant une scène », l’auteur fait ainsi se côtoyer presque sans aspérité « scène pittoresque », « tableau de mœurs », « trait de caractère », « études » et « croquis », de sorte à disposer devant les yeux un tableau, ensemble d’un tout. On relèvera en incise que le mot « étude » est intéressant en termes de composition : s’il désigne en dessin quelque chose de l’ordre de l’esquisse, à savoir les premières pensées de l’artiste, il qualifie en photographie un mode générique à part entière. Bernard Vouilloux explique à ce propos que si Edmond About peut déclarer faire, avec des clichés d’individu singulier, une étude et non un tableau, c’est justement parce que celle-ci désigne un genre qui ne peut prétendre faire œuvre. Autrement CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre, op. cit., p. 223. Ibid., p. 221. 337 CHAMFORT (DE) Sébastien-Roch-Nicolas, Dictionnaire dramatique, Paris, Lacombe, 1776, tome 3, p. 203. 338 VITET Ludovic, « Avant-propos », in : Les Barricades : scènes historiques. Mai 1588, Paris, Brière, 1826, p. I-V, p. I. 335
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dit, l’étude serait l’échec supposé de l’art (selon une conception classique de ce dernier), un postulat que Vouilloux étudie à la lumière des toiles de Courbet – ce « peintre de morceaux » qui s’oppose à l’idéal pictural d’un Delacroix : « s’il est question de la composition, il [le peintre réaliste] ne peut prendre un morceau isolé ou même une collection de morceaux pour en faire un tableau. Il faut bien circonscrire l’idée pour que l’idée du spectateur ne flotte pas sur un tout nécessairement découpé »339. Par conséquent, à l’instar d’une esquisse ou d’un croquis, la scène saisit et reproduit spontanément une situation qui passe ; à l’instar du tableau en revanche, elle impose un arrêt sur image, une pause. Si les deux modalités ont tendance à se confondre dans les récits – romans ou recueils de nouvelles –, la première prime sans aucun doute la seconde dans le support périodique, puisque celui-ci, en raison de son caractère éphémère, se prête mal à l’alentissement du tableau. Pour cette raison, il emprunte parfois lui-même à la scène. Par analogie avec la vogue du panorama, le tableau est notamment qualité de « mouvant »340 pour déjouer sa fixité. À l’occasion de la parution de Paris ! Voici Paris ! de Maurice Du Seigneur, qui décortique les recoins de la ville au travers de scènes détachées illustrées par Gerbault – « La rue », « Au palais » ou « Tout le long de la Seine » –, Le Livre : revue du monde littéraire de 1889 en donne la description suivante : « son livre, très moderne […], est peint à la plume comme un tableau mouvant à la manière de Sébastien Mercier »341. En outre, le tableau, comme la scène, se lit au pluriel et en déclinaisons, sous l’appellation récurrente de « tableaux de mœurs », des Petit tableaux de mœurs de Paul de Kock aux morceaux édités dans la presse, on pense aux parutions anecdotiques (« Tableaux de mœurs : scènes locales » de L. Jolly dans la Revue d’Alsace en 1834) ou sérielles (« Tableaux de mœurs » d’Eugène Scribe dans La Revue de Paris dès 1829), dont « la succession régulière des livraisons […] permet de réintroduire le mouvement »342. Cependant, malgré les tentatives de détournement, le mot DELACROIX Eugène, « L’idéal et le réalisme », L’Artiste, 1er juin 1868, p. 339 ; VOUILLOUX Bernard, « Les beaux morceaux de M. Courbet », in : Courbet à neuf ! ARNOUX M., FONT-RÉAULX (DE) D., CARS (DES) L., éds, actes du colloque international organisé par le Musée d’Orsay et le Centre allemand d’histoire de l’art à Paris les 6 et 7 décembre 2007, Paris, éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2010, p. 189-207, notamment p. 198-199. 340 C’est aussi le titre de l’ouvrage de Pierre-Jean-Baptiste Nougaret publié en 1787, Tableau mouvant de Paris ou Variétés amusantes. 341 Commentaire sur Paris ! Voici Paris ! de Maurice du Seigneur, Le Livre : revue du monde littéraire, 1889, p. 302-303, p. 303. 342 CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre, op. cit., p. 219. 339
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« scène » demeure largement privilégié, dans la presse ou dans le livre. D’un point de vue quantitatif d’abord, la nomenclature « scènes de » est près de deux fois plus présente que celle « tableaux de », et ce malgré la plasticité dont jouit le terme en peinture, en littérature et au théâtre. D’un point de vue formel ensuite, la scène est seule à même de répondre aux exigences imposées par le périodique et reconduites dans l’espace du livre, notamment dans le recueil, on pense ici à ceux de Kock, de Murger, de Monnier, de Scholl ou encore de Joliet.
PARTIE II
LES GENRES DE LA SCÈNE
CHAPITRE VI MISE EN LIVRE
Après avoir présenté les pratiques transdisciplinaires de la scène (presse, théâtre et arts), il convient de s’arrêter sur ses usages dans l’espace du livre et de poser la question du genre. À la suite d’un arrêt sur le recueil Les Papillotes – qui sert de point de départ à la réflexion et dont le titre caractérise le genre scénique, faisant aussi bien référence à une impression typographique qui manque de netteté, à un mouvement des yeux involontaire empêchant de les fixer ou encore à une accumulation étourdissante de phrases précipitées et décousues –, le cas Charles Joliet permettra dans un premier temps de faire la transition du journal au livre, puisque le processus pour Scènes et croquis de la vie parisienne (1870) est symptomatique des enjeux plus généraux de l’institution du roman scénique. Portant les stigmates de ses passages dans le périodique, ce dernier défend une esthétique à la fois hétérogène et morcelée, une configuration poétique – placée en miroir de L’Hermite de la Chaussée-d’Antin d’Étienne de Jouy qui subit le même procédé au début du siècle – qu’il s’agira d’étudier d’un point de vue à la fois structurel, formel et thématique. Figure souvent oubliée du monde littéraire, Joliet occupe une place de choix dans le corpus : non seulement son œuvre rencontre un franc succès, mais l’auteur explore en outre les contours du genre romanesque en contournant, justement, ses acquis. Un retour en arrière sera dans un second temps privilégié pour saisir le rôle, dès les années 1850, des éditeurs dans le processus de publication des romans scéniques, dans un contexte littéraire, commercial et social. Sans refaire l’histoire de l’édition, il importera plutôt de situer quelques maisons ayant participé de près à l’essor de ces derniers, en s’intéressant aux stratégies éditoriales mises en place. Lévy et Dentu feront l’objet d’un premier chapitre, en raison du nombre quantitatif de Scènes éditées. Si l’étude porte sur les relations entre romanciers et éditeurs (Murger et Lévy ; les dîners Dentu), elle se consacre aussi à la démarche éditoriale relative à l’institution d’un genre littéraire. Cette réflexion se poursuivra avec l’éditeur Charpentier, grâce à l’analyse génétique de la publication des Scènes de Théodore de Banville. Bien que celui-ci soit d’abord connu pour ses poèmes, une part importante de son œuvre, souvent laissée de côté, lui confère une place significative
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dans le mécanisme de sérialisation scénique, puisque l’étiquette « Scènes de la vie » est sans cesse accolée au titre des recueils. À défaut de s’inscrire en aval (en-dessous) cependant, comme c’est en général le cas, elle s’annonce en amont (en-dessus), la hissant ainsi d’un cran sur la page de titre et légitimant son édification. De plus, et parce que l’indicatif scénique est régulièrement accompagné de l’intitulé « Contes », une étude sur les parentés entre les deux nomenclatures sera proposée, à la lumière de l’œuvre de Banville d’abord et en regard, plus généralement, de toute la production scénique ensuite, en revenant sur les différentes qualifications du genre – scène ; conte – dans le discours critique.
MISE EN LIVRE
1. DU JOURNAL AU LIVRE :
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ÉDIFICATION D’UN GENRE
1.1 « En tranche de pâté » : les stigmates du journal Les journalistes ont sans aucun doute anticipé l’intérêt des éditeurs pour les récits scéniques, dans la mesure où « les “scènes” abondent [dans la presse] dès la fin de la Restauration, tandis que la vogue des volumes est plus tardive »1 ; émergente en 1830, exponentielle entre 1850 et 1860. Les nombreux textes de Balzac par exemple, publiés en amont dans les périodiques, en séries ou en feuilletons, servent d’abord « d’instruments pour décortiquer la modernité »2, mais « ce ne fut que vers 1833, lors de la publication de son Médecin de campagne, qu’il pensa à relier tous ses personnages pour en former une société complète. Le jour où il fut illuminé de cette idée fut un beau jour pour lui ! »3 – et pour ses éditeurs. L’auteur de La Comédie humaine n’est pas le seul à entreprendre cette démarche et le succès des scènes dans la sphère médiatique est tel que de nombreux éditeurs proposent aux auteurs une publication en recueil. Le parti-pris n’était cependant pas sans risques, car « du journal au livre, il y a souvent un abîme »4, avise Firmin Maillard dans son portrait de la vie littéraire La Cité des intellectuels. Un roman, ou un recueil, ne s’écrit ou ne se compose pas « comme une chronique, entre deux coupes de champagne. Par où passent deux colonnes de journal, à cheval sur un bon mot, trois cents pages in-18 ont la route malaisée »5, ironise encore Arthur Chazeaud en 1875, à l’occasion de la publication d’un roman de Charles Joliet. Il faut toutefois reconnaître à la presse un rôle de laboratoire, à même de reconfigurer – ou de défigurer – le modèle littéraire tel qu’il apparaît ensuite, quand le support journalistique se travestit en livre, invitant à « déterminer la prégnance des modèles journalistiques sur la littérature »6, écrit Marie-Ève Thérenty. Dans cette hypothèse, la version livresque 1 CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre. Formes dramatiques publiées dans la presse à l’époque romantique (1829-1851), thèse soutenue le 27 novembre 2015 à l’Université Lumière Lyon II, sous la direction d’Olivier Bara, p. 274. 2 Ibid. 3 SURVILLE Laure, Balzac : sa vie et ses œuvres, d’après sa correspondance, Paris, Librairie Nouvelle, 1858, p. 95. 4 MAILLARD Firmin, La Cité des intellectuels : scènes cruelles et plaisantes de la vie littéraire des genres de lettres au XIXe siècle, troisième édition (posthume), Paris, H. Daragon, 1905, p. 44 (à propos des Scènes de la bohème d’Henry Murger). 5 CHAZEAUD Arthur, « Littérature », commentaire sur La Vicomtesse de Jussey de Charles Joliet, La Bibliographie contemporaine, n° 56, 4 avril 1875, p. 62-64, p. 63. 6 Ibid.
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contient toujours les stigmates d’un précédent morcellement, qui traduit un processus, bien sûr, mais également une identité. Le phénomène est particulièrement frappant avec le roman de Murger précédemment évoqué, Scènes de la bohème (1851) – publié en feuilleton dans Le CorsaireSatan entre 1845 et 1849 avant d’être édité chez Lévy –, pour lequel il faut encore préciser une anecdote célèbre de Champfleury, afin de mettre en lumière, en sus d’un principe de circulation7, un procédé de recomposition. Dans le récit Les Aventures de Mademoiselle Mariette (1853), par ailleurs considéré par beaucoup comme le pendant aux Scènes de la bohème, Champfleury fait vivre quelques personnages connus, notamment Murger, qui apparaît derrière le nom allemand de Streich et dont on détaille le procédé d’écriture : Streich avait une singulière manie : il n’écrivait que sa vie, ses amours et les amours de Rose. De temps en temps il découpait une aventure de sa vie comme on coupe une tranche de pâté, et portait cette tranche à M. de Saint-Charmay [directeur du Petit journal], qui recevait avec plaisir ces sortes de biographies d’étudiants et de grisettes. On ne sait pas comment Streich s’arrangeait pour se procurer une aventure par semaine ; toujours est-il qu’il en publiait assez régulièrement quatre par mois. […] Il excellait surtout dans la recherche de ses peintures à l’argent. Mademoiselle Rose, ainsi que toutes ses amies, s’était frottée de littérature dans un tel milieu et lisait les journaux ; elle lisait surtout les feuilletons de Streich, et, ayant surpris son secret de découdre un feuillet de sa vie pour le mettre en roman, quand elle avait commis quelque escapade, elle ne rentrait plus qu’après avoir étudié le récit imprimé de cette escapade, afin d’être sûre de sa réception8.
« Ceci est une allusion à la publication, par tranche hebdomadaire, dans Le Corsaire de M. Le Poitevin Saint-Aime, des Scènes de la bohème, qui furent le premier succès de Murger »9, confirme a posteriori Marius Boisson. Surtout, le lexique propre au morcellement – « il découpait une aventure de sa vie comme on coupe une tranche de pâté » – est révélateur d’un style fragmenté, scénique. De plus, il signale une porosité entre la vie ordinaire et le récit de fiction, une rencontre attestée par la peinture de genre d’un côté et par les ouvrages scéniques qui en revendiquent la contiguïté de l’autre, à l’instar des Scènes cruelles et plaisantes de la vie littéraire de Firmin Maillard et, plus généralement, des scènes de la vie réelle. 7 Voir « Étude sur Murger et ses Scènes de la vie de bohème » au chapitre V « Un genre de travers » 8 CHAMPFLEURY, Contes de printemps : les aventures de Mademoiselle Mariette, Paris, V. Lecou, 1853, p. 65 (je souligne). 9 BOISSON Marius, « La musette de Murger », Le Journal, n° 10747, 21 mars 1922, p. 4.
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Pour cette raison, cette partie se consacrera non pas à l’étude des scènes dans la presse, établie dans les chapitres précédents, mais aux conséquences que ces dernières impliquent pour une publication livresque. En d’autres termes, il s’agit de comprendre le processus de mise en livre de la scène, du journal au livre, afin de mettre en avant ses spécificités. Le dessein poursuivi est à la fois esthétique et théorique, dans la mesure où c’est en même temps une réflexion sur le style et sur le genre qui sera menée, avec une question principale dans la ligne de mire : peut-on parler, avec la scène, d’un genre littéraire, et, par extension, d’un genre romanesque ? Les Papillotes : examen d’un cas-modèle En 1831, l’éditeur Hippolyte Souverain fait paraître un recueil qui déroute ses lecteurs : Les Papillotes, signé Jean-Louis. Atypique, inclassable, « il y dans cet ouvrage quelque chose d’étrange ou d’énigmatique, dont nous n’avons pu bien saisir le sens en le parcourant »10, témoigne un journaliste de la Revue de Paris au moment de la parution. Derrière l’avatar JeanLouis se cache en réalité une figure bien connue du milieu journalistique du début du siècle, quoiqu’oubliée depuis, Auguste Audibert. Directeur de La Silhouette lors des derniers mois d’existence du journal, entre juillet 1830 et janvier 1831, et rédacteur en chef de La Caricature dès 1830 aux côtés de son fondateur Charles Philipon, il collabore activement aux deux périodiques en y publiant pléthore de textes, en principe signés sous ses initiales ou sous un pseudonyme. Les Papillotes est en revanche le seul livre qu’on lui connaisse, mais, se composant de « la réunion d’assez courts, mais nombreux morceaux de littérature qui avaient paru dans la “Caricature” et peut-être ailleurs »11, il assure une filiation serrée entre l’espace du périodique et celui du livre. La préface de l’ouvrage, intitulée « Complot littéraire », aménage à cet égard un contexte de publication (fictif) symptomatique : lors d’une réunion informelle, des amis échangent sur leurs récents écrits avant de proposer inopinément de les réunir en volume : Les bougies, fort avancées dans leurs carrières, témoignaient d’une soirée laborieuse. En effet, de toutes les personnes réunies par un goût commun pour se communiquer les confidences d’une imagination 10 « Album », commentaire sur Les Papillotes : scènes de tête, de cœur et d’épigastre d’Auguste Audibert, Revue de Paris, tome 32, Paris, 1831, p. 56-64, p. 64. 11 TOLLEY Bruce, « Balzac et “La Caricature” », Revue d’histoire littéraire de la France, n° 1, janvier-mars 1961, p. 23-35, p. 26.
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rêveuse, chacune avait pris la parole, raconté une anecdote, épuisé une émotion. […] On allait donc se séparer, pour se réunir à huit jours de là, quand une fraction de cet ensemble littéraire se moucha, fit un geste – et dit : – […] je propose moins de rigueur à l’égard du public ; je demande qu’il profite de nos essais ; enfin, je vote pour l’impression de nos œuvres12.
Les textes dont il est question ne s’apparentent donc pas seulement à des articles journalistiques rédigés « pour le seul agrément personnel »13, mais ce sont d’abord des « œuvres », telles qu’elles sont ici (re)définies : une parole, une anecdote, une émotion. Si le ton est léger, l’usage du qualificatif n’est pas pour autant ironique. Il signale plutôt la volonté de faire légitimer une autre littérature, qui n’est issue ni de l’« académie », ni « même [d’]une assemblée prétentieuse où n’est admise que flanquée de mesures et de rimes » ; ce sont seulement des écrits « intimes, sans haine, sans rivalité, sans coquetterie »14. En vérité, et contrairement aux informations livrées dans la scène qui inaugure le recueil, ces textes n’émanent pas d’une dizaine d’écrivains – un jeune fou, un gros papa, une mademoiselle ou encore philhellène –, mais principalement de deux auteurs : Audibert et Balzac15. Les récits constitutifs des Papillotes subissent cependant le même processus de mise en livre, dans la mesure où ils sont préalablement publiés dans la presse entre 1830 et 1831 (sous un pseudonyme), dans deux journaux humoristiques auxquels participent activement les deux écrivains, La Caricature et La Silhouette, avant d’être réactualisés dans le volume publié chez Souverain. Les deux journaux accueillent en effet dans les années trente des textes déstabilisants car inclassables. Entre le fait divers et la fiction, la narration et le dialogue, ils exploitent les procédés littéraires au sein du support journalistique jusqu’à les confondre, avant de faire émerger des récits rognés, tronqués : des scènes. Ces récits hybrides s’observent à maintes reprises dans les numéros des années 1830-1831 de La Caricature notamment, comme « La mort de ma tante » ou encore « Une inconséquence » (16 et 30 décembre 1830), parus dans la rubrique « Fantaisies » sous le pseudonyme Le comte Alexandre de B., l’un des noms de plume de Balzac. 12 AUDIBERT Auguste (signé Jean-Louis), « Complot littéraire » (préface), in : Les Papillotes : scènes de tête, de cœur et d’épigastre, Paris, H. Souverain, 1831, p. I-VII, pp. II-III. 13 Ibid. p. III. 14 Ibid. p. II. 15 Louis Desnoyers a par ailleurs probablement participé, lui aussi, au volume ; CHOLLET Roland, Balzac journaliste. Le tournant de 1830 [1983], Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 418-419.
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Bernard Vouilloux, dans un article portant sur « les fantaisies journalistiques de Balzac » – dont l’analyse renseigne considérablement sur les jeux d’influences et d’interférences entre presse et littérature d’un côté et sur le rapport texte et image de l’autre –, rappelle que « La mort de ma tante » joue avec les vignettes qui « scandent » et « ponctuent » le numéro, dans la mesure où Balzac, tel qu’il le mentionne lui-même, « conçoit la scène, extraite de son manuscrit des Deux Amis, “en forme de vignette capricieusement dessinée au bas d’un livre pour y remplacer le mot FIN !…” »16 Dès lors que le récit est comprimé sur l’espace des deux colonnes, en réduisant les péripéties au rythme de l’échange signalé par les nombreux tirets qui cadencent (visuellement) le texte, la scène est bien donnée à la vue du lecteur, à la fois spectateur et observateur. Le phénomène s’apprécie également dans La Silhouette durant la même période, dans la mesure où le périodique assume lui aussi les nouveaux dictats journalistiques : « tout va très vite, tout doit être “enlevé” pour enlever le public, et, par sa typographie propre […], l’écriture semble s’ouvrir aux marges par lesquelles chaque texte bascule vers une lithographie, une vignette ou un autre texte », explique Vouilloux17. À mi-chemin entre la narration et le dialogue, la prose et le théâtre, ces no man’s land de l’espace médiatique revendiquent toutefois déjà une certaine idée de la littérature. Lorsqu’ils sont rassemblés dans le volume Les Papillotes, les articles sont qualifiés de « morceaux de littérature »18. La désignation est cependant suffisamment indécise pour apprécier le caractère bigarré imposé par les récits hybrides qui composent le recueil d’Audibert et pour entreprendre une pratique d’écriture nouvelle, scénique, qui se déploie au début des années 1830. Au moment où l’ouvrage paraît, une présentation – anonyme mais attribuée à Balzac19 – est livrée dans la feuille du 3 novembre 1831 de La Caricature. L’auteur de cette brève description met le doigt sur les enjeux constitutifs d’un tel recueil : son genre, ou, plus précisément, son absence de genre : 16 VOUILLOUX Bernard, « Les fantaisies journalistiques de Balzac », L’Année balzacienne, n° 13, janvier 2012, p. 5-24, p. 10 (je souligne) ; BALZAC (DE) Honoré, « La mort de ma tante » (signé Le comte Alexandre de B.), La Caricature morale, religieuse, littéraire et scénique, n° 7, 16 décembre 1830, p. 51-53, p. 52. 17 VOUILLOUX Bernard, « Les fantaisies journalistiques de Balzac », art. cité, p. 13. 18 TOLLEY Bruce, « Balzac et “La Caricature” », art. cité, p. 26. 19 L’édition Lévy des Œuvres complètes de Balzac attribue cette étude critique à l’auteur de La Comédie humaine : BALZAC (DE) Honoré, « Études critiques publiées dans La Caricature », in : Œuvres complètes, Paris, Michel Lévy frères, 1872, tome 22, p. 197-209, p. 197.
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Voici venir un ouvrage dont le titre me plaît. […] Et, à propos de ce nom [Jean-Louis], comment le trouvez-vous ? Il est champêtre, voilà qui est sûr ; mais quand on a parcouru l’œuvre, une manière de plume exercée, à taille vive et chaude, révèle une habitude littéraire sous le pseudonyme roturier. C’est peut-être un nouveau genre de juste-milieu ; une place sollicitée entre Jean-Paul et Paul-Louis. Quant au genre qui caractérise l’ouvrage, il serait assez difficile de le définir. Moralité de faits, gâté d’incidens, souvenirs amers, il y a de tout dans ce volume. Chaque scène usurpe par une autre émotion l’émotion produite par la précédente ; et, balotté entre le sentiment et la mystification, l’attrait d’une peinture de mœurs, l’intérêt d’une description imaginaire, le lecteur arrive essoufflé au 336e feuillet, regrettant de n’avoir plus à lire, ce qui constitue un éloge comme un autre20.
La démarche poétique, d’abord, est celle du « juste-milieu ». Singulière en cela, elle s’adonne volontiers à une combinaison de genres (théâtre, poésie, roman, peinture) et de registres (parisien, provincial, populaire, bourgeois), moins à dessein d’équité que d’hétérogénéité. L’inscription générique, ensuite, est fatalement hasardeuse, car les récits juxtaposent sciemment les formes et les sujets au travers de « scènes » qui « ballottent » le lecteur. Le malaise relatif à la nomination d’un tel genre traduit néanmoins un geste critique révélateur, sans cesse initié dans les commentaires littéraires : la nécessité de caractériser génériquement la publication dans l’espace d’une chronique, qui, à défaut de seulement en rendre compte, entreprend de la définir. Pris isolément, ces éléments informent certes sur une tendance à la fois journalistique et éditoriale du début du siècle, à savoir la réédition fructueuse de textes publiés en amont dans la presse avant d’être recueillis dans un volume. Envisagés en concours cependant, ils acquièrent une autre dimension quant à l’esthétique de la scène en littérature. Des ramifications apparaissent et laissent émerger un dialogue étroit entre le journal et le livre scénique. Si les attributions sont parfois nébuleuses – la faveur de certains textes à Balzac étant soumise à caution en raison de l’emploi de pseudonymes partagés par plusieurs auteurs21 –, il appert que les indications 20 BALZAC (DE) Honoré, commentaire sur Les Papillotes : scènes de tête, de cœur et d’épigastre d’Auguste Audibert, La Caricature morale, religieuse, littéraire et scénique, n° 53, 3 novembre 1831, p. 419-421, p. 419. Le commentaire précède la préface de l’ouvrage, intitulée « Complot littéraire » et signée Jean-Louis (Auguste Audibert). 21 Dans son étude, Bruce Tolley a montré que les attributions sont parfois sujettes à caution, car certains pseudonymes utilisés par Balzac (Henri B., Eugène Morisseau, Alfred Coudreux) le sont aussi par d’autres écrivains, notamment Auguste Audibert. Par ailleurs, si Balzac a probablement remplacé Audibert quelques temps à La Caricature, son passage au journal est toutefois trop bref pour lui affilier l’entier des récits. Il n’en demeure pas moins que les textes publiés entre fin 1830 et début 1831 sont pour la grande majorité de
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communiquées au moment de la parution de l’ouvrage renseignent sur une démarche poétique, à défaut d’un auteur, car elles mettent au jour une circularité symptomatique entre des supports, des styles et des genres. D’abord, il y a Balzac. L’écrivain est placé au cœur de l’entreprise par Audibert : non seulement certains des articles lui ayant, à l’époque, été attribués sont recueillis dans le volume, mais le pseudonyme emprunté par Audibert, Jean-Louis, réfère en outre directement au titre de l’un des textes de jeunesse de l’auteur, publié en 1822 chez Hubert et intitulé Jean-Louis ou La fille trouvée. L’autorité balzacienne convoquée par Audibert poursuit bien sûr un but commercial, mais elle inscrit surtout la démarche d’Audibert dans une pratique scénique alors à ses balbutiements. Balzac a fait paraître l’année précédente plusieurs éditions de Scènes de la vie privée (1830, chez Mame et Delaunay-Vallée, Hauman et Levavasseur), en entamant une première série : « Les dangers de l’inconduite », « Le bal de Sceaux », « La femme vertueuse » ou encore « La paix du ménage ». Le procédé ne passe pas inaperçu et se voit d’emblée réactivé pour Les Papillotes. La division à laquelle le recueil est soumis – « Mœurs de convention », « Mœurs d’artistes » et « Mœurs populaires » par exemple –, qui inaugure d’une certaine manière Études de mœurs, peut suggérer l’architecture primitive de La Comédie humaine22, une hypothèse soutenue par Audibert dans la préface : En qualité d’archiviste de nos œuvres, je propose le mode suivant de publication. […] Nous avons la matière d’une médiocre encyclopédie de 40 gros volumes ; nous ne ferons pas mal d’en extraire seulement un petit livre des meilleures choses possible. Chacun de nous a exploité le cœur, la tête et l’épigastre appliqués aux passions, aux ommelettes et aux moulins à vent, – car il y a un peu de tout cela dans l’existence, – eh bien, je me charge de débrouiller ce qui concerne la vie expérimentale, pour réunir le tout sous le titre de PAPILLOTES23.
Le choix du mot « encyclopédie » n’est évidemment pas anodin. Il réfère d’une part à l’expérimentation de classification et de nomenclature dont témoigne la typologie de « Mœurs » et il convoque d’autre part l’immense projet balzacien. De plus, alors que les parties du recueil sont divisées, elles sont encore fragmentées par des séquences internes. Ainsi, la première sa plume. Pour plus de détails, voir « Expérimentation d’une écriture scénique : le cas de La Caricature » au chapitre I « Presse en laboratoire », plus particulièrement la note 56. TOLLEY Bruce, « Balzac et “La Caricature” », art. cité, p. 33-34. 22 Ibid., p. 27. 23 AUDIBERT Auguste (signé Jean-Louis), « Complot littéraire » (préface), op. cit., p. V-VI.
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partie « Mœurs de convention » est segmentée par « Journée d’une femme à la mode », « La dame de charité », « Fille à marier », « La coquette », « Une représentation extraordinaire », « Éloge du vol », « Deux caractères » et « Les loges du cintre ». Ensuite, il y a une étiquette. Pour la publication chez Souverain, le recueil est sous-titré comme suit : Les Papillotes : scènes de tête, de cœur et d’épigastre. L’appellation « scènes de » chapeaute toute la démarche encyclopédique de division et elle lui impose une terminologie quasigénérique. Lorsque la seconde édition du recueil est mise en vente, en 1832, elle est en effet annoncée dans les médias sous l’intitulé Les Papillotes : scènes parisiennes24. Si le sous-titre est tronqué, le mot scènes subsiste, comme s’il suffisait à lui seul pour identifier ce type de production littéraire. Le phénomène est d’autant plus révélateur que la formule « Les papillotes : scènes parisiennes » n’apparaît pas telle quelle sur la couverture de la seconde édition, qui a gardé le premier intitulé, signifiant bien plutôt une manière conventionnelle d’identifier le genre, en faisant usage d’une étiquette générique susceptible d’activer collectivement un référent. Par ailleurs, loin de se restreindre à un simple aller sans retour, la scène s’autonomise par la suite, dans la mesure où elle est réactualisée, à nouveau, dans l’espace de la presse, exacerbant le phénomène de circulation. Après une première parution dans La Caricature sous un pseudonyme, puis, en 1831, dans l’édition de Souverain dirigée par Jean-Louis (Audibert), plusieurs scènes sont, cette même année, réinvesties dans Le Voleur et spécifiquement attribuées, cette fois-ci, à Audibert, notamment « Un lendemain », « La cour des messageries royales », « Une famille politique » et « Un commis-voyageur de la liberté »25. Premièrement, la chronologie n’est pas évidente, car les parutions (livresque et journaliste) se chevauchent parfois, témoignant non pas tant d’une reconduction des textes que d’une circulation. Deuxièmement, le brouillage auctorial – Audibert ou Balzac ?26 –, s’il signale une pratique courante au XIXe siècle consistant à partager les pseudonymes, indique 24 Cette formule est notamment privilégiée au dos du livre de Victor Lottin de Laval, Les Truands et Enguerrand de Marigny (1833), édité lui aussi chez Souverain. 25 Cet état des lieux est mis en évidence par Bruce Tolley au moment de discuter l’attribution problématique desdits textes à Balzac ou à Audibert. TOLLEY Bruce, « Balzac et “La Caricature” », art. cité, p. 27-28. Les textes mentionnés sont respectivement publiés dans Le Voleur en 1831 les 10, 20 et 28 février et le 5 mars de la même année. 26 S’il est possible d’avoir des doutes quant à l’attribution de certains des textes, d’autre sont en revanche plus évidente, notamment celle de « Un commis-voyageur de la liberté » à Balzac.
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plus encore un mécanisme inhérent à la scène précédemment relevé : son anonymat. Si le dispositif rencontrerait peut-être rapidement quelques obstacles au sein d’autres genres, il s’épanouit en revanche dans la pratique de la scène. Celle-ci peut se déplacer d’un journal à un autre, ou d’un journal à un livre – et vice versa –, parce que son auteur, somme toute, importe peu. Le préambule consacré à la lecture du curieux ouvrage qu’est Papillotes permet en outre de rappeler deux éléments fondamentaux quant aux fonctionnements de la scène. La date, d’abord, fait coïncider un événement et une pratique. Au moment où paraît le volume, en 1831, le journal expérimente depuis peu un nouveau régime de production influençant considérablement les procédés et les processus d’écriture. De plus, si l’étiquette « scènes de » est presque inexistante avant ce jour, elle est, dès les années trente, couramment usitée pour signaler un type de récits, façonné dans le journal d’abord et émancipé ensuite hors de celui-ci. Le dispositif de circulation (du journal au recueil) révèle ensuite un mécanisme poétique intéressant. La presse, en effet, ne se résigne pas seulement à accueillir un genre de textes en raison d’un format qui le privilégie, mais elle s’attache aussi et surtout à modeler une esthétique : des morceaux, souvent dialogués, parfois tronqués, toujours bigarrés. La scène s’impose à ce titre comme une matrice idéale et instaure de fait une pratique – à défaut d’une simple technique – susceptible d’être réactivée dans d’autres environnements : romanesque, poétique, théâtral ou encore pictural. 1.2 L’institution du roman scénique (Joliet) Charles Joliet : portrait d’un écrivain arlequin Le cas le plus typique, et à mon sens le plus symptomatique, pour saisir les enjeux de la transition d’une publication en périodique à la constitution d’un recueil – et par extension à l’institution d’un genre littéraire – est celui de l’écrivain Charles Joliet, car son œuvre est à plus d’un titre révélatrice d’une pratique qui se met en place dans la presse avant de s’imposer dans le domaine du livre, entre 1860 et 1890. De Romans microscopiques (1866) à Scènes et croquis de la vie parisienne (1870), en passant par Le Médecin des dames : scènes parisiennes (1866), l’auteur ne satisfait pas seulement au succès, mais il explore davantage les contours – et les frontières – du genre romanesque en détournant parfois ses particularités (ensemble clos, récit filé, architecture de l’intrigue, narration et description).
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Charles Joliet (1832-1910) est un écrivain, auteur dramatique et journaliste prolifique. Il dit écrire pour pas moins de vingt-trois journaux27, collaborant à La Vie parisienne et à La Petite revue, dont il est, dit-on, « le seul nom connu de la rédaction »28. Il publie massivement, s’essayant à différents genres : la comédie en prose, le roman, la nouvelle, la nouvelle à la main, l’essai ou encore la biographie. Pour décrire ses publications, la critique fait valoir leurs « tableaux piquants »29, inscrivant l’auteur dans la lignée d’Octave Feuillet ou de Léon Gozlan30. De plus, Charles Joliet est partout, dans les diverses polémiques médiatiques comme acteur des débats politiques ou esthétiques, ou dans les romans des autres, comme protagoniste dans Fanchon l’idiote de Marc Mario (Maurice Jogand) par exemple. Partant, Joliet s’applique jusqu’à la fin de sa vie à couvrir tous les feuillets de papier, car « c’était l’homme qui connaissait le mieux les petits mystères de la littérature », rapporte son ami Jules Claretie dans La Vie à Paris31. Une esthétique : le microscopique Il faut dire que Joliet a su s’imposer dans le monde des lettres avec un style particulier, populaire et moderne tout à la fois. Le 6 janvier 1866 est annoncée dans La Vie parisienne la publication de l’« un des succès de l’année »32, Romans microscopiques, une « série de huit nouvelles »33, chacune n’excédant pas les cinquante pages. Pour cet ouvrage, Joliet « a rassemblé, sous le titre de Romans microscopiques, une série de nouvelles intéressantes et de l’intérêt le plus vif. Il est certain qu’il aurait pu faire dix gros volumes de la verve et de l’esprit qu’il a renfermés dans un 27 MONSELET Charles, « Théâtres », commentaire sur La Bougie rose (comédie en un acte) de Charles Joliet, Le Monde illustré, n° 429, 1er juillet 1865, p. 11-14, p. 14. 28 « Périodiques nouveaux », à propos de la collaboration de Charles Joliet à La Petite revue, La Petite revue, 11 novembre 1865, p. 194-198, p. 195. 29 Commentaire sur Les Mains blanches de Charles Joliet, La Vie parisienne : mœurs élégantes, choses du jour, fantaisies, voyages, théâtres, musique, modes, n° 27, 7 juillet 1883, p. 385. 30 MONSELET Charles, « Théâtres », commentaire sur La Bougie rose (comédie en un acte) de Charles Joliet, art. cité, p. 14. 31 CLARETIE Jules, La Vie à Paris : 1880-1910, Paris, G. Charpentier et E. Fasquelle, 1911 (sur l’année 1910), p. 60-61. 32 « Dernières et prochaines publications de la Librairie du Petit journal », commentaire sur Romans microscopiques de Charles Joliet, Almanach des rues et des bois à l’usage des poètes pour 1867, Paris, 1867, p. 62. 33 « Petite chronique », commentaire sur Romans microscopiques de Charles Joliet, La Vie parisienne : mœurs élégantes, choses du jour, fantaisies, voyages, théâtres, musique, modes, 6 janvier 1866, p. 321.
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seul »34, écrit un rédacteur du Petit journal. Le recueil est constitué « de jolies historiettes finement racontées [qui] se compose[nt] de deux ou trois scènes fort simples »35, légitimées par le titre – microscopique36 –, qui fait directement référence aux formats de la peinture de genre. Le choix du titre, justement, est significatif, dans la mesure où il invite à reconsidérer le genre même du roman par sa dimension d’une part (rétrécie) et sa structure d’autre part (éclatée). Au moment de la parution, un journaliste du Monde illustré retient d’ailleurs cette singularité : « son [de Charles Joliet] nouveau livre s’appelle Romans microscopiques. Autrefois, le titre de Nouvelles avait la vogue. Aujourd’hui les éditeurs ne veulent plus que des romans, fussent-ils en quatre pages »37. Avec Romans microscopiques, Joliet ne met pas seulement en place un nouveau canevas romanesque, qui constituerait en un effort sur la forme et sur le format, mais il entreprend une réflexion de fond sur la genèse qu’implique l’écriture de ce genre de textes. Les quelques lignes mises en évidence pour inaugurer le premier récit du volume, « Antoinette », s’imposent dans cette perspective comme les lignes directrices d’une nouvelle manière – artificielle bien sûr – d’envisager les origines et les buts du roman : « je ne suis pas de ces gens qui cherchent des aventures à seule fin de les raconter. Celle-ci est venue toute seule, je le jure »38. La ligne de conduite est fidèlement exécutée dans les mêmes années 1860. Joliet publie dans la revue La Vie parisienne plusieurs textes brefs qui croquent les moments de la vie mondaine à Paris, dont « Le médecin des dames », le 18 février 1865. Un an plus tard, en 1866, ce texte est édité chez A. Faure dans un recueil portant le même nom, mais augmenté d’une « dizaine de comédies microscopiques »39 – dont on note la redondance du terme – et surtout agrémenté d’un sous-titre : Le Médecin des dames : scènes parisiennes, instituant une parenté générique entre la scène et le 34 Commentaire sur Romans microscopiques de Charles Joliet, Le Petit journal, n° 1345, 16 octobre 1866, p. 4. 35 GUBERNATIS (DE) Angelo, « Charles Joliet », in : Dictionnaire international des écrivains du jour, section 2, Florence, L. Niccolai, 1888-1891, p. 1246-1247, p. 1246. 36 La notion de « microscopique » a été précédemment étudiée dans la presse, à la lumière de la lisette et du petit article, dans « Réduction et miniaturisation » au chapitre III « Le petit format ». 37 DAURIAC Philippe, « Revue littéraire », commentaire sur Romans microscopiques de Charles Joliet, Le Monde illustré, n° 477, 2 juin 1866, p. 346-34, p. 347. 38 JOLIET Charles, « Antoinette », in : Romans microscopiques, Paris, Librairie du Petit journal, 1866, p. 1-43, p. 1. 39 BONIFACE L., « Nouvelles diverses », commentaire sur Le Médecin des dames : scènes parisiennes de Charles Joliet, Le Constitutionnel : journal politique, littéraire, universel, n° 319, 15 novembre 1865, p. 2.
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microscopique. Bien qu’il soit difficile de savoir si le choix résulte de l’auteur ou de l’éditeur40, il dit cependant la volonté de réunir sous une appellation identifiable par le public – à l’instar des catégories de types « journal intime », « roman de mœurs », « romans historiques » – des textes codifiés. Le cas de Scènes et croquis de la vie parisienne Pour une littérature mosaïque Codifiés certes, mais pas homogènes pour autant, car l’hétérogénéité serait en fait la marque de fabrique des scènes réunies en recueil. L’avertissement des Scènes et croquis de la vie parisienne (1870) de Joliet, signé « l’éditeur » mais qu’on doit me semble-t-il attribuer à l’écrivain41, est à cet égard utile, car il donne une description poétique de la littérature moderne – en mosaïque –, en offrant des pistes de lecture pour mieux comprendre le genre scénique. Son rôle pour une réflexion sur la scène mérite dans cette perspective d’être reproduit dans son entier, avant d’être décortiqué selon trois axes : la structure, la forme, le sujet. AVERTISSEMENT
Le Peintre, pour composer un tableau, fait des croquis, des études, des cartons ; puis vient l’esquisse, premier jet de la composition, où les divers éléments se groupent combinés selon les lois de l’optique et de la lumière ; enfin la toile s’anime sous l’artifice des couleurs. L’Écrivain emploie un procédé analogue. Il note sur son carnet ce que le peintre crayonne d’un trait sur son album. Ainsi qu’un naturaliste piquant un papillon sur un disque de liège, il fixe un souvenir, une impression fugitive saisie au vol, une tête de femme, un coin de paysage, une description, un type, une pensée, une citation, un trait, un mot, un lambeau de causerie, une critique, une théorie, une échappée, une actualité qui passe, un paradoxe qui brille, une étoile qui disparaît, une fleur qui s’épanouit, un accord qui s’éteint, un parfum qui s’évapore, un vers qui chante. Le Journalisme littéraire, c’est tout cela. C’est l’écume légère de la grande mer parisienne, c’est le gaspillage au jour le jour de mille choses insaisissables, amusantes le matin, incompréhensibles le soir, oubliées le lendemain, imprimées à peine écloses, et qui s’envolent à tous les vents comme des bataillons d’étincelles. L’esprit est-il autre chose qu’un feu de cheminée ? 40 Je pense toutefois qu’il émane de l’éditeur, car le mot « scène » n’apparaît pas dans les textes de Joliet publiés dans La Vie parisienne. 41 Voir l’interprétation ci-dessous établie sur la base de la comparaison avec l’avertissement de Mille nouvelles à la main, signé, cette fois-ci, par Joliet lui-même.
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Aussi l’auteur nous en voudrait de donner le titre grave de « livre » à ces mélanges. On y trouvera des croquis, des études, des ébauches, des esquisses, peut-être par-ci, par-là, un tableau de genre inachevé. La plupart de ces croquis humoristiques et mondains étaient disséminés dans les collections de cinquante journaux politiques et littéraires depuis 1855. L’auteur en a composé une Mosaïque dont les morceaux rassemblés forment le dessin panoramique de la vie de Paris. L’accueil fait par la presse et le public à ses premiers ouvrages, nous fait espérer la même sympathie pour celui que nous publions aujourd’hui. L’ÉDITEUR42
L’auteur avertit d’emblée son lectorat de la disparité tant générique que structurelle de l’ouvrage d’une part et du ton badin d’autre part, concédant que l’appellation même de « livre » est sujette à caution dès lors que la forme légère et modeste est privilégiée : « aussi l’auteur nous en voudrait de donner le titre grave de “livre” à ces mélanges ». Une certaine gratuité de l’écriture est alors revendiquée et, a contrario, toute prose engagée est laissée de côté. Le choix du terme « mélange » est par ailleurs intéressant, car il ne s’agit pas seulement de juxtaposer des textes divers, mais davantage de composer et d’agencer ensemble, entretenant à dessein l’hétéroclisme des genres dans lesquels s’inscrivent les récits. Par conséquent, les « croquis, [l]es études, [l]es ébauches, [l]es esquisses, peut-être, par-ci, par-là, un tableau de genre inachevé » ne s’opposent pas mais s’imposent de concert. La raison n’est pas, d’abord, seulement poétique, comme idéal de composition esthétique, mais avant tout poïétique, comme résultat d’un processus de transposition du journal au livre. L’ouvrage rassemble en effet des « croquis humoristiques et mondains […] disséminés dans les collections de cinquante journaux politiques et littéraires depuis 1855 » – à noter que la date n’est pas anodine au regard de l’essor que connaît la scène dans les mêmes années – avant d’être réunis dans l’espace du livre pour former une « Mosaïque »43 de morceaux rassemblés. C’est ainsi bel et bien la structure kaléidoscopique qui assure « le dessin panoramique de la vie de Paris » et qui caractérise l’ouvrage. En conséquence, ce sont avant tout les éditeurs qui repèrent la fortune que ces mosaïques, dont le terme inscrit en italique signale la singularité, rassemblées en un volume, sont prêtes à offrir, sous une terminologie aussi identifiable pour les lecteurs que malléable pour les auteurs. 42 LACHAUD É., « Avertissement » (signé L’éditeur), in : Scènes et croquis de la vie parisienne, JOLIET Ch., Paris, É. Lachaud, 1870, p. I-III. 43 Sur la mosaïque, voir DÄLLENBACH Lucien, Mosaïques. Un objet esthétique à rebondissements, Paris, Seuil, 2001 et THÉRENTY Marie-Ève, Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman (1829-1836), Paris, H. Champion, 2003.
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Un tel pari ne va pas sans imposer, ensuite, une forme d’écriture particulière. La scène se définit comme celle à même de fixer « une impression fugitive saisie au vol », en témoigne le « gaspillage au jour le jour de mille choses insaisissables, amusantes le matin, incompréhensibles le soir, oubliées le lendemain, imprimées à peine écloses, et qui s’envolent à tous les vents comme des bataillons d’étincelles ». Le tableau est en cela « inachevé » dans le but de ne pas altérer la prise sur le vif d’une « actualité qui passe ». Le caractère fragmentaire, qui ne va pas, en outre, sans rappeler les petites scènes des rubriques « Échos de Paris » et « Nouvelles à la main » du Figaro ou du Gaulois évoquées plus haut44, constitue l’identité de ces récits « saisis au vol » et dont témoignent encore les bulles de savon qui ornent la couverture des Mille nouvelles à la main et sur lesquelles, on s’en souvient, sont inscrits quelques noms de journaux (Le Figaro, Le Charivari et La Vie parisienne notamment). Ce dernier est un recueil publié par Joliet en 1884 chez Marpon et Flammarion, accompagné d’un avertissement qui, récupéré à maintes reprises dans la presse, rappelle étrangement celui des Scènes et croquis de la vie parisienne : « toutes ces choses, qui sont comme l’écume légère de la grande mer parisienne, composent une mosaïque variée, pittoresque, originale et amusante, dont plus d’un trait oublié rentrera dans la circulation »45, lit-on dans Le XIXe siècle (14 octobre 1884), Le Radical (26 octobre 1884), Le Tintamarre (26 octobre 1884) ou encore Le Monde illustré (3 janvier 1885). Si le texte a déjà fait l’objet d’un arrêt, au moment de gloser la pratique de la nouvelle à la main dans la presse, il faut ici y revenir afin de mettre en évidence la parenté – voire la copie – entre l’avantpropos du recueil des Mille nouvelles à la main et celui des Scènes et croquis de la vie parisienne, de manière à montrer les traits de l’écriture scénique et la continuité que celle-ci entretient avec l’esthétique de la presse : Depuis 1854, depuis trente années, l’auteur a jeté aux Quatre Vents du journalisme des centaines de Nouvelles à la main disséminées dans les recueils littéraires : Le Figaro, Échos, Menus propos, Cartes à jouer ; Le Charivari, Chronique du jour ; L’Illustration, Courrier de Paris ; La Vie parisienne, Choses et autres ; Le Nain jaune, etc. Que reste-t-il de ce gaspillage au jour le jour, de ces milles choses insaisissables, imprimées à peine écloses, amusantes le matin, incompréhensibles le soir, oubliées le lendemain ? Ce qui reste des bulles irisées formées de l’écume légère de la grande mer parisienne, d’un papillon qui 44
Voir « Échos & Co » au chapitre II « Au rythme du journal ». « Bibliographie », commentaire sur Romans microscopique de Charles Joliet, Le Radical, n° 300, 26 octobre 1884, p. 4 (je souligne). 45
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laisse aux doigts la fine poussière de ses ailes, d’une causerie au coin du feu qui s’envole avec les bataillons d’étincelles, car l’esprit est-il autre chose qu’un feu de cheminée ?46
Un « gaspillage au jour le jour », « mille choses insaisissables » ou encore des récits qui se lisent au coin du « feu de cheminée » : le discours préliminaire de Mille nouvelles à la main est presque mot pour mot identique à celui des Scènes et croquis, assurant définitivement la filiation et la porosité entre la scène de la presse, dont la nouvelle à la main est caractéristique, et celle du livre. En outre, la signature « Charles Joliet » employée pour la préface de Mille nouvelles à la main remet en question celle de Scènes et croquis de la vie parisienne, signée « L’éditeur », dans la mesure où il est plus probable que les deux soient rédigées de la main de l’écrivain lui-même à titre de revendication tant esthétique que poétique. On notera en incise que les enjeux rencontrés par Joliet pour la publication de ses articles, tant en regard du processus mosaïque de mise en livre que de l’esthétique du « gaspillage », ne sont pas nouveaux. Bien avant lui, et dès le début du siècle, le passage du journal au livre fait presque systématiquement l’objet d’une glose en avant-propos, dans un « avis de l’auteur » ou un « avis de l’éditeur », à l’instar de l’œuvre d’Étienne de Jouy, et plus particulièrement de L’Hermite de la Chaussée-d’Antin. Sous-titré Observations sur les mœurs et les usages parisiens au commencement du XIXe siècle, l’ouvrage, imprimé chez Pillet entre 1812 et 1814, réunit diverses chroniques préalablement parues dans le quotidien la Gazette de France sous la rubrique « Bulletin de Paris » entre août 1811 et mars 1814. Celui qu’on salue comme « l’un des pères de la chronique de presse tout en le tenant à la fois comme un descendant de Louis-Sébastien Mercier et un précurseur du flâneur »47, précise Judith Lyon-Caen, pratique à l’aube du siècle le recueil mosaïque et met en évidence les particularités, à la fois éditoriales et poétiques, d’un tel procédé. Pour l’avant-propos du premier tome, l’auteur imagine un dialogue entre l’Hermite et le libraire. Ce dernier fait l’éloge des articles publiés dans le bulletin de la Gazette dont on parle partout, du cabinet de lecture de la rue de Grammont au café Tortoni, avant de lui proposer de les réunir en recueil : 46 JOLIET Charles, Mille nouvelles à la main, Paris, C. Marpon et E. Flammarion, 1884 ; extrait de l’« Avertissement » signé « Charles Joliet », p. VI. 47 LYON-CAEN Judith, « Écrire la discontinuité, et en mourir : L’Hermite de la Chausséed’Antin en avril 1814 », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 49, 2014, p. 123-135, p. 123.
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CHARLOTTE DUFOUR LE LIBRAIRE. Je viens vous proposer de réunir vos feuilletons en un volume, et de m’autoriser à les publier pour mon compte. L’HERMITE. Réunir des articles de journaux ! y pensez-vous ? Ces bleuettes littéraires ne sont faites que pour amuser le lecteur pendant qu’il déjeûne, ou pour l’endormir quand il se couche ; encore, la plupart du tems, ne remplissent-elles que la dernière partie de leur destination. Elle [sic] n’ont qu’un jour à vivre, et je ne vois pas la nécessité de les enterrer ensemble48.
Outre les réserves émises par l’Hermite quant à l’intérêt de rassembler des articles épars, c’est la nature des scènes qui est mise en évidence et qui fait l’objet des enjeux d’une telle publication : elles n’ont qu’un jour à vivre. À l’image « d’une actualité qui passe » dont il est question dans l’avertissement des Scènes de Joliet, les chroniques de Jouy sont destinées à amuser son lecteur du jour, divertissantes le matin et oubliées le lendemain, pour reprendre, là encore, un élément du discours de l’avertissement de 1870. Le dialogue qui initie le premier volume de Jouy place ainsi au premier plan la légitimité d’un type de littérature (chronique) d’une part et d’une structure (mosaïque) d’autre part. Dans l’avant-propos du second tome, et malgré le succès du premier, Jouy revient sur les craintes avec lesquelles il était aux prises et justifie son entreprise : En cherchant à réunir quelques tableaux de mœurs dans un cadre dramatique propre à les faire valoir, j’avais à craindre également de ne ressembler à rien ou de ressembler à quelque chose ; d’ennuyer sans la première supposition, ou de faire crier à l’application dans l’autre. […] Dans cette esquisse de nos mœurs (j’en renouvelle ici la déclaration), je m’applique à peindre la société, et non pas telle ou telle société, à saisir des rapports généraux, et non des traits particuliers : je m’occupe des classes, des espèces, et jamais des individus. Les observations que je fais sont du ressort de la critique : les personnalités appartiennent à la satire, et je n’ai pas à me reprocher qu’elle ait une seule fois dans ma vie déshonoré ma plume49.
Le propos tend non seulement à expliciter la nature des textes publiés, mais également à les situer dans le champ littéraire. Alors que L’Hermite de la Chaussée-d’Antin est souvent comparé par la critique d’époque au 48 JOUY (DE) Étienne, « Avant-propos. L’Hermite de la Chaussée-d’Antin et le libraire », in : L’Hermite de la Chaussée-d’Antin ou Observations sur les mœurs et les usages parisiens au commencement du XIXe siècle [1812-1814], Paris, chez Pillet, tome 1, 1813, p. V-XI, p. VIII. 49 Ibid., op. cit., tome 2, p. V-VII.
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périodique anglais The Spectator, Jouy se détache du modèle journalistique une fois la parution de ses chroniques dans l’espace du livre, en insistant sur le caractère divertissant du recueil, une visée renforcée par les gravures et les vignettes ajoutées à partir du quatrième tome. Plus encore, la réimpression des articles de presse forme avec les cinq volumes de L’Hermite de la Chaussée-d’Antin – suivis par L’Hermite à Londres, L’Hermite en Italie ou encore L’Hermite en Écosse – le genre des Hermites, une vogue du premier tiers du siècle, dont on se souvient « comme […] des coiffures à la Titus »50, écrit Auguste Vitu en 1859. Enfin, le sujet des scènes de Joliet – comme celles de Jouy d’ailleurs – est celui du « tableau de genre ». Le contenu thématique des récits s’affilie en effet à celui de la fameuse peinture dite de genre, en vogue ces années-là51. À ce propos, et pour cerner la catégorie générique dans laquelle entrent les productions des Scènes et croquis de la vie parisienne, l’éditeur entame immédiatement son avertissement par cette comparaison : « le Peintre, pour composer un tableau, fait des croquis, des études, des cartons ; puis vient l’esquisse […] ». D’une façon « analogue », l’écrivain s’emploie ainsi à esquisser sous sa plume des morceaux anodins du quotidien, en crayonnant au pied levé un « type », « un parfum qui s’évapore » ou encore un « lambeau de causerie ». La table des matières de Scènes et croquis de la vie parisienne dresse un panorama de « La vie parisienne » intime et mondaine, dont le titre, placé seul en amont, rappelle évidemment celui du journal : TABLE DES MATIÈRES DE LA VIE PARISIENNE
L’Idéal Ces demoiselles Un secrétaire de théâtre Le décaméron Une scène de la vie privée des animaux Une lecture à la Comédie-Française Une inauguration de bains de mer Loin des imprimeries Les mémoires d’une Cocote Éloge des danseuses La dernière grisette Les jeunes filles Un fils de Bohème Une élection au Conseil général La polémique 50 VITU Auguste, « L’Hermite de la Chaussée-d’Antin », in : Ombres et vieux murs, Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1859, p. 165-175, p. 168. 51 Voir « La peinture de genre » au chapitre III « Le petit format ».
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Le pistolet du Théâtre-Français Le devoir L’Invasion Une journée au Champs-de-Mars En vacances Un roi à Bade La politesse Le voyage du prince incognito Mes prisons Les mémoires d’un verre d’eau sucrée Le provincial qui suit les grands hommes Le plus beau jour de la vie La boutique à treize sous Une histoire de police Le collectionneur de carte de visites La fête des Loges Le pêcheur de machabées Les coquilles Les faits divers Les Spirites La sphère de vapeur Les Emeutes Les représentations gratuites La dernière soirée de Beaumarchais Une place forte Le proverbe Le journaliste52.
Plusieurs des scènes s’ouvrent de plus par la peinture d’un intérieur. « L’idéal : dialogue vertueux », qui traduit une conversation entre une marquise et un comte au sujet des civilités d’usage, prend place dans « le boudoir de la Marquise. – Un piano. – Aux murs, des cadres en plan incliné. – Livres et journaux. – Des bibelots sur une étagère, etc. – Grand feu dans la cheminée »53. Le récit de « Ces demoiselles », de son côté, est situé dans le cabinet de lecture de mademoiselle Jane qui, « un livre d’une main, une cigarette de l’autre, couchée sur une dormeuse »54 lit à haute voix, parfois interrompue par sa femme de chambre, Ida, qui commente. Autrement dit, les topos propres à la peinture de genre – le feu de cheminée, la lecture, la conversation – ne sont pas seulement convoqués ponctuellement pour consolider un décor, ils sont reconduits de manière chronique dans tous les textes de sorte à assurer la parenté entre peinture 52 53 54
JOLIET Charles, Scènes et croquis de la vie parisienne, op. cit., table des matières. Ibid., p. 1. Ibid., p. 14.
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et littérature. L’analogie entre les deux pratiques est si scrupuleusement détaillée dans l’avertissement au recueil Scènes et croquis de la vie parisienne que ce dernier peut se lire comme une définition possible de l’écriture scénique, qui déploie une linéarité rompue par des impressions saisies au vol et crayonnées à défaut d’être fixées. Ce journalisme littéraire, qui emprunte ses sujets à la vie quotidienne, se compose par conséquent sous une forme nécessairement mosaïque, juxtaposant des morceaux combinés. Composer le livre : genèse d’un procédé La genèse des Scènes et croquis de la vie parisienne, à savoir la transposition du journal au livre, traduit, à la lumière de ce triptyque (structure, forme, sujet), un idéal de modernité quant à l’art de raconter. Le processus est intéressant en raison des modifications qu’il implique tant sur le plan structurel que poétique. Un retour sur les textes publiés par Joliet (en général sous un pseudonyme55) dans la presse, notamment dans La Vie parisienne et dans La Petite revue, est à cet égard révélateur d’une réflexion sur la prose scénique qu’il investit ensuite dans la sphère du livre. Plus précisément, il est possible de dégager deux types de cas, symptomatiques de la démarche esthétique de Joliet – ou de ses éditeurs. Le premier, relativement attendu, consiste en la disparition du sous-titre présent dans le journal au profit d’une catégorie générique englobante dans l’espace du livre. C’est le cas d’« Un secrétariat de théâtre », signé « T. » et publié le 17 avril 1869 dans La Vie parisienne56. Si le texte est d’abord accompagné du sous-titre « esquisse parisienne », en plus d’une esquisse de l’illustrateur Firmin Gillot qui le domine, ce dernier disparaît dans la version de 187057, dans la mesure où il est désormais chapeauté par l’étiquette générique « Scènes et croquis de la vie parisienne » du titre de l’ouvrage, alors suffisant pour indiquer un horizon de lecture ; la démarche de nomenclature signalant dans le même temps l’homologie entre esquisse et scène58.
55 Charles Joliet dispose de plusieurs noms de plume, les plus fréquents étant « T. », « J. Denizet » ou encore « Maurice Brepson ». 56 JOLIET Charles, « Un secrétariat de théâtre » (signé T.), La Vie parisienne : mœurs élégantes, choses du jour, fantaisies, voyages, théâtres, musique, modes, n° 16, 17 avril 1869, p. 303-305. 57 Ce texte est également publié (sans sous-titre) dans une version augmentée du Médecin des dames : scènes parisiennes de 1885 chez l’éditeur Calmann Lévy. 58 Voir « L’esquisse » et plus généralement « Échantillons d’un jargon scénique » au chapitre V « Un genre de travers ».
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Le second est quant à lui plus surprenant. De prime abord, Joliet semble avoir transposé sans altération majeure ses récits du journal au livre, formant une juxtaposition – une mosaïque – de textes pêle-mêle, dans le dessein de constituer ce que l’éditeur veut bien nommer un « mélange ». L’ouvrage ne serait alors qu’un recueil rassemblant des textes à succès publiés par l’écrivain en vrac dans les journaux durant la seconde moitié du siècle, avant d’être réunis dans l’ensemble que forme le volume Scènes et croquis de la vie parisienne, réitérant le processus déjà opéré pour Romans microscopiques et pour Le Médecin des dames59. Cependant, à y regarder de plus près, on note que l’opération est bien plus qu’un simple déplacement, mais consiste davantage en un accomplissement. Si certains textes font l’épreuve d’un banal copier-coller, la majorité d’entre eux subissent des modifications, principalement des ajouts, importantes et significatives. Loin de n’être que des « morceaux rassemblées », les scènes sont par conséquent pensées, et souvent réécrites ou ré-agencées, pour l’espace spécifique du livre et dans le contexte d’une pratique littéraire scénique. Un cas en particulier mérite d’être examiné. Le 18 mai 1865, Joliet publie dans le Figaro « Une lecture à la Comédie-Française », un court récit qui met en scène « un jeune homme » poète et « un homme au costume très-négligé »60, dont les noms sont tus. L’anonymat joue un rôle important, sans doute, car la scène raconte avant tout l’histoire banale de deux individus qui, s’étant rencontrés il y a longtemps et se retrouvant par hasard dans un café, entament une discussion au pied levé. Ils évoquent le manuscrit du premier, sur lequel le second porte un regard critique et dont la réflexion ne va pas sans rappeler le débat mené par Baudelaire sur l’articulation entre la prose et le vers dans ses Petits poèmes en prose61, instituant en méta-texte un commentaire autoréflexif sur l’objet même du dialogue :
59 La majorité des ouvrages de Charles Joliet suivent ce même processus de mise en livre allant de l’espace du journal à celui du livre, recueillant ses textes préalablement « semés », pour reprendre une expression souvent employée, à l’instar de ce commentaire au moment de la parution du Médecin des dames : scènes parisiennes (1866) qui le décrit comme « un bouquet composé des plus fines fleurs qu’il a prodiguement semées dans plusieurs recueils littéraires ; livre charmant et sans prétention, où l’on retrouve à la fois Marivaux et Musset ». « Livres nouveaux en vente à notre librairie », commentaire sur Le Médecin des dames : scènes parisiennes de Charles Joliet, La Petite revue, 25 novembre 1865, p. 17-21, p. 18. 60 JOLIET Charles, « Une lecture à la Comédie-Française », Figaro, n° 1070, 18 mai 1865, p. 4-5, p. 4. 61 Voir le chapitre IX « Modernité ».
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– Tu crois encore à ça, hein ? – À quoi ? – Au travail, à la poésie, au vers… Ça ne fait pas le sou… Moi je suis sceptique. Un acte en vers, pas vrai ? C’est par là que j’ai commencé. – Non, un acte en prose. – Toutes choses égales, d’ailleurs, il est plus difficile de faire de la prose que des vers ; on fait de la poésie suffisante avec des procédés, mais, pour de la prose, il faut des idées et du style62.
S’apercevant bien que le jeune poète est démoralisé, l’ancien professeur propose de l’aider en lui soumettant une marche à suivre pour la lecture de son texte, prévue au café Minerve à trois heures. Le récit se termine sur les conseils avisés du vieillard pour impressionner la galerie, qui précèdent de peu le départ du garçon : « trois heures approchaient. Le jeune homme se leva »63. Fin. Environ deux mois plus tard, le 2 juillet 1865, paraît dans le Figaro « Les révoltés », signé Charles Joliet. Le récit relate l’histoire de deux journalistes se promenant dans le jardin du Palais-Royal au milieu d’une foule bruyante. « Les deux promeneurs se nommaient Jacques *** et Marcel B. Ce dernier sortait de la Comédie-Française, reçu à correction quelques heures auparavant. Jacques, son ancien, l’avait invité à dîner »64. La discussion débouche rapidement sur le séduisant et effrayant « mirage littéraire », l’aléa de la feuille de papier de l’écrivain, imprimée dans l’heure, reconnue le lendemain et quasi oubliée le surlendemain65. Après quelques échanges sur le deuil des illusions perdues, les deux hommes se quittent sur un constat aussi amer que désolant. Les deux scènes n’ont a priori pas grand-chose en commun : rien ne les relie directement, ni une référence dans le texte ni une indication en note. Elles s’apparentent à deux épisodes de la vie artistique parisienne comme il en est tant publiés dans la presse. Elles auraient pu être livrées telles quelles dans Scènes et croquis, formant deux « tableaux inachevés » distincts. Pourtant, la lecture du morceau intitulé « Une lecture à la ComédieFrançaise » et retranscrit dans le recueil invite à une tout autre interprétation. Les deux scènes du Figaro sont en effet réunies en un texte homogène, les deux personnages étant rapidement nommés et la transition opérée sans encombre par la simple succession des deux événements mentionnés séparément dans les récits du périodique et ré-agencée comme suit dans le livre : 62 63 64 65
JOLIET Charles, « Une lecture à la Comédie-Française », art. cité, p. 4. Ibid. JOLIET Charles, « Les révoltés », Figaro, n° 1083, 2 juillet 1865, p. 4-5, p. 4. Ibid., p. 5.
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Trois heures approchaient. Le jeune homme se leva. – Je t’attends ici, dit Jacques. Bonne chance ! Une heure après, Marcel sortait de la Comédie-Française reçu à correction, c’est-à-dire refusé66.
Si le texte reste une scène, en raison de son sujet (une rencontre et une discussion aussi impromptues que banales) et de sa forme (brève et principalement dialoguée), celui-ci dégage sans aucun doute des airs de récit, linéaire et codifié, avec des protagonistes identifiés, un nœud et un dénouement, assuré par le principe du collage. Autrement dit, « avec toutes sortes de roueries, il [Joliet] poursuit une œuvre longuement préméditée »67, affirme Philippe Dauriac dans un article consacré au romancier en 1866, et dont témoigne ici l’amplification narrative garantie par la jointure. Le constat un peu abstrait des « révoltés » sur les illusions littéraires perdues est ainsi troqué par un « Amen » qui clôture définitivement le texte. Par conséquent, le procédé ne dit pas seulement un besoin commercial de « gonfler » le volume, mais traduit davantage la volonté de constituer une prose scénique, distincte de la pratique propre au fonctionnement du journal, quoiqu’elle en garde les stigmates. 2. PUTSCH DES
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« Les lecteurs changent, les éditeurs restent »68 écrit Charles Monselet dans « une charmante fantaisie »69 parue dans le Figaro en 1864, avant d’être redécouverte à la fin du siècle et d’être publiée dans quelques « Pages oubliées » des Annales politiques et littéraires trente ans plus tard, en 1894. Ce récit bref et cocasse, intitulé « Comment s’écoule une édition : scènes de la vie de libraire », livre en trois scènes l’échange pittoresque entre un éditeur, Joseph Brémer, et un écrivain auteur de Scènes de la vie d’artiste, dont le libraire tente de faire un succès littéraire. L’histoire est banale : un « auteur qui porte, en style de catalogue, “un des noms les plus aimés du public” »70 et sans-le-sou fait irruption dans le cabinet de son éditeur pour quémander une avance sur son ouvrage JOLIET Charles, Scènes et croquis de la vie parisienne, op. cit., p. 67. DAURIAC Philippe, « Revue littéraire », art. cité, p. 347. 68 MONSELET Charles, « Théâtre du Figaro. Comment s’écoule une édition : scènes de la vie de libraire », Figaro, n° 940, 18 février 1864, p. 1-2, p. 2. 69 MONSELET Charles, « L’art de devenir célèbre », dialogue entre un auteur et un éditeur, Les Annales politiques et littéraires, n° 556, 18 février 1894, p. 105-106. 70 MONSELET Charles, « Théâtre du Figaro. Comment s’écoule une édition : scènes de la vie de libraire », art. cité, p. 1. 66 67
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qui vient de paraître mais qui peine à se vendre. L’anecdote rapportant la démarche de Brémer pour faire parler du livre met non seulement en évidence le travail éditorial sous-jacent, mais elle relate en outre la pratique de la scène par une sorte de récit mis en abîme, et ce à trois niveaux, celui de la nouvelle-cadre qui porte le titre « Scènes de la vie de libraire » d’abord, de l’ouvrage dont il est question intitulé Scènes de la vie d’artiste ensuite, et, enfin, de l’épisode à proprement parler dont il faut retranscrire ici les grandes lignes : L’ÉDITEUR. – […] Il faut encore se faire valoir, faire parler de soi, s’ingénier, avoir des aventures. L’AUTEUR. – Quelles aventures ? L’ÉDITEUR. – Que sais-je, moi ? On est attaqué, la nuit, en rentrant chez soi. Justement, vous demeurez, je crois, dans un quartier assez désert, du côté du Luxembourg. Le lendemain, les journaux s’emparent de l’événement ; on vous nomme ; et, moi, je vends dans la journée trois cents exemplaires de vos Scènes de la vie d’artiste. Voilà comment on pousse une édition. L’AUTEUR. – Savez-vous que vous avez de l’imagination, mon cher Joseph ? L’ÉDITEUR. – Mon Dieu ! je vous indique cela comme je vous indiquerais autre chose. L’AUTEUR. – Eh bien ! je vous promets d’être d’ici à quelques jours le héros d’une agression nocturne. Je ne veux plus rentrer à mon logis que passé minuit, jusqu’à ce que j’aie trouvé mon affaire71.
L’échange entre l’éditeur et l’auteur, scène banale du quotidien de la vie littéraire, met en avant, par un jeu de détour, l’intérêt de la scène réinvestie en littérature : un accident malheureux mais commun, à l’intention d’un lectorat friand de ce genre de faits divers, assurant la transition – et la transposition – entre l’espace de la presse et l’espace du livre. 2.1 La place et le rôle de l’édition entre 1830 et 1850 Pour saisir les enjeux d’un processus conjectural, il faut revenir sur les années pivots de 1830 à 1850, plus précisément sur les conditions et les contraintes de publication relatives à cette période. Le journal a en effet offert à l’écrivain un genre de gloire inédit, aussi fulgurant qu’éphémère, précise le critique Charles Asselineau avec un certain recul, en 1860, car « il a tiré son nom à des milliers d’exemplaires et l’a répandu à profusion pendant vingt-quatre heures, pendant une semaine, une quinzaine tout au 71
Ibid.
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plus »72. Le débit de la presse a instauré un débit de la plume sans précédent, mettant en péril les maisons d’édition dont le processus d’impression implique inévitablement des longueurs. Dès lors, comme le remarque Balzac en 1830 dans son article « De l’état actuel de la librairie », « les rapports qui existent entre la presse et le peuple ont tout à fait changé »73. En outre, le type de publications, morcelé et imposé par les contraintes journalistiques, oblige l’écrivain à fragmenter sa pensée et son discours au point, selon Asselineau, de sérieusement retarder, voire d’annuler, la consécration du livre. Un angle mort semble par conséquent se dessiner dans l’histoire du livre à la lisière des années 1830, au moment où, par ailleurs, les faillites se multiplient74. C’était sans compter la reconfiguration d’un personnage sur la scène littéraire dans la première moitié du siècle : l’éditeur. « Puissance redoutable qui sert au tablent d’introduction et de soutien ! talisman magique qui ouvre les portes de l’immortalité », rappelle Jean-Yves Mollier en citant Élias Regnault au début du chapitre « Naissance de la figure de l’éditeur »75. Si l’imprimeur du XVIe siècle ou le libraire du XVIIIe siècle supportait diverses fonctions – édition, fabrication, diffusion –, l’éditeur tel qu’il émerge sous la monarchie de Juillet se singularise76. En effet, alors que le libraire était un homme respecté aux débuts de l’imprimerie, il devient, dès les années 1830, une figure fort peu considérée en raison de l’ombre que lui fait celle de l’éditeur avec sa « rage de gain », pour emprunter l’expression de Balzac77. Le processus de différentiation signale d’abord une complexification du système de production de l’imprimé d’une part et témoigne d’autre part d’un changement radical de paradigme dans le fonctionnement de l’imprimé78. Il implique ensuite une triangulation 72 ASSELINEAU Charles, commentaire sur Lettres satiriques et critiques et Les païens innocents d’Hippolyte Babou, Revue de l’instruction publique en France et dans les pays étrangers, n° 12, 21 juin 1860, p. 182-184, p. 182. 73 BALZAC (DE) Honoré, « De l’état actuel de la librairie », Le Feuilleton des journaux politiques, enquête publiée anonymement entre le 3 et le 31 mars 1830. Les deux premiers numéros, datés des 3 et 10 mars, manquent, mais le texte de Balzac a été publié les 22 et 23 mars par L’Universel et retrouvé par Louis Lumet en 1912. L’article de Balzac est aujourd’hui reproduit dans BALZAC (DE) Honoré, Œuvres diverses, édition publiée sous la direction de Pierre-GeorgCastex, Paris, Gallimard, 1996, tome 2, p. 662-670, p. 663. 74 DURAND Pascal, GLINOER Anthony, éds, Naissance de l’éditeur. L’édition à l’âge romantique, Paris-Bruxelles, les Impressions Nouvelles, 2008, p. 61. 75 MOLLIER Jean-Yves, « Naissance de la figure de l’éditeur », in : Figures de l’éditeur, éd. LEGENDRE B., ROBIN Ch., Paris, éd. du Nouveau Monde, 2005, p. 13-24, p. 13. 76 Ibid., p. 21. 77 BALZAC (DE) Honoré, « De l’état actuel de la librairie », art. cité, p. 666. 78 DURAND Pascal, GLINOER Anthony, Naissance de l’éditeur, op. cit., p. 22.
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d’un nouveau genre entre l’écrivain, l’éditeur et le livre, dans la mesure où, comme le soutient Régnault dans son portrait de l’éditeur paru dans Les Français peints par eux-mêmes, « la véritable puissance de la littérature est dans l’accord de l’écrivain et de l’éditeur. Les séparer, c’est mettre en opposition l’âme et le corps, l’esprit et la matière »79. Partant, une recomposition du système éditorial est instaurée, assurant à l’éditeur « une fonction sociale et symbolique sans précédent »80. Au moment de dresser le portrait d’Édouard Dentu dans Silhouettes parisiennes (1883), Olympe Audouard revient sur l’autorité d’une telle figure : « le rôle de l’éditeur est plus important que ne le suppose le vulgaire ignorant ; car si celui-ci n’est qu’un industriel, il met en circulation des œuvres qui ont un succès de scandale, de curiosité et d’argent »81. Alors que l’éditeur avare se contente de « [faire] de bonnes affaires », celui qui, au contraire, est « doublé d’un littérateur fin et délicat […] sait découvrir les œuvres vraiment littéraires, les talents inconnus, les savants ignorés » : ce dernier « fait même plus, il crée une bonne littérature »82. Outre le flair nécessaire pour repérer les futurs succès littéraires, il doit se doter d’un œil capable de définir – ou de redéfinir – un format. L’aspect matériel joue ainsi une influence considérable dans la diffusion et, de fait, dans le retentissement d’un ouvrage, comme le relève George Masson lors du congrès de 1896 réunissant les éditeurs français et étrangers. La mission de l’éditeur, affirme-t-il, « concourt activement au succès d’un ouvrage en le dotant de la forme matérielle qui lui convient »83. La fin des années 1830 étant marquée par « la croissance vertigineuse du nombre d’imprimés produits et propagés à cadence industrielle », rappellent Pascal Durand et Anthony Glinoer dans Naissance de l’éditeur (2008), il devient nécessaire d’opérer un réajustement en matière de lecture à partir du moment où cette dernière a été reconfigurée par les modalités d’une lisibilité de type journalistique ; une opération à la fois matérielle (format) et sociologique (réception). D’un point de vue sociologique, plus que l’essor de la production et que les innovations techniques qui l’ont rendu possible, c’est la mise en place d’un immense marché de la lecture qui importe en effet : non 79 RÉGNAULT Élias, « L’éditeur », in : Les Français peints par eux-mêmes. Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle, Paris, L. Curmer, 1842, tome 4, p. 322-334, p. 323. 80 DURAND Pascal, GLINOER Anthony, Naissance de l’éditeur., op. cit., p. 23. 81 AUDOUARD Olympe, « Édouard Dentu », in : Silhouettes parisiennes, Paris, C. Marpon et E. Flammarion, 1883, p. 133-143, p. 134. 82 Ibid. 83 Propos rapportés dans « Les éditeurs : un nouveau congrès. Discours de M. Boucher », Le Matin : derniers télégrammes de la nuit, n° 4492, 16 juin 1896, p. 1.
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seulement le livre circule plus nombreux et sous des habillages moins coûteux […], mais encore il se répand et se ventile en ses formes et ses contenus, à mesure que le siècle avance, en fonction d’un public socialement stratifié, aux différentes couches duquel répondront différentes classes de livres, réparties entre différentes maisons d’édition […]84.
Pour répondre aux attentes d’une plus grande variété de lecteurs d’une part et pour satisfaire aux modalités d’une lecture plus industrielle d’autre part, le livre adopte, par l’entremise des éditeurs, une forme plastique : les récits brefs ou textes illustrés, par exemple, séduisent d’autant plus qu’ils se déclinent au gré des grandes inventions du siècle : la littérature panoramique, sérielle ou encore la collection. Dans cette perspective, les éditeurs sont nombreux à percevoir dans l’intitulé « scènes de » un véritable succès littéraire et commercial. Il faut dire que la formule invite aux rééditions et aux déclinaisons multiples, assurant d’emblée un certain profit : séries de scènes, scènes thématiques, scènes géographiques, etc. L’étiquette a tout pour plaire, raison pour laquelle le retentissement des années 1830-1850 se pérennise dans la seconde moitié du siècle. Le journaliste Adolphe de Lescure confirme en 1874 la constance et de la prospérité de la pratique éditoriale quant à la publication des romans scéniques : « malgré la concurrence de l’importation anglaise, notre nouveauté en fait de roman a encore un public à l’intérieur, toujours curieux, parfois passionné, et les livres légers marqués de quelques estampilles célèbres, de quelques chiffres accrédités, les Dentu, les Lévy, les Hachette, font encore le tour du monde […] »85. 2.2 Portraits Trois maisons d’édition françaises méritent une attention spécifique pour leur place dans le milieu du livre d’une part et pour leur démarche éditoriale relative aux scènes d’autre part : Lévy, Dentu et Charpentier. Un extrait du répertoire86 inventoriant leurs publications témoigne en effet d’une autorité certaine pour l’expansion et la propagation du genre, pratiques et registres confondus (roman, recueil de nouvelles, théâtre à lire et théâtre imprimé87) : DURAND Pascal, GLINOER Anthony, Naissance de l’éditeur, op. cit., p. 47. LESCURE (DE) Adolphe, « Vieux tableaux et romans nouveaux », La Presse, 25 janvier 1874, p. 1-2, p. 2. 86 Le répertoire se veut aussi complet que possible dans la mesure où il comprend tous les titres affectés à l’une ou l’autre des maisons d’édition identifiés pour cette étude. Cependant, il ne peut revendiquer une exhaustivité absolue. À noter encore que certains des ouvrages connaissent des publications antérieures – ou postérieures – chez d’autres éditeurs. 87 Seul le nom du premier dramaturge a été mentionné ; pour les détails, voir le corpus. 84 85
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PUBLICATIONS CHEZ LÉVY : Octave Feuillet, Scènes et proverbes, 1851. Henry Murger, Scènes de la bohème, 1851. Henry Murger, Scènes de la vie de jeunesse, 1851. Émile Souvestre, Scènes de la Chouannerie, 1852. Émile Souvestre, Scènes de la vie intime, 1852. Théodore Pavie, Scènes et récits des pays d’outre-mer, 1853. Émile Souvestre, En quarantaine : scènes et mœurs des grèves, 1853. Charles Cabot, Sous un bec de gaz : scènes de la vie nocturne, 1854. Hendrik Conscience, Scènes de la vie flamande, 1854. Octave Feuillet, Scènes et comédies, 1854. Henry Murger, Scènes de campagne : Adeline Protat, Paris, 1854. Louis Reybaud, Scènes de la vie moderne, 1855. Nicolas Beets, Scènes de la vie hollandaise, 1856. Paul Meurice, Scènes du foyer : la famille Aubry, 1856. Édouard Brisebarre, Les Gens de théâtre : scènes de la vie dramatique, 1857. Alfred Delacour, La Veuve au camélia : scènes de la vie parisienne, 1857. Henry Monnier, Scènes parisiennes, 1857. Henry Murger, Les Vacances de Camille : scènes de la vie réelle, 1857. Émile Souvestre, Scènes et récits des Alpes, 1857. Cristina Belgiojoso, Scènes de la vie turque, 1858. Alfred de Bréhat, Scènes de la vie contemporaine, 1858. Jules de Saint-Félix, Scènes de la vie de gentilhomme, 1858. Daniel Stauben, Scènes de la vie juive en Alsace, 1860. Jules de Wailly (fils), Scènes de la vie de famille, 1860. Louis Clairville, Les Trembleurs ou Le printemps qui s’avance : scènes de la vie bourgeoise, 1861. Alphonse Daudet, Le Roman du chaperon-rouge : scènes et fantaisies, 1862. Hendrik Conscience, Le Coureur des grèves : scènes de la vie des pêcheurs flamands, 1863. Eugène Grangé, Deux chiens de faïence : scènes de la vie intime, 1863. Aurélien Scholl, Scènes et mensonges parisiens, 1863. Hendrik Conscience, Le Mal du siècle : scènes de la vie contemporaine, 1864. J.-J. Montjoye, Une femme qui ne vient pas : scène de la vie de garçon, 1864. Charles Monselet, Les Femmes qui font des scènes, 1865. Jules de Carné, Cœur et sens : scènes de la vie réelle, 1868. Charles Narrey, Le Temps du célibat : scènes de la vie de garçon, 1870. Octave Feuillet, Circé : scène parisienne, 1872. Émile de Najac, Les Caprices de ma tante : scènes de la vie mondaine, 1872. Charles Monselet, Scènes de la vie cruelle, 1876. Charles Chrétien, Les Économies de Madeleine : scènes de mœurs, 1880. Abraham Dreyfus, Scènes de la vie de théâtre, 1880.
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Philibert Audebrand, Les Divorces de Paris : scènes de la vie intime, 1881. Eugène Hugot, Un duel en chambre : scènes de la vie parisienne, 1889. Georges de Lysle, Scènes de la vie militaire, 1900. : Paul Avenel, Alcôve et boudoir : scènes de la comédie humaine, 1855. William Carleton, Romans irlandais : scènes de la vie champêtre, 1861. Jean-Paul Faber, Scènes de la vie privée des Belges, 1861. Les Bizarreries et les ridicules de l’enseignement grammatical : scènes comiques (anonyme), 1861. Henry Monnier, Nouvelles scènes populaires : la religion des imbéciles, 1861. Léon Beynet, Les Drames du désert : scènes de la vie arabe, 1862. Édouard Brisebarre, La Malle de Lise : scène de la vie de garçon, 1862. Édouard Brisebarre, Les Lettres anciennes : scènes de la vie conjugale, 1862. Édouard Brisebarre, Monsieur de La Raclée : scènes de la vie bourgeoise, 1862. Paul Avenel, Les Calicots : scènes de la vie réelle, 1863. Charles Narrey, Ce que l’on dit pendant une contredanse : scènes de la vie humaine, 1863. Ivan Turgenev, Nouvelles scènes de la vie russe, 1863. Henri Chivot, Les Mères terribles : scènes de la vie bourgeoise, 1864. Alfred Delacour, Monsieur boude : scènes de la vie conjugale, 1864. Henry Monnier, Scènes populaires dessinées à la plume (réédition), 1864, 1879, 1880. Edmond de Boissière, L’Héritage de Kernigou : scènes de mœurs militaires, 1865. Élise Saint-Omer, Ernest et Lisette. […] Scènes de la vie privée. Scènes de la vie sociale, 1865. Paul Avenel, Les Calicots : scènes de la vie réelle, 1866. Édouard Brisebarre, Les Trous à la lune : scènes de la vie parisienne, 1866. Édouard Brisebarre, La Boule de neige : scènes de la vie parisienne, 1870. Victor Vallein, La Marquise de Brienne : scènes de province par un journaliste, 1873. Hippolyte de Villemessant, Mémoires d’un journaliste : scènes intimes, 1876. Léon Duchemin et Julien Lemer, Durand et Cie : scènes de la vie parisienne, 1878. Léon Saint-François, Vieux péchés : scènes parisiennes, 1879. André Theuriet, Madame Véronique : scènes de la vie forestière, 1880. Philibert Audebrand, Les Gasconnades de l’amour : scènes de la vie parisienne, 1881. Jules Claretie, Une femme de proie : scènes de la vie parisienne, 1881. Philibert Audebrand, La Fille de Caïn : scènes de la ville réelle, 1884. PUBLICATIONS CHEZ DENTU
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Eugène Roulleaux, Nouvelles douanières : scènes de mœurs des contrebandiers, 1886. Stéphan Bordèse, Myril et Chloé : scènes de Noël, 1888. PUBLICATIONS CHEZ CHARPENTIER : Marceline Desbordes-Valmore, L’Atelier d’un peintre : scènes de la vie privée, 1833. Henry Monnier, Les Bourgeois de Paris : scènes comiques, 1854. Charles Yriarte, Le Puritain : scènes de la vie parisienne, 1873. Théodore de Banville, Esquisses parisiennes : scènes de la vie, 1876. Ernest Billaudel, Scènes de la petite vie : le reliquaire des Hautecloche, 1876. Théodore de Banville, Scènes de la vie : contes pour les femmes, 1881. Théodore de Banville, Scènes de la vie : contes féeriques, 1882. Théodore de Banville, Scènes de la vie : contes héroïques, 1884. Arthur Heulhard, Scènes de la vie fantaisiste, 1884. Théodore de Banville, Scènes de la vie : contes bourgeois, 1885. Théodore de Banville, Scènes de la vie : dames et demoiselles et fables choisies, 1886. Théodore de Banville, Scènes de la vie : les belles poupées, 1888.
Si tous trois publient ce type de textes durant la seconde moitié du XIXe siècle, il faut noter une diffusion massive dans les années cinquante chez Michel Lévy frères et dans les années soixante chez Édouard Dentu, une diffusion qui marque le point culminant d’une pratique symptomatique de la scène en littérature dans l’espace du livre, entre 1850 et 1870. Pour cette raison, un intérêt plus prononcé sera porté sur la première maison d’édition, tout en ouvrant la réflexion sur celle gérée par Dentu d’abord et Charpentier ensuite, à l’occasion d’une attention portée plus particulièrement – et dans un second temps – sur les choix éditoriaux relatifs aux titres de collection (cas Banville). Lévy (1850-1860) Les débuts dans l’édition Avant son dernier souffle le 17 février 1856, l’écrivain Henri Heine aurait prononcé sur son lit de mort ces quelques mots à l’égard de son éditeur : « [il] sera content d’apprendre enfin que je suis parti pour ne plus revenir. Le gaillard ! ma mort sera pour lui une affaire des plus lucratives »88. L’éditeur en question, c’est Michel Lévy. Le ton est un peu provocateur, mais toutefois empreint de beaucoup d’affection. Heine nourrissait pour 88
Rapporté dans MAILLARD Firmin, La Cité des intellectuels, op. cit., p. 43.
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son éditeur une forte amitié. Il aurait ainsi dit juste avant de mourir : « je mettrai tous mes manuscrits de côté… Je vous [Lévy] les réserve et, quand vous viendrez me rejoindre vous les éditerez là-haut… Je vous le jure, quand même Charpentier, qui n’en a pas pour longtemps, arriverait avant vous et m’offrirait les trésors qu’il a gagnés avec Musset ! »89 Une dizaine d’années plus tôt, la période de 1840 marquait officiellement les débuts de Michel Lévy dans le monde de l’édition parisienne, sous l’enseigne de la librairie rue Vivienne « Michel frères »90. Alors que l’édition est en période de crise – « la librairie française est en pleine décadence »91, atteste Alfred Asseline en 1854 dans son article « La librairie et les libraires » –, Lévy prend à bras le corps son rôle d’éditeur et entreprend des démarches d’envergure pour asseoir son nom dans le paysage littéraire, mais aussi et surtout pour maîtriser les nouveaux codes d’un système éditorial en pleine émergence depuis l’essor de la presse des années 183092. Si Lévy ne peut encore s’offrir les grands noms de la littérature française, à l’instar d’un Balzac ou d’un Sue, il garde un œil alerte sur les publications d’inconnus d’un côté et tente de l’autre de débaucher les auteurs célèbres. Adrien Marx esquisse à cet égard un portrait très touchant de son ami : « actif, remuant, visant toujours en haut, ne se décourageant jamais, revenant à la charge sans s’émouvoir des rebuffades, il [Michel Lévy] se mit dès cette époque à harceler les écrivains célèbres, leur demandant les miettes de leur talent »93. L’opération est une réussite. Celui qui n’était encore il y a peu qu’un simple fils de colporteur traite rapidement avec les grands auteurs du siècle, comme le rappelle encore Adrien Marx à la mort de Michel Lévy en 1875 : Guizot, Villemain, Hugo, Lamartine, Tocqueville, Sainte-Beuve, Sandeau, Nisard, Gozlan, Dumas père et fils, Champfleury, Murger, Balzac, Sand, Soulié, Karr ou encore Feydeau94. La boutique de la rue Vivienne, qui s’apparente à « un fouillis d’épreuves, de manuscrits et de factures », est alors bientôt trop petite pour tous les accueillir, contraignant Lévy à louer les espaces contigus, trouant les murs à gauche et à droite, de bas en haut, « abattant des cloisons, perçant des murailles »95. MARX Adrien, « Michel Lévy », Le Figaro, n° 123, 6 mai 1875, p. 1. MOLLIER Jean-Yves, Michel et Calmann Lévy ou la naissance de l’édition moderne (1836-1891), Paris, C. Lévy, 1984, p. 61. 91 ASSELINE Alfred, « La librairie et les libraires », Le Mousquetaire : journal de M. Alexandre Dumas, n° 231, 13 juillet 1854, p. 1-2, p. 1. 92 MOLLIER Jean-Yves, Michel et Calmann Lévy ou la naissance de l’édition moderne (1836-1891), op. cit., p. 69. 93 MARX Adrien, « Michel Lévy », art. cité, p. 1. 94 Ibid. 95 Ibid. 89 90
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La relation entre l’éditeur et les auteurs se renforce en outre entre 1845 et 1850, dans la mesure où Lévy fait considérablement évoluer sa pratique éditoriale et commerciale. En 1847, il signe en effet un contrat par le biais duquel il reprend les droits du Fils du Diable, des Mystères de Londres, et des Amours de Paris de Paul Féval, afin de les publier dans la collection « Bibliothèque littéraire », créée la même année96. Une clause spécifie par ailleurs une alliance notoire : l’accord est conclu pour cinq ans, période durant laquelle Féval ne peut faire paraître une autre édition « qui ne se vendrait pas au moins trois fois le prix de celle publiée par MM. Michel Lévy frères »97. La démarche n’est pas innocente, car elle lie désormais l’écrivain et l’éditeur pour une durée déterminée en rompant avec la coutume concurrentielle des multiples rééditions par différentes maisons d’édition d’une part et « amorce un processus de sédentarisation des hommes de lettres »98 d’autre part. Du flair : les Scènes de la bohème de Murger C’est dans ce contexte que l’histoire des Scènes éditées chez Lévy débute, plus précisément par la collaboration avec l’écrivain Murger et la publication de Scènes de la bohème. Sans revenir sur la genèse du roman99, il faut préciser le rôle joué par Lévy en 1850 pour l’institutionnalisation de la pratique scénique, flairant avant ses concurrents un genre à la mode. Pour mémoire, Théodore Barrière et Henry Murger proposent au Théâtre des Variétés La Vie de bohème le 22 novembre 1849. La mise en scène rencontre un franc succès, au point que Lévy propose aux auteurs, le soir de la représentation, d’éditer la pièce dans sa collection dramatique100. L’affaire est fructueuse, d’autant plus que les articles de Murger parus dans Le Corsaire sont depuis quelque temps fort appréciés et « remarqués pour la fraîcheur du ton, le réalisme de la peinture, la tendresse des portraits et l’humour qui se dégageait de ces petits tableaux de la vie parisienne »101. Lévy surfe sur la vague : les feuilletons du Corsaire sont achetés et réunis dans le recueil Scènes de la bohème. D’abord, le contrat du 10 janvier 1850 liant l’éditeur à Murger témoigne de l’état des lieux de la pratique de la scène en littérature à l’aune des années cinquante : la propriété 96 MOLLIER Jean-Yves, Michel et Calmann Lévy ou la naissance de l’édition moderne (1836-1891), op. cit., p. 111. 97 Traité du 31 aout 1847, cité par MOLLIER Jean-Yves, ibid., p. 111. 98 Ibid. 99 Voir « Étude sur Murger et ses Scènes de la vie de bohème » au chapitre V « Un genre de travers ». 100 Ibid., p. 181. 101 Ibid., p. 180.
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du livre appartient entièrement à Lévy qui, comme le précise l’article premier dudit contrat, peut « en faire ce que bon [lui] semblera »102. Ensuite, Lévy opère un changement de titre significatif, abandonnant La Vie de bohème de la pièce pour Scènes de la bohème, puis Scènes de la vie de bohème dès la réédition de 1852, inscrivant l’ouvrage dans la vogue des « Scènes de » depuis les années trente et confirmant par là le poids générique de l’étiquette. Il fallait une certaine audace pour publier un volume « qui n’était en somme que la consécration de plaisanteries plus ou moins spirituelles dont la bourgeoisie a toujours été victime de la part des artistes, gens de lettres et autres », d’autant plus qu’« on sait combien il est dangereux, en affaire surtout, d’aller contre les idées reçues »103, écrit Maillard. En 1851, lorsque Lévy publie l’ouvrage de Murger, l’écrivain a vingt ans et est encore très peu connu du public. Pourtant, l’éditeur flaire un marché fructueux. Le succès est bel et bien au rendez-vous, invitant l’éditeur à continuer sur cette lancée. Entre la publication de Scènes de la bohème en 1851 et une réédition du texte, en 1857, sous le titre Scènes parisiennes, il édite coup sur coup Scènes et proverbes (1851) et Scènes et comédies (1854) de Feuillet, Scènes de la vie de jeunesse (1851) et Scènes de campagne (1854) de Murger , Scènes de la Chouannerie (1852), Scènes de la vie intime (1852) et En quarantaine : scènes et mœurs des grèves (1853) de Souvestre, Scènes et récit des pays d’outre-mer (1853) de Pavie, Sous un bec de gaz : scènes de la vie nocturne (1854) de Cabot, Scènes de la vie flamande (1854) de Conscience, Scènes de la vie moderne (1855) de Reybaud, Scènes de la vie de Gentilhomme (1855) de Saint-Félix, Scènes de la vie hollandaise (1856) de Beets et Scènes du foyer : la famille Aubry (1856) de Meurice. Mainmise sur un titre : les Scènes du foyer de Paul Meurice Dans sa lancée, Michel Lévy réédite également de nombreux ouvrages de scènes. Le livre d’Émile Souvestre, Scènes de la vie intime, publié en 1852, est par exemple proposé dans une nouvelle édition en 1856, 1857 et 1860. Le succès résulte certes des livres eux-mêmes, de leurs récits souvent piquants et touchants, scéniques et vivants, mais pas seulement. Le cas de Paul Meurice est à cet égard symptomatique pour saisir l’enjeu de l’étiquette « Scènes de » dans le milieu éditorial des années cinquante, au-delà d’une 102 MOLLIER Jean-Yves, Michel et Calmann Lévy ou la naissance de l’édition moderne (1836-1891), op. cit., p. 182. 103 MAILLARD Firmin, La Cité des intellectuels, op. cit., p. 44.
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certaine fortune esthétique. Son roman – quoique le trait générique soit discutable dès lors que l’ouvrage se compose d’une succession de courts chapitres analogues au format de la nouvelle – est publié pour la première fois en 1854 chez l’éditeur Alexandre Cadot, sous le titre La Famille Aubry. Le récit, dédicacé au journaliste et fondeur du quotidien La Presse Émile de Girardin, se présente comme l’histoire intime et familiale d’un foyer sur trois générations, celle de 1792, de l’Empire et, enfin, de la Restauration. En 1856, soit deux ans après la première publication, Michel Lévy réédite l’ouvrage en opérant une modification significative du titre : Scènes du foyer : la famille Aubry, signalant la volonté d’inscrire le récit dans une catégorie générique particulière. L’étiquette « Scènes de » s’impose en effet en grandes lettres en amont de la spécificité « la famille Aubry », qui n’apparaît souvent qu’entre parenthèses dans les annonces de parution. La réédition est un succès : alors que la publicité du roman était discrète en 1854 – quelques périodiques seulement en faisaient mention –, elle est criarde en 1856. Pour certains, Meurice devient « un hardi pionner de la poésie, [qui] a sondé, scruté, écouté, analysé, et […] entrevu par de là l’horizon brumeux le but, le vrai but, le but certain de l’humanité »104. Pour d’autres, son livre attise trop de regards au point qu’il est demandé de refuser la diffusion de Scènes du foyer, car il serait un « dangereux enseignement en ce qu’il donne comme victime du fatalisme les personnages d’un drame qui disparaissent dans d’horribles catastrophes »105. Quel que soit l’avis porté sur le livre de Meurice, c’est toujours l’édition de Lévy qui est signalée, au point de faire tout à fait disparaître celle de Cadot. Au moment de livrer une critique du livre le 28 février 1856 dans la Revue franco-italienne, Anatole Claveau omet dans sa présentation la première édition de 1854, ayant pour seul intitulé La Famille Aubry, n’évoquant que la publication en feuilleton dans La Presse en 1853106. Pour ce faire, il emploie cependant le terme « Scènes du foyer » et ce par pur anachronisme, puisque ce titre n’est affilié à l’ouvrage qu’à partir de l’édition de Lévy en 1856 (Scènes du foyer : la famille Aubry), témoignant 104 SIRE (LE) Jules, « Chronique parisienne », commentaire sur Scènes du foyer de Paul Meurice, L’Argus méridional : journal littéraire et artistique, n° 103, 8 janvier 1860, p. 3-4, p. 3. 105 « Le roman, la poésie, les arts, le théâtre » (séance du 20 février 1856), à propos de la censure de Scènes du foyer de Paul Meurice, Annales du Sénat et de la Chambre des députés, 5 février 1878, p. 341-347, p. 344. 106 Le récit est publié en feuilleton dans La Presse à partir du 4 novembre 1853 et porte pour seul intitulé « La famille Aubry ».
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ainsi de l’impact de la stratégie éditoriale privilégiée au moment de la réédition de l’ouvrage et de la modification de l’en-tête qui s’en est suivie : LES SCÈNES DU FOYER PAR PAUL MEURICE
Les Scènes du foyer, après avoir été publiées d’abord dans le feuilleton de la Presse, ont reparu il y a quelques mois dans la bibliothèque à 1 fr. de Michel Lévy. […] nous sommes convaincu que les Scènes du foyer sont un excellent livre […]. Et d’abord c’était une idée heureuse de puiser ses inspirations dans la vie de famille, de s’asseoir à table avec le père et les enfants, de tisonner au coin du feu en causant avec l’aïeule, de jeter, au milieu des monstruosités du roman contemporain quelques scènes vraies qui tranchent sur cet entourage comme des fleurs printanières parmi des bouquets artificiels, ou comme un vin sec et franc à côté d’une boisson indigeste et frelatée107.
D’une part, l’édition de Lévy est la seule qui semble faire autorité, celle de Cadot n’étant pas mentionnée ; d’autre part, c’est de cette même et unique édition que sont dégagés les traits caractéristiques du genre. La dimension scénique du roman – des scènes en pièces détachées et rassemblées – est celle à même de conférer à l’ouvrage toute sa réussite, à partir du moment où elle introduit dans le roman contemporain « quelques scènes vraies qui tranchent sur cet entourage comme des fleurs printanières parmi des bouquets artificiels ». Autrement dit, l’étiquette générique imposée par Lévy « Scènes de » au milieu des années 1850 assoit dans l’imaginaire du lecteur un genre littéraire spécifique. Dentu (1860-1890) Le vent en poupe La fortune des romans scéniques de ce genre attise rapidement l’œil des concurrents, à commencer par Dentu, qui édite simultanément, en 1863, Les Calicots : scènes de la vie réelle de Paul Avenel et Ce que l’on dit pendant une contredanse : scènes de la vie humaine de Charles Narrey, puis, en 1865, Ernest et Lisette. Études des caractères. Analyse de sentiments. Scènes de la vie privée. Scènes de la vie sociale d’Élise Saint-Omer. Édouard Dentu (1830-1884), « voici une personnalité bien parisienne, 107 CLAVEAU Anatole, « Littérature et Beaux-Arts », commentaire sur Scènes du foyer de Paul Meurice, Revue franco-italienne : journal hebdomadaire non politique, n° 9, 28 février 1856, p. 66-68, p. 67.
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bien littéraire et très sympathique »108, témoigne Olympe Audouard dans Silhouettes parisiennes, l’un des hommes, dit-on, les moins minces de Paris109, qui dirige la maison d’édition patronyme avec succès. À sa mort, Arsène Houssaye, alors président de la Société des gens de lettres, dresse le portrait d’un homme ayant consacré toute son existence à son entreprise : « la passion du travail a aussi sa fatalité : on en vit, mais on en meurt. Édouard Dentu en a vécu et il en est mort. Minuit seul l’arrachait à cet étroit cabinet de travail […], [dans lequel] il se passionnait au jour le jour pour tout livre nouveau-né ou pour tout manuscrit qu’il allait mettre au monde »110. Depuis 1794, la maison d’édition Dentu, située dans une boutique galerie d’Orléans sous les arcades en bois du Palais-Royal, a fait paraître des milliers de livres et de brochures dans le monde entier111. Le succès – et plus souvent le scandale – qui a fait d’elle l’une des premières maisons d’éditeurs de France se comprend notamment par l’audace de son fondateur, Jean-Gabriel Dentu. Écrivain et journaliste, il fonde avec Pierre de La Mésangère le Journal des dames112 qui rencontre une audience113 à même de le hisser dans les rangs du paysage journalistique. Mais JeanGabriel Dentu est d’abord un polémiste hardi et un royaliste dans l’âme : il crée avec Martainville le Drapeau blanc auquel collaborent notamment Lamennais et Nodier ; le journal provoque une grande polémique114. La ferveur ne s’est pas éteinte avec le grand-père, mais a été transmise au fils, Gabriel-André – ardent opposant à l’Empire et à la Restauration de Juillet – et au petit-fils, Édouard. Ce dernier, plus fêtard que pamphlétaire toutefois, a en sus côtoyé dès son plus jeune âge les grands noms de la littérature, dont Auguste Barbier ou Chateaubriand, qui le reçoit régulièrement lorsque le collègue lui accorde une sortie. Ces différentes rencontres sont déterminantes au moment où Édouard, alors âgé d’à peine vingt ans, reprend la tête de la boutique, peu après la crise de 1848. La maison d’édition connaît une période houleuse, entre faillite et procès, et Édouard doit se montrer assez inventif pour redorer le blason du lieu. AUDOUARD Olympe, « Édouard Dentu », Silhouettes parisiennes, art. cité, p. 133. Ibid., p. 139. 110 HOUSSAYE Arsène, « Discours de M. Arsène Houssaye », à propos d’Édouard Dentu, in : É. Dentu : 1830-1884 (anonyme), Paris, impr. de Noizette, 1884, p. 97-100, p. 97. 111 AUDOUARD Olympe, « Édouard Dentu », Silhouettes parisiennes, art. cité, p. 133. 112 Voir à propos du Journal des dames : KLEINERT Annemarie, Le “Journal des dames et des modes” ou la conquête de l’Europe féminine (1797-1839), Stuttgart, J. Thorbecke, 2001. 113 Le Journal des dames (journal non littéraire) s’adresse à un public féminin et rencontre un franc succès. 114 Ibid., p. 135. 108 109
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Entre 1850 et 1860, il édite près de cinq mille huit cents brochures politiques dont la publication lui accorde un premier succès. Il poursuit sa lancée en s’entourant d’écrivains et philosophes célèbres dont il édite les grands essais : La Sorcière de Michelet (1862), Esprit nouveau de Quinet (1874) ou encore Questions d’aujourd’hui et de demain de Blanc (18731884). Une fois la reconnaissance assise, l’éditeur se permet un peu d’éclectisme et de fantaisie en publiant les œuvres populaires d’Houssaye, de Daudet ou encore de Claretie. La fortune sourit à nouveau et la boutique s’obstrue de tas de manuscrits paralysant tous les recoins du cabinet au milieu duquel se tient Édouard ; « ce réduit est si encombré par la personne de l’éditeur et par un grand bureau, que le visiteur se demande, une fois que la porte est refermée, où il pourra bien se caser »115. Dentu a le vent en poupe, raison pour laquelle il reprend dès 1880 la présidence du repas mensuel de la Société des gens de lettres, que l’on surnomme bientôt le « dîner Dentu », et auquel participent quelques figures bien connues du monde littéraire de cette période, à l’instar d’André Theuriet, de Paul Féval ou encore de Jules Claretie116. Les invités, sur l’initiative de Dentu, sont conviés au festin par une carte gravée par l’artiste Henri Guérard. Dans les mêmes années, Dentu publie les scènes desdits Theuriet, Madame Véronique : scènes de la vie forestière (1880) et de Claretie, Une femme de proie : scènes de la vie parisienne (1881), avant d’entamer une collaboration, peu avant sa mort (1884), avec Philibert Audebrand. Il fait notamment paraître plusieurs scènes de ce dernier, comme Les Gasconnades de l’amour : scènes de la vie parisienne (1881) ou encore de La Fille de Caïn : scènes de la vie réelle (1884). Les Scènes : un label moderne (Claretie, Audebrand) Avec Une femme de proie : scènes de la vie parisienne, « une étude de mœurs acerbe qui peint Paris qui dépense chez la courtisane en promenant le lecteur dans un monde et dans des milieux qu’on devrait […] cacher à tous les yeux »117, Claretie118 publie l’un de ses meilleurs romans. Non seulement l’histoire séduit le lectorat – une ancienne actrice sans talent et sans scrupules qui ruine les hommes ayant le malheur de s’enamourer 115
Ibid., p. 140. LEPAGE Auguste, « Dîner Dentu », in : Les Dîners artistiques et littéraires, Paris, Frinzine, Klein et Cie, 1884, p. 11-21. 117 CLARETIE Jules, « Préface » (rédigée le 15 octobre 1880), in : Une femme de proie : scènes de la vie parisienne, Paris, É. Dentu, 1881, p. I-XXIIII, p. III. 118 Jules Claretie est le pseudonyme d’Arsène-Jules Arnaud. 116
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d’elle –, mais le titre, en outre, assure la fortune d’un roman dans l’esprit du temps. Quand, au moment de sa parution en 1881, la critique glose l’ouvrage, elle insiste sur son caractère précurseur. Il [Jules Claretie] vient de publier un nouveau roman, Une Femme de proie, qui comptera parmi ses meilleurs. Sous ce titre, qui dit bien le monde spécial que l’auteur a voulu peindre et qu’il a peint avec une couleur et une vigueur entraînantes, se déroule un roman très-parisien, curieux et hardi, qui a précédé le mouvement naturaliste actuel ; on trouvera, en effet, un tableau vrai du monde des courses, des fêtes, du théâtre, du plaisir, tracé par la main ferme d’un conteur […]119.
Pourtant, le texte est publié des années plus tôt, chez Dentu déjà, en 1862 sous le titre Une drôlesse, et en 1867 puis en 1877 sous le générique Les Femmes de proie : mademoiselle cachemire, coupant court la « nouveauté ». Sans compter qu’il regroupe encore sous ce titre une compilation de nouvelles à la main, publiées dans la rubrique des « Échos » du Figaro en décembre 1865.120. Alors que les journaux ne parlent à peine des éditions antérieures, ils s’épanchent en revanche sur celle de 1881, saluant la réussite du récit. Comment expliquer un tel revirement ? Le roman paraît d’abord à la suite de Nana (1880) de Zola, qui rencontre un franc succès et fait de la courtisane un mythe. Ensuite, et surtout, le titre connaît un changement significatif, puisqu’il inscrit désormais le texte dans la vogue des romans scéniques. Le tour de main porte ses fruits amenant Dentu à publier coup sur coup deux scènes de Philibert Audebrand. La première, Les Gasconnades de l’amour : scènes de la vie parisienne (1881), est un recueil de nouvelles et de fantaisies esquissant les mœurs parisiennes et dédié « à l’ombre de Rétif de La Bretonne »121, plaçant le texte dans la continuité de la pratique du tableau parisien. La seconde, La Fille de Caïn : scènes de la vie réelle (1884), est « un roman moderne qui repose tout à la fois sur une observation physiologique et sur une idée morale, l’hérédité du châtiment »122, 119 SEINGUERLET Eugène, « Bulletin bibliographique français », commentaire sur Une femme de proie : scènes de la vie parisienne de Jules Claretie, Revue alsacienne : littérature, histoire, sciences, poésie, Beaux-Arts, 1880-1881, p. 134-135, p. 135 (je souligne). 120 CLARETIE (DE) Jules, « Les femmes de proie » (signé Jules Clarty), compilation de nouvelles à la main publiées sous la rubrique « Échos de Paris », Figaro, n° 1132, 21 décembre 1865, p. 5. 121 AUDEBRAND Philibert, « À l’ombre de Rétif de La Bretonne » (préface), in : Les Gasconnades de l’amour : scènes de la vie parisienne, Paris, É. Dentu, 1881, p. I-VI, p. I. Voir l’introduction dans laquelle la dédicace à Rétif de La Bretonne est citée, pour montrer la filiation du genre scénique aux tableaux parisiens. 122 « Critique littéraire du mois », commentaire sur La Fille de Caïn : scènes de la vie réelle de Philibert Audebrand, Le Livre : revue du monde littéraire, Paris, A. Quantin, 1884, p. 494-499, p. 499.
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dont le titre « sera l’un des succès de la saison »123. Autrement dit, Dentu perçoit sans aucun doute la fortune de l’intitulé et, côtoyant de près les auteurs à la mode à l’occasion des dîners de la Société des gens de lettres, les invite à faire paraître leurs ouvrages chez lui et sous cette effigie. 3. LA CONSÉCRATION D’UN TITRE 3.1 Un grand industriel : Charpentier Suite aux nombreuses publications des années 1880, après celles de 1850, la scène rencontre un nouveau boom commercial, sur lequel rebondit rapidement un autre éditeur, Charpentier, ce « grand industriel qui a monopolisé ce guano »124. Au même moment où Huysmans et Lorrain préconisent comme trait caractéristique de la littérature moderne l’écriture hachée et morcelée125, l’éditeur fait paraître la série des Scènes de la vie de Théodore de Banville, entre 1880 et 1890 principalement, ainsi que Scènes de la vie fantaisiste d’Arthur Heulhard, en 1884. Le pari était cependant risqué, car la maison Charpentier connaît dans ces années-là une période difficile, la contraignant à mettre en place certaines stratégies éditoriales pour contrer le déclin qu’elle rencontre. Charpentier s’était au début du siècle déjà largement fait la main sur la publication de scènes en rééditant plusieurs volumes de La Comédie humaine de Balzac. On doit à la maison la deuxième édition des Scènes de la vie de province (1839) et la quatrième édition des Scènes de la vie privée (1839). Mais on doit surtout à Charpentier une révolution sur le marché du livre ayant considérablement influencé le rapport et les modalités de lecture d’une part et élargi le spectre du lecteur-cible d’autre part. En 1838, soit deux ans après la naissance de La Presse de Girardin, il « fait paraître, sous un format d’impression qui permet de concentrer le contenu de deux in-8° entre 12 et 15 francs, le premier titre d’une collection de romans à succès à 3,50 fr., qui en comptera bientôt quatre cents »126. La démarche est une réussite, car elle provoque dans « le monde du livre l’équivalent de la révolution que Girardin et Dutacq ont déclenchée dans le monde de la presse journalistique »127. 123
« À travers la bourse », commentaire sur La Fille de Caïn : scènes de la vie réelle de Philibert Audebrand, Le Rappel, n° 5253, 28 juillet 1884, p. 4. 124 BURNICHON Joseph, « À propos de bibliographie. Critique et réclame », Études religieuses, philosophiques, historiques et littéraires, janvier-avril 1891, p. 586-605, p. 591. 125 Voir « Écriture moderne, écriture scénique » au chapitre IX « Modernité ». 126 DURAND Pascal, GLINOER Anthony, Naissance de l’éditeur, op. cit., p. 111. 127 Ibid.
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La collection imposée par Charpentier permet de mettre sur le marché du livre des séries à petits prix128 et est « un moyen efficace de fidéliser le lecteur dont les industriels n’auraient garde de se priver »129. Autrement dit, elle a pour conséquence principale de contraindre les éditeurs à proposer de nombreux titres inédits, dans le dessein de rendre visibles ces collections littéraires, les nourrir et, bien sûr, en tirer des profits130 ; un programme dont les recueils et romans de scènes se sont inspirés entre 1850 et 1880. La formule « scènes de » qui orne les couvertures de livre n’est en effet pas seulement décorative, ou même simplement commerciale. En raison de son usage et de son emplacement, elle joue un rôle singulièrement plus important, dans la mesure où elle se donne d’abord comme étiquette, à la fois sérielle et générique. 3.2 Un collecteur de scènes : Banville Le cas de Banville et du travail de son éditeur Charpentier est en cela représentatif des enjeux de la nomenclature, puisqu’il met en lumière certaines stratégies éditoriales. Si l’auteur est d’abord connu pour ses poèmes, une part importante de son œuvre, souvent laissée de côté, lui confère cependant une place significative dans le processus de sérialisation scénique, d’un point de vue à la fois quantitatif et esthétique (esquisses). L’écrivain fait publier par le biais de cette maison d’édition plusieurs de ses recueils réceptacles de scènes : Contes pour les femmes (1881), Contes féeriques (1882), Contes héroïques (1884), Contes bourgeois (1885), Dames et demoiselles (1886) et Les Belles poupées (1888). L’étiquette « Scènes de la vie » est à chaque fois accolée au titre, mais, à défaut de s’inscrire en aval (en-dessous) comme c’est en général le cas, elle s’annonce en amont (en-dessus). Trente ans après l’entreprise de Michel Lévy frères dans les années cinquante, le succès des scènes est suffisamment assuré pour offrir à l’éditeur Charpentier la possibilité d’en faire un genre identifiable, à l’image d’une collection, en hissant le label d’un cran sur la page de titre. La juxtaposition, côte à côte, des couvertures initie – et impose – une scénographie du roman scénique par la répétition d’un intitulé ou, plus encore, en raison de son emplacement, séparé du titre par un tiret, d’une catégorie romanesque, de la même manière que le ferait le « roman de mœurs » ou le « roman parisien ». 128
Ibid. PARINET Élisabeth, « Auteurs et éditeurs de littérature au XIXe siècle », Revue d’histoire littéraire de la France, volume 107, 2007, p. 791-801, p. 799. 130 Ibid. 129
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Poétique en aperçu : le dispositif de la lanterne magique Pour en saisir les enjeux, un détour par un parcours choisi, tant esthétique qu’éditorial, de l’œuvre de Théodore de Banville se révèle utile afin de rendre compte de la démarche de Charpentier dans les années quatre-vingts. Très tôt, Banville favorise l’intitulé « Scènes de la vie » pour accompagner ses ouvrages, l’employant déjà pour Esquisses parisiennes – en soustitre seulement toutefois (Esquisses parisiennes : scènes de la vie) –, lors de la première publication chez Poulet-Malassis et de Broise en 1859. Le procédé terminologique l’inscrit ainsi d’emblée dans la lignée de la série balzacienne. Il n’emprunte cependant pas seulement à l’auteur de La Comédie humaine un en-tête, mais il file davantage une pratique d’écriture, celle, explorée notamment dans La Caricature par Balzac, de l’esquisse ou du croquis. Comme lui mais tout en poussant le procédé à son paroxysme, Banville s’adonne volontiers à l’arrêt sur image, à la restitution partielle des conversations ou encore au dessin inachevé d’une situation du quotidien. 131 Couvertures des livres de la collection « Scènes de la vie » publiée par Théodore de Banville chez Charpentier, respectivement celles de Contes pour les femmes (1881) et Contes féeriques (1882). Source : gallica.bnf.fr / BnF.
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Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Esquisses parisiennes est dédié à Théodore Barrière, le dramaturge qui a adapté pour le théâtre les Scènes de la bohème de Murger en 1849, et dont le morcellement, pour rappel, est l’une des principales caractéristiques. Dans un esprit de généalogie, Banville définit dans sa dédicace les différents récits qui composent son recueil comme des « impressions » désagrégées : À mes moments perdus, quand la farouche maîtresse laissait une heure de répit à ma fièvre, j’ai essayé, moi aussi, de rassembler mes souvenirs, et de recueillir quelques notes pour la Comédie de notre temps. Ces impressions, fixées à la hâte, ne dois-je pas vous les offrir, à vous qui avez pu contempler sans voile la prestigieuse Thalie moderne […]132.
Le choix du terme « esquisses »133 pour « rassembler » ces différents « souvenirs » n’est pas anodin, dans la mesure où cette pratique artistique suppose une vélocité dans l’exécution à même de conserver le naturel et la franchise des épisodes décrits. Banville semble dans cette perspective privilégier une certaine corrélation entre la spontanéité des événements et la spontanéité – des impressions « fixées à la hâte » – de leur écriture. Si l’étiquette « esquisses » se perd dans les années quatre-vingts pour celle de « contes », l’idéal d’une plume qui croque la vie actuelle persiste. À l’image d’un Lucien de Rubempré qui livre avec succès dans un petit journal un « échantillon » d’une prose inédite intitulé « Les passants de Paris », dans lequel « en deux colonnes il pei[nt] un de ces menus détails de la vie parisienne, une figure, un type, un événement normal, ou quelques singularités »134, Banville esquisse le quotidien des Français dans la presse pendant plusieurs années. Il collabore au Corsaire, au Tintamarre, à La Silhouette ou encore au Figaro, à la suite de quoi il propose en 1853 Pauvres saltimbanques, un premier recueil de textes journalistiques. Celui-ci est suivi par Esquisses parisiennes en 1859, dont la majorité des récits, à l’instar des « Croquis de femmes et comédiennes » paru dans Le Figaro en 1855, est d’abord publiée dans la presse. Son passage dans les bureaux de différents journaux parisiens contribue à développer une poétique de l’esquisse. Banville expérimente une écriture en aperçu, notamment dans le Gil Blas. Celui que Jean Richepin, dans 132 BANVILLE (DE) Théodore, « À Théodore Barrière » (dédicace), in : Esquisses parisiennes : scènes de la vie, Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1859, p. 3-4, p. 3-4. Sauf mention contraire, l’édition des Esquisses parisienne citée est celle de 1859. 133 Voir « L’esquisse » et plus généralement « Échantillons d’un jargon scénique » au chapitre V « Un genre de travers ». 134 BALZAC (DE) Honoré, Un grand homme de province à Paris : scène de la vie de province, Paris, H. Souverain, 1839, tome 2, p. 81.
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un article inédit publié dans le même journal en 1892, nomme « le ciseleur de mots »135 fait paraître entre le 26 mai et le 1er décembre 1882 « La lanterne magique », édité par la suite chez Charpentier, en 1883. Les « cent vingt petits tableaux »136 composant le recueil sont vifs et rapides, conçus, comme l’auteur l’explique dans la préface, pour les gens « qui ne lisent pas et qui n’ont pas le temps de lire », instituant un genre qui exploite des modalités de lecture particulières, car d’abord visuelles : La Lanterne magique a un très grand avantage sur tous les autres livres contemporains : c’est que je l’ai écrite pour les gens qui ne lisent pas et qui n’ont pas le temps de lire, c’est-à-dire pour tout le monde. En effet, quelle est la mesure du temps qu’on a pour lire ? Deux minutes, tout au plus. Or mon livre est, après les Fantaisies de Gaspard de la Nuit et les Poèmes en Prose de Baudelaire, le seul qui contienne des compositions assez courtes pour pouvoir être lues en deux minutes. Mais les deux ouvrages que je viens de citer étant rangés parmi les chefs-d’œuvre, et par conséquent dédaignés, je pense que mon livre est seul destiné à être lu. C’est pourquoi j’ai pris le parti d’y mettre tout ce qui existe sur la terre, dans les univers et dans les vastes Infinis, depuis le Bon Dieu jusqu’aux personnages les plus futiles, afin que les Français modernes puissent avoir une teinture du tout137.
« Et, de fait, c’est un véritable kaléidoscope que M. de Banville nous présente »138, par le biais d’une esthétique originale, « japonisante », pour reprendre l’expression de Paul Bourget. Ce dernier insiste sur le « procédé nouveau » déployé par Banville, « et qui atteste notre initiation aux singularités de l’art japonais. Continuellement, il substitue la suggestion à l’expression. C’est ainsi que sur les boîtes de laques […] un paysage tout entier est indiqué par un seul détail, mais qui suppose et impose l’ensemble »139. La référence à cette esthétique signale non seulement une dimension picturale, mais aussi, et surtout, cinématographique, puisqu’elle fixe dans un seul morceau l’ensemble ; les lanternes magiques140 faisant référence à un dispositif spectaculaire permettant de projeter des images sur des plaques de verres pour le plus grand plaisir du public, fasciné par le procédé. La RICHEPIN Jean, « Dans la fournaise », portrait du « ciseleur » de mots Théodore de Banville, Gil Blas, n° 4592, 14 juin 1892, p. 1. 136 « Mélanges » (signé G. F.), commentaire sur La Lanterne magique de Théodore de Banville, Le Livre : revue mensuelle, Paris, A. Quantin, 1883, p. 450-451, p. 450. 137 BANVILLE (DE) Théodore, « Avant-propos », in : La Lanterne magique, Paris, G. Charpentier, 1883, p. IX-XII, p. IX-X. 138 « Mélanges » (signé G. F.), commentaire sur La Lanterne magique de Théodore de Banville, art. cité, p. 450. 139 Cité dans ibid. 140 Les Petits tableaux de mœurs de Paul de Kock sont représentés par le dispositif de la lanterne magique dans ses Romans illustrés en 1884. 135
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filiation aux Petits poèmes en prose de Baudelaire, enfin, est intéressante, d’autant plus que Banville ajoute en tête du recueil l’inscription « Petites études », confortant son souhait de saisir dans la fugacité du présent, pour parler en termes baudelairiens, une banalité du quotidien ; un programme annoncé dès le paratexte par le dessin de Georges Rochegrosse illustrant une scène intime se déroulant derrière un paravent japonais.
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L’ouvrage se divise en sections qui comprennent chacune douze « tableaux rapides »143 répartis de manière thématique et consignés sur moins de deux pages. La quatrième douzaine, par exemple, accueille une scène d’intérieur – « Le thé » –, quand la sixième réunit quelques scènes domestiques, à l’instar de « La toilette » : XXXVIII.
– Le thé À Cannes, dans un petit salon de villa dont les fenêtres ouvertes permettent de voir et d’entendre chanter la mer bleue aux flots de saphir, miss Amy, miss Déborah et miss Ellénor restées seules tandis que leurs parents assistent à une grande soirée chez lord Norris, prennent le thé pour se distraire, et surtout pour se rassasier. Ô les belles victuailles qui s’étalent en effet sur la nappe russe à images, où le thé fume dans des tasses de Chine ornées de monstres inquiétants et farouches ! Du caviar, des galantines, des salades russes, des volailles froides, des gibiers à moitié ensevelis dans une gelée transparente, des sandwichs 141 BANVILLE (DE) Théodore, La Lanterne magique, op. cit., avec un dessin, à gauche de la page de titre, de George Rochegrosse illustrant une scène d’intérieur. Source : gallica. bnf.fr / BnF. 142 Scène de lanterne magique (anonyme), affiche, Paris, impr. Camis, 1897. Source : gallica.bnf.fr / BnF. 143 Le section « La lanterne magique » est en effet accompagnée de la précision, en sous-titre, « tableaux rapides ». BANVILLE (DE) Théodore, La Lanterne magique, op. cit., p. 505.
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à la pâte de langue, à la pâte de faisan, à la pâte de crevettes, à toutes les pâtes possibles, s’y pressent à souhait pour le plaisir des yeux, à l’ombre d’un vaste jambon, dont la chair entamée déroule en gammes harmonieuses toute la symphonie rose !144 LXXII.
– La toilette C’est le samedi soir, après minuit déjà passé. Depuis le matin, la mère du Diable a travaillé comme un nègre, car c’est ce jour-là qu’elle a son grand tracas de ménagère. Elle a achevé de repasser et de plier son linge, et elle l’a rangé avec de l’iris dans les grandes armoires. Elle a récuré ses broches avec du sable, ses casseroles de cuivre jaune et de rosette avec du tripoli, ses casseroles de fer battu avec du blanc d’Espagne, et ensuite avec l’eau de sa lessive elle a lavé le pavé des salles, qu’elle a essuyé à mesure avec sa grosse éponge. Maintenant, elle s’occupe de son fils le Diable qui, bien qu’il soit fort vieux, lui fait toujours l’effet d’un enfant145.
C’est en raison des sujets domestiques qu’un critique de la revue mensuelle Le Livre consigne les textes brefs de La Lanterne magique dans la lignée des « petits tableaux de genre »146, car ils s’attachent à représenter en un coup d’œil un moment de la vie de tous les jours. Dès lors, « c’est la dissolution de la poésie, forme achevée et finie qui ordonne le monde, au sein de la prose, “née d’hier” et par définition in-finie, qui répond à l’impératif de “description de la vie moderne”, ou plutôt d’une vie moderne et plus abstraite »147, écrit Fanny Bérat-Esquier. En véritable « chroniqueu[r] de la pauvreté et de la petite vie »148, pour poursuivre avec les formules baudelairiennes, Banville s’affirme comme l’écrivain de la vie moderne dont les histoires peuvent être lues en « deux minutes », un procédé que l’auteur exploitait déjà dans la série des Camées parisiens (1866-1873) qui sont non pas des scènes mais des portraits en médaillons : miniatures, ils se lisent sur un paragraphe seulement. De cette démarche, Banville se fait le héraut, insistant notamment dans « Tableaux rapides », qui initie le recueil La Lanterne magique, sur sa singularité, à la fois inédite et moderne ; la même qui éveille sans doute 144
Ibid., p. 61 (extrait de « Le thé »). Ibid., p. 111 (extrait de « La toilette »). 146 « Mélanges » (signé G. F.), commentaire sur La Lanterne magique de Théodore de Banville, art. cité, p. 451. 147 BÉRAT-ESQUIER Fanny, « Banville et les genres parisiens : un art de l’esquisse », écrit et prononcé dans le cadre de la journée d’étude organisée par Barbara Bohac et par Jessica Wilker, Création artistique et (in)achèvement, 15-16 mai 2014, Université Charles de Gaulle-Lille III, p. 1-11, pp. 10-11, citant le Spleen de Baudelaire. https://alithila.univ-lille3. fr/wp-content/uploads/2015/06/03_Berat_v2.pdf. 148 BAUDELAIRE Charles, « Le peintre de la vie moderne », Figaro, publié en feuilleton les 26 et 29 novembre et le 3 décembre 1863, n° 916, 26 novembre 1863, p. 1-5, p. 2. 145
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l’intérêt de Charpentier, la série des « Scènes de la vie » étant éditée dans les mêmes années149. Trala, deri, traderi, dère ; la, la, la, traderie, tradère ! Demandez la Curiosité ! Faites monter chez vous la belle Lanterne Magique ; il ne vous en coûtera pas plus que cinquante-cinq sous. Jusque-là c’était le plaisir des tout petits êtres ; mais, moi, j’ai inventé une Lanterne Magique à l’usage des grandes personnes, qui nous montrera mille tableaux ingénieux et divers, pour l’amusement des parents et la tranquillité des enfants. Attachez un drap blanc sur votre mur, et cependant appelez-moi par la fenêtre, et mettez-vous en rang bien sagement, comme les spectateurs du mardi à la Comédie Française. Moi, je viendrai avec mon appareil, et alors vous aurez du plaisir pour votre argent. […] Mes Tableaux rapides vous apparaîtront, groupés méthodiquement par douzaines, […]. Mais je vous les expliquerai en prose, tout naïvement, sans économiser mes plus flambants adjectifs, non plus qu’un honnête ouvrier peintre n’épargne son outremer lapis, son jaune d’antimoine et sa laque de garance rose dorée, lorsqu’il s’agit de satisfaire de bonnes pratiques150.
La rencontre du tableau et de la projection cinématographique n’est pas négligeable pour penser la pratique de la scène, dès lors que celle-ci s’apparente à un tableau vivant151, à une scène de genre théâtralisée, comme précédemment analysé. Loin d’un imaginaire filmique actuel qui prône la linéarité et la continuité, la saisie cinématographique de la fin du XIXe siècle procède, pour des raisons techniques, de manière heurtée, les clichés étant ordonnés par une succession de diapositives (tableaux) ; le drap blanc sur le mur évoquant les ombres chinoises plus que l’écran de cinéma. L’image, visuelle ou textuelle, se suffit ainsi à elle-même pour saisir une réalité du quotidien au point que seul un court récit en prose convienne pour restituer l’histoire. La démarche n’est pas inédite, Balzac, Murger ou encore Monnier se sont avant lui essayés à ce type d’exercices. Toutefois, il y a chez Banville la volonté de théoriser une pratique d’écriture hors des sentiers battus. L’incipit du chapitre huit des « Parisiennes de Paris », premier récit des Esquisses, dégage à lui seul l’idée d’une prose où les procédés littéraires académiques – à savoir ceux qui agrémentent et ornent le récit, comme la digression ou la description – sont sciemment mis de côté : « peut-être 149 Pour rappel, les textes de La Lanterne magique paraissent dans la presse en 1882, alors que la série des « Scènes de la vie » est éditée chez Charpentier entre 1881 et 1888. 150 BANVILLE (DE) Théodore, La Lanterne magique, op. cit., p. 3-4. 151 Voir « En images : le tableau vivant » au chapitre V « Un genre de travers ».
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faudrait-il montrer une femme après cette comédienne, mais les procédés littéraires, j’entends les plus ingénieux et les plus délicats, sont devenus si grossiers à force d’avoir été employés, qu’il faut mieux les oublier franchement et marcher tout droit devant soi »152. Les paragraphes sont donc rompus par un espace blanc, en saccades, rappelant la saisie cinématographique. Et en marchant droit devant lui, l’écrivain réalise « ces peintures »153 saisies par son « appareil » et projetées sur la page blanche du livre, à la manière du dispositif de la lanterne magique. Le parcours éditorial, esthétique et poétique de Banville permet ainsi de mettre en lumière le processus que subit son œuvre par l’institution d’un titre de collection, « Scènes de la vie ». Le phénomène n’est certes pas isolé, Adeline Protat de Murger, publié chez Charles Lassalle à New York en 1853, est lui aussi accompagné d’un sur-titre catégorique, « Scènes de campagne », lors de la seconde édition en 1854, chez Michel Lévy frères154. Cependant, le cas de Banville révèle peut-être le mieux l’usage du titre scénique d’une part et ses implications d’autre part. Premièrement, le sur ou le sous-titre signale une intention à la fois éditoriale et commerciale. Identifiant un type spécifique de récits, l’étiquette déployée à l’infini (scènes de la vie parisienne, scènes populaires, scènes provinciales, etc.) instaure une mercantilisation du roman, analogue aux feuilletons publiés dans la presse durant la première moitié du siècle. La démarche des éditeurs à partir des années 1850 témoigne par conséquent d’un coup de force « marketing ». Deuxièmement, l’entreprise générique ne se réduit pas à une seule intention commerciale, mais établit un genre, à tout le moins un registre, avec ses pratiques et ses codes. L’étude du paratexte des Scènes de la vie de Théodore de Banville, notamment des avant-propos relatifs à l’esthétique de la lanterne magique, a mis au jour une réflexion spécifique tant sur le fond que sur la forme. La scène ne s’apparente pas, dans le livre, à une simple transposition mais revendique au contraire une conception profondément moderne du roman. Conteur des temps modernes Afin d’écrire des textes qui se lisent en deux minutes et qui amusent le lecteur-spectateur par la représentation de sujets contemporains, Banville reconfigure le « conte français » – le mot étant répété dans presque chacun des titres de la série scénique –, en étayant une théorie sur la littérature 152 153 154
BANVILLE (DE) Théodore, Esquisses parisiennes : scènes de la vie, op. cit., p. 103. Ibid., p. 182. La première page de titre porte la date « 1853 » et la seconde, à sa suite, « 1854 ».
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moderne, un cahier des charges qu’il assure pour la collection de Charpentier des « Scènes de la vie » et qui, sans doute, légitime l’institution générique du sur-titre. Il dessine dans son « Avant-propos » aux Contes pour femmes les contours d’une écriture actuelle qui, malgré une certaine longueur, méritent d’être restitués avant d’être explicités à la lumière d’une réflexion sur les romans scéniques : Si les mœurs et les décors de la vie se renouvellent sans cesse, il n’en est pas de même des formes littéraires, dont le nombre est extrêmement borné. […] Aujourd’hui, non plus seul, cette fois, mais en même temps que d’autres écrivains passionnés pour nos origines, je tente de restituer, de remettre en honneur chez nous le vieux Conte français. Il m’a semblé qu’avec son allure vive et précise, il pourrait merveilleusement servir à représenter la vie moderne, si touffue, compliquée et diverse, qu’il est impossible de regarder par larges masses, et que vraiment on ne peut saisir que dans ses épisodes, comme par de courtes rhapsodies, où sont vues et fixées en courant les innombrables escarmouches de cette Iliade. Quel domaine infini que celui du Conte ! Parfois ce n’est qu’une causerie, un gai propos, un joyeux devis, comme dans les morceaux qui ouvrent ce volume ; ou une épigramme, une nouvelle à la main sertie dans un court récit ; d’autres fois, c’est, en quelques pages, tout un roman avec ses péripéties émouvantes […]155.
Le but de la démarche poétique est d’emblée mis en avant : « représenter la vie moderne ». Pour cela, une forme moderne est nécessaire afin de rendre compte des situations les plus diverses et « touffues ». Le choix du vocabulaire pour définir les caractéristiques du format est par ailleurs signifiant ; « épisodes » ou encore « courtes rhapsodies » disent bien la volonté de saisir sur le vif quelque chose de fugace et d’éphémère, un idéal esthétique largement cristallisé dans l’énoncé final – « où sont vues et fixées en courant les innombrables escarmouches de cette Iliade » – et assuré plus généralement par la structure morcelée du recueil constitué de soixante esquisses. Cependant, et c’est là une qualité revendiquée, le conte moderne ne se déploie pas dans un espace cantonné et hermétique, mais il se révèle dans des domaines aussi infinis que divers, de la causerie à l’épigramme, de la nouvelle à la main au roman. Un tel panorama esthétique peut seul « servir à reproduire fidèlement notre vie actuelle », raison pour laquelle, explique Banville, « j’ai dû choisir des sujets, non seulement d’une réalité absolue, mais connue de tous les Parisiens, qui, dès les premières 155 BANVILLE (DE) Théodore, « Avant-propos », in : Scènes de la vie : contes pour les femmes, Paris, G. Charpentier, 1881, p. I-III, p. I-II.
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lignes, reconnaîtront les personnages et les nommeront de leurs véritables noms »156. Les récits sont à cet égard génériques, relatant les artifices et le caractère de la Parisienne (« Le génie des parisiennes ») ou les scènes d’actualité « dont tout Paris s’entretient »157 (« Scène muette »). Cette esthétique scénique revendique une prose singulière, car elle prescrit une pratique d’écriture suffisamment identifiable pour se voir légitimée, dans la collection assurée par Charpentier, par l’institution générique d’un sur-titre, à défaut du seul sous-titre présent chez la plupart des concurrents. Au sein de la démarche éditoriale de Charpentier, scènes et contes fonctionnent donc par analogie, une contiguïté activée tout au long du siècle pour qualifier le genre de la scène. Le mot, en effet, attise la curiosité. On dira par exemple de Joliet, à propos de Romans microscopiques, qu’il « s’est fait, du premier coup, une belle place dans la petite légion de nos conteurs »158. L’auteur de scènes n’est pas romancier, il est d’abord conteur. « Faisons des contes. Pendant qu’on les écrit, le conte de la vie s’achève »159, proclamait encore Joliet, dans la lignée de Diderot qu’il admirait profondément, si on en croit les propos rapportés par Jules Claretie dans La Vie à Paris. L’étiquette n’est pas anodine, car elle est employée tant pour parler des auteurs du corpus de scènes que des textes eux-mêmes. Dès les premiers romans scéniques, les scènes sont synonymes de contes. En 1833, au moment de la parution des deux nouveaux volumes du Lit de camp : scènes de la vie militaire, la critique insiste sur l’heureuse idée de faire des « Contes militaires »160. L’appellation caractéristique se poursuit au milieu du siècle avec Louis-Auguste Bourguin, ce « conteur » par excellence qui orne toujours « ses pensées de toutes les couleurs de la poésie »161. Son roman, La Perruque du philosophe Kant (1863), est décrit comme « un conte »162, un terme également repris dans le compte rendu qui en 156
Ibid., p. II. Ibid., p. 330. 158 Commentaire sur Romans microscopiques de Charles Joliet, La Petite revue, 8 septembre 1866, p. 65-66, p. 65. 159 Propos rapporté dans CLARETIE Jules, La Vie à Paris : 1880-1910 (sur l’année 1910), op. cit., p. 56. Claretie fait référence à Est-il bon ? Est-il méchant ? de Diderot, une comédie en prose dans la laquelle Monsieur Hardouin dit : « et si je mettais en scène ce petit conte ? » 160 « Bigarrures », commentaire sur Le Lit de camp : scènes de la vie militaire d’Edmond et Clément Burat de Gurgy, Le Figaro, n° 19, 19 janvier 1833, p. 3. 161 LOUBENS Émile, Notice sur M. Bourguin, membre de la Société philotechnique, Paris, J.-E. Gauguet, 1882, p. 23. 162 Ibid., p. 13. 157
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est fait dans Le Papillon en 1863163. Le qualificatif ne tarit pas dans le dernier tiers du siècle, puisque, dans le même ordre d’idées, le livre Scènes de la vie cruelle de Monselet (1876) est présenté comme un « conte émouvant »164. On pense aussi, durant la même période, à certains titres, à l’instar de celui de l’ouvrage collectif Contes de toutes les couleurs, publié chez Dentu en 1879 auquel participent notamment Champfleury, Claretie et Theuriet, ou encore à celui du recueil de Theuriet, justement, édité en 1888 chez Martinet, Contes de la vie intime, qui se compose également d’une suite de « scènes » – « Le portrait », « Le marchand de cresson » ou encore « La petite Norine » – , instaurant une circulation entre les deux genres, si tant est qu’une dualité doit encore être soutenue entre scène et conte. Si la scène a parfois peu à voir avec la définition première du « conte », entendu soit comme un « récit plaisant de choses le plus souvent imaginaires » soit comme un « discours mensonger qu’une personne tient à une autre sérieusement ou par plaisanterie »165, elle le rejoint sur deux points. Premièrement, elle est, comme lui, foncièrement variée ; des contes gras aux contes licencieux, des contes de fées aux contes bleus pour les enfants, le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle fait état d’une déclinaison à l’envi. Deuxièmement, elle partage avec lui sa singularité générique, étant ni tout à fait fable ni tout à fait roman166, ni tout à fait moralisateur ni tout à fait fictionnel, une marge de manœuvre qui a de quoi attiser la curiosité des écrivains. Et il en est un en particulier, et non pas des moindres, qui ne peut échapper à l’étiquette du conteur : Balzac. Celui qui a sans aucun doute contribué à l’émergence de l’effet de sérialité de la scène revendique dès 1830 « le titre de “conteur”. Il n’est pas seulement l’auteur des Scènes de la Vie Privée, des Romans et Contes Philosophiques, des Contes Philosophiques et bientôt des Contes Bruns, il veut être encore le conteur par excellence, le conte fait homme »167, explique Maurice Bardèche dans son étude 163 « La Perruque du philosophe Kant, par M. L.-A. Bourguin », Le Papillon : arts, lettres, industrie, n° 87, 4 octobre 1863, p. 616-617, p. 617. Voir « Un système de valeurs : le cas de La Perruque du philosophe Kant » au chapitre VIII « Littérature de genre ». 164 MARTEL Tancrède, « Charles Monselet. Souvenirs », Le Figaro. Supplément littéraire du dimanche, n° 316, 25 avril 1925, p. 2. 165 LAROUSSE Pierre, « Contes », in : Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Administration du Grand dictionnaire universel, 1869, tome 4, p. 1065-1078, p. 1065. 166 Ibid., p. 1066. 167 BARDÈCHE Maurice, Balzac, romancier. La formation de l’art du roman chez Balzac jusqu’à la publication du Père Goriot (1820-1835), Genève, Slatkine, 1967, p. 377.
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Balzac, romancier (1967) ; une posture revendiquée par l’écrivain luimême, si on en croit ce mot dont la paternité lui est attribuée : J’ai lu quelque part que Dieu mit au monde Adam le nomenclateur en lui disant : Te voilà homme ! Ne pourrait-on pas dire qu’il a mis aussi dans le monde Balzac le conteur en lui disant : Te voilà conte ! Et en effet quel conteur ! que de verve et d’esprit ! quelle infatigable persévérance à tout peindre, à tout oser, à tout flétrir ! Comme le monde est disséqué par cet homme ! quel analyste ! quelle passion et quel sangfroid168.
L’éloge, publié dans l’Amateur d’autographes du 15 mai 1865, ne serait autre « qu’une réclame [retrouvée]169 hyperbolique écrite de la main même de Balzac, et destinée à être insérée dans un journal, pour l’annonce de ses Contes philosophiques »170. Ce prière d’insérer, vendu par la suite pour à peine 20 francs171, en dit long sur la façon dont ce type de récits doit s’envisager. L’autographe amusant et fort peu modeste de Balzac « indique à son éditeur comment il doit présenter au public les Contes philosophiques et leur auteur »172, à savoir des récits « infatigables » dans lequel « le monde est disséqué » avec « persévérance », de sorte « à tout peindre, à tout oser, à tout flétrir ». D’un point de vue historique et culturel, il faut dire que la scène et le conte, tels qu’ils sont ici envisagés173, non seulement naissent en même temps, mais sont encore coulés dans le même moule : la presse. Alors que la scène fait ses débuts dans quelques dialogues à l’emporte-pièce ou dans de brèves nouvelles à la main, les mêmes années 1830 voient arriver dans l’espace médiatique une autre écriture, elle aussi heurtée et morcelée : le conte, ou, plus exactement, le « conte référentiel », appelé aussi « conte réaliste »174. On doit l’expression à Marie-Ève Thérenty qui décèle BALZAC (DE) Honoré, « Une réclame de Balzac », L’Amateur d’autographes, n° 82, 15 mai 1865, p. 145-146, p. 146. Le texte paraît, bien sûr, de façon anonyme. 169 Le mot, attribué à Balzac et daté, vraisemblablement, du début des années trente, a fait partie du catalogue Auguste Laverdet, collectionneur et marchand d’autographes, pour une vente en 1862. LECOMTE Jules, « De Balzac », in : Le Perron de Tortoni : indiscrétions biographiques, Paris, É. Dentu, 1863, p. 63-75, p. 73. 170 BALZAC (DE) Honoré, « Une réclame de Balzac », art. cité, p. 145. Ce propos, non signé mais de la main de l’un des rédacteurs du journal, précède et introduit le texte de Balzac. 171 LECOMTE Jules, « De Balzac », art. cité, p. 74. 172 « Balzac jugé par Balzac », Le XIXe siècle : journal quotidien politique et littéraire, n° 15467, 19 juin 1912, p. 1. 173 J’insiste ici sur ce point, car il va de soi que la naissance du conte est bien antérieure à la scène et, de manière plus générale, au XIXe siècle. 174 THÉRENTY Marie-Ève, Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman (1829-1836), Paris, H. Champion, 2003, p. 332. 168
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dans la presse périodique des années trente une véritable frénésie pour celui-ci, duquel émerge une dialectique particulière entre les faits de type journalistique et la fiction : « une forte référentialité, une attention aux détails, un souci d’information, de véridicité et d’enseignement (autour du folklore régional par exemple), et, d’un point de vue plus formel, une écriture volontiers fragmentée, discontinue »175, synthétise Judith Lyon-Caen. « Ce n’est pas un conte, mais une anecdote », précise en 1835, à la manière de Diderot176, l’auteur du petit texte « Tirons au sort : anecdote maritime »177 publié dans L’Épingle : journal de Lyon, qui relate l’un des épisodes de la révolution de Saint-Domingue dans un drame « si saillant et si bizarre » parce que si « simple » : sans amour, sans femme, sans longueur178. La négation – « sans » – est par ailleurs fréquemment employée par la critique pour décrire ces productions marginales, en témoigne encore cette formule d’un journaliste dans Le Journal en 1894 : « quand on a dit d’un de ces recueils de contes qu’aucun lien, aucune idée générale ne coud les uns aux autres ; quand on a dit qu’ils attestent un esprit inventif et une plume exercée, on a à peu près tout dit […]. Six volumes récemment parus renferment ensemble environ cent-vingt contes ou nouvelles ! »179 Souvent aléatoire et sans bordure, les récits sont juxtaposés dans le recueil ; « aucun lien, aucune idée générale ne coud les uns aux autres ». Le programme poétique ainsi configuré vers 1830 dans la presse ne cesse donc de s’affiner et de se préciser durant le siècle, jusqu’à constituer avec Banville et son dispositif de la lanterne magique une théorie de la littérature moderne.
LYON-CAEN Judith, compte rendu de Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman (1829-1836) de Marie-Ève Thérenty, Revue d’histoire du XIXe siècle : société d’histoire de la révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle, n° 31, 2005. https://journals. openedition.org/rh19/972. 176 Pour reprendre le titre d’un texte de Diderot écrit en 1772 et publié l’année suivante, Ceci n’est pas un conte. 177 G., Emmanuel, « Tirons au sort : anecdote maritime », L’Épingle : journal de Lyon, n° 34, 17 mai 1835, p. 1-2, p. 1. 178 Ibid. 179 « Acte de naissance. Bonnes nouvelles » (signé L’officier de l’État-civil), Le Journal, n° 706, 3 septembre 1894, p. 1. 175
CHAPITRE VII PATERNITÉ D’UN TITRE
Un coup d’œil porté sur le corpus met en évidence un phénomène sans précédent : les récits de scènes ont, dès le milieu du XIXe siècle, pris d’assaut les rayonnages des libraires, dont le nombre atteste une entreprise éditoriale singulière, les enjeux de celle-ci ayant été analysés au chapitre précédent. La redondance de la formule « scènes de » témoigne non seulement d’une mode, mais révèle en outre la volonté d’une nomenclature nouvelle. Si celle-ci s’observe dans différents domaines (peinture, théâtre, spectacle, photographie) et dans différents registres (récits de voyage, d’initiation ou encore de guerre), un intérêt plus spécifique est ici porté sur les romans scéniques dans l’espace de la littérature durant la seconde moitié du siècle. Le but sera, dans un premier temps, de montrer que les usages d’un intitulé à la mode ont conduit, en plus d’un succès économique, à l’institution générique d’une pratique. Par ailleurs, et parce que le phénomène procède d’un effet domino, la logique de la sérialité inhérente aux déclinaisons endossées par le corpus scénique sera également explorée à travers le fonctionnement interne des œuvres d’abord – récits en séries, par analogie avec le feuilleton – et dans un processus externe à ces dernières ensuite – principe de la collection –, dans le dessein de mettre en avant une genèse qui s’opère par réseau. Fort de son succès, l’intitulé fera dans un second temps l’objet d’une analyse spécifique à deux niveaux : au travers des prétentions que celui-ci a d’un point de vue générique d’un côté et des usages dont il en est fait dans le langage courant de l’autre. Premièrement, si le titre « Scènes de » est certes récurrent, le sous-titre l’est davantage, témoignant plus encore d’un besoin de singulariser un type de récit. Loin de n’être qu’une seule excroissance, l’étiquette accolée en aval du titre désigne une véritable démarche de catégorisation, voire de commercialisation, à l’instar d’une préférence pour les « scènes parisiennes » qui s’inscrivent dans la vogue du « roman parisien ». Deuxièmement, et par extension, l’intitulé mue en une expression langagière courante– l’on fait dans la vie réelle des « scènes de la vie privée » à la manière de Balzac ou encore des « scènes de la vie cruelle » à la manière de Monselet –, faisant du titre un label, de l’étiquette un étiquetage.
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1. UN INTITULÉ À
LA MODE
1.1 « On ne voit plus que ça » Hippolyte Babou est un critique littéraire d’un genre un peu particulier, que l’on qualifie de « critique ému » ou, mieux encore, de « critique inspiré »1. Il est en cela critique comme on est poète, relève encore Charles Asselineau dans son portrait en 1860, « en vertu d’indignations ou d’admirations soudaines ; en vertu de sa sensibilité facilement excitée par le beau comme par le mauvais, par le faux comme par le vrai »2. Ses appréciations, dans L’Athenæum français ou dans la Revue de Paris, sont toujours piquantes et ont le mérite de dresser une « galerie de tableaux »3 très exacte du panorama littéraire contemporain, sous une plume qui s’adonne avec bonhomie à « observer les petits ridicules et les grands vices de son temps »4. La tonalité du discours est enthousiaste ou indignée, mais elle traduit invariablement un regard scrupuleux sur l’œuvre à décrire. Le 6 octobre 1855, le ton se colore toutefois d’une certaine lassitude. Hippolyte Babou a reçu il y a peu le dernier roman de Louis Reybaud publié chez Michel Lévy, Scènes de la vie moderne – roman inédit qui vient orner le catalogue de l’éditeur français déjà saturé de ce type de productions –, dont il propose un compte rendu pour L’Athenæum. Avant d’entrer dans le récit à proprement parler, Babou saisit l’occasion de commenter un phénomène qui rencontre un succès démesuré : les récits de scènes ont envahi les rayonnages des libraires et les titres ne cessent d’émerger au milieu des listes des nouvelles parutions : Ce titre de Scènes est devenu à la mode depuis que Balzac l’a pris pour étiquette de ses Études de mœurs. Scènes de la vie de Paris, Scènes de la vie de province, Scènes de la vie de jeunesse, Scènes de la vie anglaise, russe, italienne, chinoise, on ne voit plus que des scènes et des romans scéniques, dans le catalogue pimpant des éditeurs de nouveautés. Voici encore des Scènes de la vie moderne5. ASSELINEAU Charles, commentaire sur Lettres satiriques et critiques et Les païens innocents d’Hippolyte Babou, Revue de l’instruction publique en France et dans les pays étrangers, n° 12, 21 juin 1860, p. 182-184, p. 183. 2 Ibid. 3 Ibid. 4 LAMBERT Louis, « Hippolyte Babou », Le Gaulois, n° 3648, 20 octobre 1878, p. 1. 5 BABOU Hippolyte, commentaire sur Scènes de la vie moderne de Louis Reybaud, L’Athenaeum français : revue universelle de la littérature, de la science et des Beaux-Arts, n° 40, 6 octobre 1855, p. 854. 1
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Les années cinquante sont en effet pour les critiques littéraires celles du constat, à la fois esthétique et commercial : « on ne voit plus que ça », des scènes et des romans scéniques un peu partout. Si Balzac a institué un titre « à la mode », il se perd rapidement dans le flot des occurrences. Par ailleurs, bien que l’auteur de La Comédie humaine serve de référence à Babou pour expliciter la déclinaison des romans scéniques, il faut néanmoins constater qu’il n’en est pas le seul dépositaire, en témoigne la chronologie de la liste ci-dessous extraite du corpus, dont il faut rappeler quelques ouvrages gravitant autour de l’œuvre balzacienne, publiés entre 1810 et 18506 : Maria Edgeworth, Vivian ou Scènes de la vie du grand monde, 1813. Amelia Opie, Emma et Saint-Aubin ou Caractères et scènes de la vie privée, 1813. Antoine-Jean Cassé de Saint-Prosper, La Famille Lillers ou Scènes de la vie, 1819. Émotions : scènes de la vie intime (recueil collectif), 1825. Vicomtesse de Chamilly (pseudonyme), Scènes contemporaines, 1827. Alexandre Tardif, Scènes de Paris, 1829. Honoré de Balzac, Scènes de la vie privée, 1830-1832. Henry Monnier, Scènes populaires dessinées à la plume, 1830. Charles de Saint-Maurice, Rome, Londres, Paris : scènes contemporaines, 1830. Madame de Vogt, Cornélie de Valville ou quelques scènes de la vie, 1830. Auguste Audibert, Les Papillotes : scènes de tête, de cœur et d’épigastre, 1831. Marie-Caroline-Rosalie Richard de Cendrecourt, Miroir des salons : scènes du monde, 1831. Heinrich Zschokke, Le Giesbach : scènes de la vie, 1831. Mary Ann Kelty, Scènes du grand monde : une inclination, un mariage, un amour, 1832. Virginie de Cointet, Scènes de l’enfance, 1833. Marceline Desbordes-Valmore, L’Atelier d’un peintre : scènes de la vie privée, 1833. Sydney Morgan, Scènes dramatiques empruntées à la vie réelle, 1833. Pierre Pons, Un mauvais ménage : scènes de la vie intérieure, 1833. Honoré de Balzac, Scènes de la vie de province, 1834-1837 (4 tomes). 6 La liste ne comprend pas les pièces éditées après avoir été jouées, mais se compose uniquement des romans et des recueils de nouvelles ou de scénettes (incluant le théâtre à lire) publiés. En outre, et à l’exception des textes de Balzac, seuls les ouvrages de scènes de la vie quotidienne (parisienne ou provinciale, morale ou satirique) sont ici retenus. Pour un panorama complet des titres recensés, voir le corpus établi en fin d’ouvrage ainsi que le chapitre « Inventorier un corpus » en introduction.
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Honoré de Balzac, Scènes de la vie parisienne, 1834-1837 (4 tomes). Mary Ann Kelty, Scènes de la vie intime, 1834. Pierre Pons, Une passion secrète : scènes de la vie intérieure, 1834. Marie Tourte-Cherbuliez, Journal d’Amélie ou Dix-huit mois de la vie d’une jeune fille : scènes de famille, 1834. Eugène Guérin, Une fille du peuple et une demoiselle du monde : scènes de la vie privée, 1835. Henry Monnier, Nouvelles scènes populaires, 1835-1839. Nouveaux essais dramatiques : scènes populaires (anonyme), 1835. Julie de Quérangal, Scènes de mœurs et de caractères au XIXe siècle et au XVIIIe siècle, 1835. Pierre Lagache, Les Deux mères : scènes de famille, 1836. Émile Renard, Les Étudians à Paris : scènes contemporaines, 1836. Le Retour du curé ou quelques scènes de bonheur d’un village (anonyme), 1837. Élise Moreau, Une destinée : scène de la vie intime, 1838. Paris au XIXe siècle : recueil de scènes de la vie parisienne dessinées d’après nature (collectif), 1839. Gustave Bénédit, Chichois. La police correctionnelle : scènes de mœurs, 1841. Henry Monnier, Scènes de la ville et de la campagne, 1841. Honoré de Balzac, Scènes de la vie de campagne, 1842-1848. Honoré de Balzac, Scènes de la vie militaire, 1842-1848. Honoré de Balzac, Scènes de la vie politique, 1842-1848. Scènes de la vie intime (anonyme), vers 1842. Scènes de la vie privée et publique des animaux (collectif), 1842. Édouard Lemoine, Une mère : scène de la vie intime, 1844. Les Deux sœurs : scènes de famille, par l’ermite de Gavarnie, 1844. Fanny Richomme, Les Joujoux parlants ou Scènes de la vie privée enfantine racontées par Polichinelle, Arlequin, Colombine, 1844.
Les scènes de la vie quotidienne, parisienne ou à tout le moins française, populaire ou bourgeoise, privée ou publique – qui forment l’objet privilégié de cette étude – ont la cote chez les libraires. Cependant, et à plus large échelle, ce sont les récits de scènes en général qui attisent la curiosité des lecteurs et le porte-monnaie des éditeurs, à commencer par les scènes de voyage ou les scènes exotiques. Si ces ouvrages ne donnent pas matière à une analyse spécifique dans le cadre de cette étude, il convient toutefois de lister ici quelques intitulés, moins pour rendre compte d’une pratique spécifique que pour son effet de nomenclature, imposante durant la seconde moitié du siècle. Pour exemple7 :
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Voir le corpus établi en fin d’ouvrage.
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Gérard de Nerval, Les Femmes du Caire : scènes de la vie égyptienne, 1846. Elliot de Saint-Oulph, Mac-Gregor : scènes de la vie écossaise, 1853. Henri de Sauclières, Esquisses sur la province d’Alger : scènes de mœurs arabes, 1853. Théodore Pavie, Scènes et récits des pays d’outre-mer, 1853. Nicolas Beets, Scènes de la vie hollandaise, 1856. Harriet Martineau, Le Fiord : scènes de la vie norwégienne, 1856. Alfred Assollant, Scènes de la vie des État-Unis, 1859. Charles-Louis-Florentin Richard, Algérie : scènes de mœurs arabes, 1859. Paul Marcoy, Scènes et paysages dans les Andes, 1861. Xavier Eyma, Scènes de mœurs et de voyages dans le Nouveau-Monde, 1862. Gabriel Ferry, Scènes de la vie mexicaine, 1865. Frédéric Bouyer, L’Amour d’un monstre : scènes de la vie créole, 1866. Gratia Blanc, Soldats et colons : scènes de la vie algérienne, 1869. Lodoïx Enduran, Scènes de la montagne ou le chalet d’Engelberg, 1874. Émile Souvestre, Scènes et récits des Alpes, 1877. William Steuart Trench, Les Ribboniens : scènes de la vie réelle en Irlande, 1879. H. Marguerit, La Jeune émigrante : scènes de la vie des colons, 1881. Laure Abrantès, Blanche-Neige : scènes de la vie norvégienne, 1895. M. Legrain, Scènes de la vie russe, 1897.
L’attrait pour ce type de scènes s’explique sans doute par leur caractère pittoresque. Le terme relève d’abord du domaine pictural, puisqu’il désigne « une peinture qui a une tournure piquante, frappante, point banale ni froide, […] qui, par sa disposition, est éminemment propre à fournir un sujet de tableau »8. En littérature, Théophile Gautier est « le chef d’une école qui a poussé le pittoresque à l’excès, [dès lors qu’il] n’écrit que pour peindre »9. En vertu d’un talent « qui vibre par le regard comme d’autres par l’oreille », écrit le critique Armand de Pontmartin, il sait rendre « une analyse attentive et pénétrante des ténuités du cœur humain »10. Ensuite, le genre affectionne une esthétique picturale toute particulière : abandonnant les sujets classiques – historiques, religieux ou mythologiques –, il privilégie un art plus « libr[e], plus vra[i], plus nature[l] »11. Il troque alors les représentations académiques pour des 8 LAROUSSE Pierre, « Pittoresque », in : Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Administration du Grand dictionnaire universel, 1874, tome 12, p. 1090-1091, p. 1090. 9 Ibid., p. 1901. 10 PONTMARTIN (DE) Armand, « Théophile Gautier », in : Causeries littéraires, Paris, Michel Lévy frères, 1854, p. 327-338, p. 329. 11 LAROUSSE Pierre, « Pittoresque », in : Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, op. cit., p. 1901.
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scènes plus authentiques, scènes de paysages, scènes de mœurs ou encore scènes domestiques. En cela, il évoque la peinture de genre, dont l’influence sur le corpus scénique a été précédemment mise au jour, légitimant l’essor prolifique des scènes de voyage. Et pour cause, l’écriture pittoresque ne consiste qu’en « une série de tableaux de genre, peints avec la plume »12. Les Scènes de la vie égyptienne ou les Scènes de la vie turque sont « de vrais tableaux de mœurs ; ce sont des travaux agricoles, des scènes domestiques, des payements de tributs et de dîmes, des offrandes aux dieux »13, écrit Laorty-Hadji dans L’Égypte (1856). Au corpus de scènes de voyages doivent encore s’ajouter tous les autres types de scènes, dont les quelques titres ci-dessous témoignent de la variété, mais aussi de la popularité, d’un tel intitulé durant le siècle : Edmond et Clément Burat de Gurgy, Le Lit de camp : scènes de la vie militaire, 1832. Auguste Jal, Scènes de la vie maritime, 1832. Émile Souvestre, Scènes de la Chouannerie, 1852. Eugène Nyon, Les Premières dents d’un lionceau : scènes de la vie de jeunesse, 1858. Ferdinand Fabre, Les Courbezon : scènes de la vie cléricale, 1862. Claude Fougerol, Scènes de la vie galante. Les amours d’une ingénue, 1862. G. P. Scènes de la vie des animaux, 1863. Jean Baptiste Clerc, Les Scènes de l’Évangile, 1865. P. Luiz, Scènes de la vie d’instituteur, 1868. Basil Hall, Scènes de la vie maritime, 1877. Eugène Lesbazeilles, Tableaux et scènes de la vie des animaux, 1877. André Theuriet, Madame Véronique : scènes de la vie forestière, 1880. Charles Buet, Scènes de la vie cléricale, 1881. Eugène Roulleaux, Nouvelles douanières : scènes de mœurs des contrebandiers, 1886. Jules Cyr, Scènes de la vie médicale, 1888. Edmond de Boissière, L’Héritage de Kernigou : scènes de mœurs militaires, 1888. Frédéric Dillaye, Les Héritiers de Jeanne d’Arc : scènes de la vie au XVe siècle, 1888. H. François, Scènes de la Révolution française, 1888. Jean de Cerdans, Scènes de la vie militaire, 1893.
Scènes historiques, militaires, maritimes, bibliques, documentaires, révolutionnaires, animalières, bibliographiques ou encore médicales constituent par conséquent un vaste corpus légitimé par l’autorité d’un titre sans cesse répétée. 12 13
Ibid., p. 1901. LAORTY-HADJI R. P., L’Égypte, Paris, Bolle-Lasalle, 1856, p. 394.
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1.2 Effet domino Afin de saisir les enjeux de l’essor et de la popularité du phénomène, il faut rapidement rappeler le succès des scènes de genre dès le second tiers du XIXe siècle, en théâtre et en peinture notamment, auquel participe sans aucun doute la fortune de l’étiquette « scènes de » dans le milieu littéraire. Le commentaire d’Eugène Fromentin sur le Salon de 1845, dans lequel il discute le basculement esthétique que connaît le siècle en matière d’art (la peinture de genre détrônant la peinture d’histoire) – commentaire par ailleurs longtemps passé inaperçu avant qu’il ne soit redécouvert par Léon Rosenthal dans les années 191014 –, témoigne d’un effet domino significatif : Il n’y a donc plus de vivace et de sincère dans le cœur des peintres qu’une seule chose, une chose infinie sans doute, souverainement féconde, mais par malheur insuffisante et souvent vénale, le sentiment intime, l’inspiration libre et personnelle, ce même élément qui, depuis quinze ans, n’a pas cessé d’engendrer les drames et les romans par milliers, les petits vers par millions. Le genre, voilà tout ce qui reste pour suffire aux immenses besoins de l’art, aux appétits non moins immenses de la foule ; le genre, la seule et vraie peinture qui convienne aux goûts comme aux ressources de l’époque, la seule aussi qui se prête aisément à la mode, au commerce, au brocantage, par son agrément, ses dimensions moyennes, sa profusion15.
Le « genre », voilà ce qui a engendré « les romans par milliers ». La filiation de la peinture à la littérature est patente et l’analogie évidente ; sur les toiles ou sur le papier sont couchés les petits sujets de la vie quotidienne à même d’être, en raison de leur dimension et de leur profusion, sérialisés, déclinés, multipliés. Partant, on fait avec « le genre » du « brocantage » et du « commerce », une entreprise qui provoque, à l’image de la plasticité de la scène, une réaction à la chaîne. Les thématiques et le format répondent en outre à l’appétit du public avec lequel joue l’artiste ou l’écrivain – et, par extension, le marchand d’art ou l’éditeur –, assurant la réussite du genre par un procédé particulier : 14 ROSENTHAL Léon, « “Le Salon de 1845” d’Eugène Fromentin », La Revue de l’art ancien et moderne, juillet 1910, p. 367-380. Fromentin a écrit en 1845 un « Salon » qu’il publie grâce à l’un de ses amis dans la Revue organique des départements de l’Ouest (La Rochelle). Le texte de Fromentin, qui paraît dans un périodique provincial, est rapidement oublié, avant d’être redécouvert par Pierre Blanchon au moment d’établir les Lettres de jeunesse de Fromentin, puis par Léon Rosenthal. 15 FROMENTIN Eugène, « Salon de 1845 » [1845], in : Œuvres complètes, éd. SAGNES G., Paris, Gallimard, 1984, p. 877-903, p. 893.
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Mais voyez ce qui se passe. Le public, le vrai public qui règle les modes, tient la banque, joue à la bourse, fait et défait les célébrités industrielles et de bas étages, administre en même temps cette peinture subalterne, lui donne un prix courant sujet à la hausse et à la baisse, comme un objet marchand, comme une denrée quelconque, le public est l’inspirateur et le coryphée de cette école. Il faut visiter les magasins et les galeries, assister aux ventes, comparer la valeur vénale de la peintre avec sa valeur réelle, pour juger des effets de cet étrange agiotage16.
Le principe de l’« agiotage » est pleinement reconduit par la figure de l’éditeur, pour qui le succès des scènes de genre picturales n’est pas passé inaperçu. D’emblée, il saisit l’apport de la pratique. À la manière dont Zola fait état de la multitude des sous-catégories propres à la peinture de genre – « règne des spécialistes » – à l’occasion du Salon de 1868, les sujets et les modalités des romans scéniques se déclinent, par contamination, à l’envi : scènes militaires, scènes de paysannerie, scènes historiques, scènes familières17. De même, les éditeurs se font dans le domaine littéraire les spécialistes des variations – et des rééditions – en tout genre, des scènes grivoises aux scènes morales, populaires ou bourgeoises. Si le phénomène est symptomatique à partir des années 1850-1860, il faut toutefois noter qu’il s’observe déjà dans le premier tiers du siècle. Il est un cas surtout qui mérite de s’y arrêter un instant, dans la mesure où il met en place une pratique significative pour la période de la seconde moitié du siècle. En 182718, l’éditeur Urbain Canel publie Scènes contemporaines et scènes historiques, laissées par feue madame la vicomtesse de Chamilly, qu’on présente dans le Figaro comme « un résumé rapide de toutes les sensations qui se communiquaient alors du cabinet du Directoire jusque dans les carrefours […] »19. Bien qu’on reconnaisse à la plume de « feue madame la vicomtesse de Chamilly », dont le nom est un pseudonyme, une certaine verve, c’est surtout son entreprise commerciale qui est saluée par la critique, car la maligne vicomtesse de Chamilly a passé des pleins pouvoirs à M. Urbain Canel, son libraire, pour publier dans une troisième et prochaine édition des singularités bien autrement hardies et plus 16
Ibid., p. 893-894 (je souligne). ZOLA Émile, « Mon Salon (1868) » [1868], in : Salons, recueillis, annotés et présentés par F. W. J. Hemmings et R. J. Niess, Genève, Droz, 1959, p. 119-144, p. 119-120. Voir « Critique d’art au XIXe siècle » au chapitre III « Le petit format ». 18 La date d’édition varie entre 1827 et 1828, le texte ayant probablement été publié à la charnière des deux années. 19 « Scènes contemporaines », commentaire sur les Scènes contemporaines de Chamilly, Le Figaro : journal non politique, n° 130, 9 mai 1828, p. 1-2, p. 1. 17
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décidément empreintes de la causticité qui lui est propre. La bonne dame a beau se donner pour morte : que nos grands hommes si ridicules, et qui craignent moins de l’être que d’être ridiculisés, se tiennent bien sur leurs gardes ; le carquois satyrique n’est pas épuisé, et il y a d’excellentes victimes à frapper encore. Les Scènes contemporaines, d’années en années et d’éditions en éditions, menacent de former un effroyable volume20.
Ces scènes, « esquisses piquantes et vraies, dont nos mœurs actuelles ont offert les croquis variés »21, par ailleurs lithographiées par Henry Monnier, ont l’avantage d’être, « d’années en années, d’éditions en éditions », augmentées. Le succès de la première publication, dont le volume est pris en charge par François-Adolphe Loève-Veimars, Émile Vanderburch et Auguste Romieu, encourage les éditeurs à grossir le recueil, pour lequel d’autres auteurs, comme Godefroid Cavaignac et Charles Romey, apportent également leur contribution22. C’est ainsi que la seconde édition est enrichie « d’un morceau fort piquant et très-dramatique sur le 18 brumaire »23. Le phénomène domino est tel que l’annonce du second volume en 1830, après une énième édition du premier, se complaît dans un flegmatique « etc., etc., » : un volume rempli de piquans tableaux de mœurs nouvelles, de scènes historiques, publié sous le titre de Scènes contemporaines, etc., etc., par Mme la vicomtesse de Chamilly, a paru, il y a environ trois ans, et a été remarqué par le public. Trois éditions constatent aujourd’hui ce succès. Voici maintenant la publication du 2e volume. Il se compose aussi de scènes prises dans la société actuelle et dans l’histoire. L’auteur est un de nos jeunes écrivains les plus distingués24.
Dans la lignée des Petites esquisses contemporaines (1830) d’Alexandre Bret ou des Petits tableaux de mœurs (1825) de Paul de Kock qui paraissent dans les mêmes années, ce type de « tableaux piquants » rencontre un succès certain, dont les années cinquante marqueront par la suite le sceau. 20
Ibid., p. 2. « Scènes contemporaines, laissées par Mme la vicomtesse de Chamilly », Le Mercure de France au dix-neuvième siècle, tome 19, 1827, p. 444. 22 LAROUSSE Pierre, « Scène », in : Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, op. cit., tome 14, p. 325-332, p. 326. 23 Commentaire sur Scènes contemporaines de Chamilly, Le Constitutionnel : journal du commerce, politique et littéraire, n° 116, 25 avril 1828, p. 2. 24 Commentaire sur Scènes contemporaines de Chamilly, Journal des débats politiques et littéraires, 25 février 1830, p. 2. 21
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De manière générale, trois particularités retiennent l’attention quant à l’effet domino : une démarche éditoriale d’abord, la paternité d’un titre ensuite et, enfin, une nomenclature spécifique. L’essor que rencontre la scène en littérature au milieu du siècle est le résultat d’un coup de force de la part des éditeurs qui, décelant la popularité du genre, entament un processus de transposition, de la presse au livre. Cette entreprise n’acquiert cependant son poids qu’en raison de la redondance d’un titre, Scènes de, qui assure à la pratique une généricité nouvelle. Dès lors, un étiquetage spécifique est pensé pour catégoriser les différentes variantes, en amont ou en aval du titre principal : « la vie parisienne », « la vie privée », « la vie populaire », « la vie intime », « la vie militaire », etc. Dans la préface d’Une fille d’Ève : scène de la vie privée (1839), Balzac insiste à cet égard sur l’attente que doit susciter auprès du lecteur ce seul intitulé : « comment l’auteur pouvait-il exiger que le public de nos jours, si distrait, si peu soucieux de littérature, fît attention au titre de Scène de la Vie Privée, qui ne permet aucune des violences ou des condimens épicés que souffre une Scène de la Vie Parisienne »25, avant de préciser la portée du premier titre : « les Scènes de la Vie Privée [sont] destinées à représenter cette phase de la vie humaine qui comprend les émotions de l’Enfance, celles de la Jeunesse, leurs premières fautes, les débuts dans le monde social »26. La ramification de ces trois pôles permet ainsi d’envisager la scène en littérature non pas seulement comme un procédé marginal ou secondaire, situé aux firmaments de certaines catégories romanesques établies, à l’instar du roman de mœurs, mais davantage comme un genre autonome. 1.3 Stratégies sérielles Dans le commentaire des Scènes de la vie moderne (1855) de Louis Reybaud évoqué à l’orée du présent chapitre, le critique Hippolyte Babou ne fait pas seulement état d’une galerie bien fournie – « Scènes de la vie de Paris, Scènes de la vie de province, Scènes de la vie de jeunesse, Scènes de la vie anglaise, russe, italienne, chinoise, on ne voit plus que des scènes et des romans scéniques, dans le catalogue pimpant des éditeurs de nouveautés »27 –, il met encore en évidence le mécanisme de la pratique de la scène : la série. Le journaliste conclut en effet sur la prévision suivante : 25 BALZAC (DE) Honoré, « Préface » (février 1839), in : Une fille d’Ève : scène de la vie privée, Paris, H. Souverain, 1839, tome 1, p. 3-41, p. 5. 26 Ibid. 27 BABOU Hippolyte, commentaire sur Scènes de la vie moderne de Louis Reybaud, art. cité, p. 854.
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« voici encore des Scènes de la vie moderne : nous ne sommes pas au dernier terme de cette aimable série »28. Le constat de Babou rend ainsi compte, et dans le même temps, d’un phénomène d’histoire littéraire d’une part, l’essor quantitatif d’un genre au milieu du XIXe siècle, et d’un principe de nomenclature sériel d’autre part, relatif aux étiquettes nominatives des ouvrages qui varient d’une couverture à l’autre. La logique de la série envisage d’abord le texte comme une « mosaïque »29 de citations engorgées dans un processus de circulation, dans la mesure où le pêle-mêle est repris, absorbé voire altéré dans d’autres récits. Elle impose ensuite de porter un regard panoramique sur la production littéraire en considérant un texte comme le chaînon d’un ensemble bien plus vaste et en saisissant un sens global, à défaut d’un sens atypique ou spécifique d’une œuvre30. En d’autres termes, est sérielle une pratique d’écriture dont les modalités (de création et de réception) sont diffusées par d’autres textes qui, ensemble, forment une unité poétique, esthétique et discursive. Si le processus sériel s’applique à différentes pratiques d’écriture, il faut insister sur celles qui en subissent les conséquences dès l’origine, à savoir dans leurs mécaniques mêmes. La scène en est un exemple typique et à ce propos étonnamment peu exploré, à l’inverse de ses pairs, comme le roman parisien ou le roman de mœurs. Le système dans lequel la scène est prise n’est pour autant pas exactement celui de la collection – celle-ci étant préalablement définie et organisée –, mais bien celui d’un réseau. Pour autant, la série (de scènes) ne doit pas être confondue avec la simple analogie ou la simple ressemblance, car il ne peut y avoir une série que s’il y a un criterium, aussi vaste soit-il. Sur ce point, elle développe en revanche des similitudes avec le fonctionnement de la collection. À la manière des couleurs signalétiques de celle-ci, rose pour les demoiselles ; bleue pour la « Bibliothèque des merveilles »31, les couvertures des livres scéniques, en raison de la redondance du titre, établissent des liens de familiarité qui permettent à l’acheteur d’en distinguer le contenu et le genre. 28
Ibid. Le terme de « mosaïque » est emprunté à Julia Kristeva (Semeiotikèe. Recherches pour une sémanalyse, 1969) et cité par LETOURNEUX Matthieu, Fictions à la chaîne. Littératures sérielles et culture médiatique, Paris, Seuil, 2017, p. 28. Il rappelle par ailleurs la formule de l’avertissement des Scènes et croquis de la vie parisienne de Charles Joliet. Voir « L’institution du roman scénique (Joliet) » au chapitre VI « Mise en livre ». 30 LETOURNEUX Matthieu, Fictions à la chaîne, op. cit., p. 12. 31 RENONCIAT Annie, « Les couleurs de l’édition au XIXe siècle : “Spectaculum horribile visu” ? », Romantisme, n° 157, 2012, p. 33-52, p. 37. 29
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Dans cette perspective, les titres se multiplient au point de réduire au silence une éventuelle singularité ; les noms des écrivains, quant à eux, se désagrègent dans la masse. La sérialité s’affiche plus exactement dès le paratexte, car les couvertures des romans participent à un principe de collectivité. Scènes de la vie intime, Scènes de la vie parisienne, Scènes de la vie réelle, Scènes de la vie privée ou Scènes de la vie moderne se donnent moins comme le titre original d’un ouvrage qu’un intitulé générique auquel renverrait une somme panoramique, vis-à-vis de laquelle l’auteur serait somme toute très secondaire. Selon cette hypothèse, l’un ou l’autre des récits ne constituerait pas la suite mais bien la succession d’un vaste ensemble. La publication sérielle assure à cet égard un « continuum de la presse au livre » d’une part – on pense aux nombreuses scènes répétées d’année en année d’un journal à l’autre – et nourrit d’autre part « la vogue de la collection, qui permet de décliner et de répéter une seule et même formule, et d’intégrer en un seul ensemble le fonds d’éditeur, par un effet d’emboîtement du processus éditorial, de livraisons en tomaisons, et d’éditions en plusieurs volumes ou de collections en un réseau de livres qui renvoient les uns aux autres »32, précise Ségolène le Men. À la lumière de ces quelques exemples, l’intérêt de penser la scène dans un processus de sérialité apparaît avec d’autant plus de force qu’il s’inscrit dans une logique typique du siècle. La livraison ou la diffusion sérielle connaît en effet le succès, et cela dans de nombreux domaines, en peinture (François Defregger donne dès 1867 « une série de tableaux de genre représentant la vie populaire »33), en musique (Madame Dufay chante au Petit Casino « une série de chansons inédites de Jules Jouy »34) ou encore en photographie (Série de scènes de clochard sur les bords de la Seine, 1932). La démarche commerciale devient ainsi très vite une pratique littéraire, ayant un impact tant sur les modalités de création que de réception. En 1842 par exemple, dans le prospectus qui clôt le premier tome du roman d’Émile Souvestre, La Goutte d’eau, l’éditeur Coquebert décrit le projet sériel de la publication et justifie la nomenclature « Romans de 32 MEN (LE) Ségolène, « La “littérature panoramique” dans la genèse de “La Comédie humaine” : Balzac et “Les Français peints par eux-mêmes” », L’Année balzacienne, n° 3, janvier 2002, p. 73-100, p. 82. 33 VAPEREAU Gustave, « Defregger (François) », in : Dictionnaire universel des contemporains contenant toutes les personnes notables de la France et des pays étrangers [1858], Paris, Librairie Hachette (refondue et augmentée), cinquième édition, 1880, p. 530. 34 « Nouvelles et potins », Le Mirliton, n° 106, 21 avril 1893, p. 2.
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la vie réelle » – dont la résonnance avec l’étiquette « scènes de la vie réelle » évoquée plus avant poursuit évidemment la filiation – pour composer un ensemble de huit textes : Riche et pauvre, L’Homme et l’argent, La Goutte d’eau, Les Deux misères, Un homme politique, La Vocation, La Boîte de Pandore et Kercarantès35. À LA MÊME LIBRAIRIE
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ROMANS DE LA VIE RÉELLE PAR ÉMILE SOUVESTRE
Dans cette œuvre, à laquelle Riche et Pauvre et l’Homme et l’Argent servent d’introduction, l’auteur veut embrasser l’étude de toutes les classes de notre société actuelle. Il fera paraître successivement sur la scène l’ouvrier, l’homme politique, l’artiste, le fonctionnaire public, le professeur, etc. ; il montrera ce qu’il y a, au fond de chacune de ces existences, de comédie bouffonne, de drame poignant et d’enseignements profonds, et conclura par un dernier livre, Kercarantès, qui sera comme la conclusion philosophique de son travail. Cette série d’études se composera de huit romans dont nous donnons ici les titres. Les trois premiers ont paru, et le quatrième est sous presse36.
Les récits sont pensés pour être publiés « successivement », afin de constituer à terme une « étude » à même d’embrasser « toutes les classes de notre société actuelle ». En amont de Riche et pauvre (1836), Souvestre insiste sur son dessein de faire du cycle des « Romans de la vie réelle » « la chambre obscure de la société », en resserrant le roman « dans l’empire du réel »37. L’entreprise se veut ainsi éminemment panoramique dès lors qu’elle revendique une représentation composite et composée de la vie quotidienne ; le collectif Les Français peints par eux-mêmes, publié dans les mêmes années (1840-1842), constitue « le pivot éditorial et le point de départ de ce genre de la “littérature panoramique” autour duquel gravitent d’innombrables physiologies »38, favorisant par conséquent « une genèse en réseau »39. 35 N’ayant trouvé la trace des trois derniers, il est fort probable que ceux-ci n’aient jamais été publiés. 36 SOUVESTRE Émile, La Goutte d’eau, Paris, W. Coquebert, 1842, prospectus. 37 SOUVESTRE Émile, « Du roman », in : Riche et pauvre, Paris, G. Charpentier, 1836, p. III-XLIV, p. XXXI-XXXII. 38 MEN (LE) Ségolène, « La “littérature panoramique” dans la genèse de “La Comédie humaine” : Balzac et “Les Français peints par eux-mêmes” », art. cité, p. 83. 39 Ibid.
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Bien sûr, la scène n’a pas innové. Au contraire, le fantasme de l’œuvre totale fascine le XIXe siècle qui s’en fait à peu de choses près le héraut, on pense à La Comédie humaine de Balzac, « par son ambition totalisatrice maximale, par la précision de sa démarche physiologique, par l’association inespérée avec un consortium d’éditeurs [et] par la participation d’illustrateurs illustres »40, aux Voyages extraordinaires de Verne ou à L’Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire de Zola et, plus généralement, aux ouvrages de physiologies ou aux recueils panoramiques41. Ces textes s’inscrivent par ailleurs dans les sillages d’une stratégie sérielle de publication, à l’instar de l’abonnement auquel souscrivent, par exemple, les lecteurs de Scènes de la vie privée et publique des animaux dont il a été précédemment question42. L’envergure d’une prétention totalisante refuse donc le volume unique et nécessite une publication hachée, en séries. La scène a cependant cela de particulier qu’elle interdit d’emblée une unité, si ce n’est celle d’un corpus. L’identité s’opère par la répétition d’un titre ou d’un sujet, à défaut d’un auteur. Par conséquent, elle « ne se pense pas seulement comme un jeu de cartes disposées sur une table à la manière d’une série reproduisant toujours le même schéma, [elle se donne] aussi comme une architecture instable avec laquelle le lecteur peut jouer en édifiant lui-même un éphémère château de cartes »43. 1.4 L’intitulé fait-il le genre ? Bien que le genre ait engendré des romans par milliers, comme le suggère Fromentin au milieu des années quarante, il faut encore se demander si lesdits romans forment à proprement parler un genre. Autrement dit, la répétition de l’intitulé « scènes de » suffit-elle à asseoir un genre littéraire et, le cas échéant, lequel ? Le geste critique de l’époque invite sans l’ombre d’un doute à ériger une appellation, à l’image du commentaire de Babou qui ouvre le chapitre : les contemporains distinguent un corpus, lui attribuent un nom. Le genre étant avant tout une pratique historique, il invite en effet à reconstituer la perception des contemporains sur la littérature de leur temps et à observer les dénominations génériques qu’ils 40 THÉRENTY Marie-Ève, « Avant-propos », à propos de la littérature panoramique, Romantisme, n° 136, février 2007, p. 3-13, p. 8. 41 Ibid., p. 3. 42 Voir « Répétition : le cas des scènes de la vie des animaux (Grandville) » au chapitre V « Un genre de travers ». 43 MEN (LE) Ségolène, « La “littérature panoramique” dans la genèse de “La Comédie humaine” : Balzac et “Les Français peints par eux-mêmes” », art. cité, p. 92.
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formulent eux-mêmes afin qu’un objet puisse être à la fois identifié, décrit et discuté. Cependant, si l’intitulé répond à cette démarche de nomenclature, en témoigne « l’effet domino » sur lequel rebondit tant les critiques que les éditeurs, le nom n’est au fond qu’un signe et le signe peut être trompeur. À cet égard, le corpus de scènes fait montre d’une complexité en plaçant parfois le curieux sur une fausse piste. Il importe donc de distinguer la catégorie éditoriale du genre littéraire. La première peut être signifiante ou non. Si elle s’attache le plus souvent à identifier un type de récit, dans son thème ou dans sa structure, elle ne peut être qu’un titre à la mode, choisi par l’auteur ou par l’éditeur non pas tant pour affilier le texte à un genre mais bien plutôt pour s’inscrire dans l’air du temps. Quant au second, il fait parfois apparaître une chaîne hypertextuelle avec une forte généricité, en formant, à l’image des scènes des animaux, des sous-genres de la scène, et ne laisse d’autres fois transparaître que des ressemblances. Étant éclaté, le corpus scénique englobe par suite des effets de généricité, qui ne sont cependant pas permanents et qui, en outre, ne concernent pas nécessairement l’ensemble. Pour cette raison, cet arrêt sur l’intitulé « scènes de » entend interroger les distinctions à faire entre le genre éditorial – qui fait principalement l’objet des chapitres VI et VII – et le genre littéraire, en donnant, si ce n’est des réponses, des pistes de réflexion pour mieux saisir la qualification générique d’une part et les enjeux poétiques de la scène d’autre part. Alors que l’étiquette impose une forme d’autorité et constitue un indice de reconnaissance, celle-ci est parfois seulement commerciale. L’auteur, ou l’éditeur, fait usage d’un titre à la mode pour rester visible dans la masse de productions littéraires, une pratique somme toute assez commune au XIXe siècle. Dans le même ordre d’idées, c’est d’autres fois le seul écho du titre qui fait apparaître un tout cohérent, à l’instar de la série des scènes des animaux ou des scènes parisiennes. Par ailleurs, liée à une contingence, la dénomination générique peut encore apparaître ou disparaître lors des rééditions, mettant en évidence un rapport arbitraire entre le texte et le titre, entre la chose et le nom. Enfin, et dans cette même perspective, il arrive que la chose soit livrée sans le nom et vice-versa : un texte peut être composé de manière scénique sans pour autant en porter le titre alors qu’un autre peut être annoncé sous ce prisme sans pour autant se conformer aux attentes qu’il suggère. Par conséquent, si le titre peut être à la fois dénoté et connoté, il peut aussi être vide de sens et uniquement convoqué par imitation. L’exemple Balzac est à cet égard intéressant. Alors que Babou place le corpus scénique dans le sillage de l’héritage balzacien, il en délimite
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néanmoins immédiatement les contours : le titre. Plus qu’un genre, l’auteur de La Comédie humaine a, pour reprendre la thèse de Babou, fait de l’étiquette une mode. En 1830, il arrête le titre avec un premier ensemble, Scènes de la vie privée, auquel se joignent trois ans plus tard, à la fois dans un processus de cohésion et de différenciation, Scènes de la vie de province et Scènes de la vie parisienne. Si la déclinaison scénique de La Comédie humaine est certainement la plus importante, raison pour laquelle Balzac fait figure de modèle dans le genre, elle n’est aussi, peut-être, qu’un titre. Bien que les scènes de genre, ces arrêts sur image qui peignent une situation de la vie quotidienne, ne manquent pas dans l’œuvre de Balzac et feront pour cette raison l’objet d’une analyse spécifique dans une dernière partie consacrée au contenu des scènes, les récits relèvent quant à eux du format relativement classique du roman (de mœurs), plutôt long et composé d’une intrigue ficelée et agencée en chapitres, bien loin de la structure, scénique cette fois-ci, du recueil de nouvelles et de courtes pièces de Monnier, Scènes populaires, qui paraît la même année (1830) et qui propose, a contrario, une écriture hachée, heurtée, tronquée. De plus, au moment où paraît le volume Scènes de la vie privée, Balzac est décrit par certains contemporains comme un suiveur, plus qu’un créateur. Un journaliste du Corsaire considère par exemple l’auteur comme le « continuateur » et le « disciple » de Jules Janin qui, avec L’Âne mort et la femme guillotinée (1829) a initié un genre (dont le titre « scène » s’absente cependant) et fait école44, un constat qui tranche avec l’avantpropos dudit roman, dans lequel Janin confesse « c’est à peine si je sais moi-même ce que c’est que mon livre »45. Alors que la prose de ce dernier est saluée pour sa capacité à peindre les épisodes de la vie privée, celle de Balzac est au contraire d’abord décriée ; et s’il a voulu imiter une écriture par esquisse, par scène, il aurait échoué : « il y a sur ses scènes de la vie privée, je ne sais quelle odeur nauséabonde de musc grossier, j’allais presque dire de pommade », écrit le commentateur du Corsaire, « les chapitres rompus, les brusques transpositions, les traits inachevés qui, dans quelques œuvres, peignent la vivacité d’imagination, et montrent des esquisses faites par des mains appelées à peindre l’histoire, ne sont ici qu’un haut témoignage de stérilité et de mesquine conception »46. Si les Scènes de la vie privée sont cependant assez rapidement applaudies par 44 « Scènes de la vie privée, par M. Balzac », Le Corsaire : journal des spectacles, de la littérature, des arts, mœurs et modes, n° 2643, p. 2. 45 JANIN Jules, « Préface à la première édition », in : L’Âne mort et la femme guillotinée [1829], Paris, Michel Lévy frères, 1865, p. 5-27, p. 8. 46 « Scènes de la vie privée, par M. Balzac », art. cité, p. 2.
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d’autres, on retient – et on critique – les longueurs, la minutie des détails, la finesse des descriptions, qui sont autant de « caractères distinctifs de ses ouvrages » qui ralentissement la lecture, écrit Émile Deschamps dans la Revue étrangère de la littérature en 183247, rompant avec un idéal de forme scénique. De manière analogue, plusieurs romans ne revendiquent de scénique, stricto sensu, que le titre et le sujet (scènes de la vie), abandonnant toute, ou presque, structure en mosaïque, à la manière des morceaux qui forment les Scènes populaires48 de Monnier. C’est le cas, par exemple, du texte En quarantaine : scènes et mœurs des grèves (1853) d’Émile Souvestre qui se compose de récits inspirés des habitants et des paysages de la Bretagne maritime pour charmer et occuper les quarantaines que doivent vivre les marins dans les rades après leurs expéditions49. L’objet du discours est certes similaire tant à la peinture de genre qu’à la peinture de paysage, mais l’agencement des chapitres des trois nouvelles – seulement chiffrés et non nommés comme c’est le cas la plupart du temps – relève de la pratique usuelle du roman, dont les premières phrases des incipit traduisent davantage la continuité de l’histoire que l’arrêt sur une scène : « I. La large presqu’île comprise entre l’embouchure de la Loire et celle de la Vilaine est découpée par plusieurs baies », « II. Quelques jours après la visite de Goron à l’île du Met, sa fille Annette était occupée à filer du lin », « III. Le soleil, qui arrivait alors à son déclin, incendiait l’horizon de lueurs mourantes », « IV. En reprenant ses sens, Annette se retrouva chez elle entourée de voisines, qui, sous prétexte de lui donner des soins, étaient accourues près de son lit et l’accablèrent bientôt de question », « V. Tandis que les habitants de Piriac, réunis sur le port, se livraient à mille suppositions contradictoires, et qu’Annette continuait à prier devant l’autel de la Vierge avec une ferveur anxieuse, le drame commencé sur la grande terre se dénouait à l’île du Met »50.
47 DESCHAMPS Émile, « M. de Balzac », Revue étrangère de la littérature, des sciences et des arts, tome 1, 1832, p. 130-140, p. 133. 48 Cette distinction, entre les recueils scéniques et les (longs) romans, que j’envisage derrière la qualification de prose centrifuge et centripète, est développée plus loin, sous le prisme cette fois-ci non pas du genre mais de l’écriture et de la poétique ; voir « Cartographie d’un style » au chapitre XI « Physiologie d’une écriture ». 49 « Romans et nouvelles », commentaire sur En quarantaine : scènes et mœurs des grèves d’Émile Souvestre, L’Athenaeum français : journal universel de la littérature, de la science et des Beaux-Arts, n° 20, 14 mai 1853, p. 461. 50 SOUVESTRE Émile, En quarantaine : scènes et mœurs des grèves [1853], Paris, É. Dentu, 1856, p. 1, p. 23. p. 40, p. 65 et p. 88.
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Dans un registre très différent mais poursuivant une esthétique semblable – une peinture de la vie contemporaine prise dans le flux d’une écriture à défaut de vignettes juxtaposées –, Les Calicots : scènes de la vie réelle (1866) de Paul Avenel est un exemple symptomatique. Le récit porte sur un type très parisien – et dix-neuviémiste –, le calicot, duquel le narrateur brosse un portrait peu heureux : Savez-vous bien ce que c’est qu’un calicot ? C’est un petit-fat qui sait à peine lire couramment, et qui ne peut pas écrire une seule lettre sans faire trois fautes d’orthographe. C’est un fruit sec de lycée, qui se donne l’importance d’un savant. Ces jeunes gens de magasin font les fendants, ils tranchent sur tout ; ils sont prétentieux, bavards, loquaces, et plus vaniteux que la vanité elle-même. Si l’orgueilleuse sottise disparaissait de dessus la terre, on la retrouverait dans la cervelle d’un calicot !51
Figure emblématique de « l’haussmanisation de la capitale » durant le Second Empire, le calicot est « ce personnage familier des comptoirs de costumes, de chapeaux et de corsets »52, à l’image d’Octave Mouret, chef de rayon puis propriétaire d’un grand magasin dans Au bonheur des dames de Zola vingt ans plus tard, qui fait le plus souvent l’objet de critique, de caricature ou de satire. À la manière de Balzac, avec moins de sérieux et plus de fantaisie cependant, le roman d’Avenel s’attache ainsi à montrer « dans une étude de mœurs essentiellement parisienne […] la vie intime de messieurs les employés des magasins de nouveautés de la capitale »53, selon les mots d’un journaliste du Figaro. Toutefois, et malgré cette approche très représentative du corpus scénique, Les Calicots : scènes de la vie réelle n’ont finalement de « scènes » que le titre et de « réelle » que le sujet. Le récit file en effet sous la plume sur plus de trois cents pages, privilégiant les descriptions feuillues, quoiqu’encerclées par des paragraphes parfois très brefs et heurtés. Inversement, il est des livres qui empruntent tous les codes du roman scénique mais dont le titre « scènes de » est pourtant absent. C’est le cas des Heures d’une Parisienne de Léon Roger-Milès, publié en 1890 chez Marpon et Flammarion. Le recueil est composé de « nouvelles, courtes, amusantes [et] raffinées, qui auraient pu toutes paraître dans la 51
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AVENEL Paul, Les Calicots : scènes de la vie réelle, Paris, É. Dentu, 1866, p. 264-
52 IHL Olivier, « L’atelier du regard : sur un dessin ouvrier dans le Paris du XIXe siècle », La Nouvelle revue du travail, n° 10, 2017. http://journals.openedition.org/nrt/3129. 53 Annonce des parutions en quatrième de couverture, à propos de Les Calicots : scènes de la vie réelle de Paul Avenel, Figaro, n° 1201, 19 août 1866, p. 8.
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Vie Parisienne »54, écrit un rédacteur du Matin à sa sortie. « Un joli titre pour un joli livre », qui « raconte, en des pages pleines d’esprit et d’humour la journée d’une Parisienne, “dans le mouvement” »55, précise un journaliste de La Petite presse. En dix-sept indiscrétions, l’auteur fait pénétrer le lecteur dans le quotidien d’une Parisienne, au lever, au confessionnal, au bal ou encore dans sa toilette de nuit. Les brefs chapitres sont autant de trous de serrure entrouverts sur une scène intime, dévoilant dans une perspective scopophilique l’envers du décor ; une caractéristique de la scène qui fera l’objet d’un arrêt spécifique au moment d’aborder la question de l’intime56. En « vous », l’Invisible s’adresse à la comtesse qu’il observe secrètement, lui décrivant ses faits et gestes dont il se délecte. Relevant de la peinture de genre dans son contenu, en raison des petits tableaux, délicats ou humoristiques, qui illustrent les passe-temps d’une mondaine, et du dispositif dramatique dans sa structure, par l’agencement en actes des épisodes d’une journée, du matin au soir, les scènes qui forment le recueil sont, malgré la carence du titre, un exemple typique du genre. Face à l’absence de l’intitulé, c’est encore, à maintes reprises, le jugement du critique qui permet de relier le texte au corpus par l’identification de « scènes », dont il fait cependant un usage langagier parfois plus consensuel que signifiant. Le roman d’Émile Gaboriau, L’Argent des autres (1873) est pour un journaliste du Voleur une galerie de scènes dont la première de cette comédie toute parisienne sait entraîner le lecteur57 ; l’étrange récit anti-romantique de Jules Janin, L’Âne mort (1829), est décrit dans la Gazette littéraire comme une peinture « franche et ferme des scènes de la vie réelle »58 ; quant au volume de Jules de Gastine, L’Écuyère masquée (1878), il raconte « des scènes de la vie mondaine prises sur le vif, où il y a de l’intérêt, de l’émotion et du drame »59. Si les formules employées par les critiques offrent sans conteste des pistes pour cerner un genre, leurs acceptions sont cependant trop arbitraires et trop flexibles pour le canaliser. 54 « Les livres », commentaire sur Les Heures d’une parisienne de Léon Roger-Milès, Le Matin : derniers télégrammes de la nuit, n° 2476, 1er décembre 1890, p. 3. 55 « Librairie », commentaire sur Les Heures d’une parisienne de Léon Roger-Milès, La Petite presse, n° 8943, 3 décembre 1890, p. 3. 56 Voir « Intimité exposée » au chapitre XI « Physiologie d’une écriture ». 57 « Notre nouveau roman : L’Argent des autres », Le Voleur, série illustrée, n° 1269, 28 octobre 1881, p. 674. 58 « Nouveaux romans », commentaire sur L’Âne mort de Jules Janin, Gazette littéraire : revue française et étrangère de la littérature, des scènes, des Beaux-Arts, etc., n° 41, 16 septembre 1830, p. 643. 59 « Revue bibliographique de la semaine », commentaire sur L’Écuyère masquée de Jules de Gastine, La Liberté, 16 septembre 1878, p. 4.
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Il est en revanche des cas où la dénotation s’accompagne d’une véritable connotation et institue de fait une corrélation entre le titre et le contenu. C’est le cas des Scènes de la vie hongroise (1860) du comte Gustave de La Tour. Dans l’avant-propos, l’auteur insiste sur l’encrage scénique du récit, en répétant le lexique qu’il lui est affilié : il esquisse une « série de scènes » qu’il situe « sur le théâtre » d’un coin de la région de la Hongrie, en tâchant d’être « impartial dans les appréciations et vrai dans les peintures », souhaitant « représenter au naturel de pittoresques images »60. Le recueil fait ainsi se succéder des petits tableaux de la vie privée (en principe sur une dizaine de pages), d’« Une chasse d’hiver » aux « Coquetteries de la princesse ». Lors de sa réception, la critique fait alors du titre la légitimation du contenu et instaure un principe de causalité. « Il n’en est pas de même des Scènes de la vie hongroise, par le compte de La Tour. Le titre seul du livre en indique la différence avec ceux qui précèdent »61, écrit un journaliste de la Revue du Centre, après avoir commenté quelques récits de voyage, « ce sont des scènes de la vie privée plus que de la vie publique esquissées avec finesse, rapidité, d’une manière élégante et simple et qui nous donnent un tableau sinon complet, du moins original et charmant d’un coin de cette Hongrie pittoresque, où l’auteur a demeuré », précise-t-il encore. À la lumière de ces exemples, et malgré les différences relevées, faut-il pour autant admettre que les récits susmentionnés n’appartiennent pas au même genre ? Le critère morcelé de la scène est-il véritablement nécessaire, à l’instar des Scènes populaires de Monnier, ou le récit de la vie parisienne comme celui des Calicots : scènes de la vie réelle d’Avenel, peu importe sa forme, suffit-il ? Peut-on encore ranger dans la même catégorie des textes qui caricaturent des scènes populaires et ceux qui décrivent scrupuleusement les mœurs de la classe bourgeoise ? Cela dépend, somme toute, de la définition conférée au « genre ». S’il faut envisager sous son autorité des caractéristiques étroites et stables, alors la scène ne peut revendiquer cette dénomination, en raison de la variété de ses sujets, de ses supports et de ses registres. En revanche, une acception plus souple du terme (les genres intermédiaires étant d’ailleurs nombreux au XIXe siècle) laisse entrevoir une porte ouverte. Alors qu’il est facile de trouver des textes, romans ou recueils, qui empruntent au genre scénique son sujet (la vie quotidienne) ou sa structure (divisée) sans pour autant porter le titre 60 TOUR (DE LA) Gustave, Scènes de la vie hongroise, Paris, Gaume frère et J. Duprey, 1860, p. V-VI (avant-propos). 61 « Bibliographie » (signé V. H.), commentaire sur Scènes de la vie hongroise de Gustave de La Tour, Revue du Centre, n° 4, 15 avril 1880, p. 266-267, p. 267.
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« scènes de », il est plus rare de lire un récit intitulé ainsi et de ne s’acquitter d’aucun de ses codes. Envisager la scène sous l’angle du genre implique ainsi d’accepter deux aspects fondamentaux inhérents à son fonctionnement. Premièrement, la scène engendre la pluralité, qu’il s’agisse de textes, de dessins, d’estampes ou encore de photographies. Non seulement elle est reconduite dans les pratiques artistiques qu’elle traverse, mais, plus encore, elle fait l’épreuve d’une logique sérielle, et ce dans le double sens du mot « série » qui opère un croisement intéressant. D’un côté, ce dernier est à comprendre comme relevant d’un enchaînement syntagmatique. À la manière d’un polyptyque qui, en art, désigne un ensemble peint sur plusieurs panneaux – chaque volet représentant un pan du récit –, la scène de ménage ou la scène de bal suit un déroulement typique. De l’autre, il engage une sérialité paradigmatique, dans la mesure où les différents auteurs déclinent les personnages et les situations desdites scènes, celles-ci étant enclines aux réemplois et aux variantes. Deuxièmement, et parce qu’il est avec la scène impossible de fixer des traits génériques nécessaires et suffisants (conditions sine qua non du genre), elle doit être étudiée non pas sur la base d’une parfaite adéquation, mais sur celle d’un principe de parentés. Sans être identiques, les scènes se ressemblent. Le concept d’« air de famille » (Familienähnlichkeit) de Wittgenstein, étayé dans Recherches philosophiques (1953) par le processus de ce que l’on appelle communément « jeux », trouve ici un point de résonance, dans la mesure où le genre scénique ne fixe pas une fois pour toutes ses manifestations et ses applications futures, mais instaure davantage des effets de connivence et des chevauchements. Wittgenstein explique à propos des jeux, dont le raisonnement s’applique presque sans modifications à la scène : Considère, par exemple, les processus que nous nommons « jeux ». Je veux dire les jeux de pions, les jeux de cartes, les jeux de balle, les jeux de combat, etc. Qu’ont-ils tous de commun ? – Ne dis pas : « Il doit y avoir quelque chose de commun à tous, sans quoi ils ne s’appelleraient pas des “jeux” » – mais regarde s’il y a quelque chose de commun à tous. – Car si tu le fais, tu ne verras rien de commun à tous, mais tu verras des ressemblances, des parentés, et tu en verras toute une série. Comme je viens de le dire : Ne pense pas, regarde plutôt ! – Regarde les jeux de pions par exemple, et leurs divers types de parentés. Passe ensuite aux jeux de cartes ; tu trouveras bien des correspondances entre eux et les jeux de la première catégorie, mais tu verras aussi que de nombreux traits communs aux premiers disparaissent, tandis que d’autres apparaissent. Si nous passons ensuite aux jeux de balle, ils ont encore beaucoup de choses en commun avec les précédents, mais
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beaucoup d’autres se perdent. […] Et le résultat de cet examen est que nous voyons un réseau complexe de ressemblances qui se chevauchent et s’entrecroisent. […] Je ne saurais mieux caractériser ces ressemblances que par l’expression d’« air de famille » ; car c’est de cette façon-là que les différentes ressemblances existant entre les membres d’une même famille (taille, traits du visage, couleur des yeux, démarche, tempérament, etc.) se chevauchent et s’entrecroisent62.
Par analogie, le corpus de scènes interpelle par la récurrence d’une appellation, « scènes de », mais heurte rapidement par la diversité de l’ensemble, car les traits ne sont ni stables ni communs à tous les textes. En revanche, par la filiation d’un titre (« scènes de »), d’un thème (la vie triviale, parisienne ou encore domestique) ou d’une forme (fragment, morceau, scénette), le corpus invite à tisser un réseau de ressemblances, tu en verras toute une série. Partant, et vu sous cet angle, le genre poursuit une logique quasi mathématique : si les textes A et B d’un côté et B et C de l’autre sont analogues, les liens de parentés entre C et A manquent à l’appel ; par contre, ces derniers instaureront avec d’autres textes de nouvelles conformités, et ainsi de suite. Dans son article « Pourquoi le genre a-t-il si mauvais genre ? », Nathalie Heinich décrypte dans cette perspective les appréciations et les considérations de ce dernier. Traditionnellement63, le genre présuppose l’existence de catégories internes à l’œuvre d’une part et un certain degré d’indépendance vis-à-vis du champ (au sens bourdieusien) littéraire d’autre part. De plus, la notion de genre est intimement liée à celle de hiérarchie, impliquant des distinctions et, de facto, des inégalités. Cependant, « qu’est-ce, après tout, qu’un genre ? », questionne-t-elle, avant de répondre : « une famille regroupant des représentations [ou des textes, pour la littérature] aux contenus analogues »64. Cette dernière s’observe, pour les arts non figuratifs comme l’écrit, par le biais des formes, qui « seules peuvent autoriser des regroupements »65. Pour autant, le style n’est pas le genre ; si le premier peut être plagié, selon la distinction de Denys Riout citée par 62 WITTGENSTEIN Ludwig, Recherches philosophiques [1953], traduit de l’allemand par F. Dastur, M. Élie, J.-L. Gautere, D. Janicaud et É. Rigal, Paris, Gallimard, 2004, §66-67, p. 64. 63 Dans un article consacré à la hiérarchie des genres, Jan Blanc précise : « l’idée que les œuvres d’art puissent être classées en fonction de leur contenu ou de leur destination est, pour l’essentiel, un emprunt à la rhétorique antique ». BLANC Jan, « La “hiérarchie des genres”. Histoire d’une notion tactique et occasionnelle », in : Les Genres picturaux : genèse, métamorphoses et transcriptions, éd., ELSIG F., DARBELLAY L., KISS I., Genève, Mëtis Press, 2010, p. 135-148, p. 136. 64 HEINICH Nathalie, « Pourquoi le genre a-t-il si mauvais genre ? », in : Les Genres picturaux : genèse, métamorphoses et transcriptions, op. cit., p. 247-253, p. 250. 65 Ibid., p. 251.
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Heinich, le second se caractérise par la « multiplication d’œuvres appartenant à la même catégorie sans qu’elles soient […] disqualifiées pour manque d’originalité »66. Par l’entremise de cette approche, la scène gagne ainsi à sortir d’une définition trop étriquée du genre et à être considérée sous l’angle du paradigme67, à savoir un ensemble de différentes formes que peut prendre le modèle « scène », sans nécessairement être contraint par des critères génériques figés. Si cette logique est à l’œuvre de manière évidente en passant d’un art à l’autre, elle l’est également au sein d’un seul et même domaine, comme la littérature, en témoigne, par exemple, la contiguïté entre Un mauvais ménage : scènes de la vie intérieure (Pierre Pons, 1833) et Histoires de ménage : scènes de la vie réelle (Hippolyte Castille, 1856) et, a contrario, la disparité entre Le Fusil maudit : scènes de la vie de sport (Philibert Audebrand, 1863) et Scènes populaires (Henry Monnier, 1830). Par conséquent, si la scène n’est pas un genre au sens strict du terme, elle déploie néanmoins des caractéristiques qui outrepassent la seule qualification de pratique. Elle est en cela un module transgénérique, selon l’expression consacrée plus haut68, identifiable mais pas inaltérable, puisqu’il est susceptible de souffrir des variations. 2. LE POIDS D’UNE
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2.1 Les prétentions d’un sous-titre Le « romancier-taille-rubis »69 Michel Masson, tel qu’il aime à se désigner lui-même, fait paraître chez l’éditeur Didier en 186770 Lectures en famille : simples récits du foyer domestique. L’ouvrage, classé dans les suggestions de « lectures pour la campagne »71, comprend, après « Une 66
Ibid. Le mot « paradigme » est ici envisagé comme un ensemble de formes « scéniques » qui peuvent se substituer les unes aux autres et non pas au sens où Heinich le déploie dans sa théorie des genres, à savoir comme « une conception dominante de ce que doit être l’art », ibid. 68 Voir la proposition de définition de la scène comme module dans « Réflexion sur le genre » au chapitre V « Un genre de travers ». 69 « Littérature » (signé P. C.), commentaire sur Souvenirs d’un enfant du peuple de Michel Masson, Le Figaro : journal quotidien, politique et littéraire, 7 juin 1838, p. 1-2, p. 1. 70 Le catalogue général de la librairie française date la première publication de l’ouvrage en 1867, alors que la Bibliothèque Nationale de France donne l’année 1868. 71 « Lectures pour la campagne », commentaire sur Lectures en famille : scènes du foyer domestique de Michel Masson, Journal officiel de l’Empire français, n° 196, 19 juillet 1870, p. 1286. 67
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historiette pour préface », quatre nouvelles sans grande prétention, intitulées « Mademoiselle de Claret », « Marguerite chant-de-coq », « Une lumière au bord d’un fossé » et « La nièce de l’oncle Bénard ». Chose curieuse au moment d’annoncer sa parution dans différents journaux, comme Le Petit journal ou le Journal officiel de l’Empire français, le sous-titre est légèrement tronqué par les journalistes et le recueil de Masson s’annonce sous l’appellation Lectures en famille : scènes du foyer domestique72 ; un intitulé exclusivement usité lors des références bibliographies en fin d’ouvrages73. Si le changement semble de prime abord minime, il acquiert toutefois un tout autre statut à la lumière d’un corpus qui, dans les mêmes années, rencontre un sort analogue. Alors que plusieurs des textes étudiés s’intitulent frontalement « Scènes de », comme Scènes de la vie intime de Souvestre ou Scènes de la bohème de Murger, nombreux accueillent l’étiquette dans un sous-titre, initialement ou ultérieurement. C’est le cas notamment de certains textes de Murger, d’Audebrand ou encore de Yriarte, dont il convient de rappeler ici, brièvement et partiellement, quelques titres : Marceline Desbordes-Valmore, L’Atelier d’un peintre : scènes de la vie privée, 1833. Pierre Pons, Un mauvais ménage : scènes de la vie intérieure, 1833. Pierre Lagache, Les Deux mères : scènes de famille, 1836. Émile Renard, Les Étudians à Paris : scènes contemporaines, 1836. Élise Moreau, Une destinée : scène de la vie intime, 1838. Arnould Frémy, Les Maîtresses parisiennes : scènes de la vie moderne, 1855. Hippolyte Castille, Histoires de ménage : scènes de la vie réelle, 1856. Oscar Honoré, Perrine : scènes de la vie réelle, 1857. Henry Murger, Les Vacances de Camille : scènes de la vie réelle, 1857. Philibert Audebrand, Le Peintre sur porcelaine : scènes de la vie parisienne, 1862. Alphonse Daudet, Le Roman du chaperon-rouge : scènes et fantaisies, 1862. Charles Narrey, Ce que l’on dit pendant une contredanse : scènes de la vie humaine, 1863. Léon Saint-François, Vieux péchés : scènes parisiennes, 1879. 72 Ibid., ; « Bibliothèque des dames et des demoiselles », commentaire sur Lectures en famille : scènes du foyer domestique de Michel Masson, Le Petit journal, n° 2523, 28 novembre 1869, p. 4. 73 Pour exemple : MOREAU Élise, Les Mémoires d’une sœur de charité, 2e édition, Paris, Didier et Cie, 1875, p. 357-360, p. 358.
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Philibert Audebrand, Les Divorces de Paris : scènes de la vie intime, 1881. Jules Claretie, Une femme de proie : scènes de la vie parisienne, 1881. Philibert Audebrand, La Fille de Caïn : scènes de la ville réelle, 1884.
Loin d’apparaître comme une excroissance purement esthétique, l’étiquette « scènes de » accolée en aval du titre désigne à mon sens davantage une démarche de catégorisation générique. Suite aux succès des scènes éditées dès les années trente, la formule semble suffisamment attirante pour être officiellement indiquée et légitimement registrée. L’étiquette appose par conséquent son autorité sur une pratique identifiée et identifiable de la scène comme celle du récit de la vie quotidienne. Un favori : les scènes parisiennes Si les scènes se déclinent en infinies variations – scènes populaires, scènes provinciales, scènes intimes, scènes militaires, etc. –, elles ne se valent cependant pas toutes. Certaines paraissent opérer une mainmise sur les autres et s’imposer en canevas du genre : les scènes parisiennes74. Si la pléthore de titre atteste d’elle-même de son crédit – Scènes de la vie parisienne (1834-1837) de Balzac, Le Peintre sur porcelaine : scènes de la vie parisienne (1862) d’Audebrand, Le Médecin des dames : scènes parisiennes (1866) de Joliet, Scènes de la vie parisienne : une soirée chez les Duponceau (1869) de Lancien, La Veuve de l’Hetman : scènes de la vie parisienne (1872) de Fridolin, Vieux péchés : scènes parisiennes (1879) de Saint-François ou encore La Petite Lambton : scènes de la vie parisienne (1886) de Daryl, c’est d’abord sur les rééditions de certains ouvrages qu’il faut se pencher pour dégager et saisir les enjeux d’une telle étiquette. Les scènes de Monnier sont en cela un bon exemple : publiées une première fois en 1830 chez Canel sous le titre Scènes populaires dessinées à la plume, elles sont rééditées de nombreuses fois chez différents éditeurs ; Dumont propose en 1839 des Nouvelles scènes populaires quand Dentu, en 1864, réimprime l’ouvrage de 1830 dans une « Nouvelle édition ». L’édition la plus intéressante est toutefois celle de 1857, publiée chez Michel Lévy dans la collection Hetzel et Lévy. Si l’ouvrage comprend exactement les mêmes textes que la toute première version de 1830 74 On pense aussi, plus généralement, à la vogue du qualificatif dans les titres, comme La Mascarade parisienne (1859) de Champfleury, Un prêtre dans la maison : roman de la vie parisienne (1883) d’Armand Dubarry ou encore Singulière nuit de noce : drame de la vie parisienne (1886) d’Olympe Audouard.
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– à l’exception d’un texte ajouté, « Le déménagement » –, le titre connaît quant à lui un changement significatif : les Scènes populaires deviennent les Scènes parisiennes. La date, vraisemblablement, a un rôle à jouer. Les années cinquante sont celles d’un boom commercial pour les scènes qui rencontrent à ce moment-là un essor fulgurant. Et si l’intitulé « scènes de la vie » fonctionne bien, la jonction de « parisienne » fonctionne mieux. Le cas Monnier n’est pas isolé. En 1848, l’ouvrage de Madame Saint-Surin, publié pour la première fois chez L. Maignaud en 1831, Miroir des salons : scènes du monde, est réédité chez L. Janet sous le titre Miroir des salons : scènes de la vie parisienne. Si les textes connaissent quelques faibles modifications, le changement de titre est à nouveau notable. Outre celui d’une démarche éditoriale particulière, les années cinquante sont aussi le moment durant lequel Paris devient la véritable capitale du XIXe siècle. Sous le Second Empire en effet, et en parallèle aux travaux d’Haussmann, la ville est non seulement une vitrine pour l’Europe – voire pour le monde –, mais elle est également un nouvel objet de consommation. Pôle d’attractions, elle met au goût du jour le fait-Paris, par le biais de l’essor de l’industrie du luxe et des grands magasins, des Expositions universelles ou encore des entreprises de modernisation. Les parfums, les étoffes et le prêt-à-porter à la mode attisent ainsi une clientèle étrangère, qui fait d’un couturier comme Charles Frederick Worth une figure aussi célèbre qu’un grand écrivain et aussi influente qu’un « philosoph[e] [ou] homm[e] d’État »75. Toute « l’Europe s’est déplacée pour voir des marchandises »76, dit-on en 1855 à l’occasion de la première Exposition universelle, révélant non seulement une certaine émulation commerciale, mais, surtout, une modalité du marché placée sous le joug du spectaculaire ; l’abondance des produits est exposée à la vue et véhicule une image quasi métonymique de Paris. Ce contexte mercantile idéalise alors la valeur des objets et crée, pour reprendre l’hypothèse de Walter Benjamin dans Paris, capitale du XIXe siècle, « un cadre où la valeur d’usage passe au second plan »77, ceuxci étant exposés de manière à divertir et à susciter la fantasmagorie (ils ne 75 « Chronique » (signé « Flic »), à l’occasion de la mort du couturier Worth, La Petite presse, n° 10444, 21 mars 1895, p. 1-2, p. 1. 76 La phrase est le plus souvent attribuée à Hippolyte Taine (notamment par Water Benjamin), parfois à Ernest Renan. 77 BENJAMIN Walter, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages [1982], Paris, éd. du Cerf, 1989, p. 39.
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pouvaient être touchés). Dans cette perspective, l’attrait pour les articles typiquement parisiens expliquent sans doute la frénésie des publications de « scènes parisiennes », dans la mesure où ces dernières, de manière analogue, constituent le fait-Paris et entretiennent un imaginaire de la vie dans la capitale. Le phénomène ne se restreint par ailleurs pas au domaine littéraire, en témoigne par exemple le journal La Vie parisienne qui offre à ses lecteurs l’actualité artistique et mondaine, théâtrale et culturelle. Dans les mêmes années, le domaine pictural s’éprend également pour le genre en proposant des peintures, des croquis, mais aussi des illustrations pour les journaux portant le label « scènes parisiennes ». Delbos et P. Nac, Alfred Grévin ou encore G. Bigot composent des dizaines de dessins à la plume sous ce même titre78 ; Lefils publie quant à lui dans Le Journal pour rire du 3 septembre 1853 une série d’illustrations pour la rubrique « Théâtres » annoncées et légitimées par ledit intitulé.
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Mentionné dans le Catalogue d’estampes anciennes et modernes de toutes les écoles (vente prévue le 5 novembre 1896), Paris, 1986, p. 15-16. 79 GRÉVIN Alfred, « Scènes parisiennes », in : Dessinateurs et humoristes ; dessinateurs romantiques, défets d’illustrations de périodiques, 1850-1900. « – Puisque monsieur va chez mademoiselle Angelina, ça serait-i’ un effet de la bonté de monsieur, que monsieur lui monterait ses petites affaires ?… » ; « – Où vas-tu ? d’où viens-tu ? où as-tu été ? Pour être sans cesse cauchemardée comme ça, ah ! nom d’un chien ! autant prendre un vrai mari tout de suite. » Source : gallica.bnf.fr / BnF.
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La vogue du roman parisien La vogue répond peut-être à celle des « romans parisiens » dans les mêmes années : Mademoiselle Poucet : roman parisien (1865) par Jules Noriac, Les Drames de l’adultère ou Le mari de Marguerite : roman parisien (1875) de Xavier Montépin ou encore Les Rois en exil : roman parisien (1879) d’Alphonse Daudet – le premier édité chez Lévy, le dernier chez Dentu80. L’étiquette possède en outre une entrée spécifique dans le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle qui réfère notamment la comédie en cinq actes et en prose d’Octave Feuillet jouée au Gymnase en octobre 1882 et publiée par Calmann Lévy en 1883, Un roman parisien, dont le récit est amplement restitué. L’étiquette signale-t-elle dès lors le sceau d’une pratique littéraire ? Le lieu fait-il le genre ?81 Très souvent placée en sous-titre, l’étiquette « roman parisien » envisage en effet un sous-genre romanesque – voir un sous-genre d’un sous-genre (le roman de mœurs ou le roman populaire par exemple) – qui compose un corpus d’environ cent textes publiés entre 1862 et 192982 et qui reconduit le mythe parisien préalablement institué durant la première moitié du siècle, souvent par des scènes d’ailleurs, on pense aux Scènes de Balzac ou à celles de Murger, mais aussi au Barbier de Paris (1827) de Paul de Kock ou encore aux Mystères de Paris (1842-1843) d’Eugène Sue. Plus encore, elle revendique une certaine idée de la modernité. Au moment d’évoquer l’ouvrage de Daudet, Les Rois en exil : roman parisien, Barbey d’Aurevilly précise : « des deux côtés, c’est le succès. Être parisien et moderne ! Paris, dans ce temps, c’est le sujet inépuisable et délicieux des livres qui ne tombent jamais »83. Et pour cause : le microcosme de la capitale est pour les écrivains réalistes un vivier fructueux. Ce n’est pas un hasard si l’on voit apparaître sur les titres des romans de Daudet cette « mention spéciale et juste : mœurs parisiennes, qui consacrait la création, sinon d’un genre nouveau, du moins d’un type nouveau du roman de mœurs : le roman parisien »84, déclare Édouard Rod dans Nouvelles études sur le XIXe siècle (1899). La 80 Il s’agit, à la lumière du corpus, de deux éditeurs centraux. Une étude spécifique leur a été réservée. Voir « Putsch des éditeurs » au chapitre VI « Mise en livre ». 81 ABSALYAMOVA Elina, « Le lieu fait-il un genre ? Quelques réflexions sur l’étiquette (sous)-générique “roman parisien” », in : Les Genres du roman au XIXe siècle, éd. PÉZARD É., STIÉNON V., Paris, Classiques Garnier, 2022. 82 Ibid. 83 BARBEY D’AUREVILLY Jules, Le Roman contemporain, Paris, A. Lemerre, 1902, p. 174 ; le texte est le dix-huitième volume de Les Œuvres et les hommes [1860-1909]. 84 ROD Édouard, « Les romans d’Alphonse Daudet », in : Nouvelles études sur le XIXe siècle, Paris, Perrin, 1899, p. 1-39, p. 18.
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vogue ne tient pas seulement à l’attrait du titre, elle s’explique aussi, et surtout, par le sujet : Paris. Paris offre aux romanciers une mine indiciblement riche. C’est un organisme qui semble résumer toute la vie humaine – le microcosme des vieux alchimistes, le signe cabalistique de l’Univers. Comment s’étonner de l’irrésistible attrait qu’il eut pour ceux qui le découvrirent, puis pour la masse qui se presse devant toutes les nouveautés ? Le « roman parisien » fut donc, en ce dernier quart de siècle, comme un de ces champs d’or qui enrichissent leurs premiers exploiteurs, pour attirer ensuite des pionniers trop nombreux, condamnés à se partager de maigres pépites, à laisser couler entre leurs doigts des eaux où passent à peine de rares paillettes85. En raison de sa nature kaléidoscopique, le roman parisien partage avec les scènes de la vie de Paris un point commun : l’écœurement de la critique. La Jeune France, par exemple, se plaint à propos du livre Les Monach : roman parisien (1885) de Robert de Bonnières : « tout d’abord, avouons-le, c’est avec un sentiment de défiance que nous avons lu le sous-titre Roman parisien. Soit dit une fois pour toutes, ceci devient crispant de voir sur tant de couvertures jaunes ou bleues ce fameux mœurs parisiennes »86. Pour autant, les « romans parisiens » ou les « scènes de la vie parisienne » forment-ils une unité nécessaire ? Il convient ici de constater, à nouveau, le rôle central joué par la politique éditoriale, ou, plus exactement, par l’usage des titres, des sous-titres et des sur-titres des romans ou des recueils de nouvelles. Bien que les « scènes de la vie parisienne » entraînent le plus de retentissement, il n’en reste pas moins que ce sont de manière générale les scènes de la vie quotidienne qui rencontrent le succès : « scènes de la vie réelle », « scènes populaires » ou encore « scènes de la vie moderne ». Au-delà des catégorisations qui s’en dégagent, c’est donc bien le sous-titre lui-même qui fait autorité. Alors que l’étiquette « roman parisien » émerge en 1862 seulement et connaît un point d’acmé (serré) entre 1880 et 1890, l’emploi de celle de « scènes » est antérieure et marque probablement le début de cette pratique romanesque de la peinture du quotidien des Français, le plus souvent des Parisiens, qui traverse le siècle. L’hypothèse est d’autant plus forte que les éditeurs publiant les premiers « romans parisiens », étiquetés comme tels ou non, sont, sans surprise, Dentu et Lévy, les mêmes qui prennent en charge la diffusion 85
Ibid., p. 19. « Bulletin bibliographique », à propos de la Librairie Ollendorff, La Jeune France, janvier 1885, p. 509-512, p. 509. 86
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des romans scéniques, on pense aux Amours buissonnières87 (1863, Dentu) d’Alfred Delvau ou à Mademoiselle Poucet : roman parisien (1865, Lévy) de Jules Noriac88. Par conséquent, l’étiquette « scènes de » se dote de fortes prétentions génériques. Si elle ne peut à elle seule identifier un genre littéraire, elle est cependant un indice suffisant pour distinguer un corpus. Le caractère sériel et chronique du sous-titre dès les années trente attire en effet immédiatement l’intention, car son annexe indique la volonté de cataloguer un genre. En regard du corpus de Scènes, il faut constater que plus de quatrevingts pour cent des titres se composent d’abord d’un sous-titre, signalant bien une précision quant à une pratique romanesque d’une part et s’inscrivant d’autre part dans un rouage bien huilé, on pense aux scènes de genre picturales ou encore à certaines rubriques journalistiques, comme « La journée parisienne » du Gaulois mais aussi « Scènes de la vie réelle » des Annales politiques et littéraires89. Autrement dit, le titre légitime et occasionne une production spécifique. 2.2 De l’étiquette à l’étiquetage L’étiquette « scènes de » a certes pour fonction première d’instituer une pratique d’écriture et de lecture identifiable : le lecteur reconnaît un type de récit, l’éditeur appréhende une valeur commerciale. Toutefois, il est un usage de celle-ci qui la dépasse largement, car l’étiquette devient rapidement un étiquetage. La catégorisation de la scène prend une telle ampleur qu’elle se cristallise dans le langage courant, débordant des confins strictement littéraires et se constituant en locution figée. Sans dessein de lister de manière exhaustive les différentes occurrences, il convient, dans une continuité avec la réflexion menée ci-dessus sur l’usage du titre et du sous/ sur-titre « scènes de » dans le monde éditorial, d’ouvrir brièvement la réflexion sur son emploi dans le discours, principalement journalistique et critique, afin de mettre en évidence sa circularité inhérente. En guise de conclusion quant à la catégorisation générique de la scène, l’étude de l’appellation elle-même permet de saisir ses nombreuses acceptions, tant 87 Le roman avait d’abord été annoncé « en préparation » sous le titre « Amours malsains : roman parisien ». DELVAU Alfred, Histoire anecdotique des cafés et cabarets de Paris, Paris, É. Dentu, 1862, n.p. 88 Concernant le rôle des éditeurs Dentu et Lévy relatif à la publication de romans scéniques dès le milieu du siècle, voir « Putsch des éditeurs » au chapitre VI « Mise en livre ». 89 Voir « Rubricage : façonner la scène » au chapitre II « Au rythme du journal ».
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poétiques que langagières, et ainsi révéler la porosité des frontières, une porosité susceptible de nourrir, justement, la pratique de la scène dans le roman. « Scènes de la vie cruelle » (Monselet) Le titre de l’ouvrage de Charles Monselet, Scènes de la vie cruelle (1876), est repris et employé tel quel – sans référence à l’auteur original – sous la plume de Philippe Gille lorsqu’il livre sa critique de Germinal dans le Figaro du 4 mars 1885 : « M. Zola a pris encore cette fois la nature brute et terrible pour modèle, et avec quelle vigueur de tons, quelle magistrale force de couleur, il nous a peint des scènes de vie cruelle ! »90 De manière analogue, la présentation du film Micheline ou Grande sœur en septembre 1916 est formulée en ces mêmes termes : « [il] m’a semblé un peu long mais je me hâte de dire que c’est un bon drame bien mis en scène et pas mal interprété. Le sujet est tiré de ce que l’on a étiqueté : les scènes de la vie cruelle »91. Le titre de l’ouvrage de Monselet se cristallise alors – « ce que l’on a étiqueté » – et s’assortit d’une définition communément partagée. Plus précisément, le succès de Monselet est tel que l’étiquette propre au livre se fige et mue en une expression à la fois usuelle et signifiante. Dans l’une de ses causeries dramatiques du XIXe siècle, Henry Fouquier qualifie les Enfants terribles de Gavarni comme suit : « ah ! que de fois, en feuilletant les Enfants terribles, j’ai senti combien le rire du triste Gavarni est trempé de larmes ! Ce sont bien ce qu’un écrivain a appelé d’un mot juste “les scènes de la vie cruelle”, ces scènes d’intérieur où la main innocente d’un enfant frappe d’un coup de poignard le cœur d’un père ! »92. Le plus souvent fantaisistes, parfois mélancoliques93, les scènes du recueil de nouvelles de Monselet sont également des études de mœurs d’une certaine 90 GILLE Philippe, « Revue bibliographique », commentaire sur Germinal d’Émile Zola, Le Figaro, n° 63, 4 mars 1885, p. 5. 91 Présentation de Micheline ou Grande sœur, Hebdo-film : revue indépendante et impartiale de la production cinématographique, n° 29, 16 septembre 1916, p. 7. 92 FOUQUIER Henry, « Causerie dramatique », commentaire sur les Enfants terribles de Gavarni, Le XIXe siècle : journal républicain conservateur, n° 2645, 18 mars 1879, p. 1-2, p. 2. 93 Un chroniqueur du Courrier littéraire revient sur le décalage entre le titre et le contenu du recueil : « ce titre mélancolique, Scènes de la vie cruelle, semble surprenant sous la plume alerte et joyeuse de M. Monselet. Il ne convient d’ailleurs qu’à quelques parties du volume. L’auteur, en effet, a réuni dans ces “scènes” une trentaine de fantaisies parues à diverses dates dans divers journaux » ; « Bibliographie », commentaire sur Scènes de la vie cruelle de Charles Monselet, Le Courrier littéraire, n° 10, 25 juillet 1876, p. 300-309, p. 303.
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profondeur d’observation. Cette duplicité fait ainsi du titre « les scènes de la vie cruelle » le « mot juste », pour reprendre l’expression de Fouquier, susceptible de traduire la « curieuse peinture des côtés tristes [et plaisants] de la vie moderne »94 que représentent Scènes de la vie cruelle, à l’image de cette conversation entre un père et son fils :
– Houp ! houp ! papa… Ah ! mais tu ne fais pas si bien le cheval que Janisset, dame ! – Qu’est-ce que Janisset ? un de tes petits camarades ? – Tu es farce ! papa… Janisset, il est un officier des soldats du roi, qui venait tous les jours, tous les jours, tous les jours ici, pendant que tu n’y as pas été !… Houp ! houp !… Et quand il est parti pour l’armée des Bédouins… houp ! houp ! maman a joliment pleuré… Houp !… Ah ! comme il faisait bien le cheval, celui-là !…95
Une petite digression s’impose ici quant à l’ouvrage de Monselet pour montrer, en plus de la cristallisation du titre dans le langage courant, un principe de circulation endossé par l’intitulé, légitimant son poids 94 « Lettre à ma voisine », commentaire sur Scènes de la vie cruelle de Charles Monselet, Le Voleur, série illustrée, n° 985, 19 mai 1876, p. 314-316, p. 314. 95 GAVARNI, « Les enfants terribles », in : Œuvres choisies, revues, corrigées et nouvellement classées par l’auteur : « études de mœurs contemporaines », Paris, J. Hetzel, 1846, volume 1, n.p. Source : gallica.bnf.fr / BnF.
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générique. Les Scènes de la vie cruelle sont un cas d’étude intéressant, car elles mettent en avant un aller-retour significatif entre l’espace de la presse et celui du livre, rompant définitivement avec l’idée de linéarité – ou de cause à effet stricto sensu par le passage de l’un à l’autre –, ouvrant au contraire des perspectives pour une étude de la scène davantage circulaire. Si un premier mouvement traduit un processus général de transposition allant du journal au recueil, tel que révélé par l’analyse des Scènes et croquis de la vie parisienne de Joliet96, un second met en place une rotation inverse, du recueil au journal. Cet autre regard porté sur la pratique de la scène permet ainsi d’envisager une hypothèse subsidiaire à la réflexion générale de cette étude : la scène se donnerait moins comme un genre littéraire borné qu’un support à l’expérimentation de différentes pratiques d’écriture. Les tableaux constitutifs du recueil des Scènes de la vie cruelle sont présentés comme des pièces « détachées » : « Monselet a fait mieux, beaucoup mieux, beaucoup plus sérieux et plus vrai : je n’en veux pour preuve que l’un de ses ouvrages les plus remarqués, paru ici même sous la forme d’articles détachés : Les Scènes de la Vie cruelle »97 affirme le directeur du Figaro Gaston Calmette à la mort de Monselet. L’écrivain fait en effet paraître dès le 11 mai 1868 dans ce même journal des textes brefs sous l’intitulé « Scènes de la vie cruelle », sans pour autant qu’il soit fait référence à un ouvrage à venir et dont le récit serait publié en amont en feuilleton. L’« un de nos plus anciens collaborateurs, un de ceux qui ont eu le plus de succès au Figaro, revient au bercail », écrit seulement l’un des rédacteurs, « il a promis de nous donner chaque semaine une charmante fantaisie, dans le genre de celle que nous publions aujourd’hui »98. Le titre « Scènes de la vie cruelle » est apposé en amont des textes et se donne comme celui d’une rubrique du quotidien dans laquelle des textes courts décortiquant la vie des Parisiens seraient livrés en « articles détachés ». Le processus de mise en livre est en cela similaire à celui que subit l’œuvre de Joliet : des morceaux disséminés dans la presse sont rassemblés en recueil pour former une mosaïque, aussi disparate que variée. L’intitulé « Scènes de la vie cruelle » qui chapeaute les récits publiés dans le Figaro est réactualisé pour le titre du recueil de 1876, assurant par conséquent la filiation – ou peut-être davantage la confusion – entre les deux médiums. 96
Voir « L’institution du roman scénique (Joliet) » au chapitre VI « Mise en livre ». CALMETTE Gaston, « Mort de Charles Monselet », Le Figaro, n° 141, 20 mai 1888, p. 1-2, p. 2. 98 Annonce et présentation du feuilleton Scènes de la vie cruelle de Charles Monselet, Le Figaro, n° 132, 11 mai 1868, p. 1. 97
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Les suites du processus sont quant à elles plus originales. D’une part, lorsque certaines scènes de Monselet paraissent dans la presse après la publication du recueil, l’étiquette « Scènes de la vie cruelle » descend d’un étage et vient tout naturellement se positionner en sous-titre, en deçà du titre de la nouvelle : non plus en amont à l’instar de l’intitulé de la rubrique du Figaro, mais en aval pour légitimer l’inscription du récit dans un registre désormais spécifique, à la manière d’une locution figée. C’est le cas de « La mort d’un comédien », cette « esquisse rapidement jetée, une pochade, comme disent les peintres »99, publiée en feuilleton dans Le Petit Parisien dans la rubrique « Les mille et une nouvelles » cinq ans après sa parution dans le recueil. D’autre part, l’intitulé se cristallise et se popularise au point d’être réactivé dans d’autres journaux, après la publication du livre chez Lévy. La revue des Annales politiques et littéraires l’exploite par exemple : Camille Lemonnier (« La petite Katel », 18 septembre 1892), Séverine (« Une cantinière », 27 novembre 1892) ou encore Octave Mirbeau (« Sur la route », 19 décembre 1897) font paraître des nouvelles sous l’égide de la rubrique « Scènes de la vie cruelle », qui, visuellement du moins, s’apparente davantage à un titre de roman, renforçant la circularité de la pratique de la scène entre l’espace du journal et celui du livre. L’amalgame est d’autant plus patent que la rubrique « Scènes de la vie cruelle » se confond encore avec celle « de la vie réelle », qui paraît dans les mêmes années et dans le même journal. Pour rappel, la rubrique « Scènes de la vie réelle » propose au lecteur, à partir du début des années 1890, la publication de textes souvent brefs sans pour autant s’apparenter aux dialogues tronqués du Gaulois des années soixante. Une information qui, après l’étude du cas Joliet – notamment la reconfiguration narrativisée d’« Une lecture à la Comédie-Française » –, n’a rien n’anodin. En effet, alors que les scènes publiées dans la rubrique « Ce qui se passe » du Gaulois dans la première partie de la seconde moitié du siècle se condensent sur trois ou quatre lignes tout au plus, en général sans début ni fin, celles livrées dans Les Annales après l’édition massive de recueils scéniques participent davantage au genre de la nouvelle, confirmant par là l’évolution que connaît la scène à partir de son expression dans l’espace du livre. Après cette rapide digression, il faut revenir et insister sur la confusion des titres de rubriques de la revue, en l’espèce entre « Scènes de la vie cruelle » et « Scènes de la vie réelle », le premier faisant mot pour mot écho au recueil de Monselet, le second à celui de 99
SARCEY Francisque, « Chronique théâtrale », Le Temps, n° 5500, 8 mai 1876, p. 1-2, p. 2.
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Nottret. Autrement dit, les formules fusionnent en même temps qu’elles se fixent en phrases figées dans les locutions verbales.
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« Scènes de la vie privée » ; « Scènes de la vie réelle » Outre « scènes de la vie cruelle », on notera également l’expression figée « scènes de la vie privée » et « scènes de la vie réelle » comme une locution largement usitée. À nouveau, la formule n’est pas pour autant le seul indice d’un genre d’écriture particulier, mais elle se donne aussi comme un coup de pouce publicitaire, de sorte à aguicher la curiosité du lecteur. Lors de la parution de La Grande ville d’Hippolyte Audeval en 1878, l’étiquette « scènes de » s’apparente en effet à une entreprise médiatique et commerciale : « voici venir d’abord la Grande ville, de M. Hippolyte Audeval, un conteur agréable qui aime à fouiller les plus tendres sentiments de l’âme, et qui se complaît surtout aux tableaux d’intérieur et aux scènes de la vie réelle »102. C’est aussi dans cette perspective que la critique salue la démarche esthétique de Jules Renard pour Ragotte, qui « excelle à prendre sur le vif des scènes de la vie réelle »103. LEMONNIER Camille, « La petite Katel », publié sous la rubrique « Scènes de la vie cruelle », Les Annales politiques et littéraires, n° 482, 18 septembre 1892, p. 179-180, p. 179. Source : gallica.bnf.fr / BnF. 101 ARÈNE Paul, « Le dîner des notaires », publié sous la rubrique « Scènes de la vie réelle », Les Annales politiques et littéraires, n° 508, 19 mars 1893, p. 180. Source : gallica. bnf.fr / BnF. 102 J. P., « Livres nouveaux », commentaire sur La Grande ville d’Hippolyte Audeval, Le Gaulois, n° 3530, 23 juin 1878, p. 3-4, p. 3. 103 « Le livre du jour », commentaire sur Ragotte de Jules Renard, Les Annales politiques et littéraires, n° 1330, 20 décembre 1908, p. 582. Voir « Scènes de la vie réelle » au chapitre VIII « Littérature de genre ». 100
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L’exemple est d’autant plus révélateur avec un commentaire paru dans Le Voleur à propos d’un texte publié sous la rubrique « Les barbes-bleues » de Paris-Caprice en 1869104, car l’expression, cette fois-ci, se sclérose tout à fait et entre définitivement dans le langage courant : Sous ce titre, les BARBES-BLEUES, un des plus spirituels et des plus répandus des journaux de salons et de boudoirs, Paris-Caprice publie cette piquante peinture de certaines scènes parisiennes dont il a été beaucoup parlé. […] Jugez de la figure de l’époux en comptant les missives presque toutes d’écritures diverses. D’un bond, il se rendit chez sa femme pour lui faire une scène de la vie privée comme il n’en a pas une dans les cent volumes d’Honoré de Balzac105.
Le journaliste présente d’abord le texte dont il est question comme « cette piquante peinture de certaines scènes parisiennes », avant de reproduire le récit en question. À l’issue de ce dernier, au moment où le mari découvre l’adultère de sa femme, une référence à Balzac et plus exactement au titre de l’un de ses volumes, Scènes de la vie privée, est ensuite privilégiée, en italique. La référence est d’une part intertextuelle, une allusion à l’opéra La Vie parisienne (1866) d’Offenbach dans le même paragraphe venant en outre compléter le phénomène de ramifications ; méta-textuelle d’autre part, dans la mesure où elle s’autonomise de son référent pour se constituer en une expression populaire et langagière. Autrement dit, la formule courante glosée en introduction – « faire une scène » – est, en raison de la redondance et de l’autorité d’un titre, reconfigurée : « faire une scène de la vie privée ». Bien qu’il soit malaisé de déterminer si la locution s’est figée avant, pendant ou après les publications massives des romans scéniques, il faut dans tous les cas admettre un va-et-vient tributaire du succès de la pratique littéraire, et a fortiori romanesque, de la scène. « C’est une scène de la vie de jeunesse, comme dit Murger »106 annonce l’un ; « c’est une “scène de la vie privée” comme eût dit Balzac, ou plutôt une scène de la “vie de province” »107, confirme l’autre. La précision « comme un tel 104 « Les barbes-bleues » (signé Zi-Za-Nie), Paris-Caprice : gazette illustrée, littéraire, artistique, tome 4, n° 82, 1869, p. 252-253. 105 « À travers la chronique » (signé Zi-Za-Nie), Le Voleur, série illustrée, n° 677, 22 octobre 1869, p. 668-669, p. 669. 106 « Par les jours de mai » (signé Les Gerbiers), La Gerbe compiégnoise : bulletin mensuel de la Jeunesse catholique de Compiègne et des environs, n° 19, juin 1905, p. 2-6, p. 2. 107 « Revues étrangères » (signé O. de B.), commentaire sur L’Affaire Dérive : roman de mœurs contemporaines de J.-H. Rosny, La Revue hebdomadaire : romans, histoire, voyages, 3 décembre 1910, p. 284-288, p. 287.
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a dit » assure certes une filiation, mais s’en distancie dans le même temps, car le titre éponyme renvoie aussi bien à un auteur qu’à une pratique d’écriture plus générale. En somme, à défaut de se restreindre à un catalogage, l’étiquette « scènes de » consigne tout entier un phénomène et un procédé.
CHAPITRE VIII LITTÉRATURE DE GENRE
Dès lors que les récits scéniques participent de l’esthétique des petits tableaux aux sujets anecdotiques, une filiation entre les deux domaines doit être envisagée : existe-t-il, par analogie avec la « peinture de genre », une « littérature de genre » ? Non pas une formule créée de toute pièce pour les besoins de cette étude, mais bien une nomenclature générique établie par la critique contemporaine en réponse à l’essor des publications de scènes. Autrement dit, les usages de l’étiquette « scènes de » ont-ils permis l’émergence d’un genre, à tout le moins d’un sous-genre littéraire ? La formule « de genre » comme instance de classification sera dans cette perspective d’abord étudiée, afin de mettre en évidence sa malléabilité et pour en dégager une première définition. Après un retour sur une catégorisation, c’est la consécration de l’étiquette « littérature de genre » qui sera abordée au travers de la réception de La Perruque du philosophe Kant (1863) de Louis-Auguste Bourguin, l’occasion aussi de s’arrêter sur les discours critiques : enthousiastes dans les années soixante, ils dégagent, à la fin du siècle et au troisième jus du pressoir, une certaine lassitude devant la pléthore des parutions de genre. Après avoir mis en évidence l’effet de contamination opérant entre la peinture et la littérature, l’autonomie de cette dernière sera ensuite considérée sous l’angle d’un genre en soi, en observant les procédés et les dispositifs esthétiques propres à cette littérature de genre, en montrant notamment que la scène s’érige en modèle. Si la critique établit d’emblée une catégorie générique en raison de la redondance de l’appellation, il faut encore se demander si des caractéristiques propres à l’écriture scénique peuvent être identifiées. Pour cette raison, une dernière partie se concentrera sur les définitions récurrentes privilégiées par la critique pour qualifier ce type de productions, en accordant un intérêt aux scènes de la vie réelle, dont le réalisme partage avec la pratique du reportage quelques parentés. De manière générale, ce chapitre veut commenter un phénomène symptomatique de l’édification du genre : la démarche de théorisation. La critique des ouvrages n’est pas seulement prompte aux éloges – ou aux diatribes –, elle est aussi, et surtout, prétexte aux considérations théoriques sur une pratique littéraire, une entreprise épidémique chez les critiques qui signale le besoin de spécifier un type d’écriture.
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1. EMPRISE D’UNE
PRATIQUE PICTURALE
1.1 Les répercussions d’une filiation En 1833, La France littéraire publie dans sa rubrique « Variétés historiques » un curieux récit signé Tholozan. Derrière un titre à l’intitulé révolutionnaire, Une fête de Thermidor, et un de ces morceaux d’histoire qui séduit la première moitié du siècle, il dresse l’état des lieux d’une littérature en pleine mutation. L’auteur annonce dans un discours programmatique que le XIXe siècle se réclame de l’adage de La Fontaine : « les longs ouvrages me font peur »1. La bien-aimée, la seule dont la forme est à même d’enchanter le lectorat et d’épuiser l’assortiment des libraires est désormais la nouvelle. Cette prédilection pour le format réduit, selon lui, trouve sa raison d’être dans des modalités d’écriture capables de répondre aux exigences d’une société moderne : Restreint dans des limites étroites, le conteur2, sur son petit théâtre, est obligé de serrer les effets, de réduire les figures […] : mot d’ordre qu’ont merveilleusement saisi nos jeunes écrivains. C’est grâce à leur vie studieuse, que chaque jour vous voyez se reproduire, sous la forme d’esquisses, le moyen-âge et les temps modernes ; aussi, point de scènes de la vie privée, de mœurs bourgeoises, d’intrigues de cour ou d’intérieurs de châteaux qui ne nous en soient connus3.
« Restreint dans des limites étroites », le genre est à même, sous la forme « d’esquisses », de répondre aux contraintes modernes tant de lecture que de publication. Cette manière de procéder, si elle est originale dans l’espace littéraire des années trente en France, n’est cependant pas nouvelle dans le milieu artistique. L’emprunt est en effet immédiatement délimité par Tholozan, dans la suite de son paragraphe, à la peinture : le conteur n’opère « que des tableaux de genre, et par le temps qui court, c’est là précisément son mérite »4. Analogues aux scènes de genre qu’affectionnait Diderot, ces petits épisodes anecdotiques sont de fait contraints de s’écrire de façon « serrée » et « réduite », une limite spatiale qu’ils rencontrent notamment dans les colonnes des journaux ou dans le morcellement propre aux recueils. La comparaison de la vogue de la nouvelle à la peinture de genre n’est donc pas innocente, car elle légitime une 1
« Une fête de Thermidor » (signé Tholozan), La France littéraire, mars 1833, p. 138147, p. 138. 2 On note, à nouveau, l’emploi du mot « conteur » pour qualifier les romanciers de scènes ; Voir « Conteur des temps modernes » au chapitre VI « Mise en livre ». 3 « Une fête de Thermidor », art. cité, p. 138. 4 Ibid.
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pratique sur la base d’une esthétique confirmée qui connaît, à ce même moment, un regain d’intérêt. Les caractéristiques concédées à la peinture de genre au début du XIXe siècle semblent se confondre avec les prémices d’une écriture moderne décrite par Tholozan. Dans son Essai sur le Salon de 1817, le journaliste et critique François Miel détaille les conditions d’un art pictural exécuté plus rapidement et permettant un prix moins élevé. Il précise par ailleurs que « ce sont probablement les proportions de ces sortes d’ouvrages qui les ont fait ranger dans la peinture de genre, ou plutôt, il semble qu’on appelle tableaux de genre tous ceux dont le cadre n’excède pas une certaine grandeur »5. Cette contrainte matérielle a l’avantage d’accroître la profusion et la diffusion de ce qu’on qualifie, aux côtés de la peinture de paysage, de portrait ou encore d’animaux, de scènes de la vie réelle. Ce rapprochement dans les formules employées par Miel pour la peinture et par Tholozan pour la littérature éveille l’intérêt de la comparaison prêchée par le second : aux scènes de la vie privée martelées par l’écrivain afin de les insérer dans les bords étriqués du récit bref, esquissées et reproduites au jour le jour, n’y aurait-il pas un précédent ? En d’autres termes, la peinture de genre aurait-elle déployé les conditions nécessaires à l’émergence d’une nouvelle forme d’écriture, comme le suggérait dans son avertissement, on s’en souvient, l’éditeur Lachaud, qui affilie le recueil Scènes et croquis de la vie parisienne (1870) de Charles Joliet à la peinture de genre par, dit-il, « un procédé analogue »6. À la manière des toiles de petits formats qui croquent les traits d’un personnage sans nom et sans histoire, ou d’une situation quotidienne banale par sa répétition et sa monotonie, les scènes en littérature font fi de tout effort de spécificité. En principe, et à l’instar de leurs modèles picturaux, les protagonistes sont anonymes ou anodins, et les péripéties souvent inachevées, non pas parce qu’elles sont inintéressantes, mais parce qu’elles ne sont ni uniques ni singulières et pourraient se voir déployées autrement. Cette banalité, Charles Narrey – romancier et dramaturge français (1825-1892) –, en a fait son cheval de Troie pour contourner les attentes du roman plus « traditionnel » avec Ce que l’on dit pendant une contredanse : scènes de la vie humaine. Cette « fantaisie »7, telle que l’auteur 5 MIEL François, Essai sur le Salon de 1817 ou Examen critique des principaux ouvrages dont l’exposition se compose, Paris, Delaunay, 1818, p. 290. 6 LACHAUD É., « Avertissement » (signé L’éditeur), in : JOLIET Charles, Scènes et croquis de la vie parisienne, Paris, É. Lachaud, 1870, p. I-III, p. I. 7 NARREY Charles, Ce que l’on dit pendant une contredanse : scènes de la vie humaine, Paris, É. Dentu, 1863, dédicace à Madame L***.
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se plaît à la nommer dans sa dédicace à Madame L***, est d’abord publiée en feuilleton dans Jean Diable, du 28 mars au 9 mai 1863, avant d’être éditée, la même année, chez Édouard Dentu, et cela sans trop de surprise8. Entre deux illustrations des dessinateurs Anastasi, Boulanger, Darjou, Masse ou encore Poilpot, l’écrivain dépeint de façon amusante les dialogues de différents couples durant un bal. Si les conversations formant le volume sont piquantes, l’incipit est quant à lui plus sérieux. Il s’en dégage une réflexion théorique sur l’écriture de « notre petite scène de mœurs »9, derrière un ton encore un peu taquin toutefois, provocateur assurément : Nous sommes à Paris ; nous pourrions être à Vienne, à Saint-Pétersbourg ou à Brives-la-Gaillarde. Nous sommes au faubourg Saint-Honoré, nous pourrions être au faubourg Saint-Germain ou au Marais. Nous sommes au premier, nous pourrions être au second ou même au cinquième. Nous sommes chez M. Dutillet tout court, nous pourrions être chez M. du Tillet de… du… ou de la… ou même chez M. le marquis du Tillet ! Le salon est somptueusement orné, mais d’un goût douteux ; il pourrait être plus simple, il pourrait aussi être plus riche et parfaitement harmonié. […] Cette tenture tapageuse pourrait être remplacée par du lampas, par du brocart ou par du camelot de soie, sans rien changer à notre petite scène de mœurs10.
Peu importe le lieu, peu importent les personnages, peu importe l’intrigue ou les péripéties : le singulier et le typologique fusionnent. En outre, l’intérêt se situe davantage dans la manière de raconter. Dans cette perspective, l’écrivain ne dessine pas, il esquisse ; il ne décrit pas, il évoque. La scène peut être précise et exacte, mais elle n’a pas pour dessein d’en parachever le récit. Ou, plutôt, l’idéal poétique se configure dans une certaine imperfection de ce dernier. Le mot « fantaisie » employé par l’auteur lui-même pour qualifier son texte – et plus largement convoqué par la critique pour évoquer les romans de scènes durant le siècle – renseigne par ailleurs sur le fonctionnement d’une telle esthétique. D’abord, le terme invite à considérer un corpus hétérogène et, plus exactement, intergénérique, 8 Dentu, aux côtés de Lévy et de Charpentier, fait partie des éditeurs qui publient le plus de romans scéniques. Sur cette question, voir « Putsch des éditeurs » au chapitre VI « Mise en livre ». 9 NARREY Charles, Ce que l’on dit pendant une contredanse : scènes de la vie humaine, op. cit., p. 2. 10 Ibid., p. 1-2.
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puisque les pratiques se confondent jusqu’à juxtaposer l’écrit et le dessin. Ensuite, il prend en charge des sujets dénués de gravité, privilégiant, à l’image de Ce que l’on dit pendant une contredanse, les histoires amusantes. Outre un format (petit) et un objet (anonyme), la comparaison établie par Tholozan révèle encore une analogie thématique. À la manière de la peinture de genre, plusieurs scènes représentent des épisodes de la vie domestique, une composante au cœur de la critique d’art de Diderot. Elles empruntent au référent pictural sa scénographie familiale et ses sujets propres à la vie du foyer, dont on peut relever quelques exemples représentatifs. Un mauvais ménage : scènes de la vie intérieure de Pierre Pons, édité en 1833 chez Hippolyte Souverain – dont l’illustration de JacquesJoseph Lecurieux en frontispice rappelle La Piété filiale qui fait dire à Diderot « c’est vraiment là mon homme que ce Greuze »11 –, est présenté par un rédacteur du Voleur au moment de sa parution comme : une étude de ces scènes de la vie intérieure, comme l’auteur les nomme, si remplies de passion et d’effets dramatiques ; ici la jalousie est aux prises avec la rage du jeu, qui entraîne une famille dans la misère et conduit son chef de l’assassinat au suicide. Nous rendrons compte de cette production, qui nous a semblé dominée par une idée morale ; les suites funestes d’une éducation vicieuse12.
Cette mise en scène de la vie de famille est encore celle du roman Scènes du foyer de Paul Meurice, publié en 1856 chez Michel Lévy frères. Dans une adresse à Émile de Girardin, le fondateur du quotidien La Presse, l’auteur commente la démarche de son récit ainsi : Ce livre essaye de mettre en présence, dans une action purement privée, au foyer de la famille, les trois premières générations de l’ère nouvelle, – la génération de 92, la génération de l’Empire et la génération de la Restauration. Ce livre se demande pourquoi toutes trois ont manqué la liberté. […] Mais, en attendant, ce vertige et cette fatigue de la liberté sont notre infirmité et notre douleur, la douleur et l’infirmité que, dans un ordre tout moral et tout intime, ce livre a tenté de peindre13. 11 Diderot Denis, « Salon de 1763 » [1763, publié en 1857], in : Œuvres complètes de Diderot. Revue sur les éditions originales comprenant ce qui a été publié à diverses époques et les manuscrits inédits conservés à la Bibliothèque de l’Ermitage. Notices, notes, table analytique. Étude sur Diderot et le mouvement philosophique au XVIIIe siècle par J. Assézat, Paris, Garnier frères, 1876, tome 10, p. 157-226, p. 207. 12 « Bibliographie », commentaire sur Un mauvais ménage : scènes de la vie intérieure de Pierre Pons, Le Voleur : gazette des journaux français et étrangers, n° 31, 5 juin 1833, p. 496 (je souligne). 13 MEURICE Paul, « Envoi à M. Émile de Girardin » (texte écrit en novembre 1853), in : Scènes du foyer : la famille Aubry, Paris, Michel Lévy frères, 1856, p. 349-354,
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Quel que soit l’objet des scènes, il s’agit toujours de peindre les épisodes domestiques. Le mot est encore employé par Anatole Claveau, qui s’enthousiasme pour cette « peinture des passions et des caractères ! Qu’ils sont ravissants, ces détails de la vie domestique ! comme ils font venir les larmes aux yeux et le désir au cœur ! »14 Au moment de décrire le roman de Meurice, il propose alors des analogies frappantes avec la scénographie familiale de la peinture de genre : De pareilles scènes sont douces au vieillard, à la femme, à l’enfant, parce que tous ils ont le droit de s’en croire les héros ; elles sont inoffensives, parce qu’elles mettent le cœur en garde contre des écarts funestes qui font tout voir à faux jour, et qu’en lui épargnant les exagérations, elles le sauvent des désenchantements. La vie de famille, le foyer, douces et saintes choses, que M. Paul Meurice rend encore plus aimables !15
Le succès du livre réside selon lui dans sa capacité à illustrer des « types et des modèles » du cercle familial, puisque l’auteur a su représenter « une famille à la fois réelle et idéale ; la famille telle qu’elle est quelquefois [,] telle qu’elle pourrait être et devrait être toujours »16. Si l’emploi du verbe peindre est très répandu dans le discours critique du XIXe siècle et ne peut être considéré comme une preuve du genre scénique, il fonctionne néanmoins comme un indice relatif au type de texte dont il est question. Par ailleurs, bien que le terme soit courant pour rendre compte d’un récit, il fait l’objet d’une prédilection face au corpus de scènes dans la mesure où son recours est quasi systématique. Par conséquent, et dès lors que les nouvelles et les romans scéniques, pour reprendre la formule du critique Hippolyte Babou17, s’apparentent à ces petits tableaux de la vie quotidienne et domestique, il faut bel et bien envisager une « littérature de genre » par analogie avec la « peinture de genre ». Non pas une étiquette créée de toute pièce pour les besoins de cette étude, mais une nomenclature générique établie en réponse à l’essor des publications de scènes dont témoigne notamment Babou en 1855. p. 350-353. La dédicace apparaît dès la première publication du roman (intitulé La famille Aubry), en 1854. 14 CLAVEAU Anatole, « Littérature et Beaux-Arts », commentaire sur Scènes du foyer de Paul Meurice, Revue franco-italienne : journal hebdomadaire non politique, n° 9, 28 février 1856, p. 66-68, p. 67. 15 Ibid. 16 Ibid. 17 BABOU Hippolyte, commentaire sur Scènes de la vie moderne de Louis Reybaud, L’Athenaeum français : revue universelle de la littérature, de la science et des Beaux-Arts, n° 40, 6 octobre 1855, p. 854.
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Pour le dire autrement, une pratique d’écriture spécifique se définit et se cristallise derrière cette même formule de classification au XIXe siècle, par comparaison avec le modèle pictural. Si l’hétérogénéité propre à la scène semblait de prime abord interdire toute institution générique, il faut constater au milieu du siècle une volonté de la part de la critique d’instaurer et de constituer un genre littéraire plus ou moins identifiable, une démarche de théorisation significative dont le présent chapitre veut retracer les enjeux. À l’instar de son homologue pictural, la littérature dite de genre est certes une sorte d’espace épars recueillant les textes bâtards, marginaux ou populaires ; il n’en demeure pas moins qu’une démarche particulière de la part de la critique pour reconnaître et caractériser une poétique cohérente, d’un point de vue à la fois esthétique, structurel et thématique, se met en place. 1.2 Littérature de genre : un qualificatif dans le discours critique État des lieux Avant de poursuivre l’hypothèse d’une filiation entre peinture et littérature, il faut en amont opérer un rapide retour sur les manifestations, aussi bigarrées soient-elles, de l’expression « littérature de genre » durant le XIXe siècle, afin d’en saisir les différentes acceptions. Les premières occurrences significatives datent des années 1820-183018. À la suite de la lecture du poème de Drollon, dans Ipsiboé (1823) du vicomte d’Arlincourt, les personnages discutent la bizarrerie du récit jusqu’à ce qu’un « juge instruit » désigne plus avant le texte comme de la « littérature de genre »19. Celle-ci se définit notamment – et de manière générale – par sa dissonance vis-à-vis du canon, par sa singularité et par son imprécision, dans la mesure où elle regroupe indistinctement la prose et la poésie, le sérieux et le comique : « quel brillant vague et quel beau vide »20, s’exclame-t-il. À cet égard, et très vite, elle se distingue des autres pratiques, en raison, probablement, d’une certaine inclassabilité. En 1830, au moment de poser le bilan des trois premières années d’existence du Voleur – revue hebdomadaire littéraire composée d’articles repris d’autres journaux – un 18
Si des occurrences antérieures sont possibles, il faut toutefois attendre le début du siècle pour que la formule devienne, par sa répétition et son institution, signifiante. 19 ARLINCOURT (D’) Charles-Victor Prévost, Ipsiboé, Paris, Béchet, 1823, p. 103. 20 Ibid., p. 102.
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journaliste, le rédacteur en chef sans doute, retrace la variété des sujets publiés en listant comme suit : « les fragments d’ouvrages inédits et nouveaux, les souvenirs historiques, les voyages et leurs épisodes dramatiques, les mœurs, la poésie, la littérature de genre, les faits curieux, les anecdotes piquantes, les flagellations les plus incisives des ridicules du moment, les causes célèbres, la statistique […] »21. Sans jamais véritablement se voir attribuer des contours clairs, la « littérature de genre » se démarque toutefois suffisamment des autres genres pour ériger à elle seule une catégorie parallèle, ou sous-terraine. La nomenclature peut alors se fixer : les articles « de genre » qui paraissent par exemple dans La Semaine des familles dans les années cinquante sont catalogués comme tels, ceux-ci se traduisant – et assez aléatoirement – par des promenades dans les halles aux marchés ou dans les cafés, mais aussi par des « études publiées sous le titre générique Élégances du foyer […] »22. Faute d’un cadre resserré, la formule jouit d’une plaisante commodité, car elle peut accueillir à peu de chose près tout et n’importe quoi, tant qu’elle délaisse le grand genre, l’épopée ou les récits historiques. Cette errance générique est soulignée au milieu du siècle par Paulin Limayrac, journaliste et rédacteur pour La Presse, dans un article publié le 3 janvier 1855 à l’occasion d’une réflexion sur le beau en littérature : « voilà pourquoi nous sommes envahis par cette littérature qu’on est convenu d’appeler la littérature de genre. Nous travaillons dans le petit ; nous ne suivons plus les grandes routes, et nous nous égarons dans les chemins de traverse : ceux-ci, les grossiers, dans des chemins boueux, ceux-là, les délicats, dans des sentiers fleuris, mais perdus »23. Historique et anecdotique, grand et petit se côtoient ainsi sans peine au travers d’un corpus amalgamé, au point de découvrir, par exemple, que « les fables de La Fontaine sont de la littérature de genre »24, si l’on en croit Victor Cherbuliez. Dès les années 1860, un constat communément partagé par la critique concernant la littérature de genre émerge assez nettement : c’est un genre 21 « Le Voleur : gazette des journaux français et étrangers. 3e année, commençant une Galerie de Portraits », Journal des débats politiques et littéraires, 14 mars 1830, p. 4. 22 « Prospectus », La Semaine des familles : revue universelle illustrée, n° 1, 1er octobre 1859, p. 1-4, p. 3. 23 LIMAYRAC Paulin, « Du beau en littérature. Et de son rôle dans le temps présent », La Presse, 3 janvier 1855, p. 1-2, p. 2. 24 CHERBULIEZ Victor, « Lettres sur le Salon », Le Temps, n° 4080, 13 juin 1872, p. 1-2, p. 1. Placer La Fontaine dans la tradition scénique de la littérature de genre n’est pas anodin, dès lors que ses textes, à la manière de ceux de La Bruyère encore, dressent des portraits sociaux, sorte de physiologies morales avant l’heure.
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fourre-tout, qui emprunte indistinctement à différents registres, flânant de l’un à l’autre au gré des envies, piquant ce qu’il lui convient et délaissant ce qui l’ennuie. Ce qui demeure, affirme Joseph Félix en 1865 lors d’une conférence sur la critique nouvelle face à la science et au christianisme, « c’est une littérature de genre se jouant aux confins de l’histoire et de la légende, une fantaisie qui se promène dans le champ varié de l’érudition et de l’art, un voyage littéraire à travers les origines religieuses, l’idylle, la pastorale, le roman […] », en somme « tout ce que vous voudrez »25. Si les occurrences sont, dans la première moitié du siècle, employées çà et là avec une certaine parcimonie, elles s’imposent plus largement dans les années 1860-1870, avant de tout à fait exaspérer la critique à la fin du siècle, en raison, justement, d’un emploi à tout-va, dans la mesure où elles s’appliquent indifféremment au genre épistolaire, romanesque, chevaleresque ou encore à la fable ou à la chanson. À ce titre, un journaliste publie dans Le Journal en 1894 un article courroucé : « parler des volumes de nouvelles devient assez difficile ; leur nombre croissant décourage. Il est aisé cependant de s’apercevoir que cette littérature de genre, innovée par Alphonse Daudet et qui atteignit avec Maupassant son plus haut période, commence à montrer la corde. Il faudra bientôt trouver mieux »26. Signé « l’officier de l’État-civil », le commentaire annonce la fin du genre qui, s’il ne s’éteint pas tout à fait au siècle suivant, se verra par la suite largement reconfiguré. En effet, dès le milieu du XXe siècle, la littérature de genre fait plus largement référence à tous les genres romanesques très stéréotypés, comme le polar, la science-fiction ou encore la fantasy, avec en tête Le Seigneur des anneaux de John Tolkien (1954-1955) ou Harry Potter (1998-2007) de Joanne Rowling. Si l’idée du genre bas d’une part, en raison d’une certaine marginalité face au canon littéraire, et du « cycle » ou de la « série »27 d’autre part est conservée, les caractéristiques sont quant à elles refaçonnées au travers de pratiques d’écriture plus éclatées, délaissant la seule peinture de la vie quotidienne et domestique. En somme, durant le XIXe siècle, la littérature de genre désigne généralement une écriture populaire et facile avec pour objet principal la vie 25 FÉLIX Joseph, « La critique nouvelle devant la science et le christianisme », conférence de Notre-Dame, La Gazette de France, 23 février 1864, p. 3. 26 « Acte de naissance. Bonnes nouvelles » (signé L’officier de l’État-civil), Le Journal, n° 706, 3 septembre 1894, p. 1. 27 Pour reprendre le titre de l’essai de BESSON Anne, D’Asimov à Tolkien. Cycles et séries dans la littérature de genre, Paris, éd. CNRS, 2004, p. 15-56 notamment. La question de la série quant à la scène est abordée dans « Stratégies sérielles » au chapitre VII « Paternité d’un titre ».
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contemporaine, quotidienne ou domestique. Loin du genre noble, à l’instar du roman historique, elle se réduit aux petits sujets et rend la lecture plus plaisante que sérieuse. Une mise en scène dialoguée réalisée par Alexandre Dumas dans ses Mémoires, publiée dans le feuilleton de La Presse en 1852, explicite parfaitement l’appréhension d’une littérature de seconde zone, en opposant Charles Nodier à Walter Scott : – Quels sont les trois premiers ouvrages que je dois lire […] ? – Wilhem Meister, de Gœthe ; Ivanhoé, de Walter Scott ; l’Espion, de Cooper. – J’ai déjà lu cette nuit Jean Sbogar [roman de Charles Nodier, publié en 1818]. – Oh ! c’est autre chose. – Qu’est-ce que c’est ? – C’est le roman de genre ; mais ce n’est pas cela qu’attend la France. – Et qu’attend-elle ? – Elle attend le roman historique. – Mais l’histoire de France est si ennuyeuse ! Lasagne leva la tête et me regarde. – Hein ? fit-il. – L’histoire de France est si ennuyeuse ! répétai-je. – Comment savez-vous cela ? Je rougis. – On me l’a dit28.
L’ennui relatif à « l’histoire de France » dont se plaint l’un des interlocuteurs est révélateur d’un horizon d’attente naissant, dès lors que les années 1840-1850 marquent un tournant, en délaissant majoritairement la littérature historique, romantique ou héroïque au profit d’un réalisme léger, mi-comique, mi-moral, mi-scientifique ; on pense à cet égard à certains ouvrages de physiologie ou issus du genre panoramique (Les Français peints par eux-mêmes 1840-1842, Scènes de la vie privée et publique des animaux 1841-1842), et plus généralement aux « roman[s] de genre » à la manière des recueils drolatiques de Charles Nodier ou de Paul de Kock, cet « autre chose » qui détourne la littérature avec un grand L. Un système de valeurs : le cas de La Perruque du philosophe Kant Louis-Auguste Bourguin, causeur en prose Si l’expression semble de prime abord vouée à l’échec de toute tentative de définition en raison d’un aspect bigarré – « quel brillant vague et 28 DUMAS Alexandre, « Mémoires d’Alexandre Dumas », La Presse, 31 mars 1852, p. 1-3, p. 3.
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quel beau vide ! » –, il faut pourtant lui accorder une légitimité. Il est un homme, oublié dans les vicissitudes du temps malgré sa singularité et sa renommée, qui a contribué à instituer et à caractériser la littérature de genre au XIXe siècle : Louis-Auguste Bourguin (1800-1880), avec son roman – aussi atypique que son auteur – La Perruque du philosophe Kant (1863). Né à Charleville le 18 mai 180029, Louis-Auguste fait ses classes au collège de Sedan et son droit, dès 1818, à Paris. Il travaille d’abord au conseil municipal de sa commune d’origine avant d’être appelé, en 1832, à la suppléance de la justice de paix et titularisé comme juge le 11 août 1833. S’il exerce ses fonctions de façon honorable, il doit à regret y renoncer en 1848 en raison de son état de santé. Il quitte alors le climat des Ardennes, trop rude à son goût, pour s’installer à nouveau à Paris. Son altruisme l’introduit dans plusieurs associations charitables ; ses inclinations littéraires le mettent quant à elles en rapport avec la Société des gens de lettres, l’Académie de Reims, la Société d’émulation des Vosges ou encore le Cercle de Neuilly-sur-Seine. Quand il ne vaque pas à ses occupations sociales ou artistiques, il compose à sa table de travail des livres charmants qui ont rendu son nom si populaire ; chacun de ses ouvrages, précise Loubens, a non seulement été tiré à deux mille exemplaires, mais a en outre connu plusieurs éditions, certaines ayant été traduites et réimprimées à l’étranger. Il intègre par ailleurs la Société philotechnique en 1842 et en devient membre résident en 1857. Cette société savante, créée en 1795 et « déclarée établissement d’utilité publique par décret du 11 mai 1861 »30, se consacre aux lettres, aux sciences et aux arts. On doit sa fondation à un auteur dramatique, Hector Chaussier, qui, après avoir regroupé quelques amis en vue de publier un Journal des arts, se décide à former, avec d’autres écrivains, une association, pour laquelle le titre de Société philotechnique est immédiatement adopté31. Des réunions sont fixées à vingt heures, à la Mairie du deuxième arrondissement, où sont conservés les livres ayant fait l’objet d’examens et d’analyses de la part des membres dans le dessein d’en signaler les mérites32. Bourguin a candidaté en se présentant devant ces mêmes membres avec « un Recueil de fables, où l’on trouve 29 Les informations biographiques qui suivent sont empruntées à LOUBENS Émile, Notice sur M. Bourguin, membre de la Société philotechnique, Paris, J.-E. Gauguet, 1882, notamment p. 10-15. 30 « Sociétés savantes, artistiques et philanthropiques », Annuaire-almanach du commerce, de l’industrie, de la magistrature et de l’administration, Paris, Firmin-Didot, 1863, p. 1083-1084, p. 1084. 31 LOUBENS Émile, Notice sur M. Bourguin, op. cit., p. 32. 32 Ibid., p. 33.
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des sujets agréables et ingénieux, embellis de traits spirituels et revêtus d’une poésie pure et facile »33. Il produit par la suite pour la Société aussi bien des articles inédits sur certaines figures littéraires (Étienne-Geoffroy Saint-Hilaire ou Clovis Michaux) que des rapports détaillés sur l’état des finances34. Son activité au sein de la Société philotechnique est sérieuse et appliquée, au point qu’il est élu président en 1865. Bourguin collabore en outre à plusieurs journaux, auxquels il fournit des articles très divers, notamment à La Féerie illustrée, aux Causeries populaires, à La Mosaïque ou encore à La Presse des enfants. « Sa verve est inépuisable », atteste Loubens, car « tout en multipliant des articles détachés, il a trouvé le temps d’écrire vingt-six ouvrages »35, des manuels d’histoire naturelle et d’économie, mais aussi des fables, des livres de morale ou encore des contes. « Dès cinq heures du matin, il prenait la plume qu’il ne quittait que pour deux motifs, ou pour faire de la gymnastique de chambre, comme mesure d’hygiène, ou pour chercher dans la marche le complément d’un exercice nécessaire »36. Ses histoires, que l’on décrit sans trop d’étonnement comme des « charmantes compositions »37, sont « pleines de douceur, d’indulgence, d’encouragement [et] elles ne sont déparées ni par la satire ni par l’ironie »38. De cette « suite de petits tableaux »39, l’un émerge plus nettement, dont il faut ici retracer la réception. Il s’agit d’une « causerie en prose »40 intitulée La Perruque du philosophe Kant, publiée chez Maillet en 1863. Le roman est précédé sur une trentaine de pages d’une « causerie familière servant d’introduction » dans laquelle le narrateur revient, « avant de parler de la perruque », sur l’homme, car si « le nom de Kant est très-connu en France, sa philosophie ne l’est guère. C’est qu’elle ne brille pas par la clarté »41. Le dessein poursuivi n’est toutefois pas d’exposer « les idées entortillées de ce maître »42, mais davantage de soumettre au lecteur 33
Ibid., p. 9. Ibid., p. 13. 35 Ibid., p. 15. 36 Ibid., p. 24-25. 37 Ibid., p. 19 (je souligne). 38 Ibid. 39 Ibid., p. 31 ; Émile Loubens reproduit « Éloge funèbre de M. Bourguin » de Jules David (p. 30-31). 40 Annonce de la parution de La Perruque du philosophe Kant : causerie en prose de Louis-Auguste Bourguin, Annuaire de la Société philotechnique, Paris, E. Thorin, 1860, p. 8. 41 BOURGUIN Louis-Auguste, La Perruque du philosophe Kant : causerie en prose, Paris, É. Maillet, 1863, p. 1. 42 Ibid. 34
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diverses sentences morales, souvent simplifiées. Par la suite, le récit, dont l’histoire débute environ deux mois après la mort du philosophe, sert de prétexte pour exposer des épisodes de la vie à même d’éduquer les mœurs des contemporains. Les scènes se déroulent dans la monotonie du quotidien, cadencées par différentes séquences : « Le bouquet », « La pipe et la pinte » ou encore « Ceci et cela ». Dans « Le dernier chapitre », le narrateur revient d’ailleurs sur une écriture elle-même heurtée : « quand une œuvre n’est pas écrite tout d’un trait, mais commencée, quittée, reprise, suivant l’exigence des affaires et les caprices de la fantaisie, on finit par vivre avec les personnages dont on retrace l’histoire […] »43. Critique de 1863 : l’enthousiasme des débuts Si l’ouvrage rencontre un certain succès auprès de son lectorat en raison de ces tableaux charmants, il se présente en premier lieu pour la critique littéraire comme un véritable phénomène ; manifestation d’une littérature en vogue, en ces années où les romans scéniques entassent les rayonnages des libraires, alors identifiée sous l’appellation « littérature de genre ». Lorsque Le Papillon publie le 4 octobre 1863 le compte rendu de l’ouvrage de Bourguin, d’abord paru le 11 septembre dans l’Écho de Liège, celui-ci ne résume pas seulement le récit de La Perruque du philosophe Kant, il livre une réelle analyse du genre dans lequel s’inscrit le roman, en en dégageant les caractéristiques et les modalités essentielles : La Perruque du philosophe Kant, tel est le titre d’un charmant récit présenté sous une forme qu’affectionnaient les écrivains du XVIIIe siècle44 […]. Dans les écrits de ce genre, le drame lui-même est peu de chose, on le raconterait tout entier en deux ou trois pages tant il est simple et dépourvu de ces grands artifices d’aventures, de péripéties, tant à la mode depuis une quarantaine d’années. L’auteur ne cherche pas à intéresser par un drame péniblement machiné, par le spectacle de passions violentes poussées à leur paroxysme […]45.
L’état des lieux du journaliste témoigne de la rupture opérée dans le courant des années cinquante dans le monde littéraire : aux romans au « drame péniblement machiné » ou aux « passions violentes poussées à leur paroxysme », dont se revendique, notamment, le roman historique 43
Ibid., p. 223. Voir le parcours historisant de la scène (du XVIIIe au XIXe siècles) proposé en introduction. 45 « La Perruque du philosophe Kant, par M. L.-A. Bourguin », Le Papillon : arts, lettres, industrie, n° 87, 4 octobre 1863, p. 616-617, p. 616. 44
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jusqu’en 1830-1840, se substitue un récit sans péripéties et sans grandes aventures. L’intrigue s’y déploie en sourdine, au point que le drame se résume « tout entier en deux ou trois pages » seulement. À cet égard, le geste d’écriture se dote d’une certaine gratuité, refusant une prose engagée, politique, esthétique ou idéologique. À défaut d’une démonstration, le réalisme des scènes n’est que monstration. Le « caractère si grave » de certains ouvrages est en effet abandonné au profit « d’un spirituel badinage »46 dont les « aimables historiettes » de La Perruque du philosophe Kant tracent les contours. D’abord, les péripéties sont factuelles, à l’image de l’incipit qui donne le ton : « par son testament olographe, déposé en l’étude du notoire Tschirnaüs, le philosophe Kant avait légué sa bibliothèque à l’Université de Kœnisberg, et sa garde-robe à l’hospice »47. Ensuite, plusieurs anecdotes rythment le récit, de la condamnation d’un perruquier par un tribunal espagnol pour avoir mis sur la tête de Philippe V les cheveux d’un roturier à la mode vestimentaire excentrique instituée par le roi de Prusse Frédéric48. En outre, la prose revendique un style simple, relatant sans ornement la vente aux enchères et le complot des étudiants buvant une bière dans la brasserie d’à côté pour empêcher coûte que coûte – en vain toutefois – que la perruque ne sorte de l’enceinte de Kœnisberg, les tapages de l’alcool témoignant davantage, selon le vœu de l’auteur, d’un élan patriotique. Le récit se résume par la suite aisément, tant les actions à proprement parler sont absentes. Le professeur Blasius, heureux acquéreur de la relique, a abandonné la fortune qu’il destinait à son unique enfant, Carlotta, pour payer la perruque, dont il estime qu’elle lui assurera prospérité et succès. Malheureusement, son intendant, Péters, vend un à un les cheveux du précieux couvre-chef. Le ton, enfin, est intimiste, le narrateur invitant le lecteur à investir les espaces clos, là où se passent les choses du jour : « mais rentrons dans la salle où va être mise en vente la perruque de l’illustre Kant »49 incite-il avant de décrire la mise aux enchères ; « la petite chambre où nous allons pénétrer n’avait qu’une fenêtre donnant, non sur un jardin, mais sur une rue assez étroite »50, écrit-il encore dans le chapitre consacré 46 BERVILLE (DE) Alain, « Compte rendu des travaux de la société philotechnique », commentaire sur La Perruque du philosophe Kant de Louis-Auguste Bourguin, Annuaire de la Société philotechnique (année 1860), Paris, Fontaine, 1861, p. 75-86, p. 81. 47 BOURGUIN, Louis-Auguste, La Perruque du philosophe Kant, op. cit., p. 41. 48 Ibid., p. 46-47. 49 Ibid., p. 49-50. 50 Ibid., p. 74.
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à Roseline, la nièce de Blasisus. Somme toute, le texte de Bourguin s’apparente à l’esthétique de la peinture de genre, dont le sujet est réduit et les actions dénuées de toute forme d’héroïsme. Un genre académique détrôné par une pratique populaire, voilà un retournement qui ne va pas sans rappeler, justement, le renversement hiérarchique des arts que connaît le XIXe siècle avec la peinture de genre et la peinture d’histoire, et dont les circonstances ont été examinées plus haut51. La coïncidence n’est évidemment pas hasardeuse et le journaliste opère d’emblée une comparaison entre les deux domaines. Comme la peinture de genre, le but de cette nouvelle littérature est « de charmer par une peinture délicate de quelques sentiments et par une action légèrement esquissée »52. Plus précisément, « si l’on empruntait une expression à la peinture, on dirait que c’est de la littérature de genre »53, conclut-il. L’expression est certes formulée en italique, indiquant par là le néologisme, mais ce à quoi elle renvoie est pour le public de 1863 déjà bien connu ; « nous croyons être assez compris, poursuit le journaliste, pour n’avoir pas besoin de développer les caractères de cette expression […] »54, précise-t-il à ce propos. En affiliant le roman de Bourguin à la littérature de genre, le journaliste ne pointe pas seulement une pratique littéraire, il établit un corpus que La Perruque du philosophe Kant vient « grossir »55. En d’autres termes, il met en lumière les traits distinctifs d’un genre romanesque – à tout le moins d’une pratique d’écriture – identifiable comme tel. Car « le vrai charme de ce conte est dans la narration elle-même »56 ; c’est elle qui traduit les contours d’un récit dont le tableau général l’emporte sur les péripéties de l’intrigue. La trame, nous l’avons dit, ressemble à celle d’une légère mousseline ; mais elle a pour rehaut des broderies d’un goût incontestable. L’auteur est primesautier ; l’action dramatique qu’il déroule ne le gêne pas un seul instant ; sans jamais abandonner ses personnages, il arrête tout à coup le drame pour épiloguer tout à son aise sur quelque idée délicate qui naît du sujet même, sur une vérité de philosophie morale qu’il a rencontrée chemin faisant57. 51
Voir « La peinture de genre » au chapitre III « Le petit format ». « La Perruque du philosophe Kant, par M. L.-A. Bourguin », compte rendu publié dans Le Papillon, art. cité, p. 616. 53 Ibid. 54 Ibid. 55 Ibid. 56 Ibid., p. 617. 57 Ibid. 52
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Heurtée, saccadée, arrêtée par une pensée, par une anecdote ou par la singularité d’un épisode, la plume de l’auteur flâne sur la page blanche comme on se promène dans une rue en éveil. Elle est spontanée et impulsive – « l’auteur est primesautier » –, car elle obéit au premier mouvement qui pique sa curiosité. Toutefois, elle n’est jamais brutale, dans la mesure où son impression est sans cesse engloutie dans le flux duquel elle est née. Par suite, elle ressemble à une « légère mousseline » qui virevolte dans un mouvement toujours continu, parfois suspendu mais jamais tout à fait arrêté. La cadence permet à l’écrivain de procéder par arrêt sur image – analogue en cela à l’intérêt pour le petit format, souvent sériel, propre à la peinture de genre –, revendiquant une linéarité en zigzag. Le récit n’est pas achevé mais il s’octroie quelques interruptions, pour décrire un personnage ou une impression. À l’inverse de la description stricto sensu cependant, ces tableaux ne sont pas secondaires ou en marge d’un fil conducteur principal, ce sont eux qui tissent le récit dont l’intrigue est devenue insignifiante : Ce procédé littéraire […] a été employé par tous les bons écrivains qui, faisant un livre, se préoccupaient à la fois de l’amusement à produire, et de l’utilité morale qui en devait résulter. C’est à coup sûr la vraie voie littéraire qu’il faut suivre, à la condition de pouvoir, comme l’auteur de la perruque de Kant, avoir assez de souplesse d’esprit et de style, j’ai oublié de dire assez de cœur, pour tenir sans cesse le lecteur en éveil58.
La prose caractéristique de la littérature de genre n’est pas seulement un trait d’esprit propre à l’amusement et à l’utilité morale, c’est un « procédé littéraire » et, précise le journaliste, « à coup sûr la vraie voie littéraire qu’il faut suivre ». Critique de 1874 : le désenchantement ou le « troisième jus du pressoir » Et la voie a été largement suivie. Les récits de ce type, aux sujets anodins (la vie familiale, quotidienne et domestique) et sans drame apparent, en cela similaires aux petites peintures de genre et aux scènes de manière plus générale dans le domaine littéraire, ont occupé les éditeurs durant le siècle, en témoigne la fameuse liste des nouvelles et futures parutions établie par Hippolyte Babou et précédemment citée59. L’essor est cependant 58
Ibid. BABOU Hippolyte, commentaire sur Scènes de la vie moderne de Louis Reybaud, art. cité, p. 854. 59
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tel que le discours sur la littérature de genre, cette vraie voie littéraire à suivre, annonce-t-on en 1863, change considérablement de ton, à peine dix ans plus tard. Le 2 avril 1874, l’historien et critique littéraire Adolphe de Lescure publie dans La Presse un article virulent dans la rubrique « La semaine littéraire », intitulé « La littérature de genre ». Ce dernier est composé de cinq séquences, au travers desquelles Lescure discute la pratique scénique chez de nombreux écrivains, comme Daudet, Najac, Renzon ou encore Fabre. La définition donnée à la littérature de genre est à peu de chose près livrée dans les mêmes termes qu’en 1863 – à croire que Lescure a en tête le compte rendu du roman de Bourguin tant les analogies sont frappantes –, mais l’état d’esprit est quant à lui nettement moins enthousiaste, quoique pas tout à fait encore résigné. Le génie français ne porte plus guère que des fleurs, et l’esprit français se dépense en menue monnaie. Le temps des vastes ambitions, des longues études, des lentes incubations, des grandes espérances semble passé. On vit en tout au jour le jour. La vogue d’aujourd’hui suffit à beaucoup, très peu pensent au lendemain, et la postérité fait l’effet d’un mythe. Aussi les grands genres, les lourds travaux, l’histoire, la philosophie sont négligés et ces champs sévères demeurent presque incultes. Ce qui prévaut aujourd’hui, ce que préfère le public, et ce qu’on lui donne, parce qu’aujourd’hui peu de gens se sentent le courage et la force de faire au public cette noble violence d’un chef-d’œuvre, c’est ce que M. Nisard appelait jadis la littérature facile ; c’est ce qu’il convient d’appeler la littérature de genre, par analogie avec cette peinture d’appartement, cette sculpture de salon, cette musique d’opérette, ces finesses de miniature, ces audaces de profil, cette perfection de détail qui accaparent aujourd’hui la production, et assurent le succès60.
Les caractéristiques du genre sont bel et bien réunies : le sujet est banal ; le style est simple. Le nouveau « génie français » est ainsi porté par des récits « d’appartement », à l’instar des « sculptures de salon » dont on sait l’existence sans trop toutefois se soucier de leurs particularités. Les historiettes de tout un chacun accaparent dès lors des lecteurs ayant soif d’une littérature facile, accessible et divertissante, au point que les « grands genres » sont à peine regrettés. Si Lescure, à la fois blasé et désemparé, confirme l’essor d’une pratique, il en relève toutefois, somme toute avec prudence, quelques traits caractéristiques susceptibles d’intérêt. Malgré une certaine nostalgie du temps « des vastes ambitions, des longues études, des lentes incubations » 60
p. 1.
LESCURE (DE) Adolphe, « La littérature de genre », La Presse, 2 avril 1874, p. 1-2,
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d’une part et face à une fécondité « de tronc fatigué, de sève appauvrie, dont les bouillonnements n’ont plus de jet et dont les traits ne sont plus que des rameaux »61 d’autre part, le critique admet que certains textes issus de la littérature de genre ont su sortir du lot. Ces derniers ont notamment, et à raison, laissé de côté les figures héroïques pour les gens de la vie réelle. C’est le cas par exemple de Tante Agnès ou d’Une vie manquée de la princesse Olga Cantacuzène, publiés chez Didier et dans lesquels les personnages sont nombreux et animés ; ils « s’y tiennent, y parlent, y agissent, y vivent d’une vie plus réelle »62. Les héros sont certes inconsistants et l’intrigue sans nœuds, mais la raison en est que le récit se dévoile « au jour le jour », à l’instar d’une « actualité qui passe », pour reprendre l’expression de l’avertissement aux Scènes et croquis de Charles Joliet. Les livres dont il est question sont faits « de pièces et de morceaux auxquels cette variété sert d’unité et dont le caprice même forme l’harmonie […] »63, précise encore Lescure à propos de Daudet. La pratique s’apparente au genre en vogue une vingtaine d’années plus tôt, les Physiologies64, aujourd’hui « élargi »65, puisque, comme elles, les récits de genre privilégient sous le mode en principe plaisant les portraits de types sociaux (le mari, l’amant, le marchand ou encore le bistrotier). « Voici encore des scènes de mœurs et des tableaux de genre, signés d’un homme d’esprit savant et raffiné dans l’art du bien vivre, dont l’observation égratigne plus qu’elle ne pique, dont les dialogues attestent une main experte aux jeux du théâtre, et un écrivain qui sait parler légèrement des choses légères »66, poursuivit-il. Le volume d’Émile de Najac, Madame est servie, édité par Dentu en 1873, se donne à cet égard comme « une série d’études sur la vie mondaine »67, notamment sur la causerie. Le récit se « déguste à petites gorgées »68, de manière spontanée et éphémère, abandonnant sciemment tout espoir de pérennité. Partant, « la vogue d’aujourd’hui suffit à beaucoup, très peu pensent au lendemain, et la postérité69 fait l’effet d’un mythe »70. 61
Ibid. Ibid., p. 2. 63 Ibid., p. 1. 64 Pour l’histoire du genre, voir en introduction « Du caractère au type : un héritage ». 65 LESCURE (DE) Adolphe, « La littérature de genre », art. cité, p. 2. 66 Ibid. 67 Ibid. 68 Ibid. 69 Sur la question de l’impossible postérité propre au genre de la scène, voir « La postérité fait l’effet d’un mythe » dans l’épilogue. 70 LESCURE (DE) Adolphe, « La littérature de genre », art. cité, p. 1. 62
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Cependant, si tous ne font pas tomber le genre en déconfiture, à l’instar de Daudet, des Goncourt, de Monselet, de Malot ou encore de Claretie71, dès lors qu’« il y a là dedans de petits chefs-d’œuvre ciselés avec un art fait d’amour »72, l’éloge est sous la plume de Lescure de courte durée. Certes, Robert Helmont. Études et paysages (1874) de Daudet est un « drame tout intime avec la campagne pour fond d’une intensité étonnante », « c’est empoignant de réalité vue, vécue, soufferte »73, traduite dans un style simple, net et précis, mais cette simplicité est justement trop « facile ». Alors que Gozlan, Karr, Souvestre ou encore Feuillet étaient, après Chateaubriand, Constant, Sterne ou Madame de Staël les « maîtres du commencement du siècle », « aujourd’hui nous voilà à la troisième moûture du sac, au troisième jus du pressoir »74. Le constat peu heureux de Lescure vise par ailleurs spécifiquement le roman ; les autres genres, qui connaissent aussi l’analogie picturale (« chanson de genre », « théâtre de genre » ou encore « poésie de genre ») y échappent davantage. En revanche, « dans cette littérature de genre, le roman tient une grande place et c’est encore de ce côté que s’affirment le plus cette vigueur relative de notre décadence et ce dernier prestige de notre influence littéraire ».75 La conclusion est amère, dans la mesure où ce qu’il « convient d’appeler la littérature de genre, par analogie avec la peinture » renvoie à « ce que M. Nisard appelait jadis la littérature facile »76. Si l’appréciation négative de Lescure montre, en comparaison avec celle, positive dix ans plus tôt, la progression du genre, elle en signale aussi un aspect qu’il faut ici préciser. Bien que parfois considérée comme avant-gardiste, la peinture de genre dans la littérature est aussi un motif de dévalorisation, et ce dès le début du siècle. De manière analogue à son pendant pictural, elle fait en effet l’objet de vives critiques, cataloguée comme un genre facile. Plus encore, elle donne lieu à une concession dans les commentaires et les comptes rendus : tel ou tel auteur excelle certes à peindre les détails, mais il est mauvais romancier. Au fond, il n’est qu’un écrivain de scènes. Balzac en fait notamment les frais lors de la parution du Père Goriot (1835). Le Littérateur universel fait paraître le propos suivant :
71 72 73 74 75 76
Ibid. Ibid. Ibid., p. 2. Ibid., p. 1. Ibid. Ibid.
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Il existe à Paris un romancier qui excelle à peindre les détails, à faire ressortir avec une délicatesse infinie de style, les moindres choses qui peuvent aider à donner de la vérité et de la couleur à ses récits. Cet écrivain a une manière unique ; sa touche est fine autant que son observation minutieuse ; sa phrase brillante varie sans cesse, elle a toutes les formes comme tous les reflets ; tantôt souple, languissante et gracieuse, elle se développe avec une noble lenteur ; tantôt serrée, concise et ferme, elle se hâte pour s’arrêter encore, pour entrer encore dans quelque minutieuse subtilité qu’elle dépeint sans efforts. Les conceptions de M. de Balzac, car c’est de lui que nous voulons parler, sont en général toutes vraies au point de départ : on sent qu’il a vu les personnages qu’il met en scène, qu’il les a bien approfondis et que le peintre n’est qu’un habile et savant artiste copiant, avec le génie d’une patience infinie, un spectacle qu’il a eu devant les yeux77.
Au fil du commentaire, ce style « sans efforts » consistant à « copier » la scène devant les yeux traduit la véritable faiblesse de l’auteur : bien qu’il ait l’« esprit de détails », il « se perd et défigure lui-même son idée première, il la gâte [et] la dénature »78. La peinture de genre en littérature apparaît alors comme le vernis sur un meuble décrépis et permet au critique de concéder, malgré le texte qu’il trouve médiocre, une qualité. Le ton est néanmoins toujours équivoque chez Lescure et l’attaque dans la demi-mesure, car « si la décadence littéraire et artistique ne se hasarde guère au-delà des fragiles triomphes de la peinture et de la littérature de genre, cette décadence jette encore dans le roman d’assez beaux éclats »79. Sans compter que ce genre du roman et les genres accessoires, la nouvelle, l’étude de mœurs, le tableau familier d’un coin de la nature, de la société ou de l’âme, le conte plus ou moins fantastique ou simplement puisé aux vieilles sources de l’imagination française, tout cela vit, se multiplie, fleurit ; tout cela enlace encore d’un vert feuillage et embaume parfois d’un parfum piquant l’isolement et l’abandon des grands genres, mornes statues, colonnes effritées, temples déserts que la foule ne connaît plus80.
Le discours critique en 1874 est par conséquent plus ambigu que celui de 1863 : s’il admet quelques bons auteurs issus de la littérature de genre, l’enthousiasme des débuts est entaché par un type de productions 77
« Bulletin. Balzac. A. Dumas. Lamartine » (non signé, mais attribué à Alfred Legoyt), commentaire sur Le Père Goriot de Balzac, Le Littérateur universel, 1836, p. 63-64, p. 63. 78 Ibid. 79 LESCURE (DE) Adolphe, « Vieux tableaux et romans nouveaux », La Presse, 25 janvier 1874, p. 1-2, p. 2. 80 LESCURE (DE) Adolphe, « La littérature de genre », art. cité, p. 1.
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désormais démesurées. Loin de tout dessein de cristalliser une appréciation, la comparaison des deux textes, à onze ans d’écart, permet de mettre en évidence l’évolution d’une pratique avec laquelle « nous sommes loin d’en avoir fini »81, conclut Lescure. Bilan Au regard des différentes occurrences que la « littérature de genre » accuse, il est possible de dégager deux hypothèses : celle d’une identité générique bric-à-bracante d’un côté et celle d’une parenté picturale de l’autre. La première fait d’elle un genre stéréotypé. Alors qu’il faut, dans cette même démarche, employer aujourd’hui l’étiquette « de genre » pour des récits policiers ou de fantasy, le champ d’application était au XIXe siècle plus étendu et, par là aussi peut-être, moins strict. Il s’impose de manière générale lorsqu’une finalité esthétique, poétique et thématique est constituée de manière suffisamment spécifique et reconnaissable ; autrement dit, le « genre » constitue un vaste pêle-mêle de productions littéraires. Si le genre épistolaire ou les Fables de La Fontaine doivent endosser cette casquette, il en va de même de nombreux inclassables, décloisonnant fortement les frontières génériques. Le paradoxe d’une pratique à la fois stéréotypée et indécise est notifié au milieu du siècle. En 1843, dans Cours de littérature et de Belles-Lettres, le professeur de rhétorique d’Angély situe d’emblée le genre épistolaire dans la catégorie de « la littérature de genre », tout en signalant une catégorisation hésitante : « le genre épistolaire tient le milieu entre les ouvrages sérieux et les ouvrages de pur amusement. Il n’est peut-être pas en littérature de genre plus varié et plus étendu. Il comprend tout ce que la pensée embrasse, tout ce que la parole peut exprimer »82. Deux éléments retiennent ici l’attention – et qui, au-delà des barrières de la pratique d’écriture épistolaire, décrivent assez bien le genre des romans scéniques en général –, l’entre-deux d’une part ; la variété de l’autre. D’abord, situer la littérature de genre dans un juste « milieu entre les ouvrages sérieux et les ouvrages de pur amusement » convoque rapidement la définition de Diderot à propos de la peinture de genre, qu’il envisage dans un équilibre entre les grands sujets d’histoire et les représentations basses de la vie populaire. À noter encore que relever l’affinité entre le genre épistolaire 81
Ibid., p. 2. ANGÉLY (D’) M., Cours de littérature et de Belles-Lettres, Paris, Poussielgue-Rusaud, 1843, p. 149. 82
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et la scène n’est pas de trop, dès lors que les deux pratiques sont, en principe, composées de fragments. Ensuite, la disparité – le genre est, lit-on, varié et étendu – s’impose face aux productions massives dont on ne sait que faire : un regard frontal porté sur un corpus bigarré et les frontières s’évanouissent. À ces deux éléments s’ajoute encore une caractéristique non négligeable inhérente au genre épistolaire, dont le rôle en matière de scène a régulièrement été mis en avant : la forme dialogale. Les deux pratiques – épistolaire et scénique – s’attachent à feindre la prise sur le vif en livrant des textes essentiellement oralisés. En outre, l’étendue du spectre de la littérature de genre, à défaut de lui reconnaître une légitimité pérenne, l’aurait conduite à sa perte. Au moment de dresser le bilan des années 1850 à 1950, La Grande encyclopédie la tient même pour responsable de la défaite de la littérature. Suite à l’essor de la presse et de l’innovation technique ayant permis une publication massive en feuilleton durant le XIXe siècle, « une foule de mauvais romans [a] envah[i] la littérature française »83, avec en tête ceux issus de la littérature de genre : L’engouement du public ne se ralentissant pas, on peut considérer cette « mauvaise littérature » comme la plus typique du fait littéraire français de ce dernier siècle (toutes les grandes œuvres ne se ressemblentelles pas, dont l’impact ne connaît pas de frontières ?), la plus représentative d’un certain esprit littéraire, d’un certain public : ce que Dostoïevski connaissait de la France littéraire contemporaine, c’était Paul de Kock (1793-1871) ! Une telle littérature ne cherche qu’à flatter les goûts du public par l’étalage d’un psychologisme où la mesquinerie de la réalité quotidienne transcrite telle quelle sert d’exutoire au désir du public de se retrouver dans des héros auxquels il peut facilement s’assimiler. […] Le triomphe du genre romanesque est le triomphe de la littérature de « genre », c’est-à-dire la défaite de la littérature84.
Ce que l’on retient du siècle, ce sont ses petits littérateurs, auteurs populaires de scènes « de la réalité quotidienne » loin des épopées héroïques, dont Paul de Kock fait les frais85. La typicité du fait littéraire à partir des années 1850 se traduit ainsi par ses sujets anodins de la vie contemporaine répétés à l’envi – « toutes les grandes œuvres ne se ressemblent-t-elles pas ? » – et sa démarche commerciale, qui a pour but premier de « flatter les goûts du public ». Cette littérature de bas étage, aussi rebutante 83 « Les voies du romantisme », in : La Grande encyclopédie Larousse, Paris, Larousse, 1974, tome 9, p. 4606-4607, p. 4607. 84 Ibid. 85 Voir également « Réception : “le moins littérairement possible” » au chapitre X « Architecture d’une structure ».
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que les miasmes qui se dégagent des ruelles de la capitale, séduit par son vulgaire « étalage » de personnages banals auxquels le public s’identifie trop aisément, conduisant au grand drame du genre romanesque : le triomphe de la littérature de genre. Par conséquent, si cette dernière n’est pas à proprement parler un genre sans genre, dès lors qu’elle active encore une certaine hiérarchie des genres, elle admet en son sein une grande variété – et disparité. À ce titre, elle se différencie des genres littéraires canoniques (le roman, le drame, la tragédie ou encore la comédie) et englobe des genres marginaux, le plus souvent non identifiables car non normés. En outre, et par extension, un texte est qualifié « de genre » lorsqu’il a mauvais genre, en raison de son style ou de ses sujets faciles, par exemple86. La seconde hypothèse, par ailleurs envisagée par La Grande encyclopédie, envisage quant à elle une filiation entre une pratique picturale, la peinture de genre, et une pratique littéraire, nommée pour l’occasion et « par analogie », pour reprendre l’expression de Lescure, « littérature de genre ». Une vue rapide sur la période du XIXe siècle montre que les écrivains français – mais c’est aussi le cas, par exemple, des Anglais – laissent « choir leur peinture dans la littérature de genre »87, explique Pierre Godet dans une analyse sur « L’évolution de la peinture en France au XIXe siècle » (1911). L’étude de la réception de La Perruque du philosophe Kant de Bourguin a mis en évidence une contamination très forte entre les deux médiums, une partie de la littérature de la seconde moitié du siècle devant être distinguée et renommée à la lumière d’une pratique picturale instituée et en vogue. Une contamination qui s’apparente en outre davantage, et ce rapidement, à un échange circulaire constant entre peinture et littérature, bien plus qu’à un effet de contagion vertical et à sens unique. Il faut dire que la littérature de genre, conduite par la nouvelle si l’on en croit le peintre Édouard de Beaumont – à la suite de Tholozan –, offre par sa forme les modalités les plus adéquates pour l’étude des détails et les observations partielles de la vie intime 88. Au début du XXe siècle, la trace même de l’analogie, la littérature comme la peinture de genre, disparaît et les deux médiums sont mis sur un pied d’égalité, laissant supposer que 86
Au cinéma, par exemple, on fait des westerns, des policiers ou des films d’horreurs des « films de genre », catégorie dans laquelle il ne fait souvent pas bon d’être cantonné. 87 GODET Pierre, « L’évolution de la peinture en France au XIXe siècle », Bibliothèque universelle et Revue suisse, tome 61, 1911, p. 510-540, p. 517. 88 BEAUMONT (DE) Édouard, « La littérature de genre », in : L’Épée et les femmes, avec cinq dessins de Meissonier, Paris, Librairie des bibliophiles, 1881, p. 119.
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la « littérature de genre » s’est constituée en une pratique indépendante. L’emprunt – ou peut-être davantage l’empreinte – s’opère désormais dans un aller-retour, refusant tout principe de hiérarchie. Ainsi, lorsque Jules Truffier dresse le portrait du « peintre-auteur dramatique » qu’est Charles Coypel dans Le Gaulois le 29 avril 1920, en proposant une rétrospective sur l’unité des arts au XVIIIe siècle – au moment, donc, où la représentation de la vie privée et domestique est caractérisée, en France, par Diderot –, il rappelle la fameuse épigramme de Voltaire : Charles Coypel, dont nous ne connaissons les œuvres dramatiques que par leur titre, puisqu’elles restèrent manuscrites, connut d’aussi grands succès en littérature qu’en peinture. Peinture et littérature « de genre » qui lui valurent l’épigramme connue de Voltaire : On dit que notre ami Coypel Imite Horace et Raphaël. À les surpasser il s’efforce, Et nous n’avons point aujourd’hui De rimeur peignant de sa force Ni peintre rimant comme lui 89.
C’est donc bien une manière d’envisager ensemble non pas deux médiums, la littérature et la peinture, mais un genre, conduisant Truffier à écrire sous cette forme : « peinture et littérature “de genre” »90. Autrement dit, les scènes relèvent de la littérature de genre dans la mesure où elles peuvent, exactement comme les petits tableaux de genre en peinture, différer par leurs thèmes (vie privée, vie parisienne, vie bourgeoise, vie populaire, vie rurale, vie provinciale, etc.), par leurs supports (livresque ou journalistique par exemple) et par leur style. À cet égard, il est certain que la dénomination « littérature de genre » a été formée au XIXe siècle dans le discours critique sur la base du modèle pictural de « peinture de genre ». Néanmoins, il faut préciser que cette formation a été rendue possible en raison du fait que le genre est, avant tout, une notion littéraire, appliquée plus tardivement à la peinture. C’est donc d’abord parce que le « genre » vient de la poétique que la filiation a pu être effective et s’instituer de la littérature à la peinture, et non l’inverse. C’est aussi pour cette raison que, sans doute, l’indice de comparaison « comme » disparaît au XXe siècle ; ce dernier étant sorti des débats 89 TRUFFIER Jules, « Un peintre-auteur dramatique au dix-huitième siècle », à propos de Charles Coypel, Le Gaulois : journal de la défense et de la réconciliation nationale, n° 45546, 29 avril 1920, p. 1. 90 Ibid.
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relatifs au genre, en jeu dans tous les discours théoriques et critiques du XIXe siècle, il n’a probablement plus perçu le rattachement de la littérature de genre à la peinture. En conclusion, si les deux hypothèses, celle d’une pratique esthétique stéréotypée d’une part et celle d’une filiation artistique d’autre part, peuvent être mises en lumière de façon séparée pour des questions de méthode, il faut cependant admettre que l’une et l’autre ne s’excluent pas. En effet, la littérature de genre considérée par contiguïté avec « cette peinture d’appartement » n’est pas autre chose qu’une pratique d’écriture foncièrement codifiée, à la fois identifiée par ses sujets et variée par ses expressions. 2. UN GENRE EN
SOI
2.1 Description du roman scénique Une identité générique est ainsi alléguée à une pratique : la littérature de genre. Si celle-ci n’admet pas exclusivement les romans scéniques, ces derniers sont, à l’inverse, presque toujours de son ressort. Le commentaire de Jules Andrieu en 1874 sur les types de romans est révélateur du principe qui sous-tend le phénomène, puisque le « roman de genre » est identifié comme un « genre de roman » : Aimez-vous les romans ? Ce genre littéraire a perdu, il est vrai, de son ancien crédit, mais sans se démoder entièrement, et c’est peut-être encore un des articles courants de librairie qui s’écoulent le mieux. Il y a, du reste, bien des sortes de romans : roman d’aventures (c’est le meilleur), roman de mœurs, roman social, roman technique, folichon, politique, graveleux, psychologique, médical, extravagant et fantastique, roman de genre et roman sans genre91.
Rarement précisée, jamais délimitée, cette catégorie romanesque « de genre » se donne comme le no man’s land de la littérature populaire. Malgré cela, il est toutefois possible de dégager des divers commentaires qui en sont faits les contours de ce qu’on entend, au XIXe siècle, par « littérature de genre ». La tentative de spécification générique engage alors une réflexion de fond sur les modalités propres à la pratique de la scène, dans une perspective à la fois poétique et discursive. 91 ANDRIEU Jules, « Bulletin bibliographique et littéraire », à propos du roman de genre, Revue de l’Agenais et des anciennes provinces du Sud-Ouest, Agen, P. Nouble, 1874, p. 9295, p. 92.
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La scène ou le « genre à part » Entre décembre 1877 et janvier 1878, Gustave Droz fait paraître chez Victor Havard l’édition illustrée de Monsieur, Madame et Bébé (1866) qui reçoit un accueil des plus chaleureux. La critique de l’ouvrage n’est cependant pas seulement prompte aux éloges, elle est aussi prétexte aux considérations théoriques sur une pratique littéraire en vogue, une entreprise désormais récurrente chez les critiques littéraires qui signale le besoin – et plus encore la nécessité – de caractériser une pratique d’écriture distincte. À ce titre, le journaliste Karl Steen annonce d’entrée de jeu que « le plus grand mérite de l’écrivain c’est d’avoir créé un genre à part, et prenant la famille dans ce qu’elle a de plus étroit, le père, la mère et l’enfant, d’avoir su composer, avec ces harmonies d’affections naturelles et d’incidents prévus, une suite de scènes vraiment exquises »92. Le commentaire, paru dans la rubrique « Bibliographie » du Journal officiel de la République française le 28 décembre 1877, confirme ainsi, trois ans après l’état des lieux annoncé par Lescure – « nous sommes loin d’en avoir fini »93 – la singularité de la littérature de genre : elle est un genre à part. Bien que la formule ait le mérite de pointer du doigt un type spécifique de texte, elle doit néanmoins être d’emblée précisée. La date à laquelle le critique Karl Steen l’énonce, en 1877, surprend en effet au regard de l’évolution de la pratique de la scène depuis les années trente, si ce n’est avant : comment Droz peut-il avoir créé un genre qui, selon toute vraisemblance, existe depuis plus de quarante ans ? Que faut-il exactement entendre sous l’expression « un genre à part » – en marge, nouveau ou en soi ? – et quelles conséquences faut-il lui attribuer d’un point de vue à la fois générique et poétique ? Est-elle seulement un tic d’écriture à l’occasion d’un compte rendu sur un livre qui plaît ou elle-est signifiante à la lumière du corpus scénique ? Pour en saisir les enjeux, on peut, me semble-t-il, distinguer derrière l’expression deux hypothèses de lecture. Stricto sensu, le « genre à part » signifie non pas tant un genre en marge, mais bien plutôt nouveau, indissociable du verbe qui l’accompagne, « créer ». Les années soixante, date de la première édition du roman (1866), marquent le début et la vogue des écrits sur et pour les enfants, 92 STEEN Karl, commentaire sur Monsieur, Madame et Bébé de Gustave Droz, Journal officiel de la République française. Lois et décrets, n° 355, 28 décembre 1877, p. 88498850, p. 8849. 93 LESCURE (DE) Adolphe, « La littérature de genre », art. cité, p. 2.
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dans le sillage des productions de l’éditeur Pierre Jules Hetzel. Ce dernier édite plusieurs périodiques consacrés à la jeunesse, comme Nouveau magasin des enfants et Magasin d’éducation et de récréation, dont le premier numéro paraît en 1864, soit deux ans après la publication de La Journée de Mademoiselle Lili (1862), un texte écrit « par un papa », comme l’indique le sous-titre. Celui-ci se compose de vingt vignettes de Lorenz Frölich au-dessous desquelles un bref texte, en principe d’une ou deux phrases, dresse le portrait des journées de Lili, jouant à la poupée ou se faisant border par sa mère. Dans l’avant-propos, Hetzel, qui signe sous son pseudonyme Pierre Jules Stahl, annonce à l’égard de ces « scènes à un et à deux personnages » : « voici quelque chose qui n’est ni un livre, ni un album, ni un conte, ni une histoire ; je ne sais pas ce que c’est, mais cela m’a paru charmant, et j’imagine que ce qui m’a tant plu pourra bien plaire un peu à d’autres »94. En 1862, le genre est inédit, car on y trouve, et pour la première fois sans doute, « une image de petits enfants dans laquelle les petits lecteurs peuvent se reconnaître » ainsi qu’un « papa qui s’occupe lui-même de l’éducation d’un tout petit enfant »95, explique Michel Manson. Le livre La Journée de Mademoiselle Lili est cependant rapidement suivi par d’autres albums, qui, ensemble, forment la « Bibliothèque de Mademoiselle Lili et de son cousin Lucien » et instituent un genre original. En outre, un nouveau mot fait son apparition, dont Hetzel ne tarde pas à en faire usage : bébé. Issu du terme baby, il se réfère le plus souvent « aux nurses anglaises de la bonne société française »96. À partir de 1863, Hetzel fait ainsi paraître plusieurs albums intitulés Bébé aux bains de mer : par sa maman ou encore Bébé à la maison, une prédilection suivie par Droz trois ans plus tard, en 1866, pour son roman Monsieur, Madame et Bébé édité par Hetzel et dont le père partage avec celui de La Journée de Mademoiselle Lili de nombreux traits ; « plein d’un sentiment paternel fait d’orgueil, d’émotion, d’admiration [et] d’émerveillement devant le charme du bambin »97, il gère au quotidien sa paternité. Dans cette perspective, Droz s’inscrit bien dans la veine d’un genre nouveau, initié par Hetzel mais dont il reconfigure les contours en étayant les simples légendes de sorte à écrire un roman, le premier de cette manière HETZEL Pierre Jules (signé P.-J. Stahl), La Journée de Mademoiselle Lili : texte par un papa, Paris, collection Hetzel, 1862, avant-propos, n.p. 95 MANSON Michel, « Les livres pour les petits enfants du XVIIIe au XXe siècles : les bébés rajeunissent », in : On ne lit pas tout seul, 2011, p. 123-139, p. 133. 96 Ibid. 97 Ibid. 94
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et sans aucun doute celui qui en a tiré le plus grand succès, faisant dire à Karl Steen en 1877, soit au moment où l’ouvrage de Droz a déjà été édité près de quatre-vingts fois et effaçant presque l’héritage d’Hetzel, que l’auteur de Monsieur, Madame et Bébé a bel et bien créé un genre. Si l’énoncé renvoie directement à un genre nouveau, il ne faut pas pour autant exclure une acception plus large d’un genre en soi dans lequel s’inscrirait Monsieur, Madame et Bébé. « D’où vient cette vogue ? Est-ce uniquement de l’esprit de l’auteur ? » demande Hippolyte Lucas en 1868 à l’occasion de la quatorzième édition ; non, pas seulement, car « il entre peut-être dans cette vogue un certain attrait dû à la vivacité des tableaux », écrit-il, qui consiste à « poétiser l’intérieur conjugal et [à] décrire ce qui se passe entre deux époux bien assortis, sous le manteau de la cheminée », au travers de « petites scènes » et de « peintures délicates »98. La qualification du roman, la genèse du texte et les thèmes qui y sont abordés invitent en effet à rattacher le récit de Droz aux productions scéniques constitutives du corpus. Dans cette perspective, l’histoire familiale constituerait une sorte de sous-catégorie des romans de scènes domestiques et intimes. L’étiquette étant malléable, la critique peut l’utiliser comme bon lui semble pour se référer à un type de texte à la mode qui s’attache à peindre des scènes de genre ; récit sans grande prétention mais identifiable, dont le roman de Droz sert parfois de modèle, à l’image de la toile En famille de Jeanne Rongier représentant une « petite scène de famille qui pourrait s’intituler : “Monsieur, Madame et Bébé” »99. À la manière des romans scéniques encore, « le livre en soi est un peu décousu ; il n’a pas la consistance d’une action. Recueil d’articles, qui ont aidé à la fortune d’une [sic] charmant journal, la Vie parisienne, il fait sauter le lecteur sans préparation d’une série de personnages à une autre, et déconcerte celui qui cherche à attacher les événements entre eux » ; un procédé qui sied davantage au théâtre, sur lequel Droz pourrait d’ailleurs « bien se faire applaudir un jour »100, dans la lignée de Musset et de Feuillet, dont les références ne sont pas anodines. Le roman best-seller101 de Droz, dont le succès est tel qu’il ne compte pas moins d’une centaine d’éditions dans les années 1880, est en effet un recueil de textes 98 LUCAS Hippolyte, « Bibliographie », commentaire sur Monsieur, Madame et Bébé de Gustave Droz, Revue de Paris, tome 10, 1868, p. 615-616, p. 615. 99 VINGTRINIER Emmanuel, « Le Salon Lyonnais de 1884 », Lyon-revue : recueil littéraire, historique et archéologique, n° 41-42, mai-juin 1884, p. 228-288, p. 251. 100 LUCAS Hippolyte, « Bibliographie », art. cité, p. 616. 101 Ce roman a connu un immense succès et a su marquer les esprits. Dans La Jeune fille bien élevée de René Boylesve, le narrateur confirme : « un roman faisait alors grand bruit et avait pénétré jusqu’au fond des provinces ; c’était un livre intitulé Monsieur, Madame et
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brefs, préalablement diffusés en séries dans le journal illustré La Vie parisienne et figurant « avec ces harmonies d’affections naturelles et d’incidents prévus » les moments privés et familiaux de la vie quotidienne au XIXe siècle, une démarche analogue à celle d’un peintre de genre. Le roman est d’ailleurs illustré par Edmond Morin, « le plus parisien de nos dessinateurs »102 (les parutions signées Z dans La Vie parisienne étaient déjà dessinées par le même), sans oublier que Gustave Droz lui-même est, avant d’être romancier, peintre de genre, exposant notamment aux Salons de 1857 et de 1865. Les « scènes » constitutives du recueil, pour adopter le terme employé par Steen – « Causerie », « Ma femme va au bal », « Je soupe chez ma femme » – esquissent le parcours d’un célibataire jusqu’au mariage dans un style particulier. Mais « est-ce bien un style ? »103 Un langage tout du moins sans prétention, capable de dire « l’intérieur capitonné et tiède, éclairé d’un feu de bois qui croule en cendre, avec des sièges coquets et commodes, d’où l’on peut suivre en rêvant le contour indécis de la peinture du plafond »104. Cette plume caractéristique convient ainsi « merveilleusement à cette littérature de genre »105, affirme en ces termes le journaliste. Cette « fantaisie aimable, ces petits bavardages de cœur »106 engendrent des chapitres – « Mon premier-né », « Les petites bottes » ou encore « Bébés et papas » – institués en « réels petits chefs-d’œuvre »107 de la littérature de genre. Par mimétisme avec le référent pictural, le style esquissé et concis adopte par suite l’esthétique du croquis des dessins de Morin, quand le « crayon magique [de ce dernier] vient [quant à lui] évoquer à chaque page la fantaisie du texte »108. Dans cette perspective, les scènes propres à la littérature de genre se donnent comme un espace de création particulier, dans la mesure où il ne s’agit pas seulement d’intégrer un référent pictural au récit ou de constituer un chapitre unique digne d’une scène de genre à la Vermeer, mais de développer et de revendiquer une pratique littéraire susceptible d’être catégorisée et reconnue comme telle. Bébé ; il passait pour extrêmement hardi ; […] » ; BOYLESVE René, La Jeune fille bien élevée, Paris, A. Fayard, 1909, p. 89. 102 STEEN Karl, commentaire sur Monsieur, Madame et Bébé de Gustave Droz, art. cité, p. 8849. 103 Ibid. 104 Ibid. 105 Ibid. 106 Ibid. 107 Ibid., p. 8850. 108 Ibid.
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Et il s’agit bien d’un genre singularisé qui s’impose comme tel durant le siècle. Dans le prospectus de La Semaine des familles du 1er octobre 1859, le journal fait le bilan de la première année écoulée depuis sa parution, en dressant une liste des différentes branches de la littérature abordées : critique, arts, philosophie, ou encore poésie. Au moment d’aborder la rubrique « prose », c’est alors un triptyque bien singulier qui est proposé : romans, nouvelles, scènes de mœurs. ROMANS, NOUVELLES, SCÈNES DE MŒURS.
– Malgré les difficultés attachées à ce genre dans une revue dédiée à garder un respect sévère pour la morale et toutes les convenances, nous pouvons citer un assez grand nombre de compositions qui ont jeté de la variété, de la gaieté et de l’émotion dans la rédaction. Rappelons d’abord les Scènes de la vie parisienne, par Curtius, pseudonyme qui cache un des plus spirituels observateurs de notre temps. […] Citons encore : […] Une jeune fille qui veut être heureuse, scènes intimes dialoguées par M. E. Frank ; le Portrait de la grand’mère, comédie en deux actes, par M. J. de Gaule109.
Les « scènes » seraient à distinguer du roman ou de la nouvelle, comme une sous-catégorie de l’écriture narrative, car le grand nombre de compositions, communément publiées sous l’appellation « Scènes » ou « Scènes de », suffit à imposer un genre, dont le dessein partagé est l’observation des mœurs du temps, mais dont la forme est assez variée pour accueillir la prose ou le dialogue ; la linéarité ou la fragmentation. L’hypothèse est encore confirmée avec la présentation de Scènes de mœurs et de caractères (1835) de Julie de Quérangal – plus connue sous son nom de plume Madame Augustin Thierry – dont on précise immédiatement l’originalité générique : « cet ouvrage n’est ni un roman, ni une page d’histoire […] c’est un genre à part »110. En conclusion, deux hypothèses quant à l’acceptation du terme peuvent être dégagées. D’abord, la scène constitue une production littéraire « à part », et en cela distincte du roman, dans la mesure où elle serait une adaptation plus moderne de ce dernier. Sa forme brève, ses modalités d’expression et de diffusion ainsi que ses implications de lecture seraient l’incarnation d’une littérature ancrée dans une période de changements économiques et sociaux. Ensuite, et en conséquence, elle est un « genre », 109
p. 2-3.
« Prospectus », La Semaine des familles : revue universelle illustrée, art. cité,
110 LAROUSSE Pierre, « Scène », in : Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Administration du Grand dictionnaire universel, 1875, tome 14, p. 325-332, p. 330.
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cette fois au même titre que le roman et, peut-être plus encore, que la scène de genre picturale : c’est un genre qui n’en a pas. Polymorphe et plastique, elle s’érige en littérature comme le support idéal d’une mise en scène du quotidien sans cesse reconfigurée. Le corpus du Larousse Malgré la disparité inhérente à la scène, il faudrait donc admettre une certaine unité générique et oser postuler qu’elle figure comme le modèle par excellence du genre à part. En d’autres termes, la scène en littérature ne se réduit pas seulement à une pratique d’écriture variée (de formats ou de modalités d’écriture), mais, et en raison, justement, de sa variété, elle signale une mixité de registres susceptibles de former un corpus à la fois marginal et cohérent, sous l’appellation commune « Scènes de ». C’est en tout cas la direction qui semble être privilégiée dans le processus de catégorisation que connaît l’entrée « Scène » du Dictionnaire (1866-1877) de Pierre Larousse. Rappelons en premier lieu la particularité, évoquée en introduction, de la rubrique. Après une première définition attendue du mot inscrite dans le cadre du théâtre, une liste des différents titres qui, en littérature, revendiquent cette appellation est longuement et scrupuleusement établie sur près de dix pages : Scènes domestiques de la vie réelle de Sydney Morgan (1830), Scènes populaires d’Henry Monnier (1830), Scènes de mœurs et de caractères au XIXe siècle et au XVIIIe siècle de Madame Augustin Thierry (1835), Scènes de la vie intime d’Émile Souvestre (1846) ou encore Scènes du foyer de Paul Meurice (1856). Ces ouvrages inventoriés pêle-mêle, à la fois études, tableaux ou récits de vie, invitent à considérer l’hypothèse d’un genre littéraire dès lors qu’ils mettent en exergue un corpus, singularisé et personnalisé. Il convient en second lieu d’approcher plus frontalement ledit corpus fondé par Larousse en en dégageant les éventuelles caractéristiques et les possibles mutations. Sans aucune transition, et après un aperçu des prouesses techniques et mécaniques que rencontrent certaines scènes théâtrales, c’est une nomenclature de titres en littérature qui se voit d’abord dépliée et largement commentée – un résumé des livres sur plusieurs colonnes est par exemple souvent proposé. Le premier ouvrage à être cité est Scènes contemporaines et scènes historiques, laissées par feue madame la vicomtesse de Chamilly, publié pour la première fois en 1827 chez Urbain Canel. La vicomtesse de Chamilly est, pour rappel, un leurre, car il se cache derrière ce nom féminin une bande éminemment masculine :
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François-Adolphe Loève-Veimars, Émile Vanderburch, Auguste Romieu, Godefroid Cavaignac et Charles Romey notamment111. Le succès et les diverses publications que connaît l’ouvrage sont retenus pour ce « pastiche fidèle, curieux et amusant » des mœurs sous la Restauration, dont on salue surtout la restitution par des scènes brutes : « [elles] sont un charmant specimen d’un genre qui a tenu sa place, et une place très-distinguée, dans la littérature française de la Restauration. Ce sont de véritables petites comédies aristophanesques […], mais prises sur le vif, sceptiques, ironiques, allant au fond des choses pour en découvrir le ridicule »112. La forme théâtrale, propre aux scènes historiques, amorce ainsi une typologie de la scène à venir. La série des Scènes de Balzac et les différents textes qui la composent – le terme « composition » étant régulièrement employé – sont ensuite résumés et commentés dans leur quasi-totalité : Scènes de la vie privée, Scènes de la vie de province, Scènes de la vie parisienne, Scènes de la vie politique, Scènes de la vie militaire et Scènes de la vie de campagne sont scrutées dans le détail sur une quinzaine de colonnes, instituant Balzac comme référence en matière de ce genre « spécimen ». L’échantillonnage des récits refuse la cohésion souhaitée pour une définition figée dans un dictionnaire et, au contraire, s’épanche dans un panorama kaléidoscopique. La mixité des genres – la nouvelle, le roman, l’étude ou encore la satire – appelle une plume qui navigue volontairement entre un effet de totalité et un effort de spécificité. Et le « plus beau fleuron de la couronne de Balzac » revient aux Scènes de la vie de province, car « là surtout se trouvent ces tableaux d’intérieur à la manière flamande qu’il [Balzac] excelle à peindre ; c’est là qu’on rencontre quelques fois ces petites créations délicieuses qui forment un ensemble complet, sans lacunes ni superfétations, sans sécheresse ni mollesse, simples et vraies […] »113. L’esthétique du tableau est par ailleurs relevée comme un trait caractéristique de la plume balzacienne, notamment pour Scènes de la vie parisienne, qui livre des tableaux complets et saisissants par une peinture fidèle de la société114. S’ensuit une série d’ouvrages de scènes publiés entre 1830 et 1839 qui quittent la forme narrativisée des Scènes de Balzac et offrent les prémices 111
Voir les publications successives et les rééditions dans « Effet domino » au chapitre « Paternité d’un titre ». 112 LAROUSSE Pierre, « Scène », in : Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, op. cit., p. 326. 113 Ibid., p. 328. 114 Ibid. VII
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des fameux romans scéniques, selon l’expression d’Hippolyte Babou115, à savoir ceux de Sydney Morgan, d’Henry Monnier, d’Auguste Jal et de Madame Augustin Thierry (Julie de Quérangal). Le recueil Scènes dramatiques de la vie réelle de Morgan (1830, traduit en français par Madame Sobry) se compose ainsi de trois récits différents : un proverbe, L’Humoriste, une satire dialoguée, Les Vacances de Pâques, et un roman dramatisé, Le Manoir de Sackville. Ce dernier, qui « n’est, à proprement parler, ni un traité de politique, ni un pamphlet, ni une histoire, ni un drame, mais c’est un peu de toutes ces choses réunies »116, se structure à la manière du théâtre à lire, alternant didascalies et monologues romancés – on retient encore la démarche négative en « ni » pour qualifier le genre. Il s’agence en outre selon l’esthétique picturale du tableau, privilégiant le procédé de l’hypotypose : « la scène est palpitante de vie et d’intérêt. Du tableau de l’état religieux, on passe à celui de l’état social, qui est dépeint avec une effrayante vérité »117. Cette finesse d’observation est également retenue pour Scènes populaires dessinées à la plume et Nouvelles scènes populaires d’Henry Monnier (1831, 1839) dont on énumère les « véritable[s] tableau[x] de genre »118 composant le recueil : « Le roman chez la portière », « Le dîner bourgeois », « La victime du corridor » ou encore « Scènes de la vie bureaucratique : intérieurs de bureau ». La forme dialoguée et théâtralisée est à nouveau favorisée afin de rendre compte de la vie quotidienne, pour laquelle Monnier endosse sa triple casquette d’artiste dramatique, de dessinateur et de littérateur : Quelle que soit la face sous laquelle rayonne son triple talent, on trouve toujours chez lui le même instinct, la même finesse d’observation. Quel œil plus perçant a jamais plongé dans le clair-obscur de la loge ? […] En un mot, qui a mieux saisi et plus fidèlement rendu ces mille nuances, ces mille contrastes, ces mille incidents variés qui font de la vie parisienne tantôt la plus bouffonne de toutes les charges, tantôt la plus pathétique de tous les drames ?119
À défaut d’entendre la voix de l’auteur, c’est celle du paysan ou de la portière que le lecteur perçoit. Pour cette raison, le principal mérite d’Henry 115 BABOU Hippolyte, commentaire sur Scènes de la vie moderne de Louis Reybaud, art. cité, p. 854. 116 LAROUSSE Pierre, « Scène », in : Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, op. cit., p. 330. 117 Ibid. 118 LAROUSSE Pierre, « Scène », in : Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, op. cit., p. 330. 119 Ibid.
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Monnier serait de ne pas avoir de style : l’écrivain « s’est contenté, pour ainsi dire, de sténographier les discours de ses personnages, comme il a photographié leurs physionomies »120. Le procédé d’une saisie sur le vif est également celui qui a guidé la plume d’Auguste Jal, ancien officier de la Marine, pour Scènes de la vie maritime (1832), dans la mesure où il y « décrit un à un, dans des chapitres séparés et sans aucune liaison, les principaux événements qui se rencontrent dans la vie d’un marin »121. Si le dispositif théâtral (visuel) à proprement parler est absent, son fonctionnement est quant à lui bien présent : les scènes se juxtaposent et entremêlent aléatoirement des dialogues, des monologues et des morceaux de narration. Il faut dire que Jal a fait le choix d’une langue brute, sans concession de style et dont une citation de Charles Nodier, extraite de Dioclétien et placée sous le titre du second volume des Scènes de la vie maritime, institue le canevas : « et qui vous dit que je prétends à conter avec art ? Il n’en est rien, je cause ! »122 Cette déstabilisation provoquée par l’esthétique, tant stylistique que structurelle, des scènes est encore mise en évidence au moment de présenter Scènes de mœurs et de caractères (1835) de Madame Augustin Thierry, avec un constat qu’il faut ici répéter : « cet ouvrage n’est ni un roman, ni une page d’histoire […]. C’est un genre à part »123. La consignation résume parfaitement la démarche poétique de tout un corpus de scènes qui, tout en empruntant aux diverses pratiques génériques, ne s’identifie à aucune d’entre elles. Dans cette même perspective, il est, enfin, fait état de trois ouvrages de scènes dont la forme s’apparente cette fois-ci davantage à celle du roman ou de la nouvelle, car la prose se veut plus fluide, narrativisée et continue, sans toutefois qu’il en soit possible de véritablement cristalliser le registre. Les livres Scènes de la vie intime (1846) d’Émile Souvestre, qui regroupe de son côté trois nouvelles – « Le médecin des âmes », « Savenières » et « Une étrangère » – dont on souligne l’effet tant les scènes sont « à la fois simples, touchant[e]s et dramatiques »124, Scènes du foyer (1856) de Paul Meurice et Scènes de la vie de bohème (1851) 120 Ibid. Voir notamment MONNIER Henry, « La Cour d’Assises », in : Scènes populaires dessinées à la plume, Paris, U. Canel, 1830, p. 43-93, p. 48. 121 LAROUSSE Pierre, « Scène », in : Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, op. cit., p. 330. 122 JAL Auguste, Scènes de la vie maritime, Paris, C. Gosselin, 1832, page de titre. 123 LAROUSSE Pierre, « Scène », in : Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, op. cit., p. 330. 124 Ibid., p. 331.
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d’Henry Murger, caractérisé quant à lui de « roman humoristique »125, dressent tous les trois le portrait de la vie privée et intime des Français. Les récits se donnent comme des tableaux de genre qui se savourent au coin du feu et qu’on feuillette cursivement, tant l’intrigue et les péripéties sont secondaires face aux aléas du quotidien dépeint. Si la forme change parfois, un certain continuum esthétique (le récit se déploie en principe par morceau, par tableau) et thématique (la peinture de la vie du quotidien) se stabilise ainsi au milieu du siècle. On observe qu’à côté des scènes de la vie française sont encore énumérées quelques scènes plus exotiques qu’il convient de relever afin d’affiner le corpus établi par Pierre Larousse : Scènes de la vie anglaise (1836) de George Ellis et de Camille Bodin126, Scènes de la vie espagnole (1836) de la duchesse d’Abrantès, Scènes et récits des Alpes (1854) d’Émile Souvestre, Scènes de la vie flamande (1854) d’Hendrik Conscience, Scènes de la vie russe (1858) d’Ivan Turgenev et Scènes de la vie turque (1858) de Cristina Belgiojoso. Lesdits recueils ont en commun de livrer des scènes d’après nature au travers de récits simples et de descriptions picturales, « vigueur et sobriété »127 étant les maîtres mots. Par conséquent, et à la lumière du vaste corpus établi, si les publications de Scènes suffisent à constituer une unité pour une entrée de dictionnaire, c’est qu’il faut admettre avec Larousse qu’elles fondent bel et bien « un genre à part ». 2.2 Critères du roman scénique Si un certain élan porte la critique à établir une catégorie générique de la scène, il faut encore se demander si des caractéristiques propres à l’écriture scénique peuvent être identifiées. Certes, des variations de style, de thèmes ou encore de formats sont évidentes, mais que dire, par exemple, de la démarche poïétique, du processus et des mécanismes de rédaction des scènes ? Il convient donc d’observer les descriptions de ce type d’écrits établies de façon systématique dans les comptes rendus pour poser la question de l’unité et de la cohérence du corpus, en portant un regard spécifique sur l’entreprise et le but engagés par les auteurs de scènes. 125
Ibid., p. 332. L’ouvrage est publié sous le pseudonyme de Jenny Bastide. 127 LAROUSSE Pierre, « Scène », in : Grand dictionnaire universel du op. cit., p. 332. 126
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Scènes de la vie réelle Dans cette perspective, une lecture cursive des notes de lecture et des comptes rendus livrés dans la presse à propos des dernières parutions d’ouvrage affiliés, directement ou indirectement, à la littérature de genre permet de mettre en évidence quelques traits communs généraux : Roman d’intérieur, de proportion bourgeoise, roman de la vie quotidienne, scènes vivantes où se meuvent des personnages que vous avez rencontrés dans la société ou que vous y verrez très-certainement128. À propos de La Chasse aux maris de Gonzalès et de Gentilhomme, 1837. Le morceau que je vais avoir l’honneur de vous lire fait partie d’un ensemble d’études sur la famille […]. C’est une scène tout intime, et ma seule ambition est que vous puissiez y trouver quelque vérité129. À propos de Les Enfants et les domestiques de Legouvé, 1878. C’est un roman moderne qui repose tout à la fois sur une observation physiologique des plus curieuses et une idée morale, l’hérédité du châtiment. Le drame, puissamment charpenté, offre une lecture des plus attachantes130. À propos de La Fille de Caïn : scènes de la vie réelle de Audebrand, 1884.
Le récit se présente comme un « morceau » qui a pour tâche de saisir sur le vif une scène réelle de la vie intime ; une ambition à même d’ériger le genre sous l’effigie de la modernité131. Le style, quant à lui, est de manière générale subtil et sans fioriture, capable de toucher et d’attendrir le lecteur. La description de La Chasse aux maris, un « tableau » publié dans La Luciole qui est un « petit recueil de nouvelles charmantes »132, est à cet égard particulièrement significative dans la mesure où elle dégage de cette littérature de genre les traits spécifiques de la peinture de genre, résumés en une phrase : des scènes de proportion bourgeoise de la vie quotidienne. 128 Commentaire (signé V. R.) sur La Luciole d’Emmanuel Gonzalès et Paul Gentilhomme, L’Indépendant, 12 janvier 1837, p. 2-3, p. 2. À l’occasion d’un compte rendu sur La Luciole, le journaliste revient sur d’autres « esquisses » des auteurs, notamment La Chasse aux maris. 129 Commentaire sur Les Enfants et les domestiques d’Ernest Legouvé, Le Voleur, série illustrée, n° 1113, 1er novembre 1878, p. 699-700, p. 699. 130 « Bulletin bibliographique », commentaire sur La Fille de Caïn : scènes de la vie réelle de Philibert Audebrand, Les Annales politiques et littéraires, n° 65, 21 septembre 1884, p. 191. 131 La question de la modernité est abordée plus spécifiquement dans le chapitre suivant. 132 « Bulletin bibliographique », commentaire sur La Fille de Caïn : scènes de la vie réelle de Philibert Audebrand, art. cité, p. 191.
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Faudrait-il encore préciser des scènes réelles de proportion bourgeoise de la vie quotidienne. Dès les débuts de la scène dans le roman, le souci de vérité est en effet revendiqué. Le cas de Cornélie de Valville ou quelques scènes de la vie de Madame de Vogt est parlant. Non seulement il s’agit de l’un des premiers ouvrages scéniques publiés au XIXe siècle (1830, chez P. Mongie aîné), mais il met en outre en place un dispositif capable de créer un effet de tautologie, par ailleurs propre à la scène de genre en peinture. La préface du premier volume entame ainsi le contexte du récit : « pendant un séjour de plusieurs années que j’ai fait en Italie, le hasard m’a procuré la connaissance de l’intéressante famille dont je trace ici l’histoire. Une conformité de goûts et de pensées me lia bientôt d’une étroite amitié avec l’aimable Cornélie, et une confiance intime s’établit entre nous »133. De retour en France et à la retraite, la narratrice se remémore ses souvenirs, avant de demander la permission à Cornélie d’écrire son histoire. Celle-ci accepte et lui donne même le matériel nécessaire à la rédaction exacte des événements dont il est question. Par suite, des morceaux de textes, des lettres ou encore des mots que Cornélie aurait transmis à Madame de Vogt sont livrés tels quels dans le volume, malgré, parfois, une certaine longueur – le manuscrit de Madame Valville à sa fille lui traçant son parcours depuis son enfance fait presque cent pages. Le dispositif n’est en rien novateur, puisqu’il constituait l’une des pratiques les plus répandues au siècle précédent. Toutefois, il initie un type d’écriture romanesque morcelée à même de rendre compte du morcellement des scènes de la vie de tous les jours. C’est bien dans cette perspective, par exemple, que la critique salue la démarche esthétique de Jules Renard pour Ragotte, qui « excelle à prendre sur le vif des scènes de la vie réelle »134 ou, au début du siècle déjà, celle de Sydney Morgan qui, pour ses Scènes dramatiques publiées en 1833, emprunte à la vie réelle135. En 1832, soit deux ans après la parution des Scènes de la vie de Madame de Vogt, est publié un autre roman scénique, qui précise encore les traits caractéristiques du genre émergent. Le Lit de camp : scènes de la vie militaire d’Edmond et Clément Burat de Gurgy, considéré par certains comme « la première publication 133 VOGT (DE) Madame, Cornélie de Valville ou quelques scènes de la vie, Paris, Librairie universelle de P. Mongie Ainé, 1830, tome 1, préface. 134 « Le livre du jour », commentaire sur Ragotte de Jules Renard, Les Annales politiques et littéraires, n° 1330, 20 décembre 1908, p. 582. 135 « Revue de cinq jours », commentaire sur Scènes dramatiques empruntées à la vie réelle de Sydney Morgan, Le Voleur : gazette des journaux français et étrangers, n° 35, 25 juin 1833, p. 558-560, p. 560.
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de contes détachés que l’on essaya »136, est édité chez Hippolyte Souverain en trois volumes et rencontre un franc succès. « C’est un titre bien choisi » pour ces douzaines de scènes, relève Balzac dans l’une de ses études critiques, car chaque sujet y est traité séparément137. L’ouvrage se compose d’une succession de tableaux – « La balle mâchée », « La sonnette » ou encore « Une étape » – croqués sur le vif. Une mise en exergue, à la fin de la scène « La folle de la grande armée » vient préciser la démarche d’écriture : Voilà le hors-d’œuvre que j’ai voulu ajouter à la narration du colonel ; ce sont quelques portraits dessinés à la plume, comme a dit Henry Monnier, quelques silhouettes prises à la lueur vacillante de la modeste lampe à chapeau ; des contrefaçons d’intérieur, des imitations flamandes, qu’on pouvait faire plus animées, sans doute, mais non plus exactes ni plus vraies. Bien heureux si elles pouvaient seulement vous rappeler ce que ce Théodore Hoffman, notre capricieux, notre bizarre Théodore, dit dans je ne sais plus lequel de ses contes dont le nom m’échappe : c’est une délicieuse chose qu’un joli tableau flamand !138
Les scènes traduisent « quelques portraits dessinés à la plume », pour reprendre l’esthétique instaurée par l’entreprise poétique de Monnier et de ses Scènes populaires, une formule qui décrit par ailleurs moins, par son expression figée, une façon de faire qu’un genre de faire, celui du tableau réaliste flamand, celui du tableau de genre. Partant, les deux auteurs du Le Lit de camp : scènes de la vie militaire racontent ce qu’ils ont senti, peint ce qu’ils ont vu139. L’observation, l’étude, la représentation d’un type ou d’une situation du quotidien distinguent par suite cette littérature de genre et autorisent la filiation à son homologue pictural. L’étiquette « scènes de la vie réelle » est alors fort usitée par les écrivains à partir du milieu du siècle, en témoignent ces quelques titres : Sydney Morgan, Scènes dramatiques empruntées à la vie réelle (Fournier), 1833. Quelques scènes de la vie réelle (impr. Ch. Meyrueis), 1854. Hippolyte Castille, Histoires de ménage : scènes de la vie réelle (Librairie Nouvelle), 1856. Oscar Honoré, Perrine : scènes de la vie réelle (Charlieu), 1857. 136 INVILLE (D’) Eugène, « Biographie. Edmond Burat de Gurgy », Le Monde dramatique : revue théâtrale, artistique et littéraire, tome 2, 1840, p. 183-187, p. 185. 137 BALZAC (DE) Honoré, commentaire (signé Henri B.) sur Le Lit de camp : scènes de la vie militaire d’Edmond et Clément Burat de Gurgy, La Caricature morale, religieuse, littéraire et scénique, n° 63, 12 janvier 1832, p. 502-503, p. 502. 138 BURAT DE GURGY Edmond et Clément, Le Lit de camp : scènes de la vie militaire, Paris, H. Souverain, 1832, p. 269. 139 Ibid.
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Henry Murger, Les Vacances de Camille : scènes de la vie réelle (Lévy), 1857. Édouard Brisebarre, Maison saladier : scènes de la vie réelle (Bourdilliat), 1861. Valentine Vattier d’Ambroyse, La Meilleure part : scènes de la vie réelle (Mame), 1862. Virginie Nottret, Scènes de la vie réelle (Lethielleux), 1863. Benjamin Pifteau, Une aventure conjugale : scènes de la vie réelle (Cournal), 1863. Louis de Montchamp, Les Importuns : scènes comiques de la vie réelle (Courniol), 1864. Pierre Véron, « La consultation : scène de la vie réelle » (Le Charivari), 1864. Amezeuil (comte de), Les Amours de contrebande : scènes de la vie réelle (Faure), 1866. Paul Avenel, Les Calicots : scènes de la vie réelle (Dentu), 1866. Édouard Brisebarre, L’Arracheur de dents : scènes de la vie réelle (Librairie dramatique), 1868. Jules de Carné, Cœur et sens : scènes de la vie réelle (Lévy), 1868. Léon Villiers, « Une scène de la vie réelle empruntée au Figaro » (Le Gaulois), 1872. Amédée de Césena, « Le chapelet d’amour : scènes de la vie réelle » (La Presse), 1876. William Boerne, La Belle Madame Chavard : scènes de la vie réelle (Ladrech), 1877. « La vierge et le coupable : scènes de la vie réelle » (Le Petit bulletin des tribunaux), 1878. Paul Bartel, « Petite scènes de la vie réelle prise sur le vif » (Le Gaulois), 1879. William Steuart Trench, Les Ribboniens : scènes de la vie réelle en Irlande (Didier), 1879. Philibert Audebrand, La Fille de Caïn : scènes de la vie réelle (Dentu), 1884. F. de Mautreyt, Une scène de la vie réelle en Gascogne (impr. de L’Appel du peuple), 1885. Marie de Bosguérard, Sans mère : scène de la vie réelle (Delarue), 1886. Michel Bony, La Jeune ouvrière : scènes de la vie réelle (impr. NotreDame du Bon-Conseil), 1895. Marcel de Tréhervé, Rêves d’amour : scènes de la vie réelle (Boulanger), 1897.
Le roman Scènes de la vie réelle de Virginie Nottret, par exemple, est une enquête menée par une « Maîtresse de pension », comme mentionné sous le titre, alors que Rêves d’amour est un recueil d’un genre un peu particulier, un « roman sans texte »140 rassemblant des clichés domestiques, 140 Annonce de Rêves d’amours : scènes de la vie réelle, d’après les clichés photographiques de Marcel de Tréhervé, La Dépêche : journal de la démocratie (Toulouse), n° 10701, 3 décembre 1897, p. 4.
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parfois sensuels voire licencieux, réalisés par Marcel de Tréhervé141 et quelques récits anecdotiques, comme celui signé Jean Darc sur Clémence de Pibrac, dont les photographies de la célèbre danseuse de music-halls viennent compléter le portrait. À l’instar du « Bain », dont la connotation érotique est ici évidente, les clichés pénètrent dans l’intimité de la sphère privée – « Le lever », « La sieste » ou encore « L’attachante lecture » –, en immortalisant des scènes réelles, prises sur le vif et en général sans dessein esthétisant. Ces scènes de la vie réelle s’appliquent à déployer et à figer chaque instant, dans une démarche à la fois d’indiscrétion, dont les enjeux scopophiliques feront l’objet d’un arrêt privilégié au moment d’aborder la question de l’intimité exposée142, et de transcription : l’œil arrête une scène, d’autant plus vraie qu’elle est en principe interdite au regard, du moins sous cette forme, capturée dans le mouvement du quotidien et sans l’artifice d’une pose, le personnage du récit ou de l’image n’étant souvent pas conscient d’être observé.
143
141 Voir la partie consacrée à la photographie dans « Plasticité » au chapitre V « Un genre de travers ». 142 Voir le sous-chapitre intitulé « Intimité exposée » inséré dans le chapitre XI « Physiologie d’une écriture » à l’occasion d’une étude sur la question des motifs. 143 TRÉHERVÉ (DE) Marcel, « Clémence de Pibrac chez elle », n° 1 d’une série de portraits photographiques publiée sous le titre Les Reines de Paris, entre 1895 et 1900. Le cliché est reproduit dans TRÉHERVÉ (de) Marcel, Rêves d’amour : scènes de la vie réelle [1897], Paris, L. Boulanger, 1900. Source : gallica.bnf.fr / BnF.
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La poétique de la quotidienneté s’institue dès lors en modèle d’une écriture au jour le jour, on pense à nouveau aux Contes de la vie de tous les jours (1888) d’André Theuriet ou aux Heures d’une Parisienne (1890) de Léon Roger-Milès. De ce dernier, il est relevé une composition fragmentée, heure par heure ou presque, de la vie d’une femme de Paris, et livrée au lecteur en une série d’indiscrétions : M. Roger-Milès est un romancier délicat et un poète ému. La lecture d’une page du dernier volume qu’il vient de publier chez Flammarion, sous ce titre : Les heures d’une Parisienne, renseignera le lecteur cent fois mieux que je ne le saurais faire. Ce livre est composé, outre des heures d’une Parisienne, qui nous la montrent en dix-sept indiscrétions finement révélées, aussi bien au lever, qu’au dîner, au confessionnal qu’au bal, chez sa couturière comme au Bois ou à l’Opéra ; d’une vingtaine de nouvelles, dont plusieurs sont de véritables petits chefs-d’œuvre de sensibilité et d’observations […]144.
Le procédé n’échappe évidemment pas aux auteurs de scènes, en témoigne le corpus, non-exhaustif, listé ci-dessus. L’œuvre d’Oscar Honoré, intitulée Perrine : scènes de la vie réelle et publiée chez Charlieu en 1857, a par exemple reçu le prix unique, une médaille de 1500 francs, dans la catégorie des nouvelles et après le jugement du comité de la Société des gens de lettres le 18 mai 1857145, en raison, justement, de sa méthode d’observations qui, à la manière des Heures d’une Parisienne, « renseignent » le lecteur par toutes sortes « d’indiscrétions ». Reportage racoleur L’esthétique des romans ou des recueils scéniques issus de la littérature de genre peut à cet égard être envisagée sous l’égide de ce qu’on nomme le reportage, cette écriture du quotidien consistant à reproduire un ensemble de faits observés ou éprouvés, située dans l’interstice des deux catalyseurs ayant permis la naissance de la littérature de genre, à savoir la peinture de la vie contemporaine d’une part et l’essor du journalisme d’autre part. Brute, véridique, spontanée, la scène emprunte tant au réalisme des années 1850 qu’au naturalisme des années 1880 la volonté de mettre à la vue du lecteur une réalité, sans altération et avec un certain 144 GILLE Philippe, « Livres illustrés. Art », commentaire sur Paris qui crie : petits métiers de Pierre Vidal, Le Figaro, série 3, n° 344, 10 décembre 1890, p. 6. 145 CLOUVET P., « Nouvelles diverses », commentaire sur Perrine : scènes de la vie réelle d’Oscar Honoré, Revue de l’instruction publique en France et dans les pays étrangers, n° 9, 28 mai 1857, p. 133-135, p. 134.
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souci d’exactitude. L’auteur est alors un enquêteur qui étudie et rassemble ce qu’il voit avant de le transcrire presque tel quel. Marie-Ève Thérenty et Myriam Boucharenc ont mis en avant les relations étroites entre presse et littérature durant le XIXe siècle et, a fortiori, entre reportage et roman146, en révélant les jeux de croisements amenant à parler d’« entregenres »147. La pratique du reportage appelle en effet à une définition en mi, mi-roman, mi-journal. Boucharenc parle à ce propos d’un « genre entre deux définitions : l’une journalistique, qui se distinguerait de la littérature comme le document vrai de la fiction ; l’autre littéraire, qui s’élaborerait au détriment des règles de conception dont se réclame le journalisme d’investigation »148 – notamment anglo-saxon –, amenuisant les frontières entre récits de fiction et faits divers. Le reportage littéraire se comprend alors comme un « genre labile et protéiforme, à mi-chemin du roman et du témoignage, du “fait brut” et du récit stylisé, de l’information et du divertissement »149, une conception plastique qui rejoint dans une certaine mesure celle des scènes constitutives des Échos et des Nouvelles à la main dont il a été précédemment question dans les rubriques journalistiques consacrées à l’actualité150, quoique leur structure imparfaite et rompue soit moins elliptique dans l’espace du recueil et que la caricature soit délaissée pour la distraction ; voire tout à fait abandonnée au profit d’une portée plus moralisante. L’écriture intime, la forme dialogale ou encore l’étude de mœurs sont en tous les cas largement convoquées pour parfaire le genre « protéiforme ». En outre, si le reportage doit être considéré comme une pratique d’écriture, il doit aussi s’envisager comme une posture, l’écrivain-reporter étant un « raccoleur de nouvelles »151, selon la caractérisation du Larousse en 1875. Voir notamment BOUCHARENC Myriam, DELUCHE Joëlle, éds, Littérature et reportage, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2001 ; BOUCHARENC Myriam, éd., Roman et reportage. Rencontres croisées, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2015 ; THÉRENTY Marie-Ève, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle, Paris, Seuil, 2007 ; THÉRENTY Marie-Ève, Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman (1829-1836), Paris, H. Champion, 2003. 147 Pour reprendre le titre de la seconde partie de BOUCHARENC Myriam, éd., Roman et reportage, op. cit. 148 BOUCHARENC Myriam, « Petite typologie du grand reportage », in : Littérature et reportage, éd., BOUCHARENC M., DELUCHE J., op. cit., p. 221-234, p. 225. 149 BOUCHARENC Myriam, L’Écrivain-reporter au cœur des années trente, Villeneuved’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2004, p. 213. 150 Voir le chapitre II « Au rythme du journal » et plus spécifiquement la partie consacrée aux Échos. 151 LAROUSSE Pierre, « Reporter », in : Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Administration du Grand dictionnaire universel, 1875, tome 13, p. 993. 146
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La définition du reportage dans le roman, proposée par Brunetière en 1883, est ici très éclairante, dans la mesure où elle révèle non seulement une pratique, mais aussi un procédé : Être curieux de tout, et pourtant ne s’intéresser à rien, ou peut-être s’intéresser particulièrement à ce qu’il y a de moins intéressant au monde, comme le menu d’un souper de centième, la robe d’une demoiselle, ou les performances d’un cheval de course ; – enregistrer au jour le jour, méthodiquement, les incidents les plus banals de ce que l’on est convenu d’appeler la vie parisienne, chiens écrasés, fiacres versés, caissiers en fuite, banquiers ruinés, voleurs arrêtés, assassins découverts, procès perdus, filles séduites, liaisons rompues, mariages manqués, amoureux noyés, asphyxiés, ou pendus ; – servir le tout ensemble, avec les noms propres, ou sous des initiales transparentes, ou sous des sobriquets plus révélateurs en quelque sorte que les noms eux-mêmes, agrémentés de spirituelles médisances ou de plaisanteries d’un goût douteux, et parfois relevé, d’une façon tout à fait imprévue, d’un trait de moral pharisaïque ; – voilà le reportage, et voilà sous quelle forme il est en passe, traîtreusement, de s’introduire, je ne dirais pas seulement dans le roman, je suis obligé de dire dans la littérature contemporaine152.
Si le chapitre de Brunetière s’inscrit dans une réflexion plus générale sur le roman naturaliste (Le Roman naturaliste, 1883), force est de constater que la description du phénomène qu’il dépeint fait écho, et de façon évidente, à celui que connaissent les récits de scènes depuis les années 1850 déjà. Les sujets de ces derniers étant aussi variés que banals – « un souper de centième, la robe d’une demoiselle, ou les performances d’un cheval de course » –, il convient dans une démarche d’identification de les classer et de les catégoriser sous l’appellation de « la vie parisienne », dès lors qu’ils transcrivent les aléas du quotidien, « chiens écrasés, fiacres versés, caissiers en fuite », entre autres. Plus encore, ces sujets imposent une méthode, un procédé, celui du reportage. « Le mot n’est certes pas de la langue du grand siècle », précise Brunetière, « et Boileau, que je sache, ne l’a nulle part employé ; mais, depuis quelques années, l’usage l’a tellement consacré, l’usage, – dont il faut que les académies elles-mêmes, tôt ou tard, et bon gré, mal gré, subissent l’autorité souveraine, – et puis, il dit si bien ce qu’il veut dire ! »153 Dire que la pratique du reportage se déploie depuis quelques années invite en effet à la considérer dans une perspective plus large que celle du genre naturaliste des années 1870. Et pour cause, le procédé dont 152 BRUNETIÈRE Ferdinand, « Le reportage dans le roman » (15 avril 1881), in : Le Roman naturaliste, Paris, C. Lévy, 1883, p. 223-242, p. 223-224. 153 Ibid., p. 223.
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il est question suit de près celui de l’écriture de type journalistique qui sévit – « l’autorité souveraine » – depuis l’essor de la presse de 1830. Et « enregistrer au jour le jour, méthodiquement » des épisodes du quotidien constitue bel et bien un mot d’ordre dont les auteurs de scènes vont emprunter sans concession les modalités. Afin d’étudier plus avant cette démarche, Brunetière prend pour cas d’étude Jules Claretie, Edmond Texier ou encore Camille le Senne, dont le choix n’est évidemment pas anodin, si l’on pense à certaines de leurs publications, comme Tableau de Paris (1852-1853) et Les Choses du temps présent (1862) de Texier ou La Vie à Paris (1881-1911) de Claretie. Tous trois travaillent « dans la partie. Leur domaine, c’est l’actualité. Servons-nous du mot que les poètes, ayant licence de tout oser, et puisque aussi bien nous somme en veine de barbarisme, n’ont pas craint de mettre à la mode »154, propose encore Brunetière. Et actualité est ici synonyme de modernité155. Envisager le procédé du reportage invite en outre à décloisonner les genres, puisque la poétique de l’actualité traverse différentes pratiques, confondant sciemment celle du roman, de la poésie et du théâtre : Il y a des romanciers qui sont venus au roman par le théâtre, et, ceux-là, dans tout un long récit qu’ils écrivent, n’y eût-il qu’une scène, une seule scène de passion, elle sera dramatique et coupée selon les lois du théâtre. Il y en a d’autres qui sont venus au roman par la poésie : ceux-ci, leurs descriptions les trahissent, et si consciencieusement qu’ils s’appliquent à la peinture de l’exacte réalité, je ne sais quoi de délicat et de charmant, ou de douloureux et d’ému, perce toujours, qui les faits reconnaître poètes. Il y en a d’autres encore, – et c’est le cas de nos auteurs [Claretie, Texier, le Senne], – qui sont venus au roman par le journalisme, et vous les reconnaissez justement à cette préoccupation qu’ils ont de construire leurs romans sur les choses du jour, et d’imaginer, si je puis ainsi dire, dans la direction de la curiosité publique156.
Un journaliste dans le roman, voilà ce qu’est un écrivain durant le XIXe siècle. Ce serait dans cette perspective que Claretie « semble se borner, depuis quelques années, à vider, pour ainsi dire, périodiquement, des carnets de reporter dans le cadre d’une intrigue romanesque »157. Car « ce que j’appelle faire du reportage dans le roman, expliquons-nous donc bien nettement, ce n’est pas emprunter à la chronique d’hier un fait divers 154 155 156 157
Ibid., p. 224. Ibid. Ibid., p. 224-225. Ibid., p. 227.
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dont on aurait besoin pour la disposition d’une intrigue […]. C’est s’en prendre enfin à ce qu’il y a de plus superficiel dans le spectacle de la vie courante […] »158, conclut Brunetière. Par conséquent, la démarche esthétique déroute. Comme le rappelle Brunetière, il ne s’agit pas de copier un fait d’actualité, mais bien davantage de s’imprégner du procédé journalistique afin d’écrire « le spectacle de la vie courante », aussi « superficiel » soit-il. Par extension, les récits scéniques n’ont en général ni suspens ni schéma actanciel traçable : c’est une « esthétique du zigzag [prenant] volontiers les chemins de traverse, ceux qui autorisent, au rebours de la ligne droite, les esquisses rapides et négligées »159. La digression ou l’aparté s’érigent alors comme les principes d’un vagabondage poétique. Lorsque paraît Aventures parisiennes de Paul Deltuf en 1859 chez Michel Lévy frères, un recueil de nouvelles elles-mêmes découpées en brefs chapitres, le critique et journaliste John Lemoinne insiste sur la composition scénique, sans architecture dramatique : « ces livres […] valent mieux que leur affiche160. Dans les trois ou quatre nouvelles qui composent le volume de M. Paul Deltuf, il ne faut pas chercher une charpente dramatique très compliquée ; ce sont plutôt des scènes de la vie privée, avec une grande simplicité de moyens […] »161. Les nouvelles sont lues « morceau par morceau dans un journal décacheté par votre concierge »162 confirme encore Pontmartin dans une étude consacrée à l’écrivain, situant définitivement la scène dans la pratique d’une quotidienneté et dans l’esthétique d’une fragmentation.
158
Ibid., p. 230-231. LABARTHE Patrick, Baudelaire et la tradition de l’allégorie, Genève, Droz, 1999, p. 369. 160 Il est ici fait référence aux Aventures parisiennes (1859) de Paul Deltuf d’une part et à Existence parisienne (1859) d’Alexandrine-Sophie de Bawr d’autre part. 161 LEMOINNE John, « Revue de quinzaine », commentaire sur Aventures parisiennes de Paul Deltuf, Journal des débats politiques et littéraires, 22 décembre 1859, p. 1-2, p. 2 (je souligne). 162 PONTMARIN (DE) Armand, « Le réalisme en mains propre. MM. Paul Perret et Paul Deltuf », in : Les Semaines littéraires, Paris, Michel Lévy frères, 1861, p. 284-293, p. 292. 159
CHAPITRE IX MODERNITÉ
De Baudelaire aux Goncourt, de Lorrain à Huysmans, la modernité est proclamée pour revendiquer une plume avant-gardiste. Si elle s’exprime différemment selon les projets esthétiques, elle circonscrit cependant une démarche poétique similaire, celle de la rupture. Fragmentaire, morcelée, discontinue voire insignifiante, l’écriture moderne rompt avec le canon pour fixer une fugacité, dans des récits souvent sans intrigue, sans rebondissements et sans péripéties. Face à ces revendications, une question se pose : la scène peut-elle être envisagée comme l’un des réceptacles de la modernité ? Sans refaire l’histoire de cette dernière, ce chapitre veut au contraire opérer un certain décentrement en reconsidérant ses multiples facettes, sans contraintes génériques ou diachroniques, afin de mettre en évidence le dialogue naissant entre un idéal de la modernité et une esthétique de la scène. Plus précisément, la réflexion se place dans la continuité du chapitre précédent, relatif à l’institution de la littérature de genre, car elle poursuit elle aussi une considération sur le geste critique. Elle veut notamment illustrer un phénomène, la manie de la modernité, en montrant comment la critique façonne un imaginaire de l’écriture moderne. À cet égard, il ne s’agira pas tant de gloser la modernité elle-même que le discours critique qui la légitime. Parce que la peinture de genre et, par extension, la littérature de genre sont érigées par certains au panthéon de l’art moderne, une réflexion sur les caractéristiques du genre moderne sera d’abord proposée pour en dégager les enjeux. Ce premier point permettra ensuite de problématiser les critériums de la modernité en analysant les propositions théoriques de Baudelaire et des frères Goncourt. S’il n’y a pas une mais des modernités, l’on observe néanmoins certains critères stables – le non-fini, le fragmentaire, l’insignifiance et l’autonomie de l’œuvre – qui traversent les genres (des petits poèmes en prose au roman). Enfin, cette réflexion théorique sera prolongée par l’étude de l’étiquette « roman moderne », de l’esthétique de Charles Joliet aux parentés entre le poème en prose de Baudelaire et la poétique journalistique. Le but est de relever la manière dont la critique entreprend une démarche théorique ; sans entrer dans les textes, il s’agira plutôt de considérer ce qui est à même d’instituer une modernité, dans le but plus général d’interroger la corrélation entre les romans modernes et les romans scéniques.
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GENRE MODERNE
1.1 Les usages d’un néologisme Ferdinand Octave Bruat est un écrivain et poète incompris, jamais publié et toujours recalé. Mais à défaut de talent, il a une théorie, un idéal esthétique qu’il pense suffisant pour le mener au rang de chef d’école du genre moderne. Sous le terme modernité, il envisage tout ce qui constitue la vie banale et quotidienne, pratique par certains côtés, bizarre par d’autres, comme il se plaît souvent à ergoter. Dans cette perspective, il prescrit de rompre définitivement avec les imitations, tant classiques que romantiques, et de fouiller la société contemporaine pour extraire de chacun de ses recoins des images, des sensations, des formes et, enfin, une langue à même de modeler une poétique nouvelle. Un matin, il a un titre. Éloquent, sonore, facile à retenir et surtout plein de modernité, d’autant plus étonnant qu’il est formidablement anodin : Bonjour, Monsieur ! Bruat travaille à son texte, sans relâche, en commençant par en faire un sonnet, un drame, puis un roman, avant de finalement le condenser en une nouvelle. Mais la réduction n’est jamais assez probante et son insatisfaction le ronge, le vieillit et, finalement, l’abandonne au crépuscule de la mort. La vie moderne, la modernité, je la tiens, je l’ai, je l’exprime, clame toutefois Bruat à l’agonie, quand la solution lui apparaît enfin. Elle n’est ni dans un sonnet, ni dans un quatrain, ni même dans un vers, elle est dans un mot, tout est dans un mot : Bonjour, Monsieur !1 L’œuvre de Ferdinand Octave Bruat, romancier fictif de la nouvelle Bonjour, Monsieur ! (1876) de Jean Richepin, n’a certes jamais vu le jour, mais son récit révèle la préoccupation esthétique de la seconde moitié du XIXe siècle en posant les jalons d’une écriture qui se veut moderne : un « rien, au cœur de la littérature »2, postule Jean de Palacio dans son étude du texte. Pas d’intrigue, pas de rebondissements, encore moins de péripéties, mais une scène triviale – aussi pratique que bizarre – condensée en un épisode abrégé. La révélation de la littérature se donne par conséquent dans une forme poétique « brève, précise, ciselée, étroite, enserrant l’idéal comme un corset et comme une cuirasse »3, pour reprendre les 1 RICHEPIN Jean, « Bonjour, Monsieur ! », in : Les Morts bizarres, Paris, G. Decaux, 1876, p. 251-261. Le résumé qui précède est directement emprunté au récit de la nouvelle. 2 PALACIO (DE) Jean, Le Silence du texte : poétique de la décadence, Louvain, Peeters, 2003, p. 69. 3 RICHEPIN Jean, « Bonjour, Monsieur ! », in : Les Morts bizarres, art. cité, p. 260.
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termes de Bruat, afin que la vastitude de la vie moderne se dévoile dans l’étroitesse d’un récit, « comme on respire une essence subtile enfermée dans le diamant d’une bague »4. Le terme bizarre employé par Bruat pour caractériser un sujet à la fois moderne et ordinaire – Bonjour, Monsieur ! – réactive tout en la déjouant5 la catégorie esthétique baudelairienne exprimée par le poète dans Curiosités esthétiques (1868) : Le beau est toujours bizarre. Je ne veux pas dire qu’il soit volontairement, froidement bizarre, car dans ce cas il serait un monstre sorti des rails de la vie. Je dis qu’il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et que c’est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement […] Beau6.
Pour les Fleurs du Mal (1857) notamment, Baudelaire s’imprègne d’un quotidien souvent trivial, la beauté des choses étant dévoilée dans leur profonde banalité. Cette poétique est par ailleurs exploitée tant dans l’objet que dans le lexique, en témoigne le poème intitulé « Le couvercle » et son treizième vers « Le Ciel ! couvercle noir de la grande marmite »7, un vocabulaire qui, en sus, convoque l’imaginaire domestique de la peinture de genre, on pense à La Marmite (1750-1750) de Chardin ou encore à L’Intérieur d’une cuisine (1815) de Drölling. Une question émerge à la lumière de cette proposition esthétique : la scène doit-elle être considérée comme l’un des réceptacles, et le plus remarquable peut-être, de la modernité ? La récurrence avec laquelle le terme « moderne » ou « modernité » est convoqué par la critique pour parler des scènes de genre, tant en peinture qu’en littérature, invite à soutenir l’hypothèse. Le roman d’Alphonse Daudet, Sapho : mœurs parisiennes (1884) – par la suite joué au théâtre – est par exemple salué pour ses « scènes de la vie moderne » qui « offre[nt] un caractère rare de modernité » en raison de la peinture vive de la vie parisienne8. Quant « aux scènes de la vie 4
Ibid. Le terme « bizarre » implique en effet un renvoi à la formule du poète. Cependant, la bizarrerie dont il est question dans l’œuvre de Bruat relève moins du Beau baudelairien que du « beau banal », décrié par Baudelaire : « renversez la proposition, et tâchez de concevoir un beau banal ! ». BAUDELAIRE Charles, Curiosités esthétiques, Paris, Michel Lévy frères, 1868, p. 216. 6 Ibid. 7 BAUDELAIRE Charles, « LXXXVII. Le couvercle », in : Les Fleurs du Mal [1857], Paris, Michel Lévy frères, 1868, p. 214. 8 DUCROS Emmanuel, « Sapho. Pièces en cinq actes de Alphonse Daudet et Adolphe Belot », Bijou-théâtre, n° 5, 1er décembre 1885, p. 1-3, p. 1. 5
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actuelle » saisies par Balzac, elles ont su « dégager des formes modernes l’esprit moderne »9. Bien que la confusion des genres puisse déranger, elle suggère néanmoins de repenser la représentation du sujet dans ce qu’il a de plus éphémère. Lorsque Fromentin fait de la scène de genre picturale l’équivalent du feuilleton en littérature10, il déploie, derrière une critique du principe de commercialisation, la définition baudelairienne de la modernité. Dans son chapitre « Croquis de mœurs », Baudelaire qualifie pour rappel les artistes de genre de peintres de la circonstance ou encore en chroniqueurs de la pauvreté de la petite vie. Autrement dit, scène et modernité entretiennent-elles un rapport de dépendance plus sensible qu’une pure connivence ? Loin des grandiloquences historiques ou romantiques, le langage scénique change de camp et se déploie dans l’ordinaire. Malgré des critiques virulentes portées à l’encontre de la peinture de genre commerciale, Huysmans atteste encore, à la fin du siècle, sa capacité à transcrire l’esthétique contemporaine. Alors que la majorité des peintres se sont résolus à plaire au public par n’importe quel stratagème, le vrai modernisme en scène de genre existe toutefois, dit-il. Il se dissimule bien loin de la pratique mercantile, chez les indépendants, « les seuls qui aient vraiment osé s’attaquer à l’existence contemporaine, les seuls – qu’ils fassent des danseuses comme M. Degas, de pauvres gens comme M. Raffaëlli, des bourgeois comme M. Caillebotte, des filles comme M. Forain, – qui aient donné une vision particulière et très nette du monde qu’ils voulaient peindre »11. Que l’on ne soit ainsi pas étonné de lire l’étiquette « l’art moderne » dans le compte rendu du Salon de 1879 de Huysmans, à la place de la catégorie attendue « peinture de genre », qui fait suite à la peinture religieuse et celle de paysages. Mais qu’est-ce que l’art moderne à l’époque des nouvelles techniques et à l’ère de la photographie ? Pour le définir et pour signifier sa complexité, Huysmans retranscrit « un document inédit de la vie contemporaine »12, une conversation présumée entre Fromentin et un artiste étranger, échangée dans les salles d’une exposition officielle de peinture quelques années auparavant et sténographiée par un auditeur : 9 PÉLADAN Joséphin, La Décadence esthétique. L’art ochlocratique : Salon de 1882 et de 1883, Paris, C. Dalou, 1888, p. 86. 10 Voir « Réception : perspectives esthétiques et sociologiques » au chapitre III « Le petit format ». 11 HUYSMANS Joris-Karl, « Salon officiel de 1880 », in : L’Art moderne, Paris, G. Charpentier, 1883, p. 127-166, p. 154-155. 12 HUYSMANS Joris-Karl, « Salon de 1879 », in : L’Art moderne, op. cit., p. 3-84, p. 31.
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Vous m’embêtez avec votre modernité, s’écria Fromentin. Certainement il faut peindre son temps, je le sais ; mais il faut rendre, avec les aspects matériels, le décor, les personnages, et surtout il faut rendre les mœurs, les sentiments avant les costumes et les accessoires. […] On ne me persuadera jamais qu’une femme qui lit une lettre dans une robe bleue, qu’une dame qui regarde un éventail dans une robe rose, qu’une fille qui lève les bras au ciel pour voir s’il pleut, dans une robe blanche, constituent des côtés bien intéressants de la vie moderne… Dix photographies d’album me donneront la dose de modernité incluse là-dedans, d’autant que la dame, la demoiselle et la fille ne sont pas prises sur le fait, mais sont amenées à cent sous la séance, dans l’atelier, pour revêtir les susdites robes et représenter la vie moderne. […] Puis après quelques minutes de silence, Fromentin reprit : je ne veux pas dire qu’il faille avoir beaucoup d’esprit, mais voir l’esprit des choses, qui est énorme et découle de toute la nature comme l’eau coule des fontaines ; […] La modernité, mon jeune ami, la modernité ! – il fallait aller chez une vraie dame, si l’on voulait peindre une dame !13
Le peintre moderne n’est donc pas celui qui excelle comme « couturier », c’est-à-dire comme ces amateurs qui « sous prétexte de modernité, enveloppent un mannequin de soies variées ; non, l’on ne fait pas du contemporain en louant un modèle […] »14, mais c’est celui qui est doté d’un œil aiguisé capable de voir l’esprit des choses. Le génie de l’art moderne réside plus précisément dans l’habilité à saisir son sujet sur le fait, sans mise en scène préalable. La vie contemporaine arrangée est ce que Huysmans nomme le « faux moderne »15, trop chic et maniérée pour rendre compte des véritables aléas du quotidien. Du point de vue du modernisme, la scène de genre est ainsi celle qui saisit bien plus qu’elle ne retranscrit, à l’image de La Rentrée des chiffonniers de Raffaëlli, un chef-d’œuvre de la modernité si on en croit Huysmans, tant par son sujet que par sa composition. Sur une toile d’un format atypique, presque carré, sont peintes dans un réalisme brut les silhouettes de trois hommes endossant le fardeau de leurs marchandises sur fond de terre et, au loin, de cheminées industrielles encore fumantes. C’est la trouée16 de l’art, dirait Huysmans, une brèche ouverte pour le triomphe de la conception architecturale moderne qui s’impose tant en peinture qu’en littérature ; un art à la fois brut et éphémère. Par conséquent, si la scène se situe parfois 13
Ibid, p. 31-33. Ibid, p. 33. 15 « Le tableau de M. Gœneutte est du faux moderne encore, de la vie contemporaine arrangée et peinte de chic, et il en est de même aussi de l’Accident, de M. Dagnan-Bouveret ». HUYSMANS Joris-Karl, « Salon officiel de 1880 », art. cité, p. 154. 16 HUYSMANS Joris-Karl, « Salon de 1879 », art. cité, p. 75. 14
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à l’extérieur des frontières génériques en raison d’une hétérogénéité qui franchit occasionnellement les bords de la littérature, elle n’est certainement pas en dehors de l’histoire littéraire (et artistique) et doit être envisagée sous le prisme d’une réflexion plus générale sur le genre moderne. Parce que ce dernier se caractérise chez de nombreux auteurs par une écriture fragmentaire – à l’image du petit format carré de la toile de Raffaëlli – se pose la question du rôle joué par la scène, en ce qu’elle permet notamment de (re)penser une genèse et une structure. La modernité. Autant dire que le sujet a été abondamment discuté par la critique, constituant un faisceau de strates dont il est difficile de s’extraire pour y dévoiler encore quelque chose. Par ailleurs, consacrer un chapitre à la question de la modernité peut susciter de prime abord quelques réticences, tant d’ordre historique qu’épistémologique. La notion suppose non seulement une définition, mais elle suggère en plus une forme d’homogénéité, de polissage esthétique et idéologique. Or, la modernité telle que consignée par Gautier dans son étude sur Balzac en 1858, plaidée par Baudelaire en 1863 dans Le Peintre de la vie moderne ou encore définie par Edmond de Goncourt en 1884 dans la préface de Chérie n’est certainement pas la même. Pour le roman comme pour la poésie, la conception du littéraire mue, et l’idéal de modernité avec. Le mot même est problématique : s’il est institutionnalisé par son inscription dans le Littré au milieu du siècle, il est encore défini comme « Néologisme. Qualité de ce qui est moderne »17. Cependant, bien que les usages diffèrent en fonction de la démarche esthétique de chacun, Baudelaire et les Goncourt, notamment, s’accordent sur certaines lignes directrices, à savoir « ce qui caractérise le monde immédiatement contemporain, l’instant présent, dans ce qu’il a de plus caractéristique, éventuellement de plus évanescent »18, retient Robert Kopp. La définition est assez élastique pour être façonnée par différentes plumes, mais assez concise pour révéler une manière générale d’envisager le genre moderne et, par la même occasion, de (re)découvrir certains textes du XIXe siècle, tombés dans les oubliettes de la postérité. Ses différents critères feront alors l’objet d’une première réflexion, pour laquelle il s’agira moins de livrer une définition unique entre 1850 et 1890, sorte 17 LITTRÉ Émile, « Modernité », in : Dictionnaire de la langue français, Paris, Librairie Hachette, 1873-1874, tome 3, p. 585. 18 KOPP Robert, « Baudelaire et les Goncourt : deux définitions de la modernité », in : Les Goncourt dans leur siècle. Un siècle de « Goncourt », éd., CABANÈS J.-L., DUFIEF P.-J., MOLLIER J.-Y., Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2005, p. 167-176, p. 170.
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de compendium des discours sur la modernité, que de comprendre ce qui, dans l’esprit de la seconde moitié du XIXe siècle, fonde une écriture moderne, en en dégageant les singularités, parfois complémentaires, parfois contradictoires. Par conséquent, sans vouloir revenir sur les nombreuses études consacrées à la modernité, le dessein est davantage celui de questionner le dialogue entre un idéal de la modernité et une esthétique de la scène, dans le but de mettre en lumière une éventuelle connexité et, partant, de mieux saisir le fonctionnement de cette dernière. Cette considération sera entamée par une relecture des propos de l’auteur des Fleurs du Mal, bien que sa présence ici puisse d’abord surprendre ; pourquoi Baudelaire, dans une étude sur la pratique de la scène dans le roman et la nouvelle, quand il livre sa définition de la modernité dans une étude sur l’artiste Constantin Guys d’une part et que lui-même, d’autre part, n’est pas romancier ? Premièrement parce qu’il confond sciemment les arts (peinture et littérature) et les genres (poésie et prose), une juxtaposition qui se traduit de manière révélatrice dans le recueil Petits poèmes en prose (1869), dont le choix du titre – poème ; prose – est symptomatique de la plasticité de la scène. Deuxièmement, parce qu’il est le premier à donner une définition arrêtée de la modernité, exposée de manière théorique et programmatique dans Le Peintre de la vie moderne. Avec Baudelaire, « le discours de la modernité accède à un nouveau statut : celui d’une énonciation explicite et consciente »19, précise Isabel Valverde. Si sa définition ne saurait être isolée des discussions antérieures qui ont dominé dans la critique – d’art, principalement –, son texte de 1863 marque un point de repère, finalement moins de départ que d’aboutissement des réflexions menées sur cette question depuis la première moitié du siècle20. Pour le poète, la vie moderne se singularise par son rythme, et, conséquemment, par la dissolution d’un repère tant spatial que temporel, une perception de la réalité qui privilégie deux éléments : l’instant et le fragment21. Sous l’autorité de ces derniers, le quotidien ne peut être saisi et exploité que sous un aspect essentiellement ponctuel et partiel22, dont les impératifs ne sont pas inintéressants pour l’étude de la scène. Une vision de l’écriture que partagent également les Goncourt qui, pour cette raison, seront étudiés dans un face à face avec Baudelaire. La nouvelle narrativité VALVERDE Isabel, Moderne/modernité. Deux notions dans la critique d’art française de Stendhal à Baudelaire (1824-1863), Francfort, Peter Lang, 1994, p. 351. 20 Cette idée est notamment défendue par VALVERDE Isabel, Moderne/modernité, Ibid. 21 Ibid., p. 353-354. 22 Ibid., p. 354. 19
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proposée par le poète dans Petits poèmes en prose trouve en effet une extension dans le roman et la nouvelle sous la plume des Goncourt, dont il faut poser les jalons théoriques, avant de poursuivre une analyse de détail dans la partie suivante (avec Chérie et Charles Demailly)23. Cette réflexion théorique sera prolongée, dans une dernière partie plus digressive, par l’étude de l’étiquette « roman moderne » régulièrement employée par la critique durant le siècle, souvent indépendamment du genre, du registre ou encore de la période, un geste critique qui a le mérite de décloisonner les frontières et de repenser l’approche méthodologique de l’histoire littéraire en refusant une certaine linéarité. En partant du Roman incohérent (1887) de Charles Joliet, il s’agira, après avoir mis en évidence l’idéal d’un récit sans queue ni tête, de mettre en perspective la modernité baudelairienne avec la pratique journalistique, dont le rôle fondamental quant à l’émergence de la scène a été démontré. Cette filiation permettra ensuite de considérer quelques textes de la seconde moitié du siècle, après les propositions théoriques de Baudelaire et des Goncourt d’une part et au moment de l’émergence de la formule « roman moderne » inscrite sur la tranche des romans d’autre part, dans le but de mettre en évidence la manière dont la critique entreprend une démarche de caractérisation du genre moderne (à travers la réception des œuvres de Jean Lorrain et de Joris-Karl Huysmans). Sans entrer à proprement parler dans les textes, il s’agira plutôt de considérer, en périphérie, ce qui est à même d’instituer, en littérature, une modernité, dans le dessein plus général d’interroger la corrélation entre les romans modernes et les romans scéniques. 1.2 Être moderne « Avez-vous un critérium » ? Néologisme usuel et commode quoique souvent inexact au cours du siècle, le terme modernité est tout à la fois empreint de « sorcellerie et [de] dandysme », selon l’expression de Joséphin Péladan dans La Décadence esthétique (1888). Toutefois, précise-t-il, « à faire des catégories, il les faut [d’abord] exactes »24, si tant est qu’une acception générique puisse être dégagée. Bien que les emplois du mot deviennent un espace propice aux différentes expérimentations, tant esthétiques que critiques, ils invitent aussi à poser les jalons d’un critérium, d’une direction ou d’un XIXe
23 Voir « Composition scénique, combinaison moderne » au chapitre X « Architecture d’une structure ». 24 PÉLADAN Joséphin, La Décadence esthétique, op. cit., p. 86.
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chemin choisi par les auteurs qui se revendiquent d’une telle démarche. Car, justement, la modernité n’est-elle pas avant tout l’histoire d’une quête, dans la perspective des quelques lignes de Baudelaire qui ouvrent le chapitre « La modernité » du Peintre de la vie moderne ? Ainsi il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il ? À coup sûr, cet homme, tel que je l’ai dépeint, ce solitaire doué d’une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d’hommes, a un but plus élevé que celui d’un pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance. Il cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité ; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l’idée en question. Il s’agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire25.
La modernité est le lieu du tâtonnement, bien plus que celui de la consécration. Elle révèle une tentative pour saisir sur le vif l’instant d’un tout avant de l’immortaliser sur le papier, à travers une composition nécessairement heurtée et saccadée. L’entreprise peut toutefois être hasardeuse face un public encore enlisé dans une écriture prise dans un flux, celui de l’épanchement romantique ou du grand panorama réaliste. Sans compter que si l’écrivain « va, il court, il cherche » pour « tirer l’éternel du transitoire », c’est au-delà des frontières d’un genre littéraire établi et confortablement identifiable par le lecteur – Le Peintre de la vie moderne n’a-t-il d’ailleurs pas eu pour cette raison du mal à être accepté pour une publication ?26 Par conséquent, sans bord défini, la modernité doit de manière générale d’abord s’envisager comme une conduite, ou plus encore comme une démarche qui, par une idée nouvelle, détonne avec l’attendu ou le conventionnel. L’idée nouvelle est-elle toutefois suffisante ? Voici une petite histoire27, programmatique plus qu’anecdotique, relatée dans Paris Moderne et dont le récit, derrière le registre comique, a des airs de manifeste. Au moment de la première parution du numéro de Paris Moderne, revue littéraire et artistique fondée le 1er mars 1881 par Georges Moinaux (dit Georges 25 BAUDELAIRE Charles, « Le peintre de la vie moderne » (chapitre « Modernité »), Figaro, publié en feuilleton les 26 et 29 novembre et le 3 décembre 1863, n° 916, 26 novembre 1863, p. 1-5, p. 4. 26 Avant d’être publié dans le Figaro en 1863, le texte est d’abord proposé à L’Illustration, au Constitutionnel et à La Presse, entre autres, comme le relève KOPP Robert, « Baudelaire et les Goncourt : deux définitions de la modernité », art. cité, p. 172. 27 L’anecdote reprend un court récit publié dans la première livraison de la revue Paris Moderne, dont les propos sont reformulés et les citations exactes reproduites entre guillemets : « Chronique de Paris Moderne » (signé Mercutio), Paris moderne : revue littéraire et artistique, volume 1, 1881, p. 22-25.
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Courteline), Jacques Madeleine et Georges Millet, à laquelle quelques collaborateurs de renom ont participé (Banville, Bourget ou encore Verlaine), deux de ses rédacteurs un peu naïfs se mettent en quête de prêcher la bonne parole : la modernité ! Leur but est de solliciter des adhésions supplémentaires auprès des anciens, dans l’espoir de faire tourner la revue. La démarche fait chou blanc. « Mais enfin ! qu’est-ce que vous voulez faire ? quel est votre programme ? votre ligne ? votre école ? Avez-vous seulement une idée nouvelle à nous apporter et à faire triompher ? » s’exclame le premier interlocuteur face aux deux hommes dont le regard honteux ne peut quitter le plancher. « Enfin, qu’est-ce que vous êtes ? Vous n’êtes pas classiques, vous n’êtes pas romantiques, vous n’êtes pas naturalistes ! mais qu’est-ce que vous êtes donc ? » L’un de deux rédacteurs lève prudemment la tête en direction de son interlocuteur et, se raccrochant hardiment au titre de la revue, parvient à faire sortir de sa bouche ces explications : Paris moderne, modernité, moderne. Sans succès. « Ah ! modernité, voyons ! c’est une étiquette, cela ! à la bonne heure. Or, qu’est-ce que cela ? » Les deux bonshommes retombent dans leurs angoisses ; croyant qu’il aurait été suffisant de jeter un nom sonore et triomphant, voilà qu’il faut désormais se torturer l’esprit pour trouver une définition. Car, au fond, qu’est-ce qu’une idée nouvelle ? Et un critérium est-il toujours nécessaire pour l’accueillir, comme le soutient l’homme grave du Petit chose (1868) de Daudet, au moment où le jeune poète entame la lecture de son texte : « avez-vous un critérium ? – Non ! – Eh bien ! quand vous en aurez un, vous me lirez vos vers »28. Un critérium, « où ça se fabrique-t-il ? A-t-on jamais vu ?… Marchand de critérium, va ! »29 Il n’est pourtant pas besoin de s’évertuer à en chercher un quand, comme le rappelle l’un des rédacteurs de Paris Moderne, l’idée nouvelle, moderne, est sous nos yeux, à savoir le résultat d’une expérience quotidienne somme toute banale : Tu en fais [de la Modernité] quand tu dessines un Parisien du boulevard rencontré hier, des femmes au bal dansant les valses dont tu as encore le rhythme dans la tête ; quand tu essayes de fixer l’impression que t’a faite hier soir la femme aimée […]. Tu en fais surtout quand, analyste subtil, tu cherches à extraire des choses que tu vois le caractère particulier, caractère et particularité qui changent avec les temps, les mœurs, les modes, les régimes, caractère extérieur et caractère intime, raffinement, fièvre, mièvrerie, dégoût, tout ce qui est la modernité pour 28
Ibid., p. 24. DAUDET Alphonse, Le Petit chose : histoire d’un enfant, Paris, J. Hetzel, 1868, p. 239. 29
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le moment ; quand enfin tu cherches à extraire l’idéal des choses modernes. C’est presque une définition, cela… : et ce n’est pas toi qui as assemblé ces mots, c’est Charles Baudelaire qui était un moderniste, et quelques-uns sont venus après lui, tous ceux qui ne viennent plus nous ennuyer avec les sentiments éternels, immuables, paraît-il […]30.
L’écrivain moderne voit, il observe et extrait du flux quotidien un moment, une sensation ou encore des bribes de conversation, en prêtant une attention particulière au présent immédiat, au partiel et à l’éphémère. Parce que « les modes vont vite, et elles sont changeantes : il [l’écrivain moderne] change avec elles. Il a de la souplesse, de l’agilité, de la désinvolture »31 à même de traduire cette évanescence. Alors qu’une partie de la littérature se veut permanente, linéaire et immuable, pour reprendre la formule du rédacteur de Paris Moderne, l’autre expérimente la discontinuité par une plume fugitive qui se plaît à flirter convulsivement avec les lignes courbes, brisées, rompues. La veine moderniste ne cesse ainsi de se déployer sous différentes formes, à l’image de ces multiples « choses modernes » qui défilent sous les yeux, au point qu’il est dit encore à la fin du siècle de « cette manie de la modernité »32, pour reprendre le titre de l’article de René Doumic publié dans la Revue des Deux Mondes en 1898, qu’elle est assez récente. Par conséquent, si la voie de la modernité est sans issue parce qu’elle est hétérogène, dépourvue d’un critérium commun et stable, des discours sur la modernité doivent s’envisager ensemble dans une conduite esthétique tout à la fois collective et singulière, complémentaire et divergente. Plus encore, cette « manie de la modernité » doit être étudiée au travers d’une démarche de théorisation spécifique durant la seconde moitié du siècle. Le phénomène est en effet épidermique : la critique glose le terme, le (re)définissant, l’étayant, le déformant aussi. Si elle dresse un éventail des différents sens et des différentes acceptions du mot au fil de ses analyses, elle en souligne aussi les limites définitionnelles. Le registre humoristique régulièrement privilégié est en outre révélateur de l’impossibilité d’en fixer des contours stables ; « c’est presque une définition, cela… »33 conclut le rédacteur de Paris Moderne, dénonçant le ridicule qu’il y aurait à fixer une fois pour toutes une description de la modernité. Le ton employé – « tous ceux qui ne viennent plus nous ennuyer avec les 30
« Chronique de Paris Moderne », art. cité, p. 23. DOUMIC René, « La manie de la modernité », Revue des Deux Mondes, juillet 1898, p. 925-936, p. 926. 32 Ibid., p. 926. 33 « Chronique de Paris Moderne », art. cité, p. 23 (je souligne). 31
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sentiments éternels, immuables, paraît-il »34 – complète par ailleurs l’état d’esprit, témoignant, avec une certaine lassitude, de la prétention critique à vouloir figer le concept théorique. Baudelaire et les frères Goncourt Si Baudelaire a façonné un idéal de la modernité à travers la célèbre définition qu’il donne – « c’est le transitoire, le fugitif, le contingent »35 –, il ne l’a pas pour autant statufié. Le mot modernité se comprend uniquement dans un tissage historique et esthétique, car « il faut entendre non pas tant une hydre d’un autre âge, mais bien plutôt une manière d’éventail des significations que ce mot implique, et de ses manifestations, du moins telles qu’elles nous sont transmises, fidèlement et infidèlement par la littérature »36. Pour cette raison, il n’y a pas une modernité, mais bien des modernités37, pour reprendre le titre du volume de Jean Lorrain publié en 1885, Modernités. Toutefois, il se dégage de la modernité baudelairienne quelques critères essentiels, comme l’a notamment relevé Antoine Compagnon, qui instituent une « formule principale »38 selon l’expression du poète : le non-fini, le fragmentaire, l’insignifiance et l’autonomie de l’œuvre39. Des critères qui, loin d’apparaître de manière isolée durant la deuxième moitié du XIXe siècle, font écho à ceux défendus par quelques autres écrivains, comme les frères Goncourt. Quelques années plus tard, ils attribuent en effet à l’œuvre romanesque la qualité d’être morcelée, sans intrigue et indépendante. Voilà donc deux manières d’envisager le littéraire qui, en raison de leur similarité esthétique, méritent d’être confrontées tout en décloisonnant les frontières génériques. Car si le premier a pour objet la poésie et les seconds le roman, la fragmentation inhérente à leur façon de considérer leur objet invite à penser une pratique d’écriture (moderne) dans une perspective plus large, au-delà du genre dans lequel elle s’inscrit, qui n’en est alors que le réceptacle. Autrement dit, il faut, avant de placer une esthétique sous l’emprise d’un genre, dégager les 34
Ibid. (je souligne). BAUDELAIRE Charles, « Le peintre de la vie moderne » (chapitre « Modernité »), art. cité, p. 5. 36 IPPOLITO Christophe, « Résister à la modernité » (avant-propos), in : Résistances à la modernité dans la littérature française de 1800 à nos jours, éd., IPPOLITO Ch., Paris, L’Harmattan, 2010, p. 13-22, p. 15. 37 Ibid. 38 BAUDELAIRE Charles, « Lettre à M. le directeur de la Revue française sur le Salon de 1859 », Revue française, 20 juin 1859, p. 321-334, p. 327. 39 COMPAGNON Antoine, Les Cinq paradoxes de la modernité, Paris, Seuil, 1990, p. 34-38. 35
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éléments qui façonnent, dans l’esprit du temps, une écriture dite moderne ; des éléments qui, ainsi mis en évidence, informent de manière particulièrement intéressante la pratique de la scène durant toute la seconde moitié du siècle, que ce soit pour le roman, la poésie ou encore le théâtre. Sur la question de la modernité narrative, confronter, voire confondre, Baudelaire et les Goncourt peut évidemment surprendre. S’ils appartiennent à la même génération des années 1840-1870, autour de laquelle gravitent notamment Champfleury, Courbet ou encore Murger, ils n’appartiennent certainement pas au même monde40. L’espace social et littéraire dans lequel ils évoluent est d’abord différent, dans la mesure où ils ne partagent pas les mêmes cercles, se côtoient certes mais fort peu et ne se réfèrent quasiment jamais l’un à l’autre41. Le monde esthétique et poétique dans lequel ils pratiquent est ensuite distinct ; l’un fait de la poésie, les autres du roman. Par ailleurs, et à plus large échelle, alors que l’espace littéraire de la première partie (romantique) du XIXe siècle a su préserver une certaine homogénéité, c’est davantage l’éclatement et la disparité qui prévaut dès 1830, sous la monarchie de Juillet puis sous le Second Empire42, en raison de l’essor de la presse notamment. Toutefois, disparité ne rime pas exclusivement avec adversité, et si Baudelaire et les frères Goncourt divergent sur quelques points, plusieurs convergences esthétiques peuvent être révélées. Être moderne, c’est avant tout savoir scruter son époque. Le 25 novembre 1856, les Goncourt renvoient dans leur Journal à une pratique significative pour décrire cette démarche, celle de peindre : « songer que sauf Gavarni, il n’y ait personne qui se soit constitué le peintre de la vie et de l’habit43 du XIXe siècle ! Tout un monde est là, que le pinceau n’a pas touché »44. Le roman Manette Salomon (1867) traduit notamment cette préoccupation, dans la bouche du « fileur d’esthétique »45 Chassagnol46 d’une part, 40 KOPP Robert, « Baudelaire et les Goncourt : deux définitions de la modernité », art. cité, p. 167. Dans son article, Kopp confronte les esthétiques (divergentes et convergentes) de Baudelaire et celles des frères Goncourt, en en révélant les enjeux d’un point de vue à la fois poétique et idéologique. 41 Ibid. Kopp relève à cet effet les différentes occurrences de l’un et de l’autre auteur dans leurs œuvres respectives. 42 Ibid. 43 À noter en incise que la mode, tant pour les Goncourt que pour Baudelaire, joue un rôle fondamental en matière de discours sur et de la modernité. 44 GONCOURT (DE) Edmond et Jules, Journal des Goncourt : mémoires de la vie littéraire [1850-1870], Paris, R. Laffont, 1989, tome 1 (1851-1865), p. 220-221 (25 novembre 1856). 45 CHRISTIN Anne-Marie, « Matière et idéal dans “Manette Salomon” », Revue d’Histoire littéraire de la France, n° 6, 1980, p. 921-948, p. 923. 46 Si certains pensent que Chassagnol représente le peintre Paul Chenavard (RICATTE Robert, La Création romanesque chez les Goncourt, Paris, Colin, 1953, p. 338), d’autres
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théoricien moderniste qui ne parvient toutefois à définir, dans l’avantdernier chapitre, le Beau, et dans celle du peintre Coriolis d’autre part. Lorsque celui-ci, en quête d’inspiration, flâne dans Paris, il est happé par un détail dans le flux des déambulations quotidiennes, dont il fixe la rencontre dans un petit carnet : Il [Coriolis] battait les quartiers les plus éloignés et les plus opposés ; il coudoyait les populations les plus diverses. Il allait, marchant devant lui, fouillant d’un œil chercheur, dans les multitudes grises, dans les mêlées des foules effacées ; tout à coup, s’arrêtant et comme frappé d’immobilité devant un aspect, une attitude, un geste, l’apparition d’un dessin sortant d’un groupe. Puis, accroché par un individu bizarre, il se mettait à suivre, pendant des heures, l’originalité d’une silhouette excentrique. Les passants se troublaient, s’inquiétaient presque de l’inquisition ardente, de la fixité pénétrante de ce regard qui les gênait, se promenait sur eux, leur faisait l’effet de les creuser et de les pénétrer à fond47.
Outre une alternance entre le mouvement (« marchant », « fouillant ») et l’immobilité (« tout à coup », « s’arrêtant ») qui exprime parfaitement l’esthétique défendue par Charles Joliet dans sa préface aux Scènes et croquis de la vie parisienne – « ainsi qu’un naturaliste piquant un papillon sur un disque de liège, [l’écrivain] fixe un souvenir, une impression fugitive saisie au vol »48 –, le choix du mot privilégié pour caractériser la rencontre entre le peintre et « l’apparition d’un dessin sortant d’un groupe » est significatif – « bizarre » –, puisque Baudelaire l’emploie la même année, en 1868, dans Curiosités esthétiques. De plus, la formule des Goncourt – « le peintre de la vie » (Journal, 1856) – ne va pas sans rappeler celle du titre de l’essai de Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, qui paraît sept ans plus tard. Sans compter qu’en 1845 déjà, dans sa critique du Salon, Baudelaire évoque « cet “héroïsme de la vie moderne” qu’un peintre devrait exprimer en arrachant à la vie actuelle “son côté épique” et en faisant voir et comprendre “combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottes vernies” »49. Le sujet pictural moderne, qui constitue le point de départ de leur réflexion esthétique respective, s’apparente ainsi aux fameuses scènes suggèrent qu’il s’agit d’Eugène Fromentin (CHRISTIN Anne-Marie, « Matière et idéal dans “Manette Salomon” », art. cité, p. 923). 47 GONCOURT (DE) Edmond et Jules, Manette Salomon [1867], Paris, Librairie internationale, 1868, tome 2, p. 131 (je souligne). 48 LACHAUD É., « Avertissement » (signé L’éditeur), in : JOLIET Charles, Scènes et croquis de la vie parisienne, Paris, É. Lachaud, 1870, p. I-III, p. I. 49 KOPP Robert, « Baudelaire et les Goncourt : deux définitions de la modernité », art. cité, p. 171.
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de genre illustrant sur le vif un épisode de la vie quotidienne. Ce type de sujet, « héroïsme de la vie moderne », ne s’arrête cependant pas aux frontières du domaine artistique, mais doit servir de base à une exploration dans les formes littéraires, en troquant le pinceau contre la plume. C’est ensuite une sensibilité pour l’éphémère qui se précise ; l’œuvre, littéraire, mais aussi picturale, doit selon eux venir chatouiller50 l’œil afin de restituer la vivacité d’un instant extorqué au quotidien. Les artistes porte-parole de la modernité – Constantin Guys pour Baudelaire ; Gavarni pour les Goncourt – ont dans cette démarche troqué l’imaginaire contre l’observation, dans le dessein de mettre au jour la vie telle qu’elle est : furtive et fuyante51. « La peinture, rien autre chose qu’un chatouillement physique de l’œil »52 écrivent les Goncourt dans leur Journal le 1er mai 1858, et qui ne comprennent le « besoin de la critique de tartiner »53 à propos des idées prétendument nouvelles. Les deux artistes – Guys et Gavarni – ont donc en commun « de fixer […] le moment qui passe, le présent évanescent, l’événement éphémère »54, à travers les scènes de rue ou de vie intime. Cette conception esthétique, élaborée au cœur des discours sur la modernité chez Baudelaire et chez les Goncourt, renferme des propos effectivement analogues : Le beau est fait d’un élément éternel, invariable, dont la quantité est excessivement difficile à déterminer, et d’un élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l’on veut, tour à tour ou tout ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion. Sans ce second élément, qui est comme l’enveloppe amusante, titillante, apéritive, du divin gâteau, le premier élément serait indigestible, inappréciable, non adapté et non approprié à la nature humaine.55 Voir, sentir, exprimer, tout est là […]. L’art est l’éternisation, la fixation dans une forme suprême, absolue, définitive d’un moment, d’une fugacité, d’une particularité humaine56. 50 GONCOURT (DE) Edmond et Jules, Journal des Goncourt : mémoire de la vie littéraire, op. cit., p. 350 (1er mai 1858). 51 KOPP Robert, « Baudelaire et les Goncourt : deux définitions de la modernité », art. cité, p. 174. 52 GONCOURT (DE) Edmond et Jules, Journal des Goncourt : mémoire de la vie littéraire, op. cit., p. 350 (1er mai 1858). 53 Ibid ; cité dans CABANÈS Jean-Louis, éd., Les Frères Goncourt : art et écriture, Talence, Presses universitaires de Bordeaux, 1997, p. 391. 54 KOPP Robert, « Baudelaire et les Goncourt : deux définitions de la modernité », art. cité, p. 175. 55 BAUDELAIRE Charles, « Le peintre de la vie moderne » (chapitre « Modernité »), art. cité, p. 1-2. 56 GONCOURT (DE) Edmond et Jules, Journal des Goncourt : mémoire de la vie littéraire, op. cit., p. 1138 (tome 1, 8 février 1865) et p. 32 (tome 2, 29 août 1866).
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Les mots des Goncourt – éternel, circonstanciel, éternisation, fugacité – rappellent et répètent ceux du poète. Pour ce dernier, l’art se compose, pour mémoire, de deux parties, le transitoire et l’éternel, une définition non seulement duelle mais également transhistorique, puisqu’elle s’applique à toutes les époques. Fixer la fugacité, pour les Goncourt, et concilier l’éternel et le transitoire, pour Baudelaire, convergent ainsi vers une idée analogue, à savoir dépasser l’instantanéité de la captation pour la faire accéder à la forme57, cette dernière ne résidant pas dans le support (le journal ou le livre) mais dans l’œuvre elle-même. Autrement dit, les deux conceptions aspirent à pérenniser la sensation, conceptions qui transparaissent dans les « grandes formes » pour Baudelaire, qui, comme l’exprime Proust dans Contre Sainte-Beuve, « éternise par la force extraordinaire, inouïe du verbe (cent fois plus fort, malgré tout ce qu’on dit, que celui de Hugo), un sentiment »58, et dans « l’écriture artiste » pour les Goncourt, dans la mesure où, précise Dominique Pety, « si la visée, c’est de rendre (“fixer”) le fugace, ce ne sera pas dans une forme elle-même fugace, mais au contraire solide, travaillée. […] Si elle restitue l’impression, ça n’est plus par un lien maintenu avec ce dont elle est née, c’est par son fonctionnement interne, par la sensation qu’à son tour elle suscitera »59. Ces deux façons d’envisager la modernité révèlent par conséquent aussi bien les parentés que les limites avec la pratique littéraire de la scène et son inscription dans cette « manie de la modernité ». D’une part, elles mettent en exergue une démarche parallèle consistant à figer, dans l’écriture ou dans l’art, une notation, la scène s’attachant à fixer une impression fugitive saisie au vol ; le fragment, le morcellement ou encore la séquence sont favorisés pour cadrer un arrêt sur image et susciter tant l’effet de brièveté que d’aléatoirité. D’autre part, et a contrario, si la scène poursuit, dans une certaine mesure, le dessein de témoigner d’un fait ou d’une situation d’une époque, elle procède le plus souvent par le bien du divertissement, de l’article de consommation ou du fait-Paris. En outre, la forme est moins donnée par l’œuvre que par le support ou par l’architecture qui l’accueille, instituant une différence notoire avec la conception de Baudelaire ou des Goncourt qui tous deux, contrairement aux auteurs du corpus scénique, déploient un langage susceptible de réceptionner l’idéal de modernité qu’ils théorisent. 57
Il y a derrière cette idée une critique sous-jacente de la photographie. PROUST Marcel, « Sainte-Beuve et Baudelaire », in : Contre Sainte-Beuve, préface de Bernard de Fallois, Paris, Gallimard, 1954, p. 197-227, p. 212. 59 PETY Dominique, Les Goncourt et la collection : de l’objet d’art à l’art d’écrire, Genève, Droz, 2003, p. 287, note 83. 58
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2. POUR UNE NOUVELLE NARRATIVITÉ 2.1 Sans queue ni tête Le sacre de l’incohérence Une réflexion sur la forme est ainsi engagée, fort analogue à celle mobilisée pour les scènes, tant en peinture qu’en littérature, raison pour laquelle une étude périphérique – et théorique – s’impose ici, avant d’interroger plus avant les modalités d’une narrativité moderne. Pour rendre compte du présent évanescent et afin de fixer une fugacité, pour emprunter la formule aux Goncourt, on se souvient que la peinture de genre ou la peinture dite anecdotique « doit rester dans le petit format »60 pour ne pas trahir l’esthétique du croquis ou de l’esquisse, seule capable de restituer fidèlement un fragment du quotidien dont elle se revendique. En outre, la peinture de genre est dès ses débuts définie par la critique comme la plus à même d’exprimer une impression personnelle61, selon l’expression d’Adolphe Thiers, révélée dans un « morceau », nécessairement partiel. De même, les recueils ou romans de scènes, comme le collectif illustré par Grandville et auquel participent notamment Nodier et Balzac, Scènes de la vie privée et publique des animaux (1842), se réclament d’une composition et d’un agencement similaire à celui de l’« album », caractérisé par le Dictionnaire pittoresque (1835) de Charles-Yves Cousin d’Avallon comme un « véritable pot-pourri » et pêle-mêle, un « livre sans queue ni tête »62 qui se parcourt aléatoirement. Ce rapport à la lecture n’est pas étranger à la démarche de l’écrivain Charles Joliet, grand auteur de scènes durant la seconde moitié du XIXe siècle63 et dont Roman incohérent signale une ligne de conduite esthétique originale. Publié en 1887 chez Jules Lévy, fondateur de l’École incohérente, l’ouvrage agence des « tableaux qui se déroulent dans [d]es Scènes de la Vie d’artiste reliés par un fil unique, mais leurs origines et leurs dates en font une mosaïque de toutes les 60 OLIVETTI N., « Le Salon », Les Deux Mondes illustrés : journal des grands voyages, n° 43, 6 juin 1880, p. 3-4, p. 3. 61 THIERS Adolphe, « VIII. Peinture de genre », in : Salon de 1824, Paris, [s.n.], 1824, p. 61-69, p. 61. 62 COUSIN D’AVALLON Charles-Yves, « Album », in : Dictionnaire pittoresque donnant une nouvelle définition des mots, des aperçus philosophiques et critiques, formant un cadre de pensée neuves et saillantes, Paris, Guillemot, 1835, p. 9. 63 Pour une étude détaillée sur l’œuvre et l’esthétique de Charles Joliet, voir notamment « L’institution du roman scénique (Joliet) » au chapitre VI « Mise en livre » et « Cartographie d’un style » au chapitre XI « Physiologie d’une écriture ».
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couleurs et de toutes les paroisses »64. « Sans avoir un plan préconçu »65, l’auteur a placé différents épisodes dans un recueil qui, comme « l’indique son titre », est « un livre fou, sans queue ni tête, mais d’une allure vive et gaie »66, commente Alexandre le Clère au moment de la parution. L’entreprise répond plus généralement aux revendications de La Société des arts incohérents fondée par Lévy au début des années 1880 et dont la genèse, ne serait-ce que pour son piquant, mérite d’être brièvement rapportée en suivant le propos de Paul Eudel relatif aux arts incohérents67. Le nom de Lévy a souvent retenti dans le Quartier latin raconte-t-il : diseur, acteur, conférencier, secrétaire de l’Obole, auteur dramatique à ses heures, mais le plus souvent courtier en librairies aux heures des autres, Jules Lévy est l’homme de toutes les audaces. Il est en effet mû par le désir d’originalité, une originalité brutale capable de rompre avec le déjà vu. Victoire. Il esbroufe tout Paris. Si les classiques sont bien vieillis, il lui fallait désormais une antithèse violente exprimée par une nouvelle école, une école extensionniste, collectiviste, excursionniste. En art, cela se traduit par une mort de la forme, de la couleur et du cadre. « Vive à tout jamais l’incohérence ! »68 Ce précepte, Jules Lévy se l’est imposé après une nuit affreuse, à la suite de laquelle il a conclu par une pensée qui ne manque pas de profondeur : il faut mettre un faux nez à l’idéal. L’art sera incohérent, ou il ne sera pas. La société est alors créée et Lévy peut exprimer officiellement son idée aux artistes, aux littérateurs, et aux fumistes. La nouvelle école, qui ne doit rien respecter, est ainsi débarrassée des vieux préjugés : pas de prévisibilité, pas de logique, pas de cohérence. Un récit sans queue ni tête, donc, à l’instar de la fameuse étiquette collée au Roman incohérent de Joliet. Cet idéal esthétique ravive à l’esprit, évidemment, celui de Baudelaire promulgué quelques années plus tôt dans Petits poèmes en prose. On se souvient à ce propos de l’adresse à Arsène Houssaye inaugurant le recueil publié dans La Presse le 26 août 1862 : « mon cher ami, je vous envoie un petit ouvrage dont on ne pourrait pas dire, sans injustice, qu’il n’a ni queue ni tête, puisque tout, au JOLIET Charles, « Avertissement », in : Roman incohérent, Paris, J. Lévy, 1887, n.p. Ibid. 66 CLÈRE (LE) Alexandre, « Romans et Nouvelles », commentaire sur Roman incohérent de Charles Joliet, Revue des livres nouveaux, n° 149, 1er janvier 1887, p. 347-352, p. 349. 67 Le récit est emprunté au chapitre sur les arts incohérents dans EUDEL Paul, L’Hôtel Drouot et la curiosité en 1882, Paris, G. Charpentier, 1883, p. 431-445. 68 Ibid., p. 432. 64
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contraire, y est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement »69. La formule, célèbre pour avoir affirmé les contours du genre moderne du poème en prose, acquiert toutefois un sens de plus grande envergure à la lumière de la pratique de la scène, et ce indépendamment de toute catégorisation générique (poésie, prose, théâtre, mais aussi peinture, photographie, chanson, etc.). En effet, si la lettre à Houssaye peut être envisagée comme une dédicace-manifeste, elle doit aussi être considérée à plus large échelle comme une dédicace-théorique, dans la mesure où il ne s’agit pas seulement de faire la promotion d’un genre, mais bien davantage d’un procédé, à laquelle la juxtaposition du titre – prose et poésie – n’est certainement pas indifférente. Considérez, je vous prie, quelles admirables commodités cette combinaison nous offre à tous, à vous, à moi et au lecteur. Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous le manuscrit, le lecteur sa lecture ; car je ne suspends pas la volonté rétive de celui-ci au fil interminable d’une intrigue superflue. Enlevez une vertèbre, et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans peine. Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part70.
C’est en s’adressant directement à un directeur de presse que Baudelaire pointe les « commodités » d’une telle pratique, à commencer par sa capacité à contourner les contraintes du récit linéaire – notamment permise par les modalités du journal (rubrique, feuilleton, série, etc.). Aussi économique qu’ergonomique, elle est assez plastique pour être détournée, « hachée », sans en être pour autant entravée. Plus encore, le « fil interminable d’une intrigue superflue » est sciemment déjoué au profit d’un récit heurté, parfois sans début ni fin. La référence directe à l’intrigue met par conséquent en évidence des enjeux esthétiques et poétiques notables. L’expérience d’écriture dont il est question dépasse largement les frontières génériques pour accueillir une pratique nouvelle, profondément moderne, sorte de « réceptacle idéal d’une écriture dépourvue de toute narrativité et de toute poéticité, une forme qui engendrerait ses propres règles de signifiance au-delà de toute codification préétablie »71 ; « l’huile essentielle de l’art », dont des Esseintes 69
BAUDELAIRE Charles, « Petits poèmes en prose », La Presse, 26 août 1862, p. 1-2,
p. 1. 70
Ibid. BERTRAND Jean-Pierre, « Un genre sans queue ni tête : le poème en prose », in : Sociologie de la littérature : la question de l’illégitime, éd., TRIAIRE S., BERTRAND J.-P., DENIS B., Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2002, p. 71-80, § 9. 71
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fera dans À rebours l’éloge72. Baudelaire n’a cependant rien inventé. Avant lui, Aloysius Bertrand proposait déjà avec Gaspard de la nuit (1842), un recueil poétique sous-titré « fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot », des tableaux pittoresques de la vie quotidienne, mais tous deux ont en commun ce qui devient avec la dédicace à Houssaye un genre – ou plutôt un non-genre – avec pour caractéristiques d’être des récits « petits et en prose »73, tel que le synthétise Jules Huret dans l’une de ses chroniques pour le Figaro en 1895. Comme le précise encore Théophile Gautier dans Portraits et souvenirs littéraires, « on peut enlever quelques-uns des anneaux et les morceaux se rejoignent toujours vivants, ayant chacun leur âme particulière […] »74, car l’originalité réside dans les possibilités du style et les séries de choses ou de sensations aux effets et aux caractéristiques innommés75. Alors que la littérature du début du siècle prône encore, avec le genre historique par exemple, une certaine longueur et une forme d’harmonie, les années 1830-1850 sont celles de la rupture. Rupture avec une écriture totalisante dès lors que l’éclatement traduit un nouveau regard sur la société. Face au début du capitalisme et à l’essor de la presse, c’est le morcellement du sens plus que son unité qui fait autorité. Partant, « si l’on entend la modernité comme remise en cause de l’esthétique classique (beau, harmonie, perfection, mimesis…) et surtout comme conscience douloureuse et exigeante d’une liberté et d’une autonomie de pensée et d’action, on comprend alors que le fragmentaire puisse être le moment déterminant d’une démarche critique aussi vive que fragile »76, précise Sébastien Rogier. L’écriture éclatée heurte les visions totalisantes (romantiques et positivistes) du siècle, tout en jouant dans le même temps un rôle de déstabilisation esthétique, par une tentative de recomposition77.
72 « En un mot, le poème en prose représentait, pour des Esseintes, le suc concret, l’osmazome de la littérature, l’huile essentielle de l’art ». HUYSMANS Joris-Karl, À rebours, Paris, G. Charpentier, 1884, p. 265. 73 HURET Jules, « Petite chronique des Lettres », Le Figaro : supplément littéraire, n° 12, 23 mars 1895, p. 3. 74 GAUTIER Théophile, Portraits et souvenirs littéraires, Paris, Michel Lévy frères, 1875, p. 303. 75 Ibid. 76 RONGIER Sébastien, « La modernité, esthétique et pensée du fragmentaire », Recherches en Esthétique, revue du CEREAP, n° 14 « Le fragment », 2008, p. 29-35. http://sebastienrongier.net/article55.html. 77 MURA-BRUNEL Aline, Silences du roman : Balzac et le romanesque contemporain, Amsterdam, Rodopi, 2004, p. 52.
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Du beau au commode Outre des enjeux d’ordre structurel relatifs à l’intrigue, des conséquences formelles doivent encore être dégagées de la dédicace de Baudelaire adressée au directeur de La Presse Arsène Houssaye au seuil des Petits poèmes en prose. Les contraintes du journal ont en effet imposé certains canevas, invitant à poursuivre la réflexion sur les liens entre presse et littérature, ou plus précisément à envisager une filiation entre l’esthétique journalistique et celle des petits poèmes en prose dont la parenté a le mérite d’éclairer la pratique scénique durant le siècle. Dans cette perspective, la littérature doit être envisagée selon les institutions qui l’actualisent, mais aussi, et surtout, selon les réalités formelles qui la modélisent. Partant, ce sont les pratiques d’écriture, les processus de compositions ou encore les procédés poétiques qui doivent constituer les outils nécessaires à l’approche du fait littéraire. Alain Vaillant illustre cette démarche heuristique d’un cas symptomatique : si la poésie du premier romantisme voit le déclin des formes longues au profit du genre bref, à l’instar des poèmes en prose tels que proposés par Baudelaire au milieu du siècle, ce n’est pas, du moins pas directement, en raison seulement d’une vision du monde nouvellement éclatée et fragmentée, mais d’abord du fait d’un changement de format imposé par l’essor de la presse78, un constat qui engage sérieusement à repenser, sur cette question de la modernité, les rapports entre presse et littérature. Bien sûr, les contraintes matérielles ne jouent pas à elles seules le rôle du héraut poétique ; elles amènent cependant, par un effet de causalité, des manières de penser le récit, sa structure, mais également ses sujets et son public. Plus encore, si les contours de la modernité se dessinent au travers des projets esthétiques distincts, se modelant au fil du siècle au gré des différentes démarches poétiques, il semble qu’une certaine constance idéologique persiste, et ce parce qu’il y a une naissance de la modernité, arrêtée, précise et datée : 183079. Alors que les premières années de cette « ère médiatique »80 – pour reprendre le titre l’ouvrage de Marie-Ève Thérenty et d’Alain Vaillant – sont celles des tâtonnements, les années cinquante marquent quant à elles une prise de position plus affirmée, VAILLANT Alain, La Crise de la littérature : romantisme et modernité, Grenoble, 2005, p. 9. 79 Ibid., p. 7. 80 THÉRENTY Marie-Ève, VAILLANT Alain, 1836, l’an 1 de l’ère médiatique : étude littéraire et historique du journal La Presse, d’Émile de Girardin, Paris, éd. du Nouveau Monde, 2001. 78
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concrétisée par des modalités en constante variation. Sans entrer ici dans l’analyse détaillée des révolutions poétiques81 et de la période post-1848, il faut cependant noter une conception du dire qui transite par différents registres typiquement journalistiques – la chanson populaire, le discours des rues, le bavardage ou encore l’explosion de la caricature82 – qui se revendiquent modernes. Cette approche de l’innovation littéraire invite à refuser un principe pourtant bien ancré dans la démarche critique : « l’histoire littéraire est celle des nouveautés »83. Rien de cela, du moins pas tout à fait, car l’expérience des formes poétiques est celle de leur permanence ; les pratiques du faire littéraire celle de leur transmission84. Sans revenir sur le rôle de la presse pour la pratique de la scène depuis 1830, mis en lumière dans la première partie, il faut néanmoins s’accorder un deuxième arrêt en privilégiant les interactions de celle-ci avec le roman et plus spécifiquement ses impulsions sur le roman scénique. L’article sur la « littérature française » de l’Annuaire encyclopédique, publié en 1859 par les directeurs de l’Encyclopédie du XIXe siècle, révèle d’abord l’ambiguïté propre à la nouveauté avant d’insister ensuite sur l’influence du journal sur le roman, et vice versa, brouillant encore les frontières. Je ne sais si l’on peut imaginer rien de plus étrange et de plus difficile à décrire, à soumettre à l’analyse et à comprendre dans son ensemble et dans ses détails, que le mouvement de la littérature française depuis deux années. Est-ce un mouvement ? est-ce un repos ? […] Journal ou revue, roman et drame, souvent ces trois genres se sont réunis, mêlés, associés, confondus. On a vu le journal aider le roman, le roman se transformer en drame, le drame devenir feuilleton, le feuilleton-roman redevenir drame85.
Par un phénomène de fusion, la pratique de la presse et du roman tend à s’enchevêtrer jusqu’à instituer une écriture hybride. Ce processus de contamination se réalise notamment par le biais d’une esthétique de l’actualité et d’une narrativité discontinue, toutes deux à même d’ériger une poétique moderne, dont les romans de scènes fondent le vade-mecum. Dès lors, si le transitoire et le contingent sont essentiellement de l’ordre du beau pour Baudelaire, ils font en outre preuve de commodité 81 Pour une évolution des révolutions poétiques de 1879 à 1848, voir VAILLANT Alain, La Crise de la littérature : romantisme et modernité, op. cit., notamment le chapitre 1, p. 25-40. 82 Ibid., p. 38. 83 Ibid., p. 10. 84 Ibid. 85 CHASLES Philarète, « Littérature française », Annuaire encyclopédique, Paris, Bureau de l’Encyclopédie du XIXe siècle, 1861, p. 707-721, p. 707 et p. 715.
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pour la publication des scènes, facilement commercialisables sous cette forme (série, chapitre, feuilleton, morceau, fragment, etc.). La dimension utilitaire ne doit pas être prise à la légère : elle est au contraire au cœur de la pratique de la scène. Les premières manifestations de celle-ci dans la presse ont montré que sa plasticité contribue à son expansion ; malléable, elle jouit d’une facilité à être insérée, déplacée, revisitée ou encore sectionnée. Par ailleurs, l’esthétique instituée par les Petits poèmes en prose n’a pas seulement contribué à l’émergence d’un genre, mais elle a davantage façonné une manière d’envisager la littérature, une (re)configuration qui appelle à réfléchir plus globalement sur les revendications d’une écriture dite moderne. En effet, pris isolément, les différents événements bouleversant la scène artistique (l’écriture journalistique dans la sphère médiatique, le renversement de la hiérarchie dans le domaine pictural ou encore les manifestes – à l’instar des propos de Baudelaire ou des Goncourt – dans le monde littéraire) se donnent comme la démonstration de changements matériels – de format surtout – dans des domaines variés ; considérés ensemble en revanche, ils traduisent davantage un idéal esthétique. 2.2 Faire du roman moderne Une identité générique En 1851, « on se fout pas mal des romans »86 écrivent les Goncourt : il faut proposer autre chose, autrement. Ou plutôt, maintenant que le roman s’est imposé, « il peut en revendiquer les libertés et les franchises »87, précisent-ils une dizaine d’années plus tard, en 1864, à l’occasion de la préface à Germinie Lacerteux. Désormais, on fait du roman moderne. Ce dernier rompt avec les conventions du genre, déjà plastiques, et permet une grande liberté, en regard, notamment, du style et de l’intrigue. De plus, la formule « roman moderne » s’emploie à tout va à partir du moment où l’ouvrage rencontre le succès. Celle-ci est ainsi aléatoirement adoptée pour parler du livre Façades de François de Nion car il est vif et a une portée morale88 ; de l’Assommoir de Zola en raison de GONCOURT (DE) Edmond et Jules, « En 18.. » [1851], in : Préfaces et manifestes, Paris, G. Charpentier, 1888, p. 3-14, p. 3. 87 GONCOURT (DE) Edmond et Jules, « Préface », in : Germinie Lacerteux, Paris, Charpentier, 1864, p. V-VIII, p. VII. 88 Annonce de la parution de Façades de François de Nion, La Lecture, n° 11, 16 décembre 1899, p. 2. 86
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l’apparent laisser-aller de style89 ou encore de César Birotteau de Balzac pour ses types90. Cependant, l’expression n’est pas seulement exploitée comme qualificatif dans les comptes rendus ou dans les annonces de publications, mais elle participe pleinement, dès le dernier quart du siècle, du titre du roman et, partant, de la généricité de l’ouvrage. En effet, bien que Jean-Charles Paul ouvre déjà Les Deux courtisanes (1838) avec une introduction intitulée « Du roman moderne », défini comme « la peinture fidelle de nos mœurs actuelles »91, il faut attendre les années 1870 pour que la formule s’érige en amont du récit, dans le sous-titre, et qu’elle constitue une pratique d’écriture identifiable. Les romans sont nombreux à porter l’étiquette, en témoignent les quelques exemples suivants dont la liste ne vise évidemment pas à l’exhaustivité : Camille Gros (Beauvallet), Les Vertiges : roman moderne, 1876. Charles Legrand, L’Homme de quarante ans : roman moderne, 1885. Jean Blaize, Les Planches : roman moderne, 1886. Henri Demesse, Monsieur Octave : grand roman moderne, 1887. Maurice Montégut, La Peau d’un homme : roman moderne, 1887. Amédée Pigeon, Une femme jalouse : roman moderne, 1888. Maxime Paz, Trahie ! roman moderne, 1890. Ernest Ameline, La Chasse au magot : roman moderne, 1893. C. Lafitte, Scandale, misère et Cie : grand roman moderne, 1896. Charles Épry, Fantoches ! Fantoches ! roman moderne, 1897. Eugène Lagrillière-Beauclerc, Henriette de Croixville : roman moderne, 1898.
Tout à fait absentes jusqu’alors, les occurrences abondent à la fin du siècle et renvoient à des récits qui, bien que très divers, partagent un trait commun non négligeable pour une réflexion sur la scène comme idéal de modernité : les chapitres sont nombreux et saccadés, et ils décrivent sous une plume anecdotique les aléas de la vie quotidienne. Si la modernité a été passée au crible de la critique littéraire, il en est autrement pour ce que l’on nomme à proprement parler « le genre moderne ». Alors que la modernité d’une œuvre est abordée soit ponctuellement – pour un texte en particulier en raison de son originalité – soit 89 ALEXIS Paul, « Nana et l’œuvre d’Émile Zola », Le Figaro : supplément littéraire, 12 mars 1881, p. 1-3, p. 2. 90 LECOMTE Jules, « De Balzac », in : Le Perron de Tortoni : indiscrétion biographiques, Paris, É. Dentu, 1863, p. 63-75, p. 68. 91 PAUL Jean-Charles (Charles Paul de Saint-Germain), « Du roman moderne » (introduction), in : Les Deux courtisanes ou Les deux destinées : roman de mœurs, Paris, H. Souverain, 1838, tome 1, p. IX-XXXV, p. XX.
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plus largement – pour un genre inédit, comme le roman de mœurs92 par opposition à la pratique du roman historique par exemple –, l’étiquette « roman moderne » instituée à la façon d’une catégorie littéraire, lisible sur la tranche du livre, nécessite quant à elle un examen approfondi, pour mettre en évidence son fonctionnement, tant esthétique (stylistique et thématique) que commercial (éditorial). Chaque siècle a conféré au roman, depuis ses débuts, une nouvelle destinée en lui traçant un cadre inédit, en lui offrant des mises en scène à effets inattendus ou en lui apportant des combinaisons et des péripéties ignorées des devanciers93. C’est par ce constat un peu naïf qu’Édouard l’Hôte entame son « Essai sur le roman moderne », qui précède Le Paon de Bréhat d’Eugène Roulleaux publié chez Dentu en 1865, tout en pointant avec beaucoup de finesse les enjeux esthétiques et poétiques de la prose dite moderne au XIXe siècle. Celle-ci se définit avant tout comme une peinture réaliste des mœurs et de la société : plaidoyer pour le roman social, elle dépasse cependant les frontières du genre pour s’épancher dans différentes formes d’écriture, par une plume que l’écrivain doit explorer comme la palette du peintre. Cependant, s’il est vrai que le roman soit le miroir du temps, le réflecteur des aspirations, des instincts, des besoins et des espérances du moment, un instrument à cordes harmonieuses, répétant, comme l’écho, aux oreilles d’un public préoccupé d’affaires et de plaisir, la pensée qui agite et bouleverse déjà les têtes intelligentes, la pensée destinée à pénétrer peu à peu dans les masses, à éclairer et à diriger leur esprit, on est autorisé à déclarer qu’un art nouveau devient nécessaire pour peindre avec animation les tableaux de la société nouvelle, pour en rendre tous les accidents avec transparence et originalité, et qu’il va falloir à l’artiste une palette riche en couleurs plus réalistes qu’idéales, si vous voulez, mais non moins éclatantes, pour entremêler ses effets scéniques d’exposés, de systèmes, d’aperçus utilitaires, de théories économiques et gouvernementales capables d’attacher le lecteur94.
Le roman moderne déplie les strates de la société française dans ce qu’elle a de plus vrai et de plus immédiat, en troquant les Égarements d’un cœur sensible contre la Cuisinière bourgeoise95, dans une forme capable de saisir les « effets scéniques d’exposés ». En d’autres termes, parce que « le Voir par exemple DIAZ José-Luis, « Sociologie du roman (1830-1860) », Romantisme, février 2013, n° 160, p. 79-92, p. 80. 93 HÔTE (L’) Édouard, « Essai sur le roman moderne », in : ROULLEAUX Eugène, Le Paon de Bréhat, Paris, É. Dentu, 1865, p. V-XXXIV, p. V. 94 Ibid., p. VII-VIII. 95 Ibid., p. IX. 92
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roman, c’est la vie elle-même dépeinte avec ses larmes, ses plaisirs, ses particularités frappantes ou vulgaires, avec ses accidents mis en relief, présentés sous le jour pur et resplendissant de l’art »96, le roman moderne doit peindre la réalité dans ce qu’elle a de plus cru, susceptible de retranscrire, par exemple, les faits et les gestes des prostituées dans une étude sérieuse, précise encore l’Hôte. À peu de choses près, c’est ici le manifeste du roman social de Balzac comme du roman naturaliste de Zola plus tard ; d’un bout à l’autre du siècle, la plume s’adonne à un corps à corps avec la vie des rues, la réalité des commerces et du quotidien domestique. Est-ce ainsi à dire que l’étiquette « moderne » consiste en un ensemble hétérogène et anhistorique, sorte de pêle-mêle que l’on façonne à loisir ? Les Goncourt, Daudet ou encore Zola, « ces descripteurs qui mettent la vie partout où ils promènent leur microscope et qui feraient jaillir l’intérêt même en décrivant un infusoire »97 sont rangés par Eugène Montrosier dans le même panier98, heurtant l’approche du critique qui procède d’ordinaire par période et par courant. La juxtaposition a néanmoins l’avantage de croiser des traits esthétiques, comme le minuscule (« microscope ») et le banal (« infusoire »). Partant, entrons dans le jeu et faisons l’épreuve du pêle-mêle, confondant les périodes et les genres au profit de l’autorité de la seule modernité. « Cette littérature, qui a pour point de départ les brasseries du Quartier latin ou les cafés du boulevard Montmartre […], a cherché dans le roman son expression la plus populaire. Sauf de bien rares expressions, le roman moderne dérive tout entier de Balzac et de George Sand »99. Soit. Dans ses Lettres d’un intercepté, le critique littéraire Armand de Pontmartin insiste ensuite sur la confusion possible d’un écrivain à l’autre, car « George Sand et Balzac ont pu suivre, en apparence, des routes différentes ou même contraires »100. En effet, « celui-ci a pu se poser en champion de l’absolutisme, de la monarchie, de la tradition aristocratique, celle-là prêter le prestige du style à toutes les exagérations révolutionnaires, démocratiques et 96
Ibid., p. XIII. MONTROSIER Eugène, « Les peintres de la vie élégante », La Vie élégante, 1882, p. 372-379, p. 374. 98 Non seulement les écrivains sont confondus, mais les genres le sont aussi, puisque Montrosier parle des pages du peintre Joseph de Nittis : « il y a en effet dans certaines pages du peintre des figures entrevues dans les de [sic] Goncourt, dans Alphonse Daudet, dans Zola, ces descripteurs qui mettent la vie partout où ils promènent leur microscope et qui feraient jaillir l’intérêt même en décrivant un infusoire ». Ibid. 99 PONTMARTIN (DE) Armand, Lettres d’un intercepté, Lyon, P. N. Josserand, 1871, p. 84. 100 Ibid., p. 84-85. 97
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socialistes »101. Et pourtant : « ces prétendues extrêmes se touchent »102. Dans sa perspective, le roman moderne se traduirait par une démarche collective, à laquelle participent indifféremment Balzac, Sue, Feuillet ou encore les Goncourt, proposant une autre façon d’envisager l’histoire littéraire, par continuité plus que par rupture. Sans toutefois perdre de leur singularité, « l’élite de nos illustres écrivains pénètre et se répand dans le domaine de la fiction romanesque selon leurs prédilections, les tendances de leurs talents et de leur génie »103. Cette dernière précision, publiée dans le Bulletin de l’Académie des sciences et des Belles-Lettres à l’occasion d’une réflexion sur les génies poétiques du XIXe siècle, résonne comme une première invitation à la malléabilité. Les années 1830-1840 ouvrent de ce point de vue une voie à la littérature : en se livrant à l’étude des mœurs et en donnant de fidèles tableaux de la vie contemporaine, Balzac, Hugo, Dumas, Sue, Sand ou encore Soulié ont assuré à la littérature un progrès et une ère nouvelle104. Dès lors que « la vie commune venait d’entrer dans le domaine de l’art, la vie réelle, dépouillée de ces déguisements, plus ou moins antiques »105, le roman moderne était né. À partir de là, le genre est susceptible de souffrir toutes les formes esthétiques tant qu’il prend pour sujet, dans la lignée de la peinture de genre, « la vie réelle sous toutes ses faces, du foyer familial à la place publique »106. Écriture moderne, écriture scénique Lorrain Les projets esthétiques de deux auteurs de la seconde moitié du siècle, Jean Lorrain et Joris-Karl Huysmans, sont significatifs à l’égard du « genre moderne », puisque leurs œuvres sont discutées par la critique de manière à rendre compte d’un idéal de modernité. Par ailleurs, la réception de leurs textes fait apparaître l’entreprise critique elle-même, révélant a fortiori la façon dont celle-ci s’opère. Le cas des Modernités de Jean Lorrain, 101
Ibid., p. 85. Ibid. 103 « Discours de M. le Dr. Basset », à propos de la littérature française, Bulletin de l’Académie des sciences, inscriptions et Belles-Lettres de Toulouse, séance publique annuelle du 5 juin 1989, p. 168-193, p. 176. 104 PAUL Jean-Charles, « Du roman moderne », art. cité, p. XIX-XX. 105 BRUNETIÈRE Ferdinand, Le Roman naturaliste, Paris, C. Lévy, 1883, p. 252. 106 SABATIER-UNGHER François, « De la peinture moderne », L’Artiste : revue hebdomadaire du Nord de la France, n° 33, 19 janvier 1851, p. 267-269, p. 268. 102
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publié en 1885, offre un laboratoire intéressant pour interroger la corrélation entre écriture moderne et écriture scénique. Le recueil se compose d’une série de récits brefs qui esquissent en quelques tableaux les Parisiennes, les décavés ou encore les coquines, sous l’égide de l’autorité du titre « Modernités ». Présenté comme un ouvrage de poésie, il entreprend cependant de manière plus générale une réflexion sur la littérature, tant sur le fond que sur la forme. En feuilletant le sommaire, le lecteur découvre une écriture sérielle : « Figurante », « Princesse », « Voleuses », « Débutant », « Coquines », « Cabotin », « Valetaille », « Adultère », « Jockey », « Décavés », « Copailles », « Acrobate », « Névrose ». « Voilà donc la modernité ? Des voyous de la rue et des voyous du monde, des souteneurs et des catins, des saltimbanques et des valets, des cabotins et des entremetteuses ? Elle est jolie votre modernité, M. Jean Lorrain ! »107 s’écrie Sutter Laumann à la sortie du livre. Outre le scandale noté par le critique en raison de la brutalité des sujets, le répertoire proposé par l’écrivain s’inscrit dans le projet, très balzacien, des séries et des types, qui permet de restituer Paris. Toutefois, c’est moins la malice des sujets que le titre accordé à ceux-ci – et, partant, la catégorie générique –, qui dérange. Laumann s’arrête longuement sur les enseignes « modernités », « mœurs parisiennes » ou encore « scènes contemporaines » trop souvent revendiquées pour « faire vendre » : Ce n’est donc point parce que M. Jean Lorrain s’est complu à portraiturer les ruffians qui pullulent dans les diverses classes sociales que nous lui intentons un procès devant notre très modeste tribunal. Libre à lui ! Mais parce qu’il nous paraît agaçant au suprême de voir, en gros caractères, sur un roman ou un recueil de vers, des enseignes telles que celle-ci : Modernités, Mœurs parisiennes, Scènes contemporaines, etc., etc., quand il ne s’agit, en somme, que de l’étude d’un cas spécial, que l’on étend par cela même à la masse108.
Si l’ouvrage de Lorrain est principalement considéré par la critique, à juste titre, comme le parangon du décadentisme, il doit également être envisagé sous un autre angle, davantage commercial et comme participant d’une culture des idées. Les prétentions du titre du recueil viennent en effet soutenir et légitimer une pratique de la scène bien ancrée, quoique trop marketing au goût de certains. Le sommaire trahit ainsi la volonté d’une catégorisation étendue à la masse par une déclinaison d’étude de cas aussi variée que disparate. 107 LAUMANN Sutter, « Revue littéraire », commentaire sur Modernités de Jean Lorrain, La Justice, n° 1909, 6 avril 1885, p. 2. 108 Ibid.
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Derrière le marketing éditorial, il y a cependant une volonté poétique négligée par l’analyse de Laumann. Le lecteur ouvre le recueil de Lorrain et parcourt d’abord l’ensemble, « comme on jette un premier coup d’œil de la base faite d’un monument, pour s’assurer de ses proportions avant de s’arrêter aux accidents d’architecture »109. Alors que les premiers textes du recueil s’apparentent à l’esthétique, plutôt classique, du poème en prose, les suivants déroutent assez pour intenter un procès aux accidents d’architecture. Les morceaux, comme « Gratin » ou « Mariage », sont fantaisistes, analogues aux scènes publiées dans la presse tout au long du XIXe siècle : brefs, entravés et dialogués. En « moderniste modernisant », Lorrain dresse ses portraits, par « une plume aiguë, [d]es dessous de la gomme et du théâtre, [de] l’envers des coulisses, [de] la vie électrique et [de] la névrose »110. Et un terme, ici, retient l’attention pour l’avoir souvent côtoyé pour les récits de scènes et sur lequel il s’agira de revenir, signalant une plume irritable, imprévisible et irrégulière : nervosité111.
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Ibid. « Bulletin de la bibliothèque », commentaire sur Modernités de Jean Lorrain, Gil Blas, n° 1921, 20 février 1885, p. 3. 111 Voir les chapitres X « Architecture d’une structure » et XI « Physiologie d’une écriture ». 112 LORRAIN Jean, Modernités, Paris, E. Giraud et Cie, 1885, extraits de « Gratin » (p. 80) et de « Mariage » (p. 87). Source : gallica.bnf.fr / BnF. 110
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Huysmans Cette brisure nerveuse n’est cependant pas le propre de Jean Lorrain – quoique la démarche esthétique et poétique de ce dernier soit à cet égard symptomatique –, mais elle se revendique également chez plusieurs de ses contemporains. C’est le cas, par exemple, de Joris-Karl Huysmans, qui insiste sur la nécessité de « briser les limites du roman », dans la préface d’À rebours (1884) rédigée vingt ans plus tard, en 1903, s’opposant à Zola et à la grande épopée des Rougon-Macquart : Il y avait beaucoup de choses que Zola ne pouvait comprendre ; d’abord, ce besoin que j’éprouvais d’ouvrir les fenêtres, de fuir un milieu où j’étouffais ; puis, le désir qui m’appréhendait de secouer les préjugés, de briser les limites du roman, d’y faire entrer l’art, la science, l’histoire, de ne plus se servir en un mot, de cette forme que comme d’un cadre pour y insérer de plus sérieux travaux. Moi, c’était cela qui me frappait surtout à cette époque, supprimer l’intrigue traditionnelle, voire même la passion, la femme, concentrer le pinceau de lumière sur un seul personnage, faire à tout prix du neuf113.
La bifurcation romanesque mise en place par les Goncourt dès les années 1860 se poursuit et s’affirme ainsi jusqu’à la fin du siècle avec Huysmans et sa volonté de rompre avec « l’intrigue conventionnelle ». Cette page, « qui [a] bien l’air d’une page d’autobiographie morale, [est], en fait, une rupture »114 ; rupture avec la tradition, rupture avec le conventionnel. Dès 1881 avec En ménage, Huysmans, justement, fait le ménage115 et nettoie la littérature de ses longueurs ; « l’avenir est à la tranche »116 et au démembrement ; « le besoin de conclure ne me tentait pas »117, préciset-il encore. C’est bien cette dimension qui est mise en avant pour rendre compte de la modernité de l’écrivain : il n’y a aucun mouvement, pas de drame, pas d’intrigue, « pas d’histoire construite en vue d’un effet d’ensemble et où toutes les parties apparaissent comme nécessaires »118, écrit Jules Lemaître, avant de préciser encore que 113 HUYSMANS Joris-Karl, « Préface » (écrite vingt ans après la première parution du roman), in : À rebours, Paris, Pour les cent bibliophiles, 1903, p. I-XVII, p. XIII-XIV. 114 GIRAUD Victor, « L’aventure morale de J.-K. Huysmans », Revue des Deux Mondes, année 97, tome 39, mai 1927, p. 213-224, p. 219. 115 SOLAL Jérôme, « Huysmans. En ménage, l’art de rien », Revue d’histoire littéraire de la France, volume 109, 2009, p. 605-620, p. 605. 116 Ibid. 117 HUYSMANS Joris-Karl, « Préface », art. cité, p. VI. 118 LEMAÎTRE Jules, Les Contemporains : études et portraits littéraires, Paris, H. Lecène et H. Oudin, 1886, p. 315.
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M. Huysmans va presque au hasard. Ses romans sont comme invertébrés ; les diverses parties ne se tiennent pas, ne dépendent point les unes des autres. L’histoire de Marthe pourrait finir beaucoup plus tôt ou traîner indéfiniment, et ce serait toujours la même chose. De même la vie de Céline et celle de Désirée, découpées en morceaux, au petit bonheur, se déroulent parallèlement avec une parfaite monotonie. […] Il y a vingt scènes toutes pareilles dans des milieux à peine différents119.
Les termes employés ne sont pas anodins – des morceaux découpés, des scènes toutes pareilles, une architecture invertébrée – et traduisent cette façon d’envisager le roman depuis l’Éducation sentimentale, « ce prodigieux roman où il n’arrive rien, où tout est quelconque, événements et personnages »120. À l’instar de l’esthétique des Goncourt, Huysmans choisit d’aller par bord, rompant volontairement avec la linéarité du récit et procédant par périphérie. Au fond, « qu’est-ce qu’un mot ? rien ; c’est comme la réalité, une durée »121. La formule flaubertienne est ainsi reconduite en cette seconde moitié du XIXe siècle pour répondre à une rhétorique moderne du roman, dans laquelle l’enchaînement fragmentaire – et fragmenté – de la parole reproduit une série d’images juxtaposées, dont le recueil de scénettes Croquis parisiens (1880) de Huysmans, illustré des eaux-fortes de Jean-Louis Forain et de Jean-François Raffaëlli, constitue certainement le paroxysme. Cette reconsidération du roman – sur rien et sans trame – amène à redéfinir des modalités aussi poreuses qu’instables : il n’y a roman que dans la mesure où celui-ci outrepasse ses frontières, au point de devenir méconnaissable122. Là réside en effet sa complexité dans la mesure où un élément semble de prime abord déjouer l’illusion d’une pratique contenue dans les bordures d’un genre : son innommabilité123. Si Baudelaire semblait déjà prudent en séparant consciencieusement « poème, en prose », Huysmans se garde bien quant à lui d’user de l’étiquette et préfère l’appellation « bricà-brac » ; moins précise, mais plus symptomatique, pour une « fantaisie brève, sous la forme d’une nouvelle bizarre »124. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la majorité de ces textes sont publiés dans « l’arrière-boutique »125 119
Ibid. Ibid. 121 FLAUBERT Gustave, Agonies. Pensées sceptiques, dans Mémoires d’un fou, cité par VAILLANT Alain, La Crise de la littérature : romantisme et modernité, op. cit., p. 39. 122 FOGLIA Aurélie, Histoire littéraire du XIXe siècle, Paris, A. Colin, 2014, p. 118. 123 Cette thèse est notamment soutenue par BERTRAND Jean-Pierre, « Un genre sans queue ni tête : le poème en prose », art. cité, § 16. 124 HUYSMANS Joris-Karl, « Préface », art. cité, p. V. 125 BERTRAND Jean-Pierre, « Un genre sans queue ni tête : le poème en prose », art. cité, § 16. 120
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des revues, pour reprendre la formule de Jean-Pierre Bernard, en raison de leur absence de reconnaissance au niveau institutionnel. Un peu fantaisistes, les récits brefs dérangent par leur hétérogénéité et par leur inconstance. Cependant, cette étrangeté a le mérite d’ébranler la notion même de genre. Et l’hypothèse d’une écriture synonyme de posture d’avant-garde plus que de pratique littéraire moderne me paraît clairement renversée par les nombreuses publications livresques de scènes dès les années 1850, et plus particulièrement par la démarche tapageuse des éditeurs durant toute la seconde moitié du siècle. À la question restée en suspens – comment nommer un genre qui n’a pas de bord ? –, l’étude des centaines de parutions de romans ou de recueils de nouvelles sous l’égide du titre « scènes de » apportent des premiers éléments de réponse, puisque la critique, malgré la disparité, identifie et légitime un corpus moderne, celui du « roman scénique ».
CHAPITRE X ARCHITECTURE D’UNE STRUCTURE
En considération de son hétérogénéité, il est difficile d’établir une catégorisation stricte des types de scènes telles que publiées dans le livre durant le XIXe siècle, tant elles sont plastiques et modulables. On peut néanmoins dégager certains traits physiologiques de celles-ci en observant deux modalités : la structure et le style. Si une distinction est opérée entre elles pour des raisons de méthode, elles seront toutefois envisagées en concours par quelques allers-retours, afin de rendre compte du processus inhérent aux scènes, plus que du fonctionnement relatif à une scène. Cette partie entend interroger l’architecture à même d’accueillir les textes scéniques – le style faisant l’objet du chapitre suivant – en accordant dans un premier temps un intérêt au support : la scène se manifeste-t-elle dans un contexte générique particulier ? Le support choisi (roman ; recueil) témoigne en effet d’une volonté de repenser le cadre dans lequel explorer cette pratique d’écriture, car, bien que le recueil soit favorisé, le titre « roman » est quant à lui souvent maintenu, invitant à reconfigurer les caractéristiques de ce dernier. Sans entrer dans les textes, il s’agira de comprendre les implications formelles d’une telle armature, tout en dégageant les premiers contours de l’esthétique scénique : l’art de faire court. Une réflexion sur le morcellement narratif – sorte de saucissonnage romanesque – sera dans un deuxième temps proposée pour révéler les mécanismes de l’écriture scénique. Sur la base de l’architecture de quelques textes de Kock et des Goncourt, la composition des recueils sera étudiée à la lumière des conclusions établies dans le chapitre précédent : en quoi la scène peut-elle revendiquer une poétique moderne ? Dans un troisième temps, il s’agira de se demander si la scène peut être assignée à une fonction. En partant de la formule de Sarcey, « la scène à faire », il sera question d’interroger le processus d’écriture scénique du point de vue de la poïétique des textes : comment et dans quel but faire une scène. Si les brouillons et les dossiers préparatoires de Balzac et de Zola constitueront le socle de cette analyse, c’est moins dans le but de restreindre le propos aux deux seuls auteurs que d’en faire des supports de démonstration, relative à une manière de penser le roman scénique.
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1. ARCHÉTYPE DES SUPPORTS 1.1 Les charges du format « Ce n’est rien, et c’est tout »1, écrivait un journaliste à propos d’un petit tableau de genre de Carle Dujardin, Le Charlatan de province, reproduit dans la revue La Mosaïque en 1882 sous la catégorie « scènes populaires ». La formule ne pourrait mieux traduire la complexité d’une éventuelle entreprise de typologisation quant aux modalités de la scène. En raison de son hétérogénéité, il est en effet difficile, voire impossible, d’établir une catégorisation stricte des types de scènes telles que publiées dans l’espace du livre durant le XIXe siècle. Cependant, il est possible de dégager certains axes génériques afin de mettre en lumière deux pratiques distinctes de la scène : celle qui structure les recueils d’une part et celle qui chapeaute les romans d’autre part. La première catégorie, la plus fréquente, concerne généralement les recueils de textes brefs, de nouvelles ou de scènes dialoguées. L’appellation « scènes de » s’érige en principe en sous-titre d’un volume qui accueille des récits épars et variés, sans connexité diégétique, voire sans parenté générique. Les scènes s’apparentent à des morceaux rassemblés et juxtaposés pour composer un ensemble hétérogène. La seconde concerne quant à elle les romans, dont le (seul) récit est continu et linéaire. Par ailleurs, bien que ces derniers portent le titre « scènes de » en tête de l’ouvrage, ils perdent le caractère fragmentaire propre à la première catégorie au profit d’une structure plus éployée. La diégèse s’épanche dans une narration sans intrigue et sans rebondissements, à l’instar de celle des tableaux de genre en peinture ; lente, elle dépeint dans le détail un quotidien domestique, souvent banal. Sans trop borner ces deux types de scènes à des caractéristiques étanches, au risque d’altérer leur plasticité, cette partie se donne pour dessein de dégager quelques traits représentatifs de ces différentes pratiques, en s’attachant presque exclusivement à celle des recueils, en raison de son importance quantitative et de son fonctionnement particulier. Le but est de mettre en évidence le genre de récit d’un côté, d’un point de vue à la fois narratif et structurel, et le style convoqué de l’autre, pour rendre compte du type de scènes élaborées, leurs disparités et leurs coïncidences 1 « Scènes populaires : le charlatan de Province » (signé U. D.), à propos du tableau de Carle Dujardin Le Charlatan de Province, La Mosaïque : revue pittoresque illustrée de tous les temps et de tous les pays, année 10, 1882, p. 128.
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avec celles publiées hors de l’espace du livre, notamment dans la presse. En trame de fond, c’est la question du format – roman ou recueil – qui sera interrogée dans ses revendications esthétiques et poétiques. Parce que les écrivains élaborent un nouveau canevas générique, les deux supports tendent à se superposer et à faire émerger une forme inédite, hybride mais cohérente. La démarche consistant à rassembler les scènes dans un unique recueil amène par suite à interroger leur statut, dans la lignée des travaux sur les genres romanesques et/ou populaires, à l’image de ceux de Matthieu Letourneux et d’Émilie Pézard2 : les scènes sont-elles à même de constituer le romanesque ? Peut-on encore, malgré le principe de dislocation qui les sous-tend, parler de roman ?3 Le roman Un genre protéiforme Au XIXe siècle, il est en général attendu du roman une écriture en prose, d’une certaine longueur et qui présente, avec une vraisemblance sensible, une intrigue relativement complexe dans laquelle des protagonistes interagissent et évoluent. À priori, il suppose une structure que la scène, par définition fragmentaire et autonome, n’est pas en mesure de supporter. Cependant, le roman et la scène rencontrent un point commun essentiel : une absence claire de définition. L’un comme l’autre sont en effet susceptibles de déroger à une certaine norme – on pense aux deux pièces de théâtre d’Octave Feuillet intitulées Le Roman d’un jeune homme pauvre (1858) et Un roman parisien (1883) – et de se manifester sous différentes formes – en l’espèce le drame – pour « faire l’étude de[s] mœurs » de leur temps, précise Pierre Larousse dans sa caractérisation du genre : Le roman, genre littéraire tel que nous le comprenons aujourd’hui, c’est-à-dire l’étude de mœurs ou la fiction appliquée à l’histoire, est tout moderne en ce sens qu’il n’a pas, comme l’épopée ou la tragédie, de modèles directs dans l’antiquité ; mais, comme il répond à un besoin de On pense à LETOURNEUX Matthieu, « Le genre comme pratique historique », Belphégor, revue en ligne, n° 14 « Sérialités », 2016. https://journals.openedition.org/belphegor/ 732 ; PÉZARD Émilie, STIÉNON Valérie, éds, Les Genres du roman au XIXe siècle, actes du colloque co-organisé à Université Paris 13 et à la BnF, 13-15 avril 2016, Paris, Classiques Garnier, 2022. 3 Ces questions ont été soulevées dans DUFOUR Charlotte, « La scène en littérature ou le récit moderne de la vie quotidienne au XIXe siècle », in : Les Genres du roman au XIXe siècle, op. cit. 2
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la nature humaine, désireuse d’échapper à la réalité des choses et de se réfugier dans un certain idéal, il est hors de doute qu’il a existé de tout temps, sous diverses formes depuis qu’il y a une littérature4.
Alors que, selon Ferdinand Brunetière, les romans du premier tiers du siècle sont encore entachés de certains défauts – les longueurs du récit, l’abondance excessive de la description ou encore la lenteur de l’intrigue5 –, les romans modernes doivent quant à eux, dès les années 1830, repenser leur format. Le poète et publiciste Cyprien Desmarais relève à ce titre une nouvelle prétention du roman : les histoires particulières, brèves et libérées des péripéties verbeuses, à comprendre, par opposition aux « prétentions héroïques », comme le récit des individus ou des faits quelconques. Le roman moderne n’a plus les mêmes prétentions héroïques. Les romans nouveaux ne sont plus précisément des romans ; ce sont des histoires particulières, plus ou moins bien écrites, et quelquefois plus ou moins mal. Un des privilèges du roman, il faut l’avouer cependant, est sa prodigieuse élasticité. […] C’est ainsi que l’on peut, à l’aide de la forme romanesque et de son prestige, faire goûter à un siècle blasé, et dont le sens moral a été perverti, des vérités […]6.
La « prodigieuse élasticité » du genre romanesque mise en évidence par le critique en 1837 invite à réviser la structure des récits, pour une configuration plus abrégée et incisive. Il n’est ainsi pas étonnant que le terme modernité soit souvent accompagné de celui de scène, tant dans le domaine de la littérature (roman, poésie, théâtre) que dans celui des arts plastiques. En suivant le raisonnement de la définition donnée et sur la base des particularités qui ont été établies pour la scène dans une première partie, il s’ensuit que celle-ci peut apparaître comme l’une des nombreuses variantes du roman. Cette hypothèse est déjà appuyée par quelques contemporains lorsque, par exemple, l’ouvrage de Philibert Audebrand, La Fille de Caïn : scènes de la vie réelle, édité chez Dentu en 1884, est présenté et annoncé au public comme « un roman moderne »7. C’est de Balzac qu’il faudrait « remonter comme à la source vive », précise le journaliste Paul Ferry en 1865, en raison de « son œil génial, son observation large et puissante »8. 4 LAROUSSE Pierre, « Roman », in : Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Administration du Grand dictionnaire universel, 1875, tome 13, p. 1323-1333, p. 1324. 5 BRUNETIÈRE Ferdinand, Le Roman naturaliste, Paris, C. Lévy, 1883, p. 53. 6 DESMARAIS Cyprien, Le Roman : études artistiques et littéraires, Paris, Société reproductive des bons livres, 1837, p. 187-188. 7 « Bulletin bibliographique », commentaire sur La Fille de Caïn : scènes de la vie réelle de Philibert Audebrand, Les Annales politiques et littéraires, n° 65, 21 septembre 1884, p. 191 (je souligne). 8 FERRY Paul, « Victorien Sardou », La Comédie, n° 94, 29 janvier 1865, p. 1-2, p. 1.
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Si l’origine balzacienne doit à mon avis être relativisée – l’auteur de La Comédie humaine n’étant pas le seul écrivain de scènes au début des années trente –, il n’en demeure pas moins qu’il a sans conteste favorisé un programme poétique, relatif à un processus, l’observation, et à un procédé, le découpage. « En réimprimant, les uns après les autres, les livres de ma jeunesse, j’arrive à ce roman »9, écrit encore Jules Claretie dans la préface d’Une femme de proie : scènes de la vie parisienne, publié chez Dentu en 1881 et qui, pour mémoire, n’est autre qu’un remake de l’un de ses récits de jeunesse qui raconte l’histoire d’une courtisane sans grand talent, si ce n’est celui de ruiner les hommes10. La juxtaposition des différents textes – « en réimprimant les uns après les autres les livres de ma jeunesse » – aboutit néanmoins à une certaine unité : les séquences sont insensibles, les ruptures silencieuses. Loin des scènes prises sur le vif, amochées et rognées, ces scènes de la vie parisienne s’attachent au contraire à tout peindre dans le détail, dans un mouvement lent, plus proche du pinceau que du fusain. Le référent pictural est par ailleurs fortement présent dans le discours critique au moment de la réception du roman de Claretie, en témoignent les quelques mots du journaliste et directeur de la Revue alsacienne Eugène Seinguerlet qu’il faut ici rappeler : « sous ce titre, qui dit bien le monde spécial que l’auteur a voulu peindre et qu’il peint avec une couleur et une vigueur entraînantes, se déroule un roman très-parisien »11. Plus que cela, la démarche poétique de Claretie est repérée par la critique comme étant moderne, puisqu’elle s’inscrit dans ce « monde spécial » légitimé par le seul titre « scènes de la vie parisienne ». « On a tant répété ces mots : modernisme, vie moderne, etc. ! […] vivant et moderne, voilà son [à Claretie] mot d’ordre »12, affirme encore, à la suite de Seinguerlet, Gaspard de Cherville dans « Les célébrités contemporaines », convoquant un label sous lequel s’épanouissent des formes aussi variées que des morceaux agencés, qui, une fois recomposés, peuvent revendiquer l’appellation « roman moderne ». 9 CLARETIE Jules, « Préface » (15 octobre 1880), in : Une femme de proie : scènes de la vie parisienne, Paris, É. Dentu, 1881, p. I-XXIII, p. I. 10 Voir « Les Scènes : un label moderne (Claretie, Audebrand) » au chapitre VI « Mise en livre ». 11 SEINGUERLET Eugène, « Bulletin bibliographique français », commentaire sur Une femme de proie : scènes de la vie parisienne de Jules Claretie, Revue alsacienne : littérature, histoire, sciences, poésie, Beaux-Arts, 1880-1881, p. 134-135, p. 135. 12 CHERVILLE (DE) Gaspard, « Les célébrités contemporaines : Jules Claretie », Les Annales politiques et littéraires, n° 155, 13 juin 1886, p. 371-373, p. 371.
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Le chapitrage Le succès propre à cette modernité n’avait pas échappé à certains éditeurs qui, dès les années 1850, publient déjà des romans de scènes à la manière de Claretie. Bien que ce type de publications soit plus rares que celles éditées en recueil, on peut cependant relever un certain nombre de romans, qui, après la série des Scènes de Balzac, s’inscrivent dans le même genre ; édités en général, et sans surprise, chez Lévy, Dentu ou Charpentier, avec une concentration de titres dans les années cinquante pour le premier ; dans les années soixante et quatre-vingts pour le second et le troisième. Ces romans dressent indifféremment le portrait de la vie parisienne et provinciale, populaire et bourgeoise, domestique et citadine : Marceline Desbordes-Valmore, L’Atelier d’un peintre : scènes de la vie privée (Charpentier), 1833. Émile Renard, Les Étudians à Paris : scènes contemporaines (Schwartz et Gagnot), 1836. Henry Murger, Scènes de la bohème (Lévy), 1851. Henry Murger, Scènes de campagne : Adeline Protat (Lévy), 1854. Louis Reybaud, Scènes de la vie moderne (Lévy), 1855. Paul Meurice, Scènes du foyer : la famille Aubry (Lévy), 185613. Henry Murger, Les Vacances de Camille : scènes de la vie réelle (Lévy), 1857. Jules de Wailly (fils), Scènes de la vie de famille (Lévy), 1860. Virginie Nottret, Scènes de la vie réelle (Lethielleux), 1863. Paul Avenel, Les Calicots : scènes de la vie réelle (Dentu), 1866. Édouard Mathey, Souvenirs de l’exil : scènes de la vie intime (Lebègue), 1871. Jules Claretie, Une femme de proie : scènes de la vie parisienne (Dentu), 1881. Philibert Audebrand, La dot volée : scènes de la vie parisienne (Boulanger), 1884. Philibert Audebrand, La Fille de Caïn : scènes de la ville réelle (Dentu), 1884. M.-L. de Niprec, Monsieur le Chancelier : scènes de la vie moderne (Blériot et Gautier), 1884.
D’un point de vue narratif, ils empruntent aux « classiques » récits de mœurs dont le succès et la portée ne sont plus à démontrer pour le XIXe siècle14. À la manière de Balzac, de Sand ou encore de Flaubert, les 13 L’ouvrage paraît pour la première fois chez Cadot en 1854 sous le titre La Famille Aubry. 14 À ce sujet, voir GENDREL Bernard, Le Romans de mœurs : aux origines du roman réaliste, Paris, Hermann, 2012.
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auteurs de romans scéniques décrivent le monde social, politique et artistique contemporain, avec l’aide de quelques péripéties et de beaucoup de descriptions. Une lecture des incipit atteste à elle seule une certaine conformité au genre romanesque, sans nouveauté apparente : Théodore Landry avait vingt-trois ans, l’enthousiasme de son âge, une inébranlable volonté, et la conviction certaine qu’il réussirait un jour. Ce jour bienheureux qui devait faire sortir son nom des ténèbres de l’anonyme, il l’attendait avec la tranquillité d’un créancier possesseur d’un billet signé par un débiteur solvable15. Henry MURGER, Les Vacances de Camille : scènes de la vie réelle, 1857. En 1853, sur la fin d’octobre, une berline peinte en vert s’avançait avec assez de lenteur sur la grande route qui va de Bourges à ClermontFerrand. À la suite de cette voiture d’un style primitif, on remarquait deux gendarmes à cheval, silencieux, raides et pensifs. Où allaient ces deux hommes ? Ils ne le savaient pas au juste16. Philibert AUDEBRAND, La Fille de Caïn : scènes de la ville réelle, 1884. Il arriva une fois à un jeune rêveur, appelé Daniel Olry, de voir un fantôme en plein midi… C’était dans les années qui suivirent immédiatement la révolution de 1830. Il y eut là un moment fugitif que ne peuvent se rappeler sans mélancolie et sans joie ceux qui avaient alors de vingt à vingt-cinq ans, un moment charmant où leur génération connut cette allégresse […]17. Paul MEURICE, Scènes du foyer : la famille Aubry, 1856.
Les récits sont embrayés par une écriture narrativisée et descriptive, typique des romans réalistes de cette période. Aussi, ce n’est pas un hasard s’ils sont dédiés à certains grands romanciers contemporains, Champfleury pour le premier et Pierre Zaccone pour le second, auteur, notamment, de Vieux Paris (1855), de La Bohémienne (1860) ou encore des Nuits du boulevard (1880). La singularité des romans scéniques se situe ailleurs, dans l’agencement et dans la structure de la diégèse, une composition très probablement influencée par les recueils de scènes. Dans cette perspective, la scène joue une fonction particulière dans la mesure où elle reformule 15 MURGER Henry, Les Vacances de Camille : scènes de la vie réelle, Paris, Michel Lévy frères, 1857, p. 1. 16 AUDEBRAND Philibert, La Fille de Caïn : scènes de la ville réelle, Paris, É. Dentu, 1884, p. 1. 17 MEURICE Paul, Scènes du foyer : la famille Aubry, Paris, Michel Lévy frères, 1856, p. 1-2.
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l’organisation du récit découpé en parties, elles-mêmes segmentées en chapitres. Quelques cas attirent l’œil dans ce sens, comme le roman Scènes de campagne (1854)18 de Murger, qui retrace le parcours d’Adeline Protat du milieu paysan de Montigny à celui de la Provence, et de son histoire d’amour avec un peintre nommé Lazare. « Un mauvais père », « La fille adoptive », « La confession de Zéphyr », « L’atelier de Zéphyr », « Cécile » ou encore « Les propos de village » rythment le récit par un procédé de nomenclature, dont les appellations retiennent plus encore l’intention. À la manière des peintres de genre, comme Charles Chaplin pour La Grande sœur (1860) ou Jean Geoffroy pour L’École maternelle (1898), Murger donne à ses chapitres un titre de physiologie ; l’un caractérisant un type (« Le mauvais père ») ; l’autre une situation (« Querelles domestiques »). Le parcours des romans scéniques des années 1850 à 1890 amène alors à s’intéresser de près à un phénomène poétique discret quoiqu’au cœur de l’entreprise d’écriture : le chapitre. Cette « science jeune »19 du littéraire, pour reprendre la formule de Raphaël Baroni, interroge la façon dont se joue – et, surtout, se déjoue – l’ordre et le rythme au sein d’un ensemble20. Véritable laboratoire du texte, le chapitre est le lieu où les frontières du temps et de l’espace sont potentiellement remises en question, soit par un ordonnancement soit par une déconstruction. Bien que le capitulum (« petite tête »)21 désigne initialement le chapeau qui sert de nomenclature afin de faciliter le cheminement dans un recueil, il traduit aussi, parfois, le désordre. On se souvient du changement de titre opéré par l’éditeur Michel Lévy en 1856 pour la réédition de l’ouvrage de Paul Meurice, troquant La 18 Le roman est d’abord publié chez Lassalle en 1853, sous le titre Adeline Protat. Ce n’est que l’année suivante, en 1854, que ce dernier est augmenté d’un sur-titre, Scènes de campagne : Adeline Protat, chez Lévy. Pour cette raison, cette dernière édition servira de support à l’analyse. Sur la question des titres, voir « Putsch des éditeurs » au chapitre VI « Mise en livre ». 19 BARONI Raphaël, Les Rouages de l’intrigue, Genève, Slatkine, 2017, p. 107. 20 La recherche se porte de plus en plus sur cette question ; voir à cet égard DIONNE Ugo, La Voie aux chapitres. Poétiques de la disposition romanesque, Paris, Seuil, 2008 ; BARONI Raphaël, La Tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, 2007 ; CONRAD Thomas, Poétique des cycles romanesques. De Balzac à Volodine, Paris, Classiques Garnier, 2016 et COLIN Claire, CONRAD Thomas, LEBLOND Aude, éds, Pratiques et poétiques du chapitre du XIXe au XXe siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017. 21 Présentation du numéro « Les cultures du chapitre » de la revue Itinéraires. Littérature, textes, cultures, 2020.
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Famille Aubry pour Scènes du foyer22, dont le récit a été salué pour ses qualités d’« observateur délicat, fin, profond »23 de la vie domestique. Le changement est d’autant plus significatif qu’il ne tient pas dans le seul ajout d’un sous-titre générique « scènes de », pour marquer une parité générique, mais bien plus dans la légitimation d’une composition. Non seulement le nouveau titre chapeaute un type de récit dont la forme scénique fait la spécificité, mais il invite aussi à réfléchir sur la structure de ce dernier et à poser la question suivante : la scène fonctionnerait-elle comme une reconfiguration des chapitres ? Le texte, en effet, assemble plus qu’il ne rassemble les scènes composant l’ouvrage. Les cinq parties qui structurent le roman sont par exemple toutes intitulées afin d’organiser la progression du récit : « Le duel pour la sœur », « Action et passion », « La critique de l’amour », « Le jeu de l’amour et du sort », « Le duel contre le frère ». De plus, chacune d’entre elles se décline en sous-chapitres, souvent brefs (une dizaine de pages), offrant au lecteur la possibilité de naviguer dans un ensemble qu’il feuillette à l’envi, à l’instar d’un journal ou d’une revue – on se souvient que le roman est dédié et envoyé à Émile de Girardin, fondateur du quotidien La Presse24. Le procédé méthodique de fragmentation n’est somme toute pas étonnant, sachant que l’autre catégorie de publications de scènes, les recueils, fait également de ce dernier sa ligne directrice et sa vitrine. Les scènes dans l’espace du livre auraient ainsi en commun de jouer à un subtil assemblage de tableaux, dialogués ou descriptifs, longs ou brefs, escamotés ou continus. Si le morcellement en scènes ne peut être considéré comme une caractéristique propre au genre scénique, il en est un indice. Le procédé s’inscrit dans une longue tradition romanesque, le récit romantique, notamment, en ayant fait sa marque de fabrique. En outre, on ne compte plus les ouvrages qui fragmentent frénétiquement la diégèse, à l’instar de Sous les tilleuls (1832) d’Alphonse Karr, qui se décline en plus de cent quarantecinq chapitres sur trois cents pages. Cependant, le régime des textes scéniques a quelques particularités, moins en raison de leur seule existence 22 Le texte paraît dans La Presse du 4 au 27 novembre 1853 avant d’être édité par Cadot sous le titre La Famille Aubry, en 1854. Ce n’est que lors de sa parution chez Michel Lévy frères en 1856 qu’il prend le titre « scènes de ». Voir « Putsch des éditeurs » au chapitre VI « Mise en livre ». 23 DELORD Taxile, « Littérature », commentaire sur La Famille Aubry de Paul Meurice, Le Charivari, 27 mars 1854, p. 2-4, p. 2. 24 À la fin du roman est ajouté un texte intitulé « Envoi à M. Émile de Girardin », dans lequel Paul Meurice insiste sur la scénographie familiale du récit ; voir « Les répercutions d’une filiation » au chapitre VIII « Littérature de genre ».
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que de leur récurrence, voire de leur permanence. À l’image de Scènes du foyer, le mot « scène » embraie une écriture scénique. Bien que certains chapitres instituent une continuité avec l’ensemble – en témoignent les premiers mots de quelques incipit ; « Toutefois », « Le lendemain », « Ce jour arriva vite » –, nombre d’entre eux se lisent moins comme un récit continu qu’un épisode séparé. Sans être tout à fait indépendants du reste, ils disposent donc d’une forme d’autonomie. L’entier d’« Un rêve éveillé », qui ouvre le roman, raconte une scène dans laquelle le jeune Daniel Olry voit un fantôme en plein midi. Le cadre est posé : dans la touffeur d’une journée d’août, Daniel se rend à la Bibliothèque Sainte-Geneviève pour se plonger dans les œuvres de Lavater. Dans une lumière de demi-jour et dans un silence seulement rompu par « le cri des plumes sur le papier [et] le vent des volumes feuilletés », le récit relate la rêverie du lecteur, « le front appuyé sur sa main, le coude appuyé sur la table »25. Un homme l’interpelle pour lui demander si c’est bien lui qui a demandé L’Histoire de la guerre de trente ans. Foudroyé dans sa méditation, Daniel croit voir devant lui l’homme dont il vient d’observer le croquis dans le livre qu’il consultait. Le voisin intervient pour préciser que L’Histoire de la guerre de trente ans lui revient, sortant Daniel de son engourdissement et clôturant le chapitre – la scène – de la rêverie. L’épisode en question constitue bien la scène de l’apparition, délimitée spatialement et chronologiquement dans le récit. À l’exception de quelques éléments factuels mentionnés en amont, elle forme à elle seule le chapitre. « Comment les mères entendent ce qu’on ne dit pas » fonctionne de manière similaire – il s’agit cette fois d’une scène d’intérieur dans le foyer familial –, tout en empruntant en sus les codes dramatiques, puisque le chapitre se présente comme un acte en plusieurs scènes. La première représente dans la chambre, « aux deux coins de la cheminée, et devant un feu modéré, qui, à mi-côte d’une colline de cendres, faisait en même temps bouilloter une marmite et ronroner une chatte »26, Madame Aubry qui tricote des bas et qui attend, en compagnie de sa belle-sœur. Dans une autre pièce, les deux filles de quinze et de seize ans Marthe et Marie, enfants du bibliothécaire qui a fait l’objet de l’apparition dans la rêverie de Daniel, discutent d’une situation relative au grand prix de l’Institut de France. Entre alors en scène Léonard, le père, ainsi que deux autres protagonistes, 25 26
MEURICE Paul, Scènes du foyer : la famille Aubry, op. cit., p. 7. Ibid., p. 39.
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Pierre et M. Giboureau, avant, coup de théâtre, de voir l’arrivée du fils Natalis, qui sans mot dire se jette au cou de son père : il a reçu le prix. La dernière scène se clôt sur la célébration de l’heureuse nouvelle entre rires et craintes de voir le fils partir. Par conséquent, si les chapitres tissent le récit, ils ne se perdent pas dans des longueurs romanesques. Chaque division crée une coupe dans la diégèse et s’attache seulement à en décrire la scène, par des dispositifs particuliers. Dans « Un rêve éveillé » comme dans « Comment les mères entendent ce qu’on ne dit pas », la scène est délimitée et étayée dans les limites du cadre : un lieu, un événement. En outre, et à l’image du second surtout, les modalités du spectacle sont convoquées. Non seulement le chapitre subit le morcellement dramatique, mais il joue en outre avec les émotions du spectateur. Si le procédé est théâtral, il est aussi journalistique, dès lors qu’il s’attache à capter en un temps concis l’attention du lecteur. Le recueil Vignettes sur kaléidoscope Nombreux sont les recueils de scènes à recueillir et à rassembler en les juxtaposant différents textes sans affinité diégétique particulière. Parmi les plus significatifs du corpus, on peut notamment relever : Auguste Audibert, Les Papillotes : scènes de tête, de cœur et d’épigastre (Souverain), 1831. Henry Murger, Scènes de la vie de jeunesse (Lévy), 1851. Émile Souvestre, Scènes de la vie intime (Lévy), 1852. Hendrik Conscience, Scènes de la vie flamande (Lévy), 1854. Alfred de Bréhat, Scènes de la vie contemporaine (Lévy), 1858. Théodore de Banville, Esquisses parisiennes : scènes de la vie (PouletMalassis), 1859. Charles Joliet, Scènes et croquis de la vie parisienne (Lachaud), 1870. Charles Yriarte, Scènes de la vie parisienne (Charpentier), 1873. Charles Monselet, Scènes de la vie cruelle (Lévy), 1876. Léon Saint-François, Vieux péchés : scènes parisiennes (Dentu), 1879. Philibert Audebrand, Les Divorces de Paris : scènes de la vie intime (Lévy), 1881. Arthur Heulhard, Scènes de la vie fantaisiste (Charpentier), 1884.
De manière générale, il convient de constater qu’une majorité des textes s’intitulant « scènes de » sont des recueils, combinant des récits brefs
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souvent sans lien entre eux. Les textes sont des tableaux d’un événement du quotidien retranscrit, et dont l’agencement avec ses pairs forme un panorama général de la vie domestique ou mondaine. La scène constitueraitelle dans cette perspective un idéal romanesque au XIXe siècle, une sorte de roman reconfiguré ? Moderne, elle peut aisément s’imposer dans une période qui fait l’éloge de la vitesse et qui façonne une société de consommation. Son petit format, ses sujets faciles et sa capacité de diffusion répondent parfaitement aux attentes et aux exigences du siècle et entraînent par conséquent une réflexion sur le style d’abord et sur l’acte de lecture ensuite. Premièrement, elle appelle à un style prompt à reproduire rapidement les événements du quotidien, tout en garantissant le divertissement procuré par la fiction, le tout dans un support adapté à l’accueillir. Deuxièmement, la scène implique un rapport particulier à la lecture : le récit ne se lit plus mais il se feuillette, car la réunion des textes dans un unique recueil – album – refuse la linéarité et favorise au contraire le parcours aléatoire. Le livre Scènes de la vie parisienne de Charles Yriarte, publié en 1873 chez Charpentier, se compose de regards posés sur Paris et dont les scènes, dépassant rarement les quinze pages, en saisissent un aspect singulier, des salons aux dîners mondains. Nichées entre une nouvelle, Le Puritain, et une pièce inédite de théâtre de salon, La Femme qui s’en va – une équation entre narration et dialogue par ailleurs intéressante –, les huit scènes constituent un feuilleton cinématographique. L’ensemble du recueil s’apparente en effet à une salle de cinéma27 dans laquelle seraient projetés quelques épisodes épars de la vie parisienne, avant que les lumières y soient rallumées, invitant les spectateurs, un peu voyeuristes, à quitter leur siège ; et ainsi de suite, avec une autre situation, un autre protagoniste, une autre intimité. Le narrateur du second récit, « Chez Chose », dont le texte relate une soirée parisienne où des « odeurs, des frous-frous de soie et un vague parfum de high-life […] flottait dans l’atmosphère »28, termine ainsi son histoire : « la séance est finie, ces dames prennent congé et nous nous retirons, trop heureux d’être entré dans les coulisses grâce à de hautes influences, et d’avoir pu peindre d’après nature ce petit tableau de mœurs contemporaines »29. 27 Voir la réflexion sur la lanterne magique comme dispositif scénique : « Poétique en aperçu : le dispositif de la lanterne magique » au chapitre VI « Mise en livre ». 28 YRIARTE Charles, Scènes de la vie parisienne, précédé de Le Puritain et suivi de Théâtre de salon : la femme qui s’en va, Paris, Charpentier, 1873, p. 153-274, p. 172. 29 Ibid., p. 184.
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« La séance est finie ». La scène dans le recueil, à savoir « ce petit tableau de mœurs contemporaines », doit donc se comprendre comme l’épisode d’une série ou la partie d’un feuilleton, à tout le moins comme le morceau d’un tout dont l’unité ne va pas de soi. Cette poétique scénique pêle-mêle est très tôt revendiquée dans la démarche d’une publication, dans l’espace du livre, des scènes. Lorsque Lévy édite en 1854 les Scènes de la vie flamande d’Hendrik Conscience, il prend parti, et ce à double titre. Non seulement il inscrit l’esthétique des Scènes dans celle de la peinture de genre – la référence flamande étant sans équivoque –, mais il suggère en outre qu’elle subit le même procédé, à savoir la déclinaison. Les scènes du recueil de Conscience se présentent en effet sous la forme de « séries » : une « première série », composée de trois nouvelles (« Ce que peut souffrir une mère », « Le gentilhomme pauvre » et « Le conscrit »), et une « seconde série », qui en contient également trois (« Rosa l’aveugle », « L’avare » et « L’aubergiste de village »). Les six volumes sont salués par la critique qui clame le succès de Conscience, romancier, poète et moraliste « doué d’un vigoureux talent, qui lui sert à peindre les généralités aussi bien que les exceptions ; une société, une époque autant que l’éternelle nature, l’homme d’hier, d’aujourd’hui »30. À plus large échelle, cette pratique de l’album s’inscrit pleinement dans celle de la série, picturale ou illustrée, dont le siècle s’est fait le porte-parole en privilégiant les textes brefs, en raison de leur petit format et de leur sujet à même de souffrir la variation. On pense aux dessins d’Honoré Daumier publiés en feuilleton dans le Charivari, comme la série des « Scènes de la vie de province ». Ces morceaux du quotidien, à l’instar de ceux de la vie flamande croqués par Conscience, transcrivent, tout en les dénaturant par un effet de (re)composition, des épisodes du réel. Autrement dit, les scènes publiées dans les recueils ne se bornent pas seulement à reproduire en les juxtaposant des récits préexistants, par le biais d’un simple copier-coller, usuel lors du passage de la presse au livre, mais invitent au contraire à imaginer un agencement, un ensemble, en somme une composition, aussi heurtée soit-elle.
30 SIRE (LE) Jules, « Galerie bibliographique. L’œuvre de Henri Conscience », Revue des races latines, tome 25, 1861, p. 204-209, p. 209.
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C’est le cas encore du recueil Scènes de la vie contemporaine d’Alfred de Bréhat, publié chez Lévy en 1858. « Ellen », « La Pennère de Trélevern », « Johanne de Klaus, « Léopolde de Kernys » et « Le secret de Frantz » composent l’ouvrage dédié à Madame Camille du Moncel, défini dans la dédicace comme un « volume » fait de « nouvelles »32. La formule en italique singularise d’emblée ce type de récits qui saisissent sur quelques pages l’histoire d’une vie, relatant aussi bien le parcours d’Hélène, une petite Anglaise abandonnée à la campagne à son plus jeune âge et recueillie par le brave Mathurin (« Ellen ») que la plaidoirie d’A. D., un avocat de renom en charge de défendre un garçon accusé d’avoir tenté d’assassiner sa femme (« Le secret de Frantz »). À l’exception de « La Pennère de Trévelern », publié dans la Revue contemporaine deux ans plus tôt, en 1856, et précédé de l’étiquette « Scènes bretonnes », les quatre autres textes semblent avoir été écrits et pensés pour cette unique publication en recueil. Quoiqu’il soit toutefois difficile de savoir si l’auteur a luimême conçu la composition et l’intitulé ou si ces derniers, en vogue en ce milieu du siècle, ont été soufflés – ou imposés – par l’éditeur, il n’empêche qu’ils témoignent d’une démarche d’écriture scénique particulière : en vignettes. Car l’exemple des Scènes de la vie contemporaine de Bréhat n’est pas un cas isolé. Dans la préface des Divorces de Paris : scènes de la vie intime (1881), adressée à Alexandre Dumas fils, Philibert Audebrand retient la disparité comme constituant essentiel des recueils de scènes : DAUMIER Honoré, « Scènes de la vie de province », série de trois pièces numérotées, Le Charivari, respectivement les 7, 10 et 13 juillet 1852. « Madame Chapotard se disposant à faire ses confitures » ; « Le jour où l’on dîne chez Mr. le Directeur des Contributions » ; « Fidèles aux vieux usages et allant, deux fois par semaine, se faire raser chez le perruquier ». Source : gallica.bnf.fr / BnF. 32 BRÉHAT (DE) Alfred, « À Madame la vicomtesse Camille du Moncel » (dédicace), in : Scènes de la vie contemporaine, Paris, Michel Lévy Frères, 1858. 31
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L’auteur n’a voulu le composer [ce nouveau volume] que d’aperçus sur le mariage, d’esquisses de mœurs, de racontars et de petites scènes de la vie intime. Ainsi ces pages n’ont qu’une prétention, celle de servir d’intermède à la grande pièce qui se joue sous nos yeux. Peut-être trouvera-t-on que ces croquis, crayonnés à la hâte, s’éloignent un peu des procédés en usage dans la critique du temps ; mais peu importe. Ils auront toujours une bonne fortune : celle de paraître sous le patronage de votre nom33.
Loin d’un effort panoramique, Audebrand privilégie au contraire l’aléatoirité et l’approximatif, à l’image du contenu de ces « petites scènes de la vie intime » : les racontars34. À la vue d’ensemble, il préfère l’éclatement. Les récits, « esquisses » et « aperçus », sont des « croquis crayonnés à la hâte » et, par là, un peu déroutants, nécessitant d’être légitimés par le « patronage » de Dumas. Car c’est bien cette curieuse narration – si tant est qu’il soit encore possible de parler de narration, tant les scènes sont soit dialoguées soit morcelées – qui retient l’attention au moment d’évoquer l’ouvrage lors de sa parution chez Lévy en 1881 : « rien de plus curieux ni de plus piquant que ce volume. Sous une forme légère, à l’aide de faits, de portraits et d’anecdotes, l’auteur y agite l’âpre question de la réforme du mariage »35, lit-on dans le Beaumarchais. Par conséquent, pour ce type de recueils, les scènes se suivent sans toutefois se poursuivre et, ainsi juxtaposées, relatent des instants communs saisis dans leur banalité et retranscrits sans altération apparente. Pour cette raison, le terme « scène » est employé en sous-titre de façon quasi systématique au pluriel, renforçant la dimension kaléidoscopique des ouvrages. Scènes de la vie intime, scènes de la vie parisienne, scènes de la vie moderne ou encore scènes de la vie réelle, pour signaler les occurrences les plus représentatives du corpus, sont autant de regards pluriels posés sur le quotidien parisien ou provincial. L’art de « faire court » La pluralité kaléidoscopique des scènes invite en outre à favoriser les textes brefs, comme la nouvelle, une inclination qui se comprend aisément 33 AUDEBRAND Philibert, « À Alexandre Dumas fils » (dédicace), in : Les Divorces de Paris : scènes de la vie intime, Paris, C. Lévy, 1881, p. I-VII, p. VII. 34 Audebrand fait paraître l’année suivant chez Dentu, en 1882, Ceux qui mangent la pomme : racontars parisiens. « Ces pages écrites au courant de la plume » et adressées à Nadar répètent une structure en vignettes et disloquée. AUDEBRAND Philibert, Ceux qui mangent la pomme : racontars parisiens, É. Dentu, 1882, « À Nadar », n.p. 35 « Bibliographie : varia », commentaire sur Les Divorces de Paris : scènes de la vie intime de Philibert Audebrand, Beaumarchais : journal satirique, littéraire et financier, n° 55, 23 octobre 1881, p. 7.
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en matière scénique dans la mesure où le fragment prime l’ensemble. La brièveté permet un effet de totalité plus efficace, comme le signale notamment Baudelaire à la fin des années cinquante, à propos de la prose d’Edgar Poe : Elle [la nouvelle] a sur le roman à vastes proportions cet immense avantage que sa brièveté ajoute à l’intensité de l’effet. Cette lecture qui peut être accomplie tout d’une haleine, laisse dans l’esprit un souvenir bien plus puissant qu’une lecture brisée, interrompue souvent par le tracas des affaires et le soin des intérêts mondains. L’unité d’impression, la totalité d’effet est un avantage immense qui peut donner à ce genre de composition une supériorité tout à fait particulière36.
L’immédiateté inhérente à la nouvelle n’est cependant pas une idée novatrice en 1857, car celle-ci a, avant cela, germé dans l’esprit de plus d’un romancier scénique, à commencer par Émile Souvestre pour Scènes de la vie intime, en 1852, qui relate trois histoires d’amour et de dévouement (« Le médecin des âmes », « Savenières » et « Une étrangère »). « À l’inverse de la plupart des romanciers de ce temps-ci », précise un critique de L’Athenaeum français, « il [Souvestre] sait faire court, il excelle même particulièrement dans ces petits récits peu accidentés qui sont le développement d’une situation ou d’une idée plutôt que l’exposition d’un caractère »37. On dit à cet égard de Souvestre que l’in-18 est son « véritable format », car « c’est dans ce cadre qu’il a obtenu ses meilleurs succès », précise encore le critique de L’Athenaeum, en insistant sur les « petits volumes » consacrés par l’auteur38. Organisée ou désorientée, filée ou désagrégée, la structure des recueils dont il est question est toujours consciencieusement élaborée en fonction du projet poétique et esthétique poursuivi. Panoramique parfois, elle dresse méticuleusement un tableau complet, à l’instar des Scènes de Bréhat ou, plus encore, des Scènes de Balzac ; fragmentée d’autre fois, elle esquisse sur le tas et de manière plus éclatée un instant volé au quotidien. Cette dernière démarche, la plus fréquente en manière de recueils scéniques, est notamment le propre de l’écrivain Charles Joliet, qui en fait une ligne directrice de publication. Sans revenir en détail sur le processus de transposition (du journal au livre) qu’il met en place dans la seconde 36 BAUDELAIRE Charles, « Notes nouvelles sur Edgar Poe » [1857], in : POE Edgar, Nouvelles histoires extraordinaires, nouvelle édition, Paris, Michel Lévy frères, 1875, p. V-XXIV, p. XVI. 37 « Romans et nouvelles », commentaire sur Scènes de la vie intime d’Émile Souvestre, L’Athenaeum français : journal universel de la littérature, de la science et des Beaux-Arts, n° 3, 1er janvier 1853, p. 52. Pour une étude sur les caractères, voir l’introduction. 38 Ibid.
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moitié du siècle39, il faut rappeler que la majorité de ses recueils réunissent « quelques aimables fantaisies poétiques et plusieurs morceaux sérieux d’une contexture nerveuse et puissante »40. L’emploi du terme « nerveux » par le journaliste de La Petite revue est souvent usité pour définir la prose moderne des années 1860-188041, en particulier lorsqu’il est question de scène, puisque sa disparité en est le signe caractéristique. Si l’usage du qualificatif est fréquent dans le discours critique et ne peut être envisagé comme une marque exclusive du genre scénique, il renseigne cependant, en raison de sa récurrence, sur ses modalités d’écriture. Charles Joliet a ainsi, à la suite d’Émile Souvestre, fortement contribué à élaborer une poétique de la brièveté dans l’espace du romanesque. « Charles Joliet produit beaucoup, mais l’heureuse abondance de son talent délicat et élégant est due uniquement au travail, à l’étude, et non pas à cette déplorable facilité d’improvisation que le développement inusité de la petite presse littéraire a mise en vogue depuis quelques temps »42. Autrement dit, Joliet n’a pas seulement participé à un essor commercial et économique, mais il a aussi forgé une esthétique. Avec Romans microscopiques (1866), puis Scènes et croquis de la vie parisienne (1870), il élabore une pratique d’écriture dont la difficulté – et la spécificité – est « de faire court », pour reprendre les termes d’un rédacteur à La Petite revue, à nouveau formulés pour décrire l’écriture scénique : Les Romans microscopiques, leur titre l’indique de reste, sont des nouvelles d’une étendue promptement bornée, mais où l’observation des caractères joue son rôle avec tant de finesse et d’activité et avec un esprit de concentration si sûr de lui, que peu de pages suffisent à les faire saillir dans une action d’un intérêt aussi vif que varié. Certes, il ne serait pas difficile à un faiseur de copie d’allonger, par des incidents, par des descriptions, de délayer dans un bavardage plus ou moins original le sujet de ces délicieuses compositions, telles que la Lettre anonyme, Antoinette, ou le Mariage platonique. La vraie difficulté est de faire court. Nodier et Mérimée l’ont heureusement prouvé, et, en s’efforçant de les imiter en cela, M. Joliet s’est fait, du premier coup, une belle place dans la petite légion de nos conteurs43.
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Voir « L’institution du roman scénique (Joliet) » au chapitre VI « Mise en livre ». « Bulletin de livres nouveaux », commentaire sur Le Médecin des dames : scènes parisiennes de Charles Joliet, La Petite revue, 24 février 1866, p. 29-33, p. 30. 41 Voir le chapitre IX « Modernité ». 42 Commentaire sur Romans microscopiques de Charles Joliet, La Petite revue, 8 septembre 1866, p. 65-66, p. 65. 43 Ibid. 40
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Le support du recueil façonne la scène de manière à ce qu’elle soit « bornée » dans un espace restreint. La référence au genre du conte est encore significative, dans la mesure où elle signale un format d’abord et une pratique ensuite, l’auteur de scènes étant avant tout, on l’a vu, un conteur des temps modernes44. Le canevas est donc soigneusement pensé : l’étendue des nouvelles est délimitée et la volonté de concentration s’oppose volontairement au bavardage délayé dans d’infinies situations. 2. COMPOSITION SCÉNIQUE, COMBINAISON MODERNE 2.1 Saucissonnage romanesque À la lumière des quelques éléments mis en évidence ci-dessus quant à la forme et à la composition « moderne » des recueils scéniques, une question s’impose : est-il possible d’envisager la scène comme le laboratoire poétique d’une écriture fragmentée, ou, pour le dire plus vertement, comme le réceptacle idéal d’un saucissonnage romanesque ? En 1855, Louis Reybaud publie chez Michel Lévy un roman, Scènes de la vie moderne, qui retrace le parcours de Blanche, une petite fille abandonnée par la marquise de Breuil suite à un amour coupable et dont le fils légitime tombe plus tard amoureux. « Cette étrange peinture de la vie moderne »45, pour reprendre la formule du critique Hippolyte Babou au moment de la parution du roman, est écrite « au galop d’une plume trop facile », qui traduit davantage les tableaux d’un vaudeville ou d’un mélodrame. Sa composition est par ailleurs singulière : le roman se construit sur une trentaine de chapitres qui ne dépassent jamais les dix pages ; en général, deux à trois pages suffisent à esquisser « Jean qui rit », « Jean qui pleure », « Le dîner sur l’herbe », « Le conseil de famille », « Le choc », « L’éclat » ou encore « Un récit », dont la table des matières dresse le panorama : PREMIÈRE PARTIE. I. Jean qui pleure II. Jean qui rit III. Régine IV. L’île de Saint-Denis V. La nappe de gazon VI. Le dîner sur l’herbe VII. La barcelonnette VIII. L’œuvre de salut 44
Voir « Conteur des temps modernes » au chapitre VI « Mise en livre ». BABOU Hippolyte, commentaire sur Scènes de la vie moderne de Louis Reybaud, L’Athenaeum français : revue universelle de la littérature, de la science et des Beaux-Arts, n° 40, 6 octobre 1855, p. 854. 45
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IX. L’épave X. L’enquête XI. Le conseil de famille XII. Le premier âge XIII. Un rapt XIV. Le mystère XV. L’éducation XVI. Les soupçons XVII. Les surprises XVIII. Le coup fourré XIX. L’affût XX. La chasse XXI. Le temps d’arrêt XXII. Les explications XXIII. La culbute46
La même année, Arnould Frémy publie Les Maîtresses parisiennes : scènes de la vie moderne, récit dans lequel on « crayonne »47 les mœurs parisiennes, pour reprendre l’expression employée dans la préface. À mi-chemin entre la nouvelle, le tableau et le théâtre à lire, ce sont « des esquisses très simples », dont les « scènes n’ont [cependant], malgré la forme du dialogue, aucune des prétentions des pièces de théâtre ».48 C’est autre chose. Une poétique aux croisements des genres qui déconcerte encore dans les années 1850 : « comment !… Pourquoi ?… Tiens !… Vous avez fait cela !… […] je ne m’attendais pas… je ne soupçonnais pas !… »49, s’étonne-t-on au moment de la parution de Maîtresses parisiennes : scènes de la vie moderne. Comme le précise Sébastien Rongier, la littérature connaît avec le fragmentaire une crise : « crise de l’œuvre et de son achèvement, crise de l’idée de totalité, et crise de la notion de genre sûre de ses frontières »50. Partant, la logique du fragmentaire n’est jamais unique et chaque démarche poétique l’accueille différemment. Selon Françoise Susini-Anastopoulos, le motif en est que son genre est d’abord celui « de l’absence de genre »51. Dans cette perspective, l’écriture morcelée ne renvoie jamais à une théorie 46 REYBAUD Louis, Scènes de la vie moderne, Michel Lévy frères, 1855, sommaire (extrait). 47 FRÉMY Arnould, « Préface », in : Les Maîtresses parisiennes : scènes de la vie moderne, Paris, Librairie Nouvelle, 1855, p. V-XII, p. V. 48 Ibid., p. X. 49 Ibid., p. XI. 50 RONGIER Sébastien, « La modernité, esthétique et pensée du fragmentaire », Recherches en Esthétique, revue du CEREAP, n° 14 « Le fragment », 2008, p. 29-35. http://sebastienrongier. net/article55.html. 51 SUSINI-ANASTOPOULOS Françoise, L’Écriture fragmentaire : définitions et enjeux, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 50.
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stricte et « ne donne pas lieu à une pratique qui serait définie par l’interruption [;] interrompue, elle se poursuit »52. Et elle se poursuit bel et bien, à l’image des scènes, car le fragment est sans cesse rattaché à un flux, flux de discours, flux d’événements, flux du quotidien. La crise met alors au jour un ensemble de textes qui, quoique polymorphes, ont ensemble quelque chose à dire. Pour cette raison, ce chapitre intermédiaire propose un détour par deux auteurs de romans scéniques qui ont traversé le siècle – Paul de Kock pour la première moitié et les frères Goncourt pour la seconde –, dans le but de mettre en évidence une pratique d’écriture dont les enjeux et les modalités intéressent directement ou indirectement la poétique de la scène. En effet, si lesdits écrivains ont sans conteste participé, voire incité, à une conception atypique du roman moderne (décomposé, sans intrigue et morcelé), leur démarche traduit aussi et surtout un mouvement collectif plus général, révélé dès lors que diverses publications sont envisagées de concert, indépendamment de leur genre, de leur succès ou de leur postérité. 2.2 Paul de Kock Poétique : dislocation du récit Les romans scéniques ravivent certainement dans la mémoire du lecteur les récits à la manière de Paul de Kock, cet auteur au « talent réel d’observation, dans un style facile, sans prétention, à la portée du grand nombre », et qui écrit « dans un genre secondaire »53, précise Louis Grégoire dans l’entrée consacrée à l’écrivain pour son Dictionnaire encyclopédique. Les sujets – « scènes de la vie intime », « les locataires », « la femme du ciseleur », « une commission » ou encore « une scène de ménage » – font encore de lui le « Téniers de la littérature »54, selon la formule d’un journaliste de L’Indépendant, dont l’affiliation à la peinture de genre, en regard de ses sujets comme de son format, n’est pas anodine, pas plus d’ailleurs que la réitération de mot « scène » qui rythme plusieurs des titres de Kock. Bien que Paul de Kock ait connu une postérité silencieuse, il était célèbre dans les années 1850, « que l’on partageât ou non ses principes BLANCHOT Maurice, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 98. GRÉGOIRE Louis, « Charles-Paul de Kock », in : Dictionnaire encyclopédique d’histoire, de biographie, de mythologie et de géographie [1871], édition revue, corrigée et augmentée, Paris, Garnier frères, 1874, p. 40. 54 « Paul de Kock » (signé S. G.), L’Indépendant, 20 décembre 1835, p. 1. 52 53
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littéraires »55. L’un de ses biographes, Eugène de Mirecourt, rapporte l’émeute que provoquait la seule parution de ses textes : Le jour où l’on mettait en vente un roman de Paul de Kock, il y avait une véritable émeute en librairie. On courait prendre les volumes par centaines, et les cabriolets brûlaient le pavé pour aller répandre l’œuvre nouvelle d’un bout de Paris à l’autre. L’affiche était presque simultanément collée à toutes les vitres des cabinets de lecture, qui achetaient quelques fois jusqu’à dix exemplaires du même ouvrage, sans pouvoir contenter l’impatience des lecteurs. Jamais romancier n’eut une vogue plus universelle et plus soutenue56.
Mirecourt précise encore que le succès de Paul de Kock touche autant les lecteurs que les écrivains contemporains, l’auteur ayant la sympathie de Théodore de Banville, d’Alexandre Dumas ou encore de Théophile Gautier. À ce propos, il relate une anecdote, reprise par Aurélien Scholl, relative à une discussion qu’aurait eue Dumas un soir à Saint-Germain : Alexandre Dumas a toujours rendu justice à Paul de Kock. Un soir, à Saint-Germain, un flatteur disait à sa table : « Maître, il ne restera que trois romanciers de notre époque : vous, Mme Sand et Balzac, – Veuillez en ajouter un quatrième, dit Dumas. – Qui cela ? – Paul de Kock ; il vivra plus longtemps que nous. Si vous ne partagez pas mon opinion, c’est que vous ne l’avez pas lu »57.
Le propos est encore reformulé dans Pages inédites de critique dramatique (1874-1880) d’Alphonse Daudet : « vous autres Français, vous avez trois grandes gloires littéraires que toute l’Europe vous envie : Corneille, Voltaire et Paul de Kock »58. C’est surtout sa conception du roman et son originalité qui retiennent l’œil de la critique. Au roman-fleuve, Paul de Kock préfère la suite de tableaux, en témoigne ce passage-manifeste59 assumé par le protagoniste de l’un de ses textes, Tourlourou (1837) : « quelques fois aussi, dans un roman, l’auteur ne raconte pas ce qu’il a vu, ce qu’il a observé ; 55 FOUGÈRE Marie-Ange, « Introduction. Paul de Kock face à la postérité », in : Lectures de Paul de Kock, éd., FIX F., FOUGÈRE M.-A., Dijon, éd. universitaires de Dijon, 2011, p. 7-19, p. 7. 56 MIRECOURT (DE) Eugène, Les Contemporains : Paul de Kock, Paris, J. P. Roret, 1855, p. 33-34. 57 SCHOLL Aurélien, « Paul de Kock », Le Grand écho du Nord et du Pas-de-Calais, n° 126, 6 mai 1895, p. 1. 58 DAUDET Alphonse, Pages inédites de critique dramatique (1874-1880), Paris, E. Flammarion, 1923, p. 299. 59 LASCAR Alex, « Le roman selon Paul de Kock : esquisses et propositions », in : Lectures de Paul de Kock, op. cit., p. 21-34, p. 21.
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ses caractères sont pris dans le monde, dans la société ; alors il les fait parler naturellement, et comme parleraient les personnages eux-mêmes »60. Pour ce faire, Paul de Kock favorise le rythme61, en alternant des chapitres longs et d’autres courts, voire très courts62. Un aperçu du sommaire d’Une femme à trois visages, dont la première édition, « entièrement inédite »63, date de 1859, révèle une construction du récit singulière, morcelée et comme émiettée par la quotidienneté. Les volumes sont structurés et agencés par de véritables tableaux de genre, à l’instar de ces quelques intitulés extraits du premier tome : « Le ménage de Théobald », « Scènes de la vie intime », « Un monsieur coquet à sa toilette », « Un artiste à sa toilette » ou encore « Visite du matin ». En outre, alors que le chapitre « Le ménage de Théobald » relate une conversation houleuse et comique entre Théobald, un homme de lettres, et sa femme Abricotine – conversation in medias res qui sert de prétexte à l’histoire de leur rencontre –, « Sincère » revient sur l’assassinat des parents du protagoniste, alternant les registres et les tonalités. La linéarité du récit est alors rompue par des arrêts sur image et l’écrivain, à la manière du naturaliste piquant un papillon sur un disque de liège, pour reprendre la formule de Joliet, « fixe un souvenir », celui d’un portrait, d’une attitude ou d’une circonstance. Pour autant, la prose de Paul de Kock n’est pas rompue comme peut l’être celle d’autres romanciers de scènes. Plus exactement, alors que les sujets (la vie triviale, souvent banale) et les modalités (en vignettes ou par arrêts sur image) révèlent une parenté indéniable dans l’écriture, cette dernière ne puise pas aux mêmes sources. Une certaine fluidité, emportée dans la vitesse des dialogues, s’observe en effet dans ses textes et témoigne d’une esthétique plus dramatique que journalistique. Il faut dire que l’auteur se distingue par un trait significatif : il n’est pas, contrairement à tous les autres, passé par le journal. S’il a certes collaboré avec certains dessinateurs de presse, il n’a pas eu besoin d’y faire paraître ses récits pour vivre, son succès étant rapidement assuré. En revanche, Paul de Kock est d’abord un homme de théâtre et cette prédilection pour la forme dramatique se ressent dans l’architecture de son écriture : non seulement les dialogues sont prédominants, mais les morceaux descriptifs ou narratifs sont en plus singulièrement scéniques. Le cas est patent avec cet extrait de Zizine qui ouvre le roman et place les personnages 60 61
KOCK (DE) Paul, Un tourlourou, Bruxelles, Hauman, Cattoir et Cie, 1837, p. 74. LASCAR Alex, « Le roman selon Paul de Kock : esquisses et propositions », art. cité,
p. 22. 62 63
Ibid. Tel qu’indiqué sur la couverture de 1859.
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dans le décor de Château-Thierry, une petite ville qui borde la Marne à quelques lieues de Paris et qui « s’élève en amphithéâtre sur les bords de la rivière »64 : Revenons à Château-Thierry et entrons dans le salon de madame Blanmignon. […] M. Vadevant entre alors dans le cercle qui se resserre. Les hommes viennent aussi l’entourer, et chacun semble disposé à écouter avec plaisir même ce qu’il sait déjà : mais l’ours était un sujet de curiosité pour tous les habitants de Château-Thierry, et chaque fois qu’il était question de lui on était tout oreilles, dans l’espérance d’apprendre quelque chose de nouveau sur cet homme mystérieux. M. Vadevant, après avoir gracieusement promené ses regards sur toutes les dames et s’être adossé à la cheminée, commence sa narration65.
Les protagonistes sont placés sur la scène, les faits et gestes sont décrits et les actions, à la manière d’une mise en scène, sont précisées (M. Vadevant entre et s’adosse à la cheminée ; les hommes l’entourent). Par ailleurs, le dialogue qui suit – chacun prenant la parole pour donner son avis – traduit moins une linéarité hachée par les retours à la ligne qu’un brouhaha dilué, dont les nombreux points de suspension assurent de façon dynamique, à la fois visuellement et narrativement, la continuité. De manière générale, il faut encore reconnaître à la composition des romans de Paul de Kock une qualité : leur plasticité. Les scènes se détachent volontiers du reste du volume et les modalités choisies du dialogue se prêtent aisément à d’autres genres, comme le théâtre ou encore la chanson – deux domaines dans lesquels l’auteur a excellé. Plus que cela, la malléabilité annihile à dessein les frontières génériques : « le plus populaire de nos romanciers, M. Paul de Kock, a le difficile talent de faire des romans pour des pièces et des pièces pour des romans. […] En écrivant son livre de Zizine, M. Paul de Kock avait déjà son vaudeville toufait, tout arrangé, tout construit »66, lit-on dans Les Coulisses de 1841. L’ouvrage, publié en 1836, raconte l’histoire de Guerreville, père aimant que sa fille Pauline quitte pour vivre avec son amant, après que ce dernier lui a fait croire que son père n’encouragerait pas leur union. À l’occasion d’une promenade à la rue Montmartre, Guerreville rencontre une fillette âgée de six ans, nommée Zizine, pour laquelle il se prend d’affection. Après une rencontre fortuite avec le séducteur de Pauline chez Madame Dolbert, KOCK (DE) Paul, Zizine [1836], édition illustrée par Bertall, Paris, G. Barba, 1849, p. 1. Ibid., p. 2. 66 « Premières représentations. Vaudeville », commentaire sur Zizine, vaudeville en quatre actes, par MM. Varin et Paul de Kock, Les Coulisses : petit journal, n° 85, 28 octobre 1841, p. 3. 64
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qui s’occupe de l’éducation de Zizine, Guerreville apprend le triste sort de sa fille : abandonnée par son amant, elle mourut en donnant naissance il y a quelques années ; le nouveau-né n’était autre que Zizine. Si la diégèse est linéaire, la structure se désagrège au fil des chapitres qui s’autonomisent par l’effet même de leur dénomination – ou de leur dislocation – : « une partie d’échec », « bal à la sous-préfecture », « la journée aux rencontres », « le dîner chez M. Grillon ». Les scènes sont ainsi saisies sur le vif, extraites du flux du quotidien avant de les y ramener à nouveau. Le dialogue, presque exclusivement privilégié, participe en sus à la hachure, encore renforcée dans les éditions illustrées. Réception : « le moins littérairement possible » Le succès du genre de Kock n’a cependant pas toujours été assuré et s’il a rapidement séduit les masses du monde entier, la critique française était quant à elle plus sceptique à son égard. En témoigne le compte rendu de son roman Tourlourou par Alphonse Karr en 1837, dans le Figaro : Allez à St-Pétersbourg. La Russie se forme : on y lit beaucoup ; on y dévore des romans français. On n’y reçoit pas Balzac, Sand et Janin : on y reçoit Paul de Kock. […] Les Anglais ne vous nommeront jamais Châteaubriand [sic], ni Ballanche, ni Lamennais ; il [sic] vous nommeront Paul de Kock. Il est vrai que ces gens-là ne savent pas le français. De cela on a conclu que la littérature française est fort répandue. C’est une erreur, c’est une calomnie, c’est une perfidie de rivalité. Nous, Français, nous protestons. M. Paul de Kock n’est pas Français ; M. Paul de Kock n’écrit pas en français ; M. Paul de Kock est moins Francé que le dernier tourlourou et que le sien propre67.
La langue de Paul de Kock heurte par ses détours populaires et souvent vulgaires. Ceux qui la comprennent sont les gens du peuple, les bottiers ou encore les cuisinières68. Aussi, si les Allemands et les Anglais peuvent le lire, les Français, eux, ne peuvent en revanche pas le comprendre69. Plus que cela, et « osons le dire, conclut Karr, la réputation de M. Paul de Kock est nuisible à la France ; elle ne tend à rien moins qu’à donner à l’étranger les idées les plus extravagantes de notre langue et de nos mœurs »70. Pourtant, en France, « s’il vous tombe une affiche sous le nez, c’est Ni jamais ni toujours, par M. Paul de Kock ; si vous trébuchez à des 67 KARR Alphonse, « Le Tourlourou, par M. Paul de Kock », Figaro, n° 31, 14 novembre 1837, p. 3-4, p. 3. 68 Ibid. 69 Ibid. 70 Ibid., p. 3-4.
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caractères de trois pieds, c’est Madelaine [sic], par M. Paul de Kock ; si vous voyez un in-octavo chez votre portier, c’est la Pucelle de Paul de Kock ; si votre tailleur connaît un écrivain, c’est Paul de Kock […] »71, se lamente-t-il. Ce qui dérange Karr, c’est la popularité de l’auteur en vertu d’une langue et d’un style qui amusent « le moins littérairement possible », pour reprendre la formule de Girault de Saint-Fargeau dans son analyse deux ans plus tard, en 1839. Paul de Kock rencontre auprès du public un franc succès, car il a seul le secret de cette entorse poétique. Depuis longtemps M. Paul de Kock s’est placé, par ses succès, en dehors de toute critique, et nous avons pensé qu’en cet état de choses l’analyse seule était permise à notre feuilleton. Le succès a toujours raison, quand c’est la foule qui le fait ; les masses se trompent rarement : elles ne se trompent du moins jamais vingt fois de suite ; aussi la renommée de M. Paul de Kock a-t-elle acquis force de loi. Respect à la chose jugée et aux législations établies. Ne parlez donc ni de fable commune, ni de style négligé, ni de détails vulgaires. M. Paul de Kock possède le secret d’intéresser et de divertir ; tout le monde le lit, tout le monde rit en le lisant ; que faut-il de plus ? Faites de sages romans si vous voulez, et de noirs romans ; mais laissez-nous rire une fois par hasard, et permettez à M. Paul de Kock de nous amuser sans façon, et le moins littérairement possible72.
Sa particularité ? ses descriptions rapides et ses chapitres amusants, fixant dans les détails « les tableaux de mœurs, les scènes populaires, les portraits d’originaux, les sociétés bourgeoises, les ridicules de toutes les classes […] tels qu’on les rencontre à chaque pas dans la vie, et non avec ces passions forcées, ces beautés idéales que l’on ne trouve que dans l’imagination »73, explique Saint-Fargeau. La reconnaissance pour ce « moins littérairement possible » est cependant telle qu’un monument est érigé à la fin du siècle en l’honneur de Paul de Kock. À l’occasion de cet événement, un article paraît dans Le Gaulois, le 20 avril 1895, signé Mario Fenouil et saluant l’audace de l’écrivain : s’il n’avait aucune prétention littéraire, il avait l’ambition d’amuser ses contemporains74. Certaines scènes de ses romans sont même représentées grossièrement sur une grande toile du dessinateur Lavrate, fixée dans la salle du fond du « cabaret de Kock » où l’auteur s’attablait souvent dans 71
Ibid., p. 3. GIRAULT DE SAINT-FARGEAU Eusèbe, « Paul de Kock », in : Revue des romans. Recueil d’analyses raisonnées des productions remarquables des plus célèbres romanciers français et étrangers, Paris, Firmin-Didot, 1839, p. 380-389, p. 380. 73 Ibid. 74 FENOUIL Mario, « Un monument à Paul de Kock », Le Gaulois, n° 5458, 20 avril 1895, p. 1-2, p. 2. 72
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le quartier aux Lilas. Si Murger le surnommait le « cercueil entouré de grelots » en raison de sa mine toujours triste et effacée, qui contrastait avec le Kock peintre de réalités amusantes que chaque nation devrait avoir, comme disait Aurélien Scholl75, Paul de Kock sait provoquer le rire, par le biais d’un genre fait de situations comiques d’un ton douteux, des chutes ridicules, des épatements grotesques, des bris de vaisselle, des rejaillissements de sauce, des coups de pied et des gifles qui se trompent d’adresses, et autres cascades à la manière des pantomimes anglaises, dont l’effet est immanquable. Certes, cela est dessiné grossièrement, sans esprit, et d’un crayon qui s’écrase en appuyant sur le contour, mais il y a dans ces fantoches, qui se précipitent les uns sur les autres comme des capucins de cartes, une force, une vérité et un naturel qu’il faut bien reconnaître. On peut caractériser ce genre de mérite par un mot d’atelier qui dit tout : « c’est bonhomme ! »76
Le genre est « bonhomme ». Les scènes sont simples, « dessinées grossièrement » et « sans l’ombre de poésie ni de style » précise encore Gautier ; Paul de Kock ne se doute « même pas de l’esthétique, qu’il eût volontiers prise, comme Pradon, pour un terme de chimie »77. L’intérêt est ailleurs, dans la saisie brute, parfois égratignée, souvent vulgaire ou médiocre de la vie quotidienne. Ces scènes grotesques, qu’on feuillette d’abord pour se distraire, ont toutefois une valeur ignorée : elles sont consultées « par les érudits curieux de restituer la vie de ce vieux Paris »78 tant elles sont vraies. Ces caractéristiques de la plume de Paul de Kock sont aussi relevées pour les autres genres qu’il pratique, réduisant sérieusement les clivages génériques et révélant davantage un idéal esthétique (général) de modernité scénique. De ses chansons, on retient « la verve facile » et les « gaudrioles » comme la « Promenade à âne » ou la « Brouette de Jeannette »79 ; du théâtre « un pot-pourri où il y a de tout, excepté un sujet quelconque »80. Les titres – « L’agenda », « La rencontre », « Ma première culotte » ; « Ôte-toi d’là ! que j’m’y mette ! », « La famille Fanfreluche » ou « Un bal de grisettes » – jaillissent comme une bulle de savon, pour reprendre 75 SCHOLL Aurélien, « Paul de Kock », Le Figaro : supplément littéraire, n° 13, 30 mars 1895, p. 1. 76 GAUTIER Théophile, « Paul de Kock » [1870], in : Portraits contemporains, Paris, G. Charpentier, 1874, p. 187-194, p. 188. Le texte a d’abord été publié dans le Journal officiel le 23 mai 1870. 77 Ibid., p. 187. 78 Ibid., p. 188. 79 LECOMTE Louis-Henry, « Galerie des chansonniers : Paul de Kock », La Chanson, n° 19, 19 septembre 1880, p. 145-146, p. 146. 80 Commentaire (signé Un passant) sur les pièces Tout ou rien et Ôte-toi d’là ! que j’m’y mette ! de Paul de Kock, Le Rappel, n° 363, 16 mai 1870, p. 2.
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le titre du premier volume de chansons, témoignant à la fois de la fugacité des épisodes du quotidien et de leur permanence. Par conséquent, si certains lui reconnaissent « un talent original, vivant et sain » quand d’autres lui reprochent « le débraillé de ses œuvres »81, l’approche de la littérature de Paul de Kock, entre éloge et affront, détonne dans tous les cas en raison, justement, d’un « moins littérairement possible », loin des canevas du grand roman. La plume de Kock est « sans style, sans couleur, sans portée, sans mission, sans nerf, sans élévation et surtout sans coterie »82. Ses récits se présentent comme une suite de tableaux, simplement. Une pratique qu’il met en place dès ses premiers textes, dans les années 1830, et qu’il poursuit jusqu’à la fin des années 1860, sur près de cent cinquante romans. Ouvrez n’importe lequel de ces volumes et vous y trouverez toujours la même verve, à la portée de tous, écrit Henri Litou dans sa chronique pour la Revue des livres nouveaux, car la prose de Kock est écrite naturellement, sans recherche esthétique particulière : c’est là sa popularité83. En cela, l’homme au « whist et au chat »84 a inventé un genre, et « nul écrivain n’a réussi dans ce genre autant que lui »85. La liste même de ses ouvrages traduit la manière dont il les pense et les construit, à l’image de cette nomenclature – qui s’apparente à s’y tromper aux titres des chapitres inventoriés dans les sommaires – signée Bab dans Paris-programme, en novembre 1868 : Voici la liste des principaux ouvrages de cet auteur : L’Enfant de ma Femme. Georgette. La Maison blanche. André le Savoyard. Sœur Anne. Gustave. Frère Jacques. Mon voisin Raymond. Monsieur Dupont. Jean. La Laitière de Montfermeil. Le Cocu. La Bouquetière du Château-d’Eau. La Mare d’Auteuil. LECOMTE L. -Henry, « Galerie des chansonniers : Paul de Kock », art. cité, p. 145. LITOU Henri, « Chronique », à propos des scènes populaires de Paul de Kock, Revue des livres nouveaux, n° 135, 10 janvier 1886, p. 329-360, p. 349. 83 « Paul de Kock » (signé Bab), Paris-programme : littérature, Histoire, satire, nouvelles à la main, musique, Beaux-Arts, causerie, chroniques, biographies, 29 novembre 1868, p. 1. 84 Ibid. 85 Ibid. Paul de Kock a cependant transmis cette pratique à l’un de ses six enfants, Henri de Kock, qui a connu un certain succès avec ses romans. 81 82
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Les Chevaliers de la Truffe. Le Mari, la Femme et l’Amant. La Demoiselle du cinquième. Cerisette. L’Amant de la Lune. Une Gaillarde. Un Monsieur bien tourmenté. L’Homme aux trois culottes. La jolie Fille du faubourg. L’Amoureux transi. Le Tourlourou. Zizine. Carotin. Mon Ami Piffard. L’Âne à M. Martin. Les Enfants du boulevard. Le petit-fils de Carouche. La Fille aux trois jupons. Les Femmes, le Jeu, le Vin. Le Sentier aux prunes. Les Demoiselles de magasin. Une Grappe de groseille. La Dame aux trois corsets. La Prairie aux Coquelicots. La baronne Blaginskoff. Les Petits Ruisseaux. Le professeur Fickchaque. La Grande ville. Une drôle de Maison. Madame Tapin. Flon, flon, flon, la Faridondaine. Recueil de Chansons. Ajoutez à cela ceux que j’oublie et cent pièces de théâtre, et vous aurez le total des ouvrages de cet écrivain fécond, qui a pu trouver assez de gaieté pour faire un chef-d’œuvre dans chacun de ses volumes86.
2.3 Les Goncourt Hérauts de la modernité Cette démarche esthétique disloquée, on la doit également à l’entreprise des Goncourt qui, pour la première fois peut-être ou en tout cas de façon aussi évidente, entreprennent une réflexion de fond sur le dispositif 86
Ibid., p. 1.
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romanesque. Au moment de dresser le portrait des « contemporains », Jules Lemaître leur reconnaît une faculté des plus modernes, celle de percevoir le spectacle qui les entoure dans un extrême détail, avant de le traduire dans une langue inquiète, impatiente ou irritée87, saisie sur le vif et loin de tout espoir d’homogénéité. Un tel genre de talent ne peut s’appliquer tout entier, on le comprend, qu’à la peinture des choses vues de la vie moderne, surtout parisienne. Cinq des romans de MM. de Goncourt sur six sont des romans parisiens. Leur objet, c’est « la modernité », laquelle est visible surtout à Paris. Ce néologisme s’entend aisément : mais ce qu’il représente n’est pas très facile à déterminer, car le moderne change insensiblement, et puis ce qui est moderne est toujours superposé ou mêlé à ce qui ne l’est point ou à ce qui ne n’est déjà plus. La modernité, c’est d’abord, si l’on veut, dans l’ensemble et dans le détail de la vie extérieure, le genre pittoresque qui est particulier à notre temps. C’est ce qui porte la date d’aujourd’hui dans nos maisons, dans nos rues, dans nos lieux de réunion. L’habit noir ou la jaquette des hommes, les chiffons des femmes, l’asphalte du boulevard, le petit journalisme, le bec de gaz et demain la lumière électrique, et une infinité d’autres choses en font partie88.
« Le moderne, tout est là ! »89 Changeant, instable, irascible ou encore incomplet, il se définit d’abord dans la dissonance, « dans l’ensemble et dans le détail de la vie extérieure », avant de s’exprimer de manière aléatoire et nécessairement désagrégée, des chiffons de femmes à l’asphalte des boulevards. Pris sur le vif de « ce qui porte la date d’aujourd’hui dans nos maisons, dans nos rues, dans nos lieux de réunion », le champ se rétrécit sur une « littérature sans idées, sans conception morale, dénuée des ressources de l’imagination et de la fantaisie […] [qui] devra se réduire à n’être que la copie de la réalité actuelle aperçue dans une vision d’un moment »90, retient également René Doumic, critique littéraire et collaborateur à la Revue des Deux Mondes. Les Goncourt ont exploité cette conception de la modernité, car, si « les idées nouvelles et les façons personnelles de voir ont dû, pour s’exprimer, se créer une forme », ils ont « été amenés à forger, à leur image, une langue criante de vérité, tout imprégnée moderne 87 LEMAÎTRE Jules, Les Contemporains : études et portraits littéraires, Paris, H. Lecène et H. Oudin, 1887, troisième série, p. 47. 88 Ibid., p. 48. 89 GONCOURT (DE) Edmond et Jules, Manette Salomon [1867], Paris, Librairie internationale, 1868, tome 2, p. 144. 90 DOUMIC René, Portraits d’écrivains d’écrivains : Alexandre Dumas fils, Émile Augier, Victorien Sardou, Octave Feuillet, Edmond et Jules de Goncourt, Émile Zola, Alphonse Daudet, J.-J. Weiss, Paris, P. Delaplane, 1892, p. 188.
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et qui respire »91, confirme enfin leur contemporain Alidor Delzant. La réflexion sur la langue – ouatée et modelée par amour de l’étrange et assoiffement du nouveau92 – s’accompagne d’une subversion de la forme et de la structure du récit qui, pour répondre aux contraintes de l’objet, se disloque et se décompose. « Pas d’intrigue ! »93 pourrait être le slogan de la modernité scénique, à tout le moins celui de Charles Demailly (1860), le premier des romans des Goncourt, sans doute, à ne pas être composé, rappelle Jules Lemaître94. Si d’autres avant lui, comme Madame Bovary, offraient « déjà quelques tableaux qui semblaient peints un peu pour eux-mêmes et qui pouvaient presque passer pour des digressions »95, leurs liens avec l’action demeuraient encore trop visibles. Fracture. Les Goncourt font violence à l’idée de continuité et rompent définitivement avec celle d’unité, en témoignent ces quelques mots relatifs au talent de Charles : Peut-être aussi était-ce là qu’il fallait chercher le secret de son [de Charles] talent, de ce talent nerveux, rare et exquis dans l’observation, toujours artistique, mais inégal, plein de soubresauts, et incapable d’atteindre au repos, à la tranquillité des lignes, à la santé courante des œuvres véritablement grandes et véritablement belles96.
Cette esthétique du fragment, « nerveuse » et qui atteint « à la tranquillité des lignes », ne traduit pas seulement une posture, elle constitue les arcs-boutants d’une nouvelle manière d’envisager l’écriture romanesque. La narration est par conséquent rompue et les chapitres ne se suivent pas tout à fait, sans pourtant laisser la part belle au hasard, car le désordre est « un beau désordre »97, précise Lemaître, une conception qui ne va pas sans rappeler la formule baudelairienne d’un beau bizarre, accordant un certain crédit à l’envers des canons esthétiques prévalant jusqu’alors en littérature : à l’ordre, le désordre. « L’histoire va par bords, nerveusement »98, procédant par échantillons ou par tableaux, pour reprendre le terme sans cesse employé par Lemaître lorsqu’il étudie la prose des Goncourt. Les fragments font certes sens DELZANT Alidor, Les Goncourt, Paris, G. Charpentier, 1889, p. 3. Ibid. 93 GONCOURT (DE) Edmond et Jules, Les Hommes de lettres, Paris, É. Dentu, 1860, p. 106. Le roman est réédité en 1868 sous le titre Charles Demailly. 94 LEMAÎTRE Jules, Les Contemporains : études et portraits littéraires, op. cit., p. 50. 95 Ibid. 96 GONCOURT (DE) Edmond et Jules, Charles Demailly, Paris, A. Lacroix, 1868, p. 61. 97 LEMAÎTRE Jules, Les Contemporains : études et portraits littéraires, op. cit., p. 51. 98 Ibid. 91 92
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ensemble, mais ils sont à peine altérés une fois détachés du récit. Ils fonctionnent à cet égard de manière autonome, sans véritable rapport avec la « fable »99 dont le fil conducteur est toujours reconductible. Quel lecteur n’a pas impatiemment attendu l’arrivée de Manette dans Manette Salomon ou de Marthe dans Charles Demailly, qui toutes deux font leur apparition au milieu du roman, après près de deux cents pages de déambulations romanesques. L’histoire est ainsi morcelée, découpée en scènes entre lesquelles il y a un vide qui traduit une certaine dissonance esthétique, bien sûr, mais également un rythme, souligne encore Lemaître : Cette impression tient peut-être, en partie, à ce caprice de composition qui […] découpe un livre en tableaux presque toujours indépendants les uns des autres : les vides qui séparent les tableaux se répètent dans le processus des caractères. Ainsi un homme qui marche à l’intérieur d’une maison, si nous regardons du dehors, apparaît successivement à chaque fenêtre, et dans les intervalles nous échappe. Ces fenêtres, ce sont les chapitres de MM. de Goncourt. Encore y a-t-il plusieurs de ces fenêtres où l’homme que nous attendions ne passe point100.
L’impression est quelque peu exagérée, admet Lemaître, mais elle n’en est pas moins bien réelle, car « il y a du hasard dans ce que font et dans ce que deviennent les personnages »101, à tel point que leurs aventures échappent au plus fin des critiques. « Dédain de la composition » : de Charles Demailly à Chérie Si « l’harmonie d’une composition équilibrée est un charme ; le pêlemêle des tableaux en est un autre »102, atteste Jules Lemaître. Raconter doit être repensé hors des canevas du récit linéaire et ses passages inévitablement bavards. L’entreprise ne va cependant pas de soi et sortir du rang est encore, dans les années soixante, une démarche un peu rebelle. Plusieurs critiques ont d’ailleurs vivement reproché aux Goncourt « ce dédain de la composition »103 qui est selon eux un coup de hasard heureux. Les deux écrivains se seraient contentés de vider leur portefeuille à tout-va, secouant « leurs notes pêle-mêle autour d’une maigre histoire »104. Une histoire encore filandreuse et démembrée qui rend 99
Ibid. Ibid., p. 63. 101 Ibid. 102 Ibid., p. 52. 103 Ibid. 104 Ibid. 100
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l’étude des personnages curieuse et la trame du récit déconcertante tant « la tranquillité des lignes »105 est délaissée. La composition. Au fond, c’est probablement ici que tout se joue, enjeu de tous les débats. Les différentes revendications esthétiques des Goncourt – une prose nerveuse et un récit sans intrigue – ne traduisent pas uniquement une attitude individuelle, mais elles amorcent davantage un rapport original à l’écriture romanesque. Au moment de la mort d’Edmond en 1896, un critique du Gil Blas revient sur celui que Paul Margueritte appelait « notre maréchal des lettres » en pointant plus généralement du doigt la particularité des deux frères, et en en faisant un véritable phénomène littéraire : « on pourrait les appeler des preneurs de notes »106. En bref, ils ont rénové le roman107. Mais pas seulement, car « ils firent de même pour le théâtre, pour la critique d’art, on pourrait même dire pour le style »108. La qualification des Goncourt par le critique du Gil Blas, des preneurs de notes, est un indice relatif à une manière de concevoir l’écriture, puisqu’elle identifie à la fois une posture et un style. D’abord, elle relève du travail des notarii, ces secrétaires dont la tâche est de transcrire des faits, à la manière des documentaristes. « Pauvres Goncourt, misérables preneurs de notes »109, s’écrie Jean Ajalbert dans son étude sur « Le mouvement littéraire » du dernier tiers du siècle parue dans La Revue socialiste en 1896, car ils prenaient des notes – et voilà pourquoi Madame Gervaisais est une œuvre naturaliste, et René Mauperin aussi, et la Faustin également et Chérie ! Pourquoi pas des psychologues, des idéalistes, des féministes, les Goncourt ? Parce qu’ils ont avoué qu’ils avaient cherché la vérité dans leurs créations, regardé autour d’eux, scruté les gens, pour faire vivant et nature110.
L’écriture est, ensuite, morcelée par le document et par la reconstitution sérielle d’un événement extrait du flux dans lequel il était emporté. Prendre des notes implique d’inscrire au pied levé, dans un carnet – une démarche journalistique à laquelle le style des Échos n’est pas étranger –, les faits du jour, au travers d’une prose nécessairement hachée. 105
Ibid., p. 64. SANTILLANE, « La vie parisienne. Edmond de Goncourt », Gil Blas, n° 6087, 17 juillet 1896, p. 1-2, p. 1. 107 Ibid., p. 2. 108 Ibid. 109 AJALBERT Jean, « Le mouvement littéraire. Edmond de Goncourt et Paul Verlaine », La Revue socialiste, tome 24, juillet-décembre 1896, p. 587-596, p. 591. 110 Ibid. 106
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111 STOP (Louis Pierre Gabriel Bernard Morel-Retz), « Charles Demailly ou Les journalistes c’est des mufles ! Scènes réalistes par Edmond et Jules de Goncourt, Paul Alexis et Oscar Méténier », Journal amusant : journal illustré, journal d’images, journal comique, critique, satirique, etc., n° 1897, 7 janvier 1893, p. 5. Source : gallica.bnf.fr / BnF.
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Le cas Charles Demailly est à cet égard intéressant, dans la mesure où sa composition est malléable et plastique. Si elle tient ensemble dans l’espace du livre, elle se décortique aisément. Le 7 janvier 1893, soit trente-trois ans après la première publication du roman, le Journal amusant fait paraître « Charles Demailly, ou les journalistes c’est des mufles ! » avec pour sous-titre « scènes réalistes par Edmond et Jules de Goncourt, Paul Alexis et Oscar Méténier ». La page se présente par « scènes », sous la forme de croquis soutenus par un texte bref intitulé « tableau » : « au troisième tableau, ils se crêpent le chignon sous le monocle paternel d’un vieux monsieur très bien (Nertann), fourvoyé, je ne sais comment, dans ce monde incorrect. Demailly s’est aperçu, – un peu tard, – que sa femme est bête comme une oie et méchante comme une gale »112. Le terme « tableau » n’est pas banal puisque Charles Demailly, rappelle JeanLouis Cabanès, a d’abord été pensé pour le théâtre – « [sa disposition], son découpage scénique, le rôle essentiel des dialogues illustrent ce projet premier »113 –, avant de se voir effectivement mis en scène par Paul Alexis et Oscar Ménétier en 1892, renforçant l’hypothèse d’une révolution goncourienne « d’un style » plus que d’un genre. Au moment où la pièce est mise en scène par Alexis et Méténier, la critique saisit l’occasion de revenir sur la composition de Charles Demailly et, de manière plus générale, sur l’esthétique revendiquée. D’abord, « le roman de Charles Demailly se compose de deux parties plutôt juxtaposées que fondues : l’une est la peinture du monde de la presse […] ; l’autre, très tardive, est un drame intime […] »114, explique Marcel Fouquier. Ensuite, il jouit d’une grande plasticité, le rendant susceptible de se tordre quelque peu : « ils [Paul Alexis et Oscar Méténier] se sont efforcés de suivre le livre, fût-ce en modifiant le détail, en bouleversant l’ordre et la conduite des scènes »115. Car « il n’y a pas autre chose dans ce drame que des tableaux »116, des scènes que l’on met ensemble à la façon d’un patchwork. Si ce premier grand roman des Goncourt dresse le portrait du monde artistique des années 1857-1860, il s’attache par 112
Ibid. CABANÈS Jean-Louis, « Notes de lecture » à propos de GONCOURT (DE) Edmond et Jules, Charles Demailly, présentation, notes, chronologie par Adeline Wrona, Paris, Flammarion, 2007, Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, n° 14, année 2007, p. 207-208, p. 207. 114 FOUQUIER MARCEL, « Les premières », commentaire sur Charles Demailly de Paul Alexis et d’Oscar Méténier, Le XIXe siècle : journal quotidien politique et littéraire, n° 7646, 21 décembre 1892, p. 2. 115 Ibid. 116 Ibid. 113
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conséquent également à expérimenter les formes modernes de ces mêmes années ; « fort ambitieux, le roman des Goncourt est éclaté et pluriel, parce que le champ qu’il décrit n’est pas unifié »117, précise Cabanès. Il faut sur ces questions mentionner encore le cas de Germinie Lacerteux (1865), qui connaît également une adaptation théâtrale, à l’occasion de laquelle Edmond de Goncourt discute la composition de l’œuvre. Paul Porel a en effet « l’idée d’animer le roman et de lui donner la vie théâtrale »118 : il approche alors l’auteur pour lui soumettre cette proposition, non sans quelques réticences de la part du romancier : « Qui fera la pièce ? dit-il. – Vous, parbleu ! réplique Porel. – Mais je n’y vois pas les éléments d’une pièce régulière. Le roman se découpe en chapitres, qui sont des tableaux isolés, ça manque de l’architecture d’ensemble. – Qu’importe ? il n’y pas de formule dogmatique. Puisque vous voyez des tableaux, faites des tableaux […]119.
Si l’armature de l’un semble de prime abord incompatible avec celle de l’autre – « je n’y vois pas les éléments d’une pièce régulière » dit Edmond –, Porel assure : « il n’y a pas de formule dogmatique ». Ou, plutôt, il est temps d’en créer une nouvelle, en vertu de laquelle l’architecture d’ensemble serait faite de découpages et de divisions. Car du chapitre au tableau, le roman se décompose sans heurt, puisque chaque morceau est à même de circuler d’un support à l’autre et d’être transposé, reconduit, ou encore interverti. L’entreprise voit le jour le 18 décembre 1888 : la pièce Germinie Lacerteux est représentée pour la première fois sur la scène de l’Odéon, en dix tableaux. Dans la préface, Edmond de Goncourt explique sa démarche relative à la séquentialisation de l’œuvre : « j’ai donc distribué Germinie Lacerteux en tableaux, mais en tableaux non à l’imitation des actes, ainsi qu’on a l’habitude de le faire, en tableaux donnant un morceau de l’action dans toute sa brièveté »120. Pour ce faire, et comme le souligne un journaliste du Rappel, l’auteur a choisi de « remplacer l’acte par le tableau » : « c’est son [à Edmond de Goncourt] roman vu par tableaux, au lieu d’être CABANÈS Jean-Louis, « Notes de lecture », art. cité, p. 208. DUQUESNEL Félix, commentaire sur la pièce en dix tableaux Germinie Lacerteux, mise en scène par Paul Porel d’après le roman d’Edmond et Jules de Goncourt, La Quinzaine théâtrale, défets de presse, 1903, p. 1-4, p. 1. 119 Ibid. 120 GONCOURT (DE) Edmond, « Préface » (datée de février 1887), in : POREL Paul, Germinie Lacerteux, pièce en dix tableaux d’après le roman d’Edmond et Jules de Goncourt, Paris, G. Charpentier, 1888, p. I-V, p. V. 117 118
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lu par chapitres »121. En dépit des réserves émises par plusieurs critiques de l’époque, relatives à la transposition peu conventionnelle d’un tel roman en pièce, le journaliste du Rappel souligne toutefois le succès de l’adaptation elle-même, en convoquant un terme peu anodin : « il y a, dans cette suite de tableaux d’après nature, des scènes de la vie cruelle qui sont d’une émouvante vérité »122. Un journaliste de la Revue des Deux Mondes entame à sa suite une réflexion sur les conséquences de la transposition du chapitre en tableau, en discutant d’abord le mot lui-même123 : Le « tableau, » tel du moins qu’on l’entend dans l’école naturaliste, avec la diversité de ses accessoires, qui le particularisent, et la netteté de son cadre, qui l’isole, est complet en lui-même, indépendant de celui qui le précède et de celui qui le suit, tellement indépendant que, de Germinie Lacerteux, on a pu, sans qu’il y parût, – l’histoire dit même avec avantage, – en retrancher déjà jusqu’à trois. On en pourrait retrancher cinq, on en pourrait retrancher dix qu’il n’y paraîtrait pas autrement ; et on les remplacerait par dix autres, que ce serait toujours la même pièce. Il n’y a pas plus de liaison entre eux, – j’entends de liaison nécessaire, – qu’entre les épisodes successifs d’un roman à tiroirs, le Diable boiteux de Lesage ou le Pendennis de Thackeray ; il n’y en a pas plus qu’entre une série d’estampes de Daumier ou de Gavarni […]. Retranchez, ajoutez, transposez, c’est toujours le Diable boiteux, toujours le Bal Chicard, et toujours aussi Germinie Lacerteux124.
Si cette « fantaisie de la composition »125 ne suscite guère la sympathie du journaliste, il n’en demeure pas moins qu’elle signale une plasticité que ce dernier ne peut ignorer. En vertu de son autonomie et de son cadre « qui l’isole », le tableau est une pièce détachable et transposable. Les scènes du roman des Goncourt sont ainsi rejouées dans plusieurs théâtres et sous l’égide de mises en scène variées. Le procédé traduit, en outre, une posture esthétique résolument moderne. Lorsqu’Edmond de Goncourt évoque le travail d’adaptation du roman au théâtre qu’il a initié pour Germinie Lacerteux, il l’érige en une formule inédite, à même de rompre 121 Commentaire sur la pièce en dix tableaux Germinie Lacerteux, mise en scène par Paul Porel d’après le roman d’Edmond et Jules de Goncourt, Le Rappel, n° 6860, 21 décembre 1888, p. 2. 122 Ibid. (je souligne). 123 Pour une étude spécifique sur le mot tableau, voir « Le tableau » dans « Échantillons d’un jargon scénique » au chapitre V « Un genre de travers ». 124 Commentaire sur la pièce en dix tableaux Germinie Lacerteux, mise en scène par Paul Porel d’après le roman d’Edmond et Jules de Goncourt, Revue des Deux Mondes, année 59, tome 91, 1889, p. 215-225, p. 217. 125 Ibid.
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avec les conventions poussiéreuses de l’ancien théâtre126. Dans une conception précurseuse, la scène n’est pour le romancier compatible qu’avec un théâtre littéraire, c’est-à-dire sans concessions faites au « charpentage moderne dont n’a jamais usé l’ancien, le classique répertoire »127. Mais l’éclatement ambitionné trouve sa forme la plus aboutie au moment de l’écriture de Chérie (1884), qui se donne comme le parangon du roman moderne en ce qu’il exagère les différents traits de Charles Demailly et de Germinie Lacerteux. Non seulement l’intrigue est bancale et incomplète, mais la structure du récit s’érige de plus en scènes décomposées. D’abord, Edmond de Goncourt insiste dans la première préface de 1884 sur la singularité narrative du roman : On trouvera bien certainement la fabulation de CHÉRIE manquant d’incidents, de péripéties, d’intrigue. Pour mon compte, je trouve qu’il y a en a encore trop. S’il m’était donné de redevenir plus jeune de quelques années, je voudrais faire des romans sans plus de complications que la plupart des drames intimes de l’existence […]. Ma pensée est que la dernière évolution du roman, pour arriver à devenir tout à fait le grand livre des temps modernes, c’est de se faire un livre de pure analyse […]128.
Conscient des limites d’une telle proposition esthétique, Edmond déjoue d’emblée les points sensibles par le biais des questions relatives à la réception : « et à propos du roman sans péripéties, sans intrigue, sans bas amusement, tranchons le mot, qu’on ne me jette pas à la tête le goût du public ! »129 Un jour il adore, l’autre il déteste. Les variations du goût ne doivent ainsi pas déterminer la direction de l’écriture moderne, d’autant plus que celle-ci, contrairement aux idées reçues peut-être, n’est pas réduite au « langage omnibus des faits divers »130, mais s’efforce toujours de rechercher la poésie, le rythme et la délicatesse. Par conséquent, il s’agit d’enrayer ce qu’Edmond nomme dans cette préface la « machination livresque »131, au profit d’une chose qui demeure encore inédite et à qui il faut dès à présent trouver, pour rappel, « une dénomination autre que celle du roman »132. 126 DUFIEF Anne-Simone, « Germinie Lacerteux : un laboratoire d’art dramatique », Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, n° 13, 2006, p. 77-95, p. 82. 127 GONCOURT (DE) Edmond et Jules, « Henriette Maréchal. La patrie en danger », in : Préfaces et manifestes littéraires, op. cit., p. 139-168, p. 156. 128 GONCOURT (DE) Edmond, « Chérie », in : Préfaces et manifestes, op. cit., p. 63-77, p. 65-66. 129 Ibid., p. 66-67. 130 Ibid., p. 68. 131 FOGLIA Aurélie, Histoire littéraire du XIXe siècle, Paris, A. Colin, 2014, p. 119. 132 GONCOURT (DE) Edmond, « Chérie », in : Préfaces et manifestes, op. cit., p. 66.
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Ensuite, le désordre de la composition ne répond qu’à celui de la réalité du quotidien. La succession des scènes reproduit des arrêts sur image, des choses vues au gré des déplacements qui, sans être statiques, sont prises dans le flux des événements, à l’instar des chapitres qui se succèdent sans véritablement se suivre. C’est le Jardin des plantes ; un atelier de trente élèves ; une ville d’Asie Mineure racontée par un coloriste ; une partie de canotage la nuit ; quelques aperçus sur la cuisine russe ; une vente après décès d’artiste pauvre et malchanceux ; un atelier au crépuscule ; l’ouverture du Salon ; ce qu’on voit en omnibus le soir ; le corps d’un modèle ; une pluie de printemps au Palais-Royal ; une synagogue ; un bal masqué chez un peintre ; les amours d’un bohême et d’un singe ; un petit cochon dans un atelier ; l’auberge de Barbizon ; la forêt de Fontainebleau ; la Bièvre et ses paysages ; la plage de Trouville ; je ne sais quelle rue derrière Saint-Gervais ; une pleine eau, la nuit, dans la Seine, sous les ponts…133
Bariolages et imprévus dans les romans des Goncourt (de Charles Demailly à Chérie), voilà ce qu’est la prose moderne et scénique. Sur cent-cinq chapitres, sans titre et souvent fort brefs – moins d’une page –, le récit de Chérie s’agence par fragments, atteignant un paroxysme stylistique. Nervosité est donc bien le maître mot d’une écriture qui procède à tâtons, à l’allure irrégulière134 comme un « élixir de fièvre », pour reprendre la célèbre formule de Juvigny, placée en tête de la nouvelle « Bonjour, Monsieur ! » de Jean Richepin qui, on s’en souvient, inaugurait le genre moderne135. 3. ANATOMIE D’UNE ÉCRITURE 3.1 La « scène à faire » « Le rideau tombe. Eh bien, me dit un de mes voisins, vous voilà bien attrapé ; où est la scène à faire ? »136 s’écrie l’un des protagonistes de la comédie en trois actes La Parisienne (1885)137 d’Henry Becque après avoir 133
Ibid., p. 52-53. La description se réfère ici au roman Manette Salomon (1867). Ibid., p. 54. 135 La formule « la modernité, de l’élixir de fièvre ! » d’Adrien JUVIGNY est placée en tête de la nouvelle « Bonjour, Monsieur ! » de Jean Richepin. RICHEPIN Jean, « Bonjour, Monsieur ! », in : Les Morts bizarres, Paris, G. Decaux, 1876, p. 251-261, p. 253. Voir « Les usages d’un néologisme : problématique » au chapitre IX « Modernité ». 136 SARCEY Francisque, « Chronique théâtrale », Le Temps, n° 8693, 16 février 1885, p. 1-2, p. 2. 137 La pièce de Beque fait l’objet d’un arrêt dans « Scène détachée et mise en pièce » au chapitre IV « La bouche ouverte ». 134
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assisté à une querelle d’amoureux, et dont Francisque Sarcey relate les échanges principaux dans sa chronique théâtrale du 16 février 1885. « La scène à faire », autrement dit le point d’acmé d’un récit, l’apogée d’une tension dramatique, constituerait le pinacle de la narration. L’expression, façonnée par Sarcey pour signifier la « scène capitale d’une pièce, scène que le spectateur attend avec impatience comme étant la conséquence logique d’une situation »138, n’est cependant pas cantonnée au strict registre théâtral, mais trouve également un usage dans différents domaines, littéraire bien sûr mais aussi journalistique et artistique. Il est ainsi dit de l’un des directeurs de la Revue des Deux Mondes, Charles Buloz, qu’il se plaît à indiquer à ses collaborateurs pour le prochain numéro « l’article ou, comme dirait M. Sarcey, la scène à faire »139. Dans le même ordre d’idées, on retient comme mérite du peintre Morot, pour son tableau La Tentation de Saint-Antoine, d’avoir choisi « le point le plus intéressant de l’action, ce que Sarcey appellerait la scène à faire : ce n’est ni le commencement ni la fin du drame qu’il nous montre, mais bien le moment capital »140. À la fois picturale et théâtrale, celle-ci s’attache à condenser en un espace restreint, tant temporel que spatial, le point culminant d’une situation, y juxtaposant les voix et les gestes ; « il n’y a composition que là où il y a concentration »141, affirme Albert Thibaudet dans Réflexions sur la littérature. En théorisant le principe de simultanéité inhérent à la composition dramatique, ce dernier précise encore que « l’exigence de [celle-ci] s’y traduit par l’exigence de la scène à faire, qui réunit pour des paroles décisives les principaux personnages sur un même espace et à un même moment, et qui n’est par conséquent que la loi des trois unités à la seconde puissance ; on peut l’appeler une composition dans l’espace autant et plus qu’une composition dans le temps »142. « La scène à faire » rencontre toutefois rapidement une limite qui traduit quelques-uns de ses principaux enjeux : ladite scène doit-elle être indépendante ou reliée à l’ensemble ? Si Sarcey semble privilégier la première hypothèse, cette dernière n’est pas au goût de tous et, très tôt, 138 LAROUSSE Pierre, « Scène », in : Larousse universel en deux volumes : nouveau dictionnaire encyclopédique, Paris, Larousse, 1922, tome 2, p. 901. 139 LAROUSSE Pierre, « Revue », in : Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Administration du Grand dictionnaire universel, 1866-1877, tome 17, deuxième supplément, p. 1780-1781, p. 1781. 140 MARX Roger, L’Art à Nancy en 1882, Nancy, R. Wiener, 1883, p. 5. 141 THIBAUDET Albert, « Du roman anglais » (publié dans La Nouvelle Revue française le 1er novembre 1921), in : Réflexions sur la littérature [1935], Paris, Gallimard, 2007, p. 597. 142 Ibid.
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« la scène à faire » devient l’espace privilégié des débats esthétiques et poétiques, en témoigne la réflexion menée par Georges Duplessis dans un article paru en 1880 dans La Nouvelle revue : Le moment est venu de réagir contre cette préoccupation, presque exclusive de « la scène à faire » qui domine notre théâtre depuis une quinzaine d’années et que le plus populaire, le plus autorisé de nos critiques dramatiques [Sarcey] a trop encouragée de ses conseils, en poussant à l’exagération une idée juste en elle-même. Sans doute, il y a dans toute pièce, comédie aussi bien que drame, un point culminant, un moment psychologique, une situation décisive où l’auteur doit concentrer son effort, afin d’y concentrer aussi l’attention ou l’émotion du spectateur. Mais il commet une faute lorsque, pour donner plus de relief à cette scène maîtresse, il ne veille pas à ce qu’elle demeure intimement liée au développement de l’action dont elle fait partie intégrante. Si elle cesse le moins du monde de faire corps avec ce qui a précédé et avec ce qui va suivre, « la scène à faire » risque de n’être plus qu’un épisode […]143.
Alors que Sarcey privilégie l’autonomie de « la scène à faire », comme fragment indépendant vis-à-vis de l’ensemble de l’œuvre, Duplessis invite au contraire à la penser dans son articulation, plus que dans sa désarticulation, avec le texte englobant. Inscrite dans la continuité ou dans la rupture, « la scène à faire » dit dans tous les cas la volonté de cloisonner, de manière hermétique ou poreuse selon les revendications des auteurs, un morceau du récit – « une scène maîtresse » – afin de le faire émerger de l’ensemble dont il émane. 3.2 Mécanismes d’une genèse Rien d’étonnant alors à ce que « la scène à faire » devienne, justement, une scène, analogue à celles explorées jusqu’ici. Le 8 janvier 1887, un texte signé de la main de Caïman est publié dans La Caricature sous le titre « La scène à faire » et mime le processus de rédaction d’un tel morceau d’écriture – « empressons-nous d’écrire la scène oubliée » –, et dont il convient de citer les premières lignes pour rendre compte du phénomène d’imbrication : LA SCÈNE À FAIRE
Personne n’ignore que Sardou, dans le Crocodile, a complètement oublié la scène à faire. 143 DUPLESSIS Georges, « Revue du théâtre », La Nouvelle revue, année 2, tome 2, Paris, 1880, p. 656-663, p. 660.
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Il en est du reste toujours ainsi, car si les auteurs s’avisaient de faire la scène à faire, ce serait une scène faite, il n’y aurait plus, par suite, de scène à faire, ce qui serait vraiment fâcheux. Donc empressons-nous d’écrire la scène oubliée. Elle est simple, elle est grandiose, elle est surtout pleine d’enseignements, mais les belles-mères la laisseront ignorer à leurs gendres. Richard et Liliane se trouvent seuls dans l’île, le navire hollandais est passé sans les voir. Le rêve des deux amoureux est réalisé. Seuls, enfin !144
L’idylle, faite « à peu près d’amour et d’eau claire »145, aboutit à un mariage rocambolesque devant un singe et un cocotier, avant de petit à petit s’effriter pour terminer sur une rupture et un retour au pays, une chute qui ne manque pas d’un certain humour : « LILIANE, avant de s’embarquer. – Vous savez, monsieur, notre mariage… devant le singe, ça ne compte pas… nous n’aurons pas même besoin de divorcer »146. Si le texte en lui-même ne renferme certes pas un chef-d’œuvre de littérature, il synthétise en revanche parfaitement les procédés de l’écriture scénique, symptomatique de la fameuse « scène à faire ». À la fois « simple » et « grandiose », elle détaille un épisode anecdotique, sous des formes aussi variées qu’hétérogènes : drame ou comédie, caricature ou tableau de mœurs, vie privée ou vie publique, scène populaire ou scène bourgeoise. Alors que ce type de textes est très attendu dans la presse en raison de sa forme brève et de son caractère souvent caricatural, il rencontre une extension intéressante pour une réflexion sur le récit scénique dès lors qu’il s’affirme aussi comme chapitre de roman ou comme fragment de recueil. C’est le cas d’une nouvelle du volume d’Aurélien Scholl, Les Ingénues de Paris (1893), intitulée « La scène à faire ». D’une part, le récit est clairement distingué du reste, car, niché entre « Toujours belle » et « Une chinoise », il crée une rupture tant thématique que diégétique avec ce qui l’entoure. Sur une dizaine de pages d’autre part, il explore les différents contours d’une « scène à faire » au sein d’un microcosme narratif pourvu d’une codification qui lui est propre, jouant avec ses protagonistes (Marthe Cézambre et René Dhys), son histoire (une comédienne requérant auprès d’un poète des conseils pour une scène à jouer) et son fonctionnement (une mise en abîme, puisque la scène mimée par la comédienne en coulisse apparaît sur le devant de la scène du Gymnase 144 « La scène à faire » (signé Caïman), La Caricature, n° 367, 8 janvier 1887, p. 435438, p. 435. 145 Ibid. 146 Ibid., p. 438.
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une fois les rideaux inopinément levés). Le suspens, la tension et le nœud relatifs au récit progressant au rythme des actes successifs font par conséquent de la courte nouvelle de Scholl une page de roman, une scène de roman. D’ailleurs, et plus généralement, l’expression « la scène à faire » prend tout son sens lorsqu’elle est envisagée dans une perspective génétique ; la scène à faire, l’œuvre à écrire. Le roman scénique est en effet bien souvent imaginé dans une démarche de séquentialisation ou de territorialisation, pour emprunter l’expression à Philippe Hamon dans Du descriptif (1993). Foncièrement amovible, la scène refuse de se fondre dans « la coulée narrative »147 qui la sous-tend, car elle s’inscrit dans un « texte fortement territorialisé, découpé, un texte qui à la fois affiche, assure, mais aussi s’efforce de justifier ses frontières entre unités »148. Envisagée sous un angle structurel, « l’exigence de la scène à faire » a, pour des raisons esthétiques et poétiques plutôt évidentes, séduit le XIXe siècle et, de fait, a été étudiée par la critique de cette période. Dans la rubrique « Critique littéraire » de La Presse du 8 juillet 1895, Henri Duvernois revient sur les commentaires qui en ont été faits, en mettant en avant un point fondamental, à savoir l’attente du lecteur ou du spectateur et, par extension, le devoir de l’écrivain dans le processus de rédaction : La blague s’est beaucoup exercée sur ce terme : la scène à faire ; c’est pourtant un mot fort juste lorsqu’il ne s’applique pas à une banale revue de boulevard ou à un inepte vaudeville. Durant la représentation d’une pièce qui vous intéresse et que vous écoutez encore plus avec votre âme qu’avec vos oreilles, ne vous est-il jamais arrivé d’attendre impatiemment tel passage que vous sentez, que vous désirez de toute la force de vos nerfs tendus ? Si ce passage arrive, quelle joie orgueilleuse d’avoir deviné la pensée de l’auteur, de n’être plus le spectateur ordinaire, mais le camarade d’idées, l’associé de l’écrivain qui, une fois compris, est sûrement aimé. Si au contraire, par timidité ou par inexpérience, il ne répond pas à votre attente angoissée, quelle déception, pour ne pas dire quelle désillusion !149
Hors des murs d’une « banale revue de boulevard » ou d’un « inepte vaudeville », « la scène à faire » signale le génie – ou son absence – d’une entreprise poétique, romanesque ou dramatique. De plus, elle ne constitue pas seulement le point d’acmé d’un texte, mais elle sert aussi et surtout à structurer et, par là même, à rythmer l’entier du récit. 147 SAMINADAYAR-PERRIN Corinne, « Rhétoriques de la scène », in : La Scène. Littérature et arts visuels, éd., MATHET M.-Th., Paris, L’Harmattan, 2001, p. 45-66, p. 47. 148 HAMON Philippe, Du descriptif, Paris, Librairie Hachette, 1993, p. 170. 149 DUVERNOIS Henri, « Critique littéraire », La Presse, n° 1136, 8 juillet 1895, p. 4.
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Par suite, la scène à faire joue un rôle fondamental dans la genèse d’une histoire, voire d’une œuvre complète, à l’instar de La Comédie humaine ou de la série des Rougon-Macquart, invitant à la considérer ici sous un autre angle, non plus générique (le genre scénique) mais micro-textuel (la scène dans le procédé de rédaction), autrement dit à observer non pas l’écriture de la scène mais la scène dans l’écriture, dans le dessein de comprendre certaines de ses exigences, formelles et structurelles notamment. Pour rappel, non seulement la série balzacienne est divisée en tomes scéniques – Scènes de la vie parisienne, Scènes de la vie de province, Scènes de la vie de campagne, etc. –, mais les premières publications desdits volumes comprennent encore une division interne ; ainsi Scènes de la vie privée se compose de trois « Scènes »150, « La vendetta », « Les dangers de l’inconduite » et « Le bal de Sceaux ». Quant aux romans des Rougon-Macquart, s’ils ne participent pas de la littérature scénique, ils empruntent dans leur genèse les dispositifs de la scène en privilégiant l’arrêt sur image, la (dé)coupe et la mise en évidence, un procédé rendu significatif par l’emploi à la fois quantitatif et qualitatif que Zola fait du mot « scène » dans ses manuscrits. À différents niveaux, micro (une scène de roman) ou macro (l’œuvre ou la série d’œuvres), la scène détache un ensemble en séquences à la fois dépendantes et autonomes, un phénomène qu’il s’agit d’observer d’un point de vue global d’abord (macro) et partiel ensuite (micro), en parcourant quelques mécanismes d’écriture chez les deux auteurs. Balzac : au roman, la scène D’un bout à l’autre du siècle, de Balzac à Zola, la scène est pensée en amont de la rédaction, comme principe organisateur sous-jacent. « Réinvestissant la vieille articulation rhétorique du theatrum mundi, du monde comme un théâtre, Balzac divise sa Comédie humaine en Scènes de la vie parisienne, Scènes de la vie de province, elles-mêmes subdivisées en romans »151. Si, comme le relève Stéphane Lojkine dans son essai La Scène de roman, la scène est d’abord envisagée comme une séquence narrative, souvent descriptive et en principe transgressive, avant d’être ensuite considérée comme un archétype romanesque – la scène de bal par exemple –, Balzac, au début du XIXe siècle, la déplace encore « en amont de la 150 BALZAC (DE) Honoré, Scènes de la vie privée, Paris, Mame et Delaunay-Vallée, 1830, tome 1, p. 9, p. 167 et p. 271. 151 LOJKINE Stéphane, La Scène de roman. Méthode d’analyse, Paris, A. Colin, 2002, p. 157.
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création cette fois, comme macrostructure au sein de laquelle le roman ne constitue plus qu’une découpe, qu’un aperçu »152. L’écrivain altère en effet la conception première de la scène dans le roman, à savoir l’épisode séquencé d’une fiction, en la redéfinissant dans une démarche à la fois poétique, génétique et même générique. « Scène », dans le langage balzacien, se dote d’une caractérisation particulière, dans la mesure où le mot devient synonyme de « roman ». À la lumière des éléments qui précèdent, une relecture de César Birotteau (1838) fait apparaître un emploi symptomatique du terme, car, à deux reprises, ce dernier est choisi pour désigner le roman lui-même : Un coup d’œil rapidement jeté sur la vie antérieure de ce ménage confirma les idées que doit suggérer l’amicale altercation des deux principaux personnages de cette scène de la vie parisienne. En peignant les mœurs des détaillans, cette esquisse expliquera d’ailleurs par quels singuliers hasards César Birotteau se trouvait adjoint, et parfumeur, ancien officier de la garde nationale et chevalier de la Légion-d’Honneur. […] Le dernier enfant est le héros de cette scène. Lorsqu’à l’âge de quatorze ans, César sut lire, écrire et compter, il quitta le pays, vint à pieds à Paris y chercher fortune avec un louis dans sa poche153.
La formule « scène de la vie parisienne » du premier extrait, qui réactive le sous-titre du volume apposé sur la couverture, livre d’abord un indice pour soutenir la présomption d’une adéquation entre « scène » et « roman », dont on note encore l’analogie avec l’« esquisse ». Ensuite, le choix de l’adjectif utilisé pour décrire les protagonistes – « deux principaux personnages » – renforce l’idée que la scène n’est pas envisagée ici comme la séquence narrative de la dispute entre César et Constance, mais bien davantage comme le roman dans son entier154. L’hypothèse est renforcée par le second extrait, puisque le mot « scène » – « le dernier enfant de cette scène » – se trouve raturé dans l’une des épreuves, l’auteur ayant dans un premier temps privilégié le terme « Étude »155, renvoyant, évidemment, à l’autre titre générique balzacien, Études de mœurs. 152
Ibid., p. 157-158. BALZAC (DE) Honoré, Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau, parfumeur, chevalier de la Légion-d’Honneur, adjoint au maire du 2e arrondissement de la ville de Paris [1837], in : Œuvres complètes, Paris, Furne, 1844, volume 10 « Scènes de la vie parisienne », tome 2, p. 190-449, p. 206 et p. 207 (je souligne). 154 LOJKINE Stéphane, La Scène de roman. Méthode d’analyse, op. cit., p. 158 (note n° 1). 155 BALZAC (DE) Honoré, « César Birotteau. Notes et variantes », in : La Comédie humaine, édition publiée sous la direction de Pierre-Georges Castex, Paris, Gallimard, 1977, tome 6, p. 1144. 153
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Un bref aperçu des épreuves révèle encore l’architecture complexe de la scène qu’est César Birotteau au sein du vaste ensemble qu’est La Comédie humaine. L’un et l’autre sont envisagés de façon alternée et juxtaposée, à défaut d’un effort de linéarité. Balzac conçoit très tôt, vers 1830, « une sérialisation de ses ouvrages en vue de construire un édifice romanesque de dimension inédite [et] ne cesse de réviser son plan global, publié parfois sous forme de catalogue »156. La confusion est d’autant plus grande que la scène, entendue comme « roman » ou « étude », se subdivise, en privilégiant une mosaïque de fragments, à défaut d’une narration suivie. Cette dernière n’est pas « la base du roman balzacien, qui enchaîne [au contraire] les scènes. […] La narration, [tout au plus], raconte ce qui s’est passé avant le moment du récit, avant le drame, avant la scène en un mot »157, qui, elle, sous-tend et structure l’entier du roman. Trois seuls exemples, quoiqu’ils soient fort nombreux, tirés de Les Petits bourgeois : scènes de la vie parisienne (roman posthume), Gobsek et Gambara, suffisent à démontrer l’imbrication et la mise en abîme complexe que subit la scène-cadre avec les scènes encadrées : Cérizet n’eut pas le temps d’en faire [des objections] : à ce moment, la porte du cabinet de du Portail, où se passait la scène, fut brusquement ouverte, et une femme svelte et blonde, dont la physionomie respirait une douceur angélique, entra vivement dans l’appartement158. Les Petits bourgeois : scènes de la vie parisienne. Quelques temps après cette scène qui m’avait initié aux terribles mystères de la vie d’une femme à la mode, je vis entrer le comte, un matin, dans mon cabinet. Il était fort triste, changé, vieilli159. Gobseck : scènes de la vie privée. Le crime aura-t-il le criminel ? le bourreau aura-t-il sa proie ? le malheur dévorera-t-il le génie de l’artiste ? la maladie tuera-t-elle le malade ? l’ange gardien préservera-t-il le chrétien ? Voici le final, la scène du jeu où Bertram tourmente son fils en lui causant les plus terribles émotions160. Gambara : études philosophiques. 156 KAMADA Takayuki, « Fonctionnement de la technique des épreuves chez Honoré de Balzac », in : L’Écrivain et l’imprimeur, éd., RIFFAUD A., Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 279-291, p. 281. 157 LOJKINE Stéphane, La Scène de roman. Méthode d’analyse, op. cit., p. 158. 158 BALZAC (DE) Honoré, Les Petits bourgeois : scènes de la vie parisienne (roman posthume), Bruxelles, Kiessling, Schnée et Cie, 1855, p. 142 (je souligne). 159 BALZAC (DE) Honoré, Gobseck [1830], in : Œuvres complètes, Paris, Furne, 1842, volume 2 « Scènes de la vie privée », tome 2, p. 374-422, p. 405 (je souligne). 160 BALZAC (DE) Honoré, Gambara, [1837], in : Œuvres complètes, Paris, Furne, 1846, volume 15 « Études philosophiques », p. 74-128, p. 117 (je souligne).
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Les scènes dont il est ici question ne renvoient plus, à tout le moins plus directement, à la structure globale des récits – Scènes de la vie parisienne, Scènes de la vie privée et Scènes de la vie de province –, mais renferment au contraire des microcosmes textuels au sein d’un roman ou d’une nouvelle. Elles se caractérisent de fait par leur cohésion thématique et stylistique, de laquelle le lecteur dégage aisément une unité, « la scène du jeu », par exemple. Poursuivant la complexification à un troisième niveau, les protagonistes, dans ces scènes micro-structurelles, entrent en scène et donnent, à l’intérieur de l’épisode, une véritable performance : « la scène devient mise en scène »161. « [Le drame] est partout, excepté au théâtre »162, écrivait Balzac dans la Revue des modes, invitant à un décentrement dans l’espace romanesque. Et pour cause, s’il reproche au roman historique de ReyDussueil, Samuel Bernard et Jacques Borgarelly (1830), une mise en scène fautive et un mauvais agencement des scènes, refusant le tant attendu « effet dramatique », il veut quant à lui s’ériger en véritable « praticien du “montage” et des effets scéniques »163 : Le défaut capital de M. Rey-Dusseuil est de ne pas bien disposer ses machines. Du moment qu’en regardant les marionnettes, on aperçoit les mains du praticien essayant de recoiffer le commissaire, les connaisseurs s’en vont. Ainsi du romancier et de ses poupées. […] La mise en scène des personnages est surtout fautive chez M. Rey-Dusseuil ; tout y sent le XIXe siècle. Les conversations roulent sur des sentiments que l’auteur leur prête, au lieu de résulter des faits, d’en préparer, d’en énoncer164.
Dès lors, Balzac confond sciemment deux genres – dont les frontières étaient cependant beaucoup plus poreuses qu’elles ne le sont aujourd’hui –, le théâtre et le roman, et propose une autre forme. Selon cette conception, le récit s’élabore par scènes qui s’enchaînent de manière « harmonieuse », de sorte à « produire un effet dramatique »165. Balzac conclut : « l’auteur doit opter entre faire de l’histoire, ou construire un LOJKINE Stéphane, La Scène de roman. Méthode d’analyse, op. cit., p. 158. BALZAC (DE) Honoré, « Des mots à la mode », à propos de la littérature, La Mode : revue des modes, galerie de mœurs, album des salons, tome 3, 1830, p. 189-194, p. 192. 163 PLANTA (DEL) Elena, « Images du théâtre dans le roman balzacien », L’Année balzacienne, n° 5, janvier 2004, p. 101-112, p. 101-102. 164 BALZAC (DE) Honoré, commentaire sur Samuel Bernard et Jacques Borgarelly de Rey-Dussueil [1830], Le Feuilleton des journaux politique ; reproduit dans Œuvres complètes, Paris, C. Lévy, 1872, tome 22, p. 60-63, p. 61. Le Feuilleton des journaux politiques est une revue hebdomadaire fondée par Balzac, Girardin, Varaigner et Auger en 1830, qui disparaît après le onzième numéro. 165 Ibid., p. 62. 161
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drame. Un roman est une tragédie ou une comédie écrite ; il exprime un fait ou des mœurs »166. Cette manière de construire le récit relève ainsi d’une forme hybride, que l’on peut qualifier de « roman-drame », et dont les enjeux se situent à un double niveau. Théâtral d’abord, puisque le roman emprunte au modèle dramatique ses caractéristiques essentielles. La contamination opère notamment par le dialogue, car celui-ci fait partie intégrante de l’action scénique. La scène de bal ou la scène de jeu, par exemple, appelle en raison d’un principe d’unité à une mise en scène, faite d’échanges, de gestes et de déplacements. En outre, l’effet de contagion générique autorise, voire impose, un rythme spécifique – en actes –, dans la mesure où les scènes scandent le roman ; une poétique du récit qui n’est pas étrangère à l’auteur, car, pour mémoire, ce dernier a lui-même pensé mettre à la scène plusieurs de ses textes, dès leur genèse. Feuilletonnesque ensuite, parce que le roman-drame revêt à plusieurs égards les modalités – et les défauts – du périodique : un plan discontinu, l’intervention des personnages parfois hasardeuse ou encore des séquences décousues. La scène à faire dit par conséquent de l’entreprise balzacienne la nécessité de rompre avec un certain effort de linéarité pour situer le fragment non pas dans les marges de la diégèse, mais au contraire dans son principe directeur. Zola : les dossiers préparatoires ou l’encyclopédie de la scène Pour raconter la Vie de Zola (1931), l’un de ses biographes, Bertrand de Jouvenel, a pris le parti d’une plume analogue à celle de l’écrivain, en lui empruntant quelques-uns de ses procédés de narration privilégiés : le « livre découpe ainsi la vie de Zola en une série de scènes racontées en un style réaliste »167, affirme-t-on dans le « Mois littéraire » de la Revue mensuelle Larousse au début du XXe siècle. Et pour cause, la scène dans l’œuvre de Zola constitue bien plus qu’un outil esthétique, car elle soustend presque l’entier de la démarche poétique168. Un regard porté sur les dossiers préparatoires met en évidence le rôle central que joue cette dernière dans l’élaboration du récit, en amont de la rédaction à proprement parler. Si la genèse de la somme romanesque des Rougon-Macquart a 166
Ibid. « Mois littéraire », commentaire sur Vie de Zola de Bertrand de Jouvenel, Larousse : revue mensuelle illustrée, n° 293, juillet 1931, n.p. 168 Voir à ce propos l’article de Jean-Louis Cabanès, « Scène et pathos dans l’écriture naturaliste », dans MATHET Marie-Thérèse, éd., La Scène. Littérature et arts visuels, Paris, L’Harmattan, 2001. 167
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fait l’objet de nombreuses études, l’analyse spécifique de la scène a quant à elle été plus discrète, souvent restreinte au passage d’une œuvre ou au fonctionnement interne de celle-ci169. Pour cette raison, et dans une réflexion globale sur l’écriture scénique dans la littérature romanesque de la seconde partie du XIXe siècle, il convient de relire les dossiers préparatoires de Zola afin de saisir les enjeux de la scène dans le procédé d’écriture, en réfléchissant à sa fonction, à la fois narrative, structurelle et esthétique, et en la distinguant de la partie ou de l’épisode. Le but de la démarche est cependant moins de scruter le style zolien qu’un style scénique, dans une perspective plus large sur l’écriture dite moderne durant le siècle, en créant quelques ouvertures avec d’autres genres, comme le théâtre et la peinture. L’exigence de « la scène à faire » est sans doute le mot d’ordre le plus constant sous la plume de Zola. Au moment d’imaginer les histoires de Nana, de Denise ou encore de Claude, l’écrivain procède par bord, rompant avec la ligne droite et privilégiant la marge, la note ou encore l’exergue. Dans cette perspective, il troque régulièrement la description contre le fragment, s’offrant un espace dramatique délimité dans lequel composer la mise en scène, avec un décor, des protagonistes, des entrées et des sorties, des dialogues et des silences : « Il faut que je ramène les Buteau, puisque [l’] la scène de l’âne se passe chez eux – C’est la scène importante et finale du chapitre ». La Terre. « Donc la scène de Denise » ; « Enfin, j’ai la scène finale » ; « Seconde scène de Jean, pour une femme » ; « Et la scène, Robineau avouant qu’il a voulu se tuer » ; « Enfin la dernière scène ». Au bonheur des dames. « La scène, ils viennent pour une quête » ; « Cette scène peut se passer dans un coin du salon ». Nana. « Une scène chez elle avec sa fille » ; « Seconde scène » ; « Voir [si] s’il faut commencer par une scène dans la chambre. (J’aimerai mieux n’avoir pas la chambre) Voir si l’on ne peut pas commencer avec une scène de Rosalie et Zéphyrin ». Une page d’amour.170 169 Un projet d’envergure, dirigé par Philippe Hamon avec la collaboration de l’équipe de l’ITEM-CNRS, est toutefois en cours : un dictionnaire générique réalisé à partir des dossiers préparatoires de Zola et dans lequel une entrée « scène » est prévue. 170 ZOLA Émile, La Fabrique des Rougon-Macquart, édition des dossiers préparatoires publiés par Colette Becker avec la collaboration de Véronique Lavielle, Paris, H. Champion, volumes I-VII, 2003-2017 : La Terre (volume VI, tome 2, p. 794, f° 246) ; Au bonheur des dames (volume IV, p. 204, f° 132 ; p. 162, f° 92 ; p. 192, f° 121 ; p. 320, f° 220 ; p. 348,
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La scène, au singulier, constitue à la fois l’entrée dans le récit et sa consécration ; « elle [Henriette] lui [Clara] dispute Octave. Dès lors cela me donne une scène »171, note Zola sur le manuscrit d’Au bonheur des dames. Celle-ci forme une unité emblématique à l’égard de l’entier de la diégèse, dans la mesure où elle arrange tout un microcosme narratif. En cela, elle s’apparente à ce que Diderot envisage sous le terme de tableau : l’instant, « le peintre n’a qu’un instant »172 écrit-il dans Essais sur la peinture. Le tableau permet de saisir la scène en un seul coup d’œil, à partir du moment où cette dernière est détachée, isolée même typographiquement du reste : Mise en vente des nouveautés d’hiver. Tout le magasin, avec le premier jour de Louise au rayon. Les clientes inconnues. Les clientes connues, allant de rayon en rayon. Les vendeurs à l’œuvre, lutte pour la vie à la soie. Louise émue devant Hutin. Sa peur d’Octave. Louise et Henriette – Une scène – Le soir Louise dans sa chambre. Au bonheur des dames173
« Une scène » ainsi placée entre deux tirets souligne bien la volonté de la distinguer d’un ensemble. Par l’espace blanc qu’elle crée, la scène instaure une rupture. En cela, elle s’apparente peut-être davantage à un moment, car si, à l’instar de l’instant, celui-ci renferme l’idée de brièveté, il accorde en outre une durée suffisante pour y arrêter son esprit174. Ce trait caractéristique offre un outil pour affiner la définition et opérer une autre distinction essentielle, entre la scène et l’épisode. Lorsque Zola indique en incise « une scène à l’église »175 pour le plan d’Une page d’amour, il marque une séparation nette avec l’idée d’un épisode. Les deux termes sont employés sur le même espace – « un épisode très grand » ; « charité, épisode [de] où Hélène conduit sa fille chez une pauvresse »176 –, mais ne traduisent pas les mêmes enjeux, tant spatiotemporels que poétiques. Alors que la scène segmente un ensemble en morceaux en principe brefs – « un chapitre, en plusieurs scènes »177 –, l’épisode, au contraire, chapeaute une unité, souvent thématique, plus f° 238) ; Nana (volume III, p. 184, f° 17 ; p. 200, f° 27), Une page d’amour (volume III, p. 62, f° 447 ; p. 76, f° 456 ; p. 58, f° 442). Les mentions qui suivent sont extraites de l’édition de La Fabrique des Rougon-Macquart. 171 ZOLA Émile, Au bonheur des dames, volume IV, p. 280, f° 193. 172 DIDEROT Denis, Essais sur la peinture [1759-1765], Paris, F. Buisson, 1785, p. 68. 173 ZOLA Émile, Au bonheur des dames, volume IV, p. 102, f° 32. 174 LAROUSSE Pierre, « Instant », in : Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Administration du Grand dictionnaire universel, 1866-1877, tome 9, p. 722. 175 ZOLA Émile, Une page d’amour, volume III, p. 30, f° 418. 176 Ibid. 177 Ibid., p. 36, f° 424.
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vaste. En d’autres termes, si le second relate un événement, l’accouchement de Pauline, la première transcrit une action spécifique, en l’occurrence « une scène où Pauline tient l’enfant, et pleure »178. Par extension, la scène se doit d’être cantonnée et délimitée dans un cadre englobant, afin, paradoxalement, d’assurer son autonomie. « Je voudrais que la première scène s’arrêta là »179, écrit Zola pour Au bonheur des dames, au moment où les hostilités contre Denise fusent dans le rayon du magasin dans lequel elle travaille. La scène n’est donc pas seulement inscrite dans un décor, mais elle structure et rythme ce dernier. « Une scène dans un pavillon […]. Comme cadre on pourrait avoir une conversation de tous les personnages »180, précise l’auteur pour Une page d’amour. Le cadre fait ainsi intervenir ce que l’on pourrait appeler l’avantscène, sorte de « structure indicielle de la scène à venir et qui offre même, par ses résonances métatextuelles, une réflexion sur le travail du romancier »181, ou, plus exactement, sur la composition séquencée du récit tel que pensé au moment des brouillons. Plus que cela, cette pratique d’écriture traduit un procédé : la mise en scène. L’étude des dossiers préparatoires met en évidence un tic zolien, celui d’indiquer la position des personnages pour chaque scène, comme le ferait un dramaturge : « Louise à la fenêtre. Tou[t]/s les personnages en scène »182, note-t-il pour Au bonheur des dames. Ce n’est à cet égard pas un hasard si la scène est souvent volontairement séparée du reste. Pour Pot-Bouille par exemple, Zola commence à écrire le mot « scène », avant de le raturer et de préférer l’inscrire en incise – « La sce Le mari arrivant. La scène »183 –, empruntant momentanément l’autorité d’un titre. Car la scène est soumise à des contraintes qui lui sont propres et dont la rédaction se fait de manière indépendante, afin de donner à voir plutôt qu’à décrire, dans le dessein de faire une « scène pénétrante » : « la scène dans le cabinet de Mouret, entre lui et Denise […] une scène pénétrante – Le cabinet »184. Dans son article « Roman et théâtre : L’Assommoir d’Émile Zola » paru dans le collectif Théâtralité et genres littéraires (1996), Colette Becker ZOLA Émile, Au bonheur des dames, volume IV, p. 932, f° 126. Ibid., p. 288, f° 200. 180 ZOLA Émile, Une page d’amour, volume III, p. 74, f° 455. 181 WIECKOWSKI Danielle, « Scène et avant-scène dans les romans de Maupassant », in : La Scène. Littérature et arts visuels, éd., MATHET M.-Th., Paris, L’Harmattan, 2001, p. 79-88, p. 79. 182 ZOLA Émile, Au bonheur des dames, volume IV, p. 940, f° 134. 183 ZOLA Émile, Pot-Bouille, volume III, p. 832, f° 168. 184 ZOLA Émile, Au bonheur des dames, volume IV, p. 296, f° 204. 178 179
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revient sur l’usage symptomatique du vocabulaire théâtral privilégié par l’auteur – de manière presque maniaque – dans ses dossiers préparatoires. Ce dernier ne se soucie guère des « contraintes de la publication, en laissant libre cours à ce qu’il appelle sa “fantaisie” » et en favorisant un lexique dramatique : « drame, dramatiser, scène, tableau »185. Pour pallier les longueurs, Zola préfère les successions de situations et de séquences : « mettre toujours en scène le plus visible. Pas d’explication longue. Les portraits très nets, et le reste en faits et en conversations »186. Les extraits des dossiers préparatoires cités ci-dessus dévoilent par conséquent, outre un lexique, une manière de composer. Lorsque Zola écrit pour Une page d’amour « une scène chez elle avec sa fille » ; « Seconde scène » ; « Voir [si] s’il faut commencer par une scène dans la chambre. […] Voir si l’on ne peut pas commencer avec une scène de Rosalie et Zéphyrin »187, il dit l’exigence, en amont, de penser en scènes, et ce « sans même toujours avoir une idée précise de leur contenu »188. Non seulement la structure des récits est déterminée par un principe scénique de séquentialisation, mais l’intrigue est de plus dirigée par un principe de dramatisation, Zola élaborant « son drame à travers une succession de scènes qu’il veut fortes, frappantes, immédiatement lisibles »189. Force est donc de constater que la scène est tout à fait indifférente aux frontières : même « en dehors de son port d’attache (le théâtre), on s’aperçoit que cette référence fait constamment retour au sens étroit comme au sens large, au propre comme au figuré »190 à un certain effet de théâtralité. Car, « en deçà d’un modèle théâtral explicite ou non, c’est la prégnance du mode dramatique qui est le fait essentiel »191 ; « il faudrait varier la scène, ne pas garder la pose tout le temps »192, précise Zola pour éviter la monotonie des chapitres de L’Œuvre. La scène, quel que soit son ancrage générique, ambitionne par conséquent de toujours montrer, de faire voir, de donner à la vue un épisode authentique, par le biais d’une interaction dont on retranscrit les gestes et les voix. BECKER Colette, « Roman et théâtre : L’Assommoir d’Émile Zola », in : Théâtralité et genres littéraires, éd., LARUE A., Poitiers, Université de Poitiers, 1996, p. 249-257, p. 252. 186 Ibid. 187 ZOLA Émile, Une page d’amour, volume III, p. 62, f° 447 ; p. 76, f° 456 ; p. 58, f° 442. 188 BECKER Colette, « Roman et théâtre : L’Assommoir d’Émile Zola », art. cité, p. 252. 189 Ibid., p. 253. 190 LARROUX Guy, « Présentation. Rhétorique et poétique de la scène », in : La Scène. Littérature et arts visuels, éd., MATHET M.-Th., Paris, L’Harmattan, 2001, p. 37-44, p. 37. 191 Ibid. 192 ZOLA Émile, L’Œuvre, volume VI, p. 78-80, f° 34-35. 185
CHAPITRE XI PHYSIOLOGIE D’UNE ÉCRITURE
Ce dernier chapitre est l’occasion de revenir sur certaines caractéristiques de la scène afin d’étudier plus avant ses expressions dans la pratique même d’écriture, et plus spécifiquement dans l’espace du livre (roman ou recueil). Autrement dit, il a pour dessein d’aborder la question de la rédaction scénique, sans toutefois se borner à des traits purement stylistiques. Après avoir montré dans la partie précédente le fonctionnement structurel de la scène, il s’agira ici, dans un premier temps, d’étudier la mise en récit de celle-ci. Pour cette raison, il faudra reconsidérer l’influence de la peinture de genre sur la littérature et envisager, au-delà d’une simple empreinte, une (ré)écriture. L’évolution de la relation entre les deux arts sera retracée à la fois dans le discours critique et au sein de la diégèse, de Balzac à Huysmans. Afin de poursuivre la réflexion menée sur la porosité entre peinture de genre et littérature, ce sont dans un deuxième temps les motifs typiques de la première qui seront étudiés à l’aune de leur reconduction dans la narration. La notion d’intime sera d’abord analysée au prisme du courant réaliste émergent. Comique et caricaturale dans la presse, l’intimité fait l’objet d’une réflexion esthétique dans le livre. À cet égard, l’atmosphère intime se voit ensuite chosifiée dans la reproductibilité de la scène par le biais de motifs récurrents. Véhiculées sur les toiles, scènes de lecture, scènes au coin du feu ou encore scènes de trictrac sont privilégiées dans la narration et instituent dans des arrêts sur image une pratique d’écriture spécifique. Partant, la scène a-t-elle une langue ? La scène revendique-t-elle un style particulier ? Ces questions feront l’objet, dans un troisième temps, d’une réflexion dans le but de cartographier l’écriture scénique. Soumis à la fois à l’épanchement (centrifuge) et à la brièveté (centripète), le style s’élabore toujours dans un triptyque constitué d’un principe de rythme, de rupture et de réduction, qu’il s’agira d’analyser dans les œuvres de Joliet et de Banville. Si les deux modalités (centrifuge/centripète) s’observent de manière parfois antagoniste, elles ont tendance à se confondre. Pour cette raison, il s’agira moins de cloisonner deux types d’écriture distincts que de mettre au jour un certain aller-retour.
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LA SCÈNE DE GENRE AU GENRE DE LA SCÈNE
1.1 La scène de roman L’étude de la scène dans la genèse du roman, ou du recueil, a montré que celle-ci est assignée à un rôle spécifique, puisqu’elle signale une unité textuelle – la scène à faire. Largement stéréotypée, la scène d’amour, la scène d’aveu, la scène de dispute ou encore la scène de rencontre participe, en sus d’un imaginaire collectif, d’un principe structurel. Parce qu’elle est aisément identifiable, en raison de sa densité narrative d’une part et de sa cohésion thématique d’autre part, elle jouit d’une double fonction structurante. Non seulement elle annonce un point culminant dans l’intrigue, mais elle balise en outre une étape capitale, tant pour l’évolution des protagonistes que pour celle de la diégèse. Souvent frontale, parfois plus réservée, la scène notifie en tous les cas une séquence significative du récit. En cela, la scène aurait une double nature, selon l’hypothèse formulée par Pierre Soubias dans « Ouvrir et fermer une scène de roman », car elle articule une occasion et un événement1. La première relève d’une contrainte – et par extension d’un imaginaire –, collective, fortement stéréotypée. « On voit bien la fréquence avec laquelle une scène se déploie à partir d’un rituel social précis : cérémonie, réunion mondaine, spectacle, procès… Le bal paraît même une “occasion éternelle” de scènes romanesques »2. Le second traduit quant à lui, à défaut du prévisible, la surprise, car la scène indique la survenue du fait singulier, qui contraste avec le caractère attendu de la première composante, par le trouble de l’occasion en question, par exemple, et qui marque une rupture souvent abrupte dans le fil de la narration3. Par extension, l’identification de la scène se caractérisait alors « par l’obtention d’un impact émotionnel maximal sur le lecteur, grâce à une unité textuelle relativement brève fondée sur la concentration et l’orchestration des effets »4. Cependant, il est un type de scènes qui ne répond pas entièrement à cette codification : la scène de la vie quotidienne. Si elle assure également 1 SOUBIAS Pierre, « Ouvrir et fermer une scène de roman », in : La Scène. Littérature et arts visuels, éd. MATHET M.-Th., Paris, L’Harmattan, 2001, p. 67-76, p. 68. 2 Ibid. 3 Ibid., p. 69. 4 SAMINADAYAR-PERRIN Corinne, « Rhétoriques de la scène », in : La Scène. Littérature et arts visuels, », éd. MATHET M.-Th., Paris, L’Harmattan, 2001, p. 45-66, p. 45.
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un rôle rythmique pour l’évolution narrative, elle refuse bien souvent tout effet grandiloquent. Souvent banale, parfois silencieuse et guère spectaculaire, elle déploie toutefois un certain dispositif scénique au sein du roman. Scène de lecture, scène de jeu, scène au coin du feu, scène domestiques ou encore scène de toilette peint dans le récit de petits tableaux de genre, dont le cadrage impose un découpage textuel net, sans pour autant que son contenu ne joue un rôle nécessaire pour l’intrigue. Pour le dire autrement, si la scène de genre dans le roman marque rarement un point d’acmé, elle prescrit néanmoins un arrêt en isolant de manière significative un épisode d’une part et participe d’autre part d’une esthétique de la trivialité. 1.2 Mise en récit de la scène L’affinité entre peinture de genre et littérature se cristallise dans les discours critiques. Ainsi, les Goncourt confondent Greuze et Mercier dans leur pratique respective ; le « peintre à plume » et l’écrivain au pinceau s’attachent tous les deux à représenter les banalités du quotidien, à défaut des nobles sujets historiques : Le succès de ce tableau [L’Accordée de village] affermissait Greuze dans sa voie, dans sa vocation, la représentation des mœurs bourgeoises et populaires, à laquelle prenaient goût la curiosité et l’intérêt du grand monde lassé de galanteries mythologiques, de nudités friponnes et de tableautins galants. Le peintre se mettait en quête de matériaux, d’idées, de modèles, d’inspirations dans le Paris où Mercier glanait ses observations, cherchant, comme ce peintre à la plume, ses notes et ses croquis dans la rue et dans les faubourgs, dans les marchés, sur les quais, en plein peuple, en pleine foule5.
« Greuze et moi, nous sommes deux grands peintres »6, aurait affirmé Mercier selon les propos rapportés du général Joseph Delort ; l’un met le drame dans la peinture et l’autre la peinture dans le drame. Ce glissement, permis par un effet de contamination entre peinture et littérature, ouvre la voie à un second : de la scène de genre au genre de la scène. Si Zola qualifie la scène d’intérieur du peintre Évariste de Valernes, intitulée Une pauvre malade, de « page bien observée de la vie intime », en cherchant 5 GONCOURT (DE) Edmond et Jules, L’Art du dix-huitième siècle [1859], Paris, Rapilly, 1873, tome 1, p. 391. 6 DELORT Joseph, Mes voyages aux environs de Paris, Paris, Picard-Dubois, 1821, p. 250.
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« à rendre le milieu réel avec les personnages réels »7, c’est bien le signe d’un rapport étroit entre la peinture de genre et un genre littéraire caractéristique du siècle. N’est-ce pas déjà Baudelaire qui, dans Le Peintre de la vie moderne, attribue les croquis de mœurs à l’art des romanciers8 ? N’estce pas aussi pour cette raison que l’on définit « les tableaux de genre » comme « le véritable domaine de M. Dumas »9 ? Il faut dire que le jeu d’influences et d’interférences entre peinture et littérature est au cœur des discours critiques lorsqu’il est question d’ériger les écrivains de leur temps au rang des prodiges de la peinture de genre. Ainsi, Charles Monselet fait de Balzac « le Van Ostade de la littérature française » pour son art de la description, quand il « dépeint avec mille tendresses de pinceau »10 ses protagonistes. L’expression fait mouche : au moment d’éditer le catalogue de la bibliothèque de Champfleury, Paul Eudel, collectionneur et rédacteur à La Vie moderne et au Figaro, nomme ce dernier « le Téniers et le Van Ostade de la littérature dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle »11. La perméabilité entre littérature et peinture n’est certes pas nouvelle ; Diderot lui-même s’amusait déjà beaucoup à opérer une transition de l’observation critique vers le récit de fiction au moment de rédiger le compte rendu d’un tableau de genre12. La Jeune fille qui pleure son oiseau mort (Greuze, 1765), par exemple, est présenté comme un « joli poëme »13 dont Diderot se plaît à imaginer les péripéties, privilégiant alors le présent de narration et actualisant par là même la scène14. De même, la description de Cuisine italienne (Robert, 1767) ou Le Mauvais fils puni (Greuze, 1765) dérape vers le récit : 7 ZOLA Émile, « Mon Salon » [1868], in : Salons, recueillis, annotés et présentés par F. W. J. Hemmings et R. J. Niess, Genève, Droz, 1959, p. 119-144, p. 138 (je souligne). Le texte paraît d’abord dans L’Événement illustré le 9 juin 1868. 8 BAUDELAIRE Charles, « Le peintre de la vie moderne », Figaro, publié en feuilleton les 26 et 29 novembre et le 3 décembre 1863, n° 916, 26 novembre 1863, p. 1-5, p. 2. 9 DOUMIC René, Portraits d’écrivains : Alexandre Dumas fils, Émile Augier, Victorien Sardou, Octave Feuillet, Edmond et Jules de Goncourt, Émile Zola, Alphonse Daudet, J.-J. Weiss, Paris, Paul Delaplane, 1892, p. 323. 10 MONSELET Charles, L’Argent maudit, Paris, Michel Lévy frères, 1863, p. 87. 11 Catalogue des livres rares et curieux composant la bibliothèque de Champfleury, avec une préface de Paul Eudel, Paris, L. Sapin, 1890, p. XX. 12 Bernard Vouilloux rappelle que les comptes rendus des Salons de Diderot ne comportent pas toujours d’illustrations, accordant de fait une plus grande place à la description des tableaux. VOUILLOUX Bernard, La Peinture dans le texte (XVIIIe-XXe siècles), Paris, éd. CNRS, 1995, p. 67. 13 DIDEROT Denis, « Salon de 1765 » [1765], in : Œuvres de Denis Diderot, éd. NAIGEON J.-A., Paris, Deterville, 1800, tome 13, p. 2-330, p. 170. 14 LAURENCE Marie, « La scène de genre dans les Salons de Diderot », Labyrinthe, n° 3, 1999, p. 79-98, p. 84.
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Entrons dans cette cuisine ; mais laissons d’abord monter ou descendre cette servante qui nous tourne le dos, et faisons place à ce bambin qui la suit avec peine […]. Du pas de cette porte, je vois que cet endroit est carré, et que pour en montrer l’intérieur, on a abattu le mur de la gauche. […] Proche du même coin de la cheminée, assise sur un billot, la vieille cuisinière est devant son feu. Il y a, entre elle et le mur du fond, un enfant debout16. À propos de Cuisine italienne d’Hubert Robert, 1767. Il a fait la campagne. Il revient ; et dans quel moment ? au moment où son père vient d’expirer. Tout a bien changé dans la maison. C’était la demeure de l’indigence. C’est celle de la douleur et de la misère. Le lit est mauvais et sans matelas. Le vieillard mort est étendu sur ce lit. Une lumière qui tombe d’une fenêtre n’éclaire que son visage ; le reste est dans l’ombre. On voit à ses pieds, sur une escabelle de paille, le cierge béni qui brûle, et le bénitier. […] La cadette, placée entre la fenêtre et le lit, ne saurait se persuader qu’elle n’a plus de père : elle est penchée vers lui ; elle semble chercher ses derniers regards ; elle soulève un de ses bras ; et sa bouche entr’ouverte, crie : Mon père, mon père ; est-ce 15 ROBERT Hubert, La Cuisine italienne, huile sur toile, 60 × 75 cm, entre 1760 et 1767. Source : CCØ Wikimedia Commons / Musée National de Varsovie. 16 DIDEROT Denis, « Salon de 1767 » [1767], in : Œuvres de Denis Diderot, Paris, A. Belin, 1818, tome 4, p. 170-478, p. 366.
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que vous ne m’entendez plus ? La pauvre mère est debout, vers la porte, le dos contre le mur, désolée, et ses genoux se dérobant sous elle17. À propos de Le Mauvais fils puni de Jean-Baptiste Greuze, 1765.
Sans contextualisation, ces extraits s’apparentent sans peine à la description d’un roman réaliste du XIXe siècle ; le milieu social est mis en perspective et le drame familial ficelé. Plus encore, les commentaires des œuvres de Greuze livrés par Diderot dans sa critique articulent un passage intéressant entre la scène de genre picturale et la scène écrite. D’abord, précise Diderot à la manière des physiologistes, « [Greuze] porte son talent partout, dans les cohues populaires, dans les églises, aux marchés, aux promenades, dans les maisons, dans les rues ; sans cesse il va recueillant des actions, des passions, des caractères, des expressions »18. Ensuite, il esquisse les intérieurs en peignant silencieusement les scènes domestiques, à l’instar de son interprétation du Fils ingrat : Imaginez une chambre où le jour n’entre guère que par la porte, quand elle est ouverte, ou que par une ouverture carrée pratiquée au-dessus de la porte, quand elle est fermée. Tournez les yeux autour de cette chambre triste, et vous n’y verrez qu’indigence. Il y a pourtant sur la droite, dans un coin, un lit qui ne paraît pas trop mauvais ; il est couvert avec soin. Sur le devant, du même côté, un grand confessionnal de cuir noir où l’on peut être commodément assis : asseyez-y le père du fils ingrat. Attenant à la porte, placez un bas d’armoire, et tout près du vieillard caduc, une petite table, sur laquelle on vient de servir un potage. […] Tout est entendu, ordonné, caractérisé, clair, dans cette esquisse, et la douleur, et même la faiblesse de la mère pour un enfant qu’elle a gâté, et la violence du vieillard, et les actions diverses des sœurs et des petits enfants, et l’insolence de l’ingrat, et la pudeur du vieux soldat qui ne peut s’empêcher de lever les épaules de ce qui se passe ; et ce chien qui aboie est un des accessoires que Greuze sait imaginer par un goût tout particulier19.
La manière de procéder de Diderot participe ainsi à la mise en scène de l’épisode peint par Greuze – « imaginez », « placez », « tournez les yeux » –, car les motifs picturaux deviennent prétexte à un dispositif romanesque et descriptif, ficelant l’intrigue et agençant les objets dans l’espace. Dès la seconde moitié du XVIIIe siècle donc, une certaine malléabilité propre à la scène de genre est attestée, dont l’artifice discursif mis en place par Diderot pose les jalons. Et le procédé perdure durant le XIXe siècle sous la plume des critiques d’art. La description par Huysmans de La Cruche cassée exécutée en 1875 par le lithographe Adolphe Guillon d’après Greuze relève du récit : 17 18 19
DIDEROT Denis, « Salon de 1765 », art. cité, p. 190-191. Ibid., p. 170. Ibid., p. 188-190.
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Tenez, voyez-la, cette adorable fille qui vient de casser sa cruche ; ses mains retombent inertes sur son tablier qu’elles relèvent ; la cruche pend à son bras et laisse voir sa plaie béante ; l’œil bleu de la pauvrette reste effaré, ses lèvres ne bougent, elle semble anéantie par le malheur qui l’a frappée. Il y a dix minutes à peine, elle s’avançait à pas mignons, pinçant entre les amandes roses de ses ongles ses jupes qui flottaient au vent. – À qui pensait-elle alors ? À la ruche qui frissonne sur ses contours qui s’éveillent, à sa robe fleurie du dimanche, au beau gardefrançaise qu’elle a rencontré près de la saulaie et qui l’a si gracieusement saluée ? Et puis… toute cette joie a fui à tire d’ailes, la bouche charmeresse s’est douloureusement plissée, une grosse larme va battre les cils et coulera, perle liquide, jusque dans l’écrin des lèvres rouges20.
Les indices de temps et de lieu contribuent à mettre en récit la toile du peintre quand les questions rhétoriques donnent du relief aux constituants d’une éventuelle intrigue. Plus généralement, la scène de genre picturale mute en sujet de narration que les auteurs du XIXe siècle vont sans cesse réactiver. La « cruche cassée » est ainsi une comédie en prose d’Éliacim Jourdain (1856), une « simple histoire » de Lucien Fontaine (1899) ou encore un opéra-bouffe en trois actes sur une musique de Léon Vasseur (1875).
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20 HUYSMANS Joris-Karl, « La Cruche cassée d’après Greuze, par Guillon », Musée des Deux Mondes, n° 11, 1er octobre 1875, p. 88. 21 Affiche de La Cruche cassée, opéra-comique en trois actes, paroles de Jules Moinaux et de Jules Noriac, musique de Léon Vasseur, première représentation le 27 octobre 1875 au Théâtre Taitbout. Source : gallica.bnf.fr / BnF.
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L’association formulée par Monselet et par Eudel – faisant de Balzac et de Champfleury les Van Ostade de la littérature – mérite ainsi qu’on y prête attention, et ce pour deux raisons. Premièrement, l’affiliation de la littérature à la peinture concerne en l’espèce une pratique bien spécifique de celle-ci : la peinture de genre. Par ailleurs, la comparaison n’est pas établie avec un Courbet ou un Meissonier, mais avec des peintres qui les précèdent de plus de deux siècles ; un écart osé pour faire l’éloge de la modernité des deux romanciers. La distance signale de facto un intérêt situé non pas dans la contemporanéité mais dans l’idéologie. Deuxièmement, l’attrait de la formule employée par Monselet et par Eudel réside dans sa permutabilité. Que l’on s’entiche des anciens peintres des PaysBas pour souligner l’esthétique des écrivains français du dix-neuvième siècle est une chose, mais l’inverse est nettement plus singulier et, partant, plus significatif. Lorsque William Bürger s’arrête sur le peintre néerlandais Pieter de Hooch dans son étude Musées de la Hollande, publiée entre 1858 et 1860, il prend le cas Balzac pour expliquer l’œuvre du prodige de la scène de genre au dix-septième siècle. Au moment de décrire la toile Mère et son enfant (1660), exposée au Musée Van der Hoop, Bürger se réfère à la théorie du milieu développée par l’auteur de La Comédie humaine : « Balzac avait l’habitude de commencer ses romans par une topographie minutieuse des localités où devait se passer le drame »22, à l’image de la composition et de l’arrangement du tableau qui représente deux protagonistes dans l’intimité d’un foyer. Cette petite scène d’intérieur, précise-t-il alors, permet d’appliquer à merveille le précepte de l’écrivain : « dis-moi où tu es, je te dirai ce que tu y feras »23. Plus encore, « le procédé topographique de Balzac est souvent utile pour donner une idée des tableaux de Pieter de Hooch, où l’intérieur domestique, le home des Anglais, avec tous ses charmes, a tant d’importance »24, cristallisant ainsi un nouveau rapport de légitimité, du livre au tableau.
22 BÜRGER William (Théophile Thoré), Musées de la Hollande. Musée Van der Hoop à Amsterdam, Bruxelles, F. Claassen, 1858-1860, p. 58. 23 Ibid., p. 58. 24 Ibid., p. 59.
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1.3 Lieu des revendications esthétiques au fil du siècle La transversalité de la scène durant le XIXe siècle dépasse la simple porosité. Elle acquiert, dès les années 1830, un statut métadiscursif important, dans la mesure où elle devient l’enjeu d’une réflexion esthétique et idéologique, tant pour en critiquer les vils aspects que pour en louer la modernité. D’un côté, la dimension commerciale de la scène de genre, décriée par les critiques d’art de l’époque, est vivement dénoncée par les écrivains de scènes. Le cas de Pierre Grassou, personne éponyme de la nouvelle de Balzac publiée dans le collectif Babel en 1839 avant d’intégrer la série des Scènes de la vie parisienne, en est un exemple. Le peintre, malveillant et avide de succès, est présenté comme la figure de l’anti-artiste, puisqu’il n’hésite pas à faire de ses tableaux de genre un tremplin vers la reconnaissance du public bourgeois. « Depuis 1830, le Salon n’existe plus. […] 25 HOOCH (DE) Pieter, Mère et son enfant, huile sur toile, 52,5 × 61 cm, 1660. Source : CCØ Rijksmuseum (Amsterdam).
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Tout fut perdu dès [qu’il] se continua en galerie »26, est-il précisé dans le texte, assignant une valeur marchande vulgaire à l’œuvre d’art. D’un autre côté, l’artiste des années trente est caractérisé comme un moderne à partir du moment où il s’inspire de la réalité, aussi insignifiante soit-elle, pour adresser son œuvre à un public non pas privilégié, mais tout autant commun qu’hétérogène. L’œuvre d’art, descendue de son piédestal, est ainsi dotée d’un nouveau statut esthétique, moins plastique et plus frontal, mais, par là même peut-être, plus déroutant. Dans le récit La Maison du chat qui pelote, publié en 1830 avant d’être intégré aux Scènes de la vie privée, les deux toiles du peintre Sommervieux exposées au Salon – une scène d’intérieur et un portrait – sont retirées. Trop réalistes, trop intimistes aussi, elles déconcertent dans la mesure où elles perdent la valeur d’objet purement esthétique : le tableau devient un enjeu idéologique. L’œuvre d’art rencontre alors un processus de dégradation, un malaise inhérent à l’art moderne qui se veut plus cru, n’hésitant pas à représenter les personnages dans leur laideur. « Toute peinture hollandaise est concave », écrivait Fromentin dans Les Maîtres d’autrefois (1876), « je veux dire qu’elle se compose de courbes décrites autour d’un point déterminé par l’intérêt, d’ombres circulaires autour d’une lumière dominante »27. Par conséquent, il n’est pas étonnant que les écrivains procèdent, eux aussi, de manière concave, en creusant dans le texte un espace suffisant pour peindre une scène elle-même incurvée dans un imaginaire socialement codifié et déterminé : une conversation, une toilette, une dispute ou encore une rencontre. Ce fragment picturalisé opère une rupture dans la narration qui se tait pour donner la voix à l’image. À partir du moment où une certaine notoriété s’est emparée des scènes de genre du dix-septième siècle, les réalités brutales et matérielles des toiles des Pays-Bas pénètrent en effet l’espace de la littérature française réaliste émergente. Dès les années 1830, le glissement assure une légitimité à une esthétique qui tente de se détacher des brumes résiduelles du romantisme. Les écrivains composent des mises en scène à même d’accueillir les idéaux romantiques, tout en décentrant sensiblement leur fonction principale. Les scènes familières, les scènes d’intérieur, les conversations privées au sein du foyer ou dans le café d’à côté sont autant de manifestations de la représentation d’une intimité – individuelle ou collective – que d’une volonté de fixer les traits de la réalité. 26 BALZAC (DE) Honoré, Pierre Grassou [1839], in : Œuvres complètes, Paris, Furne, 1844, volume 11 « Scènes de la vie parisienne », p. 61-80, p. 61-62. 27 FROMENTIN Eugène, Les Maîtres d’autrefois, op. cit., p. 183.
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L’affinité entre la peinture de genre et la littérature (réaliste) est affirmée, pour la première fois peut-être, par Balzac, en 1830. La préface de la première édition des Scènes de la vie privée (1830) précise, avant d’entamer la « Ière Scène »28 relatant un drame familial qui se joue au sein du foyer di Piombo dans La Vendetta : « souvent ces tableaux paraîtront avoir tous les défauts de l’école hollandaise, sans en offrir les mérites »29. Le terme peu anodin de « tableau » et la référence directe à la peinture des Pays-Bas ne passent pas inaperçus, et la parenté entre les deux domaines devient d’autant plus perméable que, pour rappel, la critique d’art intervertit les rôles d’influences ; Thoré-Bürger faisant de Balzac un exemple pour les peintres de genre du milieu du siècle. À noter encore qu’il faut probablement entendre sous le mot « défaut » employé par Balzac la caractéristique souvent attribuée à ce type de représentation : la simplicité. Les peintres de genre revendiquent une frontalité avec le monde extérieur, sans détour et sans ornement, un art « terre à terre »30, pour reprendre l’expression de Fromentin, reconduit par l’écriture réaliste. Les décors, notamment, traduisent le dessein de transposer dans le récit la scénographie des peintures de genre. À l’instar des glaces fraîchement dépoussiérées du musée Pons qui « laiss[ent] voir nettement les œuvres de Latour, de Greuze et de Liautard »31, les descriptions font apparaître les atmosphères des toiles des maîtres d’autrefois32. Par suite, le cadre de La Recherche de l’absolu (Scènes de la vie privée puis Études philosophiques) de Balzac est celui des Flandres, où « le vieil intérieur des ménages réjouit l’œil par des couleurs moelleuses »33. Les protagonistes, eux aussi, sont contaminés. Le peintre Thomas, dans Les Aventures de Mademoiselle Mariette (1853) de Champfleury, se présente avec « une grosse pipe flamande d’où sortaient des flots de fumées » et qui, au 28 Le premier tome de la première édition des Scènes de la vie privée, publié en 1830, annonce de cette manière, avant chaque texte, le numéro de la « Scène », sans titre ou sous-titre, contrairement aux tomes suivants. Ce sera différent dans les éditions ultérieures : l’édition de 1839, par exemple, publiée chez Charpentier, annonce le titre des récits sans l’appellation précise « Scène » propre à l’édition de 1830. 29 BALZAC (DE) Honoré, « Préface », in : Scènes de la vie privée, Paris, Mame et Delaunay-Vallée, 1830, tome 1, p. V-VIII, p. VIII. 30 FROMENTIN Eugène, Les Maîtres d’autrefois, op. cit., p. 173. 31 BALZAC (DE) Honoré, Le Cousin Pons (deuxième épisode de Les Parents pauvres) [1846-1847], in : Œuvres complètes, Paris, Furne, 1848, volume 17 « Scènes de la vie parisienne », p. 380-659, p. 445. 32 Pour reprendre la terminologie de l’ouvrage d’Eugène Fromentin, Les Maîtres d’autrefois : Belgique, Hollande (1876). 33 BALZAC (DE) Honoré, La Recherche de l’absolu [1834], in : Œuvres complètes, Paris, Furne, 1845, volume 14 « Études philosophiques », tome 1, p. 308-476, p. 310.
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moment de préciser à ses nouveaux amis ses idées artistiques, se dit n’être « qu’un peintre de pots, de soupières et d’assiettes, qu’on traite dédaigneusement de nature morte » – à tort, bien sûr, car « il se passe des drames inconcevables dans les marmites »34. Lorsque Zola, encore, dans les brouillons d’Au bonheur des dames, prépare « une scène chez la maîtresse d’Octave »35– inscrite par ailleurs en titre de la troisième partie –, il s’ensuit une véritable scène de genre : « chez Henriette Desforges. L’affaire financière posée avec le baron Decker. Un thé. Toutes les clientes posées. Octave et Paul ; puis Octave et le baron ; puis Octave et ces dames. – Poser Henriette et tous les personnages nouveaux »36. Tout est en effet réuni pour esquisser le décor des fameuses toiles d’un Gilbert ou d’un Meissonier ; une scène d’intérieur dans laquelle quelques personnages discutent et boivent le thé, au milieu du salon d’Octave. La scène provoque un arrêt sur image que le lecteur, devenu spectateur, est invité à contempler. Comme le souligne Mallarmé dans sa réponse à Jules Huret lors de son enquête sur le naturalisme, « Zola a fait moins, à vrai dire, de véritable littérature que de l’art évocatoire, en se servant le moins qu’il est possible, des éléments littéraires ; il a pris des mots, c’est vrai, mais c’est tout »37. En d’autres termes, « l’enchaînement des images tient lieu d’éloquence »38 chez l’écrivain, car celles-ci priment le récit. La pratique se poursuit durant le dernier tiers du siècle, car les intérieurs intimes, les scènes populaires au cabaret et les paysages de campagne ont de quoi attirer les écrivains de cette période. Au début de sa carrière de littérateur, Huysmans use, précise Patrice Locmant dans sa préface aux Écrits sur l’art, d’un procédé analogue à celui de la peinture de genre : Huysmans, d’ailleurs, avait fait ses débuts en littérature en composant de petits tableaux de prose poétique très imagée, de courtes nouvelles à la manière déjà impressionniste, des natures mortes et des bambochades narratives rendant hommage tantôt à Rubens, tantôt à Rembrandt, ainsi CHAMPFLEURY, Contes de printemps : les aventures de Mademoiselle Mariette, Paris, V. Lecou, 1853, p. 21 et p. 24. 35 ZOLA Émile, La Fabrique des Rougon-Macquart, édition des dossiers préparatoires publiés par Colette Becker avec la collaboration de Véronique Lavielle, Paris, H. Champion, Au bonheur des dames, volume IV, p. 94, f° 24/25. 36 Ibid., p. 102, f° 32. La description de ladite troisième partie est ainsi décrite dans le plan que compose Zola sous la forme d’une liste. 37 CAMPAIGNOLLE-CATEL Hélène, « Le journalisme de Maupassant et Mallarmé : discours et pratiques (1880-1890) », Le Temps des médias, n° 14, janvier 2010, p. 28-45, p. 29-30. 38 VAILLANT Alain, La Crise de la littérature : romantisme et modernité, Grenoble, ELLUG, 2005, p. 39. 34
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que divers portraits en mouvement de peintres originaires de sa Hollande paternelle. Dès ses premiers textes, Huysmans fait preuve d’un œil de peintre, témoigne d’une attention particulière aux formes et aux couleurs, compose ses scènes comme un peintre ses tableaux39.
Pour Le Drageoir aux épices ou pour les Croquis parisiens, l’auteur compose « ses scènes comme un peintre ses tableaux », opérant une transposition littéraire des toiles, une expédition dans les formes à laquelle il accorde un certain crédit, comme il le précise dans une lettre à l’écrivain Marcel Batilliat le 3 septembre 1891 : « je crois que les transpositions d’un art dans un autre sont possibles. […] J’ai tenté de le rappeler dans À rebours et dans les Croquis parisiens (Similitudes). Je crois que la plume peut lutter avec le pinceau et même donner mieux, et je crois aussi que ces tentatives ont élargi la littérature actuelle »40. L’atmosphère flamande des peintres de genre est sensiblement présente dans les premiers textes de l’auteur. Dans À vau-l’eau (1882), Monsieur Folantin, qui regrette « les estampes de la vie intime flamande »41, erre en quête d’une taverne. L’écrivain peint par ailleurs à plusieurs reprises de véritables tableaux de genre, à l’image de cette toile qui ouvre les premières pages d’Un dilemme (1887) : Dans la salle à manger meublée d’un poêle en faïence, de chaises cannées à pieds tors, d’un buffet en vieux chêne, fabriqué à Paris, rue du Faubourg Saint-Antoine, et contenant, derrière les vitres de ses panneaux, des réchauds en ruolz, des flûtes de champagne, tout un service de porcelaine blanche, liseré d’or, dont on ne se servait du reste jamais ; sous une photographie de Monsieur Thiers, mal éclairée par une suspension qui rabattait la clarté sur la nappe, maître Le Ponsart et M. Lambois plièrent leur serviettes, se désignèrent d’un coup d’œil la bonne qui apportait le café et se turent42.
Du cadre réaliste des romans de Balzac, la scène de genre traverse ainsi l’esthétique des récits de Huysmans à la fin du siècle. Partant, depuis les années trente et l’entreprise des Scènes de La Comédie humaine, elle ne cesse d’être investie hors du cadre pictural, reconfigurée à chaque nouvelle expérience d’écriture et échappant aux contours des différents genres et courants littéraires. 39 LOCMANT Patrice, « Préface », in : HUYSMANS Joris-Karl, Écrits sur l’art [18671905], Paris, Bartillat, 2006, p. 7-38, p. 14. 40 HUYSMANS Joris-Karl, Lettre à Marcel Batilliat, 3 septembre 1891 (BnF, Arsenal, Ms. Lambert 45, f° 141), cité par ZAYED Fernande, Huysmans peintre de son époque, Paris, Nizet, 1973, p. 12-13. 41 HUYSMANS Joris-Karl, À vau-l’eau, Bruxelles, H. Kistemaeckers, 1882, p. 66. 42 HUYSMANS Joris-Karl, Un dilemme, Paris, Tresse et Stock, 1887, p. 1. Le texte paraît d’abord dans La Revue indépendante en 1884.
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La référence au genre pictural de la scène se systématise ensuite, quittant la simple empreinte thématique pour façonner la structure même du texte. Dans À rebours (1884) par exemple, chaque passage de Des Esseintes dans une pièce de sa demeure est sujet à composition. La salle à manger et le cabinet de travail fonctionnent comme des embrayeurs esthétiques. Ces lieux, emblématiques du genre, favorisent l’arrêt sur image d’un morceau intime du quotidien que le narrateur laisse choir devant les yeux du lecteur. Le protagoniste, d’abord présenté dans la chaleur étouffante de sa salle à manger, erre d’une pièce à l’autre jusqu’à son cabinet de travail. Il affectionne particulièrement le lieu en raison des ouvrages de Pétrone qui s’y trouvent et pour le motif, non négligeable, que l’on peut y voir l’intérieur des maisons et, partant, la vie privée de ses habitants. La halte imposée chez Balzac prend ainsi une autre tournure chez Huysmans, dans la mesure où ces arrêts sur image se donnent moins comme la brèche de la narration que la matière première du récit. Si elle traduit davantage une pratique sociale dans la première moitié du siècle, analogue en cela aux études sociologiques sur le quotidien des français, elle constitue petit à petit le noyau du récit. On remarque également que l’écriture de la scène de genre touche différents genres d’une part et opère selon un principe d’aller-retour entre les pratiques d’autre part. D’abord, et pour exemple, le poète Hippolyte Viault écrit en 1864 une petite série de poèmes en prose sous l’intitulé « Tableaux », dont le premier peint une vignette de la vie domestique de laquelle Meissonier eût fait de la scène une peinture : Frais bouquet du boudoir, sur un divan soyeux Se trouvent les deux sœurs : l’une fait la lecture ; Et l’autre en l’écoutant suit du cœur et des yeux Les ébats d’une frêle et blonde créature. Au milieu du tapis rampe l’enfant joyeux. Il s’arrête étonné de ma haute stature : Je suis le Goliath du David gracieux. – Meissonier de la scène eût fait une peinture. Or, devant ce tableau, de mes jours envolés Viennent s’offrir à moi les souvenirs ailés, Et, tandis qu’au lambris je vais prendre une chaise, Je sens se réveiller les regrets assoupis Du temps où je voyais jouer sur le tapis La mère, Marguerite, et la tante, Thérèse. Rompsay, 25 avril 186443. 43 VIAULT Hippolyte, « Tableaux », Académie de La Rochelle, section de littérature : choix de pièces lues aux séances, n° 14, 1868, p. 33-34, p. 33.
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Non seulement le décor dresse l’intimité du cocon familial, mais les motifs propres au genre – légitimés par la référence à Meissonier – sont en outre exploités, comme la lecture. Ensuite, loin de se restreindre à un cheminement linéaire – de la peinture à la littérature –, l’effet de contamination opère de manière circulaire. Pour la description de la photographie d’Anatole Pougnet intitulée « Scène de famille » et datée de 1876, il est précisé que « cette réconciliation qui groupe devant le fauteuil du grand-père le couple en costume de soirée en face du couple sortant du lit, fait penser à certaines scènes de Zola (Pot-Bouille par exemple) »44. Dès lors que la scène veut mettre à la vue, le référent visuel, pictural ou photographique, est convoqué. Lorsque François Coppée compose une scène en dix vers pour le dernier fascicule du Parnasse contemporain, il « peint de frais paysages, des scènes d’intérieur ou des petits tableaux de genre » : « ce sont de véritables Meissonniers45 »46. La référence au célèbre peintre de genre contemporain assure, à nouveau, une filiation esthétique à même de qualifier un genre en littérature. Par conséquent, un potentiel à la mise en scène picturale de la sphère privée est très tôt exploité, une pratique dont témoigne l’emploi presque systématique de l’étiquette « scènes de » pour caractériser un type de récit à partir de 1830. À ce titre, les lieux et les activités intimes typiques des scènes de genre picturales – le cabinet de toilette, la chambre à coucher ou encore la tapisserie – se cristallisent en motifs narratifs, dans des scènes en principe descriptives. Outre une résonnance thématique, c’est une circularité générique qui semble se mettre en place dans un dialogue resserré entre la littérature et la peinture, un phénomène qu’il s’agit d’observer à travers quelques exemples, balzaciens principalement. Le but est de montrer par quels procédés la littérature réaliste emprunte et réactive les sujets de la peinture de genre d’abord et la manière dont ces derniers insufflent un style spécifique ensuite.
44 ADHÉMAR Jean, éd., « 132. Scène de famille, phot. Anatole Pougnet, 1876 (vue stéréoscopique) », in : Un siècle de vision nouvelle, catalogue d’exposition, Paris, Bibliothèque nationale, 1955, p. 27. 45 Le nom « Meissonier » est parfois écrit avec deux « n » durant le XIXe siècle. 46 GOUZIEN Armand, « L’esprit des autres », commentaire sur un texte en dix vers de François Coppée écrit pour le Parnasse contemporain, Le Gaulois, n° 671, 7 mai 1870, p. 3.
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2. MOTIFS 2.1 Intimité exposée Le 2 décembre 1830, Achille Devéria, le même qui se voit hissé sur le podium des artistes de genre de l’époque par Baudelaire47 à côté du fameux « peintre de la vie moderne » Constantin Guys, publie dans La Caricature une chromolithographie à feuillet mobile, intitulée « Fermez donc la porte, Justine ! ». Sur la petite scène est représentée une femme de chambre, bloquant la porte de sa maîtresse sur laquelle on peut lire « on n’entre pas ». Les mots, adressés au lecteur devenu spectateur, traduisent l’exigence d’une confidentialité, « fermez donc la porte ». La formule n’arrête toutefois pas le curieux qui peut à sa guise déployer le feuillet et discrètement découvrir la maîtresse dans l’intimité de sa chambre, en déshabillé, le regard tourné vers lui.
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Le dessin de Devéria s’inscrit dans une pratique des années trente qui consiste, par la mécanique dite du papillon, à superposer deux images de manière à jouer sur l’articulation entre le voilé et le dévoilé, la scène et le hors-scène. L’exemple le plus symptomatique du procédé est peut-être BAUDELAIRE Charles, « Le peintre de la vie moderne », art. cité, p. 2. DEVÉRIA Achille, « Fermez donc la porte, Justine ! », La Caricature morale, religieuse, littéraire et scénique, n° 5, 2 décembre 1830, planches n° 10. « On n’entre pas » ; « Fermez donc la porte, Justine ! » Source : gallica.bnf.fr / BnF. 47 48
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le volume publié par Charles Philipon aux éditions Aubert vers 183349, Les Portes et fenêtres – dans lequel l’illustration de Devéria, sous le titre « On n’entre pas », est reprise – comprenant des lithographies exécutées par plusieurs artistes tels que Bouchot et Menut. Dans le sillage d’une lithographie réalisée par ce dernier pour La Caricature du 6 janvier 1831, intitulée « Ménage parisien » et représentant un couple bourgeois fort bien vêtu sur le devant de la scène et, derrière la porte, un intérieur en désordre, les vêtements jetés pêle-mêle et le nourrisson laissé seul, l’ouvrage de Philipon institue par ses modalités particulières de représentation une innovation dont les enjeux d’une intimité exposée, tant en raison de la scénographie qu’elle implique que de l’imaginaire qu’elle suscite, ont quelque chose à dire du fonctionnement même de la scène. Les dessins à feuillets mobiles, en principe des caricatures, rencontrent un franc succès entre 1830 et 1835, « ce fut une véritable maladie », écrit John Grand-Carteret, et une « production insensée » paraît aux côtés de Portes et fenêtres, comme Panorama dramatique, Caricatures orthopédiques ou encore Mascarade improvisée. Alors que Panorama dramatique prend pour cadre le théâtre en représentant assez simplement sur chaque page deux scènes différentes mais ayant le même sujet – le décor et son envers –, les Caricatures orthopédiques privilégient un dispositif un peu plus complexe consistant à allonger ou à raccourcir, par le glissement des feuillets, les traits (une jambe ou un nez) d’un personnage et, ainsi, à provoquer le rire. Quant au volume Mascarade improvisée, il fait le choix d’une combinaison ingénieuse permettant au lecteur de prendre part à l’action, puisqu’« au moyen d’un petit miroir réduisant le visage dans les proportions voulues, le spectateur pouvait se voir déguisé subitement en poissarde, en marquise, en bossu »50. Les Portes et fenêtres, qui connaît peut-être le plus grand succès, a de son côté l’avantage d’illustrer des scènes de la vie quotidienne, le plus souvent domestique et privée, en face desquelles le lecteur endosse non seulement le rôle du spectateur mais plus encore celui du voyeur. Sous-titré « dessins à surprises », le volume aguiche le regard du curieux par des « scènes » – le mot est fréquemment employé par la critique dans ses commentaires – qui voilent et dévoilent des images intimes, le plus 49 La datation diverge entre 1830 et 1835. La première annonce de parution de l’ouvrage semble néanmoins être annoncée par Le Charivari le 5 janvier 1833, raison pour laquelle ladite date est privilégiée comme point de repère. Les dessins qui composent le volume sont cependant parfois antérieurs, à l’instar de celui de Devéria (1830). 50 GRAND-CARTERET John, Les Mœurs et la caricature en France, Paris, Librairie illustrée, 1888, p. 233.
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souvent piquantes ou érotiques, comme l’annonce Le Charivari en 1834 : « Les Portes et Fenêtres, dessins à surprises, par différents artistes. Ces petits croquis sont remarquables par l’idée ingénieuse qui a fait poser une porte en papier s’ouvrant et se fermant à volonté, pour cacher ou pour laisser voir un personnage qui ajoute toujours au piquant de la scène »51. Le rédacteur fait ici référence à ce que l’on nomme les livres à système : par un mécanisme de languettes ou de dessins superposés, le lecteur peut, par l’action du dispositif, découvrir une image d’abord dissimulée. Classé dans la catégorie des « caricatures à trucs »52 par Grand-Carteret, les artistes qui collaborent au projet illustrent en effet au centre de chaque estampe une porte ou une fenêtre, « si bien qu’en soulevant ce morceau rapporté, on était censé voir à l’intérieur »53.
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La collection propose notamment des scènes érotiques, livrées à la vue dans une version ingénue (un amant caché dans un placard) ou sulfureuse (une femme nue couchée dans une posture d’extase, un couple en plein coït), car « derrière les portes que de choses peuvent se faire ! »55 s’exclame Grand-Carteret. La Caricature avertit : « le quart seulement 51 Annonce de l’ouvrage Les Portes et fenêtres édité par Charles Philipon et publié chez Aubert vers 1833, Le Charivari : journal publiant chaque jour un nouveau dessin, n° 24, 24 janvier 1834, p. 8. 52 GRAND-CARTERET John, Les Mœurs et la caricature en France, op. cit., p. 219. 53 Ibid., p. 233. 54 PHILIPON Charles, éd., « Maman j’y vais » (de Menut) et « Elle dort… ne la réveillez pas ! » (de Delaunois), in : Les Portes et fenêtres, Paris, Aubert, vers 1833. Source : CCØ Antiq-photo Gallery (Paris). 55 GRAND-CARTERET John, Les Mœurs et la caricature en France, op. cit., p. 232.
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peut être donné à des demoiselles »56. Si toutes les illustrations n’ont certes pas un caractère licencieux et s’adressent à un large public, elles se destinent néanmoins le plus souvent aux « amateurs de spectacles grivois »57, dans la mesure où, « aux côtés du garde national accroupi dans sa guérite et y faisant bombance […], venaient, pour ceux qui aiment regarder par le trou de la serrure, le mari, rentrant à l’improviste et surprenant sa femme »58. En outre, les pièces, pour emprunter un qualificatif communément usité dans les comptes rendus, représentant une femme à sa toilette ou au bain, intitulées « On n’entre pas », « Madame s’habille » ou encore « Madame n’est pas visible », permettent au voyeur de pénétrer sans être vu dans l’intimité de la protagoniste et d’observer des gestes et des attitudes en principe interdits au regard, une intimité libidineusement voire pornographiquement travestie sous le crayon de Devéria, dont les dessins obscènes sont « quelque chose comme du Béranger en action »59. La série d’images licencieuses de Portes et fenêtres annonce dans cette perspective, ne serait-ce que par son titre, Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, une comédie en un acte de Musset publiée dans la Revue des Deux Mondes une petite dizaine d’années plus tard, en 1845. Derrière une discussion entre un comte et une marquise de prime abord innocente – dont la scénographie peint de surcroît une scène de genre, la marquise étant assise dans un canapé près de la cheminée et fait de la tapisserie –, le premier déclarant de manière assez gauche sa flemme à la seconde, se dévoile, par « le pouvoir de production imagée »60, un véritable jeu de scène – et de mise en scène –, explicite au travers de l’allégorie représentée par la bûche que le comte doit placer dans le feu. Si, contrairement à Portes et fenêtres, le spectateur doit en l’espèce faire un effort d’imagination, les deux dispositifs, langagier et visuel, partagent un mécanisme commun : le rapport entre ce qui est donné à la vue, la scène, et ce qui lui est interdit, l’obscène, renvoyant étymologiquement à ce qui doit être placé hors de la scène. La dimension scopophilique, renforcée par la structure même des objets choisis, des portes ou des fenêtres, par définition cadrées et délimitées 56 Annonce de l’ouvrage Les Portes et fenêtres édité par Charles Philipon et publié chez Aubert vers 1833, La Caricature, n° 251, 27 août 1835, dans le « Supplément du journal ». 57 GRAND-CARTERET John, Les Mœurs et la caricature en France, op. cit., p. 233. 58 Ibid., p. 233-234. 59 Ibid., p. 234. 60 LYON-CAEN Judith, VAILLANT Alain, « La face obscène du romantisme », Romantisme, n° 167, janvier 2015, p. 41-59, p. 47.
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par des bords cloisonnés, invite ainsi à réfléchir sur le format même de la scène. La pratique du découpage – du morceau – régulièrement convoquée au fil des précédentes analyses pour identifier les limites à la fois spatiales et temporelles d’une saisie sur le vif, à l’image du déictique « voici » souvent employé dans la presse pour annoncer le spectacle – voici la scène –, troque ici la monstration pour l’indiscrétion, les deux ne s’excluant toutefois pas. Le fragment permet en effet de signifier par son architecture le dévoilement, puisqu’il indique ce que l’auteur ou l’artiste a choisi de faire apparaître dans le cadre et, dans le même temps, d’insister sur ce qu’il place sciemment dans le hors-champ, dont les formules scéniques ne manquent pas : envers du décor, hors-scène, lever de rideau, etc.
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Cette pulsion scopique, caractérisée par Freud comme le désir – et le plaisir – de posséder l’autre par le biais du regard, trouve son pendant en art par la perspective du « trou de serrure », selon la formule de GrandCarteret précédemment citée qui renvoie à ce que la critique d’art allemande 61 COGGHE Rémy, Madame reçoit, huile sur toile, 92,5 × 66,5 cm, 1908. Source : CCØ Wikimedia Commons / La Piscine, musée d’art et d’industrie (Roubaix, France) ; photographie d’Alain Leprince.
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nomme la Schlüssellochperspektive. À l’image de la peinture de Rémy Cogghe, Madame reçoit (1908), le foyer optique de la scène représentée est réduit, de sorte à délimiter l’angle de vue et à favoriser le voyeurisme. Sur toile ovale encore, dont la forme mime le trou de la serrure, l’observateur découvre des scènes intimes (scènes d’intérieur ou scènes de toilette) : par un processus de détournement analogue au mécanisme du papillon de Portes et fenêtres, un épisode de la vie privée, une femme et son enfant dans un intérieur, se travestit en un épisode érotique et, ainsi, L’Enfant gâté de Boucher devient La Jupe relevée. À caractère licencieux ou seulement intime, piquant ou banal, ces petites toiles dévoilent dans tous les cas une image clandestine par l’entremise de l’interdit bravé, signifié par le point de vue privilégié – en retrait, par derrière, à travers une fente ou un trou – ou, pour reprendre le sous-titre de Portes et fenêtres, de la surprise : le spectateur surprend, à ses dépens ou volontairement, une scène.
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Ce glissement, de la scène intime à la scène érotique, fait dans le même temps état des usages et des effets de ce type de représentations, qui se confondent plus qu’ils ne se distinguent, bien que le destinataire puisse être quant à lui différent. En cela, il met en lumière un dispositif inhérent, et somme toute attendu, à la scène : le spectacle. Si la frontière entre une 62 BOUCHER François, L’Enfant gâté, huile sur toile, 52,5 × 41,5 cm, 1742 ou 1760 et La Jupe relevée, huile sur toile, 52,5 × 42 cm, 1742 ou 1760. Source : CCØ Staatliche Kunsthalle (Karlsruhe, Allemagne).
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perspective que l’on pourrait dire d’une part sociologique ou réaliste, dont le but est de témoigner non pas de la vie héroïque des Français, mais, au contraire, privée et domestique, et, d’autre part, divertissante, amusante, voire excitante est si fragile, c’est parce que, dans les deux cas, l’observateur est avant tout un spectateur : le plus souvent passif et en retrait, il scrute, reluque et pénètre une scène à la dérobée, qui, par son regard, est alors divulguée. Bien que l’illustration de Devéria participe aux mœurs érotiques de l’époque, elle dénote avant tout un paradoxe propre à la scène de genre qu’il s’agit ici d’observer dans l’écriture scénique : l’intimité est exposée63. Autrement dit, celle-ci s’enferme seulement pour mieux se dévoiler. Le XIXe siècle voit en effet naître un intérêt grandissant pour l’intérieur domestique, un espace tant pratique que symbolique qui se définit à la fois par la délimitation de la vie intime et par le souci d’exhibition, à l’image du vestibule sciemment décoré dans lequel les invités patientent et observent. Par extension, ce sont les petits événements quotidiens de la vie privée s’y déroulant qui attisent l’intérêt, à commencer par celui des écrivains. Ces derniers ne cesseront d’en épuiser les contours à travers différents genres, tels que le récit autobiographique, le roman intime ou sentimental, le journal intime, les confessions ou encore les mémoires. Alors que ces dispositifs génériques viennent presque intuitivement à l’esprit lorsqu’il est question d’espace privé, une pratique littéraire symptomatique de ce phénomène mérite une attention plus particulière : le roman de scènes. Quiconque se plonge dans la bibliographie du XIXe siècle se trouve confronté à un nombre pléthorique de « scènes intimes » ou de « scènes de la vie privée ». Au-delà de l’intitulé, parfois même absent, le récit relate toujours un moment trivial de la vie de tous les jours et se donne à lire sous une forme brève et fragmentaire – cadrée. On pense à Scènes de la vie privée (1830) de Balzac, Une destinée : scène de la vie intime (1838) d’Élise Moreau, Scènes intimes (1854) du marquis d’Aubigny, Scènes du foyer : la famille Aubry (1856) de Paul Meurice, Divorces de Paris : scènes de la vie intime (1881) de Philibert Audebrand ou encore La Poésie des mathématiques : scènes intimes (1883) de Charles Bouchet. L’un des intérêts de la scène comme objet d’étude narratif réside ici dans l’articulation qu’elle opère entre espace privé et espace public et ce à 63 Cette problématique a été traitée dans un article publié en 2017 : DUFOUR Charlotte, « De la scène de genre au genre de la scène : essai sur une pratique littéraire du quotidien au XIXe siècle », actes du colloque « Espaces et lieux de l’intime au XIXe siècle » organisé par la SERD à Paris VII le 8 avril 2016, mis en ligne en 2017. https://serd.hypotheses.org/ files/2017/09/Dufour_14.08.pdf.
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deux niveaux, celui du contenu (fond) et celui des modalités (forme). D’une part, elle a pour continuum thématique la vie quotidienne. En cela, elle s’apparente à la peinture de genre, « l’une des gloires de l’école française »64 qui « a particulièrement pour objet la représentation des scènes familières, des mœurs courantes, et quelquefois de ce qu’il y a de plus vulgaire dans la vie de l’humanité »65. La scène picturale est alors réinvestie en une scène littéraire, en considérant, par le biais de l’écriture, la sphère privée dans ce qu’elle a de plus banal, mais aussi de plus typique. La matérialité de la scène implique, d’autre part, un public ; un spectateur, un observateur ou encore un voyeur. Dans cette perspective, la sphère privée est scénographiée. Ces instantanés nécessitent par conséquent une structure à même de révéler, par le biais de textes brefs, souvent tronqués, un événement singulier in situ. Cette production de scènes est donc essentiellement dramatique, tant dans sa forme (théâtrale) que dans sa réalisation (effets de mise en scène). Par ailleurs, l’intime n’est plus romantique, mais il se veut prosaïque. Jean Beauverd rappelle que, depuis le XVIIIe siècle et plus encore dans les années 1830, l’intime « désigne la vie familiale et familière », un sujet qui devient durant le siècle « une véritable mode littéraire »66. Souvent dénué de symbolique spécifique, il s’attache à sténographier la vie ordinaire. « Si l’on propose à un lecteur une scène familière », explique Beauverd, « ce n’est pas nécessairement pour un sens ou un être qu’on y devine ; ce peut être seulement pour son caractère pittoresque, touchant ou pitoyable, c’est-à-dire pour le sentiment qu’elle éveille »67. Il en est ainsi du descriptif d’un tableau de Stein – « Joies intimes du foyer : un repas de famille » –, publié dans La Mosaïque en 1882 et signé U. D. Le rédacteur du journal écrit : « il est des scènes d’intérieur si vraies, si expressives en leur simplicité, si parlantes en leur muette poésie, qu’elles se passent de tout commentaire : il suffit de les contempler pour en goûter la saveur »68. Scènes intimes, « voilà un titre qui demande, pour être 64 NICOLAS G.-Charles, « Exposition publique de peinture », L’Europe artiste, n° 46, 18 décembre 1853, p. 3. 65 BARBIER A. « De la peinture dite de genre », Album de l’École de dessin. Journal des jeunes artistes et des amateurs, 25 novembre 1853, p. 6. 66 BEAUVERD Jean, « Problématique de l’intime », in : Intime, intimité, intimisme, éd. REBOUL P., MOLHO R., actes de colloque de la SERD du 20-21 juin 1973, Lille, éd. universitaires de Lille III, 1976, p. 15-46, p. 38. 67 Ibid. 68 « Joies intimes du foyer : un repas de famille » (signé U. D.), à propos d’une reproduction d’après le tableau Un repas de famille de Stein, La Mosaïque : revue pittoresque illustrée de tous les temps et de tous les pays, année 10, 1882, p. 57 (je souligne).
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justifié, sinon une connaissance complète du cœur humain, en tout cas une observation bien basée sur l’expérience »69, précise encore un rédacteur de La Vedette à propos de l’ouvrage récent de la romancière Ariane Nicolaïdès qui porte cet intitulé (Scènes intimes, 1885). Loin des épanchements romantiques, le style, au contraire, se débarrasse de tout effet d’emphase et préfère la simplicité. Ce que l’on suggère derrière le mot « intime », expression créée dans un contexte d’abord anglophone70, sert à « exprimer tous les plaisirs du coin du feu, tout le bonheur de la propriété », c’est « le home, le chez soi »71, explique Pierre Reboul. Cette manière d’envisager l’intimité institue un pont entre l’esthétique romantique et l’esthétique réaliste vers le milieu des années 1830. L’hypothèse est suggérée dans un article d’Ernest Legouvé, intitulé « De l’individualité en littérature » et publié dans La France littéraire en 1835. Il y a deux ans encore, si on entrait dans un salon dans lequel une lecture était faite, on écoutait un homme jeune, « hâve, les yeux éteints, les cheveux longs, emprisonné dans un étroit vêtement tout noir, qui, d’une voix sourde et caverneuse [nous parlerait] de sa maîtresse enterrée, de son ennui de la vie »72. Aujourd’hui cependant, « l’école d’individualité a pris une face sinon moins sombre, du moins plus vraie ; elle est devenue l’école d’intimité »73. Et cette dernière, « c’est l’école des tartines de beurre de Werther », soit « la reproduction minutieuse des plus petits accidents matériels de la vie, des scènes les plus simples, les plus naïves, presque les plus triviales »74 : Je m’explique : on peut faire en vers un heureux emploi de la peinture des circonstances prosaïques de la vie, et nous pourrions citer pour exemple, le délicieux tableau de Charlotte distribuant du pain et du beurre à ses petits frères, et la scène toute domestique de la nourrice Euryclée reconnaissant Ulysse. Hé bien ! l’école d’intimité, c’est l’école des tartines de beurre de Werther […]. Cette école ne dédaigne aucun détail, si rustique qu’il soit ; elle fait de la poésie avec le prosaïsme ; c’est un tableau flamand en vers75. 69 « Scènes intimes », commentaire sur Scènes intimes d’Ariane Nicolaïdès, La Vedette : politique, sociale, littéraire, 15 novembre 1885, p. 236-238, p. 236 (je souligne). 70 REBOUL Pierre, « De l’intime à l’intimisme. L’intimité comme lieu et comme perte du sens », in : Intime, intimité, intimisme, op. cit., p. 7-12, p. 8. 71 Ibid. 72 LEGOUVÉ Ernest, « De l’individualité en littérature », La France littéraire, tome 18, 1835, p. 24-43, p. 41. 73 Ibid. 74 Ibid. 75 Ibid.
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Les scènes de la vie intime des années 1830 font bel et bien « de la poésie avec le prosaïsme », puisque ce ne sont plus les tréfonds de l’âme qui sont explorés, mais ce sont les faits du quotidien qui sont exposés ; partant, la plume peint « un tableau flamand en vers ». Pour mémoire, c’est dans le journal, d’abord, que l’hérésie opère. À mi-chemin entre la fiction et le fait divers, la scène met à la vue de tous un instant de la vie intime et privée. L’emprunt de la scène au théâtre contribue au dynamisme exigé par la rapidité des événements du quotidien, à travers le dialogue notamment, qui permet de faire voir tout en se donnant comme un gage d’authenticité, à l’image de cette « scène de la vie intime » exposée dans Le Gaulois en 1877 : Scène de la vie intime : MONSIEUR. – Marguerite, c’est bien mal. MADAME. – Armand, je t’en supplie… MONSIEUR. – Moi, qui t’aimais tant ; m’avoir trompé pour un… MADAME. – Un misérable ! tu as raison, Armand, nous avons été trompés tous les deux76.
La scène se révèle en privilégiant un rythme dans le continuum de la vie quotidienne. Sans instance narrative, du moins explicite, les échanges « apparaissent comme des juxtapositions de prises de paroles »77 qui se fondent et se confondent avec les autres articles, renforçant leur caractère prétendument véridique. Surtout, la situation privée est mise à nu, exposée jusque dans ses ridicules. Le caractère comique de ces scènes est en effet récurrent, en témoigne encore cette « scène intime » publiée dans L’Argus en février 1865 sous la rubrique « Caquetage » : SCÈNE INTIME.
– Deux de ces dames : – Qu’est-ce que tu as, Clara ? – Rien. – Si, tu as quelque chose ; tu penses au petit vicomte que tu as ruiné et congédié ensuite. – Peuh ! – Est-ce que tu le regrettes ? – Non, je pense que c’est bien malheureux que nous ne puissions pas les congédier d’abord et les ruiner ensuite78.
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« Scène de la vie intime » (signé Un domino), Le Gaulois : littéraire et politique, n° 3185, 10 juillet 1877, p. 1. 77 CALDERONE Amélie, Entre la scène et le livre. Formes dramatiques publiées dans la presse à l’époque romantique (1829-1851), thèse soutenue le 27 novembre 2015 à l’Université Lumière Lyon II, sous la direction d’Olivier Bara, p. 140. 78 « Scène intime », L’Argus et le Vert-vert réunis, n° 775, 19 février 1865, p. 4.
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L’intimité est jouée, mais, cruellement exposée au public, elle vole en éclat. L’expression de la brièveté fait ainsi la promotion de l’exposition. Cette modalité esthétique divulgue et exhibe, à travers des séquences stéréotypées, la vie privée, dont l’illustration vient parfois renforcer encore les effets, à l’image des « Scènes intimes » de Lourdey publiées dans La Caricature en 1893.
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79 LOURDEY, « Scènes intimes », La Caricature, n° 724, 11 novembre 1893, p. 356. Source : gallica.bnf.fr / BnF.
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2.2 Leitmotiv de la vie privée Le procédé – une intimé exposée – se poursuit dans une certaine mesure dans le roman, l’intime n’étant pas seulement raconté, il est aussi dévoilé. C’est bien « une vieille gouvernante qui a écouté aux portes » qui recueille quelques scènes historiques avant de les publier en feuilleton sous ce titre, dans la Gazette littéraire de juillet à août 1830. À la manière d’un journal intime, les séquences, entre récit et dialogues directs, sont étiquetées – « 26 juillet », « 27 juillet, 5 heures du soir », « 28 juillet », « 29 juillet, deux heures après midi » –, avant de déployer la vie politique d’un conseilleur à la Cour royale de Paris et du marquis de N…, alors en plein procès. « Il y avait certainement quelque grand secret sous jeu, et je voulais le découvrir », écrit la gouvernante ; « aussi, je me promis bien de clouer mon oreille à la porte et de ne pas perdre un mot de ce qu’il dirait à monsieur »80. Toutefois, la majorité des scènes dans le roman – à défaut de celles publiées par voie de presse – quittent la dimension purement comique. En somme, si l’arrêt sur image perdure, il n’a plus la même fonction. Ce dernier ne signale plus le paroxysme (souvent ridicule) d’une situation, mais il constitue un cadre pictural dans lequel est dépeinte une intimité dévoilée, opérant une reconfiguration de la scène intime dans l’espace du livre. En outre, la scène connaît un processus de réification important ; l’atmosphère intime, abstraite, sentimentale parfois, se voit chosifiée et concrétisée dans la reproductibilité de la scène par le biais de motifs récurrents. Face à un siècle qui se délecte à regarder par le trou de la serrure et à écouter aux portes81, les scènes de la vie domestique et familiale, tant bourgeoise que populaire, deviennent alors un sujet prisé par de nombreux écrivains : Cornélie de Valville ou quelques scènes de la vie (Madame de Vogt, 1830), L’Atelier d’un peintre : scènes de la vie privée (Marceline Desbordes-Valmore, 1833), Une destinée : scène de la vie intime (Élise Moreau, 1838), Scènes du foyer : la famille Aubry (Paul Meurice, 1856), Esquisses parisiennes : scènes de la vie (Théodore de Banville, 1859) ou encore Scène de la vie privée (L. J. Béor, 1878) participent d’une esthétique balisée et canonisée du quotidien. Les motifs picturaux propres à la peinture de genre cristallisent par conséquent une intimité, à travers des thèmes récidivistes d’ordre bourgeois (cabinet de toilette, chambre 80 « Scènes historiques recueillies par une vieille gouvernante qui a écouté aux portes », Gazette littéraire : revue française et étrangère de la littérature, des sciences, des BeauxArts, etc., publication en feuilleton les 26, 27, 28 et 29 juillet 1830, n° 38, 26 août 1830, p. 604-606, p. 604. 81 Pour reprendre l’un des titres du corpus : « Scènes historiques recueillies par une vieille gouvernante qui a écouté aux portes », ibid.
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à coucher, scène de lecture) ou misérabiliste (travail de bonne, scène de lessive), exploités dans les récits scéniques. La scène dans le roman s’apparente plus précisément au tableau – pictural et théâtral – ou à la séquence, les deux termes étant profondément liés, on pense à la définition du premier dans le lexique dramatique durant le XIXe siècle notamment. Pour mémoire, Gustave Vapereau le reconnaît, dans Dictionnaire universel des littératures (1876), comme « le nom donné à certaines divisions d’une pièce, qui ne suspendent pas l’action comme le font les actes et entr’actes »82. Clôturé mais pas imperméable, autonome mais pas indépendant, le tableau confère à la scène une unité telle qu’envisagée en son sens premier, dans le domaine pictural, à savoir la représentation ou l’exposition d’un sujet, sur un espace délimité par la toile. Et c’est bien cette circularité entre les deux modalités qui permet de mettre en évidence le fonctionnement de la scène de genre romanesque, dans la mesure où elle appelle tant à une codification visuelle que scénique, par la mise en place d’un cadre, d’un décor et de protagonistes. Si plusieurs critères sont régulièrement convoqués pour distinguer la scène au sein de la narration – textuels (l’usage de certains adverbes, « soudainement » ou encore « brutalement »), dramatiques (entrée en scène de protagonistes, levée de rideau, dialogue) ou encore typographiques (l’espace blanc)83, il en est un qui mérite une attention particulière : le caractère visuel, ou, plus précisément, pictural. Finalement peu exploité, en raison, peut-être, de son apparente évidence, il signale toutefois une confusion intéressante entre les deux domaines. En effet, l’affinité entre la scène romanesque et la scène de genre picturale, outre l’homologie, dévoile une autre facette de la scène, moins spectaculaire et plus descriptive, mais dont le fonctionnement traduit une pratique symptomatique du XIXe siècle, celle de la peinture de la vie quotidienne. Autrement dit, une question doit encore être soulevée : la scène de genre en peinture a-t-elle permis le genre de la scène en littérature ? Bien sûr, la description d’un quotidien domestique ou bourgeois dans la littérature n’a rien d’inédit et s’observe bien avant le renversement de la hiérarchie des arts (la peinture de genre « détrônant » la peinture d’histoire) que connaît le XIXe siècle84, effritant quelque peu l’effet de causalité. Cependant, une curieuse analogie entre les deux domaines, manifeste dès 1830 VAPEREAU Gustave, « Tableau », in : Dictionnaire universel des littératures [1858], Paris, Librairie Hachette, 1876, p. 1934. 83 SAMINADAYAR-PERRIN Corinne, « Rhétoriques de la scène », art. cité, p. 47-48. 84 Sur le renversement de la hiérarchie des arts, voir « La peinture de genre » au chapitre III « Le petit format ». On se souvient par ailleurs que, autant que la scène de genre si ce n’est davantage, la peinture de paysage participe de près à l’effritement de la hiérarchie des genres picturaux au XIXe siècle. 82
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et de manière plus évidente encore à partir des années 1850, invite à examiner de plus près cet échange dans les textes narratifs, romans ou nouvelles. Dès lors que les interactions qui se jouent entre peinture de genre et littérature durant le siècle ont été exposées dans la première partie, il convient désormais d’étudier plus avant quelques emprunts de la seconde à la première, en observant tout particulièrement les motifs picturaux réinvestis par le texte romanesque, dans le cadre de l’écriture de la scène à faire, ou, plus précisément, de la représentation de la scène à voir. Opérant de véritables arrêts sur image, l’écrivain satisfait par l’anecdote une « indiscrétion de l’histoire »85, pour reprendre la formule des frères Goncourt au sujet de la peinture de genre, propice à l’expérimentation d’une réalité à la fois universelle (savoir objectif) et personnelle (mémoire subjective). Alors que de nombreux romans ou recueils de nouvelles agencent et structurent le récit au rythme de scènes de genre, dont la présentation des tables des matières a précédemment mis en lumière le fonctionnement en vue d’une reconfiguration du chapitre, à l’instar de celle qui compose Une femme à trois visages (1884) de Paul de Kock – « Visite du matin », « Scènes de la vie intime », ou encore « Un artiste à sa toilette » –, il faut encore noter une intrusion de ce type de représentations au sein même d’une partie. Dans le fil du récit, le texte procède à un arrêt sur image qui permet au lecteur d’observer un événement du quotidien, souvent intime. Le fragment « tableau d’intérieur » de l’ouvrage de Marie Maréchal, La Cousine de Lionel (1876), se donne dans cette perspective comme une peinture de genre flamande, en s’ouvrant sur un propos pour le moins programmatique : « il y a des heures où un peintre de genre, s’il se présentait à l’improviste, pourrait faire un joli tableau en copiant les scènes d’intérieur de la petite maisonnette. Voyons ! Nous qui n’avons pourtant ni palette, ni pinceau, essayons d’esquisser ce qui se présente à nos yeux »86. Les exemples ne manquent pas. C’est le cas, encore, de Catherine d’Overmeire (1860) de Feydeau, un roman de peintre sous-titré « étude », dans lequel l’auteur représente de nombreuses scènes d’intérieur et illustre plus généralement la vie domestique par quelques stéréotypes, comme le feu allumé dans la cheminée qui réchauffe les occupants du salon, le plus souvent en proie à la rêverie. Il y a par ailleurs derrière cet imaginaire un précédent célèbre qui a largement participé à véhiculer cette scénographie : la « matinée à l’Anglaise » – à laquelle le home des Anglais, encore 85 GONCOURT (DE) Edmond et Jules, Portraits intimes du XVIIIe siècle. Études nouvelles d’après les lettres autographes et les documents inédits, É. Dentu, 1857, p. 7. 86 MARÉCHAL Marie, La Cousine de Lionel, Paris, C. Blériot, 1876, p. 223.
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une fois, n’est pas étranger – dans la Nouvelle Héloïse (1761) de Rousseau. La scène est la suivante : M. de Wolmar invite Saint-Preux à venir à Clarens, réunissant « dans le silence », outre Wolmar et Saint-Preux, Julie, les trois enfants et la gouvernante, qui goûtent « à la fois le plaisir d’être ensemble et la douceur du recueillement »87, un instant d’intimité « où les cœurs s’épanchent, où les âmes s’unissent, moment d’exception dans le roman puisque le “froid Wolmar” lui-même est gagné par l’intensité de la scène »88. Tant le vocabulaire – « silence », « douceur », « contemplation », « délices » – que la mise en scène participent d’un idéal de la vie d’intérieur ; les protagonistes, réunis dans un espace calfeutré, s’adonnent aux activités qui y sont propices, comme la lecture ou la dégustation d’un thé. Alors que Wolmar et Saint-Preux, situés autour de la table sur laquelle on observe les tasses, la théière et le sucre, contemplent les enfants en train de jouer silencieusement, Julie, devant le paravent, s’attèle à sa broderie, accompagnée de sa servante qui, assise à côté d’elle, fait de la dentelle, concrétisant ainsi tous les éléments pour peindre une bonne scène de genre domestique.
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ROUSSEAU Jean-Jacques, Julie ou La Nouvelle Héloïse [1761], Paris, Dabo, 1823, tome 3, p. 77. 88 LEONE Maria, « La “matinée à l’Anglaise” ou l’expérience du supplément heureux », L’Information littéraire, vol. 53, février 2001, p. 38-45, p. 38. 89 FOLKEMA Jacob, gravure d’après Gravelot, Illustration pour Jean-Jacques Rousseau, « Julie ou la Nouvelle Héloïse », planche 9 : La matinée à l’Angloise, eau-forte et burin, 87
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De manière quasi-systématique, ce sont des motifs qui, récurrents dans la peinture de genre, se cristallisent dans l’espace de la fiction. Les scènes d’intérieur, les scènes de travail domestique ou encore les scènes à la campagne se multiplient dans les romans réalistes. À cet égard, la description du tableau Intérieur de Pieter de Hooch par Fromentin est peut-être la plus à même de synthétiser ces lieux communs, dont la représentation intime du foyer est certainement la plus significative. Puis, arrêtez-vous devant l’Intérieur de Pierre de Hooch ; entrez dans ce tableau profond, étouffé, si bien clos, où le jour est si tamisé, où il y a du feu, du silence, un aimable bien-être, un joli mystère, et regardez près de la femme aux yeux luisants, aux lèvres rouges, aux dents friandes, ce grand garçon, un peu benêt, […]. Là encore c’est la même science cachée, le même dessin anonyme, le même et incompréhensible mélange de nature et d’art. Pas l’ombre de parti pris dans cette expression des choses si ingénument sincère que la formule en devient insaisissable ; pas de chic […]90.
La scène est d’une grande simplicité et l’atmosphère chaleureuse du cocon familial favorise l’échange intime entre les personnages. « Il se passe quelque chose » dans les intérieurs du « prosateur distingué » Hooch, dans lesquels les figurines sont animées sans jamais être agitées, saisies dans « une action, une anecdote »91, relève encore le critique Paul Fierens dans une causerie artistique sur l’art flamand. Par analogie, deux motifs sont reconduits dans la littérature et méritent une mise en évidence : le foyer (entendu dans son double sens d’espace familial et de feu de cheminée) d’une part, presque toujours silencieux, et les activités domestiques d’autre part, comme le jeu du trictrac ou la tapisserie, deux images récurrentes, notamment, dans les Scènes de Balzac. Scènes du foyer : en silence Par effet de contagion avec le procédé esthétique de la peinture de genre et, par extension aussi, avec l’expérience du spectateur dans les salles des Salons, la représentation d’intérieur implique en premier lieu un arrêt. Le regard de l’observateur pénètre l’espace intime, demandant au curieux de chuchoter, comme s’il devait ne pas déranger les figures sur la toile. Dans le dessein de renforcer l’aura intime de la scène, le silence est de mise ; 17,8 × 11 cm, 1761-1766. Source : © MAH Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève ; ancien fonds. 90 FROMENTIN Eugène, Les Maîtres d’autrefois, op. cit., p. 228-229 (je souligne). 91 FIERENS Paul, « Vermeer et l’école de Delft », Journal des débats politiques et littéraires, n° 342, 10 décembre 1935, p. 3.
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par contraste, ces scènes silencieuses se donnent à lire en creux de la diégèse. À maintes reprises, l’écrivain esquisse en s’effaçant les contours d’une situation banale, presque toujours sans bruit, à la manière d’une peinture immobile et coite (still Life). Dans le roman La Femme de trente ans (Scènes de la vie privée) – dédié au peintre Louis Boulanger pour l’édition illustrée –, Balzac interrompt la narration et fixe le décor d’un petit tableau de genre, lorsque Julie, devenue Madame d’Aiglemont, se rend chez une parente de Victor, la comtesse de Listomère-Landon. À peine arrivé chez sa grand-tante, Victor est contraint de partir, laissant sa femme Julie et la comtesse seules dans le grand salon. Les conversations s’essoufflent et introduisent une pesanteur dans les échanges presque inexistants : Quand madame d’Aiglemont se trouva dans un grand salon, tendu de tapisseries encadrées par des baguettes dorées, qu’elle fut assise devant un grand feu, abritée des bises fenestrales par un paravent chinois, sa tristesse ne put guère se dissiper. […] Néanmoins, la jeune Parisienne prit une sorte de plaisir à entrer dans cette solitude profonde, et dans le silence solennel de la province. Après avoir échangé quelques mots avec cette tante, à laquelle elle avait écrit naguère une lettre de nouvelle mariée, elle resta silencieuse comme si elle eût écouté la musique d’un opéra. Ce ne fut qu’après deux heures d’un calme digne de la Trappe qu’elle s’aperçut de son impolitesse envers sa tante. Elle se souvint de ne lui avoir fait que de froides réponses. La vieille femme avait respecté le caprice de sa nièce par cet instinct plein de grâce qui caractérise les gens de l’ancien temps. En ce moment, la douanière tricotait92.
Cette scène, froide et immobile, est symptomatique des composants des scènes d’intérieur : une femme calée dans un grand fauteuil, le regard égaré dans le brasier du feu de cheminée, et l’autre attelée à son ouvrage, en l’espèce le tricot. Le poids narratif de l’arrêt sur image est par ailleurs très faible, il configure tout au plus la solitude dont est récemment prise Julie. Le silence signe la frontière entre la scène et le reste du récit, permettant au lecteur de glisser lentement dans un état de contemplation. L’effet de picturalité est de plus renforcé par les dessins de Daumier, Staal, Johannot, Bertall ou encore Lampsonius qui s’imposent dans l’espace de la page et dont les illustrations se revendiquent, elles aussi, de la peinture de genre, à l’image de la représentation d’une scène au cabaret : 92 BALZAC (DE) Honoré, La Femme de trente ans [1828-1842], in : Œuvres complètes, Paris, Furne, 1842, volume 3 « Scènes de la vie privée », tome 3, p. 1-165, p. 20-21 (je souligne).
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Si l’extrait du roman de Balzac est représentatif du motif, il s’inscrit dans une pratique plus globale, exploitée par de nombreux écrivains. Dans Germinie Lacerteux (1864) des Goncourt par exemple, ce « roman vrai » qui « vient de la rue »94, Germinie et la vieille demoiselle de Varandeuil sont peintes dans un salon dans lequel les paroles s’absentent, désormais prises en charge par des gestes lents qui scénographient l’intimité de la scène devant le foyer. Sur trois pages, le narrateur esquisse les traits d’une main posée sur la cuisse, d’une tête qui se penche, le tout dans un silence de plomb, que seul le timbre de la voix de l’une des protagonistes vient finalement briser, réengageant alors la narration. Mademoiselle était assise dans son grand fauteuil au coin de la cheminée où dormait toujours un peu de braise sous les cendres. Son serre-tête noir, abaissé sur les rides de son front, lui descendait presque jusqu’aux yeux. Sa robe noire, en forme de fourreau, laissait pointer ses os, plissait maigrement sur la maigreur de son corps et tombait tout droit de ses genoux. Un petit châle noir croisé était noué derrière son dos à la façon des petites filles. Elle avait posé sur ses cuisses ses mains retournées et 93 BALZAC (DE) Honoré, La Femme de trente ans [1823-1842], in : Œuvres illustrées, Paris, Marescq et Cie, 1852, tome 5, p. 1-43, p. 17 ; « La plus forte tête du village déclara le soir au cabaret… ». Source : gallica.bnf.fr / BnF. 94 GONCOURT (DE) Edmond et Jules, « Préface » (octobre 1864), in : Germinie Lacerteux, Paris, G. Charpentier, 1864, p. V-VIII, p. V.
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à demi ouvertes […]. Enfoncée dans la pose fléchie et cassée qui fait soulever la tête aux vieillards pour vous voir et vous parler, elle se tenait ramassée et comme enterrée dans tout ce noir d’où ne sortait que son visage jauni par la bile […]95.
Le feu de cheminée, l’atmosphère calfeutrée de l’intérieur domestique et le silence fixent par conséquent les contours d’un topos, au même titre qu’une scène de bal ou une scène de rencontre, puisqu’identifiable par des traits récurrents (cheminée, silence), voire pathologiques. La scène intime devient ainsi un motif régulièrement réactivé dans la littérature de genre, à l’instar, encore, du protagoniste de Divorces de Paris : scènes de la vie intime (1881) de Philibert Audebrand, Firmin, assis au coin de feu à penser à sa femme Suzanne96. Scènes des activités domestiques : tapisserie, lecture, trictrac En privilégiant la rupture dans le fil de la narration, l’écriture scénique fait émerger des séquences feutrées, qui, bien qu’autonomes, n’existent que dans la continuité, voire dans la contiguïté, avec l’action du récit. On ne compte plus, en effet, les nombreuses haltes dans les Scènes de Balzac, à la lisière du descriptif et du performatif, de l’indiscrétion et de l’exposition, dans lesquelles les activités du quotidien sont détaillées. À la manière de mademoiselle de Fontaine dans Le Bal de Sceaux (Scènes de la vie privée) qui « braquait impertinemment son lorgnon sur une personne qui se trouvait à deux pas d’elle, et faisait ses réflexions comme si elle eût critiqué ou loué une tête d’étude, une scène de genre »97, le lecteur s’arrête devant les nombreux tableaux présentés par le narrateur. Ainsi, dans Le Lys dans la vallée (Scènes de la vie de campagne), il peut contempler une toile digne d’un Meissonier, comme s’il flânait dans les allées du dernier Salon. Son œil pénètre l’intimité du salon du logis de Madame de Mortsauf, dans lequel les occupants s’adonnent aux activités du quotidien, Jacques à une leçon de mathématique et Henriette à la tapisserie : « j’entraînai le comte vers la maison en paraissant écouter ses plaintes mêlées de dissertations médicales ; mais je ne songeais qu’à Henriette et voulais l’observer. Je la trouvai dans le salon, où elle assistait 95
Ibid., p. 132-133 (je souligne). AUDEBRAND Philibert, Les Divorces de Paris : scènes de la vie intime, Paris, C. Lévy, 1881, p. 179. 97 BALZAC (DE) Honoré, Le Bal de Sceaux [1829], in : Œuvres complètes, Paris, Furne, 1842, volume 1 « Scènes de la vie privée », tome 1, p. 85-138, p. 109. 96
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à une leçon de mathématique donnée à Jacques par l’abbé de Dominis, en montrant à Madeleine un point de tapisserie »98. De manière plus explicite, le drame domestique Les Deux rencontres, élaboré dans ce qui constituera plus tardivement La Femme de trente ans (Scènes de la vie privée), s’impose par une mise en scène picturale fort élaborée. Au coin du feu, les enfants jouent tranquillement ; le jeune garçon bouquine tandis que la jeune fille travaille assise devant un métier à tapisserie. Plus loin, devant une table ronde éclairée par des lampes astrales dont les vives lumières luttaient avec les lueurs plus pâles des bougies placées sur la cheminée, était un jeune garçon de treize ans qui tournait rapidement les pages d’un gros livre. Les cris de son frère ou de sa sœur ne lui causaient aucune distraction, et sa figure accusait toute la curiosité de la jeunesse. Cette profonde préoccupation était justifiée par les attachantes merveilles des Mille et une Nuits et par un uniforme de lycéen. Il restait immobile dans une attitude méditative, un coude sur la table et la tête appuyée sur l’une de ses mains, dont les doigts blancs tranchaient au milieu d’une chevelure brune. La clarté tombant d’aplomb sur son visage, et le reste du corps étant dans l’obscurité, il ressemblait ainsi à ces portraits noirs où Raphaël s’est représenté lui-même, attentif, penché, songeant à l’avenir. Entre cette table et la marquise, une grande et belle jeune fille travaillait, assise devant un métier à tapisserie sur lequel se penchait et d’où s’éloignait alternativement sa tête, dont les cheveux d’ébène artistement lissés réfléchissaient la lumière. À elle seule, Hélène formait un ravissant spectacle99.
Le narrateur-peintre compose, dans une lumière tamisée, un véritable « tableau domestique »100 à travers une « scène muette »101, pour emprunter les mots du texte, bien que les plus jeunes enfants chahutent aux côtés des plus grands. La scène figée est reconduite dans le flux de la narration au moment seulement où l’assassin couvert de sang envahit cet espace et vient « souill[er] ce tableau »102.
98 BALZAC (DE) Honoré, Le Lys dans la vallée [1835], in : Œuvres complètes, Paris, Furne, volume 7, tome 3, 1844, p. 245-491, p. 419. 99 BALZAC (DE) Honoré, La Femme de trente ans, op. cit., p. 112. Le texte paraît d’abord dans Revue de Paris, tome 22, 1831, p. 216-244. 100 Ibid., p. 113. 101 Ibid. 102 Ibid., p. 125.
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Dans cette perspective, les mêmes motifs propres à la scène de genre picturale sont régulièrement sollicités par l’écrivain pour fixer dans le continuum du récit la fugacité d’un moment, à l’instar, encore, de la lecture ou de la partie de trictrac. Privilégiés sur la toile pour rendre compte des activités du quotidien, ils sont insérés dans l’espace de la fiction afin de jouer – et déjouer – des effets de temporalité. À la fois brisure et cohésion du récit, ils instaurent un arrêt sur image à même de figer les attitudes d’un instant. Agathe, fille déshéritée du docteur Rouget et veuve de Bridau, « qui le soir n’avait plus personne, lisait ses prières au coin de son feu pendant que la Descoings se tirait les cartes »104, lit-on par exemple dans Les Célibataires : un ménage de garçon (Scènes de la vie de province). Ou encore cette scène de la nouvelle La Femme abandonnée (Scènes de la vie privée), à l’occasion de la rencontre entre Gaston de Nueil, un parisien en convalescence en Normandie, et la vicomtesse de Beauséant, qui y vit de manière solitaire et dont l’isolement attise la curiosité du jeune homme. MORISOT Berthe, Jeune fille lisant, huile sur toile (pastel), 44 x 33 cm, s.d. Source : CCØ Wikimedia Commons / Fondation Bemberg (Toulouse). 104 BALZAC (DE) Honoré, Les Célibataires : un ménage de garçon [1842], in : Œuvres complètes, Paris, Furne, 1843, volume 5 « Scènes de la vie de province », tome 2, p. 63317, p. 113. Le texte paraît d’abord en feuilleton dans La Presse en 1840. Il connaît plusieurs titres : Les Deux frères, Les Célibataires : un ménage de garçon, La Rabouilleuse. 103
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Gaston entra lentement, mais d’assez bonne grâce, chose plus difficile encore dans un salon où il n’y qu’une femme que dans celui où il y en a vingt. À l’angle de la cheminée, où, malgré la saison, brillait un grand foyer, et sur laquelle se trouvaient deux candélabres allumés jetant de molles lumières, il aperçut une jeune femme assise dans cette moderne bergère à dossier très élevé, dont le siège bas lui permettait de donner à sa tête des poses variées pleines de grâce et d’élégance, de l’incliner, de la pencher, de la redresser languissamment, comme si c’était un fardeau pesant ; puis de plier ses pieds, de les montrer ou de les rentrer sous les longs plis d’une robe noir. La vicomtesse voulut placer sur une petite table ronde le livre qu’elle lisait ; mais ayant en même temps tourné la tête vers monsieur de Nueil, le livre, mal posé, tomba dans l’intervalle qui séparait la table de la bergère105.
La scène intervient peu après le moment de la lecture, mais elle en garde tous les stigmates : le feu de cheminée, le large fauteuil et les gestes lents qui s’y plaisent, une tête renversée ou un pied replié.
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105 BALZAC (DE) Honoré, La Femme abandonnée [1832], in : Œuvres complètes, Paris, Furne, 1842, volume 2 « Scènes de la vie privée », p. 300-338, p. 311. Le texte paraît d’abord dans la Revue de Paris en 1832. 106 DAUMIER Honoré, Les Joueurs d’échecs, peinture à l’huile, 24 × 32 cm, 1863. Source : CCØ Paris Musées / Petit Palais, musée des Beaux-arts de la Ville de Paris.
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Les parties de trictrac connaissent quant à elles la fortune sur les toiles des peintres de genre, en témoignent les tableaux de Jean-François Garneray (La Partie de trictrac, vers 1780), d’Honoré Daumier (Les Joueurs d’échecs, 1863), de Pieter Oyens (Les Joueurs d’échecs, 1876) ou encore de Franz von Defregger (Partie d’échecs, 1885). La représentation du jeu du trictrac rencontre son pendant en littérature dès les années trente. Le succès n’échappe pas aux écrivains qui s’en emparent, de Diderot qui « un peu sur le fond, vers la cheminée, qui est à l’un des côtés de la salle, [met en scène] le commandeur et sa nièce [à] une partie de trictrac » dans la première scène du Père de famille (1761) à Mérimée qui publie en 1830 La Partie de trictrac, une courte nouvelle qui retrace l’histoire de Roger, lieutenant de Marine, qui s’adonne à de grandes parties de trictrac avec un officier hollandais, jusqu’à ce que le premier gagne en trichant, contribuant au suicide du second. Balzac, également, reproduit dans la première moitié du XIXe siècle des compositions picturales quasi à l’identique. Dans Le Lys dans la vallée à nouveau, il peint une scène silencieuse, summum d’un topos qui abonde dans les récits du XIXe siècle : Madame de Mortsauf à sa tapisserie et les hommes au trictrac, véritable tableau de la vie intime : Quand nous fûmes au salon, il y eut entre nous tous une indéfinissable incertitude. Le comte était plongé dans un fauteuil, absorbé dans une contemplation respectée par sa femme, qui se connaissait aux symptômes de la maladie et savait en prévoir les accès. J’imitai son silence. Si elle ne me pria point de m’en aller, peut-être crut-elle que la partie de trictrac égaierait le comte et dissiperait ces fatales susceptibilités nerveuses dont les éclats la tuaient. […] La comtesse descendit, et vint près du trictrac pour mieux éclairer sa tapisserie107.
De la manière que les peintres de genre représentent des personnages anonymes dans leur milieu domestique à dessein d’un certain « effet de réel », Balzac met ici en scène des protagonistes dans leur activité de la vie quotidienne, reproduisant une même scénographie. Autrement dit, la peinture joue un rôle aussi important que celui du théâtre précédemment mis en avant, dans la mesure où elle structure et construit aussi bien l’ensemble de La Comédie humaine que les récits scéniques – séquencés – qui le composent. Non seulement elle sous-tend une architecture – Scènes de la vie privée, Scènes de la vie parisienne, Scènes de la vie provinciale, etc. –, mais elle articule en outre, au sein même de cette architecture, une galerie de petits tableaux, pour reprendre la formule 107
BALZAC (DE) Honoré, Le Lys dans la vallée, op. cit., p. 296-297.
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de Félix Davin à l’occasion de son « Introduction » à l’édition de 1835 des Scènes de la vie privée : Aux Scènes de la vie parisienne, finissent les peintures de la vie individuelle. Déjà, dans ces trois galeries de tableaux, chacun s’est revu jeune, homme et vieillard. […] Tout est dit sur l’homme en tant qu’homme. Les Scènes de la vie politique exprimeront des pensées plus vastes. Les gens mis en scène y représenteront les intérêts des masses […]. Les Scènes de la vie militaire sont la conséquence des Scènes de la vie politique. […] Les Scènes de la vie militaire sont donc destinées à peindre dans ses principaux traits la vie des masses en marche pour se combattre. Ce ne seront plus les vues d’intérieur prises dans les villes, la peinture d’un pays tout entier ; ce ne seront plus les mœurs d’un individu, mais celles d’une armée […]. Après les étourdissans tableaux de cette série, viendront les peintures pleines de calme de la vie de campagne. On retrouvera, dans les scènes dont elles se composeront, les hommes froissés par le monde, par les révolutions, à moitié brisés par les fatigues de la guerre, dégoûtés de la politique108.
Si la « scène » dans le langage balzacien est synonyme de « roman »109, il faut encore ajouter que « roman » équivaut, par un effet de mimétisme, à « tableau ». « En tant que muséologue avant la lettre, [Balzac a ainsi] très tôt dans sa carrière l’intention d’organiser l’ensemble de sa création en univers pictural »110, en dépassant la simple référence de la peinture de genre tant en vogue, au profit d’un usage à la fois structurant, poétique et esthétique. Sans exclusivité : poésie, théâtre, photographie Le procédé est symptomatique dans la littérature narrative, à l’instar de l’œuvre balzacienne, mais celle-ci n’en détient toutefois pas l’exclusivité. Il faut rappeler une pratique analogue en poésie, en théâtre et en photographie notamment, dans les mêmes années. Sans revenir en détail sur les modalités propres aux trois domaines précédemment analysés, je me limiterai à trois brefs exemples afin de mettre en avant la circularité inhérente à la scène de genre intime – et à ses motifs –, le premier en poésie avec Émile de Langis, le second au théâtre avec Scribe et Legouvé et le troisième avec la série de clichés d’Olympe Aguado. Paru dans Panthéon des femmes en juillet 1854 et adressé à Mme C. de V***, le poème 108 DAVIN Félix, « Introduction aux études de mœurs », in : BALZAC (DE) Honoré, Scènes de la vie privée, Paris, Charles-Béchet, 1835, tome 1, p. 1-32, p. 3-5. 109 Voir « Balzac : au roman, la scène » au chapitre X « Architecture d’une structure ». 110 SAWADA Hajime, « Balzac au croisement des arts », L’Année balzacienne, n° 12, janvier 2011, p. 125-144, p. 126.
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en prose de Langis intitulé « Un mari pris au piège : scène de la vie conjugale » peint sur près de trois colonnes un tableau détaillé d’une – au singulier, comme pour souligner la singularité de la chose vue – scène intime de la vie conjugale. Au milieu du procès, le narrateur intervient et relate les faits dans un récit cotonneux : C’était un soir d’hiver ; devant un très bon feu, Dans un petit boudoir tendu de velours bleu, Se chauffaient sans parler un époux et sa femme. Monsieur s’assoupissait en regardant Madame, Qui rêvait, mordillant ses ongles et ses doigts111.
Le cadre est posé d’une part (l’intimité d’un foyer domestique) et les protagonistes sont d’autre part mis en scène dans une posture presque figée, le plus souvent silencieuse (un époux et sa femme assis devant la chaleur d’un feu de cheminée). La scénographie, propice à la contemplation poétique, outrepasse le genre du poème en prose et pénètre encore celui du théâtre. Si les modalités et les procédés discursifs sont distincts, les motifs typiques de la scène de genre persistent quant à eux. C’est le cas avec Adrienne Lecouvreur, un drame en cinq actes d’Eugène Scribe et d’Ernest Legouvé, représenté pour la première fois au Théâtre de la République le 14 avril 1849. La pièce relate l’histoire de la célèbre comédienne du début du siècle précédent, fille d’un pauvre chapelier qui fut rapidement applaudie sur les scènes parisiennes, du théâtre de société à la Comédie-Française. Le deuxième acte représente le foyer de cette dernière, où les acteurs se préparent à leur entrée en scène ou s’occupent le temps que leur tour soit venu. La didascalie place sur la toile les personnages dans une disposition analogue au tableau de genre : alors que, sur la gauche, Mademoiselle Jouvenot se mire devant la glace dans son costume de Zatime (Bajazet) et que, un peu plus loin, Mademoiselle Dangeville, assise dans un fauteuil, cause avec un jeune homme, « à droite, et devant une table, Quinault, dans le costume du vizir Acomat, et Poisson, en costume de Crispin, jou[e]nt une partie d’échecs »112. La plasticité du motif est telle qu’elle passe encore par la photographie, notamment par celle des frères Aguado qui s’adonnent aux études de caractères, représentant des types dans leur milieu social, principalement 111 LANGIS (DE) Émile, « Un mari pris au piège : scène de la vie conjugale », Panthéon des femmes, n° 12, juillet 1854, p. 217-218, p. 217-218. 112 SCRIBE Eugène, LEGOUVÉ Ernest, Adrienne Lecouvreur, drame en cinq actes, première représentation au Théâtre de la République le 14 avril 1849 ; impression chez Beck la même année, p. 10.
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bourgeois, et en principe au sein du domicile familial113. Le choix du sujet est en cela révélateur, car le cliché des scènes d’intérieur nécessite un temps de pose relativement long et peu rentable d’un point de vue commercial. L’intérêt est ailleurs. Olympe Aguado cherche dans cette poétique de l’intime une façon de fixer une part de son identité, en immortalisant un lieu, un parent ou encore une image du quotidien. Partant, il institue une scénographie typique de la scène de genre picturale, photographiant des scènes de lecture114 ou de conversation. Vers 1856, il prend encore une série de clichés domestiques de deux hommes dans un salon, autour d’une partie de trictrac. Lorsque Aguado produit Scène d’intérieur : jeu de société (1856), il met en scène les protagonistes autour du célèbre jeu dans des positions similaires, voire identiques, à celle représentée par son homologue pictural – procédé caractéristique du tableau vivant –, la posture de l’homme assis en regard de celle représentée sur le tableau de Daumier est en cela saisissante.
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113 Voir aussi, à ce propos, les clichés de Disdéri, notamment le portrait de l’actrice italienne Adélaïde Ristori en Médée (pièce de Legouvé) avec deux enfants ainsi qu’une photographie de famille représentant, en 1859, Adélaïde Ristori avec son mari, le marquis Capranica del Frillo, et leurs deux enfants. 114 Voir « Photographie » au chapitre V « Un genre de travers ». 115 AGUADO Olympe, Scène d’intérieur : jeu de société (Olympe Aguado, deux femmes et un homme), épreuve sur papier albuminé, 15 x 20,2 cm, vers 1856. Source : CCØ Musée d’Orsay (Paris) ; photographie d’Alexis Brandt.
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3. CARTOGRAPHIE D’UNE ÉCRITURE 3.1 Centrifuge, centripète : proposition de lecture La scène, une langue. L’équation est dès les années cinquante brandie à tout va par la critique. Ainsi, au moment de gloser la nouvelle parution de Jean-Jacques Ampère chez Michel Lévy frères en 1859, César : scènes historiques, un journaliste de la Revue critique des livres nouveaux met l’auteur en garde quant aux contraintes de la plume pour raconter ce genre de drame : « pour décrire des scènes de la vie réelle il faut un langage plus souple et mieux en harmonie avec le sujet »116. Prétendre cependant qu’il soit possible de dégager un style unique pour l’écriture des scènes serait présomptueux. De l’hétérogénéité du genre découle nécessairement des pratiques esthétiques variées et disparates. Malgré cette déroute, il est toutefois possible d’émanciper de cet espace composite deux directions esthétiques, que je rassemblerai volontiers sous le binôme centrifuge/ centripète. D’un côté, la vie quotidienne se raconte sous une plume continue et fluide. Centrifuge, elle s’épanche dans les détails d’un tableau de genre bien garni quoique silencieux, une lecture devant le foyer ou le geste d’une mère vers son enfant, et duquel est saisi chaque recoin. Pour emprunter le lexique de l’avertissement à Scènes et croquis de la vie parisienne de Charles Joliet, le style s’attache dans ce premier cas de figure à transcrire « une actualité qui passe »117 et s’adonne plus volontiers dans les romans ou dans les nouvelles, notamment d’Émile Souvestre. De l’autre, la vie quotidienne s’exprime de manière plus brutale, souvent rompue ou rognée. Centripète cette fois-ci, la plume saisit sur le vif un instantané, concis et incisif, dont le dialogue ou la forme brève, souvent théâtralisée, sont largement privilégiés, à l’instar des textes de Charles Joliet et, plus généralement, des saynètes publiées dans la presse. La plume centrifuge s’apparente ainsi en tout point au pinceau du peintre de genre. L’analogie relevée par Eugène Lesbazeilles dans une notice sur Souvestre est frappante : « et même quand il [Émile Souvestre] n’est plus que simple conteur (on remarquera à nouveau l’usage du qualificatif), quand, philosophe en vacances, il parcourt les champs, les grèves, les forêts, s’arrêtant dans la chaumière 116 « Littérature – Histoire », commentaire sur César : scènes historiques de Jean-Jacques Ampère, Revue critique des livres nouveaux, mars 1859, p. 105-133, p. 132. 117 LACHAUD É., « Avertissement » (signé L’éditeur), in : JOLIET Charles, Scènes et croquis de la vie parisienne, Paris, É. Lachaud, 1870, p. I-III, p. II. Le texte est cité dans son entier dans « Manifeste pour une littérature mosaïque » au chapitre VI « Mise en livre ».
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du laboureur, assistant à la veillée du pêcheur ou du bûcheron […] »118, il ne cesse de peindre au lecteur un tableau complet. À l’inverse, la plume centripète est rapide et furtive, à l’image du dialogue tronqué d’« Un secrétaire de théâtre », où le propos, sur l’espace d’une page seulement, condense et varie en même temps les voix et les registres.
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Si le diptyque est certes efficace en raison d’une opposition claire entre deux styles antagonistes, celui de Souvestre d’un côté et celui de Joliet de l’autre, le clivage n’est cependant pas toujours aussi évident. Premièrement, l’écriture centrifuge et centripète partagent, en matière de scènes, un point commun, celui du style simple. Dans l’avant-propos de Scènes de mœurs et de caractères, Madame Augustin Thierry (Julie de Quérangal) 118 LESBAZEILLES Eugène, « Notice sur la vie d’Émile Souvestre », in : SOUVESTRE Émile, Souvenirs d’un vieillard, la dernière étape [1857], Paris, Michel Lévy frères, 1864, p. V-XXXV, p. VII. 119 SOUVESTRE Émile, Scènes de la vie intime, Paris, Michel Lévy frères, 1852, p. 22. Source : gallica.bnf.fr / BnF. 120 JOLIET Charles, « Un secrétaire de théâtre », in : Scènes et croquis de la vie parisienne, op. cit., p. 24-38, p. 25. Source : gallica.bnf.fr / BnF.
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défend pour la pratique de la scène – ce sont ses débuts (1835) – la nécessité d’une écriture sans ornement inutile, un précepte suivi jusqu’à la fin du siècle, tant dans le roman que dans le recueil : Tout ce que je puis dire, c’est que, dans le style de ces nouvelles, on trouvera au moins quelques-unes des qualités du vrai style français, la correction, la clarté et cette simplicité de bon ton, qu’on a eu tort, selon moi, d’abandonner pour de faux semblans de poésie, qui, prodigués dans la prose sans mesure et à tout propos, répugnent à notre langue121.
Deuxièmement, nombreux sont les recueils de scènes à alterner des textes brefs, souvent dialogués, et des nouvelles quant à elles largement narrativisées, rendant l’opposition poreuse et perméable. Pour cette raison, il s’agit moins de cloisonner deux types d’écriture distincts que de mettre au jour un certain aller-retour, en commençant par relever les traits caractéristiques du style centripète, le plus commun en matière de scènes dès lors qu’il s’exprime majoritairement dans les recueils, à commencer par ceux de Joliet, tout en observant ensuite quelques-uns de ses désagrégements vers le style centrifuge, comme celui de Banville notamment. 3.2 En trois R : rythme, rupture, réduction (Joliet) Le style centripète s’apparente, pour poursuivre l’analogie avec l’avertissement à Scènes et croquis de la vie parisienne de Joliet, à une saisie sur le vif, le souvenir étant « fixé » par l’écrivain comme le « naturaliste piqu[e] un papillon sur un disque de liège »122, et s’observe principalement dans les textes brefs rassemblés dans un recueil. Similaires aux courts récits publiés dans la presse, ils s’en distinguent cependant dans la mesure où ils déploient une réflexion plus étayée sur le dire. Sans revenir sur les distinctions opérées en amont quant aux modalités de l’esquisse, du croquis ou encore du tableau123, il s’agit ici de mettre en évidence les enjeux, plus que les spécificités, du style propre à ce type de scènes, autour des trois « r » qui les concilient : rythme, rupture, réduction. Et parce que l’un dépend toujours de l’autre, ces trois modalités seront dans l’analyse qui suit toujours envisagées en concours. QUÉRANGAL (DE) Julie (Madame Augustin Thierry), « Avant-propos », in : Scènes de mœurs et de caractères au XIXe siècle et au XVIIIe siècle, Paris, J. Tessier, 1835, p. I-IV, p. III. 122 LACHAUD É., « Avertissement » (signé L’éditeur), in : JOLIET Charles, Scènes et croquis de la vie parisienne, op. cit., p. I. 123 Voir « Échantillons d’un jargon scénique » au chapitre V « Un genre de travers ». 121
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La forme dialoguée, presque exclusivement privilégiée, réunit à elle seule ces trois particularités. Il suffit d’ouvrir une page au hasard du Médecin des dames : scènes parisiennes (1866) ou de Scènes et croquis de la vie parisienne (1870) de Charles Joliet pour être frappé par son fonctionnement. Publié chez Achille Faure, le premier est un recueil de huit textes, entre proverbes et comédies en prose. En raison de sa filiation directe au théâtre à lire – personnages, dialogues, didascalies –, il met très facilement en place ces modalités. Toutefois, celles-ci ne s’invitent pas dans l’espace du livre seulement pour répondre aux attentes du genre, car Joliet joue avec les codes de ces dernières. Lorsque l’auteur fait parler ses personnages dans la deuxième nouvelle du recueil, « Les cendres », mettant en scène Maximilien, un jeune garçon torturé et hésitant à franchir le pas du mariage avec Colomba qui le rejoint dans l’intimité de ses appartements où il s’est isolé, il juxtapose les expressions, les émotions, les pensées et les gestes, accélérant le débit des monologues et espaçant celui des échanges. L’alternance crée ainsi, par des effets de rupture, un rythme à même de rejouer la scène « sur le vif ». GEORGES, à part. – Si Mlle Colomba veut forcer la consigne, je lui parlerai de mes sentiments personnels. (Il sort.) MAXIMILIEN. (Il se lève et ouvre une espèce de grand coffre de chène. Il en dépose le contenu par brassées sur la table. Lettres, bouquets, rubans, médaillons, cartes photographiques, etc., etc., s’entassent à vue d’œil dans un fouillis bizarre.) – Histoire de dix ans… Confidences… Mes confessions au jour le jour, chapitre par chapitre, morceau par morceau. (Il fredonne.) Ah ! si papa voyait ça… Quelle montagne de souvenirs… Est-il possible que j’aie été l’objet de toutes ces passions ? « Chez Maximilien…, sans retour ici-bas… nos belles heures… mon petit bichon… pas ce soir… monsieur, il est cruel… sans la preuve je n’aurais pu croire… jamais de pardon. » Voyons, mettons de l’ordre là-dedans. D’abord, les bouquets… Du diable si je me rappelle… ça sent la pharmacie à plein nez… (Il les jette au feu.) Ça commence à se déblayer… Maintenant les cartes photographiques. C’est effrayant le développement que la photographie a pris en France dans ces dernières années. (Il en fait un paquet, les bas comme des cartes et les met dans le feu.) Voilà le loup de velours que vous portiez, jeune… jeune… qui donc ? Quels yeux là-dessous !… Il me fait penser au monologue d’Hamelet…124
L’effet de dislocation est évident au moment où Maximilien jette au feu, « déblaie », les objets retrouvés dans son grand coffre en chêne. Aux 124 JOLIET Charles, « Les cendres », in : Le Médecin des dames : scènes parisiennes, Paris, A. Faure, 1866, p. 29-44, p. 33.
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souvenirs des lettres, des reliques et des cartes photographiques se mêlent les impressions conflictuelles du protagoniste. La scène au coin de la cheminée (topos des scènes de genre) expose, sans linéarité, les pièces – « chapitre par chapitre, morceau par morceau » – de son idylle avec Colomba. Alors que les échanges qui encadrent la scène s’alternent rapidement, entre Maximilien et Georges (son garçon de chambre) d’abord et entre Maximilien et Colomba ensuite, les monologues du protagoniste s’apparentent davantage à un discours intérieur qui, livré d’un bloc à défaut d’une apparition en colonnade, comme c’est le cas pour les dialogues, est pris dans un flux désordonné. L’effort rythmique est plus parlant encore avec le texte « La dernière grisette » paru dans le volume Scènes et croquis de la vie parisienne de Joliet, car celui-ci ne se revendique d’aucun genre, ni tout à fait proverbe ni tout à fait théâtre à lire. À ma connaissance, il n’a par ailleurs jamais été publié en amont dans la presse et aurait ainsi été écrit et pensé pour la publication en recueil seulement : LA DERNIÈRE GRISETTE DIALOGUE MORAL.
______ : Un fumoir. – PERSONNAGES : Deux jeunes gens. La scène se passe – si on ne veut pas la lire. ______ – Édouard ? – Mon ami ? – Combien as-tu aimé de fois dans ta vie ? – Je ne sais pas. – Alors, tu n’as point aimé ? – C’est bien possible… Attends… Ah ! si… un fois… l’année dernière… oui… pendant trois mois. – Tu fais des serments à quatre-vingt-dix jours, toi ? – Avec le protêt et l’assignation, cela fait cent jours. – Et après ? – Après ?… Waterloo125. DÉCOR
Le titre est accompagné de l’étiquette « dialogue moral » et d’une indication succincte : « DÉCOR : Un fumoir. – PERSONNAGES : Deux jeunes gens ». En outre, une formule peu anodine vient ouvrir et chapeauter le récit : « la scène se passe – si on ne veut pas la lire ». Le choix du verbe est intéressant, dans la mesure où la scène, à défaut de se raconter (lire), se montre (se passer), engageant de la part de l’écrivain le moins d’altérations 125 JOLIET Charles, « La dernière grisette », in : Scènes et croquis de la vie parisienne, op. cit., p. 106-111, p. 106.
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possible de la chose vue, en l’occurrence une discussion entre deux jeunes gens dans un fumoir et retranscrite au pied levé. Dans cette perspective, la formule – « la scène se passe » – met en place différentes modalités afin que la scène ne soit jamais tout à fait figée, constituant à mon sens le canevas général et générique de la pratique même de celle-ci. D’abord, le récit se compose exclusivement d’un dialogue entre deux Parisiens dont l’identité importe peu. Dans un espace familier et commun – ici un fumoir –, les deux hommes conversent d’un sujet possible de roman, l’existence – ou plutôt l’extinction – des grisettes. Le ton est léger, un peu égrillard. Cette scénette engendre ensuite, et c’est là une particularité du genre, une autre scène, créant une mise en abîme et déjouant tout idéal de clôture. Après que l’un des deux hommes a mentionné avoir aperçu une grisette du côté du Palais-Royal, l’autre rompt le dialogue et entame un récit, livré lui aussi sous la forme d’une scène, envisagée ici comme la description d’un épisode de la vie quotidienne : « je veux voir la figure [de la grisette]. Je coupe, je dépasse, je reviens et je la croise : un museau frais, chiffonné, des yeux vert d’eau, des yeux de chat, les cheveux blonds en broussailles, le nez au vent, la lèvre rouge et pas de gants… Je la suis… Elle entre dans le jardin du Palais-Royal […]. Ma foi, je m’enfonce à sa suite »126. Jusqu’à la fin, la scène-cadre est oubliée au profit de celle-ci et ne connaît pas de fin, la discussion entre les deux hommes pouvant à tout instant être réactivée et poursuivie ultérieurement. La forme théâtrale est donc privilégiée, réactivant les modalités du drame exploitées dans la presse. Le dialogue, l’interaction et l’alternance des voix rythment le récit, sans instance narrative pour attribuer, qualifier et commenter les tours de paroles. Pour autant, le procédé théâtral est de nature hybride, au point d’instituer une esthétique spécifique et de quitter les stricts artifices dramatiques. Non seulement les échanges ne sont pas identifiés – le nom des protagonistes devrait, selon la pratique traditionnelle, être indiqué en amont –, mais le discours direct est en outre altéré par des morceaux de narration. Alors que le premier de ceux-ci, précédemment cité, maintient encore le tiret qui ouvre la prise de parole pour décrire la figure de la grisette, le second, à la page suivante, l’efface. À la suite du dialogue entre la grisette et l’un des deux protagonistes qui rejoue la rencontre – scène dans la scène –, le discours direct s’arrête et la narration s’impose : « elle passe son panier par un vasistas […]. Elle me regarde en dessous, en fredonnant un refrain de blanchisseuse et faisant des sauts comme une chatte qui ne veut pas se crotter. Arrivés 126
Ibid., p. 107-108.
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chez Magny, je prends un cabinet et nous nous mettons à manger comme des collégiens […] »127. Somme toute, le récit prend des airs de page de roman, mêlant discours direct et narration pour faire avancer l’intrigue. Par conséquent, le texte de « La dernière grisette » ne met pas seulement en scène la conversation banale de deux hommes dans un fumoir, mais il se donne encore comme un exemple du roman moderne, troquant la description contre le dialogue, la longueur contre la brièveté. La référence à Paul de Kock au début de l’échange – « une grisette de Paul de Kock »128 – révèle de plus la volonté de Joliet de s’affilier à une pratique scénique établie, tout en l’inscrivant dans le domaine du romanesque. Aux romans panoramiques d’un Balzac ou d’un Zola se substitue ainsi une autre pratique d’écriture, plus elliptique et lapidaire, par le biais de la scène, au sein de laquelle la frontière entre les genres, théâtre et roman, tend à s’estomper. 3.3 Espace des rencontres (Joliet, Banville) Ce serait cependant une erreur d’affirmer que la brièveté dialoguée – symptomatique du rapport entre le rythme, la rupture et la réduction – est la forme exclusive des scènes qui paraissent en recueil. Si Le Médecin des dames en fait une ligne de conduite, seuls deux ou trois textes des Scènes et croquis de la vie parisienne s’en revendiquent. Pour le reste, la prose de Joliet se veut au contraire narrative et fluide. Les scènes se donnent à ce titre comme des tableaux de genre, des impressions quotidiennes, une « pensée » ou une « échappée »129 ; l’écrivain crayonne sur un bout de papier un souvenir ou une sensation immédiate. La mise en page de Scènes et croquis change alors considérablement, troquant les vides pour les pleins, les ruptures pour les liaisons, opérant dans le recueil des rencontres singulières. À la manière des physiologistes, l’auteur croque sur le vif un personnage ou une situation, qu’il transpose sur le papier, souvent sans transition, parfois sans véritable début ou fin. « Le journaliste », « Les jeunes filles », « Un fils de bohême », « Le plus beau jour de ma vie » ou encore « La fête des loges » s’imposent par bloc, rompant avec la brièveté du dialogue. Pour « Les mémoires d’une cocotte », qui relate la vie d’une prostituée de sa naissance à son épitaphe en se 127 128 129
Ibid., p. 108. Ibid., p. 107. LACHAUD É., « Avertissement » (signé L’éditeur), art. cité, p. II.
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faisant succéder des courtes réflexions (« Mes souffrances », « Résolutions importantes », « Mes goûts », « Analyse de ma vie »), il est encore précisé que les mémoires ont été « écrits en une heure, sur le modèle des Mémoires du comte Rostopchin, écrit en dix minutes »130. Le récit, posé sur le papier au courant de la plume, sature par conséquent l’espace : les séquences « Époques mémorables » ou « Portrait au physique » sont étriquées, serrées entre les lignes d’une écriture qui ne semble plus vouloir s’arrêter. L’esthétique du flux est encore là où on ne l’attend pas. Alors même que les récits du Médecin des dames privilégient la rapidité, les didascalies des scènes à lire s’épanchent quant à elles, par contraste. Le cas est patent avec celle de la première saynète du recueil, « Le médecin des dames », composée de deux parties, « Chez Arabelle » et « Chez le docteur », relatant une scène de la vie parisienne, le lendemain d’une soirée de bal à laquelle a participé Arabelle. Lorsque l’auteur place le décor en amont de la seconde scène, « Chez le docteur », illustrant la discussion d’Arabelle avec d’autres patientes dans une salle d’attente avant qu’elle ne rejoigne le cabinet de consultation pour évoquer avec le médecin la folie de son chat, l’auteur s’épanche et dépeint un véritable tableau de genre romanesque, créant une rupture importante avec les échanges vifs et accélérés entre Arabelle et le docteur qui précèdent et succèdent la scène. CHEZ LE DOCTEUR I LE SALON D’ATTENTE
Ameublement chène et ébène, velours vert. Dans les cadres, fixées aux murs en plan incliné, des reproductions de tableaux à la gravure. Au fond, deux consoles sur lesquelles s’élèvent des plantes exotiques. Entre les consoles, un piano et ses accessoires. Au milieu de la salle, une grande table ovale couverte d’un tapis de velours vert à franges de soie. Sur la table, des livres de voyages illustrés, des keepsakes, des albums de photographies renfermant les célébrités des théâtres, des arts et des lettres. Des journaux et des brochures pêle-mêle. Sièges uniformes. Il est deux heures de l’après-midi. D’intervalle en intervalle, on entend le bruit d’une voiture, puis un coup de timbre. Un domestique en livrée noire prend les noms, les inscrit sur un registre, et entre dans le salon prévenir, par ordre d’arrivée, les personnes qui attendent leur tour. 130 JOLIET Charles, « Les mémoires d’une cocotte », in : Scènes et croquis de la vie parisienne, op. cit., p. 98-103, p. 98.
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Trois dames entrent ensemble et s’installent près de la haute croisée ouverte à deux battants et de plain-pied avec le parquet. On a vue sur un jardin ombreux, où les oiseaux jacassent autour d’un jet d’eau dont le panache d’écume s’élève presqu’à hauteur de la fenêtre. Entre ARABELLE seule. Elle va droit au groupe et s’assied en échangeant quelques paroles à voix basse. On entend de petits rires étouffés. Papotages131.
La mise en place du décor se donne comme un morceau de Pieter de Hooch. Hautement narrativisé, tout en livrant pêle-mêle les éléments qui composent le tableau, il déborde en donnant l’illusion d’un récit. Le lecteur est alors abruptement surpris par l’entrée d’Arabelle dans la salle d’attente, qui rompt avec la rêverie qui précède – « on a vue sur un jardin ombreux, où les oiseaux jacassent autour d’un jet d’eau dont le panache d’écume s’élève presqu’à la hauteur de la fenêtre » –, et réveillé par l’interjection d’une femme assise à côté d’Arabelle – « comment vous portez-vous ? »132 De la même manière, et de façon plus évidente encore peut-être, les nombreuses Scènes de la vie de Théodore de Banville, éditées chez Charpentier dans les années quatre-vingts, se situent elles aussi à mi-chemin entre une écriture centrifuge et centripète, dans la mesure où la prose n’est heurtée qu’avec une certaine modération. À l’exception de quelques passages dans lesquels les dialogues hachés saturent de façon éparse la page blanche, l’encre noire rassasie le feuillet d’un bloc sombre. C’est toutefois cette indécision qui rend compte le mieux de l’articulation – ou de la désarticulation – entre la saisie sur le vif d’un moment qui passe, en témoignent les lignes qui ouvrent Esquisses parisiennes (1859), un recueil qui se compose, pour mémoire, d’une série de scénettes, sorte de portraits parisiens (« La maîtresse qui n’a pas d’âge », « La femme de treize ans », « La jeune fille honnête » ou encore « L’actrice en ménage »133) : O ! Muses modernes, vous dont les chapeaux tout petits sont des merveilles de caprice et dont les robes effrénées semblent vouloir engloutir l’univers sous des flots d’étoffes de soie aux mille couleurs, inspirez-moi ! soyez mes soleils, grappes, agrafes et nœuds de diamants ! Parfums de la poudre de fleur de riz à l’iris et du savon verttendre au suc de laitue, donnez à cette œuvre une actualité agaçante ! 131 JOLIET Charles, « Le médecin des dames », in : Le Médecin des dames : scènes parisiennes, op. cit., p. 3-28, p. 19. 132 Ibid., p. 19-20. 133 Voir « Un collecteur de scènes : Banville » au chapitre VI « Mise en livre ».
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Car je veux crayonner à la sanguine quelques Parisiennes, vivantes à l’heure même où je fume la cigarette que voici, aujourd’hui samedi 26 mai 1855 !134
Si Banville « crayonne à la sanguine », c’est toujours dans le flux d’une « actualité agaçante » qui n’est jamais tout à fait figée. À l’instar de la fumée de la cigarette que l’auteur a dans le coin de la bouche au moment de coucher sur le papier les parfums évanescents des muses modernes, l’écriture est sans cesse vaporeuse. Cependant, la prose de Banville s’épanche rarement, contrairement à celle des Scènes de la vie intime de Souvestre ou à celle des « Mémoires d’une cocotte » de Joliet, et défend davantage « un art de la réduction »135. Ses récits se donnent comme des aperçus ou des ébauches de roman, dont le second chapitre des « Parisiennes de Paris », intitulé « La bonne des grandes occasions », cristallise un idéal poétique symptomatique d’une écriture centripète. Banville entame la partie sur le personnage de Thérèse, une jeune fille à la vie misérable qui trouve de l’argent sans en avoir136, en mettant un point d’honneur à rompre avec les conventions : « en général, j’ai l’amour de la typographie classique ; mais, spécialement pour ce chapitre, permettez-moi l’alinéa ! L’alinéa seul, à défaut du rythme, peut me fournir le lyrisme indispensable à ce couplet de la vie transcendante »137. Les aléas de la vie de Thérèse sont ainsi retranscrits par des alinéas qui en scandent les principaux événements. La narration, sans pour autant quitter son fonctionnement classique, est morcelée par des espaces blancs, fragmentant visuellement le quotidien chaotique de la jeune femme. Le procédé est par ailleurs poussé à son paroxysme dans le chapitre suivant, consacré à Émérance, une comédienne qui joue les ingénues au théâtre et commence à avoir un certain succès. Dans une lettre qui lui est adressée, l’interlocutrice lui rappelle les phrases décisives de la Physiologie du mariage de Balzac et lui suggère, dans la même veine, quelques axiomes qui viennent alors heurter le fil de la narration.
134 BANVILLE (DE) Théodore, Esquisses parisiennes : scènes de la vie, Paris, PouletMalassis et de Broise, 1859, p. 5. 135 BÉRAT-ESQUIER Fanny, « Banville et les genres parisiens : un art de l’esquisse », écrit et prononcé dans le cadre de la journée d’étude organisée par Barbara Bohac et Jessica Wilker, Création artistique et (in)achèvement, 1516 mai 2014, Université Charles de Gaulle-Lille III, p. 1-11. https://alithila.univ-lille3.fr/wp-content/uploads/2015/06/03_ Berat_v2.pdf. 136 BANVILLE (DE) Théodore, Esquisses parisiennes : scènes de la vie, op. cit., p. 2425. 137 Ibid., p. 17.
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L’alinéa, signe de césure sans toutefois affirmer la rupture, juxtapose les pensées et considérations de l’auteur de manière morcelée, mais qui, une fois réunies sur la page blanche, forment ce « mimodrame funambulesque »139 dont se défend Hébé Caristi dans le chapitre « La vieille funambule » des « Parisiennes de Paris ». Ce genre (théâtral) vise l’abstraction et la quintessence dans lesquelles le drame se déroule en principe « sans paroles, sans rien autre chose que ses gestes et ses attitudes ». Hébé, « poétique figure […,] avait [en effet] à elle seule, sans maîtres, sans précédents, sans inspiration autre que celle de son esprit exalté, créé tout un art, inouï, singulier, et parfois grandiose »140 : brut, morcelé, immédiat. La scansion s’apparente ainsi aux quelques maximes qui cadencent l’écriture de ces scènes parisiennes. « Ces phrases décisives comme le couteau de la guillotine »141 livrent, à la manière des gros titres d’un quotidien, des bribes de réflexion sur des études de cas ou sur un événement trivial, et invitent à réfléchir, derrière l’idéal du mimodrame, à un genre romanesque hybride et moderne : scénique. 138 139 140 141
Ibid., p. 35. Source : gallica.bnf.fr / BnF. Ibid., p. 134. Ibid. Ibid., p. 34.
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1. « LA POSTÉRITÉ FAIT L’EFFET D’UN MYTHE » « Assez ! assez ! de grâce, donnez-nous autre chose »1 se serait exclamé, on s’en souvient2, le critique Paul de Saint-Victor suite à l’engouement suscité par Grandville avec Scènes de la vie privée et publique des animaux pour ce type de production, au moment où le petit Théâtre des Déclassements-Comiques représente en 1854 le vaudeville Les Animaux de Grandville. Dans un article intitulé « Grandville vu par ses originaux » publié dans la revue illustrée Le Livre et l’image en 1898, John GrandCarteret explique : « c’est qu’on était alors saturé de cette perpétuelle comédie humaine sous forme d’animaux qui se jouait depuis nombre d’années »3. Si le sentiment de lassitude s’exprime en l’espèce pour le genre particulier des « scènes toujours calquées sur le même modèle », reproduisant des « animaux habillés jouant plus ou moins au singe savant »4, il traduit plus généralement une impression d’écœurement quant aux récits scéniques, esquissée dès le milieu du siècle et affirmée à la fin de ce dernier ; on se souvient à cet égard du discours formulé en 1894 par l’un des rédacteurs du Journal relatif au nombre croissant de recueils issus de la littérature de genre : celle-ci « commence à montrer la corde », écrit-il avant de conclure qu’il « faudra bientôt trouver mieux »5. La fin du XIXe siècle traduit en effet une certaine fatigue de la scène en littérature. Si ses expressions sont encore manifestes dans les années 1890, dans la presse notamment – on pense à la série « Les scènes de ménage » de Raphaël de La Grillière publiée dans La Caricature ou encore aux rubriques « Scènes de la vie réelle » et « Scènes de la vie cruelle » des 1 Cité par GRAND-CARTERET John, « Grandville vu par ses originaux », Le Livre et l’image : revue documentaire illustrée mensuelle, tome 1, mars-juillet 1893, p. 288-296, p. 292 et par KAENEL Philippe, Le Métier d’illustrateur (1830-1880), Genève, Librairie Droz, 2005, p. 314 ; SAINT-VICTOR (DE) Paul, « Revue dramatique », commentaire sur Les Animaux de Grandville de Guénée, Jalais et Flan, Le Pays : journal de l’Empire, 18 septembre 1854, p. 1-2. 2 Voir « Répétition : le cas des scènes de la vie des animaux (Grandville) » au chapitre V « Un genre de travers ». 3 GRAND-CARTERET John, « Grandville vu par ses originaux », art. cité, p. 292. 4 Ibid., p. 293. 5 « Acte de naissance. Bonnes nouvelles » (signé L’officier de l’État-civil), Le Journal, année 3, n° 7063, septembre 1894, p. 1.
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Annales politiques et littéraires –, une rupture assez nette s’observe néanmoins au début du siècle suivant. À la suite de quelques titres résiduels encore proposés entre 1900 et 1910, les romans scéniques s’amenuisent considérablement à partir de 1920. À tout le moins, l’intitulé « scènes de » n’est plus utilisé de manière symptomatique pour qualifier, sur les couvertures des livres, un récit de la vie quotidienne, qui, lui, continue bien sûr d’être exploité par les écrivains. Cependant, alors que la naissance de la scène en littérature se date aisément, son déclin est quant à lui davantage dilué dans le temps. Si la formule persiste, ses usages ne sont donc plus systématiques. On garde l’intitulé, afin d’évoquer les scènes de la vie du Christ d’un film ou encore les scènes de la vie rurale d’un ensemble photographique, mais la généricité de l’étiquette se perd, en témoigne le nombre décroissant de romans et de recueils édités sous l’égide du titre. Si les scènes « géographiques » – exotiques, de voyages ou historiques – sont encore prisées (Scènes de la vie bretonne : ma cousine Hoëlle (1908) de Denys O’Bryan, Lilla : scènes de la vie corse (1912) de J.-B. Natali, Le Sang bleu : scènes de la vie hongroise (1914) de Noël Bangor, Scènes de la vie marocaine (1914) de Charles Guyon, Agathe : scènes de la vie normande (1924) d’Albert Autin, Scènes de la vie rochelaise aux débuts de la Révolution (1924) de Léonce Grasilier), les scènes de la vie quotidienne sont en revanche plus discrètes. Aux côtés de quelques nouvelles parutions, ce sont surtout, et presque exclusivement, les rééditions de Balzac ou de Murger qui occupent l’espace chez les libraires au début du XXe siècle. Par ailleurs, la critique présente régulièrement les romans scéniques récemment édités sous l’autorité des anciens seulement, à la fois pour légitimer un genre et pour en signifier son actuelle désuétude, ou sa laborieuse succession. Au moment de commenter Scènes de la vie de Montmartre (1919) de Francis Carco, le journaliste de La Lanterne Louis Chadourme ouvre son propos avec une citation de Murger, avant de justifier : « je n’hésite pas à rapprocher le nom de Francis Carco de celui d’Henri Murger et les Scènes de la vie de Montmartre des Scènes de la vie de bohème, ce livre fameux et charmant dont la foule ne connaît plus qu’un épisode sentimental édulcoré au sirop des mélodies pucciniennes »6. Dans la même perspective, un rédacteur du Figaro insiste à l’occasion de la parution de Scènes de la vie difficile (1922) d’Alfred Capus sur le clivage 6 CHADOURME Louis, « Hommes et livres d’aujourd’hui », commentaire sur Scènes de la vie de Montmartre de Francis Carco, La Lanterne, n° 15222, 28 mars 1919, p. 2.
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qui sépare les deux siècles : « les Scènes de la vie difficile ne sont pas des Scènes de la vie de bohème. Aux années où le roman prend son cadre, l’impécuniosité avait moins de pittoresque qu’au temps de Murger, […] mais aussi moins d’illusion, de vanité et d’amertume »7. Si les raisons du déclin sont multiples, deux peuvent néanmoins être mises en évidence. D’abord, la gloire des scénettes telles que publiées dans la presse s’amoindrit au début du XXe siècle. Et si la scène s’est certes émancipée du journal au cours de ses différentes manifestations, elle n’a toutefois jamais cessé de dialoguer avec le périodique, mettant ainsi au jour un point de rupture causal. Dans son analyse des mécanismes de la presse et plus spécifiquement de ses principes de division, intitulée « Les Échos dans le journalisme », le rédacteur du Figaro Émilie Berr explique que l’aspect grivois de la rubrique des Échos, « ouverte aux racontars, aux cancans, aux bavardages, au potin universel »8, change de ton, puisqu’elle troque l’anecdote pour l’information. En outre, la vie parisienne a subi des altérations conséquentes depuis les années cinquante : « le Boulevard n’existe plus ! les cafés où l’on cause sont remplacés par des brasseries où l’on passe en courant ; la vie de fièvre que nous menons est peu propice aux bavardages ; et les nouvelles à la machine ont remplacé les nouvelles à la main… »9, précise-t-il encore. Enfin, les lieux de sociabilité à même de fournir, mais aussi de légitimer, la transcription sur le vif de bribes de conversation, à l’instar des cafés ou des trottoirs, sont désormais jaugés d’un mauvais œil, ridiculisant un politicien ou cocufiant un voisin. « Un hasard fait de nous, le lendemain, le voisin de table d’une dame qui nous boude, ou nous demande grâce », rapporte non sans humour Émile Berr : « “Ah ! monsieur, que vous avez été injuste pour mon mari !” Et on est très ennuyé… surtout si la femme est charmante… »10. Alain Vaillant rappelle dans cette perspective que le contexte communicationnel a évolué de manière abrupte sous la Troisième République, car « l’instauration d’une vraie démocratie et, par la loi de 1881, la libéralisation presque totale du régime de la presse recentrent le journal vers sa mission fondamentale depuis la Révolution française, l’information et 7 « À travers les revues. Alfred Capus », commentaire sur Scènes de la vie difficile d’Alfred Capus, Le Figaro, n° 320, 16 novembre 1922, p. 4. 8 BERR Émile, « Les Échos dans le journalisme », Le Figaro : supplément littéraire, 23 janvier 1909, p. 2-3, p. 3. 9 Ibid. 10 Ibid.
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le débat politique »11. Dès lors, la pratique des Échos – qui a tant nourri la pratique de scène – n’a pas disparu, mais elle s’est dissoute dans de multiples rubriques, à défaut d’en alimenter une seule qui canalise les bavardages. De plus, si la forme caricaturale propre aux scènes publiées dans la presse au XIXe siècle persiste encore, c’est dans un contraste plus net avec le contenu informatif susmentionné, alors que les deux tendaient plus tôt à se confondre. Les scénettes de la vie quotidienne laissent place à des motifs comiques spécifiques, comme la blague ou les fake-news ; « infox » en français. Si « ce rire est celui de la blague qui naît au dixneuvième siècle », explique Jean-Didier Wagneur dans un article consacré aux microformes médiatiques et à leur évolution, il dépasse néanmoins « ce seul cadre pour révéler aussi une non-adhésion aux nouveaux mirages de la presse et de la publicité », la « fausse information [étant] devenue un genre en soi comique »12. Ensuite, le sujet même des petites scènes de genre semble interdire tout accès à la postérité ; ou plutôt ce dernier paraît incompatible avec tout principe de pérennité. Qui, par ailleurs, connaît encore les œuvres de Philibert Audebrand, Charles Joliet, Émile Souvestre ou Paul Meurice ? Le commun, le banal, l’anecdotique, s’il trouve un terrain fécond dans le journal ou le recueil, induit une modalité de lecture nécessairement éphémère, tant par son objet que par ses référents. Les codes ayant changé, les embrayeurs du comique perdent de leurs effets. Quant aux romans scéniques moraux ou sociologiques, ils s’oublient tant l’effort de style y est absent, à l’instar des textes de Souvestre. Partant, le genre vieillit aussi vite qu’il est né, constate Ernest Seillière dans un article de 1926 consacré à la déviation esthétique après 1830 : « Contes philosophiques ou Scènes de la vie privée, toutes ces inventions qui n’ont guère plus d’un an sur les épaules (le 15 avril 1832) semblent déjà singulièrement vieillies »13. Bien que le genre ait connu un succès considérable durant le siècle, la majorité de ses productions étaient vouées à disparaître avant même leur éclosion, un constat, on s’en souvient, émis par Adolphe de Lescure dans son analyse de 1874 sur la littérature de genre et dont la formule traduit 11 VAILLANT Alain, « De la littérature médiatique », Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 6 « Postures journalistiques et littéraires », sous la direction de Laurence Van Nuijs, mai 2011, p. 21-33, p. 31. 12 WAGNEUR Jean-Didier, « Les microformes médiatiques du rire », in : L’Empire du rire, éd. Letourneux M., Vaillant A., Paris, éd. du CNRS, 2021, p. 799-816, p. 812. 13 SEILLIÈRE Ernest, « Gustave Planche et la déviation morale du romantisme après 1830 » (séance des 7 et 21 août et 25 septembre 1926), Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, année 87, 1927, p. 161-281, p. 219.
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parfaitement le phénomène : « la vogue d’aujourd’hui suffit à beaucoup, très peu pensent au lendemain, et la postérité fait l’effet d’un mythe »14. S’il est assez évident que la frénésie du titre – et du genre – décline à la fin du XIXe siècle, il n’en reste pas moins que la pratique scénique perdure à certains égards, reconfigurée et remodelée au siècle suivant dans d’autres supports et dans d’autres esthétiques. Lescure mentionne d’ailleurs la possibilité d’une seconde vie pour ces portraits de la vie quotidienne, en évoquant le volume d’Émile de Najac intitulé Madame est servie (1873) : Voici encore des scènes de mœurs et des tableaux de genre, signés d’un homme d’esprit, savant et raffiné dans l’art du bien vivre, dont l’observation égratigne plus qu’elle ne pique, dont les dialogues attestent une main experte aux jeux du théâtre, et un écrivain qui sait parler légèrement des choses légères. Le livre appartient à ce genre très en vogue, il y a quelque vingt ans, démodé aujourd’hui, mais élargi, ranimé, revivifié […]15.
Composé d’une série d’études sur la vie mondaine et l’art de causer, structurant en mosaïque l’ouvrage à l’image des recueils scéniques, l’intitulé « scènes de » s’absente pourtant, comme s’il fallait marquer une rupture avec le réalisme du XIXe siècle, dont Balzac fait souvent office de représentant ; sans scènes, pas de filiation. Le champ est alors propice aux « nouveautés », on pense aux études de mœurs graciles, comme celles proposées par Najac justement, ou encore aux études psychologiques qui feront les beaux jours des années 1890, dans la veine des romans et nouvelles (Croquis londoniens, 1891, Une idylle tragique : mœurs cosmopolites, 1896, Drames de famille, 1900, Un divorce, 1904, Conflits intimes, 1925) d’une part et des essais (Essais de psychologie contemporaine, 1883, Études et portraits, 1891, Physiologie de l’amour moderne, 1891) d’autre part de Paul Bourget. Par conséquent, ce chapitre épilogue a pour but de succinctement relever les suites possibles de la scène au début du siècle suivant, afin de souligner, derrière le caractère inédit souvent proclamé des nouveaux procédés, un certain principe de reconduction ; la présente étude ayant par ailleurs montré que si la scène revêt au XIXe siècle une fonction générique, elle est avant tout un support idéal à la représentation moderne 14
LESCURE (DE) Adolphe, « La littérature de genre », La Presse, 2 avril 1874, p. 1-2,
p. 1. 15
Ibid., p. 2.
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d’une réalité, en général triviale. Autrement dit, alors que le genre scénique à proprement parler disparaît, sa plasticité persiste. Bien que les perspectives soient nombreuses, deux peuvent toutefois être retenues dans la mesure où elles se situent au moment charnière de la transition entre les deux siècles et partagent avec la scène des mécanismes analogues : l’image séquencée d’abord, dans la bande dessinée et le cinéma, et l’esthétique cubiste ensuite, exploitée par la littérature moderniste des années 1920, deux réflexions menées sur la base d’études de cas, avec Louis Feuillade et Apollinaire. Sans revenir sur des modalités déjà évoquées, à l’instar de la caricature ou du tableau vivant, et sans refaire l’histoire de ces pratiques en les calquant sur celle de la scène – les enjeux sociohistoriques étant trop distincts –, il s’agit d’ouvrir des pistes de réflexion dans le dessein de révéler les intérêts poétiques de la scène pour d’autres esthétiques. 2. L’IMAGE SÉQUENCÉE : FEUILLADE)
DE LA BANDE DESSINÉE AU CINÉMA
(AUBERT,
« Plus tard, il se pourrait que tous ces morceaux fissent une mosaïque »16, écrit Balzac dans la préface de La Femme supérieure en 1838 au sujet de la publication compartimentée de ses textes, rappelant dans le même temps l’une des caractéristiques essentielles de la scène : son fractionnement. Empruntant le mot à l’auteur de La Comédie humaine, Marie-Ève Thérenty (Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman, 2003) et Jeannine Guichardet (Balzac-mosaïque, 2007) analysent les mécanismes du « roman-mosaïque » dont le fragment est le moteur et le « principe [même] d’écriture »17, un procédé mis en avant durant cette étude à travers le dialogue entre la presse et le recueil d’une part et le lexique scénique d’autre part (mélange, mosaïque, panorama, album, compilation, échantillon). Assembler, tâtonner, bricoler traduisent ainsi les gestes d’une création particulière qui s’élabore dans une nécessaire rupture ; au jour le jour, à l’image du volume d’Alexandre Boniface intitulé Une lecture par jour : mosaïque littéraire (1836).
16 BALZAC (DE) Honoré, « Préface » (5 septembre 1838), in : La Femme supérieure, Paris, Werdet, 1838, p. V-LVIII, p. XVIII. 17 THÉRENTY Marie-Ève, Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman (1829-1836), Paris, H. Champion, 2003, p. 596.
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Plus largement, cette poétique de la forme brisée institue un canevas susceptible d’intéresser d’autres pratiques, à commencer par celle de la bande dessinée. Et pour cause, « il n’y a rien qui soit d’un seul bloc dans ce monde, tout y est mosaïque »18, affirmait encore Balzac. Ses origines sont aussi variées que controversées : du manga japonais aux comics américains, des récits illustrés dans la presse française au livre d’images en Europe, « il n’y a pas une, mais [bien] des histoires de la bande dessinée »19, écrit Éric Dacheux dans « Les histoires possibles de la BD » (2009). Sans pour autant en retracer le parcours complexe, il s’agit ici de souligner la parenté entre le fonctionnement de la scène au XIXe siècle et l’émergence, dans les mêmes années, de la bande dessinée. Valérie Stiénon rappelle : « si c’est en Suisse avec Töpffer que sont lancés, en 1839, les débuts de la bande dessinée, la France n’est pas en reste, comme en témoigne la série des Miroirs comiques d’Aubert en 1841 »20 et qui regroupe sous ce titre seize volumes. Beau-frère de Charles Philipon, fondateur des journaux satiriques La Caricature et Le Charivari, l’éditeur Aubert entame la publication d’un ensemble que l’on inscrit rapidement dans le genre de Töpffer21, composé de plaquettes comme Miroir du bureaucrate, Miroir du calicot, Miroir de l’étudiant de première année, Miroir de l’étudiant en vacances, Miroir du lovelace ou encore Miroir du dandy. Amédée de Noé, plus connu sous le nom de Cham, participe à la série aux côtés de Quillenbois, pseudonyme de Charles-Marie de Sarcus qui doit son nom cocasse aux béquilles qui l’accompagnent. Jouxtant le texte et l’image, les différents volumes sont à chaque fois structurés par une succession d’illustrations en bas de laquelle un paragraphe, voire une seule phrase, explicite la représentation, initiant un mode de lecture synthétique, dans la veine des œuvres de Paul de Kock précédemment étudiées et par ailleurs régulièrement citées dans les Miroirs comiques.
BALZAC (DE) Honoré, « Préface » (février 1839), in : Une fille d’Ève : scène de la vie privée, Paris, H. Souverain, 1839, tome 1, p. 3-41, p. 17. 19 DACHEUX Éric, « Les histoires possibles de la BD », Hermès : la revue, février 2009, n° 54, p. 41-42, p. 41. 20 STIÉNON Valérie, La Littérature des physiologies : sociopoétique d’un genre panoramique (1840-1845), Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 9. 21 GRAND-CARTERET John, Les Mœurs et la caricature en France, Paris, Librairie illustrée, 1888, p. 628. 18
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Chacun de ces petits « album[s] de poche à 50 centimes »23 répond à une demande de divertissement toujours plus prégnante, précise en 1843 l’annonce dans Le Charivari des publications artistiques d’Aubert : « la mode de porter des albums à la campagne pour amuser ses hôtes pendant les jours de pluie et pour occuper agréablement les personnes qui ne chassent pas ou ne jouent pas est une mode contre laquelle personne ne se récrie, car tout le monde en profite »24. Pour ce motif, les critiques saluent en premier lieu le format – matériel et commercial – d’un tel objet : Le goût des images est devenu si général que les éditeurs ont reconnu la nécessité de faire des albums pour les plus petites fortunes ; c’est de cette idée que sont nés les Miroirs comiques publiés par MM. Aubert et Cie. Mais comme ces croquades en miniature sont fort divertissantes, elles sont devenues l’amusement des riches aussi bien que de ceux pour qui elles ont été faites. Telle est sans doute l’explication de leur vogue prodigieuse25. 22 NOÉ (DE) Amédée (dit Cham), Physiologies. Miroir du calicot, de l’étudiant de première année, du collégien, du dandy, s.l. (Aubert), n.d. (vers 1841), extraits du Miroir de l’étudiant de première année : « Il s’efforce de prononcer couramment le mot déocokensiechicokolokendard » ; « Il va au Luxembourg étudier son examen… dans un roman de Paul de Kock ». Source : CCØ BnF. 23 Annonce des « publications artistiques » d’Aubert, Musée ou Magasin comique de Philipon, Paris, Aubert, 1843, p. 360. 24 Ibid. 25 « Les Miroirs comiques », commentaire sur la série des albums de poche publiée par Aubert Miroirs comiques, Le Charivari, n° 111, 21 avril 1843, p. 4.
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Le choix des mots est révélateur. Afin de caractériser les planches qui se lisent autant qu’elles se regardent – se distinguant ainsi du simple livre illustré –, la critique parle de « croquades », autrement dit privilégie un terme susceptible de traduire à la fois une temporalité (le récit s’esquisse et ses péripéties s’enchaînent dans la hâte) et une spatialité (le texte et l’image se donnent dans un espace nécessairement restreint). À ce titre, le terme « miniature » est retenu pour définir ces morceaux de divertissement. En raison d’une dépendance entre le texte et l’image – entre le sémantique et l’esthétique26 –, le mécanisme de la bande dessinée est considéré parfois comme un « cahier de mise en scène »27, explique Eleni Mouratidou à la suite de Patrice Pavis28. À l’occasion d’un arrêt sur image, elle structure une représentation, précisant le décor, les gestes, les paroles. Partant, elle emprunte pour beaucoup au fonctionnement de la scène, tant dans son acception picturale que théâtrale : le cadre. La bande dessinée réduit (miniature) en effet la représentation à un espace confiné et délimité par des bords visibles, exagérant un principe de monstration. Spatialement matérialisée, la scène jouit ainsi d’une forte autonomie. Ce qui caractérise par conséquent la bande dessinée, ce n’est pas seulement l’image à proprement parler, c’est la répartition – et plus encore la répétition – « d’un ensemble d’images distinctes (séparées par des cadres blancs) sur une même planche afin de mieux raconter une histoire »29, ordonnant une succession de scènes au sein desquelles est représenté un épisode. Il faut mentionner que le procédé entretient également des affinités avec le roman-photo. Bien que sa « réception critique et publique » se distingue de la bande dessinée – le premier accueille favorablement, sans s’y restreindre toutefois, des objets précis, comme le récit sentimental, alors que la seconde « constitue un média à part entière [et] aux usages des plus variés »30 –, les deux pratiques partagent une poétique analogue à celle de la scène. Comme elle, le roman-photo est voué « à une forme de quotidienneté » et « guetté par une certaine monotonie, une 26 MOURATIDOU Eleni, « D’une scène à l’autre. Matérialités et théâtralités de la bande dessinée », Communication et langages, n° 167, janvier 2011, p. 41-52, p. 43. 27 Ibid., p. 41. 28 PAVIS Patrice, Problèmes de sémiologie théâtrale, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 1976, p. 35. 29 DACHEUX Éric, « Les histoires possibles de la BD », art. cité, p. 41. 30 PEETERS Benoît, « Le roman-photo : un impossible renouveau ? », in : Le Romanphoto, éd. BAETENS J., GONZALEZ A., actes du colloque de Calaceite du 21-28 août 1993, Amsterdam, Rodopi, 1996, p. 15-23, p. 15-16.
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tendance au minimalisme accentuée par le nombre généralement restreint de personnes, l’absence presque totale d’éléments spectaculaires »31, précise Benoît Peeters. Dans ses nombreux travaux32, qui ont su réhabiliter le genre en révélant, derrière les clichés tenaces et pessimistes33, ses enjeux socio-esthétiques, Jan Baetens confirme la banalité inhérente au romanphoto : non seulement les sujets sont triviaux, entretenant « systématiquement la même esthétique surannée »34, mais l’ouvrage se consomme bien plus qu’il ne se lit35 ; un phénomène qui explique sans doute l’absence de postérité. En outre, les deux modalités partagent un point commun non négligeable, puisqu’elles expérimentent une forme – et des supports – hybride, plastique et polymorphe. Si la photolittérature a connu ses premières manifestations à la fin du XIXe siècle – on pense, aux côtés des albums de photographies, à l’image du « roman sans texte »36 Rêves d’amour : scènes de la vie réelle (1897), à certains ouvrages illustrés par des photographies, comme Bêtes roses (1899) de Catulle Mendès, Frida (1899) d’André Theuriet, L’Heure bleue (1899) de Pierre Guédy ou encore Mon roman au Niger (1902) d’Henry Niellé –, il faut attendre la fin des années 1940 pour voir émerger, de manière distincte du ciné-roman par exemple, le roman-photo moderne. Ce dernier connaît plusieurs formes et plusieurs registres. Quelquefois, il agence récit et séquences imagées, narratives ou non37, en abandonnant l’instantané propre au cliché « pour s’ouvrir à la fiction et à la mise en scène »38. Alors que certains livres saturent les pages de morceaux textuels et visuels, d’autres, muets, n’accueillent en revanche que des clichés photographiques. De plus, l’un peut se réclamer d’une volonté artistique, quand l’autre se défend d’une démarche exclusivement populaire. Dans les deux cas de figure néanmoins, il façonne une histoire de manière séquencée, morceau par morceau, scène par scène. 31
Ibid., p. 21. On pense notamment à BAETENS Jan, Du roman-photo, Paris, Les impressions nouvelles, 1994. 33 Ibid., p.8. 34 BAETENS Jan, « Du roman-photo aux romans-photos », Textimage : revue d’étude du dialogue texte-image, varia 3, 2013, p. 1-16, p. 1. https://www.revue-textimage.com/07_ varia_3/baetens.pdf. 35 BAETENS Jan, « Le roman-photo in situ », in : Le Roman-photo, op. cit., p. 36-40, p. 36. 36 Annonce de Rêves d’amour : scènes de la vie réelle, d’après les clichés photographiques de Marcel de Tréhervé, La Dépêche : journal de la démocratie (Toulouse), n° 10701, 3 décembre 1897, p. 4. 37 BAETENS Jan, « Du roman-photo aux romans-photos », art. cité, p. 4. 38 Ibid. 32
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Il ressort alors des similitudes évidentes avec le fonctionnement de la scène d’une part et avec le vocabulaire qui sert à la caractériser d’autre part. Plusieurs récits scéniques publiés dans la presse engagent en effet une composition identique, imposant encore en tête l’étiquette « scènes de ». À la suite de « Scènes de la vie d’aspirant : menues corvées », signées Gino dans La Caricature le 8 juin 1889 et étudiées dans le cadre d’une culture visuelle mise en place dans l’espace du journal40, paraissent l’année suivante dans le même périodique « Scènes de la vie d’aspirant : fraîchement éclos », réitérant un modèle mosaïque juxtaposant le texte et la vignette ; le son et l’image. De son côté, La Revue comique édite en 1848 une « Arlequinade » de la main de Charles-Marie de Sarcus, signée Quillenbois, qui raconte en trois séquences imagées « Scènes diplomatiques », « Scènes politiques » et « Scènes artistiques ». En raison de sa nature, la scène exploite une fragmentation du récit à même de contourner les longueurs du roman, en réduisant au fait même un épisode narratif en « positions décomposées »41, à l’image, encore, de cette série d’estampes 39
« À l’aube de l’amour », Nous Deux, n° 182, 1950. Voir « Processus de contamination » au chapitre V « Un genre de travers ». 41 ALBER HÉGÉ A., Le Grand manuel de projection : guide de l’amateur, Paris, E. Mazo, 1897, p. 68. 40
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satiriques publiées chez Pellerin en 1859 et intitulées « Scènes parisiennes », poursuivant et confirmant un principe tautologique entre la scène et la vignette de bande dessinée, comme si la seconde ne pouvait exister sans la première.
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42 « Scènes de la vie d’aspirant : fraîchement éclos » (signé Gino), La Caricature, n° 530, 22 février 1890, p. 61. Source : gallica.bnf.fr / BnF.
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43 « Paris le soir : scènes parisiennes » (estampe), in : Images d’Épinal de la Maison Pellerin, Imagerie Pellerin, 1859, tome 6, gravure sur bois en couleurs, 40 × 31 cm. Source : gallica.bnf.fr / BnF.
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Si ce type de scènes s’amenuisent dans le journal après le XIXe siècle, ses mécanismes perdurent dans l’espace du livre. Il n’est pas surprenant de lire sur quelques couvertures de bande dessinée le fameux intitulé, comme Scènes de la vie de banlieue (1977) de Philippe Caza ou encore Scènes de ménages de Jif et de Miller (2011-2017). L’origine de cette dernière est particulière, puisqu’elle est issue de l’écran, révélant une autre expression de la scène. Il s’agit d’une série télévisée humoristique diffusée sur la chaîne M6 depuis 2009 représentant « sous la forme de très courtes saynètes [des] couples récurrents »44 et dont le succès (3,9 millions de téléspectateurs45) traduit un engouement pour le genre. Dans la veine des séries-sketches, comme Bref, les situations banales du quotidien font l’objet d’une typologisation comique ; à la manière des caricatures, elles suscitent le rire en exagérant les traits physiologiques d’un type ou d’un contexte. De manière plus générale, cette filiation met en évidence un rapport étroit entre la scène et le cinéma, dont les débuts marquent la fin du XIXe siècle, ouvrant une voie à une pratique scénique qui s’essouffle en littérature. La locution figée « scènes de » est en effet reconduite dans plusieurs films : Sa Majesté le chauffeur de taxi : scène de la vie parisienne (Clément Vautel, 1919), Scènes de ménage (André Berthomieu, 1954), Scènes de chasse en Bavière (Peter Gleischmann, 1968), Scènes de la vie conjugale (Ingmar Bergman, 1975). La série cinématographique n’est quant à elle pas en reste, on pense à Scènes de la vie réelle (Scenes of True Life) diffusée aux États-Unis à partir de 1908 et produite par Vitagraph d’une part et à Scènes de la vie cruelle d’autre part, réalisée par René Leprince et Ferdinand Zecca chez Pathé en 1912 en réponse, et en concurrence, à Scènes de la vie réelle (La Vie telle qu’elle est) de Louis Feuillade diffusée durant les mêmes années (1911-1913) chez Gaumont, dont le titre se calque sur l’intitulé de la série lancée par Vitagraph trois ans plus tôt ; on note entre parenthèses, encore une fois, le principe de circularité inhérent à la scène. Dans ces différents cas, non seulement un titre est réactivé – les étiquettes « scènes de la vie réelle » et « scènes de la vie cruelle » se fondent sur celles de la rubrique des Annales politiques et littéraires de la fin du XIXe siècle –, mais un procédé est également reproduit, en fragmentant des épisodes de la vie quotidienne selon 44 MASCLET Olivier, « La télévision comme danger moral », in : L’Invité permanent : la réception de la télévision dans les familles populaires, Malakoff, A. Colin, 2018, p. 226-243, p. 232. 45 CHAMPION (DE) Rémy, DANARD Benoît, « Les programme de stock », in : Les Programmes audiovisuels, Paris, La Découverte, 2014, p. 72-86, p. 74.
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la mode du feuilleton ; un procédé caractéristique du cinéma des premiers temps quoique qualifié a posteriori par la critique d’« anti-cinématographique », tant la succession d’images est heurtée46. Il n’est par conséquent pas inintéressant de constater que si la littérature du XXe siècle évite tant que possible la reprise d’un intitulé consacré par celle-ci au siècle précédent, les supports qui l’expérimentent pour la première fois en répètent quant à eux le titre, insufflant l’effet d’une nouveauté. Lorsque Louis Feuillade présente sa série filmographique faite de mélodrames contemporains dans Ciné-journal le 22 avril 1911, il explique entreprendre pour ce cycle cinématographique réalisé entre 1911 et 1913 une véritable étude de mœurs réaliste47 et inédite constituée de « tranches de vie » : « Les scènes de la Vie telle qu’elle est ne ressemblent à rien de ce qui a été fait jusqu’ici par les différents éditeurs du monde. Elles sont un essai de réalisme transporté pour la première fois sur l’écran comme le furent, il y a des années dans la littérature, le théâtre et les arts »48. Le premier film de la série scénique de Feuillade, Le Chef-lieu de canton, est par ailleurs sous-titré « Étude de la vie de province », instituant une filiation aux « peinture[s] de mœurs balzaciennes »49. Plus encore, le choix de l’étiquette a l’avantage de mettre en évidence l’héritage d’un titre tout en en reconfigurant le contenu. La trivialité y est exacerbée, un phénomène que l’on observe également dans le domaine de la radio, par exemple. Pierre Descaves explique dans un article traitant du reportage la nécessité d’affirmer, pour faire exister ce média, la banalité propre aux scènes, dont il accentue le prosaïsme : « le radio-reportage doit forcément élargir son cadre ; il ne sera véritablement au point, selon nous, que s’il devient comme une consécration des scènes plates de l’existence […]. Scènes de la vie familière, scènes de la vie quotidienne, tel doit être le programme de demain de nos radios-reporters »50. Somme toute, si Feuillade décentre le projet strictement balzacien, il s’inscrit néanmoins dans une 46 Dans la présentation du coffret Le Cinéma premier (1897-1913) édité en 2008 par Gaumont, le film Le Trust est décrit comme un « sujet particulièrement anti-cinématographique ». 47 AUDUREAU Annabel, Fantômas : un mythe moderne au croisement des arts, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 114. 48 FEUILLADE Louis, « Scènes de la vie telle qu’elle est », Ciné-journal, n° 139, 22 avril 1911, p. 19 ; cité par AUDUREAU Annabel, Fantômas : un mythe moderne au croisement des arts, op. cit., p. 114. 49 DOSI Francesca, Trajectoires balzaciennes dans le cinéma de Jacques Rivette, La Madeleine : LettMotif, 2013, p. 140. 50 DESCAVES Pierre, « Radio & phono. La difficulté vaincue », Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques : hebdomadaire d’information, de critique et de bibliographie, n° 462, 22 août 1931, p. 7.
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pratique plus globale de la scène, envisagée comme une reproduction séquencée d’épisodes de la vie de tous les jours, comme proposé dans la presse notamment. Le terme « tranches de vie » privilégié par Feuillade est donc significatif d’une expérimentation de la scène. Faisant écho à la formule de Champfleury pour caractériser Scènes de la vie de bohème de Murger – « il [Murger] découpait une aventure de sa vie comme on coupe une tranche de pâté »51 –, l’expression signe le creuset de la rencontre entre les deux pratiques. Cette interférence a dans cette perspective fait l’objet d’un certain nombre de réflexions. Dans « Chabrol et Balzac, l’œuvre comme mosaïque »52, paru dans le collectif dirigé par Chantal Massol Balzac contemporain (2018), Catherine Dousteyssier-Khoze montre que la structure éclatée de La Comédie humaine a influencé la conception cinématographique hétérogène de Claude Chabrol. Elle précise aussi la fortune du romancier à l’écran, citant la compilation d’adaptations établie par Anne-Marie Baron Filmographie de Balzac (2005)53. À la lumière d’une histoire de la scène, les enjeux d’une reconduction de cette dernière à l’écran mettent plus généralement en évidence ses différents usages quant aux façons de dire le réel. Des entreprises sociologiques aux physiologies, de la caricature à l’exemplum, la scène est remodelée par un autre réalisme durant le XXe siècle, façonné, entre autres, par l’émergence de nouvelles technologies et par les événements socio-historiques qui l’ont marqué. 3. CUBISME LITTÉRAIRE (SALMON, APOLLINAIRE) Dans son article « Créer des “personnages réels et non réalistes”. Du modernisme au Nouveau Roman » (2020), dans lequel il montre que les écrivains modernistes (Max Jacob, Jean Cocteau ou encore Paul Morand) subvertissent l’étiquette « réalisme » dès lors que celle-ci, associée au nom de Balzac, en devient embarrassante54, Émilien Sermier rappelle que 51 CHAMPFLEURY, Contes de printemps : les aventures de Mademoiselle Mariette, Paris, V. Lecou, 1853, p. 65. 52 DOUSTEYSSIER-KHOZE Catherine, « Chabrol et Balzac, l’œuvre comme mosaïque », in : Balzac contemporain, éd. MASSOL Ch., Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 187-200. 53 BARON Anne-Marie, ROMER Jean-Claude, « Filmographies de Balzac », L’Année balzacienne, n° 6, janvier 2005, p. 395-409. 54 SERMIER Émilien, « Créer des “personnages réels et non réalistes”. Du modernisme au Nouveau Roman », in : Réalisme, réalismes : études pour une approche interdisciplinaire, éd. BORLOZ S.-V., DUFOUR Ch., RONCACCIA A., Florence, Franco Cesati, 2020, p. 31-42, p. 31.
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le premier roman de Cocteau porte un titre révélateur d’une volonté de rompre avec le siècle précédent : Le Grand écart (1923). Si l’entreprise de dissociation porte notamment sur la (dé)construction des personnages – « à l’encontre d’un Balzac qui opère un travail de synthèse en typifiant au nom d’un discours social, les modernistes travaillent à démultiplier un même individu en facettes contradictoires »55 –, elle s’attarde également sur la structure de la diégèse ; aux épanchements du roman socio-réaliste, on préfère la discontinuité du recueil ou la brièveté de la nouvelle. Par conséquent, le réel ne se mesure plus au travers d’une représentation analytique du monde, mais par le biais d’une hétérogénéité et d’une juxtaposition de voix, de gestes et de paroles, mis en scènes dans leur nécessaire discordance56. Si le souhait de s’affranchir du grand roman tel qu’un Balzac ou un Zola ont su le façonner démontre bien un imaginaire romanesque légué par le XIXe siècle, force est toutefois de constater que la modernité revendiquée par les écrivains des années 1920 partage des similitudes troublantes avec la production scénique étudiée durant ce travail. Marginale, imprécise, parfois décriée et souvent oubliée, il n’en demeure pas moins qu’elle paraît, au prisme d’une histoire des formes poétiques, mettre en lumière un phénomène qui s’observe dans le cubisme littéraire, et plus généralement dans la littérature moderniste de cette période, en raison de l’approche fractionnée et souvent bigarrée de la réalité. Un siècle plus tard en effet, Henri Michaux, dans Chronique de l’aiguilleur (1922), fait état des changements littéraires et artistiques provoqués par les évolutions techniques ayant engendré des esthétiques nouvelles et qui rappellent certains traits de la scène, en particulier sa capacité à dire vite et de façon morcelée : « l’abréviation, la multiplication des sensations, émotions et représentations artistiques à l’époque moderne considérées comme fonction de la plus grande vitesse de déplacement de l’homme au XXe siècle »57, écrit Michaux. Ainsi, et sans pour autant confondre les genres, la présente mise en perspective veut souligner quelques analogies possibles, dans le but de montrer que, peut-être, la rupture annoncée par les écrivains du début du XXe siècle traduit davantage une posture moderniste qu’une véritable scission esthétique.
55
Ibid., p. 35. Ibid., p. 41. 57 MICHAUX Henri, « Chronique de l’aiguilleur », in : Œuvres complètes I, édition de Raymond Bellour avec la collaboration d’Ysé Tran, Paris, Gallimard, 1998, p. 9-15, p. 14. 56
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Selon Françoise Susini-Anastopoulos, la forme fragmentaire s’inscrit dans une triple crise, à partir de laquelle il est possible d’identifier la modernité : « crise de l’œuvre par caducité des notions d’achèvement et de complétude, crise de la totalité, perçue comme impossible et décrétée monstrueuse et enfin crise de la généricité, qui a permis au fragment de présenter, en s’écrivant en marge de la littérature »58. Revendiquant la rupture, « pour ne pas dire la blessure »59, le fragment prend en charge une écriture volontairement éclatée et brutalisée, rompant avec l’idéal du texte complet, achevé, uni. Cette poétique de la dispersion – à la fois esthétique et politique – rencontre un franc succès dans les années 1920 avec ce qu’on nomme le cubisme littéraire. Exacerbant les traits d’une œuvre défigurée, le courant perpétue à maints égards les mécanismes des recueils scéniques du XIXe siècle. Non seulement celui-ci poursuit une relation entre la peinture et la littérature, prolongeant a fortiori un dialogue entre la représentation picturale d’un sujet trivial (la nature morte, la scène de genre et le portrait étant régulièrement exploités par le cubisme, refusant majoritairement lui aussi, à la manière de la peinture de genre, les sujets historiques ou religieux) et sa mise en récit, mais il nourrit en outre une forme foncièrement décomposée, deux caractéristiques qui invitent à opérer quelques rapprochements. « À cette époque, les peintres et les écrivains, c’est pareil »60, écrit Blaise Cendrars à propos des années 1907-1914 durant lesquelles le cubisme est à son apogée, révélant les parentés entre deux pratiques qui, si elles ne se confondent pas toujours, dialoguent constamment. Souvent décrié lors de ses premières expressions, le cubisme est jugé comme une vulgaire « manière de peindre qui s’inspire du puzzle » ; « c’est le dernier cri de la loufoquerie picturale »61, conclut un journaliste de L’Ouest-Éclair en 1910. Fort de sa marginalité, il est par contraste perçu comme « la seule 58 SUSINI-ANASTOPOULOS Françoise, L’Écriture fragmentaire : définitions et enjeux, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 2. 59 GUYAUX André, Poétique du fragment. Essai sur les Illuminations de Rimbaud [1981], Neuchâtel, À la Braconnière, 1985, p. 7. Dans Essais critiques, au moment d’évoquer le recueil Mobile (1962) de Michel Butor, qui réunit une suite de phrases et de fragments dispersés sur les pages, Roland Barthes écrit par ailleurs qu’à l’égard d’un livre « il faut chercher ce qui a été blessé ». BARTHES Roland, Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 175. 60 MATSUI Hiromi, « Cubisme et poésie. “L’esprit cubiste” et les livres illustrés dans les années 1910 », Textimage : revue d’étude du dialogue texte-image, numéro consacré à la « Poésie et image à la croisée des supports », janvier 2017. https://www.revue-textimage. com/13_poesie_image/matsui1.htm. 61 « Le Salon d’automne » (signé J. B.), L’Ouest-Éclair, n° 4273, 5 octobre 1910, p. 2.
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nouveauté de l’année »62, écrit un rédacteur de L’Attaque en 1909 à propos du Salon des Indépendants. Sans revenir sur les débats esthétiques qui ont entouré le genre, il faut relever son intérêt pour l’écriture : impressions chaotiques, formes désagencées, discontinuité, déconstruction. Car « la “littérature” a ses cubistes aussi », écrit Robert Veyssié dans le numéro du Gil Blas du 5 octobre 1911, avant de préciser à leur propos : Ils possèdent et pratiquent une manière pyramidale. Ils produisent même des œuvres ovoïdales […]. Ça tourne ; ça grince, ça ferraille ; – c’est inouï, inouï ; tout neuf. C’est de la création. Et c’est aussi, de temps en temps, pour nous autres, pauvres gens inoffensifs et privés de génie, de la récréation. […] Un roman, un poème, une pièce de théâtre, c’est quelque chose qui tourne sur des angles aigus. Sans commencement ni fin, ni milieu bien entendu, c’est toujours en mouvement ; c’est quelque chose comme de l’éternité en marche, sans pieds ; c’est Dieu cul-de-jatte ; c’est l’homme cul-de-jatte ; c’est Dieu sans tête ; c’est l’homme sans tête ; c’est l’Incohérence sans sexe63.
La description d’une écriture cubiste se caractérise ainsi par son impossible cohérence ; incohérence faisant d’ailleurs écho au roman sans queue ni tête de Charles Joliet précédemment évoqué, Roman incohérent (1887), affilié à l’École incohérente et dont on retient, en raison d’une absence de plan, l’effet mosaïque. Le début du XXe siècle privilégie alors un support : le recueil. « Épars et priv[é] d’architecture »64 puisque sous l’emprise du journalisme, selon les mots de Mallarmé pour qualifier avec quelques regrets Divagations (1897), ce dernier n’est pas seulement le signe d’un défaut vis-à-vis du livre, il est aussi un geste de résistance, dans la mesure où, « loin de calquer le modèle du livre homogène, [il] l’interroge afin de rendre justice à l’hétérogénéité du texte »65. Par suite, si « tout recueil crée un fantôme : celui du livre comme ensemble clos, uni, homogène »66, comme le souligne Jan Baetens dans « Discohérence et mise en recueil » (2003), c’est également, et particulièrement dans le contexte des années 1920, avant tout celui d’une illusion, car « dans une telle perspective, le recueil n’est plus un sous-livre, c’est au contraire un livre qui devient un faux recueil »67. 62
« Le Salon des Indépendants », L’Attaque : journal indépendant, 19 avril 1909, p. 1. VEYSSIÉ Robert, « Le carnet littéraire : cubisme littéraire », Le Gil Blas : littéraire et politique, n° 12651, 5 octobre 1911, p. 1. 64 MALLARMÉ Stéphane, Divagations, Paris E. Fasquelle, 1897, p. 1 (avant-propos). 65 BAETENS Jan, « Discohérence et mise en recueil », in : Le Recueil littéraire, éd. LANGLET I., Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 135-140, p. 135. 66 Ibid. 67 Ibid. 63
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En tant que support idéal à l’esthétique cubiste, le recueil se donne à la fois comme objet esthétique et fonctionnement textuel68, susceptible d’accueillir une production décomposée. Le cas est patent avec Manuscrit trouvé dans un chapeau (1919)69 d’André Salmon publié à la Société littéraire de France, qui réunit des productions aussi variées que des petites nouvelles, des dialogues et des poèmes en prose, le tout entrelacé de dessins à la plume de Picasso. Salmon s’est plu « à jouer successivement et même simultanément sur plusieurs claviers : enquête psychanalytique, souvenirs plus ou moins transposés, exercices de style et critique sur le vif de sa propre poésie et de celles des autres, il a tout mélangé »70. En raison de sa nature, la critique présente cet objet insolite comme un « heureux mélange [fait d’]impressions, [d’]évocations, [de] souvenirs »71, un « assemblage [revêtant un] étrange habit d’arlequin »72, retenant un lexique – mélange, impression, assemblage, arlequin – qui n’est pas étranger à celui du commentaire de Scènes et croquis de la vie parisienne de Joliet73. À la manière d’un Joliet, Salmon juxtapose des récits en procédant à un collage déstructuré. Le recueil est « truffé de morceaux disparates, enrichis eux-mêmes au besoin de pièces rapportées après coup, dans un étrange effet de simultanéité et de dissonance »74. À ce titre, Manuscrit trouvé dans un chapeau dénote une véritable volonté de rupture littéraire, car il s’agit de « bafouer l’écriture » pour rompre avec les conventions, en créant « un réalisme interne, en brisant le tracé chronologique et même la simple cohérence narrative »75, explique Jacqueline Gojard dans la préface de l’édition de 1983 chez Fata Morgana. Si l’entreprise poétique est ici clairement revendiquée, alors qu’elle était plus discrète chez Joliet en raison de sa nature presque exclusivement fantaisiste, il n’en demeure pas moins qu’elle partage formellement des traits communs avec les scènes du XIXe siècle, notamment celles publiées dans la presse, à l’instar de La Caricature : les exclamations, les apostrophes, les modalités 68
Ibid. Les textes qui composent le recueil sont écrits entre 1905 et 1916 environ. 70 GOJARD Jacqueline, « Préface », in : SALMON André, Le Manuscrit trouvé dans un chapeau [1919], Saint-Clément, Fata Morgana, 1983, p. VII-XXIII, p. XXIII. 71 CAMO Pierre, « Quelques livres », commentaire sur Le Manuscrit trouvé dans un chapeau d’André Salmon, Latitude-sud 18° : cahier de littérature et d’art, n° 7, 21 juin 1924, p. 20. 72 GOJARD Jacqueline, « Préface », art. cité, p. VII. 73 Voir « L’institution du roman scénique (Joliet) » au chapitre VI « Mise en livre ». 74 GOJARD Jacqueline, « Préface », art. cité, p. XVII-XIX. 75 Ibid., p. IX. 69
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de ponctuation sont (visuellement) convoquées pour faire voir l’instantanéité d’un événement, souvent commun (une rencontre ou une conversation), par nature mosaïque, à partir du moment où l’on n’en saisit que des morceaux. Il est à ce propos un auteur sur lequel il faut s’attarder un instant pour compléter les points de rencontre entre l’esthétique scénique du XIXe siècle et l’esthétique cubiste du début du XXe siècle : Guillaume Apollinaire. D’abord, il fait paraître dans la revue avant-gardiste Lacerba deux cycles regroupant des poèmes, dont les intitulés ne vont pas sans rappeler le sujet des petites scènes de genre : Banalités (1914) et Quelconqueries (1915) ; une poétique du quotidien « microscopique » et un art de « faire court » – pour reprendre les mots du journaliste de La Petite revue à propos de Romans microscopiques de Joliet76 –, qui seront en outre réactivés par la suite dans d’autres projets discursifs dans lesquels ils seront tant valorisés, on pense à L’Infra-ordinaire (1989) de Perec ou encore à Vies minuscules (1984) de Michon. Avec ses deux œuvres protéiformes, Apollinaire déconcerte surtout et gêne la critique dans son entreprise de classement littéraire77. Banalités78, qui réunit vingt-deux textes, étonne en effet par son caractère hétéroclite dont « la diversité sans précédent de l’ouvrage entraîne les réticences de la critique »79 : alors que certains apprécient la nouveauté d’autres refusent de lui accorder toute valeur littéraire80. Quant aux textes de Quelconqueries, comprenant plusieurs poèmesconversations, Bohn les qualifie – selon le mot désormais usuel81 – de slice of life (tranche de vie)82, car ils mêlent poétique et prosaïsme en concédant une part importante à la trivialité. Le quotidien y est folklorique et léger, raison pour laquelle Ardengo Soffici, directeur de Lacerba, parle de « drôleries »83 au moment de justifier leur reprise en 1919 dans 76
Voir « L’art de “faire court” » au chapitre X « Architecture d’une structure ». BOTA Iona, « Apollinaire et les limites », compte rendu de l’étude de Willard Bohn, Apollinaire on the Edge. Modern Art, Popular Culture and the Avant-Garde (2010), Actafabula, vol. 12, n° 9, novembre-décembre 2011. https://www.fabula.org/revue/document 6591.php. 78 À noter entre parenthèses, pour souligner la plasticité des textes constitutifs de Banalités et dans le dessein de montrer une certaine parenté avec le fonctionnement des scènes, que le recueil est mis en musique par Francis Poulenc en 1940. 79 BOTA Iona, « Apollinaire et les limites », art. cité. 80 Ibid. 81 Voir le chapitre « En tranche de pâté » : les stigmates du journal » au chapitre VI « Mise en livre ». 82 BOHN Willard, Apollinaire on the Edge. Modern Art, Popular Culture and the AvantGarde, Amsterdam, Rodopi, 2010, p. 49. 83 SOFFICI Ardengo, « Les Quelconqueries d’Apollinaire », lettre du 31 mars 1920 à Alfred Vallette (directeur du Mercure), Mercure de France, n° 526, 15 mai 1920, p. 284-285, p. 285. 77
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Littérature, dont le mot est, pour mémoire, un titre de rubrique souvent usité au XIXe siècle, on pense à une « Scène de ménage » anonyme publiée dans Le Rigolo le 9 janvier 1887 sous l’étiquette « Drôleries ». Il faut à cet égard rappeler qu’Apollinaire nourrit lui-même la rubrique « La vie anecdotique » du Mercure de France à partir du 1er avril 1911, poursuivant une filiation entre le journal et le livre – il fait paraître un recueil intitulé Anecdotiques en 1926. À plus forte raison, cette dernière signale une continuité sociologique et esthétique. D’abord, elle témoigne d’une pratique du journalisme exercée par les écrivains ; ensuite, elle fait apparaître un principe de contamination de l’écriture médiatique sur l’écriture scénique, dont les enjeux ont été mis en avant. Les « Faits du jour » et les « Causeries » sont autant d’espaces du journal qui façonnent une production poétique. Ensuite, et conséquemment, Apollinaire élabore une écriture brisée et éclatée84 qu’il justifie comme suit dans une lettre adressée à Breton le 14 février 1916 : « la forme rompue des poèmes dont vous parlez rend à mon sens ce que je puis rendre la vie indéfiniment variée. Je la sens ainsi… »85. Kaléidoscopique, la plume du poète revendique une conception du monde fragmentaire et fragmentée, à laquelle correspond la structure de ses œuvres. Depuis Calligrammes (1918), « personne ne peut trouver à redire à “l’excentricité” typographique ou au “désordre” rhétorique d’une “composition” poétique »86, écrit Barthes dans le chapitre « Littérature et discontinu » d’Essais critiques. Et en clin d’œil à la scène dans un café qui ouvrait cette étude, il est notamment un poème en prose, si tant est que poème et prose puissent encore s’employer pour caractériser ce morceau, qui traduit le mieux peut-être cet idéal de forme : le poème-conversation Lundi rue Christine. « À partir du Lundi rue Christine, on a eu beau critiquer les formules d’aboutition successives de ces recherches, on n’a pas détourné Guillaume Apollinaire de son but : la réinvention de la poésie »87, écrit André Breton 84
Apollinaire est aussi critique d’art ; il s’exprime notamment sur la peinture et l’esthétique cubistes dans Les peintres cubistes. Médiations esthétiques (1913). 85 « Belles-Lettres », commentaire sur l’article « Le ciel étoilé » de Louis Aragon, à propos de Calligrammes de Guillaume Apollinaire, Comœdia, n° 4003, 3 décembre 1923, p. 5. Le texte revient sur l’article d’Aragon « Le ciel étoilé » publié dans Paris-Journal et dans lequel il proteste contre les idées d’André Billy qui fait du recueil d’Apollinaire Calligrammes une extravagance. Pour appuyer son propos, il cite cette lettre d’Apollinaire adressée à Breton. 86 BARTHES Roland, Essais critiques, op. cit., p. 175-176. 87 BRETON André, « Guillaume Apollinaire », L’Éventail : revue de littérature et d’art paraissant à Genève, n° 10, 15 octobre 1918, p. 384-394, p. 389.
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dans L’Éventail le 15 octobre 1918, synthétisant le discours critique qui fait du poète un « précurseur »88, un « pilote »89, un avant-gardiste s’essayant à « des formes nouvelles »90. Baptisé plus tard en sous-titre « poèmeconversation »91, le texte est d’abord publié dans Les Soirées de Paris en 1913, une revue dirigée par Apollinaire lui-même aux côtés d’André Billy, René Dalize, André Tudesq et André Salmon92, avant d’être intégré au recueil Calligrammes en 1918. Il serait la transcription d’un souvenir d’un après-midi, explique la romancière Alexandra Pecker, « griffonnée un lundi soir, sur la table même du café de la rue Christine », précise encore Pierre-Marcel Adéma93. Dans la feuille du Figaro du 13 décembre 1941, André Billy relate l’anecdote en insistant sur le procédé sténographique du poète, un outrage à l’art littéraire peu conventionnel à cette période, dit-il : […] ce coin humide, en contre-bas, où se cachait vers 1912 une petite brasserie fréquentée par Guillaume Apollinaire et sa bande. J’y ai vu le cher poète y composer Lundi rue Christine, sur un bout de table, pendant que nous causions, et nous ne nous aperçûmes qu’ensuite qu’il avait imbriqué dans ses vers des bribes disparates de ce que nous disions. […] Ces poèmes-conversations nous scandalisaient bien un peu, je dois l’avouer, par leur sans-gêne à l’égard de l’art littéraire. Aussi bien Apollinaire n’y attachait-il pas tellement d’importance. Il estimait seulement que ce nouveau genre de poèmes, dont il avait eu l’idée, méritait qu’on en fît l’essai94.
Durant une causerie, l’écrivain saisit des bribes de la conversation de sorte à les assembler ensuite de manière disparate – un vocabulaire rappelant celui de la scène –, un procédé, aussi, qui traduit un certain « désordre pittoresque [fait du] mélange de tables, de têtes, de bouteilles, de gestes, de paroles, de couleurs »95 transcrits simultanément. 88
« Apollinaire » (catalogue d’exposition), publié à la Bibliothèque nationale, Paris, 1969, p. 101. 89 Ibid. 90 BRUÉZIÈRE Maurice, Histoire descriptive de la littérature contemporaine, Paris, Berger-Levrault, 1976, p. 18. 91 ADÉMA Pierre-Marcel, Guillaume Apollinaire, Paris, éd. de la Table Ronde, 1968, p. 235. 92 À partir du numéro 18 (15 novembre 1813), les directeurs sont Guillaume Apollinaire et Jean Cérusse (pseudonyme collectif de Serge Férat et d’Hélène d’Oettingen). 93 PECKER Alexandra, « Les lettres », commentaire sur le poème-conversation Lundi rue Christine de Guillaume Apollinaire, L’Intransigeant, 5 septembre 1936, p. 2 ; ADÉMA Pierre-Marcel, Guillaume Apollinaire, op. cit., p. 235-236. 94 BILLY André, « Propos du samedi », commentaire sur le poème-conversation Lundi rue Christine de Guillaume Apollinaire, Le Figaro littéraire, 13 décembre 1941, p. 4. 95 ADÉMA Pierre-Marcel, Guillaume Apollinaire, op. cit., p. 236.
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Juxtaposant les voix, Apollinaire dresse dans une scène de la vie parisienne « le tableau poétique de la vision immédiate d’un peintre entrant dans un café dont il veut reproduire sur la toile l’impression exacte de la salle animée »96 : LUNDI RUE CHRISTINE
La mère de la concierge et la concierge laisseront tout passer Si tu es un homme tu m’accompagneras ce soir Il suffirait qu’un type maintînt la porte cochère Pendant que l’autre monterait Trois becs de gaz allumés La patronne est poitrinaire Quand tu auras fini nous jouerons une partie de jacquet Un chef d’orchestre qui a mal à la gorge Quand tu viendras à Tunis je te ferai fumer du kief Ça a l’air de rimer Des piles de soucoupes des fleurs un calendrier Pim pam pim Je dois fiche près de 300 francs à ma probloque Je préférerais me couper le parfaitement que de les lui donner Je partirai à 20 h. 27 Six glaces s’y dévisagent toujours Je crois que nous allons nous embrouiller encore davantage Cher monsieur Vous êtes un mec à la mie de pain Cette dame a le nez comme un ver solitaire Louise a oublié sa fourrure Moi je n’ai pas de fourrure et je n’ai pas froid Le Danois fume sa cigarette en consultant l’horaire Le chat noir traverse la brasserie Ces crêpes étaient exquises La fontaine coule Robe noire comme ses ongles C’est complètement impossible Voici monsieur La bague en malachite Le sol est semé de sciure Alors c’est vrai La serveuse rousse a été enlevée par un libraire Un journaliste que je connais d’ailleurs très vaguement Écoute Jacques c’est très sérieux ce que je vais te dire Compagnie de navigation mixte Il me dit monsieur voulez-vous voir ce que je peux faire d’eaux fortes et de tableaux 96
Ibid.
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Je n’ai qu’une petite bonne Après déjeuner café du Luxembourg Une fois là il me présente un gros bonhomme Qui me dit Écoutez c’est charmant À Smyrne à Naples en Tunisie Mais nom de Dieu où est-ce La dernière fois que j’ai été en Chine C’est il y a huit ou neuf ans L’Honneur tient souvent à l’heure que marque la pendule La quinte major97.
Dans cette perspective, le poème expérimente « la théorie de la simultanéité poétique »98, poursuivant dans le même temps l’esthétique picturale du simultanéisme telle que pratiquée par Sonia et Robert Delaunay notamment, exploitant une vision éclatée et kaléidoscopique du monde, profondément contrastée et bariolée : « cacophonie d’images, d’expressions, apparemment désordonnées »99, à même d’instituer un cubisme littéraire dont les figures graphiques d’Apollinaire et les dessins de l’illustrateur Roger de La Fresnaye insérés dans le recueil Calligrammes exacerbent les traits. La simultanéité visuelle prolonge en outre une simultanéité auditive. Sans indication des prises de parole et sans tiret, les voix s’alternent, séquencées et distinguées seulement par les espaces blancs alternant monologues et échanges rapides. À cet égard, on ne lit pas Apollinaire, on l’écoute100. André Parinaud, dans sa biographie du poète, parle d’une « poétique des collages plastiques » pour caractériser cette « saisi[e] sur le vif »101 de morceaux de conversations crayonnés dans l’immédiateté de leur apparition. Bien qu’Apollinaire ait pour cette raison pu être traité de « fumiste de la cacophonie »102, il institue néanmoins une langue singulière : spontanée, automatique, anecdotique.
APOLLINAIRE Guillaume, « Lundi rue Christine » [1913], in : Calligrammes [1918], Lausanne, Mermod, 1952, p. 33-35. 98 ADÉMA Pierre-Marcel, Guillaume Apollinaire, op. cit., p. 235. 99 Ibid., p. 235-236. 100 « Écoutez » Guillaume Apollinaire, prescrit Pierre Mille avant de citer le début de Lundi rue Christine ; MILLE Pierre, « Simultanéistes », commentaire sur le poèmeconversation Lundi rue Christine de Guillaume Apollinaire, Le Temps, n° 19248, 18 mars 1914, p. 5. 101 PARINAUD André, Apollinaire (1880-1918) : biographie et relecture, Paris, éd. JeanClaude Lattès, 1994, p. 360. 102 Ibid. 97
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Si cette esthétique corrobore celle de la scène, il faut encore, pour exacerber la parenté, mentionner un geste significatif de la part de la critique. Dans ses commentaires à l’égard de l’œuvre d’Apollinaire, il est un nom qui, à la lumière de l’étude menée sur la scène, produit un écho des plus éloquents : Diderot. Dès le dialogue Le Neveu de Rameau – une scène de conversation au Café de la Régence écrite vers 1762 et restée manuscrite jusqu’à une première publication en 1805104 –, Diderot élabore en effet « un style, une allure d’écriture et de pensée de plus en plus libre, pour ne pas dire désinvolte, comme si, de lettre en lettre, Diderot se dépouillait peu à peu des habitudes du goût classique, des préjugés qui prennent au moins l’expression d’idées audacieuses »105. Plus encore dans sa correspondance, et « pour satisfaire Sophie Volland […], il a bien fallu que Diderot se décide à jeter sur le papier, avec une précipitation que les autographes souvent trahissent, tous ces propos en l’air qui vont de l’anecdote, des “potins mondains” (ou politiques) aux débats philosophiques les plus vifs », comme si, précise Yves Benot (pseudonyme 103 APOLLINAIRE Guillaume, Calligrammes [1918], op. cit., p. 57 et p. 96. Source : gallica. bnf.fr / BnF. 104 Le texte paraît d’abord en 1805 dans une traduction en allemand de Goethe, avant d’être publié en français en 1821 chez Brière. Le texte est encore augmenté dans une nouvelle édition, en 1891, suite à la découverte d’un manuscrit autographe par Georges Monval. 105 BENOT Yves (Édouard Helman), « Diderot épistolier de ses lettres à ses livres », La Pensée : revue du radicalisme moderne, n° 99, septembre-octobre 1961, p. 98-105, p. 102.
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d’Édouard Helman), « Diderot avait voulu être le précurseur de l’Apollinaire de Lundi rue Christine »106. La scène par anticipation. L’auteur du Neveu de Rameau a provoqué une rupture importante en favorisant une écriture scénique d’une part et en délaissant les grands sujets pour les épisodes prosaïques de l’autre, une démarche poétique qui n’a cessé d’être (re)façonnée depuis. Si la dimension esthétique des poèmes en prose d’Apollinaire et la revendication qui l’accompagne s’absentent clairement des scènes de conversation telles que publiées dans La Caricature ou dans les recueils de Joliet par exemple durant le XIXe siècle, où seule l’éphémère instantanéité du dialogue est privilégiée, on constate des traits caractéristiques communs – brièveté, fragmentation – et des ramifications analogues – peinture, Diderot. En outre, l’étude du vocabulaire métadiscursif et critique à propos du cubisme littéraire révèle des similitudes avec celui qui sous-tend l’écriture scénique, au point de demander à être mises en système. De la « scène dans un café » qui ouvrait cette étude à la scène de conversation rue Christine qui la clôt, se déploie ainsi un parcours qui a l’avantage de rendre compte d’un fonctionnement et un principe de circulation inhérent à la scène.
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Ibid., p. 103.
TABLE DES ILLUSTRATIONS
DOCUMENTS ICONOGRAPHIQUES Illustrations, caricatures et estampes Affiche de l’opéra-bouffe La Vie parisienne de Jacques Offenbach réalisée par Jules Chéret ; comparaison avec le frontispice du journal La Vie parisienne de Marcelin. Source : gallica.bnf.fr / BnF. . . . . 222 Affiche de La Cruche cassée, opéra-comique en trois actes, paroles de Jules Moinaux et de Jules Noriac, musique de Léon Vasseur, première représentation le 27 octobre 1875 au Théâtre Taitbout. Source : gallica.bnf.fr / BnF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 541 DAUMIER Honoré, Le Public au Salon devant les tableaux de Meissonier, lithographie, 37,5 × 26 cm, 1852. Source : CCØ Paris Musées / Musée Carnavalet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153 FOLKEMA Jacob, gravure d’après Gravelot, Illustration pour JeanJacques Rousseau, « Julie ou la Nouvelle Héloïse », planche 9 : La matinée à l’Angloise, eau-forte et burin, 17,8 × 11 cm, 1761-1766. Source : © MAH Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève ; ancien fonds . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 564 FORAIN Jean-Louis, Le Café de la Nouvelle Athènes, estampe, 15,6 × 11,6 cm, vers 1873. Source : CCØ Bibliothèque numérique de l’INHA (Paris) / Collections Jacques Doucet . . . . . . . . . . . . . . 172 GRÉVIN Alfred, « Scènes parisiennes », in : Dessinateurs et humoristes ; dessinateurs romantiques, défets d’illustrations de périodiques, 1850-1900. Source : gallica.bnf.fr / BnF . . . . . . . . . . . . . . 393 MONNIER Henry, « Le dîner bourgeois » (illustration), in : Scènes populaires dessinées à la plume, Paris, U. Canel, 1830, p. 112. Source : gallica.bnf.fr / BnF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 290 « Paris le soir : scènes parisiennes » (estampe), in : Images d’Épinal de la Maison Pellerin, Imagerie Pellerin, 1859, tome 6, gravure sur bois en couleurs, 40 × 31 cm. Source : gallica.bnf.fr / BnF . . . . . . 599 Scènes de carnaval (série d’estampes), Fabrique de Pellerin, imprimeur-libraire à Épinal, 1841. Source : gallica.bnf.fr / BnF . 227
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Scène de lanterne magique (anonyme), affiche, Paris, impr. Camis, 1897. Source : gallica.bnf.fr / BnF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 357 Albums GAVARNI, « Les enfants terribles », in : Œuvres choisies, revues, corrigées et nouvellement classées par l’auteur : « études de mœurs contemporaines », Paris, J. Hetzel, 1846, volume 1, n.p. Source : gallica.bnf.fr / BnF. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 398 MONNIER Henry, Esquisses parisiennes, Paris, Delpech, 1827, dessin n° 3 « Un Monsieur à bonnes fortunes ». Source : CCØ Paris Musées / Maison de Balzac . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 275 MONNIER Henry, « Les visites », in : Esquisses parisiennes, Paris, Delpech, 1827. Source : CCØ Paris Musées / Musée Carnavalet . 290 NOÉ (DE) Amédée (dit Cham), Physiologies. Miroir du calicot, de l’étudiant de première année, du collégien, du dandy, s.l. (Aubert), n.d. (vers 1841), extraits du Miroir de l’étudiant de première année. Source : CCØ BnF. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 594 PHILIPON Charles, éd., « Maman j’y vais » (de Menut) et « Elle dort… ne la réveillez pas ! » (de Delaunois), in : Les Portes et fenêtres, Paris, Aubert, vers 1833. Source : CCØ Antiq-photo Gallery (Paris) 552 PIGAL Edmé Jean, figure n° 1 « Ma nomination » [1832] et figure n° 86 « Papa papa ! y n’y a pas d’papa qui tienne » [1833], in : Scènes familières, Paris, Aubert, 1833. Source : CCØ Paris Musées / Musée Carnavalet. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 126 Parutions dans la presse DAUMIER Honoré, « Ah tu dis que tu passes la nuit à ton Bureau ! et tu vas à Musard avec des Gourgandines ! », planche n° 18 (série des Mœurs conjugales), Le Charivari, n° 68, 8 mars 1840, p. 3. Source : CCØ Paris Musées / Musée Carnavalet . . . . . . . . . . . . . .
9
DAUMIER Honoré, « Croquis parisiens », Le Journal amusant : journal illustré, journal d’images, journal comique, critique, satirique, etc., n° 1046, 16 septembre 1876, p. 7. Source : gallica.bnf.fr / BnF. . . . . 284 DAUMIER Honoré, « Scènes de la vie conjugale », série des Mœurs conjugales, Le Charivari, n° 82, 22 mars 1840, p. 3. Source : CCØ Paris Musées / Musée Carnavalet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 136
TABLE DES ILLUSTRATIONS
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DAUMIER Honoré, « Scènes de la vie de province », série de trois pièces numérotées, Le Charivari, respectivement les 7, 10 et 13 juillet 1852. Source : gallica.bnf.fr / BnF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 496 DAUMIER Honoré, « Scènes parisiennes », série de trois pièces numérotées, Le Charivari, n° 103-105, publication du 12 au 14 avril 1852. Source : CCØ Paris Musées / Musée Carnavalet . . . . . . . . .
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DEVÉRIA Achille, « Fermez donc la porte, Justine ! », La Caricature morale, religieuse, littéraire et scénique, n° 5, 2 décembre 1830, planches n° 10. « On n’entre pas » ; « Fermez donc la porte, Justine ! » Source : gallica.bnf.fr / BnF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 550 « Les comédiens de société », La Vie parisienne : mœurs élégantes, choses du jour, fantaisies, voyages, théâtres, musique, modes, n° 2, 10 janvier 1863, p. 17-20, p. 18. Source : gallica.bnf.fr / BnF . . . . 214 LOURDEY, « Scènes intimes », La Caricature, n° 724, 11 novembre 1893, p. 356. Source : gallica.bnf.fr / BnF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 560 MONNIER Henry, « Scènes inédites », L’Univers illustré, n° 1138, 13 janvier 1877, p. 22-23. Source : gallica.bnf.fr / BnF . . . . 118-119 « Scène de famille », illustration de Louis Valverane, La Caricature, n° 923, 4 septembre 1897, p. 287. Source : gallica.bnf.fr / BnF . . 125 « Scènes de la vie d’aspirant : fraîchement éclos » (signé Gino), La Caricature, n° 530, 22 février 1890, p. 61. Source : gallica.bnf.fr / BnF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 598 « Scènes de la vie d’aspirant : menues corvées » (signé Gino), La Caricature, n° 493, 8 juin 1889, p. 180 (extrait). Source : gallica. bnf.fr / BnF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 282 « Scènes parlementaires », Le Charivari, n° 144, 24 mai 1843, p. 3. Source : gallica.bnf.fr / BnF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 186 STOP (Louis Pierre Gabriel Bernard Morel-Retz), « Charles Demailly ou Les journalistes c’est des mufles ! Scènes réalistes par Edmond et Jules de Goncourt, Paul Alexis et Oscar Méténier », Journal amusant : journal illustré, journal d’images, journal comique, critique, satirique, etc., n° 1897, 7 janvier 1893, p. 5. Source : gallica.bnf.fr / BnF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 515 STOP (Louis Pierre Gabriel Bernard Morel-Retz), « Les bals de l’opéra », Le Journal pour rire : journal d’images, journal comique, critique, satirique et moqueur, n° 71, 5 février 1853, p. 6. Source : gallica.bnf.fr / BnF. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 180
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« Théâtre des tréteaux de “La Vie parisienne” » (signé Inauthentique), La Vie parisienne : mœurs élégantes, choses du jour, fantaisies, voyages, théâtres, musique, modes, 2 janvier 1897, p. 1-12, p. 6-7. Source : gallica.bnf.fr / BnF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 215 Peintures BOUCHER François, L’Enfant gâté, huile sur toile, 52,5 × 41,5 cm, 1742 ou 1760 et La Juge relevée, huile sur toile, 52,5 × 42 cm, 1742 ou 1760. Source : CCØ Staatliche Kunsthalle (Karlsruhe, Allemagne) 555 COGGHE Rémy, Madame reçoit, huile sur toile, 92,5 × 66,5 cm, 1908. Source : CCØ Wikimedia Commons / La Piscine, musée d’art et d’industrie (Roubaix, France) ; photographie d’Alain Leprince . 554 DAUMIER Honoré, Les Joueurs d’échecs, peinture à l’huile, 24 × 32 cm, 1863. Source : CCØ Paris Musées / Petit Palais, musée des Beaux-arts de la Ville de Paris . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 571 DEGAS Edgar, Femme à la toilette, fusain et pastel sur papier calque collé, 76,8 × 69,3 cm, 1905-1907. Source : © MAH Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève ; dépôt de la Fondation Jean-Louis Prevost (1985) ; photographie de Jean-Marc Yersin . . . . . . . . . . . 157 GREUZE Jean-Baptiste, L’Enfant gâté, gravure de Pierre Maleuvre, 51,3 × 37,4 cm, 1772. Source : © MAH Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève ; ancien fonds. Photographie d’André Longchamp 140 GREUZE Jean-Baptiste, La Blanchisseuse, gravure de Jacques Claude Danzel, 40,5 × 34,5 cm, 1765. Source : © MAH Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève ; don de Léon Picot, 1971 ; photographie d’André Longchamp . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 140 HOGARTH William, Mariage à la mode, huile sur toile, 70 × 90 cm, 1743 ; « Le contrat de mariage », « Le tête-à-tête », « L’inspection », « La toilette », « Le bagnio », « La mort de la dame ». Source : CCØ Wikimedia Commons / The National Gallery (Londres) . . 171-172 HOOCH (DE) Pieter, Mère et son enfant, huile sur toile, 52,5 × 61 cm, 1660. Source : CCØ Rijksmuseum (Amsterdam) . . . . . . . . . . . . . 543 LHERMITTE Léon Augustin, Les Halles, huile sur toile, 396 × 630 cm, 1895. Source : CCØ Paris Musées / Petit Palais, musée des Beauxarts de la Ville de Paris . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 163 MAES Nicolaes, La Dentellière, huile sur toile, 47,3 × 40,4 cm, entre 1652 et 1693. Source : CCØ Paris Musées / Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149
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MEISSONIER Jean-Louis-Ernest, Le Grand fumeur, eau-forte et pointe sèche sur chine collé, 9,5 × 6,8 cm, 1843. Source : © MAH Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 154 MEISSONIER Jean-Louis-Ernest, Le Liseur à la fenêtre, eau-forte, 20,5 × 15,2 cm, 1856. Source : © MAH Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 154 MORISOT Berthe, Jeune fille lisant, huile sur toile (pastel), 44 × 33 cm, s.d. Source : CCØ Wikimedia Commons / Fondation Bemberg (Toulouse) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 570 ROBERT Hubert, La Cuisine italienne, huile sur toile, 60 × 75 cm, entre 1760 et 1767. Source : CCØ Wikimedia Commons / Musée National de Varsovie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 539 VAN OSTADE Adriaen, Lecture de la gazette, huile sur bois, 25,4 × 20,2 cm, vers 1653. Source : © 2009 RMN-Grand Palais, Musée du Louvre ; photographie de Stéphane Maréchalle . . . . . . . . . . . . 149 Photographies AGUADO Olympe, La Lecture, photographie sur papier albuminé, 14,7 × 19,2 cm, entre 1862 et 1864. Source : CCØ Wikimedia Commons / Musée d’Orsay (Paris) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 233 AGUADO Olympe, Scène d’intérieur : jeu de société (Olympe Aguado, deux femmes et un homme), épreuve sur papier albuminé, 15 × 20,2 cm, vers 1856. Source : CCØ Musée d’Orsay (Paris) ; photographie d’Alexis Brandt . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 575 MOLARD (DE) Humbert, La Visite au faux malade, daguerréotype, pleine plaque, 1849. Source : CCØ Musée Gatien-Bonnet (Lagnysur-Marne) ; photographie de M. Kereun . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 299 TRÉHERVÉ (DE) Marcel, « Clémence de Pibrac chez elle », n° 1 d’une série de portraits photographiques publiée sous le titre Les Reines de Paris, entre 1895 et 1900. Le cliché est reproduit dans TRÉHERVÉ (de) Marcel, Rêves d’amour : scènes de la vie réelle [1897], Paris, L. Boulanger, 1900. Source : gallica.bnf.fr / BnF. . . 444 DOCUMENTS TEXTUELS OU RELATIFS AU LIVRE Romans, recueils et théâtre à lire APOLLINAIRE Guillaume, Calligrammes [1918], Lausanne, Mermod, 1952, p. 57 et p. 96. Source : gallica.bnf.fr / BnF . . . . . . . . . . . . . 612
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BALZAC (DE) Honoré, La Femme de trente ans [1823-1842], in : Œuvres illustrées, Paris, Marescq et Cie, 1852, tome 5, p. 1-43, p. 17. Source : gallica.bnf.fr / BnF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 567 BANVILLE (DE) Théodore, Esquisses parisiennes : scènes de la vie, Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1859, p. 35. Source : gallica. bnf.fr / BnF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 586 BANVILLE (DE) Théodore, La Lanterne magique, Paris, G. Charpentier, 1883, avec un dessin de George Rochegrosse illustrant une scène d’intérieur. Source : gallica.bnf.fr / BnF . . . . . . . . . . . . . . . 357 Couvertures des livres de la collection « Scènes de la vie » publiée par Théodore de Banville chez Charpentier, respectivement celles de Contes pour les femmes (1881) et Contes féeriques (1882). Source : gallica.bnf.fr / BnF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 354 KOCK (DE) Paul, éd., La Grande ville : nouveau tableau de Paris, comique, critique et philosophique, Paris, au bureau central des publications nouvelles, 1842, p. 123. Source : gallica.bnf.fr / BnF 307 LORRAIN Jean, Modernités, Paris, E. Giraud et Cie, 1885, extraits de « Gratin » (p. 80) et de « Mariage » (p. 87). Source : gallica.bnf.fr / BnF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 479 MONNIER Henri, Scènes populaires dessinées à la plume [1830], nouvelle édition, Paris, É. Dentu, 1879, p. 271. Source : gallica. bnf.fr / BnF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 307 RENARD Émile, Les Étudians à Paris : scènes contemporaines [1836], Paris, A. Allouard, 1841 (seconde édition), sommaire. Source : gallica.bnf.fr / BnF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 289 Scènes de la vie privée et publique des animaux, études de mœurs contemporaines, vignettes par Grandville, avec la collaboration de M.M. de Balzac, L’Héritier, Alfred de Musset, Paul de Musset, Charles Nodier, Madame M. Ménessier Nodier, Louis Viardot, Paris, Hetzel et Paulin, 1842, illustration qui ouvre la seconde partie. Source : gallica.bnf.fr / BnF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 245 Scènes émouvantes et paisibles : tableaux vivants (anonyme), Paris, A. Legrand, 1884, couverture et page du récit « Jeu de paume ». Source : CCØ BnF. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 301 SOUVESTRE Émile, Scènes de la vie intime, Paris, Michel Lévy frères, 1852, p. 22 ; comparaison avec JOLIET Charles, « Un secrétaire
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de théâtre », in : Scènes et croquis de la vie parisienne, Paris, É. Lachaud, 1870, p. 25. Source : gallica.bnf.fr / BnF . . . . . . . . . 577
PRESSE Textes publiés dans les journaux ARÈNE Paul, « Le dîner des notaires », publié sous la rubrique « Scènes de la vie réelle », Les Annales politiques et littéraires, n° 508, 19 mars 1893, p. 180. Source : gallica.bnf.fr / BnF . . . . . 401 « Cacophonie : une scène à l’école », Le Corsaire : journal des spectacles, de la littérature, des arts, des mœurs et des modes, n° 1773, 13 mars 1828, p. 3. Source : gallica.bnf.fr / BnF . . . . . .
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« La dent : scène de la vie privée », L’Arédien : journal littéraire et d’annonces, vol. 4, Saint-Yrieix, 1837, p. 53-57, p. 53-54. Source : gallica.bnf.fr / BnF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 196 « Le mouchard et le fromage : scène populaire », Le Corsaire : journal des spectacles, de la littérature, des arts, des mœurs et des modes, n° 2602, 21 mars 1830, p. 2-3, p. 2. Source : gallica.bnf. fr / BnF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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LEMONNIER Camille, « La petite Katel », publié sous la rubrique « Scènes de la vie cruelle », Les Annales politiques et littéraires, n° 482, 18 septembre 1892, p. 179-180, p. 179. Source : gallica. bnf.fr / BnF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 401 RAMSAY Jules, « Scène de la vie parisienne », Le Journal amusant : journal illustré, journal d’images, journal comique, critique, satirique, etc., n° 993, 11 septembre 1875, p. 7. Source : gallica.bnf.fr / BnF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 285 SCHOLL Aurélien, « Scènes de la vie privée », L’Éventail : écho des coulisses, n° 70, 6 juillet 1851, p. 2 (extrait). Source : gallica.bnf.fr / BnF. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Scénographie du journal et mise en page Frontispice du journal La Vie parisienne : mœurs élégantes, choses du jour, fantaisies, voyages, théâtres, musique, modes, année 1, 1863. Source : gallica.bnf.fr / BnF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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« Scène conjugale » (signé Un domino), Le Gaulois : littéraire et politique, n° 592, 17 février 1870, p. 1 ; illustration de la rubrique. Source : gallica.bnf.fr / BnF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108 « Scène de réception officielle », La Caricature morale, religieuse, littéraire et scénique, n° 68, 16 février 1832, p. 543-544. Source : gallica.bnf.fr / BnF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177 AUTRES Manuscrit autographe de la suite d’orchestre de MASSENET Jules, Scènes de féerie, Paris, G. Hartmann, 1881. Source : gallica.bnf.fr / BnF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 227
BIBLIOGRAPHIE
CORPUS DE « SCÈNES » NOTES PRÉLIMINAIRES Généralités • L’enquête s’étend de 1810 à 1910. Les titres des années 1910-1925 sont néanmoins mentionnés pour rendre compte du déclin des usages de l’étiquette « scènes de ». • Tous les types de scènes ont fait l’objet de la recherche, mais les scènes historiques, qui forment un genre dramatique particulier, sont référencées à titre indicatif seulement et non exhaustif. • Deux listes ont été établies (composées des mêmes ouvrages) : la première recense les textes par genre et/ou par thème alors que la seconde établit la chronologie des parutions. Liste I : par ordre générique et thématique Roman/recueil • Les dates sont celles des premières parutions en livre et non celles d’une éventuelle publication en amont dans la presse, sous réserve d’une indication en note. • Les textes sont de nature diverse et les genres se confondent parfois au sein du même espace : roman, nouvelle, poésie, scène dialoguée, théâtre à lire. Pour cette raison, les frontières génériques ont volontairement été décloisonnées. • Les scènes sont classées par thème. Dans la mesure où les intitulés floutent souvent l’horizon d’attente (un essai qui se lit comme un journal intime ; un roman comme un récit de voyage), la sélection a été faite en fonction de la caractéristique dominante du titre, car le but est moins d’identifier un contenu qu’une revendication poétique et générique. Presse • Dans le dessin de rendre compte de la variété des types de scènes publiés dans la presse, les titres ont été recensés selon la feuille qui les accueille, de sorte à mettre en évidence les journaux les plus prolifiques en la matière. • Les textes circulent pendant des années dans la presse, sous le même titre ou non. En principe, la date précisée est celle de la première occurrence. Théâtre • Seules les pièces de théâtre publiées sont indiquées, puisqu’elles participent à l’entreprise éditoriale des scènes ; les maisons d’édition étant souvent les mêmes. • Les pièces sont classées selon leur lieu de représentation. Liste II : par ordre chronologique • Les textes sont listés par ordre chronologique sans distinction générique.
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LISTE I : GÉNÉRIQUE ET
THÉMATIQUE
Roman/recueil Scènes artistes et bohèmes CAZIN Jeanne, Les Saltimbanques : scènes de la montagne, Paris, Librairie Hachette, 1888. DESBORDES-VALMORE Marceline, L’Atelier d’un peintre : scènes de la vie privée, Paris, G. Charpentier, 1833. MURGER Henry, Scènes de la bohème, Paris, Michel Lévy frères, 1851. Note : Les Scènes sont d’abord diffusées dans Le Corsaire-Satan, puis dans Le Corsaire, entre 1846 et 1849. À noter que la première édition publiée en 1851 chez Lévy porte le titre Scènes de la bohème, un titre qui persiste lors de l’édition revue et corrigée la même année, avant de voir l’intitulé Scènes de la vie de bohème s’imposer pour les éditions postérieures, à partir de 1852.
SEEBURG (VON) Franz, Joseph Haydn : scènes de la vie d’un grand artiste, traduit par J. de Rochay, Tours, A. Mame, 1883. Scènes d’activités et de métiers divers AUDEBRAND Philibert, Le Fusil maudit : scènes de la vie de sport, Paris, impr. de Morris, 1863. CASTON (DE) Alfred, Les Tricheurs : scènes de jeu, Paris, É. Dentu, 1863. LUIZ Paul, Scènes de la vie d’instituteur, Paris, Baillieu, 1868. PALL Étienne, Les Échos de Hombourg : scènes de jeu, Paris, A. Taride, 1856. Scènes de jour et de nuit au Palais-Royal ou Tableau par soirées des délices et des périls de ce séjour enchanté (anonyme), Paris, les Marchands de nouveautés, 1830. THEURIET André, Madame Véronique : scènes de la vie forestière, Paris, É. Dentu, 1880. Scènes d’animaux G. P. Scènes de la vie des animaux, Lille, L. Lefort, 1863. LESBAZEILLES Eugène, Tableaux et scènes de la vie des animaux, Paris, Librairie Hachette, 1877. MEUNIER Victor, Scènes de la vie des animaux, Paris, Paris, A. Picard et Kaan, 1894. PENNETIER Georges, Scènes de la vie des animaux, Paris, J. Lefort, 1890. Scènes de la vie privée et publique des animaux, études de mœurs contemporaines, vignettes par Grandville, avec la collaboration de M.M. de Balzac, L’Héritier, Alfred de Musset, Paul de Musset, Charles Nodier, Madame M. Ménessier Nodier, Louis Viardot, Paris, Hetzel et Paulin, 1842. Scènes d’enfance, de jeunesse, de collège BOSIERS Ernest, Scène de la vie d’étudiant : la créance, Anvers, typ. Buschmann, 1881. COINTET (DE) Virginie, Scènes de l’enfance, Auxonne, X.-T. Saunié, 1833.
BIBLIOGRAPHIE
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DEBRAY F. M., Scènes comiques et enfantines, Paris, R. Roger et F. Chernoviz, 1910. DELPHI Fabrice, Grève de potache ! scènes de la vie de collège, Paris, Librairie Hachette, 1904. FARRAR Frederic William, Julien : scènes de la vie des étudiants, traduit de l’anglais par H. Janin, Genève, A. Cherbuliez, 1871. GIRARDIN Jules, Tom Brown : scènes de la vie de collège en Angleterre (signé J. Levoisin), ouvrage imité de l’anglais avec l’autorisation de l’auteur (Thomas Hughes), Paris, Librairie Hachette, 1875. GOUGET Émile, Saynètes et scènes comiques à l’usage des écoles et pensionnats de demoiselles, Paris, A. Boyer, 1885. L. DE***, Scènes d’enfance : esquisses, Tours, impr. Ladeveze, 1854. LAURIE André, Scènes de la vie de collège dans tous les pays, Paris, J. Hetzel, 1881-1885. MURGER Henry, Scènes de la vie de jeunesse, Paris, Michel Lévy frères, 1851. NYON Eugène, Les Premières dents d’un lionceau : scènes de la vie de jeunesse, Paris, Charlieu, 1858. PRÉVOST (LE) Maurice, Scènes de la vie d’apprentissage : le martyr de Saint Tharcisius, Paris, C. Dillet, 1867. RICHOMME Fanny, Les Joujoux parlants ou Scènes de la vie privée enfantine racontées par Polichinelle, Arlequin, Colombine, Paris, L. Janet, 1844. SIMONOT Edme, Scènes de l’alphabet : théâtre enfantin, Paris, Firmin-Didot, 1862. TRÉCOURT Maria, Scènes comiques pour la jeunesse, Paris, N. Jouve, 1885. Scènes de la vie (quotidienne, réelle, contemporaine et moderne) AMEZEUIL (COMTE DE), Les Amours de contrebande : scènes de la vie réelle, Paris, A. Faure, 1866. AUDEBRAND Philibert, La Fille de Caïn : scènes de la ville réelle, Paris, É. Dentu, 1884. AVENEL Paul, Les Calicots : scènes de la vie réelle, Paris, É. Dentu, 1866. BANVILLE (DE) Théodore, Scènes de la vie : contes bourgeois, Paris, G. Charpentier, 1885. BANVILLE (DE) Théodore, Scènes de la vie : contes féeriques, Paris, G. Charpentier, 1882. BANVILLE (DE) Théodore, Scènes de la vie : contes héroïques, Paris, G. Charpentier, 1884. BANVILLE (DE) Théodore, Scènes de la vie : contes pour les femmes, Paris, G. Charpentier, 1881. BANVILLE (DE) Théodore, Scènes de la vie : dames et demoiselles et fables choisies mises en prose, avec un dessin de Georges Rochegrosse, Paris, G. Charpentier, 1886. BANVILLE (DE) Théodore, Scènes de la vie : les belles poupées, Paris, G. Charpentier, 1888. BOERNE William, La Belle Madame Chavard : scènes de la vie réelle, Paris, Ladrech, 1877. BONY Michel, La Jeune ouvrière : scènes de la vie réelle, Argenteuil, impr. de l’œuvre de Notre-Dame du Bon-Conseil, 1895.
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BOSGUÉRARD (DE) Marie, Sans mère : scène de la vie réelle, Paris, Delarue, 1886. BRÉHAT (DE) Alfred, Scènes de la vie contemporaine, Paris, Michel Lévy frères, 1858. BRISEBARRE Édouard, L’Arracheur de dents : scènes de la vie réelle en huit parties, Paris, Librairie dramatique, 1868. Note : dans la préface, datée du 13 octobre 1868, l’auteur explique qu’il imprime cette pièce, inconnue de tous les directeurs de Paris, afin d’avoir l’avis du public et de la presse, avant une éventuelle représentation. La pièce est représentée pour la première fois le 14 avril 1870 au Théâtre de l’Ambigu.
CAPUS Alfred, Scènes de la vie difficile, Paris, J. Ferenczi et fils, 1922. CARNÉ (DE) Jules, Cœur et sens : scènes de la vie réelle, Paris, Michel Lévy frères, 1868. CHAMILLY (DE) Vicomtesse (pseudonyme de Loève-Veimars, Vanderburch et Romieu), Scènes contemporaines, Paris, U. Canel, 1827. CONSCIENCE Hendrik, Le Mal du siècle : scènes de la vie contemporaine, traduit par Léon Wocquier, Paris, Michel Lévy frères, 1864. DOMINIQUE Jules, Le Cousin Télesphore : scène de la vie réelle, Paris, A. TaffinLefort, 1901. GIRAUD Frédéric, Fleurs et papillons : scènes de la vie, L’Isle, imprimerie de Demontoy, 1901. GRASSET D’ORCET Claude-Sosthène, La Comtesse Schylock : scènes de la vie moderne, Paris, E. Plon, Nourrit et Cie, 1885. HONORÉ Oscar, Perrine : scènes de la vie réelle, Paris, Charlieu, 1857. LAD Tommy, Peau neuve : scènes du jour, Paris, E. Plon, Nourrit et Cie, 1893. MIOMANDRE (DE) Francis, Les Hôtes inattendus : scènes de la vie réelle, Bruxelles, éd. de L’Idée libre, 1904. MONSELET Charles, Scènes de la vie cruelle, Paris, C. Lévy, 1876. MONTCHAMP (DE) Louis (pseudonyme de Jacques Sorel), Les Importuns : scènes comiques de la vie réelle, Paris, Courniol, 1864. MORGAN Sydney (Lady Morgan), Scènes dramatiques empruntées à la vie réelle, traduit de l’anglais par Adèle Sobry, Paris, H. Fournier jeune, 1833. MURGER Henry, Les Vacances de Camille : scènes de la vie réelle, Paris, Michel Lévy frères, 1857. NIPREC (DE) M.-L., Monsieur le Chancelier : scènes de la vie moderne, Paris, Blériot et Gautier, 1884. NOTTRET Virginie, Scènes de la vie réelle, Paris, P. Lethielleux, 1863. PIFTEAU Benjamin, Une aventure conjugale : scènes de la vie réelle, Paris, F. Cournal, 1863. Quelques scènes de la vie réelle ou Matérialisme ! Matérialisme ! (anonyme) Paris, impr. Ch. Meyrueis, 1854. RENARD Émile, Les Étudians à Paris : scènes contemporaines, Paris, C. Schwartz et A. Gagnot, 1836. Note : le livre cite la seconde édition, publiée chez A. Allouard en 1841.
REYBAUD Louis, Scènes de la vie moderne, Paris, Michel Lévy frères, 1855. SAINT-MAURICE (DE) Charles, Rome, Londres, Paris : scènes contemporaines, Paris, U. Canel, 1830. VATTIER D’AMBROYSE Valentine, La Meilleure part : scènes de la vie réelle, Tours, A. Mame, 1862.
BIBLIOGRAPHIE
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Scènes de la vie littéraire AUDEBRAND Philibert, Léon Gozlan : scènes de la vie littéraire (1828-1865), Paris, Librairie illustrée, s.d. (vers 1865). AUDEBRAND Philibert, P.-J. Proudhon et l’écuyère de l’Hippodrome : scènes de la vie littéraire, Paris, F. Henry, 1868. BILLY André, Scènes de la vie littéraire à Paris, Paris, La renaissance du livre, 1918. Note : le texte paraît dans Les Soirées de Paris : recueil mensuel en 1913.
ESMÉNARD DU MAZET Adolphe, Le Chemin de l’hôpital : scènes de la vie littéraire, Paris, tous les libraires, 1867. LEGOUVÉ Ernest, Épis et bleuets : souvenirs biographiques, études littéraires et dramatiques, scènes de famille, Paris, J. Hetzel et Cie, 1892. MAILLARD Firmin, La Cité des intellectuels : scènes cruelles et plaisantes de la vie littéraire des gens de lettres au XIXe siècle, troisième édition (posthume), Paris, H. Daragon, 1905. POIZAT Alfred, Les Poètes chrétiens : scènes de la vie littéraire du IVe au VIIe siècle, Lyon, E. Vitte, 1902. Scènes de la vie de théâtre AJALBERT Jean, La Tournée : scènes de la vie de théâtre, Paris, éd. de la Revue blanche, 1901. BAUËR Henry, Une comédienne : scènes de la vie de théâtre, Paris, G. Charpentier, 1889. BLONDEAU Henri, MONRÉAL Hector, On demande une étoile : scènes de la vie de théâtre, Paris, P.-V. Stock, 1904. CRESSONNOIS Lucien, SAMSON Charles, Scènes de la vie de théâtre : Flovial et Cie, Paris, P. Ollendorff, 1887. DREYFUS Abraham, Scènes de la vie de théâtre, Paris, C. Lévy, 1880. GERMAIN Auguste, Scènes de la vie théâtrale : Bichette, Paris, E. Kolb, 1892. Note : le texte paraît en feuilleton dans La Caricature l’année précédente (1891), séquencé par plusieurs illustrations.
LEROY Louis, Les Tréteaux parisiens : scènes de ville et de théâtre, Paris, M. Dreyfous, 1881. MURGER Henry, Les Roueries de l’ingénue : scènes de la vie de théâtre, Paris, G. Paetz, 1861. PERRIMET Albert, Un raout chez Melle Clarence : scènes de la vie de théâtre, s.l., s.n., 1895.
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O’BRYAN Denys, Scènes de la vie bretonne : ma cousine Hoëlle, Paris, A. Mame et fils, 1908. PARÈS Eugène, Les Promis de Guipavas : scènes de mœurs bretonnes, Lille, J. Lefort, 1881. PAVIE Théodore, Scènes et récits des pays d’outre-mer, Paris Michel Lévy frères, 1853. SAINT-OULPH (DE) Elliot, Mac-Gregor : scènes de la vie écossaise, Paris, Société de Saint-Victor, 1853. SAUCLIÈRES (DE) Henri, Esquisses sur la province d’Alger : scènes de mœurs arabes, Paris, É. Dentu, 1853. Scènes de la grande route (anonyme), par un agronome du Jura, Lons-le-Saunier, impr. F. Gauthier, 1857. SOUVESTRE Émile, Scènes et récits des Alpes, Bruxelles, A. Lebègue, 1854. Note : le texte paraît en France, chez Michel Lévy frères, en 1857.
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XIXe
et le début
TURGENEV Ivan Sergeevič, Scènes de la vie russe, traduit par Louis Viardot, Paris, Librairie Hachette, 1858. Note : avant de connaître des « nouvelles scènes de la vie russe », l’ouvrage fait l’objet de plusieurs rééditions chez Hachette, notamment en 1887, 1896, 1904, 1906, 1909, 1910 et 1918.
TURGENEV Ivan Sergeevič, Trop menu, le fil casse : scènes de la vie russe, s.l., 1861. VIARDOT Louis, Scènes de mœurs arabes : Espagne, dixième siècle, Paris, Paulin, 1834. Scènes fantaisistes, scènes comiques AUDIBERT Auguste (signé Jean-Louis), Les Papillotes : scènes de tête, de cœur et d’épigastre, Paris, H. Souverain, 1831. BEAUTES Constant (dit Bétinet), Scènes de déclamations comiques et burlesques, Épernay, impr. de V. Fiévet, 1858.
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VERDIER DE LA COSTE Henri, Quelques scènes de la vie des femmes ou Les aventures d’un chevalier français, Paris, A. Bertrand, 1817-1818. VITET Ludovic, La Mort de Henri III (août 1589) : scènes historiques, Paris, H. Fournier jeune, 1829. Note : ce texte fait suite aux Barricades.
VITET Ludovic, Les Barricades : scènes historiques. Mai 1588, Paris, Brière, 1826. Note : la préface précise : « ce n’est point une pièce de théâtre que l’on va lire, ce sont des faits historiques présentés sous la forme dramatique, mais sans la prétention d’en composer un drame ». Le texte paraît d’abord dans Le Globe en 1826.
Scènes intimes et domestiques, scènes de la vie privée AUBIGNY (D’) Marquis, Scènes intimes, Paris, Comon, 1854. AUDEBRAND Philibert, Les Divorces de Paris : scènes de la vie intime, Paris, C. Lévy, 1881. AVENEL Paul, Alcôve et boudoir : scènes de la comédie humaine, Paris, É. Dentu, 1855. BALZAC (DE) Honoré, Scènes de la vie privée, Paris, Mame et Delaunay-Vallée, 1830-1832 (4 tomes). BORCHGRAVE (DE) Émile, Scènes intimes, Paris, Amyot, 1862. BOUCHET Charles, La Poésie des mathématiques : scènes intimes, Vendôme, impression de Lemercier et Fils, 1883. BOURDON Mathilde, Le Dernier-né : scènes de famille, Lille, J. Lefort, 1866. BOURDON Mathilde, Les Trois sœurs : scènes de famille, Paris, Putois-Cretté, 1863. BUZY J. B., Les Derniers chants du foyer : scènes de famille, scènes homériques, virgiliennes, historiques et militaires, légendaires, souvenirs et adieux, heures du soir, souvenirs littéraires, Châlons-sur-Marne, impr. Martin, 1888. CASSÉ DE SAINT-PROSPER Antoine-Jean, La Famille Lillers ou Scènes de la vie, Paris, N. Pichard, 1819. CASTILLE Hippolyte, Histoires de ménage : scènes de la vie réelle, Paris, Librairie Nouvelle, 1856. DESBORDES-VALMORE Marceline, Contes et scènes de la vie de famille, dédiés aux enfants, Paris, Garnier frères, s.d. Note : la première édition datée est celle de 1865. Il n’a pas pu être établi si le recueil a été publié antérieurement ou non ; la romancière meurt en 1859.
DORVAL Louise, Scènes de la vie intime : Madame Darnault, Limoges, E. Ardant et C. Thibaut, 1873. DRIOU Alfred, La Jeunesse dorée : scènes de la vie privée au XIXe siècle, Limoges : E. Ardant et C. Thibaut, 1870.
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MOLINOS-LAFITTE (Madame), Le Royaume des enfants : scènes de la vie de famille, Paris, Librairie Nouvelle, 1857. MONSELET Charles, Les Femmes qui font des scènes, Paris, Michel Lévy frères, 1865. MOREAU Élise (Élise Gagne), Une destinée : scène de la vie intime, Paris, Maison, 1838. NICOLAÏDÈS Ariane, Scènes intimes, Marseille, impr. marseillaise, 1885. OPIE Amelia, Emma et Saint-Aubin ou Caractères et scènes de la vie privée, Paris, Maradan, 1813. Note : le roman, édité en trois volumes, est traduit de l’anglais (Temper or Domestic Scenes, London, Longman and Cie, 1812-1813). Il est annoncé dans le troisième tome de Bibliographie de l’Empire français en 1813 et un résumé en est fait dans Revue des romans d’Eusèbe Girault de Saint-Fargeau en 1839, rendant ainsi public le fameux titre « scènes de la vie privée ». On doit également à Amelia Opie Simple Tales (1806), Tales of Real Life (1813) et Tales of the Heart (1820).
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PONS Pierre, Un mauvais ménage : scènes de la vie intérieure, Paris, H. Souverain, 1833. PONS Pierre, Une passion secrète : scènes de la vie intérieure, Paris, Tenon, 1834. QUÉRANGAL (DE) Julie (Madame Augustin Thierry), Scènes de mœurs et de caractères au XIXe siècle et au XVIIIe siècle, Paris, J. Tessier, 1835. SAINT-OMER Élise, Ernest et Lisette : études de caractères, analyse de sentiments, scènes de la vie privée, scènes de la vie sociale, Paris, É. Dentu, 1865. Scènes de la vie intime (anonyme), mis en vente par Regnier Becker, commissionnaire en marchandises, s.d. (vers 1842). Note : considéré comme immoral et constituant un outrage aux bonnes mœurs, l’ouvrage a été détruit sur ordonnance de la Cour d’assises de la Seine le 9 août 1842, selon le Moniteur du 15 décembre 1843.
SOUVESTRE Émile, Scènes de la vie intime, Paris, Michel Lévy frères, 1852.
Note : le Larousse de 1875 donne la date de 1846, mais aucune édition antérieure à 1852 n’a été trouvée durant la recherche.
TOURTE-CHERBULIEZ Marie, Journal d’Amélie ou Dix-huit mois de la vie d’une jeune fille : scènes de famille, Paris, A. Cherbuliez, 1834. VILLEMESSANT (DE) Hippolyte, Mémoires d’un journaliste : scènes intimes, 5e série, Paris, É. Dentu, 1876. Note : le recueil comprend lui-même certaines scènes comme « La scène de Florence » et « Une scène dans le cabinet d’un ministre ».
WAILLY (DE) Jules (fils), Scènes de la vie de famille, Paris, Michel Lévy frères, 1860. Scènes judiciaires
BÉNÉDIT Gustave, Chichois. La Police correctionnelle : scènes de mœurs, Marseille, typographie des hoirs Feissat aîné et Demonchy, 1841. BORDEAUY Henry, Le Carnet d’un stagiaire : scènes de la vie judiciaire, Paris, Plon-Nourrit et Cie, 1911. BROSSARD Joseph-Philibert, Scènes de mœurs judiciaires au XVIe siècle, Paris, E. Leroux, 1892. DUPRESSOIR Charles, Drames judiciaires : scènes correctionnelles. Causes célèbres de tous les peuples, Paris, Librairie ethnographique, 1849. FOURAY Auguste, Scènes de la vie judiciaire : Philomèle, Paris, impr. de Dubuisson, 1860. La Comédie au tribunal : almanach de scènes populaires et drolatiques devant la police correctionnelle, Paris, Librairie des villes et des campagnes, s.d. (1869). La Comédie au tribunal : scènes grotesques, recueillies par M. Paix-là, huissieraudiencier, Paris, chez les marchands de nouveautés, 1838. LATOUR Jean-André-Éléonor, Scènes de mœurs judiciaires en province, Grenoble, impr. de Maisonville, 1852. PICARD Edmond, Scènes de la vie judiciaire, Bruxelles, P. Lacomblez, 1893. Scènes maritimes BARRACHIN Louis-Gaspard, Une trinité de nations ou Le mouillage d’Ourlac : scènes maritimes, Paris, impr. de N. Chaix, 1850. CORBIÈRE Édouard, La Mer et les marins : scènes maritimes, Paris, J. Bréauté, 1833.
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FOUGEROL Claude, Scènes de la vie galante : les amours d’une ingénue, Paris, tous les libraires, 1862. KELTY Mary Ann, Scènes du grand monde : une inclination, un mariage, un amour, Paris, A. Thoisnier-Desplaces, 1832. Note : le recueil est parfois aussi attribué à Lucy Caroline Scott. Il est traduit de l’anglais par la Comtesse Molé de Champlâtreux.
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ROSTOPTCHINE Lydie, Une poignée de mariages : scènes de mœurs du grand monde, Nice, B. Visconti, 1889. SAINT-FÉLIX (DE) Jules, Scènes de la vie de gentilhomme, Paris, Michel Lévy frères, 1858. SAINT-SURIN Madame de (Marie-Caroline-Rosalie Richard de Cendrecourt), Miroir des salons : scènes du monde, Paris, L. Maignaud, 1831. Note : la nouvelle édition illustrée de six vignettes et d’un portrait de l’auteure, parue chez L. Janet en 1848, fait aussi l’objet d’une mention dans ce livre. Certains textes sont remplacés et d’autres voient leur titre modifié. L’intitulé du volume est également révisé : Miroir des salons : scènes de la vie parisienne.
SAMOSATE (DE) Lucien, Scènes de courtisanes, traduit par H. Piazza et C. Chabault, Paris, l’Édition de l’art, 1901. Note : l’ouvrage paraît pour la première fois en 1881 chez A. Quantin, mais sous son titre conventionnel : Dialogues des courtisanes. L’intitulé « scènes » apparaît pour la première fois en 1901 seulement chez l’Édition de l’art, puis épisodiquement chez d’autres éditeurs, comme L. Borel en 1902.
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« Scène de famille », Gil Blas, n° 4480, 23 février 1892, p. 1. Grelot (Le) « Petite scène de ménage », Le Grelot, n° 1107, 26 juin 1892, p. 3. Gymnase (Le) « Scènes historiques : l’abonnement ou le sine qua non », Le Gymnase : recueil de morale et de littérature, volume 2, 12 juin 1828, p. 46-54. Italiens (Les) MOLÈNES (DE) Émile, « La première neige : scène de la vie intime », Les Italiens : écho des théâtres et des salons, n° 4, 26 novembre 1872, p. 3-4. Journal (Le) MIRBEAU Octave, « Scène de la vie de famille », Le Journal : quotidien, littéraire, artistique et politique, n° 2602, 12 novembre 1899, p. 1. Note : il s’agit de l’ébauche de la première scène de sa future comédie en trois actes et en prose Les Affaires sont les affaires (1903).
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Journal amusant (Le) HUART Louis Adrien, « Les avancements : petite scène dialoguée prise sur nature dans une administration », Le Journal amusant : journal illustré, journal d’images, journal comique, critique, satirique, etc., n° 714, 4 septembre 1869, p. 2-3. HUART Louis Adrien, « Scène de ménage », Le Journal amusant : journal illustré, journal d’images, journal comique, critique, satirique, etc., n° 911, 14 février 1874, p. 7. JOLIET Charles, « Pastiches : Henry Murger. Parodie d’une scène de la vie de Bohème », Le Journal amusant : journal illustré, journal d’images, journal comique, critique, satirique, etc., n° 525, 20 janvier 1866, p. 3-6. PARR Maxime, « Petites scènes de la vie humaine : un avocat de province », Le Journal amusant : journal illustré, journal d’images, journal comique, critique, satirique, etc., n° 277, 20 avril 1861, p. 6. RAMSAY Jules, « Scène de la vie parisienne », Le Journal amusant : journal illustré, journal d’images, journal comique, critique, satirique, etc., n° 993, 11 septembre 1875, p. 7. « Scène conjugale », Le Journal amusant : journal illustré, journal d’images, journal comique, critique, satirique, etc., n° 1032, 10 juin 1876, p. 7. Journal de Fourmies (Le) « Note récréative : scène judiciaire aux États-Unis d’Amérique », Le Journal de Fourmies, n° 1226, 17 août 1890, p. 3. Journal pour rire (Le) AUDEBRAND Philibert, « Un nouveau restaurant : scènes de la vie parisienne », Le Journal pour rire : journal d’images, journal comique, critique, satirique et moqueur, n° 71, 5 février 1853, p. 5. « Scènes de la vie des Lorettes », Le Journal pour rire, n° 165, 25 novembre 1854, p. 1-4. Lanterne de Boquillon (La) « Petite scène de la vie intime », La Lanterne de Boquillon, n° 1200, 2 août 1896, p. 16. Lanterne des demoiselles (La) « Les maris qui font des scènes », La Lanterne des demoiselles, n° 20, 1885, p. 1-2. Messager de l’Assemblée (Le) CHAMPFLEURY, « Scènes de la vie de Bohème », Le Messager de l’Assemblée, publication en feuilleton du 11 au 12 avril 1851. Mode (La) KARR Alphonse, « Scènes de la vie parisienne » La Mode : revue du monde élégant, les 26 mars et 4 avril 1847.
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Paris illustré PRADEL Georges, « Scènes de la vie maritime : la petite main », Paris illustré, n° 5, 3 avril 1870, p. 70-71. Parodie (La) BRUN Albert, « Gabrielle Ribert : scènes de la vie au quartier latin », La Parodie, n° 21, 9-16 janvier 1870, p. 299-301. Pays (Le) LAFFITE Alphonse, « Scène de la police correctionnelle », Le Pays : journal de l’Empire, n° 138, 18 mai 1870, p. 3. Note : la scène paraît d’abord dans Le Journal amusant le 7 mai 1870 sous le titre « À la correctionnelle ». Elle est reprise dans Le Gaulois le 11 mai 1870, désormais sous l’intitulé « Scène de ».
Petit bulletin des tribunaux (Le) « La vierge coupable : scène de la vie réelle » (signé Régulus), publication (de la première partie) en feuilleton dans Le Petit bulletin des tribunaux, du 3 novembre au 22 décembre 1878. Petit Parisien (Le) « Scène conjugale », Le Petit parisien, n° 7327, 18 novembre 1896, p. 2. « Scène de la vie rustique », Le Petit parisien, n° 5841, 24 octobre 1892, p. 2. « Scènes d’omnibus », Le Petit Parisien, n° 9791, 19 août 1903, p. 2. Presse (La) CÉSENA (DE) Amédée, « Le chapelet d’amour : scènes de la vie réelle », La Presse, publication en feuilleton du 25 février au 9 mai 1876. Note : le roman est édité (avec quelques modifications) l’année suivante (1877) chez Dentu. Le sous-titre « Scènes de la vie réelle » est cependant abandonné, raison pour laquelle seule la version de La Presse est ici mentionnée.
« Scène de ménage » (signé Fantasia), La Presse, n° 1946, 25 septembre 1897, p. 3. Rabelais MURGER Henry, « La nostalgie : scènes de la vie d’artiste », Rabelais, publication en feuilleton du 20 juin au 1er juillet 1857. Note : une première partie du roman Scènes de la vie d’artiste est publiée dans le Rabelais en 1857 et le livre est annoncé sous presse en 1859 dans les Chroniques contemporaines de Paul de Molènes ; cependant, l’ouvrage ne voit vraisemblablement pas le jour.
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Revue britannique « Comment se fait un journal : scènes quotidiennes », Revue britannique ou choix d’articles traduits des meilleurs écrits périodiques de la Grande-Bretagne, tome 26, Paris, 1829, p. 271-283. Note : la pièce (un acte, treize scènes) est d’abord publiée en anglais dans Sharpe’s London Magazine.
« Scènes irlandaises : les orangistes », Revue britannique ou choix d’articles traduits des meilleurs écrits périodiques de la Grande-Bretagne, n° 19, juillet 1834, p. 89-113. Note : le récit historique est d’abord publié en anglais dans Blackwood’s Magazine.
Revue d’Alsace JOLLY L. « Tableaux de mœurs : scènes locales », Revue d’Alsace, tome 1, 1834, p. 354-360. Revue des Deux Mondes ABOUT Edmond, « Une rupture : scène de la vie mondaine », Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1868, p. 122-137. BALZAC (DE) Honoré, « Une nouvelle scène de la vie privée : le rendez-vous », Revue des Deux Mondes, tome 4, publication en feuilleton durant l’automne 1831. BECK-BERNARD Amélie-Lina, « Scènes et souvenirs du désert argentin », Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1864, p. 315-361. EBELOT Alfred, « André Cazaux : scènes de la vie des Pampas », Revue des Deux Mondes, publication en feuilleton du 15 juillet au 1er août 1880. MURGER Henry, « Les buveurs d’eau : scènes de la vie d’artiste », Revue des Deux Mondes, publication en feuilleton du 15 novembre 1853 au 15 octobre 1854. VEUILLOT Louis, « Scènes socialistes : le lendemain de la victoire » (première partie), Revue des Deux Mondes, publication en feuilleton du 15 juillet au 1er août 1849. Revue des jeunes poètes BÉOR L. J., « Scène de la vie privée » (poème en prose), Revue des jeunes poètes et des auteurs dramatiques, 15 février 1878, p. 58-59. Revue limogienne « Scènes parisiennes », Revue limogienne : industrie, beaux-arts, littérature, etc., etc., n° 31, 28 mai 1835, p. 2-3. « Une scène de famille » (signé Y. ; ajout manuscrit de la mention H. Arnoul), Revue limogienne : industrie, Beaux-Arts, littérature, etc., etc., n° 7, 11 décembre 1834, p. 1-3. Revue politique et littéraire MAILLARD Firmin, « Scènes de la vie littéraire », Revue politique et littéraire : revue bleue, publication en feuilleton du 15 septembre au 6 octobre 1894.
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Rideau artistique et littéraire (Le) CISEAUX D., « Scène intime entre amant et maîtresse », Le Rideau artistique et littéraire : journal des théâtres, n° 62, 1899, p. 4. Rigolo (Le) « Scène de ménage », Le Rigolo : journal hebdomadaire, satirique, humouristique et littéraire, 9 janvier 1887, p. 2. Note : cette nouvelle à la main, est également publiée dans L’Intransigeant (24 mai 1890), Le Parisien (13 juin 1890), La Charente (21 juin 1890), Le Petit parisien (28 mars 1895, sans l’intitulé « scène ») et L’Univers (27 novembre 1901, sans l’intitulé « scène ») notamment.
Rue (La) VALLÈS Jules, « Scènes de la vie bizarre : le bachelier géant », La Rue : journal quotidien, publication en feuilleton du 18 au 20 mars 1870. Note : la feuille du 20 mars 1870 annonce « la suite au prochain numéro », qui ne paraît pourtant pas le 21. La nouvelle est cependant bien plus récente. Elle paraît d’abord derrière le pseudonyme « Asvell. » dans Le Figaro du 24 juillet au 7 août 1864 sous le titre « Les Confessions d’un saltimbanque ». Elle est par la suite éditée chez Achille Faure dans le volume Les Réfractaires sous le titre « Le Bachelier géant » en 1866. Le sur-titre « Scènes de la vie bizarre » semble donc une particularité de sa parution dans La Rue seize ans plus tard.
Semaine des familles (La) FRANC E., « Scènes intimes : une jeune fille qui veut être heureuse », La Semaine des familles, publication en feuilleton du 9 au 16 juillet 1859. « Scènes de la vie parisienne : l’hôtel du Phénix » (signé Curtius), La Semaine des familles, publication en feuilleton du 20 novembre 1858 au 24 décembre 1859. Note : la série « L’Hôtel du Phénix » s’arrête le 26 février 1859 avant de refaire une brève apparition près d’une année après la première diffusion, le 24 décembre 1859.
« Scènes de la vie parisienne : le salon de Madame Grenouillet à l’hôtel du Louvre » (signé Curtius), La Semaine des familles, n° 19, 4 février 1860, p. 298-301. Note : cet épisode marque la fin de la série « Scènes de la vie parisienne ».
« Scènes de la vie parisienne : tout ce qui reluit n’est pas or » (signé Curtius), La Semaine des familles, publication en feuilleton du 2 octobre au 6 novembre 1858. Note : la première livraison ne contient pas encore le sur-titre « Scènes de la vie parisienne » ; ce dernier apparaît dès la seconde, le 16 octobre.
Silhouette (La) « Scène d’intérieur », La Silhouette, n° 26, 8 juillet 1849, p. 8-9. Tam-Tam (Le) LAURENT (DU) Louis, « Une canonisation : scène de la vie d’étudiant », Le TamTam : journal reproducteur de la librairie, n° 32, 4 août 1844, p. 1-3.
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MURATO Charles, « Les marionnettes : scène de la vie populaire à Naples », L’Univers illustré, n° 1102, 6 mai 1876, p. 299. Vie parisienne (La)
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SCOTT Michael, « Scène de la Jamaïque », Le Voleur : gazette des journaux français et étrangers, n° 13, 5 mars 1834, p. 197-198. Note : le texte est un extrait du roman traduit de Michel Schott Cringle’s log ou Aventures d’un lieutenant de la marine anglaise (Tom Cringle’s Log, 1833), publié en France en 1834.
SUE Eugène, « Le Breslaw à Navarin : scène maritime », Le Voleur : gazette des journaux français et étrangers, n° 18, 31 mars 1832, p. 275-277. « Une scène conjugale », Le Voleur, série illustrée, n° 696, 4 mars 1870, p. 143. XIXe
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« Dans les couloirs du Palais-Bourbon : scènes de la vie parlementaire », Le XIXe siècle : journal républicain, n° 5943, 23 avril 1888, p. 1. THÉÂTRE Ba-Ta-Clan ARBOIS (D’) Eugène, MIRABAUD Albert, Le Béguin d’Estrella : scènes de la vie galante, pièce en un acte, première représentation au Théâtre du Ba-Ta-Clan le 3 mai 1902 ; impression à la Société parisienne d’édition la même année. COUTURET Adolphe, Premières amours : scènes de la vie rustique, pièce en un acte, première représentation au Ba-Ta-Clan le 12 janvier 1900 ; impression chez C. Joubert la même année. Beaumarchais BRISEBARRE Édouard, NYON Eugène, Le Musicien des rues : scènes de la vie populaire, pièce en sept parties, première représentation au Théâtre Beaumarchais le 29 septembre 1866 ; impression à la Librairie centrale la même année. Casino REICHENBERG Suzanne, Steeple-chase : scènes de la vie mondaine, pièce en un acte, première représentation au Théâtre du Casino d’Étreat, s.d ; impression chez Lévy en 1896.
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MOREAU Eugène, SIRAUDIN Paul, Un bouillon d’onze heures : scène de la vie privée, pièce en un acte, première représentation au Théâtre du Palais-Royal le 11 mars 1847 ; impression chez Beck la même année. Variétés BARRIÈRE Théodore, BEAUVALLET Léon, DECOURCELLE Adrien, Les Femmes de Gavarni : scènes de la vie parisienne, pièce en trois actes et une mascarade, mêlée de couplets, première représentation au Théâtre des Variétés le 3 juin 1852 ; impression chez Beck la même année. BRISEBARRE Édouard, NUS Eugène, Les Portiers : scènes de la vie parisienne, pièce en un acte, première représentation au Théâtre des Variétés le 17 mars 1860 ; impression chez Bourdilliat la même année. BRISEBARRE Édouard, NUS Eugène, Monsieur de La Raclée : scènes de la vie bourgeoise, pièce en un acte, première représentation au Théâtre des Variétés le 1er juin 1862 ; impression chez Dentu la même année. BRISEBARRE Édouard, Pincé au demi-cercle : scènes de la vie de garçon, première représentation au Théâtre des Variétés le 4 avril 1857 ; impression chez Charlieu la même année. CABOT Charles, JALLAIS (DE) Amédée, LELARGE Léon, Sous un bec de gaz : scènes de la vie nocturne en une nuit, pièce en un acte, première représentation au
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Théâtre des Variétés le 26 mai 1854 ; impression chez Michel Lévy frères la même année. DELACOUR Alfred, THIBOUST Pierre-Antoine-Auguste, Paris qui dort : scènes de la vie nocturne, pièce en cinq actes, première représentation au Théâtre des Variétés le 21 février 1852 ; impression chez Lévy la même année. GRANGÉ Eugène, THIBOUST Pierre-Antoine-Auguste, Deux chiens de faïence : scènes de la vie intime, pièce en un acte mêlée de chant, première représentation au Théâtre des Variétés le 26 novembre 1862 ; impression chez Michel Lévy frères et à la Librairie théâtrale en 1863. JOUSLIN DE LA SALLE Armand-François, MONTIGNY Louis Gabriel, NÉZEL Théodore, YMBERT Jean-Gilbert, La Nourrice sur lieu : scènes de famille, pièce mêlée de couplets, première représentation au Théâtre des Variétés le 13 octobre 1828 ; impression chez Barba la même année. MONTJOYE J.-J., Une femme qui ne vient pas : scène de la vie de garçon, première représentation au Théâtre des Variétés le 9 juin 1864 ; impression chez Michel Lévy frères la même année. NARREY Charles, Le Temple du célibat : scènes de la vie de garçon, première représentation au Théâtre des Variétés le 26 mars 1870 ; impression chez Michel Lévy frères la même année. Vaudeville BRISEBARRE Édouard, L’Été d’un fantaisiste : scènes de la vie parisienne, première représentation au Théâtre du Vaudeville le 28 mars 1865 ; impression à la Librairie centrale la même année. BRISEBARRE Édouard, NUS Eugène, Les Lettres des anciennes : scènes de la vie conjugale, pièce en un acte, première représentation au Théâtre du Vaudeville le 30 mars 1862 ; impression à la Librairie théâtrale la même année. BRISEBARRE Édouard, NYON Eugène, L’Hiver d’un homme marié : scènes de la vie conjugale, pièce en un acte, première représentation au Théâtre du Vaudeville le 2 juin 1855 ; impression chez Vialat la même année. BRISEBARRE Édouard, NYON Eugène, Le Baiser de l’étrier : scènes de la vie de garçon, pièce en un acte, première représentation au Théâtre du Vaudeville le 19 avril 1850 ; impression à la Librairie théâtrale en 1855. DUPEUTY Charles, DUVERT Félix-Auguste, BRAZIER Nicolas, La Famille improvisée : scènes épisodiques, première représentation au Théâtre du Vaudeville le 5 juillet 1831 ; impression chez Barba la même année. Note : Henry Monnier joue le rôle de Coquerel.
BIBLIOGRAPHIE
LISTE II :
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CHRONOLOGIQUE
1810-1819 EDGEWORTH Maria, Vivian ou Scènes de la vie du grand monde, Paris, H. Nicolle, 1813. Note : le Mercure de France d’octobre 1813 précise que le roman est traduit de l’anglais par le traducteur d’Ida, du Missionnaire et de Glowirna. Scènes de la vie du grand monde est un roman de mœurs (Tales of Fashionable Life : Vivian, London, J. Johnson, 1812) qui se décline en six volumes ; l’histoire de Vivian fait partie du quatrième.
OPIE Amelia, Emma et Saint-Aubin ou Caractères et scènes de la vie privée, Paris, Maradan, 1813.
Note : le roman, édité en trois volumes, est traduit de l’anglais (Temper or Domestic Scenes, London, Longman and Cie, 1812-1813). Il est annoncé dans le troisième tome de Bibliographie de l’Empire français en 1813 et un résumé en est fait dans Revue des romans d’Eusèbe Girault de Saint-Fargeau en 1839, rendant ainsi public le fameux titre « scènes de la vie privée ». On doit également à Amelia Opie Simple Tales (1806), Tales of Real Life (1813) et Tales of the Heart (1820).
VERDIER DE LA COSTE Henri, Quelques scènes de la vie des femmes ou Les aventures d’un chevalier français, Paris, A. Bertrand, 1817-1818. MONTIGNAC (DE) M., « Le combat des montagnes : petite scène comique », L’Enfant lyrique du Carnaval : choix des meilleures chansons joyeuses, anciennes, modernes et inédites, 1818, p. 208-212. CASSÉ DE SAINT-PROSPER Antoine-Jean, La Famille Lillers ou Scènes de la vie, Paris, N. Pichard, 1819. 1820-1829 DENIS Ferdinand, Scènes de la nature sous les Tropiques, et de leur influence sur la poésie, suivies de Camoens et Jozé Indio, Paris, L. Janet, 1824. Émotions : scènes de la vie intime (recueil collectif), Paris, L. Janet, 1825. SAINT-HILAIRE (DE) Amable, L’Heureux jour ou Une halte de cavalerie : scènes militaires, Paris, Quoy, 1825. VITET Ludovic, Les Barricades : scènes historiques. Mai 1588, Paris, Brière, 1826. Note : la préface précise : « ce n’est point une pièce de théâtre que l’on va lire, ce sont des faits historiques présentés sous la forme dramatique, mais sans la prétention d’en composer un drame ». Le texte paraît d’abord dans Le Globe en 1826.
CHAMILLY (DE) Vicomtesse (pseudonyme de Loève-Veimars, Vanderburch et Romieu), Scènes contemporaines, Paris, U. Canel, 1827. « Cacophonie : une scène à l’école », Le Corsaire : journal des spectacles, de la littérature, des arts, des mœurs et des modes, n° 1773, 13 mars 1828, p. 3. HOOK Théodore, Merton : scènes de la vie anglaise, Paris, Gosselin, 1828.
Note : le roman est traduit de l’anglais par Érasme de Saint-Clair (Sayings and Doings : a Series of Sketches from Life, London, Henry Colburn, 1824).
JOUSLIN DE LA SALLE Armand-François, MONTIGNY Louis Gabriel, NÉZEL Théodore, YMBERT Jean-Gilbert, La Nourrice sur lieu : scènes de famille, pièce mêlée de couplets, première représentation au Théâtre des Variétés le 13 octobre 1828 ; impression chez Barba la même année.
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« Le persécuteur et le martyr : scène contemporaine », Diogène : feuille historique, philosophique et littéraire, n° 6, 3 septembre 1828, p. 2. « Scènes historiques : l’abonnement ou le sine qua non », Le Gymnase : recueil de morale et de littérature, volume 2, 12 juin 1828, p. 46-54. « Comment se fait un journal : scènes quotidiennes », Revue britannique ou choix d’articles traduits des meilleurs écrits périodiques de la Grande-Bretagne, tome 26, Paris, 1829, p. 271-283. Note : la pièce (un acte, treize scènes) est d’abord publiée en anglais dans Sharpe’s London Magazine.
TARDIF Alexandre, Scènes de Paris, Paris, Guéry, 1829. VITET Ludovic, La Mort de Henri III (août 1589) : scènes historiques, Paris, H. Fournier jeune, 1829. Note : ce texte fait suite aux Barricades.
1830-1839 BALZAC (DE) Honoré, Scènes de la vie privée, Paris, Mame et Delaunay-Vallée, 1830-1832 (4 tomes). DEBRAUX Émile, Les Barricades de 1830 : scènes historiques, Paris, A. Boulland, 1830. « Deux débuts parlementaires : scènes contemporaines », Le Corsaire : journal des spectacles, de la littérature, des arts, des mœurs et des modes, n° 2599, 18 mars 1830, p. 3. « Le mouchard et le fromage : scène populaire », Le Corsaire : journal des spectacles, de la littérature, des arts, des mœurs et des modes, n° 2602, 21 mars 1830, p. 2-3. Les Incendies de la Normandie en 1830 : scènes historiques contemporaines (anonyme), Paris, Piltan, 1830. « Les nouveaux chauffeurs : scène historique », Le Corsaire : journal des spectacles, de la littérature, des arts, des mœurs et des modes, n° 2657, 16 mai 1830, p. 3. MONNIER Henry, Scènes populaires dessinées à la plume, Paris, U. Canel, 1830. Note : les éditions postérieures sont aussi citées, notamment celle de 1879 chez Dentu.
SAINT-MAURICE (DE) Charles, Rome, Londres, Paris : scènes contemporaines, Paris, U. Canel, 1830. « Scène d’intérieur au château de Lulworth », Le Corsaire : journal des spectacles, de la littérature, des arts, des mœurs et des modes, n° 2781, 20 septembre 1830, p. 3. Scènes de jour et de nuit au Palais-Royal ou Tableau par soirées des délices et des périls de ce séjour enchanté, Paris, les Marchands de nouveautés, 1830. « Scènes de juillet », Le Corsaire : journal des spectacles, de la littérature, des arts, mœurs et modes, n° 2789, 28 septembre 1830, p. 3. « Scènes historiques recueillies par une vieille gouvernante qui a écouté aux portes », Gazette littéraire : revue française et étrangère de la littérature, des sciences, des Beaux-Arts, etc., publication en feuilleton les 26, 27, 28 et 29 juillet 1830. « Scènes parlementaires : chambre des députés », Le Corsaire : journal des spectacles, de la littérature, des arts, des mœurs et des modes, n° 2754, 24 août 1830, p. 2.
BIBLIOGRAPHIE
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« Scènes parlementaires : chambre des pairs », Le Corsaire : journal des spectacles, de la littérature, des arts, des mœurs et des modes, n° 2781, 20 septembre 1830, p. 2. VOGT (DE) Madame, Cornélie de Valville ou quelques scènes de la vie, Paris, Librairie universelle de P. Mongie Ainé, 1830, 2 tomes. AUDIBERT Auguste (signé Jean-Louis), Les Papillotes : scènes de tête, de cœur et d’épigastre, Paris, H. Souverain, 1831. BALZAC (DE) Honoré, « Une nouvelle scène de la vie privée : le rendez-vous », Revue des Deux Mondes, tome 4, publication en feuilleton durant l’automne 1831. DUPEUTY Charles, DUVERT Félix-Auguste, BRAZIER Nicolas, La Famille improvisée : scènes épisodiques, première représentation au Théâtre du Vaudeville le 5 juillet 1831 ; impression chez Barba la même année. Note : Henry Monnier joue le rôle de Coquerel.
SAINT-SURIN Madame de (Marie-Caroline-Rosalie Richard de Cendrecourt), Miroir des salons : scènes du monde, Paris, L. Maignaud, 1831. Note : la nouvelle édition illustrée de six vignettes et d’un portrait de l’auteure, parue chez L. Janet en 1848, fait aussi l’objet d’une mention dans ce livre. Certains textes sont remplacés et d’autres voient leur titre modifié. L’intitulé du volume est également révisé : Miroir des salons : scènes de la vie parisienne.
« Scène de café », Le Corsaire : journal des spectacles, de la littérature, des arts, des mœurs et des modes, n° 2951, 28 février 1831, p. 3-4. « Scènes d’un bal masqué », précédé de l’air « Esquisses : pot-pourri », Gazette de Bretagne, 16 février 1831. SUE Eugène, Plik et Plok : scènes maritimes, Paris, C. Vimont, 1831. Une mère et son fils : scènes contemporaines et historiques (anonyme), Paris, Dondey-Dupré frère et fils, 1831. Note : malgré la date précoce, la Revue britannique précise à l’occasion de la parution : « depuis quelques années, cette forme de scènes dramatiques est devenue d’un goût général ».
ZSCHOKKE Heinrich, Le Giesbach : scènes de la vie, traduit de l’allemand par J. Lapierre, Paris, Audin, 1831. Note : il s’agit d’un recueil de nouvelles auquel l’éditeur a donné un titre factice, quoique de plus en plus usité au début des années trente.
BURAT DE GURGY Edmond et Clément, Le Lit de camp : scènes de la vie militaire, Paris, H. Souverain, 1832. JAL Auguste, Scènes de la vie maritime, Paris, C. Gosselin, 1832. KELTY Mary Ann, Scènes du grand monde : une inclination, un mariage, un amour, Paris, A. Thoisnier-Desplaces, 1832. Note : le recueil est parfois aussi attribué à Lucy Caroline Scott. Il est traduit de l’anglais par la Comtesse Molé de Champlâtreux.
« Le secret de plus d’un vote : scène de ménage », Le Voleur : gazette des journaux français et étrangers, n° 1, 5 janvier 1832, p. 2-3. « Scène de mer », Le Voleur : gazette des journaux français et étrangers, n° 5, 25 janvier 1832, p. 71-72. Note : le texte (traduit) est un extrait du roman Davy Jones and the Yankee privateer de Michael Scott. La scène est d’abord publiée dans Blackwood’s Magazine en juillet 1830.
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« Scène de réception officielle », La Caricature morale, religieuse, littéraire et scénique, n° 68, 16 février 1832, p. 543-544. SUE Eugène, « Le Breslaw à Navarin : scène maritime », Le Voleur : gazette des journaux français et étrangers, n° 18, 31 mars 1832, p. 275-277. « Une scène de jeu » (signé Ét. de B.), Le Nouvel espion des jeux : feuille morale hebdomadaire, n° 4, 2 août 1832, p. 15-16. WALSH Joseph-Alexis, Mélanges, feuilletons politiques et littéraires : scènes contemporaines, Paris, L.-F. Hivert, 1832. COINTET (DE) Virginie, Scènes de l’enfance, Auxonne, X.-T. Saunié, 1833. CORBIÈRE Édouard, La Mer et les marins : scènes maritimes, Paris, J. Bréauté, 1833. DESBORDES-VALMORE Marceline, L’Atelier d’un peintre : scènes de la vie privée, Paris, G. Charpentier, 1833. MORGAN Sydney (Lady Morgan), Scènes dramatiques empruntées à la vie réelle, traduit de l’anglais par Adèle Sobry, Paris, H. Fournier jeune, 1833. PONS Pierre, Un mauvais ménage : scènes de la vie intérieure, Paris, H. Souverain, 1833. SAYVE (DE) Auguste, Souvenirs de Pologne et scènes militaires de la campagne de 1812, Paris, P. Dufart. 1833. BALZAC (DE) Honoré, Scènes de la vie de province, Paris, Madame Charles-Béchet, 1834-1837 (4 tomes). BALZAC (DE) Honoré, Scènes de la vie parisienne, Paris, Madame Charles-Béchet, 1834-1837 (4 tomes). JOLLY L. « Tableaux de mœurs : scènes locales », Revue d’Alsace, tome 1, 1834, p. 354-360. KELTY Mary Ann, Scènes de la vie intime, Paris, U. Canel, 1834. Note : le recueil est parfois aussi attribué à Lucy Caroline Scott et Mary Brunton. Il est traduit de l’anglais par la Comtesse Molé de Champlâtreux.
PONS Pierre, Une passion secrète : scènes de la vie intérieure, Paris, Tenon, 1834. « Scène de fripiers responsables : quelle friperie ! », Le Charivari : journal publiant chaque jour un nouveau dessin, n° 294, 24 octobre 1834, p. 1-2. « Scènes irlandaises : les orangistes », Revue britannique ou choix d’articles traduits des meilleurs écrits périodiques de la Grande-Bretagne, n° 19, juillet 1834, p. 89-113. Note : le récit historique est d’abord publié en anglais dans Blackwood’s Magazine.
SCOTT Michael, « Scène de la Jamaïque », Le Voleur : gazette des journaux français et étrangers, n° 13, 5 mars 1834, p. 197-198. Note : le texte est un extrait du roman traduit de Michel Schott Cringle’s log ou Aventures d’un lieutenant de la marine anglaise (Tom Cringle’s Log, 1833), publié en France en 1834.
TOURTE-CHERBULIEZ Marie, Journal d’Amélie ou Dix-huit mois de la vie d’une jeune fille : scènes de famille, Paris, A. Cherbuliez, 1834. « Une scène de famille » (signé Y. ; ajout manuscrit de la mention H. Arnoul), Revue limogienne : industrie, Beaux-Arts, littérature, etc., etc., n° 7, 11 décembre 1834, p. 1-3. VIARDOT Louis, Scènes de mœurs arabes : Espagne, dixième siècle, Paris, Paulin, 1834.
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GUÉRIN Eugène Louis, Une fille du peuple et une demoiselle du monde : scènes de la vie privée, Paris, C. Lachapelle, 1835. « Le mois de mai ! Le joli mois de mai !!! Scènes parisiennes », La Mode : revue du monde élégant, 5 avril 1835, p. 1-8. MONNIER Henry, Nouvelles scènes populaires, Paris, Dumont, 1835-1839. Nouveaux essais dramatiques : scènes populaires (anonyme), Lille, L. Lefort, 1835. QUÉRANGAL (DE) Julie (Madame Augustin Thierry), Scènes de mœurs et de caractères au XIXe siècle et au XVIIIe siècle, Paris, J. Tessier, 1835. « Scène de ménage », La Mode : revue du monde élégant, 5 avril 1835, p. 99-101. « Scène de mœurs populaires : une heure avant », La Caricature politique, morale, littéraire et scénique, n° 235, 7 mai 1835, p. 1973-1976. « Scènes parisiennes », Revue limogienne : industrie, beaux-arts, littérature, etc., etc., n° 31, 28 mai 1835, p. 2-3. ABRANTÈS Laure (duchesse), Scènes de la vie espagnole, Paris, Dumont, 1836. BODIN Camille, ELLIS George, Scènes de la vie anglaise (publié sous le pseudonyme Jenny Bastide), Paris, Dumont, 1836. LAGACHE Pierre, Les Deux mères : scènes de famille, Paris, L. Desessart, 1836. RENARD Émile, Les Étudians à Paris : scènes contemporaines, Paris, C. Schwartz et A. Gagnot, 1836. Note : le livre cite la seconde édition, publiée chez A. Allouard en 1841.
« La dent : scène de la vie privée », L’Arédien : journal littéraire et d’annonces, 1837, p. 53-57. « Le chapeau d’escargots et la robe ventre de biche : scène d’omnibus », Le Cercle : revue de la presse littéraire, n° 10, 19 mai 1837, p. 157-158. Le Retour du curé ou quelques scènes de bonheur d’un village (anonyme), Nantes, impr. de Merson, 1837. « Un jésuite en 1723 : scène maritime » (signé D. T.), Le Cercle : revue de la presse littéraire, n° 16, 19 juin 1837, p. 1-3. BARADÈRE (Abbé), « Scène de brigands au Mexique », La Tribune littéraire : journal reproducteur et revue mensuelle reproduisant les meilleurs articles de la presse contemporaine, texte repris au Journal de la Marine, Paris, 1838, p. 284-286. La Comédie au tribunal : scènes grotesques, recueillies par M. Paix-là, huissieraudiencier, Paris, chez les marchands de nouveautés, 1838. « Les floueurs floués : scène de cleemannerie », Le Charivari, année 7, n° 266, 24 septembre 1838, p. 1-2. MOREAU Élise (Élise Gagne), Une destinée : scène de la vie intime, Paris, Maison, 1838. BUSCHMANN Ernest, L’Écuelle et la besace : scènes historiques du XVIe siècle, Anvers, impr. de L. J. de Cort, 1839. GAUTIER Théophile, « Le portrait de Mme Jabulot : scène comique », La Caricature : revue morale, judiciaire, littéraire, artistique, fashionable et scénique, n° 43, 25 août 1839, p. 2-5. Note : le texte est publié dans le troisième tome du recueil La Peau de tigre édité H. Souverain en 1852.
« L’attente : scène intime », La Mode : revue du monde élégant, 23 mars 1839, p. 364-366.
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Paris au XIXe siècle : recueil de scènes de la vie parisienne dessinées d’après nature, Paris, Beauger, 1839. Note : plusieurs dessinateurs (Gavarni, Daumier, Lepoittevin, Provost et Devéria notamment) illustrent les textes d’Albéric Second, Burat de Grugy et Roger de Beauvoir, entre autres.
« Scène intime », La Mode : revue du monde élégant, 11 mai 1839, p. 208. « Une alarme : scène intime », La Mode : revue du monde élégant, 12 janvier 1839, p. 50-51. 1840-1849 « L’art de dîner en voyage : scène de la vie », La Gastronomie : revue de l’art culinaire ancien et moderne, n° 15, 5 janvier 1840, p. 2. LESPÈS Léo, « Scènes de la vie criminelle : l’amour d’un assassin », L’Audience : journal général des tribunaux, des justices de paix et des conseils de discipline de la garde nationale, n° 131, 10 août 1840, p. 3-4. LESPÈS Léo, « Scènes de la vie criminelle : l’armoire sanglante », L’Audience : journal général des tribunaux, des justices de paix et des conseils de discipline de la garde nationale, n° 133, 17 août 1840, p. 3-4. LESPÈS Léo, « Scènes de la vie criminelle : le fils de Papavoine », L’Audience : journal général des tribunaux, des justices de paix et des conseils de discipline de la garde nationale, n° 135, 24 août 1840, p. 4. LESPÈS Léo, « Scènes de la vie criminelle : le voleur de cadavres ! », L’Audience : journal général des tribunaux, des justices de paix et des conseils de discipline de la garde nationale, n° 157-161, publication en feuilleton du 9 au 23 novembre 1840. LESPÈS Léo, « Scènes de la vie criminelle : les profits de l’échafaud », L’Audience : journal général des tribunaux, des justices de paix et des conseils de discipline de la garde nationale, n° 165, 7 décembre 1840, p. 6. LESPÈS Léo, « Scènes de la vie criminelle : un trésor de la grand’route », L’Audience : journal général des tribunaux, des justices de paix et des conseils de discipline de la garde nationale, n° 137, 31 août 1840, p. 3-4. « Une soirée paradoxale : scènes de la vie artistique », Le Charivari, n° 361, 27 décembre 1840, p. 1-2. ARAGO Jacques, Les Deux frères ; La Capote du soldat ; Bienfait de l’Empereur : scènes militaires, Troyes, Baudot, 1841. BÉNÉDIT Gustave, Chichois. La police correctionnelle : scènes de mœurs, Marseille, typographie des hoirs Feissat aîné et Demonchy, 1841. « Le bon messager aux Tuileries : scènes de la vie intime », La Mode : revue du monde élégant, 27 novembre 1841, p. 280-283. « Le spectacle à la cour ou les embarras de M. Montalivet. Scène du jour », La Mode : revue du monde élégant, 26 septembre 1841, p. 434-436. « Les funérailles d’un brave : scène populaire contemporaine », La Mode : revue du monde élégant, 13 mars 1841, p. 326-328. LESPÈS Léo, « Scènes d’amour et de sang », dans L’Audience : journal général des tribunaux, des justices de paix et des conseils de discipline de la garde nationale, publication en feuilleton du 26 avril au 10 mai 1841. LESPÈS Léo, « Scènes de justice militaire au 19e siècle », dans L’Audience : journal général des tribunaux, des justices de paix et des conseils de discipline de la garde nationale, publication en feuilleton du 16 septembre au 7 octobre 1841.
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LESPÈS Léo, « Scènes tirées des archives de la chancellerie anglaise », L’Audience : journal général des tribunaux, des justices de paix et des conseils de discipline de la garde nationale, publication en feuilleton du 1er au 22 novembre 1841. MILLAUD Polydore, « Les crimes impunissables. Comment on se débarrasse de ses filles !!! Scènes vraies », L’Audience : journal général des tribunaux, des justices de paix et des conseils de discipline de la garde nationale, n° 211, 17 mai 1841, p. 4. MONNIER Henry, Scènes de la ville et de la campagne, Paris, Dumont, 1841. « Une leçon d’éloquence : scène conjugale », La Mode : revue du monde élégant, 12e livraison, 20 mars 1841, p. 358-360. Scènes de la vie intime (anonyme), mis en vente par Regnier Becker, commissionnaire en marchandises, s.d. (vers 1842). Note : considéré comme immoral et constituant un outrage aux bonnes mœurs, l’ouvrage a été détruit sur ordonnance de la Cour d’assises de la Seine le 9 août 1842, selon le Moniteur du 15 décembre 1843.
BALZAC (DE) Honoré, Scènes de la vie de campagne, Paris, Furne, 1842-1848. BALZAC (DE) Honoré, Scènes de la vie militaire, Paris, Furne, 1842-1848. BALZAC (DE) Honoré, Scènes de la vie politique, Paris, Furne, 1842-1848. Les Bouchers de Paris : scènes historiques, 1413 (anonyme), Paris, Villet fils, 1842. « Les deux sucres ou le ministère et les ministériels : scènes parlementaires contemporaines », La Mode : revue du monde élégant, 2 avril 1842, p. 20-23. Scènes de la vie privée et publique des animaux, études de mœurs contemporaines, vignettes par Grandville, avec la collaboration de M.M. de Balzac, L’Héritier, Alfred de Musset, Paul de Musset, Charles Nodier, Madame M. Ménessier Nodier, Louis Viardot, Paris, Hetzel et Paulin, 1842. BRISEBARRE Édouard, L’Étudiant marié : scènes de la vie de garçon, première représentation au Théâtre des Folies-Dramatiques le 19 octobre 1843 ; impression chez Marchant la même année. MESTSCHERSKÏ Elim, Artémonn Matvéief : tableau-scène, Cusset, impr. de L. Jourdain, 1843. CHASLES Philarète, « Scène de comédie : un an de gloire ou le grand homme », L’Artiste : Beaux-Arts et Belles-Lettres, série 5, tome 5, 11 février 1844, p. 90-92. LAURENT (DU) Louis, « Une canonisation : scène de la vie d’étudiant », Le TamTam : journal reproducteur de la librairie, n° 32, 4 août 1844, p. 1-3. LEMOINE Édouard, Une mère : scène de la vie intime, s.l., s.n., 1844. Les Deux sœurs : scènes de famille, par l’ermite de Gavarnie, Paris, Pagnerre, 1844. Les Mystères de la vie du monde ou Les mœurs d’aujourd’hui. Scènes épisodiques et anecdotiques prises dans tous les rangs et conditions de la société, avec des illustrations représentant les personnages en action, Paris, B. Renault, 1844. RICHOMME Fanny, Les Joujoux parlants ou Scènes de la vie privée enfantine racontées par Polichinelle, Arlequin, Colombine, Paris, L. Janet, 1844. CHAMPFLEURY, « Scènes de la Province : un bal officiel de sous-préfecture », Le Corsaire-Satan, n° 10096, 16 février 1845, p. 1-2. CHAMPFLEURY, « Scènes de village : M. le maire de Classy-lés-Bois », Le CorsaireSatan, n° 10248, 28 juillet 1845, p. 1-3. CHAMPFLEURY, « Scènes provinciales : une après-midi chez des bourgeoises », Le Corsaire-Satan, n° 10133, 24 mars 1845, p. 1-3.
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BRISEBARRE Édouard, COUAILHAC Louis, Un gendre aux épinards : scènes de la vie bourgeoise, première représentation au Théâtre de la Montansier le 24 janvier 1849 ; impression chez Beck la même année. BRISEBARRE Édouard, NYON Eugène, Un Turc pris dans une porte : scènes de la vie nocturne, pièce mêlée de couplets, première représentation au Théâtre des Folies-Dramatiques le 17 février 1849 ; impression chez Beck la même année. DUPRESSOIR Charles, Drames judiciaires : scènes correctionnelles. Causes célèbres de tous les peuples, Paris, Librairie ethnographique, 1849. LAPOINTE Savinien, La Baraque à Polichinelle : petites scènes de la vie sociale et politique, Paris, aux bureaux du Journal de la vraie République, 1849. SAND George, François le Champi : scènes de la vie intime, comédie en trois actes, première représentation au Théâtre de l’Odéon le 25 novembre 1849. Note : la pièce est la mise en scène du roman paru en 1848 sous le seul titre François le Champi. Cependant, à l’occasion de son adaptation au théâtre l’année suivante, la critique précise presque systématiquement dans le titre « scènes de la vie intime ».
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MURGER Henry, Scènes de la vie de jeunesse, Paris, Michel Lévy frères, 1851. SCHOLL Aurélien, « Scènes de la vie privée », L’Éventail : écho des coulisses, n° 70, 6 juillet 1851, p. 2. BARRIÈRE Théodore, BEAUVALLET Léon, DECOURCELLE Adrien, Les Femmes de Gavarni : scènes de la vie parisienne, pièce en trois actes et une mascarade, mêlée de couplets, première représentation au Théâtre des Variétés le 3 juin 1852 ; impression chez Beck la même année. DELACOUR Alfred, THIBOUST Pierre-Antoine-Auguste, Paris qui dort : scènes de la vie nocturne, pièce en cinq actes, première représentation au Théâtre des Variétés le 21 février 1852 ; impression chez Lévy la même année. LABICHE Eugène, Un rasoir anglais : scènes de la vie intime, pièce en un acte, première représentation au Théâtre du Palais-Royal le 1er mai 1852. Note : la pièce est sous-titrée ainsi dans Almanach des spectacles pour 1853. Elle n’a pas été éditée à l’époque. Il s’agit d’une scène comique écrite pour le comédien Levassor, dont une nouvelle version, destinée au théâtre de société, a quant à elle été publiée tardivement, en 1881, dans la série Saynètes et monologues, sous le titre Un coup de rasoir.
LATOUR Jean-André-Éléonor, Scènes de mœurs judiciaires en province, Grenoble, impr. de Maisonville, 1852. SOUVESTRE Émile, Scènes de la Chouannerie, Paris, Michel Lévy frère, 1852. SOUVESTRE Émile, Scènes de la vie intime, Paris, Michel Lévy frères, 1852. Note : le Larousse de 1875 donne la date de 1846, mais aucune édition antérieure à 1852 n’a été trouvée durant la recherche.
AUDEBRAND Philibert, « Un nouveau restaurant : scènes de la vie parisienne », Le Journal pour rire : journal d’images, journal comique, critique, satirique et moqueur, n° 71, 5 février 1853, p. 5. BRISEBARRE Édouard, COUAILHAC Louis, Le Voyage d’une épingle : scènes de la vie de ménage, pièce en un acte, première représentation au Théâtre du PalaisRoyal le 22 mars 1853 ; impression chez Beck la même année. HALL Basil, Scènes de la vie maritime, traduit de l’anglais par Amédée Pichot, Paris, Librairie Hachette, 1853. MURGER Henry, « Les buveurs d’eau : scènes de la vie d’artiste », Revue des Deux Mondes, publication en feuilleton du 15 novembre 1853 au 15 octobre 1854. PAVIE Théodore, Scènes et récits des pays d’outre-mer, Paris Michel Lévy frères, 1853.
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PALL Étienne, Les Échos de Hombourg : scènes de jeu, Paris, A. Taride, 1856. « Scène d’intérieur d’un journal », Le Carillon de Paris, 21 septembre 1856, n.p. BRISEBARRE Édouard, NUS Eugène, Les Gens de théâtre : scènes de la vie dramatique en cinq parties, première représentation au Théâtre Impérial de l’Odéon le 29 janvier 1857 ; impression chez Michel Lévy frères la même année. BRISEBARRE Édouard, Pincé au demi-cercle : scènes de la vie de garçon, première représentation au Théâtre des Variétés le 4 avril 1857 ; impression chez Charlieu la même année. DELACOUR Alfred, SIRAUDIN Paul, THIBOUST Pierre-Antoine-Auguste, La Veuve au camélia : scènes de la vie parisienne, pièce en un acte, première représentation au Théâtre du Palais-Royal le 23 septembre 1857 ; impression chez Michel Lévy frères la même année. HONORÉ Oscar, Perrine : scènes de la vie réelle, Paris, Charlieu, 1857. MARMIER Xavier, Les Quatre âges : scènes du foyer, Paris, J. Tardieu, 1857. MOLINOS-LAFITTE (Madame), Le Royaume des enfants : scènes de la vie de famille, Paris, Librairie Nouvelle, 1857. MONNIER Henry, Scènes parisiennes, Paris, Michel Lévy frères, 1857. Note : il s’agit d’une réédition des Scènes populaires dessinées à la plume (1830).
MURGER Henry, « La Nostalgie : scènes de la vie d’artiste », Rabelais, publication en feuilleton du 20 juin au 1er juillet 1857. Note : une première partie du roman Scènes de la vie d’artiste est publiée dans le Rabelais en 1857 et le livre est annoncé sous presse en 1859 dans les Chroniques contemporaines de Paul de Molènes ; cependant, l’ouvrage ne voit vraisemblablement pas le jour.
MURGER Henry, Les Vacances de Camille : scènes de la vie réelle, Paris, Michel Lévy frères, 1857. Scènes de la grande route (anonyme), par un agronome du Jura, Lons-le-Saunier, impr. F. Gauthier, 1857. BEAUTES Constant (dit Bétinet), Scènes de déclamations comiques et burlesques, Épernay, impr. de V. Fiévet, 1858. BELGIOJOSO Cristina Trivulzio, Scènes de la vie turque, Paris, Michel Lévy frères, 1858. BRÉHAT (DE) Alfred, Scènes de la vie contemporaine, Paris, Michel Lévy frères, 1858. CHAUMONT (DE) C., Voyage en Hollande et en Belgique : correspondances parisiennes, descriptions, points historiques, scènes de mœurs, Limoges, Barbou frères, 1858.
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« Scènes de la vie parisienne : tout ce qui reluit n’est pas or » (signé Curtius), La Semaine des familles, publication en feuilleton du 2 octobre au 6 novembre 1858. Note : la première livraison ne contient pas encore le sur-titre « Scènes de la vie parisienne » ; ce dernier apparaît dès la seconde, le 16 octobre.
TURGENEV Ivan Sergeevič, Scènes de la vie russe, traduit par Louis Viardot, Paris, Librairie Hachette, 1858.
Note : avant de connaître des « nouvelles scènes de la vie russe », l’ouvrage fait l’objet de plusieurs rééditions chez Hachette, notamment en 1887, 1896, 1904, 1906, 1909, 1910 et 1918.
ASSOLLANT Alfred, Scènes de la vie des État-Unis, Paris, Librairie Hachette, 1859. BANVILLE (DE) Théodore, Esquisses parisiennes : scènes de la vie, Paris, PouletMalassis et de Broise, 1859. « Billionniana : scènes de la vie parisienne » (signé Commerson), Le Tintamarre : critique de la réclame, satire des puffistes, 10 avril 1859, p. 5-6. CABALLERO Fernan, Nouvelles andalouses : scènes de mœurs contemporaines, traduit de l’espagnol par A. Germond de Lavigne, Paris, Librairie Hachette, 1859. FRANC E., « Scènes intimes : une jeune fille qui veut être heureuse », La Semaine des familles, publication en feuilleton du 9 au 16 juillet 1859. « Le dîner du Gaulois : scène en vers », Le Gaulois : petite gazette critique, satirique et anecdotique, n° 9, 1859, p. 137-141. LEMERCIER DE NEUVILLE Louis, « Le roman à la mode : scènes de Fannyculture », La Causerie, n° 6, 7 février 1859, p. 2-4. Les Beaux jours de la vie : promenades à travers la France. Scènes de ville, de campagne et de mer, Limoges, Barbou frères, 1859. MONTCHAMP (DE) Louis (pseudonyme de Jacques Sorel), Les Bohémiennes de l’amour : scènes de la vie parisienne, Paris, Fruchard, 1859.
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XIXe
et le début
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CARNÉ (DE) Jules, Cœur et sens : scènes de la vie réelle, Paris, Michel Lévy frères, 1868. FALLET Céline, Le Choix d’une amie : scènes de la vie de famille, Rouen, Mégard, 1868. LUIZ Paul, Scènes de la vie d’instituteur, Paris, Baillieu, 1868. MASSON Michel, Les Lectures en famille : scènes du foyer domestique, Paris, Didier, 1868. Note : le sous-titre est parfois intitulé « simples récits du foyer domestique ».
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Note : la feuille du 20 mars 1870 annonce « la suite au prochain numéro », qui ne paraît pourtant pas le 21. La nouvelle est cependant bien plus récente. Elle paraît d’abord derrière le pseudonyme « Asvell. » dans Le Figaro du 24 juillet au 7 août 1864 sous le titre « Les Confessions d’un saltimbanque ». Elle est par la suite éditée chez Achille Faure dans le volume Les Réfractaires sous le titre « Le Bachelier géant » en 1866. Le sur-titre « Scènes de la vie bizarre » semble donc une particularité de sa parution dans La Rue seize ans plus tard.
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• Le graphique met en lumière la progression et l’évolution des publications de scènes par tranches de dix ans ; l’année 1850, par exemple, correspond aux années cinquante, soit de 1850 à 1859. • La courbe indique un premier pic dans les années trente et montre ensuite une progression exponentielle entre 1850 et 1860. Si les années soixante-dix connaissent une période de creux, une augmentation s’observe encore entre 1880 et 1890, avant de décliner progressivement à la fin du siècle, puis brutalement au début du suivant.
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ILLUSTRATION
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INDEX ABADIE Louis : 236 ABOUT Edmond : 37, 268, 308 ADAM Victor : 192 AGUADO Olympe : 232, 233, 298, 573, 574, 575 ALEXIS Paul : 515, 516 AMÉRO Marie : 306 AMPÈRE Jean-Jacques : 576 ANTOINE André : 11, 203, 278 APOLLINAIRE : 592, 602, 607, 608, 609, 610, 611, 612, 613 ASSE René : 260 ASSELINEAU Charles : 337, 338, 368 AUBERT Gabriel (éditions Aubert) : 551, 592, 593, 594 AUBIGNY (D’) marquis : 199, 556 AUDEBRAND Philibert : 8, 18, 27, 39, 47, 129, 130, 342, 350, 351, 352, 389, 390, 391, 440, 443, 486, 488, 489, 493, 496, 497, 556, 568, 590 AUDIBERT Auguste : 47, 49, 50, 317, 318, 319, 320, 321, 322, 323, 369, 493 AUGIER Émile : 249, 250, 251 AUTIN Albert : 588 AVENEL Paul : 29, 342, 384, 386, 443, 488 BABOU Hippolyte : 1, 368, 369, 376, 377, 380, 381, 382, 410, 420, 437, 500 BALZAC (DE) Honoré : 2, 3, 4, 5, 14, 17, 26, 27, 39, 42, 44, 47, 48, 49, 50, 73, 134, 141, 170, 171, 225, 240, 242, 246, 249, 250, 251, 252, 253, 254, 259, 267, 269, 271, 272, 276, 277, 278, 280, 281, 283, 286, 287, 292, 315, 318, 319, 320, 321, 322, 338, 344, 352, 354, 355, 359, 363, 364, 367, 368, 369, 370, 376, 380, 381, 382, 383, 384, 391, 394,
402, 467, 487, 527, 544, 567, 582, 602,
423, 424, 436, 442, 454, 456, 474, 476, 477, 478, 483, 486, 488, 498, 503, 506, 525, 526, 528, 529, 535, 538, 542, 543, 545, 547, 548, 556, 565, 566, 568, 569, 570, 571, 572, 573, 585, 588, 591, 592, 593, 601, 602, 603 BANGOR Noël : 588 BANVILLE (DE) Théodore : 24, 216, 256, 357, 269, 290, 313, 314, 343, 352, 353, 354, 355, 356, 357, 358, 359, 360, 361, 362, 365, 460, 493, 503, 535, 561, 578, 582, 584, 585, 586. BARRIÈRE Théodore : 223, 226, 257, 258, 260, 261, 265, 345, 355 BATTMANN Jacques-Louis : 236 BAUDELAIRE Charles : 1, 114, 151, 158, 160, 162, 225, 227, 228, 270, 272, 273, 279, 285, 287, 334, 356, 357, 358, 451, 453, 454, 456, 457, 458, 459, 461, 462, 463, 464, 465, 466, 468, 469, 470, 471, 472, 473, 481, 498, 538, 550, BEAUVALLET Frantz : 226 BECQUE Henry : 202, 204, 520 BÉDOLIÈRE (DE LA) Émile : 246, 279 BEETS Nicolas : 341, 346, 371 BÉOR, L. J. : 561 BÉRANGER : 163, 553 BERGERON Louis : 187, 189, 190 BERGMAN Ingmar : 600 BERR Émile : 97, 98, 100, 101, 102, 589 BERTALL (Charles Albert d’Arnoux) : 37, 566 BERTHET Élie : 270, 274 BERTHOMIEU André : 600 BERTRAND Aloysius : 470 BEUZEVILLE Charles : 297
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INDEX
BIARD François Auguste : 170 BILLY André : 609 BLANC Charles : 13, 160 BLANCHARD, Henri : 237 BLAVET Émile (Parisis) : 39 BLUM Ernest : 184 BOILLY Louis Léopold : 162 BONIFACE Alexandre : 592 BORDEAUX Henry : 91 BOUCHARD Alfred : 221, 223 BOUCHER François : 140, 142, 161, 555 BOUCHET Charles : 200, 556 BOULANGER Louis : 408, 566 BOURGET Paul : 356, 460, 591 BOUTET Henri : 288 BRAZIER Nicolas : 218 BRÉHAT (DE) Alfred : 341, 493, 496, BRETON André : 608 BRISEBARRE Édouard : 200, 219, 220, 294, 341, 342, 443 BRISSON Jules et/ou Adolphe : 55, 100 BRUN Albert : 80 BRUNETIÈRE Ferdinand : 447, 448, 449, 486 BRUYÈRE (DE LA) Jean : 17, 412 BULOZ François (père) puis Charles (fils) : 198, 521 BURANI Paul : 223 BURAT DE GURGY Edmond et Clément : 5, 259, 362, 372, 441, 442 BUSCHMANN Ernest : 205 CABOT Charles : 219, 341, 346 CADOT Alexandre : 347, 348, 488, 491 CAILLEBOTTE Gustave : 454 CAMP (DU) Maxime : 24, 138, 160 CANETTO François : 205 CAPUS Alfred : 111, 588, 589 CARCO Francis : 588 CARJAT Étienne : 193 CASSÉ DE SAINT-PROSPER AntoineJean : 259 CASTAGNARY Jules-Antoine : 159 CASTILLE, Hippolyte : 242, 389, 390, 442 CAZA Philippe : 600 CENDRARS Blaise : 604 CHABROL Claude : 602
CHAMILLY (DE) vicomtesse (pseudonyme de Loève-Veimars, Vanderburch et Romieu) : 5, 197, 199, 253, 271, 369, 374, 375, 435 CHAMPLEURY (Jules François Félix Husson) : 37, 60, 137, 141, 193, 257, 267, 268, 269, 270, 271, 272, 273, 316, 344, 363, 463, 489, 538, 542, 545, 546, 602 CHANAUD Jacques : 230 CHAPLIN Charles : 490 CHAPLOT Charles : 234 CHAPRON Léon : 176 CHARBONNIER Charles : 247 CHARDIN Jean Siménon : 139, 143, 144, 146, 155, 168, 453 CHARPENTIER (éditeur) : 286, 313, 340, 343, 344, 352, 353, 354, 356, 359, 362, 488, 493, 494 CHASLES Philarète : 52 CHATEAUBRIAND (DE) François-René : 349, 423, 506 CHÂTILLON (DE) Auguste : 228, 229, 230, 231 CHÉRET Jules : 222, 297 CHIVOT Henri : 200, 342 CLADEL Léon : 262 CLAIRVILLE Louis : 187, 219, 341 CLARETIE Jules : 109, 111, 155, 268, 324, 342, 350, 351, 362, 363, 391, 423, 448, 487, 488 COCHINAT Victor : 103, 104, 105 COCTEAU Jean : 602, 603 COGGHE Rémy : 554, 555 COGNIET Léon : 152 COMMERSON Auguste : 179 CONSCIENCE Hendrik : 341, 346, 439, 493, 495 CONSTANT Lucy : 37 COPPÉE François : 110, 549 COQUELIN Ernest (Coquelin Cadet) : 134, 135 CORDOVA (DE) Charles Fernand Pelez : 230 CORMENIN (DE) Louis : 257 CORMON Eugène : 251 CORNEILLE Pierre : 503 CORRÉARD Thierry : 290
INDEX
COUAILHAC Victor : 200, 290 COURBET Gustave : 69, 170, 273, 309, 463, 542 CREUZÉ DE LESSER Auguste : 177, 178 DAUDET Alphonse : 41, 109, 110, 199, 341, 350, 390, 394, 413, 421, 422, 423, 453, 460, 476, 503 DARYL Philippe : 92, 93, 391 DAUMIER Honoré : 2, 8, 9, 12, 13, 16, 60, 61, 135, 136, 137, 152, 153, 191, 193, 214, 227, 235, 273, 284, 287, 495, 496, 518, 566, 571, 572, 575 DEBRAUX Émile : 205 DEFREGGER (VON) Franz : 572 DEGAS Edgar : 113, 156, 157, 158, 159, 292, 454 DELACROIX Eugène : 155, 160, 167, 169, 309 DELAROCHE Paul : 170 DELAUNAY Sonia et Robert : 611 DELESSERT Édouard : 232 DENTU Édouard : 313, 339, 340, 342, 343, 348, 349, 350, 351, 352 DÉSAUGIERS Marc-Antoine : 218 DESBORDES-VALMORE Marceline : 55, 259, 343, 369, 390, 488, 561 DEVELEY Jérôme : 306 DEVÉRIA Achille : 227, 235, 550, 551, 553, 556 DIDEROT Denis : 13, 18, 24, 113, 139, 141, 142, 143, 144, 145, 146, 147, 148, 149, 150, 154, 155, 168, 169, 171, 202, 203, 204, 234, 238, 250, 289, 291, 292, 293, 294, 295, 296, 297, 362, 365, 406, 409, 425, 428, 531, 538, 539, 540, 572, 612, 613 DODILLON Émile : 4 DOU Gérard : 148 DRATZ Jean : 260 DRIOU Alfred : 242 DRÖLLING Marin : 453 DROZ Gustave : 37, 110, 111, 246, 304, 430, 431, 432, 433 DUJARDIN Carle : 484 DUMAS Alexandre (fils) : 194, 250, 344, 496, 497, 538
759
DUMAS Alexandre (père) : 197, 344, 414, 477, 503 D UMERSAN Théophile (Théophile Marion) : 190, 306 DUPRESSOIR Charles : 91 DURU Alfred : 200 DUSSUEIL-REY Antoine François Marius : 528 EDGEWORTH Maria : 14, 369 EUDEL Paul : 468, 538, 542 FALCONNET Ernest : 5 FÉLIBIEN André : 142, 143, 149 FERRY Gabriel (Louis de Bellemare) : 54, 371 FEUILLADE Louis : 592, 600, 601, 602 FEUILLET Octave : 175, 198, 208, 209, 210, 211, 212, 324, 341, 346, 394, 423, 432, 477, 485 FÉVAL Paul : 243, 345, 350 FEYDEAU Ernest : 344, 563 FIGUIER Louis : 306 FLAUBERT Gustave : 24, 39, 138, 481, 488 FONTAINE Lucien : 541 FONTAINE (DE LA) Jean : 17, 406, 412, 425 FORAIN Jean-Louis : 172, 286, 288, 454, 481 FOURAY Auguste : 91 FOURCAUD (DE) Louis : 110, 111, 160 FRAGONARD Jean-Honoré : 140 FRANCK Élisa : 37 FRÉMY Arnould : 27, 199, 390, 501 FRESNAYE (DE LA) Roger : 611 FROMENTIN Eugène : 113, 148, 149, 150, 160, 161, 162, 163, 164, 166, 168, 169, 292, 373, 380, 454, 455, 464, 544, 545, 565 GAUTIER Théophile : 12, 59, 148, 149, 150, 216, 230, 231, 257, 258, 265, 272, 371, 456, 470, 503, 508 GAVARNI Paul : 2, 16, 191, 192, 226, 227, 235, 271, 286, 287, 397, 398, 463, 465, 518 GEOFFROY Jean : 490
760
INDEX
GENTIL Michel-Joseph : 218 GERBAULT Henri : 309 GERMAIN Auguste : 254 GERVEX Henri : 140, 159 GILBERT Victor : 140, 546 GILL André (Louis-Alexandre Gosset de Guines) : 260 GILLOT Firmin : 333 GINO : 282, 597, 598 GIRARD Daniel : 260 GIRARDIN (DE) Émile : 44, 64, 96, 248, 347, 352, 409, 491, 528 GLEISCHMANN Peter : 600 GONCOURT (les frères) : 137, 148, 149, 151, 152, 156, 216, 226, 270, 423, 451, 456, 457, 458, 462, 463, 464, 465, 466, 467, 473, 476, 477, 480, 481, 483, 502, 510, 511, 512, 513, 514, 515, 516, 517, 518, 519, 520, 537, 563, 567 GONZALÈS Emmanuel : 440 GOUDEAU Émile : 74, 306 GOZLAN Léon : 17, 273, 324, 344, 423 GRAND-CARTERET John : 137, 191, 192, 193, 194, 246, 247, 286, 551, 552, 553, 554, 587 GRANDVILLE Jean-Jacques : 16, 191, 244, 245, 246, 247, 467, 587 GRASILIER Léonce : 588 GRAY (LE) Gustave : 232 GREUZE Jean-Baptiste : 13, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 146, 171, 173, 204, 226, 297, 299, 409, 537, 538, 540, 545 GRÉVIN Alfred : 159, 192, 194, 287, 393 GRILLIÈRE (DE LA) Raphaël : 587 GRIMM Friedrich Melchior : 141, 203 GUÉDY Pierre : 596 GUILLEMIN Alexandre Marie : 163 GUILLON Adolphe : 540 GUIZOT François : 344 GUYON Charles : 588 GUYS Constantin : 457, 465, 550 HALÉVY Ludovic : 39, 41, 221 HEINE Henri : 343, 344 HENNEQUIN Paul : 206
HERBIER (L’) Marcel : 261, 262 HERMANT Abel : 281 HEULHARD Arthur : 226, 343, 352, 493 HOGARTH William : 170, 171, 172 HONORÉ Oscar : 2, 390, 442, 445 HOOCH (DE) Pieter : 148, 542, 543, 565, 584 HOOK Théodore : 14 HOUSSAYE Arsène : 52, 155, 268, 349, 350, 468, 469, 470, 471 HUART Louis Adrien : 127, 181, 182, 184 HUGO Victor : 230, 268, 344, 466, 477 HUMBERT DE MOLARD Louis Adolphe : 298, 299 HUYSMANS Joris-Karl : 113, 140, 155, 157, 158, 159, 160, 161, 166, 352, 451, 454, 455, 458, 470, 477, 480, 481, 535, 540, 541, 546, 547, 548 JACOB Max : 602 JAL Auguste : 55, 259, 290, 372, 437, 438 JANIN Jules : 133, 147, 263, 270, 382, 385, 506 JIF : 600 JOGAND Maurice : 324 JOHANNOT Tony : 566 JOLIET Charles : 63, 70, 82, 84, 85, 100, 102, 103, 135, 200, 246, 255, 310, 313, 315, 323, 324, 325, 326, 327, 328, 329, 330, 331, 332, 333, 334, 335, 336, 362, 391, 399, 400, 407, 422, 451, 458, 464, 467, 468, 493, 498, 499, 504, 535, 576, 577, 578, 579, 580, 582, 583, 584, 585, 590, 605, 606, 607, 613 JOURDAIN Éliacim : 541 JOUY (DE) Étienne : 18, 19, 20, 21, 313, 329, 330, 331, 378, KARR Alphonse : 17, 95, 99, 130, 275, 277, 344, 423, 491, 506, 507 KOCK (DE) Paul : 16, 17, 75, 95, 235, 244, 265, 277, 305, 306, 307, 309, 310, 356, 375, 394, 414, 426, 483, 502, 503, 504, 505, 506, 507, 508, 509, 563, 582, 593, 594
INDEX
LABICHE Eugène : 189, 219, 221 LAMARTINE (DE) Alphonse : 344 LAMBERT Louise : 37 LAMBERT Lucien : 236 LAMBERT-THIBOUST (Pierre-AntoineAuguste Thiboust) : 219, 223 LAMENNAIS (DE) Félicité : 349, 506 LAMPSONIUS Eugène : 566 LANÇON (DE) Alfred : 4 LANDOIS Paul : 296 LANDSEER Edwin : 246 LANGIS (DE) Émile : 573, 574 LAROUSSE Pierre : 3, 81, 435, 439, 485 LAVEDAN Henri : 109, 110, 111 LAVRATE Edmond : 507 LE BRUN Charles : 139, 144 LECLERCQ Théodore : 197, 207 LEGOUVÉ Ernest : 440, 558, 573, 574 LEMAÎTRE Frédérick : 193 LEMAÎTRE Jules : 41, 110, 480, 511, 512, 513 LEPRINCE René : 600 LERMINA Jules : 243 LEROY Charles : 57, 58, 122, 193 LESAGE Alain-René : 235, 518 LESBAZEILLES Eugène : 246, 372, 576 LESCURE (DE) Adolphe : 340, 421, 422, 423, 424, 425, 427, 430, 590, 591 LESPÈS Léo : 85, 86, 87, 88, 89, 90, 124, 235, 300, LÉVY Jules : 467, 468 LÉVY Michel : 258, 259, 313, 340, 341, 343, 344, 345, 346 LOBRICHON Timoléon : 166 LORRAIN Jean : 111, 352, 451, 458, 462, 477, 478, 479, 480 LOUSTAUNAU Auguste : 166 LOUTHERBOURG (DE) Philippe-Jacques : 143 LUCAS Alfred : 243 MADELEINE Jacques : 460 MAES Nicolaes : 148, 149 MAILLARD Firmin : 259, 315, 316, 346. MALLARMÉ Stéphane : 546, 605 MARATUECH Francis : 302, 303, 304 MARÉCHAL Marie : 563
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MARIVAUX (Pierre Carlet) : 21, 334 MARLET Jean-Henri : 306 MAROT Albert : 76 MARTAINVILLE Alphonse : 349 MARTIN Édouard : 187, 189, 190, 200 MASSENET Jules : 226, 227 MASSON Michel : 389, 390 MATHIAS Georges : 236, 237 MEILHAC Henri : 39, 221 MEISSONIER Ernest : 24, 113, 140, 147, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 159, 163, 164, 165, 166, 167, 225, 227, 427, 542, 546, 548, 549, 568, MENDÈS Catulle : 264, 596 MENUT Adolphe : 551, 552 MERCIER Louis-Sébastien : 17, 19, 21, 250, 277, 295, 296, 305, 306, 309, 329, 537, MÉRIMÉE Prosper : 130, 499, 572 MÉSANGÈRE (DE LA) Pierre : 349 MESTSCHERSKÏ Elim : 292 MÉTÉNIER Oscar : 515, 516 METSU Gabriel : 155 MEUNIER Victor : 246 MEURICE Paul : 3, 17, 47, 341, 346, 347, 348, 409, 410, 435, 438, 488, 489, 490, 491, 492, 556, 561, 590 MICHAUX Henri : 603 MICHELET Jules : 37, 350 MICHON Pierre : 607 MILLAUD Moïse Polydore : 86, 89 MILLER Frank : 600 MIRECOURT (DE) Eugène : 269, 275, 276, 277, 280, 503 M OLÉ -G ENTILHOMME Paul Henri Joseph : 440 MONNIER Albert : 187, 188, 189, 190 MONNIER Henry : 2, 3, 5, 16, 21, 27, 47, 49, 54, 92, 95, 116, 117, 119, 137, 192, 199, 203, 220, 225, 235, 244, 253, 265, 266, 267, 268, 269, 270, 271, 272, 273, 274, 275, 276, 277, 278, 279, 280, 281, 290, 306, 307, 310, 341, 342, 343, 359, 369, 370, 375, 382, 383, 386, 389, 391, 435, 437, 438, 442 MONSELET Charles : 65, 175, 215, 216, 217, 243, 244, 257, 266, 324, 336,
762
INDEX
341, 363, 367, 397, 398, 399, 400, 423, 493, 538, 542, MONTÉGUT Maurice : 474 MORAND Paul : 602 MOREAU Élise : 370, 390, 556, 561 MOREAU Eugène : 219, 295 MORGAN Sydney : 3, 199, 200, 369, 435, 437, 441, 442 MORIN Louis : 37 MORISOT Berthe : 570 MOROT Aimé : 521 MOUCHON Hippolyte : 306 MURGER Henry : 16, 44, 55, 225, 242, 254, 255, 256, 257, 258, 259, 260, 261, 262, 263, 264, 265, 266, 310, 313, 316, 341, 344, 345, 346, 355, 359, 360, 390, 394, 402, 439, 443, 463, 488, 489, 490, 493, 508, 588, 589, 602 MUSSET (DE) Alfred : 198, 199, 208, 209, 213, 253, 344, 432, 553 NADAUD Gustave : 239 NAJAC (DE) Émile : 223, 341, 421, 422, 591 NARREY Charles : 115, 341, 342, 348, 390, 407, 408 NERVAL (DE) Gérard : 54, 257, 371 NICOLAÏDÈS Ariane : 558 NIELLÉ Henry : 596 NISARD Désiré : 344, 421, 423 NODIER Charles : 246, 349, 414, 438, 467, 499 NOÉ (DE) Amédée (dit Cham) : 593, 594 NOTTRET Virginie : 401, 443, 488 O’BRYAN Denys : 588 OFFENBACH Jacques : 39, 98, 179, 221, 222, 402 OPIE Amelia : 14, 369 OYENS Pieter : 572 PAGE Henri : 207 PAUL Jean-Charles : 474 PAVIE Théodore : 341, 346, 371 PERVILLÉ Hippolyte : 124, 136 PHILIPON Charles : 34, 187, 317, 551, 552, 553, 593, 594
PICARD Edmond : 91 PICARD Germain : 302, 303 PIERNÉ Gabriel : 237 PIGAL Edmé Jean : 126, 272 PLANAT Émile (Marcelin) : 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 202, 214, 222 POE Edgar : 498 POIGNANT Jules (Montjoyeux) : 146 PONS Pierre : 259, 369, 370, 389, 390, 409 PONSON DU TERRAIL Pierre Alexis : 243 POREL Paul : 517, 518 PORTE (DE LA) Roland : 238 POTHIER Victor : 68, 69, 70, 92 POUGNET Anatole : 549 POULBOT Francisque : 260 POUSSIN Nicolas : 144 PRIVAT D’ANGLEMONT Alexandre : 63 PUCCINI Giacomo : 260, 263, 588 QUÉRANGAL (DE) Julie (Madame Augustin Thierry) : 3, 370, 434, 435, 437, 438, 577, 578 RADIGUET Maurice : 129 RAME Jules-Louis : 292 RAMSAY Jules : 284, 285 RANDON GILBERT : 60 RÉMOND Jean-Charles-Joseph : 147 RENARD Émile : 288, 370, 390, 488 RENARD Jules : 401, 441 RÉTIF DE LA BRETONNE Nicolas-Edme : 17, 18, 19, 21, 351 REYBAUD Louis : 1, 17, 55, 341, 346, 368, 376, 488, 500, 501 RICHEPIN Jean : 110, 355, 356, 452, 520 RIMBAUD Arthur : 304, 305 ROBAUDI Alcide : 260 ROBERT Hubert : 538, 539 ROBIDA Albert : 37, 159, 194 ROGER Paul : 200 ROGER-MILÈS Léon : 75, 242, 384, 385, 445 ROQUEPLAN Nestor : 39, 2753 ROULLEAUX Eugène : 343, 372, 475 ROUSSEAU Jean-Jacques : 564 ROUX (LE) Hugues : 110, 112
INDEX
763
SAINT-FÉLIX (DE) Jules : 341, 346 SAINT-FRANÇOIS Léon : 39, 40, 342, 390, 391, 493 SAINT-MAURICE (DE) Charles : 5, 369 SAINT-OMER Élise : 342, 348 SAINT-SURIN (DE) Madame : 5, 199, 392 SAINTE-BEUVE Charles-Augustin : 37, 344 SALLE (DE) Eusèbe : 306 SALMON André : 602, 606, 609 SAND Georges : 294, 344, 476, 477, 488, 503, 506 SANDEAU Jules : 202, 344 SARCEY Francisque : 203, 204, 278, 483, 521, 522 SARCUS (DE) Charles-Marie (Quillenbois) : 593, 597 SARLAT Ludovic : 226 SARTORY (DE) Madame : 17, 305 SCHOLL Aurélien : 80, 100, 101, 300, 310, 341, 503, 508, 523, 524 SCHUMANN Robert : 226 SCRIBE Eugène : 10, 197, 290, 309, 573, 574 SEDAINE Jean-Michel : 204, 205 SEIGNEUR (DU) Maurice : 309 SENNE (LE) Camille : 448 SIMONOT Edme : 8 SIRAUDIN Paul : 219, 295 SOULIÉ Frédéric : 5, 17, 62, 242, 344, 477 SOUVERAIN Hippolyte : 317, 318, 322, 409, 442 SOUVESTRE Émile : 3, 17, 37, 341, 346, 371, 372, 378, 379, 383, 390, 423, 435, 438, 439, 493, 498, 499, 576, 577, 585, 590 STAAL Gustave : 566 STEIN Gustave : 561 STEINHEL Adolphe : 193 SUE Eugène : 5, 124, 243, 344, 394, 477
TENIERS David : 161, 299, 304, 502, 538 TERBURG Gerard : 155 TESNIÈRE Victor Théophile : 143 TEXIER Edmond : 448 THACKERAY William Makepeace : 518 THÉAULON Emmanuel : 252 THEURIET André : 109, 110, 268, 342, 350, 363, 372, 445, 596 THORÉ Théodore (William Bürger) : 160, 542, 545 TOCQUEVILLE (DE) Alexis : 344 TÖPFFER Rodolphe : 593 TRÉHERVÉ (DE) Marcel : 443, 444, 596 TURQUETY Édouard : 290
TAINE Hippolyte : 34, 35, 36, 37, 38, 160 TALEXY Adrien : 236 TARDIF Alexandre : 5, 369
WALSH Joseph-Alexis : 54 WATTEAU Antoine : 142, 161 WEISZ Adolphe : 13 WITTERSHEIM Prosper : 290
UZANNE Octave : 74, 75 VALERNES (DE) Évariste : 537 VALVERANE Louis : 125 VAN LOO Carle : 13, 143, 144 VAN OSTADE Adriaen : 149, 231, 299, 538, 542 VASSEUR Léon : 541 VAUTEL Clément : 600 VENETTE Nicolas : 138 VERDIER DE LA COSTE, Henry : 259 VERLAINE Paul : 304, 460 VERMEER Johannes : 160, 433 VERNET Carle : 143, 144, 146, 192, 247, 272 VERNIER Émile : 140, 150 VEUILLOT Louis : 206 VIAULT Hippolyte : 548 VIÉ-ANDUZE Henri : 116 VIEN Joseph-Marie : 143 VIGNY (DE) Alfred : 147, 178 VILLEMESSANT Hippolyte : 96, 97, 98, 100, 101, 103, 342, VITET Ludovic : 205, 308 VOGT (DE) Madame : 5, 54, 253, 259, 369, 441, 561 VOLTAIRE : 428
764
INDEX
WOUWERMANS Philips : 143 YRIARTE Charles : 40, 343, 390, 493, 494 ZACCONE Pierre : 489 ZECCA Ferdinand : 600
ZOLA Émile : 35, 82, 109, 110, 113, 120, 149, 152, 155, 158, 160, 163, 164, 165, 166, 167, 173, 183, 240, 351, 374, 380, 384, 397, 473, 476, 480, 483, 525, 529, 530, 531, 532, 533, 537, 538, 546, 549, 582, 603
SOMMAIRE
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. ÉTAT DES LIEUX . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1 Répertoire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2 Héritage et influences . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Théâtre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Dessin de presse et peinture de genre . . . . . . . . . . . . . . . . . Presse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Littérature panoramique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. LA SCÈNE POUR OBJET D’ÉTUDES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1 Forme et genre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2 Inventorier un corpus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3 Itinéraire d’une enquête . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1 2 2 8 10 12 14 15 21 21 26 28
PARTIE I : LES PRATIQUES DE LA SCÈNE CONDITIONS D’ÉMERGENCE :
LE JOURNAL
CHAPITRE I : PRESSE EN LABORATOIRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
33
1. UN CAHIER DES CHARGES : LA VIE PARISIENNE . . . . . . . . . . . . . . . 1.1 Un lieu où l’on cause : choses vues et faits du jour . . . . . . 1.2 Manifeste pour genre nouveau. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. LES DÉBUTS D’UN « RIEN SANS NOM » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1 1830 : une heureuse coïncidence. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2 Légitimité d’un corpus. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3 Expérimentation d’une écriture scénique : le cas de La Caricature . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. LES TYPES DE JOURNAUX . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.1 Pratique des supports . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La revue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le quotidien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.2 La petite presse et ses « émoustilleurs ». . . . . . . . . . . . . . .
34 34 38 42 42 45
CHAPITRE II : AU
......................
67
1. LA SCÈNE ET LE PÉRIODIQUE AU DIAPASON . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1 Coup de scènes, bonne pioche. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
68 68
RYTHME DU JOURNAL.
46 53 53 54 55 57
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CHARLOTTE DUFOUR
1.2 « Scènes de » ou la marque d’une indépendance générique 1.3 En « pâture quotidienne » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Scènes contemporaines et scènes d’actualité. . . . . . . . . . . . Scènes anecdotiques. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. FICTION ET RÉALITÉ : CONTAMINATION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1 Les drames de la vie réelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2 Les scènes judiciaires sténographiées : le cas Léo Lespès (L’Audience) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3 De l’information au divertissement (bilan) . . . . . . . . . . . . . 3. RUBRICAGE : FAÇONNER LA SCÈNE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.1 Les grands magasins de la presse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.2 Échos & Co . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les Échos dans le Figaro I : Villemessant . . . . . . . . . . . . . Les Échos dans le Figaro II : Scholl . . . . . . . . . . . . . . . . . . La nouvelle à la main . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les Échos dans Le Gaulois . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ce qui se passe dans Le Gaulois . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . « Scènes de la vie réelle » dans Les Annales : la rubriquescène. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . LES ARTS :
70 73 75 80 83 83 85 90 96 96 97 97 100 102 105 108 109
PEINTURE ET THÉÂTRE
CHAPITRE III : LE PETIT FORMAT . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113 1. TRIPOTAGE LITTÉRAIRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1 Distorsion et détournement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le fragment . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’instantané : effets visuels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La séquence : « scènes de ménage » en série. . . . . . . . . . . 1.2 Réduction et miniaturisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Microforme en ette : la lisette . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le petit article . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Au microscope (bilan) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. LA PEINTURE DE GENRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1 Du dessin de presse à la peinture de genre : remarques préliminaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2 La faute à Diderot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Un héritage. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Hiérarchie des arts : les enjeux d’une définition. . . . . . . . . 2.3 Critique d’art au XIXe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La scène de genre picturale (Gautier, Fromentin, les Goncourt) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
114 114 115 121 127 129 129 131 134 135 135 139 139 142 148 148
SOMMAIRE
L’exemple de Meissonier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’exemple de Degas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Réception : perspectives esthétiques et sociologiques . . . . Fromentin et Huysmans . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Zola . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Quatre caractéristiques de la scène (bilan) . . . . . . . . . .
767 152 156 159 160 163 167
CHAPITRE IV : LA BOUCHE OUVERTE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175 1. DICTATS DE L’ORALITÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1 La scène et sa grande gueule . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2 Procédés et formes dramatiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La représentation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le dialogue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le débat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3 Presse et théâtre : de l’interférence à la reconfiguration (Journal pour rire). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. PHÉNOMÈNES DE THÉÂTRALISATION. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1 Le théâtre se lit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2 Scène détachée et mise en pièce . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3 Expérimentation des formes dramatiques . . . . . . . . . . . . . . La scène historique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le proverbe (Feuillet) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le théâtre de société . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le théâtre de tréteaux (Monselet) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . En un acte : la scène de genre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
176 176 179 179 181 184 187 195 195 202 205 205 208 212 215 217
PLASTICITÉ DE LA sCÈNE CHAPITRE V : UN
GENRE DE TRAVERS
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225
1. PLASTICITÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1 Principe de circulation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2 De genre : une étiquette ductile . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Poésie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Photographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Musique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. TRANSGÉNÉRICITÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1 Réflexion sur le genre : la scène comme matrice . . . . . . . . 2.2 Dans « les grandes halles littéraires » : scène à la chaîne . 2.3 Effets de transversalité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Répétition : le cas des scènes de la vie des animaux (Grandville) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
226 226 228 228 231 236 240 240 242 244 244
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CHARLOTTE DUFOUR
Reproduction : les journaux reproducteurs (Le Voleur) . . . Transposition : Balzac au théâtre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.4 Étude sur Murger et ses Scènes de la vie de bohème . . . . . Presse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Théâtre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Roman . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Opéra . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Cinéma . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . De la transversalité à la transmission : les usages testimoniaux des scènes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.5 Monnier : de la caricature à la scène. . . . . . . . . . . . . . . . . . « À la manière de Monnier » : le legs des Scènes populaires Portrait d’un comique : scènes parlées, scènes illustrées . . Les traits de la plume : manifestations d’un style. . . . . . . . 3. TERMINOLOGIES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.1 Processus de contamination . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.2 Échantillons d’un jargon scénique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le croquis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’esquisse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le tableau. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . De Diderot au XIXe siècle : retour sur un modèle pictural et théâtral . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . En images : le tableau vivant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’intitulé « tableau de genre » : quelques cas en poésie L’héritage du tableau de mœurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.3 Les usages d’une nomenclature (bilan) . . . . . . . . . . . . . . . .
247 249 254 255 257 258 260 261 262 266 266 270 275 281 281 283 283 288 291 291 297 302 305 307
PARTIE II : LES GENRES DE LA SCÈNE LE CHAPITRE VI :
MISE EN LIVRE .
GENRE
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 313
1. DU JOURNAL AU LIVRE : ÉDIFICATION D’UN GENRE . . . . . . . . . . . . 1.1 « En tranche de pâté » : les stigmates du journal. . . . . . . . Les Papillotes : examen d’un cas-modèle . . . . . . . . . . . 1.2 L’institution du roman scénique (Joliet) . . . . . . . . . . . . . . . Charles Joliet : portrait d’un écrivain arlequin . . . . . . . . . . Une esthétique : le microscopique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le cas de Scènes et croquis de la vie parisienne . . . . . . . . Pour une littérature mosaïque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Composer le livre : genèse d’un procédé. . . . . . . . . . . .
315 315 317 323 323 324 326 326 333
SOMMAIRE
2. PUTSCH DES ÉDITEURS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1 La place et le rôle de l’édition entre 1830 et 1850 . . . . . . . 2.2 Portraits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Lévy (1850-1860) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les débuts dans l’édition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Du flair : les Scènes de la bohème de Murger. . . . . . . . Mainmise sur un titre : les Scènes du foyer de Paul Meurice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Dentu (1860-1890). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le vent en poupe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les Scènes : un label moderne (Claretie, Audebrand) . 3. LA CONSÉCRATION D’UN TITRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.1 Un grand industriel : Charpentier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.2 Un collecteur de scènes : Banville . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Poétique en aperçu : le dispositif de la lanterne magique. . Conteur des temps modernes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . CHAPITRE VII : PATERNITÉ D’UN
TITRE
769 336 337 340 343 343 345 346 348 348 350 352 352 353 354 360
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 367
1. UN INTITULÉ À LA MODE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1 « On ne voit plus que ça » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2 Effet domino . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3 Stratégies sérielles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.4 L’intitulé fait-il le genre ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. LE POIDS D’UNE ÉTIQUETTE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1 Les prétentions d’un sous-titre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Un favori : les scènes parisiennes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La vogue du roman parisien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2 De l’étiquette à l’étiquetage. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . « Scènes de la vie cruelle » (Monselet) . . . . . . . . . . . . . . . « Scènes de la vie privée » ; « Scènes de la vie réelle » . .
368 368 373 376 380 389 389 391 394 396 397 401
LA CRITIQUE CHAPITRE VIII : LITTÉRATURE DE GENRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 405 1. EMPRISE D’UNE PRATIQUE PICTURALE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1 Les répercussions d’une filiation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2 Littérature de genre : un qualificatif dans le discours critique État des lieux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Un système de valeurs : le cas de La Perruque du philosophe Kant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
406 406 411 411 414
770
CHARLOTTE DUFOUR
Louis-Auguste Bourguin, causeur en prose . . . . . . . . . . Critique de 1863 : l’enthousiasme des débuts . . . . . . . . Critique de 1874 : le désenchantement ou le « troisième jus du pressoir » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Bilan. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. UN GENRE EN SOI . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1 Description du roman scénique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La scène ou le « genre à part » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le corpus du Larousse. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2 Critères du roman scénique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Scènes de la vie réelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Reportage racoleur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . CHAPITRE IX :
MODERNITÉ
414 417 420 425 429 429 430 435 439 440 445
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 451
1. LE GENRE MODERNE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1 Les usages d’un néologisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2 Être moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . « Avez-vous un critérium » ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Baudelaire et les frères Goncourt . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. POUR UNE NOUVELLE NARRATIVITÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1 Sans queue ni tête . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le sacre de l’incohérence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Du beau au commode . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2 Faire du roman moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une identité générique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Écriture moderne, écriture scénique . . . . . . . . . . . . . . . . . . Lorrain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Huysmans . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
452 452 458 458 462 467 467 467 471 473 473 477 477 480
L’ÉCRITURE CHAPITRE X :
ARCHITECTURE D’UNE STRUCTURE .
. . . . . . . . . . . . . . . 483
1. ARCHÉTYPE DES SUPPORTS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1 Les charges du format . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le roman . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Un genre protéiforme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le chapitrage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le recueil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Vignettes sur kaléidoscope . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’art de « faire court » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
484 484 485 485 488 493 493 497
SOMMAIRE
2. COMPOSITION SCÉNIQUE, COMBINAISON MODERNE . . . . . . . . . . . . . 2.1 Saucissonnage romanesque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2 Paul de Kock . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Poétique : dislocation du récit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Réception : « le moins littérairement possible » . . . . . . . . 2.3 Les Goncourt . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Hérauts de la modernité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . « Dédain de la composition » : de Charles Demailly à Chérie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. ANATOMIE D’UNE ÉCRITURE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.1 La « scène à faire » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.2 Mécanismes d’une genèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Balzac : au roman, la scène. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Zola : les dossiers préparatoires ou l’encyclopédie de la scène. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
771 500 500 502 502 506 510 510 513 520 520 522 525 529
CHAPITRE XI : PHYSIOLOGIE D’UNE ÉCRITURE . . . . . . . . . . . . . . . . . . 535 1. DE LA SCÈNE DE GENRE AU GENRE DE LA SCÈNE. . . . . . . . . . . . . . 1.1 La scène de roman . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2 Mise en récit de la scène . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3 Lieu des revendications esthétiques au fil du siècle . . . . . . 2. MOTIFS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1 Intimité exposée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2 Leitmotiv de la vie privée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Scènes du foyer : en silence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Scènes des activités domestiques : tapisserie, lecture, trictrac Sans exclusivité : poésie, théâtre, photographie . . . . . . . . . 3. CARTOGRAPHIE D’UNE ÉCRITURE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.1 Centrifuge, centripète : proposition de lecture . . . . . . . . . . 3.2 En trois R : rythme, rupture, réduction (Joliet) . . . . . . . . . . 3.3 Espace des rencontres (Joliet, Banville) . . . . . . . . . . . . . . .
536 536 537 543 550 550 561 565 568 573 576 576 578 582
ÉPILOGUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 587 1. « LA POSTÉRITÉ FAIT L’EFFET D’UN MYTHE » . . . . . . . . . . . . . . . . 587 2. L’IMAGE SÉQUENCÉE : DE LA BANDE DESSINÉE AU CINÉMA (AUBERT, FEUILLADE). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 592 3. CUBISME LITTÉRAIRE (SALMON, APOLLINAIRE) . . . . . . . . . . . . . . . 602
* * *
772
CHARLOTTE DUFOUR
TABLE DES ILLUSTRATIONS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 615 Documents iconographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Illustrations, caricatures et estampes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Albums . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Parutions dans la presse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Peintures . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Photographies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Documents textuels ou relatifs au livre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Romans, recueils et théâtre à lire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Presse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Textes publiés dans les journaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Scénographie du journal et mise en page . . . . . . . . . . . . . . . . . . Autres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
615 615 616 616 618 619 619 619 621 621 621 622
BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 623 Corpus de « scènes ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Notes préliminaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Liste I : générique et thématique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Liste II : chronologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Sources . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
623 623 624 659 689
INDEX . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 757
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