La Santé mentale de l'enfant: Les maladies scolaires, la dyslexie, la délinquance 270710986X, 9782707109866


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French Pages [163] Year 1978

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La Santé mentale de l'enfant: Les maladies scolaires, la dyslexie, la délinquance
 270710986X, 9782707109866

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Célestin Freinet

La santé mentale de l’enfant La santé mentale de l’enfant se détériore, au long des années, sous l’effet des carences socia­ les, de l’incurie et de l’égoïsme des adultes, de la société capitaliste qui subordonne l’épanouis­ sement de l’enfant à ses intérêts premiers * Quelle est la part de l’école dans l’aggravation de cette situation ? * L’école traditionnelle, avec ses techniques antinaturelles, susbstituant la mécanique à la vie, la contrainte à l’expression spontanée, le découragement à la joie de la con­ quête, provoque, chez les enfants, physiologi­ quement et psychiquement fragiles, de véritables maladie scolaires *.

FM / Petite collection maspero

petite collection maspero

DU MÊME AUTEUR

chez le même éditeur Naissance d'une pédagogie populaire. L'école Freinet, réserve d’enfants.

ŒUVRES DE CÉLESTIN FREINET

Essai de psychologie sensible, Ed. Delachaux et Niestlé. Les Dits de Mathieu, Ed. Delachaux et Niestlé. L'Education du travail, Ed. Delachaux et Niestlé. La Méthode naturelle : I. L'Apprentissage de la langue. Ed. Delachaux et Niestlé. II. L'Apprentissage du dessin. III. L’Apprentissage de l’écriture. Les Techniques Freinet de l’Ecole moderne, Ed. Bourrelier-Colin. Le Journal scolaire, Ed. C.E.L. Pour l’école du peuple, Ed. Maspero.

EN COLLABORATION AVEC ÉLISE FREINET

Vous avez un enfant, Ed. de la Table Ronde.

SUR LA PÉDAGOGIE FREINET

La pédagogie Freinet par ceux qui la pratiquent, Ed. Maspero. Pierre CLANCHÉ, Le texte libre, Ed. Maspero. Collectif I.C.E.N. Pédagogie Freinet, Perspectives d'éducation populaire, Ed. Maspero.

Célestin Freinet

La santé mentale de l’enfant Les maladies scolaires, la dyslexie, la délinquance

FRANÇOIS MASPERO 1, place Paul-Painlevé PARIS-Ve 1979

© Librairie François Maspero, 1978. ISBN 2-7071-0986-X

La santé mentale de l’enfant fut le thème proposé par Freinet au XVIe congrès de l’Ecole moderne, en 1960 à Avignon. Ce thème répondait à « l’année mondiale de la santé mentale », inscrit au programme de l'UNESCO. En fait, pour C. Freinet, le choix de ce sujet n’était pas occasionnel : la santé de l’enfant était le but fondamen­ tal de la rénovation de l’enseignement à laquelle s’est consacrée, depuis 1923, la pédagogie Freinet. « Cette reconsidération pédagogique et sociale de tout l’enseignement reste longue et délicate, parce qu’il ne s’agit plus, en l’occurrence, d’une petite réforme technique affectant tel ou tel point du mécanisme. C’est le méca­ nisme lui-même, son moteur et ses principes qui sont mis en cause et dont il faut faire le procès. » Un procès sévère, sans appel, qui a pour enjeu le sauve­ tage de l’enfance dont la santé mentale se détériore, au long des années, sous l’effet des carences sociales, de l’incurie, de l'égoïsme des adultes, de toute la société capitaliste d’exploitation humaine. L’école a-t-elle une part de responsabilité dans l'aggra­ vation de cette situation si préjudiciable à la personna­ lité de l’enfant ? Le problème éducatif, comme le problème social, doit être examiné sans faux parti pris, sans indulgence, avec le souci constant de découvrir les forces vitales qui doivent être pliées aux nécessités supérieures de l’indi­ vidu et du groupe. Ce qui exige, tout d’abord, l’abolition de techniques scolaires antinaturelles, substituant la méca­ nique à la vie, la contrainte à l’expression spontanée, le découragement à la joie de la conquête. C’est l’ensei­ gnement dévitalisé contraignant qui provoque, chez les enfants, physiologiquement et psychiquement fragiles, les maladies scolaires. Car il faut les appeler par leur 5

nom, tant leurs symptômes sont significatifs de syndromes caractérisés : le scolastisme, la domestication, les complexes et les phobies, l'anorexie scolaire sont des dérèglements profonds inscrits dans le processus généra­ lisé de la dyslexie. Au-delà de ce tragique bilan se pro­ file la délinquance juvénile, de plus en plus fréquente, féroce et inhumaine. Il faut, de toute urgence, dénoncer les pratiques que, depuis des siècles, impose la tradition et qui nous ont acculés à cette impasse. Reconsidérer, tout d'abord, la situation de l’école dans le contexte scientifique, philoso­ phique et social du monde contemporain ; tenter, par les efforts conjugués des pédagogues, éducateurs, psycho­ logues, psychiatres, médecins, sociologues et surtout des parents, de partir à la conquête de nouvelles pratiques éducatives exaltant, en l’enfant, les étonnantes virtualités de vie, d’adaptation, d’action créatrice, de santé morale. Pour cette construction, exigeant une conception élar­ gie de l’éducation, C. Freinet apporte sa pierre. Une pierre maîtresse, car elle est, à vrai dire, la clef de voûte d’une œuvre monumentale, dans laquelle pratique péda­ gogique et théorie psychologique s’interpénétrent en per­ manence, vers une synthèse d’efficacité et de concepts nouveaux. Concepts de simple bon sens, au sens initial du mot, créant une logique naturelle dans un système où le dedans de l'être et le dehors des choses sont dans une dépendance énergétique incontestable ; où tout fonctionne dans une machinerie cybernétique déclenchant, à point donné, des feed-back correcteurs, où, par l’effet de réflexes conditionnés, l’élément somatique et l'élément psychique sont irrémédiablement intégrés dans l’unité de l’être et, par cela même, préventifs de dyslexie. Toute pédagogie qui préserve ces vérités fondamentales est thérapeutique, correctrice des maladies scolaires. Pour ce rétablissement d’équilibre rassurant, un pro­ cessus unique : le tâtonnement expérimental. Une démarche dactes naturels instinctifs : la libre expression 6

servie par des techniques pédagogiques qui amplifient ses pouvoirs, porte l’acte réussi à son plus haut niveau humain, accroît les potentialités de l’être. En conséquence de ces données élémentaires constructives, c’est la mise en pratique d’une pédagogie dyna­ mique qui, sans forçage, sans contrainte, vise à servir au maximum la personnalité sensible de l’enfant, dont dépen­ dent toutes les conquêtes à venir. Collaboratrice de C. Freinet dans l’action et dans la pensée, j’ai tenté de replacer dans l’actualité le grave problème de la santé mentale de l’enfant devenu thème fondamental de l’éducation. Dans ce dessein, j’ai réuni ici les écrits de Freinet significatifs d'une thérapie natu­ relle prenant assise sur le dynamisme d’une vie poten­ tielle aux innombrables pouvoirs. « Notre vie, dit Freinet, a sur la machine la supériorité merveilleuse qu’elle tend non pas à l’usure, à la fatigue et à la mort, mais à l’exaltation permanente de son poten­ tiel de puissance, à la recharge de ce potentiel, à la régé­ nération et à la compensation des déficiences. C'est un organisme parfait qui répare lui-même l’usure, panse ses plaies, corrige les erreurs1. Il suffit de l’y aider. » Elise Freinet.

1. Essai de psychologie sensible.

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1. S.O.S. École !*

Il est des pays à haute civilisation technique, qui construisent à grands frais pour leurs machines, et avec une logique scientifique irréprochable, des usines à for­ mule audacieuse, où rien n’est négligé de ce qui peut permettre un rendement optimum : locaux conçus à la demande, selon le travail à organiser, bureaux et salles d’étude munis du tout dernier équipement, ateliers d’expé­ rimentation pour mise au point rationnelle des fabri­ cations, cabinets psycho-techniques qui veillent à l’adaptation professionnelle des ouvriers aux mécaniques qu’ils doivent servir. De telles réalisations ne sont nullement exception­ nelles ; elles constituent aujourd’hui une norme qui élimine peu à peu, irrévocablement, l’atelier de l’artisan qui n’a pas su se moderniser et dont la production ne pourra pas s’inscrire dans la compétition nationale et internationale. Mais, chose apparemment paradoxale, ces mêmes pays n’ont rien changé depuis un demi-siècle à la formation des hommes qui devront commander aux machines et sans lesquels le progrès ne saurait se développer et fleu­ rir. Ils paraissent fiers de leurs statistiques et de leurs records, mais ils semblent s’obstiner à conserver pour leurs enfants les vieux moules pour fabrications désuètes, dans des bâtisses pour fiacres et chars à bancs. Lorsqu’ils sont obligés de construire pour loger la population estudiantine, ils ne le font point selon l’archi­ tecture atomique des industriels et des commerçants, mais sur le gabarit des fiacres et des chars à bancs, avec les mêmes couloirs, les mêmes salles exiguës comme des alvéoles préfabriquées, avec les mêmes bancs standard, sans oublier l’estrade. Et dans ces granges pour fiacres, les enfants sont entraînés non pas, comme on pourrait * Paru dans L’Educateur, 15 octobre 1959.

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le croire, à comprendre et à manœuvrer des machines, des moteurs ou des avions, mais à harnacher les chevaux de bois, à fourbir des attelages de clinquant, à faire sonner des grelots. Cela ne sert à rien et vous vous en rendez bien compte, mais les spécialistes du harnachement vous démontreront que c’est justement parce que ces travaux sont gratuits et sans intérêt qu’ils sont hautement formatifs, et ils Vous citeront leurs classiques, qui authentifient une culture de la volonté à base de sécheresse et d’ennui. Comme si on pouvait préparer la jeunesse à vivre avec efficience le monde de 1960 en lui enseignant comment on attelle les chevaux, dans une économie qui n’a plus de chevaux. Bien sûr l’enfant, séquestré dans une salle close, s’inté­ resse à ce qu’il peut, à un grelot qui tinte, à une roue qui tourne, aux couleurs vives des crinières. Mais sa passion, son élan, sa vie sont obligatoirement avec les vélos, les autos, le cinéma, la radio, les fusées, les machines télé­ guidées et les transistors qu’on porte sous le bras, plus fidèles que les mémoires surmenées des écoliers. Vous acceptez pour vos enfants cette déchéance de les arracher à leur milieu pour leur enseigner d’autorité des notions, des mots, dont ils ne sentent nullement l’autorité, dont vous doutez vous-mêmes, par expérience, de l’élémentaire valeur, mais qu’il faut leur imposer parce qu’on ne peut pas de nos jours, vous dit-on, conquérir des diplômes et faire son chemin si on n’a pas appris, comme les générations écoulées, à harnacher et à atteler les chevaux et à faire sonner les grelots. Vos élèves ne sont pas encore sensibles, heureusement, à ces impératifs d’une utilité lointaine au moins contes­ table. Ils sentent par contre la vanité foncière du travail qu’on leur impose et auquel ils n’accordent, c’est normal, que 2 à 5 % de leur intelligence et de leur attention, réservant le complément pour se préparer hors de l’école au destin qui les appelle. Et vous vous étonnerez ensuite que ces enfants, pourtant intelligents dans la vie, se refu­ sent à travailler à l’école et qu’ils y deviennent passifs et 10

atones, comme si un mal profond les rongeait et pour lequel vous cherchez en vain le remède. Vous les conduisez alors chez le médecin, le psycho­ logue, le psychiatre, pour essayer de démêler le trouble incontestable auquel on saura bien donner un nom nou­ veau, comme une maladie du siècle à laquelle il faudra vous résigner. Nous pouvions nous passionner, il y a cinquante ans, à une forme d’école qui nous apportait par ses leçons, ses résumés et ses manuels, une nouveauté dont nous sentions le besoin, comme une lumière dont nous dési­ rions nous saisir. C’était l’époque des fiacres et des cha­ riots. Mais quand les premières autos pétaradaient dans la rue, quand les lourds camions à bandages ébranlaient les immeubles, nous en étions nous-mêmes tellement secoués que nos instituteurs nous conduisaient dans la cour pour voir passer les bolides. Aujourd’hui les bolides défilent toutes les minutes ou toutes les secondes, rendant plus illusoires que jamais une pédagogie qui prétendrait les ignorer, derrière des barrières de ciment et de papier. Le drame est là, et nous devons, qu’il nous plaise ou non, en accepter l’évidence ; la leçon faite par le maître est aujourd’hui dépassée par la vie qui vient battre à coups répétés les portes closes de la classe. Les pages des livres ont perdu leur majesté, parce que les revues, les étalages, la radio, le cinéma et la télévision leur font une concurrence déloyale ; la géographie s’apprend désormais en voyageant, et le calcul lui-même se fait en permanence sur des bases d’approximation et d’intuition qui ne sont pas sans rapports révélateurs avec les processus merveilleux des machines électroniques. Ainsi, vous pouvez gardez vos enfants assis en classe, mais vous n’enchaînerez point leur pensée, leur imagi­ nation et leur audace qui s’en vont ailleurs, là où bouillonnent désormais le progrès et l’avenir.

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2. La situation de l’école dans le contexte scientifique, philosophique et social du monde contemporain*

Pourquoi ce problème se présente-il aujourd’hui avec une acuité qui émeut tous ceux qui réfléchissent au proche destin de notre civilisation du XXe siècle ? Et pourquoi les éducateurs sont-ils bien souvent les derniers a réagir, de sorte que vont se détériorant à un rythme dangereux la situation même, le sens et l’efficacité de l’école en général, de notre école laïque en particulier ? Au début du siècle, cette situation n’était pas du tout dramatique. La grande révolution industrielle était à peine commencée. Les conditions de vie et de travail n’évoluaient encore qu’au rythme des générations, ce qui fait que, dans tous les domaines, les pratiques de 1880 pouvaient fort bien être valables encore en 1910. Il en résultait que les fils pouvaient raisonnablement envi­ sager de vivre et d’œuvrer comme l’avaient fait leurs parents, et que l’école ne commettait pas une erreur fon­ cière en préparant les individus à vivre la vie du présent, longuement inscrite dans les traditions, et qui serait encore la vie de demain. Il faut ajouter que le milieu et la famille, baignés dans cette stabilité, corrigeaient automatiquement les erreurs de culture, ou de fausse culture, d’une école qui se trou­ vait, de ce fait, adaptée au milieu, ce qui est incontes­ tablement un élément d’équilibre et de progrès.

* Les Maladies scolaires (B.E.M.)

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A certains points de vue, cette école du début du siècle constituait donc comme un élément d’avant-garde par ses buts et ses méthodes, exaltés par la littérature et par les convictions généreuses de tous ceux qui avaient pour mission d’assurer l’épanouissement des enfants, dont on rêvait alors de faire des hommes. Mais, depuis 1914, une évolution irréversible a été déclenchée, qui est allée s’accélérant. Il en est résulté deux faits, aussi graves et déterminants l’un que l’autre. D’une part, le milieu progressant à la vitesse 10 et l’école à la vitesse 1, il s’est produit un décalage crois­ sant qui est à l’origine de tous nos maux. L’éducateur qui reste à la vitesse 1 s’accommode plus ou moins de ce décalage. Mais les enfants, eux, réagissent, vivent et pen­ sent à la vitesse 10, avec des longueurs d’onde que nous ne parvenons plus à capter. L’enfant ne saisit plus ni ce que dit, ni ce qu’explique le maître, et celui-ci se plaint : « Je ne les comprends plus ! » Ce que l’instituteur et le professeur enseignent ne touche plus les enfants d’aujour­ d’hui, qui ne parlent plus le même langage. Il ne peut pas y avoir dans ces conditions d’instruc­ tion profonde ni de formation vraie. L’école s’en va peu à peu au rancart, au fond des hangars où meurent les luxueuses calèches d’antan. Il ne faut pas s’étonner si ce décalage perturbe les données et la fonction de l’école. Les constatations cou­ rantes des parents et des maîtres sont, hélas, naturelles et exactes : les problèmes de naguère n’intéressent plus les enfants et l’école, en retour, ne s’intéresse pas à leurs vrais problèmes. Il est exact qu’ils s’appliquent moins à leurs devoirs et qu’ils font davantage de fautes d’orthographe ; que ce manque d’intérêt pour les choses de l’école suscite un climat nouveau et endémique de distraction, de superficialité, et bien souvent d’opposition. L’obstination des maîtres à maintenir l’autorité d’un passé révolu complique encore la situation scolaire qui se dété­ riore dans des impasses dont on ne sortira que si on 14

parvient à éliminer le décalage et à rétablir les circuits de confiance et de vie. Il y a un autre fait, plus déterminant encore pour la finalité de l’école. L’enfant qui a maintenant dix ans sera contraint, quand il aura seize ans, c’est-à-dire dans six ans à peine, de vivre et d’agir dans un milieu nouveau, tout à fait différent de la caricature qu’en donne une école retardataire. Autrement dit, il est aujourd’hui évident que l’école ne peut plus, avec ses techniques de 1900, préparer l’enfant à sa vie en 1970. Cet état de fait a, en effet, de graves conséquences. L’école ne joue plus, dans la société de nos jours, son rôle formatif et équilibrant. Elle démissionne, elle a déjà démissionné au profit de ces techniques neuves que sont l’image, le cinéma, la télévision et le sport. Elle est comme un mécanisme désuet pour lequel on regrette de faire des frais inutiles, en attendant de l’abandonner. Les enfants en ont intuitivement conscience, et c’est pour­ quoi ils ne vous accordent qu’une part si mesurée de leur intelligence et de leurs incontestables possibilités d’atten­ tion... Ils vivent à même leur vie, malgré l’école, contre elle si nécessaire, au lieu de s’y intégrer comme à un élé­ ment essentiel de leur allant et de leurs conquêtes. Les éducateurs ont eux aussi une conscience diffuse de cette inutilité relative de leur enseignement et, comme les élèves, ils ne s’y donnent qu’en fonction du salaire qu’ils en attendent. Le temps n’est plus où, comme au début du siècle, les éducateurs vivaient un véritable sacer­ doce. Les parents eux-mêmes s’inquiètent, parce qu’ils comprennent bien que cette école ne prépare pas à la vie mais seulement à des examens dont ils sentent toute la vanité, et qu’il faudrait en reconsidérer d’urgence la pratique et les buts. Dans aucun domaine l’école d’aujourd’hui n’est ren­ table, et c’est sans doute là une des raisons de la situation exceptionnellement démunie où on la laisse s’étioler, alors qu’on ne mesure aucun crédit ni pour le sport de 15

compétition ni pour l’industrie, ni pour la force de frappe. Nous sommes un certain nombre d’éducateurs qui ne nous accommodons pas de cette stagnation et de cette déchéance. Nous aimons trop notre métier pour ne pas tout faire afin de lui redonner l’efficience et la dignité qui sont sa raison d’être. Nous ne nous contentons pas de critiquer ce qui est. Depuis trente ans, nous nous sommes appliqués à moderniser nos conditions de tra­ vail, à réduire la désadaptation de l’école, à retrouver les longueurs d’ondes harmoniques qui nous vaudront des contacts culturels et humains avec nos élèves, à redon­ ner enfin à la fonction enseignante la place éminente — avant la force de frappe — qui devrait être la sienne dans la nation. Mais nous sommes étonnés du manque de résonance de nos efforts, même lorsqu’ils nous valent de réelles réus­ sites. Nous pensions ingénument qu’il allait suffire de mettre au point des outils et des techniques modernes et d’y entraîner les éducateurs pour que se déclenche et se généralise un processus de rénovation qui atteindrait la société tout entière. Nous nous disions qu’aucun secteur de la vie du pays ne résiste à l’attrait du progrès : l’industriel ne craint pas de mettre à la ferraille une machine qui est loin d’être usée mais qui n’en est pas moins dépassée par la tech­ nique. Il la remplacera à grands frais par une machine moderne dont le rendement lui permettra de soutenir la concurrence nationale et mondiale. L’artisan qui gagne péniblement sa vie accepte un effort maximum pour s’équiper lui aussi de quelque machine nouvelle qui décuplera son rendement. Le paysan luimême, pourtant renommé pour son ancestral traditiona­ lisme, remplace ses bœufs par un tracteur, qui donne, avec moins de peine, de meilleurs résultats. Et l’année, naguère encore si formaliste, se modernise à grands frais pour s’adapter à l’ère atomique qui la conditionne. L’école, semble-t-il, devrait non pas suivre mais pré­ céder et orienter ce formidable mouvement en avant. 16

Les éducateurs ne sont-ils pas rationalistes, donc atten­ tifs aux impératifs du progrès ? Ne sont-ils pas démo­ crates, donc soucieux de la libération des individus ? Peut-être ne leur a-t-on pas suffisamment montré que, pratiquement, des techniques modernes peuvent désor­ mais remplacer la vieille routine des devoirs et des leçons, et que des outils plus efficaces allaient détrôner la chaire et le manuel ? Eux qui distribuent l’information et culti­ vent l’intelligence ne pourraient pas rester insensibles à des perspectives nouvelles susceptibles de produire dans nos classes comme un éclatement et une éclosion. - Les maîtres de tous degrés ont été si longuement condi­ tionnés par la vieille pédagogie qu’ils en restent comme envoûtés, impuissants à se dégager de pratiques dont ils savent par expérience les dangers. Et les parents inquiets n’osent pas contrarier une institution dont ils attendent la promotion administrative et sociale de leurs enfants. Nous sommes en un siècle où la radio et la télévision voient tout et nous en saoulent. Qu’un enfant s’égare dans un fourré ou fasse une fugue sans conséquence, et tout le pays est alerté. Mais ce qui se passe dans les écoles reste secret. Par une sorte de complicité tacite, éducateurs, parents, administrateurs se taisent sur les erreurs, pour ne pas dire plus, de l’école. Il y a partout des scandales de locaux, d’effectifs, de grands ensembles, de livres et de méthodes. La grande presse, attentive au moindre événement, reste muette à tout ce qui touche l’éducation des enfants, comme si nul n’en était concerné. Nous voudrions rompre ce mur du silence pour exa­ miner enfin les problèmes dans leur réalité objective. C’est à un véritable travail scientifique que nous vou­ drions nous livrer en étudiant expérimentalement les tares dont souffre l’école, les impasses où elle est acculée, les causes profondes des troubles que nous constatons, leurs symptômes et leurs possibilités de cure, dans l’espoir qu’une vaste campagne de recherche et d’action, débor­ dant l’école, déclenche dans le pays un courant d’opinion qui exigera enfin la modernisation et l’humanisation de notre enseignement.

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A l’annonce de la campagne que nous voulions mener, la presque unanimité de nos camarades s’est récriée : nous allions soulever contre nous la masse des collègues déjà peu sympathiques à des initiatives qui dérangent leur train-train journalier. Et les laïcs qui essaient de s’unir contre la montée de l’enseignement confessionnel regret­ teraient que nous choisissions ce moment-là pour partir en guerre contre l’école, ses pratiques et ses maîtres. Si nous craignons à ce point qu’on fasse la lumière sur ce qui se passe dans nos classes, c’est que nous avons bien mauvaise conscience. Car enfin, c’est bien nous, éducateurs, pères et mères de famille affectueux et sen­ sibles, syndicalistes, républicains, démocrates et laïcs, qui nous livrons, pas toujours sans remords, à des pra­ tiques que nous désapprouvons en privé, et que nous regrettons, mais auxquelles nous sommes parfois contraints. Contraints par qui ? Il y a certes cette longue habitude d’école tradition­ nelle qu’on nous a imposée de quatre à vingt-cinq ans, qui nous a marqués et conditionnés à ces pratiques jus­ qu’à nous les faire croire naturelles et justes. Un sursaut de dignité pourrait peut-être nous arracher à ce condition­ nement. Nous ne le pouvons pas toujours, car nous sommes pris dans une mécanique dont nous désespérons de nous dégager un jour. C’est l’inhumanité implacable de cette mécanique et son mauvais fonctionnement que nous devons dénoncer. Un père de famille se plaint que son fils a 200 lignes à faire. S’il ne les copie pas, il en aura 400 demain. C’est une arithmétique dont le simplisme est garant de l’effica­ cité de la punition. Qui calera, et que ferait ce père de famille à la place de l’institutrice débutante qui se débat avec quarantecinq enfants du cours élémentaire ? Et qui lui apportera un conseil pratique pour garder son indispensable disci­ pline dans une classe où n’a été prévue aucune possibilité de travail, sauf lire, écrire... et croiser les bras ! 18

. « Les enfants sont nerveux et désobéissants. Je comprends, reconnaît l’instituteur, qu’il est anormal et antiphysiologique de vouloir les tenir assis pendant trois heures et de prétendre les faire travailler par surcroît. Que faire quand mes élèves sont distraits, qu’ils s’impa­ tientent et font du bruit ?... Apportez-moi une recette autre que la pratique des punitions ! Ils doivent faire leurs devoirs et étudier leurs leçons, le tout prévu par les programmes et ordonnancé par des manuels scolaires signés d’inspecteurs primaires, d’inspec­ teurs d’académie et d’agrégés. On ne nous explique nulle part comment nous pour­ rions, par des moyens humains non coercitifs, exiger cet apprentissage. Ce sont là les réalités de tous les jours, pour lesquelles nul ne nous présente de solution licite. Alors nous faisons comme nous pouvons : nous nous souvenons des pra­ tiques et des punitions qu’on nous a infligées dans notre enfance et dont on nous a dit la malfaisance à l’Ecole normale. Il est exact que quelques-uns de nos collègues sont suffisamment habiles et intuitifs pour faire face à ces difficultés. Nous sommes, nous, la grande masse, des éducateurs qui n’avons pas ce talent mais dont la bonne volonté peut aller jusqu’au sacrifice, et nous crions au secours, persuadés qu’on comprendra le drame dont nous sommes victimes et qu’on répondra à notre appel. » Notre tort à nous tous, nous de l’Ecole moderne compris, c’est de ne pas oser nous délivrer de ce carcan traditionnel, de faire corps avec lui, comme le bourreau qui en serre les vis, de nous identifier à l’école tradition­ nelle et à ses pratiques jusqu’à prendre à notre compte les critiques justifiées qu’on pourrait lui porter. Notre tort, c’est de ne pas rendre effectifs dans nos classes les principes de vie auxquels nous sommes atta­ chés en tant qu’hommes. Notre tort, c’est de nous taire ! Nous, de l’Ecole moderne, ne sommes ni d’une autre race, ni d’une autre qualité que vous tous, maîtres encore traditionnels. Nous avons connu vos difficultés et vos

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drames. Nous aussi, nous nous sommes colletés avec les enfants difficiles que nous ne parvenions pas à maîtriser ; nous aussi, nous avons mis des élèves au piquet et par­ fois même distribué de la copie, sinon des lignes et des verbes. Nous aussi, nous avons eu maille à partir avec des parents d’autant plus exigeants que leurs enfants étaient insupportables. Seulement, nous avons rompu le cercle fatidique. Par un long et difficile tâtonnement expérimental, nous avons découvert une conception nouvelle du travail scolaire, qui fait fond sur les forces créatrices et libératrices de l’enfant, et qui nous délivre, de ce fait, de toutes les pratiques désuètes d’autorité et de sanctions, en susci­ tant un nouveau climat de coopération, d’entraide ami­ cale, de travail vivant et d’humanité. Et nous en sommes nous-mêmes régénérés. Nous faisons ainsi la preuve que notre sort n’est pas irrémédiable ; que nous ne sommes pas forcément condamnés à être, durant toute notre carrière, des hommes en proie aux enfants, mais que nous pouvons nous aussi, au bout du morne couloir, entrevoir un peu de soleil. Et nous crions notre espérance. Si vous tous pouvez vous libérer comme nous l’avons fait, même si les voies en sont différentes, c’est alors que vous n’êtes pas foncièrement responsables d’une situation dont vous êtes les victimes, ce n’est pas vous qui l’entretenez, mais bien la conjonction d’éléments divers contre lesquels nous aurons à lutter ensemble : — la surcharge des classes. Le mot d’ordre de 25 élèves par classe que nous avons lancé en 1955 résonne désormais à tous les échelons de l’université ; — les locaux scolaires presque toujours inadaptés à notre travail, et notamment les grands ensembles, dont nous devons redire les méfaits ; — la détresse technique des classes, où aucun travail autre que scolastique n’est possible ; — la reconsidération des programmes et des examens ; — la modernisation des conditions de travail des édu­ cateurs ; 20

— l’aménagement des méthodes et une préparation Adéquate des éducateurs aux nouvelles techniques de tra­ vail. A ceux qui vont répétant qu’il n’y a rien à faire contre la forteresse scolastique et qu’il faut se contenter d’agir de l’extérieur pour l’ébranler, nous répéterons ici quel­ ques-unes des véhémentes déclarations de M. François Walter, conseiller à la Cour des comptes, fondateur de Défense de la jeunesse scolaire. « Certes, il faut travailler immédiatement à une solu­ tion d’ensemble, comprenant aussi bien les objectifs à long terme que les objectifs à court terme ; seulement, dans l’ordre des réalisations à réclamer, il y en a qu’il faut réclamer pour demain, et il y en a qui exigent de plus longs délais. Il est arrivé que des hommes de grande valeur, à qui nous demandions leur coopération, nous lisent “non”, et qu’ils nous reprochent de compro­ mettre, pour des objectifs à court terme, les réalisations à plus lointaine échéance. Eh bien, cette objection je la tiens pour erronée et même incompréhensible quand elle vient d’hommes qui ont travaillé dans le sens que nous préconisons. Ce que nous voulons, c’est aller plus loin dans cette voie ; c’est déranger davantage l’immobilisme ; c’est élargir cette brèche faite dans le mur du fatalisme, de la routine, parce que nous sommes persuadés que, par Cette brèche, beaucoup de choses ensuite passeront. Il y a une dynamique de l’action. Il y a des premiers pas nécessaires pour que les seconds suivent. Certains refu­ sent et disent par exemple : “ Rien à faire tant que les classes seront trop nombreuses. ” C’est une réponse dure pour les enfants de ces classes, qui sont les premiers à souffrir de l’encombrement et de toutes les déplorables conditions actuelles... L’allègement, pour une part, c’est une question de volonté, de volonté du corps enseignant, ou d’une élite du corps enseignant, dont tout dépend... Il n’y a pas de préalable à l’élimination du démentiel ; il n’y a pas de préalable à un retour au bons sens. » L’éducation ne saurait se concevoir dans un contexte

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de défaillance psychologique et pédagogique, sans pers­ pective ni horizon, avec des fausses manœuvres et des pannes techniques qui compromettent le progrès et la vie. C’est en rendant notre école efficiente et humaine, par la dénonciation courageuse des maladies dont nous souf­ frons ; c’est en apportant à nos enfants la richesse et la joie ; en redonnant aux maîtres un goût nouveau pour leur sacerdoce, que nous défendrons efficacement notre école laïque, notre école du peuple.

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Que l’équilibre vital de nos enfants soit en danger, cela ne fait aucun doute. Non pas que l’école doive en porter unilatéralement la responsabilité, car elle est, il faut le dire, soumise à des causes plus profondes de civilisa­ tion. Nous accuserions, en premier lieu, l’évolution accé­ lérée du monde moderne vers une mécanisation halluci­ nante, avec son cortège de bruits, d’images, de sons et de spectacles démoralisants qui signent la fin de la société capitaliste. Nous regrettons la détérioration de la famille, et surtout une déshumanisation dont on sous-estime les méfaits. L’enfant ne retrouve plus ses sources. On le hisse trop tôt sur un échafaudage qui lui donne parfois l’illusion de s’égaler aux dieux, mais sur lequel il est branlant et inquiet jusqu’au vertige. Il lui manque les indispensables assises qui lui donnaient autrefois sécurité et sagesse, et auxquelles il retourne spontanément dès qu’il peut remuer du sable, faire couler de l’eau, caresser un (animal et créer, à sa mesure, un monde qui est le sien. Ce sont ces êtres désaxés, déracinés, déséquilibrés qu’on livre à l’école, impuissante à les accueillir et à les rassurer, car le milieu qu’elle crée est à l’image de la société qui la domine. Le succès facile des bons élèves a fait faire fausse route à l’éducation de la masse et a préparé des cancres. Si, pour des raisons extérieures à l’école, votre enfant est particulièrement intelligent pour les disciplines scolaires, s’il est exceptionnellement sensible à l’abstraction, s’il saisit d’emblée une démonstration, s’il a une excellente mémoire et un vif désir de connaissance, il peut réussir normalement à l’école traditionnelle telle qu’elle fonctionne, passer sans drame les examens tels * Paru dans L'Educateur, 15 novembre 1959, et supplément.

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qu’ils sont conçus et franchir, en restant dans la moyenne supérieure, les divers degrés de l’enseignement. Vous sentirez vous-même, d’ailleurs, les faiblesses de l’éducation qu’il recevra. Vous verrez que votre enfant, affronté trop tôt à des questions qui ne sont pas de son âge, peut être effectivement en avance au point de vue scolaire (ce qui n’est pas négligeable), mais en retard pour tout ce qui concerne le comportement dans la vie. Vous essaierez de réagir peut-être. Ce sera difficile, parce que l’enfant aura l’impression de planer dans un monde supérieur et aura tendance à négliger, de ce fait, les autres aspects plus terre à terre de la vie. La désa­ daptation et le déséquilibre seront en marche. Vous serez néanmoins satisfait de sa réussite aux examens. Vous le serez moins si, quelques années plus tard, il est, malgré ses parchemins, un chômeur sans possibilité de retomber sur ses pieds dans d’autres domaines que celui pour lequel il a été préparé et prématurément spécialisé. Si vos enfants ne bénéficient pas des avantages priori­ taires consacrés par l’école, s’ils sont plus techniques et pratiques qu’abstraits, s’ils sont plus attirés (et c’est la majorité des enfants d’aujourd’hui) par les promesses et les possibilités de tous les jours rassemblées en expé­ riences concluantes, que par les explications livresques ; si leur mémoire, rebelle au par cœur, a d’autres formes qui ne sont pas forcément mineures, l’école où vous les condamnez n’est point faite pour eux. Ils échoueront inhumainement là où le noyau des « bien doués » réussit sans fatigue. Et cet échec, prenez-y garde, est d’avance un handicap dont les conséquences peuvent être profondes et incalculables. Le plus grave est que, mal aiguillés, ces enfants échoueront de même, par là suite, dans les acti­ vités pour lesquelles ils étaient pourtant doués. Ils sont des cancres. Ils feront l’expérience des classes de transi­ tion ou des classes d’inadaptés scolaires et de centre d’apprentissage dont les préoccupations manuelles pré­ maturées et trop exclusives, le climat de ghetto des « bons à rien » bloqueront une intelligence, qui, au départ, ne demandait qu’à s’affirmer. 24

Que nous le voulions ou non, la santé mentale est comme au carrefour de toutes nos préoccupations. C’est parce qu’elle est menacée par les insuffisances physiologiques ou psychiques, congénitales ou acquises, par les erreurs monstrueuses de l’éducation familiale, sociale ou scolaire, c’est parce que nos enfants ne sont pas en bonne santé mentale que nous avons tant de mal à remonter la pente. Tous les bons ouvriers de l’éducation — psychologues, pédagogues, techniciens, éducateurs de tous ordres, parents — ont leur mot à dire sur un thème qui, dépas­ sant les soucis des milieux médicaux, nécessite l’étude systématique de tous les problèmes du devenir de l'homme, de son adaptation à un milieu plus mouvant que jamais, de son équilibre et de sa santé mentale, facteurs d’efficience individuelle, sociale, technique et humaine. Nous protestons d’avance contre la tendance qui pourrait pousser les spécialistes à ne s’intéresser qu’aux « cas » dont ils ont eu à se préoccuper dans les consultations, les cliniques et les hôpitaux. C’est un aspect non négligeable, certes, du problème. Mais nous avons, nous, à étudier ces autres « cas », si généraux hélas d’enfants qui ne sont pas encore passibles de la médecine, mais qui n’en sont pas moins déficients. Nous avons à chercher ensemble — médecins compris — comment prévenir si possible, ou guérir, cette masse d’enfants que le déséquilibre technique et social contemporain atteint dans leurs forces vives d’attention, de volonté et de travail, ceux qui sont sevrés ou frustrés d’affectivité, les timides, les sans audace, les verbeux, les faux intellectuels, les maniaques, les dyslexiques. Nous avons à chercher, ensemble, l’origine de leur mal pour en découvrir les remèdes, de quelque thérapeutique qu'ils se recommandent. Les médecins eux-mêmes ne pourront pas, au cours des travaux en profondeur qui marqueront inévitablement cette grande année 1960, négliger cet aspect éducatif du problème. Ne nous a-t-on pas vanté déjà les vertus des opérations d’amygdales ou de végétations, qui amélio-

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rent l’attention des enfants dans le rendement scolaire ? N’explique-t-on pas couramment que l’enfant malade doit d’abord être soigné et qu’il travaillera beaucoup mieux et plus vite quand il aura recouvré santé mentale et équilibre physiologique ? Les psychiatres d’avant-garde ne prônent-ils pas aujourd’hui l’ergothérapie, le traite­ ment par le travail, ce qui revient à dire que le problème de la santé mentale est, de l’avis même des médecins, intimement imbriqué aux questions d’éducation dont nous disons l’importance. C’est cette interdépendance des problèmes de psycho­ logie, de pédagogie, de formation, d’éducation, d’une part, de santé mentale d’autre part, qui devra obligatoire­ ment être prise en considération. Le problème est grave. Nous devons le considérer dans toute sa complexité humaine, scolaire, familiale et sociale, dans une liaison permanente des spécialistes de tous les niveaux qui, en liaison avec les parents, ont des responsabilités dans la vie quotidienne des enfants. En ce qui nous concerne, nous les instituteurs, il est utile de préciser que nos responsabilités, dans l’état actuel des choses, sont d’ordre essentiellement pédago­ giques. Mais dépendant d’une conception de la pédagogie visant une éducation humaine la plus large possible, soucieuse du comportement de l’enfant au-delà du lire, écrire et compter. Il est, hélas, des éléments de milieu qui nous échap­ pent, bien qu’ils influent considérablement sur le compor­ tement des enfants. Ces éléments tiennent à des facteurs de civilisation déterminants du climat social et familial. Ainsi en est-il : — de l’influence de l’alimentation industrielle, frelatée, dégradée par les agents chimiques et prônée par une réclame soucieuse avant tout de plus-value ; — des constructions hâtivement bâties, non fonction­ nelles, sonores, où chaque individu est parqué dans une cellule de la termitière des H.L.M. ou des grands ensembles qui écrasent l’individu, détruisent le milieu 26

naturel, imposent une pollution permanente par les rejets d’ordures, la circulation intense des véhicules desservant Je quartier, l’isolement moral, l’agressivité des voisins envers les enfants créateurs de bruit et de troubles per­ manents ; — de la mécanisation accélérée, qui plonge chaque secteur de la cité dans le bruit excessif et prolongé, le vacarme qui déséquilibre le système nerveux et provoque en permanence énervement et instabilité ; — de la télévision, la radio, le cinéma, les illustrés, tous dominés par l’information du sensationnel, qui déra­ cinent en permanence l’enfant de la réalité, le surexcitent, le rendent participant d’un univers désaxé dans lequel l'événement — qu’il soit système D ou catastrophe — est gage de succès. C’est donc le procès de la société capitaliste de consommation, de dégradation du travail, d’amoralité qui devrait être entrepris. Un vaste domaine d’action est dévolu aux enseignants, aux parents, aux diverses associations d’éducation de l’enfance et de la jeunesse, aux syndicats, à toute la partie la plus consciente du peuple.

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3. Les maladies scolaires

Il en est des maladies scolaires comme de toutes les maladies : les unes sont bénignes ; elles affectent bien sûr la vitalité et le comportement des individus, mais d’une façon plus ou moins grave et définitive. « Prises à temps », comme toutes les maladies, elles peuvent se guérir assez vite sans laisser de trace irré­ parable, de « séquelles » comme dit la médecine. Mal soignées à l’origine, elles ne font qu’empirer et devien­ nent vite chroniques, c’est-à-dire que les affections qu’elles entraînent s’incrustent dans l’organisme, et qu’il est alors excessivement difficile de les guérir. Le mal fera parfois si totalement corps avec l’individu qu’on pourra se demander souvent s’il s’agit même là d’une maladie, ou si ce n’est pas seulement une tare héréditaire, dont on ne connaît ni les causes ni l’origine et que donc on ne saurait soigner efficacement. La plupart des maladies scolaires sont de cette nature chronique. Elles ne sont pas, apparemment, très graves ; elles n’empêchent pas l’individu de vivre en société, mais elles le marquent d’une tare qui n’en influe pas moins sur tout son développement et son destin. L’étude n’en sera que plus délicate, mais aussi que plus urgente. Il est des maladies qui sont suscitées par un accident ou un choc plus ou moins grave : des muscles sont frois­ sés et meurtris, des articulations démises. Des hématomes compromettent la circulation. D’ordinaire, ces blessures, si elles sont soignées immédiatement, ne laissent que des cicatrices insignifiantes. Mais si l’ordre des choses n’est pas rétabli, il en résulte des troubles qui affectent pro­ fondément le malade, deviennent chroniques et incurables et entraînent d’ordinaire, de ce fait, une invalidité tem­ poraire ou permanente. Il est même des maladies scolaires contagieuses, qui agissent d’une façon perturbante sur les individus voi­ sins et même parfois sur les éducateurs eux-mêmes. 29

Il y a, pour les maladies scolaires, cette circonstance aggravante que les symptômes sont rarement faciles à déterminer ; que le diagnostic en est beaucoup plus diffi­ cile à établir que lorsqu’il s’agit de maladies physio­ logiques ; qu’on n’a encore pu inventer aucun appareil qui permette des analyses sûres et qu’on en reste dans ce domaine, hélas, au niveau des maladies mentales, où la détection et la cure restent désespérément aléatoires, d’autant plus que nous sommes là dans un milieu fuyant où l’individu se défend subtilement en camouflant ses réactions, au point de rendre parfois tout diagnostic impossible. C’est dans ce contexte délicat, et d’ailleurs encore presque inexploré, que nous allons nous engager avec cette première étude sur les maladies scolaires, dont la prétention est seulement d’alerter parents et éducateurs sur la réalité des faits, d’y conformer leur propre compor­ tement et d’œuvrer avec nous pour que s’amorcent la prévention et les cures qui sont seules susceptibles de donner efficience et noblesse à notre fonction d’éduca­ teurs. Nous allons donc considérer celles de ces maladies que nous croyons les plus fréquentes et les plus détermi­ nantes pour le fonctionnement et le rendement de l’école. Nous allons, pour chacune d’elles, étudier les symptômes et le diagnostic, et nous apporterons les solutions que nous avons longuement expérimentées sous le signe de la pédagogie Freinet.

Le scolastisme Contrairement aux diverses maladies à évolution vio­ lente et rapide, le scolastisme serait plutôt une mala­ die de dégénérescence. La plante déracinée et trans­ plantée, à laquelle on ne donne pas, en temps voulu, la nourriture et l’eau qui lui sont nécessaires, va s’affaiblis­ sant, surtout si, de plus, elle se trouve dans un climat qui ne lui convient pas. Elle n’est pas vraiment malade, 30

mais elle perd de sa vigueur, ses feuilles n’ont plus d’éclat, les fleurs n’arrivent pas à éclore, se fanent et tom­ bent avant d’avoir rempli leur fonction. Dans cet état de faiblesse croissante, la plante est évidemment sujette à diverses maladies qui l’atteindront de préférence, peutêtre même jusqu’à l’emporter. On sait comment a été découverte cette autre mala­ die qu’on a appelée l'hospitalisme. Selon les données d’une science médicale non intégrée à la vie, les nouveaux-nés dans les cliniques étaient sépa­ rés de leurs mamans dès leur naissance, et plus tard dès qu’ils avaient satisfait à la fonction physiologique de la tétée. Tout était propre et ordonné selon la plus rigoureuse des sciences médicales, et pourtant les enfants dépéris­ saient. Or, un jour, par erreur ou par désobéissance aux ordres reçus, une infirmière laissait plus longtemps que prévu le bébé au sein maternel. O miracle ! Alors que les enfants élevés scientifiquement devenaient malades et mouraient, ceux pour qui on avait enfreint la règle pré­ naient force et vie. Il y eut heureusement alors des médecins sensibles à l’expérience qui se dirent qu’entre une pratique régulière qui compromettait la santé des petits enfants et une autre non conformiste qui les sauvait, il fallait expérimenter pour choisir. On s’aperçut alors que les enfants abusivement séparés de leur mère étaient atteints d’une maladie qu’on appela l'hospitalisme, parce qu’elle se développait seulement en milieu hospitalier. On en conclut que le jeune enfant n’a pas seulement besoin d’une nourriture pure, d’une douce chaleur et d'un long sommeil, mais aussi et surtout d’affection, de chaleur humaine et d’une présence qui donne sécurité et paix. L’expression ancestrale du sein maternel reprenait toute sa signification formative et thérapeutique. II en est de même du scolastisme. Arrachez des enfants à leur milieu naturel et à leur famille, même s’ils ne sont pas toujours aidants à sou­ hait ; transplantez-les dans une cour cimentée, dans une classe anonyme et stérile, où rien n’est prévu pour

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réchauffer l’âme d’enfants qui ont un besoin inné d’intel­ ligence et de participation, à défaut d’amitié et de ten­ dresse. Il y avait autrefois, en compensation, les parcours réguliers pour se rendre à l’école et en revenir, les jeux familiers en attendant que la cloche sonne, et les belles parties durant les récréations. C’est presque, pour nous tous, ce qui nous reste de plus clair et de plus vivifiant comme souvenir d’école. C’était du moins la bouffée d’air, Fondée bienfaisante qui nous empêchaient de dépérir et qui nous préservaient alors d’un scolastisme qui ne se définit pas seulement par la pratique de méthodes tradi­ tionnelles, mais par une déficience autrement détermi­ nante. Il n’y a plus aujourd’hui d’antidote. L’enfant, au village ou en banlieue, est cueilli à la porte de sa maison par le car anonyme qui le dépose devant le portail d’une école plus anonyme encore. Ou bien il parcourt à pied des rues envahies par les machines, où il n’a plus le loisir de rien regarder, ni de cueillir une fleur ou d’écouter gazouiller un oiseau. Dès son entrée dans la cour, il se trouve comme méca­ niquement aspiré par une masse tournoyante et bruyante à laquelle aucune personnalité ne saurait résister. La classe elle-même ne pourra que très difficilement se dégager de ce contexte inhumain dont la malfaisance s’aggrave dans la mesure où la surcharge des classes enlève toute individualité à ceux — maîtres et élèves — qui y sont condamnés. Et tout naturellement, dans ce milieu dévitalisé, l’enfant, comme le bébé arbitrairement éloigné de la source de vie, dépérit et meurt. Meurt du moins à la pensée, au sentiment, au cœur et à l’idéal sans lesquels aucun être humain ne saurait se survivre dignement. Voilà le diagnostic qui met en cause non seulement l’école elle-même, mais plus encore le milieu dans lequel cette école va dépérissant. Et la maladie ne sera pas vaincue si n’interviennent des mesures générales qu’il nous faut réclamer avec insistance. 32

La création d’un climat favorable à la vie intime de l’enfant est absolument indispensable. On nous dit volontiers que de grands progrès ont été faits dans la construction et l’aménagement des écoles et des classes. Et les parents sont, hélas, sensibles à ces changements matériels qu’ils ne voient, eux, que de l'exté­ rieur. C’est à l’intérieur qu’il faudrait les faire pénétrer, ne serait-ce que quelques instants. Ils seraient d’ailleurs bien vite édifiés. Je me souviens de ma visite dans une école de la rue Montparnasse, à Paris. Par un porche et un palier sombre et sale, on accédait aux classes qui se trouvaient aux étages, le rez-de-chaussée étant occupé par des salles de gymnastique ou de cantine. Les classes étaient ce que sont toutes les classes, celles-là sombres et sans horizon. Je me penchai à la fenêtre et je vis en bas, entre quatre murs hauts comme des barrières de prison, une foule grouillante d’enfants, au milieu desquels circulaient, comme indifférents à leur rôle possible, les instituteurs de service. Qu’avaient-ils fait vraiment pour se trouver ainsi dans cette galère, et qui pourrait imaginer que des hommes puissent garder enthousiasme et gaîté dans un milieu que je comparai malgré moi au camp de concentration où j'avais été conduit en 1940 ? Cette école nous donna d’ailleurs le thème d’une enquête intitulée « la fosse aux ours ». Ce qu’elle nous a apporté, cette enquête ? Je n’en ferai pas le détail, car on m’accuserait de noircit à dessein une situation qui est loin d’être générale. Ne suffirait-il pas d'ailleurs qu’une telle fosse aux ours existe en quelque point du territoire pour que tous les hommes de cœur et tous les pédagogues s’émeuvent pour en demander la disparition ? C’est tout un livre qu’il nous faudrait pour citer les plaintes dramatiques de tant de maîtres condamnés à vivre dans ces écoles-casernes, avec ou sans fosse aux ours. Masse hallucinante de plusieurs milliers d’enfants

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s’engouffrant et se surexcitant dans des cours trop étroites, déambulant plusieurs fois par jour dans des esca­ liers trop sonores, condamnés à rester assis faute de place pour circuler et d’emplacement pour des travaux trop scolaires, et, par-dessus le marché, surchage des classes. Or, il faut que nous informions les parents que, au-delà de 25 enfants par classe, aucun travail efficient n’est humainement possible. Notre mot d’ordre : 25 enfants par classe, lancé par l’Ecole moderne à notre congrès d’Aixen-Provence en 1955, reste plus que jamais d’actualité. Au cours de notre congrès de Nantes en 1957, le Dr de Mondragon nous avait apporté son témoignage de méde­ cin sur les Conséquences psychologiques du surpeuple­ ment des classes. « La surcharge des classes entraîne des désordres immédiats et collectifs par contagion, comme dans les phénomènes de foule. L’aggravation de l’instabilité psycho-motrice, dans le cadre des classes surpeuplées, et sous l’effet de la disci­ pline corrective, a des effets spectaculaires bien connus. Ces enfants deviennent les “ bêtes noires ” des maîtres surchargés, non seulement parce qu’ils dérangent toute la classe, mais encore parce qu’ils les épuisent. J’ai remarqué, chaque fois qu’un enfant consulte en raison de son instabilité, que, dans 75 % des cas, il appar­ tient à une classe surpeuplée. Je voudrais préciser qu’il serait erroné de dire que l’école surpeuplée crée l’instabilité de toutes pièces, mais dans la mesure où elle est dépassée par le nombre elle est incapable d’éduquer la stabilité de l’enfant. Elle accen­ tue les perturbations motrices latentes, et parfois les pro­ voque. Si l’école parvient parfois à produire des enfants sages, elle risque fort, dans les conditions de surpeuplement où cette production s’est réalisée, d’avoir seulement fabriqué des inhibés, c’est-à-dire des sujets serviles, effacés, sans confiance en eux, et donc sans réelle morale civique. » Thérapeutique envisagée pour lutter contre le scolastisme : 34

— Prendre toutes mesures pour que puissent se survivre les dernières écoles de village qui sont le milieu favori pour une école efficiente et humaine. — Eviter à tout prix dans les constructions nouvelles les grands ensembles écoles-casernes, dont les maîtres eux-mêmes ne se connaissent pas toujours entre eux : — considérer comme normale l’école qui ne dépasse pas cinq à six classes ; — aménager à l’intérieur des grands ensembles des unités pédagogiques de cinq à six classes ; — diffuser et populariser le mot d’ordre 25 enfants par classe ; — aménager des classes pour une activité moderne ; — demander aux éducateurs et aux médecins l’étude méthodique et scientifique de la maladie qu’est le scolastisme dans toutes ses manifestations et ses consé­ quences ; — faire connaître aux parents les conclusions des médecins pour la lutte contre ce fléau : le scolastisme. On ne vit pas impunément dans un milieu contaminé sans en subir les conséquences. Le scolastisme atteint très vite les maîtres qui s’enga­ gent dans la filière scolastique. Eux aussi s’habituent à des modes de pensée et d’action, à un comportement auxquels ils ne s’abaisseraient pas s’ils avaient su gar­ der, même en classe, leur éminente qualité d’hommes. Ils comprendraient alors que leur premier devoir d’éducateurs, de républicains et de démocrates serait d’agir et de vivre en éducateurs, en républicains et en démocrates dans leurs classes. Ils accepteraient alors de reconsidérer leur vie et leur travail scolaire. Ils éviteraient du même coup les maladies physiolo­ giques professionnelles des éducateurs : le surmenage, le pessimisme, et leurs aggravations possibles : la tuber­ culose et les maladies mentales. Par nos techniques naturelles, appréciées et aimées des enfants, un climat nouveau s’instaure dans les classes, 35

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générateur de calme, de confiance et de paix, d’où la nervosité des maîtres sera progressivement exclue. Nous réduisons les impasses qui désespèrent les édu­ cateurs condamnés à une besogne sans but. Nous leur donnons à eux aussi une raison de vivre. Puissent ces observations, fruit d’une longue expérience faire prendre conscience aux éducateurs et aux parents des graves réalités auxquelles, bon gré mal gré, ils auront à trouver d’urgence une solution. Mais cette solu­ tion ne vous viendra pas d’en haut. C’est par votre libre action à vous tous que vous en ferez une bienfai­ sante et définitive conquête.

La domestication La domestication est un processus très lent de dété­ rioration de la personnalité par le dressage et l’abêtisse­ ment. Il est exact que l’animal bien domestiqué ne pose que fort peu de problèmes et remplit les obligations pour lesquelles il a été asservi. Il semble d’ailleurs que les bêtes élevées au service de l’homme soient satisfaites de leur sort pour peu que les conditions de nourriture régu­ lière et suffisante soient remplies. Elles se font même, visi­ blement, un devoir de satisfaire leur maître. Elles ont été dressées à un comportement dépendant de son bon vou­ loir. Dans ce but, on leur a fait perdre, systématiquement, quelques-uns des caractères de leur race pour ne leur laisser que l’usage des tendances utiles à la domestica­ tion. Chose plus grave, cette domestication marque héré­ ditairement les individus de génération en génération, si bien que l’animal dressé perd progressivement les purs instincts de sa lignée. Dans le milieu humain, la domestication, bien que moins ostensiblement affirmée, n’en existe pas moins sous des formes souvent en apparence bénéfiques. C’est ainsi que le dressage et l’embrigadement des individus apparaît comme acceptation nécessaire de la règle ou 37

indispensable souci de socialisation. Dans la commu­ nauté des hommes, le plus démuni des participants, l’enfant, risque de faire les frais de l’aventure. Essayons d’entrer dans le processus véritable de ce que l’on peut très souvent appeler, sans exagération, le dressage de l’enfant. Première étape : l’enfant, comme l’animal sauvage à apprivoiser, est, par surprise, par violence ou par tra­ hison, enfermé dans un local approprié pour qu’il s’habi­ tue peu à peu à renoncer à sa liberté. Il est des animaux qui n’acceptent jamais cette priva­ tion de liberté et qu’on devra toujours garder prisonniers derrière des barreaux de fer. Il est des enfants aussi qui sont pris d’une sorte de désespoir lorsque, à l’aube des premiers jours de classe, la porte se referme brutalement sur ce qui faisait à leurs yeux la valeur de leur vie. Ils ne guériront peut-être jamais totalement de ce choc, de cette peur, de cette détresse devant l’inhumanité d’un acte qui les affecte profondément et qui déterminera chez eux des réactions conscientes et subconscientes qui se traduiront en complexes, en phobies, en névroses. Deuxième étape : avec ou sans brutalité, l’animal à domestiquer est dressé à agir, non d’après sa propre nature, ses tendances et ses besoins, mais selon les désirs du maître. Il faut que, peu à peu, s’estompe sa propre per­ sonnalité, qui ne se survivra qu’en fonction de la person­ nalité qui commande. L’animal sera peu à peu télé­ guidé. Il ne prendra plus d’initiative. Il servira son maître. En est-il autrement pour l’enfant ? Dès l’entrée en classe, le dressage commence pour lui : alignement dans la cour, marche en rangs, au pas ou sur la pointe des pieds, silence et bras croisés. Ce sont là les gestes de la domestication qui créent les réflexes physiques, signes extérieurs de l’asservissement qui est toujours abêtisse­ ment. Il n’y a pas de spectacle plus inhumain que celui d’enfants qui, dans les petites classes, fonctionnent stric­ tement, tels des marionnettes, à la voix et aux gestes 38

du maître, en refoulant au tréfonds d’eux-mêmes leurs désirs d’audace et d’espérance, les velléités impératives de leur devenir. Les adultes certainement ne mesurent pas à leur valeur les conséquences psychiques de cet asservissement qu’ils croient indispensable et normal. Ne faut-il pas habituer les enfants à se taire et à obéir pour vivre en commu­ nauté ? Et n’en a-t-il pas toujours été ainsi au long des siècles ? L’enfant, du reste, n’en semble pas toujours tellement affecté. Cependant, là commence le divorce entre l’école et la vie. L’individu qui ne peut imposer ses désirs se tait, fait à contrecœur ce qu’on lui commande, ruse avec les obligations trop pénibles, mais s’arrange pour que les apparences soient sauves. C’est ainsi qu’une coupure s’établit entre la vie profonde de l’enfant, riche de cir­ cuits souterrains, et son comportement dans la commu­ nauté. C’est toujours la vie qui triomphe. Le courant un instant refoulé trouvera bien une faille pour s’écouler et ressurgir plus loin, libre malgré l’autoritarisme des censeurs. Il y aura alors deux vies chez l’enfant, deux vies contradictoires, deux conceptions de vie, deux tech­ niques de vie, deux modes aussi de sentir et de penser. Il lui sera désormais difficile de faire ce qu’il aime et d’aimer ce qu’il fait, et ce sera la faillite des méthodes éducatives. Troisième étape : c’est la fonction de la scolastique de généraliser la domestication de l’élève passif par le maître autoritaire et peu enclin à l’indulgence. Le seul fait d’imposer à tous les enfants les mêmes gestes, au même rythme, au même moment, dans la même classe, est fatalement domestiquant et destructeur des personnalités. C’est pourquoi ces procédés de télé­ commande uniformisés sont employés dans les casernes et avec aggravation imposés dans les camps de concen­ tration. En ce qui concerne la pratique de l’enseignement collectif et autoritaire, on allègue, non sans raison, que c’est là la seule solution possible pour une classe à effectif 39

surchargé. Il ne faudrait se résoudre à de telles situations qu’en sachant bien qu’elles sont péjoratives, perturbatrices d’équilibre physiologique et mental pour les élèves et pour le maître et qu’elles appellent toujours une recon­ sidération du problème scolaire. On ne peut qu’être scandalisé par la situation des écoles maternelles fonctionnant avec des effectifs de 40, 50 et même 80 élèves ! Personne n’ignore pourtant la grande importance des chocs émotionnels au cours de la toute première enfance. Il faut, dès la maternelle, dénoncer le dressage destructeur de sensibilité, d’intelligence indivi­ duelle, au profit du robot mécanisé à outrance au commandement du maître. Les choses ne font d’ailleurs que s’aggraver dans les classes enfantines où l’obligation de la lecture collective uniformise les réflexes d’attention, d’élocution, de mémo­ risation. Au fur et à mesure que s’imposent les obliga­ tions d’acquisition, s’accusent les fâcheuses conséquences du dressage collectif, à tel point que c’est toujours de la huitième à la neuvième année que l’enfant désemparé nage à la dérive sans pouvoir s’accrocher à un intérêt quelconque, sans pouvoir prendre des habitudes de tra­ vail individuel garantes de rendement. I

Nous avons, dans notre Ecole Freinet, un très grand nombre d’inscriptions d’enfants de huit à dix ans devenus enfants retardés scolaires dans des écoles traditionnelles vouées au dressage général. C’est à cet âge que les parents prennent enfin conscience de la gravité d’un problème scolaire dont on ne voit pas la solution. Un père d’élève soucieux nous adresse le cahier de jour de son fils de sept ans (enfant intelligent et débrouil­ lard) inscrit au C.E. lre année d’une école de Cannes. Avec raison, ce père s’inquiète du peu de rendement de son fils pendant les six heures de classe, alors que cet enfant est à la maison si curieux, si actif, si expéditif dans toutes ses activités. Sans nul doute, le minime ren­ dement scolaire attente au dynamisme et à l’ouverture d’une personnalité enfantine et en ruine l’équilibre. 40

En consultant des cahiers similaires d’enfants venus de tous les coins de France, j’ai constaté qu’ils .témoi­ gnaient tous de la même technique scolastique de portion congrue, donnée miette à miette avec le seul souci d’une présentation impeccable. Rien qui fasse appel à la curio­ sité étonnante de la personnalité enfantine, rien qui l’enrichisse, rien qui lui donne ce sentiment de dépasse­ ment digne d’une éducation véritable. Je pense à Jacky, un de nos petits élèves à l’esprit intrépide qui, à huit ans et demi, se classe de lui-même avec les élèves qui préparent la 6e. Il se grise de savoir nouveau, fonce dans la difficulté, agrandit sans cesse les pouvoirs de sa personnalité, sans surmenage, et redit dans toutes les lettres à ses parents : « Je vous redis qu’ici, c’est l’école du paradis. » Des exemples semblables d’enfants doués, comblés par une pédagogie de liberté mettant à leur portée une gamme très riche de techniques d’expression, tous nos camarades pourraient en citer. Ce sont ces exemples qui font comprendre les méfaits de la scolastique du dressage limitatif de rendement et de savoir et mettent en évi­ dence des tares graves qui méritent d’être dénoncées. 1. La manie des cahiers bien tenus On peut dire que c’est là une maladie générale et qui affecte toutes les écoles du monde. Le cahier n’est pas un outil de travail, mais seulement un document de faux contrôle par son tape-à-l’œil et son contenu : chaque page en est irréprochable, écriture soignée, titres souli­ gnés, marges respectées, exercices réussis, note favorable. L’un de nos camarades en résume la technique : « La dictée est mise au tableau ; les enfants en lisent le texte pendant dix minutes, font les questions, puis on tourne le tableau, et dictée et questions sont mises sur le cahier de devoir mensuel. L’élève le plus médiocre a 8 ou 9 sur 10. A d’autres degrés on prépare paragraphe par paragra­ phe, parfois même phrase à phrase une rédaction ; ou bien l’on copie des chapitres entiers de manuels, car la

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scolastique veut que les cahiers soient impeccables, même s’il faut pour y parvenir torturer encore davantage les enfants. » Il faudrait compter chaque jour le temps si bêtement gaspillé à écrire des titres soulignés, à compter des car­ reaux, à effacer des taches, à recommencer un travail peu soigné, à faire les punitions administrées pour « manque de soin », un gaspillage honteux de la person­ nalité de l’enfant. 2. La désolation d’un enseignement sans perspectives La manie du cahier bien tenu oblige l’enfant à se soucier plus de la forme que du contenu. L’enseignement prodigué par bribes, petites phrases, petits résumés, petits exercices ne laisse à l’enfant aucune vision d’ensemble des matières enseignées. Ce n’est jamais qu’un tout petit aspect de la question qu’on lui propose, alors que sa curiosité sonde tous les aspects de l’univers et qu’une documentation abondante lui est prodiguée sous la forme regrettable des journaux illustrés. Si l’on ajoute à ce parci­ monieux travail scolaire les dangers du par cœur, on peut vraiment conclure que l’enfant fait effort en pure perte, en tout cas pour un gain insignifiant. 3. Le bachotage pour les examens Les choses changent assez vite dès le cours moyen et la 6e, car dès lors les examens, devenus encyclopédiques, exigent un permanent bourrage. Dans certains lycées, l’élève de 6e prend des notes comme l’étudiant, s’arrange avec ses gribouillages et son orthographe, apprend par cœur des inepties, subit le classement, les punitions, toutes ces tristes conséquences de la domestication scolaire.

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Les complexes et les phobies

Ceux qu’on ne peut apprivoiser

Vous êtes-vous demandé parfois pourquoi le renard capturé vivant dépérit et meurt dans sa prison, quels que soient la science et le soin qu’on apporte à lui offrir la nourriture qui lui est d’ordinaire spécifique ? Pourquoi le moineau ne supporte pas davantage la captivité, et quel instinct plus fort que le besoin de vivre pousse certaines espèces à se laisser mourir de faim plutôt que de s’accommoder de barrières et de grillages ? Vous concluez philosophiquement : « Ils ne vivent pas en cage... on ne peut pas les apprivoiser ! » Et avez-vous pensé qu’il en était de même pour les enfants, du moins pour ceux — et la proportion en est plus forte qu’on ne croit — que le dressage ou l’atavisme ne sont point parvenus à résigner à l’obéissance et à la passivité : ils entendent toujours distraitement les mots que vous prononcez et regardent, de leurs yeux vagues, par-delà les barreaux de la fenêtre, le monde libre dont ils gardent à jamais la nostalgie. Vous dites : « Ils sont dans la lune... » Ils sont dans la réalité, dans la réalité de leur vie, et c’est vous qui passez à côté avec votre vacillant lumignon. Ils ne font pas, au propre, la grève de la faim. Et encore faudrait-il s’assurer que certains troubles ou cer­ taines épidémies ne sont pas la conséquence d’une perte de vitesse d’un organisme qui n’est plus dans son élément. Mais la grève de la faim intellectuelle, spirituelle et morale est patente, quoique inconsciente. Ils étaient, hors de leur cage, d’une curiosité inextinguible. Ici, ils n’ont plus faim. Vous accusez en vain le manque de volonté, l’intelligence réduite, une distraction congénitale dont les psychologues et les psychiatres étudient les causes et les remèdes. Ils dépérissent, tout simplement, comme les bêtes cap­ 43

turées. S’ils n’en meurent pas toujours, physiologiquement et intellectuellement, ce n’est certainement point par faute de mesures de surveillance et de coercition de la part des geôliers, mais parce que l’école n’a pas pu, jusqu’à ce jour, verrouiller ses domaines, et que les moineaux un instant enfermés s’égaillent à nouveau, dès le son de cloche, dans la richesse vivante de la grande expérience humaine. Bien sûr, il y a la réussite de ceux qui se sont « appri­ voisés ». Est-ce tellement plus spectaculaire que celle des hommes et des femmes qui n’ont pas accepté la prison, même fleurie, et qui, dans la vie, se sont révélés d’atta­ que en face des éléments ? Alors, faut-il les laisser dans la jungle de l’ignorance et renoncer à cette culture née de l’école qu’ils se refusent à accepter ? Le dilemme est mal posé : entre l’état sauvage et le dressage, il y a, en intermédiaire, la création d’un climat, d’une atmosphère, des normes d’organisation, de vie et de travail en commun, une éducation dont seront exclus le mensonge et la ruse et cette peur instinctive et cette insupportable obsession des bêtes sauvages et des enfants de voir se refermer derrière eux les portes de la lumière et de la liberté.

Les phobies qui prennent naissance ou se développent à l’école sont la conséquence de troubles et traumatismes nés d’une mauvaise conception de la discipline et du travail. Elles sont encore fort mal connues. On les a considé­ rées longtemps comme des lubies de nerveux et de désé­ quilibrés. C’est la psychanalyse qui a eu le mérite de montrer qu’elles ont des causes qu’il est possible de déceler et d’analyser. Dans la pratique, nous sommes rarement en mesure de les déceler nous-mêmes. Elles sont comme ces cica­ trices qui, durant toute notre vie, gêneront nos mouve­ ments et dont nous nous accommodons tant bien que 44

mal, mais qui nous apparaissent de ce fait comme héré­ ditaires, et donc incurables. Qui dira l’importance, au point de vue du compor­ tement, d’un bruit, d’un geste ou d’une figure dont on aura été effrayé dans notre prime enfance : l’influence des premiers contacts plus ou moins heureux avec l’école, les peurs et les drames intimes qu’ils suscitent ; le trau­ matisme affectif de la première brimade, de la première punition ou simplement ce sentiment de détresse du jeune enfant qui, à peine sorti de la paisible cellule familiale, se trouve happé par la masse hallucinante de l’écolecaserne ? Vous allez avec confiance vers la vie et, brusquement, un choc, une brutale barrière en bloquent le déroulement. L’échec créera chez vous un sentiment insurmontable de crainte et de répulsion. Vous vous replierez alors sur vous-même, ou vous contournerez l’obstacle, selon les processus de tâtonnement expérimental dont nous avons décrit le fonctionnement dans Essai de psychologie sen­ sible. Vous avez été effrayé par un chien et la vue d’un chien produira pendant longtemps chez vous — et peut-être toujours — un sentiment de crainte et de frayeur. On vous a forcé un jour à manger d’un plat qui vous déplaisait, ou bien on vous l’a présenté dans des circons­ tances pour vous douloureuses. Vous ne pourrez peutêtre jamais plus manger de ce plat. Et la répulsion n’est pas seulement nerveuse ; elle devient même physiolo­ gique. Ces phobies, et les complexes divers qui en sont la première étape, constituent sans doute l’élément de trou­ ble dominant chez les individus qui ont perdu plus ou moins leur équilibre vital. Elles suscitent la peur qui paralyse, le doute qui fait hésiter et une infinité de trou­ bles presque viscéraux qui perturbent gravement le comportement. La gamme de ces complexes et phobies est longue et variée. Nous en citerons quelques-uns.

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La phobie du nombre ou de la foule Rien n’est plus obsédant que de se sentir dissoudre dans une foule non structurée où s’anéantit votre person­ nalité. C’est cette impression qu’éprouvent les enfants noyés dans le flot de la foule scolaire. C’est une des raisons essentielles qui les rend incapables de s’adapter à la population d’une école à plusieurs classes. L’individu qui réussit dans ses études peut, dans une certaine mesure, dominer le monstre et s’en accommoder. Celui qui vacille déjà sous le coup des échecs répétés en prend une saturation qui peut aller jusqu’à la névrose. Si encore la classe apparaissait dans cette masse comme un havre de familiarité et de paix, le mal en serait atté­ nué. Nous n’insisterons jamais assez sur l’influence désé­ quilibrante des classes trop chargées, où l’enfant n’a même plus possibilité de prendre un contact humain avec ses camarades. Nous n’avons, hélas, aucune solution scolaire à pro­ poser pour diminuer cette obsession de la foule. Nous pourrions conseiller aux parents de chercher autant que possible un logement dans un lieu calme, loin du bruit de la rue, avec au moins un restant d’arbres et de verdure. Pour l’installation des écoles elles-mêmes, il nous faut mener campagne contre les écoles-casernes, proposer comme mot d’ordre aux organisations de parents qu’on ne construise plus de groupes de plus de 5-6 classes, et que, en attendant, on fasse éclater les groupes importants en unités pédagogiques de 5 à 6 classes.

La phobie des manuels scolaires J’ai personnellement la phobie des accolades dans les livres de classe. Je garde un très mauvais souvenir de ces tableaux qui, en fin de chapitres, présentaient en synthèse appa46

rente la généalogie des rois, les rapports entre les élé­ ments cliniques étudiés ou les époques géologiques. Pour moi, ces accolades, loin de regrouper des éléments épars, fermaient totalement les velléités de compréhension syn­ thétique et produisaient en moi un trouble profond et insurmontable qui n’est pas totalement dissipé encore. Je ne regarde jamais un écrit qui comporte des accolades. Et j’ai la même indigestion, répercutée parfois en phobie, des manuels quels qu’ils soient, bourrés de textes, d’explications et d’exercices. Toutes mes possibilités de compréhension se ferment au simple aspect de tels livres. Et la phobie en est encore accrue aujourd’hui par les traits de couleurs et les gravures techniques dont on les a surchargés dans le seul souci d’en moderniser l’appa­ rence. Qu’on mette ces mêmes documents dans des pages humaines, avec de l’air et du large, et je les lis avec intérêt. Nombreux sont les camarades qui m’ont dit ressentir une phobie identique. Si elle était ainsi presque générale, nous aurions affaire à une phobie extrêmement grave, puisqu’elle affecte l’outil numéro un de l’école actuelle, et qu’elle influerait alors de ce fait d’une façon parfois décisive sur le comportement scolaire d’une masse sco­ laire rebelle à l’école. Il faut dire que les éducateurs font bien, inconsciem­ ment sans doute, tout ce qu’il faut pour nourrir une telle phobie. Le manuel est, de par sa conception même, un concentré, et tout concentré est par nature indigeste. Vous pourrez manger pendant des mois, à chaque repas, pomme, raisin ou orange, la vue du beau fruit mûr excitera toujours votre envie d’y goûter. Mais vous seriez vite dégoûtés si on vous servait à chaque repas des crèmes ou des sucreries qui engorgent votre foie et vous donnent la nausée. Ce sont ces concentrés qu’on nous sert dans les manuels, et tellement concentrés que nous n’y voyons qu’une accumulation d’idées et de règles sans lien avec notre besoin de connaître et d’agir.

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Cette tare du manuel est générale. Nous n’y sommes plus sensibles, parce que nous avons été conditionnés nous-mêmes à cette forme de littérature. On nous a fait croire que ces notions à apprendre sont l’essentiel et qu’elles préparent et permettent la compréhension qui viendra plus tard. Mais, en attendant, nous en avons une irréductible indigestion. Les parents eux, respectent les manuels, parce qu’on les a persuadés qu’ils sont le seul moyen de connaissance rapide en vue des examens ; ils n’essaient pas de comprendre. Ils croient que ce qui est savant est incom­ préhensible, et ils veulent leurs enfants savants. Tous les manuels, à tous les degrés, sont à reconsi­ dérer à ce point de vue, et ils le seront si, citations en mains, nous savons, psychologiquement, psychiquement et mentalement, montrer leur malfaisance. La technique de la programmation dans laquelle nous nous engageons nous y aidera, car elle nous oblige à préparer pour les enfants du travail à leur mesure. Pour cette critique, débarrassons-nous un instant — si cela nous est possible — de cette optique de pédagogues traditionnels. Essayons de nous faire une âme et des yeux d’enfants. Ou plutôt, il ne faudrait pas que cette opération soit menée par nous qui, pour diverses raisons, avons été conditionnés très tôt à la scolastique et y avons réussi, du moins pour les acquisitions exigées par les programmes et les examens. Mettons-nous à la place de cette masse d’enfants non conditionnés ou mal condi­ tionnés à la scolastique et qui y échouent régulièrement. Et n’oublions pas que cette épreuve serait sans grande gravité si elle se déroulait dans un climat de confiance et d’intelligence. Quand je faisais lire à mon Joseph de Bar-sur-Loup le tableau mural Boscher avec une suite de mots sans sens : Ri-ri-a-vu-la-virole il m’interrogeait : — Que ça veut dire : vu-la ? Il essayait encore de comprendre. Tout n’était pas perdu. Mais, hélas ! le livre de lecture n’est pas fait pour être compris, mais seulement pour être lu, copié et pour 48

imposer des exercices. Si nous-mêmes essayions de comprendre, aucun manuel ne trouverait grâce devant notre souci essentiel d’être clairs et vivants. Pénétrés de ce souci de servir avant tout la compré­ hension et la vie, prenez un manuel, n’importe lequel, et vous aurez des exemples à citer qui vous donneront à réfléchir et à mesurer l’erreur dont nous sommes malgré nous complices. Imposer aux enfants la lecture de textes qu’ils ne comprennent pas ou qu’ils ne compren­ nent qu’à moitié, parce que dépourvus de sens pour eux, est peut-être la tare capitale de l’école, celle dont décou­ lent toutes les autres. Ouvrez un manuel d’histoire (et pas ancien) : P. 43 : « Au temps des rois, les pauvres gens sont souvent méprisés par les nobles. » Ceci pour des enfants qui ne connaissent aucun des attributs des rois et des nobles, et qui ne savent pas ce que c’est que mépriser. P. 47 : « Le 14 juillet 1789, le peuple de Paris se révolte et s’empare de la Bastille », pour des enfants qui ne situent pas encore bien consciemment 1789 et qui voient mal le peuple prenant la Bastille. Et d’un manuel d’histoire C.E. 1 et 2 : P. 3 : « Les Gaulois furent, soumis aux Romains pen­ dant plus de 400 ans. Ils se révoltèrent plusieurs fois. » P. 29 : « En 1789, les Français veulent régler les affai­ res de l’Etat, et supprimer les privilèges de la noblesse et du clergé. » P. 30 : « En 1789, le roi cherche à conserver l’Ancien Régime... » P. 49 : a La IIIe République dont la Constitution est votée en 1875 par une assemblée royaliste, se renforce peu à peu et résiste à tous les assauts. » D’un autre livre encore : P. 11 : « Les rois francs sont souvent cruels et, bientôt incapables. Ils ont pourtant de bons ministres, tel le célèbre orfèvre saint Eloi. » « ...Après avoir triomphé des Girondins, les Monta­ gnards dirigent la Convention. » 49

Les manuels de grammaire sont tout aussi formels et hermétiques (pour les enfants et pour ceux qui, comme moi, ont la tare de ne rien comprendre à la grammaire). P. 67 d’un manuel de grammaire pourtant d’avantgarde : « Cherchez cinq verbes commençant par entre et indi­ quant des actions réciproques (vous pouvez vous servir d’un dictionnaire). Faites une phrase avec chacun d'eux. » Et voici un résumé à apprendre : « Deux sortes de pronoms personnels peuvent s’accro­ cher étroitement au verbe : les pronoms sujets et certains autres pronoms lorsqu’ils désignent le même être ou la même chose que le sujet (ex. : il se rattrape). Ils servent à conjuguer le verbe, c’est pourquoi on les appelle pro­ noms de conjugaison. Selon la valeur du pronom qui est accroché à eux, on distingue les verbes essentiellement pronominaux, les pronominaux réfléchis, et les pronomi­ naux réciproques. » Avez-vous compris ? Moi pas. Et c’est pourquoi j’estime que c’est une mauvaise action d’en imposer l’étude à des enfants qui n’y comprennent certainement pas plus que moi. Je feuilletais ces temps-ci un manuel de grammaire reçu en spécimen. Parmi les innombrables pages bourrées d’exercices, de ces exercices à trou dont j’ai la phobie, je découvre un exercice pas méchant : « Mettez les verbes suivants à la forme interrogative : Il parle - parle-t-il ? Il chante - chante-t-il ? Et il scie... Ce qui donne : scie-t-il ? Un véritable barbarisme que nul ne prononcera sans rire. Dans un livre de leçons de choses, récent lui aussi, nous trouvons, pour des enfants du C.M. lre année, une leçon sur La lampe à pétrole, instrument aujourd’hui préhistorique, puisqu’on ne le trouve plus que chez les antiquaires. Mais peut-être bien que les auteurs de ces 50

manuels nouvelle édition ont fait comme certains institu­ teurs désabusés. Ils ont passé tout simplement une page de préparation de classe de 1920 ! Le mal est autrement grave au-delà du 1er degré, dans les C.E.G. et le 2e degré. Des camarades de C.E.G. m’envoient copie de quel­ ques pages des manuels en usage, si incompréhensibles qu’on en est réduit à faire copier et réciter par cœur. D’un livre de maths (5e du lycée). Règle : Le produit d’une somme par une différence est égal à un polynôme arithmétique dont les termes addi­ tifs sont les produits des termes de la somme par le premier terme de la différence, et les termes soustractifs les produits des termes de la somme par le 2e terme de la différence. Et l’on parle parfois de catéchisme... Des définitions pour la 5" : Les nombres égaux caractérisent des ensembles entre lesquels on peut établir une relation biunivoque. Dénombrer un ensemble ou compter les éléments d’un ensemble, c’est établir une correspondance entre le début de la suite des nombres et des éléments de l’ensemble donné. Pour extraire la racine carrée d’un nombre : 1o - On partage le nombre donné en tranches de deux chiffres à partir de la virgule et de chaque côté de celle-ci. La première tranche à gauche peut n’avoir qu’un chiffre. Lorsque le nombre donné est un nombre décimal, si la dernière tranche à droite n’a qu’un chiffre on la complète avec un zéro. 2° - On extrait la racine carrée de la première tranche à gauche. On obtient le premier chiffre de la racine et l’on soustrait de la première tranche le carré de ce chiffre. C’est le premier reste partiel. A droite de ce. reste on abaisse la seconde tranche, on sépare par un point le dernier chiffre à droite. 51

Et ainsi de suite. Le mal est international, comme est international l’usage des manuels scolaires. Un correspondant suisse (canton de Vaud) nous écrit : « Je ne puis vous envoyer de textes de livres incompré­ hensibles aux enfants, car il faudrait vous envoyer tout ce qui a paru ces vingt dernières années. » La Belgique, elle, semble avoir résolu, théoriquement du moins, quelques-uns des principaux problèmes sco­ laires. Pratiquement rien n’a été fait, ou si peu. Une maison d’édition belge peut présenter, sous une couverture plastifiée moderne une Méthode inédite de lecture élémentaire (1963) dont les illustrations datent incontestablement de 1910 — ce qui veut dire sans doute que le texte est de la même époque (seule la couver­ ture est modernisée). « Malgré la mise à jour des textes de manuels de lec­ ture en 1re année (donc C.P.), nous écrit un correspondant belge, on rencontre encore dans les plus récents ouvrages des perles de ce genre : Révisions des sons : ec - el - es L’escargot n’a pas de bec Le ver n’a pas de fer Verse du sel Mes vestons sont secs... » Et voici, extrait d’un autre livret de lecture, analytique cette fois — édition 1948 —, quelques phrases dont nous croyions, nous Français, avoir le privilège : P. 22 : n° 3 : Le pantalon est un vêtement; il entoure les jambes ; le paletot est un vêtement ; il couvre la poitrine et le dos. n° 4 : Sois économe ; ne dépense pas tout ton 'reve­ nu ; tu te feras des rentes et tu vivras content et à l’aise. 52

P. 38 : nº 1 : La scrofule est une maladie ; le scrofuleux a des scrofules. L’huile de foie de morue est un remède contre les scrofules. n° 4 : N’étouffons pas cette voix qu’on nomme le scrupule ; elle nous montre le danger de certains actes, de pensées malsaines, de désirs coupables. Quelles sont les conséquences possibles et inévitables de telles erreurs ? M. François Walter, fondateur de Défense de la jeu­ nesse scolaire, adresse aux parents et aux éducateurs cet appel pathétique : « Je vous en adjure : n’opposez pas de préalable à l’élimination de ce qui, dans l’enseigne­ ment actuel, est fou, proprement fou. Il est fou de faire apprendre à des enfants de 7e des leçons qui dépassent les connaissances des adultes non spécialisés ; il est fou et il est inhumain, lorsque les médecins ont parfaitement établi que l’enfant normal de six et sept ans est capable de deux heures de travail intellectuel par jour, de doubler et plus que doubler la ration, alors que nous, adultes, nous ne sommes guère capables d’écouter en général plus de 20 minutes... Je pense qu’il n’y a pas de préalable à l’élimination du démentiel, il n’y a pas de préalable à un retour au bon sens. » Que proposer comme thérapeutique ? — Rendre le livre aimable et intelligent, et nous y pourvoyons par nos méthodes naturelles, où le livre reprend sa vraie fonction et cesse d’être manuel. — Faire obligatoirement expérimenter et contrôler les manuels par des enfants, afin d’en éliminer radicalement, comme nous le faisons pour nos brochures Bibliothèque de travail, les mots, les phrases, les explications qui ne sont pas parfaitement compris par eux et qui, de ce fait, sont inutiles et nuisibles. — Demander l’aménagement urgent des programmes scolaires. — Interdire la copie passive de pages de manuels qui ne signifie rien dans les processus normaux d’apprentis­ sage.

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Les phobies suscitées par les punitions Comme le « scolastisme », la phobie des manuels est une maladie à imprégnation lente, qui ne résulte que rarement d’un traumatisme plus ou moins violent, et dont les conséquences, souvent inconscientes, sont difficilement mesurables. Il n’en est pas de même des phobies suscitées par les punitions, qui sont les conséquences de chocs affectifs et parfois même physiques dont il est de notre devoir de délivrer l’école. Le mot lui-même de punition devrait être exclu du langage scolaire, comme on a tendance à l’exclure du langage judiciaire pour l’enfance et la jeunesse délin­ quantes. La punition est fille du péché originel de la tradition catholique, qui charge l’individu de tares dont il n’est pas responsable et pour lesquelles on lui demande cepen­ dant réparation. On n’essaie pas d’agir sur les enfants par le biais positif en exaltant ce qu’ils portent en eux de dynamique et de constructif. Le but profond est de les mortifier pour les délivrer du mal. Mais les laïques de 1964 récuseront cette justification. Ils ne croient peut-être plus au péché originel, mais ils n’en sont pas moins persuadés que les enfants ont un penchant au mal et à l’erreur et qu’on ne les en délivrera que par la règle stricte et surtout les sanctions perma­ nentes et sévères. Loin de leur esprit l’idée que ces enfants puissent être en mesure de vivre avec intelligence et déci­ der eux-mêmes de leurs actes. Parents et maîtres ne se posent même pas la question. Toutes les méthodes qu’on leur a enseignées sont des méthodes oppressives, garan­ tissant l’autorité de l’adulte et qui nécessitent les puni­ tions. Trop souvent, ils puisent au hasard dans l’arsenal plus ou moins licite que les générations leur ont légué. Les punitions sont donc monnaie courante à la mai­ son et à l’école, où rares sont les éducateurs qui ne les infligent pas ou ont quelques remords à les imposer s’ils 54

y sont contraints par les conditions anormales de fonc­ tionnement. Tout l’appareil administratif de l’école fonc­ tionne sur les données : devoirs, leçons, obligations, contrôles, sanctions, récompenses et punitions. Il semble que les adultes soient persuadés qu’aucun progrès sco­ laire ni aucune culture ne sauraient se conquérir sans ces obligations affligeantes. On dit certes : on a toujours pratiqué ainsi et les enfants n’en étaient pas pour autant plus complexés et déprimés qu’aujourd’hui. En apparence, peut-être, mais il faut là tenir compte des conjonctures actuelles si diffé­ rentes de celles du passé. Jusqu’au début du siècle les punitions et même les coups étaient courants avec les enfants. Nul ne se formalisait d’une gifle bien adminis­ trée, et les jeunes apprentis ouvriers apprenaient leur métier à coups de taloches ou de bâton. Les parents euxmêmes étaient bien contraints de supporter les humilia­ tions et les sévices des employeurs et des patrons. Tout était dans la norme des choses pour le peuple, étemel opprimé. Depuis, le travailleur a conquis une relative indépen­ dance et une élémentaire dignité. Il y a donc là progrès évident qui se répercute dans la famille, dont chaque membre est solidaire de la même liberté conquise et chèrement gagnée. Ce progrès, malheureusement, ne s’est pas encore réper­ cuté à l’école, où les enfants et les maîtres s’affrontent sous le signe de l’inégalité, du savoir et de l’autorité. D’où les heurts inévitables si ne change l’esprit des rapports de l’adulte et de l’enfant. Si les châtiments corporels systématiques ont disparu, les punitions non corporelles restent de pratique courante. L’enfant habi­ tué à plus d’égards est beaucoup plus traumatisé qu’autrefois par les disciplines coercitives. On peut dire que sur le plan de la discipline le retard scolaire est plus catas­ trophique encore que dans le domaine purement péda­ gogique. Ces pratiques disciplinaires seraient définitive­ ment condamnées si on en dénonçait ouvertement la 53

permanence, l’inutilité et la malfaisance, et surtout si on savait qu’il est à la portée des maîtres excédés des solu­ tions de remplacement telles que celles qui sont prati­ quées par notre pédagogie d’Ecole moderne libératrice des pouvoirs des personnalités de l’enfant et de l’adulte. Dans les conflits entre élèves et maîtres qui appellent la sanction brutale, les instituteurs et les professeurs sont-ils responsables ? Il semble que l’on doive souvent invoquer à leur endroit les circonstances atténuantes. Ils sont responsables à la manière de l’ouvrier qui fabrique en usine des armes meurtrières. Ils sont pris dans une mécanique opprimante dont ils ne tiennent pas les com­ mandes et dont ils ne peuvent se dégager. Instituteurs et professeurs sont intégrés à une pédagogie qui suppose autorité formelle, obéissance et sanctions. Ils en sont victimes autant que les élèves. Ils en prennent lentement conscience, mais tout le monde n’a pas la vocation éduca­ trice pour faire le redressement nécessaire, et chacun sait que le problème est avant tout un problème de masse. C’est à l’ensemble des tares de la fonction enseignante qu’il faut s’attaquer. Il nous faut dénoncer tout l’appareil pédagogique et social qui prépare, nourrit et justifie des pratiques anor­ males au service d’un milieu autoritaire et oppressif. Nous ne devons pas oublier — et il faudrait en infor­ mer le public et tout spécialement les syndicats — que, si l’on entasse dans une classe démunie d’outils de tra­ vail, 30, 40 ou 50 enfants auxquels l’instituteur, parfois débutant, doit enseigner ce qu’exigent les programmes, alors qu’il n’a d’autres recours pour remplir sa fonction que l’autorité et la contrainte, on court à un désastre. Certes, l’on peut alléguer que la contrainte s’humanise. Non, on n’innove pas en fait de contrainte et notre XXe siècle, avec ses procédés d’extermination, rivalise avec les pratiques employées dans les périodes les plus recu­ lées et les plus barbares. L’école non plus n’innove pas. La liste des punitions qui restent encore de pratique courante rappelle celle 56

des sévices employés par les jésuites il y a quelques siècles. Le contexte, en apparence, s’est allégé de rigueurs excessives, mais les enfants, aujourd’hui plus fragiles, en sont beaucoup plus traumatisés. Les punitions les plus courantes, parce que les plus facilement administrées et contrôlables, sont : les copies, les verbes à conjuguer, les lignes, le par cœur. On connaît les critiques sévères que l’on peut faire à la pratique des copies répétées (« Vous me le copierez 20 fois, 50 fois, 100 fois... ») : détérioration de l’attention, de l’écriture, de l’effort sous tous ses aspects physiques et moraux, dégradation de la personnalité vouée à la rancune et à la haine, temps perdu à jamais, dégoût définitif des pratiques scolaires humiliantes et pertur­ bantes. Les mêmes reproches sont à adresser aux verbes, conjugués dans les formes les plus malencontreusement suggestives ( « Je me comporte comme un dégoûtant... Je bavarde en classe pendant la leçon... »), et aux lignes, prises au hasard d’un manuel scolaire et qui sont prétexte à commerce à l’intérieur de la communauté scolaire sou­ mise aux mêmes malheurs du rabachage (« Vends-moi pour 10 F de lignes... », car, bien sûr, il y a un tarif instauré par les plus malins...). Ne parlons pas du par cœur, dont la pratique illustre à l’infini cette foire aux cancres qui est la condamnation même de la scolastique. Evidemment, le maître en proie aux enfants se défend comme il peut, et cet état de fait explique en partie la persistance de certaines pratiques qui frisent le sadisme : piquet, anodin en apparence, bonnet d’âne, pancarte dans le dos, bouche fermée au scotch, etc. Ces punitions dégradantes sont, de plus, imposées dans une atmosphère coercitive et perturbante qui en aggrave les dangers et qui s’instaure dans les classes surchargées et fatalement déshumanisées : notes et classements toujours défavo­ rables à ceux des élèves qui, ayant le plus de difficultés scolaires, devraient être les plus aidés : mise en rang à l’entrée et à la sortie, bras croisés, mains sur la tête, station debout, etc., conditionnement permanent qui est la négation même de la tâche éducative.

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Il sera trop facile à nos collègues et même aux parents de compléter cette information que nous voulons à des­ sein sobre et démonstrative. Quant aux lecteurs qui seraient surpris de nos informations, nous pouvons les assurer que nous restons ici bien au-dessous de la triste réalité. L’enfant à l’école vit dans un monde d’interdits qui le façonne et le déshumanise. Et tout cela paraît si normal que nous pouvons lire dans un Carnet de correspondance, édité pourtant par une maison laïque, cette liste qui se passe de commentaires. Il est interdit aux élèves : — de pénétrer dans les salles de classe pendant les récréations ; — d’ouvrir ou fermer les fenêtres; — de toucher sans permission au matériel d’ensei­ gnement, aux ustensiles ou appareils installés dans l’école ; — d’apporter à l’école : couteaux, ciseaux, épingles, bouteilles, pistolets, amorces et, d’une façon générale, tous objets dangereux ou susceptibles d’occasionner des blessures ; — de gesticuler avec des canifs ou des compas dont l’emploi n’est autorisé que pendant les leçons de dessin ; — de jouer avec des règles, plumes et crayons, de les porter à la bouche ou à l’oreille ; — de boire à la fontaine ; — de rester immobiles en plein soleil ou quand il fait froid ; — de tirer, pousser, bousculer, frapper ou pincer des camarades ; — de se livrer à des jeux violents et de nature à causer des accidents, de courir à grande vitesse, glisser en hiver, jeter des pierres ou autres projectiles, grimper sur les arbres, se suspendre aux branches, aux portiques, aux saillies des fenêtres, des portes, des murs. Ne serait-il pas intéressant d’avoir, en contrepartie, 58

la liste de ce que l’enfant est autorisé à faire pour pour­ suivre régulièrement son tâtonnement expérimental en vue de devenir un homme capable d’affronter la vie ? « Ma fille, écrit une correspondante institutrice, est dans un CE. 2. L’an dernier, elle était au CE. 1 dirigé par la même institutrice. J’ai dû la faire soigner par un excellent médecin-homéopathe (qui a compris son pro­ blème), car elle souffrait d’insomnies, que j’attribue à la crainte maladive qu’elle avait de sa maîtresse. — Passivité de l’élève — cela va de soi. On ne doit pas bouger les pieds. — Ni aller aux cabinets (punition). — Récitation par cœur (oh ! supplices des tables). — Cahier de punitions, tours de cour ; et je me suis fâchée, car j’ai vu une enfant de huit ans se promener avec son cahier agrafé dans le dos. » Autres résultats des punitions, selon une autre collè­ gue : enfants craintifs, n’osant pas parler à la maîtresse, manquant totalement de confiance en eux, ou, au contraire, enfants butés, se moquant de tout. « Mon orthographe est toujours minable, écrit un élève ; comme la maîtresse crie très fort, je prends peur et chaque dictée est un calvaire pour moi... » Voici d’ailleurs ce qu’en dit le docteur de Mondragon : « Ces sentiments de faute, ces sentiments d’échec, abou­ tissent à l’extinction de tous les élans, à un repliement affectif, à une mauvaise conscience, à une “ mise en pri­ son ” intérieure. L’enfant à la maison sera triste, il devra être relancé pour ses devoirs, il ne cherchera pas à les exécuter rapidement afin d’avoir droit aux jeux vis-à-vis desquels il aura mauvaise conscience : il se les interdira donc... Il aura la même mauvaise conscience vis-à-vis de l’affection manifestée chez ses parents ; ne la méritant plus, il la fuira et sera même opposant pour s’attirer des punitions qui le soulageront. » Le mal, ici aussi, est international. Une de nos bonnes camarades belges nous entretient

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de son petit-fils : « Pierre était très content. Chaque matin, il était impatient de partir pour l’école. Il aimait bien son maître et admirait sa façon de remplir le tableau de sa belle écriture. Nous étions assez satisfaits, de temps en temps on faisait en classe un texte collectif (un sur quinze jours) sur une bête ou une plante ; Pierre s’en tirait, sauf pour l’écriture avec une fine plume ballon sur des lignes. Fin septembre, le bulletin arriva, 87 %, très bien, tout le monde était content. « Malheureusement, cela ne devait pas durer. 11 fallut copier des pages du livre de lecture, faire des exercices de grammaire et, fin octobre, les compositions rappor­ tent du 72 %, en novembre du 65 % et en décembre du 55 %, sans compter les coliques que Pierre endurait chaque fois. A la fin, il ne voulait plus se lever le matin ; chaque soir, nous perdions patience pour lui faire faire son devoir, tous ses travaux de classe étaient incom­ plets. Il disait ; je suis le plus bête de la classe, personne ne m’aime. A la maison, il était turbulent et insuppor­ table ; il lançait tout en l’air, ne s’amusait plus à jouer à rien. Quand, un beau jour, sa maman découvrit dans son cartable des pages couvertes d’écriture, une puni­ tion ! Et quelle punition ! 150 fois : “Je suis un grand fainéant. ” « Nous voilà outrés, désespérés... « Nous décidons de le remettre en première année en lui expliquant que, de cette façon, il pourrait plus faci­ lement terminer ses travaux. Le directeur était plutôt content. Il l’avait accepté en deuxième avec beaucoup de réticence ; quant à son instituteur, il déclara que, pour le travail oral, Pierre faisait facilement du 85 %, mais que pour toutes les applications écrites il était nul. « Après un mois de travail relativement heureux dans cette première année, Pierre reçoit son bulletin : 92 %. Mais, déjà, l’entrain se tasse. Il arrive en retard le matin et il doit faire une punition parce qu’il n’a pas fini et qu’il n’est pas soigneux. Il avait à écrire une page de ve et de ne, les trois premières lignes étaient calligra­ phiées et le reste très mal écrit ; il doit recommencer, mais pour cela il lambine et n’arrive pas à terminer, d’où 60

la punition. Et maintenant, Pierre a souvent mal à la tête, il est réellement souffrant, sa maman le met au lit et il dort une demi-journée. Il dit d’ailleurs tout naturel­ lement : “ J’ai mal à la tête, mais ce n’est rien c’est parce que je n’aime pas aller à l’école. ” » A une époque où va sans cesse croissant le pouvoir des syndicats et des partis politiques, alors que l’on parle partout dans le monde de démocratie et de liberté ; alors qu’on se bat aux Etats-Unis pour supprimer la ségré­ gation raciale, nos enfants, avec une sorte de complicité tacite de l’adulte, sont souvent conduits avec une inhu­ manité qui relève du Moyen Age. Certes, ils ne sont pas, comme le serf, à la merci du tyran, mais que de colères, de gestes de haine, d’insultes, de menaces proférés à l’encontre d’un maître indifférent à leur malheur !

Geôles de jeunesse captive

Le cabri bêle en passant désespérément sa fine tête luisante entre les barreaux du parc. Le poulain se sauve comme un fou dès que vous entrouvrez la porte. Et les enfants devraient, si l’on vous écoutait, rester sages et passifs dans le carcan de vos bancs-pupitres, calmes et silencieux dans ces cours nues qui ressemblent tellement à l’enclos grillagé où les poules s’usent à gratter et à tour­ ner en regardant avec envie l’herbe qui pousse dans le secteur libre. Vous ne voudriez pas qu’ils parlent de prison ; la bou­ tade de Montaigne, « geôles de jeunesse captive », vous irrite. Hélas ! si les enfants pouvaient parler ! Ils parlent. Parce que nous leur avons donné la parole, parce que nous leur avons appris la dignité de leurs pensées et l’éminente portée de toute sensibilité qui éclate et déborde. Ce poème, Le Pensionnat, que nous envoie Annie Long (quatorze ans), je l’aurais peut-être écrit il y a quarante ans. Mais personne alors n’aurait enregistré ma plainte ; on aurait ri de mon audace et raillé mon déses­ poir.

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On nous dit qu’Annie avait échoué au C.E.P. à cause de sa faiblesse en français et que c’est un peu pour la punir qu’on l’a exilée dans un pensionnat de Marseille. Les bardes du Moyen Age auraient, eux aussi, échoué au certificat. Mais ils savaient émouvoir et chanter. PENSIONNAT Grande masse fixant sur le monde qui passe son regard pénétrant, serpent attendant avec impatience la proie qu’il vient de fasciner, sphinx dont le regard caverneux ne laisse rien voir de tout ce qui se passe en lui ! De larges fenêtres s’ouvrent sur la petite vie qu’on mène et se referment le soir, pleines de mystère et de honte, sur des pièces immenses, froides, haineuses. Une cour séquestrée où l’on ne peut jouer fait penser à une tombe fraîchement ouverte. Le soleil fait un effort pour y entrer ; deux arbres soupirants. laissent échapper leurs larmes, feuilles d’automne dansant leur dernière ronde, puis mourant dans un coin, seules, délaissées. Oh ! pourquoi laisse-t-on dans ce tombeau des âmes faibles vivant comme des bêtes traquées, se mettant à table avec la faim, se levant de même ? Pensionnat ! Trou obscur et noir où toute âme qui vit ne voit pas l’avenir. Notes de tristesse parsemées, lugubres et monotones ; regrets

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incrustés dans la pensée du Temps qui passe et ne reviendra pas ; enfants qui se ferment attendent leur délivrance.

L’anorexie scolaire Il est des enfants d’une émotivité déroutante qui anni­ hile toutes leurs possibilités d’expression, qui sans cesse sont en proie à une véritable angoisse devant l’échec possible. Impuissants à soutenir un regard du maître qu’ils craignent, à répondre à des questions seraientelles les plus anodines. S’exprimer par la parole, être interrogé, est pour eux une épreuve cruciale qu’ils redou­ tent et fuient. Ils parlent d’une voix sans timbre, bre­ douillante, dans un langage pauvre. Ou bien, ils s’enfer­ ment dans un mutisme qui est leur suprême refuge. Cependant, ils ont beaucoup à dire, à la maison ou dans la rue. Ici, en classe, ils se sont entraînés à subir, sans réaction de défense. L’atmosphère coercitive de l’école traditionnelle, la pratique, hélas, encore généralisée des punitions les plus retardataires et les plus inhumaines déclenchent des réflexes d’opposition et de phobie, d’inhibition, dont seule la psychanalyse peut dans certains cas révéler les tristes conséquences. Mais il est, de cet ensemble péjoratif, une résultante déjà caractérisée et que nous appellerons l'anorexie scolaire. Vous avez sans doute connu — si ce n’est même dans votre famille — des enfants qui, pour des causes diverses, ne peuvent plus manger. On dit parfois que c’est mental, nerveux ou psychique, mais la maladie n’en affecte pas moins le physiologique. L’enfant ne peut avaler aucune nourriture, et si, par des efforts surhumains, il y par­ vient, il est pris d’envie de vomir aussitôt ou ressen­ tira les symptômes d’une indigestion. 64

C’est évidemment une des maladies les plus graves et les plus déconcertantes qui puissent affecter un individu qui se coupe ainsi radicalement de ses sources de vie. Le même réflexe se produit exactement dans certains cas pour tout ce qui concerne l’étude, la compréhension, la nourriture intellectuelle. L’enfant en est arrivé au dernier stade de l’effort imposé ; il ne peut plus rien ingurgiter de tout ce qu’on lui offre et moins encore de ce qu’on lui impose : un blocage définitif s’est installé. Toute sollicitation pour le tirer de cet état inexorable est vaine. Ce sont là les véritables signes cliniques de l’anorexie. La maladie ne date pas d’aujourd’hui. Elle s’est seu­ lement aggravée du fait des exigences anormales de l’école, des méthodes dévitalisées qui y sont employées. Mais on se refuse obtinément à prendre conscience de cet état de fait. On préfère affirmer doctement que l’enfant est inintelligent, qu’il n’a aucune curiosité, que son esprit est paresseux et bouché, que, dans ces conditions, il ne saurait faire le plus infime progrès. Il nous faut dévoiler la gravité de l’anorexie scolaire, dont psychologues, médecins et psychiatres devront mesu­ rer les méfaits. Des remèdes ? Nous en présentons, nous, de majeurs en donnant un but à l’activité des enfants, en leur per­ mettant de s’affirmer pour prendre conscience de leur dignité et de leurs pouvoirs, par la création d’œuvres personnelles qui donnent d’emblée sentiment de confiance et de puissance. Si large est l’éventail des techniques libératrices que nous proposons, que tous les espoirs sont permis en faveur de la libération de l’enfant par l’enfant lui-même, sous l’autorité fraternelle du maître qui sait enfin que le meilleur art d’enseigner est celui qui délivre un art de vivre. Il résulte vraiment de l’examen de l’origine, du dia­ gnostic et des conséquences de ces maladies scolaires une hallucinante impression de démentiel qui ne peut pas durer.

Pour ce qui nous concerne, nous n’aurions pas ouvert ce grave procès, nous n’aurions pas essayé de mettre un nom à ces maladies de l’enfant devenu élève si nous n’avions pas la prétention d’y apporter des remèdes efficaces. Et notre apport essentiel dans cette œuvre indispensable de rénovation scolaire aura été sans doute de donner la preuve, par notre pédagogie, que d’autres techniques de travail et de vie scolaire sont aujourd’hui à la disposition des éducateurs et que peut donc s’insti­ tuer l’école de travail et d’humanité qui formera en nos enfants les hommes de demain.

On nous dit parfois : « Mais une large portion des enfants vont volontiers à l’école, ce qui est malgré tout le signe que la technique n’en est pas obsédante et débi­ litante comme vous voudriez le dire. » Certes, redisons-le encore, si tous les enfants sont atteints par les maladies scolaires, ils ne le sont pas tous au même degré. Mais, à l’opposé de l’élève qui s’est trop vite domestiqué et qui n’en souffre pas plus que le chien qui supporte sa chaîne, il y a la masse des 66

mal domestiqués qui souffrent de la scolastique jusqu’à en être abrutis et démoralisés. Et n’est-il pas troublant qu’un camarade puisse termi­ ner son rapport en disant : « Que d’enfants traqués, affolés, vivant constamment dans la peur de ne pas réus­ sir et accumulant les sottises les plus énormes, incapables de bien écrire, de lire sans trébucher ! »

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4. La dyslexie généralisée

Elevage moderne ou camp de concentration *

« Voyez-vous, nous expliquait la propriétaire de l’éle­ vage moderne de poules, tout est prévu ici, tout est métho­ dique et scientifique. « Notre élevage — c’est en somme un peu comme une école — a été divisé en classes : ces poussins ébouriffés qui nous arrivent frais éclos des œufs de la couveuse sont dans cette première salle chauffée et surchauffée. « A mesure qu’ils grandissent, nous dédoublons les cages ; nous les changeons de salles. Nous soignons tout particulièrement l’alimentation, qui est adaptée à chaque âge, et qui est scien-ti-fi-que-ment étudiée, avec vita­ mines qui coûtent 100 000 F le gramme ! « Dans un temps record, les poulets deviennent gros et gras. Entendez-les, dans ces dernières salles, se chamail­ ler et criailler comme des enfants en récréation dans un préau trop petit pour leurs ébats. — Et s’ils se sauvaient ? dit un enfant hanté par cette atmosphère de camp de concentration pour poules. — Aucun risque : si par hasard ils quittaient leur cage, ils ne pourraient ni marcher ni trouver leur nourriture. Us sont faits pour rester là sur place, à picorer la pâtée et à attendre le couteau du saignent... » Là-bas, autour des fermes, des poulets et des coqs en liberté jacassent paisiblement en se promenant sous les oliviers. Plus loin, à l’orée du bois de pin, une perdrix appelle ses petits pour les mettre en sécurité avant le cré­ puscule. Je ne conclurai pas. Mais je pense, hélas, qu’il est encore des écoles aménagées et ordonnées scientifique­ ment selon les principes de l’élevage moderne des poules, et que les enfants qui en sortent risquent eux aussi * Paru dans L’Educateur, 1er février 1953.

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de ne savoir ni marcher dans la vie, ni chercher et conquérir leur nourriture. Ils attendront, eux aussi, la pâtée et le couteau des saigneurs... On a déjà écrit sur la dyslexie plus de livres qu’on en produit pour les autres problèmes psychologiques ou sco­ laires pourtant aussi urgents. Mais on fait le silence sur les conséquences des maladies scolaires que nous venons d’examiner et, pourtant, ce sont ces erreurs initiales qui vont faire de la dyslexie le grave complexe de l’inadap­ tation des enfants à l’école traditionnelle. Les symptômes constatés dans les débuts de la dyslexie sont anodins et semblent progressivement guérissables : l’enfant écrit certaines syllabes à l’envers, il intervertit automatiquement les lettres dans certains mots, ce qui les rend méconnaissables. Le dyslexique qui n’en est encore qu’au début de sa scolarité écrit par exemple : loin pour lion, tabel pour table, letter pour lettre, cra pour car, anomalies toujours personnalisées. On note souvent aussi, chez le dyslexique, des confu­ sions de lettres : t pour d — et b et p — v et f, confu­ sions qui, comme les erreurs précédentes, ne se produi­ sent que dans l’écriture, la lecture restant correcte pour tout texte du niveau de compréhension de l’enfant. On peut dire que les symptômes constatés dans les débuts de la dyslexie sont corrigibles, tout comme le sont les erreurs de prononciation du langage du petit enfant qui, par les moyens du bord, apprend à parler. Là on laisse l’enfant prendre possession et maîtrise de sa langue, lui donnant temps et expériences pour aboutir à la réussite du langage correct. Ici, à l’école, le maître, dominé par la manie du contrôle, supprime d’emblée les processus de tâtonnement personnel qui font merveille pour l’apprentissage du langage. Nous avons déjà donné, à diverses reprises, notre opi­ nion, assise maintenant sur des milliers d’expériences de classes travaillant selon les techniques Freinet : nous n’avons pas de dyslexiques dans nos classes quand l’apprentissage de la lecture et de l’écriture a été fait, dès l’origine, avec notre méthode naturelle. 70

La dyslexie est le résultat d’un enseignement dévita­ lisé, d’une langue qu’on enseigne comme une langue morte, où l’élément de compréhension intime ne peut jouer son rôle essentiel. C’est parce que, par nos méthodes de libre expression, nous rétablissons en permanence ce correctif intelligent et sensible dès le premier apprentis­ sage, que nous supprimons les risques de dyslexie acci­ dentelle. Une telle affirmation mériterait au moins d’être contrô­ lée par les divers organismes qui s’occupent de cette maladie nouvelle pour laquelle tant de spécialistes sont à la recherche d’une thérapeutique valable. Mais chaque spécialiste reste enfermé dans son domaine : pédagogues, psychologues, médecins sont de plus en plus nombreux à proposer des études de plus en plus particularisées, débordantes d’analyses, mais toute collaboration en vue d’une synthèse nécessaire de recherche s’avère impossible. Chacun étudie les symptômes de la maladie en soi, dans les données cliniques qui sont les siennes, sans qu’entre jamais en ligne de compte l’étude objective du milieu scolaire déterminant de la dyslexie, complexe désarmant, de toutes les maladies scolaires. L’instituteur s’affronte en permanence au comporte­ ment de ses élèves dyslexiques. Déformé lui-même par la scolastique, il s’en prend à la défaillance des facultés traditionnelles, et tout spécialement à un manque d'atten­ tion et de volonté. C’est à l’intérieur des causes de cette défaillance qu’il faut pénétrer. Nous y découvrons toujours, à des degrés différents, un comportement scolaire contre nature. Intervertir des lettres dans un mot est une erreur bénigne. Mais si, en surcharge, une maladie met l’organisme en difficulté, si une troisième atteinte intervient de surcroît, la conjonction des trois peut conduire à des conclusions pessimistes. Et l’on constate, hélas, que les traitements suscités pour corriger cette dyslexie devenue complexe constituent souvent une aggravation du mal et une dégra­ dation de plus en plus marquée de l’attention scolaire. C’est aux vertus d’une attention naturelle, globale, dyna­

mique, conséquence de l’attrait des choses, qu’il faut avoir recours : elle est l’aboutissement d’un désir de conquête qui anime l’enfant à son départ pour la vie. Il est, de même, inutile et vain de tenter d’améliorer la volonté de l’enfant que domine l’échec. Il faut comprendre que le seul effort salutaire est celui qui mobilise, pour un but donné, tous les pouvoirs de l’être qui font de la volonté une force constructive de person­ nalité. Le tort et l’erreur de la pédagogie traditionnelle, c’est de croire que l’effort se manie aussi de l’extérieur comme un moteur accessoire mû par on ne sait quelles forces qui viendraient régénérer, pour les mettre en valeur, les forces intimes de l’être. Comme on manie intelligence, volonté, mémoire, ces entités dont les psychologues se seraient crus volontiers les dispensateurs souverains, on vous dit : « Ayez de la volonté... » « Faites effort... », comme on dirait : « Achetez un beau costume ou une auto puissante... » Et quand vous rétorquez que vous n’en avez pas la possibilité, on vous suggère des recettes et des exercices pour tenter de vous les faire acquérir. La réalité c’est que l’aptitude à l’effort, comme l’intelli­ gence, la mémoire ou la volonté, est une résultante, et que ce n’est qu’en agissant intelligemment sur les élé­ ments vitaux qui la permettent et la fortifient qu’on fait vraiment œuvre constructive et définitive. L’aptitude à l’effort est d’abord une question de santé physiologique, et on l’oublie trop souvent. L’individu qui ne peut pas faire effort est comme un moteur trop faible, mal nourri, ou qui a de dangereux ratés et qui s’essouffle et arrive très vite à la limite de son rendement. Redonnez de la santé aux enfants, faites circuler leur sang, harmonisez leurs humeurs et leur comportement par une alimentation rationnelle et pure. Vous aurez des individus qui, sans sermon, sans préparation spéciale, sans entraînement, seront aptes à donner leur maximum d’effort pour tout ce qui les passionne. 72

La dyslexie proviendrait-elle d’un défaut d’orientation dans l’espace ? * Si l’enfant écrit talbe pour table, letter pour lettre, dit le psychologue, c’est qu’il situe mal la position des lettres dans le mot, et donc qu’il n’a pas encore normalisé les rapports spaciaux, qu’il ne se situe pas lui-même avec justesse dans le complexe du milieu qui l’entoure. « S’orienter dans l’espace, c’est stabiliser l’espace vécu, pouvoir se situer et pouvoir agir. » Une sorte de schéma spatial s’élabore pour l’enfant, et ce schéma serait en défaut dans la dyslexie. Ainsi le jeune écolier ne saurait pas encore se situer dans son environnement immédiat, ce que fait avec une étonnante dextérité le chaton qui joue, le chevreau qui saute, le poulain qui gambade. Il faut observer et suivre les démarches tâtonnantes du bébé qui, de lui-même, apprend à marcher, pour se rendre compte, au contraire, du sens inné de l’espace qu’il doit progressivement domi­ ner : il explore du regard la distance à franchir et il se lance en chancelant, mais hardiment quand même, d’une chaise à l’autre. Il sent intuitivement combien de pas il aura à faire en ajustant tous ses gestes pour fran­ chir au mieux la distance à vaincre et atterrir au but voulu. Cet enfant si hardi et déjà globalement assuré et rassuré dans son environnement immédiat où il se meut, évolue et prend progressivement équilibre et audace, pourquoi s’avère-t-il perdu dans le petit espace d’un vocable quand à la sixième ou à la septième année il apprend à lire et à écrire ? Il faut, dit-on, lui imposer des exercices spéciaux pour parvenir à lui donner une meilleure vision du monde. Nous ne nions pas que de tels exercices puissent avoir un certain effet, mais nous estimons que c’est aller cher­ cher bien loin des solutions que nous avons à la portée de notre main. * Paru dans L’Educateur, 15 janvier 1962.

Le cheval à qui on impose des œillères perd lui aussi la notion exacte des rapports spaciaux. C’est d’ailleurs dans ce but qu’on l’affuble de deux grandes plaques de cuir qui l’empêchent de réagir aux influences latérales. Il n’a qu’à regarder devant lui. Mais quand on lui ôte la bride, il est un instant désaxé parce que ses yeux ne font plus jouer normalement leurs mouvements d’adapta­ tion vers la droite ou vers la gauche. Il posera maladroi­ tement ses pieds dans le fossé ou ne saura plus réagir aux menaces qui lui viennent de la haie voisine. Le cheval sera comme infirme, et les charretiers le savent, mais c’est intentionnellement qu’ils l’ont rendu tel pour que, déra­ ciné du milieu, il ne voie plus que la route devant lui. Des psychologues de chevaux pourraient alors étudier aussi pourquoi le cheval ne réagit plus normalement aux excitations latérales. On jugerait à bon droit qu’il a mal réglé ses rapports spaciaux et on lui imposerait des exer­ cices méthodiques pour lui redonner une conscience juste de ces rapports. Le bon sens voudrait qu’on commence d’abord par supprimer les œillères et qu’on laisse les yeux et le corps se ressensibiliser aux influences exté­ rieures auditives et tactiles. La scolastique impose les œillères. L’enfant qui y est soumis ne voit plus que devant lui, dans le cadre étroit du manuel scolaire, du cahier ou du tableau. A droite et à gauche, les murs et les vitres dépolies limitent et obstruent l’horizon. La pensée elle-même est refoulée et canalisée pour éviter la distraction. Aucun élément natu­ rel ne contribue à normaliser les données spatiales et humaines. L’enfant devient, comme le cheval, un infirme. Le cheval ne corrige, partiellement au moins, son infir­ mité que parce qu’il ne garde ses œillères qu’une partie de la journée ; et l’enfant lui-même serait bien vite dan­ gereusement marqué dans ses réactions vitales s’il était condamné à passer à l’école tout son temps de veille. L’aggravation des déficiences dans les rapports spa­ ciaux est due au fait que nos élèves gardent aujourd’hui trop longtemps les œillères : dans le car de ramassage ou dans l’autobus, dans des écoles bétonnées où ne trans­ 74

paraît plus la nature, dans les H.L.M. trop normalisées et sans horizon 1.

La dyslexie est-elle due à un trouble de latéralité ? On s’est demandé si la dyslexie n’était pas la consé­ quence d’un trouble de latéralité. Il est exact que le fait d’obliger un gaucher à écrire de la main droite peut perturber son comportement. Mais cela parce que cette obligation se pratique elle-même dans un climat autoritaire où l’enfant ne retrouve plus aucun de ses gestes naturels. Si l’enfant, en dehors de ses minutes d’écriture, peut largement réaliser son dessin, s’il a l’occasion, de sa main gauche, de sa main droite ou des deux mains, de réaliser en expression littéraire ou artistique, des chefs-d’œuvre dont il est fier, sa gau­ cherie n’entraînera aucune crise grave. Naguère, le temps consacré à l’école restait insignifiant dans la longue expé­ rience enfantine qui se poursuivait dans les bois, dans les champs, dans la boutique du menuisier et du forgeron, dont quelques-uns, quoique gauchers, n’en étaient que plus adroits. Car c’est la constatation qu’on peut faire dans le peuple : la proportion des gauchers est toujours assez importante parmi les meilleurs joueurs de boules ou les bons ouvriers. La gaucherie ne saurait donc, à l’ori­ gine, être assimilée à la maladresse. De tout cela, l’enfant en avait conscience et, si même il recevait quelques coups de règle s’il se servait de sa main gauche à l’école, il n’en prenait pas pour autant un complexe susceptible de troubler son comportement. Mais la proportion du travail scolaire et des devoirs divers va croissant au fur et à mesure que se réduit le tâtonnement expérimental hors de l’école. Il se peut que, de ce fait, l’opposition scolaire aux gauchers soit plus perturbante que naguère et qu’il y ait effectivement des troubles spécifiques aux gauchers contrariés. Que ces 1. L’Educateur, janvier 1962.

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troubles aggravent encore certaines difficultés scolaires, c’est aussi possible. Mais la vie se défend par tous les moyens et s’organise pour acquérir toujours un maximum de puissance. Contre l’infériorité de certains organes, des mécanismes de compensation et souvent de surcompensation intervien­ nent. « L’énergie vitale qui ne peut être employée dans sa direction normale n’est jamais perdue. Il tend à se pro­ duire en l’individu un équilibre, non pas statique, mais de puissance dynamique. L’énergie inutilisée est attirée par le dynamisme dominant, par celui qui réussit le mieux pour la conquête du potentiel de puissance. C’est le principe de la compensation dynamique et de la sur­ compensation. » Mais ces mécanismes compensateurs ne jouent pas efficacement si l’on contrarie l’exécution instinctive. Ils jouent au maximum chez les infirmes, qui, tragiquement limités dans certains domaines, accomplissent souvent des performances d’expression et de rendement que n’atteint pas l’être valide conditionné par un conformisme limi­ tatif du comportement instinctif. Tous les sens, les gestes, les pensées agissent et convergent pour donner à la machine cybernétique vivante un maximum d’unité et de potentialité dynamique. Il faut considérer la latéralité sous un aspect unitaire susceptible de donner à l’être un maximum d’efficience. Il faut lutter contre la conception simpliste d’un corps séparé en deux parties antagonistes, alors qu’elles sont complémentaires d’une énergie unique. Dyslexie et globalisme Il faut, dans toute période difficile, trouver un bouc émissaire. La méthode globale est aujourd’hui responsable de tous les maux dont souffre l’école. Si les enfants lisent moins bien qu’autrefois, c’est la faute de la méthode globale. 76

S’ils manquent d’attention et de concentration dans leurs devoirs, s’ils font trop de fautes dans leurs dictées ou dans leurs lettres, c’est évidemment la méthode glo­ bale qui en est la cause. La discipline elle-même et donc la marche générale des établissements en sont affectés. Qu’on revienne donc à la bonne règle préalable du B A BA et aux exercices méthodiques ; qu’on enseigne les bases avant d’aborder le tout, et l’éducation refleurira. L’Etat sera sauvé. Evidemment, ceux qui prononcent avec tant d’assu­ rance ces condamnations définitives ne savent pas même ce que sont les méthodes globales. Ils ignorent sans doute que ces méthodes ne sont pratiquées intégralement dans aucune école française et que nous n’avons, en France, aucun manuel de méthode globale. Partout, dans toutes les écoles, on débute bien par ce qu’on croit être le commencement : le mot, la syllabe, les lettres, avec seu­ lement quelques appels timides à la compréhension natu­ relle d’ensemble qui occupent bien souvent, dans les processus d’apprentissage non scolaire, la première place. Mais qu’est-ce que la méthode globale ? La lecture globale est comme le symbole de la non-obédience aux pratiques traditionnelles qui, « méthodiquement », ensei­ gnent la lettre, la syllabe, le mot et enfin la phrase. Or, ce procédé exagérément analytique, qui isole la lettre du mot, le mot de la phrase ou l’introduit de façon toute superficielle dans la phrase de circonstance (Annie va à Ninove. A Ninove, Annie a vu une avenue), exclut le mécanisme naturel de globalisation. Toute la vie contemporaine, toute la technique qui nous domine sont axées sur le globalisme, rapide, ins­ tantané, et cela sans contre-partie de consolidation ana­ lytique. L’enfant est aujourd’hui sollicité en permanence, dans la rue, le long des routes que dévore l’auto qui l’emporte, par des affiches, par des slogans qui traversent son champ visuel et ne suscitent en lui aucun intérêt : il les capte au passage, sans le moindre désir de les retenir. La T.V., le cinéma lui imposent de même une impression

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fugitive qui exige une globalisation excessivement rapide, et cela dans un rythme de compréhension toujours exa­ gérément global. Les journaux illustrés, les bandes dessi­ nées et plus encore les dessins animés semblent faits tout exprès pour accélérer le mécanisme de globalisation, devenu technique de vie mentale 1. Avez-vous vu l’enfant lire, son journal illustré ? Il regarde l’image et réagit d’abord à cette image, seule, inventant un texte possible à l’appui ; ensuite, mais ensuite seulement, il jette un coup d’œil sur le texte. Il ne s’agit pas de lire syllabe après syllabe ou mot à mot, ni même globalement — il n’en a ni le temps ni le désir. A quoi lui servirait cet effort ? Il promène son œil dis­ trait sur un texte, si compact, si mal calligraphié qu’il est souvent illisible. Sur la base de cette vision rapide, le lecteur amateur reconstitue le texte à sa convenance. Il intervertit ou déforme, à sa fantaisie, les groupes de mots, capte un vocable, change des phrases, en estropie d’autres... et souvent, ce qu’il lit ou comprend n’a plus aucun rapport avec le texte véritable. C’est malheureusement ce mode de lecture qui va imposer sa prépondérance, car l’enfant s’y donne avec passion. La méthode globale bien comprise, c’est-à-dire natu­ relle, est exigeante dans la fidélité à la traduction. C’est la méthode scolastique — qu’elle soit analytique ou mixte — qui, parce qu’elle est mécanique et non obliga­ toirement liée au sens, s’accommode fort bien de ce relâ­ chement. Les spécialistes de la méthode globale artificielle, mon­ tée arbitrairement dans un jeu dont le but est exclusive­ ment d’acquisition, ignorent le processus de l’apprentis­ sage naturel. Ceux qui sont partisans des méthodes exclusivement analytiques commettent de même une erreur face à la spontanéité de la vie. 1. « La méthode globale, cette galeuse. » Supplément de L'Educateur (30 juin 1959).

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La méthode naturelle n’a que faire de cette compar­ timentation des procédés. Elle est tout à la fois analy­ tique et globale. L’enfant ne cherche pas seulement le sens des mots, avec l’espoir que ces sens, mis bout à bout, parviennent à constituer une phrase intelligible. Non, comme dans le langage, le mot le plus correct, le plus significatif, se meut dans le sens de la phrase qui. elle, reste déterminante, car elle est le support de la pen­ sée. L’enfant ajuste ses mots à la mesure du sens de ses phrases, ainsi qu’il le fait dans le langage. Il ne peut pas y avoir dyslexie. Ce n’est pas par l’étude spéciale de mots et de sons, ni par leur répétition mécanique, qu’on guérira la maladie, mais en redonnant vie aux mots et aux phrases, en s’insérant dans la vie psychique et mentale de l’enfant. Nous sommes très sceptiques sur la portée des traite­ ments actuels à base d’exercices correctifs divers qui ne replacent jamais le mot dans le complexe de vie de l’enfant. Résumons-nous : — Le principe de globalisation est indéniable, il n’est d’ailleurs pas, dans la réalité, une découverte récente. — Mais le principe de globalisation n’est nullement exclusif de toute analyse ni d’une attention particulière aux éléments constructifs de l’ensemble. L’analyse ne saurait se suffire sans globalisation, et inversement. Une bonne méthode doit faire fond en permanence sur les deux processus comme cela se produit dans toute acqui­ sition naturelle vitale. — D’autant plus — et on l’a souvent négligé — que le fonctionnement de ces processus n’est pas exactement le même chez tous les individus et ne saurait être préé­ tabli comme règle uniforme et obligatoire. Une bonne méthode — et elle ne peut être que natu­ relle — ne doit être ni exclusivement globale ni exclu­ sivement analytique : elle doit être vivante, avec un recours balancé et harmonieux à toutes les possibilités

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que porte en lui l’enfant obstiné à se surpasser, à s’enri­ chir et à grandir 2.

La dyslexie a-t-elle une origine physiologique ? La médecine a évidemment beaucoup à faire avec les nouvelles maladies scolaires que monopolise la dyslexie. Ses mécanismes neuro-physiologiques sont organique­ ment liés au psychisme et si le psychisme témoigne des irrégularités, il va de soi que le soubassement anatomique doit entrer en ligne de compte. Il peut y avoir déséquilibre accidentel entre ces deux manifestations d’une même énergie vitale. Il peut y avoir aussi une cause d’hérédité. On a constaté, en effet, qu’il existe une dyslexie pour ainsi dire héréditaire qui rend certains enfants inaptes à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, et cela d’une génération à l’autre dans une même lignée. Mais ce qui est rassurant, c’est que la proportion de ces dys­ lexiques est infime par rapport à la masse des élèves actuels en proie à la maladie endémique : 1 sur 1 000 disent les statistiques, ce qui n’apporte pas de grands changements à la dyslexie scolaire pour ce qui est de l’aggravation en nombre de la maladie. Il faut le consta­ ter, dans toutes les classes élémentaires, le nombre des enfants rebelles à l’apprentissage de la langue va s’affir­ mant dans une inquiétante progression. Des causes géné­ rales pour une telle désadaptation scolaire doivent être recherchées à la fois sur le plan physiologique et psy­ chique, et plus encore dans l’interpénétration permanente des deux systèmes. Nous remarquerons qu’il y a de plus en plus d’enfants qui ont des déficiences de vision et des déficiences d’audi­ tion qui engendrent, les unes et les autres, des troubles psycho-moteurs de maladresse, de lenteur, d’irrégularités permanentes dans la lecture et l’écriture. En règle géné2. La méthode naturelle, apprentissage de la langue.

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raie, l’enfant handicapé va chez l’occuliste qui le munit de verres, et il semble que les choses s’arrangent quelque peu. Il faut par contre que les troubles de l’audition soient très prononcés pour que l’élève qui en est atteint consulte un spécialiste. Ce à quoi on ne prête pas atten­ tion, c’est que vision et audition sont complémentaires, et plus spécialement dans l’acte de lire et d’écrire. Il y a intégration permanente de l’image graphique des lettres et du son qui les personnalise. Cette intégration doit être rapide, immédiate, fulgurante au fur et à mesure que se déroule le texte à lire ou à écrire : dans la leçon commune, le flot doit s’écouler sans la moindre hésita­ tion, sans le moindre retard. Dans ce domaine, des perspectives nouvelles nous sont offertes par 1’ « effet Tomatis ». Le docteur Tomatis s’est consacré, depuis quelque vingt ans, aux problèmes neuro­ psychiques de la dyslexie. Pour une fois, le médecin se double du psychologue, du praticien, du pédagogue, et fait ainsi entrer en ligne de compte une unité organique de sciences jusqu’ici séparées. C’est à l’oreille, qui décide de l’acquisition du lan­ gage, que le Dr Tomatis donne priorité, en la situant au sommet de toute l’organisation de relations avec le milieu : la dyslexie est une difficulté d’apprentissage auditive. De parti pris, à la suite de l’examen et de traite­ ment de milliers d’enfants, le Dr Tomatis fait, selon son expression, « tout passer par l’oreille ». Ce qui ne veut pas dire, d’ailleurs, qu’une déficience de l’écoute soit ainsi établie comme cause unique de la dyslexie. Mais que cette déficience corrigée suscite un élargissement de toutes les fonctions concourant à l’adaptation de l’enfant au milieu et, donc, renforce ses possibilités organiques et psychiques. C’est une voie à explorer. C’est ce que nous avons tenté de faire à l’école Freinet de Vence, en associant les directives de l’« effet Tomatis » à nos pratiques péda­ gogiques de libre expression. Nous en reparlerons (p. 118).

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Dyslexie et intelligence L’une des graves conséquences de la dyslexie est qu’elle est couramment considérée comme un signe général d’inintelligence : un enfant qui ne sait pas lire à huit ans est un retardé, et un retardé est nécessairement inintelligent. Un camarade nous communique la fiche d’observation d’un psychologue scolaire : « L’enfant (8 ans 10 mois) a un âge mental de 6 ans 10 mois. Le manque essentiel du point de vue de son évolution est la lecture. S’il ne comble pas son retard dans ce domaine, il risque de devenir débile. » Voilà une erreur que nous regrettons de trouver dans un tel rapport. Elle provient d’une incompréhension totale du phénomène lecture dans le comportement des individus. Le retard en lecture peut-il être cause de débilité men­ tale ? La question ne devrait même pas se poser. Avant la généralisation de l’instruction, la masse du peuple ne savait pas lire. Elle avait pourtant une culture, basée sur la transmission des connaissances par la parole, par le travail, par les rites et les habitudes. C’est cette culture que nous admirons souvent encore dans les œuvres du folklore. Elle nous a valu des chefs-d’œuvre, donc des hommes de valeur, des techniques de vie qui n’étaient pas toujours mineures, une civilisation que nous n’avons pas souvent dépassée, en tous les domaines. D’ailleurs, la télévision et la radio éclipsent chaque jour un peu plus l’écriture et la lecture, et l’on peut très bien prévoir, pour une période peut-être assez proche, une culture axée sur des modes d’expression nouveaux. Donc, en soi, le retard en lecture ne saurait être cause de débilité. Il peut même, dans certains cas, être compensé par un développement accentué des autres moyens d’expression : la mimique, la danse, le dessin, la musique... Un bon chanteur qui n’écrirait qu’un fran­ çais insuffisant n’en serait point pour cela débile. Il est, incontestablement, des enfants qui n’arrivent 82

pas à apprendre à lire parce que leur manquent certaines aptitudes qui sont la norme des individus convenablement conditionnés et considérés comme évolués. Mais il en est aussi qui n’apprennent pas à lire parce que l’école s’y est fort mal prise et a raté leur initiation. Alors l’enfant, selon le principe du tâtonnement expérimental, s’est orienté vers d’autres modes d’expression, ne serait-ce que dans les ersatz divers dont l’enfance moderne est abreu­ vée, ou dans des créations qui lui sont personnelles et qui ont mobilisé ses désirs et ses efforts. Il peut en résul­ ter des insuffisances scolaires graves, dans la mesure où écriture et lecture restent souveraines. Il y aurait encore à distinguer lecture formelle d’une part, lecture reconnaissance et lecture expression d’autre part. Ce que nous pourrions dire dans ce domaine c’est que, contrairement aux observations du psychologue, c’est peut-être bien la lecture formelle détachée de la vie qui peut, dans certains cas, être cause d’accroissement de débilité. Cela doit nous rendre sceptiques sur l’opportunité des tests, qui sont, hélas, l’essentiel de la psychologie scolaire actuelle, faussement expérimentale, à l’écart de toute théorie fondamentale. Les tests sont des instruments de mesure. Encore fau­ drait-il nous entendre sur ce qu’ils peuvent mesurer. Or, ils ne peuvent guère mesurer que ce qui est suffisam­ ment connu et défini, c’est-à-dire certains gestes, certains actes de l’individu ; la mémoire scolaire et les acquisi­ tions, à condition encore que l’on se soit mis d’accord, au préalable, sur les normes essentielles, générales et permanentes de ces acquisitions. Lorsque les tests sont basés, par exemple, sur les acquisitions scolaires tradi­ tionnelles, nous avons quelques raisons de les accuser d’insuffisances et de tenir pour suspectes leurs conclu­ sions. Que le niveau des acquisitions comporte certaines corrélations avec l’intelligence du sujet, cela ne fait pas de doute, à condition encore que l’on n’entende pas le 83

mot acquisitions dans son sens étroitement scolaire. Mais pour ce qui concerne la fonction générale d’intelligence, c’est une autre affaire. Il faudrait nous mettre d’accord, au préalable, sur le sens et le contenu de ce mot, ce qui suppose une connaissance beaucoup plus poussée, plus subtile et plus profonde de la nature enfantine. Ce qui n’est pas le cas pour l’indétrônable Q.I. J’ai expliqué, dans mon livre Essai de psychologie sensible, que l’intelligence n’est pas une fonction spéciale de l’individu et réservée, de par sa noblesse, à l’espèce humaine, qu’elle n’est que le résultat d’un certain compor­ tement dont nous avons trouvé l’origine et la mesure dans la perméabilité à l’expérience. Est particulièrement intelligent l’individu qui est très sensible à l’expérience. Il suffit que la charrue passe une fois dans un sillon pour qu’elle y laisse la trace maximum, qui s’inscrit dans les destinées du champ. Une seule opé­ ration, ou même l’exemple de cette opération, ou sa représentation graphique intuitive s’inscrivent instantatément dans le comportement de l’individu, s’incorporent à sa technique de vie, ajoutant une marche sûre et défini­ tive à l’escalier des acquisitions. Est peu intelligent l’être sur qui l’expérience semble ne laisser qu’une trace indécise, comme une charrue qui passe et repasse sur un sol durci. Il faut alors répéter le geste dix fois, vingt fois, une infinité de fois, et, tant que ce geste n’est pas devenu technique de vie, il néces­ site des tâtonnements qui lui enlèvent sûreté et efficiences. Il y a, naturellement, entre ces deux réalités, toute la gamme des intermédiaires. Si nous parvenions à établir cette gamme, nous aurions alors une mesure de l’intelli­ gence supérieure à tout ce qui a été expérimenté jusqu’à ce jour, car nous mesurerions alors non seulement cer­ taines manifestations particulières et particulièrement scolaires de cette intelligence, mais les fondements même et le rythme d’acquisition des individus, le temps qu’ils 3. L’Educateur, 15 février 1952.

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mettent pour labourer profondément leur champ, sur lequel pourront pousser les moissons qu’on y aura semées. Et notre échelle d’intelligence sera valable pour tous les individus, qu’ils soient normaux ou anormaux, ou sur­ normaux, et valable même pour les animaux. Nous ferons la preuve, en même temps, que la psychologie est une, comme la pédagogie, qu’il n’y a pas une psychologie et une pédagogie des normaux, des supérieurement intel­ ligents, et une psychologie et une pédagogie des anor­ maux, des retardés et des animaux. Les principes en sont toujours et partout les mêmes. Seulement, bien sûr, on travaille d’une autre façon et à un autre rythme quand chaque expérience laisse sa trace dans le sillon, ou lors­ qu’il faut passer et repasser à la même place sans résultat 4.

La dyslexie a fondamentalement des causes scolaires et pédagogiques Il est étonnant qu’étudiant la dyslexie dans ses formes les plus complexes comme les plus insignifiantes, péda­ gogues et psychologues ne se soient pas arrêtés sur l’obstacle majeur qui détériore la personnalité de l’enfant : la complexité déroutante de la langue. Les faits sont là, aveuglants, qui marquent les échecs généralisés, au long de l’apprentissage de la lecture, et pourtant le spécialiste n’entre pas au cœur des contra­ dictions dont dépend l’acquisition de cette technique décisive dans la vie scolaire de l’enfant. C’est inévitablement au cours préparatoire que, selon les règlements, l’enfant doit apprendre à lire et à écrire, tout au moins à copier un texte de son niveau de compré­ hension. Il était hier encore à la maternelle, dans un climat de relative liberté, où il pouvait s’exprimer dans la sponta­ 4. L’Educateur, 15 octobre 1950.

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néité de ses élans, choisir les petits amis avec lesquels il faisait équipe, jouissant d’une certaine indépendance d’action en même temps que d’un nécessaire besoin de socialiser ses actes et sa pensée, d’aller à la recherche de sympathies dans un climat de réciprocité. Aucun effort d’attention imposée ne suscitait en lui inhibition d’incompréhension ou d’échec : ses désirs et ses actes cheminaient de concert dans ces classes maternelles qui furent l’une des gloires de la pédagogie française. Au C.P., à cinq ou six ans, le petit de la maternelle devient écolier : changement de maîtresse, absence bru­ tale de liberté d’action : il doit rester à sa place, assis ou debout, selon le cas, se soumettre à une discipline col­ lective qui exclut le bavardage ; le milieu scolaire s’impose dans les rigueurs nécessaires des divers appren­ tissages qui vont faire de lui un bon ou un mauvais élève. D’emblée, il est confronté à l’obstacle compact de la langue, mystérieusement figée dans des lettres qui ont pour lui peu de sens, qui n’éveillent aucune résonance sensible qu’elles soient voyelles, consonnes ou syllabes, vocables faisant irruption dans des phrases-rébus, étran­ gères à sa compréhension du moment. La trentaine d’élèves étant l’effectif du C.P., l’appren­ tissage de la lecture se fait par la leçon commune, hâtivement contrôlée individuellement. C’est dans la cacophonie des voix d’enfants, astreints aux mêmes exer­ cices, sur le même signal, que force est faite à l’isolé, de se mettre à l’unisson pour éjecter à temps voulu et au rythme imposé la lettre, la syllabe, le mot ou la phrasesurprise qui constituent le service du jour. La moindre erreur de vision, d’audition, d’attention provoque un retard fatal, une impuissance à se raccrocher au flot ver­ bal qui va son train. Quand son tour arrive de passer au contrôle pour les quelques minutes de lecture individuelle, le gamin distrait, perdu, flottant, compense tant bien que mal son retard en jetant, trop souvent au hasard, des sons plus ou moins fantaisistes, n’ayant, par la force du contretemps, aucun souci de correction et, plus grave encore, aucun contenu de pensée. Un échec d’abord acci86

dentel, une remontrance sévère de la maîtresse, puis successivement répétée, allume l’inquiétude et l’angoisse dès que l’épreuve de lecture commence. Déjà, l’enfant émotif a pris du retard et perdu de son assurance. Au fur et à mesure qu’on avance dans cet univers insolite d’un apprentissage pour rien, il y a de quoi deve­ nir perplexe : la construction de mots, lettres après lettres, où parfois la lettre s’isole dans un son qui lui est propre, ou bien s’unit à d’autres lettres, sans raison apparente, pour former des syllabes associées à leur tour entre elles dans des mots, est un véritable casse-tête... L’enfant nage. Le voilà au seuil de la dyslexie. Hors de l’école, il parle à l’appétit de sa bouche, il associe pourtant bien des lettres, des consonnes, des syllabes, des mots, des phrases, entendues et ré-entendues dans la vie familiale de chaque jour. Et ce langage libre comme un vol d’oiseau, pour lequel on tolère toutes les approximations phoniques et syntaxiques, s’inscrit par tâtonnement dans tout son être, sa sensibilité, son comportement. C’est ce divorce, chaque jour répété, entre langue parlée, nourrie de pensée, et langue écrite avec des mots et des phrases-rébus, qui prépare un terrain favorable aux diverses maladies scolaires. Les difficultés ne font que s’accumuler aux cours élé­ mentaires, quand l’écolier, ânonnant avec peine les pages de son unique livre de lecture, doit aborder, de front, les rigueurs de la lecture intelligente, de la grammaire et de l’orthographe. Il faut se faire à l’acquisition de la langue par leçons, devoirs et résumés à apprendre par cœur. Il faut se faire aussi aux contrôles qui, par notes, classe­ ments et punitions, imposent leur verdict implacable. Les choses se compliquent plus encore au cours moyen, où l’enfant atterrit plus souvent par raison d’âge que de niveau scolaire et mental. Des enfants qui, à dix ou onze ans, ne savent pas lire sans hésiter le texte le plus dépouillé d’embûches ont à se confronter, chaque jour, inlassablement, avec les complications accrues de la langue écrite, où le respect de l’orthographe impose 87

un contrôle sans repos, tâtillon et illogique, construc­ tion abstraite d’un puzzle dont on ignore les éléments. Les bizarreries de l’orthographe française entraînent une vigilance de chaque instant, qui lasse l’attention. Que de patience et d’effort pour un si maigre résultat ! Depuis des décennies, des dossiers lourds de pièces d’accusation ont été établis méticuleusement par des pra­ ticiens et des théoriciens travaillant en équipe à une réforme nécessaire de l’orthographe française. Sans résul­ tat, d’ailleurs. Pourquoi clous et choux ? Pourquoi souf­ fler et pourquoi boursoufler ? Pourquoi le même son pour paille, fille, orgueil, gentilhomme ? Pourquoi des verbes irréguliers, pourquoi des analyses « grammati­ cales » et « logiques » ? Que de temps perdu à l’âge où, de lui-même, l’enfant met si aisément les bouchées doubles pour tout ce qui le passionne ! Voici ce que donnent les rigueurs de la langue fran­ çaise chez Denis (onze ans), dyslexique pour qui l’école fut un enfer : excédé par la vigilance des censures de 1 école traditionnelle la plus scolastique et la plus inhu­ maine qui soit, il écrit ce texte sous l’effet d’une agressi­ vité provoquée par la sanction du maître concluant à un recul de savoir à la rentrée scolaire :

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Or, Denis est un enfant sensible et imaginatif. Il vit, tous sens éveillés, dans la réalité prodigieuse de la nature, et sa main est d’une grande habileté. Il a, comme on dit, « l’intelligence des doigts » : une subtilité de contact avec la matière pour des ouvrages de grande finesse et de précision ; une poigne vigoureuse pour les rudes travaux exigeant le maniement d’outils robustes dans un effort soutenu. Il est aussi poète à ses heures, conscient par tout son être du mystère de la vie : LA VIE Bonjour la vie... Comment es-tu ? De quelle couleur est ton visage ? Quelle musique est dans ta voix ? Où vas-tu ailleurs ? Dans la mer ? Sur la terre ? Dans le ciel ? Mais tu n’es pas sur la lune Ni sur Mars, ni sur Vénus... Peut-être es-tu sur une étoile Qui, là-haut, nous sourit La vie, tu es le mystère.

Les processus d’acquisition et de culture * A la base de nos techniques, il y a une sorte de péti­ tion de principe qui est comme le pivot de notre reconsi­ dération pédagogique : le processus d'acquisition et de culture. Pour l’école traditionnelle, cette acquisition se fait sur la base des leçons et des devoirs, par un apprentissage « méthodique » apparemment scientifique. On a appliqué, pour cet apprentissage, les principes mécaniques en hon­ neur dans les conceptions pédagogiques du début du siècle : si nous connaissons parfaitement la matière, la * Paru dans L’Educateur culturel, 10 octobre 1956.

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forme, la place et les fonctions des diverses pièces d’une bicyclette, ou si on nous en enseigne l’agencement, nous connaîtrons la bicyclette. Sous-entendu, nous saurons nous en servir. Raisonnement faux pour la bicyclette, car de savoir démonter et remonter un mécanisme n’enseigne nullement ni la direction ni l’équilibre. Il y faut un autre apprentissage, expérimental, qui est sans rapport avec la mécanique et qui procède globalement par la vie et l’action. On peut de même connaître les pièces qui constituent la phrase, en définir la nature et la fonction, savoir remonter ces pièces grammaticalement et rester inca­ pable d’exprimer de façon correcte et vivante ce qu’on a à dire. Cette acquisition, nous l’avons montré, se fait exclusivement par l’expérience active, indépendamment des connaissances mécaniques avec lesquelles elle n’a que des rapports formels et scolastiques. On peut connaître, au même titre, la nature et la fonc­ tion des nombres et leur agencement mécanique, savoir remonter les pièces pour que la machine tourne sans accroc, et ne rien comprendre aux mathématiques, qui sont assises sur des bases culturelles autrement éminentes. Je sais bien que, lorsque nous formulons de telles vérités, l’opposition et l’ironie de tous les scientistes crient au sacrilège. Nous n’en serons pas émus outre mesure si nous nous rappelons qu’il y avait de même, il y a plus de trente ans, l’incompréhension générale et unanime de tous ceux qui ne pouvaient admettre que l’enfant puisse écrire des textes valables avant d’avoir étudié laborieusement les règles et les lois de l’expression écrite. Nous ne prétendons même pas confondre l’opposition par des arguments de bon sens et de logique. Nous y parviendrons seulement quand nous pourrons faire la preuve pratique, dans nos classes, que nos enfants par­ viennent, par nos méthodes, à mieux dominer la langue et les mathématiques que par les voies scolastiques, quand nous aurons démontré, pratiquement, la valeur et la supériorité de nos nouvelles techniques de travail. 90

Cette opposition radicale entre mécanique scientiste et pratique de la vie risque cependant de prêter à malen­ tendu et de laisser croire que nous retournons paradoxale­ ment à un empirisme qui a peut-être ses vertus, mais dont les dangers et les erreurs sont aussi manifestes. Nous ne disons pas que la connaissance mécanique est inutile et qu’il faille la supprimer. Il ne nous viendrait pas à l’idée d’affirmer que le cycliste n’a pas besoin de connaître le fonctionnement de sa machine et que l’auto­ mobiliste n’a que faire de notions précises sur la vie de son moteur et l’agencement des pièces maîtresses de son auto. L’expression écrite utilise des mots qu’il est nécessaire de bien connaître si on veut s’en servir comme piliers sûrs pour les constructions à venir. Et le calcul lui-même serait vite rétréci dans ses élans s’il n’avait à son service les symboles nés d’une longue expérience et que nous devons apprendre à manier, non seulement pour exprimer notre pensée, mais aussi en prévision des pannes et des accrocs. Sans l’appoint de ces symboles, nous serions semblables à l’ingénieur qui a eu l’idée d’une voûte majes­ tueuse enjambant un fleuve, mais qui n’a pas eu la possi­ bilité technique d’en asseoir les culées, de fixer les piliers qui auraient assuré la solidité et la pérennité de la construction. Nous insistons quelque peu sur l’imbrication inévitable de l’esprit, du sens, de la conquête synthé­ tique d’une part, et des éléments techniques qui mar­ quent les étapes de cette conquête. C’est d’ailleurs tout le problème de la connaissance dans le complexe éduca­ tif : nous ne saurions nier, sans contrevenir au plus vulgaire bon sens, la nécessité de cette connaissance, mais dans le cadre d’une création et d’une culture au service de cette connaissance. C’est seulement sur le processus éducatif qu’il y a désaccord. Les traditionalistes nous disent : ce sont les éléments et les règles qui sont à la base de la connaissance syn­ thétique. Il faut donc connaître les éléments et les règles 91

et leur agencement avant de viser à une quelconque compréhension vivante des acquisitions culturelles. Il faut étudier les pièces de la bicyclette. Il faut connaître les vocables, noms et verbes avant d’écrire. Il faut connaître chiffres et nombres et opérations avant de prétendre à des calculs pour lesquels manqueront les bases indis­ pensables. En mathématiques, il se peut que certaines acquisitions mécaniques gagnent à être faites selon des processus progressifs, comme on monte un escalier, marche à marche. Je dis « il se peut », car la chose n’est pas absolument nécessaire et nous avons des exemples nombreux d’individus et d’artisans qui, par des voies différentes et sans cet apprentissage progressif, n’en sont pas moins parvenus à des maîtrises inégalées. Les sys­ tèmes de fonctionnement, d’économie, mesurés sur des appareils mécaniques, ne sont pas obligatoirement valables avec des êtres humains. Dans l’élément attention et fatigue, si capital dans tout apprentissage, jouent d’une façon décisive les notions d’intérêt, de motivation et d’affectivité, qu’on ne saurait négliger sans risque d’erreurs et de fausses manœuvres parfois catastro­ phiques. Pour les acquisitions moins strictement mécaniques, celles où l’intelligence, la mémoire et les incidences de la vie en général jouent un rôle capital, le processus faus­ sement scientifique de progression méthodique est tout entier à reconsidérer. D’abord, nous le répétons, parce qu’il heurte le bon sens et l’expérience, et aussi que les preuves sont évidentes aujourd’hui de son manque d’effi­ cience et de l’insuffisance de son rendement. Dans ce domaine, à un niveau pour ainsi dire supérieur et plus subtil du comportement humain, les processus d’acquisition de la scolastique sont notoirement en défaut. Les données doivent en être reconsidérées théoriquement et expérimentalement. C’est à quoi nous nous employons, pour notre part et à notre niveau, qui est essentiel parce qu’il est primaire, élémentaire au sens profond des mots. La pédagogie Freinet ne vise pas exclusivement les sauvetages scolaires. Elle se dit thérapeutique dans un 92

sens de grande généralité. Elle exalte sans cesse les poten­ tialités enfantines vers une prise en charge totale de la personnalité, au-delà de la vie courante, vers les domaines de l’imagination contrôlée qui sait choisir l’angle per­ sonnel de prise de vue, qui a à sa disposition la phrase qui habille la pensée, qui la déploie à son rythme et la conduit là où elle veut aller. Le texte de Jean-Luc est significatif de cette santé mentale qui est la marque de l’enfant équilibré : « Oh ! Jean-Luc, tu n'es jamais comme les autres, il suffit de dire ceci pour que tu fasses cela. Tu es un excentrique ! » Excentrique ? Cette semaine, j’en ai construit des excentriques. Est-ce que, par hasard, je n’aurais pas une roue dentée entre mes deux épaules ? Deux bielles à la place des bras, et les jambes en vilebrequin ? Mon corps serait-il en série d’engrenages confus ? Mon cerveau serait-il bourré de pignons, de bielles et de roues tournant en tous sens? Ça, je ne l’accepterai jamais. — Vite! Au secours! Un miroir! Ah ! ça va mieux. Mais... si mes yeux me trahis­ saient ? Ne nous énervons pas, je risquerais de fausser une bielle ou de voiler une- roue. Réfléchissons posé­ ment. Que les roues et les engrenages tournent au ralenti et ne s’échauffent pas trop ! Prenons le dictionnaire... Excentrique... Hum ! Eloigné du centre... Je suis donc éloigné du centre. Peu importe, du moment que ça tourne rond !5 »

5. Les Pionniers, Journal scolaire, Ecole Freinet.

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5. Comment le milieu scolaire peut être une suite naturelle du milieu familial et social

Position du problème * L’éducation a été jusqu’à ce jour une fonction d’auto­ rité : autorité du maître sur ses élèves, autorité de la préfecture sur les petits villages, autorité de Paris sur la province et plus tard sur les pays de l’Union fran­ çaise. La participation des élèves à leur propre éducation et à leur culture est une notion tout à fait récente, une notion d’avant-garde qui, comme telle, reste contestée et combattue, et qui est cependant une notion d’avenir dans des sociétés où se généralisent la coopération et la démo­ cratie. On dit : l’enfant ne sait pas ; il faut donc lui appren­ dre. Comme on dit des peuples : ils ne sont pas assez évolués pour se commander, il faut le leur enseigner. Nous posons comme principe souverain que c’est en forgeant qu’on devient forgeron ; c’est en vivant libre­ ment et coopérativement qu’on s’entraîne et qu’on se prépare à des modes de vie de coopération et de liberté. Et nous y ajouterons cet autre principe : qu’on ne commence pas la construction de l’homme par le toit mais par la base, qu’il est vain de penser qu’une inter­ vention autoritaire de l’extérieur puisse ajouter à l’indi­ vidu autre chose qu’un placage fragile et évanescent. Et nous dirons enfin qu’on ne fait pas boire le cheval qui n’a pas soif. L’école que nous appelons tradition­ nelle a ôté à l’enfant tout appétit et toute soif. C’est * Paru dans L’Educateur, supplément, 1er novembre 1958.

dans la mesure où nous redonnons à nos élèves cette faim et cette soif, ce besoin naturel de travailler, de chercher, de se perfectionner et de grandir que nous ren­ dons possibles les formules nouvelles de conquête et de vie. Ce sont là des considérations essentielles, qui sont comme à la croisée des chemins de l’éducation et de la culture actuelles. Si on n’en tient pas compte, on fait fausse route et, quelles que soient les conquêtes spec­ taculaires que l’école met en vedette, on risque fort de se débattre dans des impasses et de ne plus jamais rejoindre les profondes lignes de la vie. Alors on construira peut-être de beaux locaux, qui coûtent très cher, mais que n’habite point l’esprit et qui ne sont en définitive que de modernes « geôles de jeu­ nesse captive ». On pourra réduire le nombre des élèves pour aboutir seulement à une discipline et à des pratiques plus jalou­ sement autoritaires que jamais. On accumulera les documents de connaissance, qui foisonnent aujourd’hui, et on ne fera que renouveler le geste des parents inquiets qui garnissent leur table de tous les mets que la fortune leur permet d’offrir à leur enfant. Mais celui-ci n’a plus d’appétit, et l’excès de nour­ riture lui donne la nausée. Il ira peut-être tout à l’heure chez le petit paysan voisin manger un morceau de pain sec, qui aura la saveur miraculeuse de la liberté. Les problèmes d’éducation et de culture ne sont pas exclusivement, comme le croient l’administration et ses employés, des problèmes de règlements, d’horaires, de manuels, de leçons dans un climat de lointaine autorité. Ils se posent aussi, et encore plus peut-être, au niveau des éduqués eux-mêmes, de leurs possibilités, de leurs besoins et de leurs exigences en fonction de la vie qu’ils auront, eux, à affronter. Ces considérations sont tout à la fois d’expérience et de bon sens. Et pourtant on en reconnaît mal volontiers l’urgence et la portée dans nos pays de vieille culture. De beaux chemins ont été tracés, élargis et goudronnés, 96

où ne passent, il est vrai, qu’un certain nombre de privi­ légiés, mais dont on reste fier parce qu’on espère y accéder un jour. De beaux châteaux dominent encore les campagnes. L’intérieur désuet ne répond plus aux nécessités techniques d’aujourd’hui, mais on les consi­ dère toujours comme des sommets qu’on aspire à appro­ cher et peut-être à conquérir. Nous avons de même une culture qui a eu et qui garde sa grandeur, mais elle n’est pas la culture de la masse, elle n’est pas une culture du peuple, et on commet une erreur mortelle quand on veut couler tous les enfants dans des moules qui avaient été préparés pour une caste dépassée. Ajoutons, ce qui n’est pas négligeable, que de gros inté­ rêts commerciaux et financiers constituent pour l’école traditionnelle le mur de défense le plus difficile à abattre et à surmonter, l’ennemi invisible de tous les efforts généreux pour une meilleure éducation. Nous avons dit la malfaisance des manuels scolaires, et tout spécialement il faudrait s’arrêter sur ceux qui conditionnent l’apprentissage de la langue : le syllabaire et les livres de lecture « méthodiquement » construits par des spécialistes traditionnels. Le langage, dans ces ouvrages pourtant souvent illustrés agréablement, appa­ raît à l’enfant comme une langue étrangère qui n’a aucun rapport avec le langage de tous les jours qu’il emploie dans sa famille et dans la rue. Les progrès techniques de la méthode des manuels ne sont jamais parvenus à sur­ monter cette difficulté. Ils s’installent dans la dualité constatée comme si elle était irrémédiable. Les techniques Freinet prétendent apporter une solu­ tion possible et pratique. Elles transportent dans l’apprentissage scolaire cette richesse d’expression, cette aisance, cette joie sans contrainte qui fait le charme du langage enfantin. La culture monte dès lors, sans hia­ tus, de la vie familiale et sociale jusqu’à l’acquisition des vertus supérieures de l’homme. Nous faisons la preuve que ces techniques, fruit d’une longue expé­ rience collective dans des dizaines de milliers d’écoles à

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travers le monde, sont une solution pédagogiquement, socialement, techniquement, financièrement supérieure à la méthode des manuels, dont l’abusive royauté est désor­ mais dépassée. Nous disons techniques Freinet et non méthode Freinet, pour bien montrer qu’il ne s’agit pas ici d’une construc­ tion théorique et idéale, mais d’une nouvelle technique de travail, qui a l’avantage d’être née, d’avoir été expé­ rimentée et d’évoluer, dans le cadre de nos classes. Cette technique nécessite, comme toutes les techniques, une portion plus ou moins décisive de considérations péda­ gogiques ou philosophiques, mais surtout des outils de travail adéquats, des conditions de travail satisfaisantes, la préparation ou la rééducation des ouvriers spécialisés que sont les éducateurs. A l’expérience, d’ailleurs, ces techniques nous ont préparés à dégager les principes de base qui permettent aux non-initiés de comprendre et d’apprécier la portée de nos travaux dans le complexe de la pédagogie contem­ poraine. Ce sont ces techniques, ces principes et la méthodo­ logie correspondante que nous allons aborder brièvement, en nous appliquant surtout à montrer le sens et l’esprit qui doivent présider aux formes nouvelles de travail, à la normalisation d’une œuvre éducative qui doit être avant tout œuvre de vie. Comment le milieu scolaire peut être une suite naturelle du milieu familial et social En toutes circonstances, et pour toutes les disciplines, nous partons toujours de la vie de l'enfant dans son milieu. Les enfants arrivent à l’école. Il faut éviter à tout prix qu’ils se dédoublent et se dépersonnalisent en en fran­ chissant le seuil, la pensée et l’affectivité de l’enfant res­ tant à la porte, l’écolier pénétrant dans la classe qui lui impose ses normes. Pas de salut obséquieux, pas d’alignement militaire. 98

L’enfant qui sait à quel point l’école continue la vie arrive les yeux vifs, la bouche confiante, les mains pleines des richesses qui l’ont arrêté en chemin. C’est la vie dans toute sa complexité qui vient battre comme une marée invincible les murs et la porte de l’école. Nos élèves ont tant à dire, tant de questions à poser, tant de renseignements à obtenir, tant de « glanes » à montrer : bouquets de fleurs, fruits nouveaux, insecte ou serpent, roche ou fossile, livres et brochures. Toute cette richesse, ce sera la nourriture de base de notre école : elle n’est certes pas neutre, méthodique et froide comme celle des manuels, elle nous pose d’emblée une infinité de problèmes que les programmes et les manuels n’ont pas prévus, mais pour lesquels il nous faudra pourtant trouver une solution. Mais c’est une nourriture vivante, encore chaude et palpitante pour­ rions-nous dire, donc plus digestible et qu’il nous fau­ dra nous garder d’entraver ou de falsifier. Elle est une nourriture naturelle dont nous devons bénéficier à cent pour cent. Le texte libre opère la liaison fonctionnelle et affective entre la vie et l’école Selon les méthodes traditionnelles, toute connais­ sance et toute science sont incluses dans le cerveau du maître ou dans les livres. Pour y accéder, l’école a prévu une infinité de méthodes, de procédés et de trucs dont l’ensemble constitue ce que nous appelons la scolastique. Ni les parents ni les éducateurs n’osaient imaginer que ces connaissances et cette science soient latentes ou for­ melles dans l’expérience enfantine et que, en partant de cette expérience, par une série d’escaliers familiers, on puisse accéder à une culture qui en serait l’aboutissement et le sommet. On était persuadé qu’au niveau de l’école une porte restait à ouvrir, de gré ou de force, et qu’en deçà était la nuit et, au-delà seulement, la lumière ou les premières clartés de l’aube.

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Nous avons prouvé, par notre expérience largement répercutée, qu’une éducation efficiente est possible sur la base de la vie enfantine, que cette éducation est aujour­ d’hui techniquement réalisable, non seulement dans quel­ ques classes privilégiées, mais dans toutes les classes, dans tous les pays et dans toutes les langues. Avec de tout jeunes enfants, qui abordent l’école pour la première fois, nous nous gardons attentivement de présenter d’emblée la matière scolaire des livrets de lecture ou des manuels de calcul, surtout lorsque les textes en sont écrits dans une langue qui n’est pas la leur et qui ne leur apparaît, à l’origine, que comme une incompréhensible mécanique. Nous laissons les enfants parler, dans leur langage, en évitant d’affecter leur confiance et leur élan par d’inu­ tiles observations pédagogiques ; nous les encourageons dans les directions qui nous paraissent les plus originales et les plus constructives. Nous donnons en même temps aux élèves papier et crayon et nous les laissons dessiner librement. Dans ce domaine aussi, il faut nous persuader qu’il n’y a pas, à un moment donné, une porte qui s’entrouve sur la tech­ nique adulte et à laquelle on n’aurait accès qu’à force de leçons méthodiques et d’exercices scolastiques. Les pro­ grès en dessin, comme en écriture et en lecture, se font par tâtonnement expérimental. Les premiers graphismes encore informes vont se perfectionner selon des processus que nous avons précisés dans notre livre Méthode natu­ relle de dessin et qui conduisent l’enfant, par la création et la vie, à des formes d’expression artistique qui sont comme un palier bénéfique entre la vie intime et les exigences du milieu scolaire. L’enfant explique son dessin, ou du moins parle en dessinant, le dessin n’étant, à ce stade, que le plus subtil des langages. Les premiers contacts sont pris pour un bon départ. En une dernière étape, nous détecterons, parmi l’ensemble des pistes nées du langage et du dessin, un élément majeur que nous mettrons en valeur dans un premier texte libre. 100

On nous a demandé parfois s’il n’y avait pas lieu d’indiquer un sujet pour orienter le travail et donner des idées aux enfants. Une telle préoccupation laisserait croire qu’on n’a pas dépassé l’ancienne pédagogie et qu’on sous-estime totalement la richesse merveilleuse des vies enfantines. Voici un texte pris dans une classe algérienne qui emploie les techniques Freinet : LE BÛCHERON Mohamed coupe du frêne avec une hâche Il coupe les branches Il fait des morceaux Il les charge sur l’âne Il les emporte à la maison pour faire du feu.

Les enfants le copient, le lisent globalement, l’illustrent, le miment ou le dansent si cela leur convient, le chantent ou le jouent aux marionnettes. La seule précaution à prendre est de ne pas scolariser ce texte, de ne pas en torturer les phrases pour faire apparaître artificiellement certains mots jugés utiles, ou en supprimer d’autres qu’on croit trop difficiles. Nous pratiquons ici selon la méthode naturelle : l’enfant apprend à écrire et à lire comme il apprend à parler, selon un processus qui règle toutes les opérations intellectuelles, sociales et techniques, l’école exceptée. Mais le texte libre ainsi compris, et qui peut, même sous cette forme partielle, apporter un esprit nouveau dans les pratiques de l’école, ne résoudrait pas pleine­ ment le problème de la lecture, puisque, à un moment donné, il faudrait bien présenter aux enfants des textes imprimés et, pour cela, retourner aux manuels scolaires qui reprennent et continuent le divorce et l’impasse. Il nous faudrait arracher l’enfant à ses pensées et à ses histoires de bûcheron pour lui faire lire, à la page 21, pi-pe, pi-le, la-ve, la-me, ba-na-ne. Le charme serait rompu, l’élan coupé. Nous replonge­ rions dans le scolastique. La grande innovation technique, c’est la découverte et 101

l’emploi d’un matériel d’imprimerie pour l’école qui nous permet, à tous les degrés et avec des caractères de grosseurs différentes, la composition et le tirage du texte libre choisi et mis au point. Alors le miracle joue sans réserve : la pensée et la vie de l’enfant, exprimées et extériorisées en classe, sont comme matérialisées dans le texte écrit, puis coulées dans le métal. Elles deviennent un beau texte imprimé qu’on lit spontanément, parce qu’il est notre commune création. C’est la possibilité technique que nous avons ainsi réalisée d’accéder, par la seule expérience enfantine, au premier échelon de la culture, c’est la suppression du hiatus scolastique, la montée naturelle vers la connais­ sance qui constituent la grande révolution dont doivent désormais bénéficier les enfants. A défaut d’imprimerie, dans certains pays notamment où les caractères d’imprimerie sont difficiles à trouver, on peut utiliser le limographe. Avec cet appareil, genre de duplicateur à main, les textes sont gravés sur un stencil. Il suffit de soigner cette gravure (en utilisant une machine à écrire, par exemple) pour obtenir des tirages très satisfaisants. La pensée de l’enfant est devenue imprimée. En grou­ pant, jour par jour, ses feuilles imprimées, l’enfant consti­ tue lui-même son livre de vie écrit, illustré, composé et imprimé par lui et ses camarades. On peut, en partant de ce texte imprimé, prévoir un certain nombre d’exercices quelque peu scolaires qui faci­ litent une plus rapide acquisition des mécanismes. Comme ces exercices se pratiquent alors sur des textes qui ont, pour l’enfant, un sens et une vie, ils sont mieux acceptés, mieux compris, donc plus profitables. J’ajoute cependant que ces exercices ne sont pas du tout indispen­ sables. Par la méthode naturelle, l’enfant apprend à parler à la perfection sans aucun exercice scolastique. Il apprendra de même à lire et à écrire en un temps record, en fonction de considérants qu’il n’appartient pas tou­ jours à l’école d’améliorer et de revaloriser. Ce passage naturel du langage à l’imprimé et au jour­ 102

nal contribue à lui seul à transformer profondément le milieu scolaire. L’enfant y gagne une grande confiance en lui et en ses possibilités. L’école cesse d’être alors l’organisme oppressif que lui valent les vieilles méthodes. Et l’éducateur lui-même acquiert à cette pratique une plus grande humilité. Il y prend notamment l’habitude de se mettre au niveau de l’enfant, de partir de ce qui naît, d’aider la graine à se gonfler, à croître et à s’épa­ nouir. L’expression libre, l’imprimerie, le journal scolaire aux divers cours de l’école Telle est la base du texte libre dont la pratique tend aujourd’hui à se généraliser et à remplacer l’ancienne rédaction imposée. Cette technique est quelque peu différente dans sa forme, mais non dans son principe, avec des enfants plus âgés qui abordent ou maîtrisent l’écriture. A ces degrés l’enfant ne se contente plus de dessiner ou de raconter les éléments de son expression. Il les écrit. Mais en est-il capable ? pensent parents et éduca­ teurs. Aura-t-il assez d’idées ? Saura-t-il les exprimer, et ne faudrait-il pas, au préalable, lui faire acquérir métho­ diquement les techniques d’expression écrites indispen­ sables ? Il y a là encore une bataille à gagner contre les erreurs monstrueuses nées de la scolastique. Ne suffit-il pas de vivre avec les enfants pour être persuadé de la richesse et de l’originalité de l’expression enfantine... loin de l’école ? Si, à un certain âge, et dans certaines conditions, l’enfant est incapable de produire un texte ou une pensée valables, c’est seulement parce qu’une pédagogie morte l’a rendu aveugle et muet, impuissant à rien sortir de lui-même, dressé seulement à répéter et à copier. Rétablissez le circuit et la richesse enfantine éclora et s’affirmera. Quant à savoir s’il faudrait d’abord donner aux enfants la possibilité de s’exprimer avant de les laisser s’exprimer, 103

c’est comme si on se demandait s’il ne faudrait pas ensei­ gner à l’enfant la technique de la marche avant de lui laisser faire les premiers pas ; et s’il ne serait pas prudent de lui interdire les premiers vocables tant que nous ne lui avons pas inculqué la technique du langage. Cercle vicieux dont on ne peut sortir que par la méthode natu­ relle. C’est en parlant que l’enfant apprend à parler, c’est en marchant qu’il apprend à marcher, c’est en écrivant et en rédigeant qu’il apprend à rédiger. Notre succès est maintement la preuve de cette vérité nouvelle qu’il nous fallait redécouvrir et à laquelle restent encore sourds tant de doctes pédagogues. 'Par nos réali­ sations, les textes d’enfants ont aujourd’hui acquis droit de cité ; on comprend dès lors, et on admettra, qu’ils puissent et doivent servir de base à notre éducation, pre­ mier échelon vivant de la culture. Nous constatons dans la pratique que l’enfant qui, par l’imprimerie, le journal scolaire et les échanges a pris conscience du circuit normal de la pensée, éprouve un besoin naturel de s’exprimer par l’écriture, comme il éprouve très tôt le besoin de marcher et de parler, avant même d’en avoir dominé la technique. Dès le cours préparatoire, nos enfants écrivent des textes de une ou plusieurs lignes sur tous les sujets qui les agitent et les passionnent. Il suffit, comme avec les débu­ tants, que nous sachions dépouiller notre fonction de contrôle et de critique pour prendre la naturelle atti­ tude aidante. Certes, si vous grondez l’enfant parce qu’il a fait une faute à chaque mot, il n’écrira plus qu’avec appréhension, comme il s’abstiendrait de parler en votre présence si vous ne saviez que le sermonner en censeur. L’enfant améliorera sa rédaction en écrivant, comme il améliorera sa marche en marchant. On n’a jamais vu un adolescent marcher à quatre pattes parce que ses parents lui ont laissé faire librement dans son enfance l’expérience de la marche à quatre pattes. Donc, dans la réalité de nos classes, les textes libres abondent. Ils sont extrêmement variés, parce que expres­ sion d’une grande variété d’enfants et de toutes les inci­ 104

dences du milieu. Avec le journal et la correspondance, le texte libre n’est plus un exercice gratuit et sans portée. Il est un travail sérieux et nos journaux scolaires en por­ tent témoignage. Nos textes sont lus par leurs auteurs. On vote à mains levées pour le choix du texte à imprimer. Ce texte est alors mis au point au tableau, avec la collaboration du maître et des élèves, de façon à lui donner une forme parfaite, expressive, vivante, artistique si possible. H est reconnu officiellement que cette pratique permanente du texte libre et de sa mise au point collective constitue le plus précieux des exercices de syntaxe, de grammaire et de vocabulaire et que, par eux, on parvient à des résul­ tats que ne sauraient approcher les dressages les plus méthodiques. La même méthode naturelle à base d'expérience person­ nelle et de travail vaut pour toutes les disciplines de l’école Mais si même nous admettons que les techniques Frei­ net constituent un progrès notable pour l’écriture et la lecture, ne faudra-t-il pas, pour les autres disciplines, en revenir aux pratiques scolastiques ? Car enfin, nous ne pourrons tout motiver dans nos classes. Nous notons d’abord que le texte libre, l’étude du milieu, le journal scolaire et les échanges peuvent fort bien motiver un enseignement majeur de la géographie, de l’histoire, du calcul, du dessin, de la musique. Nous avons montré qu’un enseignement efficient peut naître du souci retrouvé par l’enfant de chercher, de connaître, d’expérimenter, de s’exprimer. Les mêmes prin­ cipes sont valables pour toutes les disciplines de l’école, à condition qu’on modifie les conceptions et les proces­ sus de travail. Si le rôle de l’école consiste à enseigner ce que le maître a inscrit dans son programme et cela sans se 105

préoccuper de la soif possible de l’enfant, alors il faut que la matière à enseigner soit condensée ou diluée dans des manuels qui feront obligation. Cette obligation est en effet indispensable à qui n’éprouve pas le besoin d’une activité que le milieu n’est pas parvenu à motiver. Mais si, par le texte libre, l’imprimerie, le journal et les échanges, on modifie l’atmosphère de la classe, si on humanise et harmonise les relations maîtres-élèves, si on donne un but nouveau au travail qui devient un besoin, une finalité, alors l’ensemble des apprentissages sco­ laires doit être reconsidéré. D’autres normes sont possibles. Nous les avons prépa­ rées. Nous n’entrerons pas ici dans le détail de l’organi­ sation du travail scolaire. On pourra se demander la part qui reviendrait dans notre pédagogie aux techniques audio-visuelles dont on fait si grand cas dans certains enseignements de base. L’acquisition de connaissances, l’information, sous quelque biais qu’elles se présentent, ne sont qu’un aspect de la culture, et non l’aspect majeur. Connaissances et informations ne sont enrichissantes que si elles sont inté­ grées dans un système de pensée, d’action et de vie, logi­ que et humain. Les techniques audio-visuelles ont tendance à enfler démesurément cet aspect connaissances, sans tenir suffi­ samment compte de la formation de l’individu de son équilibre, de l’expérience à la base qui est le fondement de notre culture. Dans notre pédagogie, les techniques audio-visuelles ne sauraient être qu’un complément pour la documentation, tout comme le fichier scolaire coopératif ou les biblio­ thèques de travail. Sans négliger aucune des possibilités que la science met de nos jours à notre disposition, nous devons revenir sans cesse, longuement et minutieusement, aux fondations qui ne se font jamais par l’image ou le discours mais par l’expérience et l’action. La culture à venir dépend de la solidité de ces fondations. Qui n’en est pas muni pourra 106

en vain être riche de connaissances verbales, auditives ou visuelles. Il n’aura ni la logique, ni la vraie science, ni la sagesse qui sont la marque éminente de l’homme. Ce sont ces vertus préalables que nos techniques per­ mettent d’atteindre. Sur de telles bases il sera possible alors de monter des murs et une toiture qui défieront l’adversité. Alors, notre école remplira son rôle primaire.

La rééducation des désadaptés scolaires * Voici quelques cas précis qui illustreront la valeur thérapeutique de la pédagogie Freinet. Le cadre est celui de la classe terminale d’une école urbaine, classe de fin d’études primaires, que rien ne différencie de la classe équivalente de n’importe quelle école publique. Seulement, le travail s’y effectue dans l’atmosphère de coopération qui en imprègne toutes les manifestations. L’expression libre y est à l’honneur (texte libre, dessin, peinture, gravure) motivée par la corres­ pondance et les échanges interscolaires, y compris les bandes magnétiques. Et surtout, les contacts humains y sont nombreux, faciles et authentiques, aussi bien entre les élèves qu’avec le maître. Depuis plusieurs années, des pédo-psychiatres, amis de l’Ecole moderne, dirigent vers cette classe quelques uns de leurs jeunes clients dont ils suivent ensuite l’évo­ lution avec intérêt. Cas 1. — R. L..., 12 ans, élève de C.M.l d’une impor­ tante école du centre de la ville (16 classes), obtient de si maigres résultats scolaires que son père décide de le faire examiner par un médecin spécialiste. Celui-ci adresse au maître de la classe de R. L... la note suivante : * Paru dans L'Educateur, 15 février 1960.

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« L’examen de votre élève me permet de penser qu’il n’existe pas chez lui d’éléments incompatibles avec un développement des études primaires. Du point de vue intellectuel, R. L... présente aux tests un niveau qui le situe à la moyenne des enfants de son âge ; il est donc capable de se situer, dans les classe­ ments, à cette moyenne. Dans les résultats scolaires de ce garçon, il faut tenir compte de son état nerveux qui est dû à son instabilité, parce que trop réagissant à toutes les sollicitations du milieu et, d’autre part, par son type morpho-psycholo­ gique d’expansion instinctive qui lui donne de la force à revendre et ne le porte pas à la concentration intellec­ tuelle. Très sensible, il a besoin d’éprouver un atta­ chement affectif pour celui qui exige de lui la discipline ; autrement dit, c’est un enfant qui, plus qu’un autre, doit accrocher avec son maître (souligné dans le texte ori­ ginal). » Signé : Docteur Ch. de M... Comme l’enseignement traditionnel ne permet guère cette prise de contact confiante, ni la naissance d’un couple affectif « maître-élève », l’année suivante, l’insti­ tuteur écrivait au père que R. L... devrait redoubler son C.M.l et il ajoutait, à l’intention du médecin, que le père voulait consulter à nouveau : « Enfant en retard en calcul : commence seulement à posséder à peu près le mécanisme des opérations. Le raisonnement des problèmes lui échappe encore. Une classe de perfectionnement semble très indiquée. » Cependant, à la rentrée des classes, le médecin dirige le garçon sur la classe de fin d’études d’esprit « Freinet », où il est accepté malgré le handicap sérieux du niveau C.M.l. faible. Après une période d’adaptation courte, R. L... travaille avec plaisir pour la première fois. Il obtient l’estime de ses coéquipiers et il « accroche » affectivement avec son nouveau maître. Textes libres et dessins sont réalisés d’enthousiasme à l’intention de son correspondant noir de Haute-Volta. Sa plus grande satisfaction consiste à 108

demeurer volontairement en classe, pendant les récréa­ tions, afin de taper à la machine le stencil du Journal de vie de la coopérative. Elu par ses camarades en cours d’année scolaire, il devient président de la coopérative. Il prend conscience d’une valeur qu’on lui a déniée à l’école jusqu’alors. Pris d’une sorte de passion pour la photographie, il participe aux sorties et aux activités du club de la coopé ; il réussit de bons clichés et des épreuves de qualité qu’on expose au tableau mural. Sur le plan des connaissances scolaires, il rattrape son retard. Un examen d’orientation professionnelle, après deux ans dans la classe, donne les résultats suivants. Epreuves générales ................................................... 7/10 Epreuves verbales ................................................... 10/10 Epreuves numériques................................................ 8/10 Epreuves spatiales ..................................................... 6/10 Efficience totale ........................................................ 9/10 Finalement R. L... quitte la classe. Il a près de quinze ans certes, mais il est titulaire du C.E.P.E., il a été admis au difficile concours d’entrée au Centre d’apprentissage de la mécanique automobile, où la concurrence est très sévère. Au centre, malgré un arrêt de plus d’un mois à cause d’une délicate primo-infection, il obtient, en fin d’année d’apprentissage, une moyenne supérieure à 14/20, qui le situe excellemment parmi ses camarades. Très bon gymnaste, il a trouvé dans cette activité phy­ sique et disciplinée un exutoire à son besoin physique. On peut considérer R. L... comme sauvé. Souvent, depuis le départ de son ancienne classe coopérative, il revient vers ses camarades plus jeunes et se mêle à leurs travaux du moment, pendant quelques heures. Cas 2. — R. J... est un garçon peu avantagé sur le plan somatique. Il ne parvient à la classe de fin d’études qu’au bénéfice de l’âge. Il n’a appris à lire que grâce à l’excellente technique de son maître du cours prépara­ toire, mais ensuite, tour à tour, il double toutes les classes, du cours élémentaire au cours moyen. Il doublerait son 109

C.M.2 si, à titre d’expérience, il n’était accepté en fin d’études. Jusqu’alors, son carnet scolaire n’avait porté que des appréciations de ce genre : Peu de moyens, faiblesse résignée, tendance fâcheuse à copier. Le milieu familial est assez dissocié. Le père, buveur, est brutal et autoritaire. La mère, compréhensive, accepte de présenter l’enfant au pédo-psychiatre en vue d’établir un a bilan mental ». Et, comme à l’accoutumée, le docteur adresse au maître son appréciation. « R. J.... possède au “Raven” un niveau très limité. Je lui trouve un an et demi de retard. Mais il doit se rattraper sur d’autres points. Pour lui, en plus de la pédagogie (il bénéficie déjà largement de votre mode d’éducation), c’est surtout par un traitement médicamenteux qu’il pourra être aidé. » (Octobre 1954.) En mai 1955, après avoir participé avec assez de bon­ heur aux multiples activités de la classe, afin de faire le point, R. J... consulte à nouveau. Entre-temps, les appréciations du carnet scolaire sont devenues : Amé­ lioration. A encourager. Travail de meilleure qualité. Alors voici ce qu’écrit le spécialiste : « R. J... est beaucoup plus vif, précis, calme avec une maturité que je ne lui connaissais pas en octobre. Dans quelle mesure l’acide glutamique est-il la cause de cette transformation? On ne peut le fixer. La mère est très satisfaite et R. J... vous est si attaché et si attaché à sa classe qu’il veut passer son C.E.P.E. » Signé : Dr de M... Fin mai, le carnet de notes témoigne d’une moyenne de 7/10 avec cette mention : Bien. Tableau d’honneur de la coopérative. Et, pour juin 1955, cette seule mention : Admis au C.E.P.E. Ici, la conjonction heureuse d’un traitement médical approprié et d’une pédagogie associant l’expression libre sous ses multiples formes à une vie scolaire coopérative semble avoir porté ses fruits. Et pas simplement pour une période transitoire, car R. J..., en mai 1959, a subi 110

les épreuves du C.A.P. de cuisinier avec la mention Bien, 4e sur 14 candidats de la région nantaise. Toujours attaché à son ancienne classe coopérative, il y revient de temps à autre au moment de ses congés. Cas 3. — M. de R... Il s’agit ici d’un cas type. Rele­ vons les passages intéressants de la lettre de présentation du garçon à son nouveau maître par le pédo-psychiatre. « M. de R..., âgé de 12 ans 1/2, est l’aîné de deux, sa petite sœur ayant 8 ans de moins que lui. Développe­ ment psycho-moteur normal, mais mauvaise adaptation scolaire. N’a su lire qu’à 8 ans et ensuite n’a presque plus progressé — pour des raisons pédagogiques disent les parents — mais surtout, je crois, en raison de son insta­ bilité et du climat familial très tendu, des sentiments d’exclusion affective qu’il a certainement ressentis et qui l’ont amené à avoir, outre son comportement de rétracté latéral, une attitude paranoïaque. La meilleure façon, à mon avis, de repêcher ce garçon, de le faire bénéficier d’une bonne scolarité, avec la possi­ bilité de le faire entrer dans un cours complémentaire, c’était de le faire entrer dans une classe pratiquant les méthodes de la pédagogie active avec un pédagogue sur lequel il pourrait transférer et liquider les sentiments agressifs qu’il a amassés contre l’autorité ». Signé : Dr de M... M. de R... était en passe de tripler sa 6e dans un éta­ blissement secondaire autre que celui qui l’avait accueilli. Dans la classe coopérative, ses textes se sont succédé à un rythme étrangement rapide. Morbides- au début, ils sont devenus normaux en quelques mois seulement, bien que la tension familiale n’ait guère diminué. La corres­ pondance, comportant un échange philatélique avec une classe de Boudenib (Maroc), canalise son intérêt, la facilité et la multiplicité des contacts possibles avec le maître a permis, sans heurts majeurs, le transfert et la liquidation a peu près complète des sentiments agressifs qui habitaient M. de R. Il est vrai que l’autorité, ici, avait une forme et un sens totalement différents de ce qu’il avait connu jusqu’alors, dans sa famille et à l’école. 111

Le C.E.P.E. passé avec succès, le garçon entre en 5e moderne d’un cours complémentaire où il suit honnête­ ment ; il reste en contact avec sa coopé. Les parents n’ont pas très bien compris et n’admettront sans doute jamais la part importante de responsabilité qui leur incombait dans le comportement du garçon. L’amélioration obtenue, et dont ils se réjouissent, leur paraît irréversible, et leur conception de l’autorité monar­ chique en éducation, comme sur le plan général, conti­ nuant à se développer suivant le même mode, il faut craindre que la personnalité de M. de R..„ encore fragi­ lement structurée, ne se détériore un jour... Pronostic réservé dans ce cas. — La conclusion pourrait être celle-ci : Il n’y a pas de miracle en matière d’éducation. Edu­ quer est œuvre délicate qui exige une patience longue et vigilante. Il est toujours important d’obtenir des parents une exacte compréhension de la situation qu’ils ont créée et qu’aggrave leur entêtement. R. Pigeon, docteur en psychologie, ancien directeur d’école primaire à Nantes

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6. Du langage à la lecture, à l’écriture, à la culture

Nous partons toujours de ce principe pédagogique : les mots, les concepts plus ou moins logiques qu’ils expriment, ne sont un enrichissement que s’ils sont le résultat et le prolongement de notre expérience per­ sonnelle, incorporés à notre vie, liés à notre devenir. Il n’y a qu’un seul moyen d’accéder à la vraie science qui est puissance : c’est de partir humblement de la base, du tâtonnement expérimental empirique, puis du tâtonne­ ment expérimental méthodique et scientifique, pour accé­ der à l’appréhension graduelle et intime des outils et du langage. Le langage est le plus merveilleux des outils. Par un processus accéléré, il permet à chaque individu d’édifier sa propre personnalité avec un maximum de solidité et de puissance. La lecture et l’écriture, le dessin, doivent être la continuation du langage. Nous avons reconsidéré l’expression écrite des enfants en montrant et en prou­ vant, par la pratique, qu’elle naît et va s’enrichissant exactement selon le même processus qui préside à la naissance et au développement du langage. Nous avons montré de même que l’expression graphique naît et se développe selon le même processus que l’expression orale et que l’expression écrite. Si, de la psychologie à la péda­ gogie et à la vie, nous réalisons, non pas théoriquement mais pratiquement, cette unité de conception et d’action, nous aurons apporté aux éducateurs un élément harmo­ nisateur de toute première importance pour la compré­ hension nouvelle et l’exercice efficient de leur métier. J’attirerais donc plus spécialement l’attention sur l’étude du processus d’adaptation du langage aux besoins de l’enfant.

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1re étape : un son ou un mot s’avère comme une réus­ site. L’enfant le répète automatiquement pour s’en assu­ rer la maîtrise. 2e étape : ce mot est employé comme outil pour exprimer non seulement l’idée initiale, mais des sensa­ tions, des désirs, des besoins. Mais l’intonation change, ou l’attitude, le geste aidant à l’élargissement du sens de plus en plus complexe du mot. 3e étape : deux mots-outils se rencontrent pour expri­ mer un sens nouveau plus complexe. C’est l’aurore de la phrase, qui déjà intègre l’enfant à son milieu. 4e étape : les mots-conquêtes sont répétés pour passer dans l’automatisme. Des expériences nouvelles vont s’ajoutant sans cesse aux précédentes, et l’enfant parti­ cipe de plus en plus au milieu qui favorise ses conquêtes. Il construit sa chaîne psychologique et au fur et à mesure que se perfectionnent ses tâtonnements et ses instincts d’imitation. C’est ce processus d’acquisition par tâtonnement expé­ rimental dont j’ai fait la démonstration dans mes tra­ vaux sur La Méthode naturelle : dessin, écriture, lecture — la lecture étant consécutive à l’écriture personnelle, consécutive elle-même des graphismes libres. « Le tâtonnement expérimental se fait par paliers : dans chaque palier, l’enfant affermit son expérience jus­ qu’à ce qu’elle devienne automatique : une expérience réussie au cours des tâtonnements crée un appel de puissance et tend à se reproduire mécaniquement pour se transformer en règle de vie. » (Essai de psychologie sen­ sible, 7e loi.) Nous sommes là dans le domaine des réflexes condi­ tionnés de Pavlov : tous les processus normaux de l’orga­ nisme s’accomplissent par réflexes, depuis la réactionréflexe primitive (telle la sécrétion salivaire du chien à la vue des aliments) jusqu’à la parole articulée et l’usage de l’écriture. Il n’y a pas un fonctionnement isolé de deux sphères de l’organisme (physiologique et psy­ chique), mais fusion permanente des éléments somatiques et psychiques. 114

Nous partons, comme Pavlov, de l’idée fondamentale de l’unité et de l’intégrité de l’organisme qui se fait de façon spontanée et dynamique par l’acte réussi. La tactique éducative la plus simple et la plus naturelle est de favoriser au maximum l’acte réussi. C’est ce que fait d’instinct la mère, toujours présente au compor­ tement de son enfant depuis le jour de sa naissance, pour accélérer chez lui les apprentissages premiers de la vie, qui lui donneront une certaine indépendance favo­ rable à sa formation. Les actes réussis s’inscrivant dans l’automatisme — c’est là un point primordial — libèrent une énergie dis­ ponible pour d’autres découvertes, d’autres approxima­ tions du monde. C’est ainsi que l’admirable machine qu’est l’être vivant fonctionne à plein, au sens cyberné­ tique, pour donner un maximum de rendement, sans hési­ tation, pour maintenir un maximum d’unité. Quand l’acte n’est pas réussi, il y a échec, « inhibition de défense », dit Pavlov (et qui n’est pas l’inhibition freu­ dienne), dans laquelle l’automatisme ne joue pas, le sys­ tème cybernétique se détraque, l’être se ferme à l’expé­ rience. C’est ce qui se passe inlassablement chez les dyslexi­ ques. (E.F.) Cest dire qu’il faut veiller, avec une grande attention, aux premiers démarrages des processus d’apprentissage : « 1. Donner aux enfants la possibilité technique d’une riche expérience tâtonnée : milieu aidant, jardin, ani­ maux, outils primitifs et progressivement perfectionnés. 2. Prévoir le matériel et la technique qui rendront cette période de tâtonnement plus rapide, plus complète, plus profonde, plus sûre dans ses conclusions. 3. Confronter sans cesse cette expérience avec l’expé­ rience et la technique ambiante : “L’acte réussi par d’autres entraîne la même répétition automatique lorsque cet acte s'inscrit dans le processus fonctionnel de l’indi­ vidu. ” (Essai de psychologie sensible, 9e loi.) » Dans ce milieu d’éducation aidante, qui permet d’accé­ 115

lérer le tâtonnement expérimental, de parcourir à une vitesse accrue les divers maillons de la chaîne, d’accro­ cher aux anneaux essentiels d’autres maillons secondaires solidement soudés, s’affirme le processus de la connais­ sance. Mais, dans ce processus qui est tout un programme, ne prenez pas pour l’essentiel ce qui reste secondaire. On n’aide que celui qui cherche et qui agit. On n’aide pas qui s’est arrêté, immobile, sans aucune raison per­ sonnelle d’avancer et de monter. Votre exemple, vos explications, vos leçons, vos images seront sans véritable influence éducative si elles ne sont l’aliment désiré de la dynamique expérience tâtonnée. Elles seront d’autant plus efficaces que l’expérience tâtonnée primaire sera active et vivante. Et si, au comble de l’erreur, vous pré­ sentez à l’enfant votre propre chaîne de connaissances, même s’il l’utilise plus ou moins bien à l’école, vous n’en avez pas moins manqué votre but, parce que l’enfant retournera, dès qu’il le pourra, à sa propre chaîne, qu’il assemblera et forgera et enrichira avec les moyens de son bord, empiriques peut-être, mais il aura sa chaîne. Il sera alors partagé entre deux chaînes de connais­ sances : l’une qui lui sert exclusivement à l’école et consti­ tuée à grand renfort de mots, de définitions, de lois et de théorèmes avec lesquels il jongle de son mieux jus­ qu’à y devenir parfois virtuose, et sa propre chaîne, apparemment moins riche peut-être, moins impression­ nante mais personnelle, solide et familière, et qui sera son outil essentiel dans la vie. C’est l’existence de ces deux chaînes de la connais­ sance et de la science qui explique la fragilité pratique de la formation scientifique de l’école primaire, en face de la permanente solidité du tâtonnement expérimental poursuivi hors de l’école, le peu d’usage qui est fait, hors de l’école, des connaissances tirées de cette chaîne sco­ laire et le peu d’influence, donc, que l’enseignement scien­ tifique a sur le travail et la vie des individus. De quelle utilité pourraient être les chaînes des dys­ lexiques, bricolées dans l’incohérence et l’échec ? [...] Ce 116

sont des chaînes à jamais branlantes, avec quelques mail­ lons d’expérience personnelle en saillie, sur lesquels se sont accrochés, plus ou moins maladroitement, les mail­ lons nés de l’imitation incomplète, accrochés seulement de loin en loin, ou soudés sans souplesse avec des adhé­ rences qui sont autant d’hésitations et de risques d’erreur... L’expérience extérieure, au lieu de s’intégrer à la chaîne personnelle qu’elle aurait renforcée, s’est constituée à côté, d’ailleurs mal formée, avec des hiatus et des protubérances et des directions accessoires qui ajoutent encore à l’imprécision de la ligne2. Sauf cas de tares physiologiques, ce sont les erreurs des méthodes d’apprentissage qui sont responsables de la dyslexie. Dans l’apprentissage du langage (qui, par la force des choses, se fait instinctivement), chaque gazouil­ lis, chaque cri, chaque intonation qui l’accompagne, chaque mot sont accueillis, socialisés, et s’inscrivent d’eux-mêmes dans l’automatisme. Et le mot gazouillé, déformé ou licite, devient un outil qui sert les besoins de l’enfant. En écriture, en lecture, il faudrait qu’il en soit de même : que chaque mot plus ou moins correct soit accepté, socialisé, pour devenir outil qui va servir l’enfant et lui permettre de franchir, à son rythme, les obstacles qu’il rencontre sur son chemin. Pour rester au niveau de cette vie de joyeuse sponta­ néité, il faut être dans la continuité de l’expérience : continuité dans les créations successives de l’enfant, continuité dans les manifestations de son comportement, continuité dans les conditions favorables du milieu aidant. Alors, toutes les données vitales s’expriment à la fois, et on a toutes chances de déceler à point donné l’acte réussi qui va se répétant, se fixant dans la répétition mécanique des comportements favorables. C’est seule­ ment dans ce climat de continuité que peut être affirmée et garantie la libre expression de l’enfant. C’est parce que le langage est obligatoirement intégré 2. Essai de psychologie sensible.

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à la vie de l’individu qu’il perd toute signification dès qu’on tente de l’en isoler. Et c’est pourquoi aussi on ne peut l’enseigner séparément. Il en sera de même de l’écri­ ture et de la lecture, qui ne sont, en fait, que la transcrip­ tion du langage. Elles ne sauraient qu’être intégrées à cette vie complexe. Sinon, il y a anomalie et erreur. Nous parlons parfois d’affectivité à propos de notre méthode naturelle d’écriture et de lecture. Cela n’est pas suffisant et prête à malentendu. C’est intégration qu’il faut dire. Toute expression qui n’est pas intégrée n’est qu’un ersatz mécanique sans efficience. Du fait de cette conception intégrée, le langage prend une totale importance dans l’expression des personnalités et c’est pourquoi l’expression libre a, pour nous, une importance de départ décisive. Comment se fait cette lente adaptation de la prise de conscience auditive et de l’expression qui en est le corol­ laire ? Exclusivement par tâtonnement expérimental, et je crois qu’il y aurait intérêt à en étudier le processus sur ces nouvelles bases, en mettant sans cesse en évidence cette conception d’unité pavlovienne qui rattache auto­ matiquement l’organisme au psychisme. Joignant la pratique à la théorie, le Dr Tomatis a créé une oreille électronique qui, faisant varier les conditions d’audition, influence non seulement la voix mais, progres­ sivement, tout le comportement de la personne : « On parle comme on entend. » Nous avons employé, dans notre école Freinet de Vence, 1’ « Aurelle » du Dr Tomatis, et créé un labora­ toire constitué par un ensemble de quatre postes indi­ viduels, munis chacun d’un micro et d’un écouteur. De son poste, le maître ou un élève suit et dirige les élèves, qui peuvent ainsi travailler individuellement ou collec­ tivement. Nous avons, cela va de soi, adapté l’Aurelle à nos pratiques pédagogiques. Le seul fait pour l’enfant d’être sous un casque, isolé de l’extérieur, détermine une concentration nouvelle pour le travail à effectuer. Les enfants ont une bande enseignante ou une fiche de tra­ 118

vail sous les yeux. Ils les lisent à mi-voix, en s’entendant lire, ils la copient ensuite en cherchant la solution. Les enfants font également, sous le casque, leurs textes libres. L’expérience nous montre qu’ils y apportent une attention et un plaisir qui influe de façon déterminante sur leur enseignement. L’école a détraqué le mécanisme de l’audition vivante, de cette audition qui puisait ses harmoniques les plus sen­ sibles dans ses vibrations intérieures d’abord, dans la chaleur d’une pensée, dans l’affection d’un geste et d’un mot, dans cet indéfinissable dont nous nous étonnons parfois de la part prépondérante qu’il prend dans la vie de nos élèves. L’école se coupe brutalement de ce milieu vital, et c’est pourquoi son enseignement n’a plus de résonance. Elle est déconnectée. Alors, l’oreille sco­ laire n’entend plus. Les écoliers deviennent des mal­ entendants scolaires. Ils n’écoutent pas, comprennent de travers ou comprennent à demi, comme si une tare irré­ missible les avait atteints. Nous faisons et nous ferons œuvre corrective et thé­ rapeutique en rétablissant les connexions, en permettant à nos enfants d’entendre et de penser avec tout leur être, qui est à la fois physiologique, technique, sensible, affec­ tif, qui plonge encore à cent pour cent dans le sub­ conscient ; en leur permettant, du même coup, de s’expri­ mer, de parler ou de chanter avec tout leur être intégré. Alors, ils retrouveront par le tâtonnement expérimental, les possibilités inouïes que donne la viea.

3. Technique de vie, novembre 1963, n° 25.

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Documents

Dans notre Ecole moderne, de la maternelle à la classe de fin d’études, l’expression orale de l’enfant est sans cesse revalorisée, et c’est tout naturellement que les textes libres prennent la spontanéité, l’élan, la chaleur de l’évé­ nement raconté. Ce n’est évidemment pas toujours facile pour le dys­ lexique qui n’a pas à sa portée l’outil privilégié qu’est la langue écrite, docile à exprimer la pensée. Conscients de leurs impuissances respectives, maîtres et dyslexiques s’affrontent quotidiennement dans l’épreuve de l’apprentissage « correct » de la lecture et de l’écriture, traductrice infaillible d’une connaissance insuffisante de l’orthographe.

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Denis, 11 ans.

Ce texte, qui a fait peau neuve par les vertus de l’imprimerie sans rien perdre de l’originalité d’expression initiale, a su préserver ce penchant à l’humour qui déjà signe la personnalité d’un enfant. Nous noterons, comme une précaution nécessaire, la correction discrète de l’édu­ catrice, qui n’intervient que lorsque l’enfant est impuis­ sant à traduire phonétiquement sa pensée par l’écriture :

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Sylvain, 7 ans 10 mois.

Le texte de Tanaquil, si plein de sensibilité et d’étonnement devant le phénomène de la vie, sera accueilli avec le même souci de respect de la personnalité de l’enfant :

Tanaquil, 9 ans.

Pour l’éducateur, ces textes malhabiles, écrits avec une si louable patience par des enfants illettrés mais qui se font confiance, sont des documents uniques pour la connaissance approfondie, subtile, de la personnalité enfantine, qui, déjà, apporte son message. Chaque enfant est un cas, et chaque cas a ses carac­ téristiques dyslexiques. Mais ce que l’on peut affirmer.

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c’est que l’enfant et l’adolescent, délivrés des contraintes scolaires, améliorent leur comportement personnel et social, s’intégrent à la communauté, y remplissent leurs charges et corrigent, dans la mesure du possible, leurs déficiences scolaires. David, très attaché à son maître, lui écrit pour son anniversaire :

David, 9 ans.

Un mois à peine séparent ces deux textes de David, et, cependant, les progrès sont indéniables. On peut noter plus de sûreté dans l’écriture, plus de clarté aussi dans l’expression de la pensée :

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Progrès aussi pour Bruno, dont l’écriture s’est assagie, modelée sur une pensée qui, déjà, devance son âge :

Bruno, 12 ans 10 mois.

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Cette séparation de la forme et de la pensée nous a conduits à un aspect de culture — dite brillante sans ironie — dans un monde où les beaux parleurs sont rois. L’enfant sait, lui aussi, faire travailler à vide son imagination chaque fois qu’on lui impose de parler ou d’écrire sur un sujet où il n’a rien d’essentiel ou de vivant à dire, pour des fins qui ne s’encastrent pas dans les lignes de son destin. Il en est d’ailleurs qui s’y montrent maîtres, témoin ce pince sans rire qui nous décrit les récipients : « Les récipients sont très utilisés surtout dans les grandes fermes, ils servent à faire de la cuisine. Il y a aussi de grands récipients qui s’appellent des marmites ou des chaudrons. Les récipients sont utilisés en France ; dans les fermes, ils sont beaucoup utilisés pour faire certaines choses. Les récipients ne sont pas tous pareils, il y en a des petits et il y en a des grands, et des moins grands. Les récipients sont utiles dans les fermes qui sont très grandes, il y en a en France et dans le monde. Les récipients sont fabriqués dans le monde. Le récipient n’est pas utilisé partout en France. Il y a des pays qui n’ont guère de récipients, les gens ne s’en servent presque pas, d’autres pays où il y en a beaucoup, les gens s’en servent souvent. » Antoinette, 12 ans.

L’auteur, d’ailleurs, n’a fait en cela qu’imiter et que concurrencer son maître, expert en l’art de discourir sur les récipients, les orateurs du Parlement et d’ailleurs, pour qui aucun problème n’a de secret, ou les journalistes contraints, par leur métier, d’écrire leurs trente lignes sur un thème dont ils ne connaissent rien, mais qu’ils doivent faire semblant de connaître pour produire leur article quotidien sur les récipients. Il serait facile, pensons-nous, de faire un glossaire de beaux textes sur les récipients cueillis chez les adultes familiers de cette curieuse dégénérescence de culture qu’est le bla bla bla 1. 1. L’Educateur.

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7. La délinquance La formation de l’enfance et de la jeunesse1 Nous avions appris par les journaux et le cinéma les exactions hors nature dont se rendaient coupables, indi­ viduellement ou par bandes, les enfants et les jeunes gens d’Amérique. Mais la France n’est pas l’Amérique, pen­ sait-on. Il y a chez nous des assises familiales et sociales sûres qui sauront résister à la marée d’immoralité et de délinquance. Puis on nous a parlé des Anderumper du Danemark, des Skunna Folke de Suède. Là, nous ne comprenons plus : une jeunesse privilégiée qui n’a à redouter ni la misère populaire, ni la hantise des guerres, une jeunesse qui semblait n’avoir rien à revendiquer, descend dans la rue en proie à une sorte de furie moyenâgeuse. Et en Pologne, cette démocratie populaire où le sort des jeunes préoccupe spécialement les gouvernants, voilà les Hooligans qui menacent l’ordre et le travail. Teddy Boys en Angleterre, Tokyo Joku au Japon, Halbstarken en Allemagne, Tsotsis en Afrique du Nord, Nozem en Hollande, Vitelloni en Italie, le mal se répand à travers le monde comme une épidémie. Mode, mauvais exemple, coups de mains des meneurs qu’il suffirait parfois de saisir et de coffrer ! Peut-être. Mais de tels mouvements ne sont pas spontanés. Il y a toujours eu la mode, les mauvais exemples et les meneurs. Une certaine crise de la jeunesse, plus ou moins aiguë, est, de tous les temps, la manifestation d’une opposi­ tion classique entre les générations. Lorsqu’elle entraîne des désordres comme ceux que nous signalons — et la liste pourrait, hélas, en être longue — c’est qu’il y a quelque chose de déréglé dans le mécanisme social. 1. B.E.M., I960.

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Il faut ou réagir sans tarder ou dépérir. Il ne suffit pas de se masquer les dangers en se disant que jeunesse se passe et que force restera à la loi. Il est urgent de déceler les causes du mal pour y porter remède. Le premier argument qui vient aux esprits inquiets, c’est : « Ce n’est pas étonnant, les enfants d’aujourd’hui font ce qu’ils veulent. Il n’y a plus d’autorité. De notre temps, quand le père avait parlé, on se tenait sur ses gardes... » Mais pourquoi les enfants font-ils aujourd’hui ce qu’ils veulent ? Pourquoi n’y a-t-il plus d’autorité et pourquoi les enfants .ne se tiennent-ils plus sur leurs gardes quand le père a parlé ? Il ne suffit pas de crier fort et de frapper pour avoir de l’autorité. D’autres éléments entrent en ligne de compte pour créer les conditions même de l’autorité. La vraie cause serait-elle l’excès de familiarité actuel des parents ? Le fait que parents et enfants sont souvent sur le pied d’égalité, quand ce ne sont pas les enfants qui commandent ? Il est exact que l’idée a évolué d’une certaine position des enfants face aux parents et aux éducateurs. On les considérait, de fait, au début du siècle, un peu comme de petits êtres familiers, non aptes à l’autonomie, qu’on surveille donc et qu’on commande, mais en gardant ses distances pour ne pas compromettre l’autorité. Nous ne tutoyions pas nos parents, il y a cinquante ans. Nous ne parlions pas à table et la tradition reste encore dans certains villages reculés, de la femme et des enfants qui écoutent et servent le père de famille comme les serfs écoutaient autrefois le seigneur. Mais d’où vient donc ce changement d’attitude ? Les parents sont-ils seuls en cause ? Et suffirait-il de leur réapprendre les gestes d’autorité pour rétablir l’ordre ? La dégradation du milieu familial Il s’est produit pour la famille, au début du siècle, ce qui s’était produit pour les seigneurs au Moyen Age. 130

Tant que le maître est là, présent, on obéit. Non pas seulement parce qu’on a peur, mais parce que c’est une présence : il sait écouter les plaintes, parer à certaines crises, réagir à temps, faire face même aux hostilités en maintenant la balance entre les parties. Mais que le seigneur s’en aille aux Croisades, et il se voit contraint, au retour, à traiter d’égal à égal avec ceux qui étaient naguère sous ses ordres. C’est ce qui est advenu à la famille au cours de la Pre­ mière et de la Seconde Guerre mondiale. Le processus n’a fait que s’accentuer et se généraliser depuis, avec les pratiques de système D, de marché noir, de bandes orga­ nisées qui ont perverti davantage encore une jeunesse qui ne trouvait plus, dans la pratique de la vie, les points d’appui traditionnels qui réglaient autrefois son compor­ tement. Le travail des femmes est allé se généralisant, entraînant une plus grande proportion de séparations et de divorces dont les enfants sont les premières vic­ times. Cinquante à quatre-vingts pour cent des foyers sont désertés pendant les heures de travail, ce qui veut dire que l’enfant doit se hâter le matin pour partir à l’école en même temps que ses parents partent pour l’usine ou le bureau. Les écoliers mangent à la cantine, en trou­ peau anonyme, puisqu’il n’y a personne à la maison. Ils restent à l’étude le soir, puis vagabondent dans les rues en attendant le retour des parents. Ceux-ci arrivent, énervés, surmenés, mal disposés à accueillir et à éduquer leurs enfants qui ne trouvent plus dans la famille l’appui moral, le foyer qui est, conscient ou non, un besoin vital. Le père essaie bien, parfois, son autorité. Mais c’est alors une autorité toute formelle qui n’a plus d’assise dans les processus de vie en commun et qui suscite seulement opposition et colère. L’enfant s’en va seul, balloté au gré des mauvaises compagnies et des difficultés de la vie. Il faut vraiment que les hommes naissent bons pour que ne soit pas plus catastrophique une semblable préparation à la vie. [...] La détérioration du milieu social ne fait qu’aggraver le désarroi des familles. 131

Les grandes concentrations industrielles ont fait sur­ gir, pour remplacer les taudis, des bâtiments systéma­ tiques trop exigus, sonores, sans dépendances, sans espaces verts, où les individus et les enfants tout parti­ culièrement ne trouvent aucune place à leur mesure. Dans la rue, les appareils à sous, les juke-boxes, les billards électriques, la foule compacte. Dans les cours intérieures, où grouille le petit peuple désœuvré, les petits frères qui ne partent pas en vacances... La rue, du reste, est désormais interdite aux enfants et aux jeunes. Elle appartient exclusivement aux véhi­ cules motorisés. La campagne est trop loin. Et ne par­ lons pas du bruit, cette plaie de notre civilisation qui fait que l’individu ne s’appartient plus, qu’il est de force engrené dans la mécanique. Et l’attitude des adultes ? Fini le temps où le milieu était aidant, les adultes s’intéressant à la vie du quartier, à celle des enfants, pour lesquels on était toujours indul­ gent. Dorénavant, par la force des choses, l’enfant c’est l’ennemi.

Le cinéma et la télévision C’est dans cette atmosphère ainsi détériorée et déper­ sonnalisée qu’agissent le cinéma et la télévision, qui apportent à ces jeunes l’illusion de ces vies dont ils éprouvent le désir et sentent la nécessité, ou la revanche et la compensation aux insuffisances dont ils souffrent. Le cinéma à forte dose, dans un tel milieu, est mauvais par lui-même, parce qu’il éloigne de la réalité et plonge les spectateurs dans un dangereux climat de rêve où tout est valable. Ajoutons à cette influence celle du sport de compétition qui glorifie la brutalité, la « prise » qui immo­ bilise ou le « direct » qui assomme. La guerre, dont, depuis tant d’années, nous offrons le triste spectacle à la jeunesse, complète cyniquement la besogne de démo­ ralisation. La bagarre a été de tout temps familière à l’enfance et à la jeunesse. Elle est devenue aujourd’hui 132

plus sauvage que jamais : la mitraillette tue, la torture fait parler, le sang coule... N’en est-il pas ainsi dans les journaux et les livres illustrés pour la jeunesse ? L’école Il semble que l’école devrait être, en l’occurrence, le havre de remplacement qui aiderait les enfants pratique­ ment abandonnés à conserver cependant et à retrouver l’équilibre indispensable pour affronter la vie. L’école, qui fonctionne comme au début du siècle, et n’a modifié ni ses horaires, ni ses techniques, ni son esprit, n’a pas essayé de s’adapter à l’évolution radi­ cale dont nous venons de donner un aperçu. Elle a continué de prêcher sa morale verbale, à enseigner le français, le calcul et les sciences, imperturbablement, comme si rien ne s’était passé depuis quarante ans, comme s’il n’y avait eu ni les guerres, ni les camps de prisonniers, ni les déportations, ni les tortures, ni le machinisme, ni la concentration humaine dans les cités chancres ou champignons où la vie n’a plus de commune mesure avec ce qu’elle était... à la belle époque. L’enfant est seul. Cette solitude, il la ressent encore davantage parce que l’école, qui n’a pas évolué, n’est plus adaptée à ses besoins. On lui impose des connaissances dont il ne voit point l’utilité, des devoirs dont il éprouve la vanité. L’école est comme une machine désuète qui avait sa fonction peut-être autrefois, mais qui se trouve aujour­ d’hui dépassée par tout ce qui est, par la force des choses, au centre de la vie parfois hallucinante d’un écolier de 1959. L’école, loin d’atténuer les difficultés créées à l’enfant par l’évolution familiale et sociale, ne fait que les aggra­ ver. Le flot de dyslexiques qui sortent de ses rangs est une réserve inépuisable de la délinquance.

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Essai de redressement Les théoriciens peuvent paisiblement étudier la dété­ rioration éducative née d’une évolution accélérée de l’organisation sociale. Mais parents et éducateurs n’ont pas le loisir d’attendre que les augures aient analysé et décidé. Ils sont, eux, en face d’une vie qui impose ses rythmes, et sont obligés de ce fait, bon gré mal gré, de chercher des modus vivendi acceptables. Il faut, coûte que coûte, remettre de l’ordre dans ce mécanisme. C’est une question de vie ou de mort.

L’autorité Le retour à l’autorité est-il possible ? C’est la solution simple et simpliste qui vient tout de suite à l’esprit et qui satisfait de prime abord le tyran atavique qui sommeille en chacun de nous. Puisque nous souffrons du manque d’autorité et de discipline, rétablis­ sons cette autorité. Les voix ne manquent pas pour dire : — Vous n’avez qu’à commander avec fermeté et ne pas tolérer la moindre désobéissance. — Une bonne claque bien administrée, et vous verrez s’il obéit. Mais, chose curieuse, ces procédés autrefois éprouvés semblent aujourd’hui sans effet. La récompense est-elle un palliatif valable ? — Il m’arrive parfois, dit la mère, d’envoyer une bonne gifle à mon fils. Mais, comme j’ai aussitôt du remords et qu’il pleure à me fendre l’âme, je lui donne 10 F pour aller s’acheter du chewing-gum. — C’est toujours une scène pour lui faire faire ses devoirs. Alors je lui promets une récompense, et il s’y résout. Il faut, bien sûr, tenir sa promesse, à moins qu’il exige le salaire avant pour éviter toute contestation... — Nous avons établi avec mon garçon de dix ans un 134

véritable accord — disons un marchandage — pour le faire travailler en classe. Chaque note est tarifiée : un très bien : ... francs. Un assez bien : ... francs. Comme il veut avoir le plus d’argent possible, il se distingue. Je ne sais pas s’il ne triche pas pour augmenter son gain... — Croyez-vous, objectera l’instituteur, que nos enfants travailleraient bien en classe s’il n’y avait, sur toute la ligne, l’appât d’une récompense ou d’un salaire, seuls moteurs efficaces de l’activité scolaire ? C’est ainsi que, dans nos écoles de boutiquiers, nos enfants, et leur maître avec eux, tiennent une véritable comptabilité : celle des punitions, d’une part, celle des très bien et des bien, des notes, des moyennes et des classements, de l’autre.

Le jeu Le jeu serait-il un moteur souverain de l’activité enfantine ? L’école se rend bien compte que le jeu mobilise en l’enfant une énergie qu’on a considérée pendant long­ temps comme de contrebande. Le jeu semblait être, alors, l’ennemi du travail. La pédagogie contemporaine a essayé de se l’approprier, de le domestiquer, comme l’industrie capte les forces diffuses d’une puissance impressionnante. On a imaginé des jeux pour apprendre à lire, à écrire et à compter, des jeux pour apprendre l’histoire, des jeux et des concours qui visent à la connaissance géographique et scientifique, des jeux de dessin et de musique... On a des jeux d’attention, des jeux d’imagination et d’adresse, des jeux d’initiative et de ruse. La radio et la TV exaltent encore cette tendance, à tel point que le champ actuel de la personnalité en est tout imprégné. A quand les jeux pour manger et pour respirer ? Les classes maternelles sont bourrées de jeux qualifiés d’« éducatifs », les maisons sont pleines de jouets. Les devantures des magasins en regorgent. L’industrie du 135

jouet est, en ces temps, l’une des plus florissantes de France. « Jeu des enfants, tranquillité des parents. » Nous pourrions croire, d’ailleurs, que nous tenons enfin la solution radicale à tous les problèmes éducatifs puisque psychologues et pédagogues s’évertuent aujour­ d’hui à démontrer que le jeu est naturel à l’enfant et à l’homme, qu’il est une activité de base dont il ne saurait se passer, que c’est donc à bon droit qu’on fait sur lui le plus grand fonds dans la recherche d’une éducation valable et d’une culture. Si nous ajoutons que les nouvelles formules d’organi­ sation du travail réservent aux individus de larges marges de loisirs et qu’on n’a pas encore trouvé le moyen de remplir cette marge autrement que par le jeu, nous pouvons bien nous demander si nous parviendrons à trouver mieux pour surmonter les crises qui secouent notre jeunesse. Et pourtant, nous sommes obligés de rester sceptiques et inquiets. La grande vogue du jeu n’a fait souvent qu’accentuer le déséquilibre. Le jeu, en effet, ne prépare pas à la vie. Il brûle, il use une énergie qui semble par­ fois en excédent et qui risquerait, de ce fait, de rester inemployée: Comme ces barrages de fascines et de pierres qu’on construit çà et là en travers des torrents, mais qui n’ont aucune utilité ni pour dévier l’eau dans un canal d’arrosage, ni pour faire tourner une turbine, et qui ne sont là que pour couper l’élan, briser la force du torrent, pour assagir le flot désormais plus facile à domestiquer. Le jeu ne prépare que très accidentellement aux acti­ vités de la vie, même si, dans certains cas, il exerce quelques aptitudes particulières ou développe certains sens. Il distrait de la vie : il tend à faire prendre pour la vie ce qui n’en est que l’ersatz et, de ce fait, fausse l’optique des problèmes fondamentaux. La pédagogie du jeu tend à créer deux zones dans la vie et le comportement des individus : la zone sérieuse et constructive, qui inclut la généralité des actes normaux et fonctionnels — celui notamment du travail sous toutes ses formes, avec ses multiples obligations bien souvent exigentes et pénibles — et la zone de distraction, destinée 136

à compenser la tension nécessitée par la vie, zone privi­ légiée du jeu. Cette séparation de la vie entre deux zones opposées, l’une demandant effort, sacrifice et souffrances, l’autre toute d’excitation et de jouissance, contribue à créer le déséquilibre dont nous souffrons. Il est compréhensible, sur de telles conceptions, que l’individu non prévenu fuie le travail et la peine pour rechercher le plaisir. Et c’est, en définitive, tout le drame de notre époque. Il explique que l’enfant fasse le mort à l’école et ne veuille s’astrein­ dre à aucune obligation, mais qu’il s’épanouisse dans le secteur jouissance. Cette tendance est d’ailleurs irréver­ sible après la puberté. C’est dans l’enfant qu’il nous faudra trouver une pédagogie du travail susceptible de redonner le sens de la vie aux individus, par la mise en valeur des éléments qui leur sont essentiels.

La morale — Il faut lui expliquer, lui faire comprendre, nous dit-on, lui faire sentir la nécessité du travail, de la connaissance et de la culture, le mettre sur la bonne voie... — J’essaye bien, dit la mère. Il me semble, quand je lui parle, que ma parole porte, surtout si elle sait être émouvante. Je me dis parfois : la partie est gagnée... Et dès qu’il se trouve à nouveau à une croisée de chemins, c’est toujours vers la facilité qu’il s’engage. La morale ? La morale, on nous en a trop fait à nousmêmes et nous en avons comme une indigestion. Les jeunes d’aujourd’hui ne s’y laissent pas prendre : du baratin, du vent... On nous dit : « C’est parce qu’il n’y a plus de religion. La peur du diable était autrefois le commencement de la sagesse. » Mais tout le monde sait aujourd’hui qu’il n’y a pas de diable, et la menace ne joue plus. Dans la pra­ tique, les enfants élevés avec le secours d’une religion ne se comportent pas mieux que les autres. 137

Ah ! si les enfants pouvaient être imprégnés dès leur jeune âge d’une règle de vie religieuse, non formelle mais profonde, qui dépasserait les mots pour s’intégrer à la vie, alors, oui, quelque chose pourrait changer. Mais une telle imprégnation suppose une présence et une présence de choix, faite de dévouement, de pitié, de générosité et d’humanité. Où sont les saints qui seraient aujourd’hui en mesure de former la jeunesse morale qui remonterait la pente ? Il fut un temps, au début du siècle, où les éducateurs avaient foi en la science et au progrès. Les parents euxmêmes espéraient trouver dans l’instruction le levier déci­ sif. Hélas, les guerres, les massacres, les déportations, les tortures, la course aux armements, les bombes ato­ miques nous ont apporté la triste preuve que la science ne saurait, par elle-même, sauver l’homme. Nous ne voulons excuser ni les délinquants, ni les gangs, ni les bandes organisées, ni les retards scolaires, ni les désadaptés, ni les lycéens plus partisans de chahut que de travail. A vrai dire, que leur offre-t-on de nos jours pour les éclairer et les encourager à l’aube de la vie, pour donner un but à leurs efforts ? Peuvent-ils dis­ tinguer seulement une petite lumière dans les sentiers où nous prétendons les engager ? Et sont-ils totalement res­ ponsables s’ils se laissent tromper par des lueurs artifi­ cielles qui ont parfois, à s’y méprendre, l’éclat fallacieux des clartés ancestrales dont nous prônons les vertus ? Une école désadaptée, des examens impitoyables, un travail sans but, le chômage et, à l’horizon, l’exploitation et la guerre... Mesurons les responsabilités et essayons de trouver des solutions pratiques.

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Une éducation du travail

Pour surmonter la crise, il nous faut reconsidérer, sur la base du travail, les relations entre enfants et adultes et y ajuster, autant que possible, notre commun compor­ tement. Contrairement à ce qu’on croit, ni l’oisiveté, ni le jeu ne sont naturels à l’homme. Il n’y a qu’à voir les réac­ tions non encore perverties du jeune enfant : la plus grosse punition que vous puissiez lui infliger, c’est l’immobilité, et rien n’est autant apprécié par lui que les travaux à sa mesure et dont il voit directement les résul­ tats : allumer ou tisonner un feu, mettre le couvert, servir à table, conduire un cheval ou une bicyclette sont depuis toujours et restent des occupations favorites de l’enfant au village. Le petit citadin, lui, est tenu à l’écart des menus travaux que sa mère prend en charge. C’est seulement parce qu’on les trouve dangereuses et coûteuses que les petites corvées sont remplacées par des ersatz à forme de jeu : une dinette pour rire, des chevaux de plomb ou une série d’autos miniatures... Pour si paradoxal que cela paraisse, l’enfant non déformé par le jeu, ou le profit, ne joue que lorsqu’il ne peut pas travailler. Si nous parvenions à rétablir à tous les âges, dans tous les milieux, à l’école comme dans la famille, la fonction travail, nous aurions trouvé, du même coup, les conditions optimales de l’équilibre indi­ viduel et social. La tâche sera évidemment difficile, comme il est diffi­ cile de reconsidérer l’économie d’un pays. Il faut d’abord détecter les lignes de force, les richesses à exploiter, les virtualités à réaliser. C’est ce que nous avons tenté en faisant le procès rapide d’une formule d’éducation dépassée et condamnée. Mais si même notre démonstration est si évidente qu’aucun doute n’est possible, encore faut-il vaincre les résistances de la masse des individus intégrés dans 139

l’ancien système et qui se refusent à changer leurs techni­ ques de vie. Nous nous heurtons aussi aux profiteurs de cet état de chose existant, et qui ne voudront pas perdre leurs avantages, dût l’avenir en être compromis. Notre éducation du travail aura à compter, nous le savons : — avec les administrateurs de tous ordres, qui rechi­ gneront à reconsidérer la construction, l’entretien et l’aménagement des locaux d’éducation adaptés à leur nouvelle fonction ; — avec les commerçants, qui essaieront d’éviter la dévaluation de leurs manuels et outils-jouets inutilisables dans notre nouvelle école ; — avec les parents, qui, excédés par leur journée de travail, n’aspirent qu’à la paix et à la tranquillité, même si elles devaient être obtenues par des calmants qui dété­ riorent les individus et compromettent leurs éléments de vie ; — avec les éducateurs eux-mêmes, qui, formés aux anciennes méthodes, seront lents à se réadapter aux nou­ velles techniques de travail. Il y faudra de l’audace, et l’action décidée d’une avantgarde qui apportera, par ses réalisations, la preuve techni­ que qu’un renouveau est possible et qu’il, sera décisif. Nous aurons à prévoir : — une réorganisation, sur la base du travail, de la vie et de l’éducation des enfants dans la famille ; — une réorganisation du travail dans les écoles ; — une réorganisation de la vie et du travail pendant les heures ou les périodes où les enfants ne bénéficient pas de la présence des parents ou des éducateurs.

La réorganisation du travail dans les écoles C’est à ce chapitre que nous sommes les mieux armés pour montrer expérimentalement ce qui doit et peut être fait, puisqu’une large et profonde expérience d’école 140

moderne du travail se poursuit depuis trente ans dans des milliers d’écoles de France et de l’étranger. Il serait bon au préalable de définir ici aussi le mot travail dans le complexe de l’activité pédagogique. Les tâches courantes de l’actuelle école traditionnelle ne peu­ vent pas se parer du beau nom de travail. Ce sont beso­ gnes scolastiques, prévues non point en fonction des enfants, mais en fonction seulement des adultes, de leurs règlements, de leurs programmes et de leurs manuels. L’enfant n’en voit que très exceptionnellement le but. Il n’a donc pas de raison de désirer ce travail qui est un devoir, une obligation, mais non la satisfaction normale de notre besoin de créer, de produire, de monter, de nous développer afin de dominer la nature autour de nous. On nous dit bien : il faut apprendre, il faut étudier les leçons et vous appliquer à vos devoirs afin de passer des examens et de conquérir le droit à la vie. Ces arguments étaient effectivement valables autrefois, et cette validité était sans nul doute un élément d’effi­ cience de l’école du début du siècle. Enfants et parents se rendent compte aujourd’hui, quoi que leur assure l’école, que les temps sont changés, que les examens ne procurent pas forcément une situation, et que certains individus qui ont échoué occupent pourtant dans la société une place privilégiée et gagnent beaucoup d’argent grâce à des qualités et des aptitudes que l’école avait totalement négligées, qu’elle n’avait ni détectées, ni cultivées, et qu’ils ont sauvegardées par un comportement de mau­ vais élèves en rébellion contre les pratiques établies. L’école, pour les usagers eux-mêmes, qui se font moins d’illusions que les éducateurs, est comme une machine mal réglée, qui fonctionne en circuit fermé, et dont les produits ne sont pas toujours utilisables dans la vie de tous les jours. Qu’on ne s’étonne donc pas si quelques élé­ ments seulement de l’effectif scolaire — et en propor­ tion sans cesse décroissante — peuvent s’intégrer à ce circuit fermé, et si la majorité des élèves délaissent le 141

travail scolaire pour chercher, dans d’autres domaines, la réussite qui leur est indispensable. Le nombre des désadaptés scolaires ne fait en effet que croître. Mais le fait grave, c’est que ces désadaptés ne sont qu’exceptionnellement des retardés intellectuels ou mentaux. Ils seraient des élèves normaux, mais, par notre faute, ils se désintéressent totalement de la vie scolaire, se refusent à tout travail en une sorte de grève perlée dont s’émeuvent à bon droit les parents. Ils se ferment à la culture scolaire, la seule que la société puisse aujour­ d’hui leur offrir, et ils sont là, dans l’attente de possibilités nouvelles qu’ils pressentent et sollicitent. Aucun des recours dont nous avons parlé n’est valable en l’occurrence : les punitions et les récompenses sont désormais sans effet. Ils en sont déjà excédés et décou­ ragés. C’est comme un récipient qui déborde de son contenu, même si celui-ci n’est que de qualité douteuse ou dangereuse. On le brisera peut-être mais on n’y fera pas pénétrer une goutte de plus. Quant à se débarrasser de ce contenu déplorable, c’est une opération de trans­ fusion bien délicate à réussir. Il arrive un âge, aux envi­ rons de la puberté, où les lignes de vie se sont profon­ dément inscrites dans le comportement des individus. L’enfant s’est enfoncé déjà dans un sentier qui semble aller s’élargissant et qui laisse espérer peut-être quelque lointaine éclaircie. Je ne sais s’il vous est arrivé de vous égarer dans une forêt touffue. Vous avez suivi longtemps une draille de brebis, persuadés qu’elle mènerait forcément à un che­ min de bergerie ou peut-être à une source fraîche. Vous marchez, et aucune issue ne se distingue. Il vous semble même, à certains moments — et vous en avez le frisson — que le sentier va se rétrécissant jusqu’à devenir bientôt impraticable. Si vous vous étiez trompés ? Peut-être vaudrait-il mieux rebrousser chemin jusqu’au croisement où vous essaierez une autre voie ? Mais êtesvous sûrs seulement de ne pas vous égarer en retournant ? Et le chemin que vous prendriez sera-t-il forcément meil­ 142

leur ? S’il y avait du moins quelque chemin de traverse ? Vous êtes enfoncés trop avant pour revenir en arrière. L’enfant ne rebrousse plus chemin. Il le peut tant qu’il est jeune, qu’il ne s’est pas enfoncé trop avant, qu’il voit encore le croisement fatidique. Au point où il se trouve, même si la parure des arbres obscurcit le chemin, il entend encore la voix claire des autres enfants qui s’interrogent au carrefour, et les appels de ceux qui ont emprunté une voie parallèle. S’ils sont en danger, ils pourront encore lancer leur S.O.S. et quel­ qu’un leur répondra. Ils retourneront s’il le faut pour les rejoindre et repartir vers de nouvelles aventures. Le travail sera, dans tous les cas, cette nouvelle aven­ ture. Par les complications qu’elle a apportées dans le jeu des rapports individu-société-besoins individuels-profit-satis­ faction et jouissance, la civilisation actuelle a grandement contribué à avilir cette notion éminemment noble et constructive de travail. Cet avilissement a suscité le recours à d’autres stimulants : l’autorité du jeu (dans ses formes les plus décadentes et que nous avons ailleurs caractérisées et stigmatisées), la jouissance et la perver­ sion qui essayent de contrebalancer l’accroissement de vitalité né de la simple satisfaction des besoins, le profit capitaliste avec son corollaire, l’oppression, qui fait du travail une chaîne et du travailleur une victime et un esclave 1. Si, de très bonne heure, l’enfant peut se livrer à des travaux-jeux, si toute son éducation, toute sa formation — familiale, scolaire et sociale — toute sa vie sont cen­ trées sur le besoin, sur la nécessité du travail-jeu, s’il en tire les plus délicates et les plus ensoleillées de ses jouissances, le jeu gardera alors pour lui sa valeur acci­ dentelle de substitut ou de détente, mais c’est la fonction travail qui illuminera sa vie, lui donnera harmonie et équilibre, suscitera une conception nouvelle des rapports sociaux, une philosophie et une morale qui ne seront plus intellectuellement abstraites de la condition humaine, 1. Essai de psychologie sensible.

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mais apparaîtront comme la subtile émanation d’un ordre nouveau fondé sur la dignité et la splendeur du travail. [...] Nous devrons aller beaucoup plus avant et réaliser pratiquement, à l’école, dans la famille et la société, les conditions matérielles et techniques qui permettront les travaux-jeux essentiels. Ces travaux-jeux devront : — être à la mesure de l’enfant pour les gestes qu’ils nécessitent, l’effort qu’ils supposent, la fatigue qu’ils entraînent, le rythme auquel ils s’exécutent ; — faire jouer normalement et harmonieusement les divers muscles aussi bien que les sens et l’intelligence, afin de produire une fatigue naturelle qui n’est jamais courbature, mais seulement satisfaction apaisante d’un besoin ; — répondre aux tendances essentielles de l’individu : besoin de monter, de s’enrichir matériellement, morale­ ment et intellectuellement, d’augmenter sans cesse sa puissance pour triompher dans la lutte pour la vie, besoin de s’alimenter et de se garantir contre les intem­ péries, besoin de se défendre aussi contre les éléments, contre les animaux, contre les autres hommes, besoin de se grouper (famille, clan, patrie) pour assurer la per­ pétuation de l’espèce. L’utilité sociale du travail, que certains pédagogues ont présentée parfois comme une nécessité exagérément for­ melle, est incluse dans ces caractéristiques. Elle n’est pas absolument et directement indispensable. L’enfant est beaucoup moins utilitaire qu’on le croit : sa prédi­ lection pour les travaux-jeux désintéressés le montre. Il ne faut pas commettre la faute de s’en tenir inconsidé­ rément au rapport social du travail et de poser ce rap­ port comme une condition indispensable, au premier degré du moins. Ce rapport peut être virtuel et non immédiat. Précisons donc, pour parer à tout malentendu sur ce point, que si un travail est exaltant pour l’enfant, 144

s’il satisfait ses besoins essentiels, il est un travail-jeu souhaitable, même s’il ne donne pas immédiatement un produit directement utile à la société2. Vous le concevez, il ne suffit pas de vous engager, d’autorité, vers des activités qui vous paraissent intéres­ santes à vous et qui ne seront pour vos enfants que de douteuses impasses. A vous de choisir les travaux pas­ sionnants, à la mesure des enfants, ayant utilité et effi­ cience, et où la réussite apparaît comme une éclaircie salvatrice. L’essentiel c’est d’ouvrir la brèche et de s’enga­ ger dans une voie lumineuse. Pour l’un, cette voie sera l’élevage d’un lapin ou la culture d’un jardin ; pour un autre, la collection d’insectes ou les fossiles ; il en est d’autres qui s’enthousiasmeront pour l’histoire, les sciences, la poésie, le chant, l’expression dramatique, la gravure ou le dessin. Mais il faut que l’enfant puisse réussir en créant une œuvre majestueuse dont il sera fier, pour lui-même d’abord, aux yeux des autres ensuite, qui lui donne la première qualité de maître de la matière, à l’égal des autres producteurs en toutes disciplines. Cet esprit nouveau, fruit de l’éducation du travail, va permettre des audaces jusqu’ici incroyables dans la conduite des classes. J’ai eu l’occasion de visiter, en juin dernier, à quinze kilomètres de Corte, une école de village que M. le vicerecteur de la Corse avait présentée la veille comme une des plus émouvantes et des plus efficientes. C’est, dans un village pauvre, une école plus pauvre encore. Les vingt-cinq élèves tiennent à peine, entassés, dans une classe si exiguë qu’elle apparaîtrait partout comme une gageure. Seulement, l’instituteur, qui travaille selon les techniques Freinet, n’a pas craint de bouleverser la structure même de son entreprise. Il pratique, dans son réduit, les heures de travail collectif, mais ensuite sa classe essaime dans le village : à trente mètres, l’équi­ pe d’imprimerie va composer et imprimer dans un atelier 2. L’Education du travail.

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aménagé à cet effet. Pour leur travail libre, pour leurs enquêtes, leurs conférences, la préparation des confé­ rences, le dessin, l’enregistrement au magnétophone, les élèves ont à leur disposition la petite salle commune de la mairie, sous l’école. L’école fonctionne alors comme un artisanat occupant des locaux séparés. Evidemment, une telle solution n’est possible que si nous pouvons faire confiance aux enfants, et nous ne pouvons leur faire confiance que s’ils travail­ lent. L’école ainsi comprise déborde le milieu scolaire pour s’intégrer à la vie des parents, des artisans, du quartier. Ecole et société des adultes étaient, naguère, comme deux institutions séparées, aux normes de vie et de travail si différentes qu’elles en étaient imperméables, avec à peine quelques passerelles gardées, et qu’on ne se pres­ sait pas de franchir. Aujourd’hui, notre école pénètre la vie ambiante et s’en pénètre. L’enfant est, de ce fait, automatiquement amené à inscrire sa propre activité dans cette vie, ce qui est un élément décisif d’harmoni­ sation et d’équilibre. Notre but, en œuvrant pour une éducation du travail, n’est d’ailleurs point de pourvoir à un apprentissage qui n’a guère sa place au premier degré. Mais nous n’en fai­ sons pas moins un préapprentissage précieux. — parce que nous faisons aimer le travail, qualité essentielle pour toute personnalité ; — parce que nous développons une main intelligente et habile, un coup d’œil exercé et compétent, un souci d’expérience et de recherche qui est la condition même de tout progrès ; — parce qu’enfin, nous détectons et cultivons les ten­ dances favorables et préparons ainsi une orientation fonctionnelle. Tout cela suppose une autre organisation, de nouvelles équipes de travail ouvertes sur la vie, un autre esprit des éducateurs. Toutes ces exigences se trouvent concré­ tisées dans notre pratique du plan de travail, qui est au centre de l’organisation de l’Ecole moderne. 146

Comme pour les adultes, le planning est la conjonction des besoins et des activités de travail d’une part, de l’exi­ gence de la société, des horaires et des programmes d’autre part. Comme dans la vie de toute communauté, nous répartirons les tâches en respectant autant que pos­ sible les préférences des individus. Comme dans la vie. S’il s’agit de couper un arbre, de monter un mur ou de préparer le dîner, nous n’allons pas imposer maligne­ ment, comme ont tendance à le faire l’école et l’armée — autrefois —, au spécialiste maçon de faire le dîner et au cuisinier de grimper sur un arbre. L’essentiel est d’obte­ nir du groupe le maximum d’efficience au service de la communauté. L’indispensable division du travail suppose alors un minimum de spécialisation, qui ne devient limi­ tative et abêtissante que lorsque l’exploitation en systé­ matise la pratique. Nos enfants ne sauront sans doute pas tout faire. Qui pourrait se vanter aujourd’hui d’être universel ? Mais ils aimeront le travail et seront soumis, de ce fait, à un incessant perfectionnement qu’il appartiendra à l’éduca­ teur de régler et de canaliser. Nos visiteurs sont toujours étonnés de l’aisance et du sérieux et, pour tout dire, de l’intelligence de nos enfants au travail. L’école est devenue leur domaine. Ils peuvent s’y épanouir selon des normes naturelles qui leur sont devenues familières. Ils débattent de questions que nous croyions réservées aux adultes ; ils s’informent, ils dis­ cutent, ils forgent leur culture. Aux moments, aux jours où notre éducation du travail joue à cent pour cent, l’aspect de nos écoles est foncière­ ment différent de celui d’une école traditionnelle. L’édu­ cateur n’a plus à intervenir en permanence pour susciter le travail ou maintenir l’ordre. Après les classes, nos enfants partent, individuellement ou en équipes, conti­ nuer leur travail, et, quand après de multiples tâtonne­ ments Jean-Claude a pu brancher un haut-parleur sur le poste à galène de sa fabrication, tous les travailleurs se réunissent pour écouter. A ces heures-là, quand les enfants peuvent se livrer à 147

un travail à leur mesure, pour lequel ils ont les outils adéquats et dont ils voient le but, le jeu est éclipsé et dépassé. C’est bien une activité de deuxième zone, un ersatz qui s’amenuise quand règne le travail. Les instituteurs et les parents sont surpris de voir ainsi des enfants se passionner désormais pour le travail comme ils se passionnaient naguère pour le jeu, aller à l’école avant l’heure, n’en sortir qu’à regret quand on ferme les portes et continuer à la maison le travail ina­ chevé. Cet esprit nouveau, fruit de l’éducation du travail, va permettre des audaces jusqu’ici incroyables dans la conduite des classes. H ne s’agit point, comme le préconisait Kerchen-Steiner et comme aurait tendance à le faire l’école soviétique, d’installer, à côté d’une école traditionnelle avec ses tares et ses défauts, des ateliers plus ou moins riches de travail manuel. C’est la notion elle-même d’éducation que nous reconsidérons ; nous mettons en valeur de nouvelles bases et des processus efficients. Il ne fait pas de doute que, si une telle révolution pédagogique pouvait se développer, c’est toute une nouvelle conception de la vie qui prendrait forme, une culture individuelle, sociale et humaine qui s’instituerait, des voies de salut qui s’ouvriraient pour l’enfance et l’adolescence. Mais, au-delà du premier degré, avec des adolescents plus ou moins déformés par l’éducation qu’ils ont reçue ? Il ne fait pas de doute que si les préadolescents et les adolescents aimaient le travail ; s’ils étaient capables de se donner à leur tâche avec sérieux et discipline ; s’ils entrevoyaient ainsi comme un but exhaustif à leur vie ; si l’école, à tous les degrés, pouvait devenir comme le vaste ensemble culturel de la jeunesse, bien des problèmes dra­ matiques d’éducation et de préparation à la vie seraient résolus. Ce que nous avons fait au premier degré peut être amorcé et développé dans tous les autres enseignements. Si les principes d’une éducation du travail sont justes, 148

naturels, fonctionnels, ils doivent être valables pour tous les individus, dans tous les milieux. On ne comprendrait pas qu’une éducation du travail donne chez nous les résultats dont nous avons donné une idée et qu’elle doive céder par la suite le pas au jeu ou au profit. Ce qui est malheureusement exact, c’est que le pro­ blème est compliqué au-delà du premier degré par tous les antécédents défavorables. On peut, nous l’avons dit, raccrocher encore au travail des enfants qui n’ont pas encore définitivement fixé leurs techniques de vie. Mais si, à douze ans, on n’a pas appris à aimer le travail, si le jeu sous ses diverses formes et le profit personnel sont devenus les éléments dominants de l’éducation, il sera alors difficile de faire marche arrière. Disons que les succès ne seront plus qu’à cin­ quante pour cent et que nous aurons des échecs déses­ pérants. Tous les médecins vous diront qu’il est relative­ ment facile de guérir une maladie prise à ses débuts. Quand le mal est fait, et profondément, les cures sont plus difficiles et aléatoires. Mais ce n’est pas une raison pour persister dans le mal et l’échec. Les remèdes sont à notre portée, à nous de les saisir et de prévoir les réorganisations qui s’imposent dans les conditions mêmes de travail et les reconsidérations inéluctables dans l’esprit même des parents et des éducateurs.

Jours de congé La question de la présence adulte hors des heures de classe ne se posait pas — en tout cas, pas avec cette acuité — au début du siècle. L’enfant quittant l’école n’était jamais abandonné. Si la porte était fermée, il allait rejoindre les parents ou attendait chez un voisin. Les jours de congé, les enfants travaillaient aux champs ou à l’atelier, comme les adultes. Quand nous étions jeunes, nous n’aurions pas trouvé dans la journée deux enfants pour jouer — sauf les enfants de l’instituteur, 149

et ce privilège ne leur a pas été favorable. Nous gardions les chèvres ou les bœufs, nous arrosions le jardin ou ramassions les fruits tombés. Les temps sont changés. Actuellement, et pour les rai­ sons que nous avons exposées, les enfants qui sortent de l’école sont, neuf fois sur dix, livrés à eux-mêmes. La maison est vide. Elle est parfois fermée, et les enfants ont comme seule ressource d’attendre dans la rue. Il en est de même le jeudi et parfois une partie du dimanche. C’est là le fait brutal, et grave, pour lequel nul ne semble pressé de trouver un remède. Que font les enfants pendant ces longues heures ? Ils font, ma foi, ce qu’ils peuvent, selon le milieu et les conditions qui s’offrent. Ils jouent, s’ils en ont la place, ce qui n’est pas toujours le cas. Mais ils n’ont plus, pour des jeux naturels, les arbres, les buissons, les granges, les masures, la rivière et les animaux. Ils sont par contre sollicités par des occupations tentantes et dangereuses : vélo, moto, bagarres et par des distractions dont l’abus du moins est foncièrement nocif : cinéma, radio, télé­ vision. Et comme il leur faut absolument des présences, parce qu’ils ne peuvent pas rester seuls, ils se lient avec d’autres camarades, au hasard des rencontres. Il y en a de bonnes, il y en a de déplorables, qui préparent les délinquances, les gangs, les groupes organisés, avec toutes les perver­ sions dont notre siècle a le privilège. Cet état de fait est évidemment grave pour les enfants jusqu’à la puberté. Il peut devenir tragique au-delà, car rien de constructif n’a été prévu pour offrir une présence bénéfique aux adolescents rejetés par l’école et à qui s’offrent à cet âge le café, l’alcool, le vol et la prostitution. On s’étonne de ces perversions. On devrait s’étonner au contraire qu’il n’y en ait pas davantage. Il faut croire que la nature de l’homme est moins mauvaise qu’on ne dit pour trouver malgré tout une voie favorable dans le dédale des tâtonnements périlleux. Autre raison de l’aggravation de la situation des ado150

lescents : avant les récentes lois sociales — dont il n’est nullement dans notre esprit de médire —, une importante proportion des enfants de quatorze ans entraient au tra­ vail ou en apprentissage. Les journées d’alors étaient longues. Quand le jeune travailleur entrait chez lui, il était harassé et n’avait plus envie de repartir à l’aventure. Seuls les bourgeois pouvaient se payer le luxe du désœu­ vrement. La mauvaise organisation de l’école et de l’apprentis­ sage à tous les degrés laisse aujourd’hui à tous les ado­ lescents une forte portion de loisirs qu’on n’est pas encore parvenu à meubler ; les conditions défectueuses d’habi­ tation, les logements sonores, la radio, les bruits aggra­ vent encore cette situation. On a laissé se détériorer le milieu dans lequel vit l’enfant, sans rechercher ni pré­ voir les aménagements possibles et indispensables. Quelles solutions proposer ? Ne comptons point sur la force et l’intervention de la police, qui ne fera qu’aggraver les choses. Des personnes dévouées se sont penchées sur ce pro­ blème. Des jeunes gens, des journalistes, des prêtres ont essayé de prendre contact avec les gangs et les groupes organisés, non seulement pour étudier leur fonctionne­ ment, mais surtout pour mieux comprendre humaine­ ment, par l’expérience, les raisons vraies de l’aggrava­ tion sociale à laquelle nous assistons. L’opinion est unanime : ces enfants, ces jeunes gens, en sont arrivés là par suite de l’abandon où on les a laissés et de l’absence totale de raison de vivre et de but à leur activité. On propose aujourd’hui, même officiellement, d’orga­ niser des clubs. Mais que fera-t-on dans ces clubs ? La seule chose qu’on croit pédagogiquement valable : les jeux et le sport et, accessoirement, la radio et la télévi­ sion, dont nous avons dit les dangers et les insuffisances, sauf dans les cas où des personnalités exceptionnelles sauront offrir aux jeunes les présences dont ils sont frus­ trés. Une seule solution s’offre ici aussi : l’éducation du travail. 151

Il ne s’agira certes pas d’opérer des rafles et d’envoyer dans un camp de travail tous les adolescents qui tombent entre les mains de la police. Il faut offrir aux jeunes, comme nous l’avons offert aux enfants du premier degré, un véritable travail, motivé, à la mesure des personna­ lités, et répondant à leurs besoins, susceptible de leur redonner cette confiance en soi et cette dignité qu’ils ont perdue. Il se peut même que ces jeunes ne puissent pas être tous radicalement récupérés. On les a dégoûtés du travail dans la famille et à l’école ; il nous sera difficile de leur prouver, théoriquement, qu’il y a une solution possible à leur inquiétude. Mais peu à peu, en partant de la base, nous remonterons la pente. Il ne saurait y avoir de remèdes miracles pour guérir un mal que nous avons laissé inscrire en lettres brûlantes dans le comportement des jeunes générations. Mais les solutions à plus ou moins longue échéance sont à notre portée. Il les faut comprendre d’abord, pour les vouloir et les imposer ensuite dans la complexe évolution de l’éducation du peuple.

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Table 1. S.O.S. Ecole! ................................................................ 9 2. La situation de l’école dans le contexte scien­ tifique, philosophique et social du monde contemporain .............................................................. 13 3. Les maladies scolaires ................................................ 29 4. La dyslexie généralisée .............................................. 69 5. Comment le milieu scolaire peut être une suite naturelle du milieu familial etsocial .................... 95 6. Du lange à la lecture, à l’écriture,à la culture 113 Documents ................................................................ 121 7. La délinquance ......................................................... 129 Une éducation du travail .......................................... 139

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Dans la Petite Collection Maspero Jomo Kenyatta, Au pied du Mont Kenya. Mao Tsé-toung, Ecrits choisis en 3 volumes -I. Mao Tsé-toung, Ecrits choisis en 3 volumes -II. Mao Tsé-toung, Ecrits choisis en 3 volumes -III. Charles Bettelheim, Planification et croissance accé­ lérée. 6 Paul Nizan, Aden Arabie. 7-8-9 P.O. Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871 (un volume triple). 10 Paul Nizan, Les chiens de garde. 11 Emile Copfermann, Problèmes de la jeunesse. 12 Le romancero de la résistance espagnole, I. 13 Le romancero de la résistance espagnole, II. 14 Général V.N. Giap, Guerre du peuple, armée du peuple. 15 Wolfgang Abendroth, Histoire du mouvement ouvrier en Europe. 16 Pierre Jalée, Le pillage du tiers monde. 17 Georg Lukacs, Balzac et le réalisme français. 18 Ho Chi Minh, Œuvres choisies. 19 Che Guevara, Le socialisme et l’homme. 20 Frantz Fanon, Les damnés de la terre. 21 Malcolm X, Le pouvoir noir. 22 Charles Bettelheim, La construction du socialisme en Chine. 23 Daniel Guérin, Le mouvement ouvrier aux Etats-Vnis. 24 Jean Chesnbaux, Le Vietnam. 25 Fidel Castro, Révolution cubaine 1 (1953-1962). 26 Fidel Castro, Révolution cubaine 11 (1962-1968). 27 Lorand Gaspar, Histoire de la Palestine. 28 Frantz Fanon, Sociologie d’une révolution. 29 Paul Nizan, Les matérialistes de l’Antiquité. 30 L. Althusser et E. Balibar, Lire Le Capital I. 31 L. Althusser et E. Balibar, Lire Le Capital II. 32 N. Boukharinb et E. Préobrajensky, ABC du commu­ nisme I. 33 N. Boukharinb et E. Préobrajensky, ABC du commu­ nisme II. 34 Che Guevara, Œuvres I : La guerre de guérilla et autres textes militaires. 35 Che Guevara, Œuvres II : Souvenirs de la guerre révo­ lutionnaire. 36 Che Guevara, Œuvres III : Textes politiques. 37 Che Guevara, Œuvres IV : Journal de Bolivie. 38 Régis Debray, Révolution dans la révolution ? et autres essais. 39 Walter Benjamin, Essais sur Bertolt Brecht. 40 Rosa Luxemburg, Œuvres I : Réforme sociale ou révo­ lution ? - Grèves de masses, parti et syndicats. 41 Rosa Luxemburg, Œuvres II : Textes politiques, 19171918. 42 Frantz Fanon, Pour la révolution africaine. 43 Emile Copfermann, Le théâtre populaire pourquoi ? I. Finley, Le monde d’Ulysse. 44 M. 45 Daniel Guérin, Sur le fascisme I, La peste brune. 46 Daniel Guérin, Sur le fascisme II, Fascisme et grand capital. 47 Rosa Luxemburg, Œuvres III : L’accumulation du capital (1). 1

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Rosa Luxemburg, Œuvres IV : L’accumulation du capital (II). Pierre Jalée, L’impérialisme en 1970. Paul Lafargub, Le droit à la paresse, préface de Mau­ rice Dommanget. Célestin Freinet, Pour l’école du peuple. G.M. Bravo, Les Socialistes avant Marx, I. G.M. Bravo, Les Socialistes avant Marx, II. G.M. Bravo, Les Socialistes avant Marx, III. Paul Nizan, Intellectuel communiste, I. Paul Nizan, Intellectuel communiste, II. Renate Zahar, L’œuvre de Frantz Fanon. C. Sinelnikoff, L’œuvre de Wilhelm Reich I. C. Sinelnikoff, L’œuvre de Wilhelm Reich II. Nathan Weinstock, Le mouvement révolutionnaire arabe. Constantin Tsoucalas, La Grèce de l’indépendance aux colonels. Michael Lowy, La pensée de Che Guevara. Victor Serge, Ce que tout révolutionnaire doit savoir de la répression. Alfred Rosmer, Moscou sous Lénine, I. Alfred Rosmer, Moscou sous Lénine, II. Daniel Guérin, Ni Dieu ni Maître, I - Anthologie de l’anarchisme. Daniel Guérin, Ni Dieu ni Maître, II - Anthologie de l’anarchisme. Daniel Guérin, Ni Dieu ni Maître, III - Anthologie de l’anarchisme. Daniel Guérin, Ni Dieu ni Maître, IV - Anthologie de l’anarchisme. Louise Michel, La Commune - Histoire et Souvenirs, I. Louise Michel, La Commune - Histoire et Souvenirs, II. Charles Bettelheim, L’économie allemande sous le nazisme, I. Charles Bettelheim, L’économie allemande sous le nazisme, IL Pierre Jalée, Le tiers monde en chiffres. R. Allen, Histoire du mouvement noir aux EtatsUnis, I. R. Allen, Histoire du mouvement noir aux EtatsUnis, II. Nicos Poulantzas, Pouvoir politique et classes socia­ les I. Nicos Poulantzas, Pouvoir politique et classes socia­ les II. Charles Bettelheim, L’Inde indépendante. Vo Nguyen Giap..., etc., Récits de la résistance vietna­ mienne. Maurice Godblier, Rationalité et irrationalité en éco­ nomie I. Maurice Godelier, Rationalité et irrationalité en éco­ nomie II. Marcel Cohen, Matériaux pour une sociologie du lan­ gage, I. Marcel Cohen, Matériaux pour une sociologie du lan­ gage, II. Le petit livre rouge des écoliers et lycéens (interdit par le gouvernement français, ce livre n'est pas en vente).

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J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, I. J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, II. Victor Serge, L’an I de la Révolution russe, I. Victor Serge, L'an 1 de la Révolution russe, II. Victor Serge, L’an I de la Révolution russe, III, suivi de La ville en danger. 91 Partisans, Pédagogie : Education ou mise en condi­ tion ? 92 Jean Daubibr, Histoire de la révolution culturelle pro­ létarienne en Chine, I. 93 Jean Daubier, Histoire de la révolution culturelle pro­ létarienne en Chine, II, 94 René Backmann, Claude Angeli, Les polices de la Nou­ velle Société. 95 Maurice Dommanget, La Jacquerie. 96 Karl Marx et Friedrich Engels, Le Syndicalisme, I : Théorie, organisation, activité. 97 Karl Marx et Friedrich Engels, Le Syndicalisme, II : Contenu et signification des revendications. 98 Paul M. Sweezy et Charles Bettelheim, Lettres sur quelques problèmes actuels du socialisme (nouvelle édition augmentée). 99 Louis Althusser, Lénine et la philosophie suivi de Marx et Lénine devant Hegel. 100 Wilhelm Reich, La lutte sexuelle des jeunes. 101 Che Guevara, Œuvres V, textes inédits. 102 Che Guevara, Œuvres VI, textes inédits. 103 J. Hobsbawm, Les Bandits. 104 J. Danos et M. Gibelin, Juin 36, I. 105 J. Danos et M. Gibelin, Juin 36, II. 106 Partisans, Libération des femmes, année zéro. 107 Sally N’Dongo, La « coopération » franco-africaine. 108 « 4 Vertats », Le petit livre de l’Occitanie. 109 Partisans, Sport, culture et répression. 110 Ernest Mandbl, La formation de la pensée économique de Karl Marx. 111 Gérard Chaliand et Juliette Mincbs, L’Algérie indé­ pendante. 112 Yves Benot, Qu’est-ce que le développement ? 113 Basil Davidson, L’Afrique ancienne, I. 114 Basil Davidson, L’Afrique ancienne, II. 115, 116 Victor Serge, Vie et mort de Léon Trotsky. 117 Jean Benoît, Staline. 118 Pierre Salama, Jacques Valier, Une introduction à l’économie politique. 119 Charles Bettelheim, Révolution culturelle et organi­ sation industrielle en Chine. 120 Karl Marx, Friedrich Engels, Le parti de classe, I. 121 Karl M3rx, Friedrich Engels, Le parti de classe, II. 122 Karl Marx, Friedrich Engels, Le parti declasse, III. 123 Karl Marx, Friedrich Engels, Le parti declasse, IV. 124 Jacques Rancière, Lire le Capital, III. 125 Roger Establet, Pierre Machbrby, Lire le Capital, IV. 126 Critiques de l’économie politique, L’inflation. 127 Claude Prulhière, Québec ou Presqu’Amérique. 128 Pierre Jalée, L’exploitation capitaliste. 129 Guy Caro, La médecine en question. 130 Paulo Freire, Pédagogie des opprimés, suivi de Cons­ cientisation et Révolution.

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Karl Maux, Friedrich Engels, Le mouvement ouvrier français, I. Karl Marx, Friedrich Engels, Le mouvement ouvrier français. II. Reimut Reicbb, Sexualité et lutte de classes. Abdallah Laroui, L’histoire du Maghreb, I. Abdallah Laroui, L’histoire du Maghreb, II. Michel Gutelman, Structures et réformes agraires. Ins­ truments pour l’analyse. Kader Ammour, Christian Lbucatb, Jean-Louis Moulin, La voie algérienne. Les contradictions d’un déve­ loppement national. Roger Gentis, Les murs de l’asile. i Mouvement d’action judiciaire, Les droits au soldat. r Mahmoud Hussein, L Egupte. Lutte de classes et libé­ ration nationale - I. 19*5-1967. Mahmoud Hussein, L’Egypte - II. 1967-1973. Fernand Dbligny, Les ' vagabonds efficaces et autres récits. Préface d’Emile Copfermann. Pierre Vidal-Naquet, La torture dans la république. Les crimes de l’armée française. Présentation de Pierre Vidal-Naquet. Partisans, Garde-fous, arrêtez de vous serrer les coudes. Collectif d’alphabétisation, GISTI, Le petit livre juridi­ que des travailleurs immigrés. 148 Yves Bbnot, Indépendances africaines. Idéologies et réalité. Manuel Castblls, Luttes urbaines. Pierre Rousset, Le parti communiste vietnamien (volume triple). Jacques Valier,. Sur l’impérialisme. Jean-Marie Brohm, Michel Field, Jeunesse et révolu­ tion. Comité Sahel, Qui se nourrit de la famine en Afrique 7 Tankonalasanté. Victor Serge, Littérature et révolution. Fédération C. F. D. T. des P. T. T., Des « idiots > par milliers. MLAC - Rouen Centre, Vivre autrement dès maintenant. Pierre Salama, Sur la valeur. Marcel Martinet, Culture prolétarienne. Friedrich Engels, Karl Marx, Utopisme et communauté de l’avenir. Friedrich Engels, Karl Marx, Les utopistes. Pierre Jaléb, Le projet socialiste. Une approche marxiste. Léon Thotsky, 1917. Jean Chesneaux, Du passé, faisons table rase ? Yves Lacoste, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre. Jacques Valier, Le P.C.F. et le capitalisme monopo­ liste d’Etat (volume double). R. Pelletier, S. Ravet, Le mouvement des soldats. Emile Copfermann, Vers un théâtre différent. Fidel Castro, Bilan de la révolution cubaine (volume triple). Sally N’Dongo, « Coopération » et néo-colonialisme. Karl Marx, Friedrich Engels, Critique de l’éduçation et de l’enseignement (volume double). Daniel Guérin, La révolution française et nous.

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Pierre Kropotkine, Œuvres. Jean Jaurès, La classe ouvrière. Champ social. R. D. Laing, A. Esterson, L’équilibre mental, la folie et la famille. 177 Claude Alzon, La femme potiche et la femme bonniche. 178 Claude Wright Mills, L’imagination sociologique. 179 Les Mémoires de Géronimo. 180 Michel Tort, Le quotient intellectuel. 181 Les trafics d’armes de la France. 182 Alexandra Kollontaï, Marxisme et révolution sexuelle (volume double). 183 René Lefort, L’Afrique du Sud : histoire d’une crise. 184 Eugène Varlin, Pratique militante et écrits d’un ouvrier communard. 185 Jesus Silva Herzog, La révolution mexicaine. 186 Lionel Richard, Le nazisme et la culture. 187 Mongo Beti, Main basse sur le Cameroun. 188 Ernest Mandel, Critique de l’eurocommunisme. 189 Rémy Butler et Patrice Noisette, De la cité ouvrière au grand ensemble. 190,191 Maurice Godelier, Horizon, trajets marxistes en anthropologie (deux volumes). 192 Roger Faligot, La résistance irlandaise. 193 Léon Trotsky, L'avènement du bolchévisme. 194 Perry Anderson, Sur le marxisme occidental. 195 SGEN-CFDT, L’école en lutte. 196 Maurice Dobb et Paul M. Sweezy, Du féodalisme au capitalisme : problèmes de la transition, I. 197 Maurice Dobb et Paul M. Sweezy, Du féodalisme au capitalisme : problèmes de la transition, IL 198 Pierre Frank, Le stalinisme. 199 Jean-Pierre Colson, Le nucléaire sans les Français. 200 Laura Conti, Qu'est-ce que l’écologie ? 201 Pierre Raymond, L’histoire et les sciences. 202 Ligue communiste révolutionnaire, Oui, le socia­ lisme ! 203 Fédération de l’enseignement privé C.F.D.T., Libres dans l’école libre ? 204 Collectif radios libres populaires, Les radios libres. 205 Célestin Freinet, La santé mentale de l’enfant. 206 Lorand Gaspar, Histoire de la Palestine. 207 Quel corps ? 208 Christian Palloix, Travail et production. 209 Patrick Tissier, L’éducation en Chine. 210 Karl Marx, Friedrich Engels, Critique de Malthus. 211 Anne-Marie Dardigna, La presse « féminine ». 212 Perry Anderson, Sur Gramsci. 213 Revue «Actes», Délinquances et ordre. 214 Roger Gentis, Guérir la vie. 215 William Francis Ziwié, Droits du détenu et de la défense. 216 Syndicat de la Magistrature, Des juges croquent la Jus­ tice. 217 Olga Semyonova, Victor Haynes, Syndicalisme et liber­ tés en Union soviétique. 218 Victor Serge, Les années sans pardon. 219 Tahan Ben Jelloun, Les amandiers sont morts de leurs blessures.

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John Reed, te Mexique Insurgé. Frank Tenaille, Les 56 Aftiques.

Guide politique de l’Afrique. Louise Michel, Mémoires. Gilles Bourqub, Anne Légaré, Le Québec. La question nationale. Jules Chômé, L’ascension de Mobutu. Rudolf Hoess, Le commandant d'Auschwitz parle. André Granou, Yves Baron, Bernard Billaudot, Crois­ sance et crise. Mémoires de femmes, mémoire du peuple. (Anthologie.) La justice en Chine. Christian Baudelot, Roger Establet, L’école primaire divise. Collectif I.C.E.M. Pédagogie Freinet, Perspectives d’édu­ cation populaire.

Achevé d’imprimer en septembre 1979 SUR LES PRESSES DE l’imprimerie Laballery ET Cie 58500 Clamecy Dépôt légal : 3e trimestre 1979 Deuxième tirage : 7 000 a 12 000 exemplaires N° d’imprimeur : 19307 ISBN 2-7071-0986-X