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French Pages 442 [434] Year 2022
PsyS Une histoire inédite de la santé mentale
PsyS Une histoire inédite de la santé mentale Jeffrey A. Lieberman, DOCTEUR EN MÉDECINE Avec la collaboration d’Ogi Ogas
Traduction : Aurélie Bretel Ouvrage traduit avec le concours de l’Inserm
Édition originale Shrinks – The Untold Story of Psychiatry by Jeffrey A. Lieberman (ISBN 978-0-316-27886-7) “This edition published by arrangement with Little, Brown and Company, New York, New York, USA. All rights reserved.” Copyright © 2015, Jeffrey A. Lieberman
© EDP Sciences, 2022 ISBN : 978-2-7598-2925-5 Toute reproduction, partielle ou totale, du présent ouvrage est interdite sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20 rue des Grands-Augustins, 75006 Paris).
À mes parents, Howard et Ruth, qui m’inspirent ; à mon épouse, Rosemarie, et à mes fils, Jonathan et Jeremy, qui me soutiennent ; et à mes patients, qui me guident.
Avertissement : j’ai modifié les noms et renseignements personnels des patients mentionnés dans cet ouvrage afin de protéger leur vie privée. Dans certains cas, j’ai imaginé des sujets en m’inspirant de plusieurs patients. De nombreuses personnes ont joué un rôle précurseur dans l’évolution de la psychiatrie. Pour plus de lisibilité, j’ai choisi de mettre en lumière certaines personnalités clés qui, de mon point de vue, représentent leur génération ou leur spécialité. Cela ne doit pas être interprété comme une volonté d’ignorer ou de déprécier les accomplissements d’autres personnages contemporains dont le nom n’est pas spécifiquement mentionné. Pour terminer, contrairement aux conventions d’usage dans le monde universitaire, j’ai limité le recours aux ellipses ou aux parenthèses dans les citations afin de ne pas interrompre le flot narratif de l’histoire, tout en prenant soin qu’aucun mot supplémentaire ou manquant ne modifie l’intention originale de l’intervenant ou de l’auteur. Les sources des citations sont toutes reprises dans la partie Bibliographie et lectures complémentaires, et les versions originales des citations peuvent être consultées sur le site www.jeffreyliebermanmd.com. 1
1. NdT : toutes les traductions françaises des citations sont des traductions libres.
Préface Gilles Bloch
Rien n’est plus intime que l’activité de l’esprit, et la façon dont il ordonne notre rapport au monde, aux autres et à nousmêmes. Considérer notre vie intérieure d’un point de vue poétique ou philosophique est aisé, quand elle traduit une émanation positive des événements qui rythment notre vie et forment notre personnalité. À l’inverse, les fluctuations de la santé mentale, vécues comme des pertes de contrôle, sont encore perçues comme anormales, honteuses parfois. Ainsi, la description scientifique et médicale du psychisme souffre toujours de tabous, et à plus forte raison, le recours aux soins psychiatriques. Les troubles mentaux sont pourtant fréquents. Nous sommes tous susceptibles d’en faire l’expérience au cours de notre existence, ou d’en observer les effets chez nos proches. Malgré le sentiment de familiarité et d’empathie qu’ils devraient susciter,
leur stigmatisation est toujours présente, avec des conséquences directes sur le diagnostic et la prise en charge des personnes – qu’elles soient affectées de troubles légers et transitoires, ou sévères et persistants. La santé mentale est pourtant au fondement du bien-être individuel. Plus encore, elle doit se concevoir au niveau d’une population tout entière. Les défis auxquels sont exposées nos sociétés aujourd’hui – récemment soulignés par l’impact de la pandémie de Covid-19 – nous rappellent que l’accessibilité des soins est la condition pour rester en lien les uns avec les autres. Il ne saurait y avoir de progrès en santé sans un engagement fort dans la recherche et dans le soin en psychiatrie. La France accuse encore, même si des efforts nationaux d’envergure ont été récemment décidés, un retard en la matière. La faute est ancienne, et issue d’une histoire qui dépasse largement les politiques de santé nationales. Pour comprendre cette situation, il faut saisir les relations entre les acteurs de l’histoire des sciences de l’esprit, de la médecine et de la psychiatrie. Il faut chercher comment leurs interactions ont forgé et fixé, avec le temps, le concept même de maladie mentale. Cette histoire, qui s’articule à l’échelle mondiale, a construit les institutions médicales et les politiques de santé publique que nous connaissons aujourd’hui. Elle est à même de nous donner des clés pour aborder l’avenir, et construire des programmes de recherche qui visent juste, produisent des résultats utiles et contribuent à améliorer la santé mentale de tous les citoyens. C’est à l’élaboration de ce récit que s’est consacré Jeffrey A. Lieberman. Ancien président de l’Association psychiatrique américaine, titulaire de la chaire de psychiatrie du Collège des médecins et chirurgiens de Columbia, directeur de l’institut psychiatrique de l’État de New York, il constitue une figure prééminente de la collaboration internationale en psychiatrie. Le PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 8
point de vue de cet insider de premier plan est riche et instructif. Il nous donne à voir, en nous décentrant de la situation française pour apprendre de l’histoire américaine, plusieurs siècles d’évolution de la recherche et de la pratique de la psychiatrie. Lieberman possède une verve qui rend d’autant plus vivante cette « chronique honnête de la psychiatrie, y compris de ses escrocs et charlatans, de ses traitements nauséabonds et de ses théories grotesques ». Sans nul doute, cette honnêteté mordante est indispensable pour désamorcer la défiance qui pèse encore sur la discipline, ses recherches, ses praticiens, ses traitements ; une défiance qui contribue parfois au découragement des personnes malades, et à l’essor de thérapies pseudoscientifiques et dangereuses. La psychiatrie est pourtant en mesure de traiter un grand nombre d’affections mentales de manière efficace et peu interventionniste. Reste encore à en convaincre le plus grand nombre. Pour cela, un récit triomphaliste aurait été déplacé : l’évolution des connaissances sur les maladies mentales n’a jamais été faite d’avancées linéaires et de progrès inexorables, mais de crises, de controverses, de scandales, et surtout d’un engagement acharné de tous ses acteurs. Ces tensions, Jeffrey A. Lieberman les explique avec brio afin que le lecteur puisse saisir comment, à la conception morale du psychisme, a succédé une compréhension neurobiologique des désordres mentaux. Celle-ci s’appuie désormais sur des classifications cliniques et diagnostiques, et sur l’étude des circuits cérébraux et des biomarqueurs. Elle est combinée à un large éventail de connaissances en génétique, psychologie clinique, immunologie, physiologie, neurosciences, psychopharmacologie et sciences sociales. Ceci afin de concilier l’étude du cerveau et des phénomènes somatiques en général, avec l’inscription du patient dans son environnement et son histoire PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 9
personnelle. Après tout, « l’interprétation de la composante humaine extrêmement personnelle de la maladie mentale par un médecin bienveillant sera toujours un élément essentiel de la psychiatrie ». À travers les cahots qui ont rythmé l’émergence d’une science solide, cet ouvrage met en perspective les défis que la psychiatrie doit encore surmonter aujourd’hui : la caractérisation encore insuffisante de nombreux troubles, qui nécessite un effort de stratification et de classification ; le manque de thérapies personnalisées et de nouvelles molécules efficaces ; des leviers insuffisants pour changer la perception sociale des maladies psychiatriques ; et enfin, le besoin de plus de moyens dédiés à la recherche en psychiatrie. Cet ouvrage constitue une base essentielle pour apprécier comment, sortie de l’indifférence, la santé mentale doit entrer puis rester parmi nos priorités. Dr Gilles Bloch, PDG de l’Inserm
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Sommaire
Préface Avant-propos. Qu’est-ce qui ne va pas chez Elena ?
7 17
1. Histoire du diagnostic Chapitre 1. L’élément rapporté de la médecine : mesméristes, aliénistes et analystes
33
Chapitre 2. Sur la mauvaise pente : l’ascension du psy
73
Chapitre 3. Qu’est-ce que la maladie mentale ? Le méli-mélo des diagnostics
119
Chapitre 4. La destruction des Rembrandts, des Goya et des Van Gogh : les antifreudiens à la rescousse
155
2. Histoire du traitement Chapitre 5. Des mesures désespérées : cures de fièvre, thérapie par coma et lobotomies
199
Chapitre 6. Mother’s Little Helper : enfin de la médecine
223
3. Renaissance
de la psychiatrie
Chapitre 7. La fin de la traversée du désert : la révolution cérébrale
263
Chapitre 8. Le cœur du soldat : le mystère du traumatisme
307
Chapitre 9. Le triomphe du pluralisme : le DSM-5
345
Chapitre 10. La fin de la stigmatisation : l’avenir de la psychiatrie
371
Remerciements
401
Bibliographie et lectures complémentaires
407
Index
417
À propos de l’auteur
433
Le Cerveau est plus vaste que le Ciel – Car si vous les mettez là côte à côte – L’un contiendra l’autre – Facilement – et Vous – avec. Le Cerveau est plus profond que la mer – Si vous les saisissez – Bleu contre Bleu – L’un absorbe l’autre – Comme l’éponge, l’eau d’un seau. Le Cerveau a juste le poids de Dieu – Si vous les soupesez – gramme contre gramme – Ils diffèreront – Comme la syllabe diffère du Son. Emily Dickinson
Avant-propos Qu’est-ce qui ne va pas chez Elena ?
Tous ceux qui consultent un psychiatre devraient subir un examen mental. – Samuel Goldwyn
Il y a de cela quelques années, une célébrité renommée – que nous appellerons M. Conway – m’a amené à contrecœur sa fille de vingt-deux ans pour une consultation. M. Conway m’a expliqué qu’Elena, qui étudiait à Yale, avait pris un congé autorisé à cause de problèmes liés à une chute mystérieuse de ses notes. Acquiesçant d’un signe de tête, Mme Conway a ajouté que le relâchement d’Elena provenait « d’un manque de motivation et de confiance en soi ». Pour régler les difficultés apparentes de leur fille, les Conway ont fait appel à un cortège de spécialistes en motivation, coaches personnels et professeurs particuliers. Malgré cette clique de prestataires hors de prix, son comportement ne s’est pas amélioré. En fait, l’un des professeurs particuliers a même suggéré (non sans
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une certaine hésitation, étant donné la célébrité de M. Conway) : « Quelque chose ne va pas chez Elena. » Les Conway n’ont pas prêté attention à ses inquiétudes, jugeant qu’elles étaient le signe de son incompétence, et ont continué à chercher comment aider leur fille à « reprendre du poil de la bête ». Ils se sont tournés vers la naturopathie et la méditation et, constatant leur inefficacité, ont déboursé plus encore dans l’hypnose et l’acupuncture. En réalité, ils avaient tout fait pour éviter de consulter un psychiatre jusqu’à « l’incident ». Alors qu’elle se rendait dans les quartiers résidentiels de New York en métro pour aller déjeuner avec sa mère, Elena a été abordée par un homme d’âge moyen, à la calvitie naissante, vêtu d’une veste en cuir sale, qui l’a convaincue de quitter la rame. Sans prévenir sa mère, Elena a laissé tomber leur rendezvous et a accompagné l’homme jusqu’à son appartement miteux au sous-sol, dans le Lower East Side. Il lui préparait une boisson alcoolisée dans la cuisine lorsque Elena a enfin répondu au coup de téléphone de sa mère affolée. Lorsque Mme Conway a su où Elena se trouvait, elle a composé le numéro d’urgence de la police, qui est immédiatement intervenue et l’a ramenée chez ses parents. Elena n’a pas protesté face à la réaction précipitée de sa mère ; en fait, elle n’a pas semblé perturbée du tout par l’incident. En écoutant les Conway faire le récit des événements dans mon cabinet de Manhattan, il m’a semblé évident qu’ils aimaient leur fille et se préoccupaient vraiment de son bien-être. Ayant moi-même deux fils, je pouvais tout à fait comprendre leur angoisse quant au sort qui aurait pu frapper leur fille. Malgré leur inquiétude, ils ne m’ont pas caché leurs doutes au sujet de la nécessité de mes services. Une fois assis, voici la première chose que M. Conway m’a dite : « Il faut que je vous dise, je ne pense vraiment pas qu’elle ait besoin d’un psy. » PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 18
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De toutes les spécialités médicales, la profession à laquelle j’ai consacré ma vie entière reste celle qui inspire le plus la méfiance, la peur et le dénigrement. Aucun mouvement anticardiologie ne réclame la fin des cardiologues. Aucun mouvement antioncologie ne proteste contre le traitement du cancer. Il existe pourtant un vaste mouvement antipsychiatrie qui ne se cache pas pour dire que les psychiatres devraient être moins nombreux, qu’il faudrait leur serrer la bride ou les éradiquer. En tant que directeur du département de psychiatrie de l’université Columbia, psychiatre en chef au New York Presbyterian Hospital-Columbia University Medical Center 1 et ancien président de l’American Psychiatric Association 2, je reçois chaque semaine plusieurs e-mails exprimant des critiques acerbes telles que : « Vos diagnostics bidon ne servent qu’à enrichir les Big Pharma 3. » « Vous prenez des comportements parfaitement normaux et appelez ça des maladies pour justifier votre existence. » « Il n’y a pas de troubles mentaux, il n’y a que des modes de pensée multiples. » « Vous, les charlatans, vous ne savez pas ce que vous faites. Mais vous devez savoir une chose : vos médicaments détruisent le cerveau des gens. » Ces sceptiques ne croient pas que la psychiatrie puisse contribuer à régler les problèmes de santé mentale... Ils soutiennent que la psychiatrie est le problème de santé mentale. Partout dans le monde, on constate une méfiance infinie vis-à-vis des « psys » – terme le plus courant qui désigne les charlatans prétentieux censés peupler ma profession. Ignorant le scepticisme des Conway, j’ai commencé l’évaluation d’Elena en prenant note de ses antécédents et en interrogeant ses parents sur des détails de sa vie et ses renseignements médicaux. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 19
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J’ai donc appris qu’Elena était la plus âgée et la plus brillante des quatre enfants des Conway, et aussi celle qui semblait avoir le plus grand potentiel. Tout se passait à merveille pour elle, m’ont confié ses parents avec nostalgie – jusqu’à sa deuxième année à Yale. Alors qu’elle était ouverte, sociable et populaire durant sa première année à l’université, en l’espace de quelques mois, Elena a peu à peu arrêté de se confier sur sa sororité et ses histoires de cœur à ses amis et ses parents. Elle a adopté un régime végétarien strict et a développé une obsession pour la Kabbale, convaincue que sa symbologie secrète lui ouvrirait les portes du savoir cosmique. Sa présence en classe est devenue irrégulière et ses notes ont fortement baissé. Au départ, ses parents ne se sont pas inquiétés de ces changements. « Il faut laisser les enfants respirer si on veut qu’ils trouvent leur place », a expliqué Mme Conway. « Moi aussi, je n’en faisais qu’à ma tête quand j’avais son âge », a acquiescé M. Conway. Mais les parents d’Elena ont fini par s’inquiéter lorsqu’ils ont reçu un coup de téléphone des services de santé des étudiants de Yale. Elena accusait des jeunes filles de sa sororité de s’être moquées d’elle et de lui avoir volé un bracelet en or. Or, lorsqu’elles ont été interrogées par les administrateurs de l’université, les consœurs d’Elena ont nié toute intimidation et ont soutenu ne jamais avoir vu le bracelet. En revanche, elles avaient bien remarqué que le comportement d’Elena devenait de plus en plus étrange. L’un de ses professeurs avait même exprimé des inquiétudes à la suite d’une réponse qu’elle avait donnée à une question d’examen. Invitée à expliquer la technique du courant de conscience de James Joyce, elle avait répondu que le style littéraire de ce dernier était « un code contenant un message particulier destiné à des lecteurs élus dans PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 20
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l’esprit desquels la clairvoyance a été implantée par les forces spirituelles de l’univers ». Les Conway ont alors demandé un congé scolaire pour Elena, ont recruté des coaches personnels et ont eu recours à des remèdes New Age, jusqu’à ce qu’un ami leur recommande une psychothérapeute populaire de Manhattan. Cette travailleuse sociale était connue pour appliquer un modèle de maladie mentale résolument non médical et qualifiait les problèmes psychologiques de « barrages mentaux ». En guise de traitement, elle privilégiait une forme de thérapie verbale de confrontation de sa propre invention. Son diagnostic était qu’Elena souffrait d’un « trouble de l’estime de soi ». Elle a donc commencé une série de séances de thérapie onéreuses deux fois par semaine pour l’aider à lever ses barrages. Après une année entière de thérapie de confrontation sans aucune amélioration, les Conway se sont ensuite dirigés vers un guérisseur holistique. Ce dernier a prescrit un régime purgatif, une alimentation végétarienne et des exercices de méditation, mais malgré ses efforts les plus créatifs, Elena était toujours émotionnellement détachée et mentalement éparpillée. C’est alors qu’a eu lieu la tentative d’enlèvement par l’inconnu louche. Les Conway devaient voir la vérité en face : leur fille ne comprenait pas en quoi il était dangereux d’entrer chez des inconnus vicieux. À ce moment-là, leur médecin de famille, exaspéré, les a implorés : « Pour l’amour du ciel, emmenez-la voir un vrai médecin ! » Et ils sont venus me voir. Terminant l’entretien avec les parents d’Elena, j’ai demandé à parler à leur fille en privé. Ils ont quitté mon bureau et m’ont laissé seul avec Elena. Elle était grande, élancée et pâle, et ses longs cheveux blonds étaient emmêlés et gras. Quelques instants plus tôt, lorsque je parlais avec ses parents, elle avait une attitude distraite et nonchalante. On aurait dit un chat paresseux. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 21
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À présent que je lui parlais directement, son regard errait au hasard, comme si elle s’intéressait davantage aux lampes au plafond qu’à son interlocuteur. Je ne me suis pas senti offensé, mais réellement inquiet. Je connaissais bien ce regard vide et désinvolte, un de mes collègues appelle cela « l’attention fragmentée ». J’ai supposé qu’Elena se concentrait sur les stimuli présents dans son esprit plutôt que sur ceux de la pièce qui l’entourait. Tout en continuant d’observer l’attitude distraite d’Elena, je lui ai demandé comment elle se sentait. Elle a montré une photo de ma femme et de mes enfants sur mon bureau. « Je connais ces personnes », a-t-elle répondu d’une voix douce et monotone comme le ronronnement d’un ventilateur de plafond. J’allais lui demander comment elle les connaissait quand elle m’a interrompu. « Je dois y aller. Je suis en retard pour mon rendez-vous. » J’ai souri en signe d’encouragement. « Vous êtes à votre rendez-vous, Elena. Je suis le Dr Lieberman. Vos parents ont demandé à me rencontrer pour savoir si je pouvais faire quelque chose pour vous. » « Je n’ai aucun problème », a-t-elle répliqué de sa voix feutrée et monotone. « Je vais bien, à part que mes sœurs n’arrêtent pas de se moquer de moi et de jouer avec mes créations artistiques. » Je lui ai demandé ensuite comment cela se passait à l’école et pourquoi elle ne s’y rendait plus. Elle a annoncé de but en blanc que l’école ne l’intéressait plus : elle essayait de sauver le monde en découvrant la source cachée du pouvoir divin. Elle pensait que ses parents étaient des anges incarnés envoyés par Dieu pour la guider dans sa mission sacrée. « Votre secrétaire est au courant, elle aussi », a-t-elle ajouté. « Qu’est-ce qui vous fait penser cela ? » « La manière dont elle m’a souri quand je suis entrée. C’était un signe. » PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 22
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Ces idées délirantes, que les psychiatres qualifient aussi bien de « narcissiques » (qui relient à soi-même des événements externes indirects) que de « grandiloquentes » (qui insufflent un objectif transcendant à des activités ordinaires), sont appelées symptômes de Schneider, du nom du psychiatre allemand Kurt Schneider, qui a été le premier à les décrire comme symptômes caractéristiques de la psychose dans les années 1940. Cette première myriade de comportements et ses antécédents suggéraient fortement un diagnostic de schizophrénie, la plus grave et la plus dangereuse des maladies mentales, et celle que j’ai étudiée pendant trente ans. Je redoutais de devoir annoncer cette nouvelle aux Conway, mais j’étais en même temps choqué et attristé que cette jeune fille, autrefois pleine de vie, ait pu souffrir d’une maladie facile à traiter pendant trois ans tout en étant exposée à de nombreuses reprises à toute une série de remèdes inutiles. Pire encore, en évitant un véritable traitement psychiatrique, ses parents l’avaient exposée à des dangers bien réels : d’abord, l’altération de son jugement aurait pu l’amener à prendre des décisions désastreuses. Ensuite, nous savons désormais que si elle n’est pas traitée, la schizophrénie provoque peu à peu des dommages cérébraux irréversibles, tout comme le moteur d’une voiture qui roulerait sans que l’on ait fait la vidange d’huile. J’ai invité les parents d’Elena à revenir. « Alors, quel est le verdict ? », m’a demandé Mme Conway, d’un air désinvolte et en tambourinant des doigts sur la chaise. Je leur ai expliqué que je ne pouvais pas en être totalement sûr tant que je n’avais pas fait plus de tests, mais qu’il semblait probable que leur fille souffre de schizophrénie, un trouble cérébral qui touche environ 1 personne sur 100 et se manifeste généralement à la fin de l’adolescence ou au début de l’âge adulte. La mauvaise nouvelle, c’était qu’il s’agissait d’une maladie grave, chronique et PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 23
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incurable. La bonne nouvelle, c’était qu’avec le bon traitement et des soins continus, il y avait d’excellentes chances pour qu’elle se rétablisse et mène une vie relativement normale, et même qu’elle retourne à l’université. Je savais que ce qui allait suivre était délicat : j’ai regardé M. et Mme Conway dans les yeux et leur ai vivement préconisé de faire hospitaliser leur fille immédiatement. Incrédule, Mme Conway a protesté à grands cris. Son mari a secoué la tête d’un air de défi et a fulminé : « Pour l’amour du ciel, elle n’a pas besoin d’être enfermée dans un hôpital. Il faut juste qu’elle se mette au travail et qu’elle se ressaisisse ! » J’ai persisté, expliquant qu’Elena avait besoin d’une surveillance continue et d’un traitement rapide pour retrouver toute la raison et éviter qu’elle se mette en danger comme lors de l’incident du métro. Ils ont fini par se radoucir et ont accepté de la faire admettre dans l’unité psychiatrique du New York Presbyterian Hospital-Columbia University Medical Center. J’ai supervisé personnellement les soins d’Elena. J’ai demandé des examens sanguins ainsi qu’un EEG, une IRM et des évaluations neuropsychologiques afin d’exclure d’autres causes pouvant expliquer son état, puis je lui ai prescrit de la rispéridone, un médicament neuroleptique très efficace associé à un faible risque d’effets secondaires. Entretemps, elle a participé à des groupes de socialisation, au sein desquels des thérapeutes l’ont aidée à développer ses habiletés sociales. La thérapie cognitive lui a permis d’améliorer son attention et sa concentration. Des instructions pas à pas pour les tâches élémentaires de la vie quotidienne l’ont aidée à soigner son hygiène et son apparence. Après trois semaines de traitement médicamenteux et de soins soutenus, elle ne pensait plus aux symboles cosmiques et sa personnalité naturelle commençait à refaire surface : elle était joyeuse, intelligente et dotée d’un sens de PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 24
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l’humour espiègle. Elle s’est dite gênée de son récent comportement et a exprimé un profond désir de retrouver l’université et ses amis à New Haven. Ses progrès spectaculaires témoignaient de la puissance de la psychiatrie moderne, et j’étais impatient de voir Elena retrouver ses parents. Les Conway étaient enchantés de retrouver leur fille, et j’ai même vu M. Conway sourire pour la première fois lorsqu’il a pris conscience de sa transformation. Mais lorsque notre équipe thérapeutique a rencontré les Conway pour discuter du plan de sortie d’Elena et de la nécessité de soins externes continus, ils n’étaient toujours pas convaincus que les progrès considérables d’Elena étaient dus au traitement médical qu’elle venait de suivre. Sans surprise, quelques semaines plus tard, le service de consultation externe m’a informé qu’Elena avait cessé de se présenter. J’ai contacté les Conway et les ai implorés de poursuivre les soins médicaux d’Elena, en insistant bien sur le fait que sans ces soins, il ne faisait aucun doute qu’elle rechuterait. Tout en me remerciant pour mon aide, ils ont affirmé qu’ils savaient ce qui était le mieux pour leur fille et s’occuperaient de son traitement. En réalité, si cela s’était passé dans les années 1970 lorsque j’étais à l’école de médecine et que je traitais mes tout premiers patients, j’aurais pu comprendre – ou même partager – l’aversion des Conway pour les psychiatres. À l’époque, la majorité des établissements psychiatriques étaient entachés par l’idéologie et les sciences douteuses, embourbés dans un paysage pseudomédical où les adeptes de Sigmund Freud s’accrochaient à chaque position de pouvoir. Mais les Conway recherchaient un traitement pour leur fille au vingt-et-unième siècle. Pour la première fois de sa longue et célèbre histoire, la psychiatrie pouvait offrir des traitements scientifiques, humains et efficaces aux personnes qui souffrent de maladie mentale. Je PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 25
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suis devenu président de l’American Psychiatric Association à un tournant historique pour ma profession. Au moment où j’écris ce livre, la psychiatrie prend enfin la place qui lui revient dans la communauté médicale, après un long séjour dans la jungle scientifique. Portée par des recherches, technologies et connaissances nouvelles, la psychiatrie a non seulement la capacité de sortir des ténèbres, mais elle a l’obligation de se relever et de montrer au monde sa lumière revivifiante. D’après le National Institute of Mental Health 4, une personne sur quatre souffrira un jour de maladie mentale, et la probabilité d’avoir besoin des services d’un psychiatre est plus élevée que celle d’avoir besoin de tout autre spécialiste médical. Pourtant, un trop grand nombre de personnes – à l’instar des Conway – évitent délibérément ces traitements mêmes dont l’efficacité sur les symptômes est désormais prouvée. Ne vous méprenez pas : je serais le premier à admettre que la psychiatrie a grandement contribué à la stigmatisation généralisée dont elle fait l’objet. Ce n’est pas pour rien si autant de personnes font tout pour éviter de voir un psychiatre. Je pense que la seule manière pour les psychiatres de démontrer à quel point nous nous sommes sortis de l’obscurité est d’abord d’admettre notre longue expérience jalonnée de faux pas et de faire connaître l’histoire non censurée de notre victoire sur notre passé douteux. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai écrit ce livre : faire une chronique honnête de la psychiatrie, y compris de ses escrocs et charlatans, de ses traitements nauséabonds et de ses théories grotesques. Jusqu’à il y a peu, les véritables réussites scientifiques étaient rares et les vrais héros de la psychiatrie encore plus. L’histoire des spécialités sœurs comme la cardiologie, l’infectiologie et l’oncologie raconte essentiellement leurs progrès continus, ponctués de grands bonds en avant, alors que celle de la psychiatrie est principalement constituée PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 26
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de faux départs, de longues périodes de stagnation et de valses-hésitations. Mais l’histoire intégrale de la psychiatrie n’est pas qu’une comédie noire jalonnée de dérapages fantasques. C’est aussi un roman policier, fondé sur trois questions existentielles qui ont contrarié et attiré chacune des générations de psychiatres qui se sont succédé. Qu’est-ce qu’une maladie mentale ? Quelle est son origine ? Et, question plus impérieuse encore pour toute discipline guidée par le serment d’Hippocrate, comment traiter une maladie mentale ? Du début du dix-neuvième siècle au début du vingt-et-unième siècle, chaque nouvelle vague de détectives psychiatriques a mis au jour de nouveaux indices – et s’est lancée erronément sur de fausses pistes – pour finir par émettre des conclusions radicalement différentes sur la nature fondamentale de la maladie mentale, entraînant la psychiatrie dans un mouvement de balancier incessant entre deux points de vue apparemment antinomiques sur la maladie mentale : la conviction que la maladie mentale se situe intégralement dans l’esprit, et la conviction qu’elle réside intégralement dans le cerveau. Hélas, aucune autre spécialité médicale n’a subi une instabilité aussi extrême de ses postulats de base, et c’est cette instabilité qui a participé à forger la réputation de brebis galeuse du troupeau médical de la psychiatrie, autant décriée par les autres médecins que par les patients. Malgré ses multiples fausses pistes et impasses, le roman policier qu’est la psychiatrie se termine par un happy end dans lequel des mystères impénétrables ont commencé à être élucidés. En lisant ce livre, vous ferez la connaissance de quelques-uns des renégats et des visionnaires qui ont courageusement défié les convictions dominantes de l’époque pour sortir leur profession des difficultés. Ces héros ont décidé que les psychiatres PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 27
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n’étaient pas condamnés à être des psys, mais qu’ils étaient destinés à devenir une catégorie unique de médecins. Grâce à leurs victoires novatrices, nous, psychiatres, sommes aujourd’hui conscients que pour réussir à traiter une maladie mentale, nous devons traiter l’esprit et le cerveau comme un ensemble. La psychiatrie ne ressemble à aucune autre spécialité médicale ; elle transcende la simple médecine du corps pour aborder des questions fondamentales sur notre identité, notre but et notre potentiel. Elle est fondée sur une relation médecinpatient tout à fait unique : le psychiatre a souvent accès au jardin secret et aux pensées les plus intimes de ses patients – à leurs hontes les plus secrètes et à leurs rêves les plus chers. L’intimité de cette relation impose au psychiatre une lourde responsabilité concernant le bien-être du patient, responsabilité dont, souvent, les psychiatres n’ont pas été à la hauteur – mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Le psychiatre moderne détient aujourd’hui les outils nécessaires pour sortir n’importe quel patient du dédale créé par le chaos mental et l’emmener vers un lieu où règnent la clarté, les soins et la guérison. Le monde a besoin d’une psychiatrie scientifique et bienveillante, et je suis venu vous dire, sans tambour ni trompette, que cette psychiatrie est enfin là. Permettez-moi de vous raconter dans le détail ce qu’il a fallu traverser pour en arriver là...
1. NdT : 2. NdT : 3. NdT : 4. NdT :
Centre médical Hôpital presbytérien de New York-université Columbia. Association américaine de psychiatrie. désigne les grands groupes pharmaceutiques. Institut national de la santé mentale américain.
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1. Histoire du diagnostic
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Lui donner un nom, c’est l’apprivoiser. Jeremy Sherman
Chapitre 1 L’élément rapporté de la médecine : mesméristes, aliénistes et analystes
« La pensée malade dévore la chair du corps plus que la fièvre ou la phtisie. » – Guy de Maupassant, Le Horla
Chaque élément de la nature communique par un fluide universel. Les nerfs sont les meilleurs conducteurs de ce magnétisme universel dans le corps. Touchez-les et vous réalisez une heureuse tournure d’esprit et provoquez une guérison radicale. – Franz Mesmer, « Mémoire sur la découverte du magnétisme animal »
Elle brûle dans l’air et le sol Abigail Abercrombie ne pouvait plus le nier : il lui arrivait quelque chose d’étrange, mais impossible de savoir quoi. C’était en 1946. Abbey était sténographe judiciaire pour la Cour
Histoire du diagnostic
supérieure de justice de Portland, dans le Maine, un travail qui nécessitait une intense concentration. Jusqu’à il y a peu, elle savourait ce défi quotidien. Mais à présent, sans pouvoir se l’expliquer, elle était sans cesse distraite. Dans ses transcriptions de dépositions, elle faisait souvent des fautes d’orthographe et oubliait parfois des phrases entières, juste parce qu’elle était préoccupée par la crainte constante d’un nouvel « épisode ». Ces épisodes avaient commencé deux mois plus tôt, après son vingt-sixième anniversaire. La première fois que c’est arrivé, elle faisait des courses dans un supermarché bondé. Sans prévenir, tous ses sens se sont mis en alerte. Elle avait l’impression de ne plus pouvoir respirer et son cœur battait si fort qu’elle a cru qu’elle allait mourir. Elle s’est précipitée à l’hôpital, mais après l’avoir examinée, les médecins lui ont simplement tapoté la main en lui disant qu’elle allait bien. Elle savait pourtant que quelque chose n’allait pas. Le mois suivant, elle a été prise de court par deux autres crises. À chaque fois, pendant deux ou trois minutes, ses émotions semblaient partir en vrille, son cœur s’emballait et une peur panique la submergeait. Elle a alors commencé à s’interroger : si les médecins disent qu’il n’y a aucun problème avec mon corps, peutêtre y a-t-il un problème avec ma tête ? Comment peut-on vraiment savoir si un état psychique perturbant est une véritable anomalie médicale et pas simplement l’un des aléas de la vie ? Comment reconnaître si nous (ou même nos proches) souffrons d’un état d’esprit pathologique et non de variations ordinaires de notre acuité mentale, ce que l’on appellerait des hauts et des bas ? Qu’est-ce qu’une maladie mentale exactement ? Les oncologues peuvent toucher des tumeurs caoutchouteuses, les pneumologues peuvent scruter au microscope des PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 34
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chaînes de bactéries responsables de la pneumonie, et les cardiologues peuvent identifier sans difficulté les plaques jaunâtres de cholestérol qui bouchent les artères. La psychiatrie, en revanche, a dû batailler plus que n’importe quelle autre spécialité médicale pour seulement fournir des preuves tangibles que les maladies qui relèvent de ses compétences sont bien réelles. C’est la raison pour laquelle la psychiatrie a toujours été réceptive aux idées farfelues ou totalement saugrenues ; lorsqu’on est désespéré, on est prêt à croire n’importe quelle explication, n’importe quelle lueur d’espoir. Abbey ne savait pas vers qui se tourner – jusqu’à ce qu’elle lise un article dans le journal. Cet article vantait les mérites d’un nouveau traitement impressionnant contre les troubles émotionnels proposé par l’Orgone Institute 1, un établissement de santé mentale fondé par un illustre psychiatre autrichien, Wilhelm Reich. Le Dr Reich pouvait se targuer de références impressionnantes dans des institutions médicales de renom. Il a été formé par un lauréat du prix Nobel et a travaillé comme directeur adjoint à la Polyclinique psychanalytique de Vienne, sous la direction du psychiatre le plus célèbre, Sigmund Freud. Des revues médicales ont fait l’éloge de son travail, il a publié plusieurs bestsellers, et même Albert Einstein a approuvé ses traitements à l’orgone contre les troubles émotionnels – c’est du moins ce que le Dr Reich affirmait. Dans l’espoir qu’un médecin aussi éminent serait enfin en mesure de poser un diagnostic sur ses souffrances, Abbey s’est rendue à l’Orgonon, un domaine rural du Maine ainsi nommé en l’honneur du Dr Reich et de ses recherches. Elle a eu le grand plaisir d’être reçue par le Dr Reich lui-même. Avec son regard intense et son front haut bordé d’une ligne horizontale de cheveux indisciplinés, il lui rappelait Rotwang, le savant fou du film de 1927 Metropolis. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 35
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« Avez-vous déjà entendu parler des orgones ? », lui a-t-il demandé une fois qu’elle était assise. Abbey a fait non de la tête et le Dr Reich lui a expliqué que toutes les maladies mentales – y compris celle qui la faisait souffrir, quel qu’en soit le nom – émanaient de la constriction des orgones, une forme cachée d’énergie qui unissait tous les éléments de la nature. « Il ne s’agit pas d’une simple théorie, l’orgone brûle dans l’air et dans le sol », a-t-il insisté, en frottant ses doigts les uns contre les autres. D’après le Dr Reich, la santé physique et mentale dépendait de la bonne configuration des orgones, terme créé à partir des mots « organisme » et « orgasme ».
Wilhelm Reich (1897-1957), disciple de Freud, psychanalyste, à l’origine de la théorie de l’Orgone. Photographie de 1952. (© Bettmann/CORBIS)
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Abbey hochait la tête avec enthousiasme ; c’était exactement le genre de réponse qu’elle attendait. « Ce dont vous avez besoin, a-t-il poursuivi, c’est de restaurer la circulation naturelle des orgones dans votre corps. Heureusement, il existe une solution. Souhaitez-vous que je démarre le traitement ? » « Oui, docteur. » « Mettez-vous en sous-vêtements, s’il vous plaît. » Abbey hésitait. Toute relation entre un médecin et son patient repose sur la confiance : nous accordons au médecin un accès sans restriction à notre corps, depuis les imperfections de notre peau jusqu’aux profondeurs de nos intestins. Mais la relation entre un psychiatre et son patient est encore plus profonde : c’est notre esprit que nous confions au médecin, le cœur même de notre être. Le psychiatre nous invite à divulguer nos pensées et nos émotions – à dévoiler nos désirs furtifs et nos secrets coupables. La relation thérapeutique avec un psychiatre suppose qu’il est un expert dûment formé, qui sait ce qu’il fait, à l’instar de n’importe quel orthopédiste ou ophtalmologue. Mais méritet-il vraiment la même présomption de compétence que les autres médecins ? L’hésitation d’Abbey a duré un instant, puis elle s’est rappelé les références impressionnantes et la formation médicale du Dr Reich. Elle a retiré sa robe, l’a pliée soigneusement et l’a posée sur le bureau. Reich lui a fait signe de s’asseoir sur une grande chaise en bois. Elle s’est assise, non sans une certaine nervosité. Le contact de ses jambes nues avec les barreaux froids lui donnait la chair de poule. Le médecin s’est approché d’elle et, doucement, a commencé à toucher ses bras et ses épaules, puis est descendu jusqu’à ses genoux et ses cuisses, comme s’il cherchait à déceler des tumeurs. « Oui, ici – et ici. Sentez-vous cela ? Ce sont des nœuds qui bloquent vos orgones. Levez la main s’il vous plaît. » PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 37
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Elle a obéi. Sans prévenir, il a frappé brusquement son bras juste au-dessus de son coude, comme s’il écrasait une mouche. Abbey a poussé un cri, davantage à cause du choc que de la douleur. Le Dr Reich a souri et a ajouté en levant le doigt : « Voilà ! Vous avez libéré l’énergie qui était bloquée à l’intérieur ! Est-ce que vous le sentez ? » Pendant les six mois qui ont suivi, Abbey est retournée à l’Orgone Institute chaque semaine. Certaines fois, le Dr Reich utilisait un « orgonoscope », un instrument ressemblant à un petit télescope en cuivre, pour visualiser la circulation de l’énergie de l’orgone dans son corps, qui – d’après le médecin – était d’un bleu électrique vif. À d’autres occasions, il demandait à Abbey de se mettre en sous-vêtements et de se glisser dans une boîte de la taille d’une cabine téléphonique, un tuyau en caoutchouc pendant au niveau de son cou. Il s’agissait d’un « accumulateur d’orgones », une machine qui stimulait les orgones d’Abbey et l’aidait à diminuer son anxiété.
Accumulateur d’orgones, appareil utilisé pour la thérapie par orgone. (© Food and Drug Administration/Science Source)
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Abbey a volontiers accepté les soins du Dr Reich et elle n’a pas été la seule. Les patients venaient du monde entier pour demander l’aide de Reich et de ses acolytes. Ses ouvrages ont été traduits en une dizaine de langues, ses machines à énergie orgonique ont été distribuées partout dans le monde et ses idées ont influencé toute une génération de psychothérapeutes. Il était l’un des psychiatres les plus reconnus de son époque. Mais la confiance qu’Abbey plaçait en lui était-elle justifiée ? En 1947, après que Reich a affirmé que ses accumulateurs d’orgones pouvaient guérir le cancer, la Food and Drug Administration (FDA) 2 est intervenue avant de conclure que ses appareils thérapeutiques et sa théorie sur l’énergie de l’orgone étaient « une fraude de première ampleur ». Un juge a rendu une décision interdisant tous les appareils à orgones et leur publicité. Reich – qui croyait réellement au pouvoir des orgones – a été anéanti. Au fur et à mesure que l’enquête progressait, d’anciens amis proches ont déclaré que Reich devenait de plus en plus paranoïaque et délirant ; il pensait que la Terre était attaquée par des OVNI, il avait pris l’habitude de déambuler la nuit dans l’Orgone Institute, le cou enveloppé dans un bandana et un revolver à la taille, à l’image d’un bandit des frontières. Pendant le procès qui s’est ensuivi pour la vente illégale d’appareils à orgones, le juge a discrètement émis l’idée que Reich avait sans doute lui-même besoin d’un psychiatre. Le jury a déclaré Reich coupable, l’institut a fermé et Reich a été condamné à une peine d’emprisonnement. Il est mort en 1957, au Pénitencier fédéral de Lewisburg, d’une insuffisance cardiaque. On ne sait pas exactement ce qu’ont ressenti les patients de Wilhelm Reich lorsqu’ils ont appris que ses traitements n’étaient que des balivernes. Mais j’ai ma petite idée. Aujourd’hui encore, malheureusement, les chicaneries de la psychiatrie restent un problème. J’ai d’ailleurs rencontré de PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 39
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nombreux patients qui ont été traités par des charlatans du vingtet-unième siècle. Dans la vie, on se sent rarement aussi abusé que lorsqu’on confie ses besoins les plus intimes à un professionnel médical qui trahit cette confiance par l’incompétence, la déception ou l’illusion. J’imagine Abbey en train de répéter ce qu’une femme m’a dit un jour en découvrant que le psychiatre charismatique de sa fille essayait de manipuler la jeune fille de douze ans pour se servir d’elle et de la monter contre sa famille : « Ce n’était qu’un imposteur. Mais comment pouvions-nous le savoir ? Nous avions besoin d’aide et il nous semblait totalement légitime. Comment quiconque pouvait le savoir ? » Étant moi-même psychiatre, né à une époque où Wilhelm Reich traitait encore des patients, j’ai toujours été particulièrement dérangé par un détail de l’histoire de Reich : l’incapacité de la profession à découvrir l’escroquerie de l’un de ses membres. En réalité, aux yeux du public, la communauté psychiatrique a souvent semblé cautionner les méthodes grotesques de Reich. Pourquoi la psychiatrie n’a-t-elle pas su informer un public désespérément en quête de conseils que les méthodes de Reich n’avaient aucun fondement scientifique ? Malheureusement, les méthodes discutables ont toujours été étroitement liées aux principaux courants de la psychiatrie. D’ailleurs, les grands établissements psychiatriques ont souvent accordé du crédit à des techniques contestables, sinon totalement ineptes. La triste vérité, c’est que Wilhelm Reich n’est pas une anomalie historique, loin de là. C’est un emblème déconcertant de la spécialité médicale la plus controversée. Les tentatives de la psychiatrie d’aider le public à faire la distinction entre des traitements fondés sur des preuves et des inventions sans fondement ont longtemps été insuffisantes, et c’est encore le cas aujourd’hui. Vous vous demandez sans doute PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 40
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comment des milliers de personnes intelligentes et instruites – enseignants, chercheurs, entrepreneurs, ou encore sténographes judiciaires – ont pu croire un jour qu’un réseau invisible d’énergie orgasmique était la clé de la santé mentale. Pourtant, aujourd’hui encore, des charlatans issus de la psychiatrie professionnelle continuent à duper des patients désespérés et peu méfiants tandis que les institutions de la psychiatrie assistent passivement à leur supercherie. Daniel Amen, auteur de la populaire série de livres Change Your Brain et vedette des programmes du réseau de télévision américain PBS sur le cerveau, est probablement le psychiatre encore vivant le plus reconnu. Joan Baez, Rick Warren et Bill Cosby vantent ses mérites, et l’illustre conférencier motivateur Brendon Burchard l’a un jour présenté comme « le plus grand Monsieur Neurosciences de la planète ». Pourtant, la notoriété actuelle de Daniel Amen repose exclusivement sur des pratiques douteuses qui n’ont jamais été prouvées par la recherche scientifique et ont été rejetées par la médecine conventionnelle. Amen suggère qu’en examinant des images du cerveau produites par TEMP (tomographie par émission monophotonique), il peut diagnostiquer une maladie mentale – pratique ressemblant davantage à la phrénologie, qui s’intéresse aux bosses du crâne, qu’à la psychiatrie moderne. « Il n’existe absolument aucune preuve de ses allégations ou de ses pratiques », soutient le Dr Robert Innis, chef du service de neuroimagerie moléculaire au National Institute of Mental Health. D’après lui, « cela n’est ni scientifique, ni justifié, tout comme l’utilisation d’un médicament non autorisé ». Dans un article du Washington Post publié en août 2012, la Dr Martha J. Farah, directrice du Center for Neuroscience & Society 3 à l’université de Pennsylvanie, décrit la technique d’Amen de manière plus catégorique : « C’est une mascarade. » Le Dr Amen prône également l’utilisation de PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 41
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l’oxygène hyperbare et commercialise sa propre marque de compléments alimentaires en tant qu’« activateurs cérébraux », dont l’efficacité n’a jamais été prouvée scientifiquement. Ce qui est incroyable, c’est que la réglementation actuelle n’empêche pas quelqu’un comme Amen de répandre son charabia sur la TEMP. Bien que tous les membres sans exception du conseil d’administration de l’American Psychiatric Association considèrent ses pratiques comme des balivernes médicales, Amen continue d’agir librement et sans risque de poursuites. Frustration encore plus grande pour les véritables professionnels de la santé mentale : Amen affirme effrontément que ses méthodes exclusives ont plusieurs longueurs d’avance sur la lenteur pesante de la psychiatrie conventionnelle, comme un Bernard Madoff qui tournerait en ridicule le faible taux de rendement d’un fonds de placement Fidelity. Tout comme Wilhelm Reich en son temps, Daniel Amen se cache derrière un vernis de respectabilité qui donne un aspect légitime à ses techniques. Si vous vous demandez comment les patients de Reich ont pu croire qu’entrer à moitié nu dans un drôle d’appareil accumulateur d’orgones améliorerait leur santé mentale, il suffit de penser au pouvoir de persuasion du procédé de TEMP d’Amen, qui offre un parallèle saisissant avec les accumulateurs d’orgones : les patients se soumettent à l’injection intraveineuse de produits radioactifs, puis placent sagement leur tête dans un étrange appareil qui accumule des rayons gamma. L’aura mystifiante de la TEMP, qui promet une science avant-gardiste, semble aussi fantastique et envoûtante que le bleu électrique de l’orgonomie. Comment un profane peut-il espérer faire la distinction entre les technologies qui sont scientifiquement prouvées et celles qui surgissent d’une imagination convaincante ? Bien sûr, toutes les spécialités médicales ont eu leur lot de théories fallacieuses, de traitements inutiles et de praticiens PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 42
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malavisés. Il fut un temps où les saignées et les lavements du côlon étaient les traitements classiques pour toutes les maladies, de l’arthrite à la grippe. Il n’y a pas si longtemps, on traitait le cancer du sein en réalisant des mastectomies radicales qui consistaient à arracher la majeure partie de la poitrine des femmes, y compris leurs côtes. Aujourd’hui encore, la FDA répertorie 187 traitements contre le cancer qui, bien que souvent mis en avant, sont apocryphes. Le recours aux antibiotiques pour soigner un rhume est courant, alors même que les antibiotiques n’ont aucun effet sur les virus qui en sont à l’origine. De même, on réalise trop souvent une chirurgie arthroscopique inutile pour traiter l’arthrose du genou. Récemment, des révélations ont été faites dans l’émission américaine 60 Minutes au sujet de traitements mensongers à base de cellules souches contre des maladies neurologiques incurables, comme la SLA, et des lésions médullaires. Les faux traitements contre l’autisme sont légion, et cela va des vitamines et nutricosmétiques aux compléments alimentaires et injections de cellules souches, en passant par les lavements et l’élimination des métaux lourds présents dans l’organisme par chélation. Les patients traversent les océans pour obtenir des traitements exotiques, hors de prix et totalement inutiles pour soigner toutes les maladies imaginables. Même un homme aussi intelligent que Steve Jobs a été sensible à des pratiques farfelues, reportant le traitement médical de son cancer du pancréas au profit d’une « médecine holistique » jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Cependant, la psychiatrie a annoncé fièrement un plus grand nombre de traitements illégitimes que n’importe quel autre domaine de la médecine, principalement parce que les psychiatres, jusqu’à tout récemment, n’ont jamais su se mettre d’accord sur ce que représentait vraiment un trouble mental, et encore moins sur la meilleure manière de le traiter. Si chaque médecin PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 43
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a sa propre définition de la maladie, les traitements sont divers et variés, chaque saison apportant son cortège de nouvelles couleurs et de nouvelles modes... Et quand on ne sait pas ce que l’on traite, comment le traitement pourrait-il être efficace ? Un grand nombre des noms les plus réputés dans les annales de la psychiatrie sont plus connus pour le caractère contestable de leurs traitements que pour les bénéfices qu’ils ont apportés, en dépit de leurs intentions principalement bienveillantes : le magnétisme animal de Franz Mesmer, les « pilules bilieuses » de Benjamin Rush, la malariathérapie de Julius WagnerJauregg, la thérapie par coma insulinique de Manfred Sakel, la thérapie par sommeil profond de Neil MacLeod, les lobotomies de Walter Freeman, la thérapie de conversion de l’orientation sexuelle de Melanie Klein et la psychiatrie existentielle de R. D. Laing. J’ai le regret d’ajouter que ma profession est largement responsable de cet état de fait. Alors que les autres domaines de la médecine continuent de prolonger l’espérance de vie, d’améliorer la qualité de vie et d’élever le niveau des attentes en matière de traitements efficaces, les psychiatres sont constamment accusés de prescrire trop de médicaments, de mettre trop souvent au rang des pathologies des comportements normaux et de débiter du jargon pseudopsychologique. Bien des gens entretiennent des soupçons selon lesquels même les meilleures pratiques de la psychiatrie du vingt-et-unième siècle pourraient s’avérer être en fin de compte des versions modernes de l’orgonomie de Reich, des méthodes douteuses incapables de soulager la souffrance de personnes atteintes de véritables maladies – des personnes comme Abigail Abercrombie et Elena Conway. Mais je soutiens que de nos jours, ma profession aiderait Abbey et Elena. Nous serions en mesure de diagnostiquer avec certitude à Abbey un trouble panique sans agoraphobie, une PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 44
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sorte de trouble de l’anxiété associée à un dysfonctionnement des structures nerveuses du lobe temporal interne et du tronc cérébral qui commandent la régulation des émotions et les réactions de combat ou de fuite. Nous traiterions son problème avec des inhibiteurs de la recapture de la sérotonine (IRS) associés à une thérapie cognitivo-comportementale. Avec des soins continus, le pronostic d’Abbey aurait été plutôt favorable, et elle aurait pu espérer vivre une vie normale, en contrôlant ses symptômes grâce à un traitement. Elena avait bien réagi à son premier traitement, et je pense que si elle n’avait pas interrompu le plan de suivi qui lui avait été prescrit, elle aussi aurait bien récupéré et aurait repris ses études et sa vie d’avant. Alors si je suis si confiant au sujet des diagnostics d’Abbey et d’Elena aujourd’hui, pourquoi, à l’époque, les psychiatres se sont-ils aussi gravement fourvoyés ? Pour répondre à cette question, il faut remonter le temps de plus de deux siècles, aux origines de la psychiatrie en tant que discipline médicale à part entière. Car depuis sa naissance, la psychiatrie est une progéniture étrange et rebelle : l’élément rapporté de la médecine. Une médecine de l’âme Déjà dans l’Antiquité, les médecins savaient que le cerveau était le siège de la pensée et des sentiments. N’importe quel toubib portant une toge pouvait vous dire que si la farce rose et grisâtre dont est rempli votre crâne était frappée brutalement, comme c’était souvent le cas en lutte, vous pouviez perdre la vue, parler bizarrement ou tomber dans les bras de Morphée. Mais au dix-neuvième siècle, les sciences médicales étudiées dans les universités européennes ont commencé à combiner l’observation approfondie du comportement anormal d’un patient PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 45
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avec des dissections d’autopsie minutieuses de son corps après sa mort. Des médecins scrutant au microscope des coupes de cerveau et des tissus de patients décédés ont découvert, à leur grande surprise, que les troubles mentaux pouvaient être subdivisés en deux catégories distinctes. La première catégorie comprenait des maladies dans lesquelles on pouvait constater des lésions visibles au cerveau. En étudiant le cerveau de sujets ayant souffert de démence, les médecins ont constaté que dans certains cas, le cerveau semblait plus petit et était parsemé d’amas sombres de protéines. D’autres médecins ont observé que les patients qui avaient soudainement perdu la capacité de bouger leurs membres présentaient souvent des obstructions bombées ou des taches vermeilles dans leur cerveau (consécutives à des attaques cérébrales) ; dans d’autres cas encore, des tumeurs d’un rose éclatant ont été découvertes. L’anatomiste français Paul Broca a étudié le cerveau de deux hommes dont le vocabulaire verbal combiné était inférieur à sept mots (l’un des hommes s’appelait « Tan » car c’était le seul mot qu’il utilisait pour communiquer). Broca a découvert que chacun des deux hommes avait subi une attaque cérébrale exactement au même endroit sur le lobe frontal gauche. Progressivement, de nombreuses maladies ont été associées à des « signatures pathologiques » facilement identifiables, notamment les maladies de Parkinson, d’Alzheimer, de Pick et de Huntington. Néanmoins, les médecins qui ont étudié le cerveau de patients ayant souffert d’autres types de troubles mentaux ne sont parvenus à détecter aucune anomalie physique. Aucune lésion, aucune anomalie nerveuse. Chez ces patients, le cerveau ne présentait aucune caractéristique permettant de le distinguer de celui de sujets n’ayant jamais manifesté de troubles du comportement. Ces mystérieuses maladies allaient constituer la deuxième catégorie de PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 46
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troubles mentaux : les psychoses, les manies, les phobies, la mélancolie, les obsessions et l’hystérie. Grâce à cette découverte selon laquelle certains troubles mentaux avaient une cause biologique identifiable et d’autres pas, deux disciplines distinctes ont vu le jour. Les médecins qui se spécialisaient exclusivement dans les troubles associés à une empreinte nerveuse visible ont été appelés neurologues. Ceux qui s’occupaient des troubles invisibles de l’esprit ont été dénommés psychiatres. C’est ainsi que la psychiatrie est apparue comme spécialité médicale se concentrant sur un ensemble de maladies qui, par définition, ne présentaient aucune cause physique identifiable. D’ailleurs, le terme « psychiatrie », inventé par le médecin allemand Johann Christian Reil en 1808, signifie littéralement « traitement médical de l’âme ». Ayant pour objet et pour raison d’être une entité métaphysique, la psychiatrie est rapidement devenue un terrain propice aux escrocs et aux pseudoscientifiques. Imaginez, par exemple, que la cardiologie se subdivise en deux spécialités distinctes : d’une part, les « cardiologues » qui règleraient les problèmes physiques du cœur et d’autre part, les « spiritologues » qui traiteraient les problèmes non physiques du cœur. Quelle spécialité serait la plus exposée aux théories farfelues et à la supercherie ? Comme le détroit de Béring, le schisme entre le cerveau neurologique et l’âme psychiatrique a dissocié deux continents de pratique médicale. À maintes reprises, au cours des deux siècles qui ont suivi, les psychiatres ont prôné la fraternité et l’égalité avec leurs homologues neurologues de l’autre côté de la frontière, pour subitement se proclamer indépendants vis-à-vis d’eux en répétant que l’esprit ineffable était le siège de la Vérité avec un grand V. L’un des premiers médecins à tenter d’expliquer et de traiter les troubles mentaux était un Allemand dénommé Franz Anton PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 47
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Mesmer. Dans les années 1770, il a rejeté les explications morales et religieuses dominantes de la maladie mentale en faveur d’une explication physiologique, ce qui a sans doute fait de lui le premier psychiatre au monde. Hélas, l’explication physiologique qu’il a avancée était que la maladie mentale, comme de nombreuses maladies physiques, pouvait être attribuée au « magnétisme animal » – une énergie invisible circulant à travers des milliers de canaux magnétiques dans notre corps. Aujourd’hui, nos esprits modernes peuvent visualiser instinctivement ces canaux magnétiques comme des réseaux de neurones soumis à des impulsions bioélectriques se déplaçant de synapse en synapse. Mais la découverte des neurones, sans parler des synapses, était encore lointaine. À l’époque de Mesmer, la notion de magnétisme animal paraissait aussi incompréhensible et futuriste que si la chaîne CNN annonçait aujourd’hui que nous pourrions désormais voyager instantanément de New York à Pékin à bord d’une machine de téléportation. Mesmer pensait que la maladie mentale était causée par des obstacles à la circulation de ce magnétisme animal, théorie étrangement semblable à celle que Wilhelm Reich allait défendre un siècle et demi plus tard. D’après Mesmer, pour retrouver la santé, il fallait lever ces obstacles. Lorsque Mère Nature n’y parvenait pas spontanément, on pouvait aider le patient en le mettant en contact avec un puissant conducteur de magnétisme animal – comme Mesmer lui-même. En touchant les patients aux bons endroits et de la bonne manière – un pincement ici, une caresse là, des murmures dans l’oreille –, Mesmer prétendait pouvoir rétablir la bonne circulation de l’énergie magnétique dans leur corps. Ce procédé thérapeutique était censé déclencher ce que Mesmer appelait une « crise », terme qui semble tout à fait adapté. Guérir une personne déséquilibrée impliquait par exemple de susciter un accès PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 48
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de folie débridée. Pour guérir une personne dépressive, il fallait d’abord la rendre suicidaire. Bien que cela puisse sembler paradoxal pour les non-initiés, Mesmer affirmait que grâce à sa maîtrise de la thérapie magnétique, ces crises provoquées se déroulaient sous son contrôle et sans mettre le patient en danger. Voici un compte rendu de 1779 relatant comment Mesmer a traité un chirurgien militaire qui souffrait de calculs rénaux : Après avoir parcouru plusieurs fois la pièce, M. Mesmer déboutonna la chemise du patient et, reculant légèrement, plaça son doigt contre la zone concernée. Mon ami ressentit à la fois de la douleur et une sensation de chatouillement. M. Mesmer déplaça ensuite son doigt perpendiculairement le long de son abdomen et de sa poitrine, et la douleur suivit la même trajectoire que le doigt. Il demanda ensuite au patient de tendre son index et pointa lui-même son index vers lui à une distance de trois ou quatre pas. Mon ami ressentit alors au bout du doigt des picotements électriques qui traversèrent son doigt jusqu’à la paume de sa main. Mesmer le fit ensuite asseoir près du piano ; à peine avait-il commencé à jouer que mon ami ressentit une intense émotion, il se mit à trembler, le souffle coupé, changea de couleur et se sentit entraîné vers le sol. Étant donné l’état d’anxiété de mon ami, M. Mesmer l’installa sur un canapé pour réduire le risque de chute et fit entrer une jeune fille qui, dit-il, était antimagnétique. Lorsqu’elle approcha sa main de la poitrine de mon ami, tout s’arrêta à une vitesse fulgurante et mon confrère toucha et examina son ventre avec stupéfaction. La douleur vive qu’il ressentait avait subitement disparu. M. Mesmer nous expliqua qu’un chien ou un chat aurait mis fin à la douleur aussi bien que le fit la jeune fille. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 49
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La rumeur concernant le talent de Mesmer s’est propagée dans toute l’Europe lorsqu’il a réalisé plusieurs « guérisons » remarquables grâce à ses pouvoirs magnétiques. Il a, par exemple, redonné la vue à Mademoiselle Franziska Oesterlin, une amie des Mozart. Mesmer a ensuite été invité à s’exprimer devant l’Académie des Sciences et des Lettres de Bavière au sujet des exorcismes pratiqués par un prêtre catholique dénommé Johann Joseph Gassner – demander à un guérisseur mystique bercé d’illusions d’expliquer les méthodes d’un autre, voilà qui relève de l’ironie. Mesmer s’est montré à la hauteur de la situation en affirmant que malgré la sincérité des convictions religieuses de Gassner et la réelle efficacité de ses exorcismes, ces derniers ne fonctionnaient que parce que le prêtre était doté d’un haut niveau de magnétisme animal. Enfin, le médecin égalitaire s’est rendu à Paris, où ses prétendus pouvoirs de magnétisme animal lui ont permis de traiter aussi bien des aristocrates fortunés que des roturiers. La notoriété de Mesmer ne cessant de croître, le roi Louis XVI a désigné un comité scientifique dont faisait partie le diplomate et scientifique américain en visite Benjamin Franklin, afin d’étudier le magnétisme animal. Le comité a finalement publié un rapport qui a discrédité les méthodes de Mesmer et d’autres praticiens du magnétisme animal en les qualifiant de pur pouvoir de l’imagination. Cependant, Franklin a judicieusement fait remarquer : « Certains pensent que cela mettra fin au mesmérisme, mais la crédulité du monde est infinie, et les impostures, aussi absurdes soient-elles, existent depuis des siècles. » Il y a tout lieu de penser que Mesmer croyait vraiment en l’existence de canaux magnétiques surnaturels. Lorsqu’il est tombé malade, agonisant sur son lit de mort, il a rejeté les médecins d’un geste de la main et a tenté à plusieurs reprises de se guérir à l’aide du magnétisme animal – mais en vain. Il est décédé en 1815. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 50
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Bien que la théorie fantastique de Mesmer n’ait pas survécu au vingtième siècle, un point important a fait de lui un précurseur de la psychiatrie. Avant Mesmer, de nombreux médecins pensaient que la maladie mentale avait des origines morales : d’après cette hypothèse, les déséquilibrés avaient choisi de se comporter de manière horrible et honteuse, ou du moins, ils payaient le prix pour leurs péchés passés. Un autre avis médical répandu voulait que les aliénés soient nés fous, qu’ils aient été créés ainsi par la nature ou par la main de Dieu et qu’il n’y ait donc aucun espoir de les traiter. A contrario, la théorie singulière des processus invisibles émise par Mesmer était en fait assez libératrice. Il rejetait d’une part l’idée déterministe selon laquelle certaines personnes étaient nées avec une maladie mentale ancrée dans leur cerveau, et d’autre part l’hypothèse moralisatrice selon laquelle la maladie mentale était le signe d’une sorte de dégénérescence morale. Il suggérait plutôt qu’elle était la conséquence d’un dysfonctionnement de mécanismes physiologiques qui pouvait être traité médicalement. Le psychiatre et historien de la médecine Henri Ellenberger considère Mesmer comme le tout premier psychiatre psychodynamique, un médecin qui conçoit la maladie mentale comme le résultat de processus psychiques internes. Pour un psychiatre psychodynamique, l’esprit est plus important que le cerveau, et la psychologie est plus pertinente que la biologie. Les approches psychodynamiques de la maladie mentale influenceront considérablement la psychiatrie européenne et finiront par constituer la doctrine fondamentale de la psychiatrie américaine. En fait, au cours des deux siècles suivants, la psychiatrie ne fera qu’osciller entre des conceptions psychodynamiques de la maladie mentale et leur contraire d’un point de vue intellectuel : des conceptions biologiques de la maladie PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 51
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mentale, qui soutiennent que les troubles découlent de perturbations subies par les activités physiologiques du cerveau. Après Mesmer, la première génération de médecins à adopter le terme « psychiatre » a cherché d’autres processus occultes de l’esprit. Parfois appelés Naturphilosophes, ces premiers psychiatres ont emprunté leurs idées au mouvement artistique et littéraire européen du Romantisme. Ils défendaient les forces irrationnelles et cachées de la nature humaine et croyaient souvent au pouvoir d’un esprit transcendant et à la valeur inhérente des émotions. Ils rejetaient les expériences scientifiques et l’expérience clinique directe en faveur de l’intuition et n’établissaient pas toujours une distinction claire entre maladie mentale et santé mentale. Ils considéraient souvent la folie comme le résultat d’un esprit normal succombant aux forces passionnées et tumultueuses de l’âme immortelle. L’apogée de la pensée romantique aux débuts de la psychiatrie a trouvé son expression dans le traité allemand Principes de psychologie médicale, publié en 1845 et rédigé par Ernst von Feuchtersleben, un médecin, poète et philosophe pour lequel « toutes les branches de la recherche humaine et de la connaissance se recoupent naturellement ». L’ouvrage de Feuchtersleben a eu un tel succès que l’éditeur a dû rappeler les exemplaires distribués gratuitement à l’avance aux universités et aux médecins pour pouvoir les envoyer aux libraires. Comme vous pouvez l’imaginer, une psychiatrie fondée sur l’intuition et la poésie n’a guère soulagé la souffrance des personnes assaillies par des voix intérieures ou paralysées par la dépression. Peu à peu, les médecins en sont venus à reconnaître que mettre l’accent sur des processus non observables noyés dans un « esprit » nébuleux n’entraînait aucun changement durable, voire aucun changement du tout chez les patients souffrant de troubles sévères. Après des décennies à naviguer sur PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 52
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les océans brumeux de la philosophie psychique, un nouveau groupe de psychiatres s’est rendu compte que peu à peu, cette approche les éloignait intellectuellement du reste de la médecine. Ces médecins réactionnaires condamnaient, souvent durement, la psychiatrie psychodynamique des Romantiques, accusant les Naturphilosophes de « perdre totalement le contact avec la vie pratique » en se plongeant « dans les sphères mystico-transcendantales de la conjecture ». Vers le milieu du dix-neuvième siècle, une nouvelle génération de psychiatres a courageusement tenté de combler le fossé grandissant entre la psychiatrie et sa sœur siamoise, la neurologie, de plus en plus prestigieuse. C’était la première vague de la psychiatrie biologique, ancrée dans la conviction que la maladie mentale pouvait être attribuée à des anomalies physiques identifiables au niveau du cerveau. Ce mouvement a été mené par Wilhelm Griesinger, un psychiatre allemand qui a soutenu avec assurance que « toutes les conceptions poétiques et idéales de l’aliénation mentale sont celles qui ont le moins de valeur ». Griesinger avait reçu sa formation de médecinchercheur du pathologiste allemand respecté Johann Schönlein, célèbre pour avoir installé la crédibilité scientifique de la médecine interne en soutenant que les diagnostics doivent reposer sur deux données concrètes : (1) l’examen physique et (2) les analyses des fluides corporels et des tissus en laboratoire. Griesinger avait pour ambition de poser les mêmes bases empiriques pour le diagnostic psychiatrique. Il a répertorié de manière systématique les symptômes des pensionnaires d’hôpitaux psychiatriques, puis a réalisé des analyses pathologiques du cerveau des pensionnaires après leur mort. Il a utilisé ces recherches pour mettre au point des analyses biologiques qui pourraient être réalisées sur des patients vivants et a élaboré un entretien structuré ainsi qu’un examen physique qui pourraient PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 53
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être utilisés en association avec les analyses biologiques pour diagnostiquer la maladie mentale – du moins c’était ce qu’il espérait accomplir. En 1867, dans le premier numéro de sa nouvelle revue, Archiv für Psychiatrie und Nervenkrankheiten 4, Griesinger affirmait : « La psychiatrie a connu une transformation dans sa relation avec le reste de la médecine. Cette transformation repose essentiellement sur la prise de conscience que les patients souffrant de ce que l’on appelle des “maladies mentales” sont en réalité des personnes atteintes de maladies des nerfs et du cerveau. La psychiatrie doit donc se libérer de son carcan de corporation pour devenir un élément à part entière de la médecine générale accessible à tous les cercles médicaux. » Cette déclaration des principes de la psychiatrie biologique a inspiré un nouveau contingent de pionniers de la psychiatrie pour lesquels la clé de la maladie mentale ne résidait pas dans une âme éthérée ou des canaux magnétiques imperceptibles, mais plutôt dans les replis mous et humides des tissus du cerveau. Leur travail a suscité un nombre incalculable d’études reposant largement sur l’examen microscopique de cerveaux post-mortem. Certains psychiatres ayant reçu une formation en anatomie ont associé une pathologie du cerveau à des troubles cliniques. (Alois Alzheimer, qui a identifié les « plaques séniles et enchevêtrements neurofibrillaires » caractéristiques de la démence éponyme, était psychiatre.) De nouvelles théories fondées sur le cerveau ont été élaborées, notamment la proposition selon laquelle certains troubles mentaux comme l’hystérie, la manie et la psychose étaient dus à une surexcitation des neurones. Compte tenu de ces progrès, vous vous imaginez sans doute que les psychiatres biologiques avaient enfin donné à leur profession une assise scientifique solide. Après tout, il doit bien y PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 54
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avoir quelques explications à la maladie mentale visibles dans le cerveau lui-même, n’est-ce pas ? Malheureusement, les recherches de la première génération de psychiatres biologiques ont tourné court, comme une chandelle romaine s’élevant dans les airs sans exploser. Malgré leurs importantes contributions à la neurologie, aucune des théories biologiques et des recherches sur la maladie mentale développées au dix-neuvième siècle n’a été étayée par des preuves physiques (à l’exception de la pathologie caractéristique de la maladie d’Alzheimer), aucune ne s’est traduite par des avancées dans le domaine de la psychiatrie et aucune, en fin de compte, ne s’est avérée correcte. Les psychiatres biologiques avaient beau étudier de près les scissures, les gyri et les lobes du cerveau, ils avaient beau examiner minutieusement les lames de tissu nerveux, ils n’ont pu trouver aucune aberration spécifique et systématique caractéristique d’une maladie mentale. Malgré les nobles intentions de Griesinger, on ne comprenait pas mieux la maladie mentale en lisant ses Archiv für Psychiatrie und Nervenkrankheiten qu’en lisant le Mémoire sur la découverte du magnétisme animal de Mesmer. Que vous postuliez que la source de la maladie mentale réside dans des canaux magnétiques, une Âme universelle ou des neurones surexcités, dans les années 1880, vous trouviez exactement la même quantité de preuves empiriques pour étayer votre allégation : aucune. Les recherches sur le cerveau ont certes permis à de nombreux médecins du dix-neuvième siècle de devenir professeurs, mais elles n’ont donné lieu à aucune découverte majeure ni aucune thérapie efficace permettant d’atténuer les ravages de la maladie mentale. Alors que l’année 1900 approchait à grands pas, le balancier conceptuel s’est de nouveau mis en mouvement. La frustration enflait chez les psychiatres, face aux efforts infructueux de leurs PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 55
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confrères biologistes. Un éminent médecin a rejeté la psychiatrie biologique, la cataloguant comme « mythologie du cerveau », alors que le grand psychiatre allemand Emil Kraepelin (dont nous reparlerons plus tard) l’a qualifiée d’« anatomie spéculative ». Étant dans l’incapacité de trouver une explication biologique aux maladies relevant de sa compétence, la psychiatrie s’est encore plus éloignée du reste de la médecine du point de vue scientifique. Et comme si cela n’était pas suffisant, elle s’en était aussi éloignée géographiquement parlant. Des soignants pour les déséquilibrés Jusqu’au dix-neuvième siècle, les personnes atteintes de troubles mentaux sévères avaient leur place dans deux endroits, en fonction des moyens de leur famille. Si les parents ou le conjoint du patient avaient la chance de faire partie de la classe privilégiée, il pouvait recevoir des soins dans la demeure familiale. Il arrivait parfois que le patient soit relégué dans les combles, comme la femme déséquilibrée de M. Rochester dans Jane Eyre, pour cacher la maladie à la communauté. Mais si le malheureux était issu d’une famille ouvrière – ou sans cœur –, il finissait généralement clochard et sans-abri, ou dans un foyer d’un tout autre genre : l’asile. Tous les documents de l’époque rapportant les conditions de vie dans les asiles avant le Siècle des Lumières les décrivent comme de misérables donjons crasseux grouillant de malades. (Les hôpitaux psychiatriques feront encore l’objet de descriptions atroces pendant la majeure partie des deux siècles suivants, ils constitueront l’un des thèmes majeurs de la psychiatrie et seront une source intarissable pour les révélations journalistiques et les motivations de l’activisme en faveur des droits civiques.) Les pensionnaires étaient souvent enchaînés, fouettés, PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 56
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battus à coups de bâton, plongés dans de l’eau gelée, ou simplement enfermés dans une cellule froide et minuscule des semaines durant. Le dimanche, ils étaient souvent exhibés comme des bêtes de foire devant un public estomaqué et railleur. Les premiers hôpitaux psychiatriques n’avaient pas pour mission de traiter ou de guérir leurs pensionnaires, mais plutôt de les isoler de force de la société. Pendant une grande partie du dix-huitième siècle, les troubles mentaux n’étaient pas considérés comme des maladies et ne relevaient donc pas de la compétence de la médecine, pas plus que le comportement criminel qui envoyait un prisonnier au pénitencier. Les personnes atteintes de troubles mentaux étaient considérées comme des déviants sociaux ou des inadaptés moraux auxquels était infligé un châtiment divin pour un péché impardonnable. La transformation des asiles-prisons en établissements médicothérapeutiques, qui a indirectement donné naissance à une catégorie professionnelle de psychiatres, peut être essentiellement attribuée à un Français du nom de Philippe Pinel. À la base, Pinel était un rédacteur médical respecté connu pour ses études de cas passionnantes. Puis, en 1783, sa vie a changé. Un de ses amis proches, étudiant en droit à Paris, a développé une forme de folie qui, de nos jours, serait très probablement diagnostiquée comme trouble bipolaire. Un jour, l’ami en question était pleinement convaincu qu’il deviendrait bientôt l’avocat le plus brillant de France ; le lendemain, il était terrassé par le découragement, implorant qu’on mette fin à sa vie insignifiante. Il s’est bientôt mis à croire que des prêtres interprétaient ses gestes et lisaient dans son esprit. Une nuit, il s’est enfui dans les bois, vêtu seulement d’une chemise, et est mort de froid. Dévasté par cette tragédie, Pinel a décidé de consacrer le reste de sa vie à la maladie mentale. Il a notamment commencé par PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 57
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enquêter sur le fonctionnement des hôpitaux psychiatriques, qu’il avait délibérément écartés lorsqu’il cherchait un moyen de soigner son ami, en raison de leurs conditions notoirement misérables. Peu de temps après, en 1792, il a été nommé à la tête de l’hôpital parisien d’aliénés pour hommes à Bicêtre. Il a immédiatement profité de ses nouvelles fonctions pour apporter de grands changements et a pris l’initiative sans précédent de supprimer les traitements nocifs comme le lavement, la saignée et le traitement vésicatoire, couramment utilisés à l’époque. Il a ensuite décidé de libérer les pensionnaires de leurs chaînes en fer à l’Hospice de la Salpêtrière, à Paris. Enfin, Pinel a acquis la conviction que le cadre institutionnel proprement dit pouvait avoir des effets bénéfiques sur ses patients s’il était géré correctement. Le médecin allemand Johann Reil a décrit comment procéder pour mettre en place l’un des nouveaux hôpitaux psychiatriques inspirés par Pinel : Pour commencer, il faut choisir un nom anodin, l’établir dans un environnement agréable, entouré de lacs et de ruisseaux, de champs et de collines, constitué de petites maisons réunies autour du bâtiment administratif. Le patient et ses appartements doivent être propres, son alimentation doit être légère, ni spiritueuse, ni trop épicée. Les distractions, opportunes et variées, ne doivent être ni trop longues, ni trop divertissantes. On était loin des prisons austères destinées aux indésirables qu’étaient la plupart des autres asiles. Cela a été le début de ce que l’on a appelé le mouvement asilaire en Europe, et qui s’est plus tard répandu aux États-Unis. Pinel a également été le premier à soutenir que la routine de l’hôpital psychiatrique renforcerait le sentiment de stabilité des patients et leur maîtrise de PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 58
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soi. Aujourd’hui, la plupart des unités d’hospitalisation psychiatrique, y compris celles que l’on trouve ici au New York Presbyterian Hospital-Columbia University Medical Center, utilisent encore le concept de routine d’activités développé par Pinel pour favoriser l’organisation, la discipline et l’hygiène personnelle. Après Pinel, la transformation des établissements psychiatriques en lieux de repos et de thérapie a permis à la psychiatrie de s’installer officiellement comme une profession bien définie. Pour transformer les asiles en établissements où règne l’humanité thérapeutique plutôt que l’incarcération cruelle, il a fallu faire appel à des médecins dont la spécialité était de travailler avec des personnes atteintes de troubles mentaux. C’est alors qu’est apparue la première appellation courante pour désigner le psychiatre : l’aliéniste. Ces médecins ont reçu la dénomination d’aliénistes parce qu’ils travaillaient dans des hôpitaux psychiatriques situés en région rurale, très loin des hôpitaux plus centralisés dans lesquels leurs confrères médecins travaillaient, fréquentaient et soignaient les maladies physiques. Cette séparation géographique de la psychiatrie et du reste de la médecine a subsisté jusque pendant le vingt-et-unième siècle à bien des égards ; même à l’heure actuelle, on trouve encore des hôpitaux et des hôpitaux psychiatriques. Fort heureusement, ces derniers sont en voie d’extinction. Tout au long du dix-neuvième siècle, la grande majorité des psychiatres étaient des aliénistes. Tandis que les nombreuses théories biologiques et psychodynamiques sur la maladie mentale étaient généralement présentées et débattues dans les hauts lieux du savoir, la plupart n’avaient que peu d’influence sur le travail quotidien des aliénistes. Être un aliéniste, cela signifiait davantage être un soignant bienveillant qu’un vrai médecin, car PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 59
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il n’y avait pas grand-chose à faire pour atténuer les souffrances psychiques des malades dont ils avaient la charge (même s’ils pourvoyaient aussi à leurs besoins médicaux). La seule chose que l’aliéniste pouvait espérer accomplir, c’était de faire en sorte que ses patients soient en sécurité, propres et bien traités – ce qui était sans doute beaucoup plus que ce qui avait été fait par le passé. Pourtant, il n’en demeurait pas moins qu’il n’existait pas un seul traitement efficace pour la maladie mentale. À la fin du dix-neuvième siècle, toutes les grandes spécialités médicales progressaient à pas de géant – toutes sauf une. Des études anatomiques de plus en plus complexes de cadavres humains révélaient des caractéristiques inédites de pathologies du foie, du poumon et du cœur, mais on ne disposait d’aucun dessin anatomique de la psychose. L’invention de l’anesthésie et des techniques stériles permettait de réaliser des interventions chirurgicales encore plus complexes, mais il n’existait pas d’opération pour soigner la dépression. L’invention de la radiographie donnait aux médecins le pouvoir, presque magique, de regarder à l’intérieur d’organismes vivants, mais les spectaculaires rayons découverts par Roentgen ne parvenaient pas à éclairer les stigmates cachés de l’hystérie. Éreintée par l’échec, la psychiatrie s’est fragmentée en une ménagerie de théories contradictoires sur la nature fondamentale de la maladie mentale. La plupart des psychiatres étaient des aliénistes, eux-mêmes mis en marge de leurs confrères médecins et du reste de la société, qui surveillaient des pensionnaires dont les chances de guérir étaient minces. Les formes de traitement les plus répandues étaient l’hypnose, les lavements, les compresses froides et – la plus courante de toutes – la contention. Karl Jaspers, psychiatre allemand de renom reconverti en philosophe existentialiste, a rappelé le climat qui régnait au début PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 60
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du siècle : « Les cliniques psychiatriques étaient nombreuses à avoir pris conscience du fait que la recherche scientifique et la thérapie étaient dans une phase de stagnation. Les grands établissements pour personnes atteintes de troubles mentaux n’avaient jamais été aussi somptueux et propres, mais malgré leur taille, le mieux que l’on pouvait faire pour leurs malheureux pensionnaires était de façonner leur vie de la manière la plus naturelle possible. Lorsqu’il était question de traiter la maladie mentale, nous n’avions tout simplement aucun espoir. » Personne n’avait la moindre idée de la raison pour laquelle certains patients pensaient que Dieu leur parlait, d’autres pensaient qu’il les avait abandonnés, et d’autres encore croyaient qu’ils étaient Dieu. Les psychiatres attendaient quelqu’un qui les sortirait de cette traversée du désert en apportant des réponses sensées à des questions comme « Quelles sont les causes de la maladie mentale ? Et comment pouvons-nous la traiter ? » Une « Esquisse d’une psychologie scientifique » Dans son poème intitulé « En mémoire de Sigmund Freud », W. H. Auden parle de la difficulté de comprendre Freud avec notre regard moderne : « Désormais, il n’est plus une personne, mais un courant de pensée global. » Il y a fort à parier que vous avez déjà entendu parler de Freud et que vous savez à quoi il ressemble ; sa barbe victorienne, ses lunettes rondes et son cigare bien connu font de lui le psychiatre le plus célèbre de l’histoire. Le simple fait de mentionner son nom évoque instantanément la phrase « Parlez-moi un peu de votre mère ». Il est aussi très probable que vous ayez un avis sur ses idées et – j’en mettrais ma main à couper – un avis teinté de scepticisme, voire de franche hostilité. Freud est souvent jugé à tort comme PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 61
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un misogyne, un imposteur prétentieux et dominateur, ou un psy obsédé par le sexe qui sonde inlassablement les rêves et les fantasmes des gens. Mais d’après moi, c’était un visionnaire tragique qui était très en avance sur son temps. Dans cet ouvrage, nous ferons la connaissance de nombreuses sommités de la psychiatrie (comme le Prix Nobel Eric Kandel) et de nombreux imposteurs (par exemple, l’orgonomiste Wilhelm Reich). Mais Sigmund Schlomo Freud fait partie d’une catégorie à part, étant à la fois le plus grand héros de la psychiatrie et son escroc le plus dévastateur. Il me semble que cette contradiction apparente résume parfaitement les paradoxes inhérents aux efforts fournis pour élaborer une médecine de la maladie mentale. Je ne pense pas que je serais devenu psychiatre si Freud n’avait pas existé. J’ai découvert ce médecin autrichien lorsque j’étais adolescent, en lisant son ouvrage le plus célèbre, L’interprétation du rêve 5, dans le cadre d’un cours de psychologie de première année. Il y avait quelque chose dans la théorie de Freud et dans la manière dont il l’exprimait qui semblait dévoiler les grands mystères de la nature humaine – et qui trouvait un écho dans mes propres efforts pour me comprendre. J’étais transporté par des phrases comme : « L’esprit conscient peut être comparé à une fontaine qui joue dans le soleil et retombe dans le grand bassin souterrain du subconscient où elle prend sa source. » On constate un phénomène courant chez les étudiants en médecine : « le syndrome de l’interne ». En examinant la liste des symptômes d’une nouvelle maladie, l’étudiant s’aperçoit – comme c’est étonnant – qu’il pourrait bien être atteint de la diphtérie, de la gale ou de la sclérose en plaques. J’ai eu ce genre de réaction la première fois que j’ai lu Freud. J’ai commencé à réinterpréter mon comportement à la lumière des PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 62
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théories de Freud, soudain frappé par une apparente lucidité. Est-ce que je me disputais souvent avec mes professeurs de sexe masculin à cause d’un conflit œdipien refoulé avec mon père pour obtenir l’attention de ma mère ? Est-ce que ma chambre était en désordre parce que j’étais fixé au stade anal du développement psychosexuel à cause de ma mère qui m’a fait porter des couches jusqu’à la maternelle ? Je me suis sans doute livré à une interprétation trop élaborée de comportements anodins, mais il y a un enseignement précieux que Freud m’a apporté : les phénomènes mentaux ne sont pas des événements aléatoires, ils sont déterminés par des processus qui auraient pu être étudiés, analysés et, en fin de compte, éclairés. Ce que l’on sait sur Freud et son influence sur la psychiatrie et notre société est souvent paradoxal : cela nous en dit plus sur l’esprit humain tout en entraînant les psychiatres sur une mauvaise pente, celle d’une théorie sans fondement. La plupart des gens oublient qu’au départ, Freud avait reçu une formation de neurologue impitoyable qui prônait les principes de recherche les plus exigeants. Dans son Esquisse d’une psychologie scientifique 6 rédigée en 1895, il cherchait à sensibiliser les médecins à l’approche des problèmes psychiatriques selon une perspective scientifique rigoureuse. Il a assisté aux cours du plus grand neurologue de l’époque, Jean-Martin Charcot, et – comme son mentor – Freud présumait que les découvertes scientifiques futures expliqueraient les mécanismes biologiques sous-jacents responsables de la pensée et des sentiments. Il a même schématisé de manière prémonitoire ce qui est sans doute l’un des premiers exemples de réseau neuronal, en représentant la manière dont des systèmes de neurones individuels pouvaient communiquer l’un avec l’autre pour apprendre et effectuer des calculs, préfigurant ainsi les domaines modernes de l’apprentissage automatique et des neurosciences computationnelles. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 63
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Wilhelm Reich déclarait souvent publiquement qu’Albert Einstein adhérait à ses idées sur l’orgonomie, mais en réalité, Einstein trouvait les idées de Reich absurdes et lui a demandé de ne plus utiliser son nom pour commercialiser ses produits. En revanche, l’illustre physicien avait une tout autre attitude vis-à-vis de Freud. Einstein avait tellement de respect pour l’expertise psychiatrique de Freud qu’il lui a demandé, peu de temps avant la Seconde Guerre mondiale, d’expliquer la capacité de l’homme à faire la guerre, invitant Freud à « éclairer la question sous l’angle de [sa] profonde connaissance de la vie instinctive de l’homme ». Freud ayant répondu par un mémoire sur le sujet, Einstein a soutenu publiquement les idées de Freud et lui a répondu par les mots suivants : « J’admire vraiment la passion qui vous pousse à établir la vérité. » Les idées révolutionnaires de Freud sur la maladie mentale étaient d’abord la conséquence de son intérêt pour l’hypnose, un traitement populaire au dix-neuvième siècle dont Franz Mesmer était à l’origine. Ce qui captivait Freud, c’étaient les effets troublants de l’hypnose, en particulier le phénomène mystérieux qui permettait aux patients d’accéder à des souvenirs qu’ils ne pouvaient se rappeler lorsqu’ils étaient dans un état normal de psychisme. C’est cette observation qui l’a finalement conduit à émettre son hypothèse la plus célèbre : nos esprits contiennent une forme cachée de psychisme qui n’est pas accessible à notre conscience éveillée. D’après Freud, cette partie inconsciente de l’esprit était l’équivalent mental d’un hypnotiseur qui pouvait faire en sorte que vous vous leviez ou que vous vous allongiez sans même savoir pourquoi. De nos jours, l’existence de l’inconscient va de soi ; c’est un phénomène qui nous paraît si évident qu’il semble presque ridicule d’attribuer sa « découverte » à une seule personne. L’air de rien, nous utilisons des termes comme « intention inconsciente », PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 64
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« désir inconscient » et « résistance inconsciente » et tirons notre chapeau à Sigmund en parlant de « lapsus freudien ». Les spécialistes modernes du cerveau et du comportement prennent eux aussi l’inconscient pour acquis ; ils incluent l’inconscient dans des concepts tels que la mémoire implicite, l’amorçage, la perception subliminale et la vision aveugle. Freud a appelé cette théorie paradoxale d’un esprit inconscient la théorie psychanalytique. Il a ainsi découpé l’esprit en divers composants du psychisme. Le ça primitif est la source vorace des instincts et des désirs ; le surmoi vertueux est la voix de la conscience, un Jiminy Cricket psychologique qui proclame « Tu ne peux pas faire ça » ; le moi pragmatique est notre conscience quotidienne, invitée à jouer les médiateurs entre les exigences du ça, les remontrances du surmoi et la réalité du monde extérieur. D’après Freud, l’être humain n’a que partiellement accès au fonctionnement de son esprit. Freud s’est appuyé sur cette nouvelle conception de l’esprit pour proposer une définition psychodynamique inédite de la maladie mentale qui allait faire basculer l’évolution de la psychiatrie européenne pour ensuite régner sur la psychiatrie américaine. D’après la théorie psychanalytique, chaque forme de maladie mentale peut être attribuée à une seule et même cause fondamentale : les conflits entre les différents systèmes mentaux. Par exemple, Freud expliquait que si vous désiriez inconsciemment coucher avec votre patron marié, tout en sachant consciemment que cela vous causerait toutes sortes de problèmes, cela produirait un conflit psychique. Votre esprit conscient essaierait d’abord de gérer le conflit en contrôlant simplement vos émotions (« Oui, je trouve mon patron attirant, mais je suis suffisamment mature pour ne pas succomber à ces sentiments »). En cas d’échec, votre esprit conscient tenterait PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 65
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ensuite de résoudre le conflit en utilisant des tours de passepasse psychologiques que Freud a appelés mécanismes de défense, comme la sublimation (« Je pense que je vais lire des romans érotiques sur des liaisons interdites ») ou le déni (« Je ne trouve pas mon patron attirant, qu’est-ce que tu racontes ? ! »). Mais si cette confrontation psychique était trop intense pour que vos mécanismes de défense la contrôlent, cela pourrait déclencher de l’hystérie, de l’anxiété, des obsessions, des troubles sexuels ou – dans des cas extrêmes – de la psychose. Le terme général que Freud utilisait pour désigner tous les troubles mentaux causés par des conflits psychiques non résolus touchant les émotions et le comportement des malades sans leur faire perdre le contact avec la réalité du monde extérieur était la névrose. Ce terme allait devenir le concept fondamental de la théorie psychanalytique qui permettrait de comprendre et de traiter la maladie mentale. C’est également le concept clinique qui a eu la plus grande influence dans la psychiatrie américaine durant la majeure partie du vingtième siècle, jusqu’en 1979, quand la réforme majeure du système de diagnostic de la psychiatrie a été terminée et que la névrose est devenue le thème d’une bataille décisive au sujet de l’âme de la psychiatrie américaine. Mais au début des années 1900, Freud ne disposait d’aucune preuve tangible pour démontrer l’existence de l’inconscient, de la névrose ou de n’importe laquelle de ses idées psychanalytiques ; sa théorie a été intégralement formulée à partir de déductions tirées du comportement de ses patients. Cela peut sembler contraire à la science, même si ces méthodes ne diffèrent vraiment pas de celles utilisées par les astrophysiciens qui postulent l’existence de la matière noire, cette forme hypothétique de matière invisible dispersée à travers tout l’univers. Alors que PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 66
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j’écris ces mots, personne n’a encore jamais observé, ni même détecté la matière noire, mais les cosmologues s’aperçoivent qu’ils ne peuvent pas expliquer les mouvements et la structure de l’univers observable sans invoquer un certain truc mystérieux et imperceptible qui influence silencieusement tout ce que nous pouvons voir. Freud a par ailleurs fourni des arguments réfléchis et beaucoup plus détaillés sur la maladie mentale que ce qui avait été proposé jusque-là comme base pour les différentes théories psychiatriques qui l’ont précédé. En particulier, il considérait la névrose comme une conséquence neurobiologique des processus darwiniens de la sélection naturelle. D’après Freud, les systèmes mentaux humains ont évolué pour permettre notre survie en tant qu’animaux sociaux vivant dans des communautés dans lesquelles nous devions à la fois coopérer et rivaliser avec d’autres membres de notre espèce. Notre esprit a donc évolué pour réprimer certains désirs égoïstes dans le but de faciliter cette coopération essentielle. Mais il peut arriver que nos désirs de coopération et de compétition entrent en conflit les uns avec les autres (par exemple lorsque nous sommes sexuellement attirés par notre patron). Ce conflit est l’élément déclencheur de la discorde psychique qui, si elle n’était pas résolue, pouvait, comme le supposait Freud, déséquilibrer le fonctionnement naturel de l’esprit et donner lieu à la maladie mentale. Les détracteurs de Freud se demandent souvent pourquoi le sexe occupe une place si importante dans ses théories, et même si je dois avouer que son insistance démesurée sur le conflit sexuel a été l’une de ses erreurs les plus flagrantes, il lui a donné une explication rationnelle. Puisque les désirs sexuels sont essentiels à la reproduction et contribuent si largement au succès évolutif d’un individu, Freud en a conclu qu’ils étaient PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 67
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les désirs darwiniens les plus puissants et égoïstes de tous. Ainsi, lorsque nous tentons de réprimer nos désirs sexuels, nous allons à l’encontre de millions d’années de sélection naturelle – ce qui crée le conflit psychique le plus intense qui soit. Le constat de Freud selon lequel des désirs sexuels génèrent souvent des conflits intérieurs trouve sans doute un écho dans les expériences de la plupart des gens. À mon avis, là où nous nous égarons, c’est quand nous supposons que nos désirs sexuels sont si puissants qu’ils doivent s’insinuer dans chacune de nos décisions. Les neurosciences, tout comme l’introspection informelle, nous disent le contraire : nos désirs, qu’ils concernent la richesse, l’acceptation, l’amitié, la reconnaissance, la concurrence ou la glace, sont tous des pulsions indépendantes et tout aussi réelles, et pas simplement de la luxure déguisée. Nous sommes peut-être des créatures d’instinct, mais nos instincts ne sont pas uniquement, ni même principalement sexuels. Dans ses célèbres études de cas, Freud a décrit plusieurs exemples de névrose, notamment celui d’une adolescente qui vivait à Vienne à qui il a donné le pseudonyme de Dora. Dora était sujette à des « quintes de toux accompagnées d’une perte de voix », notamment lorsqu’elle parlait de Herr K., un ami de son père. Freud a interprété la perte de la parole dont souffrait Dora comme une sorte de névrose qu’il a nommée « réaction de conversion ». Apparemment, Herr K. avait fait des avances sexuelles à Dora, encore mineure, en se collant contre elle. Lorsque Dora a parlé à son père du comportement de son ami, il ne l’a pas crue. À l’époque, le père de Dora avait une aventure furtive avec la femme de Herr K., et Dora, qui était au courant de leur liaison amoureuse, pensait que son père l’incitait en fait à passer plus de temps avec Herr K. pour qu’il ait lui-même plus de temps avec la femme de Herr K. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 68
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Freud a déduit que le trouble de conversion de Dora découlait du conflit inconscient entre la volonté de garder des relations harmonieuses avec son père et celle qu’il la croie au sujet du comportement répugnant de son ami. Selon Freud, l’esprit de Dora avait « converti » en mutisme le désir de parler à son père de l’agressivité sexuelle de son ami afin de préserver sa relation avec lui. Les troubles de la conversion étaient reconnus depuis longtemps quand Freud leur a donné un nom, mais il a été le premier à proposer une explication plausible du phénomène. Dans le cas de Dora, il a expliqué son incapacité à parler comme une tentative de son esprit conscient de réprimer une vérité sur un sujet qui pourrait fâcher son père contre elle. Tandis que l’analyse que Freud fait du cas de Dora devient de plus en plus farfelue et insensible – il finit par suggérer que Dora était sexuellement attirée par son père et par Herr K., et l’on ne peut que compatir avec Dora lorsqu’elle met brutalement fin à sa thérapie avec Freud –, son idée centrale selon laquelle certains comportements anormaux peuvent être attribués à des conflits intérieurs demeure pertinente aujourd’hui. En réalité, j’ai rencontré des patients qui semblent tout droit sortis d’un recueil de Freud. Il y a quelques années, on m’a demandé d’examiner un homme de quarante-et-un ans prénommé Moïse, qui travaillait dans un hôpital communautaire voisin. Globalement, Moïse avait une vie plutôt stable – à l’exception de la situation avec son patron. Moïse appréciait son patron, le chef de la cardiologie ; après tout, c’était lui qui l’avait promu au poste confortable de cadre administratif de pôle. Moïse sentait qu’il avait une obligation de loyauté envers son patron puisque, comme il avait pu le constater, c’était à lui, et à lui seul, qu’il devait sa réussite professionnelle. Mais lorsqu’il a commencé à me consulter, Moïse commençait à comprendre le prix de cette loyauté. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 69
Histoire du diagnostic
Son patron était mêlé à un grave conflit avec le directeur de l’hôpital au sujet de problèmes financiers. Pendant leurs furieux accrochages, il faisait souvent appel à Moïse pour examiner les données financières et rédiger des rapports. Peu à peu, Moïse a reconstitué le puzzle d’une situation déconcertante : son patron présentait à son directeur des finances volontairement faussées. Pire encore, il devenait de plus en plus évident que son patron dissimulait un ensemble de fausses transactions financières potentiellement illégales. Moïse était scandalisé. Il savait que l’administration de l’hôpital finirait par découvrir le secret de son patron – et il y aurait lui-même une part de responsabilité, puisque tout le monde supposerait qu’il était au courant de l’infraction de son patron et en était donc le complice. Il était déchiré entre sa loyauté envers l’homme qui lui avait donné son poste et le désir de se comporter avec honnêteté. Le conflit entre son patron et le directeur s’est envenimé, l’angoisse de Moïse s’est amplifiée et il a atteint son point de rupture. Un jour au travail, Moïse a soudain eu du mal à parler. Puis il s’est mis à bégayer et est apparu perturbé et désorienté. À la fin de la journée, il était totalement muet. Quand il ouvrait la bouche, aucun son n’en sortait, à part des grincements gutturaux. Face à ce changement de comportement inquiétant, ses collègues ont décidé de l’emmener immédiatement aux urgences. Les médecins ont immédiatement supposé que Moïse avait fait un accident vasculaire cérébral ou une attaque ; c’est généralement ce à quoi on pense face à une personne qui est soudain perturbée et incapable de parler. Ils ont demandé un bilan neurologique complet, y compris une tomodensitométrie et un EEG. À leur grande surprise, les examens sont revenus parfaitement normaux. Ne disposant d’aucune preuve d’une anomalie physiologique, ils en ont déduit que le problème devait être psychiatrique et m’ont envoyé Moïse. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 70
L’ÉLÉMENT RAPPORTÉ DE LA MÉDECINE : MESMÉRISTES, ALIÉNISTES ET ANALYSTES
J’ai d’abord soupçonné une forme de simulation – peut-être feignait-il les symptômes pour obtenir un arrêt maladie ou des indemnités pour invalidité –, mais rien n’étayait cette hypothèse. Le mutisme de Moïse s’étendait à tous les domaines de sa vie, y compris lorsqu’il était chez lui en compagnie de sa famille ou de ses amis. J’ai recommandé qu’il soit mis en congé maladie et j’ai programmé une visite de suivi. Lorsqu’il est arrivé à mon cabinet, je lui ai dit que je souhaitais réaliser une procédure diagnostique connue sous le nom d’entretien amobarbital. Cette ancienne procédure consistait à administrer une dose modérée d’un barbiturique à action brève par voie intraveineuse dans le but de détendre le patient et de le désinhiber, à l’instar d’un sérum de vérité. Moïse a accepté d’un signe de tête. Je l’ai donc fait passer dans une salle de traitement, l’ai installé sur un chariot-brancard et j’ai rempli une seringue d’amobarbital. Puis j’ai introduit l’aiguille dans sa veine et j’ai commencé à injecter lentement la solution médicamenteuse. Moins d’une minute plus tard, il a commencé à parler, d’abord de manière confuse, comme l’aurait fait un enfant, puis avec clarté et cohérence. Il m’a expliqué le pétrin dans lequel il était au travail et a ajouté qu’il ne savait pas quoi faire. Après avoir relaté en détail son dilemme, il s’est brusquement endormi. Lorsqu’il s’est réveillé peu de temps après, il était de nouveau incapable de parler, mais le « sérum de vérité » avait confirmé ce que je croyais. Son mutisme était une réaction de conversion. (La dernière version du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux 7 contient un diagnostic formel des troubles de conversion qui repose essentiellement sur la conception de Freud.) Après un arrêt de travail de quelques semaines, Moïse a été informé qu’il était transféré dans un autre service, qu’il ne travaillerait plus pour son ancien patron et qu’il ne serait plus responsable du service financier de la cardiologie. Quelques jours PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 71
Histoire du diagnostic
après avoir appris la nouvelle, Moïse avait totalement retrouvé la parole. Il me semble que Freud aurait été satisfait de ce dénouement. * * * En définissant les maladies mentales comme des conflits opposant des mécanismes inconscients – conflits qui pouvaient être identifiés, analysés et même résolus –, Freud a fourni le moyen le plus plausible pour les psychiatres de comprendre et de traiter les patients. Sa théorie était d’autant plus attrayante qu’il était un orateur doté d’un grand talent de fascination et qu’il écrivait de façon claire et convaincante. Il était assurément le guide auquel la psychiatrie aspirait, la personne qui pouvait la mener courageusement vers le nouveau siècle et la faire revenir dans les bonnes grâces de ses confrères médecins. Au lieu de cela, Freud a finalement conduit la psychiatrie vers un désert intellectuel de plus d’un demi-siècle, avant d’entraîner la profession dans l’une des crises majeures les plus spectaculaires jamais endurées par une spécialité médicale. Comment cela a-t-il pu arriver ? La réponse tient en partie à des personnes comme Elena Conway et Abigail Abercrombie – des patients souffrant de maladies incapacitantes. Mais elle repose aussi en partie sur Freud lui-même.
1. NdT : 2. NdT : 3. NdT : 4. NdT : 5. NdT : 6. NdT : 7. NdT :
Institut Orgone. Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux. Centre Neurosciences et Société. Archives of Psychiatry and Nervous Disease en version anglaise. The Interpretation of Dreams dans la version anglaise. Project for a Scientific Psychology dans la version anglaise. Diagnostic and Statistical Manual of Mental Illness dans la version anglaise.
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Chapitre 2 Sur la mauvaise pente : l’ascension du psy La psychiatrie nous permet de corriger nos défauts en avouant ceux de nos parents. – Laurence Peter
Sigmund Freud était un écrivain avec une formation scientifique. Il ignorait simplement qu’il était écrivain. Tous ces satanés psychiatres qui lui ont succédé, ils ne savaient pas non plus qu’il était écrivain. – John Irving
Une assemblée de cuisine Tout comme le smartphone, l’innovante et captivante conception de l’esprit de Freud a été adoptée de manière si unanime qu’il est désormais difficile de se rappeler à quoi la vie ressemblait avant. Freud a donné l’impression que la maladie mentale était quelque chose de nouveau, de compréhensible et de fascinant. Mais contrairement aux smartphones – qui ont vite été acceptés après leur lancement –, l’influence de la théorie psychanalytique a mis du temps à se propager.
Histoire du diagnostic
Les théories de Freud seraient davantage comparables à la visioconférence. Alors que cette technologie a été complètement boudée par le grand public lorsqu’elle est apparue dans les années 1970, elle est finalement devenue populaire plusieurs dizaines d’années plus tard, dans la foulée d’Internet et des appareils mobiles. Alors comment la théorie psychanalytique s’estelle développée à partir des conjectures singulières d’un neurologue inconnu pour devenir aussi banale que Skype ? Tout a commencé un soir, lors d’une assemblée de cuisine. Un cercle restreint de confrères À l’automne 1902, Freud a envoyé à quatre médecins de sa région des cartes postales les invitant dans son appartement situé dans une maison mitoyenne, dans le quartier de la Berggasse, à Vienne, un quartier juif de classe moyenne, morne et sans intérêt. Voici ce qu’on pouvait lire sur ces cartes postales : « Un cercle restreint de confrères et de partisans me fait l’immense plaisir de venir chez moi un soir par semaine pour discuter de sujets qui nous intéressent dans les domaines de la psychologie et de la neuropsychologie. Auriez-vous la gentillesse de vous joindre à nous ? » Cela faisait moins de deux ans que l’ouvrage de Freud L’interprétation du rêve avait été publié, mais le livre n’avait pas fait de fracas, pas même un peu de bruit. Ses six cents exemplaires, un tirage plus que modeste, croupissaient chez les libraires. Pourtant, une poignée de médecins étaient suffisamment intrigués par la manière dont Freud déchiffrait les rouages de l’esprit pour entamer avec lui une correspondance pleine d’admiration. L’un de ces adeptes de la première heure était Wilhelm Stekel, un médecin généraliste franc et pétulant, également auteur de théâtre et de poésie. Stekel s’est porté volontaire pour être l’un des tout PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 74
SUR LA MAUVAISE PENTE : L’ASCENSION DU PSY
premiers patients psychanalysés par Freud et est ensuite luimême devenu psychanalyste. Au beau milieu de sa thérapie, Stekel a émis une recommandation qui allait changer le cours de l’histoire : Freud devrait mettre sur pied un groupe de discussion pour débattre de ses idées. Le fait que Freud invite quatre personnes exactement à sa première assemblée de cuisine est révélateur de l’accablant désintérêt initialement suscité par son travail. Stekel était le premier invité. Deux autres invités étaient des amis d’enfance de Freud (Max Kahane et Rudolf Reitler). Quant au quatrième, il s’agissait d’Alfred Adler, la seule recrue qui avait une influence notable dans le domaine médical à l’époque. Adler était un médecin socialiste qui aimait la camaraderie des groupes et se sentait tout à fait chez lui parmi les classes ouvrières. Il s’habillait et se comportait comme un col bleu et avait publié un livre sur la santé au travail à destination des tailleurs. Avec Freud, ces quatre hommes formaient le noyau de ce qui allait devenir un mouvement international. Le groupe a décidé de se réunir dans le salon obscur et étroit de Freud tous les mercredis soir et a ainsi baptisé la petite bande la Société psychologique du mercredi. Malgré ces débuts modestes, les premières réunions présentaient, d’après Stekel, « une harmonie totale entre les cinq membres, sans aucune discordance ; nous étions tels des pionniers sur une terre fraîchement découverte, dont le chef était Freud. Une étincelle semblait bondir d’un esprit à l’autre, chaque réunion était une révélation. » Rapidement, la société a commencé à attirer des nonmédecins, parmi lesquels un producteur d’opéra, un libraire, un artiste et un romancier. Les réunions respectaient une routine bien établie. À 20 h 30 précises, les hommes se réunissaient autour d’une table rectangulaire dans le salon victorien de Freud. Les exposés commençaient à 21 h. L’ordre des intervenants était PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 75
Histoire du diagnostic
déterminé en piochant les noms dans une urne. Après les discussions formelles, suivaient quinze minutes de socialisation. Cigares et cigarettes étaient disposés sur une table et l’on fumait à discrétion. On servait du café noir et des gâteaux, que l’on dévorait avec appétit. Max Graf, musicologue autrichien qui a rejoint la société en 1903, décrivait l’ambiance en ces termes : « L’atmosphère qui régnait dans cette pièce était celle de la fondation d’une religion, dont Freud lui-même était le nouveau prophète. » On laissait à Freud le dernier mot de chaque réunion. Le procès-verbal d’une des réunions, au cours de laquelle les membres ont débattu du rôle de l’inceste dans la névrose, décrit la manière dont Freud a clôturé la séance en « parlant d’une forme déguisée du rêve de l’inceste avec la mère. Le rêveur est devant l’entrée d’une maison. Le rêveur entre. Il se souvient vaguement d’avoir déjà été là auparavant. C’est le vagin de la mère, car c’est l’endroit où il a déjà été auparavant. » Au départ, les réunions de la Société psychologique du mercredi étaient principalement axées sur les implications théoriques et sociales des idées de Freud. Mais les membres de la société ont rapidement eu envie d’appliquer cette nouvelle théorie afin d’atténuer la souffrance des personnes atteintes de troubles mentaux. Freud pensait que la plupart des problèmes psychiatriques découlaient de conflits psychiques intérieurs. Il a donc élaboré une méthode ingénieuse et très originale pour apaiser ces conflits. Sa « cure de parole », comme il l’appelait, était issue de deux formes distinctes de thérapie qu’il avait rencontrées au début de sa carrière. La première était l’hypnose. Bénéficiant d’une bourse universitaire pour suivre les cours de Jean-Martin Charcot en 1885, Freud a appris à utiliser l’hypnose avec des patients souffrant d’hystérie, maladie vaguement définie à l’époque, qui se caractérisait par des émotions instables et incontrôlables. Freud PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 76
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était fasciné par la manière dont les symptômes hystériques semblaient souvent disparaître après une séance d’hypnose. Il en est peu à peu venu à croire qu’il était peut-être possible d’adapter l’hypnose pour en faire une forme plus méthodique de thérapie verbale (également appelée psychothérapie dans le jargon de la psychiatrie). La cure de parole de Freud tirait également ses origines dans les méthodes du médecin viennois Josef Breuer, qui a été le mentor du jeune Freud à la fin des années 1880 et lui a mis le pied à l’étrier avec son premier cabinet médical. En tant que protégé de Breuer, Freud a fait cette observation : lorsque l’une des jeunes patientes de Breuer (connue dans l’histoire sous le nom d’Anna O.) parlait à Breuer au hasard de tout ce qui lui passait par la tête, ses symptômes psychiatriques s’atténuaient ou disparaissaient. Anna a assimilé ce processus de parole désinhibée à un « ramonage de cheminée ». Breuer lui a donné le nom de « méthode cathartique ». Freud a donc associé l’hypnose de Charcot et la méthode cathartique de Breuer à sa théorie psychanalytique en évolution pour modeler la forme la plus systématique de psychothérapie, qu’il a appelée psychanalyse. La psychanalyse a été conçue comme une méthode consistant à sonder l’esprit inconscient des patients pour identifier leurs conflits cachés. Pendant la psychanalyse, Freud invitait les patients à l’association libre, qui consistait à parler de tout ce qui leur venait à l’esprit. Freud voyait les rêves comme une source inestimable d’informations sur les conflits inconscients (il leur a donné le nom célèbre de « voie royale vers l’inconscient »). C’est pourquoi il encourageait aussi les patients à partager les détails de leurs rêves pendant la psychanalyse. Freud maintenait que l’énorme bénéfice de la psychanalyse était que l’hypnose ne fonctionnait que sur environ un tiers des patients, alors que la psychanalyse fonctionnait sur tout le monde. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 77
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La méthode psychanalytique de Freud a même déterminé un grand nombre de formes traditionnelles d’interactions entre le psychiatre et le patient encore en vigueur aujourd’hui : des séances de thérapie fréquentes, la durée des séances de 45 ou 50 minutes, la communication guidée avec le patient, un cabinet confortable équipé d’un divan ou d’un fauteuil rembourré, entre autres. Les psychanalystes s’asseyaient généralement derrière leurs patients, technique qui date des débuts de Freud, lorsqu’il s’asseyait derrière les patients tout en les hypnotisant. Cela lui permettait d’appuyer sur leur front en leur demandant sur un ton solennel de se souvenir d’événements auxquels leur conscience n’avait pas accès. Plus tard, l’exercice clinique du thérapeute invisible a reçu une explication théorique grâce au concept de transfert. Durant la psychanalyse, le thérapeute devait devenir une page blanche, être distant et hors de la vue du patient, pour faciliter la projection de ses relations passées sur le thérapeute. On pensait que cela déclencherait une explosion de révélations depuis l’inconscient, comme si le patient consultait l’Oracle de Delphes. Même si les psychiatres contemporains ne se cachent plus de leurs patients, le concept freudien de transfert reste l’une des pierres angulaires de la psychothérapie moderne. Il est enseigné à chaque interne en psychiatrie, étudiant diplômé en psychologie clinique et apprenti travailleur social. Pour Freud, les outils que sont le transfert, l’interprétation des rêves et la libre association ont tous été conçus pour atteindre l’objectif ultime de la psychanalyse : « rendre visible l’invisible ». Réfléchissons un moment à cette approche thérapeutique de la maladie mentale. Si vous souffriez de dépression, d’obsessions, de schizophrénie (comme Elena Conway) ou de crises de panique (comme Abigail Abercrombie), – d’après la théorie psychanalytique – le meilleur moyen d’atténuer vos symptômes PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 78
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serait de faire la lumière sur les conflits psychiques cachés qui sont à l’origine de votre comportement pathologique. Pour déterrer ces conflits, le psychanalyste, tel Joseph dans la Bible, pourrait interpréter la signification énigmatique de vos rêves. Si vous refusiez de parler de vos rêves, si vous préfériez parler de ce qu’il est possible de faire pour vous empêcher de vous suicider en cas de récidive de la dépression, le psychanalyste interprèterait ce souhait de changer de sujet comme une « résistance » à étudier. Étant donné la popularité croissante de la psychanalyse et l’augmentation du nombre de ses praticiens, certains des protégés de Freud ont voulu faire avancer la psychanalyse dans de nouvelles directions et ont commencé à proposer de nouvelles idées, assez différentes de celles de Freud, sur la maladie mentale et l’esprit. Peut-être certains conflits psychiques n’avaient-ils aucun lien avec le sexe ? L’inconscient pouvait-il avoir une signification cosmique ? Et si l’esprit était divisé en quatre parties, et non trois ? Si Freud était le PDG du mouvement psychanalytique, son style de management était plus proche de celui de Steve Jobs que de celui de Bill Gates. Il voulait absolument tout contrôler, et toutes les conceptions devaient se plier à ses propres sensibilités. La société a poursuivi son développement et d’autres idées nouvelles ont été proposées. Le PDG de la psychanalyse a alors pris conscience qu’il devait faire quelque chose pour exercer un contrôle plus strict sur le mouvement tout en partageant ses idées avec un public plus large. Dans le jargon des affaires, on dirait que Freud voulait augmenter sa part de marché tout en contrôlant plus étroitement sa marque. Il a décidé de dissoudre la Société psychologique du mercredi, de plus en plus déchirée, – qui se réunissait toujours dans son salon oppressant et plein à craquer – pour la reconstituer sous la PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 79
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forme d’une organisation professionnelle officielle. Seuls ceux qui étaient totalement acquis aux idées de Freud étaient invités à rester membres ; les autres étaient expulsés par Freud. Le 15 avril 1908, le nouveau groupe s’est présenté au public sous le nom de Société psychanalytique. Avec seulement vingt-deux membres, la jeune société promettait de refaçonner la moindre parcelle de la psychiatrie et de captiver le monde entier – si elle ne se déchirait pas avant. Des hérétiques Même si la théorie psychanalytique était désormais à la mode et que Freud était convaincu de la validité de ses idées audacieuses sur la maladie mentale, il était plutôt conscient du fait qu’il évoluait sur un terrain glissant en matière de preuves scientifiques. Plutôt que de réagir à cette absence de données à l’appui en menant des recherches pour combler les vides, Freud a préféré prendre une décision qui allait sceller le destin de la psychanalyse et avoir un impact décisif sur l’évolution de la psychiatrie américaine en figeant la théorie scientifique prometteuse et dynamique pour en faire une religion pétrifiée. Il a choisi de présenter sa théorie de manière à décourager toute remise en question et à contrecarrer tous les efforts de vérification ou de falsification. Il exigeait une loyauté totale envers sa théorie et tenait absolument à ce que ses disciples appliquent ses techniques cliniques sans s’en écarter. Grâce à l’essor de la Société psychanalytique, le chercheur qui réclamait autrefois plus de rigueur sceptique dans son Esquisse d’une psychologie scientifique présentait désormais ses hypothèses sous la forme d’articles de foi qu’il fallait respecter avec une fidélité absolue.
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En tant que psychiatre ayant connu un grand nombre des pires excès de la théocratie psychanalytique, j’estime que cette décision dramatique de Freud est triste et regrettable. Si nous pratiquons la médecine, si nous défendons la science, si nous étudions un sujet aussi complexe et vertigineux que l’esprit humain, nous devons toujours être prêts à soumettre humblement nos idées pour qu’elles soient reproduites et vérifiées par d’autres et à les modifier au fur et à mesure que de nouvelles preuves surgissent. Ce qui était particulièrement décevant dans la stratégie insulaire de Freud, c’est qu’un aussi grand nombre d’éléments centraux de sa théorie se sont finalement avérés exacts, y compris à la lumière des recherches neuroscientifiques contemporaines. La théorie des systèmes cognitifs complémentaires et concurrents de Freud est le fondement des neurosciences modernes, instancié dans des modèles neuronaux dominants pour la vue, la mémoire, le contrôle moteur, la prise de décision et le langage. L’idée, élaborée dans un premier temps par Freud, de stades progressifs de développement mental forme la pierre angulaire des domaines modernes de la psychologie du développement et de la neurobiologie du développement. À ce jour, nous ne disposons pas de meilleurs moyens de comprendre les schémas de comportement autodestructeurs, narcissiques, passifs-dépendants et passifsagressifs que ceux que Freud a proposés. Mais parallèlement à ses réflexions visionnaires, les théories de Freud étaient aussi remplies de faux pas, d’omissions et de véritables bévues. De nos jours, nous sommes ébahis d’entendre sa conviction que les jeunes hommes veulent épouser leur mère et tuer leur père, tandis que le développement sexuel naturel d’une jeune fille fait qu’elle voudrait avoir un pénis. Comme le juge Louis Brandeis le dit si justement : « La lumière du soleil est le meilleur désinfectant. » Et il semble probable qu’un grand nombre des suppositions les moins vraisemblables de Freud PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 81
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auraient été écartées par le processus méticuleux de la recherche scientifique si elles avaient été considérées comme des hypothèses vérifiables plutôt que comme des décrets pontificaux. Au lieu de cela, toute personne qui critiquait ou remaniait les idées de Freud était jugée comme un apostat blasphémateur, dénoncée comme un ennemi mortel de la psychanalyse et excommuniée. Le membre fondateur le plus éminent du mouvement psychanalytique, Alfred Adler, l’homme que Freud avait autrefois appelé avec admiration « la seule personnalité ici », a été la première figure majeure à être expulsée. Avant de rencontrer Freud, Adler avait déjà exposé sa propre opinion sur la thérapie, en soulignant qu’il fallait voir le patient comme une personne à part entière et comprendre toute son histoire. À l’inverse de la théorie d’une conscience divisée émise par Freud, Adler pensait que l’esprit était indivisible, qu’il était un Individuum. Adler était aussi dérangé par le fait que Freud s’acharne à interpréter tous les conflits d’un patient comme étant de nature sexuelle, aussi improbable et farfelu que ce soit. Il pensait en effet que l’agression était une source tout aussi puissante de conflit psychique. Néanmoins, d’autres raisons peuvent sans doute expliquer leur schisme. Lorsqu’il était interrogé sur l’animosité qui régnait entre les psychiatres, allusion évidente aux membres de la Société du mercredi, Freud répondait : « Ce ne sont pas les différences scientifiques qui sont importantes, c’est généralement une tout autre sorte d’animosité, la jalousie ou la vengeance, qui déclenche l’hostilité. Les différences scientifiques arrivent plus tard. » Freud était distant, froid et doté d’un esprit très focalisé qui convenait mieux à la recherche qu’à la politique. La plupart de ses patients étaient des membres cultivés des strates supérieures de la société viennoise, alors qu’Adler, plus chaleureux, avait une plus grande affinité avec la classe ouvrière. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 82
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Comme Staline a déclaré Trotsky persona non grata, en 1911 Freud a publiquement déclaré que les idées d’Adler étaient contraires au mouvement et a lancé un ultimatum à tous les membres de la Société psychanalytique : soit ils laissaient tomber Adler, soit ils étaient eux-mêmes expulsés. Freud accusait Adler d’avoir des idées délirantes paranoïaques et d’utiliser des « manœuvres terroristes » pour déstabiliser le mouvement psychanalytique. Il murmurait à ses amis que la révolte d’Adler était celle d’un « individu bizarre que l’ambition a rendu fou ». Quant à Adler, son hostilité à l’égard de Freud a duré jusqu’à la fin de sa vie. Lorsqu’on lui rappelait qu’il avait été un des premiers disciples de Freud, Adler sortait brusquement une carte postale jaunie par le temps – son invitation à la première assemblée de cuisine de Freud – pour prouver que c’était Freud à la base qui avait cherché sa compagnie intellectuelle, et non l’inverse. Peu de temps avant sa mort, en 1937, alors qu’Adler dînait dans un restaurant new-yorkais avec le jeune Abraham Maslow, un psychologue qui allait bâtir sa propre notoriété sur le concept d’autoactualisation, ce dernier l’a simplement interrogé sur son amitié avec Freud. Adler a explosé et a accusé Freud d’être un escroc et un comploteur. Puis, d’autres adeptes ont été bannis ou ont fait défection, notamment Wilhelm Stekel, l’homme qui avait lancé l’idée de la Société psychologique du mercredi, et Otto Rank, que Freud appelait depuis des années son « fidèle collègue et assistant ». Mais la rupture la plus dure, aux yeux de Freud, a sans doute été celle du médecin suisse Carl Gustav Jung, qui sera un peu son Brutus. En 1906, après avoir lu le livre d’inspiration psychanalytique de Jung Études sur l’association des mots 1, Freud s’est empressé de l’inviter chez lui à Vienne. Les deux hommes, que dix-neuf ans séparaient, ont immédiatement vu l’un en l’autre leur âme PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 83
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sœur. Ils ont parlé pendant treize heures d’affilée, l’histoire ne dit pas s’ils se sont arrêtés pour manger ou aller aux toilettes. Peu après, Freud a envoyé un recueil de ses derniers essais publiés à Jung à Zurich, ce qui a marqué le début d’une intense correspondance et d’une collaboration qui a duré six ans. Jung a été désigné comme premier président de l’Association psychanalytique internationale avec le soutien enthousiaste de Freud, lequel l’a ensuite consacré comme son « fils adoptif aîné, prince héritier et successeur ». Or – comme entre Freud et Adler – les graines de la discorde avaient été semées dès le tout début de leur relation. Jung était profondément spirituel et ses idées viraient au mystique. Il croyait en la synchronicité, idée selon laquelle les apparentes coïncidences de la vie – comme le soleil qui filtre à travers les nuages quand vous sortez de l’église après votre mariage – étaient orchestrées par une force cosmique. Jung sous-estimait l’importance des conflits sexuels et préférait se concentrer sur le rôle presque prodigieux de l’inconscient collectif – élément de l’inconscient qui, d’après Jung, contient les souvenirs et les idées qui appartiennent à toute notre espèce. À l’exact opposé, Freud était athée et ne croyait pas que la spiritualité ou l’occulte devaient être liés de quelque manière que ce soit à la psychanalyse. Il affirmait n’avoir jamais connu de « sentiments religieux », encore moins les sentiments mystiques professés par Jung. Et bien entendu, de son point de vue, le conflit sexuel était la condition sine qua non de la psychanalyse. Freud craignait de plus en plus que le soutien affiché par Jung à l’égard d’idées non scientifiques ne porte atteinte au mouvement (ce qui est ironique, étant donné qu’il n’était pas non plus prévu d’élaborer une explication scientifique aux idées de Freud). Finalement, en novembre 1912, Jung et Freud se sont vus une dernière fois lors d’une réunion du cercle restreint de Freud à PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 84
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Munich. Au cours du déjeuner, alors que le groupe discutait d’un article psychanalytique publié récemment sur le pharaon de l’Égypte antique Amenhotep, Jung a fait remarquer qu’on en faisait trop sur le fait qu’Amenhotep avait ordonné la suppression du nom de son père de toutes les inscriptions. Prenant la remarque comme une attaque personnelle, Freud a reproché à Jung d’avoir retiré son nom de ses publications récentes, et est entré dans une telle fureur qu’il s’est effondré au sol, inconscient. Il n’a pas fallu longtemps pour que les chemins des deux confrères se séparent pour de bon, Jung abandonnant totalement la théorie psychanalytique pour se consacrer à sa propre forme de psychiatrie qu’il a appelée « psychologie analytique », évidemment inspiré par Freud. En 1910, malgré les tensions au sein du mouvement psychanalytique qui se déchirait, la psychanalyse est devenue le traitement à la mode en Europe continentale, se hissant au rang des formes de thérapie les plus populaires parmi la haute société et la classe moyenne, notamment parmi les Juifs aisés. La théorie psychanalytique a également exercé une influence croissante dans le domaine des arts, orientant le travail des romanciers, des peintres et des dramaturges. Pourtant, alors qu’en 1920 chaque Européen cultivé avait entendu parler de Freud, la psychanalyse n’est jamais parvenue à dominer totalement la psychiatrie européenne. Même à son sommet, en Europe, la psychanalyse rivalisait avec plusieurs autres approches de la maladie mentale, notamment la théorie de Gestalt, la psychiatrie phénoménologique, et la psychiatrie sociale, tandis qu’aux États-Unis, elle n’a jamais su s’imposer. Puis, vers la fin des années 1930, par un soudain retour de l’Histoire, la psychanalyse a été rayée de la carte de l’Europe continentale. Après l’ascension des nazis, Freud et sa théorie n’ont plus jamais retrouvé le prestige dont ils jouissaient sur le PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 85
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continent durant les premières décennies du vingtième siècle. Parallèlement à cela, l’enchaînement des événements enclenché par le fascisme allemand a sorti la psychanalyse de sa torpeur américaine et a vivifié une nouvelle force freudienne en Amérique du Nord qui allait systématiquement prendre le dessus sur chaque institution de la psychiatrie américaine, et bientôt engendrer le psy.
Sigmund Freud et son cercle restreint de la Société psychanalytique. De gauche à droite : Otto Rank, Freud, Karl Abraham, Max Eitingon, Sándor Ferenczi, Ernest Jones, Hanns Sachs. (HIP/Art Resource, NY)
La peste sur l’Amérique Alors qu’au dix-neuvième siècle, la psychiatrie européenne oscillait tel un métronome entre la théorie psychodynamique et la théorie biologique, avant l’arrivée de Freud il y avait peu PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 86
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d’illusions à se faire sur l’évolution de la psychiatrie américaine. La médecine américaine avait bénéficié, à des degrés divers, des progrès réalisés dans les domaines de la chirurgie, des vaccins, des règles d’antisepsie, des soins infirmiers et de la théorie germinale des maladies infectieuses élaborée par des écoles de médecine européennes. La médecine de la santé mentale, en revanche, était toujours en hibernation. Les origines de la psychiatrie américaine remontent traditionnellement à Benjamin Rush, l’un des signataires de la Déclaration d’Indépendance. Considéré comme un Père fondateur des États-Unis, à travers les brumes du temps, il a reçu une autre appellation paternelle, celle de Père de la psychiatrie américaine. Rush était considéré comme le Pinel du Nouveau Monde : il défendait l’idée que la maladie mentale et les addictions étaient des maladies physiologiques, et non des faiblesses morales, et a libéré les pensionnaires du Pennsylvania Hospital 2 en 1780. Pourtant, malgré la publication par Rush du premier traité sur la maladie mentale aux États-Unis, le volume de 1812 Enquêtes médicales et observations sur les maladies de l’esprit 3, il n’a pas suscité ni mené d’expérimentations et de collecte de preuves pour étayer sa thèse et a organisé ses descriptions de la maladie mentale autour de théories qu’il trouvait personnellement incontestables. Rush croyait par exemple qu’un grand nombre de maladies mentales étaient provoquées par la perturbation de la circulation sanguine. (Il est intéressant de constater qu’avant l’avènement des neurosciences modernes, un nombre si important de psychiatres imaginaient la maladie mentale comme une variante d’une canalisation d’égout bouchée, les troubles découlant d’une circulation obstruée d’un milieu biologique essentiel : les canaux magnétiques pour Mesmer, l’énergie orgonique pour Reich, la circulation sanguine pour Rush.)
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Pour améliorer la circulation vers le cerveau atteint de troubles mentaux, Rush traitait ses patients avec un appareil spécial de sa propre invention : la chaise tournante. La base de cette chaise était raccordée à un essieu en fer que l’on pouvait faire tourner rapidement à l’aide d’une manivelle. Un patient psychotique était attaché confortablement sur la chaise, puis on le faisait tourner encore et encore, comme les Tasses du Chapelier Fou à Disneyland, jusqu’à ce que ses symptômes psychotiques soient annihilés par les vertiges, la désorientation et les vomissements. Une autre source de la maladie mentale, d’après Rush, était la surcharge sensorielle. Il affirmait qu’une stimulation visuelle et auditive trop puissante déstabilisait l’esprit. Pour lutter contre l’excès d’entrées mentales, il a inventé la chaise tranquillisante. Tout d’abord, le patient était attaché sur une chaise bien solide. Ensuite, on plaçait un coffret en bois, ressemblant vaguement à un nichoir, autour de sa tête, le privant ainsi de la vue et de l’ouïe, sans parler des éternuements qui devenaient particulièrement difficiles. Mais la méthode que Rush préférait pour traiter l’aliénation mentale était encore plus simple : c’était le lavement intestinal. Il a concocté ses propres « pilules bilieuses » personnalisées, constituées de « 10 grains de calomel et 15 grains de jalap » – de puissants laxatifs produits à partir de mercure, l’élément toxique que l’on trouvait dans les anciens thermomètres. Ses patients donnaient aux pilules un surnom plus truculent : « les éclairs de Rush ». Rush certifiait que purger les intestins permettait d’expulser les éventuelles substances nocives à l’origine de la maladie mentale, en même temps que le petit-déjeuner, le déjeuner et le dîner de la veille. Malheureusement, la science moderne n’a pas encore trouvé la preuve que la maladie mentale peut être soignée par la défécation.
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Rush a admis que, souvent, les patients qu’il considérait justement comme ayant le plus besoin de ses remèdes à base de purge intestinale – les patients maniaques et psychotiques – s’opposaient farouchement au traitement du gentil docteur. Ne se laissant pas décourager, il a imaginé une solution. « Il est parfois difficile de persuader les patients qui sont dans cet état de folie de prendre du mercure, quelle que soit la manière dont il est administré, a-t-il écrit. Dans de telles situations, j’y suis parvenu en saupoudrant quelques grains de calomel par jour sur un morceau de pain, et en les recouvrant d’une fine couche de beurre. » Entre les chaises tournantes qui donnaient la nausée et la vidange incessante des intestins, on imagine bien qu’un service de psychiatrie dans un hôpital de Rush pouvait être un endroit particulièrement sale.
Chaise tournante et chaise tranquillisante, traitements du dix-neuvième siècle pour la maladie mentale aux États-Unis (U.S. National Library of Medicine 4)
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Rush devait moins sa célébrité médicale à ses traitements dignes de Rube Goldberg qu’à ses stratégies et son plaidoyer en faveur des personnes atteintes de troubles mentaux. Après avoir constaté les conditions de vie épouvantables des malades mentaux dans le Pennsylvania Hospital de Philadelphie, Rush a mené en 1792 une campagne efficace pour obtenir de l’État qu’il construise une unité mentale distincte dans laquelle les patients pourraient être hébergés de manière plus humaine. Et bien que les éclairs et les tourniquets de Rush puissent sembler peu judicieux et même un peu insensés, ils étaient certainement plus humains que les coups et les chaînes qui étaient la norme dans les asiles au début du dix-huitième siècle. Lorsque Freud est arrivé à New York en 1909, la psychiatrie américaine était officiellement devenue une profession d’aliénistes qui travaillaient d’arrache-pied dans les hôpitaux psychiatriques. Les recherches psychiatriques n’étaient pas très originales : elles étaient composées d’articles sans inspiration, avec des titres tels que « The Imbecile with Criminal Instincts » 5 ou « The Effects of Exercise upon the Retardation of Conditions of Depression » 6. Dans un paysage intellectuel aussi aride et stérile que celui-ci, chaque nouvelle étincelle pouvait déclencher un incendie. La première et la seule visite de Freud aux États-Unis a eu lieu en septembre 1909, peu de temps avant la Première Guerre mondiale. Il a traversé l’Atlantique sur le paquebot George Washington en compagnie de Carl Jung, avec lequel il était toujours en très bons termes. C’était l’apogée de l’unité psychanalytique, juste avant que les acolytes de Freud commencent à faire sécession, et Freud était convaincu que ses idées innovantes sur l’esprit pourraient tirer la psychiatrie américaine de sa léthargie. Lorsque le navire a accosté à New York, il aurait dit à Jung : « Ils ne se rendent pas compte que nous leur PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 90
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apportons la peste. » Il semble que le commentaire de Freud était plus prémonitoire qu’il ne le pensait. Freud s’était rendu aux États-Unis à la demande de G. Stanley Hall, premier Américain à obtenir un doctorat en psychologie et fondateur de l’American Psychological Association 7. Hall avait invité Freud pour qu’il reçoive le titre de docteur honoris causa décerné par l’université Clark, à Worcester, dans le Massachusetts, dont Hall était le président, et pour qu’il donne une série de conférences publiques. Ces exposés ont marqué la première reconnaissance publique du travail de Freud aux États-Unis. Il est intéressant de constater que ce sont des psychologues qui ont manifesté de l’intérêt et ont pris l’initiative d’inviter Freud pour présenter ses idées à l’Amérique. La psychologie (qui peut se traduire par « étude de l’âme ») était une discipline naissante dont on attribue la fondation en 1879 au médecin allemand Wilhelm Wundt. Wundt a reçu une formation en anatomie et en physiologie, mais quand l’étude anatomique des fonctions mentales l’a mené à une impasse, il s’est tourné vers les manifestations extérieures du cerveau qui se reflétaient sur le comportement humain et a créé un laboratoire expérimental consacré au comportement à l’université de Leipzig. William James, médecin lui aussi, est devenu, presque à la même époque, le principal défenseur et expert de la psychologie aux États-Unis. Tout comme Wundt, James était un fervent empiriste qui croyait en l’importance de la preuve et de l’expérimentation. À noter que l’absence d’une voie à suivre dans les paradigmes de la recherche médicale traditionnelle a conduit les médecins consacrés à la psychiatrie à invoquer la psychologie comme leur discipline scientifique. D’où l’invitation envoyée à Freud. À noter également que la psychologie, en tant que discipline, émane de médecins dont le travail, à la fin du dix-neuvième PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 91
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siècle et au début du vingtième siècle, à savoir comprendre les fonctions mentales à l’aide de méthodes de recherche médicale traditionnelles (à l’époque), avait été mis à mal et qui avaient été contraints de poursuivre leurs objectifs par des moyens non conventionnels. Soulignons par ailleurs que les premiers pionniers de la psychologie (Wundt, James, Hermann Ebbinghaus, et plus tard Ivan Pavlov, puis B. F. Skinner) étaient des empiristes passionnés dévoués à la recherche. Et bien que les mêmes obstacles aient également conduit Freud à élaborer des concepts psychologiques pour expliquer les fonctions et maladies mentales, il a exclu la recherche systématique ou toute forme de validation empirique de sa théorie. À l’époque de sa visite, Freud était pratiquement inconnu en Amérique ; il n’était même pas tête d’affiche quand Clark a diffusé ses communications sur sa conférence. L’arrivée de Freud n’a pas du tout été couverte par la presse avant sa conférence, et très peu après celle-ci, à l’exception d’un article de The Nation qui s’est emparé de l’événement : « L’un des éminents érudits étrangers les plus intéressants ayant fait le déplacement était Sigmund Freud, originaire de Vienne. L’homme comme son travail sont très peu connus en Amérique. En Allemagne, on commence désormais à parler de ses opinions comme de la psychologie de demain, à l’instar de la musique de Wagner que l’on appelait à l’époque la musique de demain. » Freud était un orateur éloquent et convaincant qui manquait rarement d’impressionner les hommes et les femmes cultivés. En Europe comme en Amérique, certains des plus grands esprits scientifiques et médicaux l’ont rencontré, et presque tous sont sortis convertis de cette rencontre. James faisait partie de ceux qui ont assisté aux conférences de Freud. Il a été tellement impressionné par lui qu’il a déclaré : « Votre travail est l’avenir de la psychologie. » PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 92
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Également présente, l’anarchiste Emma Goldman, connue pour avoir fondé le magazine Mother Earth, avoir défendu la contraception et avoir tenté d’assassiner le président de Carnegie Steel, s’est elle aussi enthousiasmée. « Seuls des esprits pervers, a-t-elle déclaré plus tard, pourraient contester les motivations de Freud ou juger “impure” une personnalité aussi grande et belle que lui. » La grande et belle personnalité de Freud a été invitée par James Jackson Putnam, le très éminent professeur des maladies du système nerveux de Harvard, à lui rendre visite dans sa maison de campagne. Après quatre jours d’intenses débats, Putnam a adopté la théorie de Freud et a soutenu publiquement et l’homme, et son travail. Peu de temps après, Putnam a co-organisé la première réunion de l’American Psychoanalytic Association (APsaA) 8, qui allait rapidement devenir l’organisation psychanalytique la plus influente aux États-Unis (non pas qu’il y ait eu beaucoup de concurrence). Malgré l’accueil chaleureux et les félicitations généreuses qui lui ont été réservés, l’impact de Freud sur la psychiatrie américaine a d’abord été plutôt modeste. Vingt ans plus tard, l’American Psychoanalytic Association n’avait attiré que quatre-vingt-douze membres à travers le pays. La psychanalyse commençait pourtant à faire des émules parmi les patients aisés et cultivés de New York qui souffraient de troubles légers – répétant ainsi le succès antérieur de Freud dans la ville cosmopolite de Vienne. Mais elle n’a pas su conquérir les universités et les écoles de médecine et n’a eu aucun effet sur la psychiatrie asilaire, qui restait la force hégémonique des soins de santé mentale américains. En 1930, si vous aviez affirmé à un psychiatre que la psychanalyse freudienne dominerait bientôt la psychiatrie américaine, il aurait trouvé cela absurde. Rien ne permettait de croire que la psychanalyse se propagerait un jour à l’extérieur de PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 93
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quelques villes de la côte est. Mais c’est alors que l’arrivée au pouvoir d’Hitler et ses attaques ont brusquement amené l’Europe au bord de la guerre, déstabilisant non seulement les gouvernements et les frontières nationales, mais aussi la situation et les frontières de la psychiatrie. Tandis que le fascisme sonnait le glas de la psychanalyse en Europe, il a entraîné l’essor inattendu d’un empire psychanalytique en Amérique. À la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième siècle, l’antisémitisme était malheureusement monnaie courante en Europe. Et même si Freud s’était déclaré athée, il était d’origine ethnique juive et craignait que l’assimilation de la psychanalyse avec une association juive dans l’opinion publique ne signe son arrêt de mort. Dès le début, il a travaillé dur pour minimiser toute relation potentielle entre les idées psychanalytiques et la confession juive. C’est l’une des raisons – sinon la principale – pour lesquelles Freud a milité pour que Carl Jung devienne le premier président de l’Association psychanalytique internationale. Jung, qui était suisse, n’était ni viennois, ni juif, et sa présidence allait envoyer un signal fort à l’opinion publique : la psychanalyse n’était pas une cabale juive. Cependant, le plaidoyer de Freud en faveur de Jung a suscité de très vives protestations de la part d’Adler et de Stekel. Ces partisans de la première heure estimaient que le poste devait revenir à un membre du groupe viennois d’origine. Lorsqu’Adler et Stekel ont affronté Freud, ce dernier a déclaré qu’il avait besoin du soutien d’un autre pays (la Suisse) pour contrer l’hostilité antisémite apparente qui pesait sur eux à Vienne et s’est mis à crier, en retirant son manteau d’un geste théâtral : « Mes ennemis voudraient me voir mourir de faim ; ils m’arracheraient jusqu’à mon manteau ! » Mais en dépit de tous les efforts déployés par Freud, la psychanalyse était inextricablement liée à la culture juive. Le cercle PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 94
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intime de Freud était presque exclusivement juif, tout comme la grande majorité de la première génération de psychanalystes, et ils pensaient que le fait d’être juif contribuerait à faire apprécier la sagesse de Freud. Nombre des premiers patients de psychanalyse étaient issus de communautés juives aisées. Lorsque la Société psychologique du mercredi était à son apogée, le seul membre non juif était Ernest Jones, un neurologue anglais originaire de Londres. Sándor Ferenczi, homme de confiance de Freud et un des premiers présidents de l’Association psychanalytique internationale, a fait remarquer le caractère exceptionnel de la présence de Jones : « J’ai rarement été aussi convaincu de l’avantage psychologique que représente le fait d’être né juif. » D’après l’historien Edward Shorter, le message implicite d’une grande partie du premier mouvement psychanalytique était : « Nous, les Juifs, nous avons fait un cadeau précieux à la civilisation moderne. » Alors que le nazisme d’Hitler renforçait son emprise sur l’Europe centrale – en particulier en Autriche, capitale de la psychanalyse –, de nombreux psychanalystes ont fui vers des pays plus sûrs. Peu après l’ascension au pouvoir d’Hitler, dans le centre de Berlin, des livres de psychanalyse ont été jetés au bûcher, y compris tous les écrits de Freud. Le Dr M. H. Göring (cousin d’Hermann Göring, commandant en second d’Hitler) a pris le contrôle de la Société allemande de psychothérapie, principale organisation psychiatrique en Allemagne, et l’a purgée de tous ses éléments juifs et psychanalytiques, la transformant en Institut de recherche en psychologie et de psychothérapie du Reich. Freud est resté à Vienne aussi longtemps qu’il pouvait, allant jusqu’à supporter un drapeau arborant la croix gammée hissé au-dessus de l’entrée de son immeuble, jusqu’à un jour du printemps 1938 où des soldats nazis ont fait une descente dans son PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 95
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appartement situé au deuxième étage. Sa femme, Martha, leur a demandé de laisser leurs fusils dans l’entrée. Le commandant s’est adressé sèchement au maître de maison en l’appelant « Herr Professor » et a ordonné à ses hommes de fouiller tout l’appartement à la recherche de produits de contrebande. Quand les soldats sont enfin partis, Martha Freud a informé son mari qu’ils avaient saisi environ 840 $ en shillings autrichiens. « Mon Dieu, » a fait remarquer Freud, alors âgé de quatre-vingt-deux ans, « je n’ai jamais demandé autant pour une consultation. » Mais Freud allait finir par payer encore davantage aux nazis en échange d’un visa de sortie qui lui permettrait d’emmener sa famille et ses biens en Grande-Bretagne : environ 200 000 $ dans la monnaie de l’époque. L’argent versé pour cette « taxe de sortie » a été rassemblé grâce à la vente d’articles et objets de Freud et à la généreuse contribution d’une admiratrice de Freud du nom de Marie Bonaparte ; toute l’opération de sortie a été clandestinement rendue possible par le « commissar » nazi qui a mené la descente au domicile de Freud. (Un autre réfugié juif a fui Vienne avec sa famille à la même époque, mais de manière plus discrète : Eric Kandel, âgé de neuf ans, qui, inspiré par Freud, allait devenir psychiatre et allait remporter le prix Nobel pour ses recherches sur le cerveau.) Pratiquement du jour au lendemain, le mouvement lancé par Freud a été étouffé en Europe. Alors que Freud avait immigré à Londres, la plupart des psychanalystes émigrés ont trouvé refuge en Amérique, notamment dans les grandes villes et en particulier à New York. Pour les membres du mouvement, c’était comme si le Vatican et ses cardinaux avaient transféré le Saint-Siège de Rome à Manhattan. Ayant été analysés ou formés directement par le maître lui-même, ces émigrés ont été accueillis comme des princes par le mouvement psychanalytique naissant aux États-Unis. On leur PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 96
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a accordé des postes de professeurs dans de grandes universités, ils ont écrit des ouvrages populaires et ont créé des instituts de psychanalyse. Ces psychiatres réfugiés allaient bientôt changer la nature fondamentale de la santé mentale aux États-Unis, mais pas forcément en mieux. Ils ont emmené avec eux l’approche dogmatique et confessionnelle de la psychiatrie que Freud avait défendue, décourageant ainsi la recherche et l’expérimentation. Finalement, tout comme Freud l’avait prédit, la psychanalyse allait devenir une peste s’abattant sur la médecine américaine, contaminant chaque établissement psychiatrique avec son esprit dogmatique et antiscientifique. Mais cette opposition à la recherche et à la vérification empirique ne constituait qu’un aspect du problème. Toutes les sommités de la psychanalyse qui avaient immigré étaient des Juifs déplacés qui avaient fui la persécution. Ils avaient été formés par des Juifs, avaient essentiellement des patients juifs et avaient subi d’atroces expériences en tant que réfugiés d’un régime brutal et antisémite. Vers 1940, la psychanalyse américaine était devenue un phénomène exceptionnel dans les annales de la médecine : une théorie sans fondement scientifique, adaptée pour les besoins psychiques particuliers d’un groupe ethnique minoritaire. Difficile d’imaginer une thérapie qui convienne moins au traitement de personnes souffrant de maladies mentales sévères. L’ascension du psy L’American Psychiatric Association (APA) est l’organisation professionnelle de premier plan pour les psychiatres américains. Le grand public la connaît mieux comme celle qui a publié le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 97
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Fondée en 1844 sous le nom d’Association of Medical Superintendents of American Institutions for the Insane 9, l’APA est aussi la plus ancienne organisation médicale encore active en Amérique. (À titre de comparaison, l’American Medical Association 10 a été fondée en 1847.) Cent ans après sa création, l’APA était une société presque exclusivement composée d’aliénistes. En 1890, l’APA a choisi de faire apparaître le profil de Benjamin Rush sur son sceau et le visage de Rush reste à ce jour l’emblème officiel de l’association. Lorsque Freud s’est rendu aux États-Unis en 1909, l’APA avait changé de nom pour devenir l’American MedicoPsychological Association 11 – ce qui reflète l’importance accordée à la psychologie amplifiée par Freud et adoptée par Wundt et James – même si ses membres travaillaient encore principalement dans des établissements pour aliénés et sont restés aliénistes en 1921 lorsqu’ils ont adopté l’appellation actuelle de l’organisation. Durant les premières décennies qui ont suivi la visite de Freud aux États-Unis, les membres de l’APA n’étaient pas particulièrement intéressés par ses théories sans fondement sur les conflits inconscients, qui ne semblaient pas très pertinentes pour les pensionnaires criards et suicidaires dont les hôpitaux psychiatriques étaient surpeuplés. Par contre, les psychanalystes américains s’intéressaient assurément à l’APA. À partir de 1924, l’American Psychoanalytic Association a organisé ses réunions au même moment et dans la même ville que la bien plus grande American Psychiatric Association. Au début des années 1930, l’APsaA a commencé à tout mettre en œuvre pour que l’APA reconnaisse officiellement l’approche psychanalytique de la psychiatrie, ce qui a déclenché un grave conflit au sein du conseil d’administration de l’APA.
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Au départ, les principaux aliénistes de l’APA étaient réfractaires à l’idée de soutenir les théories de Freud, qu’ils qualifiaient de non scientifiques et de non prouvées. Mais en fin de compte, l’ambiance a commencé à changer quand les aliénistes ont réalisé que mis à part l’aspect scientifique, la psychanalyse offrait un avantage notable pour leur profession : un moyen de sortir de l’hôpital psychiatrique. Depuis près d’un siècle, le rôle le plus important qu’un psychiatre pouvait espérer obtenir dans le domaine médical était celui de directeur d’un établissement psychiatrique, aliéniste dans un asile à la campagne, surveillant une horde de malades incurables, travaillant à l’écart de ses confrères médecins, en marge de la société ordinaire. À l’inverse, à cette époque, les neurologues avaient établi, en dehors des hôpitaux, des cabinets médicaux agréables et lucratifs dans lesquels ils pouvaient recevoir de généreux honoraires de la part de patients aisés pour avoir soigné leurs maux de tête, paralysies musculaires et syncopes, entre autres maladies. Les neurologues regardaient de haut leurs péquenauds de cousins psychiatres. Même les plus éminents des aliénistes étaient indignés par leur humble condition. Le psychiatre Frank Braceland, qui a souvent présidé des réunions de psychiatres et de neurologues lorsqu’il exerçait les fonctions de directeur de l’American Board of Psychiatry and Neurology 12 entre 1946 et 1952, m’a décrit les relations entre ces professions sœurs dans les années 1940, lorsque je l’ai interrogé pour un film documentaire historique en 1979 : Il était impossible d’asseoir à une même table des neurologues et des psychiatres, ils ne s’aimaient pas beaucoup. Les neurologues pensaient que la neurologie était la « Reine de la médecine » et la psychiatrie le bouffon. Quant aux psychiatres, ils soutenaient que les neurologues prônaient la neurologie, mais pratiquaient la psychiatrie. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 99
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À présent, pour la première fois de l’histoire peu glorieuse de la psychiatrie, la nouvelle et remarquable thérapie psychanalytique de Freud donnait aux aliénistes l’occasion d’établir leurs propres cabinets médicaux. Qu’il soit adepte de Freud, Adler, Jung ou Rank, le psychanalyste pouvait traiter des patients riches souffrant de maladies mentales mineures dans l’environnement civil d’un salon confortablement aménagé. Bien entendu, adopter la psychanalyse, c’était adopter une redéfinition radicale de la maladie mentale. Auparavant, la frontière entre les personnes malades et celles en bonne santé était en fait la frontière entre celles qui avaient besoin d’être placées dans une institution et celles qui n’en avaient pas besoin. On disait d’une personne qu’elle était atteinte de troubles mentaux lorsqu’elle souffrait de troubles graves, comme une psychose instable, une dépression incapacitante, une manie insouciante ou une diminution notable de l’intelligence. Mais Freud a brouillé la frontière entre maladie mentale et santé mentale, puisque la théorie psychanalytique suggérait que presque tout le monde souffrait d’une certaine forme de conflit névrotique qui pouvait être réglé grâce à un traitement (psychanalytique) adapté. La psychanalyse donnait naissance à un nouveau type de patient psychiatrique, une personne qui pouvait fonctionner efficacement en société, mais qui voulait fonctionner encore mieux. Aujourd’hui, on appelle ce type de patients les asymptomatiques inquiets. Les asymptomatiques inquiets sont devenus le principal marché pour la psychanalyse, tant en Europe qu’aux États-Unis, ce qui a nourri son ascension. En 1917, seulement huit pour cent environ des psychiatres américains travaillaient dans des cabinets privés. En 1941, ce chiffre avait bondi à 38 %, principalement grâce à l’adoption de la psychanalyse. Vers les années 1960, plus de 66 % de l’ensemble des psychiatres PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 100
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américains avaient leur cabinet privé. Au lieu de porter une blouse blanche et de jouer quotidiennement des épaules parmi des pensionnaires délirants et catatoniques, les psychiatres pouvaient discuter avec des hommes d’affaires aisés au sujet de leurs souvenirs d’enfance et guider tranquillement des matrones bien coiffées à travers leurs libres associations. Mieux encore, la psychanalyse a conféré aux psychiatres un rôle actif et significatif dans le traitement : tels des sorciers prédisant l’avenir, ils interprétaient les expériences émotionnelles privées de leurs patients et se basaient sur leur intelligence et leur créativité pour formuler des diagnostics élaborés et coordonner des traitements complexes. Ils n’étaient plus seulement de malheureux soignants pour les déséquilibrés, mais devenaient des consiglieri pour les personnes riches, influentes et cultivées. Ils n’étaient plus des aliénistes. Ils étaient devenus des psys, en anglais shrinks. Le terme anglais « headshrinker » a fait son apparition dans les années 1940 dans les bureaux et décors hollywoodiens, où il illustrait le nouveau rôle émergent des psychiatres. À cette époque, les films d’aventure faisaient fureur dans les cinémas, en particulier les films qui se déroulaient dans des jungles exotiques où les tribus cannibales réduisaient souvent la tête de leurs ennemis. Le nom de la personne qui a appliqué pour la première fois le terme « headshrinkers » 13 aux psychiatres s’est perdu dans l’histoire. C’est pourquoi nous ne savons pas avec certitude si elle voulait insinuer que les psychanalystes ramenaient les égos surdimensionnés des stars de cinéma à de justes proportions ou si elle comparait la psychanalyse à la sorcellerie primitive du sorcier-guérisseur de la jungle. La deuxième option semble la plus probable. L’une des premières fois que le terme « headshrinker » est apparu à l’écrit, c’était dans une lettre de 1948 adressée à un rédacteur du Baltimore Sun par un psychanalyste PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 101
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en réponse à un article du célèbre écrivain originaire de Baltimore, H. L. Mencken, qui avait qualifié la thérapie freudienne de « foutaise ». Le psychanalyste y rétorquait : « Mencken devrait jeter un œil au programme d’études qui détaille les critères de certification avant d’insulter ces messieurs de sorciers-guérisseurs, de réducteurs de tête, de totémistes et de vodouisants. » Il semble pertinent qu’Hollywood, avec sa culture de l’autoabsorption, de l’autoamélioration et des faux-semblants, soit l’une des premières communautés à adopter une nouvelle thérapie impliquant une introspection perpétuelle. Une étude universitaire de 1949 portant sur les dessins humoristiques figurant dans les magazines populaires a décrit la transition qu’a connue la psychiatrie. « Les anciens dessins sur la psychiatrie ne représentent que des patients psychotiques dans des hôpitaux psychiatriques, a conclu l’auteur. Aucun psychiatre n’était représenté car la psychiatrie n’était pas une profession à l’époque. Le nombre de dessins humoristiques sur les psychiatres a considérablement augmenté dans les années 1930 et 1940 jusqu’à devenir encore plus fréquents que les dessins illustrant des médecins généralistes et des ministres. » L’utilisation du terme « headshrinker » s’est étendue après la parution d’un article en 1950 dans le magazine Time concernant le personnage de western de seconde zone Hopalong Cassidy, qui disait : « Si quelqu’un avait prédit qu’il deviendrait l’idole fougueuse des enfants d’Amérique, on l’aurait immédiatement envoyé chez un réducteur de tête.* » La note en bas de page marquée d’un astérisque disait : « Jargon hollywoodien désignant un psychiatre. » Vers le milieu des années 1950, tout le pays utilisait ce terme ; il s’est même glissé dans les paroles de la comédie musicale jouée à Broadway en 1957 West Side Story : PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 102
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LES JETS : We’re disturbed, we’re disturbed, We’re the most disturbed, Like we’re psychologic’ly disturbed. DIESEL : In the opinion of this court, this child is depraved on account he ain’t had a normal home. ACTION : Hey, I’m depraved on account I’m deprived. DIESEL : So take him to a headshrinker. Enhardis par leur influence croissante, les psychanalystes américains des années 1940 aspiraient à encore plus d’importance et de pouvoir. Conscients que le chemin vers l’influence passait par les écoles de médecine et les hôpitaux universitaires, ils ont donc commencé à cibler les universités. Un Bulletin de l’American Psychoanalytic Association de 1940 encourage ses membres à « obtenir un contrat formel auprès d’une université voisine » et affirme ensuite qu’« il est de l’intérêt de la psychiatrie, en particulier de l’évolution de la psychiatrie psychanalytique, que nos instituts de formation à la psychanalyse enseignent à un nombre croissant d’hommes qui sont destinés à des postes d’enseignement académique dans des écoles de médecine et à des postes dans des hôpitaux ». L’une après l’autre, Case Western Reserve, l’université de Pittsburgh, l’université de Californie à San Francisco, Johns Hopkins, l’université de Pennsylvanie, Columbia, Stanford, Yale et Harvard ont vu des analystes accéder à des postes de directeur de département, chaque nouvelle conquête étant célébrée comme un triomphe au sein du mouvement psychanalytique. En 1960, presque chaque poste de psychiatrie important dans le pays était occupé par un psychanalyste. On comptait vingt instituts de formation à la psychanalyse à travers les États-Unis, un grand nombre d’entre eux étant associés aux départements de psychiatrie des plus grandes universités. Les effectifs de PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 103
Histoire du diagnostic
l’American Psychoanalytic Association ont enflé de 92 membres en 1932 (date à laquelle les premiers émigrés européens ont commencé à arriver) à environ 1 500 en 1960. À ce moment-là, presque tous les psychiatres cliniques – qu’ils soient officiellement accrédités ou non – étaient orientés vers la psychanalyse. En 1924, le premier psychiatre adepte de Freud a été élu président de l’APA, et les cinquante-huit années suivantes ont connu une série presque ininterrompue de présidents psychanalystes de l’American Psychiatric Association. William Menninger, l’un des psychanalystes américains les plus célèbres et les plus respectés, est devenu le visage de la psychiatrie américaine et a vigoureusement défendu sa profession dans la presse ; en 1948, il a fait la couverture du magazine Time, qui l’a présenté comme le « directeur commercial de la psychiatrie aux États-Unis ». Il avait tant d’influence qu’il a pu obtenir un entretien personnel avec le président Harry Truman en 1948 et l’a persuadé d’envoyer « un message de salutation » à la réunion conjointe de l’APA et de l’APsaA. C’est ainsi que Truman a écrit : « Nous n’avons jamais eu autant besoin d’experts du génie humain. La première condition préalable à la paix doit être la santé mentale, qui permet à tous les citoyens de faire preuve de lucidité. Nous ne devons jamais cesser de compter sur les experts de la psychiatrie et des autres sciences mentales pour nous guider. » En parlant de « la psychiatrie et des autres sciences mentales », le président pensait à la psychanalyse. En parlant des « experts du génie humain », il pensait aux psys. Mères schizophrénogènes et paix dans le monde Grâce à leurs postes influents dans des facultés de médecine et au sein de l’APA, les psychanalystes pouvaient désormais PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 104
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régenter la formation des futurs psychiatres. Les programmes d’étude fondés sur des théories biologiques et comportementales étaient restreints, tandis que les idées influencées par Freud devenaient le noyau du programme de psychiatrie de toutes les écoles de médecine ou presque. Ces idées sont d’ailleurs devenues une philosophie de vie globale qui s’est infiltrée dans la formation de chaque psychiatre en devenir. En plus d’assister à des cours magistraux sur la psychanalyse et de faire contrôler ses cas par des analystes, un étudiant en médecine qui voulait devenir psychiatre devait se soumettre lui-même à une psychanalyse « réussie » au cours de sa formation de troisième cycle.
William Menninger en couverture du magazine Time. (Time, 25 octobre 1948, © Time, Inc. Photo utilisée sous licence) PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 105
Histoire du diagnostic
Arrêtons-nous sur ce point un instant. La seule manière de devenir psychiatre – un véritable professionnel médical – était de partager l’histoire de sa vie, ses sentiments, peurs et désirs les plus secrets, ses rêves nocturnes et ses fantasmes journaliers, avec une personne qui utiliserait ce contenu profondément intime pour estimer votre niveau de dévotion aux principes freudiens. Imaginez que la seule manière de devenir physicien théoricien soit d’avouer un dévouement indéfectible et inconditionnel envers la théorie de la relativité ou les préceptes de la mécanique quantique, ou que la seule manière de devenir économiste soit de révéler si Karl Marx apparaît sous la forme d’un ange (ou d’un diable) dans vos rêves. Si un apprenti voulait gravir les échelons de la psychiatrie académique ou monter un cabinet prospère, il devait faire preuve de fidélité envers la théorie psychanalytique. Dans le cas contraire, il risquait de se voir interdit de travailler dans le secteur public hospitalier, ce qui voulait généralement dire dans un établissement psychiatrique d’État. Pour trouver une méthode d’endoctrinement visant à favoriser une idéologie particulière au sein d’une profession, difficile de faire mieux que forcer les candidats au poste à subir une psychothérapie confessionnelle avec un thérapeuteinquisiteur déjà acquis à la cause. Si un psychiatre installé ayant été formé hors du paradigme freudien remettait en question la validité de la psychanalyse, il était conspué lors des conférences et/ou catalogué comme souffrant d’un trouble de la personnalité passive-agressive ou narcissique, ou encore traité de sociopathe. En 1962, l’éminent psychiatre Leon Eisenberg a émis quelques critiques sur la nature peu scientifique de la psychanalyse lors d’une assemblée d’enseignants en médecine. « J’ai assisté à une véritable ruée de directeurs de département vers les microphones. À peu près chaque grande personnalité présente s’est levée pour défendre PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 106
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la suprématie de la psychanalyse comme “science fondamentale” de la psychiatrie », a déploré Eisenberg, d’après l’excellent ouvrage d’Hannah Decker The Making of DSM-III. Sous la domination de la psychanalyse, on dissuadait les psychiatres en formation de se préoccuper des types de patients qui finissaient généralement dans des hôpitaux et établissements psychiatriques, des patients comme Elena Conway, pour privilégier les patients souffrant d’affections plus bénignes et plus réactifs à la psychanalyse. Le traitement des personnes atteintes de troubles mentaux sévères – la première et principale mission de la psychiatrie – était subordonné au traitement des asymptomatiques inquiets. Dans son livre A History of Psychiatry, Edward Shorter partage les souvenirs d’un interne en psychiatrie au Delaware State Hospital 14 dans les années 1940 : Le message était on ne peut plus clair : nous devions simplement voir la psychiatrie institutionnelle comme une étape de transition de courte durée. Idéalement, notre ambition professionnelle était de pratiquer la psychanalyse dans un cabinet privé, tout en supervisant la formation dans l’un des instituts de psychanalyse indépendants d’un département universitaire. Du point de vue des théories psychanalytiques des années 1940, nos activités thérapeutiques quotidiennes au Delaware Hospital étaient jugées très discutables. Les thérapies somatiques, nous disait-on, étaient temporaires. Elles cachaient les choses plus qu’elles ne les dévoilaient. Demander un sédatif pour un patient psychotique agité n’était pas un traitement pour le patient, mais plutôt une réaction d’anxiété de la part du médecin.
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Histoire du diagnostic
Ayant conquis la psychiatrie académique et créé un secteur de cabinets privés pour cette spécialité, les psychanalystes américains ont réévalué le pouvoir de leur métier thérapeutique et ont conclu qu’il s’agissait d’une médecine encore plus forte qu’ils ne le pensaient au départ. Freud lui-même avait déclaré que la psychanalyse ne s’appliquait pas facilement à la schizophrénie et à la psychose maniaco-dépressive. Les paroles du maître avaient d’ailleurs incité la majorité des psychanalystes à éviter de traiter des patients souffrant de maladies mentales sévères. Mais au cours du vingtième siècle, des psychanalystes américains ont commencé à affirmer qu’il était possible de convaincre les schizophrènes de renoncer à leurs idées délirantes, de faire sortir les maniaques de leur manie en les amadouant, et de débarrasser les autistes de leur trouble en les couvrant de gentillesses. Le mouvement psychanalytique américain lançait une nouvelle initiative : convertir les aliénistes en analystes. L’un des promoteurs de cette transformation était le psychiatre Adolf Meyer, qui a fait ses études en Suisse et a immigré en 1892 aux États-Unis, où il a d’abord pratiqué la neurologie et la neuropathologie. En 1902, il est devenu directeur du New York State Pathological Institute 15, aujourd’hui connu sous le nom de New York State Psychiatric Institute 16. C’est là qu’il a commencé à soutenir que les maladies mentales sévères étaient dues à un dysfonctionnement de la personnalité plutôt qu’à une pathologie cérébrale – et que les théories de Freud fournissaient la meilleure explication au lien de cause à effet entre ces dysfonctionnements et la maladie. En 1913, Meyer a été nommé directeur de la première clinique d’hospitalisation psychiatrique au sein d’un hôpital général aux États-Unis, à l’université Johns Hopkins, et a commencé à appliquer les récentes méthodes de psychanalyse aux patients schizophrènes et maniaco-dépressifs de la clinique. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 108
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Influencées par le travail précurseur de Meyer à Baltimore, deux institutions voisines dans le Maryland sont devenues des hôpitaux emblématiques de l’utilisation de la psychanalyse pour traiter les personnes atteintes de troubles mentaux sévères : le sanatorium Chestnut Lodge et le Sheppard and Enoch Pratt Hospital 17. En 1922, le psychiatre Harry Stack Sullivan est arrivé au Sheppard Pratt. D’après Sullivan, la schizophrénie était le résultat de « réactions d’anxiété » – l’incapacité d’adaptation aux stress de la vie – et ne se produisait que chez les personnes qui ne parvenaient pas à vivre des expériences sexuelles satisfaisantes. Sous la houlette d’Adolf Meyer, Sullivan a mis au point l’une des premières méthodes de psychanalyse destinées au traitement des patients schizophrènes. Il était convaincu que les schizophrènes avaient des difficultés à intégrer leurs expériences de vie dans un récit personnel cohérent. Il a donc cherché des membres du personnel hospitalier ayant des antécédents personnels semblables à chaque patient schizophrène et les a incités à entamer une conversation informelle avec le patient dans l’espoir d’apporter du sens et de la cohérence aux « tonnes d’expériences de vie » du patient schizophrène. Bientôt, d’autres hôpitaux psychanalytiques ouvraient à travers le pays. Outre le Chestnut Lodge et le Sheppard Pratt, le McLean Hospital 18 près de Boston, l’Austen Riggs à Stockbridge (Massachusetts) et le Bloomingdale Insane Asylum 19 à New York sont devenus des bastions du traitement psychanalytique pour les personnes atteintes de troubles mentaux sévères – du moins pour ceux qui en avaient les moyens. C’est la Menninger Clinic 20 à Topeka, dans le Kansas, qui a incarné le mieux le mariage de la psychanalyse et de la psychiatrie asilaire. Dirigée par trois générations de Menninger, la clinique était une enceinte indépendante située dans une zone rurale sauvage (comme elle a été décrite par Johann Reil plus d’un siècle plus PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 109
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tôt) fréquentée par de riches patients qui restaient pendant de longues périodes – parfois des années – et étaient soumis à l’association libre, l’analyse des rêves et autres ingrédients de la psychanalyse intensive. La Menninger Clinic a été la principale institution américaine dédiée au traitement psychiatrique pendant environ cinquante ans ; pendant cette période, un périple à Topeka était l’équivalent psychiatrique du voyage d’un invalide vers un sanctuaire en quête d’un miracle. (Woody Allen a plaisanté cyniquement à propos de la durée interminable de la thérapie analytique et de la lenteur des résultats : « Je donne encore un an à mon analyste, ensuite je vais à Lourdes. ») Parmi les célébrités qui ont eu recours aux services revitalisants de la clinique, on peut citer Dorothy Dandridge, Judy Garland, Robert Walker, Marilyn Monroe et, plus récemment, Brett Favre. Les maladies mentales qu’on ne parvenait pas à expliquer depuis un siècle et demi – tant les aliénistes provocateurs, que les psychiatres biologistes et les psychiatres psychodynamiques – faisaient désormais l’objet d’une nouvelle forme d’interprétation psychanalytique post-freudienne. En 1935, Frieda Fromm-Reichmann, une psychanalyste qui avait émigré d’Allemagne (mieux connue comme le personnage de fiction dépeint dans Jamais je ne t’ai promis un jardin de roses), est arrivée à Chestnut Lodge, où elle a entrepris de réformer les idées de Sullivan sur la schizophrénie. D’après Fromm-Reichmann, la schizophrénie n’était pas due à des réactions d’anxiété chez le patient ; elle était provoquée par la mère du patient. « Le schizophrène est terriblement méfiant et vindicatif à l’égard des autres, a-t-elle écrit, à cause de l’étouffement et du rejet précoces et sévères auxquels il a été confronté de la part de personnes importantes pendant son enfance, en règle générale de la part de sa mère essentiellement. »
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Selon Fromm-Reichmann, une mère schizophrénogène créait une psychose chez son enfant à travers un mode de comportement toxique. Naturellement, cette explication n’a pas été bien accueillie par les parents d’enfants schizophrènes. Mais FrommReichmann leur a assuré qu’ils ne devaient pas s’inquiéter ; puisque la schizophrénie reflétait des conflits psychologiques enfouis créés par les parents, elle pouvait être traitée par une thérapie verbale de longue durée. Dans la période qui a suivi Fromm-Reichmann, les parents – et en particulier la mère – sont devenus la source désignée de toutes les sortes de maladie mentale : puisque le développement psychosexuel précoce d’une personne était le terreau sur lequel toutes les maladies évoluaient, la psychanalyse a déclaré que Maman et Papa étaient les candidats de choix pour la culpabilité psychopathique. L’éminent anthropologue Gregory Bateson, époux de Margaret Mead et chercheur au Mental Research Institute 21 en Californie, a émis une théorie de la schizophrénie fondée sur la « double contrainte », qui désignait la mère comme le membre le plus malade de la famille. D’après Bateson, les mères favorisaient le développement de la schizophrénie chez leurs enfants en imposant des exigences contradictoires – la double contrainte –, par exemple en répétant simultanément « Réponds quand on te parle ! » et « Ne réponds pas ! » ou en disant à un enfant « Prends des initiatives, ne reste pas à rien faire », pour ensuite le critiquer pour avoir fait quelque chose sans autorisation. Il soutenait que l’égo se sortait de cette impasse en se réfugiant dans un monde imaginaire où l’impossible devenait possible – où par exemple, les tortues pouvaient voler et où il était possible de parler tout en restant silencieux. L’autisme ? Provoqué par la « mère réfrigérante » – froide et sans émotion lorsqu’elle s’occupe de ses enfants. L’homosexualité ? Causée par des mères dominatrices qui semaient la peur de PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 111
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la castration chez leurs fils, en même temps qu’un rejet profond des femmes. La dépression ? « L’égo essaie de se punir pour devancer la punition par le parent », a déclaré le grand psychanalyste Sándor Radó. En d’autres termes, les pensées suicidaires étaient le fruit de la colère ressentie pendant l’enfance envers sa mère et son père que l’on retournait vers soi, puisqu’on ne pouvait pas exprimer ses véritables sentiments pour ses parents de crainte de représailles. La paranoïa ? « Elle se déclare durant les six premiers mois de la vie, a déclaré l’analyste Melanie Klein, lorsque l’enfant recrache le lait de la mère, craignant qu’elle ne se venge en raison de la haine qu’il éprouve pour elle. » Cela ne suffisait pas que les parents doivent subir la douleur d’un enfant souffrant d’une maladie mentale ; après cette avalanche de formulations diagnostiques absurdes, ils devaient aussi essuyer l’affront d’être tenus pour responsables de la maladie à cause de leur mauvais comportement. Quant aux traitements prescrits, ils étaient pires encore. On pensait désormais que la schizophrénie et le trouble bipolaire – qui depuis des siècles étaient si incompréhensibles que le seul traitement efficace était le placement en institution – pouvaient être soignés grâce à la forme appropriée de thérapie verbale. Comme un chat coincé dans un arbre, une personne déséquilibrée devait tout simplement être persuadée de revenir à la réalité. Cette conviction a conduit à des situations allant du grotesque (un psychiatre qui incite une personne psychotique à parler de ses fantasmes sexuels) au catastrophique (un psychiatre qui encourage un patient suicidaire à accepter que ses parents ne l’ont jamais aimé). Ayant moi-même travaillé avec des milliers de patients schizophrènes, je peux vous assurer qu’il est aussi probable de les débarrasser de leur maladie par la parole que par une saignée ou un lavement. En 1955, la majeure partie des psychanalystes avaient conclu que toutes les formes de maladie mentale – y compris les PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 112
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névroses et les psychoses – étaient des manifestations de conflits psychologiques intérieurs. Mais l’arrogance du mouvement psychanalytique américain ne s’est pas arrêtée là. À cette époque, s’il avait pu s’installer sur son propre divan, le mouvement psychanalytique aurait été diagnostiqué comme présentant tous les symptômes classiques de manie : comportements déraisonnables, croyances grandiloquentes et foi irrationnelle en sa capacité à changer le monde. Après avoir intégré les personnes atteintes de troubles mentaux sévères dans les numéros de leur cirque des diagnostics en plein essor, les psychanalystes cherchaient désormais à inclure le reste de l’humanité sous leur Grand Chapiteau. « Adieu l’idée que la personne atteinte de troubles mentaux est une exception », a écrit Karl Menninger (frère aîné de William), dans son best-seller paru en 1963 The Vital Balance. « Il est désormais reconnu que la plupart des gens présentent un certain degré de maladie mentale à un moment donné. » Cet ouvrage donne aux lecteurs des conseils détaillés sur la manière de gérer les stress de la « vie quotidienne de l’être humain » et la « désorganisation mentale ». Menninger a expliqué qu’en acceptant la psychanalyse, il était possible de se sentir « mieux que bien ». C’est ainsi que la psychanalyse est passée d’une profession médicale à un mouvement du potentiel humain. Il n’était plus acceptable de faire la distinction entre un comportement humain normal et un comportement pathologique, puisque la quasi-totalité des comportements humains reflétait une certaine forme de conflit névrotique et que, les conflits étant propres à chacun, tout comme les empreintes digitales ou le nombril, il était impossible que deux conflits soient exactement identiques. À partir de la fin des années 1950 et du début des années 1960, les psychanalystes ont entrepris de convaincre le grand public que nous étions tous des éclopés, PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 113
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des névrosés ordinaires, des psychotiques opérationnels... et que les enseignements de Freud recelaient les secrets de l’éradication de la lutte intérieure et de la réalisation de notre plein potentiel en tant qu’êtres humains. Et pourtant ce décret ambitieux n’était pas encore à la hauteur de la volonté des psychanalystes. Le mouvement avait la conviction que la théorie de Freud était si profonde qu’elle pouvait résoudre les problèmes politiques et sociaux de l’époque. Un groupe de psychanalystes mené par William Menninger a donc créé le Group for the Advancement of Psychiatry (GAP) 22, qui, en 1950, a publié un rapport intitulé « The Social Responsibility of Psychiatry : A Statement of Orientation » 23, qui prônait l’activisme social pour lutter contre la guerre, la pauvreté et le racisme. En dépit de ces objectifs louables, la foi de la psychiatrie dans sa capacité à les atteindre était chimérique. Cependant, ce rapport a contribué à convaincre l’APA de se recentrer sur la résolution de grands problèmes sociaux, et même à définir le programme d’action de la plus grande institution fédérale consacrée à la recherche sur la maladie mentale. Le 15 avril 1949, Harry Truman créait officiellement le National Institute of Mental Health (NIMH) et désignait Robert Felix, psychanalyste en exercice, comme son premier directeur. Dans l’esprit de l’activisme social décrété de manière psychanalytique, Felix a annoncé qu’une intervention psychiatrique précoce dans un environnement communautaire grâce à la psychanalyse pouvait empêcher les maladies mentales bénignes d’évoluer en psychoses incurables. Il a explicitement rejeté les dépenses de la NIMH consacrées aux hôpitaux psychiatriques et a refusé de financer la recherche biologique, y compris la recherche sur le cerveau. Il pensait en effet que l’avenir de la psychiatrie résidait dans l’activisme communautaire et la sociologie appliquée. Dynamique et charismatique, Felix était adepte PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 114
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de la politique organisationnelle et a convaincu le Congrès et plusieurs organisations philanthropiques que la maladie mentale ne pouvait être évitée qu’en éliminant les facteurs de stress que sont le racisme, la pauvreté et l’ignorance. Entre 1949 et 1964, le message adressé par la plus grande institution de recherche de la psychiatrie américaine n’était pas : « Nous trouverons des réponses à la maladie mentale dans le cerveau. » Le message était : « Si nous améliorons la société, nous pourrons éradiquer la maladie mentale. » Inspirés par les demandes insistantes du GAP et du NIMH, les psychanalystes ont poussé leurs organisations professionnelles à prendre position contre l’intervention des États-Unis au Vietnam et la ségrégation scolaire ; ils « ont manifesté avec Martin Luther King sur le terrain de la psychiatrie ». Les psychanalystes ne voulaient pas seulement sauver votre âme ; ils voulaient sauver le monde. Vers les années 1960, le mouvement psychanalytique avait pris les traits d’une religion. Ses principaux médecins suggéraient que nous étions tous des pécheurs névrosés, mais que nous pouvions trouver le repentir et le pardon sur le divan du psychanalyste. Les paroles de Jésus auraient pu être prononcées par Freud luimême : « Moi, je suis le Chemin, la Vérité et la Vie ; personne ne va vers le Père sans passer par moi. » Les agences gouvernementales et le Congrès consultaient des psychanalystes, les magazines Time et Life dressaient leur portrait et des talk-shows les invitaient régulièrement. Voir un psy était devenu le nec plus ultra pour la classe moyenne supérieure américaine. Galvanisée par la psychanalyse, la psychiatrie était arrivée au bout de sa longue marche qui la conduisait des hôpitaux psychiatriques ruraux vers Main Street et avait terminé son évolution : les aliénistes étaient devenus des analystes, puis des militants. Pourtant, malgré tout le battage publicitaire, pour ce PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 115
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qui était de soulager les symptômes et la souffrance des personnes qui subissaient le chaos quotidien d’une maladie mentale sévère, ce n’était ni fait ni à faire. Les schizophrènes n’allaient pas mieux. Les maniaco-dépressifs n’allaient pas mieux. Les anxieux, les autistes, les obsessionnels et les suicidaires n’allaient pas mieux. Les allégations de la psychiatrie avaient beau être extraordinaires, ses résultats étaient bien loin de ses promesses. À quoi servait la psychiatrie si elle ne pouvait pas aider ceux qui en avaient le plus besoin ? Les autres spécialités médicales étaient pleinement conscientes de l’impuissance de la psychiatrie et de son univers fermé et autoréférentiel. Les médecins des autres disciplines contemplaient les psychiatres avec des attitudes allant de la stupéfaction à la dérision manifeste. La psychiatrie était largement perçue comme un refuge pour les bons à rien, les profiteurs et les étudiants en difficulté avec leurs propres problèmes psychologiques, et cette perception ne se limitait pas aux professionnels médicaux. Vladimir Nabokov a résumé l’attitude de nombreux sceptiques en écrivant : « Laissons les crédules et les vulgaires continuer à croire que toutes les misères mentales peuvent être guéries en appliquant quotidiennement de vieux mythes grecs sur leurs parties intimes. » À la fin des années 1950, la psychanalyse était presque à son apogée et la psychiatrie fonçait droit dans le mur, aussi inconsciente du danger qu’un conducteur ivre qui s’endort au volant. Avec du recul, on comprend mieux pourquoi la psychiatrie américaine s’est si violemment détournée du droit chemin : elle était guidée par une carte déchiquetée de la maladie mentale.
1. NdT : Studies in Word-Association dans la version anglaise. 2. NdT : Hôpital de Pennsylvanie.
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3. NdT : Medical Inquiries and Observations upon the Diseases of the Mind dans la version anglaise. 4. NdT : Bibliothèque nationale de Médecine des États-Unis. 5. NdT : L’Imbécile aux instincts criminels. 6. NdT : Les effets de l’activité physique sur l’apparition plus tardive des états de dépression. 7. NdT : Association américaine de psychologie. 8. NdT : Association américaine de psychanalyse. 9. NdT : Association des surintendants médicaux des institutions américaines pour les aliénés. 10. NdT : Association américaine de médecine. 11. NdT : Association médico-psychologique américaine. 12. NdT : Comité américain de psychiatrie et de neurologie. 13. NdT : Réducteurs de tête. 14. NdT : Hôpital d’État du Delaware. 15. NdT : Institut de Pathologie de l’État de New York. 16. NdT : Institut de Psychiatrie de l’État de New York. 17. NdT : Hôpital Sheppard and Enoch Pratt. 18. NdT : Hôpital McLean. 19. NdT : Asile d’aliénés Bloomingdale. 20. NdT : Clinique Menninger. 21. NdT : Institut de recherche mentale. 22. NdT : Groupe pour le progrès de la psychiatrie. 23. NdT : Responsabilité sociale de la psychiatrie : une déclaration d’orientation.
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Chapitre 3 Qu’est-ce que la maladie mentale ? Le méli-mélo des diagnostics D’après les statistiques sur la santé mentale, un Américain sur quatre souffre d’une forme de maladie mentale. Pensez à vos trois meilleurs amis. S’ils vont bien, alors vous non. – Rita Mae Brown
Il est pratiquement impossible de définir la maladie et la santé. Nous pouvons définir la maladie mentale comme un état de fait qui est désagréable pour quelqu’un. La souffrance qu’elle inflige peut toucher les malades, les personnes qui l’entourent ou encore les uns et les autres. – Karl Menninger, Psychanalyste, The VITAL Balance: The Life Process in Mental Health and Illness
Les trois lettres les plus importantes en psychiatrie Si vous avez un jour consulté un professionnel de la santé mentale, vous avez probablement déjà croisé les lettres D, S et M, qui constituent le sigle du Diagnostic and Statistical Manual
Histoire du diagnostic
of Mental Disorders 1. Ce recueil au titre archaïque de toutes les maladies mentales connues fait autorité et est surnommé la bible de la psychiatrie, et à juste titre : chacun des diagnostics consacrés de la psychiatre est gravé dans ses pages. Vous ne vous en rendez peut-être pas compte, mais le DSM est probablement le livre le plus influent écrit au siècle dernier. Son contenu a des répercussions directes sur la manière dont des dizaines de millions de personnes travaillent, apprennent et vivent, et sur le fait qu’elles aillent en prison ou non. Il sert de guide du métier à des millions de professionnels de la santé mentale, parmi lesquels des psychiatres, des psychologues, des travailleurs sociaux et des infirmiers psychiatriques. C’est lui qui impose aux systèmes américains d’assurance-santé Medicare et Medicaid et aux compagnies d’assurances privées de payer des centaines de milliards de dollars aux hôpitaux, médecins, pharmacies et laboratoires. Des demandes de financement pour des recherches universitaires sont acceptées ou rejetées en fonction de leur recours aux critères diagnostiques du manuel et il encourage (ou freine) des projets de recherche et développement pharmaceutiques pour une valeur de plusieurs dizaines de milliards de dollars. Des milliers de programmes dans les hôpitaux, cliniques, bureaux, écoles, universités, prisons, maisons de retraite et centres communautaires dépendent de ses classifications. Le DSM impose les aménagements qui doivent être effectués par les employeurs pour les travailleurs souffrant d’un handicap mental et définit les demandes d’indemnisation des travailleurs pour les maladies mentales. Les avocats, juges et agents pénitentiaires utilisent ce manuel pour déterminer la responsabilité pénale et les dommages-intérêts délictuels dans les procédures judiciaires. Les parents peuvent obtenir des services pédagogiques gratuits ou des privilèges particuliers pour leur enfant en classe s’ils déclarent l’un de ses diagnostics pédiatriques. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 120
QU’EST-CE QUE LA MALADIE MENTALE ? LE MÉLI-MÉLO DES DIAGNOSTICS
Mais l’impact majeur du manuel concerne la vie de dizaines de millions d’hommes et de femmes qui attendent d’être délivrés de l’angoisse du trouble mental, puisqu’avant tout, l’ouvrage définit avec précision chacune des maladies mentales connues. Ce sont ces définitions détaillées qui renforcent l’influence médicale inégalée du DSM sur la société. Alors comment en est-on arrivé là ? Comment est-on passé des définitions psychanalytiques des mères schizophrénogènes et des névroses inconscientes aux diagnostics du DSM allant du trouble psycho-affectif de type dépressif (code 295.70) à la trichotillomanie, le trouble d’arrachage des cheveux (code 312.39) ? Et comment être certains que nos définitions de la maladie mentale du vingt-et-unième siècle sont meilleures que celles inspirées par Freud ? Comme nous allons le voir, l’histoire de la psychanalyse et celle du DSM ont suivi la même trajectoire pendant près d’un siècle avant de se heurter dans un combat tectonique pour l’âme même de la psychiatrie, un combat dont l’enjeu était la définition de la maladie mentale. Les origines primaires de la bible de la psychiatrie remontent à 1840, année de la première collecte de données officielles sur la maladie mentale par l’American Census Bureau 2. Les ÉtatsUnis avaient à peine cinquante ans. Mesmer venait de mourir, Freud n’était pas encore né et pratiquement tous les psychiatres américains étaient des aliénistes. Les États-Unis étaient obsédés par le dénombrement statistique de leurs citoyens par le biais d’un recensement décennal imposé par la Constitution. C’est lors du recensement de 1830 que les handicaps ont été dénombrés pour la première fois, même si leur définition se limitait à la surdité et à la cécité. Le recensement de 1840 a inclus un nouveau handicap – la maladie mentale – qui était compilé au moyen d’une seule case à cocher mentionnant « aliéné et idiot ».
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Les innombrables troubles mentaux et du développement étaient tous regroupés dans cette vaste catégorie, et aucune consigne n’était donnée aux marshals 3 américains chargés de collecter les données du recensement concernant la manière de déterminer s’il fallait cocher la case « aliéné et idiot » pour chaque citoyen. D’après les idées dominantes de l’époque, les rédacteurs du recensement définissaient sans doute « l’aliénation mentale » comme tout trouble mental suffisamment sévère pour justifier le placement en institution. Cela englobait donc ce que l’on appellerait aujourd’hui la schizophrénie, le trouble bipolaire, la dépression et la démence. De la même manière, « l’idiotie » désignait probablement toute déficience de la fonction intellectuelle, ce que l’on classerait aujourd’hui dans le syndrome de Down, l’autisme, le syndrome de l’X fragile, le crétinisme et d’autres maladies. Mais ne disposant d’aucune recommandation claire, chaque marshal se débrouillait avec sa propre notion singulière de ce qui représentait un handicap mental – notion qui était souvent influencée par un racisme pur et simple. « Les erreurs les plus flagrantes et remarquables figurent dans les déclarations de recensement concernant la prévalence de l’aliénation mentale, de la cécité, de la surdité et du mutisme parmi la population de cette nation », a expliqué l’American Statistical Association 4 à la Chambre des Représentants en 1843, dans ce qui est peut-être le premier exemple d’une protestation civile contre l’étiquetage excessif de la maladie mentale. « Dans de nombreuses villes, toute la population de couleur a été classée comme aliénée ; dans un très grand nombre d’autres villes, deux tiers, un tiers, un quart ou un dixième de cette communauté née sous une mauvaise étoile ont été déclarés comme touchés par ce handicap. De plus, les erreurs du recensement sont tout aussi indéniables en ce qui concerne l’aliénation parmi les Blancs. » PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 122
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Fait encore plus troublant : les résultats de ce recensement ont été utilisés pour défendre l’esclavage. Puisque les taux déclarés d’aliénation mentale et d’idiotie parmi les Afro-Américains dans les États du Nord étaient beaucoup plus élevés que dans les États du Sud, les partisans de l’esclavage soutenaient que l’esclavage avait des bénéfices pour la santé mentale. Étonnamment, la même distinction élémentaire des maladies mentales entre aliénation mentale et idiotie subsiste à ce jour dans nos institutions modernes. Alors que j’écris ces mots, chaque État possède une infrastructure administrative distincte pour la maladie mentale et pour le trouble du développement, malgré le fait que chacun de ces troubles touche des structures cérébrales et des fonctions mentales semblables. Cette séparation quelque peu arbitraire reflète davantage les influences historiques et culturelles qui pèsent sur notre perception de ces maladies qu’une réalité quelconque scientifiquement justifiée. Sur la base d’une catégorisation tout aussi artificielle, les services dédiés aux troubles liés à la toxicomanie étaient souvent gérés par une agence gouvernementale et une infrastructure distinctes, alors que la médecine traite les troubles de l’addiction comme n’importe quelle autre maladie. Au vingtième siècle, le recensement a commencé à focaliser son attention sur la collecte de statistiques relatives aux pensionnaires des établissements psychiatriques, puisque la plupart des personnes atteintes de troubles mentaux étaient censées s’y trouver. Mais puisque chaque établissement avait son propre système de classement des patients, les statistiques sur la maladie mentale restaient très incohérentes et hautement subjectives. Pour répondre à cette cacophonie des systèmes de classification, en 1917, l’American Medico-Psychological Association (précurseur de l’American Psychiatric Association) a confié à son comité de statistiques l’établissement d’un système PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 123
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uniforme dédié à la collecte et à la déclaration de données provenant de tous les établissements psychiatriques d’Amérique. Ce comité, qui était davantage constitué d’aliénistes en exercice que de chercheurs ou de théoriciens, s’est basé sur son consensus clinique pour classer la maladie mentale en vingtdeux « groupes », parmi lesquels la « psychose avec tumeur cérébrale », la « psychose causée par la syphilis » et la « psychose causée par la sénilité ». Le système qui en a résulté a été publié sous la forme d’un ouvrage peu volumineux intitulé The Statistical Manual for the Use of Institutions for the Insane 5, que les psychiatres ont rapidement appelé le Standard 6. Pendant les trente années suivantes, le Standard est devenu le recueil de maladies mentales le plus couramment utilisé aux États-Unis, même si son seul but était de réunir des statistiques sur les patients des hôpitaux psychiatriques ; il n’était pas conçu (ou utilisé) pour diagnostiquer des patients en ambulatoire dans les cabinets des psychiatres. Le Standard était le prédécesseur direct du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, qui allait finalement copier le nom de « Manuel statistique » sur le Standard, nom qui avait à son tour été emprunté au jargon du recensement du dix-neuvième siècle. Malgré l’existence du Standard au début du vingtième siècle, il n’y avait pas l’ombre d’un consensus concernant les catégories fondamentales de la maladie mentale. Chaque grand centre de formation à la psychiatrie utilisait son propre système de diagnostic répondant à ses besoins locaux ; les psychoses étaient définies différemment à New York et à Chicago ou San Francisco. Cela a donné lieu à une mosaïque de noms, de symptômes et de causes présumées pour les troubles, ce qui a nui à la communication professionnelle, à la recherche universitaire et à la collecte de données médicales exactes.
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Outre-Atlantique, les choses ont pris une tournure différente. Jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, le chaos régnait dans la classification européenne des maladies mentales, tout comme dans la psychiatrie américaine. Puis, de ce chaos a surgi un classificateur par excellence, un psychiatre allemand qui a imposé sur le continent ordre et rigueur dans le diagnostic psychiatrique. Son influence sur la conception et le diagnostic de la maladie mentale dans le monde allait à terme concurrencer – puis surpasser – celle de Sigmund Freud. Il s’embellit merveilleusement Emil Kraepelin est né en Allemagne en 1856, la même année que Freud et à quelques centaines de kilomètres seulement de son lieu de naissance. (La psychiatrie compte tant de figures centrales originaires de pays germanophones – Franz Mesmer, Wilhelm Griesinger, Sigmund Freud, Emil Kraepelin, Julius Wagner-Jauregg, Manfred Sakel, Eric Kandel – qu’on pourrait à juste titre l’appeler « la discipline allemande ».) Kraepelin a été formé dans une école de médecine sous la supervision de Paul Fleischig, neuropathologiste renommé, et de Wilhelm Wundt, fondateur de la psychologie expérimentale. Sous la tutelle de ces deux empiristes, Kraepelin a développé un attachement à la valeur de la recherche et de la preuve tangible qui ne l’a jamais quitté. Devenu professeur de psychiatrie dans l’actuelle Estonie, Kraepelin a été consterné par la toile d’araignée que constituait la terminologie diagnostique et s’est efforcé de trouver un moyen sensé d’apporter de l’ordre et de la cohérence à la classification de la maladie mentale. L’un des problèmes les plus délicats était que de nombreux troubles qui semblaient différents partageaient souvent certains symptômes. Par exemple, PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 125
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l’anxiété se manifestait par un symptôme majeur de la dépression et de l’hystérie, et les idées délirantes étaient présentes dans la psychose, la manie et certaines formes sévères de dépression. Face à ce chevauchement, de nombreux psychiatres ont regroupé la dépression et l’hystérie sous un seul et même trouble, ou ont adopté une définition unique qui couvrait à la fois la psychose et la manie. Kraepelin était convaincu que les symptômes observables étaient essentiels pour distinguer les maladies mentales, mais il pensait qu’ils ne suffisaient pas. (Le contraire reviendrait à regrouper toutes les maladies associées à de la fièvre sous un seul diagnostic.) C’est pourquoi il a cherché d’autres critères qui permettraient de distinguer les troubles, et en suivant l’évolution de ses patients tout au long de leur vie, il en a trouvé un. Kraepelin a décidé d’organiser les maladies non pas selon leurs symptômes uniquement, mais aussi en fonction de l’évolution de chaque maladie. Par exemple, certaines psychoses connaissaient des hauts et des bas et finissaient par disparaître sans raison apparente, alors que d’autres ne faisaient qu’empirer jusqu’à ce que les patients deviennent incapables de prendre soin d’eux-mêmes. En 1883, Kraepelin a compilé une version préliminaire de son système de classification ad hoc dans un petit ouvrage intitulé Compendium der Psychiatrie. Dans ce recueil, Kraepelin a subdivisé les psychoses en trois groupes en fonction de leur évolution : démence précoce, démence maniaco-dépressive et paranoïa. La démence précoce ressemblait de très près à ce que nous appellerions aujourd’hui la schizophrénie, mais Kraepelin limitait ce diagnostic aux patients dont la capacité intellectuelle se détériorait de manière constante avec le temps. La démence maniaco-dépressive s’inscrit dans la conception moderne du trouble bipolaire. Le système de classification de Kraepelin a immédiatement suscité PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 126
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des controverses étant donné que la démence précoce et le trouble maniaco-dépressif étaient généralement considérés comme des manifestations du même trouble sous-jacent. Kraepelin a toutefois justifié cette distinction en soulignant que le trouble maniaco-dépressif était épisodique, et non permanent comme la démence précoce.
Emil Kraepelin, fondateur du système moderne de diagnostic psychiatrique. (© National Library of Medicine/Science Source)
Malgré les réticences initiales suscitées par la proposition innovante de Kraepelin, son système de classification a finalement été accepté par la majorité des psychiatres européens pour devenir, dans les années 1890, la première terminologie commune utilisée par les psychiatres européens de tous les bords théoriques pour parler des psychoses. Pour tenter PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 127
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d’expliquer son système, Kraepelin a rédigé des portraits de cas prototypiques pour chaque diagnostic d’après ses propres expériences avec ses patients. Ces portraits saisissants, devenus un outil pédagogique qui a influencé des générations entières de psychiatres européens, sont aussi fascinants aujourd’hui que lorsqu’il les a écrits il y a plus d’un siècle. Ses descriptions détaillées de la démence précoce et du trouble maniacodépressif ont même convaincu de nombreux psychiatres que les deux maladies étaient distinctes. Voici un extrait de sa description de la démence précoce : Le malade voit des souris, des fourmis, le chien de l’enfer, des faux et des haches. Il entend des coqs qui chantent, des coups de feu, des oiseaux qui gazouillent, des esprits qui frappent à la porte, des abeilles qui bourdonnent, des murmures, des cris, des réprimandes, des voix qui viennent de la cave. Ces voix disent : « Cet homme doit être décapité, pendu », « Salaud, sale scélérat, ton compte est bon. » Le malade est le plus grand pécheur qui soit, il a renié Dieu, Dieu l’a abandonné, il est perdu pour l’éternité, il ira en enfer. Le malade remarque qu’on le regarde bizarrement, qu’on rit de lui, qu’on se moque de lui, que les gens le huent. Les gens l’espionnent ; les Juifs, les anarchistes, les spiritualistes le persécutent ; ils empoisonnent l’atmosphère avec une poudre toxique et la bière avec de l’acide prussique. Et voici sa description de la psychose maniaco-dépressive : Le malade ne connaît pas la fatigue, il est actif jour et nuit ; les idées surgissent en lui. Le malade change ses meubles, rend visite à des connaissances éloignées. La politique, le langage PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 128
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universel, l’aéronautique, la question féminine, les affaires publiques en tous genres et leur besoin d’amélioration lui donnent du travail. Il possède 16 000 cartes postales représentant son petit village. Il ne peut rester silencieux longtemps. Le malade se vante de ses chances de se marier, s’annonce comme un noble, parle d’héritages qu’il pourrait recevoir, possède des cartes de visite sur lesquelles est imprimée une couronne. Il peut prendre la place de plus d’un professeur ou diplomate. Le malade chante, jacasse, danse, s’ébat, fait de la gymnastique, bat la mesure, tape des mains, gronde, menace, jette tout par terre, se déshabille, s’embellit merveilleusement. Au cours des dix années suivantes, le recueil de Kraepelin rédigé à la hâte s’est transformé en un traité immensément populaire. De nouvelles éditions sortaient de plus en plus fréquemment, chacune plus volumineuse que la précédente. Dans les années 1930, une majorité de psychiatres européens avait adopté les classifications de Kraepelin. Outre-Atlantique, en revanche, c’était une tout autre histoire. Bien qu’une minorité d’aliénistes américains ait adopté son système de diagnostic durant les premières décennies du vingtième siècle, son influence sur la psychiatrie américaine vers la fin de la Seconde Guerre mondiale avait été presque anéantie par l’essor des freudiens, précisément au moment où l’influence freudienne en Europe était annihilée par les nazis. Des névroses infinies D’après la doctrine psychanalytique, puisque la maladie mentale émanait des conflits inconscients singuliers d’une personne, elle était infiniment variable et ne pouvait pas être soigneusement PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 129
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emballée dans des boîtes de diagnostic. Chaque cas devait être traité (et diagnostiqué) en fonction de ses particularités. À l’inverse, Kraepelin définissait une frontière nette entre la santé mentale et la maladie mentale. Cette ligne de démarcation claire, avec son système de classification des troubles en fonction de leurs symptômes et de l’évolution de la maladie, allait totalement à l’encontre de la conception psychanalytique de la maladie mentale, selon laquelle l’état mental d’une personne repose sur un continuum entre la psychopathologie et la santé mentale ; d’après les freudiens, tout le monde possédait un certain degré de dysfonctionnement mental. Freud lui-même reconnaissait des schémas généraux de comportement dysfonctionnel – comme l’hystérie, l’obsession, les phobies, l’anxiété, la dépression – mais il croyait que tous étaient des manifestations variables des névroses qui apparaissaient à cause des stress émotionnels qui surgissaient à des étapes spécifiques de notre développement. Par exemple, un diagnostic psychanalytique d’Abigail Abercrombie pouvait expliquer ses épisodes d’anxiété en les reliant à la manière dont elle a réagi à l’éducation luthérienne stricte que lui ont donnée ses parents, combinée à sa décision de quitter le foyer familial à un âge précoce pour aller travailler plutôt que de se marier. Un diagnostic kraepelinien décrirait Abbey comme souffrant d’un trouble de l’anxiété en se basant sur ses symptômes de peur intense et de malaise accompagnés de palpitations cardiaques, de suées et de vertiges, qui se produisaient en même temps lors d’épisodes réguliers. (La méthode diagnostique de Wilhelm Reich présente toutefois une autre différence : il soutenait que la constriction physique du corps d’Abbey empêchait ses orgones de circuler librement, ce qui provoquait son anxiété.) Il s’agit là d’interprétations profondément différentes.
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Les psychanalystes pensaient qu’à trop s’attarder sur les symptômes spécifiques d’un patient, le psychiatre pouvait se laisser distraire, ce qui l’éloignait de la véritable nature d’un trouble. Le rôle qui revenait au psychanalyste était de regarder au-delà des simples comportements, symptomatiques ou autres, afin de découvrir la dynamique émotionnelle cachée et le récit historique de la vie d’un patient. Étant donné cette profonde divergence sur la manière fondamentale de concevoir la maladie mentale entre les systèmes de Freud et de Kraepelin, vous ne serez sans doute pas surpris d’apprendre qu’Emil Kraepelin se moquait ouvertement de la psychanalyse : Partout nous voyons les éléments caractéristiques de la recherche freudienne, la représentation d’hypothèses et de conjectures arbitraires comme des faits avérés, qui sont utilisés sans aucune hésitation pour bâtir de nouveaux châteaux en Espagne de plus en plus démesurés et se laisser aller à la généralisation au-delà de toute mesure à partir d’une seule observation. Puisque je suis plus habitué à marcher sur les fondations plus solides de l’expérience directe, ma conscience béotienne de la science naturelle trébuche à chaque pas sur des objections, des incertitudes et des doutes, alors que la tour d’imagination vertigineuse des disciples de Freud les porte sans difficulté. Pour compliquer encore les choses, les médecins de chaque école individuelle avaient leurs propres catégories et définitions des conflits inconscients. Les freudiens stricts soulignaient le rôle central des conflits sexuels. Les adlériens identifiaient l’agression comme la principale source de conflit. L’école de la psychologie du moi combinait ces approches et se concentrait PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 131
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sur les pulsions sexuelles et agressives. Quant aux jungiens, ils cherchaient à identifier l’affrontement des archétypes psychiques dans l’inconscient d’une personne. D’autres psychanalystes ont simplement créé de toutes pièces leurs propres diagnostics. Helene Deutsch, émigrée autrichienne renommée, a créé la « personnalité comme si » pour décrire des personnes « qui semblent suffisamment normales parce qu’elles remplacent les connexions réelles avec les autres par des contacts pseudoémotionnels ; elles se comportent “comme si” elles avaient des sentiments et des relations avec les autres plutôt que des pseudorelations superficielles ». Paul Hoch et Phillip Polatin ont proposé la « schizophrénie pseudonévrotique » pour décrire les personnes qui montrent trop peu – ou peut-être trop – d’attachement émotionnel dans leurs relations. Il est effrayant de penser que des patients auxquels on a diagnostiqué une schizophrénie pseudonévrotique ont été aiguillés vers la clinique de psychochirurgie ici, à l’université Columbia, où Hoch travaillait. Freud a amplement contribué aux créations psychopathologiques telles que le trouble de la personnalité avec fixation au stade anal : « type de caractère érotico-anal qui se distingue par l’ordre, la parcimonie et l’obstination ». Quiconque consommait avec excès de la nourriture, de l’alcool ou des drogues était catalogué comme une personnalité dépendante fixée au stade oral par Freud, qui prétendait que ces patients avaient été privés de nutrition orale lorsqu’ils étaient bébés (entendez par là l’allaitement). Freud a identifié d’autres conflits névrotiques tels que les complexes d’Œdipe (lorsqu’un homme souhaite inconsciemment tuer son père et coucher avec sa mère), les complexes d’Électre (lorsqu’une femme souhaite inconsciemment tuer sa mère et coucher avec son père), l’angoisse de castration (lorsqu’un garçon a peur de perdre son pénis en guise PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 132
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de punition pour son attirance sexuelle envers sa mère), ou l’envie du pénis (lorsqu’une femme a inconsciemment très envie d’avoir le pouvoir et le statut accordés par un pénis). Mais le diagnostic psychanalytique le plus célèbre a sans aucun doute été celui de l’homosexualité. À une époque où la société considérait l’homosexualité comme immorale et illégale, la psychiatrie l’a également classée comme un trouble mental. Paradoxalement, Freud ne pensait pas que l’homosexualité soit une maladie mentale et exprimait sa solidarité avec ses connaissances homosexuelles dans ses lettres et ses échanges personnels. Mais à partir des années 1940 et jusque dans les années 1970, l’opinion psychanalytique prépondérante sur l’homosexualité voulait qu’elle se développe dans les deux premières années de la vie à cause d’une mère dominante qui empêchait son fils de se séparer d’elle et d’un père faible ou rejetant son fils, qui ne jouait pas son rôle de modèle pour son fils ou ne l’aidait pas dans ses efforts pour se soustraire à sa mère. Cette attribution infondée et immensément destructrice des conflits inconscients chez les personnes homosexuelles illustre la grande faillibilité et le risque d’abus de l’approche psychanalytique du diagnostic. En l’absence d’une méthodologie scientifique rigoureuse, les thérapeutes avaient tendance à projeter leurs propres valeurs et intuitions sur la vie psychique de leurs patients. Au début de la Seconde Guerre mondiale, chaque psychanalyste s’accrochait à ses idées sur ce qu’était un conflit psychique et la manière d’en identifier un. Alors que les idées de Kraepelin mettaient de l’ordre dans la classification européenne de la maladie mentale, le diagnostic américain n’était toujours qu’un méli-mélo bruyant de possibilités. Et c’est finalement l’armée américaine qui est venue au secours de la psychiatrie.
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Des soldats psychotiques Lorsque l’armée américaine a dû recruter de plus en plus de soldats pour participer à la Seconde Guerre mondiale, elle s’est confrontée à un problème déconcertant. Chaque recrue potentielle était examinée par un médecin militaire afin de déterminer si elle était apte au service. Alors qu’ils s’attendaient à ce que les taux de dispense pour raisons médicales soient homogènes d’un État à l’autre, les responsables militaires ont constaté avec surprise, après avoir analysé les taux réels à travers le pays, qu’ils étaient extrêmement variables. Un conseil de révision de Wichita pouvait enregistrer un taux de dispense de 20 %, alors qu’à Baltimore, on pouvait dispenser 60 % des candidats. Quand les responsables militaires ont étudié le problème de plus près, ils se sont aperçus que cette variabilité n’était pas due à la condition physique des candidats, comme les pieds plats ou un souffle au cœur, mais à des différences considérables dans la manière dont chaque médecin estimait que les recrues étaient atteintes de troubles mentaux. L’armée n’avait pas envisagé les conséquences que pouvait avoir l’application de méthodes contemporaines de diagnostic psychiatrique sur l’évaluation des conscrits. Si un médecin militaire jugeait une recrue potentielle inapte au service, il devait indiquer le diagnostic précis qui rendait la recrue inéligible... Mais bien entendu, les psychiatres d’influence freudienne n’étaient pas faits pour établir des diagnostics précis. Chaque psychiatre psychanalytique se servait de sa propre interprétation des conflits enfouis et des névroses. Même les non-freudiens ne disposaient d’aucun système de diagnostic évident pour justifier leurs dispenses. Nombre d’entre eux se basaient sur le Standard, mais ce manuel avait été mis au point pour recueillir des statistiques sur des patients placés en institution ; il n’a PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 134
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jamais été conçu pour diagnostiquer des maladies mentales que l’on pourrait rencontrer dans la communauté au sens large, et n’était certainement pas destiné à évaluer l’aptitude de soldats potentiels à être efficaces au combat. Les recrues dont le comportement était perçu comme problématique dans un cadre militaire – une incapacité à être attentif ou de l’hostilité envers l’autorité, par exemple – étaient souvent casées dans une catégorie telle que « Personnalité psychopathe ». Dans certains comités de révision, jusqu’à 40 % des volontaires étaient dispensés pour motif de « psychose ». Dans l’espoir d’élaborer un système cohérent et exhaustif d’évaluation de la santé mentale des recrues potentielles, l’armée a créé en 1941 une commission dirigée par William Menninger, ancien président de l’American Psychiatric Association et cofondateur de la Menninger Clinic, destinée à mettre au point un ensemble de diagnostics de maladie mentale clairement définis qui permettrait de déterminer si un candidat donné était apte au service. (Paradoxalement, Karl, le frère de William, également cofondateur de la Menninger Clinic, avait écrit dans son livre The Vital Balance : « Il n’existe qu’une seule catégorie de maladie mentale – à savoir la maladie mentale. Une nomenclature diagnostique est donc non seulement inutile, mais également restrictive et obstructionniste. ») Menninger a publié son nouveau système de classification psychiatrique en 1943. C’était un bulletin technique du ministère des Armées constitué de vingt-huit pages, qui a par la suite été appelé le Medical 203, d’après son numéro de bulletin. Il a immédiatement été instauré comme le manuel officiel pour le diagnostic des recrues et des soldats au sein de l’armée américaine. Décrivant environ soixante troubles, le Medical 203 constituait une référence en psychiatrie clinique : c’était le premier système diagnostique à classer chaque forme connue de PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 135
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maladie mentale, y compris des troubles graves rencontrés chez des patients d’établissements psychiatriques et des névroses légères touchant des patients qui pouvaient fonctionner efficacement en société. Il existait enfin une feuille de route exhaustive du diagnostic de la maladie mentale. Et pourtant, presque tous les psychiatres civils boudaient le Medical 203. Pour les psys qui voyaient les patients dans leur cabinet privé, le sentiment prédominant était le suivant : « Je n’avais pas besoin d’un manuel de classification inutile avant la guerre, je n’en ai certainement pas besoin maintenant. » Les psychanalystes continuaient d’utiliser leurs propres diagnostics originaux et les psychiatres asilaires et centres de formation se basaient toujours sur le Standard ou une variante locale. Après la fin de la guerre, la psychiatrie américaine était donc toujours une mosaïque de systèmes diagnostiques. Imaginez un monde médical dans lequel les médecins militaires définiraient les crises cardiaques d’une certaine manière, les universités d’une autre, les hôpitaux les définiraient encore autrement et les médecins traitants seraient d’avis que puisque le cœur de tout le monde était malade à un certain degré, les crises cardiaques n’existaient pas du tout. La psychiatrie américaine traversait donc une crise de crédibilité. En 1949, dans le cadre d’une étude bien connue, trois psychiatres ont interrogé séparément les mêmes trente-cinq patients et ont élaboré chacun de leur côté leur propre diagnostic pour chaque patient. Ils n’ont abouti au même diagnostic pour un patient donné (par exemple « trouble maniaco-dépressif ») que dans 20 % des cas. (Pensez à la frustration que vous ressentiriez si des oncologues n’étaient d’accord que 20 % du temps pour dire que le grain de beauté sur votre bras était un cancer de la peau.) Les dirigeants de l’American Psychiatric Association ont PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 136
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admis que cet inquiétant manque de fiabilité finirait par ruiner la crédibilité de la psychiatrie auprès du grand public. Ainsi, malgré les protestations de nombreux psychanalystes, l’APA a formé en 1950 un comité de nomenclature et de statistiques chargé d’élaborer un système diagnostique qui normaliserait une fois pour toutes la classification de la maladie mentale dans la psychiatrie civile. Contrairement au Standard, ce nouveau système comprendrait des diagnostics pertinents pour les cabinets privés, c’est-à-dire les maladies que les psys rencontraient (ou pensaient rencontrer) au quotidien dans leur cabinet. Le comité a pris le Medical 203 comme point de départ et a supprimé de nombreux passages directement tirés du bulletin militaire de Menninger. Dans le même temps, le comité a également tenté d’établir une continuité avec le Standard en empruntant à son titre l’appellation « Manuel statistique ». C’est en 1952 que l’APA a publié le nouveau système comme le tout premier Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, aujourd’hui connu sous le sigle DSM-I. Il reprenait 106 troubles mentaux – soit beaucoup plus que les 22 troubles du Standard et les 60 troubles du Medical 203. Il reposait principalement sur des concepts psychanalytiques, comme le laissaient entendre les dénominations des troubles, désignés par le terme « réactions ». Ce terme a été utilisé pour la première fois par le psychanalyste Adolf Meyer, qui a supervisé la rédaction du DSM-I lorsqu’il était président de l’APA. Il pensait que la maladie mentale était causée par des habitudes inadaptées en réponse aux facteurs de stress de la vie et qu’elle devait être diagnostiquée en identifiant les facteurs de stress propres à un patient et les réponses qu’il y apportait. La schizophrénie, par exemple, était un ensemble de réactions incontrôlables aux stress et aux difficultés de la vie. Ce point de vue a été codifié dans la description des réactions psychotiques figurant dans le PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 137
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DSM-I : « une réaction psychotique peut être définie comme une réaction par laquelle la personnalité, dans son combat pour s’adapter aux facteurs de stress internes et externes, a recours à un trouble affectif sévère, un autisme profond et un retrait de la réalité, et/ou à l’élaboration d’idées délirantes ou d’hallucinations ». Cette spécialité médicale qui s’était scindée en de multiples définitions anarchiques de la maladie propres à chaque établissement disposait enfin d’un document unificateur unique qui pouvait être utilisé dans n’importe quel environnement psychiatrique, que ce soit dans un établissement psychiatrique d’État de l’Arkansas, le cabinet d’un analyste dans l’Upper East Side de Manhattan ou une unité médicale sur les lignes de front coréennes. Le DSM-I constituait une première étape nécessaire dans l’unification et la normalisation de la médecine psychiatrique. Mais c’était aussi une première étape instable, puisqu’aucun des diagnostics du DSM-I ne reposait sur des preuves scientifiques ou des recherches empiriques. Ils reflétaient le consensus d’un comité essentiellement constitué de psychanalystes en exercice plutôt que de chercheurs. Et il n’a pas fallu longtemps pour que les lacunes flagrantes du DSM soient exposées aux yeux du monde entier. Être sain d’esprit dans un monde de fous Quand je suis entré à la faculté de médecine en 1970, la deuxième édition du DSM était en usage. Le DSM-II était un livre de poche à spirales plutôt fin, qui coûtait 3,50 $. Publié en 1969 sans faire de bruit, il contenait 182 troubles (près du double du DSM-I) et était tout aussi vague et incohérent que son prédécesseur. Il avait par ailleurs laissé tomber le terme PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 138
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réactions, mais avait conservé le terme névroses. Ce n’est que plus tard que j’ai appris tout cela ; lorsque j’étais en faculté de médecine, je consultais rarement le DSM-II – pas plus que la plupart des étudiants en psychiatrie et en psychologie. J’ai préféré investir dans un gros livre hors de prix à la couverture noire intitulé The Comprehensive Textbook of Psychiatry, ouvrage de référence bien plus courant. Ce livre contenait un pot-pourri d’informations tirées de l’anthropologie, de la sociologie et de la psychologie – mélangées à une forte dose de théorie psychanalytique, évidemment. On y trouvait encore des chapitres sur la thérapie par sommeil, la thérapie par coma insulinique et les lobotomies, alors que 130 pages seulement sur les 1 600 qui le constituaient faisaient référence au cerveau ou aux neurosciences. L’essentiel de ce que nous apprenions en faculté de médecine ne venait pas des livres, mais de nos professeurs, chacun nous transmettant sa propre interprétation du diagnostic psychiatrique. Un jour, alors que nous venions d’interroger un jeune homme qui était de toute évidence psychotique, mon professeur a commencé à parler des caractéristiques du patient pour formuler son diagnostic. Il a ainsi déclaré que le patient avait une odeur caractéristique, « l’odeur de la schizophrénie ». J’ai d’abord cru qu’il utilisait le parfum comme une métaphore, comme on parlerait du « doux parfum du succès ». Et j’ai fini par comprendre que, tel un limier de la psychiatrie, il pensait que son nez fin et son odorat pouvaient détecter le parfum apparemment terreux du patient schizophrène. D’autres professeurs improvisaient leurs méthodes de diagnostic, comme des joueurs de jazz faisant des riffs sur une mélodie, et nous encourageaient à suivre leurs traces. Bien que cette approche respecte sans aucun doute les préoccupations et expériences individuelles de chaque patient – et libère la PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 139
Histoire du diagnostic
créativité du médecin –, elle ne favorisait pas la cohérence diagnostique. Encore plus déroutant pour un jeune psychiatre influençable, une ribambelle de cadres diagnostiques étaient nés de l’éclatement de la théorie freudienne : adlérien, jungien, sullivanien, kleinien, kohutien, et bien d’autres encore, chacun surgissait d’esprits créatifs qui étaient des orateurs convaincants et des personnalités charismatiques. C’était comme si l’influence professionnelle de chaque nouveau modèle diagnostique sortait comme par magie et avec brio de la personnalité de son créateur plutôt que de découler d’une découverte scientifique quelconque ou d’un faisceau d’arguments. Lorsqu’il est tombé sous l’emprise clinique dans les années 1970, le DSM a été totalement éclipsé par ses concurrents sectaires. Bien évidemment, la plupart des psys n’y ont vu aucun problème. Qu’est-ce que cela peut faire s’il existe des philosophies en pagaille sur la maladie mentale ? Au moins je suis libre de choisir celle qui correspond le mieux à mon style ! On ne parlait pas tellement de responsabilité à l’époque, et on s’inquiétait encore moins du fait que la profession n’avait rien qui ressemble, même de loin, à un ensemble de « bonnes pratiques ». Cette attitude suffisante allait être ébranlée par une étude qui a heurté la psychiatrie avec la puissance d’un bélier. En 1973, une histoire sensationnelle a été publiée dans les colonnes habituellement pondérées de la prestigieuse revue Science. Quelques pages après des articles aux titres techniques comme « Earliest Radiocarbon Dates for Domesticated Animals » 7 et « Gene Flow and Population Differentiation » 8, on pouvait lire un titre particulièrement accrocheur : « On Being Sane in Insane Places » 9. L’auteur de cet article était David Rosenhan. Avocat peu connu ayant fait ses études à Stanford, il avait récemment obtenu un diplôme de psychologie, mais manquait d’expérience clinique. Sa toute première PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 140
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phrase ne faisait aucun doute. Il avait l’intention de s’attaquer à l’une des questions les plus fondamentales pour toute médecine qui se revendiquait spécialiste de l’esprit : « Si la santé mentale et l’aliénation mentale existent, comment les reconnaître ? » Rosenhan a donc proposé une expérience permettant de déterminer comment la psychiatrie américaine répondait à cette question. Admettons qu’une personne parfaitement normale, sans aucun antécédent de maladie mentale, soit admise dans un hôpital psychiatrique. Découvrirait-on qu’elle est saine d’esprit ? Si oui, comment ? Rosenhan n’a pas simplement soumis cette question sous la forme d’un exercice mental. Il a entrepris de partager les résultats d’une étude extraordinaire qu’il avait menée durant l’année qui venait de s’écouler. À l’insu du personnel hospitalier, Rosenhan avait manigancé l’admission clandestine de huit personnes saines d’esprit dans douze hôpitaux psychiatriques différents répartis dans cinq États distincts de la côte est et de la côte ouest (certains de ses acolytes ont été admis dans plusieurs hôpitaux). Ces « pseudopatients » utilisaient de fausses identités selon lesquelles leur âge et leur profession variaient. Pour chaque hôpital, ils téléphonaient au préalable pour obtenir un rendez-vous, au cours duquel ils se plaignaient ensuite d’entendre des voix qui prononçaient trois mots : « empty », « hollow » et « thud » 10. À chaque fois, le pseudopatient était volontairement admis à l’hôpital. Dès que les acolytes arrivaient dans l’unité psychiatrique, ils avaient pour instruction de dire au personnel qu’ils n’entendaient plus les voix (sans jamais mentionner qu’ils avaient simulé leurs symptômes pour être admis). Ils continuaient ensuite d’agir normalement, ne manifestant vraisemblablement aucun symptôme de maladie. Leur comportement dans les salles communes a été consigné de différentes manières par PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 141
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le personnel infirmier comme « amical », « coopératif » et « ne présentant aucun signe inhabituel ». La supercherie des pseudopatients de Rosenhan n’a jamais été remarquée. Tous sauf un ont été diagnostiqués schizophrènes (le dernier a été diagnostiqué maniaco-dépressif), et à leur sortie de l’hôpital, tous sauf le patient maniaco-dépressif ont été catalogués comme souffrant de « schizophrénie en rémission ». La durée de leur hospitalisation a varié entre sept et cinquante-deux jours. Pourtant, comme Rosenhan l’a fait remarquer avec mépris, aucun membre du personnel n’a jamais soulevé le problème de leur apparente santé mentale. (Cette allégation est sujette à discussion, étant donné que de nombreuses infirmières ont bel et bien noté que les pseudopatients se comportaient normalement.) Rosenhan en a conclu « [qu’]il est impossible de distinguer les sains d’esprit des aliénés dans les hôpitaux psychiatriques » et a condamné l’ensemble de la profession pour ses diagnostics peu fiables et sa tendance à un étiquetage excessif. Cette dernière accusation est assez ironique compte tenu du fait que la majorité des psychiatres à l’époque rejetaient les étiquettes diagnostiques et privilégiaient des interprétations psychanalytiques nuancées et individualistes. L’article de Rosenhan paru dans Science a suscité une indignation et des moqueries généralisées tant parmi le grand public que parmi la communauté médicale, réaction qui a particulièrement surpris les psychiatres. Ils ont répondu sur la défensive et ont critiqué de front l’étude de Rosenhan, soutenant (à juste titre, à mon humble avis) que si quelqu’un se présente dans un hôpital psychiatrique et se plaint d’entendre des voix, la ligne de conduite logique et éthique consiste à l’admettre pour observation et traitement. Après tout, la schizophrénie peut être une maladie dangereuse. Si les psychiatres ne prenaient pas pour argent comptant ce que les patients leur disaient, ce n’était pas PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 142
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seulement la psychiatrie, mais toute la profession médicale qui serait en danger. Si un patient se rendait aux urgences en prétendant avoir des douleurs thoraciques, mais que le personnel refusait de l’admettre pour l’examiner sans autre preuve de sa douleur, il pourrait mourir. De la même manière, si une personne inventait une maladie en avalant intentionnellement une fiole de sang pour tromper les médecins, puis faisait semblant de cracher du sang dans les urgences, il serait extrêmement cynique de déclarer les médecins incompétents s’ils réalisaient une endoscopie pour trouver la source du saignement. Rosenhan a admis ouvertement son antipathie envers la profession psychiatrique et, dans la foulée de l’indignation suscitée par sa première étude, il a vu une autre occasion de nuire à la crédibilité chancelante de la psychiatrie. Il a contacté un grand et prestigieux hôpital universitaire qui avait contesté haut et fort ses conclusions et lui a lancé un nouveau défi : « Dans l’année qui vient, je vous enverrai une autre série d’imposteurs. Essayez de les démasquer, en sachant pertinemment qu’ils vont arriver, et à la fin de l’année nous verrons combien vous en aurez trouvé. » L’hôpital, qui n’a pas été identifié, a mordu à l’hameçon et – imprudemment peut-être – a accepté le défi. Sur les 193 nouveaux patients examinés pendant l’année suivante, le personnel en a identifié 41 comme étant de potentiels imposteurs. Rosenhan a alors jubilé en révélant qu’aucun imposteur n’avait été envoyé à l’hôpital. Il a ensuite affirmé qu’étant donné l’incapacité de la psychiatrie à distinguer les sains d’esprit des aliénés mentaux, ce que faisait la profession revenait à déclarer des innocents coupables et à les condamner à la prison. Bien que la plupart des psychiatres aient rejeté l’étude de Rosenhan en la qualifiant de subterfuge mégalomane, la profession n’a pu échapper à l’humiliation ni ignorer le tollé. Les PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 143
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journaux regorgeaient d’éditoriaux et de lettres à la rédaction accusant la psychiatrie d’être une mascarade et une escroquerie. Ce qui était encore plus affligeant pour les psychiatres, c’est que leurs confrères médecins et les compagnies d’assurances commençaient à exprimer haut et fort leur désillusion vis-à-vis de la psychiatrie. Après la publication de l’étude de Rosenhan, des compagnies d’assurances comme Aetna et Blue Cross ont réduit drastiquement les indemnités liées à la santé mentale dans leurs polices à mesure qu’elles prenaient conscience du fait que le diagnostic et le traitement psychiatriques tournaient en roue libre sans supervision ni responsabilité. En 1975, le viceprésident de Blue Cross a déclaré au Psychiatric News : « En psychiatrie, la terminologie relative aux diagnostics mentaux, aux modalités de traitement et aux types d’établissements de soins est moins claire et uniforme que d’autres types de services médicaux. L’un des aspects de ce problème est dû à la nature latente ou privée d’un grand nombre de services ; seuls le patient et le thérapeute ont une connaissance directe des services qui sont proposés et pour quelle raison. » Aussi triste que cela puisse paraître, ce n’était que le début. L’étude de Rosenhan a nourri un mouvement militant qui s’est très vite développé et cherchait à éliminer totalement la psychiatrie, un mouvement lancé dix ans plus tôt par un homme dénommé Thomas Szasz. Le mouvement antipsychiatrie et la grande crise En 1961, Thomas Szasz, un psychiatre d’origine hongroise enseignant à l’université d’État de New York (SUNY) à Syracuse, a publié un ouvrage particulièrement influent qui est encore disponible aujourd’hui, Le Mythe de la maladie mentale 11. Dans ce livre, il explique que les maladies mentales ne PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 144
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sont pas des réalités médicales comme le diabète et l’hypertension, mais qu’elles sont des fictions inventées par la psychiatrie pour se justifier de faire payer aux patients des traitements non scientifiques dont l’efficacité est inconnue. Szasz affirmait que la psychiatrie était une « pseudoscience », à l’instar de l’alchimie et de l’astrologie – critique qui n’est pas exagérée à une époque où la psychanalyse était la force sectaire qui dominait la psychiatrie. Ce livre lui a valu une renommée immédiate, en particulier parmi les jeunes qui adhéraient à des valeurs contre-culturelles et remettaient en question les formes traditionnelles d’autorité. Au milieu des années 1960, les étudiants se sont précipités pour étudier avec lui à la SUNY. Il a commencé à publier des articles et à donner des conférences qui prônaient une nouvelle approche de la psychothérapie. Szasz soutenait que le véritable objectif louable d’un analyste était de « décoder le jeu de la vie auquel le patient joue ». Les psychiatres ne devaient donc pas partir du principe qu’un comportement étrange était « problématique ». Ce message a trouvé un écho parmi une génération qui était attachée à d’autres slogans antiautoritaires comme « Turn on, Tune in, Drop out » 12 et « Make Love, Not War » 13. Les opinions de Szasz représentaient une forme de relativisme comportemental qui jugeait tout comportement inhabituel comme éloquent et pertinent si on le voyait selon un point de vue approprié. Szasz aurait pu dire que la décision d’Elena Conway d’accompagner le quinquagénaire louche à son appartement était une expression recevable de sa personnalité courageuse et de sa volonté admirable de ne pas juger une personne sur son apparence, et non une altération du jugement causée par une « maladie » arbitraire que les médecins appelaient « schizophrénie ».
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L’objectif de Szasz était de supprimer totalement les hôpitaux psychiatriques : « Le placement forcé en hôpital psychiatrique est semblable à l’esclavage. Améliorer les normes de l’internement revient à embellir les plantations esclavagistes. La question n’est pas comment améliorer l’internement, mais comment l’abolir. » Les idées de Szasz ont contribué à l’apparition d’un mouvement militant organisé qui remettait en question l’existence même de la profession psychiatrique et réclamait son éradication, et dont Le Mythe de la santé mentale est devenu le manifeste. C’est en 1969 que Szasz a donné le coup de grâce à sa profession, en rejoignant L. Ron Hubbard et l’Église de Scientologie pour fonder la Citizens Commission on Human Rights 14 (CCHR). S’inspirant explicitement des arguments de Szasz, la CCHR soutient que « ce que l’on appelle la maladie mentale » n’est pas une maladie médicale, que la médication psychiatrique est frauduleuse et dangereuse et que la profession de psychiatre doit être condamnée. Szasz a également été une source d’inspiration pour d’autres personnes qui contestaient la valeur de la psychiatrie, notamment un sociologue inconnu du nom de Erving Goffman. En 1961, Goffman a publié Asiles 15, un livre dénonçant les conditions déplorables qui régnaient dans les établissements psychiatriques américains. La population des hôpitaux psychiatriques avait alors pratiquement atteint un niveau record et il ne faisait guère de doute que la plupart d’entre eux étaient oppressifs, surpeuplés et lugubres. Quelle a été la réponse de Goffman à cet incontestable problème social ? Il a affirmé que la maladie mentale n’existait pas. D’après Goffman, ce que les psychiatres appelaient maladie mentale était en fait l’incapacité de la société à comprendre les motivations des personnes atypiques ; la société occidentale PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 146
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avait imposé ce qu’il appelait un « mandat médical vis-à-vis de ces délinquants. Les pensionnaires étaient appelés des patients ». Dans son livre, Goffman a expliqué que le but de son étude des établissements psychiatriques était « [d’]en savoir plus sur le monde social du pensionnaire ». Il prenait soin d’éviter tout contact social avec le personnel, expliquant que « décrire fidèlement la situation du patient impliquait nécessairement d’avoir une vision partisane ». Il justifiait ce parti pris manifeste en affirmant que « la balance penche au moins du bon côté, puisque pratiquement toute la littérature professionnelle sur les patients psychiatriques est écrite du point de vue des psychiatres et que moi, socialement parlant, je suis de l’autre côté ». L’envie de soumettre des théories sur le comportement humain est une pulsion humaine élémentaire à laquelle nous nous adonnons tous régulièrement ; c’est peut-être pour cette raison que de nombreux chercheurs en psychiatrie se sentent obligés de mettre de côté les théories et les recherches de leurs prédécesseurs pour formuler leur propre explication ambitieuse de la maladie mentale. Malgré la formation de Goffman en sociologie (et non en psychiatrie) et son manque total d’expérience clinique, son envie de proposer sa propre explication ambitieuse de la maladie mentale allait bientôt le dépasser. Goffman soutenait que les personnes à qui on avait diagnostiqué une maladie mentale ne souffraient pas véritablement d’une affection médicale fondée, mais qu’elles étaient les victimes de la réaction de la société à leur encontre. C’est ce qu’il a appelé les « influences sociales », comme la pauvreté, le rejet de leur comportement jugé inapproprié par la société et la proximité d’un établissement psychiatrique. Mais que se passait-il si une personne était convaincue d’avoir un problème, comme Abigail Abercrombie avec ses crises de panique ? Goffman PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 147
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répondait que son impression d’avoir des palpitations, son sentiment d’une catastrophe imminente et sa sensation de perdre le contrôle étaient tous façonnés par des stéréotypes culturels de la manière dont une personne est censée se comporter lorsqu’elle est anxieuse. Alors que Szasz et Goffman étaient de plus en plus célèbres, une autre personnalité antipsychiatrie a fait son apparition de l’autre côté de l’Atlantique : le psychiatre écossais R. D. Laing. Laing était convaincu de l’existence de la maladie mentale, mais comme Goffman, il pensait que la source de la maladie résidait dans l’environnement social du patient, notamment dans les bouleversements au sein du réseau familial. En particulier, Laing considérait le comportement psychotique comme l’expression d’une détresse provoquée par la situation sociale intolérable du malade ; d’après lui, la schizophrénie était un appel à l’aide. Laing croyait qu’un thérapeute pouvait interpréter le symbolisme personnel de la psychose d’un patient (ce qui rappelle les interprétations des rêves de Freud) et utiliser ces présages pour traiter les problèmes environnementaux qui étaient la véritable source de la schizophrénie du patient. Pour réussir à décoder la symptomatologie psychotique d’un patient, Laing suggérait que le thérapeute s’inspire de ses propres « possibilités psychotiques », seule manière pour lui de comprendre la « position existentielle » du patient schizophrène – « sa spécificité et sa différence, sa particularité, sa solitude et son désespoir ». Les idées de Szasz, Laing et Goffman constituaient les fondements intellectuels d’un mouvement antipsychiatrie en plein essor qui allait bientôt unir ses forces à celles d’activistes sociaux comme les Black Panthers, les marxistes, les opposants à la guerre du Vietnam et d’autres organisations qui incitaient à braver les conventions et l’autorité d’une société occidentale PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 148
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tyrannique. En 1968, les opposants à la psychiatrie ont organisé leurs premières manifestations à l’occasion d’une assemblée annuelle de l’American Psychiatric Association. L’année suivante, à l’assemblée de l’APA à Miami, les représentants pouvaient voir par la fenêtre un avion décrivant des cercles dans le ciel et tirant une bannière sur laquelle était écrit « Psychiatry Kills » 16. Depuis, chaque année, les assemblées de l’APA sont accompagnées par les porte-voix et les piquets de grève des manifestations antipsychiatrie, y compris celle de 2014 à New York, que j’ai présidée. Même si, dans les années 1960 et 1970, les arguments du mouvement antipsychiatrie n’étaient pas dénués de vérité – notamment son allégation plutôt valable selon laquelle le diagnostic psychiatrique manquait cruellement de fiabilité –, un grand nombre de ses affirmations reposaient sur des déformations exagérées de données ou des simplifications excessives des réalités cliniques. Les critiques antipsychiatrie les plus élaborées venaient généralement d’intellectuels vivant dans une tour d’ivoire et de radicaux politiques qui n’avaient aucune expérience directe de la maladie mentale, ou encore de non-conformistes cliniques qui exerçaient en marge de la psychiatrie clinique... et qui n’ont peut-être même jamais cru aux idées dont ils faisaient l’apologie. Le Dr Fuller Torrey, éminent chercheur dans le domaine de la schizophrénie et principal porte-parole officiel pour la maladie mentale, m’a dit un jour que « les convictions de Laing ont finalement été mises à l’épreuve lorsque sa propre fille a été atteinte de schizophrénie. Il a alors perdu ses illusions sur ses propres idées. Des personnes qui le connaissaient m’ont dit qu’il s’est mis à gagner de l’argent en donnant des conférences sur des idées auxquelles il ne croyait plus. Même chose pour Szasz, que j’ai rencontré plusieurs fois. Il a clairement dit qu’il PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 149
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comprenait que la schizophrénie soit reconnue comme une véritable maladie neurologique, mais qu’il ne l’avouerait jamais publiquement. » Le mouvement antipsychiatrie continue de porter atteinte à ceux qu’il prétend précisément aider – c’est-à-dire les personnes atteintes de troubles mentaux. Mis à part Laing, les grandes figures du mouvement méprisaient allègrement le problème de la souffrance humaine, insinuant que le supplice d’une personne dépressive ou les sentiments de persécution d’un patient schizophrène paranoïaque disparaîtraient si l’on se contentait de respecter et de soutenir leurs convictions atypiques. Ils ignoraient aussi le danger que les schizophrènes représentaient parfois pour les autres. Le célèbre psychiatre Aaron Beck m’a fait part d’un exemple illustrant le véritable coût d’une telle ignorance. « J’ai traité un patient hospitalisé qui présentait un risque d’homicide. Il a contacté Thomas Szasz, qui a alors directement fait pression sur le Pennsylvania Hospital pour faire sortir le patient. Après sa sortie, le patient a commis plusieurs meurtres et ne s’est arrêté que quand sa femme, qu’il menaçait de tuer, lui a tiré dessus. Je pense que le “mythe de la maladie mentale” répandu par Szasz était non seulement absurde, mais aussi néfaste pour les patients eux-mêmes. » Les gouvernements des États, qui cherchaient sans arrêt des moyens de suspendre le financement alloué aux personnes atteintes de troubles mentaux (notamment les établissements psychiatriques d’État, qui constituaient souvent l’un des postes les plus coûteux dans leur budget), ont été plus que ravis de donner raison aux arguments antipsychiatrie. Tout en prétendant adopter une attitude humaine, ils ont cité Szasz, Laing et Goffman pour se justifier moralement et scientifiquement d’avoir fermé les hôpitaux d’État et renvoyé les patients dans PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 150
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la société civile. Tandis que cela permettait aux législateurs de faire des économies dans leur budget, de nombreux patients de ces hôpitaux psychiatriques étaient âgés et en mauvaise santé, et n’avaient nulle part où aller. Cette politique mal conçue de désinstitutionnalisation a été directement à l’origine de la crise des sans-abris, dont un grand nombre souffraient de troubles mentaux, et de la hausse rapide de la population atteinte de troubles mentaux dans les prisons, encore d’actualité aujourd’hui. Les compagnies d’assurances ont elles aussi volontiers accepté l’argument du mouvement antipsychiatrie selon lequel la maladie mentale n’était qu’un « mal de vivre » et non un problème de santé. Par conséquent, le traitement de ces « maladies » ne devait pas être remboursé, ce qui s’est traduit par encore plus de restrictions de la protection. Le dernier et le plus durable revers professionnel suscité par le mouvement antipsychiatrie a été une offensive visant le quasi-monopole du traitement thérapeutique détenu par la psychiatrie. L’argument clé du mouvement antipsychiatrie était que la maladie mentale n’était pas une affection médicale, mais un problème social. Les psychiatres ne pouvaient donc plus affirmer qu’ils étaient les seuls médecins superviseurs des soins de santé mentale. Les psychologues cliniques, travailleurs sociaux, conseillers religieux, médecins New Age, groupes de rencontre et autres thérapeutes profanes ont profité des arguments du mouvement antipsychiatrie pour renforcer leur légitimité en tant que prestataires dédiés aux personnes atteintes de troubles mentaux, ce qui a détourné de plus en plus de patients des psychiatres ayant reçu une formation médicale. Bientôt, des thérapeutes autoproclamés sans aucun droit d’exercer ont commencé à se multiplier et à morceler le marché des soins de santé mentale. Parmi ces thérapies alternatives non médicales, la plus menaçante et la plus agressive était l’Église de PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 151
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Scientologie, un système quasi religieux de croyances mis au point par l’auteur de science-fiction L. Ron Hubbard. La scientologie soutient que les êtres humains sont des êtres immortels qui ont oublié leur véritable nature et leur vie passée. Elle condamne le recours à des médicaments psychiatriques et préfère encourager les hommes et les femmes à se livrer à un processus appelé « l’audition », par lequel ils revivent consciemment des événements douloureux ou traumatiques de leur passé afin de se libérer de leurs effets néfastes. Chacun des groupes rivaux épousait ses propres théories et méthodes, mais tous partageaient une conviction commune formulée avec tant de ferveur par les antipsychiatrie : les troubles mentaux n’étaient pas de véritables maladies médicales et ne devaient donc pas être traités par des médecins. Les Conway, qui m’ont consulté au sujet de leur fille schizophrène Elena, sont le parfait exemple de personnes qui adhèrent aux arguments du mouvement antipsychiatrie et privilégient les traitements holistiques aux traitements médicaux. Au milieu des années 1970, la psychiatrie américaine était maltraitée sur tous les fronts. Des universitaires, avocats, militants, artistes, et même des psychiatres condamnaient ouvertement et régulièrement la profession. Le film de 1975 Vol au-dessus d’un nid de coucou, d’après le roman à succès de Ken Kesey paru en 1962, est devenu le symbole du déferlement de ce sentiment antipsychiatrie. Ce film oscarisé, tourné dans un hôpital psychiatrique de l’État de l’Oregon, a pour personnage principal un escroc charismatique et malveillant, joué par Jack Nicholson, qui est interné pour comportement antisocial. Nicholson mène alors une violente rébellion des patients contre l’autorité tyrannique du service de psychiatrie, l’infirmière Ratched, qui réaffirme cruellement son pouvoir en forçant McMurphy à subir un traitement par électrochocs et en PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 152
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ordonnant sa lobotomie. L’histoire n’était pas destinée à devenir une polémique antipsychiatrie, mais plutôt une allégorie politique. Pourtant, le film a dressé le portrait d’une profession moralement et scientifiquement en faillite aux yeux du public. Compte tenu de la situation au début des années 1970, l’American Psychiatric Association a alerté ses membres : « Notre profession est au bord de l’extinction. » Le conseil d’administration a convoqué une réunion extraordinaire en février 1973, dans le but de trouver un moyen de faire face à la crise et d’enrayer les critiques effrénées. Tous ont admis qu’au cœur de toutes les difficultés rencontrées par la psychiatrie, se trouvait un problème fondamental : elle ne disposait toujours d’aucune méthode scientifique fiable pour diagnostiquer la maladie mentale.
1. NdT : Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. 2. NdT : Bureau de recensement américain. 3. NdT : Officiers de police fédéraux aux États-Unis. 4. NdT : Association américaine de statistiques. 5. NdT : Manuel statistique à l’usage des institutions d’aliénés. 6. NdT : la Référence. 7. NdT : Des datations au radiocarbone plus anciennes pour les animaux domestiques. 8. NdT : Flux de gènes et différenciation des populations. 9. NdT : Être sain d’esprit dans un monde de fous. 10. NdT : respectivement en français « vide », « creux » et « bruit sourd ». 11. NdT : The Myth of Mental Illness dans la version anglaise. 12. NdT : S’ouvrir, s’harmoniser, se détacher. 13. NdT : Faites l’amour, pas la guerre. 14. NdT : Commission des citoyens pour les droits de l’homme. 15. NdT : Asylums dans la version anglaise. 16. NdT : La psychiatrie tue.
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Chapitre 4 La destruction des Rembrandt, des Goya et des Van Gogh : les antifreudiens à la rescousse
Les médecins croient qu’ils font beaucoup pour leur patient lorsqu’ils donnent un nom à sa maladie. – Emmanuel Kant
Malheureusement pour nous tous, le DSM-III dans sa version actuelle semble avoir toutes les caractéristiques nécessaires pour déclencher un bouleversement de la psychiatrie américaine dont elle mettra du temps à se remettre. – Boyd L. Burris, Président de la Baltimore Washington Society for Psychoanalysis 1, 1979
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Un héros improbable Rien chez le jeune Robert Leopold Spitzer ne le prédestinait à devenir un jour un révolutionnaire de la psychiatrie, mais on pouvait déjà y trouver des signes d’une approche méthodique du comportement humain. « Lorsque j’avais douze ans, je suis parti en colonie de vacances pendant deux mois et j’ai montré un vif intérêt pour certaines des filles qui y participaient, m’a raconté Spitzer. J’ai donc dessiné sur le mur un graphique représentant mes sentiments pour cinq ou six filles. J’y ai représenté mes sentiments à mesure qu’ils se renforçaient ou diminuaient au cours de ces deux mois. Je me rappelle aussi que j’étais inquiet parce que j’étais attiré par des filles que je n’appréciais pas beaucoup, donc j’imagine que mon graphique m’a aidé à comprendre mes sentiments. » À l’âge de quinze ans, Spitzer a demandé à ses parents l’autorisation de tenter une thérapie avec un acolyte de Wilhelm Reich. Il pensait que cela pourrait l’aider à mieux comprendre les filles. Ses parents ont refusé – ils croyaient, non sans une certaine perspicacité, que l’orgonomie de Reich était une mascarade. Ne se laissant pas décourager, Spitzer s’est enfui pour assister secrètement à des séances données par un thérapeute reichien du centre-ville de Manhattan, pour cinq dollars par semaine. Ce thérapeute était un jeune homme qui se conformait à la pratique de Reich consistant à manipuler physiquement le corps du patient et passait les séances à malmener les membres de Spitzer sans trop d’explications. Spitzer se souvient très clairement d’une chose que le thérapeute lui a dite. « Si je me libérais de mes inhibitions maladives, je ressentirais un flux physique, une prise de conscience exacerbée dans mon corps. » À la recherche de ce « flux », Spitzer a persuadé un analyste reichien qui possédait un accumulateur d’orgones de le laisser PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 156
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utiliser l’appareil. Il a passé des heures et des heures assis entre les parois en bois de l’étroite cabine, absorbant patiemment l’énergie invisible de l’orgone qui, il l’espérait, ferait de lui une personne plus heureuse, plus forte et plus intelligente. Après un an de thérapie et de traitements reichiens, Spitzer ne se faisait plus d’illusions sur l’orgonomie. Et comme de nombreux fanatiques qui perdent la foi, il a décidé de démasquer et de dénoncer son orthodoxie passée. En 1953, lorsqu’il était en dernière année de premier cycle à l’université Cornell, Spitzer a conçu huit expériences visant à tester les allégations de Reich concernant l’existence de l’énergie de l’orgone. Dans certains essais, il a recruté des étudiants qui ont joué le rôle de sujets. Dans d’autres, il était son propre sujet. Après avoir terminé les huit expériences, Spitzer a conclu que « l’examen approfondi des résultats ne prouve en aucun cas ni n’insinue l’existence de l’énergie de l’orgone ». La plupart du temps, les recherches menées par des étudiants en dernière année n’ont pour seul public que leur référent, et l’étude de Spitzer n’a pas fait exception à la règle ; lorsqu’il a soumis à l’American Journal of Psychiatry son article visant à démystifier l’orgonomie, les rédacteurs l’ont immédiatement refusé. Mais quelques mois plus tard, il a reçu dans son dortoir un visiteur inattendu : un responsable de la Food and Drug Administration (FDA). L’homme lui a expliqué la situation. La FDA enquêtait sur les allégations de Reich selon lesquelles il pouvait soigner le cancer. Cherchant un expert pour témoigner de l’efficacité – ou de l’inefficacité – des accumulateurs d’orgones de Reich, elle avait obtenu son nom par l’American Psychiatric Association, qui publiait l’American Journal of Psychiatry. Est-ce que Spitzer était intéressé ? C’était très gratifiant pour un jeune chercheur en herbe, même si, en fin de compte, le témoignage de Spitzer n’a pas été nécessaire. Cette péripétie PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 157
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a démontré que Spitzer était déjà prêt à défier l’autorité psychiatrique en faisant usage de preuves et de raison. Après avoir obtenu son diplôme à la faculté de médecine de l’université de New York en 1957, Spitzer a entamé sa formation en psychiatrie à l’université Columbia, et en psychanalyse dans le Center for Psychoanalytic Training and Research 2 de cette même université, l’établissement de psychanalyse le plus influent d’Amérique. Mais quand Spitzer a commencé à traiter ses propres patients par la psychanalyse, il a, une fois encore, vite déchanté. Malgré ses fervents efforts pour appliquer correctement les nuances et les convolutions de la théorie psychanalytique, l’état de ses patients s’améliorait rarement. Spitzer s’est même confié en ces termes : « Le temps passait et j’en étais de plus en plus conscient : je ne pouvais pas être convaincu que je leur disais autre chose que ce que je voulais croire. J’essayais de les convaincre qu’ils pouvaient changer, mais je n’étais pas certain que ce soit vrai. » Spitzer a quand même persévéré comme jeune médecin à l’université Columbia dans l’espoir qu’une opportunité se présente de changer le cours de sa carrière. C’est en 1966 que cette opportunité s’est offerte à lui dans la cafétéria de l’université Columbia, où Spitzer s’est assis à la même table qu’un certain Ernest Gruenberg, professeur chevronné à Columbia et président du comité de rédaction du DSM-II en cours d’élaboration. Gruenberg avait fait la connaissance de Spitzer dans le département et l’avait toujours apprécié. Les deux hommes profitaient d’une conversation simple et animée. Lorsqu’ils ont eu fini leur sandwich, Gruenberg a fait une offre au jeune homme : « Nous avons presque terminé le DSM-II, mais j’ai encore besoin de quelqu’un pour prendre des notes et faire un peu de révision. Seriez-vous intéressé ? »
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Spitzer a alors demandé s’il serait payé, ce à quoi Gruenberg a secoué la tête en souriant et a répondu : « Non ». Spitzer a haussé les épaules : « J’accepte votre offre. » La grande majorité des psychiatres étaient toujours d’avis que le DSM était inutile, et personne ne pensait que le catalogage bureaucratique des diagnostics était un tremplin vers une évolution de carrière. Mais Spitzer estimait que le casse-tête intellectuel du classement des troubles mentaux lui serait plus profitable que le processus approximatif et incertain de la psychanalyse. Son enthousiasme et sa rigueur comme transcripteur du DSM-II ont rapidement été récompensés par sa promotion à un poste officiel, celui de membre à part entière du comité de rédaction, qui a fait de lui le plus jeune membre de l’équipe du DSM-II, à trente-quatre ans seulement.
Robert Spitzer, l’architecte du DSM-III. (Avec l’aimable autorisation d’Eve Vagg, New York State Psychiatric Institute)
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Une fois la dernière édition du Manuel terminée, Spitzer est resté membre du comité de nomenclature et de statistiques de l’APA, dont l’appellation même a un effet soporifique. La plupart du temps, c’était un poste banal offrant peu d’avantages professionnels, et Spitzer ne s’attendait pas à ce que son implication le mène quelque part, jusqu’à ce que la controverse le place brusquement sous les projecteurs à l’échelle nationale : le combat pour le diagnostic de l’homosexualité dans le DSM. La classification de l’homosexualité La psychiatrie américaine a longtemps considéré que l’homosexualité était un comportement déviant, que des générations de psychiatres répertoriaient comme un trouble mental. Le DSM-I a décrit l’homosexualité comme un « trouble de la personnalité sociopathe », tandis que le DSM-II lui a accordé une place de choix comme tout premier exemple de « déviances sexuelles », décrites comme suit : Cette catégorie concerne les individus dont les intérêts sexuels sont principalement dirigés vers des objets autres que des personnes du sexe opposé, vers des actes sexuels qui ne sont généralement pas associés au coït ou vers le coït exécuté dans des conditions étranges. Même si un grand nombre de personnes trouvent cela répugnant, ces individus sont incapables d’abandonner ces pratiques pour adopter un comportement sexuel normal.
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Un des principaux défenseurs du diagnostic d’homosexualité était le psychiatre Charles Socarides, membre éminent du Center for Psychoanalytic Training and Research de l’université Columbia. Il estimait que l’homosexualité n’était pas un choix, un délit ou un acte immoral, mais plutôt une forme de névrose qui trouvait son origine dans « des mères étouffantes et des pères démissionnaires ». Socarides prétendait donc que l’homosexualité pouvait être traitée comme n’importe quel autre conflit névrotique. Du milieu des années 1950 jusqu’au milieu des années 1990, il a tenté de « guérir » des hommes homosexuels en les aidant à découvrir des conflits de l’enfance et de cette manière, à convertir leur orientation sexuelle en hétérosexualité. Toutefois, peu d’éléments apportent la preuve que quiconque ait jamais été « guéri » de l’homosexualité par la psychanalyse (ni par tout autre traitement d’ailleurs). Il arrive souvent que des théories personnelles sur la maladie mentale soient mises à l’épreuve lorsqu’un membre de la famille souffre de la maladie, par exemple lorsque la théorie de R. D. Laing sur la schizophrénie comme voyage symbolique a été remise en question quand sa fille est devenue schizophrène. (Laing a finalement écarté cette théorie.) Le fils de Charles Socarides, Richard, est né l’année où son père a commencé à traiter des patients homosexuels. À l’adolescence, il a révélé son homosexualité et a condamné les idées de son père. Par la suite, Richard est devenu l’homme ouvertement homosexuel le plus haut placé dans le gouvernement fédéral en tant que conseiller du président Clinton. Contrairement à Laing, Socarides est resté inflexible jusqu’à la fin de sa vie dans sa conviction que l’homosexualité était une maladie.
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Quant aux homosexuels, ils voyaient leur situation d’un autre œil que les psychiatres. À la fin des années 1960, de nombreux homosexuels se sont sentis soutenus par l’activisme social retentissant qui les entourait : manifestations pacifiques, marches en faveur des droits civiques, protestations concernant la loi sur l’avortement, occupations féministes... Ils ont commencé à constituer leurs propres groupes de militants (notamment le Gay Liberation Front 3) et à organiser leurs propres rassemblements (comme les Gay Prides pour protester contre les lois sur la sodomie par lesquelles les pratiques homosexuelles étaient punies), ce qui a remis en cause les visions étroites de l’homosexualité dans la société. Sans surprise, la psychiatrie était l’une des cibles les plus visibles et intéressantes du premier mouvement pour les droits des homosexuels. Les homosexuels ont commencé à s’exprimer publiquement sur leurs expériences thérapeutiques douloureuses, en particulier pendant la psychanalyse. Inspirés par les promesses idylliques de la psychiatrie de faire en sorte qu’ils aillent « mieux que bien », les homosexuels ont fait appel à des psys pour être mieux dans leur peau, mais ils ont fini par se sentir encore plus indignes et rejetés. Le plus poignant, c’étaient les histoires trop courantes de psychiatres qui tentaient de remanier l’identité sexuelle des homosexuels par l’hypnose, des méthodes de confrontation et même des cures de déconditionnement qui consistaient à administrer de douloureuses décharges électriques dans le corps d’un homme – parfois en ciblant ses parties génitales.
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John Fryer, déguisé en « Dr H. Anonymous », en compagnie de Barbara Gittings et Frank Kameny, lors d’un congrès de l’APA de 1972 sur l’homosexualité et la maladie mentale intitulé « Psychiatry: Friend or Foe to Homosexuals? A Dialogue. » 4 (Kay Tobin/© Manuscripts and Archives Division, New York Public Library)
En 1970, des groupes en faveur des droits des homosexuels ont manifesté pour la première fois lors de l’assemblée annuelle de l’APA à San Francisco, joignant leurs forces à celles du mouvement antipsychiatrie en plein essor. Des militants homosexuels ont formé une chaîne humaine autour du palais des congrès et ont empêché les psychiatres d’entrer pour assister à l’assemblée. En 1972, la New York Gay Alliance 5 a décidé de saboter une réunion de thérapeutes comportementaux en ayant PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 163
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recours à une forme rudimentaire de flash mob pour réclamer la fin des techniques de reconditionnement. Toujours en 1972, un psychiatre également militant pour les droits des homosexuels du nom de John Fryer a prononcé un discours devant l’assemblée annuelle de l’APA sous le pseudonyme de Dr H. Anonymous. Il portait un smoking, une perruque et un masque effrayant qui cachait son visage, tout en parlant à travers un micro spécial qui déformait sa voix. Son célèbre discours commençait par les mots suivants : « Je suis homosexuel. Je suis psychiatre. » Il a continué en décrivant la vie d’oppression des psychiatres homosexuels qui se sentaient contraints de cacher leur orientation sexuelle à leurs confrères de peur de faire l’objet de discriminations, tout en cachant leur profession aux autres homosexuels à cause du mépris de leur communauté pour la psychiatrie. Robert Spitzer a été impressionné par l’énergie et le francparler des militants homosexuels. Il n’avait pas, à sa connaissance, d’amis ou de confrères homosexuels avant de se voir attribuer la mission de gérer la polémique et pensait que l’homosexualité méritait probablement d’être classée comme un trouble mental. Mais la passion des militants l’a convaincu que la question devait être débattue publiquement et finalement réglée en s’appuyant sur des données et des discussions réfléchies. Lors de l’assemblée annuelle suivante de l’APA, à Honolulu, il a organisé une table ronde sur la question de savoir si l’homosexualité devait figurer comme diagnostic dans le DSM. Cette table ronde a été l’occasion d’un débat entre, d’une part, des psychiatres qui étaient convaincus que l’homosexualité était le résultat d’un échec éducatif et, d’autre part, des psychiatres qui croyaient qu’aucune preuve significative n’indiquait que l’homosexualité était une maladie mentale. Sur l’invitation de Spitzer, Ronald Gold, membre de la Gay Alliance et libérationniste PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 164
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homosexuel influent, a également eu l’occasion d’exprimer son opinion sur la légitimité de l’homosexualité en tant que diagnostic psychiatrique. L’événement, très médiatisé, a attiré plus d’un millier de personnes, professionnels de la santé mentale mais aussi hommes et femmes homosexuels. Après coup, il a souvent été dit que les militants antimaladie l’avaient emporté. Quelques mois plus tard, Gold s’est rendu avec Spitzer à une réunion secrète d’un groupe de psychiatres homosexuels. Spitzer a découvert avec stupéfaction que plusieurs participants étaient professeurs dans d’illustres départements de psychiatrie et qu’un membre était un ancien président de l’APA, et que tous menaient une double vie. Lorsqu’ils ont remarqué la présence inattendue de Spitzer, ils ont d’abord été surpris et indignés, le considérant comme un membre de l’establishment de l’APA qui allait probablement les dénoncer et détruire leur carrière et leurs relations familiales. Gold les a rassurés : ils pouvaient faire confiance à Spitzer, qui était leur meilleur espoir s’ils souhaitaient un examen juste et approfondi de la question de savoir si l’homosexualité devait continuer à figurer dans le DSM. Après avoir discuté avec les participants, Spitzer était persuadé qu’aucune donnée crédible ne prouvait que l’homosexualité résultait d’un processus pathologique ou d’un dysfonctionnement mental. « Tous ces militants homosexuels étaient vraiment de chouettes gars, très sympas, à l’écoute et bienveillants. Il m’a paru évident qu’être homosexuels ne nuisait pas à leur capacité de fonctionner efficacement et à un haut niveau en société », explique-t-il. À la fin de la réunion, il était convaincu que le diagnostic 302.0, celui de l’homosexualité, devait être supprimé du DSM-II. Mais Spitzer s’est retrouvé coincé dans un dilemme intellectuel. D’un côté, le mouvement antipsychiatrie soutenait farouchement PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 165
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que toutes les maladies mentales étaient des constructions sociales artificielles perpétuées par des psychiatres assoiffés de pouvoir. Comme chaque membre de l’APA, Spitzer savait que ces arguments étaient particulièrement néfastes pour la crédibilité de sa profession. Il était d’avis que les maladies mentales étaient de véritables problèmes de santé, et non des constructions sociales, et à présent il était sur le point de déclarer que l’homosexualité était précisément une construction sociale. S’il niait l’homosexualité, il ouvrait la porte aux antipsychiatrie et leur permettait d’affirmer que d’autres troubles, comme la schizophrénie et la dépression, devraient eux aussi être niés. Ce qui l’inquiétait encore plus, c’était que des compagnies d’assurances puissent se servir de la décision de révoquer le diagnostic d’homosexualité comme prétexte pour arrêter de rembourser tous les traitements psychiatriques. D’un autre côté, Spitzer prenait désormais conscience que s’il soutenait que l’homosexualité était un trouble médical pour préserver la crédibilité de la psychiatrie, il causerait des dommages incommensurables aux hommes et femmes en bonne santé qui étaient simplement attirés par des personnes du même sexe. La psychanalyse n’offrait aucune solution pour sortir de ce dilemme puisque l’opinion inébranlable de ses adeptes était que l’homosexualité était due à des conflits traumatisants ayant eu lieu pendant l’enfance. Spitzer a finalement résolu cette énigme en inventant un nouveau concept psychiatrique, un concept qui allait bientôt s’avérer essentiel dans la version révolutionnaire suivante du DSM : la détresse subjective. Il a commencé à affirmer que s’il n’existait aucune preuve irréfutable que la situation d’un patient provoquait chez lui une détresse émotionnelle ou entravait sa capacité à fonctionner, et si un patient soutenait qu’il allait bien, il ne fallait pas lui apposer une étiquette de maladie. Si une personne prétendait PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 166
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être heureuse, à l’aise et fonctionner de manière appropriée, qui était le psychiatre pour affirmer le contraire ? (D’après le raisonnement de Spitzer, même si un patient schizophrène soutenait qu’il allait bien, le fait qu’il était incapable d’entretenir des relations ou de garder un emploi justifierait l’étiquette de maladie.) En adhérant au principe de détresse subjective, Spitzer faisait clairement savoir que l’homosexualité n’était pas un trouble mental et ne justifiait à elle seule aucune sorte d’intervention psychiatrique. Ce point de vue permettait encore à la psychiatrie d’intervenir si un homosexuel demandait de l’aide en affirmant ressentir de l’anxiété ou un état dépressif comme conséquence directe de son homosexualité. Spitzer suggérait que de tels cas devaient être considérés comme un nouveau diagnostic de « troubles de l’orientation sexuelle », approche qui autorisait les psychiatres à essayer de modifier l’orientation d’une personne qui demandait aux psychiatres de le faire. (Spitzer a fini par regretter d’avoir cautionné toute forme de conversion de l’orientation sexuelle.) Lorsque la proposition de Spitzer a été soumise au conseil de recherche de l’APA, dont le comité de nomenclature et d’évaluation relevait, la suppression du diagnostic de trouble de l’homosexualité du DSM-II et son remplacement par le diagnostic plus restreint de trouble de l’orientation sexuelle ont été votés à l’unanimité. Le 15 décembre 1973, le conseil d’administration de l’APA a approuvé la recommandation du conseil de recherche et la modification a été officiellement intégrée comme révision au DSM-II. Spitzer s’attendait à ce que cela suscite un tollé au sein de la psychiatrie, mais ses confrères l’ont plutôt félicité pour avoir instauré un consensus créatif particulièrement humain et pratique : une solution qui a devancé le mouvement antipsychiatrie PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 167
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tout en annonçant au monde que l’homosexualité n’était pas une maladie. « Le plus ironique dans tout cela, c’est qu’au bout du compte, se rappelle Spitzer, la critique la plus virulente que j’aie reçue était celle des membres de mon établissement d’origine, le Centre de psychanalyse de Columbia. » En 1987, c’était au tour du trouble de l’orientation sexuelle d’être supprimé de la liste des maladies du DSM. En 2003, l’APA a créé le prix John E. Fryer en l’honneur du discours masqué de Fryer sous l’identité du Dr Anonymous. Ce prix est attribué chaque année à une personnalité publique qui a apporté une grande contribution à la santé mentale de la communauté lesbienne, gay, bisexuelle et transgenre (LGBT). Puis en 2013, le Dr Saul Levin a été nommé Président-directeur général et directeur médical de l’American Psychiatric Association, devenant ainsi le premier dirigeant ouvertement homosexuel de l’APA. Certes, la psychiatrie américaine a scandaleusement tardé à supprimer l’homosexualité en tant que maladie mentale, mais le reste du monde a été encore plus lent. La Classification internationale des maladies publiée par l’Organisation mondiale de la Santé n’a pas exclu le « trouble de l’homosexualité » avant 1990 et à l’heure où j’écris ces mots, le « trouble de l’orientation sexuelle » y figure encore comme situation diagnostique. Ce diagnostic préjudiciable est souvent invoqué par les pays qui adoptent des lois antihomosexualité, comme la Russie et le Nigeria. Néanmoins, les médias n’ont pas couvert la suppression du trouble de l’homosexualité de la bible de la psychiatrie en 1973 comme une victoire progressiste pour la psychiatrie. Les journaux et les antipsychiatrie ont préféré se moquer de l’APA pour avoir « statué sur une maladie mentale par un vote démocratique ». Soit une maladie mentale était un trouble médical, soit PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 168
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elle n’en était pas un, raillaient ces détracteurs. On n’a jamais vu des neurologues voter pour déterminer si un vaisseau sanguin obstrué dans le cerveau était vraiment un AVC, n’est-ce pas ? Plutôt que de donner un coup de pouce dont elle avait bien besoin à son image publique, l’épisode s’est transformé en une nouvelle humiliation pour la profession en difficulté. Malgré le fait que le reste du monde ne voyait pas les choses de cette façon, Spitzer avait réussi un impressionnant tour de force en matière de diplomatie diagnostique. Il avait initié une nouvelle et influente façon de penser sur la maladie mentale en termes de détresse subjective, avait donné satisfaction aux militants homosexuels et avait réussi à parer les détracteurs antipsychiatrie. Ces exploits ne sont pas passés inaperçus auprès des dirigeants de l’American Psychiatric Association. Lors de la réunion stratégique extraordinaire d’urgence du conseil d’administration de l’APA qui s’est tenue en février 1973 au plus fort de la crise antipsychiatrie, le conseil a compris que la meilleure façon de détourner le raz-de-marée de reproches était d’apporter un changement radical à la conceptualisation et au diagnostic de la maladie mentale – un changement enraciné dans la science empirique, et non dans le dogme freudien. Les dirigeants sont convenus que le moyen le plus convaincant d’apporter la preuve de ce changement était de transformer le recueil officiel des maladies mentales de l’APA. À la fin de la réunion extraordinaire, les administrateurs avaient autorisé la rédaction de la troisième édition du Manuel diagnostique et statistique et avaient chargé le prochain comité de rédaction du DSM « de définir la maladie mentale et de déterminer ce qu’est un psychiatre ». Mais si l’APA voulait aller audelà de la théorie freudienne (une théorie qui dictait encore la manière dont la grande majorité des psychiatres diagnostiquaient PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 169
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leurs patients), comment diable fallait-il définir la maladie mentale ? Un psychiatre détenait la réponse. « Dès que la réunion stratégique extraordinaire a voté l’autorisation d’un nouveau DSM, j’ai su que je voulais être aux commandes, se rappelle Spitzer. J’ai parlé au directeur médical de l’APA et je lui ai dit que j’adorerais diriger le projet. » Conscient que la nouvelle édition du DSM nécessiterait des changements radicaux, et constatant l’habileté de Spitzer à gérer le dilemme litigieux sur l’homosexualité, le conseil d’administration de l’APA a nommé Spitzer à la tête du comité de rédaction du DSM-III. Spitzer savait que s’il voulait changer la façon dont la psychiatrie diagnostiquait les patients, il lui faudrait un tout nouveau système pour définir la maladie mentale – un système ancré dans l’observation et les données plutôt que dans la tradition et le dogme. Or, en 1973, un seul endroit dans tous les États-Unis avait élaboré un tel système. Les critères de Feighner Dans les années 1920, les rares représentants de la psychanalyse américaine se sentaient seuls et ignorés, relégués sur leur petite île psychiatrique au large d’un continent d’aliénistes. Mais à l’époque de la réunion extraordinaire de l’APA, en 1973, la situation s’était inversée. Les psychanalystes avaient réussi à remanier l’ensemble de la psychiatrie américaine à l’image de Freud, et les quelques psychiatres biologiques et kraepeliniens survivants se sont retrouvés isolés et en difficulté. Seule une poignée d’établissements avait résisté à l’invasion de la psychanalyse et gardait une approche équilibrée de la recherche psychiatrique. Le plus connu de ces rares foyers de résistance était stratégiquement situé dans l’État du Missouri, PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 170
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surnommé l’État Montre-moi. Trois psychiatres de l’université Washington de Saint-Louis – Eli Robins, Samuel Guze et George Winokur – ont pris leurs distances avec leurs confrères de la psychiatrie universitaire en adoptant une approche du diagnostic très différente. Ils fondaient leurs sensibilités iconoclastes sur un fait indiscutable : personne n’avait jamais démontré que des conflits inconscients (ou quoi que ce soit d’autre) étaient réellement à l’origine de la maladie mentale. Ne disposant d’aucune preuve manifeste d’un lien de cause à effet, Robins, Guze et Winokur maintenaient que les diagnostics ne devaient pas être inventés à partir de simples déductions et suppositions. Les freudiens avaient beau s’être convaincus de l’existence de la névrose, elle n’en était pas pour autant un diagnostic scientifique. Mais si la médecine manquait de connaissances concrètes sur ce qui provoquait les différentes maladies mentales, comment le trio de l’université Washington les définissait-il ? En ressuscitant le concept d’Emil Kraepelin axé sur les symptômes et leur évolution. S’il était possible de s’accorder sur un ensemble spécifique de symptômes et leur évolution dans le temps pour chaque trouble présumé, chaque médecin diagnostiquerait les maladies de la même manière, quelle que soit sa formation ou son orientation théorique. Cela garantirait finalement la cohérence et la fiabilité du diagnostic, affirmait le groupe de l’université Washington – des qualités qui manquaient cruellement au DSM-I et au DSM-II. Le trio était convaincu que Kraepelin pouvait sauver la psychiatrie. Robins, Guze et Winokur étaient tous les trois issus de familles originaires d’Europe de l’Est qui avaient récemment émigré aux États-Unis. Ils déjeunaient ensemble tous les jours et échangeaient leurs idées, unis par le sentiment d’œuvrer pour une cause commune et par leur isolement du reste de la PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 171
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psychiatrie. (À cause de leur statut de parias, le NIMH avait refusé de financer leurs études cliniques des années 1950 jusqu’à la fin des années 1960.) D’après Guze, dans les années 1960 les psychiatres de l’université Washington commençaient à s’apercevoir « [qu’]il existait des gens dans le pays qui voulaient autre chose pour la psychiatrie et cherchaient une personne ou un organisme qui prendrait les devants. Cela a longtemps constitué un énorme avantage pour nous lorsqu’il s’agissait de recruter. On recommandait toujours aux internes qui recherchaient autre chose que la formation en psychanalyse d’aller à Saint-Louis. Nous avons reçu beaucoup d’internes passionnants. » L’un d’entre eux était John Feighner. Après avoir obtenu son diplôme de médecine à l’université du Kansas, Feighner prévoyait au départ de suivre une formation en médecine interne, mais il a été mobilisé par l’armée. Il a servi comme médecin militaire auprès des vétérans du Vietnam. Il a été tellement bouleversé par l’anéantissement psychique des soldats qu’il traitait qu’après sa démobilisation, il a changé d’orientation et a intégré l’université Washington en 1966 pour y recevoir une formation en psychiatrie. Au cours de sa troisième année d’interne, Feighner a été invité à participer à des rencontres avec Robins, Guze et Winokur. Il a rapidement assimilé leur point de vue kraepelinien sur le diagnostic et s’est lancé dans l’élaboration de critères diagnostiques pour la dépression en se fondant sur leurs idées. Il a étudié près d’un millier de publications sur les troubles de l’humeur et a proposé des symptômes spécifiques de la dépression à partir des données qu’elles contenaient. Impressionné par les progrès rapides de leur interne, le trio de l’université Washington a constitué un comité pour aider Feighner et l’a incité à trouver des critères non pas pour la dépression uniquement, mais pour toutes les maladies mentales connues. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 172
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Ce comité, qui comprenait également Robert Woodruff et Rod Munoz, psychiatres à l’université Washington, s’est réuni chaque semaine ou toutes les deux semaines sur une période de neuf mois. Feighner travaillait sans relâche, soumettant à l’examen du comité chaque article qu’il pouvait trouver sur chaque trouble et utilisant ces recherches pour proposer des critères qui étaient débattus, peaufinés et adoptés par le groupe. En 1972, Feighner a publié la version finale de leur système dans les prestigieuses Archives of General Psychiatry. Paru sous le titre « Diagnostic criteria for use in psychiatric research » 6, ce système allait bientôt être immortalisé sous le nom de Critères de Feighner. Le document terminait sur un coup de semonce délibéré adressé à la psychanalyse : « Ces symptômes constituent une synthèse qui repose sur des données plutôt que sur l’opinion ou la tradition. » C’est ainsi que les Critères de Feighner sont devenus l’une des publications les plus influentes de l’histoire de la médecine et l’un des documents les plus cités jamais publiés dans une revue psychiatrique, avec une moyenne de 145 citations par an entre sa publication et 1980 ; à l’opposé, un article publié dans les Archives of General Psychiatry sur la même période n’était cité en moyenne que deux fois par an. Mais lorsque l’article de Feighner a été publié pour la première fois, il n’a eu pratiquement aucun impact significatif sur la pratique clinique. Pour la plupart des psychiatres, le système diagnostique de l’université Washington ressemblait plus à un exercice universitaire inutile, un instrument de recherche ésotérique sans grand rapport avec le traitement des patients névrosés qu’ils rencontraient dans le cadre de leur travail clinique. Mais quelques psychiatres y ont bel et bien prêté attention, parmi lesquels Robert Spitzer. J’étais moi aussi l’un d’entre eux.
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Cinq ans après la publication de son document, John Feighner s’est rendu au St. Vincent’s Hospital 7 à New York, où j’étais interne en deuxième année, et a donné une conférence sur ses nouveaux critères diagnostiques. Physiquement, Feighner n’était pas très impressionnant, mais son style impétueux et son intelligence dynamique le rendaient charismatique. Ses idées faisaient écho à mon désenchantement croissant à l’égard de la psychanalyse et illustraient la déconcertante réalité clinique à laquelle j’étais confronté chaque jour avec mes patients. Comme de coutume, les internes de l’hôpital déjeunaient avec l’interlocuteur après son allocution. Entre pizza et soda, nous l’avons assomé de questions. Je me rappelle avoir été particulièrement zélé dans cet exercice ; je l’ai même suivi hors du bâtiment et jusqu’en bas de la rue alors qu’il appelait un taxi, pour continuer à lui parler le plus longtemps possible. Il m’a raconté qu’il venait d’arriver dans le corps professoral du tout nouveau département de psychiatrie de l’université de Californie à San Diego et qu’il avait ouvert un hôpital psychiatrique privé à Rancho Santa Fe, non loin de là, où ses nouvelles méthodes diagnostiques, les premières du genre, étaient appliquées. Cette rencontre avec Feighner a été une heureuse coïncidence. Quelques mois plus tard, j’ai reçu un appel d’un de mes oncles, qui m’a expliqué que sa fille Catherine, ma cousine, avait des problèmes à l’université du Middle West qu’elle fréquentait. Cela m’a surpris, puisqu’ayant grandi avec elle, je la savais intelligente, sensible et raisonnable. Mais d’après son père, elle était incontrôlable. Elle faisait la fête jusque tard le soir, se saoulait, avait des relations sexuelles à risque et s’engageait dans de nombreuses relations tumultueuses. À l’inverse, il lui arrivait aussi de se cacher dans sa chambre pendant des jours, ratant les cours et refusant de voir qui que ce soit. Mon oncle ne savait plus quoi faire. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 174
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J’ai appelé la camarade de chambre de Cathy et le conseiller des pensionnaires de son dortoir. À en croire leurs descriptions pleines d’inquiétude, il semblait qu’elle souffrait probablement d’une forme de trouble maniaco-dépressif, que l’on appelle aujourd’hui trouble bipolaire. Son université proposait des services de santé mentale, mais le personnel était constitué de psychologues et de travailleurs sociaux qui prodiguaient principalement des conseils. Quant au département de psychiatrie de l’université, il était dirigé par des psychanalystes, comme tous les grands centres psychiatriques de l’époque (y compris la Menninger Clinic, Austen Riggs, Chestnut Lodge, Sheppard Pratt et la Payne Whitney Clinic). Je remettais depuis peu en cause l’efficacité des traitements psychanalytiques et je ne voulais pas confier ma cousine aux soins d’une personne malavisée dans l’un de ces établissements freudiens. Mais dans ce cas, comment pouvais-je aider Cathy ? Soudain, une très bonne idée s’est présentée à moi : il fallait que j’appelle John Feighner. Je lui ai exposé la situation de Cathy et j’ai élaboré un plan pour qu’elle soit admise dans son nouvel hôpital situé à michemin vers l’autre bout du pays, faisant en sorte qu’elle soit placée directement sous sa responsabilité. Après son arrivée, Feighner a confirmé mon diagnostic provisoire de trouble maniaco-dépressif établi selon ses critères, l’a traitée avec du lithium (un nouveau médicament très controversé) et a stabilisé son état au bout de quelques semaines. Cathy est sortie de l’hôpital, a repris les cours et a obtenu son diplôme dans les délais prévus. Aujourd’hui, je plaide contre le traitement psychiatrique des patients en dehors de leur État puisqu’il est généralement possible de trouver des services de soins compétents au niveau local. Mais en 1977, alors au début de ma carrière, je n’avais pas suffisamment confiance en ma propre profession pour PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 175
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exposer la santé d’une personne qui m’était chère aux risques des normes de soins existantes de la psychiatrie. Bien que Feighner m’ait fait une grande impression, ses critères en faisaient bâiller plus d’un. D’après l’historienne Hannah Decker, les kraepeliniens de l’université Washington s’attendaient à ce que ces critères aient peu d’impact et estimaient qu’ils auraient « de la chance » s’ils ouvraient une « brèche » dans un secteur dominé par la psychanalyse. Et effectivement, ces critères ont eu beaucoup de chance. Un ouvrage qui a tout changé « Les gens de l’université Washington étaient vraiment ravis que j’aie eu le poste car ils étaient vraiment en marge du courant principal, mais à présent j’allais utiliser leur système diagnostique pour le DSM », se réjouit Spitzer en souriant. Spitzer avait été présenté au groupe de l’université Washington en 1971, soit deux ans avant d’être nommé directeur du DSM-III alors qu’il travaillait sur une étude du NIMH sur la dépression. Le responsable du projet a suggéré à Spitzer de visiter l’université Washington pour se renseigner sur les idées kraepeliniennes sur le diagnostic de la dépression qui avaient été proposées par Feighner et la triade composée de Robins, Guze et Winokur. « Lorsque je suis arrivé là-bas et que j’ai découvert qu’ils élaboraient en fait des menus de symptômes pour chaque maladie sur la base de données tirées des recherches publiées, raconte Spitzer avec un plaisir non dissimulé, c’était comme si je me réveillais enfin après avoir été ensorcelé. Enfin une approche rationnelle du diagnostic différente des nébuleuses définitions psychanalytiques que l’on trouvait dans le DSM-II. » Armé des critères de Feighner et déterminé à combattre les allégations du mouvement antipsychiatrie en offrant une fiabilité PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 176
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sans faille au diagnostic, le président Spitzer avait pour première mission de désigner les autres membres du comité de rédaction du DSM-III. « En dehors du conseil d’administration de l’APA, personne ne se souciait tellement du nouveau DSM ; j’en avais le contrôle total, explique Spitzer. Je ne devais justifier mes nominations auprès de personne – donc la moitié environ des personnes que je nommais étaient des adeptes de Feighner. » Lorsque les sept membres du comité de rédaction se sont réunis pour la première fois, chacun s’attendait à être l’intrus, croyant que son désir d’augmenter l’objectivité et la précision du diagnostic constituerait l’opinion minoritaire. À leur grande surprise, ils ont découvert qu’en tant que groupe, ils privilégiaient à l’unanimité l’approche empirique pratiquée à l’université Washington : il existait un consensus universel selon lequel le DSM-II devait être abandonné sans la moindre hésitation et le DSM-III devait se servir de critères spécifiquement définis fondés sur les symptômes plutôt que de descriptions générales. Nancy Andreasen, professeur à l’université de l’Iowa et membre du comité de rédaction, se souvient : « Nous partagions le sentiment d’avoir déclenché une petite révolution dans la psychiatrie américaine. » Spitzer a créé vingt-cinq sous-comités du DSM-III distincts, chacun ayant pour mission de fournir des descriptions détaillées pour un domaine de la maladie mentale, notamment les troubles de l’anxiété, les troubles de l’humeur ou les troubles sexuels. Pour remplir les rangs de ces comités, Spitzer a désigné des psychiatres qui se considéraient d’abord comme des scientifiques plutôt que comme des médecins et les a chargés de passer au peigne fin les données publiées concernant l’établissement d’éventuels critères diagnostiques – que ces critères fondés sur des données soient ou non conformes à la compréhension traditionnelle d’un trouble. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 177
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Spitzer s’est lancé dans la création d’un nouveau DSM avec une énergie farouche et soutenue. « Je travaillais sept jours par semaine, parfois douze heures par jour, se remémore-t-il. Il m’arrivait de réveiller Janet au beau milieu de la nuit pour lui demander son avis sur un point. Alors elle se levait et nous travaillions ensemble. » La femme de Spitzer, Janet Williams, titulaire d’un doctorat en travail social et grande spécialiste de l’évaluation diagnostique, confirme que le projet du DSM-III a été leur raison d’être à tous les deux. « Il répondait à chaque lettre que le comité de rédaction recevait tout en travaillant sur le DSM-III et réagissait à chaque article critique sur le sujet, même s’il était publié dans une revue méconnue. N’oubliez pas que les ordinateurs n’existaient pas encore, raconte Janet. Heureusement, nous étions des dactylos très rapides. » Jean Endicott, psychologue qui a collaboré étroitement avec Spitzer, se rappelle : « Il venait le lundi et il ne faisait aucun doute qu’il avait travaillé sur le DSM tout le week-end. Quand on s’asseyait à côté de lui dans l’avion, on savait parfaitement de quoi on allait parler. » Spitzer a rapidement lancé une idée qui – si elle était adoptée – allait changer fondamentalement et irrévocablement la définition médicale de la maladie mentale. Il a proposé d’abandonner précisément le critère que les psychanalystes avaient longtemps considéré comme essentiel dans le diagnostic de la maladie d’un patient : la cause de la maladie, autrement dit ce que les médecins nomment l’étiologie. Depuis Freud, les psychanalystes pensaient que la maladie mentale était due à des conflits inconscients. Identifiez les conflits et vous identifierez la maladie, telle était la vénérable doctrine freudienne. Spitzer a rejeté cette approche. Il partageait l’opinion du groupe de l’université Washington selon laquelle aucune preuve ne venait étayer la cause d’une maladie mentale quelle qu’elle soit (les PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 178
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addictions mises à part). Il voulait supprimer toutes les références à l’étiologie qui n’étaient pas démontrées par de solides données et tous les autres membres du Comité de rédaction étaient d’accord avec lui. Pour remplacer les causes, Spitzer a élaboré deux nouveaux critères essentiels à tout diagnostic : (1) les symptômes doivent être pénibles pour le patient ou les symptômes doivent nuire à la capacité de fonctionner du patient (il s’agissait là des critères de « détresse subjective » qu’il avait proposés dans un premier temps lorsqu’il luttait pour que l’homosexualité ne soit plus considérée comme une pathologie) et (2) les symptômes doivent être persistants (donc si vous vous sentiez triste pendant une journée après la mort de votre hamster, on ne pouvait pas parler de dépression). Cette définition de la maladie mentale était radicalement différente de tout ce qui avait pu exister auparavant. Non seulement elle était très éloignée de l’opinion psychanalytique selon laquelle un patient pouvait ne pas être conscient de sa maladie mentale, mais elle rectifiait également la définition d’Emil Kraepelin, qui ne faisait pas du tout référence à la détresse subjective et considérait les états passagers comme des maladies également. Pour diagnostiquer les patients, Spitzer a mis sur pied un processus en deux étapes qui était aussi simple que frappant par sa nouveauté : d’abord, déterminer la présence (ou l’absence) de symptômes spécifiques et la durée de leur activité ; ensuite, comparer ces symptômes observés à l’ensemble défini de critères pour chaque trouble. Si les symptômes correspondaient aux critères, un diagnostic était justifié. C’est tout. Pas besoin de fouiner dans l’inconscient d’un patient pour trouver les signes d’un diagnostic, pas besoin d’interpréter le symbolisme latent des rêves. Il suffisait d’identifier des comportements, des pensées et des manifestations physiologiques concrets. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 179
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Le Comité de rédaction du DSM-III a vite compris que pour rester fidèle aux données publiées, il était souvent nécessaire de créer des ensembles de critères assez complexes. Dans le DSM-II, par exemple, la schizophrénie était traitée dans une série de descriptions impressionnistes, notamment cette définition de la schizophrénie paranoïde : Ce type de schizophrénie se caractérise essentiellement par la présence de délires grandiloquents ou de persécution, souvent associés à des hallucinations. On constate parfois une religiosité excessive. Le malade a souvent une attitude hostile et agressive et son comportement est généralement cohérent avec les idées délirantes. Par opposition, le DSM-III fournissait plusieurs ensembles et sous-ensembles de conditions qui devaient être réunies pour poser un diagnostic de schizophrénie. Prenons par exemple la condition C : C. Au moins trois des manifestations suivantes doivent être présentes pour établir avec certitude un diagnostic de schizophrénie, et deux pour poser un diagnostic probable de schizophrénie. (1) Célibat. (2) Difficultés d’adaptation sociale avant l’apparition de la maladie ou antécédents professionnels. (3) Antécédents familiaux de schizophrénie. (4) Absence d’alcoolisme ou de toxicomanie durant l’année précédant l’apparition de la psychose. (5) Apparition de la maladie avant l’âge de 40 ans. Les détracteurs se sont moqués des consignes compliquées telles que « Choisissez un critère parmi l’ensemble de critères A, choisissez deux critères parmi l’ensemble de critères B », PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 180
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comparant cette approche du diagnostic à un menu à plusieurs niveaux, que l’on trouvait souvent dans les restaurants chinois à l’époque. Spitzer et le comité de rédaction ont rétorqué que cette complexité accrue des critères diagnostiques reflétait bien mieux la réalité des troubles mentaux fondée sur des preuves que les généralités ambiguës du DSM-II. Mais la vision utopique du comité de rédaction selon laquelle la psychiatrie s’améliorait grâce à la science présentait un problème de taille : pour un grand nombre de troubles, les données scientifiques n’existaient pas encore. Comment Spitzer pouvait-il définir les symptômes d’une maladie alors qu’aussi peu de psychiatres en dehors de l’université Washington et d’une poignée d’autres établissements menaient des recherches rigoureuses sur les symptômes ? Le comité de rédaction avait en fait besoin d’études transversales et longitudinales sur les symptômes des patients et sur la manière dont ces schémas symptomatiques persistaient au fil du temps, se transmettaient au sein des familles, et réagissaient au traitement et aux événements de la vie. Spitzer avait beau insister pour que les diagnostics reposent sur des données publiées, ces données étaient souvent très limitées. S’il ne disposait pas d’une documentation abondante sur un diagnostic particulier, le comité de rédaction suivait une procédure méthodique. Tout d’abord, il contactait des chercheurs pour obtenir des données non publiées ou de la littérature grise (rapports techniques, livres blancs ou autres recherches non publiées dans un format approuvé par un comité de lecture). Ensuite, il contactait des spécialistes ayant de l’expérience dans le diagnostic préliminaire. Enfin, le comité de rédaction se réunissait pour discuter des critères présumés jusqu’à l’obtention d’un consensus. Spitzer m’a parlé de cette procédure : « Nous voulions que les critères représentent les meilleures idées des PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 181
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personnes qui avaient la plus grande expertise dans le domaine. Le principe directeur était que les critères devaient être logiques et rationnels. » Le DSM-III a ajouté un grand nombre de nouveaux troubles, notamment le trouble du déficit de l’attention, l’autisme, l’anorexie mentale, la boulimie, le trouble panique et l’état de stress post-traumatique. Un facteur non scientifique flagrant a influencé les nouveaux critères diagnostiques : il fallait s’assurer que les compagnies d’assurances prendraient en charge les traitements. Spitzer savait que les compagnies d’assurances réduisaient déjà les indemnités liées à la santé mentale à la suite du mouvement antipsychiatrie. Pour contrer cette tendance, le DSM-III précisait que ses critères ne constituaient pas le diagnostic final, mais que « le jugement clinique [était] d’une importance capitale dans l’établissement d’un diagnostic ». Le groupe pensait que cette décharge de responsabilité protègerait les psychiatres contre une compagnie d’assurances qui tenterait de démontrer qu’un patient ne remplissait pas exactement les critères énoncés. En réalité, on s’est aperçu avec le temps que les compagnies d’assurances ne contestent généralement pas les diagnostics des psychiatres, mais elles remettent souvent en question le choix et la durée du traitement pour un diagnostic. Le DSM-III représentait une approche révolutionnaire de la maladie mentale, non pas une approche psychodynamique ou biologique, mais une approche capable d’intégrer de nouvelles études, quel que soit le camp théorique qui les publie. En excluant les causes (y compris la névrose) des critères diagnostiques, le DSM-III constituait aussi un rejet total de la théorie psychanalytique. Avant le DSM-III, les critères de Feighner avaient presque exclusivement été utilisés à des fins de recherche académique plutôt que de pratique clinique. Désormais, le DSM-III ferait des critères de Feighner la loi clinique PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 182
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du pays. Mais avant cela, il fallait surmonter un obstacle majeur, et c’était du jamais-vu. Le DSM-III ne serait publié par l’APA que si ses membres votaient en sa faveur. En 1979, l’APA était essentiellement constituée de psychanalystes qui se faisaient entendre. Comment Spitzer pouvait-il les convaincre d’approuver un ouvrage qui allait à l’encontre de leur approche et pouvait signer leur arrêt de mort ? La confrontation Tout au long de son mandat, Spitzer a partagé de manière continue et transparente les progrès du comité de rédaction sur le DSM-III par un flux constant de courriers personnels, comptes rendus de réunions, rapports, communiqués, publications et conférences. À chaque présentation publique ou diffusion d’une mise à jour sur le DSM-III, il se heurtait à une opposition. Au départ, les critiques étaient relativement modérées, puisque la plupart des psychiatres ne voyaient aucun intérêt personnel dans un nouveau manuel diagnostique. Mais progressivement, à mesure que le contenu du DSM-III était divulgué, le retour de flamme s’est intensifié. Le tournant décisif s’est opéré en juin 1976 lors d’une assemblée extraordinaire à Saint-Louis (commanditée par l’université du Missouri, et non par l’université Washington), à laquelle ont assisté une centaine de grands noms de la psychiatrie et de la psychologie. C’est lors de ce congrès, intitulé « The DSM-III in Midstream » 8, qu’un grand nombre de psychanalystes éminents ont entendu parler pour la première fois de la nouvelle vision du diagnostic élaborée par Spitzer. C’est à ce moment-là qu’ils ont découvert le pot aux roses. L’assemblée a fait éclater une polémique. Les participants ont condamné ce qu’ils PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 183
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jugeaient comme un système stérile qui vidait le DSM de sa substance intellectuelle et ont soutenu que Spitzer transformait l’art du diagnostic en un exercice mécanique. Spitzer était souvent abordé dans les couloirs par des psychanalystes qui voulaient savoir s’il cherchait intentionnellement à détruire la psychiatrie, et par des psychologues qui voulaient savoir s’il tentait délibérément de marginaliser leur profession. À la fin du congrès, des groupes influents se sont mobilisés pour faire obstacle à Spitzer ; en réaction et pour répondre à l’opposition, il s’est jeté dans le travail avec une énergie redoublée. Parmi les opposants les plus redoutables, il faut citer l’American Psychological Association, la plus grande organisation professionnelle de psychologues (parfois appelée « la grande APA », étant donné que les États-Unis comptent bien plus de psychologues que de psychiatres), et l’American Psychoanalytic Association (APsaA), qui restait la plus grande organisation professionnelle de psychiatres freudiens. L’un des objectifs initiaux du DSM-III était d’établir clairement que la maladie mentale était un véritable trouble médical, afin de lutter contre la thèse du mouvement antipsychiatrie selon laquelle la maladie mentale n’était qu’une simple étiquette culturelle. Mais les psychologues – qui sont des thérapeutes titulaires d’un doctorat en philosophie et non en médecine – avaient largement tiré profit du raisonnement antipsychiatrie. Si la maladie mentale était un phénomène social, comme l’affirmaient Szasz, Goffman et Laing, pas besoin d’un diplôme de médecine pour la traiter : n’importe qui pouvait légitimement avoir recours à la psychothérapie pour aider un patient à résoudre ses problèmes. Si l’American Psychiatric Association déclarait officiellement que la maladie mentale était un trouble médical, les psychologues risquaient de perdre leur récente plus-value professionnelle. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 184
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Dans un premier temps, le président de la grande APA, Charles Kiesler, a écrit à l’American Psychiatric Association en des termes diplomatiques : « Je ne souhaite pas arriver à un conflit partisan entre nos associations. Dans cette optique, l’American Psychological Association souhaite se mettre pleinement au service de l’American Psychiatric Association pour l’aider dans les suites du développement du DSM-III. » La réponse de Spitzer a été tout aussi cordiale : « Nous sommes convaincus que l’American Psychological Association est la mieux placée pour nous aider dans notre travail. » Il a joint à sa réponse l’ébauche la plus récente du DSM-III – qui affirmait sans ambiguïté que la maladie mentale était un trouble médical. C’est alors que le président Kiesler est allé droit au but : Puisqu’il est sous-entendu que les troubles mentaux sont des maladies, cela suggère que les travailleurs sociaux, les psychologues et les éducateurs n’ont pas la formation et les compétences nécessaires pour diagnostiquer, traiter ou prendre en charge ces troubles. Si l’approche actuelle reste en l’état, l’American Psychological Association lancera son propre projet réellement empirique de classification des troubles du comportement. La menace à peine voilée de Kiesler de publier sa propre version (non médicale) du DSM a eu un autre effet que celui escompté : elle a offert à Spitzer l’opportunité de conserver sa définition médicale. Dans sa réponse, Spitzer a poliment encouragé Kiesler et l’American Psychological Association à défendre leur propre système de classification en laissant entendre qu’un tel ouvrage pouvait représenter une précieuse contribution pour la santé mentale. En réalité, Spitzer supposait (à juste titre) que PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 185
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la tâche énorme que constituait une telle entreprise – au beau milieu de laquelle il se trouvait lui-même – empêcherait en fin de compte la grande APA de réussir son coup ; dans le même temps, en approuvant le projet de Kiesler, Spitzer protégeait la définition médicale du DSM-III – après tout, libre aux psychologues d’intégrer leur propre définition de la maladie mentale dans leur ouvrage. Mais le plus grand combat de Spitzer et de loin – un véritable combat pour l’âme de la psychiatrie – était un duel avec les psychanalystes dans lequel le vainqueur raflait tout. Les établissements de psychanalyse n’ont pas tellement prêté attention au comité de rédaction du DSM-III durant les deux premières années de son existence. Pas seulement parce qu’ils ne s’intéressaient pas à la classification des troubles mentaux. Simplement, ils n’avaient pas grand-chose à craindre de qui que ce soit : depuis quarante ans, les freudiens régnaient sans contrôle sur la profession. Ils dirigeaient les départements universitaires, les centres hospitaliers universitaires, les cabinets privés et même (du moins c’est ce qu’ils croyaient) l’American Psychiatric Association ; ils étaient le visage, la voix et le portefeuille de la psychiatrie. Il était tout bonnement inconcevable que quelque chose d’aussi insignifiant qu’un manuel de classification menace leur autorité suprême. D’après Donald Klein, membre du comité de rédaction du DSM-III, « pour les psychanalystes, il fallait être superficiel et un peu stupide pour s’intéresser au diagnostic descriptif ». Le congrès Midstream avait sorti les psychanalystes de leur apathie, mais il les forçait à faire face aux possibles effets du DSM-III sur l’exercice de la psychanalyse et la perception du public à son égard. Peu après le congrès, un éminent psychanalyste a écrit à Spitzer : « Le DSM-III détruit le château de la névrose pour le remplacer par un Levittown du diagnostic », PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 186
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comparant le Manuel de Spitzer à un lotissement standard construit à Long Island. Deux autres grands psychanalystes ont affirmé que « l’élimination du passé psychiatrique par le comité de rédaction du DSM-III [pouvait] être comparée au directeur d’un musée national qui détruirait ses Rembrandt, Goya, Utrillos, Van Gogh, etc. parce qu’il estimait que sa collection de Warhols rappelant la bande dessinée était plus importante ». Mais dans l’ensemble, puisque les psychanalystes avaient beaucoup de mal à croire que quelque chose de valable allait sortir du projet de Spitzer, leur réponse n’était jamais très urgente. Après tout, la publication du DSM-I et du DSM-II n’avait pas eu d’impact perceptible sur leur profession. Il a fallu attendre plus de neuf mois après le congrès Midstream pour que le premier groupe de psychanalystes envoie à Spitzer une demande officielle. Le président et le président élu de l’American Psychoanalytic Association ont envoyé à l’APA un télégramme leur demandant de suspendre leur travail sur le DSM-III jusqu’à ce que leur association ait la possibilité d’étudier son contenu de manière approfondie et d’examiner le processus d’approbation de tout contenu supplémentaire. L’APA a refusé. En septembre 1977, un comité de liaison constitué de quatre ou cinq psychanalystes de l’APsaA a été formé et a commencé à bombarder de requêtes Spitzer et le comité de rédaction. Plus ou moins au même moment, un autre groupe de quatre ou cinq psychanalystes de la puissante branche de l’APA de Washington s’est aussi mis à militer pour faire modifier le DSM-III. La branche de Washington était probablement l’unité la plus influente et la mieux organisée de l’APA grâce au grand nombre de psychiatres de la capitale nationale qui basaient leur activité sur les indemnités exceptionnelles liées à la santé mentale offertes aux employés fédéraux. Pendant les six mois qui ont PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 187
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suivi, Spitzer et les psychanalystes ont jouté pour des modifications concernant les définitions des troubles. À un moment donné, Spitzer a informé le Comité de rédaction qu’il allait céder à certaines requêtes des psychanalystes ; cela devenait une nécessité politique s’il voulait garantir l’adoption du DSM-III. À sa grande surprise, les autres membres du Comité de rédaction ont voté contre lui à l’unanimité. Alors qu’il avait choisi ses membres pour leur engagement en faveur de changements radicaux, leur dévouement sans concession envers ces principes dépassait désormais le sien. Incité par sa propre équipe à maintenir le cap, Spitzer a une nouvelle fois fait savoir aux psychanalystes qu’il ne pouvait pas satisfaire leurs requêtes. À l’approche du vote crucial, les factions de la psychanalyse ont soumis des propositions alternatives et n’ont pas ménagé leurs efforts pour pousser Spitzer à répondre à leurs demandes. Mais Spitzer, qui avait consacré presque chaque minute de son temps au DSM depuis quatre ans, avait toujours une réponse à leur donner se basant sur des preuves scientifiques et des arguments pratiques pour étayer son point de vue, alors que les psychanalystes se retrouvaient souvent à balbutier que la psychanalyse freudienne devait être défendue en se fondant sur l’histoire et la tradition. « Il y a eu des désaccords sur la position de chaque mot, l’utilisation de modificateurs, l’usage des majuscules pour les entrées, a raconté Spitzer à l’historienne Hannah Decker. Chaque retouche, chaque tentative de peaufinage comportait une importance symbolique pour ceux qui participaient à un processus à la fois politique et scientifique. » Spitzer a passé au peigne fin les négociations épineuses et les formulations litigieuses jusqu’à obtenir une version finale au début de l’année 1979. Il ne restait plus qu’à la faire entériner lors de la réunion de l’assemblée générale de l’APA en mai. Le PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 188
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vote étant imminent, les psychanalystes ont fini par se rendre compte de l’importance des enjeux et ont farouchement intensifié les pressions sur le comité de rédaction et sur le conseil d’administration de l’APA, les prévenant à de nombreuses reprises qu’ils abandonneraient le DSM-III (et l’APA) en masse si leurs demandes n’étaient pas satisfaites. Le moment tant attendu du vote était proche et la dernière contre-attaque lancée par les détracteurs de Spitzer a ciblé un élément capital de la psychanalyse – la névrose. Concept fondamental de la théorie psychanalytique, la névrose représentait pour ses praticiens la définition même de la maladie mentale. C’était également la première source de revenus professionnels dans la pratique clinique. En effet, l’idée selon laquelle tout le monde souffre d’une certaine forme de conflit névrotique amenait un flux constant d’asymptomatiques inquiets à s’installer sur les divans des psys. Comme vous pouvez l’imaginer, les psychanalystes ont été scandalisés d’apprendre que Spitzer avait l’intention de supprimer la névrose du champ de la psychiatrie. À l’époque, c’était Roger Peele, psychiatre influent et iconoclaste, qui était à la tête de la branche du district de Columbia (DC) de l’APA. En règle générale, Peele soutenait la vision de Spitzer en matière de diagnostic, mais cette fois, il s’est senti dans l’obligation de s’opposer à lui au nom de son électorat psychanalytique. « Le diagnostic le plus courant dans le district de Columbia dans les années 1970 était ce que l’on appelait la névrose dépressive, a expliqué Peele. C’était ce qu’ils faisaient jour après jour. » Il a élaboré une solution de compromis appelée la proposition Peele, qui préconisait l’inclusion d’un diagnostic de névrose « pour éviter une rupture inutile avec le passé ». Le comité de rédaction l’a rejetée. Dans les derniers jours précédant le vote, d’autres propositions ont été présentées en rafale pour sauver la névrose, portant des PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 189
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noms comme le plan Talbott, la modification de Burris, l’initiative McGrath, et le plan de Paix sur la névrose de Spitzer luimême. Toutes ont été réprouvées par l’un ou l’autre camp. Et enfin, le matin fatidique est arrivé – celui du 12 mai 1979. Même à ce stade final, les psychanalystes ont lancé un dernier assaut, auquel Spitzer a riposté avec un compromis : le DSM ne comporterait pas de diagnostics spécifiques à la névrose, mais il dresserait une liste de dénominations psychanalytiques alternatives pour certains diagnostics sans modifier les critères pour ces diagnostics (par exemple « névrose hypochondriaque » pour l’hypochondrie ou « névrose obsessionnelle compulsive » pour le trouble obsessionnel compulsif) et une annexe contiendrait des descriptions des « troubles névrotiques » en des termes similaires à ceux du DSM-II. Mais cette misérable concession allait-elle satisfaire les psychanalystes de base de l’assemblée générale de l’APA ? Trois-cent-cinquante psychiatres se sont réunis dans une grande salle de réception de l’hôtel Conrad Hilton de Chicago. Spitzer est monté sur la scène à deux niveaux, a expliqué les objectifs du comité de rédaction et a brièvement passé en revue le processus du DSM avant de présenter à l’assemblée la version finale du DSM-III, dont certaines parties avaient été tapées quelques heures plus tôt seulement. Mais les psychanalystes ont glissé une dernière prière. Le psychanalyste Hector Jaso a proposé à l’assemblée d’adopter la version du DSM-III – avec un amendement. La « névrose dépressive » devait être introduite comme un diagnostic spécifique. Spitzer a rétorqué que cette introduction serait contraire à la cohérence et à la conception du Manuel dans son ensemble et que d’ailleurs, l’existence de la névrose dépressive n’était tout simplement pas étayée par les données disponibles. La proposition de Jaso a été soumise à un vote oral et a été catégoriquement rejetée. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 190
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Mais l’assemblée rejetait-elle une modification de dernière minute ou exprimait-elle la désapprobation du projet de DSM-III dans son intégralité ? Finalement, après des dizaines de milliers d’heures-personnes de travail, le produit de la perspective visionnaire de Spitzer, le DSM-III, a été soumis au vote. L’assemblée a donné une réponse pratiquement unanime : OUI. « Alors quelque chose de remarquable s’est produit, a relaté Peele dans The New Yorker. Quelque chose que l’on n’observe que très rarement dans l’assemblée. Les gens se sont levés et ont applaudi. » La stupeur a marqué le visage de Spitzer. Et Peele d’ajouter : « Les yeux de Bob se sont remplis de larmes. Ce groupe, dont il craignait qu’il ne torpille tous ses efforts et ses ambitions, lui offrait une standing ovation. » Comment Spitzer a-t-il pu vaincre la classe dominante de la psychiatrie ? Bien que les psychanalystes se soient farouchement opposés aux efforts qu’il a déployés pour éliminer les concepts freudiens, la plupart des freudiens estimaient que les avantages de l’ouvrage transformateur de Spitzer l’emportaient sur ses inconvénients. En fin de compte, ils étaient pleinement conscients de la mauvaise réputation de la psychiatrie et de la menace que représentaient les antipsychiatrie. Ils comprenaient que la psychiatrie avait besoin d’une transformation et que cette transformation devait reposer sur une certaine forme de science médicale. Même les adversaires de Spitzer ont reconnu que son nouveau et radical Manuel diagnostique offrait une planche de salut à toute la spécialité, une chance de redorer le blason terni de la psychiatrie. L’impact du DSM-III a été à la hauteur des espérances de Spitzer. La théorie psychanalytique a été définitivement supprimée du diagnostic psychiatrique et de la recherche psychiatrique et le rôle des psychanalystes dans la direction de l’APA a été considérablement diminué par la suite. Le DSM-III a PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 191
Histoire du diagnostic
détourné la psychiatrie du travail de guérison des maladies sociales pour qu’elle se concentre à nouveau sur le traitement médical des maladies mentales sévères. Les critères diagnostiques de Spitzer pouvaient être utilisés avec une fiabilité impressionnante par n’importe quel psychiatre d’un bout à l’autre du pays. Toutes les Elena Conway et les Abigail Abercrombie du monde, délaissées depuis si longtemps, occupaient à nouveau une place centrale dans la psychiatrie américaine. Cela a également eu des conséquences inattendues. Le DSM-III a façonné une symbiose précaire entre le Manuel et les compagnies d’assurances qui allait bientôt influencer chaque aspect des soins de santé mentale américains. Les compagnies d’assurances ne paieraient que pour certaines affections citées dans le DSM, et les psychiatres devaient donc faire entrer de force toujours plus de patients dans un nombre limité de diagnostics pour faire en sorte qu’ils soient remboursés pour les soins prodigués. Même si le comité de rédaction destinait le DSM-III à une utilisation exclusive par des professionnels de santé, les diagnostics consacrés du Manuel sont immédiatement devenus la carte de facto de la maladie mentale pour tous les secteurs de la société. Compagnies d’assurances, écoles, universités, organismes de financement de la recherche, sociétés pharmaceutiques, corps législatifs fédéraux et des États, systèmes judiciaires, armée, systèmes Medicare et Medicaid, tous aspiraient à des diagnostics psychiatriques plus cohérents, et très vite toutes ces institutions ont associé les politiques et le financement au DSM-III. Jamais dans l’histoire de la médecine un seul document n’avait changé autant de choses et touché autant de personnes. Je n’ai pas assisté à la mémorable réunion de Chicago au cours de laquelle l’assemblée générale de l’APA a entériné le DSM-III, mais j’ai eu la chance de présider la toute dernière PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 192
LA DESTRUCTION DES REMBRANDT, DES GOYA ET DES VAN GOGH...
apparition publique de Spitzer. Souffrant d’une forme sévère et incapacitante de la maladie de Parkinson, Bob a été contraint de prendre sa retraite en 2008. En l’honneur de son départ en retraite, nous avons organisé un hommage célébrant ses formidables accomplissements auquel ont assisté des sommités de la psychiatrie ainsi que des protégés de Bob. L’un après l’autre, ils ont parlé de l’homme qui avait si profondément façonné leur carrière. Pour terminer, Bob a pris la parole. Il avait toujours été un orateur formidable et aguerri, mais lorsqu’il a commencé son allocution, il a été secoué par des sanglots incontrôlables. Bouleversé par la démonstration sincère d’affection et d’admiration à son égard, il ne parvenait pas à poursuivre son discours. Voyant qu’il continuait de pleurer, j’ai doucement pris le micro de sa main tremblante et j’ai rappelé à tout le monde que la dernière fois que Bob était sans voix à une réunion de l’assemblée générale à Chicago, c’était quand l’APA avait voté en faveur du DSM-III. Le public s’est alors levé et lui a fait une ovation qui semblait ne devoir jamais finir.
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Histoire du diagnostic
Festschrift en l’honneur de Robert Spitzer. De gauche à droite : Michael First (psychiatre et protégé de Spitzer qui a travaillé sur les DSM-III, IV et 5), l’auteur Jeffrey Lieberman, Jerry Wakefield (professeur de travail social à l’université de New York), Allen Frances (psychiatre, protégé de Spitzer et président du comité de rédaction du DSM-IV), Bob Spitzer (psychiatre et président du comité de rédaction du DSM-III), Ron Bayer (professeur de sciences médicosociales à l’université Columbia et auteur d’un ouvrage sur la suppression de l’homosexualité du DSM), Hannah Decker (historienne et auteure de The Making of DSM-III), et Jean Endicott (psychologue et consœur qui a travaillé avec Spitzer). (Avec l’aimable autorisation d’Eve Vagg, New York State Psychiatric Institute) 1. NdT : 2. NdT : 3. NdT : 4. NdT : 5. NdT : 6. NdT : 7. NdT : 8. NdT :
Société psychanalytique de Washington-Baltimore. Centre de formation et de recherche en psychanalyse. Front de libération homosexuelle. La psychiatrie : amie ou ennemie des homosexuels ? Le débat. Alliance homosexuelle de New York. Critères diagnostiques à l’usage de la recherche en psychiatrie. Hôpital Saint-Vincent. Le DSM-III à mi-parcours.
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2. Histoire du traitement
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Si seulement son esprit était aussi facile à réparer que son corps. Han Nolan
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Chapitre 5 Des mesures désespérées : cures de fièvre, thérapie par coma et lobotomies
Ce qui ne peut être soigné doit être enduré. – Robert Burton
Rose. Sa tête ouverte. Une lame enfoncée dans son cerveau. Moi. Ici. En train de fumer. Mon père, vicieux comme le diable, qui ronfle, à des milliers de kilomètres. – Tennessee Williams, parlant de la lobotomie de sa sœur Rose
La fosse aux serpents Durant les cent-cinquante premières années de la psychiatrie, le seul véritable traitement qui existait pour la maladie mentale sévère était le placement en institution. En 1917, Emil Kraepelin a reflété le sentiment envahissant d’impuissance parmi les médecins lorsqu’il a annoncé à ses confrères : « Nous
Histoire du traitement
ne pouvons guère altérer le cours de la maladie mentale. Nous devons admettre ouvertement que la grande majorité des patients placés dans nos institutions sont perdus pour toujours. » Trente ans plus tard, les choses s’étaient à peine améliorées. En 1947, le psychiatre biologique avant-gardiste Lothar Kalinowsky écrivait : « Les psychiatres ne peuvent pas faire beaucoup plus pour leurs patients qu’assurer leur confort, garder le contact avec leur famille et, en cas de rémission spontanée, les renvoyer dans la société civile. » La rémission spontanée – seule lueur d’espoir pour les personnes atteintes de troubles mentaux entre les années 1800 et 1950 – était généralement aussi probable que de tomber sur un trèfle à quatre feuilles en pleine tempête de neige. Au début du dix-neuvième siècle, le mouvement asilaire était à peine présent aux États-Unis, et il existait très peu d’établissements consacrés aux personnes atteintes de troubles mentaux dans lesquels on enfermait les personnes concernées. Au milieu du siècle, Dorothea Dix, grande défenderesse des personnes atteintes de troubles mentaux, a convaincu les corps législatifs des États de construire un grand nombre d’hôpitaux psychiatriques. En 1904, les hôpitaux psychiatriques comptaient 150 000 patients, ce nombre s’élevant à plus de 550 000 en 1955. Le plus grand établissement était le Pilgrim State Hospital 1, à Brentwood, dans l’État de New York. À son maximum, son site tentaculaire a accueilli 19 000 patients psychiatriques. C’était une ville à part entière. Il possédait son propre réseau privé de distribution d’eau, son installation d’éclairage public, son installation de chauffage, son réseau d’assainissement, sa caserne de pompiers, son service de police, ses tribunaux, son église, sa poste, son cimetière, sa laverie, son magasin, sa salle de spectacle, ses terrains de sport, ses serres et sa ferme.
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DES MESURES DÉSESPÉRÉES : CURES DE FIÈVRE, THÉRAPIE PAR COMA...
Le nombre sans cesse croissant de patients placés en institution rappelait inévitablement l’incapacité de la psychiatrie à traiter la maladie mentale sévère. Sans surprise, lorsqu’autant de patients incurables étaient réunis de force, la situation dans les hôpitaux psychiatriques devenait souvent intolérable. En 1946, Mary Jane Ward, une auteure de quarante-et-un ans, a publié un roman autobiographique intitulé La Fosse aux serpents 2, qui dépeint son expérience au sein du Rockland State Hospital 3, un hôpital psychiatrique situé à Orangeburg, dans l’État de New York. Diagnostiquée schizophrène par erreur, Mary Jane Ward a subi un acharnement d’atrocités qui semblaient tout sauf thérapeutiques : des salles surpeuplées de pensionnaires sales, des mesures de contrainte physique prolongées, un isolement de longue durée, du bruit extrême à longueur de journée, des patients croupissant dans leurs propres excréments, des bains glacés, des employés indifférents. Alors que les conditions de vie dans les hôpitaux psychiatriques étaient indéniablement pitoyables, le personnel ne pouvait en réalité pas faire grand-chose pour améliorer le sort de ses patients. Les budgets alloués aux établissements d’État par le gouvernement étaient toujours insuffisants (encore qu’ils figuraient généralement parmi les premiers postes de dépense des États), et le nombre de patients était toujours supérieur à ce que les établissements sous-financés construits pouvaient gérer. La triste réalité, c’est qu’il n’existait tout simplement aucun traitement efficace pour les maladies qui frappaient les patients placés en institution. C’est la raison pour laquelle les hôpitaux psychiatriques ne pouvaient espérer qu’une chose : garder leurs patients trop nombreux au chaud, bien nourris et à l’abri du danger. Lorsque j’étais à l’école primaire, les personnes atteintes de schizophrénie, de trouble bipolaire, de dépression profonde, PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 201
Histoire du traitement
d’autisme et de démence n’avaient que peu d’espoir de guérison – et pratiquement aucun espoir concernant des relations stables, un emploi rémunéré ou un véritable épanouissement personnel. Les psychiatres de l’époque étaient très au fait des conditions abominables que subissaient leurs patients dans les hôpitaux psychiatriques et des difficultés accablantes auxquelles ils étaient confrontés en dehors de ces établissements. Ils rêvaient de trouver quelque chose – n’importe quoi – qui pourrait soulager la souffrance de leurs patients. Animés par la compassion et le désarroi, les médecins de l’époque asilaire ont élaboré une succession de traitements audacieux qui suscitent aujourd’hui le dégoût ou même l’indignation face à leur barbarie apparente. Malheureusement, un grand nombre de ces premiers traitements contre la maladie mentale sont désormais associés éternellement à la sombre image que le public se fait de la psychiatrie. Le fait est que l’alternative à ces méthodes rudimentaires n’était pas une sorte de traitement médicamenteux ou de psychothérapie éclairée... L’alternative était une souffrance sans fin, puisque rien ne fonctionnait. Même les risques d’un traitement extrême ou dangereux semblaient souvent acceptables au regard d’un placement à vie dans un établissement comme Pilgrim ou Rockland. Pour prendre pleinement la mesure des progrès qu’a faits la psychiatrie – au point que la grande majorité des personnes souffrant de maladie mentale sévère ont la possibilité de mener une vie relativement normale et décente si elles reçoivent de bons traitements au lieu de dépérir entre les murs décrépis d’un hôpital psychiatrique – nous devons d’abord affronter les mesures désespérées que les psychiatres adoptaient dans leur tentative improbable de vaincre la maladie mentale.
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DES MESURES DÉSESPÉRÉES : CURES DE FIÈVRE, THÉRAPIE PAR COMA...
Cures de fièvre et thérapie par coma Au cours des premières décennies du vingtième siècle, les hôpitaux psychiatriques étaient remplis de pensionnaires qui souffraient d’une forme étrange de psychose connue sous le nom de « paralysie générale » (PG), causée par le stade avancé de la syphilis. En l’absence de traitement, le micro-organisme en spirale à l’origine de cette maladie vénérienne creusait dans le cerveau et provoquait des symptômes souvent impossibles à distinguer de ceux de la schizophrénie ou du trouble bipolaire. La syphilis étant toujours incurable au début du vingtième siècle, les psychiatres recherchaient désespérément un moyen de soulager les symptômes éprouvés par une multitude de patients atteints de la PG, parmi lesquels le gangster Al Capone et le compositeur Robert Schumann. En 1917, alors que Freud publiait ses Conférences d’introduction à la psychanalyse 4, un autre médecin viennois était sur le point de faire une découverte tout aussi étonnante. Julius Wagner-Jauregg était le descendant d’une famille noble autrichienne. Après avoir étudié la pathologie dans une école de médecine, il a travaillé dans une clinique psychiatrique où il s’occupait de patients psychotiques. Un jour, il a fait une constatation surprenante chez une patiente souffrant de PG prénommée Hilda. Cela faisait plus d’un an que Hilda était perdue dans la démence tumultueuse de la maladie lorsqu’elle a attrapé une fièvre qui n’avait aucun rapport avec la syphilis, symptôme d’une infection respiratoire. Lorsque la fièvre a disparu, Hilda a retrouvé la raison et la lucidité. Sa psychose s’était volatilisée. Puisque les symptômes de la PG n’évoluaient généralement que dans un seul sens – l’aggravation –, la rémission des symptômes psychotiques de Hilda a piqué la curiosité de Wagner-Jauregg. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 203
Histoire du traitement
Que s’était-il donc passé ? Elle avait retrouvé la santé mentale immédiatement après la disparition de la fièvre. Il a donc supposé que l’explication avait un lien avec la fièvre elle-même. Peut-être l’augmentation de sa température corporelle avait-elle paralysé, ou même tué les spirochètes de la syphilis présents dans son cerveau ? Nous savons aujourd’hui que la fièvre est l’un des mécanismes les plus anciens et les plus primitifs dont dispose l’organisme pour lutter contre l’infection. Elle fait partie de ce que l’on appelle le « système immunitaire inné ». La chaleur de la fièvre nuit aussi bien à l’hôte qu’à l’intrus, mais elle est souvent plus néfaste pour l’intrus étant donné que de nombreux agents pathogènes sont sensibles aux températures élevées. (Notre « système immunitaire adaptatif », plus récent du point de vue évolutif, produit les fameux anticorps qui ciblent des intrus spécifiques.) Ne disposant pas de connaissances valables sur le mécanisme de la fièvre, Wagner-Jauregg a élaboré une expérience ambitieuse pour tester les effets des températures élevées sur la psychose. Comment ? En infectant des patients atteints de PG avec des maladies provoquant de la fièvre. Pour commencer, il a servi à ses patients psychotiques de l’eau contenant des bactéries de type streptocoque (responsables de l’angine). Il a ensuite testé la tuberculine, extraite des bactéries qui sont à l’origine de la tuberculose, et pour terminer le paludisme, probablement en raison de l’abondance de sang infecté par le paludisme provenant des soldats qui revenaient de la Première Guerre mondiale. Lorsque Wagner-Jauregg a injecté à ses patients atteints de PG les parasites Plasmodium responsables du paludisme, les malades ont été frappés par la fièvre caractéristique du paludisme... et peu de temps après, ils ont présenté une amélioration spectaculaire de leur état mental. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 204
DES MESURES DÉSESPÉRÉES : CURES DE FIÈVRE, THÉRAPIE PAR COMA...
Les patients qui auparavant se comportaient étrangement et avaient un discours incohérent étaient à présent sereins et discutaient normalement avec le Dr Wagner-Jauregg. Certains patients étaient même totalement guéris de la syphilis. À l’heure actuelle, au vingt-et-unième siècle, le fait d’échanger une maladie affreuse contre une autre n’est pas considéré comme une aubaine, mais au moins le paludisme pouvait être traité avec la quinine, un extrait d’écorce bon marché que l’on trouvait en abondance. La nouvelle méthode mise au point par Wagner-Jauregg, appelée pyrothérapie, est rapidement devenue le traitement standard de la PG. Bien que l’idée d’infecter volontairement des patients atteints de troubles mentaux avec des parasites du paludisme nous fasse froid dans le dos – et en effet, environ 15 % des patients traités avec la cure de fièvre de WagnerJauregg ont succombé à la procédure –, la pyrothérapie était le tout premier traitement efficace contre la maladie mentale sévère. Arrêtons-nous sur ce point un instant. Jamais auparavant une procédure médicale n’avait soulagé la psychose, la plus sévère et la plus impitoyable des maladies psychiatriques. La PG avait toujours été synonyme d’un aller simple vers une institution ou vers la mort. Désormais, ceux qui étaient frappés par cette maladie qui détruisait le cerveau avaient une chance raisonnable de retrouver la raison – et éventuellement de rentrer chez eux. En 1917, Wagner-Jauregg recevra, pour ce formidable exploit, le prix Nobel de médecine, le tout premier décerné dans le domaine de la psychiatrie. La cure de fièvre de Wagner-Jauregg a fait naître l’espoir que d’autres moyens concrets de traiter la maladie mentale pouvaient exister. Avec le recul, nous pouvons souligner que par comparaison à d’autres maladies mentales, la PG était très inhabituelle puisqu’elle était causée par un agent pathogène externe PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 205
Histoire du traitement
qui infectait le cerveau. On ne peut pas vraiment s’attendre à ce qu’une procédure destinée à tuer des microbes ait un effet sur d’autres maladies mentales, alors que d’innombrables psychiatres biologiques n’ont pas réussi à détecter la présence d’un agent étranger dans le cerveau des patients. Toutefois, inspirés par le succès de Wagner-Jauregg, de nombreux psychiatres dans les années 1920 ont tenté d’appliquer la pyrothérapie à d’autres maladies. Bientôt, dans les hôpitaux psychiatriques de tout le pays, on infectait des patients souffrant de schizophrénie, de dépression, de manie et d’hystérie avec une grande variété de maladies provoquant de la fièvre. Certains aliénistes sont même allés plus loin en injectant directement du sang contaminé par le paludisme dans le cerveau de patients schizophrènes à travers leur crâne. Hélas, la pyrothérapie n’était pas le remède universel tant espéré. Même si la cure de fièvre soulageait les symptômes psychotiques de la PG, elle s’est avérée impuissante contre toutes les autres formes de maladie mentale. Les autres maladies n’étant pas causées par des agents pathogènes, la fièvre n’avait rien à tuer, si ce n’est, de temps en temps, le patient. Pour autant, l’efficacité sans précédent de la pyrothérapie dans le traitement de la PG a jeté les premières lueurs sur l’obscurité qui régnait sur la psychiatrie asilaire depuis plus d’un siècle. Encouragé par la réussite de Wagner-Jauregg, un autre psychiatre autrichien, Manfred Sakel, a expérimenté une technique physiologique encore plus déconcertante que la malariathérapie. Sakel traitait des toxicomanes avec de faibles doses d’insuline pour lutter contre leur addiction aux opiacés. Les gros consommateurs de morphine et d’opium présentaient souvent des comportements extrêmes semblables à ceux de la maladie mentale, comme faire continuellement les cent pas, bouger de manière frénétique et avoir des pensées désorganisées. Sakel a PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 206
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constaté que lorsque les toxicomanes recevaient accidentellement des doses d’insuline plus élevées, leur glycémie chutait brutalement, provoquant un coma hypoglycémique qui pouvait durer plusieurs heures. Mais après leur réveil, ils étaient beaucoup plus calmes et leur comportement extrême s’atténuait. Sakel s’est donc posé la question suivante : le coma peut-il aussi soulager les symptômes de la maladie mentale ? Il a alors commencé à expérimenter des comas artificiels. Il administrait à des patients schizophrènes une surdose d’insuline, qui venait d’être mise au point comme traitement contre le diabète. La surdose d’insuline les plongeait dans un coma auquel Sakel mettait fin en leur administrant du glucose par voie intraveineuse. Une fois que les patients avaient repris conscience, Sakel attendait un petit moment, puis répétait la procédure. Il lui arrivait de provoquer un coma chez un patient six jours d’affilée. Pour sa plus grande joie, les symptômes psychotiques de ses patients s’atténuaient et ils présentaient des signes visibles d’amélioration. Comme vous l’imaginez, la technique de Sakel n’était pas sans risques. L’un des effets secondaires était que systématiquement, les patients devenaient gravement obèses, puisque l’insuline aide le glucose à pénétrer dans les cellules. Elle avait aussi un effet bien plus durable : un petit nombre de patients ne sortaient jamais du coma et mouraient directement. Le risque le plus important était de subir des dommages irréversibles au cerveau. Bien qu’il ne représente que 2 % du poids corporel, le cerveau consomme une part démesurée de la totalité du glucose présent dans l’organisme (70 %). Par conséquent, l’organe où réside notre conscience est hautement sensible aux variations du taux de glucose dans le sang et subit facilement des dommages si ce taux est bas pendant un certain temps.
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Histoire du traitement
Plutôt que de voir les dommages cérébraux comme un handicap, les défenseurs de la méthode de Sakel prétendaient qu’ils constituaient en fait un avantage : si des dommages cérébraux se produisaient bel et bien, cela entraînait une « diminution du stress et de l’hostilité » souhaitable, c’était du moins l’explication des partisans de Sakel. Tout comme la thérapie par la fièvre, la thérapie par coma a été largement adoptée par les aliénistes à travers les États-Unis et l’Europe. Elle était utilisée dans presque tous les grands hôpitaux psychiatriques dans les années 1940 et 1950, chaque établissement développant son propre protocole d’administration. Dans certains cas, les patients étaient plongés dans le coma à cinquante ou soixante reprises pendant le traitement. Malgré les risques évidents, les psychiatres s’émerveillaient de constater qu’enfin, enfin, ils pouvaient faire quelque chose pour alléger la souffrance de leurs patients, même si cela n’était que temporaire. Rien qu’un coup de pic à glace dans l’œil ne puisse résoudre Dès que les tout premiers psychiatres ont commencé à considérer les troubles du comportement comme des maladies (et même longtemps avant), ils ont nourri l’espoir qu’une manipulation directe du cerveau d’un patient aurait un jour un impact thérapeutique. Les années 1930 ont vu le développement de deux traitements qui promettaient de répondre à leurs attentes. L’un a perduré malgré des débuts difficiles et une réputation sulfureuse jusqu’à devenir un pilier des soins de santé mentale contemporains. L’autre a suivi la voie opposée. C’était au départ un traitement prometteur qui a été rapidement adopté dans le monde entier, mais il est finalement devenu le traitement le plus horrible de l’histoire de la psychiatrie. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 208
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Depuis des millénaires et les premiers cas préhistoriques de trépanation – le perçage de trous dans le crâne jusque dans le cerveau –, les médecins expérimentent la chirurgie cérébrale pour traiter le chaos émotionnel du trouble mental, toujours sans succès. En 1933, un médecin portugais ne s’est pas laissé décourager par les échecs du passé. Antonio Egas Moniz, neurologue et professeur à l’université de Lisbonne, partageait la conviction des psychiatres biologiques selon laquelle la maladie mentale était une pathologie nerveuse et pouvait donc être traitée en intervenant directement au niveau du cerveau. En tant que neurologue, il avait appris que les attaques cérébrales, les tumeurs et les lésions cérébrales pénétrantes altéraient les comportements et les émotions en endommageant une partie spécifique du cerveau. Il a donc émis l’hypothèse que l’inverse devait aussi être valable : en endommageant une partie appropriée du cerveau, les comportements et émotions altérés pouvaient être rectifiés. La seule question était de savoir quelle partie du cerveau devait être opérée. Moniz a étudié de manière approfondie les différentes régions du cerveau humain afin de déterminer les structures nerveuses qui pouvaient être les candidates à la chirurgie les plus prometteuses. Il espérait surtout trouver les parties du cerveau qui régissaient les sentiments, car il pensait que pour traiter la maladie mentale, la clé était de calmer les émotions turbulentes du patient. En 1935, lors d’un congrès médical à Londres, Moniz a assisté à une conférence au cours de laquelle un chercheur en neurologie de Yale faisait une observation intéressante : lorsque des patients subissaient des lésions au niveau du lobe frontal, leurs émotions devenaient plus modérées, mais curieusement, leur capacité à penser restait intacte. La découverte que Moniz avait tant cherchée était là : un moyen de calmer les émotions tumultueuses de la maladie mentale tout en conservant des capacités cognitives normales. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 209
Histoire du traitement
À son retour à Lisbonne, Moniz s’est empressé de mettre au point sa première expérience de psychochirurgie. Sa cible : les lobes frontaux. Moniz n’avait aucune formation en neurochirurgie. Il a donc recruté un jeune neurochirurgien, Pedro Almeida Lima, pour exécuter la procédure. Le plan de Moniz consistait à créer des lésions – ou pour dire les choses plus clairement, à infliger des dommages cérébraux irréversibles – dans le lobe frontal des patients atteints de troubles mentaux sévères. Il a donné à cette procédure le nom de leucotomie. Moniz a réalisé la première de vingt leucotomies le 12 novembre 1935 à l’hôpital Santa Marta de Lisbonne. Chaque patient était mis sous anesthésie générale. Lima perçait deux trous à l’avant du crâne, juste au-dessus de chaque œil. Puis il entrait dans le vif du sujet : il introduisait l’aiguille d’un instrument particulier en forme de seringue de sa propre invention – un leucotome – à travers le trou dans le crâne. Il appuyait sur le piston de la seringue, ce qui déployait une anse métallique dans le cerveau. Ensuite, il faisait tourner le leucotome, taillant une petite sphère de tissu cérébral comme s’il enlevait le trognon d’une pomme. L’imagerie cérébrale et l’utilisation des procédures stéréotaxiques étaient encore lointaines et on ne savait que très peu de choses sur l’anatomie fonctionnelle des lobes frontaux. Alors comment Moniz et Lima ont-ils défini la zone dans laquelle ils tailleraient le cerveau ? Préférant le fusil de chasse à la carabine, les médecins portugais ont taillé six sphères de tissu cérébral dans chaque lobe frontal. S’ils n’étaient pas satisfaits du résultat – si le patient était toujours turbulent par exemple –, Lima recommençait et découpait encore plus de tissu cérébral. En 1936, Moniz et Lima ont publié les résultats de leurs vingt premières leucotomies. Avant l’intervention, neuf patients souffraient de dépression, sept de schizophrénie, deux avaient des PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 210
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troubles de l’anxiété et deux étaient maniaco-dépressifs. Moniz a affirmé que sept patients avaient vu leur état s’améliorer considérablement, sept autres avaient connu une amélioration modérée et l’état des six patients restants était inchangé. D’après les auteurs, aucun n’a vu son état empirer après la procédure. Lorsque Moniz a présenté ses résultats lors d’un congrès médical à Paris, le plus grand psychiatre du Portugal, José de Matos Sobral Cid, a dénoncé la technique innovante. Cid était le directeur de la psychiatrie à l’hôpital de Moniz et avait vu les patients leucotomisés de ses propres yeux. Il les a décrits comme « diminués » et présentant une « dégradation de la personnalité » et soutenait que leur amélioration apparente était en fait un traumatisme, semblable à ce qu’un soldat peut ressentir après une grave blessure à la tête. Moniz était imperturbable. Il a également proposé une théorie pour expliquer pourquoi les leucotomies étaient efficaces, une théorie qui était clairement du côté de la psychiatrie biologique. Il a proclamé que la maladie mentale était due à des « fixations fonctionnelles » dans le cerveau, qui se produisaient quand le cerveau ne pouvait s’arrêter de réaliser la même activité encore et encore. D’après Moniz, la leucotomie soignait les patients en supprimant leurs fixations fonctionnelles. Cid a décrié la théorie a posteriori de Moniz, la qualifiant de « pure mythologie cérébrale ». Malgré ces critiques, le traitement de Moniz, dénommé leucotomie frontale transcrânienne, a été accueilli comme un traitement miracle, et on peut en comprendre la raison, ou du moins l’excuser. L’un des problèmes les plus courants auxquels était confronté n’importe quel psychiatre en hôpital psychiatrique portait sur la manière de prendre en charge les patients perturbateurs. Après tout, l’établissement était conçu pour prendre soin des personnes qui étaient trop turbulentes pour vivre seules PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 211
Histoire du traitement
en société. Mais comment maîtriser une personne qui est constamment agitée, turbulente et violente sans recourir à la contrainte physique ? Les effets apaisants de la leucotomie de Moniz semblaient répondre aux souhaits des aliénistes. Après une intervention chirurgicale relativement simple, il était possible de rendre dociles et obéissants les patients continuellement pénibles. Les leucotomies se sont répandues comme une traînée de poudre dans les hôpitaux psychiatriques d’Europe et d’Amérique (aux États-Unis, elles étaient communément connues sous le nom de lobotomies). L’adoption de l’intervention de Moniz a transformé les établissements psychiatriques d’une manière qui sautait aux yeux de n’importe quel visiteur. Depuis des siècles, tout ce que l’on entendait dans un hôpital psychiatrique classique, c’était du bruit et du vacarme permanents. Désormais, ce brouhaha laissait place à un silence plus agréable. Même si la plupart des défenseurs de la psychochirurgie savaient qu’elle produisait des changements spectaculaires de personnalité chez les patients, ils soutenaient qu’au moins, le « traitement » de Moniz était plus humain que de sangler les patients dans des camisoles de force ou de les enfermer dans des cellules capitonnées pendant des semaines, et qu’il était sans doute plus pratique pour le personnel hospitalier. Les patients qui auparavant se jetaient contre les murs, lançaient leur nourriture et hurlaient sur des spectres invisibles, se tenaient désormais assis calmement, sans gêner personne. Parmi les personnes les plus célèbres qui ont subi ce traitement effroyable, on peut citer la sœur de Tennessee Williams, Rose, et Rosemary Kennedy, la sœur du président John F. Kennedy. Mais très rapidement, d’une méthode visant à maîtriser les patients les plus turbulents, la lobotomie américaine est devenue un traitement général destiné à prendre en charge tous les types PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 212
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de maladie mentale. Cette tendance suivait la même trajectoire que de nombreux autres mouvements psychiatriques – du mesmérisme à la psychanalyse en passant par l’orgonomie – dont les spécialistes en venaient à considérer une méthode à la prescription limitée comme une panacée. Si vous aviez pour seul outil un marteau, tout ressemblerait à un clou. Le 17 janvier 1946, un Américain du nom de Walter Freeman a présenté un procédé radical et innovant de psychochirurgie. Freeman était un neurologue ambitieux et hautement qualifié qui admirait Moniz pour son « génie absolu ». Il était convaincu que la maladie mentale était causée par des émotions hyperactives qui pouvaient être atténuées en provoquant des lésions chirurgicales dans les centres émotionnels du cerveau. D’après lui, un nombre beaucoup plus élevé de patients pourraient bénéficier de la procédure si elle était plus simple et moins chère : la méthode de Moniz nécessitait un chirurgien qualifié, un anesthésiste, et un bloc opératoire coûteux. Après avoir tenté l’expérience avec un pic à glace et un pamplemousse, Freeman a ingénieusement adapté la technique de Moniz pour qu’elle puisse être réalisée dans les cliniques, les cabinets des médecins ou même à l’occasion dans une chambre d’hôtel. Le 17 janvier 1946, dans son cabinet de Washington, Walter Freeman a réalisé la toute première « lobotomie transorbitale » sur une femme de vingt-sept ans dénommée Sallie Ellen Ionesco. La procédure consistait à soulever la paupière supérieure du patient et à placer, sous la paupière et contre la partie supérieure de l’orbite, la pointe d’un instrument chirurgical fin ressemblant à un pic à glace. Ensuite, on utilisait un maillet pour enfoncer la pointe dans la fine couche d’os à l’arrière de l’orbite et jusque dans le cerveau. Alors, comme la procédure de carottage de Moniz avec un leucotome, on faisait tourner la pointe du pic à glace pour créer une lésion dans le lobe frontal. À sa mort en PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 213
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Histoire du traitement
1972, Freeman avait réalisé des lobotomies au pic à glace sur pas moins de 2 500 patients répartis dans vingt-trois États. On pratiquait encore des lobotomies transorbitales lorsque je suis entré à l’école de médecine. Je ne garde pas un très bon souvenir de mon unique rencontre avec un patient lobotomisé. C’était au St. Elizabeths Hospital 5 à Washington, et cet homme mince et âgé se tenait assis, le regard dans le vide, aussi immobile qu’une statue de granite. Quand on lui posait une question, il répondait d’un ton calme et robotique. Quand on lui demandait de faire quelque chose, il s’exécutait, aussi obéissant qu’un zombie. Le plus troublant, c’étaient ses yeux, qui semblaient vides et sans vie. On m’a dit qu’à une époque, il avait été inlassablement agressif et incontrôlable. À présent c’était le patient « parfait » : obéissant et peu exigeant à tous égards.
Walter Freeman réalisant une lobotomie. (© Bettmann/CORBIS)
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Aussi surprenant que cela puisse paraître, Moniz a reçu le prix Nobel en 1949 « pour sa découverte de la valeur thérapeutique de la leucotomie dans certaines psychoses ». C’était le deuxième prix Nobel décerné pour le traitement de la maladie mentale. Le fait que le Comité Nobel récompense la malariathérapie et la lobotomie en dit long sur l’attente désespérée d’une forme quelconque de traitement psychiatrique. Fort heureusement, la psychiatrie contemporaine a depuis longtemps renoncé aux méthodes dangereuses et désespérées que sont la thérapie par la fièvre, la thérapie par coma et les lobotomies transorbitales, après la révolution des traitements qui s’est enclenchée dans les années 1950 et 1960. Mais de l’époque de la « fosse aux serpents », il nous reste une forme de traitement qui est aujourd’hui le traitement somatique le plus courant et le plus efficace de la psychiatrie. Des cerveaux électrifiés Alors que la thérapie par la fièvre et la thérapie par coma étaient de plus en plus utilisées dans les hôpitaux psychiatriques du monde entier, les aliénistes ont constaté un autre phénomène inattendu : les symptômes des patients psychotiques qui souffraient aussi d’épilepsie semblaient s’atténuer après une convulsion. Puisque la fièvre diminuait les symptômes des patients atteints de PG et l’insuline soulageait les symptômes de psychose, était-il également possible d’exploiter les convulsions comme un traitement ? En 1934, le psychiatre hongrois Ladislas J. Meduna a commencé à expérimenter différents procédés pour provoquer des convulsions chez ses patients. Il a testé le camphre, une cire parfumée utilisée comme additif alimentaire et solution d’embaumement, puis le métrazol, un stimulant qui déclenche PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 215
Histoire du traitement
des convulsions lorsqu’il est administré à fortes doses. Étonnamment, Meduna a découvert que les symptômes psychotiques étaient réellement atténués après des convulsions provoquées par le métrazol. Le nouveau traitement par convulsions de Meduna a rapidement été connu sous le nom de convulsivothérapie et en 1937, le premier congrès international sur la convulsivothérapie était organisé en Suisse. En moins de trois ans, la convulsivothérapie par métrazol avait rejoint la thérapie par coma insulinique sur la liste des traitements standard utilisés contre la maladie mentale sévère dans des hôpitaux psychiatriques du monde entier. Mais l’utilisation du métrazol posait des problèmes. Tout d’abord, avant le début des convulsions proprement dites, le médicament provoquait une sensation de catastrophe imminente chez le patient, une appréhension maladive encore exacerbée par le fait que le patient était conscient qu’il allait subir des convulsions incontrôlables. Cette angoisse terrible devait être pire encore pour un patient psychotique souffrant déjà de délires effrayants. Le métrazol provoquait aussi chez les patients des convulsions hyperkinétiques si violentes qu’elles pouvaient littéralement leur briser le dos. En 1939, un examen radiologique réalisé au New York State Psychiatric Institute a démontré que 43 % des patients qui subissaient une convulsivothérapie par métrazol présentaient des fractures au niveau des vertèbres. Les médecins se sont donc mis à chercher un meilleur moyen de déclencher des convulsions. Au milieu des années 1930, un professeur de neuropsychiatrie italien, Ugo Cerletti, expérimentait le déclenchement de convulsions chez les chiens en leur administrant des décharges électriques directement dans la tête. Il s’est demandé si les décharges électriques pouvaient également provoquer des convulsions chez l’homme, mais ses confrères l’ont dissuadé de tenter ces expériences sur des êtres PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 216
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humains. Puis un jour, alors qu’il achetait de la viande chez son boucher, il a appris que lorsqu’ils tuaient les cochons, les bouchers leur envoyaient souvent des décharges électriques dans la tête pour mettre les animaux dans une sorte de coma anesthésique avant de leur trancher la gorge. Cerletti s’est alors posé la question suivante : une décharge électrique appliquée dans la tête d’un patient produirait-elle aussi une anesthésie avant de déclencher des convulsions ? Avant que vous ne criiez à la barbarie gratuite, il serait utile d’expliquer les circonstances qui ont conduit un médecin qualifié à envisager d’envoyer de l’électricité dans le cerveau d’une personne – une idée qui, sortie de son contexte, semble aussi horriblement absurde que la suggestion de faire tomber une pile de briques sur vos orteils pour guérir une mycose du pied. Tout d’abord, il n’existait toujours aucun traitement efficace contre la maladie mentale sévère excepté la thérapie par coma insulinique et la convulsivothérapie par métrazol, des traitements dangereux, instables et hautement invasifs. Ensuite, pour la plupart des patients, la seule alternative à ces thérapies extrêmes était le placement permanent en institution au sein d’un établissement briseur d’âmes. Après avoir vu des cochons ayant reçu des décharges devenir insensibles au couteau du boucher, Cerletti a décidé que les risques évidents d’envoyer 100 volts d’électricité à travers le crâne d’une personne en valaient la peine. En 1938, Cerletti a fait appel à son confrère, Lucino Bini, pour construire le premier appareil explicitement conçu pour administrer des décharges thérapeutiques à des humains et, avec la collaboration de Bini, il a testé l’appareil sur leurs premiers patients. Cela a fonctionné comme il l’avait rêvé : la décharge a anesthésié chacun des patients, de sorte que lorsqu’ils se sont réveillés, ils n’avaient aucun souvenir des convulsions – et PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 217
Histoire du traitement
comme avec le métrazol, leur état s’était considérablement amélioré après le réveil. À partir des années 1940, la technique de Cerletti et Bini, appelée électroconvulsivothérapie, ou ECT, a été adoptée par presque tous les grands établissements psychiatriques du monde. L’ECT était une alternative particulièrement appréciée à la thérapie par métrazol car elle était moins coûteuse, moins effrayante pour les patients (finies les sensations de catastrophe imminente), moins dangereuse (finis les dos cassés), plus simple (il suffisait d’allumer et d’éteindre la machine du bout du doigt) – et plus efficace. Les patients dépressifs en particulier présentaient souvent des améliorations spectaculaires de l’humeur après quelques séances seulement, et même si l’ECT présentait quelques effets secondaires, ce n’était rien comparé aux risques colossaux de la thérapie par coma, de la malariathérapie ou des lobotomies. C’était vraiment un traitement miracle. L’un des effets secondaires de l’ECT était l’amnésie rétrograde, mais de nombreux médecins voyaient cela comme un bonus plutôt qu’un inconvénient, puisqu’en oubliant la procédure, les patients oubliaient aussi les souvenirs désagréables de leur électrocution. Un autre effet secondaire était dû au fait que les premières procédures d’ECT étaient généralement pratiquées sous une « forme non modifiée » – ce qui revient à dire que les psychiatres n’utilisaient aucune sorte d’anesthésie ni aucun relaxant musculaire. Cela donnait lieu à des convulsions profondes qui pouvaient engendrer des fractures osseuses, même si elles étaient beaucoup moins fréquentes et destructrices que celles provoquées par les convulsions déclenchées par le métrazol. Grâce à l’introduction du suxaméthonium, une alternative synthétique au curare, associé à un anesthésique à action brève, une « forme modifiée », plus douce et beaucoup plus sûre d’ECT s’est largement répandue. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 218
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L’un des tout premiers médecins à pratiquer l’ECT aux ÉtatsUnis était Lothar Kalinowsky. Ce psychiatre d’origine allemande a émigré aux États-Unis en 1940 et s’est installé à Manhattan, où il a pratiqué la psychiatrie et la neurologie pendant plus de quarante ans. Ma première rencontre avec Kalinowsky remonte à 1976, alors que j’étais interne. Il donnait des conférences et enseignait l’ECT aux internes au St. Vincent’s Hospital. C’était un homme mince aux cheveux gris argenté, avec un fort accent allemand. Il était toujours tiré à quatre épingles, généralement vêtu d’un costume trois-pièces parfaitement ajusté, et avait une attitude distinguée et professorale. J’ai reçu une excellente formation en électroconvulsivothérapie de la part de l’homme qui avait été le premier à l’utiliser dans la psychiatrie américaine. Pour un jeune interne en médecine, l’administration de l’ECT peut être assez perturbante. Les étudiants en médecine sont exposés au même stéréotype culturel de la thérapie par électrochocs que n’importe qui : c’est un traitement horrible et barbare. Alors quand vous administrez une ECT pour la première fois, votre conscience est piquée par l’impression dérangeante que vous faites quelque chose de mal. Une tension morale monte en vous et vous devez sans cesse vous rappeler que les effets thérapeutiques de l’ECT sont prouvés par des données et des recherches approfondies. Mais dès que vous constatez les effets incroyablement réparateurs de l’ECT sur un patient gravement perturbé, tout devient beaucoup plus simple. Ce n’est pas comme la lobotomie, qui crée des zombies sans expression. Les patients sourient et vous remercient pour le traitement. C’est un peu comme quand un étudiant en médecine pratique sa première chirurgie : ouvrir l’abdomen d’un patient et farfouiller pour trouver un abcès ou une tumeur peut être horrible et déstabilisant, mais il faut faire un peu mal au patient pour l’aider beaucoup – ou même lui sauver la vie. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 219
Histoire du traitement
Le traitement psychiatrique n’a pas la réputation de produire des résultats rapides. La coutume à l’école de médecine veut que si vous voulez aller en psychiatrie, vous devez pouvoir accepter la gratification différée. Les chirurgiens constatent les résultats de leur traitement presque immédiatement après avoir refermé une incision ; pour les psychiatres, attendre que les médicaments ou la psychothérapie fassent effet, c’est comme regarder la glace fondre. Avec l’ECT, ce n’est pas le cas. J’ai vu des patients dépressifs dans un état quasi comateux bondir joyeusement hors de leur lit quelques minutes après la fin de leur ECT. Quand je pense à l’ECT, un cas précis me vient à l’esprit. Au début de ma carrière, j’ai soigné la femme d’un restaurateur réputé de New York. Jean-Claude était charismatique, cultivé et entièrement dévoué à son restaurant français qui connaissait un franc succès. Pourtant, rien, pas même son restaurant bienaimé, ne passait avant sa femme, Geneviève. C’était une belle femme d’âge moyen, qui avait été par le passé une actrice talentueuse et continuait à jouer le rôle d’une ingénue. Elle souffrait aussi d’épisodes récurrents de dépression psychotique, un trouble sévère qui se manifeste par un état dépressif, une agitation extrême et un comportement influencé par des idées délirantes. Dans les affres d’un épisode aigu, elle devenait folle et perdait tout contrôle. Son attitude habituellement attachante et irréprochable laissait place à des gémissements et des balancements. Lorsque sa détresse atteignait son paroxysme, Geneviève tremblait et se débattait dans tous les sens, déchirant souvent ses vêtements, et comme pour répondre à ses tournoiements sauvages, elle entonnait à tue-tête des chansons sinistres dans son français maternel, telle une Édith Piaf blessée. J’ai rencontré Jean-Claude pour la première fois alors que Geneviève était au beau milieu d’un de ses épisodes sévères. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 220
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D’autres médecins avaient essayé des médicaments antidépresseurs et neuroleptiques, séparément et en association, sans grand résultat. Plutôt que d’administrer les mêmes médicaments, j’ai proposé l’ECT. Après la première séance, Geneviève était plus calme et criait moins, mais elle était toujours effrayée et inquiète. Après plusieurs traitements supplémentaires étalés sur trois semaines, elle a retrouvé sa personnalité habituellement courtoise et m’a remercié en me disant que c’était la première fois qu’un psychiatre l’aidait à se sentir mieux. Ne sachant pas comment me remercier, Jean-Claude a insisté pour m’offrir un dîner dans son restaurant chaque fois que je le souhaitais. Je dois avouer que j’ai profité de son offre : durant les quelques années qui ont suivi, chaque fois que je voulais faire bonne impression à une femme avec laquelle je sortais, je l’emmenais dîner dans son chic établissement gastronomique. L’une de ces femmes est d’ailleurs devenue mon épouse. Aujourd’hui, les technologies ont évolué et permettent de calibrer au cas par cas l’ECT pour chaque patient de sorte que l’on utilise la quantité minimale absolue de courant électrique pour déclencher une convulsion. De plus, le positionnement stratégique des électrodes à des endroits spécifiques sur la tête permet de limiter les effets secondaires. Les anesthésiants modernes associés à des relaxants musculaires et à une oxygénation généreuse rendent également la procédure extrêmement sûre. L’ECT a été assidûment étudiée au cours des vingt dernières années, et l’APA, les NIH et la FDA approuvent tous son utilisation en tant que traitement sûr et efficace pour des patients souffrant de formes sévères de dépression, de manie ou de schizophrénie, ou pour les patients qui ne peuvent pas prendre de médicaments ou qui n’y répondent pas. Je trouve particulièrement ironique que le Comité Nobel ait jugé opportun de décerner des prix pour l’infection de patients PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 221
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avec des parasites du paludisme et pour la destruction chirurgicale des lobes frontaux, deux traitements éphémères qui n’étaient ni sûrs, ni efficaces, tout en ignorant Cerletti et Bini alors que leur invention a été le seul traitement somatique à devenir un pilier thérapeutique de la psychiatrie. Malgré le succès notable de l’ECT, les psychiatres du milieu du vingtième siècle attendaient toujours un traitement bon marché, non invasif et hautement efficace. Mais en 1950, un tel traitement n’était en fait qu’une utopie.
1. NdT : 2. NdT : 3. NdT : 4. NdT : 5. NdT :
Hôpital d’État Pilgrim. The Snake Pit dans la version anglaise. Hôpital d’État Rockland. Introductory Lectures on Psychoanalysis dans la version anglaise. Hôpital Sainte Elizabeth.
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Chapitre 6 Mother’s Little Helper : enfin de la médecine
Mother needs something today to calm her down And though she’s not really ill There’s a little yellow pill She goes running for the shelter of a mother’s little helper – Mick Jagger et Keith Richards
Mieux vaut être chanceux qu’intelligent. – Henry Spencer
Le chloral frémit le long de ma colonne vertébrale De nos jours, on imagine difficilement la pratique de la psychiatrie sans médicaments. Il est rare, lorsqu’on regarde la télévision américaine, de ne pas tomber sur une publicité pour un médicament antidépresseur, qui montre généralement des familles joyeuses qui gambadent sur une plage de sable ou des couples heureux qui font de la randonnée dans des forêts inondées de soleil. Les jeunes ont beaucoup plus tendance à associer
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ma profession au Prozac®, à l’Adderall® et au Xanax® qu’à imaginer des patients allongés sur un divan semaine après semaine, révélant leurs rêves et leurs fantasmes sexuels. Les écoles, universités et maisons de retraite dans tout le pays approuvent ouvertement l’utilisation généreuse de médicaments psychoactifs pour apaiser leurs malades les plus perturbateurs. Ce que l’on sait moins, c’est que la transformation spectaculaire de la psychiatrie d’une profession de psys à une profession de distributeurs de pilules n’est que le fruit du hasard. À ma naissance, il n’existait pas un seul médicament thérapeutiquement efficace contre les troubles mentaux. Pas d’antidépresseurs, de neuroleptiques ou d’anxiolytiques. Du moins, aucune sorte de médicament psychiatrique qui atténuait les symptômes des patients et leur permettait de fonctionner efficacement. Les rares traitements qui existaient pour les grandes catégories de maladie mentale (troubles de l’humeur, schizophrénie et troubles de l’anxiété) étaient tous invasifs, risqués et accablés d’effets secondaires épouvantables, et ces mesures désespérées étaient principalement utilisées pour maîtriser les pensionnaires turbulents dans les hôpitaux psychiatriques. De la même manière, les premiers médicaments psychiatriques n’avaient aucune visée curative, ou même thérapeutique. Il s’agissait d’instruments d’apaisement inefficaces. Leurs impressionnants effets secondaires n’étaient jugés acceptables que parce que leurs alternatives – les thérapies par la fièvre, la thérapie par coma, les convulsions provoquées – étaient pires encore. À la fin du dix-neuvième siècle, les hôpitaux psychiatriques avaient recours à des injections de morphine et autres drogues dérivées des opiacés pour dompter les pensionnaires récalcitrants. Les patients considéraient sans doute ce moyen comme l’un des traitements les plus agréables de l’ère victorienne. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 224
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Toutefois, cette pratique a été abolie lorsqu’on a compris que les opiacés rendaient les patients particulièrement accros. Le premier médicament modificateur du comportement couramment prescrit en dehors des établissements psychiatriques (ce que l’on appelle un psychotrope dans le jargon médical) était le chloral, un somnifère non opiacé prescrit pour lutter contre l’insomnie chez les patients anxieux et dépressifs. Comme la morphine, le chloral n’avait pas pour but de traiter les symptômes les plus importants d’un patient – par exemple l’appréhension dans les troubles de l’anxiété ou la tristesse dans la dépression. Il servait à assommer le patient. On préférait le chloral à la morphine, car sa puissance était fiable d’une dose à une autre et il pouvait être administré par voie orale, mais les patients détestaient son mauvais goût et l’haleine particulière qu’il leur donnait, connue sous le nom d’« haleine éthylique ». Et bien que moins addictif que la morphine, le chloral créait une accoutumance. Les femmes qui souffraient de « troubles nerveux » s’auto-administraient souvent ce médicament chez elles pour échapper à l’humiliation d’un placement en institution et pouvaient développer une dépendance au chloral. Dans les années 1920, l’auteure célèbre Virginia Woolf, qui était atteinte de trouble maniaco-dépressif et a été placée en institution à plusieurs reprises, prenait régulièrement du chloral. Dans son boudoir, elle écrivait à sa maîtresse, Vita Sackville-West, et lui parlait des effets du médicament : « Bonne nuit, j’ai tant sommeil, le chloral frémissant le long de ma colonne vertébrale, que je ne peux pas écrire, ni arrêter d’écrire. Je me sens comme un papillon de nuit, les yeux écarlates et lourds, couverte d’un tendre duvet – un papillon sur le point de se poser sur un doux buisson. Oh si seulement ! Mais c’est inconvenant. » Quand ses propriétés somnifères ont été universellement connues, le chloral a rapidement gagné en notoriété, devenant PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 225
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sans doute le premier médicament utilisé pour neutraliser subrepticement une victime. Le fait d’ajouter quelques gouttes de chloral dans le verre de quelqu’un a donné naissance à l’expression anglaise « slip him a mickey » 1. (L’expression fait sans doute référence à un barman de Chicago, « Mickey » Finn, qui ajoutait du chloral dans les verres des clients qu’il voulait détrousser.) Le simple fait d’endormir un patient réduisait immanquablement ses symptômes. Après tout, quand on perd connaissance, les angoisses, les idées délirantes et les manies disparaissent, tout comme les tics nerveux, les divagations et l’incapacité à tenir en place. Partant de cette simple constatation, les psychiatres n’ont pas eu à chercher bien loin pour extrapoler l’hypothèse selon laquelle, en prolongeant le sommeil de leurs patients, ils pourraient également atténuer leurs symptômes pendant leurs périodes d’éveil. Au tournant du dix-neuvième siècle, le psychiatre écossais Neil MacLeod a testé un puissant sédatif dénommé bromure de sodium sur un certain nombre de maladies mentales. Il soutenait qu’en rendant les patients inconscients pendant une période prolongée, il pouvait entraîner une rémission totale de leurs troubles mentaux, qui durait parfois plusieurs jours, voire plusieurs semaines. Il a donné à son traitement le nom de « thérapie par sommeil profond » – un sobriquet intéressant, car qui ne se sent pas rajeuni après un sommeil réparateur ? Malheureusement, il y a une grosse différence entre le sommeil profond naturel et le sommeil produit par une substance chimique suffisamment puissante pour assommer un éléphant. La thérapie par sommeil profond peut produire d’innombrables effets secondaires inquiétants, parmi lesquels le coma, un collapsus cardiovasculaire et un arrêt respiratoire ; l’un des patients de MacLeod lui-même est décédé pendant ses expériences. La PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 226
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difficulté résidait aussi dans la détermination de la bonne dose. Certains patients dormaient une journée ou deux de plus que prévu. Ce qui posait le plus problème était le fait que le bromure est une toxine qui s’accumule dans le foie et devient de plus en plus nocive à chaque administration. Dans un premier temps, les composés à base de bromure ont rapidement fait fureur dans les hôpitaux psychiatriques publics, car ils étaient moins chers et plus faciles à produire que le chloral et que leurs effets étaient plus puissants. La « cure de sommeil au bromure » a brièvement été reprise par d’autres médecins, elle aussi, avant d’être abandonnée car trop dangereuse. Même si la morphine, le chloral et le bromure étaient tous des sédatifs rudimentaires et addictifs associés à des effets secondaires néfastes, l’idée selon laquelle le sommeil provoqué par des médicaments avait des effets thérapeutiques s’est solidement installée vers le début de la Seconde Guerre mondiale. (Sauf, bien sûr, chez les psychanalystes, qui ont rejeté les somnifères du revers de la main, soutenant qu’ils ne résolvaient en rien les conflits inconscients qui étaient véritablement à l’origine de toute maladie mentale.) Pour autant, aucun psychiatre, psychanalyste ou autre ne pensait qu’il existerait un jour un médicament ciblant les symptômes de la maladie mentale ou permettant à un patient de mener une vie normale – du moins jusqu’en 1950, année de la découverte du premier médicament psychotrope, un médicament qui procurait de véritables bienfaits thérapeutiques à un esprit tourmenté. Malgré l’impact considérable de ce médicament, je parie que vous n’en avez jamais entendu parler : il s’agit du méprobamate. D’abord commercialisé aux États-Unis sous l’appellation Miltown®, ce médicament synthétique soulageait l’anxiété et produisait une sensation de calme sans endormir les patients. Dans le premier article approuvé par un comité de lecture PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 227
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décrivant le méprobamate, l’auteur qualifiait ses effets de « tranquillisants », d’où le nom de la première catégorie de psychotropes : les tranquillisants. Les psychanalystes dénigraient le méprobamate, lui reprochant de n’être qu’une autre diversion chimique qui cachait la maladie mentale plutôt que de la traiter, mais les freudiens étaient les seuls à le dédaigner : le méprobamate n’était pas seulement le premier psychotrope au monde, c’était également le premier blockbuster de la catégorie. En 1956, un nombre ahurissant de 36 millions de prescriptions pour ce tranquillisant avait été délivré ; une prescription sur trois aux États-Unis concernait le méprobamate. Il était indiqué pour tout, de la psychose à l’addiction, et a fini par être associé aux femmes au foyer surmenées – ce qui lui a valu le surnom populaire de « Mother’s Little Helper » 2, immortalisé par les Rolling Stones. Dans les années 1960, le méprobamate a été supplanté par l’arrivée sur le marché du Librium® et du Valium®, une nouvelle génération de tranquillisants connus dans le monde entier. (Les benzodiazépines contemporaines les plus vendues sont le Xanax®, contre l’anxiété, et l’Ambien®, contre l’insomnie.) Tous ces médicaments trouvent leur origine dans la thérapie par sommeil profond de MacLeod développée à l’aube du vingtième siècle. L’efficacité du méprobamate dans la réduction des symptômes des troubles de l’anxiété légers était incontestable, mais il n’a pas déclenché de révolution pharmaceutique, comme les antibiotiques pour les infections bactériennes, l’insuline pour le diabète ou les vaccins pour les maladies infectieuses. Il n’avait aucun effet sur les hallucinations troublantes, la douloureuse mélancolie ou la manie frénétique des patients enfermés dans les hôpitaux psychiatriques publics. Il n’offrait donc aucun espoir de guérison à ces pauvres âmes qui souffraient d’une PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 228
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maladie mentale sévère. Même après le succès psychiatrique foudroyant du méprobamate, la perspective de trouver une simple pilule qui soulagerait la psychose semblait aussi fantaisiste que les idées délirantes des schizophrènes et aussi lointaine que les hôpitaux dans lesquels ils étaient emprisonnés. Le médicament de Laborit En 1949, un chirurgien français du nom de Henri Laborit cherchait un moyen de diminuer le choc opératoire – c’està-dire la baisse de la tension artérielle et l’accélération du rythme cardiaque qui se produisent souvent après une intervention chirurgicale lourde. D’après l’une des hypothèses dominantes à l’époque, le choc opératoire était dû à la réaction excessive du système nerveux autonome d’un patient au stress. (Le système nerveux autonome est le circuit inconscient qui contrôle notre respiration, notre rythme cardiaque, notre tension artérielle et d’autres fonctions vitales de notre organisme.) Laborit pensait qu’en trouvant un composé qui inhiberait le système nerveux autonome, il augmenterait la sécurité des procédures chirurgicales. Travaillant dans un hôpital militaire français en Tunisie – pas vraiment l’épicentre du monde médical –, Laborit a testé un groupe de composés dénommés antihistaminiques. De nos jours, ces médicaments sont couramment utilisés pour traiter les allergies et les symptômes du rhume, mais à l’époque, les chercheurs venaient de découvrir que les antihistaminiques affectaient le système autonome. Laborit a remarqué qu’en administrant une forte dose d’un antihistaminique spécifique, la chlorpromazine, à ses patients avant une intervention chirurgicale, leur attitude changeait considérablement : ils devenaient indifférents à l’intervention imminente, et cette apathie persistait après la fin PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 229
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de l’opération. Laborit a écrit le commentaire suivant sur cette découverte : « J’ai demandé à un psychiatre militaire de me regarder opérer certains de mes patients de type méditerranéen qui étaient nerveux et anxieux. Après cela, il était d’accord avec moi pour dire que les patients étaient remarquablement calmes et détendus. » Impressionné par les effets psychologiques considérables du médicament, Laborit s’est demandé si la chlorpromazine pouvait être utilisée pour gérer les troubles psychiatriques. En 1951, suivant son intuition, Laborit a administré une dose de chlorpromazine par voie intraveineuse à un psychiatre en bonne santé d’un hôpital psychiatrique français qui s’est porté volontaire pour servir de cobaye humain afin de faire part de ses réactions sur les effets psychologiques du médicament. Au départ, le psychiatre n’a signalé « aucun effet méritant d’être mentionné, à l’exception d’un certain sentiment d’indifférence ». Puis, lorsqu’il s’est levé pour aller aux toilettes, il s’est évanoui, à cause d’une chute de sa tension artérielle – un effet secondaire du produit. Après cet événement, le directeur du service de psychiatrie de l’hôpital a interdit toute autre expérience avec la chlorpromazine. Ne se laissant pas décourager, Laborit a tenté de convaincre un groupe de psychiatres d’un autre hôpital de tester le médicament sur leurs patients psychotiques. Sa proposition n’a pas suscité un grand enthousiasme puisque l’on croyait à l’époque que les symptômes turbulents de la schizophrénie ne pouvaient être atténués qu’avec des sédatifs puissants, et que la chlorpromazine n’était pas un sédatif. Mais Laborit a persévéré et a finalement convaincu un psychiatre sceptique de tester son médicament sur un patient schizophrène. Le 19 janvier 1952, la chlorpromazine a été administrée à Jacques L., un patient psychotique de vingt-quatre ans PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 230
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particulièrement agité et enclin à la violence. Après l’administration par voie intraveineuse du médicament, Jacques s’est vite apaisé et est devenu calme. Après trois semaines continues sous chlorpromazine, Jacques a repris toutes ses activités normales. Il a même fait une partie entière de bridge. En fait, il a tellement bien réagi que ses médecins, sidérés, l’ont autorisé à sortir de l’hôpital. C’était tout bonnement miraculeux : un médicament avait vraisemblablement anéanti les symptômes psychotiques d’un patient incontrôlable et lui avait permis de quitter l’hôpital et de réintégrer la société. L’énorme différence entre les effets de la chlorpromazine et ceux des sédatifs et tranquillisants, c’était sa capacité à réduire l’intensité des symptômes psychotiques – hallucinations, idées délirantes et pensée désorganisée – de la même manière que l’aspirine atténue l’intensité d’un mal de tête ou fait baisser la fièvre. Une de mes amies, atteinte de schizophrénie, la juriste Elyn Saks, écrit dans ses mémoires, The Center Cannot Hold : My Journey Through Madness, que les neuroleptiques agissent plutôt comme un variateur d’intensité que comme un bouton marche/arrêt. Lorsque ses symptômes sont au plus haut, elle entend des voix aiguës qui profèrent de pénibles insultes à son encontre ou crient des ordres auxquels elle doit obéir ; les médicaments atténuent progressivement ses symptômes au point qu’elle entend toujours des voix, mais elles sont distantes, ténues, retournent à l’arrière-plan et ne sont plus pénibles ni contraignantes. L’utilisation de la chlorpromazine comme neuroleptique – le premier neuroleptique – a balayé les hôpitaux psychiatriques européens tel un raz-de-marée. En revanche, aux États-Unis, pays obsédé par la psychanalyse, la réaction au remède miracle a été plus modérée. Le groupe pharmaceutique Smith, Kline & French (prédécesseur de GlaxoSmithKline) a obtenu l’autorisation de PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 231
Histoire du traitement
distribuer la chlorpromazine aux États-Unis, où elle a reçu la dénomination commerciale américaine Thorazine® (en Europe, elle s’appelait Largactil®), et a lancé une importante campagne de promotion pour convaincre les écoles de médecine et les départements de psychiatrie de la tester sur leurs patients. Mais les psys américains ont tourné en ridicule le médicament de Laborit, le qualifiant d’« aspirine psychiatrique », et se sont contentés d’ignorer ce qu’ils considéraient comme un sédatif de plus, comme le chloral et les barbituriques – un troublant chant des sirènes qui a écarté les psychiatres crédules de leur véritable mission, celle de déterrer les graines de la névrose profondément ensevelies dans l’inconscient. Au départ, le groupe Smith, Kline & French a été décontenancé et frustré par l’accueil impassible réservé à la chlorpromazine. Pour la première fois de l’histoire, il détenait un médicament miracle reconnu pour traiter les symptômes de la psychose, mais il ne parvenait à convaincre personne en Amérique de son importance. L’entreprise a finalement trouvé une stratégie gagnante : plutôt que de cibler les psychiatres en leur promettant un remède formidable, elle viserait les gouvernements des États en leur servant un argument étonnamment moderne. Abordant les questions de l’« économie de la santé » et de la « réduction des coûts », Smith, Kline & French a soutenu qu’en utilisant la chlorpromazine, les établissements psychiatriques financés par l’État seraient en mesure de faire sortir les patients plutôt que de les enfermer pour toujours. Certains de ces établissements – plus préoccupés par le bénéfice net que par les débats philosophiques sur la nature fondamentale de la maladie mentale – ont testé la Thorazine® sur leurs patients permanents. Ils ont obtenu des résultats époustouflants, tout comme les psychiatres français l’avaient préalablement démontré et comme Smith, Kline & French l’avait promis. Tous PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 232
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les patients, sauf les cas les plus désespérés, ont vu leur état s’améliorer, et un grand nombre de pensionnaires de longue date ont été renvoyés chez eux. Après ce succès, la chlorpromazine a suscité l’engouement au sein de la psychiatrie américaine. Chaque hôpital psychiatrique a commencé à utiliser le médicament de Laborit comme traitement de première intention pour ses patients psychotiques. Au cours des quinze années qui ont suivi, les recettes de Smith, Kline & French ont doublé à trois reprises. En 1964, plus de dix mille articles approuvés par un comité de lecture avaient été publiés sur la chlorpromazine, et plus de cinquante millions de personnes dans le monde avaient reçu ce traitement. On ne saurait exagérer la nature historique de la découverte de Laborit. Un médicament sortant de nulle part pouvait soulager la folie de dizaines de millions d’hommes et de femmes désemparés – des âmes qui, si souvent, n’avaient pas eu d’autre choix que le placement permanent en institution. Ils pouvaient désormais rentrer chez eux et, encore plus incroyable, commencer à mener une vie stable et même utile. Ils avaient la possibilité de travailler, d’aimer et – pourquoi pas – de fonder une famille. Tout comme l’antibiotique dénommé streptomycine a vidé les sanatoriums des patients atteints de tuberculose et le vaccin antipolio a rendu le poumon d’acier obsolète, l’adoption généralisée de la chlorpromazine a marqué le début de la fin des hôpitaux psychiatriques. Elle a aussi marqué la fin des aliénistes. Ce n’est pas une coïncidence si la population asilaire a commencé à baisser, après avoir atteint son niveau record, aux États-Unis exactement la même année que le lancement de la Thorazine®. Un siècle et demi après que Philippe Pinel libérait de leurs chaînes les pensionnaires de l’hospice parisien de la Salpêtrière, PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 233
Histoire du traitement
un autre médecin français sortait des patients de leur internement mental. Après un combat qui a semblé interminable, la psychiatrie pouvait enfin répondre à la question « Comment traiter la maladie mentale sévère ? » Le composé G 22355 Envieux des gigantesques profits générés par la chlorpromazine, d’autres laboratoires pharmaceutiques ont cherché leur propre neuroleptique tout au long des années 1950. Il leur arrivait souvent de faire équipe avec des psychiatres qui les aidaient dans leurs recherches. C’est ainsi que le laboratoire pharmaceutique suisse Geigy, prédécesseur de Novartis, a approché Roland Kuhn, médecin-chef dans un hôpital psychiatrique de Münsterlingen, en Suisse, sur les rives du lac de Constance. Alors âgé de trente-huit ans, Kuhn était un psychiatre cultivé et de grande stature, doté d’une maîtrise exceptionnelle des sciences humaines associée à une formation en biochimie. Geigy a proposé à Kuhn de lui fournir des composés expérimentaux pour qu’il les teste sur ses patients, proposition que Kuhn a immédiatement acceptée. Fin 1955, le chef de pharmacologie de Geigy a rencontré Kuhn dans un hôtel de Zurich, pour lui présenter un tableau dans lequel étaient griffonnées à la main les structures chimiques de quarante composés différents disponibles pour des tests. « Choisissez-en un », lui a demandé le pharmacologue. Kuhn a minutieusement passé en revue la multitude de molécules, puis a pointé du doigt celle qui ressemblait le plus à la chlorpromazine, une molécule portant le nom de « composé G 22355 ». Kuhn a ainsi administré le G 22355 à quelques dizaines de patients, mais le médicament n’a pas provoqué la réduction spectaculaire des symptômes obtenue avec la chlorpromazine. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 234
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Bien entendu, comme chaque chercheur en pharmacologie le sait, l’échec est généralement le sort réservé à tous les composés expérimentaux – la plupart des médicaments que l’on trouve dans le commerce n’étant découverts qu’après que des dizaines, voire des centaines de milliers de produits chimiques candidats ont été testés et abandonnés. L’étape suivante la plus logique aurait été que Kuhn choisisse un nouveau composé dans le tableau de Geigy et fasse un nouvel essai. Mais Kuhn a préféré prendre une décision particulièrement étrange, qui allait affecter des millions de vies. Le premier neuroleptique n’a pas été découvert grâce à un programme de recherche méthodique élaboré par Big Pharma ; il a été découvert par pur accident, alors qu’un médecin solitaire suivait son intuition concernant un traitement expérimental contre le choc opératoire. Cette fois, un psychiatre solitaire décidait d’abandonner la mission qui lui avait été confiée – trouver une imitation de la chlorpromazine – afin de suivre son propre pressentiment concernant une maladie qui lui tenait plus à cœur que la schizophrénie : la dépression. Même dans les premiers jours de la psychiatrie, la schizophrénie et la dépression ont presque toujours été considérées comme des pathologies distinctes : la folie et la mélancolie. Après tout, les pires symptômes de la psychose étaient de nature cognitive, alors que les symptômes les plus graves de la dépression concernaient les émotions. Lorsque le laboratoire Geigy a engagé Kuhn, il n’y avait aucune raison de croire qu’une classe de médicaments qui atténuaient les hallucinations des patients psychotiques améliorerait aussi l’humeur des patients dépressifs. Mais Kuhn avait ses propres idées bien ancrées sur la nature de la dépression. Il rejetait l’explication psychanalytique standard selon laquelle les personnes dépressives souffraient d’une colère PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 235
Histoire du traitement
enfouie envers leurs parents et ne croyait donc pas que la dépression doive être traitée par la psychothérapie. Bien au contraire : il partageait l’hypothèse des psychiatres biologiques qui voulait que la dépression soit le résultat d’un dysfonctionnement nerveux non identifiable. Néanmoins, Kuhn détestait le traitement « biologique » dominant de la dépression, la thérapie par sommeil ; d’après lui, elle ne visait pas les symptômes de la dépression, mais utilisait la vulgaire puissance des produits chimiques pour donner un coup de massue à la conscience du patient. Voici ce que Kuhn a écrit à un collègue à ce sujet : « Combien de fois ai-je pensé que nous devions améliorer le traitement par l’opium. Mais comment faire ? » Sans en informer Geigy, Kuhn a administré le G 22355 à trois patients qui souffraient d’une dépression sévère. Au bout de quelques jours, les patients ne présentaient aucun signe d’amélioration. Ce résultat contrastait fortement avec les sédatifs comme la morphine ou le chloral, ou même avec la chlorpromazine elle-même, qui produisaient souvent des effets spectaculaires dans les heures, ou même les minutes suivant l’administration. Pour des raisons que Kuhn était le seul à connaître, il a malgré tout continué d’administrer le G 22355 à ses patients. Le matin du 18 janvier 1956, sixième jour de traitement, une patiente prénommée Paula s’est réveillée avec le sentiment d’avoir changé. Les infirmières ont constaté que Paula avait plus d’énergie et était anormalement loquace et sociable. Quand Kuhn l’a examinée, sa mélancolie s’était nettement améliorée et, pour la première fois, elle faisait preuve d’optimisme pour son avenir. C’était tout simplement aussi stupéfiant que lorsque le premier patient de Laborit, Jacques L., a joué une partie entière de bridge. Quelques jours après Paula, les deux autres patients ont commencé à présenter des signes impressionnants de PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 236
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rétablissement. Kuhn a présenté à Geigy son expérience non autorisée en ces termes enthousiastes : « Les patients se sentent moins fatigués, le sentiment de pesanteur décroît, les inhibitions sont moins marquées et l’humeur s’améliore. » Aussi incroyable que cela puisse paraître, Geigy n’a manifesté aucun intérêt pour la découverte de Kuhn. Le laboratoire était obsédé par l’idée de trouver un neuroleptique qui concurrencerait la chlorpromazine, et non par celle d’explorer un traitement radical et inconnu contre la mélancolie. Ignorant totalement Kunh, Geigy a immédiatement envoyé le G 22355 à d’autres psychiatres, en leur ordonnant de tester le composé sur des schizophrènes exclusivement, sans jamais parler de ses effets potentiels sur la dépression. La direction de Geigy a une fois encore snobé Kuhn l’année suivante, lorsque, assistant à un congrès de psychopharmacologie à Rome, il a renouvelé sa demande visant à étudier le G 22355 comme médicament luttant contre la dépression. La découverte isolée de Kuhn semblait destinée aux oubliettes de l’histoire de la médecine. Il a essayé d’intéresser d’autres chercheurs, mais ils ont, eux aussi, haussé les épaules comme un seul homme. Quand Kuhn a présenté un article sur le G 22355 lors d’un congrès scientifique à Berlin, une dizaine de personnes seulement se sont déplacées. À la fin de son intervention – dans laquelle il décrivait le premier traitement pharmacologique efficace contre la dépression au monde –, aucune des personnes présentes n’a posé de question. Dans l’auditoire se trouvait Frank Ayd, psychiatre américain et fervent catholique, qui m’a expliqué, quelques années plus tard : « Les paroles de Kuhn étaient comme celles de Jésus : elles étaient incomprises par ceux qui détenaient le pouvoir. Je me demande si une seule personne présente dans cette salle a compris que nous assistions à l’annonce d’un médicament qui révolutionnerait le traitement des troubles de l’humeur. » PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 237
Histoire du traitement
Mais comme pour le médicament de Laborit, le destin – ou la chance – a frappé à nouveau. Un actionnaire et associé influent de Geigy, Robert Boehringer, connaissant les compétences de Kuhn en matière de troubles de l’humeur, lui a demandé s’il pouvait faire quelque chose pour sa femme, qui souffrait de dépression. Sans hésitation, Kuhn lui a recommandé le G 22355 – en n’oubliant pas de lui rappeler que sa société refusait de développer le médicament. Après une semaine de traitement avec le composé expérimental, la dépression de Mme Boehringer avait disparu. Enchanté, Boehringer a commencé à faire pression sur la direction de Geigy afin que le laboratoire développe le médicament en tant qu’antidépresseur. Sous la pression d’un partenaire aussi influent (Boehringer possédait aussi sa propre société pharmaceutique), Geigy a changé de cap, a lancé les essais formels du G 22355 chez l’homme sur des patients dépressifs et a fini par donner au composé sa propre dénomination : l’imipramine. En 1958, Geigy présentait l’imipramine au grand public. C’était le premier d’une nouvelle classe de médicaments connus sous le nom d’antidépresseurs tricycliques – d’après la structure moléculaire des composés, constitués de trois anneaux moléculaires reliés. (Lorsqu’on nomme un médicament d’après sa structure chimique plutôt que d’après son mécanisme physiologique, nul doute que personne ne sait comment il fonctionne. Il existe une autre classe d’antidépresseurs, qui portent le nom d’inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine ou ISRS ; il va sans dire que depuis, les chercheurs ont compris qu’ils ont pour effet d’inhiber la recapture par les neurones du neurotransmetteur qu’est la sérotonine.) Contrairement à la chlorpromazine, l’imipramine a été un succès mondial immédiat, accueilli par les psychiatres en Europe comme en Amérique.
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D’autres sociétés pharmaceutiques ont rapidement commercialisé une multitude d’antidépresseurs tricycliques, tous des copies de l’imipramine. On ne saurait surestimer le prodigieux impact de la chlorpromazine et de l’imipramine sur la pratique de la psychiatrie. Moins de dix ans après la sortie de la Thorazine® aux États-Unis, toute la profession s’était complètement métamorphosée. Deux de ses maladies emblématiques, la schizophrénie et la dépression, ont été reclassées de « complètement incurables » à « globalement gérables ». Seul le trouble maniaco-dépressif, le dernier fléau mental de l’humanité, était encore dépourvu de traitement et d’espoir. La sérendipité aux antipodes Alors que ces découvertes accidentelles de traitements miracles se produisaient en Europe, un médecin inconnu dans un coin obscur du monde médical menait discrètement son propre cheval de bataille professionnel : trouver un remède contre la manie. John Cade était psychiatre de formation, mais il a servi comme chirurgien dans l’armée australienne pendant la Seconde Guerre mondiale. En 1942, il a été capturé par les Japonais pendant leur conquête de Singapour et enfermé dans le camp de Changi, où il a observé le comportement perturbé de ses compagnons prisonniers de guerre, souvent associé à un traumatisme du combat. Ils tremblaient, hurlaient, bredouillaient bêtement. Frappé par la similitude qu’il a constatée entre ces symptômes provoqués par la guerre et ceux produits par la manie, Cade a émis l’hypothèse que le comportement quasi maniaque des prisonniers pouvait être dû à une toxine produite par l’organisme sous l’effet du stress. Peut-être ces spéculations médicales l’ont-elles aidé à supporter les nuits étouffantes qu’il a passées dans sa cellule humide et exiguë. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 239
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Cade a fini par être libéré et, après la guerre, il a poursuivi sa théorie associant la toxine et la manie au Bundoora Repatriation Mental Hospital 3 de Melbourne. Ses expériences étaient simples, voire quelque peu rudimentaires : il injectait de l’urine de patients maniaques dans l’abdomen de cobayes. L’acide urique, que l’on trouve dans l’urine, est un métabolite naturellement présent chez l’homme. Puisqu’une concentration excessive en acide urique provoque la goutte, Cade supposait que l’acide urique pouvait aussi provoquer la manie s’il s’accumulait dans le cerveau. Après avoir rempli le ventre des cobayes d’urine humaine, Cade a constaté qu’ils avaient « une activité accrue et incohérente ». Il a interprété ces comportements pseudomaniaques comme une confirmation de sa théorie de la toxine, bien que l’on puisse aussi en conclure que n’importe quelle créature aurait une activité incohérente après avoir reçu une seringue d’urine étrangère dans le ventre. D’après le raisonnement de Cade, l’étape suivante consistait à trouver un composé qui neutraliserait l’acide urique, la toxine censée être à l’origine de la manie. L’acide urique n’étant pas soluble dans l’eau (c’est pourquoi il s’accumule chez les personnes souffrant de goutte), il a décidé d’ajouter à l’urine de personnes maniaques un produit chimique qui dissoudrait l’acide urique et aiderait les cobayes (et probablement les patients maniaques) à l’excréter plus facilement, ce qui atténuerait la manie des cobayes. Arrêtons-nous un moment ici pour remettre en perspective l’expérience de Cade. Rappelez-vous : Henri Laborit étudiait une théorie (en grande partie incorrecte) sur le choc opératoire lorsqu’il a découvert le premier neuroleptique par pur accident. Roland Kuhn, sans aucune raison logique, a décidé de déterminer si un composé contre la psychose serait plus indiqué pour remonter le moral des personnes dépressives, découvrant ainsi PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 240
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le premier antidépresseur. Ces exemples montrent clairement que le processus qui a conduit à ces découvertes capitales n’était pas un processus rationnel, mais plutôt guidé par l’intuition et la sérendipité. Et à présent, puisque les toxines métaboliques n’ont absolument rien à voir avec la manie, John Cade cherchait à démontrer l’hypothèse parfaitement infondée selon laquelle la manie pourrait être éradiquée en trouvant le bon solvant pour dissoudre l’acide urique. Le solvant choisi par Cade était le carbonate de lithium, un composé connu pour sa capacité à dissoudre l’acide urique. Cade a donc commencé par injecter de l’« urine de patient maniaque » à ses cobayes, puis leur a injecté du carbonate de lithium. Il a été ravi de constater que les cobayes précédemment « maniaques » se calmaient rapidement. Cade a interprété ce résultat comme une autre confirmation de sa théorie de la toxine. Après tout, les cobayes se calmaient parce qu’ils excrétaient correctement l’acide urique, n’est-ce pas ? Malheureusement pour Cade, lorsqu’il a testé d’autres solvants de l’acide urique sur les animaux, ils n’ont pas eu d’effets calmants. Peu à peu, il a compris que l’apaisement des cobayes n’était pas dû à la dissolution de l’acide urique. Il se passait quelque chose avec le lithium. À sa décharge, étant un scientifique, Cade a abandonné sa théorie de la manie liée à la toxine, en l’absence de données venant l’étayer. Il a préféré se jeter à corps perdu dans le développement du carbonate de lithium comme traitement de la maladie mentale, sans avoir la moindre idée de la raison pour laquelle il apaisait les animaux hyperactifs. En 1949, Cade a testé le lithium à petite échelle sur des patients ayant reçu un diagnostic de manie, de psychose et de mélancolie. Son effet sur le comportement frénétique des patients maniaques a été tout simplement extraordinaire. L’effet calmant était si puissant PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 241
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que Cade a élaboré une nouvelle hypothèse : la manie était provoquée par un déficit physiologique en lithium. La deuxième théorie de Cade n’a pas tenu plus longtemps que la première, contrairement à son traitement. Véritable cadeau du ciel, le lithium est aujourd’hui utilisé partout dans le monde comme médicament de première intention pour traiter le trouble bipolaire. En l’absence de traitement – et avant la découverte du lithium, c’était toujours le sort réservé au trouble bipolaire –, la maladie provoquait des dommages considérables sur le cerveau et pouvait être fatale, comme l’a démontré la mort prématurée de l’ami de Philippe Pinel. Autre victime du trouble bipolaire : Philip Graham, le célèbre directeur de la publication du Washington Post. Le 3 août 1963, profitant d’une brève sortie de l’hôpital psychiatrique Chestnut Lodge, où il recevait un traitement psychanalytique pour son trouble maniaco-dépressif, il s’est rendu dans sa maison de campagne et s’est suicidé avec un de ses fusils de chasse. Sa veuve, Katherine Graham, n’a jamais pardonné à la communauté psychiatrique de l’avoir abandonné. Le plus triste, c’est que le lithium était déjà disponible lorsqu’il est mort, même s’il a fallu attendre 1970 pour que son utilisation soit autorisée aux États-Unis. Administré selon la posologie appropriée, le lithium stabilise les violentes sautes d’humeur du trouble bipolaire, permettant à ceux qui souffrent de la maladie de mener une vie normale. À ce jour, le lithium reste le stabilisateur de l’humeur (c’est le nom donné à la classe de médicaments destinés au traitement du trouble bipolaire) le plus efficace, bien qu’il existe aujourd’hui d’autres médicaments de cette catégorie. En 1960 – après un siècle et demi à tâtonner dans l’obscurité –, la psychiatrie disposait de traitements fiables pour les trois types de maladie mentale sévère. Ce qui distinguait la PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 242
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chlorpromazine, l’imipramine et le lithium des sédatifs et tranquillisants antérieurs, c’était qu’ils ciblaient directement les symptômes psychiatriques selon un modèle clé-serrure. Les sédatifs et les tranquillisants produisaient les mêmes variations psychiques générales chez tout le monde, que l’on souffre d’un trouble mental ou non, tandis que les neuroleptiques, les antidépresseurs et les stabilisateurs de l’humeur atténuaient les symptômes de la maladie sans produire aucun effet sur les personnes saines. Mieux encore, les nouveaux médicaments n’étaient pas addictifs et ne provoquaient pas d’euphorie, contrairement aux barbituriques ou aux opiacés. Ils n’étaient donc pas particulièrement intéressants pour les asymptomatiques inquiets et ne créaient pas d’accoutumance chez les personnes souffrant de maladie mentale. Malheureusement, puisque ces nouvelles classes de médicaments ne créaient pas d’accoutumance, de nombreux patients ne se sentaient pas obligés de continuer à les prendre quand leurs symptômes avaient disparu. C’était particulièrement vrai pour la chlorpromazine, l’imipramine et le lithium, qui présentaient divers effets secondaires indésirables, notamment si les doses n’étaient pas correctement adaptées. Mais pour la plupart des patients (et leurs familles), les effets secondaires des psychotropes étaient largement compensés par le soulagement quasi miraculeux de leurs symptômes chroniques et éprouvants. J’ai moi-même ressenti personnellement les effets exceptionnels de chaque classe de psychotropes. Pendant mon cours de pharmacologie à l’école de médecine, mon professeur nous a demandé d’absorber un certain nombre de médicaments au cours du semestre, à raison d’une dose chaque semaine. Tous les vendredis, nous recevions une petite tasse de liquide à avaler. Notre travail consistait à décrire les effets que nous constations au cours des heures qui suivaient, puis à deviner de quel PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 243
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médicament il s’agissait. Nous connaissions les réponses possibles – parmi lesquelles l’alcool, l’amphétamine, le sédatif Seconal®, le Valium®, la Thorazine®, l’antidépresseur Tofranil® et un placebo) –, mais l’identité de chaque médicament ne nous était révélée que lorsque nous avions terminé toute la série. J’ai été stupéfait par les résultats. Je n’avais trouvé aucun médicament, à part la Thorazine® ; avec ce neuroleptique, je m’étais senti fatigué et morose, réfléchir me demandait un effort pénible et j’étais indifférent à tout ce qui se passait autour de moi. Plus tard, alors que j’étais interne, j’ai essayé le lithium, mais je n’ai pas ressenti grand-chose à part une grande soif et l’envie paradoxale d’uriner. L’efficacité ahurissante des médicaments psychiatriques a commencé à transformer la nature fondamentale de la psychiatrie – et à rehausser son statut professionnel. Le mouton noir de la médecine pouvait réintégrer le troupeau car il avait enfin des remèdes. Le président Kennedy, dans un discours devant le Congrès en 1963, a mis l’accent sur la révolution que connaissait la santé mentale : « Les nouveaux médicaments trouvés et mis au point ces dernières années permettent à la plupart des personnes atteintes de troubles mentaux d’être traitées rapidement et efficacement dans leur propre communauté et de se sentir à nouveau utiles dans la société. Grâce à ces avancées majeures, un internement permanent ou prolongé dans des hôpitaux psychiatriques immenses et tristes est devenu obsolète. » Il va sans dire que la transformation de la psychiatrie a également transformé le psychiatre. Les pionniers de la psychopharmacologie Il m’est arrivé plusieurs fois, pendant mes années de premier cycle à l’université de Miami à Oxford, Ohio, de m’imaginer PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 244
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chirurgien, obstétricien, cardiologue, radiologue, neurologue et, parfois, psychiatre. Les écrits de Sigmund Freud ont été mon premier contact avec la médecine de l’esprit et la possibilité de sonder l’organe le plus séduisant du corps humain par une analyse approfondie. Mais c’est un tout autre type de rencontre qui m’a fait découvrir la possibilité de comprendre le cerveau à travers la biologie, la chimie et les circuits neuronaux. Alors que je travaillais sur cet ouvrage, j’ai découvert que Bob Spitzer et moi avions un point commun dans notre parcours professionnel : une expérience de jeunesse avec le LSD. Dans les années 1960, la consommation de drogues hallucinogènes était une sorte de rite de passage pour ceux qui approchaient de l’âge de la majorité. Mais je suppose que l’idée que je me faisais des acides était plutôt atypique. En 1968, lorsque j’étais en première – c’était l’année où les Beatles ont sorti leur film psychédélique Yellow Submarine et un an avant le Festival de Woodstock à Bethel, New York – j’ai décidé d’essayer les drogues psychédéliques. Je ne me suis pas vraiment jeté sur la dernière « nouveauté » des hippies. Prudent par nature, j’ai d’office pensé aux drogues récréatives les plus couramment utilisées – marijuana, excitants, calmants, hallucinogènes – et j’ai pesé le pour et le contre pour chacune d’entre elles, comme le font la plupart des gens qui réfléchissent à acheter une nouvelle voiture. J’ai décidé que mon objectif (peut-être un peu trop ambitieux) était d’élargir ma connaissance du monde et d’éclaircir le mystère que j’étais. Après avoir lu plusieurs livres passionnants de la contre-culture décrivant en détail les tumultueux voyages hallucinatoires suscités par les hallucinogènes, notamment Les variétés de l’expérience religieuse 4, Les portes de la perception 5 et L’Herbe du diable et la Petite Fumée 6, je me suis dit que j’avais enfin trouvé la drogue que je cherchais : la reine des drogues psychédéliques, le diéthylamide de l’acide lysergique. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 245
Histoire du traitement
J’ai décidé de prendre un trip avec ma petite amie, Nancy, et comme d’habitude, j’ai méticuleusement planifié chaque détail du grand événement. Le LSD se présentait sous forme de carrés de papier absorbant, que l’on appelait buvards d’acide. Nancy et moi en avons avalé deux petits carrés chacun (soit environ 100 microgrammes), et nous sommes rendus sur le campus par une chaude après-midi de printemps. À peine quinze minutes plus tard, j’ai ressenti des picotements dans tout le corps, qui partaient de mon ventre et remontaient vers tout mon corps. Rapidement, mes perceptions visuelles, auditives et tactiles ont commencé à fluctuer et à s’intensifier. L’herbe et les arbres me semblaient plus brillants, l’éclat de leur couleur quasi spectaculaire. Mes mains sont devenues un sujet d’émerveillement et émettaient des motifs kaléidoscopiques, alternativement nets et flous. Le bruit ambiant du terrain que nous traversions s’est déformé dans des arpèges ensorcelants. Pour finir, l’itinéraire que j’avais planifié nous a conduits à une église proche du campus, où nous nous sommes assis sur un banc. J’étais émerveillé par les vitraux éblouissants et la beauté renversante de l’autel. Jusque-là, les effets du LSD avaient été de nature essentiellement perceptive. Une nouvelle expérience s’est alors produite, bien plus intense et hallucinogène. En fait, je me rappelle souvent cette partie de mon trip quand je travaille avec des patients psychotiques. Alors que je m’extasiais devant l’attirail religieux de l’église, j’ai été submergé par une irrésistible prise de conscience spirituelle, comme si Dieu me transmettait Son message secret et divin. Des idées en cascade traversaient ma conscience, semblant toucher mon âme et me fascinant par leur profondeur. Puis, au beau milieu de cette rêverie révélatrice, une voix désincarnée m’a murmuré « Et personne ne le saura jamais », semblant m’expliquer que c’était là que se trouvait la vérité ultime, dans ces secrets PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 246
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interstices de la conscience auxquels la plupart des êtres humains n’ont jamais accès – ou lorsqu’ils y ont accès, ils sont incapables de garder ces précieuses rencontres en mémoire. J’ai regardé Nancy, supposant qu’elle était plongée dans la même expérience exaltante et transcendante que moi. « Nous devons venir à la messe dans cette église pour garder cette connexion spirituelle ! », me suis-je exclamé. Elle m’a regardé d’un air grincheux et a aboyé « Mais tu es juif ! ». Plus tard, nous avons compris que nos expériences individuelles étaient totalement distinctes et ridiculement différentes. Tandis que mon esprit s’envolait dans les royaumes métaphysiques de la connaissance empyréenne, elle a passé la majeure partie de son trip à réfléchir à sa relation avec son père, un WASP épiscopalien dont les ancêtres sont arrivés sur le Mayflower, et à ruminer avec angoisse ce qu’il dirait s’il apprenait qu’elle avait un petit ami juif. Mais c’est lorsque j’ai ressorti mes notes que je suis tombé de haut. Pendant le trip, j’avais gribouillé des descriptions de mes révélations, espérant revisiter ces immenses trésors de sagesse cosmique quand la drogue se serait dissipée. Et à présent, alors que je parcourais mes gribouillis chaotiques, je les trouvais soit ennuyeux à mourir – « l’amour est l’essence de la vie » –, soit ridiculement absurdes – « les feuilles sont des nuages verts ». Plus tard, chaque fois que je lisais Szasz ou Laing ou n’importe quel autre adepte de l’antipsychiatrie parlant du « voyage du schizophrène », je me rappelais le journal secret de mes Grandes Pensées. Ce n’est pas parce que l’on croit faire une rencontre cosmique (que ce soit à cause de la drogue ou de la maladie mentale) que cela veut dire que c’est le cas. Cela dit, mon trip m’a bel et bien laissé un souvenir durable, dont je suis encore reconnaissant aujourd’hui. Bien que ma PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 247
Histoire du traitement
rêverie causée par la drogue se soit dissipée à la lueur du jour, j’ai été émerveillé par le fait qu’une quantité incroyablement infime d’un produit chimique – 50 à 100 microgrammes, une fraction de grain de sel – affecte aussi profondément mes perceptions et mes émotions. J’ai été frappé par le fait que, si le LSD pouvait altérer ma cognition de manière aussi spectaculaire, la chimie du cerveau doit être sensible à la manipulation pharmacologique de diverses autres manières, éventuellement thérapeutiques. À une époque où Freud dominait encore la psychiatrie américaine, mon expérience psychédélique m’a ouvert les yeux sur une autre façon de voir les pathologies mentales au-delà de la psychodynamique – comme un phénomène biochimique concret se produisant dans les volutes cellulaires du cerveau. Avant la chlorpromazine, l’imipramine et le lithium, la maladie mentale sévère était presque toujours une condamnation au malheur à perpétuité et la source d’une honte immense pour les familles des personnes touchées. Pour empirer les choses, les théories psychiatriques dominantes reprochaient aux parents la manière dont ils élevaient leur enfant ou aux patients eux-mêmes leur « résistance au traitement ». Mais le succès des psychotropes s’est attaqué de front aux principes fondamentaux de la psychanalyse. Si la dépression était due à l’intériorisation de la colère contre les parents, si la psychose était due à des mères exigeantes et perturbatrices, si la manie était due à une mégalomanie infantile non résolue, alors comment était-il possible que le simple fait d’avaler un petit comprimé fasse disparaître ces symptômes ? Les médicaments psychiatriques n’ont pas seulement remis en question tout ce que les psychanalystes avaient enseigné au sujet de la maladie mentale – ils menaçaient leur existence même. Les psychanalystes qui daignaient prescrire les nouveaux PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 248
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médicaments les considéraient comme un traitement de dernier recours, à utiliser uniquement quand la psychothérapie avait été tentée et avait échoué. Mais à l’instar de nombreux autres psychiatres de ma génération – nombreux sont ceux à avoir essayé les drogues psychédéliques – je me suis ouvert au nouveau rôle inattendu des psychiatres en tant que psychopharmacologues, en tant que prescripteurs empathiques de médicaments. La toute première génération de psychopharmacologues avait entièrement été endoctrinée dans la tradition psychanalytique pendant sa formation, mais émettait souvent des réserves au sujet du dogme freudien. Sans surprise, les psychiatres qui ont adopté le plus facilement les nouveaux médicaments psychiatriques étaient les plus jeunes. D’abord dans les départements de psychiatrie dans les années 1960, la pression en faveur de l’utilisation des nouveaux médicaments venait souvent des internes qui étaient encore en formation. Petit à petit, les médicaments ont commencé à se répandre dans la psychiatrie clinique, les praticiens qui défendaient avec ferveur la thérapie médicamenteuse étant de plus en plus courants. Le nombre croissant de psychopharmacologues a gonflé les rangs des psychiatres biologiques, qui n’avaient jamais été aussi nombreux depuis l’apogée de Wilhelm Griesinger. Pour leurs confrères médecins d’autres spécialités, les psychopharmacologues étaient une bouffée d’air frais ; ils pouvaient enfin mettre en relation et adresser en toute confiance leurs patients psychologiques à des psychiatres qui s’y connaissaient en médecine. Mais du point de vue de leurs confrères psychanalystes, ces psychopharmacologues non conformistes étaient considérés comme des hérétiques, et même pire : ils étaient les pitoyables produits d’analyses ratées, des individus qui n’avaient pas su surmonter leurs propres conflits, des conflits qui les conduisaient à braver les enseignements remarquables de Freud et à PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 249
Histoire du traitement
s’accrocher comme des névrosés à l’idée délirante selon laquelle les produits chimiques pouvaient soigner les patients. Impétueux et francs, les psychopharmacologues ne se contentaient pas d’exprimer une nouvelle philosophie radicale au sujet de la maladie mentale ; ils adoptaient des comportements défendus. Ils refusaient d’influencer le comportement réfléchi d’un analyste digne de ce nom, qui parlait d’un ton guindé et omniscient ou écoutait en silence de manière détachée. Ils préféraient entamer avec leurs patients des dialogues animés et probants et s’efforçaient de se montrer compatissants et même rassurants. Parfois, ils voyaient les patients pendant 30, 20 ou même 15 minutes au lieu de la séance requise de 45 ou 50 minutes. Il leur arrivait de temps en temps de commettre le péché capital de toucher leurs patients, pour prendre leur pouls ou leur tension artérielle, étudier les effets secondaires ou simplement les saluer d’une poignée de main. Parmi ces premiers hérétiques/pionniers, on peut citer Jonathan Cole, de Harvard, Frank Ayd, de l’université du Maryland, Sam Gershon, de l’université de New York, Donald Klein, de Columbia – et l’apostat le plus célèbre de tous – Nathan Kline. Le récit de la carrière de Kline illustre peut-être mieux que n’importe quel autre les plus grands succès de la première génération de psychopharmacologues – mais aussi leurs lacunes les plus flagrantes. Quand Nathan Kline est sorti diplômé de l’école de médecine de l’université de New York en 1943, la psychiatrie était un désert scientifique asséché par la théorie psychanalytique. Mais Kline était doté d’une telle fébrilité intellectuelle qu’il refusait d’entrer dans ce qu’il considérait comme une farce scientifique. Dès le début de sa carrière, il s’est donc mis à rechercher des traitements pharmaceutiques. Au départ, les seuls composés dont disposait un futur psychopharmacologue étaient les divers sédatifs et tranquillisants, qu’il PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 250
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a consciencieusement étudiés. Frustré par l’absence de médicaments efficaces, il a élargi ses recherches à d’autres sphères de la médecine. L’utilisation de la Rauwolfia serpentina comme tranquillisant en Inde (également utilisée par Gandhi, comme chacun le sait) l’intriguait. Il a donc utilisé un extrait de cette plante, appelé réserpine, dans des expériences qu’il a menées sur des schizophrènes au début des années 1950. Ses premiers résultats étaient prometteurs, mais ils ont été brutalement occultés par l’émergence de la chlorpromazine. Kline s’est donc mis à étudier d’autres composés psychoactifs innovants. Finalement, en 1959, il a publié un ensemble avantgardiste d’études sur l’iproniazide, un médicament utilisé pour traiter la tuberculose, dans lesquelles il démontrait son efficacité comme antidépresseur. Les études de Kline ont instauré une toute nouvelle classe d’antidépresseurs dont la pharmacologie différait de celle de l’imipramine, une classe dénommée les inhibiteurs de la monoamine oxydase (cette fois, les chercheurs comprenaient l’action du médicament sur le cerveau). Cette découverte a propulsé Kline dans la stratosphère scientifique. Ses recherches lui ont valu la distinction exceptionnelle de devenir le seul chercheur à remporter deux fois le prestigieux prix Lasker. À la fin des années 1950 et dans les années 1960, un torrent de nouveaux médicaments psychiatriques ont commencé à être autorisés par la FDA. Kline s’est empressé de tester chacun d’entre eux dans son cabinet clinique de New York. Alors que la plupart des psychiatres de Manhattan de l’époque privilégiaient les séances interminables de thérapie verbale freudienne, Kline prescrivait vigoureusement les tout derniers médicaments, souvent dans des associations créatives, et réduisait drastiquement la durée, le nombre et la fréquence des séances de thérapie verbale. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 251
Histoire du traitement
En 1960, le magazine Life a qualifié Kline de « pionnier des nouvelles thérapies médicamenteuses pour la maladie mentale ». Célèbre dans toute la profession médicale, il a été élu au sein des sociétés scientifiques les plus prestigieuses. Peut-être plus que n’importe qui d’autre, Nathan Kline a également été à l’origine de la désinstitutionnalisation des patients qu’ont connue les hôpitaux psychiatriques de l’État de New York : porté par les résultats spectaculaires de l’étude psychopharmacologique qu’il était en train de mener, Kline a partagé avec le gouverneur Nelson Rockefeller une vision des soins de santé mentale communautaires axée sur les médicaments, démarche qui a concordé avec la présentation par le président Kennedy de la Community Mental Health Act 7 en 1963. Kline était sollicité par des célébrités et des politiciens en quête d’un traitement et souvent encensé par la presse. Son ascension fulgurante était la preuve des impacts transformateurs que les médicaments avaient sur la psychiatrie et les soins de santé mentale – mais elle allait aussi lever le voile sur les dangers associés à la pharmaceuticalisation rapide de la psychiatrie. Nathan Kline était à l’apogée de sa carrière quand je l’ai rencontré pour la première fois en 1977, lors d’un congrès de psychopharmacologie organisé par le National Institute of Mental Health en Floride. Alors en deuxième année d’internat de psychiatrie, j’avais été envoyé à l’hôtel Sonest à Key Biscayne par mon tuteur pour présenter les résultats de notre étude sur un nouveau médicament neuroleptique. Les quelque trois cents participants étaient des chercheurs universitaires, des scientifiques du National Institute of Mental Health, ou encore des représentants d’entreprises pharmaceutiques. Le soir de la première journée de conférences, un cocktail a eu lieu sur la terrasse voisine de la piscine qui donnait sur la plage. J’ai rejoint la foule et j’ai été frappé par une vision PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 252
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mémorable. D’un côté de la terrasse se trouvait un groupe de congressistes turbulents qui jacassaient, vêtus de shorts, de maillots de bain et de T-shirts. De l’autre, allongé sur une chaise longue avec vue sur l’océan, il y avait Nathan Kline, majestueux dans son costume décontracté en toile d’un blanc immaculé, et entouré par une clique de participants. Il tenait une boisson tropicale dans une main et dirigeait ses larbins de l’autre, tel un monarque accordant une audience à ses sujets. Peu de temps avant le congrès, j’avais lu dans les Archives of General Psychiatry un rapport sur l’étude de Kline sur un nouveau composé appelé bêta-endorphine, avec lequel il avait obtenu des résultats stupéfiants sur des patients schizophrènes. Il avait fait là une découverte incroyable, puisque les seuls neuroleptiques connus étaient tous des variantes chimiques de la chlorpromazine, alors que la bêta-endorphine était un peptide naturellement produit par l’organisme, un type de composé totalement différent. Après avoir trouvé une toute nouvelle classe d’antidépresseurs (les inhibiteurs de la MAO), il semblait que Kline ait désormais découvert une toute nouvelle classe de neuroleptiques. Je me suis approché fébrilement et me suis présenté. Je lui ai posé plusieurs questions sur son étude, tant pour l’impressionner par mes connaissances que pour approfondir ma compréhension des siennes. Dans un premier temps, il m’a salué avec méfiance, mais lorsqu’il a compris que j’étais un véritable admirateur, il est devenu plus chaleureux et m’a répondu avec enthousiasme. Pour terminer, il m’a vivement remercié pour mes questions. Ce n’est que plus tard que j’ai appris qu’en dépit de sa célébrité, Kline était devenu une sorte de paria dans les milieux scientifiques. Comme on dirait aujourd’hui, il était « has been ». J’aurais dû me douter, au congrès de Floride, que son attitude PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 253
Histoire du traitement
arrogante allait l’isoler de ses confrères, mais je n’étais qu’un jeune interne et j’étais naïf et en admiration. J’allais rapidement découvrir par moi-même ses fautes contre les codes de conduite de la médecine. Poursuivant mon internat au St. Vincent’s Hospital à Manhattan, j’ai été confronté à ce que de nombreux psychiatres de New York ont surnommé « l’expérience Kline ». Les patients du Dr Kline ont commencé à se retrouver aux urgences et en clinique ambulatoire, mais aussi à être admis dans l’unité d’hospitalisation psychiatrique. Tous étaient victimes de la pratique risquée et parfois insouciante de Kline. Ils souffraient d’effets indésirables graves causés par des cocktails élaborés de psychotropes – ou subissaient les effets de leur interruption brutale. Alors que la plupart des psychiatres traitaient la dépression, le trouble bipolaire, la schizophrénie et les troubles de l’anxiété en prescrivant un ou deux médicaments, éventuellement trois en de rares occasions, le Dr Kline prescrivait fréquemment des associations excessives de cinq médicaments ou plus dans leurs formes les plus puissantes et souvent à fortes doses. J’étais arrivé au point où je pouvais deviner si un patient était un des patients de Kline rien qu’en jetant un œil à la liste de médicaments sur son dossier. Personne d’autre n’avait l’assurance – ou l’inconscience – de prescrire de telles potions à base de cocktails psychotropes.
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Nathan Kline (1916-1983), pionnier extravagant de la psychopharmacologie. (Portrait du Dr Kline par David Laska, avec l’aimable autorisation du Dr Eugene Laska et de l’Institute for Psychiatric Research Nathan S. Kline, Orangeburg, NY ; photographie reproduite avec l’aimable autorisation de Koon-Sea Hui, MPhil, PhD)
En fin de compte, ce n’est pas la mort d’un patient ou un procès de masse pour faute professionnelle qui a précipité la chute de Kline, même si cela aurait parfaitement pu arriver. C’est précisément l’étude qui m’avait inspiré le courage de m’entretenir timidement avec lui en Floride. Kline n’avait pas soumis le protocole de son étude à l’approbation d’un comité d’éthique médicale, obligation éthique et légale lorsqu’on mène des recherches médicales sur des sujets humains. Par ailleurs, il n’avait pas pris la peine d’obtenir le consentement dûment PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 255
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éclairé des patients auxquels il administrait des composés psychoactifs expérimentaux. Apparemment, il était tellement impatient de connaître un autre succès scientifique époustouflant (et pourquoi pas de gagner un prix Nobel) qu’il s’était précipité pour être le tout premier chercheur à publier un article sur une nouvelle classe potentielle de psychotropes. La FDA a enquêté sur Kline et l’a contraint, en 1982, à signer un décret fédéral de consentement dans lequel il jurait de ne plus jamais mener de recherches sur des médicaments. Les médicaments psychoactifs avaient fait décoller la carrière de Kline – et ils y avaient mis fin de manière ignominieuse. Un an plus tard, il mourait sur une table d’opération, des complications d’un anévrisme aortique. Malgré les dérives de Kline, l’avènement de la psychopharmacologie avait indubitablement amélioré la psychiatrie. Les personnes souffrant de maladie mentale sévère pouvaient désormais espérer aller mieux et se rétablir véritablement. Mais il a aussi généré des tensions dans un domaine qui avait le plus grand mal à se redéfinir. Cette difficulté n’a pas échappé aux médias, qui ont mis à nu les lignes de fracture idéologique qui se dessinaient. En 1955, après que la chlorpromazine a remodelé le paysage de la santé mentale, on pouvait lire dans le magazine Time : « Les critiques dans leur tour d’ivoire (principalement des psychanalystes) soutiennent que les pragmatiques des briques rouges – les hôpitaux d’État – n’arrivent pas jusqu’à la “psychopathologie sous-jacente” des patients et qu’il ne peut donc pas y avoir de traitement. Ces médecins veulent savoir si les patients se retirent du reste du monde à cause d’un conflit inconscient au sujet de désirs incestueux ou s’ils ont volé la tirelire de leur frère à l’âge de cinq ans. Dans le monde des briques rouges, c’est un peu comme débattre sur le nombre d’anges qui peuvent danser sur la pointe d’une aiguille. » PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 256
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Mais avant que les psychopharmacologues ne puissent définitivement faire pencher la balance au détriment des psychanalystes dans leur tour d’ivoire, une dernière révolution devait encore avoir lieu.
1. NdT : 2. NdT : 3. NdT : 4. NdT : 5. NdT : 6. NdT : 7. NdT :
Droguer le verre de quelqu’un. Petit coup de pouce pour maman. Hôpital psychiatrique de rapatriement de Bundoora. The Varieties of Religious Experience dans la version anglaise. The Doors of Perception dans la version anglaise. The Teachings of Don Juan dans la version anglaise. Loi américaine sur la santé mentale communautaire.
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3. Renaissance de la psychiatrie
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Si la fin du vingtième siècle doit nous apporter une vérité intellectuelle essentielle, c’est que l’approche biologique de la psychiatrie – qui traite la maladie mentale comme un trouble de la chimie du cerveau influencé par la génétique – a eu un succès retentissant. Les idées de Freud, qui ont dominé l’histoire de la psychiatrie pendant une grande partie du siècle dernier, disparaissent aujourd’hui comme les dernières neiges de l’hiver. Edward Shorter
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Chapitre 7 La fin de la traversée du désert : la révolution cérébrale
Voici cette masse de gelée – 1,4 kilo de gelée que vous pouvez tenir dans la paume de votre main et qui peut admirer l’immensité de l’espace interstellaire. Elle peut admirer le sens de l’infini et elle peut s’admirer elle-même en train d’admirer le sens de l’infini. – Vilayanur Ramachandran
N’importe quelle créature pusillanime qui rampe sur la Terre ou se faufile à travers des mers visqueuses a un cerveau ! – Le Magicien d’Oz
Si seulement j’avais un cerveau Dans Le Magicien d’Oz, l’Épouvantail désire avoir un cerveau. À sa grande surprise, le Magicien lui explique qu’il en possède déjà un, mais qu’il ne le sait tout simplement pas. C’est
Renaissance de la psychiatrie
exactement ce que l’on aurait pu dire de la psychiatrie pendant la majeure partie du vingtième siècle : elle était écervelée. Bien qu’étant une spécialité médicale prétendument dédiée aux anomalies de la pensée et des émotions, la psychiatrie n’a pas porté son attention sur l’« organe » de la pensée et des émotions avant les années 1980. Les psychiatres n’étaient pas les seuls à ignorer le cerveau – pendant longtemps, l’intérêt porté à la garniture rosâtre à l’intérieur de notre tête n’a pas été à la hauteur de son importance, en particulier par comparaison avec son principal rival en termes de suprématie anatomique, le cœur. Quand nous nous marions ou tombons amoureux, nous donnons notre cœur à l’autre, jamais notre cerveau. Quand quelqu’un nous quitte, nous avons le cœur brisé, pas le cerveau brisé. On dit des personnes généreuses qu’elles ont bon cœur, un grand cœur ou un cœur d’or plutôt qu’un cerveau d’or. Même la Bible confère au cœur des propriétés psychiques : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur. » Mais le cœur n’est rien d’autre qu’une pompe. Son unique fonction est de se contracter et se dilater encore et encore, deux milliards de fois sur une durée de vie moyenne, pour faire circuler le sang dans l’organisme. A contrario, le cerveau humain est un superordinateur inimaginable dont la complexité dépasse largement celle de tous les autres organes. Tout commence par un tube neural incroyablement minuscule qui se forme trois semaines après la conception. Puis le cerveau se développe à une vitesse stupéfiante pour devenir une masse semblable à une pâte gaufrée de 1,4 kg – comprenant cent milliards de neurones communiquant à travers trente billions de connexions – qui régule en quelque sorte notre rythme cardiaque, notre température corporelle et notre appétit tout en nous poussant à chanter des mélodies, sculpter des statues, coder des logiciels... et écrire PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 264
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d’interminables traités à son sujet. Comparer le cœur au cerveau, c’est comme comparer une maison de poupées à New York. Ce qui a toujours déconcerté les chercheurs qui se lançaient dans l’examen du cerveau, c’est que cette mystérieuse supermachine est logée dans un impénétrable récipient : le crâne. Il n’y a pas si longtemps, la seule manière d’examiner réellement un cerveau qui pense et qui ressent était de pratiquer des procédures extrêmement invasives ou de découper un cerveau sans vie lors d’une autopsie. Il n’y a rien d’étonnant à ce que la première théorie du cerveau empreinte de science ait été fondée sur un procédé plutôt ingénieux (bien que totalement erroné) pour contourner la nécessité d’accéder directement au cerveau : la phrénologie. Développée par le médecin allemand Franz Joseph Gall en 1809, la phrénologie partait de l’hypothèse que différentes parties du cerveau contrôlaient des fonctions spécifiques, une région contrôlant la faim, une autre le désir, une autre encore la colère. Comme les neuroscientifiques allaient le confirmer plus tard, cette hypothèse s’est avérée en grande partie correcte : certaines fonctions mentales spécifiques sont effectivement situées dans des régions spécifiques du cerveau. Mais les deux hypothèses suivantes de Gall n’ont pas eu autant de chance. D’après lui, si une personne présentait une activité disproportionnée émanant d’une fonction mentale en particulier – un désir excessif, par exemple – cela voulait dire (1) que la partie de son cerveau qui régissait le désir était hypertrophiée et (2) que la partie du crâne située au-dessus de cette zone hypertrophiée de son cerveau était elle aussi hypertrophiée. Gall soutenait ainsi qu’il était possible de discerner la véritable constitution psychologique d’une personne en mesurant la taille relative des différents creux et reliefs de sa tête. On peut dire que la phrénologie était la première tentative rudimentaire de cartographie du cerveau au monde. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 265
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Gall a consciencieusement mesuré la géométrie crânienne de prisonniers, de patients hospitalisés et de malades mentaux placés en institution psychiatrique et a publié un grand nombre de « découvertes » sensationnelles. La tête des patients fous à lier présentait un creux vers l’arrière du crâne, que Gall a interprété comme indiquant une diminution de leur capacité à se contrôler. Les jeunes voleurs avaient des bosses juste au-dessus des oreilles. Toutes ces corrélations présumées entre la géométrie du crâne et le comportement étaient en fait parfaitement infondées. Nous savons aujourd’hui qu’il n’y a aucun lien entre la personnalité et la forme de la tête. Ne permettant pas de fournir des prévisions utiles sur le comportement humain, la phrénologie était complètement tombée en disgrâce vers le milieu du dix-neuvième siècle, à peu près au moment où Wilhelm Griesinger déclarait que les maladies mentales étaient « des maladies des nerfs et du cerveau ». Un siècle plus tard, vers la fin des années 1940 et dans les années 1950, le premier groupe de psychiatres intéressés par le cerveau a commencé à émerger aux États-Unis. Bien que beaucoup moins nombreux que les freudiens, les membres d’organisations comme la Society of Biological Psychiatry 1 ont remis au goût du jour les études axées sur le cerveau de leurs ancêtres allemands. Mais ils ne se contentaient pas d’examiner des spécimens post-mortem ; ils cherchaient aussi des indices dans les liquides corporels de patients vivants – le sang, le liquide cérébrospinal et l’urine. La nouvelle génération de psychiatres biologiques pensait pouvoir trouver, quelque part dans cette soupe organique, leur Saint-Graal : un marqueur biologique de la maladie mentale. Tout comme John Cade croyait que la manie était produite par une toxine métabolique, les psychiatres biologiques ont émis l’hypothèse que la maladie mentale pouvait être due à un PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 266
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composé organique pathogène anormalement produit par l’organisme – un composé qu’ils pensaient pouvoir détecter par des analyses biologiques. Cette hypothèse a été inspirée par un trouble métabolique connu sous le nom de phénylcétonurie (PCU), une maladie causée par une mutation génétique qui empêche le foie de métaboliser la phénylalanine, un acide aminé essentiel. Le métabolisme défaillant des personnes souffrant de PCU entraîne l’accumulation d’une substance connue sous le nom de phénylcétone. Un excès de phénylcétone perturbe le développement du cerveau et provoque une déficience intellectuelle et des problèmes de comportement. La phénylcétone est donc un biomarqueur de la PCU : si les médecins détectent ce composé dans le sang ou l’urine d’un patient, cela indique qu’il souffre probablement de la maladie puisque les personnes saines ont des taux de phénylcétone extrêmement bas. Au milieu des années 1960, les psychiatres biologiques ont commencé à chercher un biomarqueur en comparant l’urine de patients atteints de troubles mentaux et celle de sujets sains à l’aide d’une nouvelle technique appelée chromatographie. La chromatographie utilise un papier spécial sensible aux produits chimiques qui prend une couleur différente pour chaque composé distinct avec lequel il entre en contact. Si on dépose une goutte d’urine d’une personne saine sur une bandelette de papier et une goutte d’urine d’une personne malade sur une autre et que l’on compare les couleurs sur chaque bandelette, on peut constater des différences concernant les types et les quantités des constituants chimiques de l’urine – ces différences pouvant mettre en évidence les sous-produits biochimiques de la maladie. En 1968, les efforts fournis par les psychiatres biologiques dans la chromatographie se sont avérés payants puisqu’ils ont donné lieu à une avancée formidable. Les chercheurs de l’université de Californie à San Francisco ont découvert que l’urine PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 267
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de patients schizophrènes produisait une couleur qui n’apparaissait pas dans l’urine des sujets sains – un « point mauve ». Les psychiatres biologiques ont redoublé d’enthousiasme lorsqu’un autre groupe de chercheurs a remarqué, dans l’urine des schizophrènes, la présence d’un « point rose » distinct. Beaucoup ont cru que la psychiatrie était à l’aube d’une nouvelle ère quand des psychiatres ont réussi à distinguer l’arc-enciel complet des maladies mentales en demandant simplement aux patients d’uriner sur un morceau de papier. Malheureusement, cet optimisme nourri par le pouvoir de l’urine a été de courte durée. Quand d’autres chercheurs ont tenté de reproduire ces merveilleuses découvertes, ils ont trouvé une explication toute bête aux points mauves et roses. Il s’est avéré que les supposés biomarqueurs n’étaient pas des sousproduits de la schizophrénie elle-même, mais des sous-produits de médicaments neuroleptiques et de la caféine. Les patients schizophrènes qui ont participé aux études de chromatographie étaient traités avec des médicaments neuroleptiques (ce qui est parfaitement logique) et – puisqu’il n’y avait rien d’autre à faire dans un service psychiatrique – ils avaient tendance à boire beaucoup de café et de thé. Autrement dit, les analyses d’urine ont permis de dépister la schizophrénie en identifiant les personnes qui prenaient des médicaments contre la schizophrénie et consommaient des boissons contenant de la caféine. Il est vrai que la recherche des biomarqueurs dans les années 1960 et 1970 n’a finalement rien donné d’utile, mais elle a au moins été guidée par des hypothèses postulant que la maladie mentale était causée par un dysfonctionnement physiologique, plutôt que par des conflits sexuels ou des « mères réfrigérantes ». Les psychiatres biologiques ont fini par élargir leurs recherches sur le Saint-Graal du diagnostic en allant au-delà des liquides corporels. Ils se sont alors tournés vers la nature du cerveau PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 268
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lui-même. Mais puisque cet organe était enfermé dans une structure osseuse impénétrable et enveloppé dans des couches de membranes, et qu’il était impossible de l’étudier sans risquer de causer des lésions, comment pouvaient-ils espérer scruter la dynamique mystifiante du cerveau vivant ? Ouvrir grand les portes de l’esprit Au dix-neuvième siècle et au début du vingtième siècle, l’inspection visuelle des cerveaux de cadavres n’a pas appris grandchose sur la maladie mentale. C’est la raison pour laquelle les psychiatres ont supposé que les éventuelles signatures nerveuses associées aux troubles mentaux devaient être beaucoup plus subtiles que les anomalies facilement identifiables causées par les attaques cérébrales, les démences liées à l’âge, les tumeurs et les lésions cérébrales traumatiques. Il fallait donc trouver un moyen de jeter un œil à l’intérieur de la tête pour connaître la structure, la composition et la fonction du cerveau. On a d’abord cru que la découverte des rayons X par Wilhelm Roentgen en 1895 était l’avancée technologique tant attendue. Les rayons X contribuaient au diagnostic du cancer, de la pneumonie et des fractures osseuses... Mais lorsqu’on a commencé à radiographier la tête, les images ne montraient rien d’autre que le contour flou du crâne et du cerveau. Les rayons de Roentgen pouvaient déceler des fractures du crâne, des lésions cérébrales pénétrantes ou de grosses tumeurs cérébrales, mais ils n’étaient pas d’une grande utilité pour les psychiatres axés sur la biologie. Si les psychiatres voulaient avoir une chance de détecter des preuves physiques de la maladie mentale dans le cerveau vivant, il leur fallait une technologie d’imagerie qui révèle l’architecture délicate du cerveau dans les moindres détails perceptibles, ou mieux encore, qui dévoile d’une manière ou d’une autre PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 269
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l’activité réelle du cerveau. Dans les années 1960, ce rêve semblait inaccessible. Quand cette découverte a enfin eu lieu, le financement qui l’a rendue possible venait d’une source des plus surprenantes : les Beatles. Au début des années 1970, l’entreprise EMI était essentiellement une maison de disques, mais elle possédait une petite division d’électronique, comme le laissait deviner son nom complet : Electric and Musical Industries. La division musicale d’EMI engrangeait d’énormes profits grâce au succès phénoménal des Beatles, le groupe le plus populaire au monde. Regorgeant de liquidités, EMI a décidé de tenter sa chance dans un projet coûteux et particulièrement risqué mené par sa division électronique. Les ingénieurs d’EMI essayaient de combiner des rayons X selon plusieurs angles afin de produire des images d’objets en trois dimensions. Surmontant les obstacles techniques grâce aux bénéfices réalisés par les titres « I Want to Hold Your Hand » et « With a Little Help from My Friends », ils ont mis au point une technologie radiographique qui fournissait des images du corps beaucoup plus complètes et détaillées que tout ce qui existait alors en imagerie médicale. Mieux encore, la procédure en question était non invasive et ne suscitait aucun inconfort physique chez les patients. La nouvelle technologie d’EMI a reçu le nom de tomographie axiale informatisée – plus couramment appelée tomodensitométrie. La première étude de la maladie mentale à l’aide de la tomodensitométrie a été publiée en 1976 par la psychiatre britannique Eve Johnstone. Elle a conduit à une découverte stupéfiante : la toute première anomalie physique du cerveau associée à l’une des trois maladies mentales emblématiques. Johnstone a découvert que le cerveau des patients schizophrènes présentait une hypertrophie des ventricules latéraux, deux cavités situées en profondeur dans le cerveau, qui contiennent le liquide cérébrospinal PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 270
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qui nourrit et nettoie le cerveau. Les psychiatres étaient abasourdis. On savait déjà que l’hypertrophie ventriculaire se produisait dans des maladies neurodégénératives comme la maladie d’Alzheimer quand les structures cérébrales entourant les ventricules commencent à s’atrophier. Les psychiatres en ont donc naturellement déduit que l’hypertrophie ventriculaire qui se produisait dans le cerveau des schizophrènes était causée par une atrophie due à un autre processus inconnu. Cette découverte historique a rapidement été reproduite par un psychiatre américain, Daniel Weinberger, au NIMH. Avant même que l’onde de choc produite par les premières tomodensitométries psychiatriques ne commence à s’estomper, une autre merveille de l’imagerie cérébrale encore plus adaptée à l’étude des troubles mentaux a fait son apparition : l’imagerie par résonance magnétique (IRM). L’IRM avait recours à une nouvelle technologie révolutionnaire qui consistait à entourer le patient d’un aimant puissant et à mesurer les ondes radio émises par les molécules organiques du corps lorsqu’elles étaient excitées par le champ magnétique. La première utilisation de l’IRM pour réaliser une imagerie du cerveau remonte à 1981. Tandis que la tomodensitométrie permettait aux chercheurs en psychiatrie d’étudier les anomalies du cerveau par le trou de la serrure, l’IRM ouvrait grand la porte. La technologie d’IRM pouvait produire des images nettes en trois dimensions du cerveau avec une précision sans précédent. Elle pouvait même être ajustée pour montrer différents types de tissus, notamment la matière grise, la substance blanche et le liquide cérébrospinal ; elle permettait d’identifier la teneur en eau et en tissus adipeux ; elle pouvait même mesurer le flux sanguin dans le cerveau. Cerise sur le gâteau : l’IRM était totalement inoffensive – contrairement à la tomodensitométrie, qui utilisait un rayonnement ionisant qui pouvait s’accumuler avec le temps et éventuellement constituer un risque pour la santé. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 271
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Vers la fin des années 1980, l’IRM avait pris la place de la tomodensitométrie comme instrument principal de recherche en psychiatrie. D’autres applications de la technologie d’IRM ont également été développées dans les années 1980 : la spectroscopie par résonance magnétique (SRM), qui mesure la composition chimique des tissus cérébraux, l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), qui ne mesure pas la structure cérébrale mais l’activité cérébrale, et l’imagerie par tenseur de diffusion (ITD), qui mesure les longs faisceaux qui transportent les signaux entre les neurones, etc.
IRM en vue axiale (vue du dessus à travers le sommet de la tête) d’un patient souffrant de schizophrénie à la droite du lecteur, et d’un volontaire sain à gauche. Les ventricules latéraux sont la structure sombre en forme de papillon qui se trouve au milieu du cerveau. (Avec l’aimable autorisation du Dr Daniel R. Weinberger, docteur en médecine, National Institute of Mental Health)
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Le filon de l’imagerie cérébrale dans les années 1980 ne s’est pas limité aux technologies magnétiques. Cette décennie a également assisté au perfectionnement de la tomographie par émission de positons (TEP), technologie qui permet de mesurer la chimie et le métabolisme du cerveau. Bien qu’elle ne fournisse qu’une image floue de la structure du cerveau – par rapport à la haute résolution spatiale offerte par l’IRM –, la TEP mesure l’activité chimique et métabolique du cerveau avec une grande précision. Anticipant sans doute l’utilisation de la TEP par les psychiatres, James Robertson, l’ingénieur qui a réalisé les toutes premières images TEP au Brookhaven National Laboratory 2, surnommait le scanner TEP le « réducteur de tête » (head-shrinker en anglais).
Image du cerveau produite par imagerie par tenseur de diffusion représentée dans le plan sagittal (vue latérale de la tête avec l’avant à droite de l’image et l’arrière à gauche). Les fibres de la substance blanche qui relient les neurones du cerveau pour former des circuits sont représentées séparées de la matrice de matière grise, de liquide cérébrospinal et de vaisseaux sanguins. (Shenton et al./Brain Imaging and Behavior, 2012 ; vol. 6, numéro 2 ; image fournie par Inga Koerte et Marc Muehlmann)
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Grâce à ces formidables technologies d’imagerie innovantes, à la fin du vingtième siècle les psychiatres pouvaient enfin étudier le cerveau d’une personne vivante dans toute sa splendeur : ils pouvaient visualiser les structures cérébrales dans une résolution spatiale de moins d’un millimètre, tracer l’activité cérébrale dans une résolution temporelle de moins d’une milliseconde et même identifier la composition chimique des structures du cerveau – le tout sans aucun danger ni aucune gêne pour le patient.
Images de TEP-scan (rangée du haut) et images d’IRM (rangée du bas) de patients présentées selon trois plans. La colonne de gauche illustre le plan axial (vue du cerveau depuis le sommet de la tête), la colonne du milieu illustre le plan coronal (vue du cerveau depuis la face) et la colonne de droite illustre le plan sagittal (vue du cerveau depuis le côté de la tête). Le TEP-scan utilise un radiotraceur (colorant biologique) qui se lie aux récepteurs de la dopamine dans le cerveau qui se concentrent dans les structures claires (noyaux gris centraux) à l’intérieur du cerveau et de manière plus éparse dans le cortex cérébral qui les entoure. L’IRM qui illustre la structure du cerveau, en mettant en évidence la matière grise et la substance blanche
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ainsi que les ventricules et l’espace sous-arachnoïdien qui contient le liquide cérébrospinal (en noir), est utilisée en association avec les TEP-scans pour déterminer les emplacements anatomiques au niveau desquels le radiotraceur s’est lié. (Abi-Dargham A. et al./Journal of Cerebral Blood Flow & Metabolism, 2000 ; 20 : 225-43. Reproduction autorisée.)
Le rêve séculaire de la psychiatrie biologique commençait à se réaliser : après avoir étudié des centaines de milliers de personnes souffrant de presque tous les troubles mentaux du DSM, les chercheurs ont commencé à identifier une série d’anomalies cérébrales liées à la maladie mentale. Dans le cerveau de patients schizophrènes, des études par IRM structurelle ont révélé que l’hippocampe est moins développé que dans le cerveau de sujets sains ; des études par IRM fonctionnelle ont démontré une diminution du métabolisme dans les circuits du cortex frontal pendant des tâches de résolution de problèmes ; et des études par IRM ont mis en évidence une augmentation des taux du neurotransmetteur dénommé glutamate dans l’hippocampe et le cortex frontal. De plus, des études par TEP ont démontré qu’un circuit neuronal impliqué dans la concentration (la voie mésolimbique) libère des quantités excessives de dopamine dans le cerveau des schizophrènes, ce qui déforme la manière dont les patients perçoivent leur environnement. Nous avons aussi découvert que le cerveau des schizophrènes subit une diminution progressive de la quantité de matière grise dans le cortex cérébral au cours de la maladie, ce qui traduit une diminution du nombre de synapses neuronales. (La matière grise est le tissu cérébral qui contient les corps des neurones et leurs synapses. La substance blanche, quant à elle, est composée des axones, autrement dit des câbles, qui relient les neurones les uns aux autres.) En d’autres termes, si les patients schizophrènes ne sont pas soignés, leur cerveau devient de plus en plus petit. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 275
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D’autres révélations neurologiques similaires ont été faites sur d’autres troubles mentaux. En 1997, Helen Mayberg, neurologue à l’université Emory, a eu recours à l’imagerie par TEP pour étudier le cerveau de patients dépressifs et a fait une découverte saisissante : leur gyrus cingulaire sous-génual, une petite structure profonde dans la partie frontale du cerveau, était hyperactif. Et ce n’était pas tout : quand ces patients étaient traités avec des antidépresseurs, l’hyperactivité de leur gyrus cingulaire sous-génual était réduite jusqu’à atteindre l’activité des sujets sains. La découverte de Mayberg a immédiatement donné lieu à un nouveau type de traitement pour les personnes souffrant de dépression très sévère qui ne répondaient pas au traitement : la stimulation cérébrale profonde (SCP). Pendant une SCP, des électrodes sont implantées directement dans le cerveau d’un patient, dans la région du gyrus cingulaire sous-génual, afin de réduire l’activation des neurones à l’origine de l’hyperactivité. Des études par imagerie ont également mis au jour plusieurs détails très intéressants concernant le suicide. La grande majorité des personnes qui se suicident souffrent d’une maladie mentale, la dépression étant la plus courante. Pourtant, toutes les personnes souffrant de dépression ne deviennent pas suicidaires. Cette constatation a conduit les chercheurs à se demander s’il pouvait y avoir une différence dans le cerveau des personnes dépressives qui décident réellement de se donner la mort. Des études ultérieures ont révélé que leur cerveau présentait une augmentation d’un type spécifique de récepteur de la sérotonine (5-HT1A) situé dans une partie du tronc cérébral dénommée raphé dorsal. L’augmentation du taux de récepteurs de la sérotonine dans le raphé dorsal a d’abord été identifiée post-mortem dans le cerveau de personnes qui s’étaient suicidées, puis confirmée chez des patients vivants par imagerie par TEP. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 276
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Des études par TEP et IRMf ont également démontré que des patients souffrant de troubles de l’anxiété avaient une amygdale hyperactive. L’amygdale est une petite structure en forme d’amande située à la surface interne du lobe temporal qui joue un rôle essentiel dans notre réaction émotionnelle aux événements. Les recherches ont permis de comprendre que lorsque des images qui provoquent des réactions émotionnelles sont présentées à une personne souffrant d’un trouble de l’anxiété, son amygdale a tendance à produire une réponse exagérée par rapport au cerveau de patients sains. (Le chapitre suivant nous en dira plus sur le rôle capital de l’amygdale dans la maladie mentale.) Le cerveau de nourrissons atteints d’autisme montre des signatures structurelles distinctes qui se manifestent au cours des deux premières années de vie avec l’apparition de la maladie. La substance blanche se développe différemment dans le cerveau des personnes autistes. Cette anomalie peut être décelée dès l’âge de six mois, ce qui semble vouloir dire que les connexions entre certaines cellules du cerveau ne se créent pas correctement chez les enfants autistes. Par ailleurs, le cortex cérébral des nourrissons autistes se développe de manière excessive entre un et deux ans, probablement à cause d’une déficience du mécanisme qui régule la prolifération des connexions synaptiques. Mais il arrive que l’étude d’images ne suffise pas à comprendre le cerveau. Cela nécessite parfois de mener de véritables expériences sur la réalité granuleuse et humide des circuits neuronaux, des cellules et des molécules. Entre les années 1900 et 1970, très peu de psychiatres prenaient le temps d’essayer de comprendre les opérations physiologiques du cerveau directement chez l’homme ou en utilisant des animaux, comme cela se faisait dans les autres spécialités médicales. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 277
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Après tout, pendant cette longue période de stagnation, la plupart des psychiatres croyaient que la maladie mentale était finalement un problème social ou psychodynamique. Mais un psychanalyste américain solitaire a décidé que le chemin vers la compréhension de l’esprit passait par les scissures du cerveau. L’autre psychiatre de Vienne Eric Kandel est né en 1929 à Vienne, en Autriche, non loin du domicile de Sigmund Freud, alors âgé de soixante-treize ans. En 1939, l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie (connue sous le nom d’Anschluss) conduit la famille de Kandel à fuir le pays pour s’installer à Brooklyn, New York, tout comme la famille de Freud s’est installée à Londres. Kandel a été profondément affecté par cette période de son enfance, durant laquelle il a vu une ville composée de voisins sympathiques se transformer en une horde de racistes haineux. Il a ensuite intégré Harvard pour y étudier l’histoire européenne et la littérature et ainsi comprendre les forces sociales qui avaient poussé ses concitoyens à devenir aussi malveillants. Pendant ses études à Harvard, il a commencé à sortir avec une jeune femme du nom d’Anna Kris. Un jour, elle l’a présenté à ses parents, Ernst et Marianne Kris, d’éminents psychanalystes qui avaient fait partie du cercle restreint de Freud à Vienne avant d’immigrer aux États-Unis. Quand Ernst a interrogé le jeune Kandel sur ses ambitions à l’université, Kandel a répondu qu’il étudiait l’histoire pour comprendre l’antisémitisme. Ernst a secoué la tête en expliquant à Kandel que s’il voulait comprendre la nature humaine, il ne devait pas étudier l’histoire, mais la psychanalyse. Sur les recommandations du père de sa petite amie, Kandel a donc lu Freud pour la première fois. Cela a été une révélation. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 278
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Même quand Kandel a perdu le contact avec Anna, l’influence de son père ne l’a pas quitté. Quelque quarante années plus tard, dans son discours d’acceptation du prix Nobel, Kandel l’a rappelé : « J’ai été converti à l’idée que la psychanalyse offrait une nouvelle approche fascinante – peut-être la seule approche – de la compréhension de l’esprit, notamment de la nature irrationnelle de la motivation et de la mémoire consciente et inconsciente. » Une fois diplômé de Harvard en 1952, Kandel a intégré l’école de médecine de l’université de New York afin de devenir psychanalyste. Mais pendant sa dernière année, il a pris une décision qui l’a distingué de la plupart des futurs psys : il a décidé que s’il voulait vraiment comprendre la théorie freudienne, il devait étudier le cerveau. Malheureusement, aucun des professeurs de l’université de New York n’allait dans ce sens. Alors, pendant une période facultative de six mois durant laquelle la plupart des étudiants en médecine découvrent des services cliniques par roulement, Kandel s’est aventuré dans les quartiers résidentiels, vers le laboratoire de Harry Grundfest, neurobiologiste accompli à l’université Columbia. Kandel a demandé à Grundfest s’il pouvait participer aux recherches menées dans son laboratoire. Ce dernier l’a interrogé sur ce qu’il avait envie d’étudier. Kandel a répondu : « Je veux découvrir où se trouvent le moi, le ça et le surmoi. » Dans un premier temps, Grundfest n’a pas pu s’empêcher de rire, mais il a ensuite donné à ce jeune et ambitieux étudiant en médecine quelques conseils sensés : « Si vous voulez comprendre le cerveau, vous allez devoir l’étudier cellule nerveuse par cellule nerveuse. » Kandel a passé les six mois suivants dans le laboratoire de Grundfest, à apprendre comment enregistrer l’activité électrique de chaque neurone. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 279
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Pour un psychiatre en devenir, c’était un projet inhabituel et contestable : on aurait dit un étudiant en économie essayant de comprendre la théorie économique en apprenant comment la Banque d’Angleterre imprimait les billets. Mais alors que Kandel commençait à maîtriser l’utilisation des microélectrodes et des oscilloscopes, il a peu à peu compris que Grundfest avait raison : l’étude des cellules nerveuses était la voie royale vers la compréhension du comportement humain. Quand Kandel a quitté le laboratoire de Columbia, il avait acquis la certitude que les secrets de la maladie mentale résidaient dans les circuits neuronaux. Pour autant, il était toujours profondément convaincu que la psychanalyse offrait le meilleur cadre intellectuel pour percer ces secrets. En 1960, il a commencé son internat en psychiatrie au Massachusetts Mental Health Center 3, d’inspiration freudienne, où il a subi sa propre psychanalyse. En 1965, Kandel était devenu un véritable oiseau rare : un psychiatre psychanalytique dûment habilité qui avait également été très bien formé aux techniques de recherche neuronale – la combinaison d’un psychiatre psychodynamique et d’un psychiatre biologique. Alors quel type de carrière un jeune médecin avec des intérêts aussi diamétralement opposés allait-il poursuivre ? Kandel a décidé d’étudier la mémoire, puisque les conflits névrotiques si essentiels dans la théorie freudienne de la maladie mentale reposaient sur les souvenirs des expériences riches en émotions. D’après lui, s’il parvenait à comprendre le fonctionnement des souvenirs, il comprendrait le mécanisme fondamental de la formation des conflits névrotiques, qui constituaient la base de la maladie mentale. Mais au lieu de sonder les souvenirs des patients par des associations de mots, l’analyse des rêves et la thérapie verbale, Kandel a mis au cœur de son projet professionnel un travail qu’aucun psychiatre n’avait jamais réalisé auparavant : l’explicitation de la base biologique de la mémoire. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 280
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Ses perspectives étaient loin d’être encourageantes. Au milieu des années 1960, on ne savait pratiquement rien sur les mécanismes cellulaires impliqués dans la mémoire. Le domaine alors naissant des neurosciences ne fournissait que peu d’indications puisqu’il n’était pas encore devenu une discipline cohérente. Aucune école de médecine ne possédait de département de neurosciences et la Society for Neuroscience 4, la première organisation professionnelle représentant ce domaine, n’a été fondée qu’en 1969. Si Kandel voulait lever le voile sur la mystérieuse mosaïque neuronale de la mémoire, il devrait le faire seul. Il supposait que la formation des souvenirs devait reposer sur des modifications des connexions synaptiques entre les neurones. Mais on ne disposait pour le moment d’aucun moyen connu d’étudier l’activité synaptique chez l’homme. Il a envisagé d’étudier les synapses chez les rongeurs, animaux de laboratoire couramment utilisés dans les études comportementales dans les années 1960, mais même le cerveau du rat était trop complexe pour être utilisé comme point de départ. Kandel a compris qu’il lui fallait un organisme beaucoup plus simple – une créature dont le cerveau était moins complexe que celui d’un rat, mais assez grand pour qu’il puisse analyser les processus cellulaires et moléculaires de ses neurones. Après de longues recherches, il a finalement trouvé l’animal parfait : l’aplysie, de son nom scientifique Aplysia californica. Ce mollusque marin possède un système nerveux extrêmement simple constitué de 20 000 neurones seulement, contre environ 100 milliards pour le cerveau humain. De plus, les corps cellulaires des neurones de l’aplysie sont facilement visibles et particulièrement grands d’après les normes anatomiques : environ 1 millimètre de diamètre, contre 0,1 millimètre chez l’homme. Il est évident que les souvenirs d’une aplysie sont très différents de ceux d’un être humain, mais Kandel espérait qu’en étudiant PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 281
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ces petits invertébrés, il pourrait découvrir les mécanismes physiologiques par lesquels les souvenirs de n’importe quel animal étaient formés. Son raisonnement se fondait sur la théorie évolutionniste de la conservation : puisque la mémoire était tout aussi complexe d’un point de vue biologique qu’essentielle à la vie, une fois que les mécanismes cellulaires de base de la mémoire évoluaient chez une espèce très ancienne, les mêmes mécanismes étaient probablement conservés dans les neurones de tous ses descendants. En d’autres termes, Kandel supposait que les processus cellulaires permettant d’encoder les souvenirs étaient les mêmes pour les aplysies, les lézards, les rats – et les humains. Kandel a travaillé d’arrache-pied dans son laboratoire de l’université de New York, soumettant minutieusement les aplysies à une série d’expériences d’apprentissage conditionné du genre de celles qu’Ivan Pavlov réalisait en son temps sur des chiens qui salivaient. Kandel a étudié des réflexes simples, notamment le retrait de la branchie de l’aplysie si quelque chose entre en contact avec son siphon, et a découvert que ces réflexes pouvaient être modifiés par l’expérience. Par exemple, après avoir touché délicatement le siphon de l’animal, il envoyait une secousse électrique dans sa queue, ce qui entraînait un retrait encore plus puissant de sa branchie. Pour finir, l’aplysie rétractait vigoureusement sa branchie à la suite du seul contact délicat, ce qui démontrait que la créature savait que le contact signalait une secousse imminente. Le mollusque se rappelait les secousses précédentes. Une fois que l’aplysie avait manifesté un nouveau souvenir, Kandel ouvrait la créature gluante et examinait minutieusement ses neurones pour y trouver d’éventuelles modifications structurelles ou chimiques pouvant constituer la signature biologique de la mémoire de l’aplysie. C’était très probablement la toute première fois qu’un psychiatre utilisait une créature non humaine pour étudier des fonctions cérébrales liées aux activités PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 282
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mentales de l’homme, un procédé d’étude expérimentale que les chercheurs appellent « modèle animal ». Même si depuis longtemps, les modèles animaux étaient courants dans les autres domaines de la médecine, la plupart des psychiatres supposaient qu’il était impossible d’imiter les états mentaux apparemment propres à l’homme chez un animal – en particulier chez un invertébré primitif. Ils n’ont donc accordé que peu d’importance aux recherches de Kandel. Quant aux autres, ils les jugeaient généralement intéressantes, mais sans rapport avec la psychiatrie clinique. Qu’est-ce que des limaces de mer pouvaient bien avoir en commun avec une personne fixée au stade oral dotée d’une personnalité passive-dépendante ou la rigidité du surmoi chez un patient obsessionnel compulsif ? En quoi l’identification d’un souvenir d’une limace recevant un jet d’air dans sa branchie pouvait-elle aider les psychiatres à résoudre des conflits inconscients ou à mieux comprendre le transfert du patient sur son thérapeute ? Mais Kandel a persévéré. Après des années de recherche sur les neurones géants de l’Aplysia californica, il a fait une découverte considérable. Kandel me l’a expliqué en ces termes : « J’ai commencé à constater ce qui se passe quand on produit un souvenir à court terme et, plus intéressant encore, quand on convertit un souvenir à court terme en souvenir à long terme. Le souvenir à court terme implique des variations passagères de l’activation des connexions entre les cellules nerveuses. Aucune modification anatomique ne se produit. Quant au souvenir à long terme, il provoque des variations structurelles durables à partir du développement de nouvelles connexions synaptiques. Je commence enfin à comprendre comment le cerveau change avec l’expérience. » La découverte par Kandel des mécanismes biologiques divergents de la mémoire à court terme PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 283
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et de la mémoire à long terme reste l’un des principes fondamentaux les plus importants des neurosciences modernes. Outre son travail avant-gardiste sur la mémoire, Kandel a aussi fait une série impressionnante de découvertes qui nous ont permis de mieux comprendre les troubles de l’anxiété, la schizophrénie, l’addiction et le vieillissement. Par exemple, le laboratoire de Kandel a isolé un gène appelé RbAp48 qui produit une protéine impliquée dans la formation de souvenirs dans l’hippocampe. Kandel a découvert que ce gène s’exprime de moins en moins avec l’âge, suggérant que des traitements qui maintiennent ou augmentent l’activité du gène pourraient limiter la perte de mémoire liée à l’âge. Avec notre espérance de vie qui ne cesse d’augmenter, le gène RbAp48 pourrait tout simplement être la clé de la conservation de nos souvenirs pendant une vieillesse de plus en plus longue. Mais la plus grande contribution de Kandel à la psychiatrie n’est peut-être pas tant une découverte neurobiologique en particulier que son influence globale sur l’orientation de la psychiatrie. Alors qu’une nouvelle génération de psychiatres atteignait la majorité dans les années 1970 et assistait aux effets thérapeutiques des psychotropes et aux nouvelles images des cerveaux vivants, ils se sont mis à penser que la maladie mentale ne se limitait pas à la psychodynamique. Le cerveau les attirait, tel un coffre aux trésors encore fermé, rempli de connaissances et de traitements – mais comment percer les secrets de ce mystérieux organe ? Les connaissances de la psychiatrie sur le cerveau lui-même étaient très limitées, et les recherches sur les mécanismes cellulaires et moléculaires du cerveau encore plus. Le peu de chercheurs dévoués qui étudiaient le cerveau se concentraient généralement sur des fonctions relativement simples comme la vue, la sensation et le mouvement. Très peu ont eu l’audace (ou la sottise) de PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 284
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s’attaquer aux fonctions mentales les plus complexes qui régissent le comportement humain... Eric Kandel a été le premier. Avant Kandel, très peu de chercheurs en psychiatrie ont appliqué les méthodologies de recherche habituellement utilisées dans d’autres domaines de la recherche biomédicale. Ceux qui l’ont fait ont dû se former dans les laboratoires de chercheurs extérieurs à la psychiatrie, et Kandel n’y a pas échappé. Il a démontré comment les fonctions cérébrales pouvaient être étudiées aux niveaux cellulaire et moléculaire de manière à éclairer notre compréhension du fonctionnement de l’esprit. Vers la fin des années 1970, Kandel était devenu le modèle emblématique du neuroscientifique psychiatre, incitant une nouvelle génération de jeunes chercheurs en psychiatrie à intégrer les neurosciences dans leur propre carrière. Les psychiatres Steven Hyman (ancien directeur du NIMH et doyen de Harvard) et Eric Nestler (directeur des neurosciences à la Mt. Sinai School of Medicine 5) étaient tous les deux les descendants intellectuels de Kandel. En 1993, ils ont publié un ouvrage précurseur intitulé The Molecular Foundations of Psychiatry, qui a bouleversé l’opinion des psychiatres sur leur propre spécialité. Inspiré des trente années de recherche révolutionnaire de Kandel, l’ouvrage de Hyman et Nestler décrivait la manière dont les méthodes élémentaires des neurosciences pouvaient être appliquées à l’étude de la maladie mentale. Parmi les premiers neuroscientifiques psychiatres influencés par Kandel figurait également Ken Davis (PDG et doyen du Mt. Sinai Medical Center 6). Davis a mis au point des traitements fondés sur la théorie cholinergique de la maladie d’Alzheimer, qui a immédiatement donné naissance aux médicaments les plus populaires contre la maladie d’Alzheimer, notamment Aricept® et Reminyl®. Inspiré par les recherches visionnaires de Kandel, Tom Insel (directeur actuel du NIMH) a décidé de réorienter sa PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 285
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carrière de chercheur en cours de route, quittant la psychiatrie clinique pour les neurosciences fondamentales – une démarche téméraire à l’époque. La génération suivante de neuroscientifiques psychiatres a fait de nouvelles percées dans les mystérieux rouages du cerveau. Karl Deisseroth, psychiatre de Stanford formé en biologie moléculaire et en biophysique, a conçu des techniques particulièrement innovantes (l’optogénétique et la technique CLARITY) pour expliquer la structure et la fonction du cerveau qui lui ont valu une reconnaissance unanime. Il est à tous égards un des héritiers de Kandel – un psychiatre habitué à la pratique clinique qui continue de voir des patients et un neuroscientifique de classe mondiale – notamment parce qu’il est le candidat le plus en vue pour être le prochain psychiatre à recevoir le prix Nobel.
Eric Kandel avec ses petits-enfants à la cérémonie de remise du prix Nobel à Stockholm, en Suède, le 10 décembre 2000. (Photographie de Tomas Hökfelt, extraite de la collection personnelle d’Eric Kandel)
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Le long et solitaire voyage de Kandel à la recherche de la mémoire lui aura finalement apporté une renommée mondiale. En 1983, il a reçu le prix Lasker pour la recherche fondamentale. En 1988, on lui a décerné la National Medal of Science 7. Et en 2000, il a obtenu la plus grande distinction à laquelle peut prétendre un chercheur, le prix Nobel de physiologie ou médecine. Aujourd’hui, les jeunes psychiatres considèrent les recherches sur le cerveau comme acquises. Les MD-PhD – des chercheurs ayant reçu une formation de médecin et de scientifique – sont désormais aussi courants dans la psychiatrie que dans n’importe quelle autre discipline médicale. Et même si Kandel n’était que le deuxième psychiatre à recevoir le prix Nobel (Julius Wagner-Jauregg a reçu le premier pour sa malariathérapie et Moniz était neurologue), après sa carrière de pionnier, je pense que nous ne devrons pas attendre longtemps pour en voir un troisième. Réformer la thérapie verbale Les progrès spectaculaires réalisés en psychopharmacologie, en neuroimagerie et en neurosciences ont renforcé la psychiatrie biologique et ont déclenché une révolution cérébrale, et la science de la psychiatrie psychodynamique a évolué en parallèle. Les années 1960 ont vu se réaliser les premiers grands progrès de ce qui était encore le principal mode de traitement de la psychiatrie : la thérapie verbale. Depuis que Freud avait élaboré les règles de base de la psychothérapie au début du vingtième siècle, la psychanalyse était la reine du cabinet de consultation. Pendant des générations, le grand public a associé une visite chez un psy à une séance d’une heure pendant laquelle on s’allongeait sur un divan ou un fauteuil confortable en se débarrassant de tous les détails PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 287
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névrotiques de sa vie, une description souvent représentée dans les premiers films de Woody Allen. Les règles freudiennes incontestées du rendez-vous exigeaient que le médecin reste distant et impersonnel ; les expressions d’émotions et d’empathie étaient interdites. Tout récemment, dans les années 1990, on apprenait encore aux psychiatres à rester distants et à détourner les questions du patient en lui posant leurs propres questions. Photos de famille, diplômes et autres symboles personnels étaient proscrits du cabinet du psy pour garder l’illusion d’un anonymat impénétrable. Quand ce mode de thérapie verbale figé a finalement évolué, le changement était aux mains d’un psychanalyste désabusé. Un grand nombre des défis les plus révolutionnaires auxquels la psychanalyse a été confrontée ont été suscités par d’anciens freudiens : l’ancien psychanalyste Robert Spitzer a supprimé la névrose de la liste des diagnostics psychiatriques dans les années 1970 ; l’ancien psychanalyste Nathan Kline a inventé des traitements psychopharmacologiques dans les années 1960 ; et dans un moment rappelant celui où Martin Luther a placardé ses quatre-vingt-quinze thèses sur la porte de l’église de Wittenberg, le psychanalyste Tim Beck s’est rendu coupable d’hérésie professionnelle en déclarant qu’il existait un autre moyen d’apporter un changement thérapeutique, par la psychothérapie plutôt que par la psychanalyse. Aaron « Tim » Beck est né à Rhode Island en 1921, de parents russes juifs immigrés. Après avoir obtenu son diplôme de l’école de médecine de l’université Yale, Beck est devenu psychiatre et a soutenu la théorie prédominante de l’époque. En 1958, il a écrit ces mots à un confrère : « J’en suis arrivé à la conclusion qu’il existe un système conceptuel particulièrement adapté aux besoins de l’étudiant en médecine et du futur médecin : la psychanalyse. » PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 288
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Beck était tellement convaincu que la théorie psychanalytique représentait la bonne manière d’approcher la maladie mentale qu’il voulait prouver aux sceptiques que la recherche scientifique pouvait vérifier la théorie psychanalytique. En 1959, il a décidé de mener une expérience conçue pour valider une théorie psychanalytique de la dépression connue sous le nom d’« hostilité inversée ». D’après cette théorie, une personne souffrant de dépression était une personne qui était en colère contre quelqu’un d’autre (généralement un parent), mais qui redirigeait inconsciemment cette colère vers elle-même. Prenons un exemple. Imaginez que votre tendre moitié vous quitte pour quelqu’un de plus attirant ; d’après l’hostilité inversée, au lieu d’exprimer de la colère envers votre ex, vous diriez qu’il n’a rien fait de mal, mais vous seriez en colère contre vous-même pour l’avoir éloigné de vous, ce qui se traduirait par de la tristesse et de la paralysie. L’un des pronostics découlant de la théorie de l’hostilité inversée était que les personnes dépressives se sentiraient mieux dans leur peau après un échec, et devraient se sentir plus mal après un succès. Ce raisonnement alambiqué reposait sur l’idée que puisqu’une personne dépressive était en colère contre ellemême (« l’hostilité inversée »), elle ne méritait pas de réussir et voudrait se punir. Elle ressentirait donc de la satisfaction lorsque l’objet de son hostilité (c’est-à-dire elle-même) échouait dans une tâche. Beck a truqué un test de tri de cartes de manière à pouvoir décider si ses sujets réussissaient ou échouaient, puis il a mesuré leur confiance en soi après le test. À sa grande surprise, ses résultats ont démontré exactement le contraire de ce à quoi il s’attendait : quand il laissait les patients dépressifs réussir à trier les cartes, ils se sentaient beaucoup mieux, alors qu’ils se sentaient plus mal quand il les forçait à échouer. « À la suite de cela, je me suis douté que toute la théorie était erronée », raconte Beck. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 289
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À présent qu’il avait retiré ses œillères freudiennes, Beck a commencé à accorder une attention particulière à la nature précise de la cognition de ses patients dépressifs. « La théorie psychanalytique soutient que les personnes dépressives ressentent une hostilité excessive dans leurs rêves à cause de leur hostilité inversée. Mais lorsqu’on étudiait le contenu de leurs rêves, ils ressentaient en fait moins d’hostilité à leur égard que les personnes normales », explique Beck. Au lieu de cela, Beck a constaté que ses patients dépressifs faisaient l’objet de flots de pensées déformées qui semblaient surgir spontanément. Ces « pensées automatiques », comme Beck les appelait, n’avaient rien à voir avec la colère, mais reflétaient plutôt « des idées illogiques sur eux-mêmes et le monde dans lequel ils vivaient ». Une femme d’âge moyen, attirante et accomplie, pouvait inlassablement se décrire comme incompétente. Beck pensait que ce négativisme la rendait perpétuellement distraite et triste et finissait par la déprimer. Il s’agissait là d’une révision radicale de la conception de la dépression par la psychiatrie. Au lieu d’identifier la dépression comme un trouble de la colère, il la définissait comme un trouble cognitif. En redéfinissant ainsi la nature de la dépression, Beck se serait déjà fait excommunier par Freud s’il avait été encore en vie ; mais il a ensuite fait une autre découverte hérétique. Quand il arrêtait d’essayer de faire comprendre à ses patients leurs conflits névrotiques enfouis et qu’il utilisait la thérapie verbale pour les aider à corriger leurs pensées illogiques et à modifier leur sentiment d’être voués à l’échec, ils étaient plus heureux et plus productifs. Plus surprenant encore, ces améliorations psychiques se produisaient beaucoup plus rapidement que sous psychanalyse. Cela se comptait en semaines, et non plus en mois ou en années.
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J’ai demandé à Beck ce qu’il a ressenti quand il a constaté pour la première fois les effets fulgurants de sa nouvelle technique. « Mes patients suivaient dix ou douze séances, puis ils me disaient “Formidable, vous m’avez beaucoup aidé. Merci, je suis prêt à gérer cela moi-même. Au revoir !” Tout le monde se faisait aider tellement rapidement que j’ai fini par ne plus avoir de patients. Mon directeur de département a vu tous mes patients partir et m’a dit “Le cabinet privé, ça ne marche pas pour vous. Pourquoi n’essayez-vous pas autre chose ?” » Au lieu de suivre les conseils de son directeur, Beck a formalisé sa technique dans une méthode de psychothérapie inédite qui aidait les patients à prendre conscience de leurs pensées déformées et leur apprenait à les remettre en question. Il a appelé cette méthode la thérapie cognitivo-comportementale, ou TCC. Voici une transcription résumée d’une conversation (tirée de l’ouvrage Cognitive-Behavioral Therapy for Adult Attention Deficit Hyperactivity Disorder) entre un thérapeute en TCC contemporain (T) et un patient souffrant de TDAH (P) qui a peur de s’inscrire à un cours indispensable pour son travail à cause de sa crainte de ce que son TDAH lui ferait faire : T : Que pensez-vous du cours de RCR ? P : J’ai déjà suivi un cours de RCR dans le passé et vers la fin, j’avais du mal à rester attentif. J’avais peur de faire des erreurs, surtout quand je travaillais en groupe. T : Pouvez-vous me décrire plus en détail votre appréhension, précisément ce qui vous procure cette sensation ? P : Ce sont les gens que j’aurais comme collègues, avec qui je travaillerais et communiquerais. J’aurais peur de me planter devant eux. T : Et quelle conséquence cela aurait-il ? P : Nous devrions recommencer depuis le début et repasser le test à cause de moi, et je retarderais toute la classe. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 291
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T : Vous rappelez-vous avoir vécu des expériences au cours desquelles les craintes que vous décrivez, celles de vous tromper devant les autres ou de retarder un groupe, se sont réellement produites ? P : Je ne sais pas. Ce n’est pas arrivé beaucoup. J’ai réussi à éviter les gros moments de gêne. Lors d’un cours de RCR, j’ai fait une erreur pendant un des exercices en équipe. J’étais fatigué et j’ai été déconcentré. T : Quand vous avez compris que vous aviez fait une erreur, qu’avez-vous pensé ? P : « Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? Pourquoi je n’y arrive pas ? » T : D’accord. Donc par le passé, vous avez vécu une situation semblable à celle que vous craignez de voir se produire pendant un cours de RCR plus long. Reconnaître que vous avez fait une erreur n’est pas une pensée déformée. Dans ce cas précis, c’était exact : vous avez fait une erreur. Mais vous semblez dire que les conclusions que vous en avez tirées selon lesquelles quelque chose ne va pas chez vous ont pu être déformées. Quelle a été la réaction de vos coéquipiers quand vous avez dû refaire l’exercice de RCR ? P : Personne n’a ri, mais je pouvais voir sur leur visage qu’ils étaient contrariés et que je les agaçais. T : Qu’avez-vous vu sur leur visage qui vous fasse penser qu’ils étaient agacés ? P : Une femme a levé les yeux au ciel. T : À votre avis, combien de temps après le cours la femme a-t-elle pensé à votre erreur ? Pensez-vous qu’elle soit rentrée chez elle en disant à sa famille « Vous ne croirez jamais ce qui s’est passé en cours de RCR aujourd’hui. Ce mec a fait une erreur pendant notre test final » ? P : (Il rit) Non. Elle n’y a probablement pas pensé très longtemps. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 292
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Remarquez comment le thérapeute écoute attentivement ce que dit le patient et répond immédiatement à chaque argument. Le thérapeute parle même plus que le patient – un péché capital en psychanalyse. Alors que Freud a appris aux psychiatres à rester distants, dans cet échange, le thérapeute est impliqué et compréhensif. Il ajoute même une pointe d’humour dans ses interactions avec son patient. Mais les différences entre la TCC de Beck et la psychanalyse traditionnelle sont encore plus profondes. Alors que la psychanalyse tentait de déterrer des pulsions profondément enfouies dans l’inconscient, Beck s’intéressait aux pensées qui tournoient sans cesse dans la conscience éveillée. Alors que la psychanalyse tentait de dévoiler les motivations historiques des émotions préoccupantes, Beck examinait minutieusement l’expérience immédiate des émotions du patient. Alors que la psychanalyse était fondamentalement pessimiste et considérait le conflit névrotique comme le prix à payer pour vivre dans un monde social, Beck restait positif et laissait entendre que si les gens étaient disposés à travailler dur pour régler leurs problèmes, ils pouvaient mettre fin à leurs tendances névrotiques. La TCC a eu un effet dynamisant et libérateur sur la psychiatrie. Contrairement à la psychanalyse, qui imposait des restrictions au comportement du thérapeute, était vague et ouverte et pouvait durer des années, la TCC comportait un ensemble bien défini d’instructions pour les thérapeutes, impliquait un nombre limité de séances et définissait des objectifs spécifiques. Les effets thérapeutiques de la TCC ont rapidement été validés par des expériences contrôlées qui comparaient les effets de la TCC avec ceux d’un placebo et de différentes formes de psychanalyse dans le traitement de la dépression. La TCC est ainsi devenue la première « psychothérapie fondée sur des preuves » PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 293
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– une forme de thérapie verbale dont l’efficacité a été prouvée par une expérience en aveugle. Depuis, de nombreuses études ont validé l’efficacité de la TCC comme traitement pour de nombreux troubles mentaux, notamment les troubles de l’anxiété, le trouble obsessionnel compulsif et le TDAH. Le succès inattendu de la TCC a ouvert la voie à d’autres types de psychothérapie fondée sur des preuves en démontrant qu’il était possible de traiter des patients plus rapidement et plus efficacement qu’avec la psychanalyse traditionnelle. Dans les années 1970, deux professeurs de Yale ont mis au point la « psychothérapie interpersonnelle », une forme de thérapie verbale pour patients dépressifs qui encourage les patients à reprendre le contrôle de leur humeur et de leur vie. À la fin des années 1980, la thérapie comportementale dialectique, une forme de psychothérapie particulièrement ciblée destinée aux patients souffrant d’un trouble de la personnalité limite, a été créée par une psychologue qui était elle-même atteinte de ce trouble. En 1991, deux psychologues ont inventé l’entretien motivationnel, une technique de psychothérapie pour le traitement de l’addiction qui renforce la motivation. L’aventure de Tim Beck au-delà des principes rigides de la psychanalyse pour explorer la véritable nature de la dépression névrotique par l’expérimentation lui a permis de créer une forme unique de psychothérapie qui a amélioré la vie de millions de patients. De cette manière, il a démontré qu’une démarche scientifique rigoureuse n’était pas exclusivement du ressort des psychiatres biologiques, mais qu’elle pouvait aussi être utilisée par les psychiatres psychodynamiques et produire des effets spectaculaires.
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Trop de gènes, trop peu de gènes Vers le milieu des années 1980, la psychiatrie avait recours à des formes de psychothérapie, des psychotropes et une imagerie cérébrale plus efficaces. Le domaine des neurosciences prenait rapidement de l’ampleur. Les psychiatres admettaient de plus en plus que les personnes souffrant de maladie mentale avaient un problème au niveau du cerveau – en particulier celles atteintes de maladies mentales sévères qui nécessitaient autrefois un placement en institution, comme la schizophrénie, le trouble bipolaire, l’autisme et la dépression. Mais s’il y avait un problème dans le cerveau des personnes atteintes de troubles mentaux, d’où provenait ce problème ? Étaient-elles nées avec ? Ou avait-il été façonné en elles par leurs expériences de vie ? La réponse n’a pas vraiment été celle que tout le monde attendait. La relation entre les gènes et la maladie mentale n’intéressait ni les freudiens (qui mettaient en avant le rôle des expériences de l’enfance) ni les psychiatres sociaux (qui privilégiaient le rôle de la famille et des environnements culturels). Mais au début des années 1960, un médecin-chercheur, Seymour Kety, a décidé d’étudier le fondement génétique de la maladie mentale, marchant sur les pas du psychiatre allemand Franz Kallman. On savait depuis des siècles que la maladie mentale se transmettait au sein des familles – mais les familles avaient en commun un grand nombre de choses qui n’ont rien à voir avec la génétique, comme la richesse, la religion, les bonnes manières à table, et qui leur venaient d’un environnement commun ou partagé. La première question à laquelle Kety a tenté de répondre semblait assez simple : la schizophrénie estelle essentiellement causée par les gènes ou l’environnement ?
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En utilisant des registres de santé danois, Kety a découvert que le taux de schizophrènes dans la population était d’environ 1 %, alors que ce même taux chez les personnes dont au moins un membre de la famille souffrait de schizophrénie était de 10 %. Ses informations ont également révélé que si ses deux parents souffraient de schizophrénie, un enfant avait 50 % de risque de développer la schizophrénie. De même, une personne ayant un vrai jumeau atteint de schizophrénie avait aussi 50 % de risque d’être schizophrène, mais pour des faux jumeaux, ce chiffre n’était plus que de 10 %. Il semblait donc que plus on avait de gènes en commun avec un schizophrène, plus il était probable que l’on développe la maladie – encore que cette corrélation n’était évidemment pas parfaite. Après tout, des vrais jumeaux partagent 100 % de leurs gènes, donc si l’un des jumeaux possédait un « gène de la schizophrénie », on devrait vraisemblablement le trouver chez l’autre. Partant de cette constatation, de nombreux détracteurs ont utilisé la conclusion de Kety comme une preuve solide que la schizophrénie était essentiellement environnementale, soutenant que l’incidence plus élevée de la schizophrénie dans des familles ayant au moins un membre schizophrène était due à un environnement domestique malsain plutôt qu’à une explication génétique. Pour régler la question de l’origine génétique de la schizophrénie, Kety a lancé une nouvelle étude. Il a identifié des personnes atteintes de schizophrénie qui avaient été adoptées à la naissance et a étudié les taux de schizophrénie parmi leurs proches adoptifs et biologiques. Il a obtenu des taux plus élevés de schizophrénie chez les proches biologiques, mais pas chez les familles adoptives. Il a aussi découvert que des enfants nés d’une mère schizophrène, mais élevés dans une famille adoptive, souffraient de schizophrénie dans les mêmes proportions que ceux élevés par la mère biologique atteinte de PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 296
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schizophrénie. Ces conclusions ont démontré que la schizophrénie était au moins partiellement due au patrimoine génétique, et non exclusivement à des facteurs environnementaux comme « une mère imposant une double contrainte » ou la pauvreté. Rapidement, des études similaires sur d’autres troubles ont été réalisées, démontrant que l’autisme, la schizophrénie et le trouble bipolaire présentaient l’héritabilité la plus élevée parmi les troubles mentaux, tandis que les phobies, les troubles alimentaires et les troubles de la personnalité avaient l’héritabilité la plus faible. Pourtant, alors même que les études épidémiologiques menées par Kety et d’autres chercheurs semblaient démontrer qu’une prédisposition aux maladies mentales pouvait être héréditaire, les résultats ont engendré un certain nombre de mystères génétiques. Tout d’abord, même les jumeaux monozygotes – qui sont des personnes ayant des ensembles de gènes identiques – ne développaient pas toujours la même maladie mentale. Ce qui compliquait encore la situation, c’était le fait que la schizophrénie sautait parfois des générations entières pour réapparaître plus tard dans l’arbre généalogique. Et parfois, la schizophrénie apparaissait chez des personnes sans aucun antécédent familial de la maladie. Cela s’appliquait aussi à la dépression et au trouble bipolaire. Autre énigme : les personnes souffrant de schizophrénie ou d’autisme étaient moins susceptibles d’établir des relations amoureuses, de se marier et d’avoir des enfants, par comparaison avec des personnes sans maladie mentale, mais la fréquence des deux troubles dans la population restait relativement constante ou augmentait avec le temps. Avec le rôle de plus en plus important de la génétique dans la recherche biomédicale dans les années 1980, les psychiatres ont acquis la certitude que ces étranges schémas héréditaires seraient éclaircis quand les PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 297
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chercheurs trouveraient le légendaire trésor au pied de l’arc-enciel génétique : un gène spécifique (ou une mutation génétique) à l’origine d’une maladie mentale spécifique. Les psychiatres ont commencé à rechercher des gènes de maladies mentales dans des populations particulières, géographiquement isolées ou fondatrices comme les Amishs de l’ancien Ordre, ou parmi des peuples aborigènes de Scandinavie, d’Islande et d’Afrique du Sud, avec autant de ferveur que les mineurs partis pour la ruée vers l’or du Klondike. Un gène de maladie mentale a été trouvé pour la première fois en 1988 par une équipe de chercheurs britanniques dirigée par le généticien Hugh Gurling. L’équipe de Gurling a déclaré avoir « trouvé la première preuve concrète d’une origine génétique de la schizophrénie » située sur le chromosome 5. Mais le gène de Gurling était aux généticiens ce que la pyrite de fer était aux chercheurs d’or : les autres chercheurs n’ont pas réussi à reproduire sa conclusion avec l’ADN d’autres patients schizophrènes. Ce revers de fortune allait devenir un schéma récurrent et profondément frustrant en génétique psychiatrique. Dans les années 1990, les chercheurs avaient réussi à identifier des gènes spécifiques à l’origine de maladies comme la mucoviscidose, la maladie de Huntington et le syndrome de Rett, mais les chercheurs en psychiatrie étaient incapables de localiser n’importe quel gène spécifique associé à n’importe quelle maladie mentale. Les psychiatres ont commencé à éprouver un sentiment troublant de déjà vu : plus d’un siècle auparavant, avec la technologie avant-gardiste de l’époque (le microscope), les psychiatres biologiques avaient été incapables d’identifier n’importe quel fondement anatomique brut de la maladie mentale, même s’ils étaient convaincus qu’il devait exister quelque part. Et cela recommençait à présent avec la génétique.
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Mais en 2003, deux événements qui allaient changer la donne se sont produits. Tout d’abord, le projet Génome humain était arrivé à son terme et cartographiait la totalité des gènes codés dans l’ADN humain. Cet événement a rapidement été suivi par l’invention d’une nouvelle technique génétique époustouflante, connue sous l’acronyme RoMA (representational oligonucleotide microarray analysis 8). Avant la RoMA, les généticiens moléculaires analysaient les gènes en déterminant la séquence de nucléotides dans un gène donné pour vérifier si un nucléotide manquait ou avait été déplacé (ce que l’on a appelé des polymorphismes mononucléotidiques, ou SNP). Par opposition, la RoMA consistait à scanner le génome entier d’une personne en une fois et à compiler le nombre de copies d’un gène spécifique, ce qui permettait de savoir si une personne possédait trop de copies du gène ou pas assez. C’est Michael Wigler, biologiste travaillant au Cold Spring Harbor Laboratory 9, qui a inventé la RoMA comme méthode d’étude du cancer. Mais il a rapidement compris ce que cela impliquait pour la compréhension de la maladie mentale, et avec l’aide du généticien Jonathan Sebat, il a commencé à appliquer la RoMA à l’ADN de patients atteints d’autisme, de schizophrénie et de trouble bipolaire. Avant la RoMA, la question que les généticiens psychiatriques se posaient était « Quels sont les gènes spécifiques à l’origine de la maladie mentale ? » Mais avec la RoMA, il fallait reformuler la question ainsi : « Est-ce que trop (ou pas assez) de copies d’un gène sain peuvent être à l’origine de la maladie mentale ? » Grâce à la RoMA, Wigler et Sebat ont pu examiner une large palette de gènes dans l’ADN de patients atteints de troubles mentaux et les comparer aux gènes de personnes saines. Ils ont ciblé des gènes qui produisaient des protéines essentielles à des fonctions cérébrales saines, comme un gène qui produisait une PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 299
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protéine faisant partie d’un récepteur de neurotransmetteur ou qui dirigeait la formation des connexions nerveuses. Leurs recherches ont été presque immédiatement payantes. Ils ont découvert que les patients atteints de troubles mentaux possédaient les mêmes gènes liés au cerveau dans leur ADN que leurs homologues mentalement sains, mais qu’ils possédaient soit plus de copies, soit moins de copies de ces gènes que les personnes en bonne santé. Wigler avait découvert le principe de Boucles d’or appliqué au génome : pour avoir un cerveau en bonne santé, il fallait non seulement avoir le bon type de gènes, mais aussi « juste la bonne quantité » de ces gènes – ni trop, ni trop peu. La nouvelle méthodologie de Wigler a dévoilé d’autres connaissances inattendues. Alors que la plupart des mutations génétiques constatées dans l’ADN de patients atteints d’autisme, de schizophrénie et de trouble bipolaire étaient propres à chaque maladie, certaines étaient communes à deux troubles ou plus, ce qui signifiait que certains troubles mentaux manifestement différents avaient des facteurs génétiques communs. L’étude par la RoMA a aussi permis de trouver une explication possible à la nature sporadique de la maladie mentale au sein des familles, comme le fait qu’elle saute des générations entières et apparaisse parfois chez un seul vrai jumeau : un gène spécifique lié au cerveau pouvait être transmis à un enfant (ou être présent chez les deux jumeaux), mais le nombre de copies de ce gène pouvait varier. Parfois, des copies d’un gène étaient spontanément créées ou supprimées dans l’ADN des spermatozoïdes ou des ovules. Même si les jumeaux partageaient 100 % du même type de gènes, ils ne partageaient pas 100 % du même nombre de copies de ces gènes. Les conclusions de Wigler ont également fourni une explication probable au fait que les hommes et les femmes plus âgés PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 300
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ont plus de risques d’avoir des enfants atteints de troubles mentaux comme l’autisme ou le syndrome de Down. Leurs ovules et leurs spermatozoïdes s’étant génétiquement divisés et répliqués pendant plus longtemps que des parents plus jeunes, ils sont plus susceptibles d’introduire des copies de gènes en plus ou en moins dans l’ADN de leurs enfants puisque les erreurs de réplication génétique s’accumulent avec le temps et ont plus de probabilité de se produire qu’une mutation qui crée un tout nouveau gène. Grâce aux progrès réalisés par la psychiatrie dans les années 2000, portés par les technologies émergentes de l’imagerie cérébrale, des neurosciences et de la génétique et par la multiplication des innovations pharmacologiques et de la psychothérapie, le domaine de la psychiatrie, autrefois figé, montrait tous les signes d’une profession qui avait fait une cure de jouvence intellectuelle. Un nouveau genre de psychiatrie La première fois que j’ai rencontré Jenn en 2005, les médecins ne parvenaient pas à trouver ce qui n’allait pas chez elle. Jenn était une jeune femme de vingt-six ans, issue d’une famille aisée, qui avait eu la chance d’être éduquée dans un milieu favorisé. Elle était allée dans une école privée de Manhattan, puis dans une université d’arts libéraux dans le Massachusetts, où son comportement a commencé à devenir problématique. En première année, elle est devenue méfiante et réservée et a arrêté de fréquenter ses amis. Elle a commencé à présenter des sautes d’humeur sévères. Un jour, elle était sympathique et agréable ; le lendemain, elle était lunatique et méchante, proférant souvent des insultes caustiques à la moindre provocation. Finalement, son hostilité et son instabilité sont devenues si PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 301
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dérangeantes que l’université a imploré ses parents de la faire examiner par un psychiatre. Ils se sont exécutés et l’ont emmenée dans un important établissement psychiatrique dans le nord-est, où elle a été immédiatement admise. Mais à sa sortie, elle n’a pas continué les rendez-vous de suivi et n’a pas pris les médicaments qui lui avaient été prescrits. Elle a rechuté à plusieurs reprises, ce qui a entraîné de multiples hospitalisations. À chaque rechute, son état empirait. Ce qui rendait sa situation encore plus décourageante, c’est que chaque fois qu’elle était admise, les médecins semblaient poser un diagnostic différent, comme la schizophrénie, le trouble schizoaffectif et le trouble bipolaire. On m’a demandé d’examiner Jenn quand elle a été amenée au New York Presbyterian Hospital-Columbia University Medical Center après un violent incident avec sa mère, déclenché parce que Jenn croyait que sa mère voulait l’empêcher de voir son petit ami. Quand j’ai évalué Jenn, elle avait l’air négligé et ses pensées semblaient désorganisées. Cela faisait cinq ans qu’elle avait quitté l’école et elle était au chômage et vivait chez ses parents. Exprimant à plusieurs reprises sa conviction qu’une amie essayait de lui voler son petit ami, elle m’a expliqué qu’elle et lui devaient immédiatement s’enfuir au Nouveau-Mexique s’ils voulaient rester ensemble. En discutant avec la famille de Jenn, j’ai appris qu’en réalité, l’objet de son affection ne s’intéressait pas du tout à elle. En fait, le jeune homme avait appelé la mère de Jenn pour se plaindre qu’elle le harcelait et menaçait sa véritable petite amie. Quand la mère de Jenn a essayé d’exposer les faits à sa fille, cette dernière est entrée dans une colère noire et l’a jetée au sol, raison pour laquelle elle était actuellement hospitalisée. Pendant notre conversation, Jenn semblait indifférente et distraite, des comportements fréquemment associés à la schizophrénie PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 302
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– mais également associés à d’autres pathologies. Ses fausses croyances n’étaient pas des délires systématiques ; elles reflétaient simplement des appréciations irréalistes de ses relations avec les autres. Elle passait par toute une palette d’émotions et alors que ses sentiments étaient souvent intenses et imprévisibles, les schizophrènes présentent plus généralement des émotions restreintes et uniformes. Le diagnostic qu’elle avait reçu à son admission était la schizophrénie, mais mon intuition clinique me disait qu’il se passait autre chose. Cela dit, l’intuition doit être étayée par des preuves. J’ai donc commencé à réunir des informations supplémentaires. Quand j’ai interrogé les parents de Jenn sur ses antécédents médicaux de jeunesse, il n’en est rien ressorti, à l’exception d’une chose. Sa mère a précisé que Jenn était née avant terme et s’était présentée par le siège. Cela ne suffit pas à expliquer ses comportements étranges, mais les accouchements par le siège et autres formes de traumatisme pendant la grossesse et l’accouchement sont associés à une augmentation de l’incidence des troubles du neurodéveloppement. Un accouchement traumatisant peut s’accompagner de complications dans le cerveau du nourrisson, notamment un manque d’oxygène, une compression ou une hémorragie. De plus, à cause d’une incompatibilité Rhésus entre son sang et celui de sa mère, elle est née avec une anémie et a eu immédiatement besoin d’une transfusion sanguine. Cela s’est traduit par un faible score d’Apgar (la note donnée par les pédiatres pour évaluer l’état physique général des nouveau-nés), indiquant une certaine détresse à la naissance. Elle est restée en unité de soins intensifs néonatals pendant une semaine avant de rentrer chez elle. J’ai posé à Jenn d’autres questions sur sa vie et ses activités. Elle m’a répondu de manière automatique, avec des phrases courtes, et a semblé perturbée par mes questions. Elle a également PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 303
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fait preuve d’une concentration limitée et d’une mémoire défaillante. Ces troubles cognitifs prononcés ne correspondaient pas à ceux que l’on constate habituellement chez les patients schizophrènes, qui ne semblent pas troublés ou distraits, pas plus que préoccupés ou inattentifs, ou occupés par des stimuli imaginaires. Je commençais à me demander si l’instabilité et le comportement étrange de Jenn avaient pu être provoqués par son environnement plutôt que par ses gènes. Alors que je l’interrogeais sur sa consommation d’alcool et de drogue, elle a fini par admettre qu’elle prenait de la marijuana depuis l’âge de quatorze ans et de la cocaïne depuis ses seize ans, et qu’elle fumait de l’herbe et sniffait de la cocaïne pratiquement tous les jours lorsqu’elle était à l’université. Une hypothèse a commencé à prendre forme dans mon esprit. Je la soupçonnais de souffrir d’une forme légère de lésion cérébrale causée par le traumatisme de sa naissance et provoquant un déficit neurocognitif, qui a ensuite été exacerbé à l’adolescence par sa consommation importante de drogue, expliquant ces comportements quasi psychotiques. Et pour étayer cette hypothèse diagnostique, les neuroleptiques qui lui avaient été prescrits précédemment n’avaient pas beaucoup d’effet sur son état. J’ai donc demandé des tests qui m’aideraient à valider mon hypothèse. Les résultats des tests neuropsychologiques ont mis en évidence un décalage considérable entre son score verbal et son score de performance. Chez les schizophrènes, le score verbal et le score de performance sont généralement semblables, même s’ils sont globalement inférieurs à la moyenne de la population. Les scores de performance seraient plus sensibles au dysfonctionnement cérébral que les scores verbaux, et le fait que le score de performance de Jenn soit largement inférieur à son score verbal laissait supposer qu’elle souffrait d’une sorte de trouble cognitif acquis. Une IRM a révélé une hypertrophie PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 304
LA FIN DE LA TRAVERSÉE DU DÉSERT : LA RÉVOLUTION CÉRÉBRALE
significativement asymétrique des ventricules latéraux et de l’espace sous-arachnoïdien, cette asymétrie étant plus souvent associée à un traumatisme ou un accident vasculaire (comme une attaque cérébrale) qu’à une maladie mentale (dans la schizophrénie, l’hypertrophie ventriculaire est plus symétrique). Grâce aux informations fournies par ses parents, le travailleur social qui m’assistait a établi une généalogie approfondie de la famille de Jenn qui a démontré l’absence totale de maladie mentale dans les antécédents familiaux. Le seul trouble similaire chez ses proches biologiques était la toxicomanie chez certains frères et sœurs et cousins. J’étais désormais certain de mon diagnostic : sa pathologie était due à un traumatisme développemental et à la toxicité induite par les drogues. Ses diagnostics antérieurs de schizophrénie, trouble schizoaffectif et trouble bipolaire étaient des suppositions rationnelles puisqu’en réalité, elle souffrait d’une « phénocopie » de maladie mentale : elle présentait des symptômes qui imitaient une maladie définie dans le DSM sans réellement souffrir de cette maladie. Si Jenn avait été admise dans une unité psychiatrique trente ans plus tôt, quand j’ai commencé ma formation, elle aurait probablement été internée pour une longue période dans un établissement psychiatrique et aurait très certainement reçu des neuroleptiques très puissants qui n’auraient eu pour effet que de l’immobiliser. Ou elle aurait pu suivre des mois ou des années de thérapie psychanalytique, explorant son enfance et en particulier sa relation tendue avec sa mère. Mais dans le monde actuel de la psychiatrie, Jenn est rapidement sortie de l’hôpital et a reçu un traitement intensif contre la toxicomanie ainsi que des thérapies sociales et cognitives de réadaptation, associées à une faible dose de médicament pour aider à la stabiliser pendant son traitement. Sa qualité de vie PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 305
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s’est progressivement améliorée et aujourd’hui, elle est concentrée et impliquée et exprime sa gratitude pour l’aide qu’elle a reçue pour remettre sa vie sur les rails. Et bien qu’elle ne soit pas autonome, n’ait pas réussi professionnellement ou ne soit pas mariée avec des enfants, elle travaille à temps partiel, vit paisiblement avec sa mère et a tissé des relations sociales stables. La modeste guérison de Jenn – parmi un nombre croissant de modèles de réussite – illustre la manière dont la psychiatrie clinique a évolué grâce à la révolution cérébrale et aux innombrables progrès scientifiques de ces dernières décennies. Mais il reste une dernière avancée dans les annales de la psychiatrie qui a contribué à façonner le visage moderne de ma profession – une avancée qui est peut-être la découverte la plus négligée et la plus sous-estimée de toutes.
1. NdT : 2. NdT : 3. NdT : 4. NdT : 5. NdT : 6. NdT : 7. NdT : 8. NdT : 9. NdT :
Société américaine de psychiatrie biologique. Laboratoire national de Brookhaven. Centre de santé mentale du Massachusetts. Société américaine des neurosciences. École de médecine du mont Sinaï. Centre médical du mont Sinaï. Médaille nationale américaine de la science. Analyse de puce à oligonucléotides représentative. Laboratoire de Cold Spring Harbor.
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Chapitre 8 Le cœur du soldat : le mystère du traumatisme
Nous ne voulons pas que des satanés psychiatres rendent nos gars malades. – Général John Smith, 1944
La psychiatrie militaire est à la psychiatrie ce que la musique militaire est à la musique. – CHAIM SHATAN, DOCTEUR EN MÉDECINE
L’angoisse du climatiseur En 1972, je vivais dans une minable maison de type brownstone 1 près de Dupont Circle à Washington, un quartier louche à l’époque. Un matin, alors que j’allais partir pour mon cours de physiologie à l’université George Washington, j’ai entendu frapper violemment à la porte de mon appartement. Quand j’ai
Renaissance de la psychiatrie
ouvert, je suis tombé face à face avec deux jeunes hommes qui me fixaient de leurs yeux d’un noir profond. Je les ai immédiatement reconnus : c’étaient les durs du quartier qui traînaient souvent dans la rue. Sans rien dire, ils m’ont poussé dans mon appartement. Le plus grand a pointé un grand pistolet noir sur moi et a grogné « Donne-nous tout ton blé ! » Mon cerveau a planté, comme un ordinateur qui trouverait un fichier trop gros pour l’ouvrir. « Hé ! J’ai dit où est ton foutu blé ? », a-t-il crié, en appuyant le canon du pistolet sur mon front. « Je n’ai rien », ai-je bégayé. Mauvaise réponse. Le plus petit m’a donné un coup de poing au visage et le plus grand m’a frappé sur le côté de la tête avec son arme. Ils m’ont poussé sur une chaise et le plus petit a commencé à fouiller dans mes poches pendant que le grand allait dans ma chambre pour arracher les tiroirs et piller les placards. Après avoir cherché quelques minutes, ils juraient de frustration ; à part le téléviseur, la stéréo et trente dollars dans mon portefeuille, ils n’avaient trouvé aucun objet de valeur... Mais ils n’avaient pas cherché dans ma commode. Bien cachée dans le tiroir du haut, sous une pile de sousvêtements, il y avait une boîte à bijoux contenant la montre Patek Philippe de mon grand-père. Je ne pouvais pas imaginer la perdre. Il me l’avait donnée avant sa mort, en guise de cadeau pour son premier petit-fils, et c’était mon bien le plus précieux. « Qu’est-ce que t’as d’autre ? On sait que t’as autre chose ! », a hurlé le grand en agitant son arme devant mon visage. Puis, quelque chose d’étrange s’est produit. La peur qui me retournait l’estomac s’est brusquement évanouie. Mon esprit est devenu calme et alerte, même hyperalerte. Le temps semblait avoir ralenti. Des idées claires se formaient dans mon esprit, comme les instructions méthodiques d’un contrôleur aérien : PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 308
LE CŒUR DU SOLDAT : LE MYSTÈRE DU TRAUMATISME
« Obéis et obtempère. Fais ce qu’il faut pour ne pas te faire tirer dessus. » Quelque part, j’étais certain que si je gardais mon calme, je m’en sortirais vivant – et peut-être même avec la boîte à bijoux. « Je n’ai rien, ai-je dit calmement. Prenez tout ce que vous voulez, mais je ne suis qu’un étudiant, je n’ai rien. » « Et ton coloc ? », a dit l’intrus d’un ton sec, en montrant l’autre chambre. Mon colocataire, un étudiant en droit, était en cours. « Je ne pense pas qu’il ait grand-chose, mais prenez tout... tout ce que vous voulez. » Le grand m’a regardé d’un air perplexe et a tapé plusieurs fois sur mon épaule avec le pistolet, comme s’il réfléchissait. Les deux voyous se sont regardés, et l’un d’eux a brutalement arraché la fine chaîne en or que j’avais autour du cou. Ils ont embarqué le téléviseur, la stéréo et le radio-réveil et sont tranquillement sortis par la porte de devant. À l’époque, ce braquage a été l’expérience la plus effrayante de toute ma vie. On pourrait croire que cela m’a secoué au point que je faisais des cauchemars ou que j’étais obsédé par ma propre sécurité. Étonnamment, cela n’a pas été le cas. Après avoir inutilement déposé plainte auprès de la police de Washington, j’ai remplacé les appareils et j’ai continué à vivre ma vie. Je n’ai pas déménagé dans un autre quartier. Je n’ai pas fait de mauvais rêves. Je n’ai pas ressassé l’intrusion. Quand on frappait à ma porte sans que je m’y attende, je bondissais pour aller ouvrir. Je n’ai même pas tressailli quand, quelques mois plus tard, j’ai vu l’un d’eux dans la rue en rentrant chez moi. Pour être honnête, je ne me rappelle plus très bien les détails du cambriolage, probablement pas plus que les détails de L’Aventure du Poséidon, un film captivant, mais ordinaire que j’ai vu la même année. Je crois que le pistolet était grand et noir, mais cela aurait très bien pu être un petit revolver en PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 309
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métal. Pour mon esprit juvénile, l’événement dans son ensemble était devenu un moment palpitant, une aventure que j’avais vaillamment traversée. Douze ans plus tard, un autre événement dramatique a suscité une réaction totalement différente. Je vivais alors dans un appartement au quinzième étage d’un gratte-ciel à Manhattan, avec ma femme et mon fils de trois ans. Nous étions début octobre et je devais retirer le lourd climatiseur de la fenêtre de la chambre de mon fils pour le ranger pour l’hiver. L’appareil était soutenu à l’extérieur par un crochet vissé dans le mur. J’ai relevé la fenêtre qui appuyait sur le dessus du climatiseur pour pouvoir retirer l’appareil de l’appui de fenêtre – grave erreur. Lorsque j’ai relevé la fenêtre, le poids du climatiseur a arraché le crochet du mur extérieur. Le climatiseur a dégringolé du bâtiment pour aller s’écraser sur le trottoir habituellement bondé quinze étages plus bas. On aurait dit que l’appareil fonçait à travers le ciel dans une sorte de ralenti cinématographique. Ma vie a littéralement défilé devant mes yeux. Tous mes rêves d’une carrière dans la psychiatrie, tous mes plans de fonder une famille, s’effondraient avec ce météore mécanique. Je ne pouvais rien faire, à part hurler en vain « Attention ! » « Bordel de merde ! », a crié le concierge en s’écartant d’un bond désespéré. Par miracle, le climatiseur s’est écrasé sur le trottoir, pas sur des gens. Les piétons des deux côtés de la rue ont tous brusquement levé la tête en même temps en direction du bruit fracassant de l’impact, mais par chance, personne n’a été blessé. Je m’étais encore une fois tiré d’une situation qui aurait pu bouleverser ma vie – mais cette fois, j’ai été ébranlé au plus profond de moi. Je n’arrêtais pas de penser à quel point j’avais été idiot, comme j’avais été à deux doigts de blesser quelqu’un PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 310
LE CŒUR DU SOLDAT : LE MYSTÈRE DU TRAUMATISME
et de ruiner ma vie. J’ai perdu l’appétit. J’avais du mal à trouver le sommeil, et quand j’y parvenais, j’étais assailli par des cauchemars réalistes dans lesquels je revivais douloureusement la chute catastrophique du climatiseur. La journée, je ne cessais de ressasser l’incident, le repassant encore et encore dans mon esprit comme une vidéo qui tourne en boucle, revivant à chaque fois ma terreur avec une intensité saisissante. Quand j’allais dans la chambre de mon fils, je ne m’approchais pas de la fenêtre, dont la simple vue suscitait en moi une sensation inquiétante. Encore maintenant, des dizaines d’années plus tard, je garde un souvenir viscéral de la peur et du désarroi que j’ai ressentis à cet instant. En fait, juste avant que je m’installe pour écrire au sujet de cet incident, une publicité pour la Liberty Mutual Insurance est passée à la télévision. Pendant que l’on entend la chanson mélancolique « Human » et que la voix suave de Paul Giamatti nous parle de la fragilité humaine, un homme fait accidentellement tomber un climatiseur depuis sa fenêtre sur la voiture d’un voisin. Cette publicité est anodine et drôle, mais en la regardant, j’ai grimacé en repensant à cet affreux souvenir. Une partie de moi a été instantanément ramenée à ce moment terrifiant où j’ai regardé ma vie dégringoler de quinze étages... Ce sont tous les symptômes classiques de l’une des maladies mentales les plus rares et les plus controversées : l’état de stress post-traumatique (ESPT). Ce qui distingue l’ESPT de toutes les autres maladies mentales, c’est que son origine est claire et sans équivoque : l’ESPT est provoqué par une expérience traumatisante. Sur les 265 diagnostics qui composent la dernière version du DSM, tous sont définis sans jamais faire référence à leurs causes, à l’exception des troubles de la toxicomanie et de l’ESPT. Alors que la toxicomanie est bien évidemment due à un effet de l’environnement – l’administration répétée d’une substance chimique qui provoque des changements neuronaux –, PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 311
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l’ESPT est le résultat d’une réaction psychologique à un événement qui produit des changements durables de l’état mental et du comportement d’une personne. Avant l’événement, la personne semble mentalement saine. Après l’événement, elle est mentalement blessée. Qu’est-ce qui fait que des événements traumatisants produisent des effets aussi intenses et durables ? Pourquoi le traumatisme se manifeste-t-il chez certaines personnes, et pas chez d’autres ? Et comment expliquons-nous son incidence apparemment imprévisible ? Après tout, il semble assez paradoxal que la chute d’un climatiseur déclenche des effets semblables à un ESPT, et pas un cambriolage violent. Pendant celui-ci, j’ai été agressé et ma vie était vraiment en danger ; lors de la chute du climatiseur, je n’ai jamais été confronté à un danger physique. Y a-t-il eu un élément clé qui a déterminé la manière dont mon cerveau a traité chaque événement ? La nature exceptionnelle et l’histoire étrange de l’ESPT en font l’une des maladies mentales les plus fascinantes. L’histoire de l’ESPT renferme tout ce que nous avons appris jusqu’à présent au sujet du passé tumultueux de la psychiatrie : l’histoire du diagnostic, l’histoire du traitement, la découverte du cerveau, l’influence et le rejet de la psychanalyse, et la lente évolution de l’attitude de la société envers les psychiatres, de la dérision manifeste au respect forcé. L’ESPT représente aussi l’une des premières fois où la psychiatrie a acquis une compréhension raisonnable de la manière dont un trouble mental se forme véritablement dans le cerveau, même si notre compréhension n’est pas encore totale. L’explication tardive de l’ESPT a commencé dans un cadre totalement inhospitalier pour la pratique de la psychiatrie, mais parfaitement propice à l’apparition de ce trouble : le champ de bataille. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 312
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Nous n’avons pas de temps à perdre avec des gars comme ça En 1862, le chirurgien adjoint intérimaire Jacob Mendez Da Costa soignait les soldats de l’Union au Turner’s Lane Hospital 2 de Philadelphie, l’un des plus grands hôpitaux militaires des États-Unis. Il n’avait jamais vu un tel carnage, des blessures par baïonnette béantes et des membres déchiquetés soufflés par un coup de canon. En plus de constater les blessures visibles, alors qu’il se frayait lentement un chemin entre les victimes de la campagne de la Péninsule, Da Costa a remarqué que de nombreux soldats semblaient souffrir de problèmes cardiaques inhabituels, notamment « une tachycardie rapide et persistante » – expression du jargon médical qui désigne une accélération du rythme cardiaque. Da Costa a par exemple décrit un soldat de vingt-et-un ans, William C., du 140e régiment des volontaires de New York, qui le consultait après avoir souffert de diarrhée pendant trois mois et « qui s’inquiétait pour son cœur à cause de crises de palpitations, d’une douleur dans la région du cœur et de difficultés à respirer la nuit ». À la fin de la guerre, Da Costa avait vu plus de quatre cents soldats présentant les mêmes troubles cardiaques inhabituels et irréguliers, y compris de nombreux soldats qui n’avaient pas du tout été blessés physiquement sur le champ de bataille. Il a attribué leur état à un « cœur hyperactif endommagé par une sollicitation excessive ». Faisant état de ses observations dans la publication de 1867 de la United States Sanitary Commission 3, il a surnommé ce syndrome présumé le « cœur du soldat irritable et épuisé ». Da Costa supposait que le cœur du soldat pouvait être soigné par une hospitalisation et une teinture de digitale, un médicament qui ralentit le rythme cardiaque. Il ne croyait pas que la pathologie qu’il avait identifiée puisse être de nature psychologique, et aucun autre médecin de la PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 313
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guerre de Sécession n’avait établi un lien entre le cœur du soldat et le stress psychologique de la guerre. Dans les dossiers officiels des soldats qui ont refusé de retourner au front bien qu’ils n’aient pas été physiquement blessés, les dénominations les plus courantes étaient « folie » et « nostalgie » – autrement dit, le mal du pays. Aussi sanglante qu’ait pu être la guerre de Sécession, elle n’était rien en comparaison des horreurs mécanisées de la Première Guerre mondiale, la Grande Guerre. L’artillerie lourde semait la mort à des kilomètres de distance. Les mitrailleuses éventraient des pelotons entiers en quelques secondes. Le gaz toxique ébouillantait la peau et brûlait les poumons. Les épisodes de cœur du soldat augmentaient drastiquement et ont été consacrés par les médecins britanniques avec une nouvelle appellation : le shell shock, l’obusite en français, d’après le lien supposé entre les symptômes et l’explosion des obus. Les médecins ont constaté que les hommes souffrant d’obusite ne présentaient pas seulement l’accélération du rythme cardiaque documentée pour la première fois par Da Costa, mais souffraient également de « transpiration abondante, tension musculaire, tremblements, crampes, nausées, vomissements, diarrhée, et défécation et miction involontaires » – sans oublier les cauchemars à vous glacer le sang. Dans le remarquable ouvrage de Ben Shephard A War of Nerves, le médecin britannique William Rivers décrit un lieutenant en état de choc rescapé d’un champ de bataille français : Il était parti chercher un compagnon d’armes et a trouvé son corps déchiqueté, sa tête et ses membres reposant loin de son tronc. À partir de ce moment, il a été hanté chaque nuit par la vision de son ami mort et mutilé. Quand PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 314
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il dormait, il faisait des cauchemars où son ami apparaissait, parfois tel qu’il l’avait vu, déchiqueté, sur le champ de bataille, parfois avec un aspect encore plus terrifiant, ses membres et son visage dévorés par la lèpre. L’officier mutilé ou lépreux de son rêve s’approchait encore et encore jusqu’à ce que le patient se réveille soudain, trempé de sueur et absolument terrorisé. D’autres symptômes de l’obusite ressemblaient à une tempête de dysfonctionnements neurologiques : démarches étranges, paralysies, bégaiement, surdité, mutisme, tremblements, crises semblables à des convulsions, hallucinations, terreurs nocturnes et secousses involontaires. Ces soldats traumatisés ne recevaient aucune compassion de la part de leurs supérieurs. Au lieu de cela, on les traitait de « froussards dégonflés » qui ne pouvaient pas résister aux rigueurs viriles de la guerre. Ils étaient souvent punis par leurs officiers – et parfois exécutés pour lâcheté ou désertion. Pendant la Première Guerre mondiale, les psychiatres étaient pratiquement absents du corps médical militaire ; les dirigeants militaires ne voulaient pas que leurs soldats soient exposés à la fragilité psychologique et à la faiblesse émotionnelle associées à la psychiatrie. L’entraînement militaire avait pour seul objectif de créer un sentiment d’invulnérabilité, une psychologie du courage et de l’héroïsme. Rien ne pouvait être plus contradictoire à ce durcissement psychique que l’exploration et l’expression libre des émotions encouragées par les psychiatres. Dans le même temps, l’obusite pouvait difficilement être ignorée : environ 10 ù des soldats qui ont servi pendant la Grande Guerre en sont revenus avec une déficience affective. La première description du « wartime psychic trauma » 4 dans la littérature médicale est apparue dans un article du Lancet de PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 315
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1915, écrit par deux professeurs de l’université de Cambridge, le psychologue Charles Myers et le psychiatre William Rivers. Dans cet article, ils ont adapté la nouvelle théorie psychanalytique de Freud pour expliquer l’obusite en termes de souvenirs refoulés de l’enfance qui sont revenus à la surface avec le traumatisme de la guerre et ont engendré des conflits névrotiques empiétant sur le psychisme conscient. Pour exorciser ces souvenirs névrotiques, Rivers prônait le « pouvoir du guérisseur » (ce que Freud appelait le transfert) d’emmener le patient vers une compréhension plus supportable de ses expériences. Freud lui-même a été entendu comme témoin expert lors du procès de médecins autrichiens accusés de maltraiter des soldats psychologiquement blessés. Il a conclu que l’obusite était bien un véritable trouble, différent des névroses courantes, mais qui pouvait être traité par la psychanalyse. Rapidement, les psychiatres ont appliqué d’autres traitements aux soldats traumatisés, notamment l’hypnose et de chaleureux encouragements, et auraient obtenu des résultats favorables. Pourtant, on ne voyait pas l’ombre d’un consensus concernant la nature ou le traitement du traumatisme du combat. Les horreurs de la Grande Guerre étaient sans précédent, mais la Seconde Guerre mondiale a été pire encore. Bombardements aériens, artillerie lourde, lance-flammes, grenades, sous-marins oppressants et mines vicieuses se sont ligués avec les perfectionnements diaboliques de l’armement de la Première Guerre mondiale pour déclencher des épisodes de cœur du soldat encore plus fréquents, que l’on appelait désormais fatigue du combat, névrose de guerre ou épuisement au combat. Au départ, l’armée pensait que la névrose de guerre ne se manifestait que chez les lâches et les soldats psychologiquement faibles. Elle a donc commencé à écarter les recrues qui semblaient avoir des déficiences caractérielles ; d’après ces critères, PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 316
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plus d’un million d’hommes ont été jugés inaptes au combat à cause de leur apparente prédisposition à la névrose de guerre. Mais la hiérarchie militaire a été contrainte de revoir sa position quand le taux de victimes psychologiques était encore de 10 % de soldats « psychologiquement aptes ». Par ailleurs, certaines de ces victimes étaient des soldats chevronnés qui avaient combattu avec bravoure. L’avalanche de soldats souffrant de déficience affective a contraint l’armée à reconnaître à contrecœur le problème. Dans un étonnant changement d’attitude, l’armée américaine a fait appel aux psys, qui commençaient tout juste à gagner en importance dans la société civile. Au début de la Première Guerre mondiale, il n’y avait pas un seul psychiatre dans l’armée. Au début de la Seconde Guerre mondiale, la présence des psychiatres dans l’armée américaine était négligeable : en 1939, sur 1 000 membres du corps médical militaire, seulement 35 étaient ce que l’on appelait des neuropsychiatres, terme utilisé par l’armée pour désigner les psychiatres. (Ce terme est trompeur, car presque tous les neuropsychiatres étaient des psychanalystes qui ne connaissaient pratiquement rien à l’architecture neuronale du cerveau.) Mais à mesure que la guerre se poursuivait et que de plus en plus de soldats revenaient physiquement entiers, mais émotionnellement mutilés, l’armée a compris qu’elle devait changer d’attitude envers la psychiatrie. Pour lutter contre la pénurie de neuropsychiatres, elle a commencé à proposer une formation psychiatrique approfondie à des médecins non psychiatres. Cette formation a été autorisée dans une lettre d’octobre 1943 provenant du bureau du Surgeon General 5 abordant « la reconnaissance et le traitement précoces des pathologies neuropsychiatriques en zone de guerre », qui représentait sans doute la première fois que l’armée américaine reconnaissait officiellement l’importance de la « santé mentale » PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 317
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chez les soldats en service actif : « Étant donné la pénurie de neuropsychiatres, il est demandé à tous les officiers médicaux de se consacrer à prendre soin de la santé mentale aussi bien que physique du personnel militaire. » Au début de la guerre, le bureau du Surgeon General comportait deux divisions : la médecine et la chirurgie. À présent, puisqu’il fallait plus de psychiatres sur le champ de bataille, une nouvelle division était créée : la neuropsychiatrie. Le premier directeur de la nouvelle division était William C. Menninger, à qui on allait bientôt confier la rédaction du Medical 203, prédécesseur direct du DSM-I ; il est aussi devenu le premier psychiatre à porter le grade de général de brigade. En 1943, 600 médecins d’autres spécialités ont été formés à la neuropsychiatrie et 400 neuropsychiatres ont été directement recrutés dans l’armée. À la fin de la guerre, 2 400 médecins militaires avaient été formés en neuropsychiatrie ou étaient neuropsychiatres. Un nouveau rôle avait été créé pour le psychiatre, celui de traumatologue. Le Medical 203 de Menninger comportait un diagnostic détaillé de ce qui a été appelé « épuisement au combat », mais au lieu de voir cet état comme un trouble unique, le 203 l’a subdivisé en une variété de névroses possibles découlant du stress de la guerre, parmi lesquelles les « névroses hystériques », les « névroses d’angoisse » et les « névroses de dépression réactionnelle ». En 1945, le ministère de la Défense a produit un film de cinquante minutes destiné à former les médecins militaires aux nuances de l’épuisement au combat. Malgré son point de vue psychanalytique flagrant, ce film de formation adopte une position étonnamment moderne vis-à-vis de la pathologie. Il décrit une multitude de médecins militaires dubitatifs qui remettent en question l’authenticité de l’épuisement au combat. L’un d’eux déclare : « Nous allons nous occuper de soldats qui PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 318
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se sont vraiment fait tirer dessus, nous n’avons pas de temps à perdre avec des gars comme ça. » Un autre affirme : « Ce soldat a probablement été un inadapté dès le début pour craquer. » Puis le formateur leur explique patiemment que l’épuisement au combat peut toucher même les plus courageux et les plus aguerris des hommes et soutient que cette pathologie est tout aussi réelle et invalidante qu’une blessure causée par un éclat d’obus. Une telle vision était un impressionnant revirement pour l’armée, que l’on n’aurait tout simplement pas pu imaginer pendant la Première Guerre mondiale, quand les armées européennes et américaines ne voulaient pas entendre parler de psychiatrie et que les soldats traumatisés étaient considérés comme faibles de caractère. Pour autant, de nombreux officiers continuaient à se moquer de l’idée d’épuisement au combat et à contester le cœur du soldat comme n’étant rien d’autre que de la lâcheté ordinaire. Pendant la campagne de Sicile, en 1943, le Général George Patton rendait notoirement visite à des soldats blessés dans un hôpital d’évacuation quand il a croisé un soldat au regard vitreux qui ne présentait aucune blessure apparente. Il a demandé à l’homme quel était son problème. « Épuisement au combat », a murmuré le soldat. Patton l’a giflé et l’a sermonné, lui reprochant d’être un simulateur invertébré. Plus tard, il a émis une ordonnance selon laquelle quiconque se déclarait incapable de se battre en raison d’un épuisement au combat serait traduit devant la cour martiale. À la décharge de l’armée, le Général Dwight D. Eisenhower a réprimandé Patton et lui a donné l’ordre de s’excuser auprès du soldat.
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Un soldat russe (à gauche) et un soldat américain (à droite) avec le regard perdu au loin caractéristique de la fatigue du combat ou de l’épuisement au combat pendant la Seconde Guerre mondiale. (À droite : armée américaine, février 1944, archives nationales 26-G-3394)
L’épuisement au combat s’est avéré être l’une des rares maladies mentales graves que le traitement psychanalytique semblait aider. Les neuropsychiatres psychanalytiques encourageaient les soldats traumatisés à reconnaître leurs sentiments et à les exprimer, plutôt que de les étouffer comme la formation militaire et l’autodiscipline masculine le leur ordonnaient. Ils ont constaté que les soldats qui parlaient ouvertement de leurs traumatismes avaient tendance à ressentir moins sévèrement la fatigue du combat et à guérir plus rapidement. Même si le raisonnement psychanalytique sous-jacent à ce remède était contestable – les neuropsychiatres militaires prétendaient déterrer et soulager des conflits névrotiques enfouis –, ses effets ne l’étaient pas, et il est aujourd’hui courant de fournir un PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 320
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accompagnement empathique aux soldats traumatisés. Leur apparente réussite dans le traitement de l’épuisement au combat à l’aide des méthodes freudiennes a renforcé la confiance en soi des psys militaires et a incité un grand nombre d’entre eux à devenir de fervents défenseurs de la psychanalyse lorsqu’ils ont repris la pratique civile après la guerre, contribuant ainsi à la conquête freudienne de la psychiatrie américaine. Les neuropsychiatres militaires ont également appris que les soldats supportaient davantage le stress du combat pour les compagnons qui se battaient à leurs côtés que pour le pays ou la liberté. Ainsi, si on renvoyait un soldat traumatisé chez lui pour qu’il guérisse – ce qui était courant au début de la Seconde Guerre mondiale –, cela aurait pour effet qu’il se sentirait coupable et honteux d’abandonner ses camarades, ce qui aggraverait son état plutôt que de l’améliorer. L’armée a donc revu sa méthode. Au lieu d’envoyer les victimes psychiatriques dans des hôpitaux militaires ou de les renvoyer aux États-Unis, elle soignait les soldats traumatisés dans des hôpitaux de campagne proches du front, puis les encourageait à rejoindre leurs unités dès que possible. Malgré les progrès, modestes mais utiles, réalisés dans la compréhension de la nature du traumatisme psychologique, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la psychiatrie a rapidement perdu tout intérêt. L’épuisement au combat n’a pas été retenu comme diagnostic, mais il a été intégré dans une catégorie vaste et vague appelée « réaction de stress majeure » dans le DSM-I, puis a totalement disparu du DSM-II. Il faudra attendre le cauchemar national qu’a été le Vietnam pour que la psychiatrie s’intéresse à nouveau aux impacts psychologiques du traumatisme.
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Le groupe de discussion La guerre du Vietnam a été la dernière guerre américaine à recruter des soldats par le biais de la conscription. Contrairement aux deux guerres mondiales, le conflit qui a éclaté en Asie du Sud-Est a été très impopulaire. Alors que la guerre s’intensifiait à la fin des années 1960, le gouvernement a organisé une loterie de la conscription afin de déterminer l’ordre dans lequel les hommes seraient envoyés au combat – et mourraient très probablement – à l’autre bout du monde. Étant admis dans une école de médecine, j’ai été dispensé de conscription, mais l’un de mes camarades de classe à l’université, un enfant chéri de notre école – beau, intelligent, sportif, chef de classe – a été appelé sous les drapeaux comme lieutenant. Des années plus tard, j’ai appris qu’il avait été tué au combat quelques mois après avoir atterri au Vietnam. La guerre du Vietnam a constitué un autre tournant majeur dans la relation entre l’armée américaine et la psychiatrie. Une fois de plus, une nouvelle guerre avait trouvé le moyen de devenir encore plus atroce que les atroces guerres qui l’avaient précédée. Des rideaux de napalm tombaient du ciel et écorchaient les enfants, les objets du quotidien comme les chariots et les boîtes de bonbons devenaient des engins explosifs improvisés, les soldats américains capturés étaient torturés pendant des années et des années. La guerre du Vietnam a généré plus de cas de traumatisme du combat que la Seconde Guerre mondiale. Pourquoi ? Deux opinions sont généralement exprimées. L’un des points de vue explique que la grande génération était plus résistante et plus stoïque que celle des baby-boomers qui combattait au Vietnam. Ils ont atteint la majorité pendant la Grande Dépression, quand on apprenait aux garçons à « rester courageux face à l’adversité » et à « garder la tête haute », en PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 322
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supportant en silence leur souffrance émotionnelle. Mais il existe un autre point de vue, qui me paraît plus vraisemblable. D’après cette explication, les vétérans de la Seconde Guerre mondiale ont bel et bien souffert de conséquences psychiques semblables à celles subies par les vétérans du Vietnam, mais la société n’était tout simplement pas prête à reconnaître les symptômes. Autrement dit, les dommages psychiques infligés aux vétérans de la Seconde Guerre mondiale étaient cachés au grand jour et n’étaient tout simplement pas reconnus. La Seconde Guerre mondiale a été, à juste titre, célébrée comme un triomphe national. À leur retour, les soldats ont été glorifiés comme de grands vainqueurs et les Américains ont fermé les yeux sur leur souffrance psychique, puisque la déficience affective n’était pas compatible avec l’idée répandue d’un héros vaillant. Personne n’était disposé à mettre le doigt sur les changements et les problèmes auxquels les vétérans ont dû faire face à leur retour chez eux, de peur d’être qualifié d’antipatriotique. Toutefois, on peut clairement voir les signes du traumatisme du combat dans la culture populaire de l’époque. Le film de 1946 oscarisé Les plus belles années de notre vie décrit les difficultés de réadaptation sociale de trois militaires revenant de la Seconde Guerre mondiale. Chacun présente des symptômes limités d’ESPT. Fred se fait licencier après avoir perdu son sang-froid et avoir frappé un client. Al a des difficultés à communiquer avec sa femme et ses enfants ; le premier soir après sa démobilisation, il préfère aller boire dans un bar plutôt que de rester chez lui. Les victimes psychologiques de la Seconde Guerre mondiale ont aussi été décrites dans un film documentaire peu connu produit par John Huston, le célèbre réalisateur de L’Odyssée de l’African Queen, et dont le narrateur n’est autre que son père, Walter Huston. Que la PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 323
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lumière soit suit soixante-quinze soldats traumatisés à leur retour chez eux. « Vingt pour cent de nos soldats blessés souffraient de symptômes psychonévrotiques, raconte le narrateur d’une voix monocorde, un sentiment de catastrophe imminente, d’impuissance, de peur et d’isolement. » Sorti en 1946, le film a subitement été interdit de diffusion par l’armée sous prétexte qu’il portait atteinte à la vie privée des soldats concernés. En réalité, l’armée craignait les impacts potentiellement démoralisants du film sur le recrutement. Autre raison invoquée pour expliquer l’augmentation de l’incidence des traumatismes du combat au Vietnam : l’ambiguïté du mobile de la guerre. Durant la Seconde Guerre mondiale, l’Amérique a essuyé une attaque préventive à Pearl Harbor et a été menacée par un maniaque génocidaire déterminé à dominer le monde. Le bien et le mal étaient nettement différenciés, et les soldats américains sont partis au combat pour lutter contre un ennemi bien défini avec un but bien précis. Les Viet-cong, en revanche, n’ont jamais menacé notre pays ou notre peuple. Ils étaient des adversaires idéologiques, qui ne faisaient que défendre, pour leur petite nation appauvrie, un régime gouvernemental qui était différent du nôtre. La raison invoquée par notre gouvernement pour les combattre était nébuleuse et instable. Même si les Sud-Vietnamiens étaient nos alliés, ils ressemblaient vraiment aux Nord-Vietnamiens que nous étions censés tuer et ils parlaient comme eux. Les soldats américains se battaient pour un principe politique abstrait dans une jungle humide et lointaine remplie de pièges mortels et de tunnels labyrinthiques, contre un ennemi souvent impossible à distinguer de nos alliés. Il semble que l’ambiguïté de la motivation d’un soldat à tuer un adversaire renforce le sentiment de culpabilité ; il était plus facile d’apporter la paix en tuant un PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 324
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membre génocidaire des sections d’assaut nazies envahissant la France qu’un fermier vietnamien dont le seul crime était sa préférence pour le communisme. La différence d’attitude de l’Amérique envers la Seconde Guerre mondiale et le Vietnam se reflète dans le contraste entre les monuments bâtis en commémoration des deux guerres à Washington. Le monument pour la Seconde Guerre mondiale rappelle l’architecture civile romaine, avec sa fontaine, ses élégantes colonnes et ses bas-reliefs représentant des soldats prêtant serment, se jetant dans un combat héroïque et enterrant les morts. Il existe deux monuments commémoratifs de la guerre du Vietnam. Le premier est un funèbre mur noir dessiné par Maya Lin représentant une plaie entaillant la terre, portant en façade les noms des 58 209 soldats morts. En face de lui se dresse une statue plus conventionnelle représentant trois soldats en bronze. Mais au lieu de les mettre en scène dans une pose patriotique, comme l’emblématique statue des soldats hissant le drapeau américain à Iwo Jima, ces trois soldats de la guerre du Vietnam ont un regard terne, « perdu au loin », signe typique d’un traumatisme du combat. (Ironie du sort, l’expression anglaise « thousand-yard stare » qui désigne un regard perdu au loin trouve son origine dans une peinture de 1944 réalisée par un marine américain ayant servi dans le Pacifique, intitulée The Two-Thousand Yard Stare.) Au lieu de célébrer l’héroïsme et le nationalisme, la statue pour la guerre du Vietnam commémore le terrible tribut psychologique payé par ses combattants, tandis que le Mur symbolise le tribut psychologique payé par le pays.
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Monument commémorant la guerre du Vietnam « Les Trois Soldats », de Frederick Hart, à Washington. (Collection « America » de Carol M. Highsmith, Library of Congress Prints and Photographs Division 6)
Malgré les progrès manifestes du traitement de l’« épuisement au combat » pendant la Seconde Guerre mondiale, le traumatisme psychologique au plus fort de la guerre du Vietnam était toujours aussi mal compris que l’était la schizophrénie à l’époque des « mères schizophrénogènes ». Même si des traitements axés sur la psychanalyse semblaient améliorer l’état de nombreux soldats traumatisés, d’autres soldats semblaient aller plus mal avec le temps. Avec du recul, il est étonnant de constater le peu d’efforts qui ont été déployés pour faire avancer la connaissance médicale du traumatisme psychologique entre la Première Guerre mondiale et la guerre du Vietnam, alors que PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 326
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la médecine militaire a fait de si grands progrès. Pendant la Première Guerre mondiale, plus de 80 % des soldats blessés au combat mouraient. Durant les récentes guerres menées en Irak et en Afghanistan, plus de 80 % des soldats blessés au combat survivent grâce aux avancées spectaculaires de la chirurgie traumatologique et de la médecine. L’ESPT, grâce à une reconnaissance croissante mais à cause de progrès scientifiques insuffisants, est devenu la blessure caractéristique des soldats du vingt-et-unième siècle. Des séances de discussion À leur retour chez eux, les vétérans du Vietnam traumatisés ont été accueillis par un public hostile et une absence quasi totale de connaissances médicales sur leur pathologie. Abandonnés et méprisés, ces anciens combattants traumatisés ont trouvé un improbable défenseur de leur cause. Chaim Shatan était un psychanalyste d’origine polonaise qui s’était installé à New York en 1949 et avait ouvert son cabinet privé. Shatan était un pacifiste. En 1967, il a participé à un rassemblement contre la guerre où il a rencontré Robert Jay Lifton, psychiatre à Yale, qui partageait ses opinions antiguerre. Les deux hommes ont également découvert qu’ils avaient autre chose en commun : un intérêt pour les impacts psychologiques de la guerre. Lifton avait passé des années à réfléchir à la nature du traumatisme émotionnel subi par les victimes d’Hiroshima (il a fini par publier son analyse approfondie dans l’ouvrage Survivors of Hiroshima). Puis, à la fin des années 1960, il a été présenté à un vétéran qui avait assisté au massacre de My Lai, un événement connu lors duquel des soldats américains ont assassiné des centaines de civils vietnamiens non armés. Par le biais de PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 327
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ce vétéran, Lifton s’est impliqué dans un groupe de vétérans du Vietnam qui se réunissaient régulièrement pour partager leurs expériences. Ils appelaient ces réunions des « séances de discussion ». « Ces hommes étaient isolés et en souffrance, raconte Lifton. Ils n’avaient personne d’autre à qui parler. La Veterans Administration 7 ne leur apportait que très peu de soutien et les civils, y compris leurs amis et leur famille, ne pouvaient pas vraiment comprendre. Les seules personnes qui pouvaient se sentir concernées par ce qu’ils avaient vécu étaient d’autres vétérans. » Vers 1970, Lifton a invité son nouvel ami, Shatan, à assister à une séance de discussion à New York. À la fin de la réunion, Shatan était livide. Ces vétérans avaient assisté ou participé à des atrocités inimaginables – certains avaient reçu l’ordre d’abattre des femmes et des enfants, y compris des bébés – et ils décrivaient ces événements épouvantables dans les moindres détails. Shatan a immédiatement compris que ces séances de discussion pouvaient faire la lumière sur les impacts psychologiques du traumatisme du combat. « C’était l’occasion d’élaborer un nouveau paradigme thérapeutique, explique Lifton. Nous ne voyions pas les vétérans comme une population clinique avec un diagnostic clinique, du moins pas à l’époque. C’était un environnement très collégial et collaboratif. Les vétérans connaissaient la guerre, et les psys étaient un peu au courant de ce qui se passait dans la tête des gens. » Shatan a peu à peu compris que les vétérans ressentaient un ensemble cohérent de symptômes psychologiques découlant de ce qu’ils avaient vécu pendant la guerre, et que leur état ne correspondait pas aux explications fournies par la théorie psychanalytique. Shatan a été formé à la doctrine freudienne, d’après laquelle la névrose de guerre « dévoilait » des expériences PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 328
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négatives de l’enfance, mais il admettait que ces vétérans réagissaient à leurs récentes expériences de guerre plutôt qu’à des événements enfouis dans leur passé. « Nous avons fini par comprendre combien l’étude du traumatisme était incroyablement négligée dans la psychiatrie, se rappelle Lifton. On ne comprenait pas bien le traumatisme. Pour tout dire, c’était une époque où les psychiatres biologiques allemands contestaient les sommes versées par leur pays en dédommagement aux survivants de l’holocauste, parce qu’ils affirmaient qu’il devait exister “une prédisposition à la maladie” qui était responsable de tous les effets pathogènes. » En travaillant dans ces séances de discussion déstructurées, égalitaires et incontestablement antiguerre, Shatan a méticuleusement dressé un portrait clinique du traumatisme de guerre, un portrait assez différent de l’opinion dominante. Le 6 mai 1972, il a publié un article dans le New York Times, dans lequel il exposait ses conclusions au grand public pour la première fois et ajoutait sa propre appellation aux pathologies précédemment désignées par les expressions « cœur du soldat », « obusite », « fatigue du combat » et « névrose de guerre » : le « syndrome post-Vietnam ». Dans cet article, Shatan a expliqué que le syndrome postVietnam se manifestait complètement après le retour d’Asie d’un vétéran. Le soldat souffrait des symptômes suivants : « apathie croissante, cynisme, marginalisation, dépression, méfiance et soupçons de trahison imminente, ainsi qu’incapacité à se concentrer, insomnie, cauchemars, nervosité, déracinement et impatience pour presque toutes les tâches ou études ». Shatan a déterminé que la souffrance des vétérans comportait une composante morale considérable, notamment la culpabilité, le dégoût et l’autopunition. Il a souligné que la caractéristique la plus bouleversante du syndrome post-Vietnam était le doute PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 329
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angoissant du vétéran sur sa capacité à aimer les autres et à être aimé. Le nouveau syndrome clinique de Shatan est immédiatement devenu le terreau de la politique polarisée au sujet de la guerre du Vietnam. Les partisans de la guerre niaient que le combat ait des impacts psychologiques sur les soldats, tandis que ses opposants soutenaient le syndrome post-Vietnam et affirmaient qu’il allait mutiler l’armée et submerger les hôpitaux, déclenchant ainsi une crise sanitaire nationale. Les psychiatres bellicistes rétorquaient que le DSM-II ne reconnaissait même pas l’épuisement au combat ; l’administration Nixon s’est mise à tourmenter Shatan et Lifton, qu’elle considérait comme des militants antiguerre, et le FBI surveillait leur courrier. Les psychiatres pacifistes ont répondu en exagérant lourdement les conséquences du syndrome post-Vietnam et le potentiel de violence de ses victimes, conviction qui s’est rapidement transformée en caricature du danger démentiel. En 1975, un titre du Baltimore Sun a appelé les vétérans du Vietnam démobilisés des « bombes à retardement ». Quatre mois plus tard, c’était Tom Wicker, célèbre journaliste du New York Times, qui racontait l’histoire d’un vétéran du Vietnam qui dormait avec un pistolet sous son oreiller et a tiré sur sa femme pendant un cauchemar : « Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres du problème grave mais largement méconnu du syndrome post-Vietnam. » Hollywood a exploité cette image de « grenade prête à exploser » associée au vétéran du Vietnam. Dans le film Taxi Driver de Martin Scorsese, sorti en 1976, Robert De Niro ne fait plus la distinction entre le présent à New York et son passé au Vietnam, ce qui le conduit au meurtre. Dans le film Coming Home, sorti en 1978, Bruce Dern joue le rôle d’un vétéran traumatisé, incapable de se réadapter après son retour aux PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 330
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États-Unis, qui menace de tuer sa femme (Jane Fonda) et son nouvel amant, un vétéran paraplégique interprété par Jon Voight, et finit par se suicider. Même si cela a fait comprendre au grand public que de nombreux vétérans de retour au pays avaient besoin de soins psychiatriques, la plupart des anciens combattants n’ont trouvé que peu de réconfort chez les psys, qui essayaient de pousser leurs patients à trouver la source de leur angoisse au fond d’euxmêmes. Les séances de discussion, en revanche, sont devenues une puissante source de réconfort et d’apaisement. Écouter les expériences d’autres hommes qui traversaient la même épreuve aidait les vétérans à comprendre leur propre douleur et leur souffrance. La Veterans Administration a fini par reconnaître les bienfaits thérapeutiques des séances de discussion et a pris contact avec Shatan et Lifton pour reproduire leurs méthodes à plus grande échelle. Dans le même temps, Shatan et Lifton cherchaient à comprendre le processus par lequel le syndrome post-Vietnam déclenchait des effets aussi impressionnants et invalidants chez ses victimes. Une des pistes résidait dans sa similitude avec le traumatisme émotionnel qui a frappé d’autres groupes de victimes, comme les survivants d’Hiroshima documentés par Lifton, ou encore celles qui ont été emprisonnées dans des camps de concentration nazis. De nombreux survivants de l’holocauste vieillissaient prématurément, confondaient le présent et le passé et souffraient de dépression, d’anxiété et de cauchemars. Ces survivants avaient appris à fonctionner dans un monde sans moralité ni humanité et il leur était souvent difficile de tisser des liens avec des personnes ordinaires dans des situations ordinaires. Shatan en est arrivé à la conclusion que le syndrome postVietnam, en tant que forme particulière de traumatisme PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 331
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psychologique, était une maladie mentale fondée – et devait être officiellement reconnue en tant que telle. Même si la guerre du Vietnam faisait rage à la fin des années 1960, époque à laquelle le DSM-II a été élaboré, aucun diagnostic spécifique au traumatisme psychologique, pas plus qu’au traumatisme du combat, n’y a été inclus. Comme cela avait été le cas avec le DSM-I, les symptômes associés au traumatisme ont été classés sous une rubrique diagnostique large, celle de la « réaction d’adaptation à la vie adulte ». Les vétérans qui avaient vu des enfants transpercés à la baïonnette et des compagnons brûlés vifs ont naturellement été scandalisés d’apprendre qu’ils souffraient d’un « problème d’adaptation à l’âge adulte ». Quand Shatan a découvert que le DSM allait être révisé et que le comité de rédaction ne prévoyait d’y inclure aucune sorte de diagnostic pour le traumatisme, il a su qu’il devait agir. En 1975, il a organisé une rencontre avec Robert Spitzer, qu’il connaissait déjà dans le cadre professionnel, lors de l’assemblée annuelle de l’APA à Anaheim, en Californie, et a farouchement milité pour l’inclusion du syndrome post-Vietnam dans le DSMIII. Spitzer s’est d’abord montré sceptique à l’égard du syndrome proposé par Shatan. Mais Shatan a persévéré et a envoyé à Spitzer des tonnes d’informations décrivant les symptômes, notamment le travail de Lifton sur les victimes d’Hiroshima – le genre de données diagnostiques qui allaient, à n’en pas douter, attirer l’attention de Spitzer. Ce dernier a fini par céder. En 1977, il a accepté de créer un Comité sur les troubles réactionnels et a confié à l’un des membres de son comité de rédaction, Nancy Andreasen, la mission officielle de passer au peigne fin la proposition de Shatan. Andreasen était une psychiatre brillante et tenace qui avait travaillé comme étudiante en médecine dans l’unité de soins aux brûlés du New York Hospital-Cornell Medical Center 8, une PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 332
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expérience qui allait façonner son opinion à l’égard du syndrome post-Vietnam. « Bob Spitzer m’a demandé de m’occuper du syndrome de Shatan, a expliqué Andreasen, mais il ne savait pas que j’étais déjà experte des troubles neuropsychiatriques provoqués par le stress. J’ai commencé ma carrière de psychiatre en étudiant les conséquences physiques et mentales de l’un des stress les plus horribles que l’être humain peut connaître : la brûlure sévère. » Peu à peu, Andreasen a rejoint les conclusions de Shatan : un syndrome uniforme de symptômes pouvait se développer à la suite de n’importe quel événement traumatisant, que ce soit la perte de son domicile dans un incendie, une agression dans un parc ou une fusillade pendant un combat. Puisqu’elle avait précédemment classé l’état psychologique des victimes de brûlures comme des « troubles provoqués par le stress », Andreasen a baptisé sa conception élargie du syndrome post-Vietnam « état de stress post-traumatique » et a proposé le résumé suivant : « L’élément essentiel est le développement de symptômes caractéristiques après un événement psychologiquement traumatisant qui sort généralement de l’éventail des expériences humaines habituelles. » Malgré les maigres preuves scientifiques disponibles sur le trouble, à part les observations faites par Shatan et Lifton dans les groupes de discussion pour vétérans, le comité de rédaction a accepté la proposition d’Andreasen à quelques voix près. Plus tard, Spitzer m’a confié que si Shatan n’avait pas plaidé sa cause au sujet du syndrome post-Vietnam, ce diagnostic n’aurait probablement jamais fini dans le DSM-III. Depuis, les vétérans traumatisés ont beaucoup moins de difficulté à obtenir l’assistance médicale dont ils ont besoin, puisque l’armée et la psychiatrie ont enfin reconnu qu’ils souffraient d’une véritable pathologie médicale. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 333
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Néanmoins, malgré la légitimité conférée par le DSM-III à la souffrance des soldats traumatisés à la guerre – ainsi qu’à la souffrance des victimes de viol, d’agression, de torture, de brûlures, de bombardements, de catastrophes naturelles et de cataclysme financier –, quand le Manuel a été publié en 1980, les psychiatres en savaient encore très peu sur le fondement pathologique de l’ESPT et sur ce qui pouvait bien se passer dans le cerveau de ses victimes. Une peur des feux d’artifice Monsieur et Madame Kronsky avaient à peine quarante ans et vivaient un mariage heureux. Lui était un comptable prospère. Elle traduisait des livres en anglais. Mais leur raison de vivre, c’étaient leurs deux turbulents enfants : Ellie, douze ans, et Edmund, dix ans. Un soir, Edmund et ses parents se sont rendus chez un ami pour un repas de fête. (Ellie était à une soirée pyjama pour l’anniversaire d’une camarade de classe.) Après un repas festif, les Kronsky ont repris leur voiture et sont rentrés chez eux en empruntant des routes qu’ils connaissaient bien. Edmund bâillait et exprimait sa déception d’avoir raté le match des Knicks, alors que M. Kronsky lui avait assuré qu’ils l’avaient enregistré et qu’il pourrait le regarder le lendemain. Puis, sans prévenir, leur vie a basculé pour toujours. Alors que les Kronsky traversaient un croisement, un SUV a franchi un feu rouge à vive allure et a percuté l’arrière de leur voiture du côté passager. Edmund était assis sur le siège arrière, sa ceinture n’était pas bouclée. Les portières arrière se sont écrasées et se sont ouvertes en s’arrachant, et Edmund a été projeté hors de la voiture, atterrissant au milieu de l’intersection. Une grosse camionnette arrivait sur l’intersection en sens inverse. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 334
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Le conducteur de la camionnette n’a pas eu le temps de faire un écart, et M. et Mme Kronsky ont vu avec horreur le véhicule rouler sur le corps d’Edmund. Malgré l’arrivée rapide des secours, le garçon n’a pas pu être sauvé. Pendant les deux années qui ont suivi, les Kronsky ont fait leur deuil ensemble, évitant leurs amis et leur famille. Puis, tout doucement, Mme Kronsky a commencé à aller mieux. Dans un premier temps, elle s’est remise à traduire des livres. Puis, elle a repris contact avec ses anciens amis, a commencé à aller au cinéma avec eux, puis a dîné avec eux. Bien qu’elle n’ait jamais pu totalement oublier la perte tragique de son fils, au bout de la troisième année, elle avait repris la plupart des habitudes de sa vie d’avant. Quant à M. Kronsky, c’était une tout autre histoire. Deux ans après l’accident, il se rendait toujours sur la tombe de son fils presque tous les jours. Il n’avait plus aucun intérêt pour les activités sociales, même quand sa femme a commencé à revoir leurs amis. Il était toujours irritable et distrait. Des erreurs dues à la négligence ont commencé à se glisser dans son travail de comptabilité. Des clients fidèles se sont adressés à d’autres entreprises. Alors qu’il gérait auparavant les finances de la famille avec une méticulosité obsessionnelle, à présent il les ignorait presque totalement. Tout son univers n’était constitué que d’un seul et même souvenir qui se répétait encore et encore, jour après jour : la camionnette écrasant son petit garçon effrayé. À mesure que Mme Kronsky continuait à aller mieux, l’état de M. Kronsky ne faisait qu’empirer. Il buvait beaucoup et provoquait des disputes explosives avec sa femme, raison qui les a incités à me consulter. Après notre première séance, il était évident que M. Kronsky souffrait d’un ESPT et d’une réaction de deuil compliquée. J’ai travaillé avec eux pendant quelques PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 335
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mois et j’ai aidé M. Kronsky à arrêter l’alcool. Grâce à des médicaments antidépresseurs, certaines de ses sautes d’humeur sévères et ses accès de colère se sont atténués, et le désaccord conjugal a fini par s’estomper – ou du moins, le nombre de disputes a diminué. Mais d’autres problèmes ont persisté. Malgré tous mes efforts, M. Kronsky ne parvenait pas à être efficace au travail et n’a réussi à reprendre aucune de ses activités sociales et récréatives d’avant. La plupart du temps, il restait chez lui, assis devant la télévision, du moins jusqu’à ce qu’un programme déclenche un souvenir de la mort de son fils. Alors il éteignait immédiatement le téléviseur. Son entreprise a coulé et sa femme est devenue leur source de revenus ; il n’acceptait pas qu’elle soit celle qui subvenait aux besoins de la famille et cela provoquait de plus en plus de tensions. Parallèlement, Mme Kronsky était de plus en plus contrariée par le fait que son mari ne veuille même pas essayer de faire quelque chose en dehors de chez eux. Pour finir, elle a décidé qu’elle ne pouvait plus vivre avec un mari invalide qui refusait d’essayer d’avancer. Elle estimait que leur foyer n’était pas un environnement sain pour sa fille, qui retrouvait chaque jour en rentrant de l’école, inévitablement, un père en colère qui boudait partout dans la maison ou se recroquevillait sur le canapé – un père qui traitait Ellie comme si elle était morte, elle aussi. Mme Kronsky a finalement déménagé avec sa fille et a demandé le divorce. Elle a poursuivi sa carrière, a vu sa fille partir à l’université et a fini par se remarier. La vie de M. Kronsky a eu un dénouement très différent. Incapable de surmonter le terrible événement qui lui avait enlevé son fils, il a replongé dans l’alcool et a fini par couper les ponts avec moi aussi. La dernière fois que je lui ai parlé, il était piégé dans une existence sombre et solitaire, évitant tout contact avec d’autres personnes, y compris celles qui voulaient l’aider. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 336
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Pourquoi M. Kronsky a-t-il été victime d’un état de stress post-traumatique et pas Mme Kronsky, alors qu’ils ont tous les deux vécu le même traumatisme ? Quand le comité de rédaction du DSM-III a voté pour autoriser l’ESPT, on ne savait rien sur la manière dont le traumatisme provoquait ses effets immédiats et durables ni sur la façon d’atténuer ses conséquences. Si un soldat est touché à la tête par des éclats d’obus, nous savons quoi faire : arrêter l’hémorragie, nettoyer et bander la plaie, faire une radiographie pour évaluer les lésions internes éventuelles. L’ESPT, en revanche, était un mystère total. S’il s’agit d’une maladie mentale grave avec une cause évidente, ne devrions-nous pas réussir à trouver quelque chose sur son fonctionnement ? Quand l’ESPT a été légitimé par son inclusion dans le DSM-III, les financements pour la recherche sur la maladie ont commencé à affluer. Mais il a fallu attendre que la psychiatrie connaisse sa « révolution cérébrale » – les nouvelles techniques d’imagerie cérébrale dans les années 1980 et le nombre croissant de neuroscientifiques psychiatres inspirés par Eric Kandel – pour que les chercheurs puissent progresser et commencer à comprendre l’architecture neuronale complexe du cerveau qui se cache derrière l’ESPT. Progressivement, dans les années 2000, de nouvelles études axées sur le cerveau ont révélé le processus pathologique censé être à l’origine de ce trouble. Ce processus implique trois structures cérébrales essentielles : l’amygdale, le cortex préfrontal et l’hippocampe. Ces trois structures forment un circuit neuronal qui est essentiel pour tirer des leçons des expériences qui provoquent de vives émotions, mais si une expérience est trop extrême, le circuit peut se retourner contre lui-même. Imaginez par exemple que vous visitez le parc national de Yellowstone. Vous arrêtez votre voiture pour vous promener dans la forêt. Soudain, vous apercevez PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 337
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un ours énorme non loin de vous. La peur s’empare immédiatement de vous car votre amygdale, qui fait partie de votre système émotionnel primaire, a sonné l’alarme du danger et vous a indiqué de fuir. Que devriez-vous faire ? Votre cerveau a évolué pour vous aider à survivre et vous permettre de prendre les meilleures décisions en une fraction de seconde si votre vie est menacée. Même si votre amygdale vous crie de courir à toutes jambes, le plan d’action le plus avantageux consiste à garder le contrôle des émotions attisées par votre amygdale pendant que vous analysez la situation et choisissez la meilleure option. Peut-être avez-vous plus de chance de survivre si vous restez immobile pour que l’ours ne vous remarque pas, peut-être devriez-vous crier et faire beaucoup de bruit pour lui faire peur ou attraper un grand bâton pour vous défendre, ou peut-être que l’option la plus judicieuse est de prendre votre téléphone et d’appeler les gardes forestiers. Mais vous ne serez en mesure de prendre une décision que si vous surmontez consciemment vos pulsions émotionnelles, un processus que les neuroscientifiques appellent le contrôle cognitif. Votre prise de décision et votre contrôle cognitif sont gérés par la partie la plus récente et la plus évoluée de votre cerveau, le cortex préfrontal. Plus nous avons d’expérience et de maturité, plus notre cortex préfrontal est susceptible de pouvoir exercer ce contrôle cognitif et de passer outre la pulsion de fuite insistante de notre amygdale. Mais disons que vous êtes si terrifié que votre cortex préfrontal ne peut pas contrer votre peur. C’est votre amygdale qui gagne et vous commencez à courir vers votre voiture aussi vite que possible. L’ours vous repère et, dans un grognement retentissant, se met à vous pourchasser. Heureusement, vous courez plus vite que lui, arrivez à votre voiture et fermez la portière pile au moment où l’ours se jette sur vous. Vous avez survécu. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 338
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Votre cerveau est fait pour tirer une leçon de cette précieuse expérience de survie. Votre hippocampe crée maintenant un souvenir à long terme de l’ours et de votre décision de fuir, un souvenir émotionnellement saturé par la peur de l’amygdale. La principale raison d’être de votre système amygdale-cortex préfrontal-hippocampe est de vous permettre d’apprendre de vos expériences et d’améliorer votre capacité à réagir à des situations semblables à l’avenir. La prochaine fois que vous rencontrerez un ours (ou un loup, un sanglier ou un puma) dans la forêt (ou dans la jungle ou un champ), le souvenir que vous avez conservé sera déclenché par la similitude de l’événement avec votre première rencontre avec l’ours et la mémoire vous guidera automatiquement pour que vous réagissiez rapidement : La vache, encore un ours ? J’ai survécu en courant la dernière fois. Je ferais mieux de courir cette fois encore ! Mais que se passerait-il si votre première expérience de fuite face à l’ours était si traumatisante et terrifiante que votre amygdale s’allumait comme un sapin de Noël ? Peut-être que l’ours vous a rattrapé avant que vous n’atteigniez la voiture et qu’il a réussi à vous lacérer le dos avant que vous ne sautiez à l’intérieur. Il est donc possible que votre amygdale se soit activée si fort qu’elle a créé dans votre hippocampe un souvenir traumatisant associé à une intensité émotionnelle fulgurante. Le souvenir conservé est si puissant que lorsqu’il est déclenché, il submerge votre cortex préfrontal et vous empêche d’exercer tout contrôle cognitif. De plus, à l’avenir, le souvenir pourrait être déclenché par des stimuli qui ne ressemblent que vaguement à l’événement original, de sorte que la prochaine fois que vous verrez un animal poilu – y compris le caniche de votre voisin –, cette vision pourrait déclencher votre souvenir initial, ce qui se traduirait par une réaction instinctive de votre amygdale, comme si vous étiez encore menacé par un ours meurtrier – La vache, je ferais mieux de courir cette fois encore ! PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 339
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Autrement dit, les personnes souffrant d’un ESPT ne peuvent pas distinguer les détails d’une nouvelle expérience de la charge émotionnelle d’un traumatisme passé. Elles ne peuvent donc pas empêcher leur circuit amygdale-hippocampe de revivre l’intensité mentale de l’événement original. C’est ce qui est arrivé à Adrianne Haslet. En 2013, lors de la belle journée ensoleillée du Patriots’ Day, Adrianne Haslet se tenait près de la ligne d’arrivée du marathon de Boston, à quelques mètres d’une cocotte-minute en inox chargée d’explosifs fourrée dans un sac à dos abandonné. Quand l’engin a explosé, son pied a été arraché. N’importe qui trouverait cette expérience atroce – mais elle a été particulièrement traumatisante pour Adrianne, une danseuse dont les pieds agiles ont guidé toute sa vie. Débordée, son amygdale a envoyé un signal émotionnel foudroyant à son hippocampe, qui a enregistré un souvenir ultra puissant de l’explosion et de ses macabres conséquences. Quelques mois plus tard, alors qu’elle était sortie du Mass General Hospital 9 et de retour dans son appartement de Boston, Adrianne a été subitement effrayée par une autre série de fortes explosions – le feu d’artifice organisé par la ville pour la fête nationale. Les bruits émis par le spectacle pyrotechnique de ce jour de fête ravageaient son cerveau et ont instantanément activé le souvenir de l’explosion du marathon, la forçant à revivre les mêmes sentiments de terreur qu’elle a ressentis alors qu’elle gisait sur le trottoir maculé de sang de Boylston Street. Paniquée, elle a appelé le 911 et a supplié le répartiteur des urgences démuni d’interrompre le feu d’artifice. La plupart d’entre nous avons déjà vécu une forme plus légère, non pathologique de phénomène neurologique de ce genre lors d’événements spectaculaires inattendus, mais pas vraiment terrifiants. Un grand nombre de personnes se PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 340
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rappellent où elles étaient quand elles ont entendu qu’on avait tiré sur le président Reagan, quand elles ont appris l’explosion de la navette spatiale Challenger ou quand elles ont vu les attentats du 11 septembre se dérouler sous leurs yeux. C’est ce que l’on appelle parfois des « souvenirs éclairs », l’équivalent anodin et sans charge émotionnelle des souvenirs hallucinogènes fulgurants que les victimes de l’ESPT ne parviennent pas à se sortir de la tête. Grâce aux connaissances disponibles sur le mécanisme neurologique du traumatisme, de récentes études ont démontré que si une personne prend un médicament qui perturbe la mémoire peu de temps après une expérience traumatisante – même plusieurs heures après –, cela peut considérablement atténuer l’ESPT, puisque cela a empêché l’hippocampe de consolider totalement ce qui serait devenu un souvenir traumatisant. (Cette étude a été fondée sur le travail d’Eric Kandel par lequel il a démontré la manière dont les souvenirs à court terme sont encodés dans la mémoire à long terme.) Les recherches suggèrent également la variabilité génétique de notre prédisposition à l’ESPT. Il semble que des gènes spécifiques impliqués dans les mécanismes cérébraux qui contrôlent l’éveil, l’anxiété et la vigilance soient associés au fait qu’une personne développe ou non des symptômes de l’ESPT. Chaque personne possède un point de rupture et peut développer un ESPT si elle est soumise à un stress suffisamment long ou intense, mais le point de rupture de chacune est différent. La dynamique du circuit amygdale-cortex préfrontal-hippocampe peut contribuer à expliquer pourquoi j’ai moi-même développé des symptômes semblables à un ESPT après avoir fait tomber le climatiseur, mais pas après mon cambriolage, et pourquoi M. Kronsky a souffert de symptômes insurmontables après la mort de son fils alors que Mme Kronsky s’en est remise. Le facteur déterminant a été le contrôle cognitif. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 341
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Pendant mon cambriolage, mon cortex préfrontal m’a permis de garder mon calme et m’a donné l’impression (aussi illusoire soit-elle) que je contrôlais la situation en me faisant croire que si je décidais d’obéir à mes agresseurs, je m’en sortirais indemne. Puisque je m’en suis tiré sans blessure grave et sans grand préjudice, mon hippocampe a mémorisé une expérience qui a été nuancée par mon impression de contrôle cognitif. À l’inverse, quand le climatiseur m’a glissé des mains, je n’ai absolument rien pu faire à part crier en vain alors qu’il plongeait vers le trottoir. Je n’avais aucun contrôle, réel ou illusoire, pour atténuer l’alarme assourdissante de mon amygdale. Mon hippocampe a donc enregistré un souvenir de l’expérience aussi saisissant qu’un écran géant dans un palais des sports. Avec M. Kronsky, les choses étaient différentes. On pourrait croire que le fait qu’il conduisait la voiture lui aurait donné une certaine impression de contrôle physique et cognitif sur la situation. Mais en réalité, Kronsky a eu très peu d’influence sur les circonstances de l’accident, dans lequel il a été à la fois une victime passive et un observateur. C’est la raison pour laquelle son hippocampe a probablement enregistré un souvenir qui combinait l’intensité émotionnelle de l’effroyable disparition d’Edmund et la conscience accablée par la culpabilité de son rôle derrière le volant. Dans ce cas, son sentiment de contrôle cognitif s’est transformé en prison mentale, le tourmentant sans fin avec des « et si » : « et si je n’avais pas voulu quitter la fête si tôt ? », « et si j’avais pris une autre route pour rentrer ? », « et si j’avais roulé moins vite en traversant l’intersection ? » Depuis que je suis sorti sain et sauf d’un braquage, mon propre sentiment de contrôle cognitif m’a aidé à diminuer l’intensité émotionnelle de l’expérience. Mais si les deux voyous qui se sont introduits dans mon appartement avaient fini par me tirer dessus ou voler la montre de mon grand-père, la PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 342
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même décision de rester calme aurait pu à l’inverse me plonger dans mon propre labyrinthe sans fin d’autoflagellation. Telle est la relation entre le cerveau et nos expériences. Ce qui peut nous faire évoluer peut aussi nous blesser.
1. NdT : 2. NdT : 3. NdT : 4. NdT : 5. NdT : 6. NdT : 7. NdT : 8. NdT : 9. NdT :
maison construite en grès rouge typique de New York. Hôpital Turner’s Lane. Commission sanitaire des États-Unis. Traumatisme psychique de la guerre. Directeur du Service de santé publique des États-Unis. Division Impressions et photographies de la Bibliothèque du Congrès. Administration américaine des anciens combattants. Centre médical Cornell de l’hôpital de New York. Hôpital général du Massachusetts.
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Chapitre 9 Le triomphe du pluralisme : le DSM-5
La psychiatrie est la neurologie sans signes physiques, elle exige une virtuosité diagnostique de premier ordre. – Henry George Miller, British Journal of Hospital Medicine, 1970
Je pense que la maturité scientifique repose véritablement sur l’humilité plutôt que sur l’arrogance. L’idéal, ce n’est pas la vérité ou la certitude, mais une recherche permanente et pluraliste de la connaissance. – Hasok Chang
Le diagnostic à l’ère du numérique La quatrième édition de la bible de la psychiatrie a été publiée en 1994. Elle contenait 297 troubles (contre 265 dans la version précédente) et respectait la même structure que celle que Spitzer avait mise en place dans le DSM-III. Alors que la publication du DSM-III avait été marquée par le tumulte et la controverse, la sortie du DSM-IV a été aussi ordinaire et sans histoire que
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l’ouverture d’un Starbucks. La plupart des professionnels de la santé mentale ont à peine remarqué son élaboration ; ils ont simplement commencé à l’utiliser quand il est sorti. Mais pour la cinquième édition, les choses se sont passées différemment. En 2006, l’APA a officiellement autorisé la désignation d’un nouveau comité de rédaction pour l’élaboration du DSM-5. Le monde de la médecine et de la psychiatrie avait beaucoup changé depuis la publication en 1980 du DSM-III qui a bouleversé les paradigmes. Le président George H. W. Bush avait proclamé les années 1990 « Décennie du cerveau » et les neurosciences s’étaient épanouies pour devenir l’une des disciplines les plus importantes et les plus dynamiques des sciences de la vie. L’imagerie et la génétique se sont soigneusement infiltrées dans le domaine médical. Les nouveaux médicaments, nouvelles techniques de psychothérapie et nouveaux dispositifs et technologies médicaux foisonnaient. Parallèlement à ces développements, la puissance et la fonctionnalité des ordinateurs avaient connu une augmentation fulgurante et Internet était devenu une force sociale omniprésente. En reconnaissance de la nouvelle ère du numérique dans laquelle la cinquième édition allait naître, le sigle du Manuel a été changé en DSM-5 au lieu de DSM-V. En remplaçant le chiffre romain par un chiffre arabe, l’APA suggérait que le DSM serait à présent un « document vivant », régulièrement mis à jour comme un logiciel informatique, et promettait la possible publication d’un DSM-5.1 et 5.2. En 2006, le président de l’APA, Steve Sharfstein, a nommé David Kupfer au poste de président du comité de rédaction, et Darrel Regier comme son vice-président. Kupfer était le directeur du département de psychiatrie de l’université de Pittsburgh, ainsi qu’un expert de renommée mondiale de la dépression et du trouble bipolaire. Psychiatre et épidémiologiste, Regier PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 346
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s’était fait la main sur l’étude de référence Epidemiologic Catchment Study 1, un projet mené par le NIMH dans les années 1980 qui mesurait les proportions de troubles mentaux dans la population américaine. Kupfer et Regier ont monté leur équipe, qui s’est mise au travail en 2007. Comme les précédents comités de rédaction du DSM, ils ont procédé à un examen documentaire approfondi, ont analysé des données et ont sollicité l’avis de confrères et de professionnels pour les aider à formuler des refontes des diagnostics existants. Mais contrairement aux comités de rédaction précédents, des plaintes sourdes se sont rapidement fait entendre. Il n’existait pas d’ensemble uniforme de procédures pour la modification des diagnostics ; il n’existait pas de plan clairement établi pour l’assemblage des diagnostics en une nouvelle édition. Par ailleurs, les parties intéressées, qu’elles soient de la profession ou non, ont constaté que le processus d’examen et de révision du DSM avait été orchestré à huis clos. Entendant le mécontentement gronder, une nouvelle génération de militants antipsychiatrie, parmi lesquels Robert Whittaker, Gary Greenberg, Peter Breggin, et une Église de scientologie revigorée, ont commencé à tirer à boulets rouges sur le projet. Ce n’étaient pas les années 1970, quand les critiques du DSM-III s’étalaient presque totalement dans le monde insulaire de la profession de la santé mentale, les détracteurs joutant par le biais de commentaires publiés dans les revues, de lettres dactylographiées et de rencontres privées. C’était le vingt-et-unième siècle, l’ère d’Internet et des réseaux sociaux. Même les nonprofessionnels étaient à présent habilités à partager leurs doléances sur des blogs, bulletins d’informations en ligne, sites Web de militants, publications sur Facebook, et pour finir sur Twitter. Restituant l’esprit d’une grande partie des premières critiques émises sur le DSM-5, Gary Greenberg, psychothérapeute PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 347
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et auteur de longs discours antipsychiatrie, a déclaré lors d’un entretien accordé au New York Times : « Personne ne croit tellement au véritable contenu du DSM, et même ceux qui le défendent reconnaissent que sa principale qualité, c’est qu’il n’existe rien d’autre. » Les habituels détracteurs antipsychiatrie ont ensuite été rejoints par des voix émanant de groupes de parties prenantes qui souhaitaient savoir comment le processus du DSM affecterait leur électorat. Des organisations de défense des patients, comme la National Alliance for the Mentally Ill 2, Autism Speaks 3, la Depression and Bipolar Support Alliance 4, et l’American Foundation for Suicide Prevention 5 ont elles aussi commencé à se plaindre sur Internet du fait que leurs concitoyens étaient tenus dans l’ignorance concernant le processus d’élaboration du DSM-5. Bientôt, d’innombrables blogs et discussions sur Internet se sont mis à fustiger l’opacité du développement du DSM-5. En s’abstenant de répondre à cette frénésie de salves sur la toile, l’APA et le comité de rédaction du DSM-5 donnaient l’impression que ceux qui étaient aux commandes ne prenaient pas les réclamations au sérieux – ou étaient tout simplement déconnectés. En réalité, l’APA a véritablement été prise au dépourvu face à la déferlante de critiques sur Internet. Non seulement elle n’avait pas les moyens nécessaires pour utiliser Internet pour répondre de manière organisée ou efficace, mais elle a également été totalement prise par surprise par le degré d’intérêt du public. Après tout, la réalisation du DSM-IV avait suscité peu de controverses au sein des professionnels médicaux, malgré un débat public presque inexistant. Mais à présent, des centaines de voix appelaient les responsables du DSM à lever le voile et à expliquer avec précision comment la prochaine génération de diagnostics psychiatriques était en train d’être créée. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 348
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Malgré les protestations, les dirigeants du comité de rédaction et la direction de l’APA ont pu ignorer les réclamations en les considérant comme les chicaneries et les exagérations habituelles émanant des féroces détracteurs antipsychiatrie et des groupes d’intérêts spéciaux. En fin de compte, nombre des objections formulées contre le processus du DSM-5 n’étaient pas si différentes des ronchonnements qu’ils avaient entendus lors de la création du DSM-III et (dans une moindre mesure) du DSM-IV ; elles étaient juste amplifiées par le mégaphone numérique d’Internet. Avec autant de particuliers et d’organismes ayant des intérêts dans la bible de la psychiatrie, chaque révision allait forcément faire grincer des dents et susciter des jérémiades. L’APA espérait pouvoir traverser le cyberorage sans se faire mouiller... Jusqu’à ce que deux opposants des plus inattendus montent au créneau avec la force d’un ouragan. Ces psychiatres ont assommé les responsables du DSM-5 avec une série de missives dénonciatrices publiées sur Internet qui ont finalement forcé l’APA à revoir le développement de l’ouvrage. Le premier psychiatre était le président du DSM-IV, Allen Frances. Le deuxième était le légendaire architecte du DSM kraepelinien moderne, Robert Spitzer en personne. Des détracteurs émérites En avril 2007, un an après le lancement officiel des travaux sur le DSM-5 et six ans avant la planification de sa publication, Robert Spitzer a envoyé un message de deux lignes au viceprésident du DSM-5, Darrel Regier. Serait-il possible que Regier lui transmette un exemplaire des procès-verbaux des premières réunions du comité de rédaction ? Après l’achèvement du DSM-III, le rôle de Spitzer dans le processus du DSM avait été amoindri. Il avait lourdement insisté PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 349
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pour diriger le DSM-IV, mais on lui avait préféré Allen Frances, alors professeur de psychiatrie au Cornell Medical College 6. Néanmoins, Frances avait traité Spitzer avec respect et l’avait nommé « conseiller spécial » du comité de rédaction du DSM-IV, lui permettant d’assister à toutes les réunions. Mais au moment où le DSM-5 se préparait, Spitzer avait été écarté (à l’instar d’Allen Frances). Tout comme Spitzer l’avait fait trente ans plus tôt, il semblait que Kupfer et Regier voulaient marquer une rupture franche avec le passé et créer quelque chose de nouveau. Ils pensaient que pour atteindre leur ambitieux objectif, ils devaient tenir à distance les responsables du DSM précédent. Regier a répondu à Spitzer que les procès-verbaux seraient rendus publics une fois le processus relatif aux conflits d’intérêts finalisé et le comité de rédaction totalement approuvé. Spitzer a de nouveau écrit à Regier quelques mois plus tard, sans réponse. En février 2008, près d’un an après sa première requête, Spitzer a finalement reçu une réponse catégorique à sa demande : compte tenu des circonstances « inédites », notamment la nécessité de « garantir la confidentialité du processus d’élaboration », Regier et Kupfer avaient décidé que les procès-verbaux seraient exclusivement mis à la disposition du conseil d’administration et des membres du comité de rédaction. Ce n’était pas seulement une attaque personnelle à l’encontre de l’architecte du DSM moderne, mais aussi un changement de direction radical par rapport à la politique de transparence et de coopération de Spitzer, politique qu’il avait maintenue, même face à la résistance féroce au DSM-III. Pendant l’élaboration du DSM-IV, Allen Frances avait poursuivi la politique d’ouverture de Spitzer. Craignant que la décision de Regier et de Kupfer de cacher l’intégralité des débats aux yeux du grand public ne PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 350
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compromette la légitimité et la qualité du DSM-5, Spitzer a eu une réaction totalement inattendue : il a exprimé ses préoccupations sur la toile. « Le numéro du 6 juin de Psychiatric News nous a apporté une bonne nouvelle : l’élaboration du DSM-5 sera complexe, mais transparente », a écrit Spitzer dans une lettre ouverte à l’éditeur du service d’informations en ligne de l’APA. « J’ai découvert à quel point elle serait transparente et ouverte quand Regier m’a informé qu’il ne m’enverrait pas les procès-verbaux des réunions du comité de rédaction du DSM-5 parce qu’il était important de “préserver la confidentialité du DSM-5”. » Poussé à agir, Spitzer a lancé une campagne acharnée sur Internet contre le « mystère » du processus du DSM-5 réclamant une transparence totale. « Agir autrement, a-t-il écrit en 2008, est une invitation aux détracteurs du diagnostic psychiatrique à remettre en question la crédibilité scientifique du DSM-5. » Il a également dénoncé l’utilisation d’« accords de confidentialité » que tous les membres du comité de rédaction et des groupes de travail avaient dû signer, leur interdisant de discuter du DSM-5 en dehors de leurs groupes respectifs. Apparemment, Kupfer et Regier pensaient qu’ils pourraient contrôler plus efficacement la création d’un nouveau DSM en protégeant son comité de rédaction et ses groupes de travail du regard de l’opinion publique pendant qu’ils se consacraient sans relâche à la tâche complexe et potentiellement litigieuse d’améliorer les diagnostics psychiatriques. Spitzer lui-même avait dirigé d’une main de fer l’élaboration du DSM-III, mais sa gouvernance obsessionnelle avait été contrebalancée par une conduite ouverte et réactive, ponctuée par l’envoi d’un flux continu de mises à jour et de rapports. Même confronté à une hostilité manifeste dans les dernières étapes du développement du DSM-III, il était connu pour répondre à chaque lettre, chaque PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 351
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article et chaque appel téléphonique demandant des renseignements sur le DSM-III, aussi critiques soient-ils. Spitzer n’était pas le seul à être contrarié par la confidentialité de l’élaboration du DSM-5. Allen Frances partageait le scepticisme de son ancien mentor. Formé à Columbia sous la supervision de Spitzer, Frances était l’un des plus jeunes membres du comité de rédaction du DSM-III avant de devenir président du DSM-IV ; l’avis général parmi les professionnels de la santé mentale était que Frances avait fait un travail respectable en tant que régisseur de l’ouvrage le plus important de la psychiatrie. Frances a tendu la main à Spitzer et en 2009, les deux sommités de la psychiatrie ont publié une lettre conjointe adressée au conseil d’administration de l’APA, l’avertissant que le DSM-5 allait droit vers « des conséquences désastreuses et inattendues » en raison d’une « mentalité de repli figé » qui conduisait ses responsables à « se fermer totalement aux conseils et aux critiques ». Ils ont incité l’APA à abandonner tous les accords de confidentialité, à renforcer la transparence et à désigner un comité de surveillance destiné à contrôler l’élaboration du DSM-5. Cela a déclenché un véritable tollé. Le litige portait sur la question de savoir comment définir les maladies mentales à l’ère du numérique. Non seulement il existait beaucoup plus de données empiriques et de connaissances cliniques que jamais auparavant, mais d’innombrables intervenants puissants – notamment des organisations commerciales, gouvernementales, médicales et pédagogiques, ainsi que des groupes de défense des patients – seraient aussi considérablement affectés par tous les changements éventuellement apportés au DSM. Servirait-on les intérêts du grand public en laissant des experts travailler sur des modifications derrière un voile protecteur ? Ou valait-il mieux laisser les débats sur les diagnostics (qui seraient PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 352
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inévitablement houleux et litigieux) se dérouler sous le regard du public – désormais constitué d’un monde entier connecté de blogueurs, de twitteurs et d’utilisateurs de Facebook ? Les défenseurs comme les détracteurs de l’APA ont donné leur avis. Le Psychiatric Times, magazine indépendant de l’APA disponible en ligne, a régulièrement publié des répliques. Daniel Carlat, psychiatre affilié à l’école de médecine de l’université Tufts, a décrit le conflit qui en a découlé sur son blog : « Ce qui était au départ un groupe de scientifiques éminents examinant les travaux de recherche a dégénéré en un conflit tel qu’il a éclipsé la querelle entre les Hatfield et les McCoy. » Les médias, encouragés par le spectacle des médecins les plus éminents du domaine en guerre les uns contre les autres, animés par la même rancune que les républicains et les démocrates au Congrès, ont mis de l’huile sur le feu. Les chaînes d’actualité ont invité des experts à débattre sur les mérites du DSM, et de la psychiatrie en général. Des commentateurs renommés, de David Brooks à Bill O’Reilly, y ont mis leur grain de sel. « Le problème, c’est que les sciences comportementales comme la psychiatrie ne sont pas vraiment des sciences ; ce sont des demisciences », a écrit Brooks, dans une tribune libre du New York Times. Entre 2008 et la publication du DSM-5 en 2013, près de trois mille articles sur le DSM-5 ont paru dans des journaux et de grands organes de presse en ligne. À tel point que les petites étapes du développement du DSM-5 faisaient la une de l’actualité, tandis que chaque événement lié à la maladie mentale renvoyait immédiatement au statut controversé du Manuel. En 2011, par exemple, la couverture médiatique du DSM-5 a explosé quand la membre du Congrès Gabrielle Giffords a été blessée par balle dans un centre commercial de l’Arizona par un jeune homme psychotique. Une autre frénésie médiatique PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 353
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autour du DSM-5 a été suscitée par l’horrible fusillade survenue en 2012 dans une école de Newtown, dans le Connecticut, les reportages de l’époque suggérant que l’auteur des faits, Adam Lanza, souffrait d’une forme d’autisme. La majorité des reportages laissaient entendre que la psychiatrie ne faisait pas son travail, celui de comprendre comment diagnostiquer ou traiter la maladie mentale. L’APA n’avait pas subi une pression populaire de cette nature depuis le début des années 1970, quand l’étude de Rosenhan, la controverse sur l’homosexualité et le mouvement antipsychiatrie avaient forcé l’APA à se détourner de la psychanalyse et à appliquer un paradigme radicalement nouveau pour le diagnostic psychiatrique. Mais qu’allait faire l’APA cette fois ? La réponse de l’APA Tout au long du processus de rédaction, Kupfer et Regier avaient assuré à plusieurs reprises au conseil d’administration de l’APA, dans leurs rapports réguliers, que – malgré toute la grogne interne et le bruit externe – tout se passait bien avec le DSM-5. Mais quand Spitzer et Frances se sont joints à la mêlée sur Internet, et constatant que la rumeur sur une direction défaillante s’éloignant du comité de rédaction et des groupes de travail ne désenflait pas, le conseil d’administration a commencé à se demander si un véritable feu ne se cachait pas derrière toute cette fumée. Y avait-il de graves problèmes avec l’élaboration du DSM-5 que Kupfer et Regier ne voulaient pas admettre – ou pire encore, des problèmes dont ils n’avaient pas connaissance ? Pour en avoir le cœur net, en 2009, le conseil d’administration de l’APA a désigné un comité de surveillance chargé d’examiner le processus du DSM-5 et d’informer le conseil d’administration en cas de problèmes nécessitant effectivement PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 354
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son intervention. Carolyn Robinowitz, ancienne doyenne de l’école de médecine de l’université de Georgetown et ex-présidente de l’APA, a été nommée présidente de ce comité et j’ai également été désigné pour en faire partie. Nous assistions aux réunions du comité de rédaction du DSM, au cours desquelles nous étions tenus au courant par le président et le vice-président du DSM-5, puis nous rencontrions séparément les membres du comité de rédaction, sans Kupfer ni Regier. Il a rapidement semblé évident que la situation était aussi fâcheuse que le suggéraient les rumeurs. L’équipe du DSM-III avait été unifiée autour de sa vision d’un nouveau Manuel et accordait une totale confiance aux qualités de dirigeant de Robert Spitzer. S’agissant du DSM-5, de nombreux membres de l’équipe critiquaient ouvertement tant le processus que ses dirigeants. Regier et son équipe semblaient désorganisés et indécis, tandis que Kupfer était distant et indiffférent et déléguait ses responsabilités opérationnelles à Regier. Cette façon de diriger était très différente de la participation active obsessionnelle de Spitzer, imitée plus tard par Frances. Robinowitz a fait part des tristes conclusions du comité de surveillance au conseil d’administration de l’APA : « Il y a un gros problème avec le DSM et nous devons le régler. » Le conseil d’administration prenait à cœur les commentaires de Robinowitz, mais ne savait pas vraiment quoi faire. Changer de monture au milieu du gué, quand le processus était publiquement remis en question, risquait de donner du poids aux critiques et de nuire à la crédibilité du DSM. Le conseil a donc préféré élaborer une solution de contournement en mettant sur pied deux comités de révision ad hoc : l’un pour étudier les preuves scientifiques à l’appui de chaque proposition de modification, un autre pour analyser les impacts de chaque PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 355
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modification sur la santé publique et la santé clinique. La création de deux nouveaux comités est loin d’être une solution idéale à un problème de gestion, mais elle avait au moins le mérite d’esquiver une grande partie des critiques émanant de la profession psychiatrique elle-même. Parallèlement à ces événements, Internet regorgeait toujours d’accusations. L’une des plus importantes affirmait que le DSM-5 pathologisait des comportements normaux. Paradoxalement, la pathologisation de la normalité faisait partie des critiques les plus acerbes émises à l’égard de Robert Spitzer par les psychanalystes, qui désignaient assez explicitement la psychopathologie de la vie quotidienne et soutenaient que tout le monde était un peu atteint de troubles mentaux. L’une des grandes contributions de Spitzer et du DSM-III a été de tracer une ligne de démarcation claire et nette entre les personnes atteintes de troubles mentaux et les personnes saines d’esprit, distinction qui était toujours respectée, même dans le chaos du DSM-5. La plupart des invectives concernant la pathologisation des comportements normaux ont été déclenchées par des diagnostics qui semblaient futiles ou sexistes aux observateurs occasionnels, notamment l’accumulation compulsive, l’hyperphagie boulimique et le trouble dysphorique prémenstruel. Pourtant, le bien-fondé du classement de chacune de ces pathologies parmi les troubles a été étayé par des données ou des recherches cliniques approfondies. Prenons l’accumulation compulsive, une des nouvelles entrées du DSM-5. Cette pathologie est associée à l’incapacité compulsive de se débarrasser des objets, à tel point que des détritus encombrent l’espace de vie du malade et réduisent considérablement sa qualité de vie. Nous connaissons tous des collectionneurs invétérés qui sont réticents à jeter des objets anciens, mais les personnes qui souffrent d’accumulation PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 356
LE TRIOMPHE DU PLURALISME : LE DSM-5
compulsive entassent tellement de choses que les monceaux de débris qui se profilent peuvent représenter un risque sérieux pour la santé. Un jour, j’ai soigné une femme d’âge moyen, plutôt aisée, qui vivait dans un vaste appartement dans l’Upper East Side de Manhattan, mais pouvait à peine ouvrir la porte de son appartement pour entrer ou sortir à cause des tours instables de journaux et de magazines sur les animaux qui s’accumulaient, des articles non déballés achetés via des chaînes de téléachat et des accessoires pour ses neuf chats. Elle a fini par être menacée d’expulsion quand des voisins se sont plaints des odeurs nauséabondes et des nuisibles qui provenaient de son logement. Sa famille l’a fait hospitaliser et elle a été traitée pour la première fois de sa vie pour son accumulation compulsive. Trois semaines plus tard, elle a été autorisée à quitter l’hôpital et est rentrée chez elle, retrouvant un appartement impeccable que sa famille avait nettoyé. Aujourd’hui, elle est sous clomipramine (un antidépresseur tricyclique souvent utilisé pour traiter le trouble obsessionnel compulsif) et suit une thérapie cognitivocomportementale pour l’aider à gérer ses pulsions. Pour l’instant, elle mène une vie beaucoup plus heureuse dans son appartement propre et spacieux, à l’abri des plaintes de son voisinage ou de sa famille. Ayant été étroitement impliqué dans le processus d’élaboration du DSM-5, je peux vous dire qu’il n’existe aucun intérêt institutionnel à élargir l’étendue de la psychiatrie en inventant de nouveaux troubles ou en facilitant l’admissibilité d’un diagnostic. Nous comptons plus de patients que nous ne pouvons en prendre en charge dans notre système actuel de santé mentale et nous avons déjà suffisamment de mal à nous faire rembourser par les compagnies d’assurances pour le traitement de diagnostics qui sont établis depuis des décennies. La meilleure preuve PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 357
Renaissance de la psychiatrie
que la psychiatrie n’essaie pas de pathologiser des comportements ordinaires réside peut-être dans le nombre variable de diagnostics. Le DSM-IV en comptait 297 ; le DSM-5 a diminué ce nombre à 265. Quand je suis devenu président élu de l’APA au printemps 2012, j’ai hérité de la responsabilité du DSM-5. Il allait être achevé et publié pendant mon mandat et sa réussite – ou son échec – aurait lieu sous ma garde. Ce qui me réconfortait un peu, c’était que les comités ad hoc mis sur pied par mes prédécesseurs avaient été efficaces et avaient considérablement amélioré le processus de rédaction du DSM. La grogne interne avait cessé, un processus clair et rigoureux de création ou de modification des troubles était défini, et plus important encore, chaque ensemble préliminaire de critères diagnostiques accumulait plus de preuves et faisait l’objet de plus de délibérations que lors de n’importe quel DSM précédent. Au cours des six derniers mois précédant la présentation du DSM-5 au vote de l’assemblée de l’APA, le président de l’APA, Dilip Jeste, et moi-même avons mis en place un processus systématique en « sommet » afin de réaliser une analyse finale et d’approuver ou de rejeter chaque trouble proposé. L’ensemble final de diagnostics approuvés serait ensuite présenté en masse à l’assemblée de l’APA, comme cela avait été le cas pour le DSM-III de Spitzer trente ans plus tôt. Les représentants du comité de rédaction, des groupes de travail et des comités ont tous participé, et chacun de nous savait exactement quel était l’enjeu : la crédibilité de la psychiatrie pendant le vingt-etunième siècle, et le bien-être de chaque patient dont la vie serait affectée par les décisions que nous prenions. Pendant le processus de révision en sommet, nous recherchions toujours le consensus. En l’absence de preuves scientifiques claires ou de justification clinique convaincante pour PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 358
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étayer un nouveau diagnostic ou une révision d’un diagnostic existant, la version figurant dans le DSM-IV restait inchangée. La majorité des troubles ont été approuvés sans polémique, bien que les troubles de la personnalité aient fait l’objet d’un débat animé – ils ont toujours été un sujet de discorde parmi les psychiatres enracinés dans les plus anciennes théories psychanalytiques de Freud. Des désaccords ont également surgi sur la question d’inclure ou non un nouveau diagnostic pour les enfants, portant l’appellation de « trouble disruptif avec dysrégulation émotionnelle », sur la possibilité ou non de poser un diagnostic de dépression chez une personne qui pleure encore la mort d’un proche, ou sur la nécessité ou non de modifier les critères associés à la schizophrénie. Ces trois changements ont finalement été approuvés, contrairement à la nouvelle configuration proposée pour les troubles de la personnalité. Et enfin le 10 novembre 2012 est arrivé – le jour du vote du DSM-5. L’assemblée de l’APA a été convoquée à l’hôtel JW Marriott, à Washington, à exactement deux pâtés de maisons de la Maison-Blanche, moins d’une semaine après que Barack Obama avait gagné le droit d’y vivre pendant quatre années supplémentaires. Après la controverse tonitruante qu’avait suscitée le DSM-5 sur Internet et dans les médias, quand le vote final a eu lieu, l’événement a été franchement décevant. Très peu de discussions ont eu lieu sur le plancher de la salle de réception, et le vote en lui-même a été bref et unanime, bien loin des activités frénétiques et des ultimes efforts déployés pour retravailler le DSM-III. Le DSM-5 a été publié le 19 mai 2013, mettant fin à la plus longue période d’élaboration d’un DSM (sept ans) et à la plus longue période entre les éditions du DSM (dix-neuf ans). Mais ce délai n’était pas tant dû à la polémique et à la complexité du processus qu’à l’ampleur inédite du travail qu’a représenté PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 359
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la rédaction du DSM-5. La nouvelle édition de la bible de la psychiatrie contenait plus de données, de preuves et de discussions que les quatre éditions précédentes confondues : 163 experts, parmi lesquels des psychiatres, des psychologues, des sociologues, des infirmiers et des défenseurs des consommateurs, ont consacré plus de cent mille heures de travail, ont analysé des dizaines de milliers d’articles et ont obtenu la contribution de centaines de médecins en activité sur les critères diagnostiques. À l’exception du président et du vice-président, aucun de ces collaborateurs n’a reçu de rémunération pour ses efforts. Malgré tout le drame, l’inquiétude et l’ambition qui ont entouré la création du DSM-5, le produit fini s’est avéré être une révision plutôt modeste du DSM-IV. Il a conservé la plupart des éléments que Spitzer a introduits dans son édition transformatrice, y compris sa définition fondamentale de la maladie mentale comme un schéma symptomatique cohérent et persistant provoquant une détresse subjective ou une incapacité à fonctionner. Après son lancement, Jeste a écrit : « La publication réussie du manuel diagnostique – sur une courte échéance et malgré la vigilance massive du grand public – est une victoire sans appel pour la psychiatrie. En mai 2012, on se disait que la tâche serait ardue, et des articles, critiques pour la plupart, paraissaient dans la presse. Nous avons répondu aux critiques de manière très constructive, sans dénigrer les détracteurs. Si cela ne s’était pas bien passé, cela aurait pu ternir la réputation non seulement de l’APA, mais aussi de la psychiatrie en tant que profession. Ce doit être le système diagnostique le plus étudié de toute l’histoire de la médecine. Je pense que nous pouvons tous être fiers de ce remarquable accomplissement. »
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Je peux vous dire que je fais partie de ceux qui sont fiers du résultat. Mais pour les autres, le produit fini a été une amère déception. Précisément au moment où le DSM-5 a été publié, le directeur du National Institute of Mental Health a publié un billet particulièrement critique qui a déclenché le plus grand emballement médiatique qu’ait connu le DSM. Alors que Tom Insel semblait encore une fois menacer l’intégrité de la psychiatrie en condamnant le DSM de l’ère du numérique, sa contestation a donné à la psychiatrie contemporaine l’occasion de prouver sa véritable force et sa résilience. Vers une psychiatrie pluraliste Dans son billet publié le 29 avril 2013, le grand psychiatre gouvernemental et directeur du plus grand donateur de la recherche psychiatrique au monde a déclaré : « Les patients atteints de troubles mentaux méritent mieux que le DSM-5. C’est pourquoi le NIMH réorientera ses recherches en s’écartant des catégories du DSM. » La virulente attaque de Tom Insel est immédiatement devenue virale et les médias ont repris sa déclaration comme un rejet officiel du DSM par le NIMH. Insel semblait annoncer au monde entier que les diagnostics de la psychiatrie n’étaient pas scientifiquement valables. Pour remplacer le DSM-5, Insel défendait la création d’un nouveau système diagnostique fondé sur la génétique, la neurobiologie, les circuits cérébraux et les biomarqueurs. Il exprimait ainsi le rêve perpétuel de la psychiatrie biologique d’établir des définitions neuronales de la psychopathologie, telles qu’elles ont été formulées pour la première fois par Wilhelm Griesinger et ses acolytes allemands il y a un siècle et demi. Mais comme nous l’avons constaté au cours des deux siècles d’histoire de la psychiatrie, la plupart des tentatives PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 361
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visant à apporter une explication biologique à la maladie mentale ont été contrecarrées. Griesinger lui-même a échoué, Kraepelin s’est tourné vers les symptômes et l’évolution de la maladie en désespoir de cause, Freud appréciait la futilité et a développé la psychanalyse, la théorie des fixations fonctionnelles d’Egas Moniz pour justifier la lobotomie a été un échec, tout comme la théorie de la toxine de John Cade pour expliquer la manie ou encore les points mauves et roses des psychiatres de la chromatographie. Les seules explications biologiques incontestées des origines d’une maladie mentale concernent la paralysie générale (causée par les bactéries de la syphilis), la pellagre (une forme de démence provoquée par un déficit en vitamine B12) et plus récemment, la maladie d’Alzheimer et d’autres formes de démence et de psychoses d’origine médicamenteuse. Nous comprenons plutôt bien la manière dont l’addiction et l’état de stress post-traumatique se développent dans le cerveau, mais nous avons encore beaucoup à apprendre. Malgré les indices captivants découverts par la psychiatrie biologique, si nous étudions toute l’histoire de la psychiatrie, nous constatons que les théories biologiques de la maladie mentale n’ont généralement pas fait mieux ou moins bien que les théories psychodynamiques, aucune école de pensée n’ayant fourni une explication convaincante des origines exactes de la schizophrénie, de la dépression, ou encore des troubles bipolaires et de l’anxiété. S’il y a quelque chose que nous avons appris des mouvements de balancier répétés entre le cerveau et l’esprit, c’est que toutes les perspectives étroites sur la maladie mentale se sont généralement révélées insuffisantes pour expliquer la complexité de la maladie mentale. Paradoxalement, soixante ans avant que le directeur du NIMH, Tom Insel, n’écrive un article sur la nécessité d’adopter une psychiatrie purement biologique, le premier directeur du PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 362
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NIMH, Robert Felix, a fustigé la psychiatrie biologique et a déclaré que le NIMH ne financerait aucune recherche dans ce domaine (une promesse qu’il a malheureusement tenue). Felix a préféré préconiser aux psychiatres de se concentrer sur les pathologies sociales comme la pauvreté, le racisme et les querelles familiales. Plus tard, au début des années 1980, quand le balancier de la psychiatrie s’est de nouveau dirigé vers le cerveau, le directeur de la psychiatrie de Yale, Morton Reiser, encouragé par les progrès réalisés dans l’imagerie, la génétique et les neurosciences, a émis la remarque suivante : « Nous allons d’une psychiatrie décérébrée vers une psychiatrie déraisonnée. » Robert Spitzer a eu le trait de génie de rester neutre sur la question de savoir si le camp biologique ou psychodynamique avait plus à offrir, et a créé un cadre diagnostique qui pouvait intégrer les recherches des deux points de vue – ou d’aucun. La raison pour laquelle la génétique, la neurobiologie, les circuits cérébraux et les biomarqueurs sont absents des diagnostics du DSM-5, c’est que l’on ne disposait pas de suffisamment de preuves pour étayer leur inclusion, et non à cause d’une sorte de négligence, de parti pris théorique ou de rejet délibéré de la psychiatrie biologique. Cela reflétait plutôt une vision responsable et mature de la maladie mentale incarnée dans l’attitude objective du DSM à l’égard de la théorisation psychiatrique. En fin de compte, seules les données empiriques comptaient, aussi récalcitrantes, archaïques ou vieillottes soient-elles. Les tumultueuses fluctuations conceptuelles qui ont fait l’histoire de la psychiatrie soulignent la valeur de la neutralité et de l’ouverture d’esprit de Spitzer, puisque la psychiatrie a toujours fait meilleure figure quand elle réussissait à éviter les deux extrêmes que sont la neurobiologie réductionniste et le mentalisme pur, suivant plutôt la voie de la modération sensible aux découvertes de toutes les sources empiriques. Bien qu’il soit PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 363
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encore possible de trouver aujourd’hui des psychiatres indépendants qui adhèrent exclusivement à un point de vue psychodynamique, biologique ou sociologique, le domaine de la psychiatrie dans son ensemble a fini par réaliser que la meilleure façon de comprendre et de soigner la maladie mentale est de traiter simultanément l’esprit et le cerveau. De nos jours, les psychiatres sont formés pour évaluer leurs patients selon les techniques les plus récentes des neurosciences et selon les principes psychodynamiques de la fonction mentale les plus convaincants. Ils ont recours à la technologie de l’imagerie cérébrale et écoutent attentivement les patients parler de leurs expériences, de leurs émotions et de leurs désirs. Ken Kendler, professeur de psychiatrie et de génétique humaine à l’université du Commonwealth de Virginie et l’un des chercheurs en psychiatrie encore vivants les plus cités, a appelé cette approche unifiée et ouverte d’esprit de la maladie mentale la « psychiatrie pluraliste ».
Ken Kendler (à gauche) et Oliver Sacks lors d’une réception à New York en 2008. (Avec l’aimable autorisation d’Eve Vagg, New York State Psychiatric Institute)
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Dans un article éclairant publié en 2014, Kendler met en garde les neuroscientifiques psychiatriques récemment devenus dominants contre le « monisme fervent » qui caractérisait les psychanalystes des années 1940 et 1950 et les psychiatres sociaux des années 1960 et 1970, qui voyaient la maladie mentale à travers un prisme théorique étroit et proclamaient que leur approche était la seule approche valable. Leur vision sectaire de la psychiatrie reflète ce que Kendler appelle « l’arrogance épistémique ». Le meilleur antidote à cette arrogance, d’après Kendler, est un pluralisme fondé sur les preuves. Eric Kandel est réputé, à juste titre, pour son rôle dans le déclenchement de la révolution cérébrale dans la psychiatrie ; l’ensemble de sa carrière reflète une vision pluraliste de la maladie mentale. Même si les recherches de Kandel se concentraient sur l’élucidation de la neurobiologie de la mémoire, elles étaient motivées et encadrées par sa foi dans les théories psychodynamiques de Freud. Il n’a jamais abandonné le dogme selon lequel, même si certaines idées spécifiques de Freud étaient erronées, la perspective psychodynamique de l’esprit était aussi nécessaire et précieuse que la perspective biologique. Le pluralisme de Kandel transparaît dans un article fondateur qu’il a publié en 1979 dans le New England Journal of Medicine intitulé « Psychotherapy and the Single Synapse » 7. Dans cet article, Kandel faisait remarquer que les psychiatres pouvaient généralement être classés en deux catégories : les psychiatres « impitoyables » qui aspiraient à des explications biologiques des troubles, et les psychiatres « indulgents » qui pensaient que la biologie n’avait démontré que peu d’utilité pratique et que l’avenir de la psychiatrie résidait dans le développement de nouvelles psychothérapies. Kandel a ensuite constaté que cette tension apparente au sein des approches pouvait en fait devenir une source de progrès futurs, puisque les deux camps étaient PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 365
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forcés de s’affronter pour finalement se réconcilier. Il soutient encore cette approche pluraliste aujourd’hui, comme l’a démontré son éditorial publié dans le New York Times en 2013, rédigé en réponse à la critique du DSM-5 émise par David Brooks : Cette nouvelle science de l’esprit se fonde sur le principe selon lequel notre esprit et notre cerveau sont indissociables. Le cerveau est non seulement responsable de comportements moteurs relativement simples comme courir et manger, mais aussi d’actes complexes que nous considérons comme fondamentalement humains, comme penser, parler et créer des œuvres d’art. Vu sous cet angle, notre esprit est un ensemble d’opérations exécutées par notre cerveau. Le même principe d’unité s’applique aux troubles mentaux. Donc, au bout du compte, qu’est-ce que la maladie mentale ? Nous savons que les troubles mentaux présentent des ensembles cohérents de symptômes. Nous savons que de nombreux troubles possèdent des signatures nerveuses caractéristiques dans le cerveau. Nous savons que de nombreux troubles expriment des modèles d’activité cérébrale propres. Nous en avons beaucoup appris sur les fondements génétiques des troubles mentaux. Nous pouvons soigner des personnes atteintes de troubles mentaux avec des médicaments et des thérapies somatiques qui agissent uniquement sur leurs symptômes, mais n’ont aucun effet sur les personnes en bonne santé. Nous savons que des types spécifiques de psychothérapie entraînent des améliorations notables chez des patients souffrant de types spécifiques de troubles. Et nous savons que s’ils ne sont pas traités, ces troubles provoquent de l’angoisse, de la souffrance, de l’incapacité, de PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 366
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la violence, et même la mort. On peut donc en conclure que les troubles mentaux sont anormaux, persistants, néfastes, traitables, qu’ils possèdent une composante biologique et peuvent être diagnostiqués de manière fiable. Je pense que cela devrait répondre à la définition de la maladie médicale de quiconque. Dans le même temps, les troubles mentaux représentent une forme de maladie médicale qui ne ressemble à aucune autre. Le cerveau est le seul organe qui peut souffrir de ce que nous pourrions appeler une « maladie existentielle » – son fonctionnement étant perturbé non pas par une lésion physique, mais par une expérience impalpable. Tous les autres organes de notre corps ont besoin d’un stimulus physique pour générer une maladie – des toxines, des infections, un traumatisme contondant, une strangulation –, mais seul le cerveau peut tomber malade à la suite de stimuli immatériels comme la solitude, l’humiliation ou la peur. Se faire renvoyer ou être quitté par son conjoint peut déclencher une dépression. Voir son enfant se faire renverser par une voiture ou perdre son épargne-retraite lors d’une crise financière peut déclencher un ESPT. Le cerveau est une interface entre le spirituel et l’organique, où les sentiments et les souvenirs qui composent le tissu indicible de l’expérience sont transformés en biochimie moléculaire. La maladie mentale est une pathologie médicale, mais c’est aussi une pathologie existentielle. C’est dans cette dualité étrange que résident tout le tumulte historique et la promesse d’avenir de ma profession – à l’instar de la fascination dévorante de notre espèce pour le comportement humain et la maladie mentale. Qu’importe que nos tests biologiques, nos technologies d’imagerie cérébrale et nos compétences en génétique se perfectionnent, je doute qu’ils remplacent un jour totalement la composante psychodynamique inhérente à la maladie existentielle. L’interprétation de la composante humaine extrêmement PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 367
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personnelle de la maladie mentale par un médecin bienveillant sera toujours un élément essentiel de la psychiatrie, même dans le cas des maladies mentales les plus biologiques, comme les troubles du spectre de l’autisme et la maladie d’Alzheimer. Parallèlement à cela, une description purement psychodynamique du trouble d’un patient ne suffira jamais à expliquer les aberrations nerveuses et physiologiques sous-jacentes qui donnent lieu aux symptômes apparents. Ce n’est qu’en combinant une connaissance sensible de l’état du patient résultant de son expérience à toutes les données biologiques disponibles que les psychiatres peuvent espérer prodiguer les soins les plus efficaces. Je comprends parfaitement la position de Tom Insel – moi aussi, je souhaite sans aucun doute que nous améliorions notre compréhension neurobiologique des maladies mentales –, mais je pense que nous servirons mieux la psychiatrie si nous résistons à la tentation de l’arrogance épistémique et restons ouverts aux preuves et aux idées émanant de multiples points de vue. Le DSM-5 n’est ni une tentative ratée de psychiatrie biologique, ni un retour à des concepts psychodynamiques, mais plutôt un triomphe débridé du pluralisme. Après la publication du billet incendiaire d’Insel, je l’ai appelé pour discuter de la situation, et nous nous sommes finalement mis d’accord pour publier une déclaration conjointe de l’APA et du NIMH afin de rassurer les patients, les prestataires et les payeurs sur le fait que le DSM-5 était toujours la norme acceptée pour les soins cliniques – du moins jusqu’à ce que de nouvelles avancées scientifiques justifient son actualisation ou son remplacement. Depuis le lancement du DSM-5 en mai 2013, quelque chose de stupéfiant s’est produit. Les critiques et les médias observent un silence assourdissant. Il semble à présent que la controverse et le tollé qui ont précédé sa publication étaient axés sur la PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 368
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perception du processus de création du DSM-5 et sur un effort visant à influencer le contenu réel qui figurait dans la version publiée. Et par la suite, alors que de nombreux critiques, issus du domaine de la psychiatrie ou non, ont exprimé une déception compréhensible sur « ce qui aurait pu se produire » – et si l’APA avait nommé des dirigeants différents, et si le processus avait été géré différemment, et si d’autres critères que ceux qui ont été officiellement adoptés définissaient un trouble en particulier –, on a pu constater avec une grande satisfaction que les prestataires de soins de santé et les consommateurs avaient largement bénéficié du DSM-5. Mais le conflit énorme et passionné dont Internet et les médias avaient été le théâtre a soulevé un point important : la psychiatrie est désormais profondément enracinée dans le tissu de notre culture, serpentant entre nos organismes sociaux les plus importants et apportant de la couleur à nos rencontres quotidiennes ordinaires. Pour le meilleur ou pour le pire, le DSM n’est pas seulement un recueil de diagnostics médicaux. Il est devenu un document public qui contribue à définir comment nous nous comprenons et comment nous vivons notre vie.
1. NdT : Étude par aires de saisie épidémiologique. 2. NdT : Alliance nationale américaine pour les personnes atteintes de troubles mentaux. 3. NdT : L’autisme a la parole. 4. NdT : Alliance américaine de soutien aux personnes atteintes de dépression et de trouble bipolaire. 5. NdT : Fondation américaine pour la prévention du suicide. 6. NdT : Faculté de médecine Cornell. 7. NdT : La psychothérapie et la synapse unique.
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Chapitre 10 La fin de la stigmatisation : l’avenir de la psychiatrie Nous avons besoin de nos familles et de nos amis pour comprendre que les 100 millions d’Américains qui souffrent de maladie mentale ne sont pas des âmes ou des causes perdues. Nous sommes parfaitement capables d’aller mieux, d’être heureux et de nouer des relations enrichissantes. – Patrick J. Kennedy, Membre du Congrès, au sujet de son diagnostic de trouble bipolaire Comment est-il possible que n’importe quel organe qui tombe malade suscite de la compassion, et pas le cerveau ? – Ruby Wax
Cachée dans le grenier J’ai eu la chance d’assister à la transformation radicale la plus spectaculaire et la plus positive de toute l’histoire de ma spécialité médicale, lorsque d’une secte psychanalytique de psys, elle a évolué pour devenir une médecine scientifique du cerveau.
Renaissance de la psychiatrie
Il y a quarante ans, quand ma cousine Catherine avait besoin d’être soignée pour sa maladie mentale, je l’ai tenue à l’écart des établissements psychiatriques les plus réputés et les mieux établis de l’époque, craignant qu’ils ne fassent qu’empirer les choses. Aujourd’hui, je n’hésiterais pas à l’envoyer vers le département de psychiatrie de n’importe quel grand centre médical. Ayant travaillé en première ligne des soins cliniques et aux plus hauts échelons de la recherche en psychiatrie, j’ai vu de mes propres yeux les progrès radicaux qui ont transformé la psychiatrie... Malheureusement, tout le monde n’a pas pu bénéficier de ces progrès. Peu après ma nomination comme directeur de la psychiatrie à l’université Columbia, on m’a demandé de voir en consultation une femme de soixante-six ans du nom de Mme Kim. Elle avait été admise dans notre hôpital pour une très grave infection cutanée qui semblait être longtemps restée sans traitement. C’était déconcertant car Mme Kim était cultivée et aisée. Elle était diplômée d’une école de médecine, et étant la femme d’un grand industriel asiatique, elle avait accès aux meilleurs soins qui soient. En parlant avec Mme Kim, j’ai rapidement découvert pourquoi on demandait à un psychiatre de voir une patiente souffrant d’une infection cutanée. Quand j’essayais de lui demander comment elle se sentait, elle commençait à hurler de façon incohérente et à faire des gestes étranges et furieux. Quand je restais silencieux et l’observais discrètement, elle parlait toute seule – ou plus exactement, elle parlait à des personnes qui n’existaient pas. Ne parvenant pas à avoir une conversation avec elle, j’ai décidé de m’adresser à sa famille. Le lendemain, son mari, ainsi que son fils et sa fille, déjà adultes, sont venus à contrecœur à mon cabinet. Après un long moment passé à les amadouer, j’ai appris que peu de temps après avoir obtenu son diplôme de PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 372
LA FIN DE LA STIGMATISATION : L’AVENIR DE LA PSYCHIATRIE
l’école de médecine, Mme Kim avait développé des symptômes de schizophrénie. Sa famille avait honte de sa pathologie. Malgré leur richesse et leurs moyens, ni les parents de Mme Kim ni son mari n’ont cherché à la faire soigner ; ils ont plutôt décidé de faire tout ce qu’ils pouvaient pour empêcher quiconque de découvrir son humiliant diagnostic. Ils ont séparé son lieu de vie dans une aile de leur spacieuse maison et la tenaient à l’écart quand ils recevaient des invités. Malgré son diplôme, il était totalement hors de question qu’elle pratique la médecine. Mme Kim quittait rarement la propriété, et jamais très longtemps – jusqu’à ce qu’elle souffre d’une éruption cutanée. Sa famille a essayé toutes les sortes de traitements en vente libre, espérant que cela résoudrait le problème. Mais quand l’éruption s’est infectée et a rapidement commencé à se propager, ils ont pris peur et ont appelé leur médecin traitant. Voyant son buste parsemé d’abcès purulents, il a imploré la famille de l’emmener à l’hôpital, où on lui a diagnostiqué une infection sévère à staphylocoques. Abasourdi, je leur ai répété ce qu’ils venaient de me dire : que depuis environ trente ans, ils avaient conspiré tous ensemble pour garder leur femme, et leur mère, coupée du monde pour éviter l’humiliation publique. Sans céder à l’intimidation, ils ont acquiescé d’un signe de tête comme un seul homme. J’étais médusé – on se serait cru dans un roman de Charlotte Bronté, pas à New York au vingt-et-unième siècle. Je leur ai dit sans détour que leur décision de refuser de la soigner était aussi cruelle qu’immorale – mais malheureusement, pas illégale – et je leur ai vivement recommandé de nous laisser la transférer vers l’unité psychiatrique de l’hôpital pour qu’elle puisse être traitée. Après quelques échanges sceptiques, ils ont refusé. Ils m’ont informé que même si Mme Kim pouvait être soignée, au point où ils en étaient, les changements que cela PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 373
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provoquerait perturberaient trop leur vie et leur position dans la communauté. Ils devraient expliquer à leurs amis et connaissances pourquoi Mme Kim apparaissait soudain en public après une si longue absence – et qui sait ce que Mme Kim pourrait dire ou comment elle pourrait se comporter en de telles circonstances ? Les Kim ont été tellement effrayés par la stigmatisation de la maladie mentale qu’ils préféraient laisser cette femme autrefois intelligente, en bonne santé physique par ailleurs, dans un état psychotique et incapable, son cerveau se détériorant irrémédiablement, que d’affronter les conséquences sociales de reconnaître sa maladie mentale. Il y a de cela quelques générations, les principaux obstacles au traitement de la maladie mentale étaient l’absence de traitements efficaces, les critères diagnostiques peu fiables et une théorie figée de la nature fondamentale de la maladie. Aujourd’hui, la seule grande entrave au traitement n’est pas la lacune des connaissances scientifiques ou l’insuffisance des compétences médicales, mais la stigmatisation sociale. Malheureusement, cette stigmatisation a été entretenue par l’héritage des échecs historiques de la psychiatrie et sa réputation tenace – qui n’est plus justifiée – d’élément rapporté indésirable de la médecine. Bien que nous vivions à une époque de tolérance sans précédent à l’égard des différentes origines ethniques, religions et orientations sexuelles, la maladie mentale – une pathologie médicale involontaire qui touche une personne sur quatre – est toujours considérée comme une souillure honteuse, une lettre écarlate, comme le F de « fou », le P de « psychopathe » ou le M de « malade mental ». Imaginez que vous êtes invité au mariage d’un ami et que vous tombez soudain malade. Préféreriez-vous dire que vous devez annuler à cause d’un calcul rénal... ou d’un épisode maniaque ? Préféreriez-vous vous PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 374
LA FIN DE LA STIGMATISATION : L’AVENIR DE LA PSYCHIATRIE
justifier en expliquant que vous vous êtes bloqué le dos... ou que vous avez fait une crise de panique ? Préféreriez-vous expliquer que vous avez souffert d’une migraine... ou que vous aviez la gueule de bois parce que vous aviez pris une cuite ? Je rencontre des indices de cette honte et de cette vulnérabilité presque tous les jours. Un grand nombre des patients que rencontre notre corps enseignant préfèrent payer de leur poche plutôt que d’avoir recours à leur assurance maladie de peur que leur traitement psychiatrique ne s’ébruite. D’autres patients choisissent de ne pas consulter nos médecins à la clinique de psychiatrie de Columbia ni venir me voir à l’Institut psychiatrique de l’État de New York, préférant un cabinet médical privé sans aucun signe indiquant la spécialité médicale concernée. Il arrive souvent que des patients arrivent à New York en avion, en provenance d’Amérique du Sud, du MoyenOrient ou d’Asie pour nous consulter, simplement pour être sûrs que personne dans leur pays ne découvre qu’ils consultent un psychiatre. Il y a quelques années, lors d’un déjeuner dans le centre-ville de Manhattan, j’ai donné une conférence sur la maladie mentale afin de lever des fonds pour la recherche en psychiatrie. Ensuite, j’ai circulé dans l’assistance : des personnes intelligentes, accomplies et sociables qui avaient toutes été personnellement invitées à l’événement par Sarah Foster, éminente personnalité mondaine dont le fils schizophrène s’était suicidé quelques années plus tôt alors qu’il était en terminale. Elles discutaient autour de saumon poché et de Chablis, saluant ouvertement les efforts désintéressés de Sarah pour sensibiliser le public sur la maladie mentale – même si aucun des participants ne reconnaissait avoir lui-même vécu une expérience directe de la maladie mentale. Le sujet était plutôt abordé comme le génocide au Soudan ou le tsunami en Indonésie : un problème qui mérite PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 375
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amplement l’attention du public, mais assez distant et éloigné de la vie de la population. Quelques jours plus tard, j’ai reçu un coup de téléphone à mon cabinet. L’une des invités, éditrice dans une maison d’édition, m’a demandé si je pouvais l’aider. Apparemment, elle avait perdu tout intérêt pour son travail, avait du mal à dormir et était souvent très sensible, parfois même à en pleurer. Était-elle en pleine crise de la quarantaine ? J’ai accepté de la voir et j’ai finalement posé un diagnostic de dépression. Mais avant de fixer notre rendez-vous, elle a insisté pour que cela reste totalement confidentiel – et a ajouté « S’il vous plaît, ne dites rien à Sarah ! » Le lendemain même, une autre participante m’a appelé. Cette femme travaillait dans une société d’investissement privé et était inquiète pour son fils de vingt ans et quelques qui avait laissé tomber ses études supérieures pour créer sa propre entreprise. Elle admirait son esprit entrepreneurial, mais son idée grandiose d’une nouvelle application logicielle permettant d’éradiquer la pauvreté dans le monde avait été imaginée pendant une période où il se comportait de manière imprévisible et dormait peu. En évaluant son fils, j’ai confirmé mes premiers soupçons : il était au stade initial d’un épisode maniaque. Au cours des semaines qui ont suivi, j’ai reçu d’autres appels de la part de plusieurs invités de Sarah qui avaient besoin d’aide pour leur conjoint souffrant d’addictions, leur frère ou leur sœur souffrant d’anxiété, leur parent souffrant de démence, leur jeune enfant souffrant de problèmes d’attention, et pour leur enfant adulte vivant encore chez eux. Au fil du temps, une bonne moitié des personnes qui ont participé au déjeuner de Sarah ont pris contact avec moi, y compris le propriétaire du restaurant où avait eu lieu l’événement.
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LA FIN DE LA STIGMATISATION : L’AVENIR DE LA PSYCHIATRIE
Toutes étaient des personnes instruites et raffinées qui avaient accès aux meilleurs soins de santé que l’argent puisse offrir. Si elles avaient eu des difficultés à respirer ou une fièvre prolongée, elles auraient probablement pu se faire aider par leur médecin traitant, ou elles auraient au moins cherché la meilleure recommandation possible. Mais à cause de la stigmatisation de la maladie mentale, elles avaient évité de consulter un médecin pour leur problème, jusqu’à ce qu’elles rencontrent par hasard un psychiatre lors d’une levée de fonds en faveur de la maladie mentale. Et étonnamment, même si elles avaient été invitées à cette levée de fonds par une amie qui consacrait sa vie à sensibiliser le public à la maladie mentale après la mort tragique de son fils, aucune d’entre elles ne voulait que Sarah soit au courant de son problème. Il est enfin temps de mettre fin à cette stigmatisation – et nous avons aujourd’hui de bonnes raisons de penser que nous pouvons y parvenir. Combler le fossé Recevoir un diagnostic de maladie mentale peut marquer l’image que vous avez de vous, un peu comme si le médecin laissait au fer rouge une marque ignoble sur votre front pour que le monde entier la voie – tout aussi pernicieuse que les stigmates historiques qui collent à la peau d’autres affections médicales autrefois jugées répugnantes, comme l’épilepsie, la lèpre, la variole, le cancer et le SIDA (et plus récemment, Ebola). Autrefois, on évitait les victimes de ces maladies comme des parias. Mais dans chaque cas, des progrès scientifiques ont fini par dévoiler la véritable nature de la maladie, et la société a compris qu’il ne s’agissait ni d’une défaillance morale, ni d’un fléau divin. Quand les sciences médicales ont découvert PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 377
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les causes de ces maladies et ont commencé à leur fournir des traitements efficaces, la stigmatisation a commencé à se dissiper. Aujourd’hui, nous sommes arrivés à un point où les joueurs de la National Football League 1 portent du rose pendant les matches pour exprimer leur soutien aux victimes du cancer du sein, où chaque grande ville organise une marche de collecte de fonds pour la recherche sur le SIDA et où il existe une journée nationale de sensibilisation à l’autisme. Ce changement radical dans l’attitude du grand public s’est produit quand la population a commencé à parler ouvertement des maladies qui font l’objet de stigmatisation – et peut-être plus important encore, quand elle a commencé à croire en la capacité de la médecine à les comprendre et à les traiter. Notre première véritable opportunité de mettre fin à la stigmatisation qui entoure la maladie mentale se présente enfin à nous car la plupart des maladies mentales peuvent être diagnostiquées et traitées très efficacement. Or, cette stigmatisation a perduré parce que le public n’a pas pris conscience des progrès de la psychiatrie aussi rapidement qu’il a pris conscience des progrès réalisés dans les troubles cardiaques, le cancer et le traitement du SIDA. Ou pour être plus précis, le public ne croit pas encore que la psychiatrie a véritablement évolué. Aujourd’hui, les psychiatres sont parfaitement intégrés dans la médecine et abordent la maladie mentale comme ils abordent n’importe quel autre trouble médical. Ils peuvent prescrire des médicaments ou appliquer une ECT pour traiter un trouble, tout en proposant des formes reconnues de psychothérapie. Ils peuvent recommander des changements fondés sur des preuves concernant l’alimentation, le sommeil, l’activité physique ou le mode de vie afin de réduire le risque de développer une maladie ou d’en atténuer les effets. Ils communiquent ouvertement et fréquemment avec d’autres spécialistes médicaux et peuvent PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 378
LA FIN DE LA STIGMATISATION : L’AVENIR DE LA PSYCHIATRIE
déléguer certains éléments du traitement d’un patient à des professionnels de santé mentale associés, comme des psychologues, des travailleurs sociaux, des infirmiers en psychiatrie, et des thérapeutes en réadaptation. Ils discutent avec leurs patients de manière directe et avec empathie. Et ils obtiennent de bons résultats. Les psychiatres contemporains ont une vision pluraliste de la maladie mentale qui englobe les neurosciences, la psychopharmacologie et la génétique – mais qui utilise aussi la psychothérapie et des méthodes psychosociales pour comprendre les antécédents particuliers des patients et traiter leurs maladies de manière individualisée. Par le passé, on croyait généralement que les étudiants en médecine se dirigeaient vers la psychiatrie pour régler leurs propres problèmes, une conviction défendue y compris au sein de la profession médicale. Et il est vrai que la psychiatrie était parfois le filet de sécurité des étudiants en médecine qui étaient trop faibles pour s’en sortir dans d’autres disciplines – comme c’est encore le cas aujourd’hui dans certains pays d’Asie ou du Moyen-Orient. Mais les temps ont changé. Aujourd’hui, la psychiatrie se dispute les meilleurs étudiants avec les autres spécialités médicales. En 2020, nous avons essayé de recruter Mohsin Ahmed, un talentueux docteur en médecine et en philosophie qui envisageait de s’inscrire dans le programme de psychiatrie de Columbia. Il avait terminé son doctorat en neurobiologie sous la supervision d’un neuroscientifique célèbre qui l’avait qualifié de l’un des doctorants les plus talentueux qu’il ait jamais eus. Ahmed était une recrue précieuse qui pouvait choisir n’importe quel programme du pays. Même s’il avait exprimé son intérêt pour la psychiatrie, il était évident qu’il émettait quelques réserves.
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J’ai mis un point d’honneur à discuter avec Ahmed à plusieurs occasions pendant ses entretiens et j’ai fait tout mon possible pour lui transmettre la passion pour ma spécialité – qui était transformée par les neurosciences mais permettait toujours à ses praticiens de garder une implication personnelle avec les patients. Quand les résultats du processus annuel d’attribution des étudiants en médecine diplômés dans les programmes de formation ont été publiés, j’ai été ravi de constater qu’il avait finalement choisi la psychiatrie et venait à Columbia. Mais au beau milieu de sa première année, il a commencé à remettre son choix de spécialité en question et a informé notre directeur de formation qu’il voulait se réorienter vers la neurologie. J’ai rapidement organisé une entrevue avec lui. Il m’a expliqué qu’il était fasciné par les complexités colossales de la maladie mentale, mais déçu par la pratique clinique de la psychiatrie. « Nous fondons encore les diagnostics sur les symptômes et évaluons l’efficacité des traitements en observant le patient plutôt qu’en étudiant des résultats de laboratoire, déplorait Ahmed. Je veux sentir que j’ai une véritable idée de la raison pour laquelle mes patients sont malades et des effets qu’ont nos traitements sur leur cerveau pour les aider. » Que pouvais-je redire à cela ? Les préoccupations d’Ahmed étaient monnaie courante – répétées par tous de Wilhelm Griesinger à Tom Insel – et étaient parfaitement justifiées. Mais je lui ai expliqué que même si nous étions encore en train de combler le fossé entre les concepts psychologiques et les mécanismes neurobiologiques, il était tout à fait possible de défendre tout à la fois, comme Eric Kandel, Ken Kendler, et de nombreux autres chercheurs en psychiatrie de classe mondiale l’ont fait avant nous. Les recherches en psychiatrie les plus passionnantes du vingt-et-unième siècle sont associées aux neurosciences, et tous les grands noms de notre domaine ont désormais suivi une PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 380
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formation quelconque en biologie ou en neurologie. Parallèlement à cela, la psychothérapie continue d’avancer. La thérapie cognitivo-comportementale, l’une des formes de psychothérapie les plus efficaces pour la dépression, a récemment été adaptée par le précurseur de la psychiatrie psychodynamique, Aaron Beck, pour traiter les symptômes négatifs des patients souffrant de schizophrénie – un accomplissement remarquable à n’importe quel âge, mais une réussite spectaculaire pour un chercheur inlassable de plus de quatre-vingt-dix ans. J’ai affirmé à Ahmed que sa génération serait celle qui finirait de combler le fossé entre les concepts psychodynamiques et les mécanismes biologiques – et compte tenu de ses capacités et de ses passions, il pourrait bien montrer la voie. Ahmed est aujourd’hui l’un de nos meilleurs étudiants en psychiatrie et il dirige un projet innovant sur la physiopathologie des troubles psychotiques. Paradoxalement, même s’il concentre toujours ses efforts sur la recherche en neurosciences, il s’est révélé être un psychothérapeute extrêmement empathique et compétent, avec un vrai don pour tisser des liens avec les patients. Je pense qu’il incarne le psychiatre du vingt-et-unième siècle. Loin des aliénistes, des psys, des distributeurs de pilules ou des neuroscientifiques réductionnistes, Mohsin Ahmed est devenu un médecin en psychiatrie pluraliste et bienveillant. De Psychose à Happiness Therapy À présent que le domaine de la psychiatrie a acquis les connaissances scientifiques et la capacité clinique permettant de prendre en charge efficacement la maladie mentale et qu’il attire certains des meilleurs et des plus brillants talents, la dernière mission, et peut-être la plus difficile de toutes, est
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désormais de faire évoluer la culture populaire et l’attitude de la société vis-à-vis de la psychiatrie et de la maladie mentale. Le stéréotype hollywoodien du maniaque homicide a été gravé de manière indélébile dans l’esprit du grand public par le film d’Alfred Hitchcock Psychose sorti en 1960. Le protagoniste, Norman Bates, est un propriétaire de motel psychotique qui se travestit pour se comporter comme sa mère décédée, avant d’assassiner cruellement ses hôtes. Il va sans dire que cet affreux portrait fictif exagère lourdement la réalité clinique. Mais depuis le succès commercial de Psychose, un cortège de meurtriers psychotiques ont été illustrés au cinéma, de Michael Myers dans Halloween à Jigsaw dans Saw en passant par Freddy Krueger dans Les Griffes de la nuit. L’industrie cinématographique dépeint aussi depuis longtemps des psychiatres et d’autres professionnels de la santé mentale comme des personnes étranges, incultes ou cruelles, à commencer par des films comme Shock (1946) et La Fosse aux serpents (1948), qui illustrent les horreurs des hôpitaux psychiatriques, jusqu’à Vol au-dessus d’un nid de coucou, Le Silence des agneaux (qui met en scène un directeur d’établissement psychiatrique arrogant et manipulateur), Une vie volée (qui se déroule dans une unité psychiatrique pour jeunes femmes dont le personnel est insensible aux véritables problèmes de ses patientes), Gothika (qui se passe dans un sinistre établissement psychiatrique dont le directeur est un sadique et un meurtrier), Shutter Island (qui se déroule dans un sinistre établissement psychiatrique dont certains membres du personnel s’avèrent être manipulateurs, arrogants et violents), Effets secondaires (qui aborde le thème des psychiatres manipulateurs et des laboratoires pharmaceutiques cupides), et même Terminator 2 (qui décrit les employés d’un hôpital psychiatrique comme des personnes froides et idiotes plutôt que compatissantes et compétentes). PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 382
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Mais ces dernières années, Hollywood s’est mis à représenter une autre facette de la maladie mentale. Le film de Ron Howard Un homme d’exception raconte l’histoire poignante de l’économiste John Nash qui, bien que souffrant de schizophrénie, a fini par remporter le prix Nobel. Autre exemple : la série télé à succès Homeland, qui met en scène une brillante analyste de la CIA (interprétée par Claire Danes) qui souffre de trouble bipolaire et est soutenue par sa sœur psychiatre, intelligente et bienveillante. Outre son intrigue intéressante et l’excellent jeu des acteurs, cette série est remarquable pour la description authentique et exacte qu’elle dresse des effets de la maladie mentale de la protagoniste et de son traitement – tout en montrant que la maladie mentale n’empêche pas nécessairement le malade d’atteindre un haut niveau de compétence professionnelle. Le film Happiness Therapy, nommé pour l’Oscar du meilleur film, a offert un portrait réaliste de personnages attachants souffrant de troubles mentaux qui mènent une vie intéressante dans laquelle leur maladie ne les définit pas, mais fait simplement partie de leur histoire. Quand Jennifer Lawrence a reçu l’Oscar de la meilleure actrice pour son rôle dans le film, elle a déclaré : « Si on souffre d’asthme, on prend un médicament contre l’asthme. Si on a du diabète, on prend un médicament contre le diabète. Mais dès qu’on doit prendre des médicaments pour le cerveau, on est immédiatement stigmatisé. » Son partenaire à l’écran, Bradley Cooper, qui a interprété un jeune homme retrouvant son équilibre après un épisode destructeur de trouble bipolaire, s’est érigé en porte-parole de la maladie mentale après le rôle. Je n’oublierai jamais ce que Cooper m’a dit lors de la Conférence de la Maison-Blanche sur la Santé mentale en 2013, quand je l’ai interrogé sur ce qui l’avait incité à s’engager de la sorte. « En travaillant sur le film, je me suis souvenu d’un vieil ami que j’ai connu au lycée et PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 383
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qui souffrait de troubles mentaux. J’ai compris ce qu’il avait traversé et j’ai eu honte de ne pas lui avoir offert de l’aide ou de la compréhension, mais seulement de l’ignorance et de l’indifférence. En faisant ce film, je me suis demandé combien d’autres personnes étaient aussi ignorantes que moi et j’ai compris que je pouvais contribuer à les sensibiliser comme je l’ai été grâce au film. » L’actrice Glenn Close incarne le changement de mentalité d’Hollywood à l’égard de la maladie mentale. Il y a vingt-cinq ans, elle a livré une performance fascinante dans le rôle d’un personnage homicide, tueur d’animaux, souffrant d’un trouble de la personnalité limite dans Liaison fatale. Aujourd’hui, Glenn Close est devenue la porte-parole de la maladie mentale la plus exposée dans l’industrie du divertissement. Elle a créé Bring Change 2 Mind, une organisation à but non lucratif dont la mission est de « mettre fin à la stigmatisation et à la discrimination qui entourent la maladie mentale ». Elle parcourt le pays pour informer la population sur la recherche en psychiatrie et les traitements qui existent contre la maladie mentale. Elle puise sa motivation au sein de sa famille : sa sœur Jessie souffre de trouble bipolaire et son neveu Calen est atteint de trouble schizoaffectif. De nombreuses célébrités ont accepté de parler publiquement de leur propre expérience de la maladie mentale. La romancière aux millions de ventes Danielle Steel a créé une fondation en hommage à son fils Nick Traina, qui s’est suicidé après s’être battu contre un trouble bipolaire. L’animateur Dick Cavett et le présentateur de l’émission 60 Minutes, Mike Wallace, se sont courageusement exprimés sur leur combat contre la dépression. Catherine Zeta-Jones a révélé avoir été hospitalisée pour un trouble bipolaire. Kitty Dukakis, épouse du candidat à la présidence des États-Unis Michael Dukakis, a écrit un livre sur le rôle salvateur de l’ECT dans la prise en charge de sa dépression. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 384
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J’ai eu la chance de faire la connaissance de Jane Pauley à la suite de sa propre expérience et de son engagement public en faveur de la maladie mentale. L’ancienne présentatrice de l’émission Today parle du rôle que le trouble bipolaire a joué dans sa vie dans ses ouvrages Skywriting et Your Life Calling. Elle y raconte que, dans la petite ville de l’Indiana où elle a grandi, personne ne savait ce qu’était la maladie mentale, et on en parlait encore moins. C’est pourquoi elle n’a jamais beaucoup réfléchi à ses fréquents changements d’humeur, jusqu’à ce qu’elle atterrisse dans un établissement psychiatrique à l’âge de cinquanteet-un ans après une crise maniaque sévère déclenchée par un traitement corticoïde, la prednisone. Cette hospitalisation inattendue a finalement encouragé Pauley à accepter les antécédents refoulés de troubles de l’humeur de sa famille – et le fait qu’elle avait, sans le savoir, subi les symptômes du trouble bipolaire pendant des années. Jane aurait pu choisir de garder sa maladie secrète, mais elle a pris la décision courageuse d’en parler. D’autres célébrités ne suscitent des débats publics sur la stigmatisation de la maladie mentale qu’après avoir succombé à ses effets. À l’âge de soixante-trois ans, Robin Williams, l’un des comédiens les plus talentueux de sa génération – connu pour son humour frénétique et explosif – a essayé de s’ouvrir les veines, puis s’est pendu dans sa chambre avec une ceinture. Ses fans ont eu un choc en découvrant qu’un homme qui partageait tant de joie et de passion avec le monde entier avait visiblement lutté avec une dépression sévère pendant la majeure partie de sa vie. Son suicide tragique est une perte incommensurable, mais il a au moins été rassurant de constater que la plupart des médias couvrant l’information ont invité des professionnels de la santé mentale pour aborder directement le paradoxe apparent d’un homme qui semblait tellement aimé et pensait malgré tout qu’il n’avait aucune raison de vivre. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 385
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Autre indice de l’évolution des comportements culturels : un descendant de la famille de politiciens la plus connue d’Amérique est devenu un fervent ambassadeur de la maladie mentale. Patrick Joseph Kennedy est le dernier-né du sénateur du Massachusetts Edward Kennedy et le neveu du président John F. Kennedy. Il était le plus jeune membre de la famille Kennedy à occuper une fonction politique quand, à l’âge de vingt-et-un ans, il a été élu à la Chambre des Représentants de Rhode Island en 1988. En 1994, il était élu au Congrès. J’ai rencontré Patrick à une levée de fonds organisée chez un ami en 2006. Il siégeait encore au Congrès, mais son remarquable bilan législatif était éclipsé par des histoires d’état d’ébriété et d’instabilité émotionnelle. Au mois de mai précédent, sa voiture avait heurté une barrière au Capitole. Peu de temps après, il entrait à la clinique Mayo pour y suivre une cure de désintoxication. Quand je l’ai rencontré, malgré son image d’homme politique volubile et charmant, il semblait un peu agité et confus – ce que j’ai pris pour des symptômes de son trouble bipolaire. Cinq ans plus tard, j’ai de nouveau rencontré Patrick à une convention sur les soins de santé mentale à Washington, et j’ai été frappé de voir combien il avait changé. Il était posé, concentré et réactif. Quand je l’ai interrogé sur ce changement manifeste, il m’a expliqué qu’il avait suivi un traitement efficace pour son trouble bipolaire et sa toxicomanie et qu’il avait désormais un mode de vie sain et se sentait très bien. Un an plus tard, j’ai été invité à sa fête de fiançailles à New York. Après les toasts et les félicitations, Patrick m’a pris à part et m’a informé qu’il avait décidé de consacrer la suite de sa carrière à militer en faveur de la maladie mentale et des troubles addictifs.
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Inspiré par son choix, j’ai décidé de présenter ma candidature à la présidence de l’APA dès le lendemain. J’étais convaincu que si j’avais la chance de gagner, Patrick ferait un partenaire idéal pour ma mission, mettre fin à la stigmatisation associée à la maladie mentale et informer la population sur la psychiatrie. Depuis, Patrick et moi collaborons sur de nombreuses initiatives législatives liées à la psychiatrie, notamment la Final Rule of the Mental Health Parity and Addiction Equity Act 2, la Patient Protection and Affordable Care Act 3, et la Helping Families in Mental Health Crisis Act 4. Nous avons également conjugué nos efforts pour faire connaître au grand public la réalité sur la maladie mentale, l’addiction et les soins de santé mentale. Patrick est probablement devenu le porte-parole de la maladie mentale le plus efficace, éloquent et exposé d’Amérique – et le premier homme politique à faire face à sa maladie mentale grave de manière aussi publique et positive. Outre Bradley Cooper, Glenn Close et Jane Pauley, Patrick Kennedy est rejoint par de nombreuses autres célébrités, parmi lesquelles Alan Alda, Goldie Hawn et Arianna Huffington, qui commencent tous à utiliser leur notoriété et leur influence pour sensibiliser la population sur la maladie mentale. C’est un bon début, mais en réalité, nous ne vaincrons la stigmatisation de la maladie mentale que lorsque le public sera totalement convaincu que les sciences médicales comprennent la maladie mentale et peuvent proposer un traitement efficace. Fort heureusement, des évolutions encore plus formidables dans le domaine de la psychiatrie sont à nos portes.
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L’ancien membre du Congrès, Patrick Kennedy (à droite) avec le VicePrésident Joseph Biden et l’auteur au 50e Anniversaire de la Community Mental Health Act à la Bibliothèque présidentielle JFK à Boston, le 25 octobre 2013. (Photographie de Ellen Dallager, American Psychiatric Association, 2014)
Un avenir brillant Au cours des deux derniers siècles, l’histoire de la psychiatrie a été marquée par de longues périodes de stagnation, ponctuées par des changements soudains et transformateurs – dont un grand nombre, malheureusement, n’allaient pas dans le sens de l’amélioration. Mais nous sommes entrés dans une période de progrès scientifiques qui libèreront un torrent d’innovations plus éblouissantes que jamais auparavant. L’un des domaines de recherche les plus prometteurs est la génétique. Nous sommes pratiquement certains qu’aucun gène à lui seul n’est responsable d’une maladie mentale en particulier, PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 388
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mais grâce aux techniques génétiques de plus en plus puissantes, nous commençons à comprendre comment certaines configurations ou certains réseaux de gènes définissent les niveaux de risque. Ces signatures génétiques nous permettront d’être plus précis dans le diagnostic des patients et d’identifier plus tôt les personnes prédisposées à la maladie mentale sévère, afin de mettre en place des mesures préventives. La famille de Glenn Close est l’un des premiers exemples de l’application de la génétique dans la psychiatrie. En 2011, sa sœur Jessie et son neveu Calen se sont portés volontaires pour une étude menée au McLean Hospital dans le Massachusetts, sous la supervision du Dr Deborah Levy, psychologue à Harvard. Une analyse génétique de l’ADN de Jessie et de Calen (à l’aide de méthodes semblables à la RoMA) a révélé qu’ils avaient en commun un variant génétique rare produisant des copies supplémentaires d’un gène. Ce gène code pour une enzyme qui métabolise la glycine (un acide aminé) et qui a été impliquée dans les troubles psychotiques (puisqu’elle contribue à moduler l’activité du neurotransmetteur excitateur dénommé glutamate). À cause des copies supplémentaires de ce gène, Jessie et Calen souffraient d’un déficit en glycine, puisque leur organisme produisait en trop grande quantité l’enzyme qui métabolise la glycine. Quand le Dr Levy leur a administré un complément de glycine, les symptômes psychiatriques de Jessie et Calen se sont considérablement améliorés. C’était comme regarder la fièvre d’un patient baisser après lui avoir donné de l’aspirine. Quand ils arrêtaient de prendre le complément de glycine, leurs symptômes empiraient. L’utilisation d’un test génétique sur la sœur et le neveu de Glenn Close pour identifier un médicament spécifique pouvant atténuer leur maladie mentale a été l’une des toutes premières applications de la médecine personnalisée en psychiatrie. Elle PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 389
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porte en elle la promesse d’une révolution du diagnostic et du traitement de la maladie mentale. Je pense que nous disposerons bientôt de tests diagnostiques utiles pour la maladie mentale. Outre les progrès réalisés en matière de tests génétiques, plusieurs autres technologies prometteuses pourraient donner naissance à des tests qui pourront contribuer au diagnostic et au choix du traitement, notamment l’électrophysiologie (qui a mis au point un examen de l’activité du cerveau semblable à l’ECG), la sérologie (qui pourrait produire un examen sanguin semblable à l’examen de dépistage du cholestérol ou de l’antigène spécifique de la prostate) et l’imagerie cérébrale (qui utilise des procédures par IRM et TEP pour détecter des structures et une activité cérébrales caractéristiques). La FDA a récemment autorisé les examens par TEP pour le diagnostic de la maladie d’Alzheimer, et nous utiliserons très bientôt l’imagerie cérébrale dans le diagnostic de l’autisme. Nous disposerons alors, au lieu des allégations fallacieuses de Daniel Amen sur le diagnostic de la maladie mentale par TEMP, de procédés de diagnostic scientifiquement prouvés qui utilisent des procédures d’imagerie cérébrale. Les progrès du traitement psychiatrique ont également lieu sur d’autres fronts. On développe de nouveaux médicaments qui sont ciblés avec une plus grande précision en ce qui concerne l’endroit où ils agissent et la manière dont ils agissent dans le cerveau. La thérapie de stimulation cérébrale (la modalité thérapeutique qui est apparue sous la forme de l’ECT) connaît également de remarquables avancées. Les chercheurs ont conçu deux nouvelles formes de stimulation cérébrale qui sont beaucoup moins invasives que l’ECT : la stimulation transcrânienne magnétique (STM) et la stimulation transcrânienne à courant continu (STCC). Ces thérapies utilisent des champs magnétiques ou un courant électrique faible pour stimuler ou PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 390
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atténuer l’activité cérébrale dans des régions anatomiques spécifiques, sans provoquer de convulsions. Elles sont non invasives et ne nécessitent pas d’anesthésie. Elles peuvent être utilisées pour cibler des sites spécifiques du cerveau dont on pense qu’ils sont la source des symptômes de la psychose, de la dépression et de l’anxiété. Pour les maladies mentales les plus sévères et difficiles à traiter qui ne répondent pas aux médicaments ou à d’autres formes de thérapie de stimulation cérébrale, la stimulation cérébrale profonde (SCP) offre un nouvel espoir. La SCP consiste à implanter par voie chirurgicale une électrode dans une structure nerveuse définie avec précision. Bien que cette procédure soit hautement invasive et nécessite une procédure neurochirurgicale, elle a été utilisée avec succès en dernier recours pour traiter des cas extrêmes de trouble obsessionnel compulsif et de dépression, ainsi que des troubles neurologiques comme la maladie de Parkinson et la dystonie de torsion. Les neurosciences cognitives, un domaine qui étudie le logiciel du cerveau, ont ouvert une voie encourageante dans la recherche en psychothérapie. Ces travaux sont en passe d’élucider les fondements neuronaux des fonctions mentales qui peuvent être modifiées par la thérapie verbale – et des fonctions neuronales qui ne sont pas sensibles à la thérapie verbale. Nous commençons à comprendre les processus neurobiologiques spécifiques qui se mettent en action pendant la psychothérapie et pouvons utiliser ces informations pour affiner les techniques de psychothérapie et les appliquer uniquement aux pathologies qu’elles sont le plus susceptibles d’aider. D’autres chercheurs combinent des médicaments spécifiques à la thérapie verbale afin d’augmenter son efficacité. On utilise souvent des antidépresseurs, des neuroleptiques et des anxiolytiques pour atténuer les symptômes qui empêchent le patient de PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 391
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tirer profit de la thérapie verbale – il est difficile de discuter sérieusement quand vous avez des pensées psychotiques, quand vous entendez des voix qui hurlent, ou quand vous êtes sévèrement dépressif ou paralysé par l’anxiété. Les médicaments qui renforcent l’apprentissage et la neuroplasticité peuvent accroître l’efficacité de la psychothérapie et réduire le nombre de séances nécessaires pour obtenir un changement. Un exemple de tels effets synergiques est la combinaison de la thérapie cognitivo-comportementale avec la D-cyclosérine, un médicament initialement autorisé pour le traitement de la tuberculose. Les chercheurs ont découvert que la D-cyclosérine améliorait l’apprentissage en agissant sur les récepteurs du glutamate dans le cerveau. Quand elle est utilisée avec la thérapie cognitivo-comportementale, il semble que cela renforce ses effets. Des traitements conjoints semblables associant des médicaments et la psychothérapie ont également été appliqués avec succès à des patients souffrant de trouble obsessionnel compulsif, de troubles de l’anxiété et d’ESPT. Un autre exemple récent a été fourni par le laboratoire de mon collègue Scott Small, neurologue à l’université Columbia. Small a découvert qu’un extrait concentré de flavanols issus de fèves de cacao améliorait considérablement la mémoire des personnes souffrant de troubles de la mémoire liés à l’âge en stimulant l’activité neuronale dans l’hippocampe. Ces composés nutricosmétiques peuvent apporter une nouvelle approche de la réadaptation cognitive. Une avalanche d’applications Web pour appareils mobiles commencent à apparaître. Elles sont destinées à aider les patients pour l’observance de leur traitement, à procurer un soutien thérapeutique supplémentaire et à permettre aux patients de rester en contact virtuel avec les professionnels de la santé mentale. David Kimhy, directeur de l’Experimental Psychopathology PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 392
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Laboratory 5 à l’université Columbia, a développé une application mobile que les patients schizophrènes peuvent utiliser quand ils sont en détresse. Si leurs hallucinations auditives s’amplifient, ils peuvent lancer sur leur smartphone un script cognitivocomportemental qui les guide pour gérer leurs symptômes : Écran 1 : Entendez-vous des voix en ce moment ? [Oui / Non] Écran 2 : Quelle est l’intensité de ces voix ? [échelle de 1 à 100] Écran 3 : Qu’aimeriez-vous faire ? Un exercice de relaxation Des activités agréables Explorer les causes Rien Écran 4.1 : Exercice de relaxation : [Exécuter l’exercice de respiration guidée figurant à l’écran pendant 45 secondes] Richard Sloan, directeur du programme de médecine comportementale du département de psychiatrie de Columbia, surveille les signes vitaux (notamment le rythme cardiaque, la tension artérielle, la respiration, la température, la tension musculaire) des patients en leur faisant porter des accessoires tels que des bracelets ou des gilets équipés de capteurs qui transmettent des données en temps réel, ce qui lui donne une image virtuelle de l’état émotionnel d’une personne. La psychiatrie a fait beaucoup de chemin depuis l’époque où on enchaînait les malades mentaux dans des cellules froides et où on les faisait défiler comme des bêtes de foire devant un public estomaqué. Après un parcours difficile et souvent déshonorant, ma profession pratique désormais une médecine de la santé mentale éclairée et efficace, ponctuée par les moments les plus gratifiants qui soient dans la carrière d’un psychiatre : PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 393
Renaissance de la psychiatrie
les réussites cliniques. Souvent, il ne s’agit pas seulement du soulagement des symptômes d’un patient, mais de la transformation totale de la vie d’une personne. Il y a de cela quelques années, j’ai eu une patiente semblable à Abigail Abercrombie, qui souffrait de crises de panique et avait été cloîtrée chez elle pendant vingt ans. Au départ, je devais faire mes consultations à son domicile uniquement pour la voir, puisqu’elle refusait de quitter la sécurité déprimante de son petit appartement de Manhattan. Quand elle a enfin été capable de venir en consultation à mon cabinet, elle s’asseyait près de la porte ouverte, son vélo posé pile à la sortie pour qu’elle puisse s’enfuir à tout moment. Aujourd’hui, elle part en randonnée avec son mari, fréquente ses amis et emmène ses enfants à l’école, en me disant : « J’ai l’impression que mon univers est devenu cent fois plus grand. » J’ai traité un homme de cinquante ans qui souffrait de dépression presque depuis toujours et avait tenté à deux reprises de mettre fin à ses jours. Il a quitté plusieurs emplois et était incapable d’entretenir une relation amoureuse. Après deux mois de traitement par antidépresseurs et de psychothérapie, il a eu l’impression qu’un voile de pénombre s’était levé et m’a demandé : « Est-ce que c’est ainsi que la plupart des gens se sentent ? Est-ce que c’est ainsi que la plupart des gens vivent ? » Mon ami Andrew Solomon a lui aussi souffert de dépression suicidaire pendant des années avant de se voir proposer un traitement efficace. Il s’est exprimé avec éloquence sur sa maladie dans Le diable intérieur : Anatomie de la dépression 6, finaliste pour le prix Pulitzer et récompensé par le National Book Award 7. Aujourd’hui, il est marié et heureux et mène une brillante carrière d’écrivain, de militant et de conférencier très prisé. « Sans la psychiatrie moderne, me garantit Solomon, je pense vraiment que je serais mort à l’heure qu’il est. » PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 394
LA FIN DE LA STIGMATISATION : L’AVENIR DE LA PSYCHIATRIE
Il n’y a pas si longtemps, ceux qui souffraient de trouble bipolaire, comme Patrick Kennedy, avaient toutes les raisons de croire que leur vie les conduirait inexorablement à la ruine financière, à l’humiliation publique et à l’anéantissement de leurs relations. Kay Jamison, une autre amie proche, a été ballottée entre des accès passagers de manie et des épisodes dévastateurs de dépression quand elle était doctorante et professeur débutante de psychologie à la UCLA. Son avenir semblait sombre. Aujourd’hui, elle occupe un poste permanent de professeur de psychiatrie à Johns Hopkins, a été nommée « Héroïne de la médecine » et fait partie des « meilleurs médecins des États-Unis » d’après le magazine Time. Son œuvre, composée de cinq ouvrages, est très applaudie et lui a valu de recevoir un doctorat honorifique en lettres de l’université de Saint-Andrews. Elle explique que la psychiatrie « lui a rendu la vie ». Que dire de la plus grave et la plus effrayante des maladies emblématiques de la psychiatrie, le fléau suprême de l’esprit, la schizophrénie ? Aujourd’hui, si une personne souffrant de schizophrénie, la forme de psychose la plus virulente, s’adresse au service de psychiatrie d’un grand centre médical et bénéficie pleinement d’un traitement de qualité – et continue de s’y tenir après sa sortie –, le pronostic le plus probable est la guérison et la capacité à mener une vie indépendante et à poursuivre ses études ou sa carrière. Prenons mon amie Elyn Saks. Elle a grandi à Miami, dans une famille de classe moyenne supérieure, enveloppée par l’amour de ses parents et le confort radieux d’une enfance à la Norman Rockwell. Même si, avec le recul, on pouvait déceler quelques indices de la maladie mentale qui allait la frapper – quand elle avait huit ans, Elyn refusait d’aller au lit tant que toutes ses chaussures et tous ses livres n’étaient pas soigneusement rangés dans un ordre précis et inchangé, et elle tirait les couvertures au-dessus de sa tête parce PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 395
Renaissance de la psychiatrie
qu’un personnage menaçant rôdait de l’autre côté de la fenêtre de sa chambre –, n’importe quel visiteur occasionnel se rendant chez les Saks y aurait vu une fillette heureuse, intelligente et parfaitement normale. Ce n’est qu’à son entrée à l’université Vanderbilt de Nashville que son comportement a commencé à changer. Dans un premier temps, l’hygiène d’Elyn s’est dégradée. Elle a arrêté de prendre sa douche régulièrement et portait souvent les mêmes vêtements jour après jour jusqu’à ce que ses amis lui disent de les changer. Ensuite, ses activités sont devenues véritablement inquiétantes. Un jour, elle a quitté précipitamment sa chambre sans aucune raison apparente, laissant tomber une amie de Miami qui venait lui rendre visite, et a couru à travers le campus dans un froid glacial, agitant une couverture au-dessus de sa tête et déclarant à qui voulait l’entendre qu’elle pouvait voler. Mais ces signes de mauvais augure n’ont pas été suffisants pour qu’elle reçoive un traitement, et ne l’ont pas empêchée d’être diplômée et major de sa promotion et de recevoir une bourse Marshall pour étudier en Angleterre, à l’université Oxford. En Angleterre, elle a connu son premier épisode psychotique, qu’elle décrit dans son livre primé The Center Cannot Hold : My Journey Through Madness : « Je n’arrivais pas à dormir, une rengaine tournait sans cesse dans ma tête : “Je suis une merde et je mérite de mourir. Je suis une merde et je mérite de mourir. Je suis une merde et je mérite de mourir.” Le temps s’est arrêté. Au milieu de la nuit, j’étais convaincue que le jour ne se lèverait plus jamais. Les idées de mort me submergeaient totalement. » Diagnostiquée schizophrène, elle a été hospitalisée, mais – c’était en 1983 – elle a été principalement traitée par la thérapie verbale. Aucun médicament ne lui a été prescrit. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 396
LA FIN DE LA STIGMATISATION : L’AVENIR DE LA PSYCHIATRIE
Après sa sortie de l’hôpital, elle a tant bien que mal terminé ses études à Oxford et a même été admise à l’école de droit de Yale, mais sa maladie s’est aggravée. À New Haven, Elyn s’est mise à croire que les gens lisaient dans ses pensées et essayaient de contrôler ses mouvements et son comportement. Par ailleurs, ses idées étaient confuses et étranges, et quand elle parlait, elle était à peine cohérente. Un après-midi, elle s’est rendue au bureau de son professeur de droit des contrats, une femme drôle et intelligente qu’Elyn appréciait et idéalisait en expliquant : « Elle est Dieu et je me délecterai de sa lueur divine. » Quand Elyn est arrivée, avec son air et son comportement étranges, le professeur l’a informée qu’elle était inquiète à son sujet et a proposé qu’Elyn l’accompagne chez elle dès qu’elle aurait fini son travail dans son bureau. Ravie, Elyn a immédiatement bondi sur ses pieds et a grimpé sur le rebord de la fenêtre. Se balançant et lançant des coups de pied, elle s’est mise à chanter à pleins poumons l’« Ode à la joie » de Beethoven. Elyn a de nouveau été hospitalisée, contre son gré cette fois, et a été placée sous contrainte physique et traitée de force avec des médicaments. Elyn m’a révélé que cela avait été la pire expérience de sa vie, le moment où il est devenu clair qu’elle était atteinte de troubles mentaux – elle souffrait d’une schizophrénie incurable, permanente et qui pervertissait son esprit. Elle était convaincue qu’elle ne vivrait jamais une vie normale. « Je pensais que je devrais revoir mes ambitions à la baisse, a-t-elle expliqué. Parfois tout ce que je voulais, c’était mourir. » Mais à New Haven, elle a rencontré un psychiatre pluraliste (le « Dr White », dans ses mémoires) – un psychanalyste freudien qui défendait le pouvoir thérapeutique des psychotropes. Il lui a apporté à la fois un cadre et de l’espoir en parlant avec elle chaque jour pendant qu’elle attendait que son médicament prenne le contrôle et en continuant par la suite. Elle a fini par suivre un traitement à la PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 397
Renaissance de la psychiatrie
clozapine, un nouveau neuroleptique au pouvoir thérapeutique exceptionnel, dont l’utilisation a été autorisée aux États-Unis en 1989. Encouragée par le Dr White, Elyn a décidé qu’elle ne laisserait pas la maladie lui imposer son destin. Elle a commencé à apprendre tout ce qu’elle pouvait sur la schizophrénie et a participé assidûment à tous ses traitements. Très vite, elle fonctionnait bien et avait retrouvé une vie lucide. Elle pense que l’amour inconditionnel et le soutien de sa famille, puis de son mari, ont été la clé de sa réussite, et puisque je les ai rencontrés, je ne peux qu’être parfaitement d’accord. Aidée par ses proches et par un psychiatre pluraliste, Elyn a poursuivi une carrière extraordinaire de juriste, d’ambassadrice de la santé mentale et d’auteur. Elle est aujourd’hui vicedoyenne et professeur de droit, de psychologie, de psychiatrie et de sciences comportementales à l’université de Californie du Sud. Elle a remporté un prix MacArthur « Genius » et a récemment donné une conférence TED dans laquelle elle a appelé à la compassion à l’égard des personnes souffrant de maladie mentale et a reconnu l’importance de l’empathie humaine dans sa propre guérison. Elle a également écrit un livre qui est devenu un de ses plus grands succès. Elyn Saks, Kay Jamison et Andrew Solomon n’ont pas seulement vu leurs symptômes s’atténuer. Avec l’aide d’un traitement efficace, fondé sur des données scientifiques, compatissant et bienveillant, ils ont pu découvrir de toutes nouvelles identités au fond d’eux-mêmes. Il y a un siècle, c’était un rêve impossible, et ce n’était pas la norme même il y a trente ans, au début de ma carrière médicale. Aujourd’hui, la guérison est non seulement possible, mais prévue. L’objectif de toutes les personnes souffrant de troubles mentaux est de mener une vie épanouissante et autodéterminée. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 398
LA FIN DE LA STIGMATISATION : L’AVENIR DE LA PSYCHIATRIE
Néanmoins, malgré ces progrès et la prolifération d’innovations prometteuses dans la compréhension de la maladie mentale et de la psychiatrie par notre société, je suis tout à fait conscient que les spectres du passé de la psychiatrie n’ont pas disparu et que ma profession ne s’est pas encore libérée de la méfiance et du mépris. Mais je pense qu’après un long et tumultueux voyage, la psychiatrie est arrivée à un moment charnière et favorable de son évolution – un moment qui mérite d’être dignement fêté, mais aussi une occasion de réfléchir au chemin qui nous reste encore à parcourir. Cela me rappelle la célèbre déclaration de Winston Churchill après le triomphe tant attendu de la Grande-Bretagne lors de la bataille d’El Alamein en 1942. C’était la toute première victoire des Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale après une longue série de défaites démoralisantes. Conscient de l’importance de cette victoire, Churchill a annoncé au monde entier : « Ce n’est pas la fin. Ce n’est même pas le commencement de la fin. Mais c’est peut-être la fin du commencement. »
1. NdT : Ligue nationale de football américain. 2. NdT : Règlement définitif de la loi relative à l’égalité pour les addictions et à la parité en santé mentale. 3. NdT : Loi sur la protection des patients et les soins abordables. 4. NdT : Loi sur l’aide aux familles face à la crise de la santé mentale. 5. NdT : Laboratoire de psychopathologie expérimentale. 6. NdT : The Noonday Demon : An Atlas of Depression dans la version anglaise. 7. NdT : Prix littéraire national américain.
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Remerciements
J’ai eu la chance de recevoir beaucoup de conseils et de soutien tout au long de ma vie et de ma carrière. L’écriture de cet ouvrage n’a pas fait exception. Ma plus grande gratitude va à mes parents, Howard et Ruth, dont l’amour et l’influence ont façonné mes valeurs, ma posture morale et ma vision du monde, et à mon épouse, Rosemarie, et mes fils, Jonathan et Jeremy, qui ont enrichi ma vie plus que je ne saurais le dire, ont accompagné mes efforts et ont généreusement toléré mes nombreuses absences à leurs côtés et dans notre vie de famille dues à mon implication excessive chronique dans mes activités professionnelles (également appelée « addiction au travail »). Quand j’ai commencé à réfléchir sérieusement à l’écriture de ce livre, Jim Shinn, un ami proche et professeur d’économie politique et de relations internationales à Princeton, m’a aidé à cristalliser une accumulation incomplète d’idées pour créer l’essentiel de l’histoire. Il m’a également orienté vers l’oncologue
Remerciements
et collègue professeur à Columbia Siddhartha Mukherjee, qui a eu la gentillesse de passer une heure très intéressante avec moi. Je me suis tourné vers l’ouvrage de Sid, vainqueur du prix Pulitzer, L’Empereur de toutes les maladies, comme modèle et source d’inspiration. Mon plan en tête, j’ai demandé conseil à des amis qui se trouvaient être de brillants écrivains. Kay Jamison, Oliver Sacks et Andrew Solomon m’ont encouragé, ont guidé ma réflexion formatrice sur le contenu et m’ont aidé à m’orienter dans le paysage et le processus de la publication. Peter Kramer m’a donné de précieux conseils en tant que psychiatre et auteur d’ouvrages destinés au grand public. Je dois remercier ma voisine et amie Jennifer Weis, éditrice chez St. Martin’s Press, qui m’a présenté à mon agent, Gail Ross, de l’agence Ross-Yoon. Gail a pris l’idée que je lui ai présentée, l’a habilement façonnée pour en faire quelque chose de plus accessible, et m’a mis en relation avec Ogi Ogas, un écrivain et neuroscientifique chevronné. Ogi et moi nous sommes rapprochés jusqu’à devenir quasiment des frères siamois pendant les dix-huit mois qui ont suivi durant lesquels nous avons développé l’histoire et mis au point le manuscrit. Il a apporté des contributions inestimables et a fait preuve d’un dévouement indéfectible au projet, qui a atteint son paroxysme quand il a convaincu sa fiancée de reporter leur voyage de noces pour qu’il puisse finir le livre avec moi dans les délais. De nombreux confrères m’ont généreusement accordé leur temps et m’ont fourni de précieuses informations pendant le processus de recherche, parmi lesquels : Nancy Andreasen, éminente chercheuse et professeur de psychiatrie à l’université de l’Iowa ; Aaron Beck, inventeur de la thérapie cognitivocomportementale (TCC) et professeur émérite de psychiatrie à l’université de Pennsylvanie ; Bob Spitzer, président du PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 402
REMERCIEMENTS
DSM-III et professeur émérite de psychiatrie à l’université Columbia, qui, avec sa femme, Janet Williams, également membre du comité de rédaction du DSM-III, m’a fait part de son expérience au sujet du DSM et de l’évolution de la psychiatrie ; Jean Endicott et Michael First, professeurs à l’université Columbia, qui ont collaboré avec Spitzer et sur plusieurs DSM ; Robert Innis, éminent scientifique et chef de l’imagerie moléculaire au National Institute of Mental Health, qui m’a renseigné sur l’impact de l’imagerie sur la psychiatrie ; Robert Lifton, psychiatre-militant-auteur et professeur à l’université Columbia, qui a décrit ce qu’il a vécu à l’époque de la guerre du Vietnam et sa collaboration avec Chaim Shatan ; Bob Michels, ancien doyen du Cornell Medical College et éminent psychiatre et expert en psychanalyse, qui a retracé, en termes savants, la trajectoire de la psychanalyse dans la psychiatrie américaine ; Roger Peele, ancien directeur emblématique du service de psychiatrie au St. Elizabeths Hospital, à Washington, et responsable de longue date à l’American Psychiatric Association, qui m’a fait part de son expérience de premier plan dans l’adoption du DSM-III ; Harold Pincus, ancien directeur de recherche de l’APA et vice-président du DSM-IV, qui m’a apporté une perspective instructive sur l’APA et le DSM ; Myrna Weissman, éminente épidémiologiste psychiatrique et professeur de psychiatrie à l’université Columbia, qui a décrit comment elle et son défunt mari, Gerry Klerman, ont élaboré la psychothérapie interpersonnelle. Tim Walsh et Paul Appelbaum, éminents psychiatres et professeurs à Columbia, ont fait part de leurs commentaires sur certaines parties du manuscrit. Glenn Martin a été le contact de l’assemblée générale de l’APA avec le comité de rédaction du DSM-5 et m’a aidé à retracer la chronologie des événements pendant la rédaction du manuel. Brigitt Rok, amie et psychologue clinique, a PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 403
Remerciements
émis des commentaires sur certains chapitres du manuscrit en se plaçant du point de vue du médecin. Mon ami et confrère Wolfgang Fleischhacker, directeur de la psychiatrie biologique à l’université d’Innsbruck, m’a éclairé sur les évolutions historiques de la psychiatrie en Allemagne et en Autriche, et a traduit les documents essentiels de l’allemand à l’anglais. L’ouvrage savant d’Hannah Decker, The Making of DSMIII : A Diagnostic Manual’s Conquest of American Psychiatry, a été une source de renseignements inestimable. Quatre sommités ont généreusement pris le temps de réviser de grandes parties du manuscrit dans différentes versions et ont émis des commentaires détaillés. Andrew Solomon m’a fait un retour avisé, mais stimulant, lorsqu’il a relu une version antérieure et nous a permis de partir sur de bonnes bases. Je me suis entretenu à plusieurs reprises avec Eric Kandel, célèbre chercheur, auteur et lauréat du prix Nobel, également professeur d’université à Columbia, au sujet de la psychiatrie, passée et présente ; il m’a fourni des documents pertinents et des commentaires précieux sur des chapitres du manuscrit. Fuller Torrey, chercheur, auteur, ainsi que commentateur et défenseur des personnes atteintes de troubles mentaux, et Ken Kendler, généticien de renom, expert, et professeur de psychiatrie à l’université du Commonwealth de Virginie, ont passé de longues heures à relire des versions préliminaires quasi complètes du manuscrit et m’ont donné des commentaires détaillés. J’aimerais également remercier Peter Zheutlin, écrivain scientifique qui m’a aidé sur un projet antérieur qui a contribué à cet ouvrage, et le journaliste Stephen Fried, professeur à l’école de journalisme de Columbia, pour ses sages conseils sur l’écriture efficace destinée à un public non professionnel. Merci à Michael Avedon, Annette Swanstrom et Eve Vagg pour les photos qu’ils ont prises et cédées pour le livre. Yvonne PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 404
REMERCIEMENTS
Cole et Jordan DeVylder m’ont assisté dans mes recherches et Yvonne et Monica Gallegos ont obtenu les autorisations pour les photos et citations utilisées dans l’ouvrage. Et, ce qui est peut-être le plus important, Susan Palma et Monica Gallegos ont activement géré mon agenda pour me bloquer du temps pour écrire ce livre. Quand mon agent et moi avons commencé à contacter des éditeurs potentiels, Tracy Behar, aujourd’hui mon éditrice, a réagi avec un enthousiasme débordant (à l’instar de l’éditeur Reagan Arthur) et a lancé notre collaboration avec Little, Brown de manière anticipée. Pendant la rédaction du livre, Tracy et son associée Jean Garnett nous ont guidés grâce à leurs compétences et leur expérience. Leurs commentaires et suggestions opportuns et perspicaces ont permis de façonner l’ouvrage pour lui donner sa forme et sa longueur définitives. Enfin, j’aimerais saluer et remercier mes enseignants, tuteurs, confrères psychiatriques et scientifiques, et les professionnels de la santé mentale pour tout ce qu’ils m’ont appris, pour les expériences que j’ai vécues et pour les efforts qu’ils ont fournis pour faire avancer notre connaissance des personnes souffrant de maladie mentale et nos soins à leur égard. Comme tout ce que nous réalisons de manière collective, cet ouvrage est motivé par le désir d’améliorer la vie des personnes atteintes de maladie mentale. Je suis reconnaissant envers mes patients pour les enseignements qu’ils m’ont apportés et pour le but qu’ils ont donné à ma vie.
PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 405
Bibliographie et lectures complémentaires
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BIBLIOGRAPHIE ET LECTURES COMPLÉMENTAIRES
Rollnick, S., W. R. Miller, and C. C. Butler. Motivational Interviewing in Health Care: Helping Patients Change Behavior. New York : The Guilford Press, 2008. Rosenhan, D. L. “On Being Sane in Insane Places.” Science 179 (January 1973) : 250-58. Rossner, J. Looking for Mr. Goodbar. New York : Washington Square Press, 1975. Rush, B. Medical Inquiries and Observations Upon the Diseases of the Mind. Vols. 1-4. 2nd ed. Philadelphia : J. Conrad and Company, 1805. Sacks, O. Musicophilia: Tales of Music and the Brain. New York : Alfred A. Knopf, 2007. Saks, E. R. The Center Cannot Hold: My Journey Through Madness. New York : Hyperion Press, Hachette Publishing Group, 2007. Scott, W. “PTSD in DSM-III: A Case in the Politics of Diagnosis and Disease.” Social Problems 37, no. 3 (1990) : 294-310. Shephard, B. A War of Nerves: Soldiers and Psychiatrists in the Twentieth Century. Cambridge, MA : Harvard University Press, 2001. Shorter, E. A History of Psychiatry: From the Era of the Asylum to the Age of Prozac. New York : John Wiley & Sons, 1997. –. A Historical Dictionary of Psychiatry. New York : Oxford University Press, 2005. Skinner, B. F. Walden 2. Indianapolis : Hackett Publishing Company, Inc., 1948. Solomon, A. Far from the Tree: Parents, Children and the Search for Identity. New York : Simon & Schuster, 2012. –. The Noonday Demon: An Atlas of Depression. New York : Scribner, 2003. PsyS – Une histoire inédite de la santé mentale 413
Bibliographie et lectures complémentaires
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Remerciements pour les autorisations
Reproduction de « The Brain is wider than the Sky » 1 autorisée par les éditeurs et les administrateurs du Amherst College, extrait de The Poems of Emily Dickinson, édité par Thomas H. Johnson, Cambridge, Mass. : The Belknap Press of Harvard University Press, Copyright © 1951, 1955, le Président et les membres du Harvard College. Copyright © renouvelé 1979, 1983, le Président et les membres du Harvard College. Copyright © 1914, 1918, 1919, 1924, 1929, 1930, 1932, 1935, 1937, 1942, Martha Dickinson Bianchi. Copyright © 1952, 1957, 1958, 1963, 1965, Mary L. Hampson ; « Gee, officer Krupke » (extrait de West Side Story), de Leonard Bernstein et Stephen Sondheim © 1956, 1957, 1958, 1959, Amberson Holdings LLC et Stephen Sondheim. Copyright renouvelé. Leonard Bernstein Music Publishing Company LLC, maison d’édition musicale. Boosey & Hawkes, agent de location. Copyright international
Remerciements pour les autorisations
sécurisé. Reproduction autorisée ; extrait de Notebooks 2 de Tennessee Williams, reproduit avec l’autorisation de Georges Borchardt, Inc. pour l’université du Sud. Copyright © 2006, université du Sud ; « Mother’s Little Helper » écrit par Mick Jagger et Keith Richards. Publié par ABKCO Music, Inc. Utilisation autorisée. Tous droits réservés ; dialogue de TCC 3 reproduit avec l’autorisation de Taylor and Francis Group LLC Books, extrait de Cognitive Behavioral Therapy for Adult ADHD: An Integrative Psychosocial and Medical Approach, J. Russell Ramsay et Anthony L. Rostain, 2007 ; autorisation transmise par le biais de Copyright Clearance Center, Inc.
1. NdT : dans la version anglaise. 2. NdT : dans la version anglaise. 3. NdT : dans la version anglaise.
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Index
aborigènes, 298. Abraham, Karl, 86. accumulation compulsive, 356-357. activisme social, 114, 162. Adderall®, 224. addiction, 87, 123, 179, 206, 228, 284, 294, 362, 376, 387, 401. Adler, Alfred, 75, 82-84, 94, 100. administration Nixon, 330. Aetna, 144. Afrique du Sud, 298. agression, 82, 131, 333-334. Ahmed, Mohsin, 379-381. Alda, Alan, 387. aliénistes, 33, 59-60, 90, 98, 101, 108, 110, 115, 121, 124, 129, 170, 206, 208, 212, 215, 233, 381. Allen, Woody, 110, 288.
Ambien®, 228. Amen, Daniel, 41-42, 390. American Foundation for Suicide Prevention, 348. American Medical Association, 98. American Psychiatric Association (APA ; ex-American Medico-Psychological Association), 19, 26, 42, 97-98, 104, 123, 135-136, 149, 153, 157, 168-169, 184-186, 388, 403. American Psychoanalytic Association (APsaA), 93, 98, 103-104, 184, 187. American Psychological Association, 91, 184-185. Amish, ancien ordre, 298.
Index
Andreasen, Nancy, 177, 332-333, 402. angoisse de castration, 132. anorexie mentale, 182. antidépresseurs, 221, 224, 238-239, 241, 243-244, 251, 253, 276, 336, 391, 394. Voir aussi les médicaments en particulier antidépresseurs tricycliques, 238-239. Voir aussi les médicaments en particulier anxiolytiques, 224, 391. Voir aussi les médicaments en particulier Archives of General Psychiatry, 173, 253. Archives of Psychiatry and Nervous Disease, 72. armée, États-Unis, 133-135, 317, 320, 322. Asie, 322, 329, 375, 379. Association of Medical Superintendents of American Institutions for the Insane. Voir American Psychiatric Association, 98. Association psychanalytique internationale, 84, 94-95. Asylums (Goffman), 153. asymptomatiques inquiets, 100, 107, 189, 243. Auden, W. H., 61. autisme, 43, 111, 122, 138, 182, 202, 277, 295, 297, 299-301, 354, 368, 378, 390.
Autism Speaks, 348. autoactualisation, 83. Ayd, Frank, 237, 250. Baez, Joan, 41. Bateson, Gregory, 111. Bayer, Ron, 194. Beatles, 245, 270. Beck, Aaron, 150, 288-291, 293-294, 381, 402. bêta-endorphine, 253. Biden, Joseph, 388. Big Pharma, 19, 235. Bini, Lucino, 217-218, 222. Black Panthers, 148. Bloomingdale Insane Asylum (ville de New York), 109. Blue Cross, 144. Boehringer, Robert, 238. Bonaparte, Marie, 96. boulimie, 182. Braceland, Frank, 99. Brandeis, Louis, 81. Breggin, Peter, 347. Breuer, Josef, 77. Bring Change 2 Mind, 384. Broca, Paul, 46. bromure de sodium, 226. Brooks, David, 353, 366. Brown, Rita Mae, 119. Burchard, Brendon, 41. Burris, Boyd L., 155, 190. Burton, Robert, 199. Bush, George H. W., 346.
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INDEX
Cade, John, 239-242, 266, 362. Californie, université de à San Diego, 174. à San Francisco, 103, 267. Capone, Al, 203. Carlat, Daniel, 353. Case Western Reserve, 103. Cavett, Dick, 384. Center Cannot Hold, The (Saks), 231, 396. Centre Austen Riggs (Massachusetts), 109, 175. Cerletti, Ugo, 216-218, 222. Chang, Hasok, 345. Change Your Brain (Amen), 41. Charcot, Jean-Martin, 63, 76-77. chloral, 223, 225-227, 232, 236. chlorpromazine (Thorazine® ; Largactil®), 229-239, 243, 248, 251, 253, 256. chromatographie, 267, 362. Churchill, Winston, 399. Cid, José de Matos Sobral, 211. Citizens Commission on Human Rights (CCHR), 146. CLARITY (clear lipid-exchanged acrylamide-hybridized rigid imaging/immunostaining/in situ hybridization-compatible tissue hydrogel), 286. Classification internationale des maladies (OMS), 168. classification, maladie mentale, 125. armée américaine, 135. internationale, 168.
Kraepelin, 126-127. Voir aussi DSM Close, Glenn, 384, 387, 389. Close, Jessie, 384, 389. clozapine, 398. Cognitive-Behavioral Therapy for Adult Attention Deficit Hyperactivity Disorder (Ramsay et Rostain), 291. Cole, Jonathan, 250. Coming Home (film), 330. Community Mental Health Act (1963), 252, 388. compagnies d’assurances, 120, 144, 151, 166, 182, 357. Compendium der Psychiatrie (Kraepelin), 126. complexe d’Électre, 132. complexe d’Œdipe, 132. comportement passif-agressif, 81. Comprehensive Textbook of Psychiatry, 139. Conférence de la Maison-Blanche sur la Santé mentale (2013), 383. Conférences d’introduction à la psychanalyse (Freud), 203. contrôle cognitif, 338-339, 341-342. conversion de l’orientation sexuelle, 44, 167. convulsivothérapie, 216-218. Voir aussi ECT Cooper, Bradley, 383, 387. Cosby, Bill, 41. crétinisme, 122.
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Index
critères de Feighner, 170, 172-177, 182. culture populaire, 323, 382. cures de fièvre (pyrothérapie), 199, 203, 205-206.
176-178, 184-185, 188, 190, 192, 194, 275, 305, 311, 332, 346-353, 355, 358-359, 361, 363, 369, 403. DSM-I , 137-138, 160, 171, 187, 318, 321, 332. DSM-II, 138-139, 160, 165, 167, 171, 176-177, 181, 187, 190, 321, 330, 332. DSM-III, 107, 155, 159, 170, 176-177, 180, 182-194, 333-334, 337, 345-347, 349-352, 355-356, 358-359, 403. DSM-IV, 194, 345, 348-350, 352, 358-360, 403. DSM-5, 345-361, 363, 366, 368-369, 403. Dix, Dorothea, 200. Doors of Perception (Huxley), 257. Dukakis, Kitty, 384. Dukakis, Michael, 384. dystonie de torsion, 391.
Da Costa, Jacob Mendez, 313-314. Dandridge, Dorothy, 110. Danes, Claire, 383. Davis, Ken, 285. D-cyclosérine, 392. Decker, Hannah, 107, 176, 188, 194, 404. défense des patients, 348, 352. Deisseroth, Karl, 286. démence, 46, 54, 122, 126-128, 202-203, 269, 362, 376. Voir aussi maladie d’Alzheimer De Niro, Robert, 330. dépression, 331, 346, 359, 362, 367, 376, 381, 384-385, 391, 394-395. Depression and Bipolar Support Alliance, 348. Dern, Bruce, 330. dessins humoristiques, 102. détresse subjective, 166-167, 169. Deutsch, Helene, 132. Dissertation on the Discovery of Animal Magnetism Voir Mesmer DSM (Diagnostic and Statistical Manuel of Mental Illness ; APA), 72, 120-121, 138, 140, 159-160, 164-166, 168-170,
Ebbinghaus, Hermann Von, 92. ECT (électroconvulsivothérapie), 218-222, 378, 384, 390. Effets secondaires (film), 382. Einstein, Albert, 35, 64. Eisenberg, Leon, 106-107. Eisenhower, Dwight D., 319. Eitingon, Max, 86. électrophysiologie, 390. Ellenberger, Henri, 51. EMI (Electric and Musical Industries) corporation, 270.
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INDEX
Endicott, Jean, 178, 194, 403. « En mémoire de Sigmund Freud » (Auden), 61. Enquêtes médicales et observations sur les maladies de l’esprit (Rush), 87. entretien motivationnel, 294. entretien amobarbital, 71. Epidemiologic Catchment Study, 347. esclavage, 123, 146. Esquisse d’une psychologie scientifique (Freud), 61, 63, 80. établissements psychiatriques d’État, 150. Voir aussi hôpitaux psychiatriques état de stress post-traumatique (ESPT), 182, 311-312, 323, 327, 333-335, 337, 340-341, 362, 367, 392. Voir aussi traumatisme de la guerre Études sur l’association des mots (Jung), 83.
financement de la recherche, 192, 337. Finn, “Mickey”, 226. First, Michael, 194, 403. Fleischig, Paul, 125. Fonda, Jane, 331. Food and Drug Administration (FDA), 38-39, 43, 157, 221, 251, 256, 390. Fosse aux serpents, La (film), 382. Fosse aux serpents, La (Ward), 201. Foster, Sarah, 375. Frances, Allen, 194, 349-350, 352, 354-355. Franklin, Benjamin, 50. Freeman, Walter, 44, 213-214. Freud, Sigmund, 25, 35-36, 61-69, 71-86, 90-100, 104-105, 108, 114-115, 121, 125, 130-133, 148, 170, 178, 203, 245, 248-249, 261, 278, 287, 290, 293, 316, 359, 362, 365. Fromm-Reichmann, Frieda, 110-111. Fryer, John, 163-164, 168. fusillade en milieu scolaire, Newtown, Connecticut (2012), 354.
Farah, Martha J., 41. Favre, Brett, 110. Federal Bureau of Investigation (FBI), 330. Feighner, John, 170, 172-174, 176-177, 182. Felix, Robert, 114, 363. Ferenczi, Sándor, 86, 95. Festival de Woodstock, 245. Feuchtersleben, Ernst von, 52.
G 22355 (composé médicamenteux). 234, 236-238. Voir imipramine Gall, Franz Joseph, 265-266.
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Index
Garland, Judy, 110. Gassner, Johann Joseph, 50. Gates, Bill 79. Gay Alliance, New York, 163-164. Gay Liberation Front, 162. Gay Pride, 162. Geigy (ex-Novartis), 234-238. génétique, 9, 261, 295, 297, 298, 301, 346, 361, 363-364, 379, 388, 389. Gershon, Sam, 250. Giffords, Gabrielle, 353. Gittings, Barbara, 163. Goffman, Erving, 146-148, 150, 184. Gold, Ronald, 164-165. Goldman, Emma, 93. Goldwyn, Samuel, 17. Göring, M. H., 95. Gothika (film), 382. Graf, Max, 76. Graham, Katherine, 242. Graham, Philip, 242. Greenberg, Gary, 347. Griesinger, Wilhelm, 53-55, 125, 249, 266, 361-362, 380. Group for the Advancement of Psychiatry (GAP), 114-115. Gruenberg, Ernest, 158-159. Grundfest, Harry, 279-280. Guerre de Sécession (États-Unis), 314. Guerre du Vietnam, 148, 322, 325-326, 330, 332. syndrome post-Vietnam, 329-333.
Gurling, Hugh, 298. Guze, Samuel, 171-172, 176. Hall, G. Stanley, 91. Halloween (film), 382. hallucinations, 138, 180, 228, 231, 235, 315, 393. Happiness Therapy (film), 383. Hart, Frederick, 326. Hawn, Goldie, 387. Helping Families in Mental Health Crisis Act, 387. History of Psychiatry (Shorter), 107. Hitchcock, Alfred, 382. Hitler, Adolf, 94-95. Hoch, Paul, 132. Hollywood, 102, 330, 383-384. Homeland (série télé), 383. homosexualité, 111, 133, 160-168, 170, 179, 194, 354. hôpitaux psychiatriques, 53, 56-59, 90, 98, 102, 114-115, 124, 141-142, 146, 151, 200-203, 206, 208, 212, 215-216, 224, 227-228, 231, 233, 244, 252, 382. Voir aussi établissements psychiatriques d’État ; les établissements en particulier hospice de la Salpêtrière à Paris, 58. Howard, Ron, 383. Hubbard, L. Ron, 146, 152. Huffington, Arianna, 387. Huston, John, 323. Huston, Walter, 323.
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INDEX
Hyman, Steven, 285. hyperphagie boulimique, 356. hypnose, 18, 60, 64, 76-77, 162. hystérie, 47, 54, 60, 66, 76, 126, 130, 206.
IRM (imagerie par résonance magnétique), 24, 271-275, 304, 390. Irving, John, 73. Islande, 298.
idées délirantes, 23, 83, 108, 126, 138, 180, 220, 226, 229, 231, 250. imagerie cérébrale, 210, 271, 273, 295, 301, 337, 364, 367, 390. imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), 272. imagerie par tenseur de diffusion (ITD), 272. imipramine (G 22355), 238-239, 243, 248, 251. industrie cinématographique, 382. inhibiteurs de la MAO (monoamine oxydase), 251, 253. inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS), 238. Innis, Robert, 41, 403. Insel, Tom, 285, 361-362, 368, 380. insomnie, 225, 228, 329. Institut de recherche psychologique et de psychothérapie du Reich, 95. Internet, 74, 346-349, 351, 354, 356, 359, 369. interprétation des rêves, 78. iproniazide, 251.
Jagger, Mick, 223, 416. Jamais je ne t’ai promis un jardin de roses (Green), 110. James, William, 91-92, 98. Jamison, Kay, 395, 398, 402. Jane Eyre (Bronte), 56. Jaspers, Karl, 60. Jeste, Dilip, 358, 360. Jobs, Steve, 43, 79. Johnstone, Eve, 270. Jones, Ernest, 86, 95. Jung, Carl Gustav, 83-85, 90, 94, 100. Kahane, Max, 75. Kalinowsky, Lothar, 200, 219. Kallman, Franz, 295. Kameny, Frank, 163. Kandel, Eric, 62, 96, 125, 278-287, 337, 341, 365, 380, 404. Kant, Emmanuel, 155. Kendler, Ken, 364-365, 380, 404. Kennedy, Edward, 386. Kennedy, John F., 212, 244, 252. Kennedy, Patrick J., 371, 386-388, 395. Kennedy, Rosemary, 212. Kesey, Ken, 152. Kety, Seymour, 295-297. Kiesler, Charles, 185-186.
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Index
Kimhy, David, 392. King, Martin Luther, 115. Klein, Donald, 186, 250. Klein, Melanie, 44, 112. Kline, Nathan, 250-256, 288. Kraepelin, Emil, 56, 125-131, 133, 171, 179, 199, 362. Kris, Anna, 278. Kris, Ernst, 278. Kris, Marianne, 278. Kuhn, Roland, 234-238, 240. Kupfer, David, 346-347, 350-351, 354-355.
Levy, Deborah, 389. L’Herbe du diable et la Petite Fumée (Castaneda), 245. Liaison fatale (film), 384. libre association, 78. Librium, 228. Lieberman, Jeffrey, 8-9, 194, 435-436. Lifton, Robert Jay, 327-333, 403. Lima, Pedro Almeida, 210. Lin, Maya, 325. L’interprétation du rêve (Freud), 62, 74. lithium, 175, 241-244, 248. lobotomies (leucotomies), 44, 139, 199, 212, 214-215, 218. Louis XVI, 50. LSD (diéthylamide de l’acide lysergique), 246, 248. Luther, Martin, 288.
laboratoires pharmaceutiques, 234, 382. Laborit, Henri, 229-230, 232-233, 236, 238, 240. Laing, R. D., 44, 148-150, 161, 184, 247. Lanza, Adam, 354. Lawrence, Jennifer, 383. Le Diable intérieur (Solomon), 394. Le Magicien d’Oz (Baum), 263. Le mythe de la maladie mentale (Szasz), 144, 150. Les Griffes de la nuit (film), 382. Le silence des agneaux (film), 382. Les plus belles années de notre vie (film), 323. « Les Trois Soldats » (monument ; Hart), 326. Les variétés de l’expérience religieuse (James), 245. Levin, Saul, 168.
MacLeod, Neil, 44, 226, 228. Making of DSM-III (Decker), 107, 194, 404. maladie d’Alzheimer, 46, 54-55, 271, 285, 362, 368, 390. maladie de Huntington, 46, 298. maladie de Parkinson, 46, 193, 391. maladie de Pick, 46. maladie mentale sévère, 116, 199, 201-202, 205, 216-217, 229, 234, 242, 248, 256, 389. manie, Voir trouble bipolaire Maslow, Abraham, 83. Massachusetts Mental Health Center, 280.
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INDEX
Meyer, Adolf, 108-109, 137, 436. Miller, Henry George, 345. Molecular Foundations of Psychiatry (Hyman et Nestler), 285. Moniz, Antonio Egas, 209-213, 215, 287, 362. Monroe, Marilyn, 110. moralité, 331. morphine, 206, 224-225, 227, 236. mouvement antipsychiatrie, 19, 144, 148-152, 163, 165, 167, 176, 182, 184. mouvement pour les droits des homosexuels, 162. Moyen-Orient, 375, 379. Munoz, Rod, 173. Myers, Charles, 316.
massacre de My Lai (Vietnam), 327. Maupassant, Guy de, 33. Mayberg, Helen, 276. McLean Hospital (Boston), 109, 389. Mead, Margaret, 111. médecine personnalisée, 389. Medicaid, 120, 192. Medical 203 (W. Menninger), 135-137, 318. médicaments psychotropes, 242, 248, 254, 256. Voir aussi les médicaments en particulier Medicare, 120, 192. Meduna, Ladislas J., 215-216. mémoire, 65, 81, 279-284, 287, 304, 339, 341, 365, 392. Mencken, H. L., 102. Menninger Clinic, 109-110, 135, 175. Menninger, Karl, 113. Menninger, William, 104-105, 114. Mental Health Parity and Addiction Equity Act, 387. méprobamate (Miltown ; “Mother’s Little Helper”), 227-229. Mesmer, Franz, 33, 44, 48. mesmérisme, 50. méthode cathartique, 77. méthodologie scientifique, 133.métrazol, 215-218. Metropolis (film), 35.
Nabokov, Vladimir, 116. Nash, John, 383. National Alliance for the Mentally Ill, 348. National Institute of Mental Health (NIMH), 26, 41, 114, 252, 272, 361, 403. National Institutes of Health (NIH), 221. National Medal of Science, 287. Naturphilosophes, 52-53. Nestler, Eric, 285. neuroleptiques, 221, 224, 231, 243, 253, 268, 304-305, 391. Voir aussi les médicaments en particulier
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Index
neurologie, 55, 99, 108, 209, 219, 345, 380-381. neurosciences, 9, 41, 63, 68, 81, 87, 139, 281, 284, 391. Voir aussi recherche sur le cerveau névrose, 66-68, 129, 139, 189. Newtown, Connecticut, fusillade en milieu scolaire (2012), 354. New York Presbyterian HospitalColumbia University Medical Center, 19, 24, 59, 302. New York State Psychiatric Institute (New York State Pathological Institute), 108. Nigeria, 168. NIMH, 114-115, 172, 176, 271, 285, 347, 361-363, 368. Novartis. Voir Geigy
Patient Protection and Affordable Care Act, 387. Patton, George, 319. Pauley, Jane, 385, 387. Pavlov, Ivan, 92, 282. Payne Whitney Clinic, 175. Peele, Roger, 189, 191, 403. pellagre, 362. Pennsylvanie, université de, 41, 103, 402. pensées automatiques, 290. personnalité dépendante fixée au stade oral, 132. Peter, Laurence, 73. PG (paralysie générale), 203. phénocopie, 305. phénylcétonurie (PCU), 267. phobies, 47, 130, 297. phrénologie, 41, 265-266. Pilgrim State Hospital (New York), 200. « Pilules bilieuses », 44, 88. Pinel, Philippe, 57-59, 233, 242. Pittsburgh, université de, 103, 346. placement en institution, 122, 199, 233, 295. Polatin, Phillip, 132. Première Guerre mondiale, 90, 204, 314-317, 319, 326-327. Principes de la psychologie médicale (Feuchtersleben), 52. prix Fryer, 168. prix Lasker, 251, 287. prix Nobel, 35, 62, 96, 205, 215, 221, 256, 279, 286-287, 383, 404.
Obama, Barack, 359. Oesterlin, Franziska, 50. “On Being Sane in Insane Places” (Rosenhan), 140. opinion publique, 94. Voir aussi stigmatisation sociale opium, 206, 236. optogénétique, 286. O’Reilly, Bill, 353. Organisation mondiale de la Santé (OMS), 168. Orgone Institute, 35, 38-39. orgonomie, 42, 64, 156-157, 213. paludisme, 204-205, 222. pathologie sociale, 363.
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INDEX
profession médicale, 113, 143, 252, 379. profession psychiatrique, 143, 146. Projet Génome humain, 299. Prozac, 224. psychanalyse, 77-80, 82-86, 93-95, 111, 158, 173, 213, 248, 293, 312, 354, 403. psychiatrie asilaire, 93, 109. psychotropes, 243, 248, 254, 256, 284, 295, 397. Psychiatric Times (magazine en ligne), 353. psychiatrie américaine, 87, 104, 125, 129, 136, 152, 160, 170, 177, 192, 219, 321. psychiatrie clinique, 135, 149, 283, 286, 306. psychiatrie européenne, 51, 65. psychiatrie pluraliste, 361, 364, 381. psychiatrie psychodynamique, 53, 287, 381. psychiatrie sociale, 85. “Psychiatry : Friend or Foe to Homosexuals ?” (conférence), 163. psychochirurgie, 132, 210, 212-213. psychologie, 51, 62, 74, 78, 81, 98, 139, 398. psychopharmacologie, 237, 244, 252, 287. psychose, 23, 54, 60, 66, 100, 108, 111, 124, 126, 128, 135, 148, 180, 203-205, 215, 229,
232, 235, 240-241, 248, 381, 391, 395. Psychose (film), 382. psychothérapie, 77-78, 95, 106, 145, 184, 220, 236, 249, 291, 293-295, 346, 366, 378, 381, 391-392, 394, 403. psychothérapie interpersonnelle, 294, 403. “Psychotherapy and the Single Synapse” (Kandel), 365. Putnam, James Jackson, 93. pyrothérapie (cures de fièvre), 205-206. Que la lumière soit (documentaire), 323-324. racisme, 114-115, 122, 363. Radó, Sándor, 112. Ramachandran, Vilayanur, 263. Rank, Otto, 83, 86. rayons X, 269-270. recensement, États-Unis (1840), 121. recherche en psychiatrie, 8, 10, 272, 372, 375, 380, 384. Voir aussi recherche sur le cerveau recherche sur le cerveau, 55, 96, 114. Regier, Darrel, 346-347, 349-351, 354-355. Reich, Wilhelm 35-40, 42, 44, 48, 62, 64, 87, 95, 130, 156-157. Reil, Johann, 47, 58, 109.
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Reiser, Morton, 363. Reitler, Rudolf, 75. religion, 76, 80, 115, 295, 374. rémission spontanée, 200. réseaux sociaux, 347. responsabilité, 28, 70, 120, 140, 175. Richards, Keith, 223, 416. Rivers, William, 314, 316. Robertson, James, 273. Robinowitz, Carolyn, 355. Robins, Eli, 171-172, 176. Rockefeller, Nelson, 252. Rockland State Hospital (New York), 201. Roentgen, Wilhelm, 60, 269. Rolling Stones, 228. RoMA (representational oligonucleotide microarray analysis - analyse de puce à oligonucléotides représentative), 299-300, 389. Romantisme, 52. Rosenhan, David, 140-144, 354. Rush, Benjamin, 44, 87-90, 98. Russie, 168.
Scandinavie, 298. scepticisme, 19, 61, 352. schizophrénie, 23, 78, 109, 122, 145, 149, 221, 239, 300, 359, 398. Schneider, Kurt, 23. Schönlein, Johann, 53. Schumann, Robert, 203. Science (revue), 140, 142. Scientologie, Église de, 146, 151-152. Scorsese, Martin, 330. séances de discussion, 327-329, 331. Sebat, Jonathan, 299. Seconde Guerre mondiale, 64, 129, 133-134, 227, 239, 316-317, 320-326, 399. sédatifs, 227, 230-231, 243, 250. Voir aussi les médicaments en particulier sélection naturelle, 67-68. Sharfstein, Steve, 346. Shatan, Chaim, 307, 327-333, 403. Shephard, Ben, 314. Sheppard and Enoch Pratt Hospital (Maryland), 109. Shock (film), 382. Shorter, Edward, 95, 107, 261. Shutter Island (film), 382. signes vitaux, 393. Skinner, B. F., 92. Skywriting (Pauley), 385. Sloan, Richard, 393. Smith, John, 307.
Sachs, Hanns, 86. Sacks, Oliver, 364, 402. Sackville-West, Vita, 225. Sakel, Manfred, 44, 125, 206-208. Saks, Elyn, 231, 395-396, 398. sanatorium Chestnut Lodge (Maryland), 109. sans-abris, 151. Saw (film), 382.
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stimulation transcrânienne à courant continu (STCC), 390. stimulation transcrânienne magnétique (STM), 390. sublimation, 66. suicide, 276, 385. Voir aussi dépression. Sullivan, Harry Stack, 109-110. supercherie de la psychiatrie, 41, 47, 142. Surgeon General, Bureau du, 317-318. survivants de l’holocauste, 329, 331. survivants d’Hiroshima, 331. Survivors of Hiroshima (Lifton), 327. symptômes de Schneider, 23. syndrome de Down, 122, 301. syndrome de l’X fragile, 122. syndrome post-Vietnam, 329-333. syphilis, 124, 203-205, 362. Szasz, Thomas, 144-146, 148-150, 184, 247.
Smith, Kline and French (futur GlaxoSmithKline), 231-233. Socarides, Charles, 161. Socarides, Richard, 161. “Social Responsibility of Psychiatry” (rapport du GAP), 114. Société allemande de psychothérapie, 95. Société psychanalytique, 80, 83, 86. Société psychologique du mercredi, 76, 79, 82-83, 95. Society for Neuroscience, 281. Society of Biological Psychiatry, 266. Solomon, Andrew, 394, 398, 402, 404. spectroscopie par résonance magnétique (SRM), 272. Spencer, Henry, 223. spiritualité, 84. Spitzer, Robert, 156-160, 164-170, 173, 176-179, 181-194, 288, 332, 349-352, 354-356, 358, 360, 363, 402-403. Festschrift, 194. Standard (Statistical Manual for the Use of Institutions for the Insane), 124, 134, 136-137. Steel, Danielle, 384. Stekel, Wilhelm, 74-75, 83, 94. stigmatisation sociale, 374. stimulation cérébrale profonde (SCP), 276, 390-391.
Taxi Driver (film), 330. TEMP (tomographie par émission monophotonique), 41, 42. Terminator 2 (film), 382. TEP (tomographie par émission de positons), 273-277, 390. tests neuropsychologiques, 304. théorie cholinergique, 285. théorie de Gestalt, 85.
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Première Guerre mondiale, 90, 204, 314-317, 319, 326-327. Seconde Guerre mondiale, 64, 129, 133-134, 227, 239, 316317, 320-326, 399. trouble bipolaire, 57, 112, 122, 126, 175, 201, 203, 242, 254, 295, 297, 299, 300, 302, 305, 346, 371, 383-386, 395. trouble de la personnalité avec fixation au stade anal, 132. trouble de la personnalité limite, 294, 384. trouble de l’orientation sexuelle, 167-168. trouble disruptif avec dysrégulation émotionnelle, 359. trouble dysphorique prémenstruel, 356. trouble maniaco-dépressif. Voir trouble bipolaire trouble obsessionnel compulsif, 190, 283, 294, 357, 391-392. trouble panique, 44, 182. troubles cognitifs, 304. troubles de l’anxiété, 177, 211, 224-225, 228, 254, 277, 284, 294, 392. Voir aussi les troubles en particulier troubles de la colère, 290. troubles de la conversion, 69. troubles de la personnalité, 106, 132, 294, 297, 359, 384. troubles de l’humeur, 172, 177, 224, 238, 385.
théorie de l’hostilité inversée, 289. théorie du magnétisme animal, 33, 44, 48, 50, 55. thérapie cognitivo-comportementale (TCC), 45, 291, 381. thérapie comportementale dialectique, 294. thérapie de stimulation cérébrale, 390-391. thérapie du sommeil (thérapie par sommeil profond), 44, 226, 228. thérapie par coma, 44, 208, 215-218, 224. thérapie verbale. Voir psychothérapie Thorazine® (Largactil®). Voir chlorpromazine Time (magazine), 102, 104-105, 115, 256, 395. tomodensitométrie, 70, 270-272. Torrey, Fuller, 149, 404. toxicomanie, 123, 180, 305, 311, 386. Traina, Nick, 384. tranquillisants, 228, 231, 243, 250. Voir aussi les médicaments en particulier transfert, 78, 283, 316. traumatisme de la guerre, 316. guerre de Sécession, 314. guerre du Vietnam, 148, 322, 325-326, 330, 332, 403.
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Voir aussi trouble bipolaire troubles du spectre de l’autisme, 368. Truman, Harry, 104, 114.
Vol au-dessus d’un nid de coucou (Kesey), 152. Wagner-Jauregg, Julius, 44, 125, 203-206, 287. Wakefield, Jerry, 194. Walker, Robert, 110. Wallace, Mike, 384. Ward, Mary Jane, 201. War of Nerves (Shephard), 314. Warren, Rick, 41. Wax, Ruby, 371. Weinberger, Daniel, 271-272. Whittaker, Robert, 347. Wicker, Tom, 330. Wigler, Michael, 299-300. Williams, Janet, 178, 403. Williams, Robin, 385. Williams, Rose, 212. Williams, Tennessee, 199, 212. Winokur, George, 171-172, 176. Woodruff, Robert, 173. Woody Allen, 110, 288. Woolf, Virginia, 225. Wundt, Wilhelm, 91, 92, 98, 125.
Une vie volée (film), 382. Un homme d’exception (film), 383. université Columbia, 19, 132, 158, 161, 194, 372, 392-393, 403-404. Center for Psychoanalytic Training and Research, 158, 161. université de Stanford, 103. université Harvard, 103, 250. université Johns Hopkins, 103, 108. université Washington (Saint-Louis), 171-173, 176-178, 181, 183. université Yale, 288. Valium®, 228, 244. Veterans Administration, 328, 331. vieillissement, 284. Vital Balance (K. Menninger), 113, 119, 135. Voight, Jon, 331. Vol au-dessus d’un nid de coucou (film), 152, 382.
Xanax®, 224, 228. Yellow Submarine (film), 245. Your Life Calling (Pauley), 385. Zeta-Jones, Catherine, 384.
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À propos de l’auteur
Jeffrey A. Lieberman, Docteur en médecine, a passé sa carrière, soit plus de trente ans, à prendre soin des patients et à étudier la nature et le traitement de la maladie mentale. Le Dr Lieberman est le professeur titulaire de la chaire Lawrence C. Kolb, le directeur de la psychiatrie du Collège des médecins et chirurgiens de l’université Columbia et le directeur du New York State Psychiatric Institute. Il occupe également le poste de professeur titulaire de la chaire Lieber de recherche sur la schizophrénie au département de psychiatrie de Columbia et de psychiatre en chef au New York Presbyterian HospitalColumbia University Medical Center. Son travail a fait progresser notre compréhension de l’histoire et du traitement des troubles psychotiques et a fondamentalement contribué aux normes de soins actuelles ainsi qu’au développement de
À propos de l’auteur
nouveaux médicaments thérapeutiques et stratégies transformatrices pour la détection précoce et la prévention de la schizophrénie. Le Dr Lieberman a rédigé plus de cinq cents articles publiés dans la littérature scientifique et a édité ou coédité douze livres sur la maladie mentale et la psychiatrie. Il a reçu de nombreux prix et distinctions, parmi lesquels le prix Lieber pour la recherche sur la schizophrénie décerné par la Brain and Behavior Research Association 1, le prix Adolph Meyer de l’American Psychiatric Association, le prix Stanley R. Dean pour la recherche sur la schizophrénie remis par l’American College of Psychiatry 2, le prix pour la recherche de la National Alliance on Mental Illness 3 et le prix des neurosciences de l’International College of Neuropsychopharmacology 4. Ancien président de l’American Psychiatric Association, il est membre de nombreuses organisations scientifiques et a été élu membre de l’institut de médecine de la National Academy of Sciences 5. Il vit à New York avec sa femme.
1. NdT : 2. NdT : 3. NdT : 4. NdT : 5. NdT :
Association pour la recherche sur le cerveau et le comportement. Collège américain de psychiatrie. Alliance nationale américaine pour la maladie mentale. Collège international de neuropsychopharmacologie. Académie nationale américaine des sciences.
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