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French Pages 188 [192] Year 1975
La révolution sans modèle
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Archontes 6
François Châtelet Gilles Lapouge Olivier Revault d'Allonnes
La révolution sans modèle
Mouton • Paris • La Haye
ISBN : 2-7193-0858-7 © 1975 Mouton & Oo Imprimé en France
Avertissement
Le livre qui suit - et qui chemin faisant cherche à légitimer son propos - est pour une grande part la transcription d'entretiens à trois qui se sont tenus en mai 1974, en trois journées. Il ne s'agissait nullement d'un colloque organisé par une quelconque instance, mais d'une rencontre librement organisée autour d'un thème qui intéressait à des titres divers les trois participants. Le texte dactylographié de ces entretiens enregistrés a été revu, corrigé, complété. Cependant, il a été convenu de laisser subsister des incertitudes, des contradictions que comporte toujours ce type d'échanges. Le lecteur pourra observer que chacun n'est pas sorti de ce débat avec les idées qu'il avait quand il y est entré et que du coup, quitte à y perdre de la cohérence, le projet initial s'est ramifié et, peut-être, enrichi. L'avant-propos et la conclusion, « Réflexions faites », sont quant à eux le résultat d'échanges de vues ultérieurs.
Villers-sur-Mer, mai-octobre Les
Paris 1974 auteurs
Avant-propos
Olivier Revault d'Allonnes. — Il me semble que le titre de ce livre constitue à la fois un constat et une recherche, pour ne pas dire un espoir. Le constat, c'est celui de la faillite ou de la non-pertinence des modèles ; la recherche, c'est de savoir si l'absence de modèle nous permet malgré tout de penser et de préparer la révolution, ou même, thèse que j'essaierai de soutenir, si l'absence de modèle est une condition de possibilité de la révolution ; terme qui recouvre ici aussi bien la pensée que l'action révolutionnaires. Mais revenons sur l'élément négatif, sur la faillite ou la nonpertinence des modèles. Evidemment, lorsqu'on parle de faillite des modèles révolutionnaires, on pense d'abord à l'Union soviétique. Pourquoi ? Pas seulement parce que la société soviétique contemporaine est l'une des plus hiérarchisées, des plus pyramidales, des plus bureaucratiques. Car en cela bien des sociétés capitalistes pourraient rivaliser avec elle, ou essayer de la rattraper et de la dépasser. Mais aussi, et surtout, parce que la Révolution bolchevique de 1917, en abattant le capitalisme privé pour la première fois dans l'histoire et en lui substituant, sous la forme des Soviets, le pouvoir direct des travailleurs, a ouvert un espoir immense ; mais la suite de l'histoire a montré comment, assez vite, cette révolution a été confisquée au profit d'un groupe de dirigeants maintenant constitués en classe sociale exploiteuse, et qui perpétue sa domination par les moyens que l'on sait. De sorte que ce qui peut seulement surnager du « modèle » soviétique, c'est un modèle négatif : quelques leçons venues des Etats bureau-
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Faillites
cratiques de l'Est européen nous enseignent à tout le moins comment ne pas faire si l'on veut constituer une société digne du nom de socialisme. Pourtant, d'autres expériences récentes nous livrent un cas très différent de la faillite soviétique ; je veux parler d'autres révolutions plus récentes qui ont pu à certains moments être considérées comme des modèles : par exemple la révolution chinoise, la révolution cubaine, la révolution vietnamienne. Il me semble qu'ici on doit soigneusement distinguer deux éléments : d'une part, le fait que dans ces révolutions un certain nombre d'actions qui ont contribué à l'échec soviétique ont été évitées, par exemple la collectivisation forcée des terres ; d'autre part le fait que des situations historiques, sociales, économiques, devant lesquelles se sont trouvées ces révolutions, ne sont guère comparables à des situations que nous pouvons rencontrer en Europe. Je songe ici par exemple aux thèses fondamentales de la direction maoïste sur le rôle de la classe paysanne dans le renversement de l'ordre ancien et la création d'une société nouvelle. En somme, il y aurait d'une part des erreurs évitées, d'autre part des situations inédites et probablement uniques. Les erreurs évitées (ou provisoirement évitées...) pourraient à la rigueur être qualifiées de modèles, dans la mesure où elles cassent le modèle soviétique, où elles montrent que la voie fatale qui conduit à la bureaucratie n'est pas la seule possible, n'est pas le destin tragique des travailleurs. Mais bien entendu, là encore on n'est jamais sûr que le « modèle » soit... exemplaire : il peut fort bien se faire que, pour des raisons complexes, on n'ait évité une erreur que pour tomber dans une erreur pire, ou qu'on ne puisse l'éviter que pour un temps assez court. L'alignement de la direction castriste sur la politique du bloc soviétique, et les transformations de la société cubaine qui lui sont liées, nous engagent à être très prudents sur ce point. Mais en un autre sens, peu importe, si l'on veut bien considérer ce qu'il a pu y avoir de constructif dans ces « modèles » : par exemple le fait que Castro ait cherché pour un temps, autour de 1965-1969, autre chose que les fameux stimulants matériels, autre Chose en somme que les modèles de
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croissance ou archétypes industriels occidentaux et capitalistes, autre chose que ce qui a contribué à faire de la société soviétique une réplique étatisée du capitalisme de consommation. Quant aux situations inédites, elles ont un intérêt théorique incontestable ; leur portée essentielle est peut-être de nous enseigner que toute « philosophie de l'histoire » est chose fragile et hypothétique, pour le moins. Bref, qu'il n'y a pas de modèles. Mais, pour commencer sur une note plus pessimiste encore, il me semble que l'absence de modèle se fait également sentir d'une toute autre façon par l'absence de concepts ; et en un sens les concepts sont des modèles intelligibles, ou le deviennent. Voilà plusieurs décennies que je milite dans des organisations dites « marxistes » ou à côté d'elles, et je crois avoir fait un tour assez complet des théories, des explications, des interprétations de tout poil pour des événements allant du pacte germano-soviétique de 1939 au « compromis historique s> du P.C. italien, en passant par la Résistance, la guerre d'Indochine, la guerre d'Algérie, Budapest en 1956, le MoyenOrient, Prague en 1968, etc. Or, de tous les concepts (du reste largement contradictoires) que j'ai utilisés ou vu utiliser par des camarades très proches, il n'en existe aucun qui me permette de rendre compte de certains faits majeurs contemporains : par exemple, de la chute du fascisme au Portugal cette année, ou bien de l'aventure chypriote où les colonels grecs ont échappé au maître américain qui a dû les vider pour installer Caramanlis, plus sûr et moins débile. Ou bien encore, nul n'a pu donner une explication complète et solide de ce qui s'est passé en France en Mai 68. Bien sûr, des analyses souvent pertinentes, pénétrantes, originales ont été données. Mais aucune n'atteint, ni du reste ne prétend atteindre le niveau du concept. Non pas que je sois un fanatique du concept ; je sais très bien que la connaissance et l'action peuvent et doivent le dépasser. Mais la connaissance conceptuelle est quand même un moment, et un moment indispensable. Or, de ce côté, je dirais que nous sommes non pas paumés, mais plus exactement sevrés.
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Il me paraît du reste évident que ces deux « absences de modèles », celle des réalisations politiques et celles des concepts, sont étroitement liées. Mais c'est en ces termes que je conçois dès l'abord le sens et la portée de la formule qui nous sert de titre. François Châtelet. — Pour situer encore plus largement le débat, il faut insister aussi sur un point qui me paraît très important. Les idées de révolution, de modèle, leurs transformations, leurs relations positives ou négatives ne sont intelligibles que si on les réfère à ce qui est nécessairement leur horizon : la conception de l'histoire. Autrement dit, avant de se demander si toute révolution (ou projet, tentative de révolution) a un modèle, si elle doit ou non en avoir un, et de quelle nature ; bref, avant de confronter les révolutions et leurs modèles et de discuter des divers modèles et de leurs effets globaux ou singuliers, il faut définir à l'intérieur de quelles interprétations de l'action historique des sociétés ces « idées » et ces « modèles » ont été élaborés. On pourrait sans doute ici se contenter des schémas classiques - pourquoi d'ailleurs, seraient-ils faux ? parce qu'ils sont classiques ? ; - et admettre une périodisation continue de l'histoire (il n'est pas exclu qu'on y fasse référence au cours du débat, car elle est superficielle et commode) : — les sociétés « sauvages » qui sont anhistoriennes et qui, entre autres, mythologisent leur passé dans des discours religieux ; — les sociétés antiques qui vivent politiquement l'historicité et, par conséquent, la prennent pour objet, mais qui ne possèdent pas les concepts leur permettant de penser l'unité de temps, le « sens » de l'histoire, la dramatique historique ; — l'invention chrétienne, qui entre autres avec Augustin met à jour des concepts et découvre, en particulier, la notion d'événement comme originalité irréductible au sein du devenir humain, mais qui se contente trop facilement de la rhétorique du passé pour administrer ses preuves ; — la mise en place progressive et progressiste, à partir du milieu du 16e siècle, d'un appareil de contrôle intellectuel
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visant à substituer à cette rhétorique un examen des sources, la détermination des champs d'investigation, une réflexion plus aiguë sur la succession chronologique ; — le développement conjoint, à partir du 19* siècle, de l'histoire scientifique, sans cesse plus critique, plus méticuleuse, et des philosophies de l'histoire, sans arrêt plus impériales et impérialistes, de Vico au « marxisme orthodoxe » et à la mouture teilhardienne de l'augustinisme ; — et, aujourd'hui, où nous sommes... et où on n'y comprend plus grand-chose. Mais un autre angle d'attaque me semble plus efficace, en général et aussi en ce qui regarde notre problème. Durant toutes ces « périodes », répétons-le, naïves et superficiellement découpées - sauf peut-être la première (mais il faudrait aller y voir de plus près) - se manifeste une opposition d'ensemble entre deux attitudes, qui concernent aussi bien les pratiques historiques que les réflexions ou discours historiens. Il y a, d'une part, les chefs politiques et les théoriciens qui posent comme principe qu'il y a, en général et en particulier, de l'ordre ; que cet ordre est universel ; et l'affaire est décisive quand on sait que l'universel - dans le vocabulaire de la métaphysique - veut dire l'omnitemporel ; du coup, l'ordre pressenti, présupposé, est entendu comme clé d'intelligibilité de ce que nous appelons passé, présent et avenir. Je précise qu'il ne s'agit pas encore d'entrer dans la discussion de l'idée de modèle historique. Je dis simplement que pour ce camp, que je ne qualifie pas encore, il y a ordre quel qu'il soit. Il y a, d'autre part, des penseurs et des hommes d'action qui n'ont pas cette idée (je ne dis pas qu'ils la refusent ; elle n'est pas prise a priori en considération). Ceux-là, s'ils acceptent, pour certains, qu'il y a un ordre du passé - qu'on reconstitue en fonction des objectifs présents - tiennent l'idée d'ordre pour abstraite. Les excessifs, comme le héros de Shakespeare ou comme Nicolas Malebranche, en sont presque à tenir l'histoire comme « un conte raconté par un idiot, plein de bruits et de fureur ». Les modérés, qu'on devrait plutôt nommer calculateurs, n'ont pas de théorie du devenir ; mais ils ont des théories de l'action, et de l'action au présent. Et, comme ils sont
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sérieux, ils les élaborent par la référence à un passé bien défini qu'ils essaient d'analyser, et à un avenir qu'ils veulent organiser. Ainsi formulée, la présentation peut paraître manichéenne : d'un côté des gens qui savent, des « gnostiques », de l'autre des gens qui veulent, des « activistes ». Il va de soi qu'aucun des penseurs ayant eu de l'influence ou de l'intérêt ne correspond à ces catégories strictes. Il reste que sont fixés là des pôles qui doivent permettre de mieux orienter notre débat. Pour être moins abstrait, risquons deux exemples. Platon, qui construit d'admirables modèles sur lesquels nous aurons à discuter et qui régentent en partie jusqu'à nos jours la pensée de l'action historique, pense qu'il y a de l'ordre, ordre immanent à chacune des configurations cosmiques, politiques, individuelles et que, de ce fait, celles-ci se trouvent foncièrement en accord, pourvu que l'on y prenne garde et que l'on prenne d'heureuses dispositions. Dans cette optique, l'action politique est intégralement pré-déterminée : elle a seulement à réaliser - du mieux qu'il se peut - ce que prescrit le théorique, c'est-à-dire son discours. Le décalage entre ce qu'impose l'ordre intelligible et ce que permet la mauvaise organisation du sensible est navrant et inéluctable (en témoigne le dialogue tardif et inachevé, Les Lois). Retrouvé - dans La République - ou partiellement perdu - dans Les Lois l'ordre est là, pesant de tout son poids. Thucydide, disciple d'Anaxagore et des sophistes, lieutenant de Périclès, stratège raté, interprète les choses tout autrement. Sans doute admet-il qu'il y a une organisation nécessaire de la nature humaine, tant individuelle que collective. Mais ce n'est là qu'un fond : sur ce fond, on peut, on doit construire comme a tenté de le faire Périclès, par le calcul, par le travail politique et stratégique qui rassemblent du côté de l'objectif visé les bonnes chances de succès. Rétrospectivement - et seulement de cette manière - nous pouvons dire que contre l'impérialisme théorique de Platon, fondé sur l'universalité cosmique, Thucydide propose une analyse qui prend appui sur l'intelligence politique, sur l'efficacité constamment contingente des entreprises, sur une dramatique du présent, opposée à une théorique du devenir.
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Voilà le premier exemple. Il est presque trop clair. Le second, que je ne développerai pas parce que sans aucun doute nous allons avoir à y revenir, c'est l'opposition entre l'attitude {et l'action) des dirigeants de la IIe Internationale ouvrière et l'action (et l'attitude) de Lénine, bientôt leader du Parti socialdémocrate de Russie, membre de cette organisation. D'un côté, une certitude fondée sur une philosophie de l'histoire simpliste, tirée des interprétations 'les plus faciles d'Engels : l'ordre du monde industriel, dans la mesure où il socialise la production et l'ordre social dans son ensemble, est potentiellement socialiste ; le passage à l'Etat socialiste est dès lors l'affaire d'un travail d'organisation idéologique et d'un « coup de pouce » politique bien placé. On aura encore à rencontrer le « monstre », Yéconomisme, qui réitère sous d'autres aspects et avec d'autres principes la théologie de l'histoire augustinienne. De l'autre, la fraction majoritaire des sociaux-démocrates russes qui sous l'impulsion de Lénine étudie les aléas de leur propre lieu de combat, laisse de côté les supputations sur l'histoire universelle, se demande par quel type d'organisation et avec quelles alliances elle a des chances de mobiliser les masses pour la conquête du pouvoir. En ce cas encore, il y a un fond : l'analyse matérialiste de la situation. Mais celle-ci n'est pas utilisée pour préjuger du résultat. Le résultat n'est pas déjà là, demain, après-demain ou un peu plus tard, il est précisément l'effet des actions entreprises et réussies. Et bien que résultat, il n'est pas un terme. On voit bien par les deux exemples que j'ai pris que je n'anticipe aucunement sur la discussion portant sur les « modèles ». Il est clair que la démocratie péricléenne est, pour Thucydide, la figure politique à reprendre et à développer et que Lénine est obsédé par la puissance coercitive de l'armée bourgeoise dont il souhaiterait mettre l'organisation efficace au service du socialisme. Je souligne simplement le fait que, dans notre discussion, nous avons à nous défier de deux schémas puissants, ressortissant tous deux à la volonté du pouvoir ; un ordre potentiel qu'il y aurait à réaliser, un non-ordre qu'il y aurait à ordonner. Par quelle révolution ? Et selon quel modèle ?
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Prolifération
Gilles Lapouge. — S'il est vrai que le modèle meurt, je ne vois pas qu'il se rende. Même, sa multiplication se précipite et le voilà partout. J'en retiens que nous avons affaire à un ennemi de fine fabrique et qu'au moment de prendre sa piste, il faut rappeler qu'il est maître en artifices et en travestis, en ruses, en attrapes et en farces, spécialiste des syncopes et des résurrections. Il échappe comme on l'empoigne, il glisse entre les doigts qui l'étranglent et le voici tout occupé à lisser ses belles plumes d'oiseau phénix quand on croit qu'on jette son cadavre dans la gibecière. Il y a cinquante ans, nous n'avions qu'un modèle de socialisme un peu robuste à nous mettre sous la dent. On en recense aujourd'hui des dizaines et chacun réclame son label : U.R.S.S. et Chine, Corée du Nord et Pologne, Tchécoslovaquie et Zaïre, Algérie, Albanie, Yougoslavie et ce n'est pas assez, il faut que la Suède et la Norvège fournissent les leurs, comme Mitterrand façonne le sien, comme Castro en a fabriqué un, ou bien Attende. Il n'est pas jusqu'à ce rêveur de Poniatowski qui ne bricole probablement, pendant ses week-ends, son petit modèle de socialisme humaniste et libéral. Oui, décidément, sur le modèle mort, le modèle pullule. On voudrait donc s'engager dans ces labyrinthes de miroirs avec autant de raison que de ferveur, des prudences aussi, et flairer à la manière d'un chat tous les objets que l'on nous garantit sans modèle. L a plupart d'entre eux sont hantés d'un fantôme ancien, exhumé de quelque cave, redoré et recyclé. L e génie du modèle est celui-ci : nous fourguer du révolu sous prétexte d'inaccompli, mélanger l'avenir, le présent et le passé, de sorte que notre travail réclame une précaution : qu'il soit assorti d'une interrogation sur les embrouillaminis du temps. Car enfin pourquoi cette conviction que toute révolution un peu convenable doit se méfier du modèle comme d'un choléra ? Pour la raison que le modèle revient inévitablement du passé, de la mort, quand la révolution ourdit l'inexaucé, désire ou fomente ce qui n'est pas, ce qui ne fut jamais. Or, le temps exerce à ce point deux poussées contraires : l'une s'exerce à faire rentrer dans sa boîte le sans-modèle. L'autre, au rebours
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et fort heureusement, s'emploie à confectionner avec l'ancien de l'inédit. Au 11e siècle, un doge de Venise épouse une princesse byzantine. Cette belle personne est raffinée. Ses premières réceptions éblouissent car elle porte la nourriture à sa bouche par le moyen d'une petite fourche d'or. Dans Venise, c'est un joli caquetage et toutes les autorités spirituelles et politiques, qui sont ensemble les gardiennes du temps, fulminent contre l'irruption de cet objet sans modèle, la fourchette. Dieu s'en mêle ; saint Bonaventure jubile d'apprendre que la princesse à la fourche d'or est atteinte, certainement sur un ordre venu de très haut, d'une maladie abominable. L'autre anecdote est de Jorge Luis Borges, grand arpenteur des corridors du temps. Sa nouvelle sur Don Quichotte redresse la décourageante leçon de saint Bonaventure. Borges imagine qu'un écrivain français du 19" siècle, Pierre Ménard, s'attelle à réécrire le Quichotte, sans le copier pourtant. Pierre Ménard aligne des kilomètres de mots. Pendant des années, il n'obtient aucun résultat jusqu'au jour où, miracle, il produit un segment de phrase exactement pareil à l'un des segments de phrase de Don Quichotte : merveilleux retour du modèle et son triomphe, mais voilà, c'est sa débâcle aussi car, si les deux phrases sont identiques, elles sont sans comparaison : l'une a été écrite et lue en 1605 quand l'autre est écrite et lue en 1880. Elles ont dérivé en deux directions contraires et leurs sens sont opposés, c'est un abîme qui les sépare. La rêverie de Borges suggère que la tendance au maintien du modèle est balancée par les remaniements que le temps, du seul fait qu'il est le temps, opère sur le modèle. Manière de dire que le temps, s'il consolide, décompose pourtant et qu'il est aussi habile à régler les métamorphoses qu'à gérer l'héritage. Si bien que sur ce théâtre d'ombres où le modèle et la révolution échangent leurs prises, il est bien 'le premier acteur, même s'il se dissimule derrière les décors. Au seuil de ce travail, je voudrais encore proposer une illustration un peu rêveuse des territoires qui s'étendent loin du modèle. Je chipe mon exemple au Journal d'un interprète en Chine, publié par d'Hérisson en 1886. D'Hérisson s'attarde
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Prolifération des modèles
sur la description d'une pastèque chinoise, si délectable et de chair si subtile que toute pastèque d'Europe, d'Italie même, en est déchue. Or, un jardinier de la Chine, qui portait au comble l'art de la pastèque, était en délicatesse avec son voisin. Les deux hommes organisent entre eux une petite guerre, d'un modèle classique : injures, avanies, dérivations de canaux d'irrigation, arguties, chicanes et horions, rien de neuf en somme et la querelle s'éternise. Les deux adversaires montrent un acharnement égal, une même agilité et leur modèle de bataille est identique, c'est donc le « pat », le rabâchage, la paralysie. Le temps ne coule plus. C'est alors que le voisin méchant s'avise de déclencher une offensive inédite, sans modèle. Son idée est la suivante : les pastèques du voisin ont des fragilités de verre, c'est sur cette qualité qu'il faut jouer. Convertir ce mérite en faiblesse. L'attaquant attendra la pointe de la nuit et quand le silence des trois heures du matin s'étendra sur la terre endormie, alors, il se mettra à battre le gong, en produisant les notes exactement capables de faire éclater les pastèques, comme on sait que les chanteurs d'opéra brisent des lustres de cristal avec leur voix.
La révolution sans modèle
François Châtelet. — Aujourd'hui, la notion de révolution est mise à toutes les sauces. On parle de révolution copernicienne, de révolution bolchevique. Pétain parlait de révolution nationale. Les hitlériens ont mené leur action réactionnaire au nom de la révolution. Ce qui se passe au Portugal, qu'est-ce que c'est ? Une révolution ? Autre chose ? Donc, je crois qu'il faut faire un travail de clarification, en essayant de déterminer le concept de révolution, et plus précisément, son affleurement historique. Gilles Lapouge. — Oui, on ne peut se contenter d'observer l'éparpillement présent de cette notion. Il faut désigner aussi ses métamorphoses au fil des temps. Elle s'applique indifféremment à un mouvement en courbe fermée, à l'effondrement du sujet sous les coups de boutoir de l'inconscient, à la venue du Christ ou de Mani, à la création de la phalange macédonienne, à l'introduction du collier de labour à la fin du Moyen Age : notion caméléon, notion migrante, qui se faufile à travers toutes les disciplines, toutes les instances, toutes les époques. Cette notion est devenue obèse. En recenser les acceptions, c'est lui infliger une cure d'amaigrissement, l'amputer de toute une nébuleuse d'équivoques. Les doutes, les balbutiements ou les impasses de la réflexion et de la pratique révolutionnaires naissent aussi de ces flottements de sens. Je propose que le modèle le plus sournois, le plus pernicieux aussi, qui se profile derrière tout projet révolutionnaire, c'est le mot « révolution » lui-même - modèle d'autant plus redoutable qu'il est moins
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discernable, et d'autant moins discernable qu'il se masque sous le mot lui-même. On a affaire à une espèce de mot valise, et cette valise est bourrée à craquer, elle contient un immense bric-à-brac, des bombinettes et des prospectus, des théorèmes et des apophtegmes, des rêveries, des idées reçues, des vertiges, quelques grenades mal dégoupillées, mais tout ce matériel disparate, on le fait circuler à la barbe des douaniers grâce à l'étiquette qui le protège et qui est le mot « révolution ». De sorte que sous la volonté fervente de promouvoir une transformation de la société, au sens où Marx le propose, on se livre à quelques songeries grappillées en d'autres cantons, que ceux-ci s'étendent sous les soleils lyriques de 1792, dans les crépuscules fastueux de la Commune ou dans les midi de je ne sais quel ésotérisme, Zen et macrobiotique. Le mot « révolution » souffre alors d'une double infirmité : il a une charge magique, sacralisée, presque charismatique et, d'un autre côté, il est un peu tremblé, à la façon d'un cliché sur lequel se sont surimposées en une seule trace des images successives, décentrées ou contraires. F.C. — Ainsi, il faut connaître d'abord quand et à quelles conditions historiques, le mot « révolution » a pris le sens que nous lui donnons actuellement. Olivier Revault d'Allonnes. — Ce qui suppose qu'il est démontré que le sens actuel du mot « révolution » est celui qu'il a reçu lorsqu'on a commencé à penser conceptuellement la révolution. Ce qui est possible, mais pas sûr. Ce n'est pas évident. G.L. — Pas évident du tout. Sous ce mot, sous cette notion, s'agite obscurément un immense « refoulé », et c'est peut-être ce « refoulé » qui forme barrage à la révolution même, du moins à la révolution sans modèle, comme, d'une manière plus extensive, à l'invention de l'avenir. Parallèlement à la chronique des événements, à l'histoire des faits, les historiens devraient s'employer à rédiger les annales du refoulé, l'histoire du refoulé de l'histoire. O.R.A. — Il faut que nous nous demandions si le mot « révolution », depuis dix ou vingt ans, n'a pas un contenu
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différent de ce qu'il pouvait avoir depuis le milieu du 19' siècle et jusque avant la seconde guerre mondiale. G.L. — J'aurais suggéré que nous remontions bien plus haut dans le passé, même si pareille exploration risque de tituber un peu. Il faudrait dessiner un double profil du mot, l'un dans la synchronie, en recensant ses territoires, l'autre en coupe diachronique, en vue de se représenter ce que le mot éclairait dans le domaine classique, chrétien, etc. (le mot, ou la notion qui correspondait alors à ce mot). Je vois cette chaîne un peu à la manière d'une poupée russe, une sorte de dépliement sans fin de la mémoire révolutionnaire car enfin, si Lénine a un œil sur la Commune, les hommes du printemps 1871 se souviennent de ceux de 1848 qui se rappellent les révolutionnaires de 1792 qui n'oublient pas Brutus, etc. Pas un révolutionnaire qui ne soit hanté par un héritage, même si c'est pour l'anéantir ou le contredire. Le projet révolutionnaire, mais aussi son accomplissement, est à la fois un héritage et un testament. F.C. — Oui. Mais je songe aux analyses de J.F. Lyotard, qui parle de volution, par opposition à la révolution. Volution : terme dont l'étymologie baroque est volontairement ambiguë, car lié à la fois à révolution et volition, à un vouloir, à une détermination de type moral. En fait, il faut retrouver la base, le socle, à partir de quoi s'est constituée la notion actuelle. Je pense que l'acception dominante du mot, même si cela a changé depuis vingt ans, date de 1850. Jusqu'alors, les révolutions n'étaient pas comprises en termes de progrès, de changement, de transformation des sociétés. Les révolutions étaient pensées comme des retours à quelque chose, des redéparts à partir d'une situation qui a été en quelque manière corrompue. G.L. — Oui, et si nous faisons un petit tour dans ces époques d'avant 1850, si nous interrogeons les représentations primitives de la notion, on aboutit à cette conséquence que le mot de révolution - ou, encore une fois, la pratique qui occupe la place peut-être vide de ce mot - se modifie à proportion de la modification que subit l'idée que les hommes se font soit de l'histoire (progrès continu, histoire providentielle, poussées
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fragmentaires ou en miettes, bruit et fureur, etc.), soit de l'homme (l'homme éternel, essentiel, d'une part, formation hasardeuse ou rapports de production d'autre part), soit enfin, ne serait-ce que par la présence du préfixe ré, du temps (métaphore circulaire du temps, métaphore linéaire, image fluide ou image éparpillée, etc.). F.C. — J'en veux pour preuve que celui qui, à mes yeux, a inventé l'idée moderne, même si elle n'est plus contemporaine, de révolution, c'est Marx, qui a le premier tenté de définir de manière objective, précise, la révolution comme transformation fondamentale, décisive, des rapports de production, transformation de la société par sa structure la plus foncière. Or, Marx lui-même a admis dans des écrits comme le Manuscrit de 1844, que la révolution, c'est le retour à un homme générique. La fin de ce texte s'inscrit, fait très frappant, dans le contexte d'une philosophie de l'histoire où, en fin de compte, ce qu'on doit retrouver, c'est l'homme qui, dans la multiplicité, la multiplication de ses capacités, retrouve ce qu'il était au début avec une instrumentation plus forte. C'est l'idée de Engels qui figure dans YAnti-Diihring ou dans la Dialectique de la nature, où l'on s'aperçoit que le communisme industrialisé, c'est la même chose que le communisme primitif plus l'industrie. O.R.A. — Je crois que cette opération que François Châtelet vient de décrire est à faire. Le vieux schéma, le vieux stéréotype de révolution, comme le dit Gilles Lapouge, menace constamment et continue à travailler en dessous de l'acception nouvelle du mot « révolution ». Mais il ne faut pas exagérer, parce que dans le communisme industriel toute la différence est justement dans l'électrification, c'est-à-dire dans le fait que l'humanité, après la révolution, aura liquidé et résolu les problèmes que, de manière millénaire, elle entretient avec sa production, et qu'elle sera au-delà de ce moment-là. Par conséquent, même si le schéma nostalgique, le schéma de l'Eden continue à travailler, il continue à travailler comme modèle théorique, comme modèle moral, et non comme modèle efficace sur le plan de l'organisation sociale. Marx ne propose nullement un retour au communisme primitif. Le
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communisme primitif lui sert de réfèrent négatif pour dire : « Vous voyez, l'humanité n'est pas condamnée à la division en classes et à la lutte des classes. Il y a eu d'autres mouvements de vie, d'autres rapports de production. Il peut y en avoir d'autres que ceux des sociétés de classes ». Même s'il traîne chez Marx une conception judéo-chrétienne d'une histoire qui commence par Dieu et qui finit par Dieu, comme dans les différents monothéismes, chez Marx, ce n'est pas le même Dieu mais l'homme qui est avant et après. Et cet homme n'est plus du tout le même. Dans la vision chrétienne du monde, il y a une unité garantie par un terme extérieur, qui est Dieu. G.L. — Est-il déraisonnable de penser que dans le marxisme le garant extérieur s'est transporté, qu'il a déménagé, qu'il a déserté Dieu pour se poser sur le prolétariat ? F.C. — Je voudrais apporter une précision, ce qui fait la différence entre les écrits du jeune Marx, sous l'influence hégélienne, et ce qui apparaît après (laissons de côté les polémiques entre coupure et non-coupure, épistémologiques ou pas épistémologiques...). L'évolution de la pensée de Marx peut être comprise ainsi : dans le texte de 1844, qui est une référence constante pour un certain marxisme, par exemple l'école de Francfort (et c'est en cela que je ne suis pas d'accord), il y a une fin qui est déjà là. Nous sommes bien dans une philosophie de l'histoire, et l'industrie, le développement des forces productives apparaissent comme les instruments de la réalisation de ce but ultime. Quand la pensée de Marx évolue, il fait moins de différence entre le but, le communisme achevé, et les instruments. C'est dans ce sens que tu as raison. Il n'empêche que dans les textes de Marx, jusqu'à la fin, y compris le livre III inachevé du Capital, cette idée demeure. Il y a, par exemple, cette grande déclaration concernant le règne de la nécessité, le règne de la liberté, qui s'inscrit tout à fait dans le cadre d'une philosophie de l'histoire, et d'une espèce de réintégration de ce que l'homme a toujours été, avec ce supplément que, maintenant, il a les moyens d'être ce qu'il a été. Il y a deux aspects chez Marx. Un aspect radicalement novateur, où la révolution est conçue comme un changement de la nature humaine, ou plus précisément, comme la négation du fait qu'il
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y ait une nature humaine (car, quand on dit changement de la nature humaine, cela signifie qu'il n'y a plus de nature humaine). Mais, il y a aussi, et continue à subsister constamment chez Marx, l'idée qu'il faut réaliser ce que l'homme est déjà. Cela paraîtra dans le marxisme orthodoxe ultérieur et même, tout récemment, dans le Programme commun de la gauche, entre autres. O.R.A. — Dans ce cas-là, nous venons de toucher la notion de modèle. Car cette nature, ce que l'homme est déjà, c'est un modèle, c'est quelque chose qui a une certaine stabilité et permet, en outre, de revenir sur lui pour se demander si ce que l'on propose est valable ou non. C'est-à-dire que le modèle, ici, sert de critère. Il est à la fois permanent et « critérial ». En ce sens aussi, je voudrais parler de la notion d'aliénation. Alienus, c'est ce qui est autre. Autre que quoi ? C'est une lecture de Marx, ce n'est pas la mienne. La notion d'aliénation chez Marx est judéo-chrétienne : je veux dire que l'homme aurait une certaine vérité que les sociétés de classes aliènent, en substituant à cette vérité, en recouvrant cette vérité d'une fausseté. Mais, derrière, il y aurait un homme vrai... bref, le modèle de l'homme. G.L. — Mais cet homme vrai, n'est-il pas la condition même de toute notion de modèle révolutionnaire ? A partir du moment où il y a modèle, il y a norme, il y a la certitude qu'un objet (nouvelle société et homme nouveau) est à fabriquer selon des plans connus à l'avance, comme on fabrique une auto, une maison. Et cela dans tous les cas, que cet homme vrai se situe au début des temps ou au contraire après la résolution des temps. Dans le premier cas, on suppose une nature originelle, normative, un paradigme, que les temps et leurs injures ont pervertis, affadis, et que la révolution s'emploie à restaurer, à redorer, à décaper. Dans le deuxième cas, l'histoire se voit dotée d'un but, elle doit hisser l'homme et la société jusqu'à un certain état de perfection. Mais peu importe ces nuances : dans les deux hypothèses, la révolution avec modèle postule, ou du moins implique une certaine philosophie de l'histoire. Elle vise, à travers les débâcles et les épiphanies du temps, à remplir le projet initial, qui peut être
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soit le retour à la plénitude de la Genèse, soit l'entrée dans le millénium. Or, aujourd'hui, tout annonce que les philosophies de l'histoire sont mises hors jeu pour un bon bout de temps. Elles ont crevé de tous les côtés, baudruches vides et déchirées. Si l'histoire alors prend rang d'un itinéraire sans progrès, sans nécessité extérieure à l'histoire même, si la figure que revêt l'histoire n'est que celle que dessine, en fonction des conditions matérielles, l'acteur de l'histoire, alors, on voit mal comment la notion de modèle conserverait son énergie. On peut dire la même chose d'une autre manière : les trois mages de ce temps, Marx, Nietzsche et Freud (et je suggère en passant de s'interroger si ces trois personnages et surtout si le discours entassé sur ces trois personnages ne fonctionnent pas aujourd'hui comme un terrible modèle), ces trois-là ont réussi à dissoudre le sujet, à le rendre aussi flottant qu'un franc de Giscard d'Estaing ; comment, dans ces circonstances, concevoir un modèle d'homme à façonner ? De même que dans l'histoire du soupçon où nous voici pénétrer, comment esquisser un modèle de société préalable à la pratique révolutionnaire ? Tel est l'horizon de ce jour : le sujet de l'histoire défaillant, l'histoire aléatoire, presque spectrale, puisque nos archontes de la VIe Section de l'Ecole pratique des hautes études nous font connaître que le fait historique, ça n'existe pas, ça n'existe pas plus qu'une fourmi de dix-huit mètres de long ; le temps, enfin, effrité, semblable à une pâte feuilletée dont les feuillets au surplus s'emmêlent, comment un modèle pourrait-il se fabriquer avec ces matériaux en loques ? F.C. — Et ce, même si l'on y substitue la formulation existentialiste de la condition humaine, ce qui ne change rien. G.L. — Cela dit, et voici l'étrange, en dépit de ce dépérissement des philosophies de l'histoire, les hommes s'activent comme si la nouvelle de ce dépérissement ne les avait pas encore atteints ou, du moins, pas impressionnés. Je suis émerveillé par les permanences, les résurgences. Une foule de phénomènes qui sont donnés aujourd'hui comme radicalement insolites, sans précédent, on peut les percevoir au contraire comme des rabâchages, des ressassements. De nombreuses
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conduites présentes se rangent dans la catégorie du millénarisme avec ses deux espèces - l'adamique {tout nu, doux, candide, fraternel) ou l'apocalyptique (violent, destructeur, ténébreux). Il ne faut pas du tout forcer les documents pour repérer dans une certaine pratique hippie les comportements des adamites de la fin du Moyen Age et du début de la Renaissance, que l'on songe à ces bégards innocents, hostiles à la propriété ou encore à la secte des Turlupins qui ne voit d'autre truc, pour sauver l'homme et la société de la corruption, que le retour à la candeur d'avant le péché originel, par l'abolition simultanée et résolue du travail et du vêtement. Et à l'autre extrémité, les yippies, ces hippies du mal ou de la nuit, ceux qui ont assassiné Sharon Tate avec une mise en scène à la Breughel ; leur chef ne prétendait-il pas vouloir hâter l'affrontement entre les Blancs et les Noirs, qui n'est rien d'autre que le combat final du Bien et du Mal, afin de provoquer le déclenchement de l'apocalypse et le retour en gloire de Dieu, avec justice, félicité, etc. : le millénium ? Eh bien, ces yippies, ils circulent aussi sur les routes du Moyen Age, je renvoie au livre magnifique de Norman Cohn (Les fanatiques de l'Apocalypse) et il suffit de citer entre cent autres cet abominable « vieillard d'Alsace » qui, pour purger la terre du mal, ne voyait pas de système plus efficace que le carnage des hommes, quitte à « pousser son cheval devant lui, du sang jusqu'au garrot ». Il va sans dire que je ne confonds pas du tout les adeptes du Zen ou de l'herbe, les hippies ou les yippies, avec des révolutionnaires ; il n'empêche, leur travail se donne pour l'une des formes contemporaines de l'idée révolutionnaire, même s'il y a là une perversion dangereuse. Derrière leur pratique se profilent de très anciens modèles et qui participent à mon avis Je l'inconscient, de l'impensé révolutionnaire, modèles masqués que l'on retrouve peut-être, bien plus enfouis encore, bien plus occultés, mais tout de même énergiques, dans l'action de ceux que l'on peut tenir pour révolutionnaires authentiques. O.R.A. — Ici, Gilles Lapouge, tu m'obliges à préciser : la « vérité » de l'homme, que je disais tout à l'heure judéochrétienne et qui circule dans le discours de Marx, elle existe
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aussi chez Freud. En somme, par la censure, le désir serait faussé, aliéné, fait autre, frelaté. Revenir à cet homme, c'est retrouver un modèle enfoui. Mais à l'opposé, on peut être tenté de dire : il n'y a pas de modèle de l'homme, un homme vrai et un homme faux, il existe uniquement ce que les hommes font, et se font. C'était l'un des sens, en effet du moment existentialiste dans la pensée occidentale. Il me semble que cette idée travaille toujours, mais qu'elle a considérablement changé de contenu, qu'elle s'est enrichie de toute une pensée politique, et de toute une expérience politique. En gros, je dirai que la situation sartrienne est celle du choix libre que chaque homme fait de lui-même, et qui s'identifie rigoureusement avec son destin, comme dit à peu près Sartre à la fin de son Baudelaire. Pas de nature, pas de modèle. Mais le discours se développe en termes individuels. Maintenant, une théorie de l'absence de modèle se construirait très différemment (quitte à renouer, par exemple, avec la pensée anarchiste) ; elle insisterait sur le fait que tout modèle est un instrument idéologique et, finalement, une manipulation ; elle dénoncerait les opérations politiques effectuées à coups de modèles, etc. Mais structuralement, si j'ose dire, elle serait à sa façon « existentialiste » en ce sens que l'incompatibilité lui paraîtrait insoluble entre l'idée de révolution et celle de modèle, comme chez Sartre die est insoluble entre l'idée de liberté et celle de nature. J'avoue me sentir très proche de cette thèse. Pour moi, la formule même de « révolution sans modèle » est, tout simplement, un pléonasme. F.C. — Pour une meilleure compréhension de l'ambiguïté et de l'équivocité des textes de Marx et de Freud, ou de l'ambiguïté de démarches telles que celles des hippies, de ces retours à la nature, il faut revenir à l'histoire. Je voudrais préciser un certain nombre de points historiques, pour marquer comment, dans notre culture, s'est déposé ce concept de révolution avec ses couches successives. Je prends pour référence un mythe qui a pesé sur le développement de la pensée occidentale, à travers Augustin et les Arabes : le mythe du Timée. Car, c'est dans ce mythe qu'apparaît, pour la première fois, l'idée fondamentale de révolution,
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Comment penser
avec la notion très importante de métabolè. Métabolè, c'est retournement. Retournement de quoi ? C'est ici que le mythe est important. Quel est le contenu du mythe ? Platon nous raconte qu'il fut un temps où le monde tournait à l'endroit, c'est-à-dire dans le sens convenable, et précise qu'en ce temps-là, les hommes étaient directement gouvernés par les Dieux. Donc, il n'y avait pas besoin de l'Etat, de politéia, de constitution. Il n'y avait pas de travail, donc pas de division du travail. Il existait une correspondance directe entre l'homme et sa réalité. E y a eii brutalement un accident, et ceci est très important, car l'idée d'accident est aussi chez Augustin, J.-J. Rousseau, Marx, Engels. G.L. — Accident qui s'est produit à peu près partout, dans toutes les cosmogonies ou religions : chez les gnostiques, c'est le diable qui a escroqué la création, il s'est livré à un monumental tripatouillage cosmique en se faisant passer pour le bon Dieu, si bien qu'on n'y comprend plus rien. En Amérique, on connaît la false face des Iroquois, ou encore, chez les Eskimos, les masques Inuas qui célèbrent le temps d'avant l'accident, c'est-à-dire le temps d'avant les temps si cela peut se concevoir, qui se caractérisait par le fait que l'homme n'était pas distinct de son double animal. En Afrique, même accident un peu partout, le plus célèbre étant peut-être celui que provoque le « renard fauteur de troubles » des Dogon. F.C. — Oui. Brusquement, le monde s'est mis à tourner à l'envers, dans le mauvais sens, et du coup, il y a eu des catastrophes physiques, naturelles, c'est-à-dire le bouleversement du sens. Tout semble indiquer que Platon pense que les dieux s'en vont, découragés. Ce qui est frappant, c'est que, une trentaine d'années auparavant, Euripide écrit les tragédies de l'homme sans dieux. C'est-à-dire des textes où il n'y a plus d'espoir à avoir, où il n'y a qu'à crier, qu'à hurler. La structure des tragédies d'Euripide est la mise en scène des effets de la fuite des dieux. Au début de la pièce, les hommes s'efforcent d'agir, d'entreprendre, d'en appeler aux dieux et à leur propre volonté. Au milieu de la tragédie, ils s'aperçoivent qu'il n'y a rien à faire. A la fin, c'est le hurlement constant, le désespoir :
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les dieux s'en sont allés. Du coup, il s'agit de faire avec ce monde qui maintenant va à l'envers. Toute la métabolè platonicienne, toute la révolution politique et morale qu'il propose sont imbriquées : le livre IX de La République montre que celle-ci est aussi - et déjà - un traité de morale. Tout cela consiste à essayer de retrouver ce que Platon appelle le theoeïdès, c'est-à-dire la semblance divine que possède l'homme, et qui lui vient du temps où le monde allait à l'endroit. Il faut retrouver cette couleur. Ne pas chercher le gouvernement des dieux : cela est impossible. Mais, dans le gouvernement des hommes, on peut faire revivre la couleur divine. La thérapeutique, la pédagogie platoniciennes consistent à essayer de sauver ce qu'il y a encore de divin en l'homme. G.L. — On tient communément Platon pour très pessimiste, et c'est vrai, il est ronchon, grincheux, mais désespéré je ne crois pas. Lorsqu'il propose de rétablir l'ordre initial, celui du cosmos, le « bien arrangé », il ne produit pas une proposition rêveuse, il ne se livre pas à un exercice spéculatif. Il fabrique un modèle de cité idéale, modèle qui doit être tiré à un nombre infini d'exemplaires, une maquette de laquelle il voudrait même obtenir la réalisation en la proposant à Denys II de Syracuse, occasion que ce nigaud de Denys ne saisit du reste pas. Il y a là une illusion constante : si l'on parle des utopistes - et Platon entre dans cette catégorie, au moins pour La République et Les Lois, même si le mot utopie n'est forgé que vingt siècles plus tard, par More - on pense toujours à une fuite hors de la réalité, à une acrobatie d'intellectuel ou de poète. Rien de tel en vérité. Les grands utopistes se veulent des praticiens, des hommes d'action. Fourier attend tous les jours, au Palais-Royal, le financier qui lui permettra de fonder son phalanstère. Owen, Considérant, Godin, Cabet aussi, je crois, dix autres utopistes réalisent leur cité idéale. Donc, si Platon est pessimiste, il n'est ni désengagé, ni sans espoir. Simplement, pour lui il existe un modèle de cité d'après la révolution ; ce modèle, il l'extrait de la combinatoire des astres, de l'accord avec le temps fin et régulier que moulinent les astres.
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F.C. — Oui, mais c'est le temps à l'envers qui est désormais le temps vrai. G.L. — Le retour à un temps vrai ou bien l'expulsion du temps ? Difficile. Et comme à mes yeux, la réflexion sur le temps est indiscernable de la réflexion sur le modèle, je voudrais saisir la perche tendue par Platon pour avancer un peu dans ce terrain glissant. Je pense que le modèle platonicien engage à façonner une cité si subtilement calculée, taillée dans des matériaux si parfaits, et formés de rouages si minutieusement ciselés qu'on aboutit à ce difficilement pensable : faire du temps une matière régulière, stable, cohérente et homogène, au point qu'elle finit par s'anéantir. En somme, par la monotonie absolue du temps, pulvériser le temps, en faire de l'inerte, du neutre, de l'absence. Arracher la demeure des hommes aux incohérences, aux aléas, aux tourbillons et aux lichens du temps historique, celui que nous vivons et qui se manifeste par ses embardées, sa fragmentation, son morcellement, ses chevauchements, ses va-et-vient. Si, donc, l'on convient que Platon propose un modèle révolutionnaire, ou du moins de société révolutionnée (ce qui suppose le danger que ce modèle ne hante certains thèmes ou entreprises de toute révolution à venir) cette révolution aboutirait à ce résultat : dans la mesure où elle extrairait la cité de la gangue du temps, la dispensant par conséquent de toute adaptation et de toute révolution future, faire la révolution pour ne plus avoir à faire la révolution. Ce n'est pas là une drôlerie ou un paradoxe, mais lumière sur le thème de la révolution, du moins de la révolution « avec modèle » qui me semble, elle aussi, se concevoir comme absolue, globale et irréversible - et c'est à ce niveau, quant à moi, que la soumission de la révolution à un modèle quel qu'il soit revêt un sens inquiétant. F.C. — Autant que faire se peut dans le monde sensible, étant donné que le monde sensible est toujours le monde de la dissolution. Cela devient, chez Aristote le monde sublunaire où il n'y a pas de mouvements parfaits, mais avortés ou arrêtés. Tu as raison cependant de dire que Platon n'est pas pessimiste, car en fait, un message politique et moral est délivré. Ce qui me paraît plus frappant, c'est que jusqu'à la
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définition moderne de la révolution, la même idée reste dominante. Que ce soit chez Augustin, chez les politiciens du 17*, Hobbes et Locke, et aussi chez Rousseau. G.L. — Mais au même moment se dessine un autre modèle radicalement contraire - enfin pas au même moment : un peu avant - ce qui explique bien des choses car entre Périclès, artisan de cet autre modèle, et Platon, peu d'années, c'est vrai, se sont écoulées (Périclès meurt en 429 et Platon naît en 428), mais l'histoire s'est démenée comme un diable dans un bénitier, elle a fait pis que pendre, elle a entassé morts et désolation, disloqué les solidarités grecques par la guerre du Péloponnèse, empuanti les mœurs, si bien qu'on peut concevoir que le modèle platonicien soit calculé contre le temps, contre l'odeur fétide de l'histoire, au lieu que, dans le règne actif et heureux de Périclès, les choses n'allaient pas sur le même pied. (Et Périclès n'est qu'une commodité, bien entendu, car biea avant lui il y a eu Hérodote, et ces philosophes énigmatiques de la côte Ionienne, mais enfin, disons ici Périclès, je ne fais pas d'histoire, je trace en pointillé une petite typologie des modèles.) Pour Périclès par conséquent, plus question de Grande année, d'Eternel retour ou de copiage cosmique. Il postule que la figure du monde s'organise à mesure des accomplissements contingents des temps, et de main d'hommes, de décision d'homme. Il ouvre le début du sentier, du chemin ; il fait de l'histoire une longue pérégrination, de la politique un art de grand navigateur, sans qu'il soit, du reste, question d'Amérique. Il prononce une phrase qui va colorer toute l'histoire à venir : « Les siècles futurs diront de nous : ils ont créé la cité la plus heureuse », ce qui est une formule mystérieuse au demeurant car dans un même mouvement, elle fonde le modèle et elle le ruine. Elle énonce le modèle puisque Athènes, dans l'ordre du bonheur, atteint le niveau suprême, insurpassable. En même temps, elle indique que ce modèle ne pourra jamais être reproduit car, de toutes manières, Athènes aura été plus heureuse que toute cité inconnue à venir. Je suggère qu'on distingue pour l'instant trois familles de modèles : chez Platon, un modèle chipé à la nature (immobile
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et renouvelée en même temps), au cosmos. Chez les hommes du temps, d'une part ceux qui entendent restaurer la forme initiale et ceux qui au contraire veulent inventer l'homme encore masqué, la cité dont la seule réalité est de n'être pas encore, et qui sera dévoilée par le travail de l'histoire. Périclès se tient curieusement à la charnière de ces deux familles. Il a très clairement la notion de cet homme futur dont le visage est encore enfoui dans le temps, un peu comme les traits d'une statue sont noyés dans le marbre, les coups de maillet et de ciseau étant alors l'action des hommes, mais en même temps, en assurant que les citoyens d'Athènes auront été de toutes façons les plus heureux, il flirte avec l'idée d'un homme originaire, même s'il déplace le logis de cet homme normatif, paradigmatique, en le transportant des lagunes de la Genèse dans les ruelles d'Athènes. Mais, sous ces nuances, ce qui reste du discours de Périclès est ceci : la société est en marche. La politique est la stratégie par laquelle les hommes répondent aux défis ou aux débâcles du temps. F.C. — Le modèle précisément politique. La structure de pensée est la même. Mais, alors que les philosophes, et Platon en tête, avec Augustin et les théoriciens politiques à sa suite, s'inspirent d'un modèle cosmique et moral, Périclès s'inspire d'autre chose qui est l'idée machiavélienne et marxiste du calcul. C'est-à-dire la vision des sophistes, injustement décriée par Platon. Quoi qu'il arrive, ce qui compte, c'est de calculer, de lutter, de s'introduire dans l'affaire de ce monde (dans le sublunaire pour parler comme Aristote, dans le sensible pour parler comme Platon, dans la lutte des classes pour parler comme Marx). G.L. — Il reste que, même s'il est hanté par la notion de paradigme initial, Périclès s'en détache assez clairement. Le modèle politique qu'il façonne s'offre plutôt comme un outil capable de reconnaître et de susciter l'horizon à découvrir - le dessin de cet horizon qui est encore envahi de nuit. Si donc l'on risque une métaphore géométrique des modèles platonicien et péricléen, peut-être avancera-t-on que Platon voit le devenir comme un cercle alors que Périclès sait l'itinéraire de l'histoire comme une droite, sans origine et sans l'achèvement,
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image qui sera reprise, en même temps que corrigée, par l'apport judéo-chrétien. Le schéma de Périclès se détache en même temps des schémas empruntés à la nature. Pour les hommes de ce temps, les processus naturels sont conçus comme circulaires (au niveau du cosmos, tout au moins, car dans le monde sublunaire, tout est brouillé, usé, et les beaux cercles originels sont tout cabossés). En déliant le temps, Périclès ne se borne pas à proposer de nouvelles figures du devenir ; encore il se sépare des modèles épars dans la nature. L'histoire devient transversale ou plutôt sécante au schéma circulaire jusqu'ici reçu. Ce changement a, en outre, la conséquence de privilégier, parmi les facultés humaines, celle de la mémoire, hissée à uns place centrale du moment qu'on se lance dans une exploration sans rivage dont seuls l'archive, la chronique, le journal permettent d'assurer la cohérence. La mémoire est ce qui permet au navire de suivre son erre. Dès lors que le bateau a abandonné ses chemins, sinon tout à fait circulaires, du moins repliés sur eux-mêmes et repassant toujours par les mêmes points, la mémoire est la faculté qui maintient la solidarité des sociétés et des hommes avec eux-mêmes. Ce qui aura une grande importance dans les choix successifs de modèles. Un dernier mot : vers cette période, donc, les hommes pénètrent dans un canton qui sera marqué par le jeu atrocement compliqué qu'entretiennent entre elles les strates du temps. En nouant l'homme à son avenir, Périclès privilégie, en apparence seulement, le présent. Mais il faut ajouter que le présent, dans le même temps, reçoit forme des lumières qui tombent du futur. De même que l'avenir devient conséquence, production, du présent, le présent reçoit forme et substance de cet avenir inconnaissable. D'une certaine manière, dès lors que le temps se déploie, ce qui sera est aussi la cause de ce qui est. F.C. — Pour Périclès, si l'on en croit les textes de Thucydide, les segments linéaires sont toujours des tangentes à un cercle. Thucydide et Périclès et les sophistes sont de ceux qui ont le plus vaillamment lutté contre l'idée de nature humaine et même l'idée de nature sociale. Les sophistes qui
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se sont trouvés être, dans la politique empirique, des réactionnaires, ont été, dans la pensée, les plus révolutionnaires de toute l'Antiquité, avec les matérialistes, avec Epicure et Lucrèce. Ils ont tenté de briser l'idée de modèle circulaire, modèle de réintégration, de répétition, de retour du même. O.R.A. — Est-ce que vous accepteriez pour clarifier un peu les choses de dire que nous sommes là en présence de deux conceptions différentes du modèle ? La conception, peut-être judéo-chrétienne, mais en tout cas platonicienne d'un modèle qui est, en somme, antérieur. L'histoire va dans un sens qui est le bon, puis, à partir d'un certain accident, elle va dans un autre sens. Plutôt que d'un cercle, je parleras peut-être ici d'une lettre S, d'une lettre Z. (C'est Lénine qui parlait d'une spirale.) La métabolè, c'est de revenir, autant que faire se peut, dans le sensible. Alors qu'au contraire, chez Périclès et chez Lénine, le modèle ne préexiste pas (et nous nous éloignons de ce que François Châtelet disait tout à l'heure de Marx), le modèle sera ce que nous sommes en train de faire. Je rappelle ici pour mémoire, que lorsqu'il a appris que la révolution bolchevique avait duré un jour de plus que la Commune, Lénine a dansé de joie. Quoi qu'il arrive, c'est-àdire que même si demain l'intervention impérialiste liquide la révolution bolchevique, il restera inscrit dans l'histoire la cité péricléenne, léniniste, en l'occurrence... F.C. — Ou machiavélienne... G.L. — Oui, l'anecdote que tu cites de Lénine éclaire non seulement les ruses infinies du modèle mais aussi la situation insolite que le modèle occupe dans le temps, entre l'aboli et l'inaccompli. Ne parlons pas du cas où l'on vise à réparer la maquette originelle. Parions de la révolution occupée à inventer et produire, dans un même mouvement, un modèle encore englouti. Même en ce cas, je suis convaincu que des modèles révolus hantent le modèle obscur, absent, que l'on cherche. Napoléon disait que « toute inspiration est une réminiscence ». E était orfèvre et j'en tire la conséquence que le modèle est la mémoire, mais la mémoire si l'on peut dire oubliée, la mémoire naufragée, au point que peut-être le modèle est d'autant moins dévastateur, d'autant moins inévitable qu'il est
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mieux recensé, avoué ou exploré. Au contraire, le modèle inavoué, celui qui rôde dans les dessous de l'action politique, de la révolution par exemple, celui-là comme la parole barrée, devient discours balbutiant, cauchemar ou névrose, aussi longtemps que la cure analytique n'aura pas reconnu cette parole initiale - pour nous ce modèle obscur. En ce sens, peutêtre est-il vain de vouloir agir sans modèle, peut-être la seule manière de purger le modèle de ses pestes est-elle de reconnaître l'existence triomphante du modèle. Sans doute aurons-nous la chance de revenir sur le rôle joué, dans le neuf, par le passé, par la mémoire mais je voudrais poser tout de suite quelques jalons. Peut-on concevoir rupture plus brutale avec le passé que la découverte de l'Amérique et sa colonisation, plus grand bond dans l'inédit, le sans-mémoire. Or, que nous enseignent les chroniques espagnoles ? Ceci : que les conquistadores avaient la conviction de reproduire l'aventure d'Amadis de Gaule, modèle infracassable de l'aventure de chevalerie, de sorte que la part la plus neuve de la planète, celle qui était chargée du plus lourd avenir, a été découverte par les hommes de la plus longue, de la plus tétanisée des mémoires. Autres exemples : tout ce qui a trait à la stratégie. C'est une banalité que de le dire, on fait toujours la guerre précédente. Les exemples en sont trop évidents, mais voici moins banal et plus central à notre travail : ce n'est jamais en temps de paix, par les manœuvres (modèles de guerre, au sens de maquettes), que la stratégie nouvelle est mise au jour. C'est toujours sur le terrain, par adaptation à la part obscure de l'adversaire. On ne gagne donc en ce cas que si l'on déchire le modèle (si l'on néglige les leçons des manœuvres) pour façonner avec les morceaux déchiquetés de ce modèle, un modèle à venir. Dernière illustration : l'explosion de 1968, surgie comme rupture réelle dans le champ politique, ne trouve rien de mieux que d'installer au cœur de sa stratégie la barricade, exhumée pour l'occasion du magasin aux accessoires de révolutions populaires du 19" siècle : c'est le faubourg Saint-Antoine réchampi en boulevard Saint-Michel, ce qui est d'autant plus fascinant que le mouvement de Mai se déclare novation radicale, saut dans un avenir désembourbé du passé. Si bien qu'on arrive à 2
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Révolutions avec
cette absurdité : les mêmes qui se désengluent du musée imaginaire en barbouillant ce modèle des modèles culturels qu'est la Sorbonne, font une révolution du siècle précédent. Mieux : plutôt que de faire une révolution, ils la célèbrent, comme les fêtes religieuses célèbrent un événement fondateur, originel, pour purger si l'on peut dire le temps, pour remettre à neuf, faire une sorte de vidange. La révolution devient un service « après-vente ». Comme s'il y avait pour ces révolutionnaires-là deux mémoires, l'une mauvaise, et c'est celle du musée imaginaire, de toute la culture officielle, universitaire, d'une certaine forme de société, et l'autre bonne, celle des révolutions ratées, alors que si l'on veut vraiment dilacérer le modèle, c'est la totalité de la mémoire qu'il faut jeter à l'abîme, mais alors, à quel prix ! On pourrait multiplier les exemples*, évoquer même le champ de la littérature dans lequel tout texte (et le plus novateur) s'avoue comme bricolage, comme agencement de phrases passées, comme citations révolues, et Montaigne n'est pas seul à parler de « gloses et d'entregloses » puisque les critiques qui se veulent les plus avancés aujourd'hui, Kristeva ou Barthes, avec la notion d'intertexte, enfouissent toute littérature dans sa propre mémoire, ne conçoivent d'autre novation que celle du bricolage produit à partir de plusieurs modèles et produisant à son tour d'autres * A relire ces notes, dix autres exemples surgissent parmi lesquels celui-ci, spectaculaire. Le film Kashima Paradise, document exceptionnel sur le Japon moderne, en particulier sur les luttes des étudiants gauchistes contre les forces de l'ordre, révèle la persistance extraordinairement vivante des modèles du Japon féodal dans la lutte sociale la plus avancée. En vérité, les affrontements entre forces de l'ordre et forces contestataires, sur l'emplacement du futur aérodrome international, entre Tokyo et Kashima, se déroulent à la manière d'un fantastique tournoi de chevalerie. Hallucinant : un immense champ de bataille, constitué par le terrain du futur aérodrome sur lequel se trouvent les fermes que les autorités exproprient (et c'est à partir du mouvement spontané des paysans qui refusent l'expulsion que les étudiants gauchistes se sont introduits et ont pris l'affaire en main, un peu comme au Larzac). Sur ce champ, deux troupes identiques à des images féodales, et ceci jusqu'à l'équipement, jusqu'à l'apparence : les étudiants masqués, casqués et armés de longs bâtons qui ressemblent à des lances. Les policiers dissimulés derrière de hauts boucliers rectangulaires qui peuvent s'articuler les uns avec les autres de manière à former une sorte de « tortue » romaine. Les deux troupes manœuvrent,
et révolutions sans modèle
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modèles. Et Faulkner qui dit autrement : « Le passé n'est jamais mort, il n'est même jamais passé ». F.C. — Si l'on essaie de synthétiser ce que nous avons dit dans cette tentative pour tracer les profils de la notion de révolution, il apparaît qu'il y a deux versants. D'une part, ce que l'on pourrait appeler en simplifiant, et ce qu'il faudrait approfondir, le versant platonicien où la notion de révolution est appuyée, affermie par l'idée d'un modèle préalable, préalable renvoyant à quelque chose qui est, qui a été, qui était déjà là. Cet archétype de la pensée de la révolution n'est pas spécifiquement platonicien. Mais c'est Platon qui en présente le schéma le plus clair. Il est évident, toutefois, que l'on peut voir fonctionner ce schéma d'une certaine manière chez Marx, d'une certaine manière chez Augustin. Sur ces points, il faudra revenir. L'autre versant alors, qui a été souligné par Olivier Revault d'AMonnes, c'est qu'il peut y avoir une révolution sans modèle, ou plus précisément, une révolution qui se détermine en fonction d'un modèle qui est à construire, qu'elle est en train de créer. Ce versant, nous l'avons trouvé de façon très disparate dans l'histoire, par exemple chez Périclès, Machiavel, Lénine, et chez Mao Tsé-toung. O.R.A. — Je voudrais dire que le modèle que nous sommes en train de chercher, c'est d'un certain point de vue une absence de modèle. On est en train de le faire, on ne sait pas se heurtent, se replient. Et nous avons même le public, avec la nuance qu'en place des dames et seigneurs, le public est formé ici des paysans menacés d'expropriation qui suivent avec intérêt l'action (certains paysans y participent, mais dans un registre spécifique, en s'attachant à leurs maisons). Je viens de décrire l'opération comme on décrirait Bouvines, étant bien entendu que, très probablement, si je connaissais le vrai modèle féodal japonais les coïncidences seraient encore plus impressionnantes, mais Bouvines participant du même modèle que toute féodalité, on surprend ce modèle de bataille chez les gauchistes japonais. Ce qui s'explique, puisque le Japon n'a pas subi l'ordalie d'une révolution. Il est tombé d'un seul coup du féodal dans le capitalisme bureaucratique. La persistance du féodal s'explique donc — et cette persistance montre combien la survie des modèles morts est durable — dans la forme bien sûr, dira-t-on, mais on sait bien qu'en ces affaires, comme en d'autres, la distinction forme-substance n'est pas recevable.
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exactement ce qu'il va y avoir dedans (je crois que François Châtelet interviendra pour souligner cet aspect de la pensée et de l'action de Lénine). C'est un antimodèle. C'est un modèle pour demain, ce n'est pas un modèle pour aujourd'hui. Celui qui est en train de construire un modèle n'a pas de modèle. Il n'y a pas de vérité éternelle... F.C. — ... et cela renvoie à l'idée qu'il n'y a pas de nature humaine, qu'il n'y a pas de condition humaine, qu'il n'y a pas d'histoire déjà écrite, une historia revelata, mais que l'histoire se révèle sans arrêt à elle-même dans la pratique historique. O.R.A. — Sinon, il y a peut-être l'idée que l'histoire c'est l'historia stultitiae, l'histoire de toutes les bêtises que l'humanité a aocumulées, chaîne avec laquelle désormais il faut rompre. F.C. — A propos de l'historia stultitiae, il faut évoquer le premier personnage qui compte, si l'on veut essayer de s'y retrouver dans ces divers profils. Il ne s'agit pas de faire une histoire de l'idée de révolution, mais on pourrait prendre ici et là quelques idées qui se sont déposées, et qui occupent notre tête chaque fois que nous parions de révolution. Et celui auquel je pense est l'inventeur de la philosophie de l'histoire : Augustin, évêque d'Hippone. Chez Augustin, dans La Cité de Dieu, il y a d'une part Vhistoria stultitiae, c'est-à-dire l'histoire de la cité des hommes, et celle-là, quand on la regarde d'une manière non avertie, est rigoureusement sans modèle. Augustin considère que nous sommes dans l'empirie la plus totale, que c'est le lieu du désordre. Convient ici la formule de Shakespeare : « un conte plein de bruits et de fureur raconté par un idiot ». La cité des hommes, c'est comme un roman de Faulkner, Pylône ou Absalon, Absalon. Que l'on regarde l'analyse que La Cité de Dieu fait du sac de Rome par les barbares d'Alaric, qui paraissait être à l'époque un événement fondamental, un tournant comme on dit. Face à cet événement, Augustin prend un air ironique : « ne nous rebattez pas les oreilles avec le sac de Rome par les barbares d'Alaric, cela n'a aucune signification, et songez plutôt au sac de Rome par les Gaulois ». G.L. — Oui, ce qui est très étrange. On accepte que saint
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Augustin fasse mine de négliger les effets immédiats de la prise de Rome, qu'il ignore ou prétende ignorer que l'Occident choisit ce jour-là l'ordre obscur des vieilles forêts contre les géométries claires de la Méditerranée. Mais c'est au niveau même où s'articule la réflexion de saint Augustin que le sac de Rome revêt un sens décisif. Il fracasse l'image que les hommes se font de l'histoire. Ce jour-là, un modèle, si coextensif à ce que l'on pouvait désigner comme histoire qu'il en devenait imputrescible, et presque impensable, se disloque. Après le sac de Rome, aucune époque ne croira plus jamais qu'une œuvre humaine peut durer éternellement. Et du reste, je me persuade que cette crainte-là obsède saint Augustin - en tout cas son travail - et que s'il s'est jeté dans son immense entreprise c'est, d'une manière sourde, pour remplacer Rome. Comme si les mots étaient chargés de prendre le relais des permanences que les événements ont laissé se détruire. Quelque chose dans le tissu de l'histoire s'est déchiré, après cette première déchirure qu'avait été l'Incarnation. Dans les deux cas, ce qui advient est surprise pure, événement, donc, sans modèle. En ce sens, le sac de Rome est peut-être le modèle même de l'événement sans modèle ; je veux dire de l'événement dont la prévision et l'organisation échappent aux modèles prévisibles. Si je fais ce détour, c'est pour interroger seulement si la seule part, dans une révolution, échappant au modèle, n'est pas la part qui échappe aux acteurs de la révolution. (Et je n'en conclus pas à la nécessité de s'abandonner au flux incohérent des événements, mais au contraire, je me demande si la destruction de tout modèle, leur ignorance, ne risque pas, à tout moment, de se solder par un recours à l'intuitionnisme, au spontanéisme, pour ne pas dire à une doctrine du fil de l'eau - ce qui revient à dire que la défiance des modèles, la croyance en leur malice, en leur nocivité exigent sans doute une autre réplique un peu plus élaborée que leur suppression pure et simple.) Pour en terminer avec le sac de Rome, l'événement me paraît remplir dans la pensée augustinienne le rôle que la guerre du Péloponnèse joue pour les textes utopiques de Platon. Si bien qu'une œuvre construite pour endiguer l'histoire
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(La République, Les Lois) et une œuvre destinée à amputer l'histoire de ses leurres (La Cité de Dieu) ont ceci de semblable qu'elles naissent dans le lieu même qu'elles excluent en le remaniant, d'un spasme de l'histoire. Je ne pense pas introduire ici des rêveries qui me seraient propres, mais je me range à l'enseignement de saint Jérôme qui, à la nouvelle de l'entrée à Rome des troupes d'Alaric s'écrie de Bethléem où il réside : « Ma voix s'étrangle quand je dicte ces mots, elle est conquise, cette ville qui a conquis l'univers ». F.C. — Certes, mais pour Augustin, cette histoire empirique, lorsqu'on la prend « comme cela », est non signifiante. Car ce qui compte, et qui peut lui redonner une signification, c'est l'histoire de la cité de Dieu, c'est-à-dire l'histoire de l'Eglise. Celle-ci n'est pas, bien sûr, une historia revelata, une histoire déjà écrite, mais une histoire qui a déjà donné son indication, qui, en tout état de cause doit aboutir à la résurrection des corps. G.L. — Pour en revenir à la figure que les hommes se forment du temps, voici que le Christ, le christianisme (et déjà, la Bible...) bouleversent de fond en comble le tableau. Tout soudain, on apprend qu'il y a un commencement des temps, une fin des temps, et cette conviction disloque toutes les représentations sociales. Elle agira sur le modèle de toute révolution à venir, même si les révolutions s'insurgent contre un pareil modèle. Périclès avait dénoué le cercle des années pour faire de la suite des temps une droite. La prédication christique fait passer la création à la toise, elle l'allonge sur un lit de Procuste et coupe tout ce qui dépasse ; elle fait de la droite un segment, avec une origine, et c'est la décision de Dieu, la Genèse, une fin, et c'est l'Apocalypse, suivie du millénium, cette fin étant donc non pas dissolution des temps, ouverture sur l'abîme impensable du néant, mais sortie des temps, métamorphose des temps en absence de temps, stabilité, immutabilité, antihistoire, toutes formules qui vont désormais infecter la rêverie occidentale et influencer ses accomplissements historiques. Conséquence curieuse : au moment où la nature, hier encore sans commencement ni fin, baignée d'éternité, se trouve soudain réduite à la condition mortelle, à une
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durée déterminée, voici que l'homme, par le Christ, accomplit un chemin contraire, il prend la place laissée vide par la nature, dans les banlieues de l'éternité. Hier, l'homme était bordé de deux abîmes, naissance et mort, désormais, c'est en lui que l'éternité vient se loger. Est-il besoin d'ajouter la remarque que des remaniements aussi profonds, aussi violents, vont peser sur toute idée à venir de modèle ? F.C. — On apprend, grâce à Augustin, que le temps est une créature. La formule est proposée dans La Cité de Dieu. Le temps-créature a un début et une fin. Et, ayant un début et une fin, l'histoire a un sens, dans les deux significations du terme. C'est-à-dire que l'histoire coule d'une certaine manière, dans une sorte de sens unique ; cela veut dire aussi que le devenir, comme tel, est significatif. Ainsi, selon Augustin, il y a cette ambiguïté que nous relevions dans d'autres auteurs plus modernes, et qui préfigure toutes les querelles sur la grâce, Augustin pense que jamais rien n'est joué. Pour lui, le problème n'est pas celui de la révolution, mais celui de la conversion. On ne peut pas entendre La Cité de Dieu, si on ne se réfère pas aux Confessions. La véritable révolution est la conversion, le retour à l'homme, en tant qu'il est créature de Dieu. Il s'agit de rendre l'homme à son essence originelle qu'il a oubliée, parce qu'il s'est laissé enfouir dans la cité des hommes. O.R.A. — C'est un point de vue. Mais d'un autre point de vue, la révolution est déjà faite en droit dans l'histoire, par l'incarnation. C'est-à-dire qu'il y a la nuit et le jour. A Chartres par exemple, l'iconographie de l'Ancien Testament est toujours à l'ombre, vers le Nord, et l'iconographie de l'évangile vers le soleil. Ce n'est pas un hasard. Simplement, cette révélation n'a pas été entendue par tout le monde. Par conséquent, la véritable révolution demeurerait la révélation. G.L. — Parce qu'il y a chez Augustin une certaine désinvolture vis-à-vis de l'histoire des hommes, de l'histoire de la terre par rapport à l'histoire de la cité de Dieu. Il en tient compte, mais au fond, ce sont des éléments qui s'entrelacent au seul véritable dessein, celui de l'accomplissement divin. O.R.A. — Son vrai problème n'est pas la mise en place des
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moments, nuit, jour, aurore de l'incarnation, etc. Son vrai problème c'est un problème pratique, qui est de convertir, de ramener à Jésus. F.C. — C'est ça. La révolution est conversion. Et si j'insiste tant sur le mot conversion, c'est que nous allons avoir à nous poser le problème de l'inverse abstrait de la conversion, qui est la perversion, comme forme de la révolution. H est évident, par exemple, que chez Sade, grand initiateur dans ce domaine, la perversion est précisément le lieu d'une révolution effective qui est rupture avec un prétendu ordre providentiel ou naturel. Pour revenir à Augustin, voilà une idée qui m'avait échappée tout à l'heure, c'est qu'il faut marquer la différence entre la grandeur d'Augustin et la platitude de Bossuet. Chez Bossuet, il y a une intrication constante entre cité des hommes et cité de Dieu, et, en fait, le providentialisme de Bossuet est un providentialisme niais, ce que n'est jamais le providentialisme d'Augustin. Parce qu'on pourrait dire que chez Bossuet, le modèle, dans le sens le plus archétypal du terme, fonctionne mécaniquement. Chez Augustin, il fonctionne toujours de manière ambiguë. Augustin est bien l'inventeur de la philosophie de l'histoire. Ce que nous apprend la philosophie de l'histoire, c'est, certes, qu'il y a un sens, une fin, mais qu'empiriquement, pour chaque événement, rien n'est jamais gagné. On ne sait jamais si c'est gagné, si on s'est vraiment converti. G.L. — Mais, au niveau de la vie vécue, le Moyen Age entretient des rapports déchiquetés, éparpillés, incohérents avec le temps. D'un côté, il y a cette grande idée du temps, idée chrétienne, augustinienne, le temps comme dévoilement incessant du destin de la création, donc matière de l'histoire, et d'un autre côté subsistent des survivances, des surgeons de représentations du temps bien plus anciens - 'le temps comme immutabilité, le temps comme « retour éternel » (idée que Platon avait probablement chipé lui-même à quelque Orient). Ainsi voyons-nous le Moyen Age divisé. Cette même époque qui a un sens précis du « fleuve du temps », qui invente l'horloge (premier appareil faisant du temps, jusqu'alors matériau naturel : le temps des astres, le temps du soleil et des nuits que distribuent les cadrans solaires, les clepsydres...), faisant
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du temps une figure mathématique (quelle « révolution » vraiment sans modèle, celle-là, moins modélique peut-être que la révolution de Gutenberg !), ce même Moyen Age donc capture incessamment le temps, soit en le repliant sur luimême, ce dont témoigne la faveur de la « roue de fortune » au fronton des cathédrales, soit en le rejetant du côté des choses du diable : toute « nouvelleté » est réputée mauvaise, du seul fait qu'elle est nouvelle. Un remède n'est efficace qu'à proportion de son ancienneté. Tout le Moyen Age est hésitant sur temps et histoire, devenir et immobilité, et peut-être demeurons-nous obsédés par ces thèmes. O.R.A. — Nous sommes encore déchirés entre ces deux thèmes. Nous sommes peut-être encore au Moyen Age. G.L. — Certes, et si le Moyen Age qui a un certain génie de l'excès pousse au comble ces nostalgies, elles ne sont pas étrangères aux autres sociétés. Tous les hommes disent « au bon vieux temps » et beaucoup pensent comme Guiot de Provins que « les hommes d'autrefois étaient grands, beaux, alors que ceux d'aujourd'hui sont des enfants et des nains ». Les ancêtres étaient souvent vieux comme des Mathusalem, des supermen et ces chants de Goliards que sont les Carmina Burana énoncent que la science est en plein déclin, que « des aveugles conduisent des aveugles ». Cette détestation du temps me paraît occuper le cœur de toute réflexion sur le modèle et on la retrouve dans les relations que les hommes entretiennent avec l'horloge, objet d'abord d'horreur, comme si cet outil angoissait du seul fait qu'il matérialise et gouverne la fuite des heures. Dante, peu progressiste il est vrai, lance des imprécations contre les horloges, regrette la Florence de son enfance, ou de son grand-père, je ne sais plus, qui était si bien élevée car elle ne possédait pas encore d'horloge. Davantage encore : l'horloge, l'instrument à mesurer le temps qu'Augustin tient pour créature de Dieu, le peuple attribue son invention à la seigneurie du diable *. Et Gerbert, le futur pape Sylvestre II, qui passe pour le créateur de l'horloge (à tort puisque en vérité l'inventeur serait plutôt Guillaume de Hirsaut) est tenu * Guillaume de Morlot, dans sa Chronique de Reims : « Admirabile horologium fabricavit per instrumentum diabolica arte inventum ».
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Où situer
pour nécromant, créature ayant des accointances avec l'interdit, avec ténèbres et mort. Et ce n'est pas seulement en chrétienté que le temps est une farine moulinée par le démon, c'est souvent dans les sociétés primitives, parfois aussi chez les Grecs. Sophocle l'indique dans Antigone *. Et si l'on considère non plus le temps métaphysique, mais celui de l'histoire, on se rappelle que Prométhée a été enchaîné au Caucase avec beaucoup d'incommodités. Un homme a éclairé puissamment cette dimension essentielle de l'histoire, l'enfermement du présent et du futur dans les forteresses du passé, c'est Kafka, dont Le Château fonctionne entièrement dans le révolu, au point que toutes les informations qui y circulent sont forcloses, concernent des objets ou des personnes disparus depuis des siècles ou depuis des jours, ce qui est du reste identique ; et dans un autre récit, La Muraille de Chine, Kafka montre le peuple occupé à adorer des empereurs morts depuis belle lurette et incapable de croire à l'existence de l'empereur régnant. Tout à l'heure, allusion a été faite à Machiavel, pour l'enrôler dans la troupe des calculateurs, aux côtés de Périclès et Lénine. Les uns comme l'autre privilégient le calcul, la stratégie, le travail de l'histoire sur elle-même. J'aimerais interroger un peu mieux Machiavel car Le Prince comme les Discorsi sont tissus de contradictions, contradictions qui, dans un esprit de ce rang, ne peuvent que signaler les dessous d'un autre discours, probablement presque conscient, captivant et important. Par les fissures que désignent ces contradictions tombent en outre quelques lumières dans le champ précis que nous arpentons : je crois que l'on peut, dans Machiavel, à la fois reconnaître l'imbroglio dans lequel nous nous sommes fourrés avec cet insubmersible modèle, et découvrir quelques zigzags bizarres aidant à surmonter les barrières auxquelles nous nous heurtons. Première note : Machiavel fait référence lancinante au thème de la fondation, de l'autorité du temps ou de l'expé* « Rien n'est plus terrifiant que l'homme car il fait violence à la nature laquelle en l'absence des mortels serait le repos éternel de l'être à jamais tournant à l'intérieur de soi ».
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rience, de la tradition, de l'imitation. Il n'est pas fortuit, peuton penser, qu'il élise pour son terrain de manœuvres préféré Rome, Rome qui incarne plus que nul Etat les notions de fondation et de modèle {peut-être faudrait-il dire : et donc de modèle). Le mythe d'origine de Rome illumine toute l'histoire de Rome (et, certes, toute société repose sur un mythe de fondation, sur des mythes de fondation, qu'illustre le réseau d'anniversaires qui encoconne tous les calendriers du monde, mais le mythe de l'origine fonctionne dans la majorité des cas dans le registre cosmologique ou religieux, alors qu'à Rome, peu douée pour la transcendance, il se déploie dans le vrai territoire de Rome, qui est celui de l'histoire). Donc, on peut surprendre dans Rome une sorte de manie rabâcheuse, au reste grandiose, une propension au ressassement ou au gâtisme de génie, un respect effaré et médusé du modèle, Même l'incendie de Rome, Néron l'éprouve comme reproduction de celui d'Ilion, c'est la catastrophe la plus culturelle de l'histoire, la plus modélique, semblable à ces mêmes leçons que les élèves récitent depuis des siècles dans les lycées. Machiavel apparaît donc comme l'homme de la copie ou du « par cœur », une sorte de grand-prêtre du modèle. Or ce trait s'accorde mal avec d'autres allures de Machiavel : il montre un goût forcené pour les choses du présent, il entend réveiller les temps, arracher l'histoire aux glus de la léthargie, réveiller les archives dormantes, troubler le jeu, et que vacillent l'ordre, les choses acquises, les circuits connus. Or, à lire Machiavel avec un peu de soin, on décèle qu'il met son génie à creuser sous son propre texte des galeries de fourmis, dans lesquelles ce texte finit par glisser et s'engloutir, il dispose des sapes un peu partout, et à mon sens, cela ne se passe pas du tout au niveau de l'inconscient, les masques sont choisis très lucidement. Les Discorsi présentent à ce titre un intérêt majeur et je les vois comme un détour tout à fait extraordinaire, duquel nous pouvons tirer enseignement pour saper, sans la nier ou la ruiner bêtement, la notion de modèle. En bref, Machiavel ne désigne Rome comme modèle à imiter que dans la mesure où Rome n'aurait imité aucun modèle. Il est patent que, dans Rome il ne retient que ce qui s'oppose à
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l'idée reçue de Rome - fondation, imitation, origine, paternité, ancêtre, etc. Il choisit non la part de la conservation, de la lourdeur, de l'héritage, mais celle de la légèreté, celle d'un peuple dont les semelles ne sont pas encore lestées du poids des années et des anniversaires. Rome n'est modèle pour Machiavel que dans les circonstances où Rome nia tout modèle, les écarta, les dissipa. En ce sens, ce retour à l'origine que semblent être les Discorsi, j'y vois une recherche fébrile du futur, la quête d'une disponibilité qui fut celle de l'origine ; et, du reste, le propre de l'origine, n'est-ce pas, justement, de n'avoir pas de passé, rien qui pèse ou qui pose, d'être du sansmodèle absolu. Les hommes qui nous ont précédé, on peut les considérer comme plus vieux que nous, mais si on veut, on peut les considérer comme plus jeunes, puisqu'ils sont plus près du début des choses. On peut poser sur ses parents le regard qu'on adresse à ses enfants. Pour plus de tranchant, Machiavel souligne les contrastes de Rome et de Sparte, Sparte, cité tétanisée, cadenassée, kyste du temps, au lieu que Rome est fille du temps, sceptique, artisane du futur, fabricatrice de l'histoire. Et d'une histoire déchiffrée comme incessante construction de la destruction et destruction de la construction. Je voudrais lire dans ces clartés-là les développements machiavéliens sur la forteresse : la forteresse, si maltraitée par Machiavel, est un modèle, le butoir sur lequel vient se déchirer moins l'ennemi qui attaque, que la cité qui a perdu son imagination, son énergie au point de déléguer sa défense à la forteresse, modèle stratégique immuable, modèle craintif (et que craindre si ce n'est les surprises de la liberté des temps ?), au lieu de la confier, cette défense, à cette forme sans modèle qu'est la volonté, la passion, le désir ou la colère des citoyens. Dans les Discorsi, Machiavel enseigne très clairement qu'imiter Camille ne consiste pas du tout à se comporter comme le fit Camille, mais à se révéler, comme Camille le fit, face à un défi quelconque, aussi imaginatif, aussi détaché de tout modèle que le fut Camille lui-même. Donc, imiter Camille, dans la thèse machiavélienne, cela peut aboutir à faire le contraire, exactement, de ce que fit Camille. Claude
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Lefort l'a montré dans un livre un peu encombré mais remarquable, Machiavel, le travail de l'œuvre. Si tout cela est exact, on arriverait à cette bizarrerie : le retour à l'origine, chez Machiavel, fomenterait une violence vers le futur. L'élection du modèle viserait la décomposition du modèle. Le copiage de l'ancien ne servirait qu'à détruire le passé, à s'en détacher assez pour inventer l'avenir. Car enfin, pourquoi Machiavel réserve-t-il un sort à Fabius, pourquoi le propose-t-il comme modèle ? Parce que Fabius, en désobéissant, en s'enfonçant au mépris de ses chefs dans la forêt interdite, en niant donc les autorités, et par delà ces autorités singulières, ce modèle sacro-saint qu'est celui de la hiérarchie, de l'autorité ou de la stratégie classique, eh bien ce Fabius en même temps gagne la victoire, ne s'érige en modèle que pour ruiner tout modèle et secoue les temps. L'expérience débouche sur l'inédit, la fondation sur l'invention, la conservation sur la destruction, le « par cœur » sur l'improvisation. Et peut-être Machiavel nous indique-t-il ici une manière de parer les coups fourrés du modèle : faire patte de velours face à un ennemi aussi multiforme, se montrer bien poli avec le modèle, grâce à ces bonnes relations, s'introduire dans l'immense magasin aux modèles et, sur les étagères, choisir tous les modèles qui à la fois nient tout modèle et se montrent inaptes à engendrer d'autres modèles. De sorte qu'à cet ennemi si rusé, Machiavel réserverait une ruse superlative : il introduit le modèle au cœur de son travail, non pour le masquer dans la lumière, comme le fait Poe dans La Lettre volée, mais pour le dynamiter. Il use du modèle comme d'une charge de dynamite déposée au cœur du modèle même, ou de l'instance modélique, avec l'attente que se dévoilera à travers les décombres, une zone enfin vierge de tout modèle, et poreuse à l'avenir. F.C. — Pour poursuivre dans cette recherche, on pourrait évoquer la position de ceux que l'on appelle, de manière rapide, les théoriciens du droit naturel. De Hobbes à J.-J. Rousseau, eux aussi, d'une certaine manière veulent promouvoir une révolution ; certes, ce n'est pas une révolution au sens où nous l'entendons maintenant, mais, c'est une révolution dans et du discours pour l'institution d'un pouvoir politique
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légitime. L'exécution du roi d'Angleterre pose à l'Europe un problème grave, qui n'avait jamais été soulevé de manière aussi radicale, à savoir : qui a le droit de gouverner ? Question qui en implique une autre qui n'est pas seulement de l'ordre du politique théorique, mais de la politique : quel est le bon gouvernement ? Il est extrêmement frappant, que dans le discours ces auteurs (je pense à Hobbes, Spinoza, Locke, Rousseau, les quatre évangélistes du droit naturel) se croient obligés pour développer leur thèse politique, de se référer à un archétype. Sauf peut-être dans le cas de Locke, aucun d'entre eux ne pense qu'il y a eu historiquement un état de nature. Mais, ils se donnent un originaire, à partir de quoi pourra être défini le pouvoir politique, c'est-à-dire assurée la révolution politique. G.L. — Je ne suis pas d'accord avec ce que tu dis. Il me semble que chez Rousseau, en particulier, le thème du bon sauvage n'est pas une hypothèse, n'est pas un exercice de l'esprit. Il a vraiment cru au bon sauvage. D'une certaine manière, c'est le premier homme après Hérodote à avoir eu une curiosité ethnologique. F.C. — Je crois que dans Rousseau, il faut distinguer... G.L. — Il n'y a pas que Rousseau, tout le mouvement de la découverte du monde... F.C. — J'en suis bien d'aocord. Mais, si on regarde attentivement les textes de Rousseau, M apparaît que l'on ne peut absolument pas confondre l'état de nature, qui est un état limite, qui est un concept, avec l'état de sauvagerie qui est une réalité historique. Etant bien entendu que l'état de sauvagerie est ce qu'il y a de plus près de l'état de nature. G.L. — Non, ce n'est pas l'état de nature. Mais tous les découvreurs, tous les voyageurs, ont cru (pas les conquérants, parce qu'ils se bornaient à éliminer les Indiens) découvrir une image présente du monde originaire. C'est très net dans les comptes rendus de voyage. Cook a joué un rôle dans la Révolution française, comme Christophe Colomb a été déterminant pour la création de l'utopie de Thomas More. O.R.A. — Je crois que c'est très vrai, mais qu'il ne faut pas confondre l'origine de l'état de nature chez Rousseau, avec l'utilisation qu'il en a faite. Il est incontestable que l'origine
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est liée à la découverte des continents extra-européens, mais Rousseau ne se réfère pas tellement à l'état de nature comme à un modèle qui aurait réellement préexisté. Il faut ici substituer l'analyse fonctionnelle à l'analyse notionnelle : Rousseau utilise l'état de nature plus comme un projet que comme un réfèrent. En somme, Rousseau, et peut-être tout son siècde, ne peuvent pas se représenter un avenir autrement qu'en passant par l'idée d'état de nature. Cette idée agit négativement : l'état de nature, c'est tout ce que l'histoire a jusqu'ici nié, corrompu, opprimé. C'est au nom de la nature, du droit naturel, qu'on va nier ce qui le nie. La négation de la négation n'est pas forcément ici une affirmation. La nature est un projet, et un projet assez vide (sauf dans l'Emile). Je me demande si ce n'est pas un peu la même chose chez Kant... F.C. — J'abonde dans ce sens pour Hobbes et pour Locke. Il est bien clair que l'état de nature tel que le définit Locke ne se comprend qu'à travers un projet politique. Puisque nous essayons d'analyser la force de la notion de modèle, c'est Locke qui s'est cru obligé de passer par là. Après tout, pourquoi Locke ne propose-t-il pas directement, sans préalable, le projet de la bourgeoisie anglaise, le projet de ce que Macpherson désigne très justement par l'expression d'« individualisme possessif » ? Pourquoi se croit-il donc obligé, pour présenter ce projet qui est très clair (droit de la propriété individueille, droit de l'expression libre, etc.) de le recouvrir par une référence à la nature ? O.R.A. — Pourquoi Rousseau se croit-il obligé, alors que son véritable projet est le contrat, qui est à faire, à signer, à retrouver, d'articuler ce contrat sur l'état de nature ? Est-ce que vous diriez que chez Rousseau il y a contradiction entre la nature et le contrat, c'est-à-dire respectivement entre le modèle et la révolution ? Que le modèle, ce serait l'état de nature, et que la révolution, ce serait le contrat ? Moi j'en doute... F.C. — Je suis d'accord avec toi, avec cette précision toutefois : ce qui fait toute la modernité de Rousseau, c'est la manière dont il conçoit le contrat. Celui-ci est complètement inintelligible si on ne le pense pas comme contrat ininter-
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rompu, comme contrat constamment renouvelé, c'est-à-dire comme révolution ininterrompue. Le contrat chez Rousseau n'est jamais fait, il est constamment à faire et à refaire. C'est en ce sens qu'il y a encore cette bivalence chez Rousseau d'un modèle qui est là et dont on n'arrive pas à se débarrasser, et d'autre part cette idée nouvelle, qui fait que Rousseau est l'auteur avec lequel nous avons aujourd'hui le plus de rapports. Le contrat ne saurait réaliser le modèle « naturel » parce qu'il est foncièrement un acte historique. O.R.A. — Le contrat est vivant, il n'est pas un modèle F.C. — Oui. Et ce n'est pas du tout le contrat de Hobbes, qui est fait une fois pour toutes. Dans le Léviathan, le contrat est passé, c'est fini. Pour Locke, il est révocable, mais dans des conditions uniquement juridiques. D'où chez lui l'importance du plan législatif par rapport à l'exécutif. O.R.A. — Mais il y a aussi une autre différence, c'est que chez Hobbes, le contrat n'a pas de contenu, le Léviathan n'est tenu à rien, on n'a pas stipulé pour lui, tandis que le contrat rousseauiste est entre des parties contractantes, entre des êtres réels dotés de volonté. Chez Hobbes, les signataires du pacte abandonnent leur pouvoir, comme font les électeurs dans les démocraties bourgeoises. F.C. — On ne peut pas penser à Rousseau sans évoquer l'attitude des clubs révolutionnaires. Que voulaient ces clubs ? Renouveler plusieurs fois par semaine le pacte révolutionnaire. Si Robespierre s'est effondré, c'est précisément qu'il s'est coupé d'eux. H n'a pas compris que la révolution ne pouvait se maintenir et aller de l'avant que si ce pacte révolutionnaire était constamment repris, que si la révolution était ininterrompue. G.L. — Est-ce que ce pacte devait être sans arrêt reconsidéré pour l'adapter aux circonstances nouvelles, ou bien est-ce que ce n'était pas une cérémonie ? Une cérémonie communautaire, un ressourcement dans la communauté ? F.C. — C'était peut-être les deux choses. Ce que tu signales, c'est l'aspect psychologique. L'aspect politique, c'est l'affirmation que tout contrat qui n'est pas renouvelé constam-
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ment entraîne en fin de compte, un dol, un dommage pour l'une des parties. O.R.A. — Tu disais tout à l'heure, François Châtelet, que Rousseau est l'auteur le plus proche de nous ou en tout cas notre réfèrent constant, peut-être à cette différence près toutefois, qu'il a besoin de l'Etat, ou en tout cas d'un système d'institutions que tu viens de décrire en parlant de ce renouvellement constant. Depuis Rousseau, il y a eu la pensée anarchiste. Rousseau n'imagine pas une fraction de seconde que les choses puissent marcher d'elles-mêmes. Il faut que le Club des Jacobins se réunisse tous les soirs, vive, pense, agisse... Cela ne peut pas marcher sans le Club. Finalement le modèle renaît sans cesse... G.L. — Les choses marchent d'elles-mêmes, dis-tu, et c'est pour évoquer aussitôt l'anarchie. Je te propose deux remarques. La première est qu'un autre système a été imaginé dans lequel! les choses vont aussi d'elles-mêmes, mais au lieu de déboucher sur l'anarchie, on obtient la plus glaciale des contraintes, le système le plus férocement préservé de l'accident et du hasard, du désir et du tumulte, c'est l'utopie. Poussée à son comble théorique, celle-ci vise à organiser un pouvoir si parfaitement adapté à la société qu'il finit par se dissoudre dans cette société. Il s'efface dans la mesure même où il est la société elle-même. L'utopie superlative entraîne, davantage que le dépérissement du pouvoir, son anéantissement. Au cœur de la société utopique, le pouvoir devient l'absence, le lieu aveugle, ou le lieu vide, quelque chose d'apparenté à l'immobile moteur de Giordano Bruno, ce centre absent dont toute chose procède, autour duquel toute chose tournoie. Les Chinois avancent une thèse très proche, dans le Wu Wei, à partir de l'image du ciel dans lequel toutes les étoiles doivent fatalement tourner autour de l'étoile polaire pour la raison que celle-ci est seule à ne pas bouger, à demeurer quand tout passe. De même, dit le Wu Wei (je tiens ce savoir du beau livre de Heinrich Zimmer, Le Roi et le cadavre), tous les vassaux se meuvent autour de l'Empereur parce que celui-ci fait le vide dans son cœur, ne commet jamais la moindre action.
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On pourrait avancer cette hypothèse que l'anarchie suit peut-être le relâchement ou la turbulence du contrat, alors que l'utopie signale la mort de la loi. Et cette mise à mort de la loi entend non point engendrer une société trouble, aléatoire ou libertaire, mais au contraire une société si ordonnée qu'elle n'a plus besoin de contrôle ni d'impulsion. La loi est un produit du temps, un avatar de l'histoire, à la fois son déchet et son contrôle, elle accompagne l'usure des mécanismes politiques, la rouille que dépose le temps. A l'opposé, l'utopie, dans la mesure même où elle s'exclut du temps, du désir, du mal, se passe de la loi. Elle a seulement besoin d'un protocole initial, règle de jeu, mode d'emploi, modèle qui comme la règle du jeu de dames, par exemple, ne réclamera jamais le moindre aménagement puisque le système utopique a pour cible la sortie du temps, la mise sur orbite de la société dans un espace sans pesanteur et sans entropie. Alors, pour conclure provisoirement, j'observe ceci qu'une société sans modèle (anarchie) recoupe sur un de ses côtés du moins (absence de pouvoir) la société fondée sur le modèle le plus dur, l'utopie. L'histoire nous fournit des exemples de passage de l'extrême anarchie à ces sociétés de néant que sont les sociétés utopiques, c'est-à-dire des passages du sans-modèle au surmodèle. Je rappelle les discours de cet utopiste perfectionné qu'a imaginé Dostoïevski, dans Les Démons, en la personne de Chigalev, Chigalev qui, après avoir annoncé glorieusement qu'il a mis au point un système auprès duquel ceux de Platon, Rousseau ou Fournier ne sont que roupie de sansonnet, Chigalev est totalement éberlué de constater que son système recèle, probablement, une faille car ses conséquences sont en contradiction radicale avec l'idée qui l'avait inspiré. Il prononce alors cette phrase à la fois cocasse et angoissante : « Partant de la liberté illimitée, j'aboutis au despotisme sans limite ». J'aimerais, à propos de l'anarchie, te soumettre une autre remarque. Tu dis que l'anarchie est cette société dans laquelle les choses marchent d'elles-mêmes et nous en sommes d'accord mais n'est-ce pas là le signe que nous sommes infestés par les modèles politiques forgés par l'Europe, d'Aristote à
l'anarchisme ?
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Machiavel ou de Platon à Montesquieu ? Nous échouons, à cause de ces modèles, à concevoir une société sans pouvoir qui ne serait pas une société anarchique. Or peut-être me trompéje, mais les deux thèmes ne se confondent pas à mes yeux. H est vrai que pour nous, une société sans chef, sans hiérarchie, sans subordination, sans contrôle (donc sans police, sans fonctionnaires, sans bureaucratie, etc.) tend à l'anarchie mais ceci n'est exact que dans la sphère mentale européenne. Pour être explicite, je fais un détour du côté de cet événement tumultueux que fut la découverte de l'Amérique, fascinant d'être sans précédent et sans imitation possible. Il marque l'ouverture, dans le tissu de la pensée politique, d'un formidable accroc, l'apparition soudaine de sociétés qui n'ont connu ni Moïse, ni Solon, ni Bouddha, ni Confucius, ni Mahomet, ni les empereurs du Bénin. Il était donc curieux de vérifier à cette occasion, et pour la dernière fois dans l'histoire, si la forme des sociétés occidentales était conséquente à un choix initial (l'influence par exemple d'un modèle que l'on peut appeler gréco-romain, avec judéo-christianisme en sus) ou bien si, au contraire, une nécessité inhérente à tout groupe humain exige que l'on en arrive à des solutions sinon identiques, du moins voisines. Autrement dit, le modèle gréco-romain, a-t-il fonctionné comme un moule dans lequel toutes les sociétés ultérieures étaient condamnées à se modeler, ou bien faut-il supposer que la vie des hommes en groupe ne tolère que quelques solutions très peu nombreuses ? Or, il est insolite que la réponse de l'Amérique ait été double. Une partie de ces sociétés - celles des grands empires incaïques - obéissaient à des règles certes fort éloignées de celles de l'Europe, mais d'économie semblable. On y retrouvait une identique combinatoire, même si cette combinatoire opérait différemment et créait des systèmes contraires. La broderie était la même, encore que les fils entrelacés dessinent des arabesques éloignées. Pour une autre part, l'Amérique connaissait des sociétés non andines qui s'étaient formées sur des principes sans comparaison avec les nôtres, des sociétés que l'on pourrait appeler, dans le registre politique, non euclidiennes. Le pouvoir y tendait vers zéro. Là, l'écart était
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absolu, le ciel sans rivage et ce ciel n'avait aucun Nord par nous discernable. Ce qui suit est tout aussi curieux. Dans le Mexique de Moctezuma ou bien dans le Pérou des Incas, les Espagnols massacrent à tour de bras, ils méprisent avec conviction, ils réduisent en esclavage mais enfin, tout cela est dans l'ordre. Les Espagnols acceptent qu'ils se trouvent en présence de sociétés réelles. Ils manœuvrent en terrain familier. Les mêmes codes, aussi dépravés soient-ils, fonctionnent ici et là, avec chef, Etat, hiérarchie, pouvoir, au point que les empires andins sont très rapidement englobés dans l'espace politique du monde. Au contraire, et je résume ici trop rapidement les analyses de J.W Lapierre, vis-à-vis des peuples du Brésil ou du Paraguay, les Espagnols et les Portugais sont complètement paumés. Qu'est-ce que c'est que ces lascars qui se prétendent en société et se révèlent inaptes à concevoir la fonction du chef (sauf des chefs provisoires et déterminés pour leur compétence technique, guerre, chasse, agriculture, etc.), incapables de régler une hiérarchie, de former des Etats. Les Tupinambas sont déclarés « gens sans foi, sans loi et sans roi », formule merveilleuse : en somme, dès lors qu'une société échappe au modèle mis au point en Occident, on lui refuse le label de société, on la rejette dans les ténèbres extérieures des sociétés animales (au mieux, dans les clartés adamiques de l'anarchie). On échoue même à déceler ce que ces sociétés contiennent de rationalité. Pour moi, je ne pense pas que l'unique alternative à la société à Etat, à chef et à pouvoir, soit la société anarchiste. S'il est une chance d'invention, il faut d'abord rompre avec le modèle européo-centriste de l'Etat. Est-ce à dire que c'est rompre avec tout autre modèle ? Il y a eu dans le passé des sociétés importantes qui ont fonctionné sur d'autres modèles : Amérique du Sud, peuplades primitives, mais même sociétés très évoluées, comme celle de l'Islande primitive où la notion de chef était ignorée, toute décision étant prise par l'Assemblée des hommes. Aujourd'hui, et dans cette voie, des phénomènes insolites se manifestent. Je songe à la tentative de certains groupes de
l'anarchisme ?
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femmes, que je résume très grossièrement. Disons qu'au sein du M.L.F., on peut percevoir deux grandes directions. L'une estompe la différence des sexes et ne travaille qu'en vue d'obtenir l'intégration, d'accéder à l'égalité, ou plutôt à la souveraineté des femmes, sans mise à mort préalable de la société virile. Il est d'autres filières et pour moi plus fécondes. Leur thème est contraire : « La société des hommes, on voit le beau gâchis qu'elle a fomenté. C'est la débâcle. Nous, les femmes, nous devons mettre au jour une société vraiment autre, une société qui ruinerait notamment toutes ces pestes de la société virile, chef, hiérarchie, contrainte, Etat... ». H va sans dire que ces essais sont encore très flous, et que le modèle à mesure qu'on l'expulse se réintroduit. Il va sans dire aussi que ces sociétés sans chef et sans hiérarchie sécrètent, immanquablement, du moins je le suppose, quelques personnalités dominantes, mais enfin, je distingue là un effort héroïque et salubre - et peut-être un des lieux de l'espérance présente pour se déprendre de l'un des modèles les plus odieux, celui que chacun de nous est le moins disposé à jeter aux orties, que nous appartenions à une peuplade primitive, à l'Athènes de Périclès ou à la Byzance de Justinien, le modèle mâle - .et je précise bien : non le modèle d'une société gérée par les mâles, mais plutôt le modèle d'une société qui, dans la mesure où elle a été mise au point par les mâles, repose sur l'Etat, le chef, la hiérarchie. Cela dit, la question que je pose est celle-ci : s'agit-il là de sociétés anarchistes ? Pour ma part je n'en crois rien, j'y pressens plutôt une alternative à ces deux propositions que sont la -société anarchiste et la société terroriste. F.C. — Je ne sais pas si je suis d'accord avec cette analyse. Je pense que Rousseau est peut-être l'un des premiers théoriciens politiques à avoir été anarchiste au sens étymologique du terme, c'est-à-dire à penser qu'il n'est pas besoin d'un principe transcendant. Anarchie, c'est l'absence û'arché. Certes, il y a l'état de nature qui reste là, l'horizon, le sol. Mais, si l'on regarde un peu comment se construit le contrat social, on voit les efforts forcenés, désordonnés d'une certaine manière, que fait
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Le modèle
Rousseau pour biffer la transcendance grâce à l'idée de volonté générale. En ce sens il est très proche de Hobbes ; mais on comprend qu'il ait haï Hobbes, car Hobbes lui est apparu comme l'auteur qui a maintenu, qui a défendu, renforcé, l'idée de transcendance en politique. O.R.A. — Oui, mais l'absence de transcendance chez Rousseau ne signifie pas l'absence de pouvoir, mais au contraire renforce le pouvoir. En diluant ce pouvoir dans l'immanence, Rousseau l'étend absolument partout. Même à l'intérieur de notre propre corps, il y aura une frontière entre ce qui exerce et ce qui subit ce pouvoir. C'est clair dans la pédagogie rousseauiste : nous ne pouvons privilégier Le Contrat social au détriment de Y Emile ; or, là, la pédagogie proposée est l'antithèse parfaite de l'anarchisme. A nous, qui venons après, de savoir si ce modèle qui pour eux n'a pas de passé n'en a pas un en réalité. Ce que nous avons constaté jusqu'ici dans nos recherches sur la notion de modèle c'est que, quoi qu'on dise, et quoi qu'on fasse, il y a toujours un modèle, à un certain niveau, qui resurgit, qui se déguise, qui est rusé, qui travaille en-dessous, etc., mais qui renaît. Nous sommes bien d'accord là-dessus. Une des constantes (il y en a peu, dégageons-les) de notre recherche sur la notion de modèle, c'est qu'il y a toujours un modèle : chez les auteurs avec modèle, cela va de soi, mais aussi chez les autres. G.L. — On peut ruser avec le modèle. Une première ruse est celle de Machiavel qui consiste à utiliser le modèle comme conjuration du modèle. Une autre sournoiserie vise à multiplier à l'infini les modèles pour qu'ils s'anéantissent mutuellement et que l'on fasse du neuf avec des décombres. Assurer la récupération dans un ordre inédit, de morceaux empruntés à plusieurs systèmes. Je prends une comparaison triviale : la mode. On peut acheter un modèle chez Dior, ce que les dames fortunées ont fait très longtemps et les pas fortunées se croyaient obligées de copier, en le dégradant, du reste, le modèle du grand couturier. Depuis quelques années, il y a une révolte antimodélique chez les jeunes filles. Elles fabriquent leurs propres modèles avec des lambeaux des différents modè-
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les que met en circulation le monde actuel. Chacune dilacère et recompose le modèle pour créer un modèle sans modèle. O.R.A. — Oui, les modèles en miettes laissent un plus grand nombre de possibilités, et leur souplesse est maximale. L a question que je voulais poser - il est peut-être trop tôt - est la suivante : comment se fait-il que nous n'arrivions guère à penser sans modèle ? Je ne peux pas donner une réponse en termes d'idées, et je vous soumets l'hypothèse suivante : est-ce que le modèle, ce n'est pas finalement le pouvoir ? Est-ce que la pensée, dans la mesure où penser c'est ressortir un modèle, n'est pas finalement à l'image du pouvoir ? Dans la société dans laquelle nous vivons, c'est le pouvoir qui sécrète les modèles. F.C. — Je suis tout à fait passionné par cette hypothèse. Je pense qu'effectivement la fabrication des modèles est toujours liée à l'existence d'un pouvoir ou d'un contre-pouvoir naissant, car il ne faut pas nier que le contre-pouvoir soit capable de susciter aussi ses modèles ; mais si l'on passe de la sphère de la politique au domaine du politique ou de la vie quotidienne, je pense que l'idée de modèle est liée au fait que l'homme parle, et qu'on ne peut pas parler sans sécréter, en même temps que l'on parle des messages directifs ou directeurs qui sont entre ce que les linguistes appellent le code et le message. L e code, c'est le réfèrent absolu à partir de quoi des choses se disent et des actions s'accomplissent ; le message, c'est la phrase que je prononce. Or le modèle se situe très précisément dans l'entre-deux. Il est cette zone de recoupement où le code impose son message. Si on regarde d'un peu pflus près ce qui se passe dans le domaine de la science physicienne, on s'aperçoit que les changements de modèle (je pense ici à la révolution galiléenne, ou à la révolution opérée en chimie au début du 19* siècle) sont des changements n'affectant pas le code. Celui-ci subsiste, ainsi que ce que tu appelais tout à l'heure le pouvoir. Galilée, lorsqu'il annonce l'existence d'une nature unifiée, ne rompt pas avec le code. H parle la langue qu'on parlait à son époque, il fait simplement intervenir un certain nombre d'énoncés qui désormais vont être des modèles qui constituent le préalable, la condition de possibilité
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d'énoncé de lois physiciennes. De la même manière, je considère que, dans le domaine de la science politique, les théories du droit naturel énoncent des conditions de possibilité de penser la politique d'une autre manière, tout en maintenant intégralement le code qui était déjà là. Et je me demande si l'équivocité que nous avons repérée chez Marx n'est pas précisément de cette nature. Le déplacement opéré par Marx et Engels reste un déplacement second par rapport au maintien d'un certain code, qui est le code du monde bourgeois. Ce que dit Marx ne s'inscrit-il pas, en fin de compte, dans le système capitaliste, même si c'est pour l'abolir ? O.R.A. — Je crois que François Châtelet vient de nous faire franchir un pas décisif, et nous a permis en tout cas de clarifier certaines idées. Ce que je voudrais dire, c'est ceci : je voudrais distinguer deux types de pensée, et deux types de langage, ceux qui s'adossent à un code et qui par conséquent sont, par rapport à ce code, de caractère cumulatif. Il y a des molécules, il y a des ions, un tel en a parlé, Berthelot a énoncé telles lois, tel autre ajoute à ces énoncés de lois d'autres énoncés jusqu'ici non formulés et qui tirent leur sens du code. Cette seule opération de changement de modèle réactive le code et le fait ressortir d'une certaine façon, profitant de certaines dispositions de ce code non encore utilisées pour les faire fonctionner à plein, quitte à laisser un petit peu au rencart certaines autres dispositions du code, etc. C'est probablement comme cela qu'ont fonctionné les sciences de la nature dans les siècles récents, et probablement aussi les sciences humaines. Mon ami Pietro Beilasi, qui enseigne à Bologne la sociologie du travail et la sociologie de la connaissance, appelle cela un langage ou une pensée de type cumulatif. Il leur oppose la pensée, le langage et l'action de type « extensif », c'est-à-dire qui ne supposent pas une référence extérieure à leur propre démarche, qui ne supposent pas de modèle préexistant. Jusqu'ici, nous n'avons guère trouvé quelque chose qui soit sans modèle. Est-ce que nous ne devrions pas le chercher par exemple dans des modes de communication ou d'action qui soient sans code, ou plus exactement qui donnent leur code en s'exprimant, en se faisant? Ne nous laissons pas fasciner
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exclusivement par les modèles scientifiques. Est-ce que l'imagination dont on parlait en Mai 68, en demandant qu'elle soit au pouvoir, est-ce que peut-être certaines formes de l'art ne sont pas des expressions diamétralement opposées à l'expression scientifique, car elles donnent leur code en se faisant ? Est-ce qu'on peut parler d'interaction, ou de quelque chose comme ça ? Quelque chose qui n'est plus de l'ordre du modèle ? Autrement dit, je voudrais que l'on mette une sorte de liaison, dont je ne peux pas encore préciser la nature, entre modèle, pouvoir et code, et pas seulement code au sens linguistique du terme, mais aussi au sens juridique. Le Code civil... F.C. — L'expression première du code, c'est le Code civil ! G.L. — Oui, mais le Code civil est après le langage, ou même il est le langage. Le premier des codes civils est le langage, comme la hiérarchie sociale, la stratégie militaire sont échos de syntaxe et de grammaire, ou comme nos représentations de l'univers, du temps, de l'espace, de la matière ne sont que le déploiement, le dépliement de notre organisation langagière. Les règles de grammaire nous ont fourré dans la tête, pendant quatre siècles, la notion d'un sujet transcendantal pour la raison qu'un verbe a besoin d'un sujet et que l'on dit « je pense ». Arracher les modèles successifs, on peut le faire à l'infini. Chaque fois qu'on en décolle un, un autre s'étend en dessous, un peu comme les pelures successives d'un oignon. Et je me demande si l'ultime pelure, le modèle des modèles, gouvernant en secret tous les autres, celui dont nous ne parvenons pas à nous délivrer, n'est pas le langage. Gramsci remarquait que des expressions innocentes, perbacchi par exemple, font circuler toute une idéologie. Freud ou le Freud de Lacan place les mots avant les choses* et sur un plan plus technique, les études de B. Lee Whorf établissent sans ambiguïtés que la structure de la pensée est * Laoan : « C'est le monde des mots qui crée le inonde des choses d'abord confondues dans le hic et nunc du tout en devenir, en donnant son être concret à leur essence et sa place surtout à ce qui est de toujours ».
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Sade, Fourier,
ordonnée par celle de la langue. Il montre que dans la langue hopi, rien ne permet d'exprimer le temps mathématique utilisé par les physiciens occidentaux. Le temps hopi varie avec chaque observateur, il ne supporte pas la notion de simultanéité, pas davantage celle de l'adimensionnel. On ne peut lui attribuer un nombre supérieur à un, de sorte que le Hopi ne peut pas dire : « Je suis resté cinq jours » ; il est contraint de dire : « Je suis parti le cinquième jour ». Bien : cela concerne le temps, mais à tous les niveaux du langage, on pourrait mesurer la présence de modèles qui migreront ensuite dans tous les registres de la réflexion ou de l'action. L'Eskimo a un vocabulaire bien plus vaste que le nôtre pour la neige, qu'elle soit en train de tomber, en train de fondre, fondue, etc., alors que l'Aztèque, lui, n'a qu'un seul mot pour parler de ce que nous divisons en froid, glace et neige, etc., etc.* Dans un de ses livres récents, Barthes avance sur les mêmes frontières en montrant que les vrais inventeurs, par exemple Sade, Fourier et Loyola, n'ont pu progresser qu'après avoir commencé par fonder un nouveau langage, c'est pourquoi Barthes nomme ces trois personnages des logothètes. Bien entendu, ils ont dû, pour que le message circule, conserver vocabulaire, grammaire et syntaxe de leurs contemporains, mais ils les ont subvertís, malmenés, troublés, minés et détournés. (Exemple le plus simple : la manière dont Sade infecte la langue la plus raffinée du 18e siècle, avec son côté guindé, ses cascades de relatives, ses propositions conséquentes à n'en plus finir, ses longues parenthèses, comment il infecte cette exquise dentelle langagière avec les mots les plus contraires à la culture ou à la morale que suppose ce mode de langage.) C'est peut-être à quoi tu faisais allusion tout à l'heure en mettant en opposition code et message, mais précisément, modifier le message, n'est-ce pas forcément altérer d'abord le code ? Je veux dire, pour se déprendre de tout modèle préalable, ne s'impose-t-il pas de commencer par ruiner non pas le système * B. Lee Whorf : « L a langue et la culture hopi recèlent une métaphysique au même titre que notre conception prétendument naïve du temps et de l'espace, ou que la théorie de la relativité ; il s'agit cependant d'une métaphysique qui diffère de celle-ci ».
Loyola et Barthes
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de la langue, mais le code qui préside au fonctionnement de ce système ? Le même enseignement est délivré par les mythes liés aux états d'excès, de fureur ou de démence, c'est-à-dire à ce qui tient peut-être lieu, au niveau de l'individu, de révolution. Ces états s'accompagnent volontiers d'une dégradation, voire d'un naufrage, du langage. Quand Ajax pour se venger d'Achille et croyant massacrer les Atrides, s'aperçoit qu'il a en réalité fait un carnage de bétail, il s'exolut par là même de son groupe humain. Il entre dans l'excès et Sophocle indique cette sortie de l'espace humain en montrant qu'il se donne à la bestialité. Or, comme corollaire, et je résume sur ce point la très belle étude de Starobinski, il ne sait plus que pousser des cris sans suite. Il ne retrouvera parole cohérente qu'après avoir récupéré sa lucidité, au moment où il prend la résolution raisonnée de se suicider sur son épée. Même scénario, toujours selon Starobinski, le jour où Jésus a maille à partir avec le Gérasénien, l'homme des sépulcres, l'habité du diable. Le Gérasénien hurle sans mots ni syntaxe, stigmate même de sa perdition mentale, de sa possession par le mal. En revanche, dès lors qu'à l'injonction de Jésus les démons auront déserté le Gérasénien pour s'engloutir dans un troupeau de deux mille porcs, l'homme va retrouver d'un seul coup la parole et il la retrouve si bien qu'il deviendra un missionnaire de la parole christique. On multiplierait les exemples : Sade, grand maître du langage, lorsqu'il s'adonne à l'excès, tombe, lui aussi, lors du langage : la fille Keller, avec laquelle il se livre à quelques acrobaties à Marseille, ce qui la choque le plus, à en croire ses déclarations à la police, c'est moins les pratiques révolutionnaires du marquis que les hurlements de coq ou de cochon égorgé qu'en ces extrémités il pousse. La sortie de l'ordre, de la cohérence, la sortie du modèle des convenances érotiques emporte la ruine immédiate du langage. Peut-être en somme Sade n'aurait-il pas pu inventer des modèles érotiques inédits s'il n'avait pas d'abord remplacé le discours par le hurlement. Tout cela recoupe les considérations de Lévi-Strauss sur la sphère de la nature (sans règle) et
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Sade, Fourier,
celle de la culture (avec règle, étant dair que la règle des règles est le langage). Avancer, produire, bouleverser un ordre social, sans se plier à un modèle, cela exigerait alors au préalable une action sur le langage. Mais pas du tout son abolition, qui rejoindrait les rêveries adamites, plutôt son renouvellement, sa fracture incessante, sa perversion foncière, son ouverture au soupçon. Ce qui rend compte d'une grande part de la littérature révolutionnaire de ce jour, culturelle ou sociale. C'est là le grand changement depuis Sartre, qui ne concevait de littérature engagée que dans son contenu désigné et patent, alors qu'aujourd'hui, la littérature politiquement engagée peut ne pas effleurer le champ de la politique, mais se borner à subvertir le langage. De Joyce à Sollers (mais après bien d'autres, les poètes surtout, et Rimbaud) l'idée flotte que « changer la vie » succède à la métamorphose du langage, à l'introduction dans le langage d'une turbulence perpétuelle. Un écrivain aussi engagé que Cortazar le dit ainsi : « On ne peut changer l'homme sans changer ses instruments de connaissance, le langage donc ». Oui, décidément, plus j'avance dans ce trilogue et plus je me persuade qu'il est à la fois vain et périlleux de poser comme condition révolutionnaire, l'abolition de tous modèles. La seule voie me semble passer par la perversion des inévitables modèles et dans cet ordre-là, également, je crois que le travail à accomplir sur le langage n'est pas seulement outil de toute révolution mais qu'il constitue encore un modèle de toute révolution qui, une fois considéré que les modèles sont indestructibles, se propose simplement de retirer aux modèles leurs venins, ou peut-être de remplacer les venins dont sont gorgés les modèles, par d'autres venins. Roland Barthes, dans sa préface à ce livre sur Sade, Loyola et Fourier, précisément, me paraît explorer, par d'autres voies, ce registre. Face à l'idéologie bourgeoise, trop diffuse, trop pernicieuse, trop enfoncée pour supporter d'être éradiquée par une attaque de front, le seul travail possible serait la perversion du langage. Il écrit là quelques phrases qui pour moi forment une piste pour sortir du labyrinthe que composent les modèles*. Ce qu'avaient déjà
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pressenti les « situationnistes » avec leur technique de « détournement » - détournement, bien sûr, de modèles. F.C. — Là, il faut faire très attention. Il ne faudrait pas induire de cette idée qu'il y aurait quelque chose, de la pensée qui serait hors langage (je dis cela pour t'obliger à préciser ta pensée, car ce que tu dis me paraît très important). Cela pourrait être interprété dans un sens à la façon de H. Delacroix, une espèce de pensée qui serait plus riche que tout langage. Nous voulons dire exactement l'inverse (et sur ce point nous sommes tous les trois complètement d'accord), à savoir qu'il y a précisément des pratiques qui comme telles se libèrent du modèle, du code langagier, qui peuvent l'utiliser comme Swift ou comme Proust pour s'en désensorceler ; on aurait ici deux types d'utopie. L'un utilise le code langagier, non pas par « entrisme », mais par désarticulation ; cette technique ne présuppose nullement qu'il y a une pensée qui serait plus riche que le code, mais qu'il y a des pratiques qui comme telles ne s'inscrivent pas dans le code. Mais le code est là toujours, et le code, comme l'a dit Olivier Revault d'Allonnes tout à l'heure, c'est toujours le pouvoir. O.R.A. — Je ne suis pas sûr qu'il soit là partout et toujours, tout puissant... F.C. — C'est le pouvoir, ou le contre-pouvoir si je prends le 18e siècle en France. O.R.A. — Il y a plusieurs possibilités : le pouvoir et le contre-pouvoir, certes, mais aussi l'absence de pouvoir, non ?
* « H n'y a aujourd'hui aucun 'lieu de langage extérieur à l'idéologie bourgeoise : notre langage vient d'elle, y retourne, y reste enfermé. La seule riposte possible n'est ni l'affrontement, ni la destruction, mais seulement le vol : fragmenter le texte ancien de la culture, de la science, de la littérature, et en disséminer les traits selon des formules méconnaissables de la même façon que l'on maquille une marchandise volée... L'intervention sociale d'un texte ne se mesure ni à la popularité de son audience, ni à la fidélité du reflet économico-social qui s'y inscrit ou qu'il projette vers quelques sociologues avides de l'y recueillir mais plutôt à la violence qui lui permet d'excéder les lois qu'une société, une idéologie, une philosophie se donnent pour s'accorder à elles-mêmes dans un beau mouvement d'intelligibilité historique. Cet excès à nom : écriture » (Roland Barthes).
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Les modèles
La fin de l'autorité, de la domination d'un homme par un autre. G.L. — Ils seraient très intéressant à examiner, ces codes, car ils semblent souvent dotés d'une vie propre, aux comportements mal analysables. Codes, contre-codes se pourchassent, se succèdent, se remplacent. Si l'on examine l'histoire des idées, des sciences, des sociétés, on découvre des moments où le code, sans crier gare, perd sa souveraineté et un autre code se développe comme une colonie de microbes, occupe très rapidement toute la place. On a pénétré dans un sol différent, sur lequel les problèmes tenus hier pour insolubles se dénouent, cessent même de se poser. Il y avait là une muraille de béton d'une hauteur vertigineuse et, sans que rien n'ait annoncé son effondrement, voici qu'on chemine de l'autre côté de la muraille. F.C. — Si on prend le cas des sciences de la nature, on s'aperçoit par exemple (c'est Bachelard qui nous l'a appris dans notre jeunesse) qu'un chercheur comme Mendeleïev raconte toute l'histoire de l'atome dans le code positiviste. Eh bien, voilà que celui-ci lui échappe des mains. Bachelard, quand il écrit Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne, nous conte un prodigieux roman d'aventures, où on voit comment un savant arrive à établir des choses inouïes sans vraiment comprendre ce qu'il découvre. Il construit une classification des éléments qu'il croit complètement positive, en pure extériorité au niveau des effets, et ce dont il parle, c'est tout à fait autre chose : de la structure fixe des atomes. A mon avis, lorsque Lénine analyse la Commune de Paris, c'est exactement la même chose qui lui arrive. Il croit prendre pour modèle la Commune de Paris ; et il est un des premiers surpris, ayant utilisé ce modèle, d'avoir la révolution bolchevique sur les bras, si je puis dire. Il y a un étrange parallélisme entre la démarche de Mendeleïev et la démarche de Lénine. O.R.A. — Eh bien c'est ça, on commence à sortir du modèle. Quand tu dis cela leur tombe des mains, cela leur échappe, ils n'arrivent plus à le retenir, cela veut dire qu'euxmêmes n'ont plus pouvoir, n'ont plus modèle. Ils n'arrivent
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pas à rabattre la totalité de ce dont ils parlent sur le code. Le code se casse. G.L. — Il se casse, oui, mais quelle est-elle, cette cassure ? Quelle paille courait donc dans l'acier, quelle griffe dans le diamant ? Est-ce le résultat d'un travail contestataire, que celui-ci soit de sape ou de bombardement? Est-ce, plutôt, qu'une sorte de glissement tectonique, dans l'ordre des mentalités, des systèmes d'administration, des représentations, a bouleversé le paysage dans lequel les sociétés manœuvrent ? Par quelle force de désir ou de répulsion, de volonté ou de divagation, le modèle qui était hier dominant s'étiole-t-il et laisse-t-il monter des abysses un modèle noyé ? Pourquoi les modèles de la société de 1945 peuvent-ils nous apparaître aujourd'hui comme un champ de ruines, depuis la poésie à « hauteurs d'hommes » de Seghers jusqu'à l'humanisme pessimiste et héroïque de Camus ? Et comment d'autres modèles ont-ils occupé le terrain, jouant du reste entre eux à un jeu de furets de plus en plus rapide ? Et quand, à deux ou trois reprises j'ai prononcé, à la grande réprobation de François Châtelet, le mot à'impensé, c'est à cette question que je songeais : comment penser hors des modèles façonnés par le temps où tu es plongé ? Autrement dit, plus précisément, comment aujourd'hui travailler en passant au grand large par exemple du structuralisme, je veux dire, en se démarquant aussi bien du structuralisme que d'un contre-système forgé à partir de lui contre lui? Chacun de nous pourrait aligner quelques exemples. Notre ciel mental est traversé de modèles qui brillent et s'éteignent, comme les étoiles filantes au mois d'août. L'O.N.U., ou peutêtre l'Unesco, ou le Vatican, je ne sais pas, ont coutume de consacrer telle ou telle année à tel ou tel thème : l'année géophysique, l'année Wagner, l'année de la Vierge, etc. Je propose qu'on étende le système et que l'on voue chaque année à un modèle mental, par exemple à un de ces mots qui en quelques mois se hissent à la puissance de modèle avant de se dissiper sans reste. Il y aurait l'année de la « déconstruction », notion inconnue hier encore et qui nous envahit à la vitesse d'une vérole, ou bien l'année du « désir » (cela pourrait même
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Les modèles
mériter un lustre entier, ou une décennie, l'année du « décentrement », que sais-je? Plus gravement, considérons les femmes. Il y a quinze ans, lequel d'entre nous, aussi aventureux fût-il, eût-il imaginé, accepté même les modèles que le M.L.F. depuis a construits ? C'en est fascinant. Voici deux appareils, le vagin et le clitoris, qui étaient bien tranquilles depuis des siècles, ils semblaient dormir du sommeil du juste, en tout cas, n'être pas sur le point de déménager ou d'émigrer. Or, depuis une quinzaine d'années, ils se sont mis en marche, chacun de son côté. Le modèle qu'ils constituaient ensemble depuis toujours quant à la sexualité féminine, ce modèle est en déroute. Très rétrograde serait celui qui s'y accrocherait. Le clitoris, longtemps parent pauvre, strapontin ou « bois d'allumage » de la sexualité féminine, position confirmée il y a peu encore par Freud, voici qu'il a entrepris une ascension vers la gloire, alors que le vagin, qui se pavanait volontiers, est obligé de lâcher du lest, parfois même d'aller à Canossa. Même dans le registre de l'absolu, dans celui de l'éternité qui, en principe, devrait être assez insensible aux séismes de l'histoire, les modèles se renouvellent, dépérissent ou s'épanouissent. Par exemple, le modèle de l'enfer, indiscuté depuis toujours, qui donc le tiendrait pour sérieux aujourd'hui ? Il nous a explosé sous le nez, on n'en recueillerait que quelques cendres. Et la question alors est celle-ci : le modèle ne représente-t-il pas un certain consensus collectif, plus ou moins conscient, une ligne qui forme horizon commun ? Je dirais presque : le modèle n'est-il pas la fraternité, le partage. Et cela entraîne, à l'inverse, cette autre question : la rupture des modèles, l'action hors modèle ne postule-t-elle pas l'acceptation de la solitude intellectuelle ? Pourquoi aujourd'hui tant de catholiques désertent-ils l'Eglise ? Est-ce parce que Dieu est mort, ou bien parce que les hommes qui nous entourent ont abandonné le modèle Eglise ? Le modèle tient chaud. Le modèle qui gérait la communauté chrétienne est en panne. Si bien qu'hier, c'est l'agnosticisme qui exigeait solitude, énergie et héroïsme car c'était refuser la communauté des hommes, aujourd'hui, c'est
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la foi qui entraînerait la solitude puisque le modèle a fiché le camp. Dans l'ordre du goût, mêmes remarques : Stendhal admirait des peintres qui nous assomment, il obéissait à un modèle esthétique qui s'est éteint de sa belle mort (l'étrange, en l'occurrence, étant que Stendhal, au contraire, qui ne faisait pas du tout partie des modèles, en son temps, le soit devenu pour le nôtre). Et si l'art nègre, l'abstraction lyrique, Vermeer ou l'Op'art n'ont plus à affronter les douaniers, aujourd'hui, c'est qu'à tous les postes de douane du goût ils figurent sur la liste des objets qui peuvent circuler sans passeport. Et l'on voit défiler ces colonnes de modèles, certains neufs, d'autres qui font leur petit retour à dates fixes, modèle nouille, modèle camp, in, rétro, etc. Parfois, on décèle très nettement l'action d'un agent extérieur qui, pour des raisons évidentes, met en route certains modèles, en sacrifie d'autres : c'est le rôle en particulier de la publicité, vouée à installer dans nos têtes des modèles dans lesquels viendront se couler nos désirs. Mais, au-delà de ces actions ponctuelles, la métamorphose des modèles semble bien souvent échapper à toute volonté. Le code sexuel, qui a rempli de mauvais et déloyaux services depuis le Moyen Age, sans défaillance, avec une pointe fastueuse vers la fin du 19* siècle, ce code, ce modèle sexuel, on a beau le filtrer aujourd'hui dans les tamis les plus fins, on n'en retient presque plus rien. Il est mort, envolé, dissous. En ce terrain, l'impensable est devenu du banal, et cela en l'espace de trente ans à peine. On ne distingue même pas l'action d'un agent, ou d'une volonté dans cet effondrement. Il s'est produit quelque chose. Un modèle a sombré corps et biens mais pourquoi et sur quelle injonction ? O.R.A. — Immédiatement, je te réponds deux choses. D'abord, le code s'use, mais cette usure et cette fatigue signifient une chose à laquelle nous ne faisons peut-être pas assez attention, parce que le code c'est le pouvoir, et que nous subissons nous-mêmes le pouvoir. Ici, il s'agit essentiellement du code langagier, mais derrière lui est tapi, tu l'as reconnu, îe Code civil. F.C. — La police, l'armée, les juges, l'Etat. 3
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De Schônberg
O.R.A. — Quand nous nous étonnons que le code ne nous permette plus de formuler, cet étonnement est dû à notre croyance à la toute-puissance du code. Or un code, si puissant soit-il, n'est jamais tout-puissant, pas plus que le pouvoir n'est tout-puissant. Il couvre par exemple 90 % du réel. C'est cela qui est fondamental pour moi : il ne couvre jamais tout. D'ailleurs nous l'avons rencontré d'une certaine façon lorsque nous avons parlé du modèle. Nous nous sommes aperçus que les auteurs que nous avons cités avaient deux conceptions différentes du modèle. Différentes, ou plus précisément contradictoires. Et s'ils les ont, c'est bien parce qu'aucun de ces modèles ne couvre la totalité. C'est ce qui est hors du modèle que je cherche, en ce moment. G.L. — Donc, travailler sans relâche, contre le code. Découvrir que de l'autre côté du code s'étend une terre habitable. Au 12e siècle, l'Université de Paris a quelques difficultés avec l'Eglise et elle se déplace globalement à Chartres, étudiants et professeurs. Impensable. Mais ça dure plusieurs années et ça marche. Mao Tsé-toung admet que les Universités soient fermées plusieurs années. Impensable. Comment un pays de cette taille, lancé dans une aussi violente mutation pourrait-il se passer de ces élites intellectuelles, techniques que l'Université forme ? Et ça marche. O.R.A. — Si je prends un exemple un peu pédant emprunté à la musique, le système harmonique traditionnel, façonné par des siècles de polyphonie occidentale, établit un code d'une rigueur à la fois extraordinairement dictatoriale et prodigieusement féconde. On a affaire à un code, celui de la gamme tempérée, découlant finalement des harmoniques dits naturels. Arrive un certain Schônberg, qui dit : « Je vais aller au-delà de ce code, par conséquent, ce que je vais faire, ce ne sera pius de la musique ». Il le fait, et s'aperçoit à sa stupéfaction que c'est encore de la musique. Le schéma suivant : un code fantastiquement élaboré, astucieux, fécond, qui est tellement fécond et rusé, que quand tu le transgresses, tu es encore dedans. Là, il a changé de modèle, et le modèle nouveau qu'il fournit n'est que la totalité du modèle. D'ailleurs il a dit luimême : « J'ai fait le total harmonique », le modèle de mon
à la pop'
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modèle. Comme Galilée. Si nous comparons la musique préschonbergienne, la musique pré-dodécaphonique, à quelque chose comme la pop', nous nous apercevons que la simple guitare électrique, contrairement à la guitare dite sèche, laquelle est fabriquée pour faire entendre les harmoniques, est un objet fait pour ne pas les faire entendre, c'est une technique tout aussi rusée, qui a le résultat inverse. Dans la pop'musiqua, on n'est plus, du simple point de vue des hauteurs de son, qui est essentiel en Occident, dans la suite du code : on est complètement à côté. Ici, on est véritablement sorti du modèle. Vous allez me dire que la pop', c'est un modèle, mais ce modèle n'est pour le moment qu'un contre-modèle. Quand les types qui font de la pop' disent : « les harmoniques, c'est pas cela qu'on veut faire, on ne veut pas connaître le Conservatoire », ils nous situent complètement ailleurs. Et, chose curieuse, en même temps que vous supprimez les échelles harmoniques, vous contestez les classes sociales, parce que pour entendre le sixième harmonique, il faut appartenir à la haute bourgeoisie (les classes moyennes entendent le troisième harmonique : il suffit de juxtaposer à l'échelle des harmoniques le prix des appareils en vente dans le commerce, et de mettre làdessus les échelles de salaires, cela dit trois fois la même chose, une fois c'est de l'acoustique, une fois ce sont les prix, une fois ce sont les classes sociales ; et la chose ainsi répétée, c'est que la musique dite classique est une musique de bourgeois). Le problème de la perception de la musique, sur lequel on fait des thèses, en fait est un problème politique. Ce que je veux dire, c'est que la pop' ou le free jazz ont leurs modèles, véhiculent des modèles, et ces modèles sont hérités de stéréotypes sociaux qui traînent dans la société de consommation ; mais l'important c'est que cela fonctionne contre cette société. Dans cette même musique pop' qui n'a pas d'harmoniques, il n'y a pas non plus de chef, de partition, d'obligation. Il y a le plaisir, c'est tout. Finalement, quand on conteste les harmoniques, on conteste aussi la hiérarchie et le pouvoir. Cela me paraît évident et décisif. F.C. — Ce n'est peut-être là qu'une négation abstraite. Il y a aussi un fait qu'on a laissé un peu de côté jusqu'ici, c'est
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La pop' comme
que le glissement du modèle à l'antimodèle peut être aussi une négation abstraite, au sens où Hegel emploie ce terme. Soit une référence politique précise : Saint-Simon. La pensée de Saint-Simon est la négation abstraite de la société industrielle, et n'est rien d'autre que cela. Sur ce point, j'adhère complètement à ce que dit Marx. Et c'est un peu comme cela que je pense à la pop'musique dans ces manifestations les plus courantes : la négation abstraite de ce qui la constitue... G.L. — Je me demande si ce phénomène de la pop'musique ne pourrait être interrogé dans la lumière des théories contreutopiques. J'appelle contre-utopie la réplique opposée à ce monde stérile, irréprochable et ordonné qu'est la cité utopique : un double chaotique, capricieux, hasardeux, de l'utopie Aristophane face à Platon, Rabelais face à More, etc. On peut donc dire que le contre-utopiste propose une société purgée de tout modèle. Pour moi, néanmoins, je ne suis pas sûr que leur tentative ait un autre sens que celui d'une alerte, d'une impatience, d'une protestation. La réalité sans modèle qu'invente la contre-utopie s'évanouit à mesure de son apparition. Et je reviens ici mais en l'appliquant aux relations du modèle et de la durée, sur une observation que j'ai frôlée tout à l'heure : je constate, dans ces relations, de curieuses analogies entre l'utopie et son contraire, la contre-utopie. Dans les deux cas, on effectue une sortie de la durée, même si ces sorties sont opérées par des portes contraires, le contre-utopiste s'en évadant par l'instant, l'utopiste par l'éternité. Mais ici et là, nous naviguons dans les marges du temps, l'intemporalité comme le pur instant organisant l'agonie de toute durée. Voilà ce qui me paraît les exclure l'une et l'autre du terrain où peuvent se tramer et s'accomplir les révolutions. En ce sens, si le modèle en effet tétanise et pétrifie toute révolution, la clore comme elle surgit, l'absence complète de modèle me semble atteindre aux mêmes effets, refermer le temps, par dissolution du temps. Je précise bien que j'accepte fort bien la nécessité, pour le travail révolutionnaire, d'employer le style de la contre-utopie, tumulte, désordre, hasard ou risque, mais en vue seulement de déséquilibrer le modèle de la société, soit à la manière d'une ordalie, soit avec l'intention de méduser
contre-utopie
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l'ennemi, ou de rouvrir le champ de son imaginaire. Mais, je ne le vois que comme un moment, une étape du travail révolutionnaire. F.C. — Je suis entièrement d'accord avec toi, et en même temps je fais référence à Olivier Revault d'Allonnes. Il est vrai que la pop'musique nous alerte par ses cris, par ses affirmations. Il est vrai aussi qu'elle irrite quand elle conteste les dernières sonates de Beethoven, quand elle introduit ce qu'il y a de plus clinquant, de plus « toc > dans la société industrielle. O.R.A. — Là, c'est un problème de goût. F.C. — Non, un problème d'écriture musicale. O.R.A. — Mais justement tu mets le doigt sur ce que l'on a escamoté tout à l'heure en parlant de la pop' comme contreutopie. C'est-à-dire que dans un monde où tout est entraîné vers la réification, il nous paraît étrange, déplacé, un petit peu obscène que des gens consacrent leur temps de loisir à faire des choses que nous avons du mal à entendre. Ce qui est quand même fabuleux, c'est que l'œuvre en tant que telle, l'objet audible, n'est plus rien ici. Les types qui font de la pop' s'en foutent complètement. Ils ne veulent pas qu'on l'enregistre, ils ne s'intéressent pas à l'objet. Ils savent que réussir aujourd'hui sera rater demain et réciproquement. C'est une véritable déréification. Ce qui les intéresse, c'est l'amitié, c'est les copains, le signe du pied, le clin d'oeil, c'est ce qu'ils appellent les jams, improvisation de la parole et de la musique en public. Ils substituent à l'objet une certaine activité, une certaine créativité. Tu as raison, Gilles Lapouge, quand tu dis que cette contre-utopie s'évanouit constamment dans son exercice. Mais, depuis que Marx nous a appris à penser la société capitaliste, que faisons-nous sinon la penser de façon encore capitaliste ? Nous essayons à sa suite de penser la société capitaliste, et il faut continuer à le faire, mais nous ne la pensons pas encore assez bien, nous sommes assez infoutus de prévoir telles ou telles choses qui se produisent en fait. Mais, ce qui m'étonne, c'est que nous n'essayons pas de penser son contraire, de penser le processus inverse. Nous pensons, par exemple, que le capitalisme nous entraîne de plus en plus vers la spécialisation, la professionnalisation, la réification. Nous ne
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Peut-on penser
voyons pas sous nos pieds ou dans nos oreilles, le contraire qui est, aussi, en train de se faire, c'est-à-dire de la déprofessionnalisation, de la déréification. Dans le monde de l'art (j'enfonce une porte ouverte), il y a soixante-dix ans que tous les artistes disent qu'ils en ont marre d'être peintres, musiciens, etc., et qu'ils perçoivent la division du travail comme oppressive. Mais nous ne le voyons pas, parce que nous subissons les modèles. Il est évident que la substitution de la créativité à l'objet, de la non-professionnalisation à la professionnalisation, ce sont des contre-modèles, mais c'est la façon dont ils fonctionnent qui compte, et non pas leur contenu. Ils sont d'abord là pour casser les modèles ; s'ils en reforment d'autres, on les cassera à leur tour. G.L. — Oui, mais n'est-il pas éloquent que ce changement se soit produit dans ce qui appartient au divertissement, au plaisir, au surplus ? Je veux dire que le pouvoir connaît fort bien les cantons qu'il peut abandonner à la jachère et ceux qu'il doit tenir dans ses griffes. Si bien que la comparaison des révolutions dans l'art et dans la politique est tout à fait licite, mais il faut ajouter aussitôt que les résistances opposées par le pouvoir, par l'ordre, ne sont pas du tout identiques dans les deux cas. F.C. — Autrement dit, la société bourgeoise admet une sorte de luxe là où cela peut se faire. J'allais poser la question lorsque tu parlais de ces équipes de musiciens que je respecte profondément dans leur créativité. Imagine cependant la même chose concernant les architectes. En ce domaine, le code du pouvoir est diablement présent. Essayons de penser pour l'instant la possibilité d'architectes sans modèle, ou de politiciens sans modèle (car nous crevons de politiciens avec modèle). Essayons de penser la condition de possibilité d'introduction de types de parole d'un autre ordre. A ce propos, je voudrais revenir sur le thème de la sexualité qu'évoquait Gilles Lapouge. Le problème a été très bien posé : code et pouvoir sont inséparables. Je voudrais revenir aussi sur le thème code, pouvoir et image du corps, caT tout cela est étroitement lié. Je n'ai pas le droit de dire n'importe quoi. Ce que je ne peux pas dire concerne non
contre le capital ?
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seulement le code qui m'est imposé par la société, c'est aussi ce qui est inscrit par la société ou par le code dans mon propre corps. G.L. — Je me souviens d'un film de Godard - était-ce « Deux ou trois choses que je sais d'elle » ? - dans lequel un garçon, dans un café, bavardait avec une jeune fille très évoluée, la fille à qui on la fait pas, la fille dans le vent. Et le garçon lui ordonnait : « Dites-moi : ' Mon sexe est entre mes jambes ' ». La jeune fille rougissait, elle échouait à prononcer cette phrase. Elle voulait la prononcer, elle savait bien qu'il était idiot de renâcler mais, physiquement, elle ne pouvait pas, quelque chose, un modèle, lui interdisait de prononcer ce message si simple, cette constatation évidente, dépourvue de toute valeur. Le modèle jouait de manière négative, comme un gigantesque interdit. F.C. — Généralisons l'idée de Olivier Revault d'Allonnes, qui lie modèle et pouvoir. Quand on parle de pouvoir, de quoi parle-t-on ? On parle de ce que les Grecs appellent nomos et de ce que nous appelons les lois. Le code, c'est le Code civil, le code pénal. Et ce qui se dit à l'école et dans les universités est toujours lié à un arrière-fond de morale religieuse, et depuis Napoléon, à la loi civile. Sur ces choses qui sont liées au pouvoir se greffe le code langagier avec ses interdits. Il est évident que si la jeune fille ne peut pas dire « mon sexe est entre mes jambes », ce n'est pas pour des raisons grammaticales. La société induit un modèle du corps. La réalité du pouvoir comme modèle imposée constamment, s'impose constamment à la « réalité » du corps. O.R.A. — Il n'y a de modèle que dans les sociétés politiques. G.L. — Mais il y a aussi l'impensé, ou plutôt l'inavoué, l'implicite du pouvoir. On peut rationnellement étudier une situation et conclure : « ce qu'on me raconte n'est pas très juste et moi je n'en tiens pas compte ». On peut faire une critique rationnelle de la raison qu'on nous propose. Mais en dessous de tout cela, il y a quelque chose de beaucoup plus compliqué, beaucoup plus obscur qui est de l'ordre de
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Images ou
l'impensé, de l'inconscient, et c'est pourquoi il me semble nécessaire d'introduire, outre celle de modèle, une autre notion qui est celle d'archétype. Est-ce qu'il n'y a pas des choses que nous ne connaissons pas et qui fonctionnent dans notre tête à tous, dans la tête de la société et qui sont de l'ordre du modèle aussi ? F.C. — Je crains que tu ne fasses allusion à des thèmes qui pourraient être rattachés à la pensée jungienne, et cette pensée est une pensée obscure. Nous avons à l'instant cerné un peu mieux ce que nous entendions par modèle, aussi bien en nous référant à Mendeleïev qu'à Lénine, qu'au sexe de la fille dont parle Godard, et dans ce domaine, nous avons dit des choses qui ne sont pas indifférentes, même si elles ne sont pas justes. Cela dit, je crois qu'il y a une notion qu'il faudrait peut-être reprendre, parce qu'edle a été dévalorisée par les phénoménologues, qui est l'idée d'image. Tu as parlé tout à l'heure d'imagination, et j'ai eu un petit sursaut parce que cela m'a rappelé tout ce qui est dit dans Cuvillier, dans Huisman sur cette « faculté », et ce que disait notre vieux professeur à la Sorbonne : « Quand vous serez professeur, vous aurez à parler de l'imagination reproductrice et de l'imagination créatrice et alors vous vous apercevrez que l'imagination reproductrice ne reproduit rien, et que l'imagination créatrice n'est pas une imagination ». Ce qui est absolument juste. G.L. — J'ai le sentiment que tu règles un peu vite son compte à l'imagination, si bien que je voudrais dire dans quel sens, pour l'heure du moins, j'emploie le mot « imagination ». Je lui assigne une fonction de refus, le refus de l'illusion, de cette illusion qui a tendance à occuper la place de ce qu'il faut bien nommer le « réel » aussi approximatif, aussi trouble soit ce mot. Je veux dire que l'imagination a la charge de redistribuer les places entre les vessies et les lanternes. Elle devait tenir le langage suivant : « Le code dominant, le code de l'idéologie dominante peint cette maison ou cet arbre, en vert ou en bleu mais sous ces couleurs-là, s'étendent d'autres couleurs qui ont été recouvertes par le bleu ou par le vert pour des raisons idéologiques, ou de pouvoir ou de harsard,
imagination ?
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etc. ». L'imagination est cette fonction qui me pousse à ne pas croire à la couleur que mes yeux discernent d'abord. L'imagination est la faculté qui permet à un homme de ne pas se fier à l'apparence : par exemple le mouvement apparent du soleil autour de la terre, détrôné, grâce à l'imagination, au profit du mouvement de la terre sur elle-même. On connaît le débat capital entre André Breton et Roger Caiilois, au sujet des haricots sauteurs du Mexique. Breton extasié, comblé par ces petits haricots que la lumière fait sauter, y voit une magie, un hasard objectif, que sais-je ? Caiilois refuse cette interprétation. Il demande que le haricot soit ouvert, disséqué afin de découvrir le mécanisme rationnel de ces petits bonds qu'il fait à la lumière, ce mécanisme étant bien entendu un minuscule insecte. Querelle merveilleuse car elle fend le surréalisme en deux, l'oblige à se définir et du reste s'achève par le départ de Caiilois du groupe, ce qui était absolument normal. Alors, dans ce duel Breton-Caillois, à première analyse, l'imagination est du côté de Breton. Pour moi, sans paradoxe, c'est Caiilois qui s'est montré imaginatif, en refusant le modèle de l'apparence, pour aller voir ce qui gît en dessous. Au fond, la vraie démarche rationaliste n'est-elle pas celle de Caiilois lorsqu'il entend saisir le rationnel des phénomènes irrationnels ? Or, ce comportement s'impose incessamment. Pour découvrir par exemple la présence de la parole qui se dit entre les mots du code, compte tenu du bombardement idéologique, ou modélique, auquel nous sommes tous soumis, compte tenu de l'accoutumance, du sommeil, du laisser-aller, je crois qu'il faut que l'imagination, au sens que j'essaie de dire, ne cesse jamais de monter le quart. Elle doit veiller, faire des rondes, secouer les endormis, savoir lire sous les tranquillités de la mer les turbulenses, dans la bonace les orages. Donc, si je convoque l'imagination, c'est dans ce sens : pour imaginer ce qui est, non ce qui n'est pas. Imaginer le visible, mais, du visible, cette part naufragée, cette part que les modèles ou les antimodèles camouflent, détournent ou coulent. Imaginer, c'est donner à voir entre les modèles. F.C. — Ce que je voudrais restaurer contre l'idée d'imagi-
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Le problème
nation, c'est l'idée d'image. Jusqu'ici, concernant le modèle, nous avons hésité constamment entre d'une part le modèle archétypal, c'est-à-dire l'idée ou la configuration eidétique, et d'autre part l'idée d'image fonctionnelle. Je crois qu'entre les deux - ou en deçà - se situe quelque chose qui est ce que j'appellerais image. Il y a des trous, des lacunes dans les messages et les compositions de messages. Et ces trous sont pleins d'images. Peut-être est-ce là l'antimodèle par excellence. Les contre-utopistes ont vécu sur des images, et même Platon songeait en fin de compte à des images. Il vivait sur des images. O.R.A. — Tu accepterais le mot fantasme, ici ? F.C. — Pourquoi pas ? Au fond c'est le même mot, fantasia ou fantasmata. C'est l'idée lucrécienne aussi : nous refusons l'idée d'une société organisée et nous disons « attention, derrière toutes ces sociétés organisées, il y a des images qui sont là, et qui sont infiniment plus constituantes que ce qui nous est proposé par toutes les représentations... ». Car j'oppose représentation à image. Nous vivons dans les représentations. Ce qu'il faut faire revivre quand nous voulons lutter pour la révolution contre les modèles, c'est l'image. Cette puissance de l'image que je souligne m'a été apprise par un certain nombre de textes : Lucrèce, Marx, entre autres. Dans le courant de la rationalité que je ne saurais récuser, j'essaie de faire entrer quelque chose qui désarticule ce qui est imposé par la rationalité principale. Dans le code imposé, il y a à faire entrer une force de distorsion qui serait de l'ordre de l'image. Mais il faut préciser. L'image a toujours été liée à la représentation visuelle. II faut la libérer de cette hypothèque. Et même de celle de la représentation auditive. Ce qui me paraît significatif, c'est que toute la métaphysique occidentale, de Platon à Hegel, a toujours pensé l'image comme représentation visuelle. Il y a eu un petit renouveau avec Heidegger qui est passé de l'œil à l'oreille. Mais le changement ne me paraît pas fondamental car ce sont précisément des sens à distance. Je souhaiterais, quant à moi, que l'image prenne une autre force, que ce soit 1'« image » de la sensation, du goût, du tact, de la sensibilité
du négatif
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dite organique que la métaphysique occidentale a, en général, éludée. O.R.A. — Autrement dit : le plaisir. F.C. — C'est vrai qu'on ne jubile pas avec les oreilles et les yeux, sinon quand on est très cultivé, quand on est de l'élite. Les gens jouissent du sexe, de la bouche, du nez, de la peau, du contact, de la main. Ce qu'on lit des ethnologues nous montre que ce qui intéresse les sauvages c'est de sucer, de sentir, de flairer, de caresser, de palper. Quand je parle d'image, ce n'est pas au sens du 18e siècle, c'est au sens où on peut employer aujourd'hui le mot « image ». Bref, il faudrait briser le modèle de la représentation visuelle et passer à un autre genre d'image. O.R.A. — Ce que tu viens de dire m'incite à préciser que, en somme, ce que nous essayons de combler, c'est la lacune rationaliste qui est incapable de penser le non-conceptuel, l'aconceptuel, c'est-à-dire ce que finalement elle a défini ellemême comme aconceptuel. Toute l'histoire de la philosophie universitaire occidentale est traversée par le conflit du rationnel et du non-conceptuel. Et la porte de sortie offerte jusqu'ici aux philosophes qui s'y sont précipités, c'est l'intuitionnisme. Ce que nous voulons faire, c'est prendre 1'Aufklärung à son propre piège, mais non pas en lui opposant une sorte de surplus d'elle-même qu'est l'intuitionnisme, mais son négatif. Car tout ce que nous venons de développer, c'est le négatif à l'état pur. Il n'y a que la pensée négative qui puisse sortir de Y Aufklärung sans tomber dans Bergson. F.C. — Je crois que le problème qui vient d'être posé est un problème décisif, mais je ne me rallie pas à cette conception de la pensée négative. Pour moi, la révolution sans modèle ressortit à une pensée essentiellement affirmative. Je vais prendre l'exemple de Hegel pour essayer de préciser ce qui se passe dans ce domaine. Hegel a essayé de se situer constamment dans l'affirmation. Qu'il s'agisse de sa philosophie de l'histoire ou de sa philosophie politique, il a tenté d'en arriver à une sorte de positivité, et pour reprendre un thème que l'on a déjà évoqué, une positivité sans transcendance. Mais il n'a
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La liquidation
pu y arriver qu'en introduisant le négatif. S'efforçant de « poser » le positif intégral, il n'a pu faire autrement que de passer par la médiation du négatif. Ainsi, lorsque Hegel décrit la Sittlichkeit - la mentalité collective - du monde grec, il décrit celui-ci de manière affirmative, positive. Mais, la positivité qu'il introduit (c'est-à-dire la révolution introduite par la cité, la tragédie, l'humanisme grec, etc.), il n'arrive à la penser qu'à travers un double négatif, le négatif de l'Egypte avant, et le négatif de l'Empire romain après. Du coup, bien qu'il ait exclu l'idée d'une quelconque transcendance, il est resté tributaire d'un modèle, qui est le modèle même de la philosophie de l'histoire, c'est-à-dire l'idée d'une temporalité qui serait à l'avance structurée. Il faut bien que la Grèce succède à l'Egypte, que Rome succède à la Grèce, que le Saint Empire romain germanique succède à Rome, que la Réforme succède au Saint Empire romain germanique, que la Révolution française succède à la Réforme. Et il a, d'une certaine manière, sclérosé la pensée politique. Ce versant que nous notions dans les pages qui précèdent concernant Marx, le versant du « déjà fait j>, il l'emprunte intégralement à Hegel. Il n'est pas affirmatif comme l'étaient par exemple - et là je n'ai pas de texte à mettre en évidence, à poser comme ça - les bakouninistes à la même époque dans les débats de la Première Association Internationale des Travailleurs. Ce que Marx leur reprochait, c'est d'être constamment dans l'affirmation, de ne pas tenucompte du passé de l'humanité. Et quand on pose la question de la révolution avec modèle ou sans modèle, et je verse cette réflexion au débat, on soulève aussi le problème de la révolution avec ou sans historicité. G.L. — Oui, entre la mémoire et l'oubli, entre l'histoire et sa syncope, les hommes se livrent à une interminable danse de Buridan. Nous avons constaté déjà que les sociétés s'agrippent à leur origine, à leur fondation. Il n'est pas indifférent qu'Enée, tandis que s'écroulent les colonnes du temple, emporte son père sur son dos, cet Enée, favori de Jupiter, fabuleux ancêtre de l'Empire romain, établissant celui-ci, par conséquent, dans la mouvance du Père, de la puissance paternelle, dans l'ordre des ancêtres.
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II est vrai que le mythe de fondation de la Grèce peut passer pour contraire et qu'Athènes se crée contre la mémoire. Elle se délivre de son passé archaïque symbolisé par le Mino•taure, grâce à Thésée, futur roi d'Athènes qui tue le monstre crétois. Pourtant, cette mémoire va bientôt être restaurée en gloire, ne serait-ce que par le rôle joué dans tout le savoir, la vie quotidienne et l'histoire grecque par cette chronique superlative qu'est le poème homérique (avec en particulier ces dieux et ces héros qui fonctionnent comme modèles). Donc, même en Grèce, et on pourrait se livrer au même exercice en toute culture, tendance à perpétuer le passé, à transporter de siècle en siècle les empreintes d'origine. Pourtant, en même temps, sur une autre ligne de la même portée, on assiste à une tentative inverse, une tentative désespérée, accomplie par cette même histoire pour solder les temps à mesure de leur écoulement, pour faire, à certaines époques, une addition, afin d'effacer le tableau noir, de jeter •aux oubliettes les vieilleries, de repartir d'un pied plus léger et comme dit Nietzsche, « de faire silence un peu, faire table rase dans notre conscience pour qu'il y ait de nouveau de la place pour les choses nouvelles ». La bataille contre les modèles, c'est aussi la lutte contre l'encombrement, contre le cholestérol, contre le déchet, la pollution historique. Et je propose trois illustrations légendaires ou non, conscientes ou pas, de ces essais pour dépoussiérer l'histoire. Il a été repéré que les époques fertiles en entreprises encyclopédiques sont des époques de décadence, de rupture ou de lassitude - encyclopédies des Lagides d'Alexandrie, de Martianus Capella (fin de la culture gréco-latine), du Moyen Age finissant, plus tard de Diderot, au crépuscule de la monarchie, enfin grouillement présent de la matière encyclopédique, comme pour scander nos angoisses, nos inquiétudes et nos résurrections. Tout se passe comme si l'esprit du temps éprouvait la nécessité, en cas de décadence ou d'engorgement, d'établir un bilan, moins en vue de sauter plus loin à partir de cette espèce de tremplin, mais plutôt pour refermer la dalle du cercueil, dalle qui a charge d'étouffer, au moins de masquer, le passé. Obscurément, on pense : « Englués dans la
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mémoire, le savoir, le retour irrépressible de tout ce ' refoulé ', empoisonnés ou paralysés par ces restes et ces détritus, par ces modèles froissés qui s'accrochent à nous comme des papiers ou de vieux journaux un jour de tornade, nous perdons tout espoir de décoller de nouveau, à moins que nous ne jetions à la décharge publique ces immenses dépôts de mémoire ». On rassemble le passé, on le classe, on le tue, on le met en fiches, en encyclopédies, non pour le récupérer mais pour en débarrasser le temps, comme on rassemble les déchets radioactifs dans des containers blindés avant de les précipiter au fond de la mer. Les encyclopédies, sous couleur d'accroître le savoir, de le doter d'une meilleure maniabilité, seraient alors manière détournée de le détruire. On enferme la mémoire dans un container, et on la mitraille, on l'expédie dans les abysses. Je suggère d'aller au-delà encore, et de décrire ces monumentales pyramides encyclopédiques (et les diplodocus de la même manière, quand ils ont débarrassé la planète d'un certain modèle animal en périssant, c'était après une dégénérescence iqui se concrétisait par l'augmentation infinie de leurs dimensions), mais aussi la multiplication des grandes bibliothèques, des musées, des collections en général, etc., de les décrire comme des ordalies, chargées de mettre le feu à la Mémoire. Toute bibliothèque, si on la regarde sous un bon angle, on peut la lire comme l'incendie d'une bibliothèque. Pour moi, je ne peux contempler les rayons de la Bibliothèque nationale sans un sentiment de cataclysme figé. La deuxième observation concerne l'empereur Chi Hoang-ti, captivant à cause de cette idée invraisemblable qu'il a de clôturer l'espace chinois derrière une Grande Muraille. Sans doute entendait-il, à en croire Jorge Luis Borges protéger le territoire des contaminations venues de l'espace extérieur, de manière que les Chinois pussent jouir de « l'immortalité qui nous est intrinsèque ». Mais voici qui nous alerte. Le même empereur complète son initiative en donnant ordre de brûler tous les livres. De sorte qu'il travaille en deux dimensions : il incarcère l'espace, par la Grande Muraille, il muselle le temps, en calcinant les annales, le passé. Il assigne au temps une nouvelle origine. Il débarrasse le temps, comme on dit qu'on
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débarrasse une table après qu'on y a mangé. Il trace un cordon sanitaire, un contre-feu, entre l'avenir qu'il veut produire, et tous ces remugles du passé, tous ces modèles qui se faufilent sans cesse grâce aux livres, aux chroniques, au savoir. Et certes, ces idées sont ordinaires. Il est constant que les révolutionnaires déchirent les livres, au moins pendant un temps, car la révolution installée, ils recollent les morceaux déchirés et les engrangent dans les mêmes musées. Ce qui retient donc, chez notre empereur, ce n'est même pas l'ampleur de la destruction - tous les livres d'un territoire monstrueusement grand - mais bien la conjonction déséquilibrante des deux gestes : brûler les livres et édifier la Grande Muraille. Je suggère que l'empereur avait le désir de changer de registre, de substituer à celui du temps (les livres, la mémoire) celui de l'espace (un espace purifié du temps, par 'l'incendie du passé, et civilisé par la Grande Muraille). Noyer l'histoire dans la géographie, le successif dans le simultané. Car enfin ce qui frappe est ceci : en même temps que, pour désembourber l'avenir, on abolit l'histoire, et qu'on se rejette du côté de l'espace, on impose à la géographie les mêmes contraintes que les hommes réservent d'ordinaire à l'histoire : comme on enferme celle-ci dans les livres, dans le « par cœur » des écoles, dans le rituel des anniversaires et des fêtes, comme on enserre le temps dans un réseau, un treillis de dates et de célébrations, notre empereur fait violence à l'espace, il le contraint, il l'ordonne, il l'emprisonne. En quelque sorte, il assure le passage de la nature à la culture, à l'artifice, puisque cet espace jusqu'ici sans limite et garanti d'origine, voici qu'on l'enferme dans cette montagne artificielle qu'est la Grande Muraille. L'histoire fonctionne comme modèle paralysant de toute l'histoire, à plus forte raison, de toute révolution. L'histoire ne peut s'accomplir que par l'anéantissement incessant de l'histoire. Pour des philosophes bien tempérés, ces malices doivent paraître aventureuses et j'en conviens mais il me fallait bien avouer à un moment que j'étais plus sensible au modèle Borges qu'au modèle Kant ou Hegel, ce qui se confirmera par l'examen d'un autre incident historique, emprunté celui-là au
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Mexique. Peu de temps avant l'arrivée des Espagnols, en 1428, un empereur décrète, comme l'avait fait Chi Hoang-ti, la suppression de tous les livres. Mais il perfectionne le système en donnant l'ordre, en outre, aux érudits de son pays, de rédiger une autre histoire que l'histoire relatée jusque-là par les chroniques. (J'aime beaucoup cet empereur-là également, non seulement parce qu'il pousse au comble ce que font tous les historiens du monde en nommant Charlemagne Français ou bien Allemand, en peignant la bataille de Bouvines en ombre ou bien en lumière selon que la France est contente ou mécontente de l'Allemagne, mais davantage encore, par le dédain porté à ce misérable tas d'incertitudes que nous appelons vérité, dédain si violent que l'empereur décide, puisque la vérité est insaisissable, de la confectionner lui-même. Ce scepticisme un peu triste me touche. Il se tient à mi-chemin de ces philosophes de la fin de Rome, le Grec Carnéade par exemple qui démontre un jour l'envers, un jour l'endroit, et des historiens de la VIe Section qui ne savent plus du tout ce que peut bien être un fait historique.) Bref, cet empereur achève son opération anti-livres par la construction non pas d'une grande muraille du Mexique, mais du premier jardin zoologique. Au lieu de convertir le temps en espace, comme le fit le Chinois, il remplace l'histoire par une zoologie, mais la nuance est petite, car l'Aztèque comme le Chinois choisit le simultané contre le successif, étant tout à fait probable que les naturalistes de cette époque s'apparentent plus à Linné qu'à Darwin. Le Chinois est un arpenteur, le Mexicain un ordonnateur, un comptable des formes du monde. Dans les deux hypothèses, le travail vise à désinfecter l'Empire des modèles hérités, c'est-àdire sous l'apparence de supprimer le temps, de débarrasser le temps des modèles hérités, des scories qui l'encombrent. On tourne le dos à l'histoire pour rouvrir l'histoire. Car, de ce temps, ce qu'ils combattent l'un comme l'autre, est la portion échue, la part morte, celle qui s'est déjà tétanisée en modèles, caparaçonnée et qui interdit au devenir de s'épanouir en fraîcheur et en imprévisible. Pour fomenter la révolution, on nettoie le temps des relents agoniques du passé, y compris les relents des révolutions accomplies. D'un certain
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angle, ces deux personnages aux limites du songe et de la vérité ne parlent pas autrement que Fourier lorsqu'il enjoint « de refaire l'entendement humain, en commençant par oublier tout ce qu'on a appris ». F.C. — Je pense ici à une jolie phrase d'un roman d'Adelaïda Blasquez*. Elle raconte une ville, et d'un seul coup elle dit : « Assez d'histoire, passons à la géographie ». Je crois que l'idée de la révolution sans modèle est précisément la réintégration d'une autre géographie. Il faut regarder ce qui s'est passé aux origines du discours historien de la pensée occidentale, c'est-à-dire chez Hécatée de Milet et chez Hérodote, qui sont les initiateurs. D'Hécatée de Milet nous avons trois phrases qui sont très belles mais un peu elliptiques et nous avons le texte d'Hérodote heureusement conservé. Il est même étrange qu'Hérodote n'ait pas été détruit. On a détruit à peu près totalement Epicure, on a détruit Démocrite. G.L. — Tu veux dire qu'il aurait dû être détruit pour des raisons politiques ? F.C. — Bien sûr. Je ne pense pas du tout que la destruction des textes soit innocente. Celle-ci est liée à des options politiques, et les auteurs que nous disons pudiquement et académiquement « perdus » sont des auteurs qui en réalité ont été censurés par le ministre de la culture de l'époque (qui pouvait être ministre de la culture durant trois siècles d'ailleurs, et collectif !). L'Historia d'Hérodote est un livre autant d'histoire que de géographie, une histoire qui est géographique, une géographie qui est historique et qui n'arrive pas à se déprendrs des deux. Que nous raconte Hérodote ? Une série foncière de révolutions. De même que ce qu'il y a d'important dans l'apport de Marx, c'est qu'il nous présente tout à la fois une histoire et une géographie. Il est bien évident que si l'on prend Marx comme l'auteur de la théorie des modes de production historicisée dans le sens d'une philosophie de l'histoire, Marx est ou fade ou faux. Il n'est pas vrai qu'il y a eu un pur mode de production asiatique, puis un pur mode de production servile, puis un pur mode de production féodal, et enfin le mode de production capitaliste. Mais ce que Marx nous a montré * Que l'amour d'un grand dieu..., «Lettres nouvelles » - Denoël.
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d'important, c'est que les révolutions étaient constamment dans l'intrication à la fois de ce vecteur que l'on appelle la temporalité et ce vecteur que l'on appelle l'espace, le lieu de travail, la terre, l'habitation, là où les gens vivent, l'implantation, le séjour. Je suis entièrement d'accord avec toi, Olivier Revault d'Allonnes, pour dénoncer complètement le supplément intuitionniste qui nous fait glisser vers une espèce d'obscurité, une sorte de rapport ventouse de la conscience au monde qui est, de toute évidence, de la faribole. O.R.A. — Qui est le refus du discours... F.C. — Le discours aboutit à sa propre négation. C'est vraiment l'idée bergsonienne plate, à savoir : les philosophes n'ont jamais qu'une seule idée. C'était peut-être vrai de Bergson, d'ailleurs, mais pas de certains autres... Je précise pourquoi j'ai parlé de Hérodote et de la géographie. Partant du thème : la révolution sans modèle, nous nous sommes aperçus que la plupart des tentatives pour penser la révolution retombaient dans des modèles ; qu'il s'agisse de Robespierre, de Hobbes, de Platon, le modèle réapparaît constamment et introduit une sclérose, une simplification. Ceux qui ne sont pas tombés dans cela sont ceux qui ont eu un rapport avec la réalité terrestre, soit sous la forme du regard comme Hérodote ou sous la forme de la stratégie comme Lénine. Au fond, ce qui a toujours intéressé Lénine, c'est la terre de l'Empire des tsars, comment organiser la propagande dans la terre de l'Empire des tsars. Parce que l'histoire ouvriers-paysans, ce n'est pas une affaire conceptuelle. C'est une situation empirique, une position dans un lieu. Il y a des gens qui habitent la ville, des gens qui habitent la campagne, des gens qui travaillent, qui mangent d'une certaine manière, d'autres qui travaillent, qui mangent d'une autre manière... G.L. — L'étrange est qu'on ne peut guère préciser la fonction de la révolution sans la situer dans l'histoire. Or, on s'aperçoit en même temps que l'histoire vient toujours se mettre à la traverse de la révolution, dans la mesure où elle alimente toute révolution en modèles, donc en anti-révolution. Hier, tu fronçais les sourcils, François Châtelet, quand nous
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faisions allusion à la psychanalyse mais c'est bien de quoi il s'agit, il s'agit du retour du refoulé. Comme si le passé était un interminable, indestructible, incurable refoulé, toujours prêt à faire retour. Freud l'avait si bien compris que dans son dernier livre, un peu rêveur, un peu délirant mais pour ces raisons passionnant, Mciise et le monothéisme, il s'escrime à supprimer Moïse, figure superlative du Père, et métaphoriquement, de l'histoire. Reste à dire si l'on peut débarrasser le feuillet de tous les signes qui l'encombrent, laver le manuscrit comme on le fait pour les palimpsestes et écrire sur le parchemin, de nouveau nu, de nouvelles paroles ? Et le message effacé de ce palimpseste, ne risque-t-il pas de balbutier incessamment, dans les trous du discours nouveau ? Que ce travail de gommage s'impose à tout révolutionnaire, un ou deux exemples en attestent. Pourquoi les révolutionnaires consacrent-ils souvent tant d'énergie à édicter par exemple un nouveau système de poids et mesures, ou bien un nouveau calendrier (encore une fois, on retrouve ici, dans l'urgence révolutionnaire, ces deux catégories de l'espace et du temps, l'un et l'autre à raviver, à réinventer). Le système métrique, bien entendu est plus pratique que les anciens systèmes empiriques, mal fixés, régionaux et composés de dix systèmes successivement employés au fil des temps, embrouillés comme un nœud de vipères. Mais il faut ajouter que le pied est le pied du roi, modèle monarchique, et ceci au sens littéral puisque deux commerçants en litige ont toujours la possibilité d'aller vérifier la longueur exacte du pied du roi qui est gravé, je crois, au Châtelet. Le système métrique n'est donc pas qu'une simplification. Il est aussi bombarde dirigée contre le pied du roi, et peut-on déceler métaphore plus claire du passé, de la mémoire, modèle plus redoutable, que le corps du roi ? Leçon redoublée par l'adoption du calendrier révolutionnaire, avec la nuance supplémentaire qu'on vise alors à redistribuer l'histoire, à conférer une nouvelle origine, une nouvelle genèse au temps (ce qui du reste reproduit le modèle romain, comme aussi le modèle de toute société primitive). Le désir est d'extraire les temps nouveaux de la suite des
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temps, ce qui veut dire bondir hors de l'histoire, se déprendre de tout modèle. Et ces procédures ne se rencontrent pas seulement chez les révolutionnaires français. On les repère un peu partout, soit de manière transparente, le jour par exemple où Pierre le Grand, en 1700, édicté un nouveau calendrier différent du calendrier russe traditionnel, soit par des voies plus tarabiscotées, par la manie de l'anniversaire, de la commémoration, certaines dates étant célébrées par les sociétés car elles sont réputées manifester le recommencement des temps, leur rajeunissement, leur virginité, l'effacement, donc rituel et annuel de tous modèles - ce qui du reste est ambigu, désastreux et très vicieux car en vue d'évacuer la mémoire, on prend l'étrange parti de multiplier les anniversaires. Et j'observe au passage que les sociétés historiques, et les révolutionnaires de ces sociétés ne se comportent pas différemment que les sauvages, les primitifs, le congé des temps étant périodiquement signifié par les fêtes, les sacrifices, les célébrations de toutes sortes, la fête ayant mission de plonger dans les abîmes une image caduque du monde afin qu'une autre image puisse monter des profondeurs. On énoncerait cent exemples manifestant la même horreur du modèle mort, de la pourriture que ce cadavre de modèle entretient dans une société. Après tout, si Mao se déchaîne tout d'un coup comme un fou contre le pauvre Confucius, bien entendu, Confucius est un moraliste de l'ordre mais son vrai péché n'est-il pas d'avoir l'insolence d'être du passé et pourtant de ne pas être tout à fait mort ? De même, le geste si mal accepté des gauchistes de 68 qui déchirent je ne sais quel tableau de Philippe de Champaigne dans le bureau de je ne sais quel recteur de je ne sais quelle université (geste mal accepté par les gens d'ordre, c'est-à-dire par ceux qui probablement ignorent tout de Philippe de Champaigne et ne mettent jamais le pied dans un musée), ce geste donc, est grimace de jeune chien, vandalisme, puérilité, mais aussi utilisation raisonnée du sacrilège afin de nettoyer le sol sur lequel construire les monuments de la nouvelle ère, j'allais dire de la nouvelle Jérusalem, de ces temps purgés de toutes les pestes, de tous les tréponèmes pâles légués par le passé, et quel que soit ce
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passé, car le passé est mauvais en soi, du seul fait qu'il est le passé. Il va de soi que dans les deux registres - dans celui de la vie individuelle comme dans celui de la collectivité - le refoulé procède toujours à son retour, les hommes ne s'écartant du chemin du père que pour revenir fleurir sa tombe, pour mimer ses gestes, même à l'envers s'il le faut, les groupes défaisant ce qu'ils ont fait. En 1802, ils abandonnent le calendrier nouveau, resacralisant, en même temps que l'ancien calendrier, la mémoire de l'Ancien Régime, manière de réintégrer cette histoire dont on a cru s'évader, d'en suturer la blessure que lui a porté la révolution. Et bien entendu, les modèles seront modifiés, les gauchistes adopteront à la place de Descartes ou de Spinoza, l'abbé Meslier ou Dom Deschamps, fort bien, mais enfin, c'est modèle pourtant. Voilà. Je voulais simplement par ces exemples dire l'étrange lieu occupé dans le travail révolutionnaire, par l'histoire, à la fois matériau des révolutions et pourtant décharge des modèles morts qu'il convient de brûler et de pulvériser. F.C. — Il faut introduire ici une nuance concernant l'histoire. Nous nous sommes aperçus déjà qu'en fait il y a, au moins, deux types d'histoire. Il y a une histoire que Hegel dans son introduction aux Leçons sur la philosophie de l'histoire appelle « histoire originale •» et qu'il méprise. (Il est normal qu'il la méprise.) Mais je considère qu'il commet une malversation, et de grande taille. Car il s'agit de ce qu'on appelle aujourd'hui, d'une expression qui me gêne un peu parce qu'elle est trop vague, mais elle pourrait être utilisée, approfondie, « l'histoire au présent ». Par exemple Hérodote, c'est l'histoire au présent, Thucydide, Machiavel, Locke, Sade, Saint-Just, Lénine, Marx, Mao, c'est de l'histoire au présent. Il y a aussi l'histoire que Gérard Mairet* nomme « l'histoire disciplinaire ». Celle-ci est toujours histoire au passé, c'est-àdire l'histoire avec modèle. C'est une histoire qui est essentiellement bourgeoise. Historiquement, cette histoire n'existe que lorsque existe la bourgeoisie. L'histoire qu'on enseigne dans les universités, si remarquables que soient les chercheurs qui * Le discours et l'historique, Marne, coll. « Repères », 1974.
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mènent ces travaux, c'est quand même toujours l'histoire de la bourgeoisie. On peut même dire qu'à cet égard le marxisme officiel demeure dans la même optique. C'est ce que nous montre très bien Castoriadis* dans son texte Pour une histoire du monde ouvrier. Ce que les marxistes appellent l'histoire du monde ouvrier, toujours l'histoire du monde ouvrier par rapport à la bourgeoisie, c'est-à-dire sans l'affirmation du monde ouvrier comme tel. Tu vois, Olivier Revault d'Allonnes, pourquoi je te contestais tout à l'heure. C'est que, quand on regarde aussi bien les histoires bourgeoises du monde ouvrier, les histoires de Dolléans, etc., ou les histoires dites marxistes du mouvement ouvrier, staliniennes pour ne pas les nommer, c'est toujours l'histoire à l'intérieur du mouvement ouvrier, dans la négativité, sans penser à l'affirmation réelle du mouvement ouvrier. O.R.A. — Est-ce qu'on peut faire cette histoire du mouvement ouvrier du point de vue du mouvement ouvrier, sans du même coup, l'ériger en modèle ? F.C. — Absolument. Cela je l'affirme et je m'appuie encore sur Castoriadis, qui certes reste un peu elliptique, mais qui indique une direction. Soit un des schémas qu'il propose. Nous avons, déposée dans notre tête, cette idée que la conscience ouvrière au 19e siècle est spontanément trade-unioniste. C'est un modèle, et nous le disons, sans arrêt, les uns les autres. O.R.A. — Après Marx. F.C. — Marx dit cela aussi. Et Lénine le reprend dans un malheureux texte. Or, Castoriadis a quelque quatre ou cinq pages où, ayant regardé les textes d'historiens tout à fait naïfs et bourgeois qui faisaient simplement de l'historiographie, et où il montre qu'entre 1815 (le traité de Paris) et 1840 (qui est l'époque que Marx et Engels scrutent et dont ils croient pouvoir tirer l'idée que le mouvement ouvrier est « naturellement » trade-unioniste) se produisait un mouvement d'autoéducation de la classe ouvrière. Ce n'était pas le modèle tradeunioniste qui était dominant, mais à cette époque, la classe * L'expérience 1973.
du mouvement
ouvrier 1 : Comment
lutter,
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ouvrière qui cherchait à se tirer d'affaire elle-même. Et l'autoéducation, ce n'est pas faire du solidarisme à la Léon Bourgeois, c'est apprendre à lire. G.L. — Assurément mais je ne vois pas en quoi cette constatation influe sur le statut ou la fonction du modèle. Tu observes ceci, qui n'est pas simple, que l'histoire devient sa propre nourriture, que l'histoire est aliment de l'histoire. La représentation de l'histoire, voilà l'histoire, non la succession des événements ou des faits. Dans les trois volumes, assez mal gouvernés du reste, qui viennent d'être publiés chez Gallimard sous le titre Faire l'histoire, la contribution de Michel de Certeau me paraît forte. Il écrit ceci : « De déchets de papier, de légumes voire même de neiges éternelles, l'historien fait autre chose. Il artificialise la nature. Il participe au travail qui change la nature en environnement et modifie ainsi la nature de l'homme ». Tout cela est évidence, le fait n'ayant pas plus de consistance qu'un objet quelconque, différent selon que je porte des lunettes de presbyte, d'hypermétrope ou de myope, et je serais, moi, plus extrémiste encore, persuadé que la nature n'existe pas du tout, ou peut-être qu'elle est non pas dans le passé, dans une sorte d'origine inhumaine, mais au contraire dans le futur, comme si l'homme sécrétait la nature et que celle-ci ne doive être révélée qu'au terme même de l'histoire ou de la science. De sorte que les attirances, les aimantations que les modèles du passé exercent sur nos comportements, et spécialement sur le geste révolutionnaire, peu importe qu'ils fonctionnent à partir de faits réels ou de représentations de ces faits puisque ces deux registres sont absolument confondus. Jacques Le Goff a montré comment à partir du 13e siècle, deux modèles ont joué un rôle directeur dans les mentalités de l'Occident : modèles qu'on peut appeler saint Bonaventure et saint Thomas, mais qui n'ont aucun rapport avec Thomas ou Bonaventure, et façonnés au hasard des jours avec des échos travestis de leurs paroles, des bribes, des loques, des vestiges hagiographiques, etc. Bien. Quelle importance sur le mécanisme du modèle ? Je propose un exemple qui m'est propre. Il y a quelques
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Le système a besoin
années, je me suis intéressé aux pirates. Débattant ensuite avec un historien véritable sur ces pirates, je me suis vu accusé d'avoir péché par poésie, ce qui était tout à fait exact. J'avais grossi démesurément les escadres des pirates, j'avais multiplié leur nombre, leur sauvagerie, le niveau de leurs exploits. En réalité, leur agressivité, leur génie et leur nocivité furent inférieurs à ce que les hommes ont cru. Mais, quelle importance ? Ce qui compte dans la piraterie, c'est l'image que les sociétés et les hommes se sont faits de la piraterie, car cette image prend la place du fait. Et par exemple, si le réseau de routes européennes terrestres s'est développé très tôt et merveilleusement, c'est parce que les commerçants imaginaient que les mers grouillaient de forbans. Alors, où est la rêverie, où est le réel et le réel n'est-il pas tissé de songes ? On assiste à un va-et-vient perpétuel entre les deux instances, à un jeu de colin-maillard, les réels se convertissant en images et les images frappant à leur tour le réel, au point que non seulement ils interfèrent l'un et l'autre, mais qu'on échoue à les discerner. Et si j'insiste ainsi, c'est que ce point me semble éclairer l'imbroglio formé autour de la notion de modèle. On ne peut parler d'un réel historique, pas plus qu'on ne peut parler de la réalité d'un son ou d'une odeur. Dans les deux cas, il est question de l'un des découpages possibles dans la nappe indéterminée, inconnaissable du réel, dans cette promesse qu'on appelle la nature et je crois que le modèle doit être manipulé avec d'identiques précautions. O.R.A. — Je ne suis pas convaincu que le mouvement mutualiste, qui effectivement n'est pas trade-unioniste, ae revienne pas d'une certaine façon à un modèle de type bourgeois. Apprendre à lire, mais à lire quoi ? La presse bourgeoise. Et la bourgeoisie elle-même, quelques années après, va répandre l'enseignement de la lecture parce qu'elle en a besoin pour ses propres objectifs de classe. Par conséquent, il me semble qu'il y a là une contradiction, mais ce n'est pas une abolition du modèle. Si le modèle est repris par un autre bout, il n'est pas changé dans son contenu. F.C. — Je reprends l'idée de la pensée affirmative, à savoir que derrière toute contradiction, il y a une affirmation
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foncière. C'est vrai qu'ils lisent la presse bourgeoise. Mais ce qui se fait précisément, c'est que la presse bourgeoise est contradictoire, qu'elle est déchirée entre deux tendances. Et nous le savons bien, les élections... O.R.A. — Cela ne veut pas dire que ses combats sont les nôtres. F.C. — Us sont les nôtres. O.R.A. — D'une façon. F.C. — Si on veut expulser l'idée de modèle, c'est que précisément, lorsque nous nous référons à un modèle, nous n'arrivons pas à saisir les contradictions contenues, impliquées dans les affirmations actuelles. Je dis que actuellement, les discours bourgeois sont complètement contradictoires. Nous rejoignons exactement ce que nous avons dit du code, à savoir qu'il y a un code qui dans son apparence est le code du pouvoir, mais qui en réalité sécrète ses anticorps ou ses antidotes, sous la forme de ces messages de second rang que sont les messages qui détruisent cela même qui les promeut. G.L. — Mais ces messages anticorps, antidotes dont tu parles, le pouvoir ne se borne pas à les tolérer ; encore il les réclame, il en a besoin, il s'en nourrit, il s'en conforte. Les Etats-Unis, depuis dix ans, que s'y passe-t-il ? L'establishment supporte Yunderground à tel point qu'il n'est plus suffisant de dire que Yunderground est récupéré. Il serait plus légitime de dire que Yunderground fait aujourd'hui partie de l'establishment, il assure son équilibre, sa survie, sa circulation interne, ne serait-ce qu'en fracturant cette enceinte close qui entoure l'establishment, de manière que les effets paralysants ou purulents de l'entropie soient conjurés, par l'ouverture du système. Le hippie peut faire mine d'être un contre-modèle, il est partie et peut-être sauvegarde du modèle. Tout cela est banal et je ne le rappelle que pour me porter du côté opposé, dans 'le champ de la révolution, champ dans lequel, toutes choses égales d'ailleurs, on observe des phénomènes parallèles. Le révolutionnaire, comme l'homme de la légalité, a besoin de disposer sur son itinéraire des chicanes, des écueils, au besoin des trompe-l'œil dont le rôle est d'éloigner incessamment le but poursuivi. Même la dictature pro-
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cède de la sorte. Même Hitler, même le général allemand qui règne au Paraguay, ils ont absolument besoin que leurs référendums obtiennent non pas 100 % de voix mais 99 % seulement. C'est une remarque courante. La terreur, dit-on, entend ainsi montrer à l'opinion mondiale qu'elle n'est pas une terreur puisque l'opposition peut se manifester. Mais, je crois que, sous cette explication toujours proposée, s'en dissimule une autre, bien plus intéressante pour le thème que nous dessinons. Un succès à 100 % paralyserait le mouvement. Le travail serait entièrement accompli. L'histoire serait morte. Le consensus étant total, l'alarme incessante dont un pays appartenant au registre de l'histoire a besoin se dissiperait. Ainsi, Je 1 % de voix négatives a-t-il un rôle extraordinairement positif. Sa petite ténèbre court dans les villes radieuses, multiplie l'éclat de leurs lumières. Le personnage énigmatique qui vote « non » au référendum, non seulement concourt au pouvoir de la terreur, mais encore il est le seul obstacle qui sépare la dictature de la fin de l'histoire. Ces choses dites, on peut jeter un coup d'oeil du côté de la révolution. Si celle-ci vise à composer un modèle prévu à l'avance, un jour, le modèle sera fabriqué, il sera achevé. Par conséquent, dès lors qu'une révolution contient en elle un modèle, il suit qu'il ne peut y avoir qu'une seule révolution, une révolution qui sera à la fois globale et irréversible, définitive. Que se produira-t-il, le jour où le modèle aura été entièrement peint ? Comme dans la dictature à 100 % , l'histoire se tarira. La dernière phrase aura été dite, on s'effondrera dans le monde impeccable, stérile, mort, de l'utopie. La conséquence est celle-ci : le révolutionnaire à modèle, s'il conserve le souci de ne pas paralyser l'histoire, sera obligé de rejeter continûment vers un horizon plus éloigné la réalisation du modèle qu'il propose. D'une certaine manière, le modèle est dessiné pour ne pas être accompli, non pour être accompli. La révolution change de lieu, ou plutôt de nature, elle est une continuelle absence. Elle n'a d'autre Etre que de n'être pas. C'est sans doute la raison qui pousse toute révolution à s'inventer sans lassitude des ennemis, parfois les plus anodins, les plus saugrenus. Car le jour où tout ennemi serait
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assommé, tout obstacle levé, alors, plus rien ne s'opposerait à la construction du fameux modèle, et c'est le matin du dimanche. Je vais faire ici un petit emprunt à Jésus-Christ. Celui-ci m'a toujours éberlué, un peu énervé aussi car enfin, compte tenu des pouvoirs qu'il possède tout à fait supranaturels, et calé comme il semble l'être en matière d'organisation sociale, religieuse, politique, ne rechignant pas au boulot, bourré d'idées enfin, eh bien, malgré tous ces atouts exceptionnels, il ne fait pas grand-chose. Révolutionnaire, il l'est très clairement. De toute évidence aussi il connaît le modèle le meilleur pour l'homme comme pour les sociétés humaines. Enfin, troisième condition que les révolutionnaires moins proches du ciel qu'il ne l'est ne possèdent pas au même degré, sa puissance est fabuleuse. Par exemple, il peut faire des miracles s'il le veut, ce qui devrait l'aider à fabriquer ce modèle qu'il passe son temps à énoncer, sans jamais mettre la main à la pâte. Tout est en place pour que la révolution puisse être conduite à son terme. Or, Jésus ne fait rien pour cela. Il est plutôt fantaisiste, il bricole, il fait un miracle par-ci, un autre par-là, mais au hasard, dirait-on, et puis, il n'en tire aucune conséquence, il est distrait, il a une autre idée, il file ailleurs, c'est la bouteille à l'encre. On a le sentiment d'un beau gâchis ; bon dieu, quand on a cette vision, ce pouvoir, on n'a pas le droit de se contenter d'un vague brouillon que l'on jette au fur et à mesure au panier. Je l'avoue, ce comportement de dilettante, de la part d'un personnage aussi sérieux, cela m'a toujours troublé. Dostoïevski aussi en était turlupiné. Et il fournit à cette énigme deux réponses, dont la première est classique, dont la seconde bien plus mystérieuse, concerne peut-être notre modèle. La première est dite dans la légende du Grand Inquisiteur, Jésus a fait choix, contre le Grand Inquisiteur, d'une société douloureuse, pathétique, injuste, mais libre. C'est le choix entre utopie et histoire. Jésus est du côté de l'histoire : hasard, aléas, accident, douleur, saine mais infinie liberté de l'homme. Le Grand Inquisiteur au contraire préfère une société irréprochable, semblable à une montre, libérée de
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Jésus-Christ
tout chagrin, mais faite d'hommes entièrement aliénés. C'est là une brutale offensive et fort bien ajustée contre tous les systèmes utopiques (révolutions à modèle par excellence) dont Dostoïevski avait pourtant été un apôtre fanatique dans sa jeunesse, quand il appartenait au cercle Petrachevski à Petersbourg. Il y a une seconde réponse dans Dostoïevski, moins connue et plus étrange. Il la fournit dans un texte frémissant, très impressionnant qu'il écrit la nuit où il veille le corps mort de sa femme, Méditation devant le corps de Marie Dmitrievna. Là encore, Dostoïevski traite d'utopie (qui dans ce texte, comme souvent chez Dostoïevski, surtout dans ses textes tardifs, se confond avec la notion de socialisme, ce qui appellerait commentaire, mais n'a pas d'influence pour l'instant pour nous). Il commence par entasser des arguments contre l'utopie, et ces arguments considèrent moins la valeur ou au contraire la nocivité de l'utopie, mais simplement les conditions de possibilité de l'utopie. Il s'épuise à démontrer que l'utopie est irréalisable. Et puis, tout d'un coup, il fait un écart invraisemblable. Il attaque l'utopie pour la raison strictement opposée, parce que justement, elle est tout à fait réalisable. On voit alors que la crainte de Dostoïevski, ce n'est pas du tout, comme il le prétend d'abord, que l'utopie soit irréalisable mais plutôt qu'elle soit réalisable. En effet, si l'utopie prenait incarnation, alors, c'est tout le système dostoïevskien qui vacillerait : si l'on ménageait le bonheur et l'épanouissement de tous les hommes ici-bas, que faire du ciel et où placer l'au-delà, quelle tâche lui réserver, et ne serait-ce pas porter un coup mortel au Christ, faire de sa passion, de sa prédication, une aventure vaine ? Plus précisément : la vie terrestre ne peut en aucun cas prétendre à la plénitude, au repos, puisque l'accomplissement de l'Etre est réservé à la vie éternelle promise par le Christ.* De sorte que Dostoïevski, semblable en ceci à Jésus-Christ * Voilà ce que Dostoïevski dit dans ce texte : « Sur terre, la vie se développe tandis que là-bas, ce sera l'Etre complet, synthétique, en éternelle jouissance et plénitude, pour lequel par conséquent il n'y aura plus de temps ».
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(mais aussi, serais-je tenté de dire, semblable à tout révolutionnaire), ne peut pas tolérer que le modèle de la société chrétienne se réalise car, du même coup, l'histoire serait achevée, la vie terrestre se revêtirait des atouts fastueux et glacés des choses immobiles, de l'intemporel, de la vie éternelle, ce qui n'est pas possible car si la vie éternelle régnait ici-bas, que faire alors de l'autre vie éternelle, celle du ciel ? Or, si l'on substitue à la notion de vie éternelle celle d'Etat révolutionné, la parabole dostoïevskienne conserve sa pertinence. Voilà comment la révolution à modèle doit constamment sécréter ses contraires, ses anticorps, ses koulaks ou ses médecins félons, ses blancs, ses gris, ses jaunes, ses anarchistes, ses hippies, ses peintres non figuratifs, ses juifs, ses nonjuifs, etc., de manière qu'elle préserve sa nature profonde, qui est celle de leurre et de simulacre, à jamais au bord de l'être et évanouie à jamais. Dans notre langage, disons que dans la révolution à modèle, le modèle a besoin de sécréter sans relâche des antimodèles. Si à l'inverse la révolution se conçoit moins comme une maquette à fabriquer que comme un travail à réaliser, une production à fournir, alors, nul besoin de jouer ces jeux sournois, nulle nécessité de susciter artificiellement obstacles, défis et impossibilités, puisque de toute manière, la révolution, étant sans modèle, est sans terme assignable, sans fin, sans couronnement, elle n'est que son propre devenir. Elle accompagne l'histoire, elle en est le mouvement au lieu de se présenter, ainsi que le fait le modèle, la révolution à modèle, comme un butoir, comme un barrage édifié contre le flux des temps. F.C. — Quand même, si on en revient à Marx, je crois que nous serons tous les trois à peu près d'accord pour reconnaître que Le Capital, bien qu'il ait pour sous-titre Critique de l'économie politique, bien qu'il apporte des idées radicalement nouvelles, qu'il définisse une révolution théorique essentielle, appartient à la métaphysique classique. Il n'empêche que le type d'appartenance de Marx à la métaphysique classique est très différent du type d'appartenance de Schopenhauer par exemple qui est son contemporain. Schopenhauer et Marx appartiennent à la métaphysique classique. Ils sont sur le
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Pour et contre
même socle. Il n'empêche que parce que Marx a fait l'histoire au présent, il en est sorti d'une certaine manière, bien que nous ne puissions pas accepter tout ce qu'il nous propose, par le fait qu'il est tributaire de modèles augustinien, chrétien, juif, mais il n'empêche que dans le discours de Marx, quelque chose se passe qui va permettre le développement aussi bien d'ailleurs de la pensée de Boukharine que de la pensée de 'Lénine qui est elle-même tributaire de cette métaphysique classique. Quand nous parlons de révolution sans modèle, cela veut dire que ce sur quoi nous voulons attirer l'attention, c'est sur le fait que, bien sûr, nous avons tous des modèles, mais que c'est contre cela que nous devons nous battre. G.L. — Il s'agit d'une certaine manière de préciser la notion d'écart absolu. F.C. — Oui. G.L. — L'écart absolu, je songe à une sortie violente d'un certain système. Et, une fois sorti de ce système, ces modèles dont je ne crois pas qu'on puisse les exterminer, ces modèles perdent sens, pertinence, ou, plutôt, ils n'ont plus la même figure et les mêmes effets. Même demeurés identiques, ils sont tout neufs, sans précédent. Cela est difficile à dire, aussi je demande son assistance à Thomas Mann dont Adrian Leverktthn, dans Le Docteur Faustus, tourne autour de ces complications. Il disait précisément ceci : « La barbarie n'est le contraire de la culture que dans le cadre de la hiérarchie de pensée que celle-ci nous propose. En dehors de cet ordre de pensée, le contraire peut être tout différent, ou même ne pas être contraire ». C'est un peu cela que j'aurais voulu dire. F.C. — J'ai peur de paraître un peu radical-socialiste. Bah ! Tant pis. Je pense que l'idée de négativité, pour importante qu'elle soit, ne peut être comprise qu'au sein d'une affirmation globale. Je m'explique en prenant un exemple : Lucrèce. Lucrèce dénie, refuse, nie une certaine politique, une certaine morale. Il est, on peut le dire, un penseur de la négativité. Cela dit, cette négativité n'est active que dans le cas où elle s'inscrit dans le cadre d'une affirmation préalable : il y a les hommes, qui ont pour fonction de jouir. Toute la physique de Lucrèce, qui n'est pas une physique atomique, qui est une phy-
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sique archaïque, complètement insuffisante au niveau scientifique, repose sur cette affirmation préalable. C'est en ce sens que je défends les droits de la pensée affirmative. Toute pensée affirmative n'est pas intuitionniste. O.R.A. — Ce que je voulais dire, c'est que toute pensée qui refuse d'une part d'être intuitionniste, et d'autre part de se laisser enfermer dans des modèles, devrait être négative. Mais j'ai le curieux sentiment en écoutant votre échange de vues depuis la soirée d'hier, que nous tournons en rond ou que nous nous retrouvons, peut-être en spirale, sur des verticales identiques, sur des problématiques qui en partie se recoupent. A savoir que, chaque fois que nous essayons d'explorer un domaine dans lequel un modèle quel qu'il soit a été sinon aboli, du moins dépassé, et dépassé par la négation (je te demanderai de faire une différence entre négation et négativité. La négativité, c'est la qualité de ce qui est, c'est une propriété. La négation, c'est une action, c'est un mouvement, un acte, une opération), vous me dites, vous m'opposez, vous avez raison et vous aurez toujours raison : « Il l'a été au nom d'un autre modèle ». L'exemple de Lucrèce est en effet tout à fait pertinent. Mais nous ne sommes pas tout à fait sur la même longueur d'ondes, et pour être un peu brutal, je dirais que la résurgence du modèle, c'est finalement de la philosophie, en ce sens que la philosophie s'en sortira toujours. Elle pourra toujours exciper de quelque affirmation, quelque affirmativité, et ce que veut faire la pensée négative, c'est précisément se définir uniquement dans l'acte de négation, en refusant de considérer, parce qu'elle n'estime que ce n'est que de la philosophie, l'affirmativité ; l'affirmatif plus exactement. Lucrèce est un auteur qui, vu de maintenant, et d'un point de vue qui n'est pas innocent, qui est le point de vue philosophique, de cette philosophie qui est toujours à ériger en affirmation métaphysique les sous-entendus à demi formulés ou non formulés d'un auteur, Lucrèce est quand même quelqu'un qui dit : « Ce dont on vous parle comme d'un modèle, à savoir les dieux, n'existent pas. Il n'y a pas de dieux ». Ça, c'est du négatif. Alors, bien entendu, la philosophie lit cette affirmation en : « il y a donc quelque chose d'autre ». Effectivement,
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Lucrèce le dit aussi. Il y a, il existe la terre « qui a reçu à juste titre l'épithète de maternelle », et qui remplace les dieux. Il faut effectivement que Lucrèce fournisse un modèle ou un contre-modèle. Il n'y a pas les dieux, il y a la terre ; il n'y a pas des ordres venant du ciel, il y a des hommes qui jouissent. Mais ce que je retiens de cette opération, c'est uniquement l'élément négatif. Vous allez me dire : « C'est une pure et simple hypothèse ». Mais cette hypothèse a deux avantages politiques. Le premier c'est de considérer uniquement l'action, et le deuxième, c'est de refuser la philosophie. Ce n'est pas seulement le modèle qui s'oppose à la révolution, c'est cette forme de pensée qui ne peut pas penser son propre passé sans y réinjecter des modèles. Il me paraît clair que des penseurs comme Lucrèce, mais on pourrait dire la même chose de Fourier, semblent fonctionner à coup de modèles. Nous l'avons dit par allusion deux ou trois fois hier, il y a des modèles chez Fourier, on pourrait faire des tableaux. Il faut les faire pour comprendre ce qu'ils veulent dire. Mais c'est la dynamique oppositionnelle des tableaux de Fourier qui me semble compter plus que le nouveau chapitre de quelque utopie affirmative qui prendra parfaitement sa place entre Hobbes et Kant, etc. S'il fallait résumer cela, je dirais que la pensée négative n'est pas une philosophie, c'est une théorie critique, ce n'est pas une critique théorique. Je me réserve le droit d'intervenir à nouveau (cf. infra p. 123) sur la nécessité de la pensée négative. G.L. — Peut-être le débat serait-il plus clair, et nos manières mieux accordées, si nous distinguions, dans cette analyse du modèle, deux instances différentes du modèle. Nous nous posons la question de savoir s'il est pensable de faire une révolution sans modèle. C'est un premier point. Mais il en est un second, très lié au premier, que l'on a peut-être le droit de séparer pour des raisons de clarté : existe-t-il la possibilité de réaliser une révolution qui ne devienne pas elle-même, à son tour, un modèle ? L'écrivain vraiment original, vraiment fertile, pour moi, c'est moins celui qui n'imite personne que celui que personne ne peut imiter, Nietzsche, qui s'échappe d'autant
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mieux qu'une meute de professeurs depuis dix ans, s'est lancée à ses trousses. O.R.A. — C'est comme cela que je partais en guerre contre la philosophie, qui est habile à fabriquer sans cesse des modèles. Il faut liquider la philosophie. C'est la tâche philosophique la plus urgente ; tous les vrais philosophes sont d'accord ! Il n'y a que les mauvais philosophes qui ne sont pas d'accord. F.C. — Non, ceux qui sont professeurs de philosophie. Ils ont oublié que les vrais philosophes ont rarement été professeurs de philosophie. La philosophie était active. Ce thème me paraît important. Quand je parlais tout à l'heure de pensée affirmative, je ne voulais pas du tout dire une pensée qui procéderait par affirmation. Je désigne ainsi la pensée qui répercute, en tant qu'elle est pensée, l'affirmation qui est là dans les pratiques. Revenons à l'exemple de Lucrèce ou, si tu penses que c'est mieux, à l'exemple de Marx. A quoi se réfèrent-ils ? Ils se réfèrent l'un et l'autre à quelque chose qui se passe. Lucrèce se réfère à la réalité naturelle, aux poussières qui dansent dans les rais de soleil. Marx pense à l'affirmation des artisans, des ouvriers du faubourg Saint-Antoine. C'est là que ces deux penseurs me paraissent extraordinairement actifs et positifs. Parce que je ne crois pas que la pensée en tant que telle fasse quelque chose, qu'elle produise quoi que ce soit. Notre fonction, en tant que nous écrivons un livre, en tant que « nous pensons », c'est d'essayer, dans des textes, et qui n'auront d'action « si les masses s'en emparent », comme disait Marx (ce qui n'est pas sûr du tout !) de recueillir les pratiques affirmatives. La pensée n'est rien. Plus précisément, la pensée c'est du bruit, mais un bruit qui compte, car c'est par ce bruit que le pouvoir se renforce et s'auréole. La pensée le plus souvent est le bruit du pouvoir. Du coup, lorsque nous prétendons, nous, penser, nous nous inscrivons nécessairement dans cet horizon du bruit. Ce bruit, le bruit des linotypes est un bruit qui sent l'encre d'imprimerie, les journaux, les livres, etc. Il est clair que depuis Lucrèce, depuis Démocrite, dans ce domaine nous faisons de 1'« entrisme ». Nous utilisons le bruit du pouvoir pour essayer d'instituer des contre-pouvoirs.
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Faut-il liquider
O.R.A. — Nous entrons dans l'A.LE., l'Appareil Idéologique d'Etat dont parle Althusser. F.C. — Oui, nous y sommes pour gagner notre vie, mais je ne crois pas que nous y soyons tout à fait. Je suis dans des lieux où fonctionne un appareil idéologique d'Etat. Le bruit qui s'y fait, j'essaie de le bruiter en le pervertissant. J'ai apprécié ce que tu as dit, Olivier Revault d'Allonnes, concernant Schônberg : Schônberg n'a pas aboli la tonalité, il est allé jusqu'au bout. Et c'est ce que tous les penseurs matérialistes, ceux-là même que je situe dans la révolution sans modèle, ont essayé de faire. Ils ont pris ce discours bruissant, bruitant, et ils l'ont poussé si loin qu'ils l'ont mis en question complètement, radicalement. C'est ce que veut dire « Critique de l'économie politique ». Si on pousse l'économie politique jusqu'au bout, on s'aperçoit qu'elle ne peut être que la critique de l'économie politique, c'est-à-dire la critique de la société qui engendre l'économie politique. Quand je parlais d'affirmation tout à l'heure, je voulais dire aussi ceci : puisque la pensée n'est qu'un bruit, il s'agit de sélectionner les bruits. La pensée c'est toujours le bruit du pouvoir, c'est-à-dire d'un certain type d'affirmation, et là alors pardonnez-moi de copier Deleuze, la pensée du pouvoir c'est toujours l'affirmation réactive. Ce que nous essayons de faire quand nous parlons de la révolution sans modèle, c'est toujours une affirmation non réactive que nous voulons essayer de déterminer. Et je crois qu'à la place d'affirmationnégation, si nous étions francs nous devrions adopter des concepts politiques beaucoup plus déclarés, réaction ou maintien (c'est la même chose), révolution. Puisque nous sommes classés parmi les philosophes, penseurs, essayistes, nous devrions avoir la franchise - et là je suis entièrement d'accord avec toi - de liquider les énoncés de la pensée philosophique, de la pensée, qu'elle soit identitaire ou dialectique. Personnellement je n'y ai jamais vu aucune différence, Aristote est aussi dialecticien que Hegel, et Hegel est aussi partisan de la logique de l'identité qu'Aristote. Nous devrions essayer d'y substituer d'autres catégories qui seraient précisément les catégories de la révolution au sens où nous avons
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tenté de la définir, une révolution qui n'est pas la redite de quelque chose, mais qui est la mise en place d'une nouveauté pratique. Je crois que sur ces bases-là, on serait complètement d'accord. O.R.A. — Tu disais que tu allais être radical-socialiste, mais je vais l'être aussi en disant que finalement nous ne sommes pas aussi loin qu'il semblerait. F.C. — Simplement ce que je regrette, c'est que tu donnes quitus à l'école de Francfort, qui a justement complètement tourné le dos à ce type de théorie, qui s'est contentée de faire de la critique et qui en devient bègue. O.R.A. — L'important c'est que, dans ce bruit qui est le bruit du pouvoir, ensemble de bruits où nous sommes logés, nous voulons pousser jusqu'au tout autre. F.C. — Oui. O.R.A. — Par un moyen quelconque. Qu'est-ce que c'est que le tout autre ? Ce n'est jamais qu'un point à partir duquel ce qui était tout à l'heure le bruit dominant apparaît à son tour autre. C'est-à-dire où le même se révèle comme même, où le modèle se dénonce lui-même comme modèle. Alors, ce n'est rien de dire qu'en faisant cette opération nous allons ériger des modèles. Le véritable problème est de lutter contre ce modèle au fur et à mesure qu'il se reconstitue. Ça veut dire qu'il faut dépasser l'école de Francfort. Mais tout le monde l'a fait. Qui est encore francfortien ? G.L. — Si l'on doute, et c'est un peu mon cas, de la possibilité de construire une société qui à la fois soit sans modèle et ne devienne pas à son tour modèle, peut-être peut-on s'engager sur une voie secondaire : peut-on édifier un modèle qui contienne en lui-même sa propre capacité de se détruire, de se compromettre ou de se renverser ? Cela est très compliqué, mais beaucoup plus que la simple invention d'un modèle contraire, me semble une issue de la forteresse où les sociétés se débattent. Alors, je sais bien que si l'on demande ensuite à quoi cela correspond dans les pratiques réelles, eh bien, c'est une question à 64 000 dollars et peut-être davantage encore. Tout à l'heure, on a fait allusion à Charles Fourier. Il me
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semble en effet que Fourier qui n'est pas sans modèle (mais il en fabrique un avec des bribes glanées partout, un patchwork), à son tour devient modèle (trop de fouriéristes) ; eh bien, son insurpassable grandeur est celle-là : le modèle Fourier conserve une liberté complète par rapport à lui-même. Mieux : des éléments de déséquilibre permanent ont été introduits, disposés par Fourier à l'intérieur même de sa vertigineuse mécanique et lorsque l'appareil se met à fonctionner, il ne peut le faire que dans l'aléatoire - qui n'est pas, à mes yeux, le fortuit, le gratuit, l'anarchisme ou la fantaisie - l'aléatoire qui a règle et modèle, rationalité aussi, mais autre règle, autre modèle, autre rationalité. O.R.A. — Oui, il dénonce même la philosophie comme système d'intégration de tous les modèles, le paradis des modèles, et il dit qu'à partir du moment où on fait de la philosophie, on fabrique des modèles paradisiaques. Fourier dit à peu près : « la philosophie, qui écrit pour les salons, peut bien nous peindre en beau les oppressions sociales, car elle n'est lue que par ceux qui en profitent ». Ce qui est véritablement l'autodestruction immédiate du modèle. C'est ce genre de pensée que je recherche. F.C. — Au fond, l'idée de modèle passe toujours par une certaine conception de la temporalité, c'est-à-dire une certaine philosophie de l'histoire. Autrement dit l'idée de modèle, ce n'est pas un donné épistémique, épistémologique, c'est simplement une notion qui s'installe à partir du moment où l'on accepte l'idée d'une temporalité unique, qu'elle soit circulaire comme chez Platon, ou rectiligne comme chez Augustin, où l'on admet qu'il y a quelque chose qui remplace ce que les anciens Grecs, qui peut-être étaient plus sérieux, appelaient Destin, Némésis, etc. Maintenant, si on veut aller de l'avant, on pourrait passer à des considérations empiriques, historiques au sens de l'histoire au présent. Par exemple (je ne sais pas si nous sommes qualifiés pour le faire), je souhaiterais qu'on discute de l'importation du modèle cubain en Amérique latine. G.L. — Empirique, mais je crains que nous ne puissions y parvenir qu'au terme d'une opération abstraite - celle qui
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consiste à vider une situation contemporaine de tous les éléments historiques qui l'encombrent et la gouvernent. Il y a quelques mois, François Châtelet, nous parlions de cette Histoire de la philosophie que tu as dirigée chez Hachette. Tu me racontais que lors d'un récent passage au Canada, tu avais fait scandale auprès des étudiants canadiens parce que, au lieu de leur parler de je ne sais pas moi, maoïsme, terreur idéologique ou ce que l'on voudra, tu faisais un cours sur Aristote. Et tu m'avais dit alors : « Moi, je trouve qu'il faut parler d'Aristote parce qu'il nous permet de lire des phénomènes contemporains, en particulier le phénomène de la bureaucratie ». Donc, dans les choses révolues, dans les systèmes morts, tu considères qu'il y a des leçons à recueillir, exactement comme Thucydide déclare écrire l'histoire pour en tirer les leçons au bénéfice de l'avenir. Et ces leçons, ne sont-ce pas des modèles ? Même s'il faut préciser en disant ceci : de ces modèles rayonnent des lumières qui nous permettent de déchiffrer les modèles secrets, sourds et dangereux qui fonctionnent dans le monde où nous sommes. F.C. — Oui, mais certainement pas sous forme de modèle. Il y a là un concept à définir. Je suis persuadé que pour comprendre ce qui se passe dans la bureaucratie, ainsi que pour comprendre le rapport hiérarchique entre les divers grands chefs, moyens chefs et employés, c'est en lisant les textes d'Aristote sur l'esclavage qu'on comprend le mieux ce qui se passe. Le mode de production est différent ; mais les rapports effectifs peuvent être lus à travers Aristote. Il y a eu des relations maîtres-esclaves qui constituaient les rapports de production de l'Antiquité et qui ont duré. Parce que je suis absolument opposé à l'idée de philosophie de l'histoire, je pense qu'effectivement le rapport maître-esclave n'a nullement disparu, bien que le mode de production ait radicalement changé. Aristote nous permet de comprendre les rapports d'esclavage, c'est-à-dire essentiellement les rapports de domination. Aristote et Rousseau nous en disent plus que Marx sur ces affaires. Un des drames de l'Internationale ouvrière (les I re , IIe, IIIe et IV e ) c'est d'avoir négligé complètement ces principes d'intelligibilité, qui pour autant ne sont pas des modèles.
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A l'inverse, et pour souligner le mauvais effet du modèle, je pense à ceux qui, pendant l'été 1958, après le coup d'Etat accompli par De Gaulle, se posaient la question : « Que va-ton trouver comme modèle à proposer au peuple français pour résister à l'installation du pouvoir gaulliste ? ». Et ces modèles proposés allaient de la Commune de Paris au Front populaire. Comme on sait, rien n'en est sorti sinon une belle manifestation nécrologique, consacrant l'enterrement de la IVe... Donc, je suis d'accord avec toi pour dire que des principes d'intelligibilité sont déposés dans l'histoire de la culture, mais qui ne fonctionnent absolument pas comme des modèles, comme des choses qui permettraient d'équarrir. Dans l'optique du modèle il y a la réalité empirique : on pose dessus des « patrons », et tout ce qui dépasse on le découpe, on le tasse, on le rentre. Je reviens sur ma proposition de prendre maintenant un certain nombre de cas cliniques, qu'il s'agisse de la Révolution française, des Grecs ou de la situation actuelle. En particulier ce qui me paraît frappant, et je me réfère à des événements récents, c'est que le modèle cubain importé en Amérique latine a eu des effets dont on peut dire qu'ils sont malheureux. Il s'est passé quelque chose à Cuba, qui était probablement sans modèle. On en a fait un modèle, et on l'a jeté en Amérique latine. Du coup on a inventé des modèles bis, le fuoco, la guérilla urbaine, la guérilla rurale, on a même raccroché l'action d'Allende à quelque chose qui ressemblerait d'une autre manière transposée à ce modèle cubain qui n'a jamais été un modèle, parce qu'en fait la révolution cubaine est une « exception » prodigieuse, surprenante. De même que la révolution bolchevique a été quelque chose de surprenant, de même que toutes les cours d'Europe face aux événements de 1789, 1790 et 1793, n'ont rien compris à ce qui se passait. Cela ne rentrait absolument pas dans la pensée, dans les schémas mentaux que tous ces gens avaient. Si j'en viens au modèle stratégique, parce qu'il faut bien penser aux affaires militaires, on sait très bien que les modèles militaires ne fonctionnent jamais. Ceux qui dans ce domaine ont des idées sont ceux qui sont sans modèle. Dès que Napo-
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léon Bonaparte s'est mis à avoir des modèles, il a été battu. Dès 1813. G.L. — Quel modèle avait-il quand il est parti en Russie ? F.C. — Avait-il des modèles ? Le modèle d'Alexandre ? G.L. — L'exemple de Napoléon, je voudrais l'utiliser pour poser, à nouveau, mais en termes différents, une question sur la nature et le mode de fonctionnement du modèle. Faut-il l'entendre comme une sorte de moule archaïque, originel, dans lequel la pâte molle des temps nouveaux va se couler, reproduisant immanquablement la forme dessinée par la main du premier potier ? Ou bien à l'inverse, ne peut-on estimer que le nombre de modèles imaginables, dans la combinatoire politique, sans être clos, sans donc pouvoir être jamais entièrement répertorié, n'en est pas moins très petit. Tu parles de Napoléon et d'Alexandre, on pourrait ajouter à cette liste von Paulus à Stalingrad, Charles XII à Poltawa, bien d'autres de ces grandes aventures qui voient un chef d'Occident, habitué aux géographies à tissu serré, à structures fines, s'égarer dans les espaces distendues de l'Orient. Ces ressemblances suggèrent d'abord qu'Alexandre a tenu pour Napoléon, consciemment ou non, la fonction de modèle, une cible à toucher, un rêve à reproduire, un acte à achever, un archétype à ressasser. Est-ce bien l'unique hypothèse, ou explication de ces similitudes ? Ne peut-on prétendre qu'une certaine rationalité de l'action napoléonienne le condamnait à entrelacer ses chemins dans les chemins le long desquels la rationalité macédonienne avait poussé Alexandre ? Autre illustration : le modèle du chemin accompagne tout le périple politique des sociétés humaines, soit comme modèle pratique, soit comme métaphore - et chemin s'entend de toute voie participant d'un réseau de communication, aussi bien donc le chemin de l'eau, celui des animaux, des hommes, des trains, des autos, de l'électricité, des astres, etc. Bien. Le pouvoir sumérien, peut-être même l'apparition du langage ou du moins de l'écriture, entretiennent quelque accointance avec les systèmes d'irrigation de l'Euphrate. Dans la Chine ancienne, l'un des fonctionnaires les plus
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prestigieux de l'Empire a la mission de surveiller, de contrôler le cheminement de l'eau dans les canaux d'irrigation. Quand Lénine parle de l'électrification, c'est à la puissance de celle-ci, naturellement, qu'il songe, mais quelle est-elle cette puissance ? Elle permet de lever des poids, de réaliser de grands travaux, mais aussi, et davantage, l'électrification assure la circulation de l'énergie sur la totalité de l'espace. Elle tisse un vertigineux réseau de chemins invisibles qui va recouvrir et unifier un pays déchiqueté entre dix temporalités incompatibles. De l'étendue sauvage, inerte d'un pays, elle fait un paysage humanisé et politisé ; elle en dessine les lignes nerveuses, comme un atlas d'acupuncture ou un tatouage permettent de déchiffrer, sous l'apparence du corps, un autre corps. Même influence du modèle chemin dans l'administration inca, ou encore dans la monarchie française puisqu'en France toutes les routes passent par Paris (et sous Louis XIV, disent certains, par la chambre du Roy à Versailles). Pour la France, ce trait, que rapporte Rabelais : la lieue, très courte dans les environs de Paris, s'allonge à mesure qu'on s'en éloigne. Rabelais donne une explication égrillarde à cette singularité. On peut y voir plutôt une manière d'encourager ceux qui viennent à Paris puisque le pas s'accélère à proportion de la réduction de la lieue, au lieu qu'on hésitera toujours à s'éloigner de Paris puisque l'on aura à affronter un espace de plus en plus vaste. Mais, plus simplement, on peut conclure que l'espace est de mieux en mieux balisé, repéré, tracé, sillonné de chemins, à mesure que l'on approche du centre de l'impulsion politique. Au contraire, lorsqu'on s'écarte de la capitale, donc de l'espace politisé, on pénètre dans des territoires faits de chemins à grosse maille, de distances longues. Bien : de pareils exemples, on les multiplierait, on pourrait découvrir leur universalité. Je n'en ai proposé quelques-uns que pour revenir à l'interrogation initiale, au sujet de la nature du modèle : doit-on supposer que le modèle initial, celui du chemin, s'est transporté de culture en culture, de société en société, par contamination, infection, influence, ou bien au contraire, admettre que les systèmes politiques requièrent sur le plan pratique, la maîtrise d'un bon réseau routier, et au
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niveau métaphorique, le modèle du chemin ? On pourrait s'exercer aux mêmes interrogations à l'occasion de toutes les grandes métaphores politiques : métaphore architecturale (la société comme une maquette de maison), maritime (la société se pilote comme un navire, mais aussi s'administre comme un navire), métaphores ménagère, comptable, physique, cosmique, ou encore biologique, cette dernière apparaissant et disparaissant tour à tour, depuis Platon jusqu'à Mandeville, ou encore plus récemment jusqu'aux modèles empruntés aujourd'hui à la biologie moléculaire. Cet examen aboutirait-il à une réponse à la question posée ? Et à une seule et unique réponse ? On peut en douter : peutêtre les métaphores qui avouent leur permanence, celle du chemin entre autres, sont-elles coextensives à tout fonctionnement politique. Au contraire, il est d'autres métaphores qui évoluent à proportion même du mouvement de la science ou de la technique (la métaphore biologique, par exemple, ou physicienne). Dans ce dernier cas, on est en présence d'un modèle qui au lieu d'être inhérent à l'entreprise politique, est introduit de l'extérieur dans cette entreprise. Pardonnez-moi, ces chemins m'ont un peu éloigné de l'exemple napoléonien. JF.C. — Ce que je suggérais, c'est que, vers 1809, 1810, alors qu'il avait l'Europe à ses pieds, il a cru qu'il pouvait faire une armée internationale, pas au sens où nous l'entendons aujourd'hui, au sens où lui l'entendait, qui songeait à Alexandre. O.R.A. — Multinationale... F.C. — Comme les sociétés ! G.L. — Il s'est produit à ce moment-là que l'adversaire de Napoléon avait appris quels étaient les modèles de Napoléon. Il avait réussi à faire ce que nous tentons ici : déchiffrer, au sein de l'absence apparente de modèle, le modèle, lire le modèle de l'antimodèle, et s'y adapter. F.C. — Au niveau de l'intendance, et même de l'administration c'est évident. Autrement dit, les Prussiens ont compris à partir d'Iéna qu'il fallait complètement réformer le ravitaillement de l'armée, l'organisation de la conscription, la levée
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Les modèles
des impôts. Mais je pensais à quelque chose d'un peu différent : Valmy. Valmy a-t-elle été une bataille sans modèle ? O.R.A. — Forcément, c'étaient des civils ! F.C. — Des civils qui avaient le fusil à la main et qui étaient en uniforme. Brusquement l'Etat-nation était là, présent, sans modèle. G.L. — A moins que Valmy n'ait été gagné grâce aux pots de vin qu'on a donnés. Il est tout à fait possible que cela ait été une bataille achetée. F.C. — Ce serait encore plus drôle. G.L. — Personne ne le sait encore aujourd'hui. F.C. — C'est d'ailleurs une image qui ne me plaît guère. G.L. — Remarque que, même dans ce cas, Valmy se présenterait comme un acte sans modèle - ou plutôt, cet événement ne serait inédit que dans la mesure où se serait produite une migration de modèle, l'application d'un modèle comptable, commercial, à un domaine militaire. Et le modèle de la bataille achetée, qu'il soit né ou non à Valmy, a en tout cas prospéré depuis, comme le dirait M. Colby de la C.I.A. O.R.A. — Tout de même, pour en revenir au « modèle cubain » il me semble que si mes souvenirs historiques sont exacts, lorsque Castro a débarqué à Cuba, il avait si peu de modèles qu'il pensait simplement libérer le peuple cubain de la tyrannie batiste, sans avoir aucune idée de véritable révolution, et que le lyrisme dont on parle à ce propos veut dire que les choses se sont faites en se faisant, les perspectives se sont découvertes, etc. L'absence de modèle était radicale, d'autant qu'on se trouvait à quelque 150 kilomètres de la côte de Floride. L'idée d'un Etat socialiste à cet endroit-là était totalement aberrante. Le modèle n'aurait germé dans la tête de personne, de rigoureusement personne. Ça, c'est la phase proprement castriste, ou castriste n° 1. G.L. — Oui, présenté de la sorte, c'est exact, aucun modèle derrière le périple de Castro. Interrogé autrement, ce même périple avoue peut-être des modèles. On pourrait avancer ceci : dans les affrontements de groupe, deux espèces principales : les guerres de même niveau (qu'elles soient nationales,
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ou féodales, etc.) dans lesquelles les deux adversaires jouent au même jeu, respectent le même code, les même conventions, les mêmes principes de civilisation, qui opèrent selon les mêmes stratégies (que celles-ci aient été enseignées à l'école de guerre de Paris ou à celle de Berlin) et qui usent d'un armement semblable. Ce sont des guerres réglées comme du papier à musique. Elles opèrent sur un espace découpé arbitrairement dans la réalité, comme un damier ou un échiquier est un terrain abstrait, avec un arbitre invisible pour siffler les touches, les penaltys, les hors-jeu (je parle là du cas idéal c'est-à-dire de cette guerre superlative qu'est la guerre franco-allemande ; mais, déjà, le schéma s'altère si un pays européen s'attaque à un pays oriental ; là, les règles communes sont encore respectées mais avec des altérations. Par exemple, au cours de la dernière guerre, les troupes allemandes respectaient le jeu sur les fronts occidentaux - Croix-Rouge, etc. - non sur le front russe). La deuxième espèce de guerre est celle des guerres idéologiques, qui groupent aussi bien Spartacus que les opérations de colonisation lancées par l'Europe en Afrique, les jacqueries, les frondes, Cuba, le Vietnam. Là, on assiste au heurt entre deux modèles privé de points communs puisqu'un des adversaires obéit à un modèle, l'autre à un autre modèle qui surgit de sa mémoire préhistorique, de son expérience aveugle, de son humiliation, etc. De ce point de vue, on peut avoir le sentiment qu'en effet l'affaire de Cuba est sans modèle puisque, au lieu de suivre le modèle de la lutte entre nations, Castro choisit un autre modèle, un peu comme s'il jouait au poker alors que Batista joue aux dames. C'est sûr, mais s'il est vrai que ce modèle est compliqué, il n'est pas inédit. Il est celui de toutes les jacqueries, même si celle de Castro n'est pas une jacquerie ordinaire. Deux rationalités se heurtent au lieu que la guerre nationale est le lieu commun de la même rationalité. Ce modèle, fabriqué de deux modèles composites, décentrés, une image en est proposée, mais portée au comble, par Jean Genet, dans Le Journal du voleur. Il raconte l'histoire
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Fidel Castro
d'un voleur pris la main dans le sac et le juge lui dit : « Cest toi qui as fait le coup ». L'autre nie ; le juge dit : « Mais le voleur avait ta taille, la même couleur de cheveux ». - « C'était un homme qui avait ma taille et mes cheveux ». « Mais, il était au même endroit que toi », etc. A la fin, le juge dit « Mais c'est un homme qui est né le même jour que toi, et il porte le même nom que le tien » et le voleur, toujours indifférent : « Bon, c'est un type qui a la même taille, les mêmes cheveux, le même nom, le même âge que moi, il était ce jourlà au même endroit que moi mais tout cela ne me regarde pas puisque ce n'était pas moi ». Mais enfin, j'accorde en effet que dans les modalités Castro a mis au point une pratique et une tactique sans modèle. Castro a inventé son modèle en le faisant, mais que se passe-t-il ensuite ? Ce lyrisme castriste, ou cette absence de modèle, devient à son tour modèle. J'aimerais avec un peu d'irrévérence interroger la barbe de Castro. Que signifie-t-elle dans les débuts ? Ceci ou cela, on peut raconter n'importe quoi. Bachelard expliquerait que le poil est une cinquième catégorie de l'imagination matérielle, Moscovici nous expliquerait qu'il y a là nostalgie d'ensauvagement, etc. Aucune importance car au moment de la bataille, cette barbe n'a pas de sens, ou bien elle déborde tous les sens, elle forme une absence de modèle, elle est inclassable dans la science politique, à ma connaissance ni Aristote, ni Machiavel, ni Clausewitz ne l'ont utilisée. Mais plus tard, que se produit-il ? La barbe de Castro germe, elle émigré. Tout en restant sur le visage de Castro, elle se balade dans le monde entier, elle est tirée à des millions d'exemplaires. Elle devient donc vraiment le modèle - au sens le plus matériel, au sens de cliché, de «matrice - à partir duquel on obtient des reproductions, des copies à l'infini. Et du coup, elle change de statut. Elle abandonne le territoire sans précédent où elle avait accompli ses exploits initiaux, du temps qu'elle était une sorte de signe vide {à cause de cela, d'une puissance fantastique puisque sans modèle, et chargée de tous les sens), pour se revêtir d'un sens unique, restreint, exclusif et contraignant, pour devenir un signe amaigri, appauvri. Elle est d'abord un signe d'apparte-
sans modèle ?
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nance à une confrérie mondiale de révoltés. Elle s'appauvrit encore et accède au statut d'uniforme, allant même jusqu'à devenir un caprice de mode pour les hommes des beaux quartiers ouatés de Neuilly à Paris ou du Jardim America à Sào Paulo. Elle prend rang également dans les traités de théorie politique et révolutionnaire. C'est pourquoi je me suis un peu accroché à cette barbe car son aventure produit en accéléré les avatars du modèle, la manière dont un antimodèle ou plutôt, ici, une absence de modèle devient successivement de modèle fertile, énergique, modèle mort. Et je ne change pas complètement de sujet si je constate maintenant, en me transportant sur le terrain, en Amérique latine, que l'exportation du modèle cubain s'est traduite par une série d'échecs, échecs que l'on peut comprendre et disséquer en termes stratégiques : le modèle cubain a glissé sur des réalités nationales incomparables, par exemple au Brésil où on a voulu, avec Lamarca et Marighella, le plier à la guérilla urbaine, ou bien en Bolivie où il s'est fracassé du seul fait que les paysans indiens de Bolivie étaient entièrement indifférents aux désirs que le modèle cubain avait à charge d'assouvir. Mais cela, c'est une analyse stratégique. Et au-dessous de cette stratégie, ce qui est observable n'est-ce pas plutôt que le modèle cubain est devenu pulvérulent du seul fait qu'il était devenu modèle, du seul fait qu'à l'invention spontanée, turbulente et instantanée des formes de lutte a succédé l'application de systèmes préalablement codés ? Et à l'instant, François Châtelet, tu as fourré dans le même sac, c'est-à-dire parmi les épigones infortunés de Cuba, le Brésil, la Bolivie, l'Argentine et le Chili. Je ne proposerais pas le même découpage. Sans doute la tentative chilienne s'est-elle effondrée (mais à la suite d'interventions extérieures massives et inévitables), il n'empêche qu'Allende a duré trois ans, qu'il est monté au pouvoir par des voies radicalement différentes de celles suivies par Castro, qu'il s'y est maintenu sans du tout user des moyens cubains. S'il y a modèle derrière Allende, il faut plutôt le chercher du côté des fronts populaires européens d'avant-guerre, toutes choses égales naturellement. Et c'est parce que le Chili s'est un instant sauvé du naufrage
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Absence de modèle
infini dont souffre le tiers monde, par des voies autonomes, que sa mémoire exerce aujourd'hui une fascination incomparablement plus vive que les tentatives de la gauche brésilienne. Est-ce même un hasard (hasard qu'expliquerait par exemple la sottise de boeuf de Pinochet qui est sans comparaison avec celle des généraux brésiliens, comme si le génie, la subtilité brésilienne était si prodigieuse qu'ils parviennent à se faufiler même dans les cervelles de généraux), est-ce hasard si la répression au Chili est dix fois plus ignoble que la répression brésilienne ? Un peu comme si le modèle impérialiste, colonial, avait compris que le modèle chilien le menaçait bien plus violemment que le modèle brésilien ? F.C. — Autrement dit, les révolutions qui réussissent sont les révolutions sans modèle. O.R.A. — D'ailleurs l'idée de Guevara : « deux, trois, de nombreux Vietnam », c'est véritablement l'idée de reproduction d'un modèle, et ça ne marche pas. En tout cas, ça n'a pas marché. F.C. — Si on se réfère à des exemples historiques, on s'aperçoit qu'on peut dire que l'action de Lénine en octobre 1917 est une action, pour parler comme les psychanalystes, de transgression de tout ce qu'a dit auparavant Lénine. Les textes qu'il a écrits dans l'exil, loin du pays, de la déclaration de guerre à 1917 sont des textes dynamiques, très importants, des textes de contre-pouvoir. Je pense ici aux merveilleuses Lettres de loin qui sont vraiment des chefs-d'œuvre de littérature politique, d'incitation révolutionnaire. Mais si on essaie de lier leur contenu à ce qu'a fait Lénine dans les trois jours qui ont précédé la révolution, on voit une coupure absolue. Brusquement, Lénine dit et pense autre chose. Il fait autre chose. Et c'est comme cela qu'il déclenche la révolution bolchevique, contre l'avis des dirigeants du Parti à l'époque. Il n'a recueilli que l'accord de Trotsky, et d'après ce que l'on sait, c'était un accord du bout des lèvres. C'était plus un accord affectif qu'un accord théorique. Si l'on regarde aussi ce qui s'est passé pendant la Révolution française, il est clair que le processus qui a amené la Convention a été sans modèle. Il est vrai que tous les révolu-
et calcul adéquat
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tionnaires se sont abrités derrière des modèles : la Rome antique, Montesquieu, Locke. Cela dit, ce qu'ils ont fait n'avait rien à voir avec ce à quoi ils se référaient. G.L. — Oui, et jamais le génie de Lénine ne brille d'un plus fantastique éclat. Mais qu'il s'agisse de Lénine, ou même des révolutionnaires français, eussent-ils été capables de ces éclairs de génie, de ces sauts dans le « sans-modèle », ou du moins de ces fabrications instantanées de modèles, en eussentils été capables s'ils n'avaient pas au préalable recensé la totalité des modèles possibles, ceux de l'héritage, de l'histoire, mais ceux aussi qu'ils avaient eux-mêmes forgés dans le silence d'un cabinet d'études, dans le brouhaha d'un café de Zurich ou d'une chambre d'étudiant de Munich, dans l'ennui d'une bibliothèque anglaise ou parisienne, dans la lecture de l'Encyclopédie ? Je veux dire ceci : n'est-il pas recommandable d'explorer d'abord l'ensemble des modèles réels et possibles si l'on veut opérer une percée dans ce territoire qui se décrit précisément d'être hors modèles, ne faut-il donc pas d'abord choisir un modèle, ou une pluralité de modèles, pour ensuite le nier, ou les nier, dans un premier temps, et même, dans un deuxième temps, quitter le terrain où se peuvent concevoir le modèle et sa négation ? Pourquoi est-ce que j'insiste sur ce trait ? Pour me protéger des pestes de l'intuitionnisme, du lyrisme, du spontanéisme, de tous ces feux de paille et déjeuners de soleil qui ne font pas l'histoire mais son malheur, qui ne font pas le temps mais sa syncope. Je crois quant à moi ceci : c'est à partir de situations modéliques bien balisées que l'on peut inventer l'autre voie, celle qui passe au large du modèle. C'est sur le terrain de la rationalité que l'on peut trouver manière de déséquilibrer la rationalité. En d'autres termes, deux pratiques me paraissent également redoutables : le transport pur d'un modèle sur un terrain différent chipé ailleurs, c'est le cas de la Bolivie, du Brésil, et la plongée dans la nuit lyrique de la spontanéité. Un exemple me paraît intéressant car il propose simultanément ces deux erreurs : la Commune de Paris. Dieu sait si l'on a des raisons d'admirer l'explosion de la Commune, d'admi-
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Absence de modèle
rer jusqu'à un certain point sa puissance pratique et stratégique. Il n'empêche, le lyrisme finit par succomber sous le modèle de Thiers. Fête sublime donc mais sans pouvoir immédiat d'incarnation. Mais ce qui est curieux c'est qu'à côté de ces improvisateurs de génie, même malheureux, que sont les hommes de la Commune, il y a Rossel qui, lui, se borne à appliquer les modèles de l'Ecole de guerre à un but opposé à celui de l'Ecole, c'est-à-dire en vue de promouvoir l'insurrection. Et Rossel connaît un autre échec, qu'il paiera de sa vie. Mais en réalité, d'une certaine perspective, les deux échecs sont parallèles. Et quant à moi, si je crois qu'existe un terrain possible de révolution, il me paraît s'étendre, ce terrain, dans le no man's land qui réunit et sépare le colonel Rossel et les chanteurs du faubourg Saint-Antoine. F.C. — Je vois bien vers quoi tu m'entraînes, vers une position d'Olivier Revault d'Allonnes. A savoir vers l'idée que c'est quand on a recensé les modèles et qu'on les a niés qu'on est capable d'inventer le calcul adéquat. C'est-à-dire le calcul révolutionnaire, puisqu'il s'agit de révolution. Je serais assez tenté de penser que c'est une bonne hypothèse. Mais il y a une autre version possible des faits, si je prends pour exemple la révolution bolchevique. Ce qui a permis à Lénine en réalité si j'en crois le premier volume de La Révolution russe de Marc Ferro - ce qui a incité Lénine à prendre cette position radicale, c'est que dans les deux mois qui ont précédé sa décision, il a été consulter les milliers de lettres, de pétitions, de télégrammes qui arrivaient au gouvernement central. Ce qui l'a donc décidé à prendre sa décision, ça a été moins les modèles que ce qu'il a saisi de la situation de la Russie, de l'Empire des tsars. Il y a eu deux facteurs qui ont joué : évidemment un facteur théorique de recensement des modèles, des possibilités, tout ce que nous savons du travail antérieur de Lénine. Mais il y a eu aussi un élément déterminant que j'appelle élément affirmatif. Dans les peuples de Russie, il y a eu une affirmation déterminée, un bruit qui a grandi et que Lénine a été le premier à capter d'une manière effective. Il est allé au-delà des constructions conceptuelles, d'un seul coup ; au-delà des problèmes dont ils discutaient depuis vingt ans :
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y a-t-il une alliance possible entre les ouvriers et les paysans ? Est-ce que l'armée va faire ceci ou cela ? Lénine est allé audelà, un epsilon au-delà. Il a lu ces multiples témoignages et il s'est aperçu qu'il y avait un mouvement de fond qui se développait. Quand tu parlais de Castro tout à l'heure, je crois que c'était cela aussi. Il savait qu'il y avait, parce qu'il était en contact avec le peuple cubain, un degré d'« insupportabilité » de la situation qui lui permettait de débarquer et de faire son coup contre toute vérité modélique. O.R.A. — Même s'il ne savait pas encore à l'époque qu'il allait avoir le projet de construire un Cuba socialiste. F.C. — Absolument. G.L. — Je trouve un peu étrange tout ce que nous disons en ce moment, étrange, dangereux. Nous en revenons constamment au modèle de Fabrice à Waterloo. Il se produirait des choses, comme cela, dans le plus grand désordre, et on n'y comprendrait rien du tout ; on court à droite, on saute, on envoie un coup de poing, en passant, et tous ces gestes rassemblés, cela vous fabrique la bataille de Waterloo. Et c'est vrai, tout ce que dit Fabrice est exact, mais seulement pour Fabrice. La vérité de la bataille est tout à fait ailleurs, elle n'est ni dans Napoléon, ni dans Fabrice, ni dans la cantinière, elle est quelque part, à l'intersection de toutes ces batailles particulières. On pourrait dire la même chose de tout événement, de la Révolution française par exemple que l'on a expliquée de dix manières (droits de chasse, influence des philosophes, etc.), mais de ces évidences, je ne vois pas la nécessité de passer à je ne sais quel spontanéisme. Tout au plus peut-on parler de consommation rapide, simultanée et successive, de modèles, mais pas d'absence complète de modèle - ou alors, encore une fois, on se voue à l'improvisation, à l'abandon. Peut-être peut-on alors parler d'une bataille de modèles. L'impression est celle du désordre le plus absolu, et pourtant, sous ce chaos, il y a une parole, sous ce grouillement de modèles, il y a un modèle directeur. F.C. — Oui, ce serait les bruits du contre-pouvoir ou de l'antipouvoir. G.L. — C'est ça, cette espèce de musique qui finit par se
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Modèles,
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faire entendre et il y a une oreille ou beaucoup d'oreilles qui l'entendent. F.C. — Nous avons évoqué jusqu'ici le cas des modèles empruntés à un passé proche ou récent : à propos de la Révolution française, le modèle romain, à propos de Lénine, le modèle de la Commune de Paris. Il y aussi ces modèles qui sont présents comme contemporains. Je pense ici à Lénine, à Que faire ? Lorsque Lénine parle de l'organisation du parti social-démocrate, il a des pages extrêmement belles sur la possibilité de faire rayonner le Parti social-démocrate dans des organisations de masse. Mais quand il parle du parti lui-même le modèle d'organisation qu'il adopte, c'est le modèle de l'armée tsariste, c'est-à-dire de l'armée prussienne depuis Iéna. Une armée extrêmement hiérarchisée, avec des contrôles, une organisation très précise, le type de clandestinité qui fait penser aux services de renseignements. Ce qui m'intéresse, c'est que les deux grands dirigeants de la révolution russe, Lénine et Trotsky, et Trotsky jusqu'à sa mort, n'ont jamais réussi à sortir du modèle de l'armée bourgeoise, élaboré de Napoléon à Clausewitz et à Bismarck. Ce modèle a dominé toute l'Internationale ouvrière. Or, lorsque Marx écrit avec Engels le compte rendu de la réunion de 1847, qui a été publié sous le nom de Manifeste du Parti communiste, on s'aperçoit que Marx n'a pas cette idée du parti. Ce qu'il appelle alors parti est une organisation très souple, très large. La meilleure preuve, c'est que lorsqu'il republie le texte quelques années après, il ne l'appelle plus Manifeste du Parti communiste, mais Manifeste communiste. Il a supprimé le mot « parti ». Marx n'a jamais pensé au parti au sens où nous entendons le mot « parti ». Ce type d'organisation a été inventé par la social-démocratie allemande et russe sous la houlette de Kautsky et de Lénine, puisqu'en 1902, Lénine est d'accord avec Kautsky. Il ne s'en séparera qu'en 1905. De plus, ce modèle du parti ne vient pas des partis bourgeois mais de l'armée bourgeoise. Ce qui me fait beaucoup rire, c'est que les partis fascistes, et nos partis bourgeois actuels, l'U.D.R. et autres, se sont organisés sur le modèle du parti
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léniniste. Comment s'appelle l'organisme qui dirige l'U.D.R. ? Un Comité central ! G.L. — Oui, l'histoire ressemble souvent à un déménagement général de modèles mais ce déménagement ne s'opère pas dans le seul sens que tu indiques : il s'effectue aussi depuis la maison de l'ordre jusqu' à la maison de la prétendue ou présumée révolution. S'il est exact que l'U.D.R. est coiffée d'un Comité central, n'est-il pas plus troublant encore que le P.C. soit une institution contaminée et presque réglée par les modèles du pouvoir, par l'administration en place ? Tous les partis, sauf peut-être certains groupuscules (mais aussi où est leur force ?) redoublent les modèles du pouvoir, de l'Etat, de la hiérarchie, du chef. Et au fil des temps, les modèles se transmettent à la manière d'un héritage précieux, fragile, qu'on se garde de trop secouer de peur qu'il ne se brise. L'industrie française adopte un modèle bureaucratique dont François Châtelet qui n'est pas myope discerne la filigrane dans Aristote, dont on peut également repérer d'autres avatars chez François-Joseph ou dans l'armée de Bismarck. L'armée prussienne a, jusqu'à ces récentes années, géré l'économie occidentale, comme sans doute les Pères Jésuites ont manipulé jusqu'à je ne sais quand, peut-être jusqu'à demain, une part de l'enseignement français. Aujourd'hui encore, l'industrie française a du mal à se dégager de la fascination du modèle de l'armée prussienne, alors qu'en Amérique, d'autres modèles, plus fluides, plus aléatoires se mettent en place, modèles empruntés à l'électronique, à l'ordinateur. Mais, je voudrais poser une autre question, au moins pour la méthode. Nous n'avons jamais jusqu'ici opéré de distinction entre deux instances : celle de la prise du pouvoir et celle de l'organisation du pouvoir après la révolution. La question se pose des relations entre ces deux moments, celui de la stratégie de prise de pouvoir et celui de la gestion du pouvoir pris. Une autre question suit : faut-il tenir pour une erreur, un danger ou un inconvénient que dans le moment de la prise de pouvoir, d'anciens modèles stratégiques soient réutilisés ? F.C. — Moi j'y vois d'énormes inconvénients ! G.L. — Oui, il y a contamination de la fin de la révolution
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Stratégie nouvelle
par les moyens de la révolution. Ce qui se passe, ce qui s'est vérifié en Russie. F.C. — C'est Cronstadt. O.R.A. — La révolution meurt dans son modèle. G.L. — Assurément, mais il y a là un petit nœud gordien pas très commode à débobiner. La distinction entre ces deux moments, celui de la stratégie et celui du pouvoir, serait en effet artificielle, théorique. Elle introduit une distinction bizarre entre fin et moyens, elle risque enfin d'infecter ceci par cela. Très bien. Et pourtant, je me demande si en refusant de séparer le procès de la révolution du visage que revêtira la société révolutionnée, nous ne ressuscitons pas tout d'un coup, et par voie incongrue, la notion de modèle, envisagée au moins, ce modèle, comme mémoire, comme rayonnement, comme empreinte déposée sur le futur par les circonstances de dévoilement de ce futur. Nous rétablissons à notre manière le mythe de l'origine, de la fondation dont le dessin aurait fonction de modèle, de moule dans lequel viendraient se couler toutes les formes conséquentes. Nous revenons à Rome, aux anniversaires, aux célébrations des grandes dates, à l'histoire tenue comme continuité, héritage et filiation sans ruptures ni hiatus, à l'histoire acceptée comme globale et cohérente et non comme fragments et mosaïques. L'événement fondateur, c'està-dire la prise de pouvoir, projette ses ombres et ses lumières sur ce qui est fondé : le monde nouveau. Nous rétablissons les notions de permanence, celle de continuité au lieu que, me semble-t-il, la radicale différence entre le monde non révolutionné et le monde révolutionné, devrait résider dans la capacité de négation du second, non seulement par rapport au système antécédent, mais même par rapport à lui-même, devrait être son génie de la mue, sa capacité de métamorphose, et le fait que son être même est inépuisable métamorphose, sans « rien en lui qui pèse ou qui pose », sans adhérence, d'une certaine manière, sans mémoire et sans souvenir, non seulement de l'autre, c'est-à-dire du régime précédent, mais de soi-même. Et si, maintenant, nous chutons dans un territoire plus trivial, ne doit-on pas accepter comme nécessaire l'utilisation non pas d'un modèle d'action stratégique, mais des segments,
et résidus de modèles
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des brimborions de ces modèles. Après tout, la stratégie classique procède ainsi et, après tout aussi, la révolution affronte des armées de ce monde. Elle procède par bricolage, mis au point à peu près jamais en temps de paix par le moyen des manœuvres, mais en temps de guerre, en réponse à la violence subie. Face à ce défi, on associe deux méthodes isolées jusqu'à ce jour et c'est alors que le système de l'ennemi inadapté a une telle réponse, s'effondre. Au niveau du travail révolutionnaire, il en va sans doute de même, association d'une stratégie du passé, à une stratégie inexistante. Dans cette minirévolution que fut Mai 68, on a pu mesurer un tel mécanisme. Le modèle stratégique était constitué de résidus empruntés à la Commune, à 1848, à la Convention, etc., aux grands défilés populaires de toutes les révolutions européennes du 19e et du 20e. A quoi a été ajouté, un beau jour, un élément importé en droite ligne de l'Extrême-Orient, le célèbre « trot », mis au point par les étudiants japonais et qui a eu l'effet immédiat mais, il faut l'avouer assez vite évaporé, de désarçonner la police. F.C. — Je vais même être plus radical, Gilles Lapouge, en disant que la révolution bolchevique ne s'est pas accomplie parce que Lénine avait organisé le parti sur le modèle de l'armée. Au contraire, la révolution bolchevique dans ces jours d'octobre-novembre 1917 s'est accomplie autrement, par d'autres voies, que nous avons du mal à discerner, à comprendre, à analyser. Comme nous ne savons pas ce qui s'est passé le 14 juillet 1789, comme nous ne savons pas ce qui s'est passé en 1793. Mais nous voyons à peu près. En tout cas, il s'est passé autre chose que ce qui était prévu. Lorsque le modèle du parti bolchevique redevient déterminant, lorsque se construit l'Armée rouge, qui a effectivement sauvé la révolution bolchevique dans la guerre civile, ça va être en même temps l'opération de Cronstadt qui est une action totalement réactionnaire, qui marque la fin de la période ascendante de la révolution, même si l'on pense que les marins de Cronstadt avaient tort. O.R.A. — Attention ! Le modèle d'une part, et la révolution de l'autre, à ce moment-là dans l'Empire des tsars, ne
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Lénine
sont pas au même endroit. La révolution est une certaine dynamique. Elle est ce qui s'exprime dans ce bruit global dont tu parlais tout à l'heure, et que Lénine a perçu à travers les télégrammes reçus par le gouvernement bourgeois. Le modèle, c'est quelque chose qui vient de ceux qui ont dirigé la révolution et qui sont en fait des intellectuels. Donc là, ce n'est pas la révolution qui meurt dans le modèle, c'est un conflit entre la révolution d'une part et le modèle de l'autre. C'est le modèle qui a gagné. F.C. — L'analyse me paraît parfaitement correcte. O.R.A. — Il ne faut pas dire, et je ne pense pas, que la révolution soit intérieurement condamnée au modèle. Elle l'a rencontré « de l'extérieur ». J'ai du mal à le dire, parce que Lénine n'est pas « extérieur » à la révolution, mais au point de vue de la ventilation sociale des faits historiques le pôle léninien, qui est le pôle intellectuel, avec Trotsky et tous les dirigeants bolcheviques, n'est pas le même que la poussée révolutionnaire, celle qui faisait du bruit dans les masses. F.C. — Je souscris entièrement à ce que tu dis. O.R.A. — Et cette poussée révolutionnaire était éparse, elle concernait tantôt les ouvriers (comme disait Lénine : « il n'y a pas de prolétariat. Je veux bien faire ce qu'on veut avec le prolétariat, mais il faudrait d'abord qu'il y en ait un »), tantôt des paysans mécontents, ou des intellectuels emprisonnés, des nationalités en conflit, etc., et tout cela faisait ce qui s'est passé, ce qui pouvait se passer, ce que Lénine a su comprendre, et ce qu'il a commencé à liquider à partir de Cronstadt. F.C. — Je crois que Lénine a fait la révolution de 1917 contre le modèle qu'il s'était donné. O.R.A. — Ou que la révolution comme situation sociale a poussé Lénine, et c'est là qu'est son génie, à réviser ses modèles, à les foutre par dessus bord, et à dire : « c'est comme ça que ça se passe ». F.C. — Et à n'avoir plus à partir de là, sauf dans la malheureuse affaire de Cronstadt, aucun modèle. Je me souviens d'une discussion que j'ai eue avec Raymond Aron entre autres, c'était à Royaumont. Il me disait : « Je ne comprends pas François Châtelet, vous qui êtes sérieux, si
sans modèle ?
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raisonnable, qui travaillez sur Platon, comment vous pouvez être léniniste. Lénine n'a cessé de se contredire ». Je lui demandai de préciser. Il me dit : « il n'a pas de théorie concernant les syndicats ». Et comme Raymond Aron est un homme très savant, très qualifié, il me disait : « En 1907, il disait cela, en 1909 ça, en 1913 ça, en 1918 ... Il n'a pas de théorie des nationalités : il a dit ça concernant la Finlande, il a dit ça concernant la Biélorussie... ». J'ai eu un réflexe qui était bon, pour moi à l'époque. Je lui ai répondu : « Mais c'est cela qui me plaît dans Lénine, précisément ». J'étais donc déjà dans l'idée de la révolution sans modèle. Ce qui me paraissait important dans Lénine, c'est qu'il n'hésitait pas à lâcher un modèle. Il avait des principes d'intelligibilité, qu'il ne posait pas comme archétypes. Selon l'évolution des circonstances, de la lutte politique, il ne s'en tenait pas à l'idée qu'il doit y avoir tels types de rapports entre le Parti et les syndicats. Ces rapports peuvent changer en fonction de l'analyse du contexte et de la stratégie. C'est ce que tu évoquais hier en insistant sur le projet de la révolution. O.R.A. — Il arrivait quelquefois non pas à larguer un modèle et à en construire un autre, mais à faire sortir l'un de l'autre, à déplier un modèle nouveau. G.L. — Est-ce significatif de la conduite révolutionnaire ? Le stratège classique, lui aussi, passe son temps à larguer ses modèles. Sur le terrain, Foch applique des principes résolument contraires à ceux qu'il enseignait à l'Ecole de guerre et si Willisen, en 1846, éprouve quelque tablature, c'est qu'il veut respecter aveuglément la lettre de la théorie. Pourquoi donc le stratège jette-t-il ses plans, ses modèles au panier, pour en adopter un autre, sans précédent ? L'inspiration, mais ce n'est pas une explication. Il me semble plus vrai de chercher du côté de l'étrange va-et-vient, de la curieuse partie de balle au mur qui s'opère entre l'attaqué et l'attaquant, entre les blancs et les noirs, entre les palais d'hiver et les bolcheviks, les Tuileries et les émeutiers. D'une certaine manière, c'est la forme de l'adversaire qui nous accule à inventer, mieux, qui dicte la forme de notre stratégie. Avec un petit grain de paradoxe, je dirais qu'aux échecs, par exemple, c'est
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en réalité moi qui manie les pions de mon rival, alors que mon rival pousse mon cheval ou ma dame. Chacun sait d'expérience qu'il joue fort mal avec un « échiquiéiste » de peu de talent, bien mieux le jour où il s'affronte à Fisher. F.C. — Pour en revenir à la situation politique, il est significatif, à mes yeux, que dans toutes ces idées que nous évoquons concernant le marxisme ou la lutte révolutionnaire qui, qu'on le veuille ou non, est sous le drapeau du marxisme (l'Amérique latine, l'Afrique noire, l'Asie...), il y a une force des modèles qui est une antiforce, complètement sclérosante. On a parlé tout à l'heure très brièvement de l'Amérique latine à propos de Cuba et de l'importation du modèle cubain. Nous devons évoquer le cas du Québec. J'ai passé six semaines à Montréal à me tirer les cheveux tous les soirs. Les intellectuels québécois vivent à l'intersection de trois modèles : celui de l'habeas corpus anglais, du dollar américain et de la Révolution française chapeautée par De Gaulle, et ils n'arrivent pas du tout à s'en tirer. On les comprend ! Si l'on considère maintenant les contacts que l'on peut avoir avec nos amis vraiment révolutionnaires d'Afrique noire, ils ne peuvent manquer de ressentir constamment le poids des modèles, les modèles les plus insistants étant économiques : industrialisation, création d'un prolétariat, etc. (On ne fera rien en Côte d'Ivoire tant qu'il n'y aura pas un prolétariat industriel, paraît-il !) Si les chances révolutionnaires sont actuellement hésitantes, et si, heureusement, il y a un tel attachement pour ce qui se passe en Chine, qu'on ne connaît pas, c'est que précisément, toutes les pensées sont orientées vers des modèles déjà déposés. La philosophie de l'histoire est effroyablement présente dans les têtes. Si je passe mon temps à dénoncer la philosophie de l'histoire, ce n'est pas seulement par attitude intellectuelle, c'est par position politique. La philosophie de l'histoire bloque la connaissance ; elle émascule l'action. Les Vietnamiens ont réussi à inventer un type de lutte populaire complètement libéré de tout modèle, y compris le modèle de la guerre populaire de Mao Tsé-toung. Us ont dans le combat construit quelque chose de complètement nouveau.. G.L. — Il y a un embrouillamini, d'autant plus fécond qu'il
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est inextricable, entre l'instance des moyens et celle de la fin. Tu parles des Vietnamiens et il n'est pas douteux que le type de lutte élu par Hô Chi Minh, non seulement n'était pas insignifiant, mais a joué un rôle recteur dans le type de société issu de la révolution. Ne faut-il pas aller plus loin encore, et considérer que de même que la révolution ne se définit qu'en s'accomplissant de même que la révolution est dessinée par la prise de pouvoir, de même la révolution est dévoilée par la révolution elle-même. Ne doit-on pas la décrire comme ce « dieu caché » (ou « dieu futur », je ne me souviens plus) dont parle Rilke ? Ne faut-il pas estimer que, si la révolution doit être fertile, c'est à proportion de l'ignorance où elle est d'ellemême avant d'être. Et voilà ce qui m'intrigue car tout ce que je viens d'énoncer débouche sur une sorte de spontanéisme, d'improvisation permanente alors que je crois en même temps tout à fait nécessaire que ce dévoilement incessant du visage toujours enfoui de la révolution ne s'opère qu'en toute lucidité. Je songe à quelque chose comme une « dérive gouvernée ». Tout cela est très compliqué. Et l'un des éléments qui troublent le regard, brouillent le paysage, est celui-ci que nous considérons la révolution (ou l'événement de l'histoire quel qu'il soit) après qu'elle est advenue. Nous la chargeons alors d'inévitabilité, nous l'infusons de rationalité alors qu'avant d'être, elle n'était pas inévitable. C'est un peu ce qui se passe pour l'apparition de la vie sur la terre. Avant ce surgissement, la probabilité de la vie était si petite qu'on doit la tenir, mathématiquement, pour nulle (c'est Jacques Monod qui le dit). Mais après son apparition, nous la concevons nous comme inévitable, comme inscrite dans les chiffres et les équations de la matière. En d'autres termes, l'impossible, l'aléatoire, le fortuit, nous le convertissons en fatalité et ne pourrait-on pas dire, alors, pour se rabattre sur notre interrogation : l'invention, nous la convertissons en modèle ? Francis Bacon dit : « Les choses déjà connues sont de telle nature qu'avant qu'elles fussent découvertes, il était difficile d'en avoir le moindre soupçon ». Ainsi probablement de la révolution, du moins de celle qui fabrique ses modèles à mesure de son propre dévoilement.
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Rosa Luxembourg dit : « Le mouvement révolutionnaire trouve dans la lutte ses propres formes d'organisation ». Mais pourtant, existait-il un modèle Hamlet avant que Hamlet fut écrit ? Il n'y en avait point et il y en avait un. Le Hamlet que nous connaissons aujourd'hui était un modèle en creux qui attirait Hamlet hors de la nuit, hors de l'innommé. F.C. — Ta remarque est très importante. On voit là l'idée de modèle qui nous apparaissait être une archè, c'est-à-dire un principe antérieur, logiquement et/ou chronologiquement. Maintenant, nous la voyons intervenir comme une espèce de fin. En réalité, ce dont nous avons parlé jusqu'ici, dans une sorte de discours secret, ça a été moyens-fins. Au fond, nous avons découvert en discutant comme cela que les moyens ne sont jamais indifférents par rapport à la fin et inversement, et l'idée de modèle est toujours liée à l'idée d'une fin, que cette fin soit dans l'archè ou dans le projet. Ce qui compte toutes les fois qu'une révolution a réussi effectivement, c'est que des gens se sont préoccupé, avec passion, du moyen de battre l'adversaire. O.R.A. — Peut-être aussi que quand une révolution réussit, par exemple la révolution bolchevique, on n'en extrait pas un modèle mais peut-être qu'on fabrique un modèle sur elle. Et que l'image que certains groupes par exemple trotskystes ont actuellement de la révolution bolchevique est un mixte composé de l'événement, de plusieurs événements, d'une lecture de ces événements, et d'une référence à des idées antérieures. Le modèle lui-même n'est pas l'expérience, n'est pas un compte rendu de l'expérience. C'est un certain discours qui est redevable de son contenu à tout autre chose qu'à l'expérience même. D'où une certaine accessibilité du modèle à l'expérience, et aussi une certaine distance par rapport à elle. Tu disais tout à l'heure, et c'est très juste, que la pensée révolutionnaire, où que ce soit, fonctionne à coup de modèles. Ce que je voudrais ajouter aussitôt, c'est qu'il arrive à ces modèles ce qui à mon avis peut leur arriver de mieux : ils s'écroulent les uns après les autres. Ils passent leur temps à se casser la gueule. Tu te rappelles, il n'y a pas si longtemps, je disais être vietnamo-cubain. Qu'est-ce que je voulais par là ? Je ne
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sais pas très bien. Je n'étais pas fasciné par le modèle soviétique, et je croyais que les Cubains d'une certaine façon, les Vietnamiens d'une autre, avaient attaqué des choses que les Soviétiques n'avaient pas attaquées, comme les stimulants matériels et l'archétype de la croissance. Tous les textes de Castro à un certain moment sur les stimulants matériels (il faudrait retrouver les dates) me paraissaient parfaitement nouveaux, c'est-à-dire se situer ailleurs que dans les modèles. Mais ce modèle cubain s'est effondré à son tour le jour où Castro s'est aligné sur la politique soviétique. Il a dû le faire pour des raisons de survie. Mais pourquoi ? Parce qu'il a choisi lui-même un certain modèle, le modèle économique de la monoculture, qui est typiquement le modèle colonial. Et ce choix a été opéré malgré les injonctions de gens comme René Dumont. Je prends un tout autre exemple : la candidature d'Ariette Laguiller à l'élection présidentielle de 1974. Ses supporters disent, je cite, que ceux qui votent pour Ariette « ne vont pas donner un chèque en blanc à Mitterrand ». Or, les gens qui ont voté pour elle ne sont pas du tout ceux auxquels elle croyait s'adresser, à savoir la partie la plus révolutionnaire de la classe ouvrière, comme le prévoyait le « modèle » que les camarades de Lutte ouvrière ont dans la tête. L'analyse du scrutin montre que bon nombre de femmes, de paysannes ou d'employées, ont voté Ariette, qui du reste était la seule femme parmi tous les candidats. Cette même Ariette, du reste, a été l'animatrice du mouvement dans les banques. Paradoxe : Lutte ouvrière réussit mieux chez les employés que chez les ouvriers... Voilà encore un modèle qui s'effondre de luimême. Nous sommes entourés de modèles qui s'effritent, qui s'écroulent comme des trucs entièrement bouffés par les termites. Pardonnez-moi d'avoir à intervenir ici un peu longuement, mais j'avais annoncé que je reviendrais sur la mort des modèles et sur la nécessité de la pensée négative. Il y a donc un autre domaine dans lequel les modèles auxquels nous avons été habitués en ont pris un coup, c'est le domaine de la prévision politique.
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Prenons le cas de l'Algérie : pendant la guerre d'Indépendance, le P.C. restait attaché à la vieille thèse que ce sont les métropoles qui, une fois libérées du capitalisme, octroyaient la liberté à leurs anciennes colonies. Mais voilà, les Algériens n'ont pas eu la patience d'attendre que Lénine ait raison. Un certain nombre de camarades et moi avons cru, pendant cette même guerre, au modèle inverse : que la libération de l'Algérie aiderait à libérer la France, non pas, certes du capitalisme tout entier, mais de quelques-unes de ses séquelles, comme le racisme et le nationalisme. On a vu à quel point ce contremodèle lui aussi était faux. Et le fait que le fascisme portugais façon Caetano soit tombé à cause des guerres coloniales ne le rend pas vrai. Plus généralement, je suis très frappé par le fait que les modèles mêmes d'intelligibilité et de prévisibilité des faits sociaux s'écroulent eux aussi. Même les « spécialistes » de la chose politique ou bien renoncent à formuler un pronostic sur l'événement le plus immédiat, ou bien se trompent. Nos camarades italiens les plus avertis, ceux qui par exemple sont journalistes depuis des années, qui connaissent leur pays « à fond », dit-on, avaient prévu une large victoire de la droite au référendum du 12 mai sur le divorce. C'est l'inverse qui s'est produit. Et qui avait prévu, ou seulement « senti venir » Mai 68 ? Ou Lip ? Ou la grève des mineurs en Grande-Bretagne ? Ou la première grande grève, dans l'hiver 1973, de tout l'histoire de l'Allemagne fédérale ? Et je ne parle pas de faits par exemple diplomatiques de large envergure, comme le renversement des alliances de l'Egypte, etc., qui constituent des événements purs, même si après coup on leur trouve des explications. Certes, notre période est, autant qu'une autre, incapable de prévoir. Par exemple, à l'époque stalinienne, et même avec cette arme suprême qu'était le marxisme « affiné encore par Staline », les faits importants échappaient à toute intelligibilité par référence aux modèles de base. La chute de Beria, la conférence de Yalta, la victoire de la révolution en Chine, le processus mondial de décolonisation, voilà des faits dont le schéma stalinien de l'U.R.S.S., patrie du socialisme, est incapable de rendre compte, même partiellement. II faut des
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contorsions idéologiques, dont certaines sont restées burlesquement célèbres, comme pour le « complot des blouses blanches ». Mais ce qui caractérise l'époque actuelle dans ce domaine, c'est que la croyance aux modèles commence elle aussi à se désinvestir. Même les militants professionnels deviennent plus prudents. Tout le monde sait qu'ici, un jour, la France du travail affrontera celle du capital, et autrement que dans des urnes. Mais personne ne se risque plus à prédire la date ni la forme de cette lutte ; au point que la seule chose qui soit à peu près sûre (et encore...), c'est qu'elle ne sera pas ce que certains tout simplement imaginent. Autrement dit, les modèles se sont en quelque sorte dénoncés eux-mêmes, et il ne faut pas s'y tromper : c'est un progrès réel. Justement parce que les modèles sont des instruments de confiscation ; ici, de confiscation de la pensée révolutionnaire elle-même, qui reste contrôlable tant qu'elle se meut de modèle à modèle. Seuls les tenants d'un paléo-rationalisme positiviste (c'est-à-dire d'un réel antirationalisme) pourront s'en lamenter. Il me semble du reste que cette décrépitude des modèles de prévisibilité est cousine d'un autre phénomène contemporain : je veux parler de ce que j'appellerai l'usure des idéologies, ou si l'on préfère la brièveté des modes intellectuelles. Pour rester dans l'intelligentsia parisienne, on peut remarquer qu'au début de ce siècle un courant de pensée un peu constitué, organisé autour d'une poignée de concepts, durait plusieurs décennies. Par exemple le bergsonisme, ou le sociologisme, ou le positivisme logique, etc. On pouvait, la quarantaine venue, postuler une chaire d'Université armé de ces quatre ou cinq concepts, et les conserver toute sa carrière, jusqu'à la retraite ou l'Institut. C'était même recommandé. De nos jours, c'est exactement l'inverse : non seulement on « produit » (c'est le mot « juste », paraît-il) des systèmes qui durent à peine le temps d'une saison, pour éventuellement les contredire de plein fouet la saison suivante, mais encore on est sollicité, voire contraint, à faire ainsi. Les idéologies, comme les chaussettes, autrefois on les réparait, maintenant on les jette au premier trou. C'est la forme actuelle du cycle production-consommation qui a
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atteint le monde intellectuel lui-même, révélant ainsi une de ces dimensions essentielles : le mimétisme qui le lie à la société. Les modes universitaires durent le temps d'un détergent. Et la gigantesque diarrhée qui envahit le marché, les groupes sociaux, l'espace, les relations individuelles, etc., bref cette mobilité radicale de toute chose, n'a pas épargné le monde jadis ralenti de la pensée dite désintéressée. Il n'y a plus réellement de courants intellectuels, mais il y a des tas de modes, d'engouements successifs pour tel ou tel modèle, auquel on demande, comme pour les objets commercialisés, d'être à la fois sémillant, pour qu'on l'achète, et pas solide, pour qu'on achète le suivant. Personnellement, je ne me plains nullement de cette situation, au contraire. Plus attiré par le développement de la théorie critique de la société, et d'une critique qui n'est pas seulement théorique, que par l'approfondissement philosophique qui me semble n'être qu'une continuation de la domination sociale, je m'intéresse à la philosophie à proportion de la réalisation de sa forme suprême, qui n'est que son propre écroulement, dont la forme actuelle est ce carnaval de pacotille. Si vous voulez, je ne crois pas que notre ami Louis SalaMolins ait proposé par hasard le thème et le titre de Révolution sans modèle : c'est parce qu'il est bien trop malin pour ne pas avoir saisi, derrière la chute nommée et datée de tel ou tel modèle, un phénomène beaucoup plus général et beaucoup plus important, une sorte de poussée historique sourde mais irrésistible : les modèles sous toutes leurs formes sont victimes d'une terrible épidémie, d'une terrible épizootie devrait-on dire. Comme pour certaines espèces au terme des ères géologiques, peut-être sont-ils en train de disparaître. En tout cas, il est permis de rêver à une humanité qui n'ira plus les contempler avec commisération et effroi rétrospectif que sous forme de squelettes approximativement reconstitués sous la poussière des muséums. Mais il y a autre chose, il y a mieux que ce spectacle joyeux de la décrépitude des systèmes. Il y a le résultat effectif de cette fin de la philosophie. Dans la mesure où la pensée modélique n'est que la forme idéologique du pouvoir, sa liquidation
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signifie la possibilité d'émergence pour une nouvelle forme de pensée qui, libérée désormais de l'obligation de génuflexion devant des concepts, ou de référence sacrale à des dogmes, pourra consacrer toutes ses forces à l'action sur l'événement. C'est cela la critique ou, comme on dit depuis quelques années, la contestation : c'est la pensée négative non pas au « travail », mais au combat. Une pensée et une action relevées du vœu de positivité. Car la mort des modèles, et même l'impossibilité de prévoir, libèrent la pensée. En mars, en avril 1968, tous les modèles intellectuels, de droite ou de gauche, ou d'extrême-gauche, rendaient Mai 68 imprévisible, et littéralement impensable. Même devant l'événement, ces modèles menaient au refus ou au scepticisme, puisque l'événement s'était permis de ne pas obéir aux modèles. Certains du reste en sont sagement restés là : Mai fut pour eux un simple moment de déraison, une bouffée délirante, comme disent les psychiatres. Or, apercevoir en Mai 68 que tout n'était pas joué dans les sociétés industrielles dites avancées, que la classe ouvrière n'était pas entièrement intégrée au capitalisme, que des groupes marginaux pouvaient intervenir dans l'histoire, que des revendications qualitatives pouvaient l'emporter sur des revendications quantitatives, etc., voir tout cela c'est sur le plan intellectuel se libérer des modèles. C'est surtout apprendre qu'un autre concept sera également inopérant, non pas parce qu'il est autre, mais parce qu'il reste concept, modèle, principe unificateur fait pour cacher la présence du négatif. Pour la théorie critique, la pensée conceptuelle n'est qu'un moment, ni pire ni meilleur que tous les autres moments. Le concept correspond en gros à une résolution à la fois fantasmatique et intellectuelle ; dans son universalité abstraite, il est toujours rêvé en même temps que pensé, il est toujours gedanken, comme l'Etat hégélien. Il est donc légitime qu'il trouve son apogée avec et dans l'ordre bourgeois ; il est normal qu'il entre en décomposition lorsque cet ordre y entre aussi. Ce que la théorie critique met à sa place, c'est cette forme particulière de pensée dialectique que l'on a appelée la dialectique négative, que je cherche ici à appliquer à la mort
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Faut-il combler
des modèles. Mais évidemment, pour la critique, la dialectique elle aussi n'est qu'un moment, et il n'est pas nécessaire d'élaborer une métaphysique matérialiste compliquée pour s'apercevoir que la dialectique, comme pensée déchirée, n'est que la pensée du conflit social, c'est-à-dire de la société conflictuelle. Rien, absolument rien n'est innocent. Même pas, surtout pas cette affirmation elle-même qu'il n'y a pas d'innocence. Les modèles sont des instruments en même temps que des formes de l'exercice et du maintien du pouvoir ; les contre-modèles aussi. Les uns et les autres ne pèsent sur nous que comme forces de la contre-révolution. Le retour de l'affirmatif n'est que retour du pouvoir, tant et si bien que la pensée négative se nie elle-même et sur le plan théorique et sur le plan pratique. En théorie, lorsqu'elle refuse de s'ériger en méthode ou en point de vue. En pratique, lorsqu'elle attaque tous les systèmes, y compris ceux qui tendent à se reconstituer en son sein. Les modèles sont des « petits chefs » que nous avons dans la tête. Chaque fois qu'un être humain, qu'un groupe nouveau conteste le pouvoir et cherche à imaginer une vie autre, chaque fois les modèles voient se rétrécir leur base sociale. Ils se maintiennent seulement parce qu'ils n'ont pas perdu leur base économique, qui est la concentration et la pseudo-rationalité des forces productives. La liquidation des modèles passe par l'aggravation et l'accélération de ce conflit, qui est la contradiction entre ce que l'on force les gens à faire, et ce qu'ils pourraient faire sans cette coercition. Je veux bien qu'on appelle ça la lutte des classes, à condition de ne pas faire à nouveau de cette notion un modèle. F.C. — Retournons-nous bravement vers le passé. L'effritement des modèles, c'est exactement la situation de l'Empire romain au 3e siècle. Il n'y a plus de modèles, le Panthéon s'est écroulé, le christianisme s'implante mal, les rapports citoyensesclaves s'aggravent. C'est la victoire de la barbarie (les premiers barbares n'ont pas été ceux qui sont arrivés à Rome, ça a été les Romains eux-mêmes), ils sont devenus barbares avant que les barbares les envahissent. Ils étaient fatigués. Quand tu me dis : « les modèles s'effritent », je suis pris de
les vides ?
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terreur, parce que je repense à la fameuse phrase de Marx, reprise par Castoriadis : « socialisme ou barbarie ». Est-ce que le fait que nous n'ayons plus de modèle, que nous ne puissions plus nous référer à quelque modèle que ce soit, que nous voyions les républiques africaines tomber dans des modèles qui finalement se dissolvent les uns après les autres, que nos partis politiques actuels sont sans modèle, ou ont des modèles archaïques ? Qu'est-ce qu'on fait avec cela ? G.L. — Il n'y a pas de modèle du tout, mais il n'y a pas d'absence de modèle. Les modèles envahissent quand même tout. Aussi effrités, aussi décomposés, aussi pourrissants soient-ils, ils comblent la totalité de l'espace politique actuel. O.R.A. — Ils le comblent d'une curieuse façon, ils ne le comblent que de leur propre vide ! G.L. — Ils le comblent très mal, c'est vrai, mais j'avoue que j'ai du mal à imaginer ou à repérer une voie sans modèles. Tout à l'heure, on a fait un sort un peu bref à René Dumont. Et il est juste que sa campagne a souvent pris un tour folklorique des plus grotesques. Il n'empêche que si un candidat a fait craquer tous les modèles, et sans pour autant sortir du sujet, sortir de l'instance politique contemporaine, c'est Dumont, bien plus que l'Union de la gauche et même plus qu'Ariette ou Krivine. Donc, Dumont tend vers le non-modèle et pourtant, à y farfouiller de plus près, toute son action, toute sa prévision ou son désir sont encombrés de toutes sortes de modèles glanés ici et là, c'est leur arrangement qui crée du sans-modèle, un peu comme un bouquet n'existe pas quand les fleurs qui le composent sont immuables. Par Dumont, des modèles qui dérivaient loin du lieu politique, ont émigré et obtenu droit de cité dans le terrain politique, avec quelque promesse d'un jour en occuper le centre. Après tout, il y a dix ans, qui aurait osé, sans ridicule, annoncer que l'avortement occuperait le cœur même de la politique ? O.R.A. — Ce que tu viens de dire, c'est que nous sommes devant une place vide, dans la mesure où les modèles s'effondrent. Repense à ce qui s'est passé, par exemple chez nos camarades italiens du Manijesto. Eux, spécialistes de la chose politique dans leur pays, ils ont pronostiqué 60 % de voix
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De
l'antimodèle
contre le divorce. On va aux urnes : c'est 60 % pour le divorce. Alors, je me dis : tant mieux. Pas seulement parce que c'est une défaite de la droite, mais aussi parce que les camarades italiens qui se sont trompés vont être amenés à se dire : il y a de la révision déchirante dans l'air. Il y a des modèles qui vont tomber. Il va falloir qu'ils modifient l'image qu'ils ont de la société italienne. Et c'est décisif, puisque ce sont des gens qui ont décidé d'intervenir concrètement et quotidiennement dans la vie politique du pays. G.L. — Voilà combien l'image, qui est un modèle à sa manière, est prégnante, est écrasante. Finalement, moi je suis persuadé qu'il y a un tas de choses possibles et dont on a le sentiment qu'elles sont impossibles, et c'est pour cela qu'elles deviennent impossibles. Alors que peut-être elles sont tout à fait possibles. O.R.A. — En somme, nous pourrions accuser le modèle de contribuer à empêcher l'apparition de ce qui ne lui est pas conforme. Voyez le rôle des modèles du P.C.F. et de la C.G.T. dans la liquidation de Mai 68. Ils ont des modèles, ils n'ont pas de concepts pour penser ce qui se passe. Ils n'ont que des modèles, et qui ne collent pas à la réalité sociale. F.C. — Je proposerais, à titre de conclusion provisoire : le modèle, c'est l'anticoncept. O.R.A. — Là, je suis tout à fait d'accord, mais je te signale un tournant dangereux. Si le modèle c'est l'anticoncept, le concept apparaît lui-même comme un moment, rien de plus. F.C. — Je suis aussi d'accord, le concept ce n'est qu'un moment dans un processus. Je crois que je peux ajouter que la pensée par processus, la pensée dialectique n'est pour elle-même qu'un moment. O.R.A. — Adorno le dit en toutes lettres dans la Negative Dialektik, et c'est à ce passage que je pensais tout à l'heure en liant pensée dialectique et société de classes en lutte. Qu'adviendra-t-il ensuite ? La question est métaphysique. Je refuse de me la poser. Il reste que l'attachement aux modèles est rétrograde parce qu'il est nostalgique. Cet attachement nostalgique au modèle, et la volonté légèrement anarchisante de la pensée négative de balayer tout cela, ce ne sont que des
à l'utopie
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moments. Ceci dit, il me paraît fort difficile de dépasser en idée ce que l'on ne peut pas dépasser en pratique dans une situation sociale. C'est-à-dire ce qu'il y a après l'absence de modèle. Notre tâche actuelle est uniquement de détruire les modèles, et de retirer la parole à ceux qui les fabriquent. Oserai-je dire, surtout ici, qu'il s'agit de réaliser une révolution... sans archontes ? F.C. — Je pense qu'il faudrait se consacrer à discuter de ce qui se présente comme étant des modèles/antimodèles, toute la question de la contre-culture, des hippies, du M.L.F. Nous avons évoqué hier le rapport entre le corps et le pouvoir. Je crois qu'il faut que l'on revienne sur ces thèmes de manière très précise, en disant ce qu'on pense. Essayer de définir, de déterminer où on en est par rapport à cela. Parce que nous avons discuté jusqu'ici des modèles de la politique, mais il y a les modèles « politiques », qui s'insèrent dans la vie quotidienne. G.L. — Je propose que ces modèles un peu aberrants, au moins atypiques - M.L.F., hippies, yippies - on les définisse dans l'ordre de l'utopie, et d'abord pour la raison qu'ils se conçoivent eux-mêmes comme utopies, et qu'on les reçoit ordinairement pour formes utopiques (y compris Marcuse). Personnellement, j'estime que cette distribution n'est pas convenable. Ces modèles ne sont pas utopiques pour deux ronds ; leur économie est au contraire de l'économie utopique, mais enfin demeure ceci : on ne peut guère les décrire que par différence avec l'économie utopique. Je précise que de l'utopie, je propose un schéma qui n'est pas usuel mais qui me paraît opératoire et ne pas offenser les textes que nous connaissons comme utopie, et peu m'importe qu'un axiome ne soit pas démontrable s'il fonctionne. Je tente donc de trier, au sein d'un magma dans lequel flottent à la fois les philosophes et les gardiens de Platon, les adeptes du Zen ou les humanistes mous d'Auroville, deux strates, non seulement distinctes, mais contraires. L'utopie, son inventeur connu est Hippodamos de Milet cet urbaniste et politologue qui reconstruit Milet après le passage dévastateur des Perses en ne tenant aucun compte de la
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L'utopie est aussi
nature originelle du site qu'il a d'abord converti en une dalle nue, ayant arasé collines et vallées. Du terrain originel, il a fait un champ abstrait, un champ opératoire. Et, en second lieu, Hippodamos combine le tracé des maisons et des rues de sorte qu'il en émane automatiquement une règle civique, un système de gouvernement, un découpage de classes sociales, une morale domestique et civique, etc. Bref, l'architecture joue le rôle de modèle, pire encore, de moule, d'empreinte qui est reproduit analogiquement dans tous les moments de la communauté politique. Le génie de Platon se précipite ensuite dans la brèche ouverte par Hippodamos de Milet. Il va se saisir des bribes du système hippodamien, il va les formaliser, les perfectionner à sa manière qui est souveraine. Plus tard, dans les délires ensanglantés de la Renaissance, quand l'histoire s'arrache à cette espèce de songe thibétain qu'est le Moyen Age pour plonger dans l'horreur des temps, un tas d'humanistes reviennent à l'idée platonicienne, avec l'intention d'introduire dans les soubresauts catastrophiques du temps, des structures d'ordre, des modèles d'harmonie. Entre tous ces systèmes, et sous leur très grande variété, quel est le principe commun ? Conçus dans le silence d'une cervelle, ils s'offrent comme des constructions théoriques qui supposent une application pratique. Ils doivent être incarnés, sans adaptation aucune (surtout sans adaptation, nous sommes loin ici de la révolution sans modèle, ou de l'adaptation stratégique) aux sociétés réelles. Il s'avère donc impossible de découvrir un travail politique qui soit plus proche de la notion de modèle que ne l'est l'utopie. C'est le modèle à l'état absolu, le modèle cliniquement pur. Le deuxième trait - conséquent sans doute au premier et ce lien est très important - est que ces systèmes sont férocement contraignants. Dostoïevski, encore, quand il porte le fer contre les constructions utopiques, qu'il appelle « les cités de cristal » s'écrie : « indiscutablement, ce système est nocif : fût-ce d'abord parce qu'il est système ». Dostoïevski dit « système », mais on peut traduire « modèle » et on peut penser « le modèle est indiscutablement nocif, fût-ce d'abord parce qu'il est modèle ». En effet, une cité construite sur un modèle, et
un modèle
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vouée à demeurer fidèle à ce modèle, le droit à l'évolution, à la mutation lui est forcément refusé, faute de quoi on s'écarterait du modèle, on dériverait loin de cette matrice originelle. La mécanique du pouvoir, en cité utopique, n'a d'autre propos que de faire obstacle à toute évolution, à toute usure, à toute régénération. On vise à mettre sur pied un système sans entropie, qui s'apparente non à la réaction thermodynamique (modèle obscur de l'histoire) mais à la mécanique, une montre par exemple, dans laquelle l'impulsion initiale une fois appliquée se maintiendrait pour l'éternité. Ainsi, du seul fait que ces sociétés sont des sociétés à modèle absolu, elles se vouent à la perfection, donc à l'absolue contrainte et à l'immutabilité. Ce qui explique que le vertige secret de cette société à modèle superlatif qu'est l'utopie, soit le nihilisme. Des villes parfaites aux villes de néant, la chaîne est directe. Les bâtisses transparentes des villes de cristal réverbèrent surtout les feux de la nuit, là où meurt la liberté. Sur l'autre versant, et plus proche du songe que du paysage des hommes, grouillent les sociétés que je propose de baptiser contre-utopiques. Ce qui me passionne est de suivre le double fil entrelacé, tout au long des siècles, les mêmes époques engendrant à la fois des utopies et des anti-utopies - s'opposent à Platon l'Aristophane des Oiseaux, à Thomas More ou Campanella, Thélème de Rabelais, au fort gisement utopique du 17e siècle, cette contre-utopie de génie, la plus extrême, la plus âpre et noire aussi qu'est l'œuvre ravageuse de Swift. Je fais ce petit recensement pour éclairer les contre-utopies contemporaines, foisonnantes elles aussi à proportion du pullulement des systèmes d'ordre, des sociétés à modèle qui, sans tomber exactement sous le coup du verdict utopique, le frôlent incessamment (qu'il s'agisse de terreurs de droite ou de gauche ou de combinatoires en apparence libérales et pourtant inspirées par le modèle, l'utopie technicienne modèle sous lequel à son tour se déchiffrent des sous-modèles, la montre ou la caserne, la bureaucratie, l'ordinateur, le sport obligatoire, le coït nécessaire, etc.). Peut-on à présent disposer ces deux hypothèses de part et d'autre de cette notion de modèle qui nous pourchasse autant
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que nous la pourchassons ? L'utopie de stricte observance (Cabet, par exemple, utopiste paroxystique) se profile tout entière dans la lumière du modèle. Et cela dans sa genèse comme dans son fonctionnement. Je veux dire que l'utopiste fracasse les modèles donnés, en fait un puzzle qui est un modèle neuf mais simplement mieux organisé que les modèles récupérés. Et surtout, ce modèle nouveau reçoit la mission de se reproduire à l'infini sans le moindre changement. L a plupart des utopistes le disent ainsi : « Je propose un modèle et ce modèle doit contaminer l'ensemble du tissu social du monde ». Le désordre de la nature qui est lui du sans-modèle doit passer sous la toise du modèle. Au contraire, la contre-utopie s'avoue au premier regard comme rebelle à tout modèle puisque si elle supprime aussi le pouvoir, comme le fait l'utopiste, ce n'est pas pour le renforcer en obtenant la fusion de la société et du pouvoir, mais bel et bien pour anéantir définitivement tout pouvoir. Est-ce alors le règne du hasard, du désir, de l'accident, est-ce alors agression victorieuse contre le modèle ? Je me limite ici à trois incidentes : — Si la contre-utopie s'invente à partir de l'utopie, comme son envers (Thélème est l'envers du monastère du Moyen Age), ne recueille-t-elle pas le modèle nié, même si celui-ci n'est plus qu'une sorte de filigrane par rapport auquel peut s'apprécier la différence, c'est-à-dire le degré de désordre ou de turbulence, d'improvisation de la contre-utopie ? — De siècle en siècle, force est de constater que la contreutopie innove modérément ou pas du tout. Elle retombe sur les mêmes éléments, la même combinatoire faite de la même absence de combinatoire, exactement, et c'est troublant comme la suite des utopies est d'une monotonie à périr. Ne faut-il pas induire dès lors que la première contre-utopie fonctionne alors comme modèle s'incarnant, sous de nouveaux oripeaux, d'âge en âge, sans progrès ni déclin, ou encore que la contre-utopie se borne à s'engendrer elle-même à partir de l'utopie qui devient pour la contre-utopie, contre-modèle, donc modèle ? — Deux traits enfin communs à la fois aux utopies et aux
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contre-utopies m'alertent encore : le premier est que la contreutopie présente le même prosélytisme que l'utopie. Elle aussi se sent la responsabilité d'infecter le reste du monde, d'y répandre par contagion des structures, dites ici de désordre et non plus d'ordre. Enfin, utopie comme contre-utopie songent à se délier de l'histoire, à occuper ces rivages rêveurs, intemporels qui s'étendent le long du fleuve, hors du flot du temps, hors de l'histoire, dans ce no man's land qui forme sans doute le terrain d'élection des modèles puisque à l'abri des tumultes et des turbulences qui menacent de disloquer tout modèle. Nouvel indice d'une hypothèse que j'ai proposée plus haut, sur d'autres exemples : le modèle extrême et l'absence extrême de modèles occupent souvent les mêmes terrains. F.C. — Là encore, je suis persuadé que ces mouvements, qu'il s'agisse des mouvements underground américains, qu'il s'agisse des mouvements hippies ou naturistes (je les appelle ainsi pour simplifier) qui ont envahi l'Europe, qu'il s'agisse du pèlerinage à Katmandou ou à Bali, ont dans leur inconscient des modèles. G.L. — Oui, certainement. F.C. — Soit un exemple, emprunté à Guy Hocquenghem. Hocquenghem a écrit un livre dans la perspective du F.H.A.R., Le désir homosexuel. Il essayait de montrer que le désir homosexuel peut constituer, autant que le désir hétérosexuel, quelque chose comme un modèle pratique. Et, le scandale, c'est précisément le refus de l'homosexualité comme modèle, l'injustice disons. Or, dans son second livre : L'après mai des faunes, il rompt avec cette perspective, et cela me paraît tout à fait intéressant. Il considère que dire que l'homosexualité peut et doit constituer un modèle, c'est déjà introduire un phénomène de limitation, de répression du désir. C'est déjà s'inscrire, se rabattre sur un corpus constitué. C'est déjà s'inscrire dans la perspective d'une certaine image du corps. Il est frappant que Guy Hocquenghem, après être passé par ce stade de l'affirmation, par exemple, de la légitimité du coït anal, en vienne maintenant à récuser l'anus. Lors de sa soutenance de thèse, il parlait volontiers non seulement de l'anus baladeur, mais du vagin baladeur. Et lors d'une conver-
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problèmes
sation récente qu'il a eue avec Annie Leclerc il disait : « Mais de quel droit m'interdis-tu d'avoir un vagin ? ». C'est peut-être aller loin dans la démodélisation. Mais je crois qu'un tel souci est légitime et correspond à ce que nous avons cherché dans le domaine de la politique et que se trouve là dans le domaine de la vie quotidienne. O.R.A. — Je voudrais faire une remarque, ici, c'est que si le mot « désir » te gêne, il me gêne moi aussi, parce qu'il suppose une absence, il est un peu terroriste (je crois que c'est Barthes qui laisse entendre que la notion de désir est à droite et la notion de plaisir à gauche, il faudrait creuser ça). Est-ce qu'on ne pourrait pas parler de modèle de plaisir ? En faisant remarquer qu'ici le modèle joue sur deux plans. Il joue comme une certaine façon de se donner la présence du plaisir, et puis il joue sur un plan non pas gnoséologique mais pour ainsi dire revendicatif. Je m'explique. Les modèles dont parle Guy Hocquenghem ne sont pas dits modèles vrais ou modèles faux par rapport à quelque essence du plaisir, mais ils sont perçus par lui et immédiatement revendiqués par lui comme ce qui lui est interdit. Dans la conversation rapportée tout à l'heure, Guy ne dit pas : « Pourquoi nies-tu que j'aie un vagin ? Pourquoi affirmes-tu que je n'en ai p a s ? » Mais: «Pourquoi m'interdis-tu ? s>. La question que nous avons rencontrée ci-dessus de la vérité ou de la fausseté des modèles et des archétypes se pose ici non pas en termes de réalité, mais en termes d'interdiction, en termes de liberté finalement. G.L. — Chaque fois que nous effleurons le champ de la subversion, nous arrivons à une même difficulté que la phrase de Guy désigne et, à mes yeux, ne surmonte pas. Elle s'efforce de lui tourner autour, ou de sauter par-dessus, ou même de la pulvériser, mais par une sorte d'évasion, de glissement, presque au niveau du seul agencement des mots. Et d'autre part, ce qui m'inquiète est ceci : dans la plupart des cas, la tentative insurrectionnelle, le changement, la novation parvient au résultat non pas de pulvériser la norme mais de la transporter. Encore la stratégie : on songe à la défense élastique, à un remaniement de nos lignes sous la pression de l'ennemi, mais
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pas à une sortie du champ dans lequel se trame le combat des modèles. Je prends l'exemple de Freud. Révolution gigantesque, à n'en pas douter, mais a-t-il abouti à dissoudre la norme, le modèle en somme ? Sûrement pas. Il en a assoupli l'exercice ; il a proposé d'autres normes à la norme. Il a déménagé le normal, mais ne serait-ce qu'à l'état d'écho ou de spectre, la notion de norme erre derrière toute la psychanalyse. De même, la rationalité a pu subir de fondamentales retouches grâce à Freud, mais le résultat est qu'elle ressort d'autant plus triomphante qu'elle gîte désormais, et grâce à Freud, au cœur des formations du songe, du cauchemar, du fantasme, lieux privilégiés ou l'on pensait que meurt la raison. Encore Freud élabore-t-il une théorie, un système, un modèle, mais la même leçon se lirait dans les tentatives antiutopiques, dans les échappées anarchistes ; on s'aperçoit que très bizarrement, l'anarchie elle-même est fabricatrice d'ordre, non de désordre. Tout cela cadre mal avec les principes de Carnot, tant pis pour eux, je suis convaincu que le désordre sécrète l'ordre. Et j'en arrive alors à la pointe même de la contradiction, de l'incompatible : je ne vois de chance au désordre, au déséquilibre essentiel, à la remise en cause ininterrompue, à la souplesse, à l'adaptation, à l'ouverture, je n'en vois la chance que si au lieu de se borner à casser tous les modèles, à détruire en particulier toute rationalité, ou toute normative, on dispose la constellation du désordre le long d'un certain principe d'ordre. Cela est très difficile à expliquer, lorsque j'y verrai plus clair, peut-être ferais-je une autre tentative. F.C. — Peut-être faut-il revenir sur la définition de l'anarchie. Il est évident que d'une certaine manière, l'anarchie est absence d'organisation, c'est-à-dire absence d'ordre. Dans ce cas effectivement, et j'abonde dans ton sens, je crois que toute prétention à l'absence d'ordre n'est finalement qu'un transfert d'ordre, c'est-à-dire un transfert de normes, et que toute anarchie conçue comme absence d'organisation sécrète un autre type d'organisation. Dans une perspective tout à fait différente, Platon le disait déjà quand il parlait des bandes de
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Utopie et
bandits : « en fin de compte les bandits qui sont contre l'ordre sécrètent eux-mêmes leur propre ordre ». Cette idée était prophétique, puisqu'on voit qu'il n'y a rien de plus rigoureux que la maffia, que les pirates, que les boucaniers. G.L. — Us sont même beaucoup plus durs en principe. Exemple spectaculaire de la perversion du désordre par l'ordre. Le navire du boucanier, Montesquieu le dit, je crois, est autrement ligoté de règles que le navire du roi. F.C. — Ils ont à se défendre. Mais je voudrais revenir sur l'autre définition que je donnais du mot « anarchie ». Anarchie, ce n'est pas absence d'organisation, c'est absence de transcendance, refus d'imposer de quelque manière que ce soit un principe de fonctionnement qui serait préalable au fonctionnement du réel. Lorsque Guy Hocquenghem parle d'anus baladeur ou de vagin baladeur, il veut dire par là : « je refuse l'image biologique qui m'a été imposée par une certaine science (et nous savons très bien qu'il est très possible de concevoir le corps d'une autre façon que nous le faisons. La médecine chinoise le prouve abondamment) et l'image sociale liée à une certaine structure (par exemple la famille) ». Je crois que l'image biologique de corps est à l'entrecroisement de ces deux réalités : une certaine médecine et une certaine société. La société fondée sur la famille et sur la propriété privée. G.L. — Ce qui aboutit à dire que la transcendance revient sans cesse à l'état de fantôme. Elle hante la totalité de nos représentations, de nos concepts. F.C. — Je suis trop d'accord en ce qui concerne Freud. Il n'a pas réussi à supprimer totalement cette espèce de transcendance dans l'idée d'individualité humaine. Effectivement il a opéré un déplacement fondamental en allant de la conscience à l'inconscient, mais il a maintenu ce qui fait l'essence de la pensée occidentale, à savoir l'idée d'intériorité qui est la transcendance par excellence. Le travail qu'il a fait est décisif, capital, mais cela dit, il n'a pas changé le fond. Il a constaté le déplacement de la norme. Mais pour revenir à ton idée utopie — contre-utopie, qui paraît extrêmement féconde, je pense que ce dans quoi nous
contre-utopie
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séjournons depuis trois jours, c'est dans cette idée que nous ne devons pas accepter le donné pur et simple, c'est-à-dire la transcendance imposée par le pouvoir, ce que nous nommions le code et ses messages, ses messages prinoipiels (les messages principiels constituent le sous-code, c'est le Code civil, le Code pénal, le code de la philosophie, le code du journalisme, etc.). Mais nous avons constaté aussi que ce refus peut n'être seulement que l'institution imaginaire de la simple négation de ce qui est refusé. La métabolè n'est ni révolution, ni conversion, mais retournement, au sens géométrique du terme. Ainsi en est-il de la Cité idéale de Platon : elle est la Cité grecque telle qu'elle devrait être si elle avait pu être ce qu'elle aurait dû être. G.L. — Avec comme conséquence qu'il n'y aurait plus de pouvoir dans la mesure où tout serait pouvoir. Il n'y aurait plus de décision de pouvoir. F.C. — Plus précisément, les gens de la basse classe, de la troisième classe, auraient à l'intérieur d'eux-mêmes un pouvoir qui limiterait la fonction désirante, ou la fonction de plaisir pour reprendre la très bonne expression d'Olivier Revault d'Allonnes. Ce que nous essayons de mettre en place pour l'instant, c'est le fait qu'il doit toujours y avoir un fonctionnement de la contre-utopie, mais que jamais la contre-utopie ne sera triomphante. Lorsque nous pensons qu'il y a un état de stabilité, nous sommes encore tributaires de la philosophie de l'histoire. Nous en sommes encore à la résurrection des corps, ou à l'idée de Engels, le communisme pleinement réalisé, le communisme industriel. Nous fonctionnons d'une manière qui est encore théologique. G.L. — Qui tourne autour du thème caché de la Jérusalem céleste. F.C. — De la cité de Dieu en fin de compte. G.L. — Et le fait que la symbolique architecturale revienne partout, aussi bien dans les discours utopiques que dans les discours politiques me paraît assez significatif. C'est vraiment la maison à fabriquer, et puis, un beau jour, la maison est parfaite. La maison est complète. F.C. — Il y a des toilettes, il y a une cuisine, il y a tout ce
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L'anarchie comme
qu'il faut. On peut à la fois prendre tous ces plaisirs normalisés. O.R.A. — II est tout de même étonnant de voir comment certains, qui ne sont pas du côté des modèles, sont pourtant incapables de se défaire de la notion de modèle. Artaud dit quelque part, sur les anarchistes, qu'ils aiment tellement l'ordre qu'ils n'en tolèrent aucune contrefaçon, et qu'ils attaquent la société comme contrefaçon de l'ordre. C'est une très belle phrase, mais personnellement, je ne suis pas d'accord avec cette façon de voir, parce que, encore une fois, nous rencontrons la contradiction entre un ordre véritable, l'ordre anarchiste selon Artaud, et un ordre faux, une contrefaçon qui serait l'ordre actuel. Or justement il faut rompre, pour trouver ce monde sans modèle que nous recherchons, avec l'idée que le modèle est un état de choses, et ne pas oublier que le modèle est une contrainte. Ce qu'Artaud n'a pas vu, dans cette phrase, c'est que l'ordre anarchiste n'est pas un ordre que l'on pourrait décrire ; dans cet « ordre », l'essentiel est ce qui a disparu, à savoir les contraintes. L'anarchisme est en effet convaincu, peut-être avec une assez grande naïveté, qu'en laissant faire les hommes on verra se créer une société harmonieuse auprès de laquelle les sociétés précédentes feront figure de chaos et de géhennes. Cet « ordre »-là permet en somme à Artaud de jouer très éloquemment sur les mots. Mais cet « ordre » n'est plus un modèle, pour la seule raison qu'il n'est pas imposé : il est tout au contraire ce qui apparaît lorsque les contraintes sont abolies. On ne peut même pas parler de l'état d'anarchie en termes de prévision, en termes scientifiques, et dire il y aura ceci et cela, voilà comment on fera. Ce serait retomber dans le modèle. Pour parler de l'anarchie, il faut changer de langage, et ce n'est pas facile : il faut abandonner la terminologie de la vérité pour parler enfin en termes de liberté. Ou, si vous préférez, il faut au moins en un premier temps abandonner la philosophie au bénéfice de la politique. F.C. — Je suis complètement d'accord avec cette perspective. Au point même que, quand on voit se développer aujourd'hui à Vincennes ces idéologies du désir qui foisonnent, et
ordre autre
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qui foisonnent de manière souvent extrêmement naïve et passablement autoritaire, on a envie de leur rétorquer : « excusez-moi, je jouis quand je veux ». Ce que j'ai reproché à Marcuse c'est l'érotisme généralisé et autoritaire. Le caporalisme sexuel ou sexualo-intellectueJ est une chose insupportable. G.L. — Une incidente. La notion de désir ne me paraît pas déplacée dans le thème de la révolution. Le plaisir fait allusion à ime plénitude, il n'appelle pas à l'action, au travail, à la production. Le désir, au contraire, parce qu'il est fondé sur le manque, est production. Le plaisir plonge l'homme dans un état de passivité euphorique au lieu que le désir prend sa source dans l'inquiétude et s'accomplit dans l'action. C'est à ce point que nous pouvons enrôler la notion de négativité dans le procès révolutionnaire : je veux dire que le désir a quelque chose de cannibale, il mange l'objet du désir, il transforme de fond en comble tout le tissu du donné, il amène à l'action, au remaniement du réel, dans la mesure où toute action est négatrice. Je crois qu'on peut appliquer au travail de la politique, ce que Kojève dit du désir au plan de la personne : « Le Moi du Désir est un vide qui ne reçoit un contenu positif réel que par l'action négatrice qui satisfait le Désir en détruisant, transformant et assimilant le ' non-moi Désiré' ». Ne peut-on pas estimer que cette société révolutionnée, à jamais objet de désir parce qu'à jamais fuyante, correspond assez à ce que Kojève nomme « le non-moi désiré » - et que, pour cette raison, si le plaisir appelle le repos, l'immutabilité, le Désir entretient à la fois l'action et le renouvellement du temps ? O.R.A. — Dans la mesure où les plaisirs et non pas le plaisir sont en fait interdits, le plaisir est dynamisant. G.L. — Dans la situation actuelle. O.R.A. — Le fait que Marcuse parle soit en terme d'érotisme généralisé, dans un discours portant sur la généralisation des plaisirs érotiques, ce fait signifie peut-être simplement leur interdiction. Ce à quoi tu faisais allusion, c'était finalement à Lyotard et à ceux qui travaillent avec lui. F.C. — En partie. Mais il s'agit surtout des groupes « reichiens » en relation avec G. Lapassade.
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Du « vagin
O.R.A. — Tu as eu une très belle formule cet hiver, dans une discussion à propos de l'économie du désir. Tu as dit, dans une litote un peu universitaire mais pleine de charme : « Ce n'est pas cela que j'ai choisi d'enseigner aux étudiants ». Le discours que nous essayons de former maintenant est un discours qui, à tort ou à raison a la prétention d'englober précisément ces différents moments ou mouvements : le F.H.A.R. et son dépassement, le M.L.F. et son dépassement, René Dumont, l'écologie et leur dépassement, etc. Je ne vois pas très bien en quoi c'est abstrait. Gilles Lapouge disait : « Le vagin baladeur, c'est abstrait ». C'est quand même une revendication extrêmement immédiate, extrêmement quotidienne. G.L. — Ce qui me déconcerte c'est que Hocquenghem se sente obligé d'en passer par la notion, précisément, de vagin. Il s'efforce de combler un manque. Il se sent amputé et prétend disposer, à son gré, du deuxième morceau du symbole. Conséquence d'une frustration, souhait forcené de la surmonter, mais aveu aussi du manque. Nous ne patrouillons pas ici dans le champ de l'action mais bien de la ré-action. Non seulement, il ne s'évade pas du modèle ; encore il le renforce puisqu'il est tout juste apte à opposer au modèle « absence de vagin » un contre-modèle « présence de vagin », et présence seulement langagière. Le vrai bouleversement, à mon sens, suppose non pas le saut dans l'envers du modèle (ici dans l'endroit puisque le modèle initial est une absence), mais le passage au large du modèle et de son contraire, sans pour autant sombrer dans l'éphémère fête du sans-modèle ; bondissement donc incessant hors des enceintes successives que construisent tous les modèles, à mesure rejetés. Et le moyen désespéré choisi par Guy Hocquenghem pour opérer sa sortie, le rêve, atteste pour moi que ce n'est pas la meilleure tactique. Que le Pôle dise : « Après tout, vous m'ennuyez, j'ai un Equateur comme tout le monde et je vous interdis de m'interdire d'avoir un Equateur », je ne vois pas bien le progrès, le Pôle fait un rêve, voilà tout, et à quoi rêvent les pôles si ce n'est à leur manque, ce qui est notre coutume à tous dans nos rêves. O.R.A. — Si j'ose dire, le vagin est ici un concept critique.
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Cela veut dire : « Pourquoi est-ce qu'on m'interdit d'avoir un vagin » ? F.C. — J'ajouterais que là, Hocquenghem fait, si j'ose dire, de l'entrisme. Il dit : « Vous me dites vous, mesdames, que vous avez un vagin. Vous me dites que je n'en ai pas. Je dis non. Ecoutez, si on pensait les choses un peu autrement, si on essayait de déplacer tout ça ». De même que la médecine chinoise déplace ces fameux réseaux nerveux, que nous apprenons de toute éternité. Tu te souviens, Olivier Revault d'Allonnes, quand nous passions le certificat de psycho-physiologie, nous apprenions : c O Oscar, ma petite théière me fait à grand'peine six grogs » pour nous rappeler la place des nerfs crâniens. Et les Chinois arrivent avec leurs petits souliers et disent : « Ça ne se passe pas du tout comme ça ». O.R.A. — Oui, mais ils ont un autre atlas sous le bras, ils ont une autre géographie. F.C. — Ça, c'est le dépassement de la norme, et là où nous nous situons, c'est dans la différence entre les deux. Quand nous parlons de révolution sans modèle, nous notons purement et simplement la différence entre les divers types d'atlas. O.R.A. — Et nous revendiquons le droit de changer d'atlas. F.C. — Voilà. Nous pensons que s'il y a eu la Révolution française, s'il y a eu la révolution bolchevique, s'il y a eu Freud, c'est précisément parce que pour des causes pratiques, c'est-à-dire des causes historiques, il a été possible de changer d'atlas. Et, ce qui nous intéresse, c'est l'entre-deux. Comme au début de la Science de la logique où ce qui est intéressant, ce n'est ni l'Etre ni le Néant, c'est ce qui fait qu'on ne peut pas penser l'Etre sans penser le Néant et vice versa, et que du coup il faut être dans le mouvement de passage de l'Etre au Néant et du Néant à l'Etre. Voilà ce que nous revendiquons. En ce sens je t'ai critiqué, Olivier Revault d'Allonnes, à propos de la pensée négative, de la pensée dialectique. En fait, je me rallie à ta position. Mais j'ajoute que notre position affirmative, c'est que seule la différence affirme, et que toute position thétique ou antithétique réprime.
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Du « vagin
O.R.A. — La différence commence par nier. C'est le « pas pareil ». F.C. — Non, elle déplace. O.R.A. — C'est une façon de nier. Si tu arrives dans une faculté de médecine en France avec un atlas chinois du système nerveux sous le bras, tu te fais coller. On te dit : « Non monsieur ». Tu es un affreux contestataire, même si tu portes une cravate. G.L. — Dans les deux cas, qu'il soit question du vagin baladeur ou de l'atlas chinois, nous faisons de petits bonds de puce autour du modèle, nous ne changeons ni de corps, ni de géographie. La phrase de Guy Hocquenghem n'aurait d'efficace (dans le problème qui nous agite, le congédiement du modèle) que si, au lieu de manifester un manque, une envie, une frustration, un impérialisme aussi (car rien n'est plus phallocratique que cette idée du phallus qui assure : « Je suis aussi un vagin »), Guy Hocquenghem disait à cette personne avec laquelle il débat : « Je ne vois pas au nom de quoi tu m'interdis d'avoir un vagin, certes, mais aussi d'avoir un n'importe quoi, un rossignol, et une route, et une girafe, et un soleil et aussi un Quincampoix, un mitulap, tout comme du reste une irolange ». Là, on ne se bornerait pas à se déclarer possesseur du modèle dont on manque, on s'extrairait vraiment de la gangue du modèle. L'inconvénient, c'est qu'on s'effondrerait dans la gratuité totale, dans le rien, dans un discours fait de vent. O.R.A. — Est-ce que, ce faisant, il ne lui interdit pas d'avoir un phallus ? C'est là que le M.L.F. en arriverait. F.C. — Dans la discussion entre Annie Leclerc et Guy Hocquenghem *, Annie Leclerc a éclaté un moment et a dit : « Mais moi, je ne peux pas enculer ». A ce moment, un participant a rétorqué : « Et les doigts, qu'est-ce que tu en fais ? » G.L. — Oui, mais tu arrives simplement à une autre mécanique, à une autre manipulation. Et pire, à un ersatz, à une prothèse. Si c'est cela, la sortie du modèle, copier maigrement le modèle de l'autre, le modèle contraire ! * La Quinzaine littéraire, n° 197, 1-15 nov. 1974.
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F.C. — Je me demande si, au cours de ces entretiens, il ne nous a pas manqué une notion. Les Pères de l'Eglise pour penser leur situation difficile avaient élaboré un concept tout à fait actif qui pourrait faire l'objet d'une deuxième série de débats qui serait l'allégorie. L'allégorie n'est pas un paradigme à valeur ontologique ; elle n'est pas un système de fonctionnement. Lorsque j'ai parlé de l'image (flairer, sentir, etc.), c'était en fait l'allégorie à quoi je pensais. A savoir que ponctuer la différence, c'est accepter l'allégorie. Et lorsque Guy Hocquenghem parle de l'anus ou du vagin baladeur, qui sont des acrobaties verbales, ça n'a de force probante qu'allégorique. L'allégorie étant précisément le déplacement homothétique d'une image qui n'a plus rien au fond de ce qui était au départ. Ici, il faudrait penser aux pré-raphaélites, à ce merveilleux peintre français du 19e siècle... O.R.A. — Oui, mais l'allégorie, elle, est vachement ouverte. F.C. — Mais elle est toujours ouverte. L'allégorie, était toujours au carré, au cube... O.R.A. — C'est ce que souligne Guy Hocquenghem en disant « baladeur ». Il peut se passer des tas de trucs mais il n'y a pas de modèle donné. Il n'y a pas d'obligation. F.C. — Quant à notre débat sur désir-plaisir, j'ai le sentiment (c'est drôle qu'on soit devant l'ineffable) que nous n'avons pas tellement de mots pour désigner cela que nous vivons quotidiennement. Il faut bien voir que tout ce dont on parle pour l'instant, c'est à la fois la vie politique et la vie quotidienne, et que tous les concepts pulsion de mort, pulsion de vie, Eros, Thanatos, etc., sont insuffisants pour rendre compte de notre vie quotidienne, de notre vie sociale. En disant « vie quotidienne » je ne dis pas vie individuelle, ce n'est pas du tout une vision psychologiste de la réalité. Je crois qu'effectivement nous sommes encore dans une espèce de modèle quelque peu mythologique, et ce n'est pas hasard si Freud se référait constamment à la culture occidentale pour essayer de penser la réalité. Je crois qu'il faudrait accepter si nous voulons sortir une fois pour toutes et de la philosophie de l'histoire et de la vision théologique qui est derrière, de liquider d'une part le concept de contradiction, et d'autre part le
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L'idiot
concept de différence lorsqu'il est porté lui-même à un niveau ontologique, c'est-à-dire constitutif. Il n'y a de différence qu'entre les termes différents, qu'entre ce qui se déplace. Toutes ces affaires concernent, par exemple, le désir qui surgit et le désir qui meurt. Ce n'est pas parce qu'on débande qu'on ne continue pas à désirer. Là, il y a une espèce d'assimilation complètement grotesque et pas du tout allégorique, qui se nourrit d'une pauvre logique de l'identité. Et chez les femmes cela me paraît beaucoup plus clair que chez les hommes. Chez les hommes, il peut y avoir une espèce d'analogie, d'identité entre désirer et bander. Mais si on considère le cas des femmes, ça n'a rien à voir. G.L. — Tu viens d'introduire une différence entre femmes et hommes. Je te surprends la main dans le sac à modèle, en flagrant délit de modélisme. F.C. — J'en conviens. Simplement, je demande qu'on considère cette différence comme la différence entre les termes différents et non pas comme une différence ou une contradiction posée de manière ontologique. G.L. — Je reviens à « la curieuse affaire du vagin baladeur et de l'atlas chinois s> (on croirait le titre d'un roman policier écrit par Jorge Luis Borges). Il m'apparaît qu'elle forme, cette affaire, ligne de partage entre deux eaux très différentes. Je vois la phrase de notre ami Guy Hocquenghem comme la revendication à sauter dans l'ineffable. Il postule que le désir disposerait d'une telle souveraineté qu'il pourrait remanier à sa guise non seulement les représentations, mais même le support de ces représentations. Et il est vrai : les brumes qui enrobent le réel, ses incertitudes, ses syncopes, ses ruses, on les connaît du reste et les Blancs avaient tout à fait raison, quand ils ont découvert en Amérique, les premiers « ananas » d'en faire des « pommes de pin », comme les anciens collectionneurs étaient dans le vrai lorsqu'ils cataloguaient les « rostres de bélemnites » (ces animaux marins disparus) sous la nomination géologique de « carreaux de foudre », etc., etc. Pourtant, une fois admise la transhumance incessante du réel, ses camouflages, ses métamorphoses, ses vacillations, sa multiplicité aussi, je n'en infère pas que l'on dispose d'une
du village
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puissance infinie sur le réel, par exemple, celle de se décréter porteur d'un vagin (et croyez bien que je le regrette, mais que faire ?). Ceci pour deux motifs : le premier je l'ai dit, est que pour avoir un vagin je dois inventer un réel qui se borne à se mouler dans le creux de mon manque. Le deuxième est que je manipule mon corps par un fantastique démarrage dans le monde des mots, comme si le désir pouvait remanier le corps (ce qui est juste, mais ce remaniement s'opère selon un modèle hélas terriblement stable). Si j'insiste, c'est que ces chemins-là me paraissent courir vers des abîmes. Je propose une histoire. Il y a quelques années, j'étais en vacances chez moi, à Digne. Au cours d'une balade à cheval, nous faisons halte dans une auberge. Il y avait là l'idiot du village, il ne parlait pas, il ne comprenait rien mais son caractère était enjoué, tendre, partageur. Nous avons fait une partie de belote et l'idiot en question joue avec nous. Il ne participait pas vraiment à la partie puisqu'il ignorait toutes les règles, mais il abattait ses cartes avec des mimes ; il riait parfois, comme s'il avait gagné ; il se moquait de nous comme si nous avions commis des fautes. De temps à autre, il raflait un tas de cartes au hasard et il se tapait les cuisses en hurlant de rire ; à d'autres moments, il se lamentait, se prenait la tête dans les mains, c'était angoissant, fascinant (et, je précise, pas question de mime à la manière d'un singe, pas du tout, non, bien plus obscur que cela, quelqu'un qui joue avec nous à un autre jeu que le nôtre et en même temps, c'est le même jeu, enfin, on s'y embrouille...). Donc, il jouait à la belote sans distinguer un roi d'un valet, mais il jouissait, il calculait, il était exactement semblable à nous. Alors, je vois ce garçon fonctionner un peu comme nous avec notre vagin. Il ne connaît pas les règles du jeu, il ne les possède pas, c'est son manque mais il va le remplir, ce manque, avec des cris. Il affirme : « Si ! Je connais les règles du jeu, je les possède, et la preuve est que je joue, la preuve est que je jouis ou que je pleure ! » Deux choses : d'une part, cet idiot dit bien des choses sur le réel. Il suggère que nous découpons, dans le réel, une bande étroite, aussi partielle au réel que sont partielles aux règles de
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L'impossible
la belote, celles qu'appliquait ce garçon. Et deuxièmement, ce garçon fomente l'effondrement total des choses. Il passe tout entier du côté j'allais dire « des mots », mais c'est stupide puisqu'il est muet, disons des bruits. Sans doute est-il vrai qu'il y gagne puisqu'il connaît un moment de plénitude, probablement plus parfait que celui du vainqueur officiel du tournoi de belote, mais à quel prix l'achète-t-il, cette plénitude ? Je voudrais expliquer pourquoi je tourne aussi longtemps autour de ce vagin. Hier ou avant-hier, je ne sais pas, il est arrivé que je fasse allusion à l'imagination et François Châtelet a fait une grimace. Je t'ai expliqué alors l'acception que je donne à ce terme et nous nous sommes accordés, rien de jungien dans ma tête. Aujourd'hui, je voudrais aller au-delà et faire la confidence qu'en Mai 68 dont j'ai tout aimé, il est néanmoins une phrase, capitale, car elle a traversé d'un fil rouge toutes ces journées et leur échec, qui m'a consterné et je pense que vous n'aimerez pas ce que je vais dire mais enfin cette phrase est celle-ci : « Soyez réalistes, demandez l'impossible ». Voilà le genre de facilités que je tiens pour détestables. Un bon mot, une formule chargée de grandes rêveries, un exploit littéraire, mais si c'est avec des biscuits pareils qu'on appareille pour la révolution, je redoute que l'on n'y parvienne jamais ou qu'on meure d'inanition avant d'entrer « aux splendides villes ». Il est exact que ma défiance envers cette phrase procède, pour une part, de raisons très subjectives, insignifiantes donc. J'entendais, sous ces mots, l'écho d'une autre phrase qui était à la mode dans mon enfance et qui m'était répétée au lycée chaque fois que j'étais dernier en mathématiques, c'est-à-dire tous les trimestres ; on me disait : « Le mot impossible n'est pas français ». Je sais que cette formule, en quittant l'anthologie des lieux communs de la bourgeoisie française pour planter sa tente chez les étudiants de Mai, s'est bien améliorée. Le nationalisme en a dieu merci ! disparu et l'on veut croire que le désir a pris le relais de la volonté. Il n'empêche que je repère dans les deux cas le même effet de rêverie, cette même fuite vers l'ineffable, dans le sillage du vagin baladeur. Il est important de se rappeler que les hommes qui font de
est-il possible ?
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la politique, ceux que toute révolution affronte, ne sont pas des rêveurs. Ils ne fabriquent pas de la littérature ; au pire, ils établissent des équarrissoirs, au mieux, ils font de la Realpolitik ; il suffit de considérer leurs yeux, qu'il s'agisse de Staline, de Kissinger, de Jules II ou même de Giscard, pour savoir qu'ils jouent à un autre jeu, autrement dur, que celui des poètes de Mai et que de l'impossible ils se tamponnent. On me dira que Trotsky a bien appartenu à la race des grands animaux de la politique, ce qui ne l'a pas empêché de dire : « Camarades, si le soleil ne brille que pour la bourgeoisie, eh bien, nous éteindrons le soleil ». Sans doute, mais aussi, Trotsky est un acteur atypique de la politique et voyez son destin ; et ce jour-là, il employait une métaphore. F.C. — Face à ton interrogation que je conçois fort bien, je voudrais évoquer deux directions dans lesquelles il faudrait creuser. Je vais citer deux auteurs que j'aime également, bien qu'ils soient opposés. D'une part l'idée du jeu qu'évoque Deleuze dans La logique du sens, le jeu sans règle. C'est-à-dire le jeu où chaque fois qu'on joue, la règle change quand le coup est passé. Ce jeu complètement ouvert, ce jeu indéfini qui d'ailleurs fait penser à ce que raconte Lévi-Strauss dans Tristes tropiques à propos du jeu des sauvages qui est aussi un jeu sans règles. L'autre référence que je ferai et qui correspond tout à fait à ce que je pense foncièrement : Hegel lorsqu'il dit : « pour penser l'inconcevable, il faut forger des concepts inconcevables ». C'est là où nous sommes aujourd'hui, qu'il s'agisse de la vie politique ou de la conduite individuelle. C'est pour ça que je pense qu'il n'y a pas de morale, parce que la morale présupposerait des concepts déjà là, or les concepts ont à être inventés constamment. O.R.A. — Est-ce que la limite que nous atteignons n'est pas le fait que nous voulons encore du concept ? G.L. — Ton allusion au jeu sans règle me passionne. Je ne connnais pas le texte de Deleuze mais je l'interroge ainsi : songe-t-il à un jeu dont le règlement serait bouleversé de l'extérieur après chaque coup, ou bien, plus probablement, et dans le sens que j'essayais de dire tout à l'heure à propos de Fourier, à un jeu dont la règle contiendrait une règle de
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Un chemin
dérèglement? Instituer un modèle dont la règle serait le dérèglement du modèle même (on dirait le titre d'un tableau de Marcel Duchamp, ce qui est déjà un joli résultat). Je veux dire un modèle en divagation, mais d'une divagation dirigée. Solder à tout moment tout ce qui précède, inventer sans cesse du sans-précédent et pourtant sans-hasard. Tout cela est abstrait, je sais bien, mais il me semble qu'une suite d'accords musicaux propose une équivalence, à cause de son pouvoir de dériver sans mourir, sans se perdre, de tout effacer sans oublier. Thomas Mann, dans Le Docteur Faustus, accorde pour ces raisons un statut original, parmi tous les arts, à la musique *. Je commence à apercevoir un peu mieux les rares sentiers qui me paraissent libres, loin des grandes routes. Ces grandes routes : la révolution « à modèle », dont les inconvénients sont éclatants ; la révolution à « contre-modèle », qui me semblet-il, meurt ou bien se fige. J'avais imaginé alors qu'on pouvait songer à une révolution à « absence de modèle » mais à mesure que j'y réfléchis, je crois cette route-là néfaste, car ou bien la société révolutionnée se putréfiera dans l'anarchie, le sans-forme, le chaos, ou alors, cette absence de modèle deviendra elle-même modèle et le verrouillage se produira comme toujours. Voilà pourquoi je cherche mon chemin dans des sentiers de pas de loups, dans des marges et des terrains vagues, et je rêve de concilier l'incompatible, soit la présence de règles, avec annulation et ressourcement constant de ces règles. La révolution, si l'on veut qu'elle soit porteuse de durée, à jamais inachevée, elle ne saurait se développer que dans la mesure où elle se ruine elle-même, où elle se compromet, se dilacère, se réveille par la présence, au cœur du mécanisme de sa production, d'un principe disons d'asymétrie. Sous une autre vêture, je réanime cette nécessité, évoquée plus haut à propos du * « Cet art étrange a par essence le pouvoir de recommencer à chaque instant du commencement, partir du néant, se dépouiller de toute connaissance amassée au cours du cycle déjà parcouru de son histoire culturelle et rejeter les acquisitions antérieures ; se découvrir et s'engendrer à nouveau ».
par les terrains vagues ?
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Christ et des révolutionnaires, de ne pas accomplir tout le programme afin de maintenir ouverte l'histoire, mais au lieu d'avoir un objet à fabriquer et de semer sur la route qui conduit à cet objet des écueils, des dérivations, des déviations de manière que jamais le modèle ne soit réalisé, je trouve plus raisonnable d'une part, d'assigner à la révolution non pas un but à conquérir, un modèle à façonner (au sens d'une maison à bâtir) mais un chemin à suivre, et d'autre part, de renouveler sans cesse le tracé de ce chemin non par l'effet du hasard, mais par celui d'une règle d'asymétrie. Je veux dire que la révolution doit être éternellement à venir ; elle ne peut être derrière nous. Elle n'est pas ; elle devient. Elle est sans but assignable, et si elle a besoin de modèles, ces modèles ne sont pas des puzzles à composer ; elle n'est pas forme mais mouvement, pas souvenir mais invention. A l'ordinaire, le mouvement de la révolution n'est lancé que pour ourdir l'immobilité. Même dans l'ordre des mœurs, cette manie s'avoue, l'extrême licence postulée par les révolutionnaires se muant, après la révolution, en un ordre aussi puritain, plus puritain même que l'ordre des anciens seigneurs. Il convient donc de bouleverser l'ordre des instances et de proclamer que le mouvement révolutionnaire ne peut avoir d'autre programme que d'engendrer le mouvement révolutionnaire. Dès lors, au lieu que la turbulence soit désignée comme arme révolutionnaire (guérilla), comme alerte ou ordalie (gauchistes), elle deviendrait la matière même non seulement de la révolution, mais encore de la société révolutionnée, ces deux étapes n'étant divisées ici que par tradition, étant bien clair qu'elles sont fusionnées. Absence de but, donc, mais non de règle ; absence de modèle, si l'on veut mais non de raison, la révolution est sans visage ; elle est mouvement par lequel se dévoile le visage incessamment revoilé de la révolution. J'ajoute trois illustrations, toutes à déchiffrer dans le thème ici esquissé : parmi les utopistes, si décourageants en général, il en est d'une race singulière, c'est Mandeville, dont La Fable des abeilles paraît tout au début du 18e siècle. L'argument est très connu. Une ruche fonctionne merveilleusement mais sa réussite est fondée sur beaucoup d'injustice et de cor-
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Un chemin
ruption. Une campagne anticorruption est lancée par la majorité silencieuse, sous la direction du Royer des abeilles. Le gouvernement obtempère. Il prend des mesures pour assainir la ruche et son succès est entier. Catastrophe : « En une demiheure, dit Mandeville, dans le pays entier, le prix des denrées s'effondra. Le barreau devint silencieux, les prisons se vidèrent, les fonctionnaires se contentèrent de leur traitement et un seul fit le travail de trois personnes. L'industrie du bâtiment fut ruinée totalement, les cabinets firent faillite ». Et Mandeville énonce ainsi son enseignement : « La vertu seule ne peut faire vivre les organisations dans la splendeur. Qui veut ramener l'âge d'or doit accueillir également le vice et la vertu ». Négligeons le langage moral, théologique du texte, je le lis comme la reconnaissance que si le modèle est nécessaire (l'ordre de la ruche), il ne peut fonctionner que s'il enferme en lui sa propre perversion. Si l'on entend la négativité de cette manière-là, alors, en effet, la négativité est la sauvegarde de la révolution. Il y a belle lurette que les théologiens ont avoué que le mal conspire à la perfection de l'univers, le mot « mal » demandant à être remplacé par je ne sais quoi, rupture, déséquilibre, manque, décentrement, dépense, dissonance. Je m'arrête sur ce dernier thème qui nous ramène à la musique et à Thomas Mann à la fois. Thomas Mann, dans Le Docteur Faustus, associe à la dissonance le bien, à l'harmonie le mal, c'est-à-dire la mort. Je reprends ce thème, débarrassé, je le répète, de toute connotation théologique *. Ce qui introduit à la question de la symétrie. Celle-ci triomphe dans les états inférieurs de la matière (minéral) ou dans l'ordre du vivant, organismes élémentaires. Absolue, la symétrie triomphe aux deux frontières du vivant ; l'organisation l'emporte sur l'organique, d'une part dans les états les plus primitifs, d'autre part dans les derniers états : d'un côté, coraux, termites, fourmis, et, de l'autre, ces sociétés humaines * « L'œuvre entière (l'apocalypse de Leverkiihn) est dominée par le paradoxe (si c'en est un) que la dissonance y exprime ce qui est élevé, grave, pieux, spirituel alors que l'harmonie tonale est réservée au monde de l'enfer qui, sous ce rapport, représente le monde de la banalité et du lieu commun ».
par les terrains vagues ?
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perfectionnées, peuplées de ceux que Nietzsche appelle les « derniers hommes » (et non les « surhommes »), insectes intelligents. La symétrie accompagne l'immobilité et l'agonie de la liberté. La symétrie a fonction de verrouiller on pourrait dire de coaguler, de coller, d'engluer. Si bien que le révolutionnaire devrait se vouer à la recherche de l'asymétrie, de la rupture essentielle. Il est banal qu'au moment de la prise de pouvoir les choses se passent ainsi, banal aussi qu'après la révolution, une chape de plomb s'abatte sur tout mouvement. La Russie et sa bureaucratie forment des exemples impressionnants. Sans sacrifier au biologisme qui fleurit en ce moment dans les sciences humaines, je fais un petit détour par l'ordre du vivant pour noter que la symétrie y joue un rôle déterminant. C'est en l'homme que l'asymétrie est le plus marquée ; un récent livre de Caillois l'établit. Caillois associe l'homme au cas saugrenu d'un crabe asymétrique (ou dissymétrique, Caillois introduit une nuance capitale, je ne la retiens pas car elle n'a pas d'effet sur le problème du modèle). Ce crabe, le crabe appelant, possède une pince énorme, disproportionnée et l'autre minuscule. Tout se passe comme si le travail de la nature n'avait réussi que deux fois à casser la carapace mortelle de la symétrie, une fois avec le crabe appelant une fois avec l'homme. Encore l'échec du crabe appelant est-il éloquent, c'est le cas de le dire avec un nom pareil. Il n'est pas fortuit que ce crabe asymétrique soit nommé appelant, comme si la fonction symbolique, le langage, était associé à l'asymétrie - et on connaît les fonctions accordées par la tradition, en l'homme, aux côtés gauche et droit. Dernière illustration : deux esprits fort lointains, l'un et l'autre munis du génie historien (ou, pour l'un des deux, métahistorien), Michelet et Fourier, s'accordent sur un point : ils portent une attention tout à fait exagérée aux états intermédiaires : Barthes a montré que Michelet est toujours à la recherche de ces états inachevés de la matière, de ces zones incertaines du devenir qu'il repère dans l'eau, dans le poisson, la femme. Quant à Fourier, il célèbre avec ferveur dans le monde, les
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Refuser toute
espèces en formation, à mi-chemin des règnes : mulet, brugnon, coing, chauve-souris, saphistes, incestueux, crépuscules, enfants (Barthes a fait un recensement de l'intermédiaire, du neutre ou du non-fixé, cf. Fourier). Je me limite à rappeler ces curieuses manies de deux esprits qui, l'un et l'autre, se sont posé continûment, dans un langage bien différent du nôtre, le problème de la structure et de l'histoire. F.C. — Ce qu'il y a de frappant, si on en revient aux exemples politiques, c'est que la révolution bolchevique n'a pas admis le dérèglement qu'aurait été accepter, l'action des marins de Cronstadt, de même que Robespierre n'a pas accepté le dérèglement qu'aurait été 1'« anarchie » du marché liée à l'absence de contrôle des prix. G.L. — Si le dérèglement n'est pas lui-même soumis à la règle il se dissipe, il se volatilise. Il y a une phrase qui me paraît décisive, celle de Rimbaud : « J'ai tenté d'obtenir le dérèglement raisonné de tous les sens ». Etrange, que Rimbaud ait pointé que le dérèglement ne perdure que d'être l'esclave de la raison ! Il y a un instant je suis tombé par hasard sur Marcel Duchamp, grand subversif, pervertisseur de ohoix. Et il ne me paraît pas gratuit que le même révolutionnaire ait été un grand joueur d'échecs, jeu à règles, jeu à modèle, jeu logique enfin, par excellence. Mais quelle logique, après le passage dévastateur de Duchamp, quel modèle, et quelle règle ? Et la raison du dérèglement est-elle encore ce que nous appelons raison ? F.C. — Oui ! Et du coup, c'est répondre à Olivier Revault d'Allonnes. Il y a toujours le concept derrière. Que le concept soit déplacé ou « allégorisé j> en image. Mais il y a toujours aussi cette idée : anarchie, non pas absence d'organisation, mais anarchie, refus de la transcendance. O.R.A. — Dans le jeu sans règle, ou plutôt dont les règles se dérèglent sans cesse, jeu auquel Gilles Lapouge faisait allusion, il y a tout de même un certain processus qu'en informatique on appelle asservissement. Chacun des coups que tu as joué ou que tu as à jouer est nouveau, doit être différent des coups que tu as déjà joués. Il est donc asservi à une sorte de mémoire que l'on garde de ce que l'on a fait, avec une nouvelle
transcendance
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obligation qui est de faire autre chose. Xenakis a écrit de la musique sur un tel schéma, à la fois ouvert et doué de mémoire. G.L. — C'est déjà fonctionnel. Ça fonctionne, ça. F.C. — Là tu reviens à une thématique de l'entropie. Il y a toujours une déperdition parce qu'on ne peut pas rejouer le même coup, et par conséquent, on est lié à tout ce qui précède. O.R.A. — Cela ne veut pas dire nécessairement que le nombre des possibles s'épuise. Précisément parce que les règles, les domaines d'application etc., peuvent changer sans cesse. F.C. — Là, à mon avis, tu repenses en termes de philosophie de l'histoire. Tu ne te mets pas dans la situation du joueur dont parlait Gilles Lapouge tout à l'heure, joueur qui est là, qui est sur chaque coup. Et ce que nous n'arrivons pas à penser, c'est être sur chaque coup. O.R.A. — Oui, mais tu lui imposes une philosophie de l'histoire s'il n'a pas le droit de recommencer, de revenir en arrière, de patiner. G.L. — Oui, tu lui imposes. F.C. — Pourquoi pas, si de l'originalité et du plaisir peuvent en sortir? O.R.A. — Merleau-Ponty racontait l'histoire d'un gosse d'amis américains qu'on conduisait à l'école à la rentrée. En chemin, il dit à son père : « Dis papa, est-ce que cette année encore, on va nous obliger à faire ce que nous voulons ?» La pédagogie non directive, la pédagogie en révolution... F.C. — Vous savez, aujourd'hui, la notion de révolution est mise à toutes les sauces... {veuillez vous reporter p. 17).
Réflexions faites
Gilles Lapouge. — Comme s'achèvent ces journées sur la révolution, j'ai appris deux ou trois choses que je ne savais pas d'elle et j'en ai oublié davantage. Au fil de nos échanges, mes dispositions se sont modifiées. Je me suis dit que le rejet pur et simple du modèle est une tactique courte, périlleuse, et qu'elle annonce le crépuscule des révolutions plutôt que leur épiphanie car en terre d'histoire, elle n'a pas de lieu où s'appliquer. A négliger tous les modèles, à les nier, je crains que l'on ne se trompe de bataille et que l'on n'expédie ses escadrons contre des armées de songes et de nuages quand ailleurs, bien plus bas, dans la boue des journées, les vrais adversaires, les « pros », les professionnels de la politique poursuivent leurs grands travaux, construisent des pyramides et des centrales, creusent leurs cryptes, perfectionnent le dispositif de mort par lequel l'histoire s'est toujours employée à massacrer l'histoire. Les charmes du spontanéisme avec ses différentes variétés sont extrêmes, mais je serais assez partisan de l'enfermer à double tour dans la jolie demeure qui est la sienne et c'est la poésie. Dans le chantier politique, ce sont les soutiers, les terrassiers, les policiers, les bureaucrates, les secrétaires généraux qui produisent. Et avec la complicité de la mémoire, ils assomment toutes les nouveautés ; leur bonheur est de faire rentrer dans leurs tanières tous les avenirs. A les défier avec de la poésie ou des écritures automatiques, on se retrouve au mieux chloroformé, au pire équarri. Les révolutions sans modèle et celles qui ne sont que des modèles partagent ce trait
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Le modèle jamais
qu'elles sont également poreuses au passé. Elles se rappellent au lieu de découvrir. Elles écrasent au lieu de délivrer. Elles consolident au lieu de faire trébucher. Le jour où le peuple heureux des Iks, en Afrique orientale, parce que l'administration anglaise convoitait ses territoires, fut exilé et se trouva privé de tout modèle, jeté dans une révolution vraiment sans modèle, ce peuple a façonné en l'espace de deux générations une société de nuit et d'épouvante, une société des limbes qui vacillait aux lisières où toute histoire défaille, tout près de ces sociétés à modèle absolu que furent les camps de concentration nazis. Le modèle jamais ne se dissout. Il est indestructible ; à vouloir l'ignorer, on s'expose à ses terrifiants retours. J'ai donc réservé mes interrogations, à mesure que nous avancions, moins à la définition du sans-modèle qu'aux passes d'un combat à ourdir sans fin contre le modèle. Est écarté le modèle hérité, mais également le contre-modèle et même le sans modèle ; pourrait-on concevoir « l'autre modèle », le modèle de « l'écart absolu », des modèles d'alarme, de trouble ou de fièvre - soit en mettant hors-jeu, à force de dérision, de détournement et d'esquive, les vieux schémas, soit en opposant les uns aux autres plusieurs schémas, soit en dénichant, dans la réserve à modèles, les modèles machiavéliens qui seraient exemplaires du hors-modèle, soit en logeant au cœur du modèle de petites mécaniques perverses chargées de fomenter le déséquilibre, l'aléatoire et la métamorphose. Tout cela n'a pas été exempt de doutes, d'hésitations, de balbutiements, de contradicions surtout, mais il n'était pas question de les expulser, même à la relecture, pour la raison qu'on aurait de la sorte entériné le vieux modèle fourbu de la rhétorique qu'ont injecté dans nos lycées les Jésuites après les scoliastes. Et ces tremblements, ces contradictions ne remplissent-ils pas le rôle de ce petits mécanismes chargés de semer la panique dans le modèle ? Parmi les conséquences : ne pas déserter le champ de la raison mais se demander si la déraison ne fait pas partie de ce champ, au contraire de l'irrationnel ; bricoler des systèmes que l'on pourrait désigner, par contagion, des théories systé-
ne se dissout
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miques de Mackay, Ashby ou Atlan, comme systèmes « autodésorganisateurs » ; faire des « bruits > avec de l'ordre, une fois garanti et éternellement vérifié que les « bruits », dans le système, font de l'ordre ; jouer la dérive et que cette dérive, parce qu'elle veut durer, soit gouvernée. Assurer le « dérèglement raisonné » de tout modèle. Programmer le trouble. Ne jamais conclure. Ces démarches pullulent d'inconvénients. Elles sont imprécises, très vagues. Elles sont moins captivantes que le spontané. Il est plus séduisant de sauter à pieds joints, les yeux fermés, et d'un seul bond dans les territoires inconnaissables où étincellent les grands feux des villes délivrées ; oui, mais toutes les Jérusalem célestes nous ont fait le coup, ont fait le coup à l'histoire, et les 100 000 enfants de la Croisade qui agonisaient à Marseille ou en Italie, en 1212, sont morts d'avoir cru entrer sans modèle aux villes sans modèle. François Châtelet. — Je ne crois pas, réflexion faite, que nous ayons réussi le moins du monde à définir, dans ces entretiens libres, une (ou la) révolution sans modèle (ou sans modèles). Que nous y soyons arrivés eût été un paradoxe, puisque ç'aurait été, de manière sournoise et purement discursive, façon de tracer le « brouillon » d'un modèle. Aussi bien ne pourra-t-on reprocher à ce texte d'être, lui, conforme à quelque modèle que ce soit : l'absence de « plan », la non-cohérence des propos - ce qui ne veut pas dire : l'incohérence - et cela à l'intérieur même des interventions d'un même participant, les coq-à-l'âne, les passages sérieux nourris « d'une belle érudition classique >, les informations puisées tantôt dans l'expérience banale, tantôt dans les singularités et les lointains, les virevoltes de la référence - de Platon à Guy Hocquenghem - témoignent assez de notre « impréparation » théorique. Faut-il faire de vice vertu ? Pas toujours, mais, en cette affaire, oui en toute certitude. Ce texte est vicieux comme on le dit d'un raisonnement... ou d'un cheval. Les démonstrations s'égarent et n'hésitent point à supporter le paralogisme ; lorsqu'elles prouvent quelque chose, lorsqu'elles établissent quel-
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Il faut être
que conclusion, c'est de biais ; elles galopent, alors que le terrain exigerait un pas plus mesuré ; elles traînent quand les espaces s'ouvrent ; elles ruent, on se demande pourquoi ; elles acceptent, on se demande comment. Bref, la logique que la tradition attribue normalement au dialogue n'est pas respectée. Car un bon dialogue, un dialogue vertueux - bref, un dialogue philosophique - doit avoir un ordre, c'est-à-dire « produire » peu à peu, comme il est de règle en ce genre littéraire, des concepts d'où sortirait une leçon. Or, il n'y a ici aucune leçon ; aucune leçon d'aucun ordre... Pas même, comme dans les dialogues dits aporétiques de Platon, une absence de conclusion qui, en soi-même, administre une preuve. Sans méthode - au sens banal du terme - ces dialogues sont sans épistémologie. Il est bien vrai qu'aucun effort n'a été fait pour définir les notions utilisées : modèle, utopie, contreutopie, allégorie et beaucoup d'autres. Liquidés les a priori légués par toutes les philosophies de l'histoire, de Platon et d'Augustin à Marx et aux marxismes - liquidés, espéronsle ! - ne sont restés que des déboires affirmatifs. Des déboires : aucune des multiples références n'a permis de construire un discours, pas même une rhétorique ou une péroraison : affirmatifs : un ennemi a été désigné, me semble-t-il. Et c'est cela qui compte à mes yeux. Ces entretiens passeront pour futiles, pour les tenants de la science, puisqu'ils ne démontrent rien ; ils seront tenus pour délictueux, dangereux, mauvais par les politiques engagées, puisqu'ils n'entrent dans l'optique d'aucun parti et qu'ils ne définissent aucun programme. Ils n'ont de signification précisément qu'autant qu'ils refusent de situer leur propre « combat douteux » dans une finalité formelle qui serait déjà là. Ils n'ont rien à prouver. Nous n'avons rien à prouver par des textes, nous autres enseignants ; nous avons à établir ou à détruire des connaissances quand cela se trouve - ici, par moments, cela passe assez bien - nous avons à dire, sans drapeau ni fin, ce qui est supportable et insupportable ; nous avons à faire valoir, comme au 18° siècle mais à l'inverse, Vuncommon sense ou le common insense, Yopinion inacceptable ou Yinsensé de chacun et de tous. Enseignant, ai-je écrit. Gilles Lapouge ne l'est pas : il est
franc-tireur
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journaliste et écrivain, écrivant et écrivain comme le marquait naguère Roland Barthes dans une analyse remarquable. Voilà une autre distorsion. Non seulement nous nous sommes efforcés ici - au lecteur de juger de cette affirmation - de n'imposer aucune leçon tirée de l'événement (écrivant) et de n'accorder aucune vertu spécifique au travail du langage {écrivain), mais encore de ne faire aucun tri dans la nature des informations ou des énoncés réalistes qui marquaient les entretiens. Pas plus qu'il n'y a de science extérieure à la réalité empirique qui jugerait celle-ci, pas plus qu'il n'y a d'événement ou de traitement spécifique de la langue qui valent comme arbitre. Tous les trois, ni savant, ni écrivain, ni écrivant ; simplement connaissant la crise, la supportant dans leurs désirs et leurs métiers, n'apportant aucune solution, mais soucieux de présenter autre chose que les modèles et les programmes (substituts techniques et électoralistes), par exemple, des idées qui ne sont pas très claires, mais qui ne sont pas confuses. J'ai envie de formuler ces pages autrement : on nous rebat les oreilles avec quelque chose qui ressemble toujours au savoir. Qu'ils viennent des Etats-Unis, de l'Union soviétique, de la Chine populaire, des impératifs intellectuels nous parviennent, par sociétés multinationales, par partis constitués, par relations diplomatiques interposées ; tous, des sociologies américaines aux moutures « scientifiques » du matérialisme dialectique en allant jusqu'au puritanisme naïf des nouveaux adeptes d'un hégélianisme matérialisé, nous assènent des leçons péremptoires. Si leurs réussites n'étaient pas aussi fragiles, ils n'auraient pas besoin, d'une part, d'être aussi impératifs intellectuellement, et, d'autre part, toutes les fois que cela craque, de faire entrer dans le jeu de la politique mondiale leurs capitaux et leurs armées. Ce que nous avons essayé de saisir, c'est ce qui se passe ici. Telle est la place des francs-tireurs. Ils sont là où ils sont. Ils se battent avec leurs armes : les nôtres sont celles de la culture occidentale, des idées dont celle-ci se réclame quotidiennement pour asseoir son pouvoir. Nous les utilisons dans ce texte. A u mieux, au plus mal, peu importe. Nous allons jusqu'au bout de ce qu'on nous a appris, et que nous estimons tantôt acceptable,
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A bas les philosophies
tantôt inacceptable, mais qui constitue hélas ! et dans le désordre, la pensée de nos concitoyens. Si nous sommes désordonnés, c'est que là, dans la pratique, en dépit des efforts de normalisation, il y a un sacré désordre, qui n'est pas prêt de s'éteindre. Il est clair que, dans nos discussions, nous avons marqué beaucoup de luttes, qui correspondent à la nôtre. Chacun intervient comme il le peut et là où il est. Olivier Revault d'Allonnes. — Puisque vous me laissez le redoutable honneur, non pas de conclure (c'est le lecteur qui le fera), mais d'intervenir le dernier, permettez-moi de le faire un peu longuement, ce qui jusqu'ici n'a pas été mon fait, et je commence à entrevoir pourquoi : ce qui me sollicite de la façon la plus urgente dans le thème que nous étudions est un peu ailleurs que dans ce que nous avons exploré jusqu'ici. En relisant ce que nous avons dit tous les trois, je me trouve curieusement à la fois intéressé et gêné. D'un côté, il est rassurant que nous ayons pu faire des références à Lucrèce, Lénine, Hegel, Fourier, Robespierre, Augustin et tant d'autres personnages respectables ; il est réconfortant que notre sujet se soit découvert une telle épaisseur culturelle, allez, avouons-le : une telle « profondeur ». Mais d'un autre côté je crains que nous n'ayons pas assez poussé la réflexion sur le présent et vers l'avenir. En somme, en moi, c'est le prof qui est intéressé et le militant qui est gêné. Je veux dire que, pour moi qui suis très convaincu de la nocivité des modèles et de la nécessité de s'en défaire, ce livre semble encore une fois conforme à des modèles, à des habitudes intellectuelles ou même universitaires, bien qu'il ait l'habileté de se donner l'air de ne pas leur obéir. En somme, je suis tout à fait d'accord en un sens avec ce que vient de dire Gilles Lapouge : il y a un monde qui sépare le travail que font les « pros », les professionnels de la politique, et celui que font les chercheurs de révolutions sans modèle, les « poètes ». Là où nous sommes en total désaccord, c'est sur l'enfermement de ces poètes dans leur « jolie demeure » car, selon moi, la poésie est précisément en train de
de l'histoire
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descendre dans la rue, de s'évader de la tour d'ivoire qu'on lui a jusqu'ici assignée comme modèle. Ce dont il s'agit, disait Mai, c'est d'être réaliste, de demander l'impossible. Non pas d'accepter le fossé entre le « réel » (la Realpolitik) et le rêve sans modèle, mais de refuser, de balayer celui-là au nom des droits de celui-ci. Et je suis convaincu de deux choses : la première, c'est que la mutation au terme de laquelle on oppose au réel non pas un autre réel, un autre modèle, mais une utopie, une poésie sans modèle, est en train de s'accomplir sous nos yeux. La seconde, c'est que nos préjugés, nos réticences, ou à tout le moins nos habitudes d'intellectuels nous interdisent de la voir. Pour la « voir », du reste, il faut concrètement contribuer à la faire. Par les seules idées, on n'y arrivera jamais, pour la simple raison que le monde des idées est, comme bien nous le savons, entièrement pipé de l'intérieur. Il me semble que ce que nous avons fait de plus utile, c'est de contester (et là je reprends encore des termes universitaires) la philosophie de l'histoire, c'est-à-dire finalement encore une philosophie, une large interprétation si abstraite que, lorsqu'elle est en contradiction avec les faits, ce sont les faits qui sont réputés dans leur tort. Mais il faut remarquer aussitôt que ce qui est faux dans les ou la philosophie de l'histoire, ce n'est pas son objet, l'histoire, mais sa méthode, la philosophie. Je ne suis pas en train de plaider pour la vérité d'une science historique au demeurant conjecturale, oscillante, myope, et largement idéologique. Mais pour l'idée que l'abandon d'une philosophie de l'histoire apporte d'une certaine façon plus de lumière qu'elle n'en enlève. Ce qui m'intéresse dans l'histoire, c'est celle d'aujourd'hui et de demain. Or, le peu que je puis savoir d'elle, et de celle d'hier, c'est justement qu'elle est ailleurs que dans les modèles. Plus exactement, il y a une part de l'histoire qui entre dans les modèles, qui entre dans les philosophies de l'histoire, et une autre part qui n'y entre pas. Or, c'est cette dernière qui m'intéresse, parce que c'est elle qui fait l'histoire. L'autre la répète, et ce qui se répète ce n'est pas de l'histoire. Dans la mesure où nous sommes parvenus à nous délivrer de ces idéologies totalisantes que sont les philosophies
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Modèle
de l'histoire, et qui ont encore une telle emprise, nous avons certainement avancé. Mais j'aurais voulu que nous avancions encore plus nettement et de façon plus décisive dans la direction de la révolution, une fois si vous voulez que nous avons congédié les modèles, en dénonçant leur inopérativité et leur complicité fondamentale avec l'ordre rétabli. Normalement, si nous avons réellement liquidé les modèles sur le plan théorique qui est ici le nôtre, il devrait rester la place enfin nette pour les projets. Ici, il faut prendre garde aux mots, car on peut fort bien nous brandir un modèle en le baptisant projet : c'est une opération politique démagogique bien connue. Qu'est-ce qu'un programme, dans la vie dite politique courante, sinon un modèle déguisé en projet ? La seule différence réelle et irréductible entre modèle et projet me semble être celle-ci : un modèle est toujours « fermé », en ce sens qu'il permet toujours de répondre de façon assez précise à la question « que ferez-vous pour ceci ou pour cela » qui n'aurait pas été précisé dans l'énoncé premier du modèle, nécessairement limité. La vertu du modèle, c'est qu'il permet d'engendrer le discours de ses propres compléments : c'est un outil de campagne électorale ; il y a peut-être des questions imprévues. Il n'y en a pas auxquelles on ne puisse répondre, c'est-à-dire élargir le modèle. Pour le projet, c'est exactement le contraire, à la fois sur le plan empirique et sur le plan théorique : on ne peut pas répondre, et on ne veut pas répondre. Non parce qu'on se réfugie dans quelque inconnaissable, mais parce que le projet consiste justement à faire confiance à quelque chose, ou à quelqu'un ; à lui laisser, à lui rendre, ou à lui donner enfin sa liberté : pas la mienne ou celle du modèle, la sienne. En ce sens, Gilles Lapouge, oui, je suis anarchiste : il me semble qu'aucune société avec arche, avec pouvoir, bref avec classes, ne peut satisfaire. Elle ne se survit qu'en opprimant et, comme nous l'avons vu et dit, elle reproduit son pouvoir idéologique en sécrétant des modèles, quitte à les déguiser en projets. Mais « faire un projet » réel, même celui d'une promenade au bord de la Marne, c'est toujours laisser un blanc, dans la représen-
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tation que l'on a de l'avenir, un grand nombre de choses, et faire confiance à l'avenir pour les arranger, résoudre les difficultés, apporter de l'imprévu. A la longue, être habitué à vivre selon des modèles et sans réel projet, c'est la vie petite-bourgeoise, ou bien alors c'est l'angoisse permanente et en permanence refoulée : on se cramponne au modèle, on ne se rend même pas compte que l'on pourrait lui substituer un projet. Ce qu'on appelle les préjugés (une maison doit être tenue comme ceci, un enfant doit être élevé comme cela, etc.), ce sont encore des modèles : on a pré-jugé, on a décidé, avant de voir ce qui pourrait se passer, de ce qui devra se faire. Les philistins de Georges Brassens ont un modèle pour leurs enfants : ils seront « menton ras et ventre rond, notaires ». Ce que je veux faire ici, ce n'est pas du tout une psychanalyse sommaire et sauvage qui réduise le modèle à une réassurance contre l'angoisse, encore que ce travail soit à faire ou à compléter ; ce n'est pas non plus quelque description existentielle de « l'homme » devant son avenir. Ce serait plutôt une recherche à entreprendre sur l'origine des modèles comme instruments idéologiques de la domination d'une part, sur le rôle de ces modèles, d'autre part, dans la constitution de la personnalité individuelle dans une société de domination. Des gens comme Reich, comme Adorno, se sont déjà attaqué à certains aspects de ce problème, mais il faudrait continuer, élargir. Et puis une fois cela fait, il faudrait reparler de la révolution à un niveau extrêmement concret, je veux dire au niveau de la vie quotidienne et au niveau de la possibilité pour chaque individu de rejeter les modèles et de façonner autrement son existence. Dans le fait que ces domaines soient restés inexplorés, il faut encore voir un effet néfaste des modèles : on a si bien décidé de ce qui doit se passer, que l'on ne regarde même plus ce qui peut ou ce qui va arriver. Et puis, quand quelqu'un ouvre un projet, c'est-à-dire le laisse ouvert, on tend aussitôt à le retransformer en modèle. Je pense ici à un exemple très précis : Marx dit que dans une société qui aura dépassé la division du travail, il n'y aura plus de peintres mais seulement des gens qui feront de la peinture. Cette célèbre formule non seulement veut dépasser le mot « pein-
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Pas de modèle,
tre » comme désignant une profession, mais encore veut introduire à tous les niveaux de l'indéterminé, de l'ouverture : des gens, on ne dit pas lesquels, feront de la peinture, on ne dit pas laquelle. Pourquoi ? Parce que pour le dire, il faudrait y être, ceci sur le plan de la connaissance ; et surtout parce qu'il faudrait pouvoir peindre librement, c'est-à-dire de façon créatrice, et Marx veut justement dire que c'est actuellement impossible. Eh bien, cette formule de Marx, je la vois constamment reprise et commentée comme si elle constituait en elle-même un modèle, que l'on se propose de compléter. Marx dit : des gens feront des choses. On veut immédiatement préciser qui fera quoi. C'est le retour du modèle, qui étouffe le projet. Il me semble que l'on peut généraliser, et dire que la situation idéologique, c'est-à-dire sociale, où nous sommes, tend à nous interdire de former des projets en nous imposant des modèles. Alors, il se pose évidemment la question : que peut-on faire contre les modèles ? On ne peut pas répondre platement : il faut faire la révolution, puisque les modèles sont précisément là pour l'éviter. Il faudrait d'abord liquider les modèles, et pour cela d'abord dépasser les organisations dites révolutionnaires, et pour cela d'abord, etc. Ce type de pensée est précisément fait selon des modèles. On peut aussi écrire, par exemple, ce livre. Je ne pense pas que ce soit un travail négligeable, mais cela restera toujours un discours. L'important, selon moi, c'est alors que ce discours prenne au maximum comme objet, une fois effectuée la nécessaire critique des modèles, ce qui dans la société semble essayer de se faire sans modèle. Mon intervention pourra porter alors sur trois points : d'abord, revenir sur l'opposition entre modèle et projet ; ensuite, se demander si, depuis quelques années, une nouvelle forme de pensée et d'action, qu'on appelle le gauchisme, n'est pas un premier dépassement réel, c'est-à-dire social, de la pensée positive et des « modèles » ; enfin, poser la question de savoir si la révolution qui liquidera le capitalisme n'est pas, pour la première fois de l'histoire, la révolution sans modèle.
un
projet
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Pas de modèle, un projet On a fait pas mal de distinctions utiles entre modèle et archétype, modèle et concept, etc., mais il reste à creuser le sens politique de la distinction entre modèle et projet. Un modèle est quelque chose de déjà réalisé, qui existe déjà quelque part, en somme comme le modèle en peinture, la personne réelle qui pose. Le projet a pour dimension fondamentale, au contraire, de ne pas exister. Il ne semble pas seulement verbal de faire cette distinction, parce qu'elle permet de saisir, à propos de notre problème, une différence entre le positif et le négatif. Peut-être même que cette nouvelle distinction peut nous sortir de l'oscillation entre le modèle, dont nous ne voulons pas, et le contre-modèle, dont nous nous méfions parce qu'il est encore un modèle. Donc : j'appelle modèle quelque chose qui existe et de la contemplation de laquelle naît la forme d'une pensée ou d'une action. J'appelle projet une réalité anticipée, une réalité qui n'existe pas encore, et que par conséquent je ne peux imiter: je ne peux que la construire, d'un seul coup ou peu à peu, avec ou sans lacunes et contradictions, etc., ça, ce sont des questions secondaires. Or, ce que nous cherchons, ce n'est pas un modèle, c'est un projet révolutionnaire, et pour certains un projet unifié. C'est peut-être du reste cette dernière exigence d'unification qui représente la résurgence du modèle ; on verra. Pour le moment, il me semble que vos analyses et vos critiques, notamment celles de Gilles Lapouge, reviennent à se demander autour de quoi, comment peuvent s'unifier ou tout au moins se lier, se rejoindre les coups de boutoir de tous ordres que les luttes révolutionnaires portent ou tentent de porter aux institutions, au système, à ce que les Anglo-Saxons nomment Y establishment. Et je sens très bien que, si je refuse de répondre à cette question, sous prétexte qu'y répondre ce serait proposer un modèle, ce à quoi je me refuse avec votre approbation me semble-t-il, si donc je m'y refuse, j'encours le reproche d'inefficacité, d'inopérativité, donc d'idéalisme ou, comme on me l'a déjà souvent dit, de romantisme. Mais tout
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Pas de modèle,
cela ce sont des accusations et des réponses à coups de termes en -isme, c'est de la philosophie. Il faut revenir à l'état actuel des luttes sociales. Il semble à la fois nécessaire et prématuré de parler du contenu d'une révolution dont on commence seulement à avoir des pressentiments vagues ; et je rappelle que ces pressentiments vagues ne naissent, chacun, que d'une lutte contre les institutions, que du négatif, en somme. Toutefois, ce qui me semble à la fois nouveau et essentiel dans ces luttes, c'est qu'elles se rencontrent dans le combat contre l'autorité, dans l'abolition des rapports de pouvoir entre les groupes et entre les gens. Il y a quelques mois, à l'occasion d'un événement « politique » (une élection), Sartre disait que l'idée même qu'un homme puisse avoir du pouvoir sur un autre est une idée absurde. Ce qui est mis en cause, c'est l'autorité, sous toutes ses formes. Et la pratique découvre qu'il est tout aussi absurde qu'un homme achète un autre homme, même au détail, en salariant le temps de sa vie. On parvient ainsi, de proche en proche, à des contestations locales, ou qui apparaissent comme locales et limitées, contre le travail, l'armée, l'école, les rapports entre les sexes, etc., mais qui en fait ne le sont pas, car chacune attaque le système, le modèle. Il est évident que, dans la mesure où un système comme le capitalisme actuel est totalitaire et monolithique, si on tire sur un bout, tout vient, puisque tout est lié. Il n'y a pas de lutte (antiraciste, antipsychiatrique, antimilitariste, etc.) qui ne mette tout le modèle en question, et même tout modèle en question. En d'autres termes, la lutte contre un système étouffant est aussi lutte contre l'étouffement, lutte contre le système ou la systématisation en soi : organisation, programmation, prévision, « rationalisation », etc. Le problème n'est pas de créer un bon système qui remplacerait le mauvais ; c'est d'arriver à vivre sans système, pas seulement sans système dans la tête : sans système dans la société, et d'abord dans la production. L a question est écrasante, et il faudra peut-être des siècles à l'humanité pour la résoudre, mais il n'y a guère d'autre voie... Rompre avec le modèle capitaliste (privé ou d'Etat), c'est répondre notamment à des questions comme
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celle de la destruction des grands centres productifs, la déconcentration du travail, du pouvoir, du savoir, etc. Dans la mesure où de telles questions commencent à pouvoir être formulées, on peut dire que nous vivons le début de l'ère révolutionnaire. Pour y parvenir, sans doute fallait-il que bien des choses aient lieu, notamment l'échec des bureaucratismes de type « soviétique », comme on dit par antiphrase, puisqu'il y a belle lurette qu'en Russie tout le pouvoir a été enlevé aux Soviets, aux conseils ouvriers. Il fallait aussi que le Tiers Monde entre dans l'histoire. Il fallait surtout que les impérialismes qui se partagent le monde aient leur visage actuel de totalitarismes terroristes et désespérants, n'ayant rien à proposer que la reproduction indéfinie du capital par ses victimes, et l'inéluctable augmentation des effectifs de la police. Le schéma théorique du capitalisme, son concept, ou son modèle, ce sont peut-être des choses attrayantes, ou cohérentes, ou « opératoires » ; mais le visage réel, quotidien, c'est dodométro-boulot, les petits chefs sur le dos, la télé devant les yeux, les vacances organisées et les flics partout. Cette vie-là, la philosophie est incapable de la décrire, incapable de la justifier et tout aussi incapable de la critiquer, tout simplement parce que ceux qui font (de) la philosophie ne mènent pas cette vie. Il y a des mots savants pour dire cela en termes de division du travail, de conscience de classe et de fonction sociale de l'idéologie. Donc, pas de modèle : un projet. Et en un sens j'ai envie de refuser en l'acceptant le reproche d'inefficacité, d'inopérativité que l'on adresse à la pensée négative, utopique, et pour tout dire anarchiste. Oui, elle est « inefficace », au sens du moins où le capitalisme nous a modelés aux idées de rendement et d'utilité, à l'instrumentalisation systématique. Ce décalage, à mon avis irrémédiable, entre la « pensée du système », qui est utilitaire, et la nôtre qui ne l'est pas, mais qui est par exemple poétique, rêveuse, utopiste dans tous les sens du terme, ce décalage est la garantie que nous ne nous laisserons pas faire par le système. Les réformismes ont un langage commun avec le système. Us parlent d'efficacité, de possibilité, de réalisme, ils parlent chiffres, pourcentages, « alternances » ; ils prennent
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Pas de modèle,
leurs clientèles à témoin que l'opératoire est de leur côté. Nous, non. Nous sommes des irréalistes : par exemple, ça nous est complètement égal si la contraception libre et gratuite coûte des dizaines de milliards par an, pour caricaturer une situation. Parce qu'elle est un but, et le fric un moyen. Les arguments en termes d'efficacité sont en leur fond des arguments apparus avec le capitalisme, et qui doivent disparaître avec lui. C'est une forme du flic dans la tête. Du reste, toute argumentation de cet ordre vient déjà après un refoulement : je ferais ou dirais bien ceci ou cela, mais ce serait inutile, irréaliste, inopérant ; alors, je me tais, ou je dis autre chose, ou je négocie avec ce, avec ça, que je voulais dire d'abord. Le projet révolutionnaire, par le modèle, le projet, c'est précisément ce refoulé initial ; c'est ce que le capital fait taire. Et comme toujours en pareille situation, lorsque ce refoulé a été formulé, on s'aperçoit qu'au lieu d'être une « énormité » ou un scandale, un impensable, il est au contraire tout évident, simple, accessible, réalisable. Ce qui est monstrueux, ce sont les contorsions par lesquelles le capitalisme refoule ces évidences. Par exemple, on s'aperçoit tout à coup que le H est beaucoup moins toxique que le tabac. Ou que la contraception, l'abolition de la peine de mort, la suppression des interdits sexuels, la vie sans bagnoles, que tout cela est possible, alors qu'on nous a raconté à tout bout de champ que c'était impensable. Comme en musique on a raconté que le système tonal était nécessaire, universel, entièrement positif, etc., et c'était faux. Alors, la question qui est ici posée, c'est finalement de savoir si le capitalisme s'accommodera du retour de ces refoulés. Ici, il tolère certaines drogues ; ailleurs, l'homosexualité ; ailleurs, des mariages collectifs de groupe ; ailleurs encore il se passe de censure, ou de religion, ou de la peine de mort, etc. La question est de savoir s'il en crèvera, ou s'il s'en alimentera, au contraire. Je comprends parfaitement qu'on croie qu'il y survivra, et que par conséquent on soit réformiste et non révolutionnaire. C'est une attitude cohérente, et je ne vois rien à y redire. Simplement, ce n'est pas la mienne, et cela pour deux raisons fondamentales. La première, je l'ai dite, est
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que chacune de ces luttes, même si elle ne le sait pas clairement, est une lutte contre l'exploitation de l'homme par l'homme qui est « en dernier ressort » la cause des autres aliénations. Sur ce point, je suis paléo-marxiste ; si le capitalisme peut survivre à une, deux, quatre de ces contestations, il ne peut que crever de leur multiplication, parce que cette multiplication converge, dans sa dynamique, vers et contre les racines du capitalisme. La seconde raison concerne la dialectique historique et sociale de ces luttes. Ce n'est pas le capitalisme qui instaure telle ou telle liberté ; « en lui-même », si cette formule avait un sens, il tend au contraire à abolir toute liberté ; il n'en conserve ou n'en établit qu'à contre-cœur, et parce que les forces qui luttent contre lui, même si c'est sans le savoir, l'y obligent. Je crois toujours que l'assaut final sera l'assaut contre les banques, contre les patrons et leurs flics, contre les quartiers riches, contre les lieux réels de l'exercice du pouvoir. Mais cette phase ultime est préparée, esquissée, facilitée par chacune des conquêtes révolutionnaires antérieures. Le capital est en train de perdre, pouce par pouce, son glacis protecteur idéologique, il voit tomber les avant-postes qu'il avait installés dans la famille, dans l'école, les églises, les partis, et jusque dans la tête, les mains, le ventre de chacun de nous. Il est en train de voir s'effriter ses boucliers institutionnels. Croire qu'il y survivra, c'est croire que le lien n'est pas nécessaire et rigoureux entre le profit et les institutions. Bien sûr, il y aura des phases et des formes d'apparente compatibilité entre capitalisme et liberté ; il y a bien eu, dans un passé récent, la démocratie libérale bourgeoise. Cela n'empêche nullement que la réalité de l'Etat, même démocratique, c'est l'armée et la police, bref la violence et la terreur. En somme, le réformisme, pour revenir à notre propos central, ce n'est jamais qu'un modèle, bien sûr, mais un modèle qui est contradictoire, comme si le capitalisme pouvait digérer cela même qui s'oppose à lui. S'il le digère, c'est que l'opposition n'est pas radicale ; si elle l'est, il ne le digère pas. C'est une vérité de La Palice. Le réformisme est l'opération qui intègre la contradiction à l'intérieur du système même qu'il veut réformer. C'est une position qui a probablement un certain avenir (bien
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Penser
qu'elle ait surtout un passé) ; mais est-ce qu'elle est capable de posséder l'avenir ? Je ne le pense pas : elle est un modèle, non un projet. Du reste, lorsqu'un homme, un groupe, un parti propose un modèle, même s'il essaie de faire croire que ce modèle est révolutionnaire, ce n'est pas parce qu'il est bête ou méchant ou borné, il faudrait être sérieux : c'est finalement pour des raisons politiques. Je veux dire que c'est ou bien parce que l'idéologie bourgeoise lui interdit, le rend inapte à concevoir le monde, la société, autrement que selon des modèles, ou bien parce que cet homme, ce groupe, ce parti représente consciemment ou non d'autres classes ou d'autres intérêts de classe qui ont une nouvelle domination à substituer à la domination capitaliste. Nous y reviendrons. Au fond, quand je dis que toute révolution est projet, je pourrais aussi bien dire que tout projet est révolutionnaire, en ce sens que la société telle qu'elle est interdit le projet pur : elle ne propose que des modèles, même pour les « vacances ». Vous avez le choix entre les dix ou cent modèles que vous propose, et finalement impose, l'American Express. La pensée à coup de modèles va évidemment de pair avec une société construite selon des modèles, et qui exerce son pouvoir par des modèles. Si nous regardons la pensée médiévale par exemple, au moins avant le 13e siècle, elle semble ignorer les modèles, et se passionner surtout pour les différences bariolées, pour la juxtaposition de figures uniques ; et même la pensée scolastique, qui propose comme méthodes des schémas vides, permet de les meubler de façon souple et libre, selon les exigences du sujet. Il ne s'agit donc pas pour nous de rejeter les modèles pour des raisons de tactique, d'efficacité ou d'allergie caractérielle, mais bien parce que le modèle a, radicalement, partie liée avec les sociétés capitalistes.
Pensée positive et "sensibilité g a u c h i s t e "
Une société de classes antagonistes nous a modelés depuis l'enfance à la pensée positive, précisément parce que la posi-
le négatif
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tivité n'est que la forme idéologique du pouvoir, l'opération de ce qui s'affirme de soi et pour soi. Le résultat de cette pédagogie est que nous sommes enclins à transformer immédiatement en positivité ce qui n'agit et ne travaille que par sa négativité. Par exemple, nous sommes convaincus que la Révolution française était animée par la volonté de construire une société dont le modèle avait été élaboré sur la base de la notion de droit naturel, et qui était constituée par quelques affirmations fondamentales : celle de la nation, celle des droits, celle de la liberté et du travail, etc. Or, à cette lecture on peut en opposer une autre : en fait, dans les textes, aussi bien ceux de Rousseau que ceux de Robespierre, le recours à de telles idées n'a lieu et ne fonctionne que comme opposition à ce qui est ou à ce qui menace : le droit divin, l'aristocratie, la tyrannie, etc. Robespierre emploie souvent le mot de Révolution ; mais il désigne par là non pas un état de choses réalisé, non pas un modèle, mais un processus en train de s'effectuer, une certaine dynamique sociale. On dirait même qu'il est incapable de dire ce qu'est la révolution autrement qu'en se référant à ce qui la menace, politiquement ou militairement, sur le plan des idées ou sur le plan économique, etc. La révolution, ce n'est finalement que ce qui se bat contre les aristocrates, les accapareurs, les tyrans, la mollesse ou la paresse d'esprit, etc. Et il n'y a pas lieu de se laisser tenter ici par les mauvais démons de l'idéalisme : il ne s'agit pas seulement d'idées, mais bien, derrière elles, de forces sociales. Le gouvernement robespierriste est soutenu, et même imposé, par « le faubourg », comme on dit. Ce faubourg qui intervient à l'Assemblée contre la loi de la droite, qui veut arracher les racines de la société ancienne, sans savoir ce qu'il veut mettre à la place : rien, peut-être ; qui veut sauver l'acquis négatif de la révolution. Du reste, on n'emploie guère le terme de « révolutionnaire », on dit : les patriotes. Or, qu'est-ce que la patrie, sinon la nation lorsqu'elle est en danger ? Le « patriote », c'est celui qui prend les armes contre, contre l'ennemi extérieur et contre l'ennemi intérieur. Plus tard, lorsque le « faubourg » croit voir en Robespierre un homme d'Etat qui, par exemple avec les lois sur les prix, installe affirmativement, positivement, une cer-
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La « sensibilité
taine société, celle du marché concurrentiel, bref lorsque Robespierre devient l'exécutant d'un certain modèle, le faubourg le laisse tomber, ne veut pas prêter la main à la reconstruction d'un ordre où, de toute façon, il n'a que la loi de l'argent à retrouver, que sa liberté à perdre. C'est la fin de Robespierre, c'est Thermidor. N'oublions pas que les républiques successives ont, en France à tout le moins, forgé de la Révolution française une image de positivité, pour établir le bien-fondé de la démocratie bourgeoise devenue modèle réalisé, et ont totalement scotomisé les négativités successives qui définissent le processus révolutionnaire. C'est à nous de retrouver ce négatif, ce fait que les modèles, si modèle il y a, ne fonctionnent que comme des contre-modèles, la véritable pesanteur sociale et historique étant dans le contre. Or, cela, nous le pouvons : car il y a, dans nos sociétés, si je peux dire, du nouveau depuis Marx. Cette nouveauté se traduit dans le fait que les contre-modèles eux-mêmes, l'accent étant mis maintenant sur le modèle, non sur le mot contre, que les contre-modèles ont perdu leur emprise sur les esprits, et qu'à côté de l'opposition encore existante mais de plus en plus scolastique entre modèles et contre-modèles, se développe et apparaît dans des secteurs variés de la société un processus purement négatif de désinvestissement. Ce n'est plus : mon modèle est mieux que le vôtre. C'est : vos modèles, on s'en fout. Le mouvement ne fait que naître, et nous pouvons être tentés de le sous-estimer, mais nos adversaires, eux, ne le sousestiment pas. Parfois, c'est la panique chez eux. La critique, en effet, ne concerne plus seulement les modes de fonctionnement du système capitaliste et bureaucratique, mais atteint ses archétypes mêmes : le travail, la production, le rendement, et leurs corollaires sociaux : famille, école, église, armée, valeurs, exercice et détention du pouvoir sous toutes ses formes, physiques et morales. Bien sûr, les éternels calculateurs vont dire que de tels mouvements sont infinitésimaux, sont quantitativement négligeables. Mais, précisément, la question, pour une fois, pour la première fois peut-être, n'est
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pas là. Elle est dans l e ferment, dans c e que Maurice Duverger appelait la « sensibilité gauchiste »*. L e problème n'est pas de savoir si cette sensibilité nouvelle existe : aussi bien chaque époque a-t-elle eu, et a-t-elle encore, son type propre de sensibilité ; nous autres, esthéticiens, connaissons c e s faits, souvent décrits sous les noms d e style o u de goût d'une époque, ou d e mode. Le problème est de savoir si cette sensibilité-là, qui n'est pas la seule d e nos jours, est bien une sensibilité « gauchiste », c'est-à-dire radicale, révolutionnaire et, c o m m e je le prétends du moins, sans modèle.
* Le Monde, 8 mai 1974, p. 13. Cet article, écrit entre les deux tours des élections présidentielles, est admirable et mériterait d'être cité en entier. M. Maurice Duverger y souhaite la victoire de François Mitterrand, seule capable d'endiguer le virus gauchiste ; malheureusement pour sa thèse, les institutions « démocratiques » bourgeoises ont fait une fois de plus la preuve que les voies électoralistes sont une illusion pour les travailleurs. Mais je ne résiste pas au désir de citer une analyse que je trouve particulièrement pertinente de Maurice Duverger : « Une ' sensibilité gauchiste ' se répand ainsi dans les ateliers, les magasins, les bureaux, les entreprises, les écoles, les universités. La grève des banques, après celle de Lip, du Joint français et tant d'autres en montre la force croissante. Elle apporte à de vieilles sociétés enserrées dans leurs techno-structures uns vigueur, une saveur, une chaleur humaine qu'elles avaient perdues. Mais elle comporte pour elles un danger mortel, parce qu'elle est en contradiction avec leurs forces productives, lesquelles exigent la rationalisation, l'organisation, la planification dans de grandes unités et de vastes espaces... Elle est plus subversive que révolutionnaire, dans la mesure où la révolution implique le projet cohérent d'une société nouvelle que l'on veut substituer à l'ancienne... » (souligné par O.R.A.). On regrettera qu'une telle lucidité soit si rare. Effectivement, « nos » sociétés courent là un risque mortel. Mais si ce n'est pas elles qui meurent, ce seront en somme les hommes qui les composent : voilà ce qui rend compte du succès de la « sensibilité gauchiste » en question. Mais la phrase soulignée est peut-être plus admirable encore dans sa limpidité : la révolution, entendez celle de laquelle et à la rigueur avec laquelle on peut discuter, c'est la révolution avec modèle, avec « projet cohérent ». Et Maurice Duverger en voit poindre une autre, la « subversive ». Il a raison. Mais lorsqu'il montre que les « vieilles sociétés » ne peuvent pas ne pas enserrer de plus en plus l'homme, cela revient à dire que la « sensibilité gauchiste » ne peut pas non plus, à son tour, ne pas s'emparer de secteurs sociaux de plus en plus vastes. Seul un Mitterrand, en répandant beaucoup d'illusions, un peu de carotte, et s'il le faut un peu de bâton, aurait pu retarder le processus.
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La « sensibilité
Pour entreprendre de le démontrer, je voudrais d'abord signaler un fait dont on ne peut, selon moi, surestimer l'importance, c'est que cette « sensibilité », faute de meilleur terme, s'empare de domaines naguère encore réputés non politiques, ou dont la pensée politique traditionnelle et respectueuse n'avait pas entrepris la critique directe : par exemple la production, l'école, l'armée, la famille, la médecine, les prisons, l'érotisme ; ou même des domaines dont il aurait été saugrenu ou complètement dingue, il y a dix ans, de dire qu'ils étaient ceux d'un certain pouvoir, d'une certaine oppression, par exemple le football, la cuisine, la guitare, la longueur des jupes ou celle des cheveux, la traduction d'Héraclite, les gadgets de la société d'acquisition. Or, tous ces « domaines », et bien d'autres, ont vu émerger leurs contestation immédiate et directe. On ne remet plus au lendemain-qui-chante la refonte de l'éducation, des rapports entre les sexes ou les cultures, le changement de la vie quotidienne. On ne pense plus que la révolution économique et politique à elle seule changera ces choses, mais au contraire que la révolution consiste aussi à les changer ici et maintenant, à changer, comme le disait le titre d'un journal éphémère, « tout, tout de suite ». Vous n'ignorez pas que, derrière ce bouleversement dans la sensibilité révolutionnaire même, il y a la chute du modèle soviétique : à quoi bon abolir la propriété privée des moyens de production si c'est pour aboutir en cinquante ans à une nouvelle société de classes ? Le modèle est mort, selon lequel la révolution doit d'abord renverser la propriété, après quoi tout viendra tout seul, comme tombe un fruit mûr. La « sensibilité gauchiste » a tiré jusqu'au bout les conséquences de cette mort d'un modèle. Corrélativement, la même sensibilité gauchiste a désinvesti l'action dite politique traditionnelle, l'action par les institutions, par les grands partis traditionnels, les voies électorales, On suivra Maurice Duverger jusque dans sa dernière phrase où, envisageant la victoire de la droite, il écrit : « Même si cela n'entraînait pas l'explosion immédiate, on aurait tort d'ignorer la montée vers l'ébullition ».
gauchiste
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et en général la démocratie bourgeoise, même si l'on rêve de la prendre au piège de son propre (et prétendu) « libéralisme ». Là aussi, un modèle est mort, ou plutôt s'est réfugié dans le P.C.F. et dans la droite (ou, comme on dit, la gauche) « non communiste ». C'est le modèle légaliste de l'action indirecte, différée. La grande découverte faite à Nanterre en 1968, et dont on n'a pas fini d'explorer les puissances, c'est que la contestation paye lorsqu'elle s'exerce directement et immédiatement sur les lieux mêmes où s'exerce le pouvoir bourgeois. Entendez bien qu'il ne s'agit pas là de l'élaboration d'un nouveau modèle, d'une nouvelle règle universelle qui prescrit ce type d'action, mais de la simple chute du modèle syndicalistedémocratique, qui est lui-même du reste de formation relativement récente dans nos sociétés. Un autre trait dominant de ces contestations directes, c'est qu'elles sont à la fois radicales et convergentes. Radicales, je veux dire par là qu'on désigne immédiatement la racine de ce qu'on conteste, par exemple dans des formules comme : l'armée du capital, dans la lutte antimilitariste. Ou bien encore comme sur cette affiche dont le texte disait : « la médecine du capital ne se soigne pas, elle répare ». Quand le M.L.F. dit que tout se passe comme si les femmes constituaient une classe dans la société phallocratique, c'est la même radicalité. Voyez ce qu'étaient les luttes « progressistes » dans l'armée, la médecine, l'école, etc., il y a seulement vingt ans, vous verrez à quel point elles se sont effectivement radicalisées. Quant à la convergence, elle éclate dans le langage même de ces luttes, elle tient au fait que les différentes « aliénations », comme on dit pudiquement, ne peuvent plus passer pour autre chose que des formes spécifiques, certes, mais directement expérimentables de cette structure même de l'aliénation qu'est Y exploitation. Si aucun... modèle de bienséance universitaire ne s'opposait à ce qu'on se cite soi-même, je dirais volontiers que j'ai déjà rencontré le problème du lien entre diverses actions sans modèle, dans l'art mais aussi dans la vie politique : par exemples dans l'émeute, dans la grève sauvage, comme dans l'anti-
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Le modèle comme
art. C'est dans la conclusion de mon bouquin sur La création artistique et les promesses de la liberté*. Quant à l'exploitation elle-même, évidemment, elle est l'objet d'attaques, nouvelles par leur style et surtout par leur contenu, sur les lieux mêmes où elle s'accomplit, c'est-à-dire dans l'entreprise. Les « Lips » par exemple ont inventé, en dehors de tout modèle et même contre les modèles syndicaux, la lutte que l'on connaît. Cet été (1974) en Italie, des gaziers et des électriciens opposés à une hausse des prix ont appliqué eux-mêmes, et malgré les ordres de la direction, les tarifs qu'ils avaient préconisés de facturation aux abonnés. Au Portugal récemment, les travailleuses d'une usine textile ont imposé au patron salaires et prix de vente, sous la menace de faire marcher l'usine sans lui. Dans de telles situations, l'essentiel n'est pas l'aménagement du capitalisme, mais sa liquidation encore virtuelle et utopique, seule menace radicale qui pèse sur lui. Bien sûr, dans toutes les périodes de bouleversement, on a vu apparaître de telles contestations radicales et pratiques de l'ordre établi. Par contre, dans les périodes de relative stabilité, il n'y a pas création de formes d'action, il n'y a pas remise en question concrète et immédiate ; il y a par contre recours à des modèles. En somme, le modèle, c'est aussi la révolution sans cesse remise à demain, à ailleurs. C'est le modèle de la « ligne juste » qui fait dire au dirigeant, pour retarder l'action : « ce n'est pas le moment, Camarade ! » Bref, le modèle, c'est une des formes de la contre-révolution. H faut quand même signaler quelque part dans ce bouquin que l'U.R.S.S. non seulement a cessé d'être un modèle pour les révolutionnaires (pour ceux du moins pour lesquels elle a pu l'être), mais encore qu'elle est devenue pour la réaction et pour la social-démocratie un contre-modèle, un épouvantail ; on charge le « socialisme » de tous les péchés de la bureaucratie soviétique, et le discours tourne à l'apologie du capitalisme, toujours réputé libéral. Ma position, je l'ai déjà dit, est totalement opposée : pour moi, l'U.R.S.S. est un modèle * Paris, Klincksieck, 1973, p. 269-291.
contre-révolution
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contre-révolutionnaire, une sorte d'exemple, certes incomplet mais déjà pas mal réussi, de ce qu'il ne faut pas faire. Dans l'éclosion de la sensibilité gauchiste (car « ce n'est qu'un début ») la révolution a retrouvé son unité, son universalité, son efficacité, sa puissance de diffusion sociale, parce qu'elle y a perdu ses modèles. On va me dire qu'elle en a élaboré d'autres. Justement, non. Chaque fois que le gauchisme a élaboré des modèles, ou en a importé (de Chine, de Cuba, etc.), chaque fois il s'est freiné lui-même, chaque fois il a dû les rejeter pour continuer son mouvement. Voyez les Maos : chacune de leurs « révisions » du lien avec Pékin, et il y en a eu ! s'est traduite par une relance de leur efficacité combative, de leur prise sur le réel. Chaque fois que le gauchisme s'est adressé aux gens en leur parlant non pas d'un système ou d'un modèle, extérieur ou bureaucratique, mais de leur situation réelle quotidienne et des possibilités de victoire immédiate, chaque fois il a gagné, c'est-à-dire qu'il a fait gagner les gens en lutte, grâce au débordement des structures établies. Lip est ici un exemple, non un modèle : il ne se reproduira pas, mais il y aura d'autres victoires, d'autres prises de conscience. La grève des banques, au printemps 1974, c'est encore mieux en un sens, puisque les camarades de Lutte ouvrière, avec Ariette Laguiller, ont ici mené une lutte non ouvrière : pendant cette lutte, ils ont mis sous l'oreiller leurs propres modèles, leur bible trotskyste, et ils ont gagné, même s'ils parviennent à expliquer ensuite (je leur fais confiance) que tout cela est dans les bons auteurs. Nous sommes tous d'accord, vous et moi, sur la notion de modèle, et nous serons toujours d'accord finalement sur les notions, puisque nous sortons dès mêmes universités. Il faut bien que ça se retrouve quelque part. Mais je ne suis pas d'accord, si je puis dire, pour qu'à leur tour les notions soient des modèles. Je n'oppose pas une nouvelle conception du modèle à l'ancienne conception, car nous retrouverions tous aussitôt le concept plus profond (ou plus élevé) qui subsume l'un et l'autre modèles, nous trouverions le modèle du modèle. Je dis simplement que chaque fois qu'on traîne avec soi un modèle, dans l'action, ou une idée de modèle, dans la
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Les révolutions
réflexion, on s'occulte nécessairement à soi-même les possibilités révolutionnaires, tout simplement parce que dans la réalité, c'est-à-dire dans les forces sociales et dans les idéologies, les modèles sont des formes du pouvoir, et parce que la révolution, c'est la lutte contre le pouvoir. Encore une fois, il ne faut pas parler de la révolution sans modèle, parce que c'est un pléonasme. Je préférerais qu'on parle de la révolution contre les modèles. Celui qui dit : il faut que les travailleurs prennent le pouvoir, parce qu'ils décideront ceci et cela, celui-là a un modèle. Et pourquoi prendre le pouvoir, puisqu'il a déjà décidé de ce qu'on en fera? Vers la première révolution sans modèle
Je crois enfin qu'il y a une raison profonde pour laquelle s'est trouvé formulé ce thème de « révolution sans modèle ». Si la juxtaposition de l'idée de révolution d'une part, et de l'absence de modèle d'autre part, fait problème, c'est que jusqu'ici dans l'histoire, toute révolution s'est effectuée selon un modèle. Plus précisément, après la pratique révolutionnaire, qui n'avait pas de modèle, est venu un moment théorique qui en a forgé. Mais le fait demeure que ces modèles d'après coup collent à peu près ; ils sont vraisemblables, justifiables (en même temps que justificateurs). Il me semble que ce fait doit être mis en relation avec un autre fait : jusqu'ici, toute révolution a consisté à remplacer un type d'oppression par un autre type d'oppression, étant entendu que les nouveaux rapports d'oppression n'apparaissent pas, dès le début, comme tels. Les rapports entre les hommes dans une société bourgeoise (liberté du travail) semblent un modèle souhaitable à des gens qui vivent dans une société féodale, parce que le moyen même de la nouvelle aliénation, le salariat (nécessité du travail) n'est pas encore, par définition en quelque sorte, entièrement développé, entièrement clair, et donc ne fait pas partie du modèle. Or, voici que dans nos sociétés, certains commencent à
« avec modèle t>
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rechercher une révolution sans modèle. Pourquoi ? Peut-être tout simplement parce que c'est la seule solution. Je ne dirais pas qu'une révolution sans modèle, la première de l'histoire (la dernière de la préhistoire, dit Marx) est possible ; mais que le choix fondamental est entre une révolution sans modèle et la barbarie. S'il existe des signes évidents et de plus en plus nombreux que cette société est en train de pourrir et de crever, cela n'implique pas forcément que de la disparition de cette société doive sortir la fin de l'oppression ; justement, on a déjà vu des situations historiques où la « décadence », le pourrissement étaient tels que de nouveaux rapports d'oppression ont semblé libérateurs parce qu'ils proposaient autre chose. Le problème est donc que la mort du capitalisme nous permette de nous apercevoir de cette situation, et de mettre en cause non plus le type des rapports d'oppression, mais bien l'oppression elle-même, le fait global et universel de la domination. Seule la mort du capitalisme pouvait poser le problème en ces termes, car seul le capitalisme lui-même a fait pénétrer l'oppression dans tous les domaines de l'existence. Les autres modes de production avaient leur champ d'application, le cycle production - consommation et les rapports de pouvoir correspondant à leur pratique de ce cycle ; le capitalisme sous sa forme actuelle a pour caractéristique essentielle de transformer les secteurs extérieurs à ce champ d'application en domaines intérieurs, bref de faire pénétrer le profit et donc le pouvoir dans tous les secteurs. Si l'on préfère, il ne peut se retenir de « coloniser » rigoureusement tout. Bien entendu, il y parvient, mais bien entendu aussi, il n'y parvient jamais totalement, ou plutôt il développe, par le même processus qui étend son pouvoir, des forces (sociales) d'opposition à son pouvoir, de telle façon que la domination n'apparaît pas, dans le capitalisme, comme sectorielle mais comme constitutive, ce qu'elle est en effet. Rien n'appartient plus à Dieu, tout appartient à César, et César, c'est la C.I.A. C'est la désublimation oppressive... Ainsi, le combat actuel entre révolution et contre-révolution prend des formes, et surtout admet un enjeu, tout à fait
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he modèle
capitaliste
nouveau dans l'histoire. Cette lutte est celle qui oppose le projet d'une société non autoritaire, non hiérarchique et non divisée, et le modèle capitaliste (privé ou d'Etat) qui va directement et vite vers un monde à la Huxley ou à la Orwell. En un sens, on peut être tenté de dire que la partie n'est pas jouée, que l'avenir dira quelle société sortira de l'actuelle. Je ne suis pas de ceux qui crient « F.L.N. vaincra », ou « Palestine vaincra », parce que je ne suis pas sûr qu'ils ne se fassent pas tout simplement écraser physiquement ; de même, il est dangereux de prophétiser la mort du capitalisme, parce que non seulement il a évidemment dans certains secteurs encore de beaux jours à vivre, mais parce qu'il se peut fort bien que la barbarie bureaucratique étende ses ténèbres sur le monde pour des siècles. Mais d'un autre côté, si l'on est convaincu qu'il en sera ainsi, alors il faut se flinguer, ou aller repeindre sa cuisine, ou faire n'importe quoi en attendant de crever. Il me semble au contraire, quant à moi, mais je ne veux évidemment l'imposer à personne, que si l'on est révolutionnaire, c'est qu'on est convaincu d'une manière ou d'une autre que cette éventualité ne peut pas se réaliser, que c'est la révolution qui l'emportera dans un avenir concevable. Or, une telle attitude (rationnelle ou passionnelle, c'est une question de niveau d'intégration à la personnalité), une telle attitude suppose qu'on ait profondément rejeté le modèle capitaliste en ce sens que, contrairement à ce que dit ce modèle, on ne croit pas à la toute-puissance du système ; autrement dit, qu'on est plus sensible à ce qui s'oppose au capitalisme, à ce qui ne va pas en lui, aux contradictions qu'il développe en se développant lui-même, qu'à ce qui travaille en sa faveur. Je ne dis pas à ce qui seulement lui résiste, car ce mot a un sens de passivité, de combat d'arrière-garde. Il y a aussi, il y a surtout les luttes nouvelles qui apparaissent partout, et parfois même au sein des forteresses du capital, en Amérikkke-Babylone, dans les pays industriels dits avancés, etc. Encore une fois, jamais ces luttes ne seraient nées si le capital avait pu, comme le faisaient relativement les autres modes de production, se contenir dans des limites définissables. Mais il ne le peut pas, ce serait l'une de ses morts. L'autre, c'est celle qu'il développe en son sein.
s'effrite
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Peut-être n'est-elle pas encore bien avancée, mais ne nous y trompons pas, ne nous laissons pas tromper par les apparences que le capital développe devant lui comme un écran de fumée. Rappelons-nous que, certaines fois, l'un des dispositifs de la domination craque de l'intérieur au moment où on s'y attend le moins : là aussi, les modèles sont périmés, les « nôtres » comme ceux de l'ennemi. Car la bourgeoisie elle non plus n'a pas de modèle. Il y a belle lurette qu'elle a abandonné les idéaux, romantiques ou positivistes. Lorsqu'elle doit, comme en ce moment, renoncer au modèle de la croissance indéfinie, qui n'est que le manteau démagogique du pillage des hommes et des choses, elle n'a plus rien à proposer que des ragots hâtivement replâtrés. Elle ne peut pas dire où elle va, parce qu'elle ne le sait pas ellemême. Elle n'a plus finalement que le profit, à la fois son but et son moteur, absurdement, comme ferait une machine qui ne serait apte qu'à se reproduire elle-même. Si, n'ayant pas de modèle, elle avait un projet réel, ce serait sa force : mais il n'en est rien. Il n'y a pas de situation au sens strict, il n'y a que des processus. Hors de la manipulation idéologique, il n'y a pas de modèle, il n'y a que des projets. Ceux du capital sont de faux projets, et infiniment plus bornés, plus essoufflés, plus myopes que les nôtres, parce qu'ils sont limités au départ par les données intangibles du système. Notre projet à nous est indéfini : il n'a ni fin, ni définition. Gardons-le bien ainsi, hors de tout modèle. Ou, pour parler en termes intelligibles, c'est-àdire en termes de forces sociales, il faut que s'ouvrent au projet révolutionnaire les groupes sociaux qui lui sont, dit-on, fermés, sous la condition unique qu'ils soient victimes et non profiteurs du système. Il me semble qu'en ce sens un pas énorme a été accompli depuis que les écoliers, par exemple, ou les détenus, ou les homosexuels, ou les femmes, ont pris conscience que leur oppression était liée au capital et exigeait sa disparition. D'où, négativement, le caractère finalement terriblement conservateur de certains groupes gauchistes qui ont décidé une fois pour toutes que la libération ne viendrait par exemple que de la classe ouvrière, ce qui leur interdit de
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voir deux choses : d'une part ce qu'il peut y avoir de conservateur ou de réformiste dans cette classe ouvrière, selon les moments du processus social, et ce qu'il peut y avoir de subversif dans les luttes qui ne visent pas directement l'exploitation du travail. Car ces luttes font tomber des pans entiers de l'idéologie dominante, et par là elles favorisent la prise de conscience révolutionnaire de la classe ouvrière, très souvent imprégnée d'idéologie bourgeoise ou réformiste. Ce sont encore leurs modèles qui empêchent certains groupes gauchistes de comprendre cela, et d'élargir leurs propres combats. Encore un maléfice des modèles. Pour autant, je ne crois pas qu'il faille, comme tend à le faire Marcuse, se réfugier dans un marginalisme inconditionnel. Je veux dire que, si une force révolutionnaire peut parfaitement apparaître dans un groupe marginal, et même ne peut apparaître que là, du moins pour le moment, encore faut-il se demander si ce groupe marginal sera capable de faire entendre sa voix dans l'ensemble de la société. Si oui, la bataille est presque gagnée d'avance, et c'est peut-être ce qui fait la force irrépressible du mouvement de libération des femmes. D'abord, comme dit Charlie Hebdo, parce qu'« un Français sur deux est une Française » (encore la France coupée en deux...), mais aussi et surtout parce qu'en se libérant la femme libère aussi l'homme (le mec). Il faut insister, ici, ça me semble absolument nécessaire, parce que dans ce combat aussi, il y a des modèles, et peut-être le résumé, le raccourci de tous les modèles capitalistes : la domination. On est (on naît) femme comme on naît prolétaire, et l'image de la femme et de l'homme est viciée, jusque dans les fantasmes, par les rapports de production sous leur forme brute et initiale : l'exploitation. L'amour-propriété est peut-être ce que le capitalisme a imposé à la fois de plus universel à l'humanité, et de plus générateur de malheur. On ne peut même plus pleurer sur un amour perdu sans se demander si on pleure la personne, ou le pouvoir qu'englobait la relation à elle. L'Olympio moderne resublime à toute vitesse et dans n'importe quoi, l'Ophélie aussi ; sinon leur passion se dénonce elle-même aussitôt
forme de l'oppression
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comme une possession. Regardons l'emploi du verbe « avoir » ou de l'adjectif possessif dans le vocabulaire de l'amour. En somme, ce que je voulais dire c'est que nous sommes, pour la première fois peut-être de l'histoire, devant une révolution qui est fondamentalement dépourvue de modèle parce qu'elle n'a pas un autre type de pouvoir à substituer au pouvoir actuel. On retrouve ici un thème bien connu de la pensée de Marx, mais un thème auquel l'évolution de la société et la nouveauté de nos luttes viennent donner une signification inédite. Nous devons nous accoutumer mentalement et concrètement à cette situation « anarchétypale » ou anarchique, et pourchasser partout les modèles. Encore une fois, non pas pour des raisons intellectuelles ou affectives, mais bien parce que les modèles ne sont que l'une des formes de l'oppression du capital. Il en a développé et généralisé l'usage et la puissance dans la pseudo-rationalité qu'il oppose à l'action et à la pensée vivantes, c'est-à-dire révolutionnaires.
Table
Avertissement Avant-propos Faillites des modèles Le passé des modèles Prolifération des modèles
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La révolution sans modèle
La notion de révolution Se passer de tout modèle ? Comment penser le temps ? De Périclès à Lénine Révolutions avec et révolutions sans modèle . . . . L'histoire des hommes selon Augustin Où situer Machiavel ? Jean-Jacques Rousseau Contre l'anarchisme ? Le modèle c'est le pouvoir Sade, Fourier, Loyola et Barthes Les modèles s'usent vite De Schônberg à la pop' La pop' comme contre-utopie Peut-on penser contre le capital ? Images ou imagination ? Le problème du négatif La liquidation du passé Le passé se défend L'histoire nourrit l'histoire Le système a besoin des marginaux
18 22 26 30 34 36 42 46 50 54 58 62 66 68 70 72 74 76 82 86 88
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Table Jésus-Christ est énervant Pour et contre le négatif La pensée, c'est le bruit du pouvoir Faut-il liquider la philosophie ? Les modèles stratégiques Fidel Castro sans modèle ? Absence de modèle et calcul adéquat Modèles, organisation, partis Stratégie nouvelle et résidus de modèles Lénine sans modèle? L'embrouillamini des moyens et des fins La mort des modèles libère la pensée Faut-il combler les vides? De l'antimodèle à l'utopie L'utopie est aussi un modèle Les problèmes du « vagin baladeur » Utopie et contre-utopie L'anarchie comme ordre autre Du « vagin baladeur » derechef L'idiot du village L'impossible est-il possible ? Un chemin par les terrains vagues ? Refuser toute transcendance
90 94 96 98 102 108 110 114 116 118 120 124 128 130 132 134 138 140 142 146 148 150 154
Réflexions faites Le modèle jamais ne se dissout Il faut être franc-tireur A bas les philosophies de l'histoire Modèle et projet Pas de modèle, un projet ? Penser le négatif La « sensibilité gauchiste » Le modèle comme contre-révolution Les révolutions « avec modèle » Le modèle capitaliste s'effrite Le modèle, forme de l'oppression
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ARCHONTES Collection dirigée par L. Sala-Molins
1. La politique de l'imaginaire, par Dominique Guérin. 1974. La poésie est un univers fantastique où la réalité éclate. Plaidant en faveur du poète, D. Guérin fait de lui la force vive d'une humanité rebelle, et nous démontre que dans le monde d'absolu et de silence que sont nos sociétés, le poète demeure un libérateur. 2. Très brève relation sur la destruction des Indes, suivie de : Les trente propositions très juridiques, par Don Fray Bartolomé de Las Casas. [1552]. 1974. Préface de Silvio Zavala ; traduction de Julián Garavito. Cette édition offre aux lecteurs français deux textes fondamentaux de « l'avocat des Indiens ». Ni l'un ni l'autre n'étaient plus accessibles aux lecteurs de langue française. 3. Hugo et la politique du rire, par Jean Maurel, 1975. « L'homme qui rit » ou le dévoilement du sens politique de la grimace, de la cocasserie, de la « grosse blague ». Dans le discours politique, la gesticulation occulte le reste : mais le reste... n'est rien, dit Jean Maurel. 4. Lénine et la révolution culturelle, par Carmen ClaudinUrondo, 1974. L'auteur prouve, documents à l'appui, que Lénine n'envisagea pas de « révolutionner » la culture, moins encore la science. En ce domaine le but assigné à la révolution était, dans son esprit, de faire accéder les masses à la culture et à la science bourgeoises.
5. Petit dictionnaire de la désobéissance, par Luis Franco. 1975. Traduction de Marie-Thérèse Lagain ; présentation de José Luis Goyena. Ordonnées par mots clés, des réflexions, des phrases, des définitions de la femme, du droit, de l'art, de la violence, de l'ordre, du travail, etc. Par un écrivain anarchiste argentin qui a toujours refusé d'« entrer dans le circuit ». 6. La révolution sans modèle, par François Châtelet, Gilles Lapouge et Olivier Revault d'Allonnes. 1975. Châtelet (philosophe), Lapouge (journaliste) et Revault d'Allonnes (esthéticien) s'entretiennent de la viabilité d'une véritable mise en question de l'ordre actuel, de la civilation actuelle, qui ne partirait pas du concept (et des positions qu'il dévoile) le moins révolutionnaire qui soit : celui du modèle.
MOUTON - PARIS - LA HAYE
Imprimerie de Compiègne 58-60, rue de l'Oise 60200 Compiègne Dépôt légal 4» trimestre 1974