La source sans fin: La Bible chez Jean Chrysostome 9782503596983, 2503596983


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Table of contents :
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Jean-Noël Guinot. L’exégèse de Jean Chrysostome
Monique Alexandre. Exégèse et discours patristique sur la nature et le rôle des femmes : l’exemple de Jean Chrysostome
Pierre Molinié. Esclave du démon ou pauvre diable ? La figure de Caïn chez Jean Chrysostome
Guilhem Girard. La condamnation de la salpinx comme objet rituel chez Jean Chrysostome
Laurence Brottier. L’importance de l’Évangile de Luc dans l’oeuvre de Jean Chrysostome
Marie-Ève Geiger. « Capturer toute pensée » : l’épisode de Paul à Athènes selon Jean Chrysostome et Didyme l’Aveugle
Peter Montoro. « Invariablement byzantin » ? Le texte de l’Épître aux Romains dans le Sabaiticus 20 et la transformation textuelle de l’héritage exégétique de Jean Chrysostome
Jérôme Drouet. L’art du tissage scripturaire dans la prédication de Jean Chrysostome : l’exemple des homélies Peccata fratrum non evulganda et Non esse desperandum
Guillaume Bady. Le « calame d’or » : Jean Chrysostome écrivain selon le Pseudo-Georges d’Alexandrie
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La source sans fin: La Bible chez Jean Chrysostome
 9782503596983, 2503596983

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La source sans fin Cahiers de Biblindex IV

Cahiers de Biblia Patristica

Collection fondée par Pierre Maraval, dirigée par Rémi Gounelle Comité éditorial G. Aragione – G. Bady – A. Bastit-Kalinowska –F. Chapot – R. Gounelle – J. Joosten 1. Lectures anciennes de la Bible, Strasbourg, 1987. 2. Figures de l’Ancien Testament chez les Pères, 1989. 3. Figures du Nouveau Testament chez les Pères, 1991. 4. Le Psautier chez les Pères, 1994. 5. Le livre de Job chez les Pères, 1996. 6. Rois et reines de la Bible au miroir des Pères, 1999. 7. La résurrection chez les Pères, 2003. 8. J.-M. Prieur, La croix chez les Pères, 2006. 9. R. Gounelle et J.-M. Prieur, Le décalogue au miroir des Pères, 2008. 10. M. Cambe, Avenir solaire et angélique des justes. Le Psaume 19 (18) commenté par Clément d’ Alexandrie, 2009. 11. H. Agbenuti, Didyme d’ Alexandrie. Sens profond des Écritures et pneumatologie, 2011. 12. G. Aragione et R. Gounelle, « Soyez des changeurs avisés ». Controverses exégétiques dans la littérature apocryphe chrétienne, 2012. 13. M. G. Bilby, As the bandit will I confess you. Luke 23, 39-43 in Early Christian interpretation, 2013. 14. F. Vinel, Les visions de l’ Apocalypse. Héritage d’ un genre littéraire et interprétations dans la littérature chrétienne des premiers siècles, 2014. 15. S. Marculescu et L. Mellerin, Le Miel des Écritures, Cahiers de Biblindex I, 2015. 16. C. Mulard, La pensée symbolique de Romanos le Mélode, 2016. 17. M. Stavrou, J. Van Rossum, Écriture et tradition chez les Pères de l’Église, 2017. 18. L. Mellerin, Le livre scellé, Cahiers de Biblindex II, 2017. 19. R. Gounelle et J.-M. Vercruysse, La destruction de Sodome et de Gomorrhe (Gn 18-19) dans la littérature chrétienne des premiers siècles, 2019. 20. G. Aragione et B. Föllmi, Femmes de savoir et savoirs des femmes. Littérature et musique religieuses entre l’Antiquité tardive et le Moyen Âge, 2019. 21. R. Gounelle, La Bible dans les catéchèses des IVe-Ve siècles, 2020. 22. L. Mellerin, Le puits des eaux vives, Cahiers de Biblindex III, 2021. Publiés par le Centre d’ Analyse et de Documentation Patristiques (rattaché à l’ Équipe d’ Accueil 4378 « Théologie protestante »), les Cahiers de Biblia Patristica proposent des études sur l’ utilisation des textes bibliques dans la littérature chrétienne des premiers siècles. Ils accueillent des monographies ou des ensembles d’ articles sur un même texte ou thème biblique. Tous les volumes de cette collection sont évalués sur la base de critères académiques par le Comité de Rédaction, qui fonde son opinion sur des rapports rédigés par des critiques spécialistes dans le domaine. Le Comité de Rédaction garantit que l’appréciation est faite d’une manière indépendante et de façon à éviter les conflits d’intérêts.

Cahiers de Biblia Patristica 23

La source sans fin La Bible chez Jean Chrysostome Cahiers de Biblindex IV Sous la direction de

Guillaume Bady

F 2021

Guillaume Bady (CNRS, HiSoMA UMR 5189 - Institut des Sources Chrétiennes) a assuré la préparation de ce volume.

Couverture : Détail d’ un sarcophage du iiie siècle conservé au musée Ottoman de Constantinople (S. Reinach, Répertoire de Reliefs grecs et romains, t. 2, Paris, 1912, p. 170, 1 ; C. R. Morey, Sardis V, 1, Roman and Christian Sculpture, Princeton, 1924, p. 42, fig. 65). © 2021, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2021/0095/349 ISBN 978-2-503-59698-3 e-ISBN 978-2-503-59913-7 DOI 10.1484/M.CBP-EB.5.128032 ISSN 0982-3468 Printed in the E.U. on acid-free paper.

Avant-propos Prête attention à la lecture, à l’exhortation (1  Tm  4, 13). Car il est impossible, oui, impossible d’épuiser jamais le sens des Écritures  : c’est une source qui n’a pas de fin1.

Ce mot de Jean Chrysostome lui va à merveille. Cet Antiochien devenu évêque de Constantinople en 398 et mort en exil en 407 est connu pour avoir laissé le plus vaste corpus exégétique de toute la littérature grecque. La « bouche » des prophètes ou des apôtres, parlant par la « voix commune de l’Église », est en effet la « bouche même de Dieu2 » aux yeux de celui qui reçut lui-même après sa mort le surnom de « Bouche d’or ». Ses homélies et commentaires illustrent bien cette « interprétation infinie  » de la Bible – dont témoignent aussi d’autres auteurs anciens3  –, à double titre : d’une part, en combinant, d’une manière qui est propre à ce pasteur exégète, l’explication de la lecture biblique et l’exhortation morale, ils reflètent la démultiplication des Écritures à la fois dans l’esprit et dans la vie de chaque auditeur, de chaque lecteur ; d’autre part leur jaillissement à profusion semble se confondre avec celui de la source scripturaire qui les alimente4. « Source sans fin » – c’est aussi l’œuvre de Jean qui est ainsi qualifiée par Théodore Studite au tournant du viiie et du ixe siècle : 1 2 3 4

In Acta hom. 19, 5 (PG 60, 156.47-49) : Πρόσεχε τῇ ἀναγνώσει, τῇ παρακλήσει. Οὐ γὰρ ἔστιν, οὐκ ἔστιν ἐξαντληθῆναί ποτε τὸν νοῦν τῶν Γραφῶν· πηγή τίς ἐστιν οὐκ ἔχουσα πέρας. In Acta hom. 19, 5 (PG 60, 156.15.24). La célèbre formule de P.C. Bori, L’interprétation infinie. L’herméneutique chrétienne ancienne et ses transformations, trad. fr. F. Vial, Paris, 1991, est inspirée en premier lieu de la tradition patristique. Dans l’iconographie, Jean devient lui-même une « Source de la sagesse » : voir K. Krause, « Göttliches Wort aus goldenem Mund. Die Inspiration des Iohannes Chrysostomos in Bildern und Texten », dans R. Brändle et M. Wallraff (dir.), Chrysostomosbilder in 1600 Jahren. Facetten der Wirkungsgeschichte eines Kirchenvaters, Berlin - New York, 2008, p. 139-167, en particulier p. 139 et 150152.

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Guillaume Bady C’est une source incessante, une source de paroles toutes d’or que tu fais couler : tu arroses tout ce qui est sous le soleil, ô bienheureux5 !

À la même époque, Cosmas Vestitor développe l’image et semble suggérer que chacune des personnes qui l’écoute, rendue spirituellement féconde, devient à son tour une source : Telle est la source des paroles de Bouche d’or ; comme Moïse (cf. Ex 15, 22-27), contre l’amertume du diable elle fait couler la foi du Christ crucifié ; elle est un vase d’Élisée (cf. 2 R 4, 1-7 [ou plutôt d’Élie, 1 R 17, 12 ?]) pour les personnes sans enfants en vue de la connaissance ; elle est assaisonnée du sel apostolique (cf. Mc 9, 50 ; Lc 14,34 ; Col 4,6) et apprête avec prodigalité le salut utile à tous. D’elle le Seigneur dit  : J’ai guéri les auditeurs, assoiffés jusqu’à l’épuisement, de la source de Bouche d’or. Il n’y a pas en elle d’auditeur qui reste sans enfant6.

Les études sur les textes chrysostomiens ne sont en tout cas pas près d’épuiser leur sujet. Celles réunies dans ce volume ne sauraient, certes, avoir cette ambition. Certaines d’entre elles ont été exposées à l’ Institut des Sources Chrétiennes (Lyon) lors de séances du séminaire mensuel de recherche organisé depuis 2010 dans le cadre du projet Biblindex7. Issu des données de Biblia Patristica8, constituées par le Centre d’Analyse et de Documentation Patristiques de Strasbourg, cet index en ligne des citations et allusions bibliques repérées dans les textes chrétiens antiques et médiévaux

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Épigramme 72, 1 (P. Speck, Theodoros Studites. Jamben auf verschiedene Gegenstände [Supplementa Byzantina, 1], Berlin, 1968) : Πηγὴν ἄληκτον παγχρύσων λόγων βλύσας | ὅλην κατάρδεις τὴν ὑφήλιον, μάκαρ. Éloge de Jean Chrysostome 72, 1 (C.I. Dyobouniotes, « Κοσμᾶ Βεστίτωρος ἀνέκδοτον ἐγκώμιον εἰς Ἰωάννην τὸν Χρυσόστομον », Ἐπετηρὶς Ἑταιρείας Βυζαντινῶν Σπουδῶν 16 [1940], p.  154, l.  9-14)  : Τοιαύτη τοῦ Χρυσοστόμου τῶν λόγων ἡ πηγή, ἡ μωσαϊκῶς ἐκβλύζουσα κατὰ τῆς τοῦ διαβόλου πικρίας τοῦ ἐσταυρωμένου Χριστοῦ τὴν πίστιν, ἡ ἐλισαϊκὴ τῶν ἀτεκνούντων πρὸς ἐπίγνωσιν ὑδρία, ἡ τὸ ἀποστολικὸν ἅλας ἐναρτυθεῖσα καὶ τὴν κοινωφελῆ σωτηρίαν πλουσίως ἐπικιρνῶσα, περὶ ἧς ὁ Κύριος λέγει ἴαμαι τοὺς ἐξαντλητικοὺς ἀκροατὰς τῆς τοῦ Χρυσοστόμου πηγῆς. Οὐκ ἔστιν ἐν αὐτῇ λοιπὸν ἀτεκνούμενος ἀκροάμων. Biblindex est soutenu par le CNRS dans le cadre du laboratoire HiSoMA (Histoire et Sources des Mondes Antiques, UMR 5189), ainsi que par l’Association des Amis de Sources Chrétiennes, avec des financements de la Région Rhône-Alpes (2006-2010) puis de l’ Agence Nationale de la Recherche (2011-2015) et de la Bibliothèque Scientifique Numérique (2015-2016, BSN 5) . Comprenant celles des 8 volumes parus : Biblia Patristica, t. 1. Des origines à Clément d’Alexandrie et à Tertullien, Paris, 1975 ; 2. Le troisième siècle (Origène excepté), 1977 ; 3. Origène, 1980 ; 4. Eusèbe de Césarée, Cyrille de Jérusalem, Épiphane de Salamine, 1987 ; 5. Basile de Césarée, Grégoire de Nazianze, Grégoire de Nysse, Amphiloque d’Iconium, 1991 ; 6. Hilaire de Poitiers, Ambroise de Milan, Ambrosiaster, 1995 ; 7. Didyme d’Alexandrie, 2000 ; Supplément, Philon d’Alexandrie, 1982.

Avant-propos

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comporte quelque 38000 références pour le seul Chrysostome9. La matière est donc immense. Pour l’aborder, les contributions qui suivent, dues à des auteurs de générations différentes, épousent divers points de vue et proposent, avec quelques éléments d’ordre général ou transversal, un parcours suivant globalement l’ordre des livres bibliques. Jean Chrysostome est-il bien un exégète ? Par cette question, opportunément provocatrice, sur celui qui était peut-être d’abord un pasteur, Jean-Noël Guinot ouvre la voie10. Il s’interroge dès lors sur la spécificité du prédicateur par rapport aux autres représentants de « l’école d’Antioche », avec une attention particulière à la terminologie. Il développe ainsi une synthèse – rare en la matière11 – allant de la description du corpus à la méthode exégétique. Suit une autre contribution magistrale, publiée ici également en guise d’hommage à Monique Alexandre12, à qui l’on doit en particulier de nombreuses recherches sur les femmes dans l’Antiquité et sur Jean Chrysostome, et qui en a inspiré beaucoup d’autres sur cet auteur. Elle livre ici une analyse du discours de l’Antiochien sur la nature et le rôle des femmes dans son exégèse de la Genèse et de versets pauliniens. Dans ce discours, la soumission féminine est conçue y compris dans la domination commune à l’homme et la femme sur la création, avec une reprise, parfois nuancée, des motifs rebattus – filles d’Ève, femmes fatales, faiblesse du sexe… – et une légitimation de l’exclusion des fonctions d’autorité et d’enseignement. Le rôle spirituel des femmes mariées, des veuves, des vierges, des martyres se voit reconnu dans le sens d’une libération tout intérieure ou d’une grâce surnaturelle. L’exégète se révèle donc un bon exemple d’une tradition patristique que, sans en partager tous les excès, il illustre par des « paroles moyennes ». Loin d’être un exercice marginal, ou un passe-temps de lettré confiné, l’exégèse se révèle plus que jamais comme le lieu où s’exprime, se vérifie ou s’élabore la norme, reflétant ou conformant directement les mentalités et les pratiques. 9

Voir mon article, « Le miel des Écritures  : la fréquence des références bibliques chez Jean Chrysostome et les trois Cappadociens », dans S. Badilita et L. Mellerin (éd.), Le miel des Écritures (CBP 15 / Cahiers de Biblindex, 1), Turnhout, 2015, p. 149-178. 10 Sa contribution prend ici pour point de départ sa communication prononcée à l’Augustinianum, à Rome, le 8 novembre 2007, pour le 1600e anniversaire de la mort de Chrysostome. 11 Voir aussi, de manière assez différente, Ch. Kannengiesser (dir.), A Handbook of Patristic Exegesis. The Bible in Ancient Christianity, vol. II, Leyde - Boston, 2004, p.  769-771 et 783-798 ; et, en guise d’initiation, J.  Marsaux (dir.), Jean Chrysostome, lecteur de l’Écriture (Suppléments Cahiers Évangile, 188), juin 2019. 12 Présentée initialement le 1er octobre 1992 au Colloque international du Bischenberg (France), Women in Christian Tradition, et restée inédite, cette contribution a elle aussi été en partie « remise sur le métier » pour la présente publication.

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Guillaume Bady

Pierre Molinié s’interroge quant à lui sur la figure de Caïn, « esclave du démon ou pauvre diable », et souligne à son sujet les nuances ou les contrastes apparaissant chez l’Antiochien selon trois modes d’exégèses : entre le pécheur manquant de discernement, jouet du diable ou objet de la pédagogie divine, tel qu’il apparaît dans le commentaire continu de Gn 4 (en l’occurrence les homélies 18 à 20 Sur la Genèse), le meurtrier et l’envieux à mettre aux rang de tous les adversaires de Dieu, tel qu’il est évoqué dans l’explication d’un autre verset biblique (pour une utilisation exégétique) et, enfin, d’après les emplois relevant d’une utilisation pastorale, l’incarnation de la mauvaise conscience qui assaille tout pécheur et le fait trembler pitoyablement. Touchant à un sujet – la musique – encore peu exploré chez l’Antiochien, les trompettes de Jéricho (Josué 6) aussi bien que celles du rituel juif sont examinées par Guilhem Girard dans la condamnation que Jean Chrysostome prononce contre la salpinx, quelles que soient les réalités que le mot recouvre. Instrument guerrier chez les Grecs, le prédicateur assimile à leur idolâtrie son emploi juif. Figure ancienne de la voix de Dieu et de sa puissance, la salpinx est pour lui un instrument dépassé qu’il s’agit pour les chrétiens – les apôtres, les prêtres et tous les baptisés – de convertir en parole spirituelle. Avec Laurence Brottier, nous passons au Nouveau Testament et à l’une questions les plus suggestives pour les lecteurs de Chrysostome et de ses homélies sur Matthieu et sur Jean  : alors qu’il n’a pas laissé de commentaire sur Luc, quelles interprétations de cet évangile recèlent ses œuvres ? Avec un point de vue peut-être plus personnel que dans les autres contributions, la réponse ici se concentre sur trois épisodes propres à Luc : le mauvais riche et le pauvre Lazare (Lc 16, 19-31), le pharisien et le publicain (Lc 18, 9-14), la conversion du bon larron (Lc 23, 39-43). Les citant fréquemment, l’exégète y livre un enseignement spirituel auquel s’attache principalement l’analyse, avec une attention particulière au jeu des regards. Marie-Ève Geiger, pour sa part, met en lumière une exégèse insolite chez Jean Chrysostome, dans la première homélie In principium Actorum, celle de l’épisode de Paul à Athènes (Ac 17, 15-34) : ce dernier se voit réécrit dans un but apologétique, pour lequel l’inscription de l’autel « À un dieu inconnu » rejoint aussi parfois chez l’apologète l’étoile des mages comme argument de persuasion. Une allusion permet de mettre au jour une convergence avec Origène – peut-être à partir d’un « fonds » commun – et avec Didyme l’Aveugle – dans une relation plus directe. Une piste intéressante est ainsi ouverte sur les rapports de l’Antiochien avec les Alexandrins. Pour ce qui concerne la critique textuelle de la Bible, abordée par Peter Montoro13, Chrysostome est dans une situation paradoxale : alors que par ses citations bibliques, il offre un matériau d’une ampleur sans équivalent, il n’est exploité que superficiellement, sur le témoignage de manuscrits où les 13 Contribution traduite de l’anglais américain par Élise Fandos et Guillaume Bady.

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Avant-propos

leçons scripturaires ont souvent été harmonisées d’après la koinē (« vulgate ») byzantine. D’où ce qualificatif, « invariablement byzantin », appliqué au texte biblique de l’Antiochien. Or l’examen précis de quelque 150 variantes du texte de l’Épître aux Romains dans un codex du ixe siècle, le Sabaiticus 20, réserve assez de surprises pour remettre en question ces fausses certitudes : à l’évidence, l’enquête appelle des investigations systématiques sur l’ensemble des œuvres chrysostomiennes. Touchant divers corpus bibliques, Ancien et Nouveau Testaments réunis, Jérôme Drouet brosse un portrait du prédicateur en tisserand, et entreprend de démêler son « art du tissage scripturaire » dans les homélies Peccata fratrum non evulganda et Non esse desperandum. Il file la métaphore en plusieurs motifs : les citations en « surimpression » ou en « contrepoint » (Isaac, modèle d’orant, l’humble prière du publicain ou celle, inopportune, de Rachel), la couture de deux citations (Ep  3, 20-21 et Mt  5, 44) faisant ressortir le « fil d’or des Écritures, ‘patron’ du propos homilétique », l’inventivité de l’orateur pour « tresser les références bibliques » de plusieurs figures typologiques (matriarches, femmes stériles et devenues mères, Sarah, ou encore Jonas), sa broderie des éthopées de l’ange Gabriel et son retissage « en miniature » de la parabole du débiteur impitoyable. Le « texte » chrysostomien, même issu d’une prédication orale, n’aura jamais autant paru comme un « tissu » spirituel et littéraire. En guise de conclusion, je propose d’interroger l’image que nous nous faisons du Chrysostome écrivain, à travers un examen critique de la biographie mise sous le nom de Georges d’Alexandrie, afin de mettre en évidence, non pas seulement une « bouche d’or », mais un « calame d’or ». À l’évidence, tout en restant au plus près de la parole scripturaire, l’Antiochien est d’autant moins un adepte d’un littéralisme de type fondamentaliste que pour lui l’essentiel est spirituel. La source étant « sans fin » pour qui la cherche sans cesse, il n’hésite pas à dire et à écrire14 : Ne me cite pas simplement la parole évangélique : interprète-la aussi.

Guillaume Bady

14 Μὴ τοίνυν ἁπλῶς μοι πρόφερε τὴν ῥῆσιν τὴν εὐαγγελικήν, ἀλλὰ καὶ ἑρμήνευσον αὐτήν : Homélie sur : « Le Fils ne fait rien de lui-même », 2, d’après le manuscrit Stavronikita 6 (cf. PG 56, 249.37-38).

Abréviations BHG CBP CCSG CCSL CSCO CPG CUF EAA GCS LXX PG PL SC TOB TU

Bibliotheca Hagiographica Graeca Cahiers de Biblia Patristica Corpus Christianorum, Series Graeca Corpus Christianorum, Series Latina Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium M. Geerard et alii, Clavis Patrum Graecorum, 5 volumes et un Supplementum, Turnhout, 1974-2018. Collection des Universités de France Études Augustiniennes, série Antiquité Die Griechischen Christlichen Schriftsteller Bible grecque des Septante Patrologiae cursus completus, Series Graeca Patrologiae cursus completus, Series Latina Sources Chrétiennes Traduction Œcuménique de la Bible, Paris - Villiers-le-Bel 2010. Texte und Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichen Literatur, Leipzig, puis Berlin, 1882-

Les abréviations des livres bibliques sont reprises de la TOB,  ; les Psaumes sont mentionnés avec la numérotation du texte massorétique suivie de celle de la Septante (entre parenthèses)1. Pour les œuvres de Jean Chrysostome, les titres (en latin, ou en français quand une traduction moderne existe) sont le plus souvent abrégés, par 1

Les Expositiones in Psalmos de Chrysostome sont quant à elles mentionnées avec le numéro du psaume dans la Septante.

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Abréviations

exemple Expos. in Ps. pour Expositio in Psalmum, In Matth. pour In Matthaeum, In Ioh. pour In Iohannem, In Ep. I ad Cor. pour In Epistulam primam ad Corinthios, In Ep. ad Gal. comm. pour In Epistulam ad Galatas commentarius. Le chiffre après la virgule est celui du paragraphe : par exemple Expos. in Ps. 115, 1 désigne le paragraphe 1 de l’Expositio in Psalmum 115 et In Gen. hom. 16, 1 le 1er paragraphe de la 16e des Homélies sur la Genèse. Quand une référence est faite à la PG, le numéro de tome est suivi après une virgule de celui de la colonne, avec précision éventuelle, après un point, de numéro de la ou des lignes, par exemple PG 56, 249.37-38. Quant aux références à la Clavis Patrum Graecorum, elles sont données systématiquement dans l’index des textes et auteurs anciens.

Jean-Noël Guinot CNRS, HiSoMA (SouRCeS CHRétieNNeS), LyoN

L’exégèse de Jean Chrysostome De tous les exégètes de la mouvance antiochienne, Jean Chrysostome est sans conteste le plus connu. Son talent de prédicateur – il lui valut le surnom de « Bouche d’or » –, son activité pastorale, de prêtre à Antioche comme guide de la communauté orthodoxe, puis d’évêque à Constantinople, la fin dramatique de sa carrière ecclésiastique et sa mort en exil, enfin sa réputation de sainteté, très tôt acquise, ont fait reconnaître en lui l’une des « lumières » de l’Orient. Cela explique que son œuvre, malgré son ampleur, ait été abondamment recopiée, diffusée et transmise, bien au-delà du monde hellénophone. À la différence d’autres Antiochiens, dont certains ont pu être ses maîtres ou ses condisciples, Jean Chrysostome n’a pas eu à subir de damnatio memoriae entraînant la perte ou la mutilation de ses écrits. Bien au contraire, sa notoriété fut telle que de nombreuses homélies d’autres auteurs furent mises sous son nom pour en assurer la diffusion. Ces homélies apocryphes témoignent, elles aussi, de la reconnaissance accordée au prédicateur avec qui leurs auteurs tentent de rivaliser. La familiarité qu’ils ont acquise avec ses écrits, son style et des thèmes récurrents de sa prédication est telle parfois que l’imitation du modèle en devient chez eux naturelle et qu’ils pourraient donner le change. L’étude proposée ici de l’exégèse de Chrysostome ne concerne que ses écrits authentiques, sans pour autant viser aucunement à l’exhaustivité. Elle se limite à mettre en évidence un ensemble de traits caractéristiques de sa méthode exégétique, et à situer celle-ci par rapport à la pratique de Diodore de Tarse et de Théodore de Mopsueste, ses contemporains. Quelques mises en perspective avec l’interprétation de Théodoret permettront d’entrevoir, au-delà de similitudes évidentes entre ces exégètes, des différences d’accent parfois importantes. 10.1484/M.CBP-EB.5.128131

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Jean-Noël Guinot

Après avoir délimité le corpus de textes pris en compte dans cette étude – en laissant de côté les questions relatives à la datation, au lieu de prédication, à la constitution de séries cohérentes d’homélies –, nous chercherons à préciser brièvement le regard que porte l’exégète sur son texte biblique. Ensuite l’examen de sa terminologie exégétique nous conduira tout naturellement à définir les axes principaux de son interprétation. Nous verrons que celui qu’on considère seulement, encore trop souvent, comme un modèle d’éloquence sacrée et un moraliste1, mérite de voir pleinement reconnu aussi son rôle de « théoricien » au sein de ce qu’il est convenu d’appeler l’« école » exégétique d’Antioche.

I. Le corpus exégétique chrysostomien Les homélies Il est à peine besoin de souligner l’ampleur du corpus exégétique chrysostomien. Seul peut lui être comparé, au siècle qui le précède, celui d’Origène, lui aussi commentateur infatigable de l’Écriture et prédicateur de renom2. Même si, la recherche progressant, Chrysostome s’est vu retirer la paternité 1

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Il serait réducteur de faire de Jean Chrysostome un moraliste au sens étroit du mot, d’oublier chez lui le théologien et plus encore le pasteur dont l’exégèse, les exhortations et les remontrances parfois vigoureuses procèdent de la perspective sotériologique dans laquelle il se place ; voir A.-M. Malingrey, « Saint Jean Chrysostome moraliste  ? », dans M. Soetard (dir.), Valeurs dans le stoïcisme. Du Portique à nos jours. Mélanges en l’honneur de M. le Doyen Spanneut, Lille, 1993, p. 171-179 ; ead., « Un théologien prédicateur », Connaissance des Pères de l’Église 43 (1991), p. 8-10 ; C. Broc-Schmezer, « Théologie et philosohie en prédication : le cas de Jean Chrysostome », Revue des sciences philosophiques et théologiques 97 (2013), p. 187-212. Malheureusement la plus grande partie de l’œuvre exégétique d’Origène est aujourd’hui perdue dans l’original grec ; à l’exception de fragments grecs transmis par les chaînes ou par la Philocalie, d’une partie de ses Commentaires sur Jean et sur Matthieu, et de ses Homélies sur Samuel, tout ce qui nous en reste n’a survécu que grâce aux traductions latines faites par S.  Jérôme et par Rufin d’Aquilée. Il en allait de même de ses Homélies sur les Psaumes, dont seulement neuf étaient connues dans la traduction latine de Rufin (cf. Homélies sur les Psaumes 36 à 38, SC  411), jusqu’à la découverte récente de vingt-neuf homélies dans l’original grec, dans un manuscrit de la bibliothèque de Munich (Monacensis graecus 314), qui vient renouveler profondément la connaissance de la prédication d’Origène sur le Psautier. Voir l’éd. de L. Perrone, M. Molin Pradel, E. Prinzivalli et A. Cacciari, Die neuen Psalmenhomilien, Eine kritische Edition des Codex Monacensis Graecus 314 (Origenes Werke, XIII ; GCS, NF, 19), Berlin, 2015, ainsi que Origene. Omelie sui Salmi. Codex Monacensis Graecus 314, introduzione, testo critico riveduto, traduzione e note a cura di L. Perrone, vol. I-II (Opere di Origene, IX/3a-3b), Rome, 2020-2021.

L’exégèse de Jean Chrysostome

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d’un grand nombre d’homélies jugées inauthentiques et que l’authenticité d’autres homélies est douteuse à des degrés divers, la masse des homélies tenues pour authentiquement chrysostomiennes demeure impressionnante. Dans cette production, les homélies sur le Nouveau Testament, sur les évangiles de Matthieu (90 homélies) et de Jean (88 homélies), sur les Actes (55 homélies) et sur l’ensemble du corpus paulinien (244 homélies)3, sont de loin les plus nombreuses, puisqu’on en compte près de 500. Les homélies sur l’Ancien Testament viennent loin derrière avec un total d’environ 150 homélies, à condition de tenir pour telles les explications de Chrysostome sur 58 Psaumes4, l’ensemble le plus important étant représenté par les Homélies sur la Genèse (67) et les Sermons (8)5, auquel il faut ajouter cinq, sinon six Homélies sur Ozias6. Qui nous dit pourtant que c’est là toute la production homilétique de Chrysostome ? On voit du même coup l’ampleur du travail auquel se trouvent confrontés les éditeurs de ces textes, car à la longueur de l’œuvre s’ajoutent le grand nombre des manuscrits et, dans bien des cas, la présence de traditions autres que les traditions grecques. Sans parler du défi éditorial que poserait aujourd’hui aux maisons d’édition la publication de l’intégralité de ce corpus ! Seule peut-être la création d’un Institut d’Études chrysostomiennes, à l’image de l’Institut d’Études Augustiniennes à Paris, pourrait le relever. Les commentaires Bien que les homélies représentent de loin la part la plus importante de son activité exégétique, Chrysostome est aussi l’auteur de commentaires. Leur nombre est nettement plus limité. Là encore, dans certains cas, se pose la question de l’authenticité, et celle de la nature exacte de l’ouvrage : s’agitil d’homélies récrites sous la forme d’un commentaire suivi ou d’un travail préparatoire en vue de la prédication ? Ainsi en va-t-il du Commentaire sur Isaïe7, dont seule l’explication des chapitres d’Isaïe 1 – 8,10 nous est parvenue en tradition grecque, mais que ferait connaître dans son intégralité une traduction arménienne publiée par les Mékhitaristes de Venise en 1880 (à partir d’un manuscrit du xiie siècle, en partie mutilé), suivie sept ans plus tard de la version latine du texte arménien8. 3 4 5 6 7 8

Cf. respectivement, PG 57-58 ; 59 ; 60 ; 60-63. Cf. PG 55. Cf. respectivement, PG  53-54, 581 et PG  54, 581-620  ; pour les Sermons, voir L. Brottier, Jean Chrysostome, Sermons sur la Genèse, SC 433, Paris, 1998. Éd. J. Dumortier, Jean Chrysostome, Homélies sur Ozias, SC 277, Paris, 1981. Cf. CPG 4416. L’édition du texte arménien (Mekitharistae, Versio armenica in Is. 8-64, Venise, 1880) comportait une lacune initiale (Préface et chapitres 1-2, 2), comblée par J. Auetisean, [« The newly discovered part of the Armenian version of St. John

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Défendue avec force par L. Dieu9, l’authenticité de ce commentaire arménien est pourtant loin d’être acquise. J. Dumortier est revenu à plusieurs reprises sur le sujet, non sans variations. Il émit tout d’abord des doutes sérieux sur l’authenticité du commentaire arménien  : pour l’admettre, il faudrait admettre aussi, écrivait-il, que le traducteur arménien du ve siècle eût été capable de déchiffrer les signes tachygraphiques qui avaient servi à noter le commentaire oral de Chrysostome après Is 8,10, ce que n’aurait pas su faire le scribe grec, ou bien qu’il ait pu disposer d’un autre manuscrit grec10. Par la suite, il semble avoir été plutôt favorable à l’authenticité, en invoquant le parallèle fourni par les commentaires homilétiques de l’Épître aux Hébreux, un ouvrage posthume de Chrysostome, transcrit lui aussi à partir d’une notation sténographique, mais cette fois en caractères grecs11. C’est la position qu’il maintient dans l’introduction à l’édition qu’il a donnée, dans « Sources Chrétiennes », de la partie grecque du commentaire, tout en soulignant que le commentaire arménien, à partir d’Is 8, 11, ne peut pas être considéré ad litteram comme étant de la main de Chrysostome, puisqu’il n’a pas été relu ni corrigé par lui après transcription des signes tachygraphiques en caractères grecs12. Mais ce n’est pas tout  : la nature même du commentaire conservé en grec a été appréciée diversement. J. Quasten incline à penser qu’il ne serait « probablement qu’un extrait des homélies de Chrysostome –  les Homélies Chrysostom’s Commentary on Isaiah »], Sion 9 (1935), p. 21-24 [en arménien] ; traduction latine par A. Tiroyan, In Isaiam prophetam interpretatio S. Joannis Chrysostomi nunc primum ex armenio in latinum sermonem… translata, Venise, 1887 ; cf. E. Bonfiglio, « The Armenian Translations of John Chrysostom: the Issue of Selection », dans M. Toca et D. Batovici (éd.), Caught in Translation: Studies on Versions of Late-Antique Christian Literature (Texts and Studies in Eastern Christianity, 17), Leyde, 2020, p. 35-63. 9 L. Dieu, « Le Commentaire arménien de saint Jean Chrysostome sur Isaïe est-il authentique ? », Revue d’histoire ecclésiastique 17 (1921), p. 7-30. 10 J.  Dumortier, « Une énigme chrysostomienne, le Commentaire inachevé d’Isaïe », Mélanges de science religieuse 34 (1977), p. 43-47. 11 J. Dumortier, « La version arménienne du Commentaire sur Isaïe de Jean Chrysostome », Studia Patristica 17/3 (1982), p. 1159-1162 : si l’auteur reconnaît qu’« on ne peut pas parler d’authenticité absolue », puisqu’il faut admettre l’intervention d’un rédacteur autre que Chrysostome à partir de notes, il conclut qu’« on aurait tort cependant de considérer ces œuvres comme des spuria », puisqu’elle transmettent « l’écho de l’interprétation verbale de Chrysostome ». J. Dumortier défend cette même position dans son article, « À propos du commentaire sur Isaïe de saint Jean Chrysostome », Revue des études grecques 95 (1982), p. 174-177 (« certitude que la version arménienne est d’une certaine manière authentique »). 12 Cf. J.  Dumortier, dans Jean Chrysostome, Commentaire sur Isaïe, SC  304, Paris, 1983, Introduction, p.  11-14. Voir, en faveur de l’authenticité, l'étude de N. Smelova, « St John Chrysostom’s Exegesis on the Prophet Isaiah: The Oriental Translations and their Manuscripts », Studia Patristica 67 (2013), p. 295-309.

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sur Ozias (SC  277)  –, dépouillées par le compilateur de leurs ornements oratoires », comme il le pense aussi, mais peut-être avec plus de raison, de son Commentaire sur Galates13, alors que J. Dumortier y voit plutôt « un travail préparatoire à la prédication pastorale14 », un avis que nous partagerions volontiers. Pareillement, qu’en est-il du Commentaire sur Job, publié par H. Sorlin dans « Sources Chrétiennes15 » et de sa paternité chrysostomienne ? De l’aveu même de son éditeur « cette authenticité n’est pas évidente », au moins « à première vue16 » ; il s’efforce pourtant de répondre à chacune des objections que l’on peut avancer contre elle, moins à partir de la critique externe que de la critique interne, dont on connaît les limites en ce domaine. Au terme de son analyse, et avec de bonnes raisons, semble-t-il, Sorlin conclut : Si l’on ajoute que le style et le vocabulaire portent la marque de Chrysostome, on comprendra qu’on puisse être légitimement convaincu de la paternité chrysostomienne de ce commentaire sur Job17.

Si la paternité de ce commentaire appartient bien à Chrysostome, il faut alors reconnaître qu’il ne partage pas à l’égard du livre de Job la mésestime où le tiennent Diodore18 et surtout Théodore19. Guillaume Bady, avec le Commentaire sur les Proverbes20, dont il prépare l’édition pour « Sources Chrétiennes », en même temps que celle d’un Commentaire sur l’Ecclésiaste, possiblement lui aussi « chrysostomien », s’est trouvé 13 J. Quasten, Initiation aux Pères de l’Église, t. III (trad. française par J. Laporte), Paris, 1963, p. 611 et 626. 14 SC 304, p. 11. 15 Éd. H. Sorlin et L. Neyrand, Jean Chrysostome, Commentaire sur Job, SC 346 et 348, Paris, 1988. 16 SC 346, p. 33. 17 SC 346, p. 69. 18 Sur la question, voir L. Mariès, Études préliminaires à l’édition de Diodore de Tarse sur les Psaumes  : la tradition manuscrite, deux manuscrits nouveaux, le caractère diodorien du commentaire (Collection d’études anciennes), Paris, 1933, p. 129-130. 19 Cf. L. Pirot, L’œuvre exégétique de Théodore de Mopsueste, Rome, 1913, p. 131134 ; R. Devreesse, Essai sur Théodore de Mopsueste (Studi e testi, 141), Cité du Vatican, 1948, p. 33-35, se montre moins sévère : si Théodore a fait des « coupures hardies » dans le livre de Job, probablement ce qui lui paraissait relever de la mythologie, rien ne permet d’affirmer, « comme on l’a fait quelquefois, qu’il a rejeté tout le livre de Job ». Sur la position de Théodoret à l’égard du Livre de Job, voir notre article « Regard sur l’utilisation du Livre de Job dans l’œuvre de Théodoret de Cyr », dans Le Livre de Job chez les Pères (CBP 5), Strasbourg, 1996, p. 111-140. 20 G. Bady, Le Commentaire inédit sur les Proverbes attribué à Jean Chrysostome. Introduction, édition critique et traduction, thèse, Université Lumière – Lyon 2, 2003.

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à son tour confronté – après M. Richard – à des problèmes de même nature. Lui aussi, avec méthode et prudence, apporte des arguments forts en faveur de l’authenticité chrysostomienne de ce commentaire, même si la concision, et parfois le laconisme de l’auteur, comme la rudesse de son style, semblent à première vue surprenants, et contredire l’image plus habituellement reçue d’un Chrysostome à l’éloquence abondante et au style soigné21. La présence de fragments sur Jérémie ou Daniel attribués à Chrysostome dans les chaînes exégétiques22 ne signifie pas nécessairement que notre auteur ait expliqué ces textes sous forme de commentaires suivis ou d’homélies  : il pourrait s’agir d’extraits empruntés à d’autres écrits. C’est là encore un domaine d’investigation étendu et complexe qui reste en grande partie à défricher. De même, malgré le témoignage de la Souda, selon lequel Chrysostome aurait composé des commentaires homilétiques sur les quatre Évangiles23, les nombreux fragments qui lui sont attribués, dans la Chaîne sur Luc de Nicétas24, ne suffisent pas à prouver qu’il aurait un jour donné une interprétation, sous quelque forme que ce soit, de l’évangile de Luc ou, à plus forte raison, de celui de Marc. Cela nous ramène au Psautier. Jean Chrysostome en a-t-il donné, et sous quelle forme, une interprétation complète, comme l’ont fait avant lui Diodore de Tarse et Théodore de Mopsueste, et après eux Théodoret de Cyr ? B. de Montfaucon et d’autres à sa suite le pensaient25, se refusant sans doute à admettre que Chrysostome ait fait un choix – sur quels critères ? – parmi les psaumes à commenter et n’ait retenu que 58 psaumes sur 150. Est-ce aussi pour cela qu’ont été attribuées à Chrysostome un grand nombre d’homélies apocryphes sur le Psautier  ? La question toutefois reste ouverte, car une explication par Chrysostome des psaumes 104 (103) à 107 (106), dont il ne subsiste actuellement que des fragments dans les chaînes, était connue de Sévère d’Antioche26. 21 Voir dans G. Bady, Le Commentaire inédit sur les Proverbes…., op. cit., le chapitre consacré à l’étude du genre littéraire, de la langue et du style de ce commentaire, p. 76-95, 88-89. Voir aussi infra son article « Le ‘calame d’or’ : Jean Chrysostome écrivain selon le Pseudo-Georges d’Alexandrie », p. 231-232 et 237-238. 22 Cf. CPG 4447-4448. 23 Voir J. Quasten, Initiation…, op. cit., III, p. 612. 24 Cf. Ch. Th. Krikonis [Κρικώνις], Συναγωγὴ Πατέρων εἰς τὸν κατὰ Λουκᾶν Εὐαγγέλιον ὑπὸ Νικήτα Ἡρακλείας (κατὰ τὸν κώδικα Ἰϐήρων 371) (Βυζαντινὰ κείμενα καὶ μελέται, 9), Thessalonique, 1973. 25 Cf. J.  Quasten, Initiation…, op. cit., III, p.  610  ; Ch.  Baur, « Der ursprüngliche Umfang des Kommentars des hl. Joh. Chrysostomus zu den Psalmen », dans Χρυσοστομικά. Studi e ricerche intorno a s. Giovanni Crisostomo, a cura del comitato per il XV° centenario della sua morte, 407-1907, t. I, Rome, 1908, p. 235-242. 26 Voir A.-M.  Malingrey, « Fragments du commentaire de Jean Chrysostome sur les psaumes 103 à 106 », dans J. Dummer, J. Irmscher, F. Paschke, K. Treu (éd.), Texte und Textkritik. Ein Aufsatzsammlung (TU  133), Berlin, 1987, p.  351-378  ; G.M. Vian, « Un’antologia esegetica bizantina sui Salmi con inediti di Atanasio e

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Les citations scripturaires en dehors des homélies et des commentaires Pour prendre une vue complète de l’œuvre exégétique de Jean Chrysostome, il faudrait enfin tenir compte de l’utilisation qu’il fait de l’Écriture dans ses écrits dont la destination première n’est pas le commentaire du texte (panégyriques, homélies sur les martyrs, catéchèses, traités moraux et doctrinaux). Il y aurait sans aucun doute des enseignements à tirer de la manière dont il cite l’Écriture et du rôle que jouent ces citations dans l’économie de chaque traité. Il ne s’agirait pas seulement, en effet, de s’intéresser à la forme du texte biblique cité, mais encore au choix des citations en fonction d’un objectif déterminé, à la mise en perspective du contexte scripturaire d’où la citation est extraite et de celui dans lequel elle est introduite, à son caractère d’exemplum ou d’argument d’autorité, voire au rôle que peuvent jouer, dans certains cas, les citations ou références scripturaires pour structurer l’argumentation ou même un traité tout entier27. Ce champ de recherche, par son étendue et sa complexité, n’est sans doute pas le plus urgent à explorer, étant donnée l’ampleur de l’œuvre exégétique représentée par les commentaires et les homélies, mais on ne peut l’ignorer ou le négliger totalement, si l’on veut prendre une vue complète de l’activité de Jean Chrysostome comme exégète.

II. Jean Chrysostome exégète ? Une question préliminaire mérite d’être posée, non par désir de provocation, mais parce qu’elle n’est peut-être pas dénuée d’intérêt méthodologique ni sans rapport avec les études consacrées aujourd’hui aux différents représentants de la dite école d’Antioche : Jean Chrysostome est-il un exégète ? Du moins l’est-il au sens où on le dit de Diodore de Tarse ou de Théodore de Mopsueste, voire de Théodoret  ? Ou encore, pour le dire autrement, est-il d’abord un exégète ? La question, selon un tour qu’affectionne Chrysostome lui-même, pourrait n’être que rhétorique, tant il est évident que son exégèse est d’abord celle d’un pasteur, désireux d’« ouvrir les Écritures » à la communauté de Giovanni Crisostomo », Annali di storia dell’esegesi 6 (1989) p. 125-149 ; G.M. Vian, « Ancora sull’antologia esegetica ai Salmi del Laudiano greco  42 », Annali di storia dell’esegesi 8 (1991), p. 589-597 ; S.J. Voicu, « Crisostomo, In Psalmum 104 (CPG 4413.4) : una citazione dimenticata », Augustinianum 40 (2000), p. 59-63. 27 Voir, par ex., notre article, « Les exempla bibliques dans l’Ad Stagirium de Jean Chrysostome. Proposition d’une clef de lecture », dans Giovanni Crisostomo  : Oriente e Occidente tra IV e V secolo. XXXIII Incontro di studiosi dell’antichità cristiana, Roma, 6-8 maggio 2004 (Studia ephemeridis Augustinianum,  93), Rome, 2005, p. 163-183. Voir aussi G. Bady, « La Bible dans les Catéchèses de Jean Chrysostome », dans R. Gounelle (éd.), La Bible dans les catéchèses des IVe et Ve siècles (CBP 21), Turnhout, 2020, p. 91-121.

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fidèles dont il a la charge, en les invitant à ouvrir au sens propre les livres de la Bible, à en connaître au moins les noms et le nombre, à lire ou relire les textes entendus à l’église et à en pénétrer le sens28. Il voudrait leur en faire connaître et mesurer la richesse pour leur vie de foi, leur vie spirituelle – prière, fréquentation des sacrements, vie liturgique –, mais tout autant, et de manière souvent très concrète, pour leur vie familiale et sociale. C’est cette exégèse de pasteur, qui use pour convaincre, et avec quel talent, de toutes les ressources de la rhétorique, qui lui valut son surnom. De ce pasteur, le plus souvent passionné et enflammé, aussi éloquent pour célébrer les mérites de Paul29 et son amour du Christ –  il est proche en cela d’Origène  – que vigoureux dans la réprimande ou sévère dans l’exhortation au repentir, mais toujours prêt à redonner confiance au pécheur ou au « demi-chrétien30 » en lui faisant voir la miséricorde divine et la condescendance d’un Dieu qui, par les mots de l’Écriture et par l’incarnation du Verbe, est venu à la rencontre de l’homme pour lui procurer le salut31, il semble évident que l’exégèse ne s’élabore pas, ou si peu, dans le silence du cabinet, mais au contact d’un auditoire et d’une communauté. Il n’est donc pas ce que l’on pourrait appeler « un exégète de profession ». Cela n’est pas sans conséquences : il risque fort de ne pas traiter le texte scripturaire comme le ferait un exégète qui commente, verset par verset, le texte qu’il a sous les yeux, qui a la possibilité de le confronter à d’autres versions, qui peut aussi enrichir son propre commentaire d’interprétations que d’autres exégètes ont proposées avant lui ou au contraire en contester

28 Il déplore souvent chez ses fidèles une méconnaissance des Écritures : beaucoup, dit-il, seraient incapables de citer les noms des livres bibliques, exception faite des Psaumes (Com. sur Isaïe 5, 1, 44-47 : SC 304, p. 212), de donner le nombre des Épîtres de Paul et le nom de leurs destinataires (In illud : Salutate Priscillam et Aquilam hom. 1, 1 : PG 51, 188.13 s.), ou encore les noms et le nombre des prophètes, voire des apôtres (In Ioh. hom. 58, 5 : PG 59, 321.4-11), sans même parler du contenu de ces livres (In Acta hom. 1, 1 : PG 60, 13.1-11). Cela vient du peu d’intérêt qu’ils manifestent pour ces textes, que traduit leur inattention pendant les lectures ou les commentaires qui en sont faits à l’église, ou la lassitude qu’ils prétendent éprouver à entendre sans cesse relire les mêmes textes (In Ioh. hom. 32, 3 : PG 59, 186.58 - 187.9 ; In Acta hom. 19, 5 : PG 60, 157-158 ; In II Ep. ad Thess. hom. 3, 4 : PG 62, 485-486). Voir sur ce point L. Brottier, L’appel des « demi-chrétiens » à la « vie angélique ». Jean Chrysostome prédicateur entre idéal monastique et réalité mondaine, Paris, 2005, p. 131-140. 29 Voir ses Panégyriques de saint Paul édités par A. Piédagnel, SC 300, Paris, 1982. 30 Cf. L. Brottier, L’appel…, op. cit. 31 Sur l’importance de thème de la condescendance chez Jean Chrysostome, voir, par ex., B. de Margerie, Introduction à l’histoire de l’exégèse, t. I. Les Pères grecs et orientaux, Paris, 1980, p. 214-239 (ch. VIII, « Saint Jean Chrysostome, docteur de la condescendance biblique »).

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la validité32. N’est-il pas naturel que, s’adressant à un auditoire de fidèles qu’il s’agit bien sûr de conforter dans la foi chrétienne, mais tout autant d’amener à vivre en chrétiens, il renonce le plus souvent à une exégèse érudite ou à un trop long exposé doctrinal, et leur préfère des exhortations morales33 ? Comment s’étonner que sa préoccupation première ne soit pas de développer une réflexion sur la nature du texte biblique et la manière de l’interpréter  ? Peut-on lui faire grief d’une terminologie exégétique qui ne serait pas absolument constante ou manquerait de précision  ? S’il est passé à la postérité sous le nom de « Bouche d’or », tandis que Théodore de Mopsueste, son ami et son ancien condisciple auprès de Diodore de Tarse, fut nommé l’« Interprète », cela signifie sans doute quelque chose de leur manière respective d’aborder l’exégèse biblique. C’est le moment au moins de se souvenir de la distinction que fait Théodore lui-même, dans le prologue à son Commentaire sur l’Évangile de Jean, entre le travail de l’exégète et celui de l’homéliste34. Dans ces conditions, est-il légitime d’exiger de Chrysostome une méthode d’exégèse parfaitement cohérente et aussi clairement définie dans ses principes que celle de Diodore ou de Théodore ? Vu l’intérêt qui a été porté presque exclusivement à l’œuvre de ces derniers, il serait permis d’en douter. C’est en priorité leur méthode d’interprétation qui a été étudiée et que retiennent les historiens de l’exégèse. Ce sont eux, beaucoup plus que Jean Chrysostome, qui passent pour les grands représentants et les principaux « théoriciens » de l’« école d’Antioche ». Il est significatif à cet égard que, dans l’étude de Ch.  Schäublin35, pourtant une référence en la matière, il ne soit pratiquement fait aucune mention de Jean Chrysostome : son nom n’est cité qu’en note, et seulement à quatre reprises, alors que Théodoret a droit à un bien meilleur traitement ! Une attention plus grande est portée à 32 Il n’est toutefois pas interdit de penser que Chrysostome ait pu, dans certains cas au moins, se livrer à un travail préparatoire de ce type. 33 Ce genre d’exhortations dépasse en longueur, et parfois en vigueur, dans bien des homélies une simple parénèse finale. 34 Théodore de Mopsueste, Commentarius in Evangelium Iohannis apostoli  : « Interpretis enim hoc esse arbitramur, scilicet, ut verba, quae sunt plerisque difficilia, explicet  ; praedicatoris autem ut, etiam quae clara sunt considerans, loquatur de eis. Huic aliquando et superflua usui sunt ; ille vero oportet exponat simul et concise dicat » (J.-M.  Vosté, Theodori Mopsuesteni Commentarius in Evangelium Iohannis Apostoli [CSCO 115-116 / Syr. 62-63], Louvain, 1984, II, p. 2, 14-18). Voir sur ce sujet l’article de M. F. Wiles, « Theodore of Mopsuestia as Representative of Antiochene School », dans P.R.  Ackroyd et C.F.  Evans (éd.), The Cambridge History of the Bible, I. From the Beginnings to Jerome, Cambridge, 1970, p. 489-510, 491. 35 Ch. Schäublin, Untersuchungen zu Methode und Herkunft der antiochenischen Exegese (Theophaneia, 23), Cologne – Bonn, 1974.

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Chrysostome par B. de Margerie, qui lui consacre un chapitre entier dans sa présentation de l’exégèse antiochienne36. Ce n’est que justice. Ce que nous avons voulu souligner d’emblée, de façon volontairement provocatrice, c’est seulement que Jean Chrysostome pratique un type d’exégèse sensiblement différent de celui de Diodore de Tarse et de Théodore de Mopsueste, non qu’il n’ait pas droit pleinement au titre d’exégète. Il s’agissait uniquement de marquer la distance qui sépare l’exégèse d’un pasteur, dont l’œuvre exégétique est majoritairement homilétique, de celle de commentateurs qui proposent méthodiquement l’explication suivie d’un texte biblique. Il faudrait du reste aussitôt nuancer, car Jean Chrysostome, nous l’avons rappelé, est aussi l’auteur de commentaires, même si les critiques ne s’accordent pas pour dire si le travail du commentateur a, dans tous les cas, précédé ou suivi celui de l’homéliste. Indéniablement, Chrysostome a réfléchi en exégète sur le texte qu’il devait commenter au cours de sa prédication. Aussi, sans prétendre apporter des vues nouvelles, voudrionsnous souligner quelques-uns des enseignements que l’on peut tirer des ses homélies et de ses commentaires – tout particulièrement de son Commentaire sur Isaïe – pour caractériser sa méthode exégétique et l’apprécier par rapport à celle de Diodore et de Théodore. Cela nous conduira à « revaloriser », s’il en était besoin, la place de Chrysostome comme exégète au sein de l’« école d’Antioche ».

III. La place de Jean Chrysostome dans l’« école d’Antioche » Selon les historiens Socrate, Sozomène et Théodoret37, Chrysostome aurait fréquenté, à Antioche, l’ascētērion (ἀσκητήριον) dirigé par Diodore de Tarse, en compagnie de Théodore de Mopsueste38. C’est là sans doute que, sous la conduite d’un même maître, lui-même héritier d’Eusèbe d’Émèse39, 36 B. de Margerie, Introduction…, op. cit., ch. VIII. 37 Socrate, Hist. eccl. VI, 3, 6-7, SC 505, p. 265-267 ; Sozomène, Hist. eccl. VIII, 2, 6-7, SC 516, p. 237-239 ; Théodoret, Hist. eccl. V, 42 (40), 1, SC 530, p. 501. 38 À la différence de ces trois historiens, Palladios (Dialogue sur la vie de Jean Chrysostome, éd. A.-M.  Malingrey, Ph.  Leclercq, SC  341-342, 1988), n’en dit rien. M.  Simonetti, art. « Diodore de Tarse », Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien, t. I, Paris, 1990, p. 694, se montre sur ce point assez réservé ; voir aussi, L. Brottier, L’appel…, op. cit., p. 19 et n. 5 ; en revanche, R. Brändle, Jean Chrysostome (349-407), « Saint Jean Bouche d’or ». Christianisme et politique au IVe siècle, traduit de l’allemand par Ch. Chauvin avec la collaboration de R.  Brändle et G. Dorival (Cerf-Histoire), Paris, 2003, p.  33, paraît tenir pour certaine la fréquentation par Chrysostome de l’ascētērion de Diodore. 39 Eusèbe d’Émèse semble occuper, dans l’histoire de l’exégèse antiochienne, une place importante, autant que permet d’en juger la transmission souvent fragmentaire de ses écrits  ; voir E.M.  Buytaert, L’héritage littéraire d’Eusèbe d’Émèse. Étude critique et historique, textes (Bibliothèque du Muséon,  42),

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ils durent l’un et l’autre se former à l’interprétation de l’Écriture selon les critères prônés en milieu antiochien. Le respect de la lettre du texte et de son contenu historique y était d’autant plus fort que s’était fait sentir la nécessité de réagir contre l’allégorisme excessif d’Origène et des Alexandrins40. Ce dernier, aux yeux des Antiochiens, risquait de vider le texte biblique de sa réalité et de le réduire au statut de muthos (μῦϑος), d’en faire une de ces « fables » auxquelles les exégètes grecs d’Homère ou d’Hésiode trouvaient des significations symboliques cachées pour les sauver du ridicule ou de l’accusation d’impiété portée contre leurs auteurs41. Sans doute l’« école d’Antioche » n’est-elle pas née uniquement en réaction contre les allégories d’Origène, même si c’est là un point important de cristallisation42. Tout ne peut pas se ramener non plus, comme on l’a soutenu parfois de manière trop tranchée, à une opposition entre le platonisme des Alexandrins et l’aristotélisme des Antiochiens. Les origines de l’« école d’Antioche » demeurent obscures, et le patronage du martyr Lucien dont on a voulu faire le fondateur de ce type d’exégèse historico-littérale risque fort d’être en grande partie mythique43. Il m’a toujours paru curieux que, dans le

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Louvain, 1949, et R. Devreesse, Les anciens commentateurs grecs de l’Octateuque et des Rois (fragments tirés de chaînes) (Studi e testi, 201), Cité du Vatican, 1959, p. 55-103. Il paraît avoir notamment exercé une forte influence sur l’exégèse de Diodore de Tarse dans ses Questions sur l’Octateuque et les Règnes, et, à travers ce dernier, sur celles de Théodoret. Diodore devait s’en expliquer dans son traité, malheureusement perdu, qui avait pour titre : Sur la différence entre la théorie et l’allégorie. Sur les allégories d’Homère, voir F. Buffière, Les mythes d’Homère et la pensée grecque (Collection d’études anciennes), Paris, 1956 (et, ibid., Appendice, p. 595616, l’interprétation allégorique donnée par Porphyre de L’antre des nymphes) et son édition des Allégories d’Homère du Pseudo-Héraclite, CUF, Paris, 1962. Voir notre article, « L’École exégétique d’Antioche et ses relations avec Origène », dans L. Perrone (éd.), Origeniana octava : Origen and the Alexandrian Tradition, Origene e la tradizione alessandrina. Papers of the 8th International Origen Congress, Pisa, 27-31 August 2001, t.  II (Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium, 164), Louvain, 2003, p. 1149-1166. Si l’attribution à Lucien d’Antioche de la « prétendue » recension qui porte son nom est aujourd’hui généralement écartée, les positions défendues par D. Barthélemy dans plusieurs articles sur le sujet, réunis sous le titre Études d’histoire du texte de l’Ancien Testament (Orbis biblicus et orientalis, 21), Fribourg – Göttingen, 1978, demandent à être tempérées. Voir M.  Harl, G.  Dorival, O. Munnich, La Bible grecque des Septante. Du judaïsme hellénistique au christianisme ancien, Paris 1988, p. 168-171 et 185-186 ; T. Janz, « Le Vat. gr. 330 et la nature du texte ‘lucianique’ de la Septante », dans J.-M. Martin, B. MartinHisard et A.  Paravicini Bagliani (éd.), Vaticana et medievalia. Études en l’honneur de Louis Duval-Arnould (Millennio Medievale, 71 ; Strumenti e studi, n.s.  16), Florence, 2008, p.  253-266  ; T. Kauhanen, « The Proto-Lucianic and Antiochian Text », dans A.G. Salvesen et T.M. Law (éd.), The Oxford Handbook of the Septuagint, Oxford, 2021, p. 537-551.

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panégyrique qu’il consacre à ce martyr d’Antioche, Jean Chrysostome ne dise pas un mot de sa prétendue activité d’exégète ni de sa révision du texte des Septante44. Aujourd’hui, la tendance est plutôt de revaloriser le rôle joué par Eusèbe d’Émèse aux origines de l’exégèse antiochienne, sans pour autant que l’on puisse faire de lui le chef de file incontesté de l’« école45 ». D’autre part, doit être également prise en compte l’existence de liens entre l’exégèse antiochienne et celle des Cappadociens. Ainsi S.  Voicu a-t-il mis en évidence des liens de parenté entre l’exégèse de Basile de Césarée et celle de Sévérien de Gabala46, un adversaire de Chrysostome, mais si proche de lui par ses positions exégétiques qu’un grand nombre de ses homélies, en tradition grecque au moins, ont pu être placées, probablement à partir du vie  siècle, sous son illustre patronage47 ! Quoi qu’il en soit des « fondateurs » et des débuts d’un mouvement exégétique, qui risquent de nous échapper durablement, l’exégèse antiochienne paraît avoir atteint son degré de maturité au ive  siècle avec Diodore de Tarse, Théodore de Mopsueste, Polychronios d’Apamée48 son frère, Sévérien de Gabala et Jean Chrysostome. Tous ces exégètes, en tout cas, autant que nous pouvons l’apprécier, puisque les injures des hommes plus encore que celles du temps ont souvent maltraité leurs œuvres, partagent un certain nombre de vues et de principes herméneutiques. C’est en ce sens surtout que l’on peut parler d’une école d’exégèse. L’exégèse de Jean Chrysostome possède donc la plupart des caractéristiques que présente celle des autres Antiochiens. On pourrait s’en tenir là et se contenter de renvoyer aux analyses faites par Ch. Schäublin de l’œuvre exégétique de Diodore et de Théodore ou aux études de R.  Devreesse sur Théodore49. L’ampleur du corpus exégétique de Chrysostome, sans commune mesure avec celui de Diodore ou même de Théodore50, inviterait 44 Jean Chrysostome, In s. Lucianum (PG 50, 519-526). 45 Voir à ce sujet S.J. Voicu, « Teofilo e gli antiocheni posteriori », Augustinianum 46 (2006), p. 375-388. 46 S.J. Voicu, « Solidarietà tra Cappadocia e Antiochia », dans B. Clausi et V. Milazzo (éd.), Gregorio il Taumaturgo fra storia e agiografia. Atti del Convegno di Stalettì (CZ), 9-10 novembre 2002 (Studia Ephemeridis Augustinianum,  104), Rome, 2007, p. 31-56 ; cf. aussi la note précédente. 47 Cf. S.J. Voicu, « Il nome cancellato : la trasmissione delle omelie di Severiano di Gabala », Revue d’histoire des textes n. s. 1 (2006), p. 317-333. 48 De l’exégèse de Polychronios, il ne reste que des fragments conservés dans les chaînes (cf. CPG  3878-3880), édités par A.  Mai pour ce qui est de ses commentaires In Danielem (Scriptorum veterum Nova collectio, t. I, 2, Rome, 1825) et In Ezechielem (Nova patrum bibliotheca, t. VII, 2, Rome, 1854). 49 R. Devreesse, Essai sur Théodore…, op. cit. ; id., Le Commentaire de Théodore de Mopsueste sur les Psaumes (Studi e testi, 93), Cité du Vatican, 1939. 50 De Diodore ne subsiste que son Commentaire sur les Psaumes (partiellement édité par J.-M. Olivier, Diodori Tarsensis commentarii in Psalmos, I. Commentarii

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à souscrire à cette solution de facilité. C’est peut-être du reste une des raisons qui expliquent l’absence de synthèse consacrée à sa technique d’exégèse. Je ne prétends pas vouloir ici en jeter les bases. Je me contenterai d’en souligner quelques éléments, en abordant successivement la question du texte biblique de Jean Chrysostome, sa terminologie exégétique, et les principales caractéristiques de sa méthode interprétative.

IV. Le texte biblique de Jean Chrysostome Le canon La première question à trancher, s’agissant du texte biblique, est celle du canon. Sans grande surprise, peut-on dire, le canon vétérotestamentaire de Jean Chrysostome est pratiquement celui que reconnaissent à la même époque les autres Antiochiens, comme l’a montré R. Carter51, en corrigeant certaines affirmations de Ch. Baur52. Robert Hill consacre, lui aussi, à la question un chapitre de son récent ouvrage de synthèse sur l’exégèse antiochienne de l’Ancien Testament53. Chrysostome ne semble pas manifester à l’égard du

in Psalmos I-L, CCSG  6, Turnhout, 1980) et des fragments de ses Questions sur l’Octateuque et les Règnes (édités par J.  Deconinck, Essai sur la chaîne de l’Octateuque, Paris, 1912, p. 85-173, et R. Devreesse, Les anciens commentateurs, op. cit., p.  155-167). De l’exégèse de Théodore de Mopsueste sont conservés, outre les fragments grecs et latins de son Commentaire sur les Psaumes, édités par R.  Devreesse (voir note précédente), des fragments grecs de son commentaire sur les Épîtres de Paul (K. Staab, Pauluskommentare aus der griechischen Kirche. Aus Katenenhandschriften gesammelt und herausgegeben [Neutestamentliche Abhandlungen, 15], Münster i. W., 1933, 113-212) et, en traduction latine, une grande partie de ce même commentaire, à l’exception de Romains (H.B. Swete, Theodori episcopi Mopsuesteni in Epistolas B. Pauli Commentarii, I-II, Cambridge, 1880-1882), l’intégralité en grec de son Commentaire sur les douze petits prophètes (H.N.  Sprenger, Theodori Mopsuesteni Commentarius in XII prophetas  : Einleitung und Ausgabe [Göttinger Orientforschungen, V : Biblica et patristica, 1], Wiesbaden, 1977) et, dans une version syriaque, son Commentaire sur l’Évangile de Jean (cf. supra, note 34). 51 R.E. Carter, « The Antiochene Biblical Canon 400 A.D. », Orientalia Christiana Periodica 72 (2006), p. 417-431. Cf. F.P. Barone et L. Bossina (éd.), Il canone biblico di Antiochia, numéro thématique de la Rivista di storia del cristianesimo à paraître en 2021. 52 Ch. Baur, John Chrysostom and His Time, t. I, Londres – Glasgow, 1959, p. 316317. 53 R.C. Hill, Reading the Old Testament in Antioch (The Bible in Ancient Christianity, 5), Leyde – Boston, 2005, p. 19-25 (ch. 2, « The Canon of the Old Testament in Antioch »).

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Cantique des Cantiques les mêmes réticences que Théodore de Mopsueste54. En revanche, il admettrait la canonicité de Suzanne et de Bel et le Dragon, que ne semble pas reconnaître au siècle suivant Théodoret55. Du Nouveau Testament, comme les autres Antiochiens, il écarte l’Apocalypse de Jean et les « petites » épîtres « catholiques » (2 Pierre, Jude et 2-3 Jean)56.

La nature de son texte biblique De son texte Septante, on se contente ordinairement de dire qu’il est de type « antiochien », puisque l’on ne parle plus guère aujourd’hui, sinon par commodité et pour respecter un usage ancien, de texte « lucianique57 ». Il est plus difficile en revanche d’en isoler et d’en reconnaître avec certitude, dans chaque cas, les caractéristiques, en l’absence d’études particulières sur le sujet. Sans doute la difficulté d’une telle étude est-elle plus grande encore lorsqu’il s’agit d’homélies – sur la Genèse par exemple – que dans le cas de commentaires. On risque d’avoir affaire là, dans de nombreux cas, à des citations approximatives, faites de mémoire58, à des contaminations textuelles, ou bien à une réécriture a posteriori du texte biblique par 54 Théodore de Mopsueste l’aurait considéré comme un écrit profane, célébrant de façon inconvenante le mariage de Salomon avec la fille de Pharaon (cf. L. Pirot, L’œuvre exégétique…, op. cit., p. 134-137 et R. Devreesse, Essai sur Théodore…, op. cit., p. 35) ; cela fut même retenu contre lui lors de sa condamnation par le deuxième concile de Constantinople (en 553 : cf. J.D. Mansi, Acta conciliorum nova et amplissima collectio, t.  IX, LXVIII-LXXI, p.  225-227). La préface de Théodoret laisse entendre que cette opinion était partagée par d’autres exégètes (In Canticum, praef. : PG 81, 29 AB). Cf. aussi, contre les détracteurs chrétiens du Cantique entendu au sens littéral, le prologue de Grégoire de Nysse à ses Homélies sur le Cantique (H. Langerbeck, Gregorii Nysseni In Canticum Canticorum [Gregorii Nysseni Opera, 6], Leyde, 1960, p.  4,10 - 5,9 ; M. Canévet et F. Vinel, SC 613, 2021, p. 108-111) ; voir aussi S.J. Voicu, « Uno Pseudocrisostomo (cappadoce ?), lettore di Origene alla fine del sec. IV », dans L’origenismo  : apologie e polemiche intorno ad Origene (=  Augustinianum  26), Rome, 1986, p. 281-293, ici p.283, n. 2, sur l’enthousiasme modéré de Chrysostome à l’égard du Cantique. 55 Dans son commentaire, In Danielem (PG  81, 1256-1545), Théodoret ne fait nullement mention de ces deux épisodes ; cf. J.-N. Guinot, L’exégèse de Théodoret de Cyr (Théologie historique, 100), Paris, 1995, p. 128-129. 56 Cf. G. Bady, « Bibles et canons des Trois hiérarques : Basile de Césarée, Grégoire de Nazianze et Jean Chrysostome », dans S. Badilita et L. Mellerin (éd.), Le miel des Écritures (CBP 15 / Cahiers de Biblindex, 1), Turnhout, 2015, p. 121-148, pour un examen la question p. 131-135 et, en particulier pour l’Apocalypse, p. 136-140. 57 Cf. supra, note 43. 58 Voir Ch. Baur, John Chrysostom and His Time, op. cit., t. I, p. 318 ; M. Cimosa, « Giovanni Crisostomo commenta il Salterio greco (LXX) », dans M. Maritano (éd.), Historiam perscrutari. Miscellanea di studi offerti al prof. Ottorino Pasquato (Biblioteca di Scienze Religiose, 180), Rome, 2002, p. 767-784, ici p. 772.

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des copistes désireux d’harmoniser le texte cité avec le texte biblique en usage à leur époque et dans leur milieu. Ce risque existe aussi pour les commentaires, mais de manière plus limitée, au moins dans les manuscrits qui les transmettent en tradition directe ; on sera nettement plus circonspect pour apprécier le texte biblique d’un commentaire transmis dans une chaîne exégétique. Dans ce cas, on accordera toujours la préférence à la forme sous laquelle le lemme biblique est repris à l’intérieur du commentaire plutôt qu’au lemme initial qui risque d’avoir subi plus facilement les effets d’une normalisation. Faut-il capituler devant la difficulté à y voir clair dans la forme – ou les formes – du texte biblique utilisé par Chrysostome ? On peut logiquement admettre, comme l’écrit J.  Dumortier au terme de son étude consacrée aux citations bibliques de ses Lettres à Théodore59, dont il donna plus tard l’édition dans « Sources Chrétiennes60 », qu’« il sera toujours malaisé de déterminer quelle fut la Bible de Jean », puisqu’il paraît utiliser différentes formes de textes, pour l’Ancien Testament comme pour le Nouveau, qu’il cite de mémoire, qu’il interrompt parfois la citation par une remarque incidente et que des préoccupations littéraires l’amènent à modifier son texte. Toutefois la liberté d’un épistolier à l’égard du texte biblique est a priori plus grande que celle d’un exégète. Or, s’il est possible, dans le cas de lettres ou de traités61, de repérer les versions bibliques utilisées par Chrysostome, cela devrait l’être à plus forte raison pour ses homélies et ses commentaires. Du texte d’Isaïe que commente Jean Chrysostome, l’apparat de l’édition J. Ziegler dans la collection de la Septante de Göttingen62, permet de se faire une idée relativement précise ; c’est moins vrai en ce qui concerne le texte des Psaumes dans l’édition plus ancienne d’A. Rahlfs63. Mais pour précieuses que soient ces notations qui témoignent en faveur d’un texte « lucianique » (L), elles laissent encore désirer une synthèse. Dans l’introduction à son édition du Commentaire sur Job, H. Sorlin résume en un court chapitre les conclusions de l’enquête qu’il a menée sur le texte biblique utilisé par l’auteur du commentaire64. Compte tenu du fait que le texte habituellement 59 Cf. J. Dumortier, « Les citations bibliques des Lettres de S. Jean Chrysostome à Théodore (PG 47, 277-316) », Studia Patristica  4/2 (1961), p. 78-83. 60 J. Dumortier, Jean Chrysostome, À Théodore, SC 117, Paris, 1966. 61 Voir également J.  Dumortier, « Les citations scripturaires des Cohabitations (PG  47, 495-532), d’après leur tradition manuscrite », Studia Patristica 1/1 (1957), p. 291-296. 62 J. Ziegler, Isaias (Septuaginta : Vetus Testamentum Graecum, 14), Göttingen, 19833. 63 A. Rahlfs, Psalmi cum Odis (Septuaginta : Vetus Testamentum Graecum , 10), Göttingen, 1931. 64 H. Sorlin, Introduction au Commentaire sur Job, SC 346, p. 37-41.

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suivi par Chrysostome serait proche de celui de l’Alexandrinus, même s’il s’agit en réalité d’un texte assez composite, la comparaison systématique opérée entre ce texte et celui des deux manuscrits qui transmettent le Commentaire sur Job en tradition directe l’amène à conclure que ce dernier, avec ses particularités, « répond au texte scripturaire qu’avait l’habitude de lire et de commenter Chrysostome », et que l’« on a là un argument de poids en faveur de l’authenticité chrysostomienne du Commentaire sur Job ». Pareillement, dans sa thèse de doctorat consacrée au Commentaire sur les Proverbes attribué à Jean Chrysostome, G.  Bady réserve un long chapitre à l’examen du texte de Proverbes donné par le manuscrit de Patmos (Patmiacus 161) et deux autres manuscrits –  le Parisinus Coislinianus 193 et sa copie, le Sinaiticus gr.  461  – qui témoignent partiellement du commentaire en tradition directe65. Parvenir à montrer avec une certitude suffisante qu’on a affaire à un texte « antiochien » est, en effet, un argument important en faveur d’une attribution du commentaire à Jean Chrysostome. La première conclusion de cette étude minutieuse est que le manuscrit de Patmos, en ce qui concerne le texte de Proverbes, a subi une harmonisation certaine, le texte du commentaire s’écartant, dans un grand nombre de cas, de celui des lemmes. La seconde conclusion est que ce texte porte bien la marque « antiochienne » et que Jean Chrysostome aurait fort bien pu jouer un rôle dans la diffusion de ce texte antiochien à Constantinople et, partant, dans la koinē byzantine66. De telles études restent encore trop rares ou trop limitées67. Il ne semble pas, en effet, que la critique ait porté jusqu’ici à l’étude du texte de la Septante chez Jean Chrysostome un intérêt comparable à celui de N.  Fernández Marcos pour le texte de Théodoret68. Ou même à celui de Théodore de

65 G. Bady, Le Commentaire inédit…, op. cit., I, ch. 2, p. 37-75. 66 Ibid., I, 73. 67 Les pages de M. Cimosa, « Giovanni Crisostomo… », art. cit., sont un peu rapides. Pour quelques variantes de Qohélet, voir G. Bady, « L’Ecclésiaste chez Jean Chrysostome », dans L. Mellerin (éd.), La réception du livre de Qohelet (IerXIIIe siècle), Paris, 2016, p. 149-161, en particulier p. 150-155. 68 N. Fernández Marcos, The Septuagint in Context : Introduction to the Greek Versions of the Bible, Leyde, 2000  ; Introducción a las versiones griegas de la Biblia, Madrid, 1979, p. 213-223 (IV, 13 : « La recensión de Luciano ») ; El texto antioqueno de la Biblia griega, t. I-III, Madrid, 1989, 1992 et 1996 ; « Theodoret’s Biblical Text in the Octateuch », Bull. IOSCS 11 (1978), p. 27-44 ; « Theodoret’s Biblical Text in the Books of Kingdoms: From Lagarde to the Textual Pluralism », dans De Septuaginta  : Studies in honour of J.W. Wevers, Mississauga, 1984, p.  161-174  ; N.  Fernández Marcos et J.R.  Busto Sáiz, Theodoreti Cyrensis Quaestiones in Reges et Paralipomena. Editio critica (Textos y estudios ‘Cardenal Cisneros’, 32), Madrid, 1984, p. XLIV-LXIII (Introducción, § V. « El texto bíblico de Teodoreto »).

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Mopsueste69. Elle s’est en revanche beaucoup plus intéressée, semble-t-il, à son texte du Nouveau Testament, à partir de ses homélies sur Matthieu, sur Jean et sur les Actes, et aussi plus curieusement aux citations qu’il fait du texte de Marc. Et cela, dès la fin du xixe siècle, pour le texte des Actes70. Les conclusions et la méthode d’analyse de Jacob Geerlings et de Silva New qui, au terme de leur étude, jugeaient impossible de rattacher le texte de Marc de Jean Chrysostome à un goupe de textes transmis par les manuscrits, et concluaient à un texte contaminé et composite (« mixed text ») en raison des exemplaires utilisés et du fait que l’orateur cite le plus souvent de mémoire, ont été fortement contestées par Gordon D.  Fee71. Sa démonstration le conduit à la conclusion que le texte de Jean utilisé par Chrysostome est fondamentalement un texte byzantin – à la différence de celui d’Origène et de Cyrille d’Alexandrie, qui est un texte égyptien. Avec quelques réserves, il arrive à la même conclusion pour son texte de Marc. On rapprochera son analyse et ses conclusions de celle de Claude D.  Dicks sur le texte de Matthieu. En effet, au terme d’une étude très technique, ce dernier en venait déjà à avancer l’hypothèse que Chrysostome serait à l’origine du texte byzantin (K) de Matthieu72. Quant au texte des Épîtres pauliniennes, à notre connaissance, il ne paraît pas avoir bénéficié de la même attention de la part des biblistes ou des spécialistes de l’exégèse de Chrysostome73. La critique textuelle Il est difficile de se prononcer avec certitude sur l’importance accordée par Jean Chrysostome à la critique textuelle de son texte biblique, notamment en ce qui concerne la version Septante qu’il utilise, soit à Antioche soit à

69 Cf. A.  Vaccari, « Testo dei Salmi nel Commento di Teodoro Mopsuesteno », Biblica 23 (1942), p. 1-17 ; B. Alexanderson, Le texte du psautier chez Théodore de Mopsueste et chez Julien d’Éclane. Avec des notes sur le commentaires de Théodore et de Julien (Studia ephemeridis Augustinianum, 129), Rome, 2012. 70 Voir F.  Conybeare, « On the Western text of the Acts as evidenced by Chrysostom », The American Journal of Philology 17 (1896), p.  135-171  ; voir aussi l’article de F.T. Gignac, « The text of Acts in Chrysostom’s homilies », Traditio 26 (1970), p. 308-315, dont l’auteur résume ses conclusions au début de son article, « Evidence for Deliberate Scribal Revision ». 71 G.D. Fee, « The text of John and Mark in the writings of Chrysostom », New Testament Studies 26 (1980), p. 525-547. 72 C.D. Dicks, « The Matthaean text of Chrysostom in his Homilies on Matthew », Journal of Biblical Literature 67 (1948), p. 365-376. 73 Voir dans ce volume, pour l’Épître aux Romains, la contribution de P. Montoro, « ‘Invariablement byzantin’ ? Le texte de l’Épître aux Romains dans le Sabaiticus 20 et la transformation textuelle de l’héritage exégétique de Jean Chrysostome », p. 177-197.

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Constantinople74. Un homéliste n’a pas en effet pour habitude – ce n’est du reste pas son rôle – de se livrer devant son auditoire à un travail d’érudition, en faisant état des leçons que pourraient présenter d’autres manuscrits (ἀντίγραφα) du texte ou en signalant celles de l’original hébreu ou les versions de traducteurs autres que les Septante75. Il n’en va pas de même d’un exégète qui rédige un commentaire et qui dispose habituellement en ce domaine d’une documentation, plus ou moins étendue selon les cas  : exemplaires bibliques annotés ou non, commentaires de devanciers pouvant comporter des remarques de critique textuelles, etc. Or, sur ce point, la pratique de Chrysostome est déroutante et ne laisse pas d’intriguer. La partie grecque de son Commentaire sur Isaïe ne comporte qu’une seule référence, du reste de seconde main et en partie inexacte, à une leçon du syriaque et de l’hébreu, portant sur un seul mot, adoptée par l’exégète dans son interprétation (Is  7, 18)76, mais aucune référence aux leçons d’Aquila, de Symmaque ou de Théodotion. On s’en étonnera tout particulièrement en Is  7, 14, où mentionner la leçon des trois traducteurs est déjà à cette époque devenu un lieu commun de l’exégèse patristique et de la polémique antijuive. Il est donc curieux que Chrysostome s’en tienne là à une argumentation fondée sur une remarque de grammaire – la présence de l’article, « la vierge » et non « une vierge » – et l’autre sémantique sur la valeur intrinsèque du mot « signe », pour établir la portée messianique de la prophétie, sans faire état de la substitution par les autres traducteurs du terme neanis (νεᾶνις) à celui de parthenos (παρϑένος) pour faire pièce à cette lecture chrétienne de la prophétie77. L’appel presque constant aux versions des trois traducteurs dans la partie du commentaire conservée en arménien n’en est que plus étrange, s’il faut vraiment en attribuer la paternité à Jean Chrysostome. Pour ma part, je ne suis pas très convaincu par l’argument de J.  Dumortier, selon qui Jean Chrysostome trop occupé par sa prédication à Antioche n’aurait pas eu le temps de noter, dans la partie grecque de son commentaire, ces différentes leçons, mais qu’il aurait plus tard, au temps de son exil, trouvé le loisir de reprendre son travail pour l’enrichir de cet appareil critique78. Ses Lettres d’exil semblent attester qu’il n’avait alors ni la 74 Il a pu disposer d’une Septante « hexaplaire », c’est-à-dire comportant l’indication de variantes empruntées aux autres traductions grecques, mais nous n’avons sur ce point aucune certitude. 75 Même Origène procède exceptionnellement de la sorte, mais il est vrai que ses homélies nous sont pour la plupart parvenues dans les traductions latines de Rufin et de Jérôme, et que des remarques jugées là trop érudites peuvent avoir été négligées. 76 Jean Chrysostome, Com. sur Isaïe 7, 8 (SC 304, p. 330-331). 77 Jean Chrysostome, Com. sur Isaïe 7, 5 (SC 304, p. 314-317). 78 Sur cette explication par laquelle J. Dumortier, « Une énigme… », art. cit., affirme la paternité chrysostomienne du commentaire arménien, voir supra, note 10.

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liberté d’esprit ni les forces physiques suffisantes pour se livrer à un tel travail d’érudition ! En outre, disposait-il sur la route de l’exil d’une documentation que, beaucoup plus vraisemblablement, il avait sous la main à Antioche ? Dans son Commentaire sur Job et son Commentaire sur les Proverbes, Jean Chrysostome ne manifeste pas plus d’intérêt pour la critique textuelle que dans son Commentaire sur Isaïe conservé en grec79. En revanche, et c’est la seule exception, dans ses interprétations des Psaumes, les références au texte hébreu, le plus souvent translittéré, et aux versions des trois traducteurs sont très fréquentes. Ces dernières offrent pourtant la particularité d’être toujours anonymes, la variante étant seulement signalée comme appartenant à un « autre », ἄλλος ou ἕτερος. On ne peut donc reconnaître leur appartenance à Aquila, Symmaque ou Théodotion que par recoupement avec les leçons que donnent de ces traductions d’autres auteurs patristiques80. De deux choses l’une, ou bien Chrysostome disposait pour le Psautier d’une copie de la Septante hexaplaire où étaient notées, en plus de la leçon de l’hébreu, d’autres leçons grecques, sans l’indication précise de leur origine, ou bien cette indication était-elle portée, mais Chrysostome n’a pas jugé utile de la conserver. Pour quelle raison ? pour ne pas avoir à nommer un auteur juif hostile aux chrétiens  ? On le comprendrait à la limite dans une homélie, moins bien dans un commentaire destiné à une lecture savante81. D’autre part, et c’est une autre question touchant sa méthode d’interprétation, ces variantes ne jouent qu’un rôle limité dans l’explication du psaume. Le plus souvent, il s’agit d’une simple énumération de leçons concernant soit le titre d’un psaume, soit un verset particulier  ; s’il arrive qu’elles donnent lieu à un commentaire, ce dernier est toujours extrêmement bref82. Par exemple, on ne voit jamais Chrysostome, comme le fait habituellement Théodoret, s’efforcer de montrer que les trois traducteurs disent fondamentalement, mais en d’autres termes, la même chose que les Septante83. En revanche, s’il n’est pas toujours facile de déterminer la fonction exacte de cette critique 79 Nulle mention, dans ces trois commentaires, de l’un ou l’autre des trois traducteurs grecs, Aquila, Symmaque, Théodotion. 80 Cf. G.  Mercati, Alla ricerca dei nomi degli “altri” traduttori nelle Omelie sui Salmi di S. Giovanni Crisostomo e variazioni su alcune catene del Salterio (Studi et testi, 158), Cité du Vatican, 1952. 81 Ces nombreuses références à l’hébreu et aux autres versions grecques invitent du même coup à s’interroger sur la nature exacte de son interprétation des Psaumes, plus proche, semble-t-il, du commentaire, d’où le titre hermēneiai (ἑρμηνείαι) qui lui a été donnée, que de l’homélie. 82 Cf. M. Cimosa, « Giovanni Crisostomo… », art. cit., p. 780. 83 Sur cette volonté de Théodoret d’« harmonisation » entre les variantes citées et son texte-Septante, voir mon article « Théodoret de Cyr. Une lecture critique de la Septante », dans G. Dorival, O. Munnich (éd.), Κατὰ τοὺς οʹ. « Selon les Septante ». Trente études sur la Bible grecque des Septante. Hommage à Marguerite Harl, Paris, 1995, p. 393-407, 402-403.

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textuelle dans l’interprétation du psaume84, elle semble y être suffisamment intégrée pour qu’on ne puisse pas en suspecter l’introduction postérieure par Chrysostome ou par un copiste désireux de donner à ces commentaires une touche plus « scientifique ». On doit donc admettre, jusqu’à plus ample informé, que Chrysostome disposait probablement d’un exemplaire du Psautier sur lequel figuraient ces indications critiques  ; reste à savoir sous quelle forme elles s’y trouvaient. Le cas du Psautier est de toute manière un cas à part. Dans le commentaire qu’il en a donné, Théodore de Mopsueste porte, lui aussi, une grande attention à la critique textuelle85, avant de se repentir plus tard d’avoir accordé autant d’importance aux versions des trois traducteurs. Il reconnaît, du reste, sans difficulté qu’il s’agit là d’une œuvre de jeunesse, non sans imperfections86. Aussi renonce-t-il, dans son Commentaire sur les douze petits prophètes, à faire état de ces versions, jugées bien inférieures à celle des Septante. À ses yeux, on le sait, la traduction inspirée des Septante dispense de recourir à l’original hébreu et, à plus forte raison, de prendre en considération l’ancienne traduction syriaque qui en est si proche, la Peshitta87. Quant à Diodore de Tarse, autant que nous pouvons aujourd’hui en juger d’après son Commentaire sur les Psaumes, il ne semble pas, lui non plus, avoir porté un grand intérêt à la critique textuelle88. Il n’y a donc pas lieu de penser qu’il en allait autrement de Chrysostome, bien que l’on ne dispose pas, venant de lui, de déclarations aussi nettes, sur le sujet, que celles de Théodore de Mopsueste. 84 Voir par ex. l’examen de plusieurs passages sur Ps 10, 7-10 (= Ps 9, 28-31 LXX), ainsi que Gn 2, 23, par T. Kauhanen, « Textual Variation in the Old Testament and Early Christian Sermons », dans A.M. Laato, S. Seppälä et H. Huovinen (éd.), Homilies in Context, Helsinki, 2020 (Studia Patristica Fennica, 9), p. 7-28. 85 Voir l’index de l’édition de R. Devreesse, Le Commentaire de Théodore…, op. cit.  ; Théodore emprunte majoritairement ces variantes à la version de Symmaque, celui des traducteurs auquel il reconnaît la plus grande clarté, parfois au détriment de la fidélité au texte original (ibid., p. 364,25 - 366,14). 86 Cf. Théodore de Mopsueste, Adversus allegoricos (CPG  3862), cité par Facundus d’Hermiane, Défense des Trois Chapitres III, vi, 13-14 (A. FraïsseBétoulières, SC 478, Paris, 2003, p. 106 [« in libro de allegoria et historia quem contra Origenem scripsit]) et, sous une forme légèrement différente par le diacre Pélage (Pro defensione II  : R.  Devreesse, Pelagii diaconi ecclesiae romanae In defensione trium capitulorum. Texte latin du manuscrit Aurelianensis 73 (70)... [Studi e testi, 57], Cité du Vatican, 1932, p. 3-4). Voir aussi R. Devreesse, Essai sur Théodore…, op. cit., p. 28. 87 Sur son mépris pour la version du « Syrien » (la Peshitta), jugée nettement inférieure à celle des Septante, voir ses remarques dans ses commentaires sur Ha 2, 11 et So 1, 5 : In XII prophetas (PG 66, 437 BC, 452 D - 453 B) ; H.N. Sprenger, Theodori Mopsuesteni…, op. cit., p. 270,22-28 et 283,28 - 284,19. 88 Voir J.-M. Olivier, CCSG 6, p. XCIX-C.

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D’autre part, il était de règle dans la préface d’un commentaire du Psautier d’aborder un certain nombre de questions  : 1)  celle de l’auteur des psaumes – tous ont-ils ou non David pour seul et unique auteur ? ; 2) celle de l’ordre des psaumes, puisqu’il n’est ni chronologique ni thématique, et donc la question de la composition du recueil  ; 3)  celle de leurs titres  ; 4) enfin celle du sens du terme diapsalma (διάψαλμα). Comme il est douteux que Chrysostome ait fait un commentaire continu du Psautier, doté d’une préface où il aurait pris position sur chacun de ces points, nous ne pouvons que déduire de son interprétation les solutions qu’il retenait89. Le risque n’est pas grand d’affirmer qu’il tient David pour l’unique auteur de tous les psaumes, quitte à invoquer, lorsque la chronologie paraît l’interdire, son statut de prophète qui lui permet de s’exprimer ek prosōpou (ἐκ προσώπου) selon un mode d’explication couramment utilisé par les Antiochiens. Ce genre de remarque est pourtant peu fréquent chez lui90. La question de l’ordre des psaumes ne paraît pas retenir son attention. À l’égard de leurs titres, il ne manifeste aucune réticence et donne l’impression de les accepter sans s’interroger davantage sur leur exactitude, contrairement à Diodore qui les juge le plus souvent erronés et finit par s’en désintéresser91. Enfin, le terme de diapsalma ne semble pas le troubler autrement : il se contente pour l’expliquer de citer à plusieurs reprises la variante d’un autre traducteur qui le rend par l’adverbe « toujours92 ». On est loin ici des discussions sur le sujet de Grégoire de Nysse ou même de Théodoret, pour ne rien dire de Jérôme93 ! Ces remarques nous conduisent à penser qu’il n’y a pas chez Jean Chrysostome un réel souci de critique textuelle. Sans doute partage-t-il fondamentalement sur ce point les positions de la majorité des exégètes d’Antioche, ses contemporains, pour qui le texte de la Septante dispense en 89 Il en va de même dans le cas de Théodore de Mopsueste, dont le commentaire a été partiellement reconstitué par R. Devreesse (Le Commentaire de Théodore… op. cit.) à partir du témoignage des chaînes et de la traduction latine de Julien d’Éclane, car rien ne subsiste de la préface. 90 M.-J.  Rondeau, Les commentaires patristiques sur le Psautier (IIIe-Ve siècles), t. II (Orientalia Christiana Analecta, 220), Rome, 1985, ch. VI, p. 275, écrit à ce sujet : « Laissant de côté Jean Chrysostome, dont les commentaires des Psaumes, homilétiques, ne révèlent qu’une utilisation incidente et superficielle de l’exégèse prosopologique, il convient d’étudier ensemble Diodore de Tarse, Théodore de Mopsueste et son adaptateur latin, enfin Théodoret. » 91 Diodore de Tarse, Commentarii in Psalmos (CCSG 6, p. 120-125). 92 Par ex. Exp. in Ps 9, 8 (PG 55, 133.37 et 134.41) ; 43, 6 (177, 2) ; 45, 1 et 2 (205.11 et 206.34) ; 139, 2 et 3 (422.24 s. et 424.25) ; 142, 5 (453.48). 93 Grégoire de Nysse consacre tout le chapitre 10 de la seconde partie de son traité Sur les titres des psaumes (J. Reynard, SC 466, Paris, 2002, p. 356-372) au sens du διάψαλμα. Voir également Jérôme, Lettre 28, à Marcella (J.  Labourt, Saint Jérôme, Lettres, t.  II, CUF, Paris, 1951, p.  19-22), et Théodoret, In Psalmos, praef. (PG 80, 864 B - 865 A).

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définitive de recourir à d’autres versions et même à l’original hébreu. Mais ceux-là, du moins, abordent clairement le sujet et s’en expliquent. Pour eux comme pour lui, la raison profonde de cette attitude est qu’ils tiennent la Septante pour un texte inspiré au même titre que l’hébreu et que, de ce fait, elle bénéficie d’un statut qui la place au-dessus de toutes les autres versions. Tous ne le déclarent pas aussi catégoriquement que Théodore de Mopsueste, mais tous partagent la même conviction. C’est donc en dernier ressort le texte de la Septante – et en particulier celui de l’exemplaire réservé à l’usage liturgique – qui fait autorité et sert de fondement à l’interprétation94. C’est sur lui que s’exerce, jusque dans le détail, l’analyse philologique et littéraire conduite par l’exégète.

V. La terminologie exégétique de Jean Chrysostome Faire l’inventaire de la terminologie exégétique de Jean Chrysostome, c’est déjà pour une large part dire quelque chose de sa méthode d’interprétation. À l’instar de Diodore95, Chrysostome précise à l’occasion le vocabulaire qu’il utilise. Il le fait, et j’y reviendrai96, pour définir le « type » et expliquer ce que veut dire Paul quand il déclare que « tout cela leur arrivait tupikōs » (τυπικῶς, 1 Co 10, 11). On ne s’étonnera pas de trouver chez lui une terminologie assez semblable à celle de Diodore de Tarse, de Théodore de Mopsueste ou de Théodoret de Cyr. Les sondages que nous avons effectués l’attestent. C’est seulement dans les variations de fréquence d’emploi de certains termes que peuvent se noter des différences significatives.

La theōria (ϑεωρία) Il est habituel, lorsqu’on présente un panorama de l’exégèse antiochienne d’accorder une place toute particulière à la notion de theōria. C’est sans aucun doute le système interprétatif qu’elle commande qui a été le plus 94 Quand, dans ses commentaires des Psaumes, Chrysostome cite plusieurs variantes, il termine ordinairement par celle de la Septante ; mais est-ce son exemplaire Septante ou la leçon de la Septante hexaplaire ? Attitude à rapprocher de celle de Théodoret qui, constatant l’absence dans l’hébreu, le syriaque et chez les autres traducteurs de la leçon qu’il lit dans le texte biblique servant de base à son commentaire, décide néanmoins de retenir et de commenter cette leçon, précisément parce qu’elle est celle de son exemplaire : In Isaiam 19, 132-136, sur Is 60, 8 (J.-N. Guinot, SC 315, Paris, 1984, p. 250) ; voir aussi In Isaiam 12, 307311, sur Is 41, 3 (J.-N. Guinot, SC 295, Paris, 1982, p. 416-418). 95 Sur la définition des figures de style répertoriées par Diodore dans son Prologue du Psaume 118 (allégorie, tropologie, comparaison, énigme, éthopée, prosopopée, hyperboles), voir L.  Mariès, « Extraits du commentaire… », art. cit., p. 91-99, et Études préliminaires…, op. cit., p. 117-121. 96 Voir infra., p. 40-41.

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constamment étudié depuis qu’Alberto Vaccari97, à la suite de Heinrich Kihn98, en a souligné l’importance dans l’exégèse de Diodore de Tarse et de Théodore de Mopsueste, à partir notamment de la définition qu’en a donnée Julien d’Éclane99. L’article d’A. Vaccari fut à l’origine de beaucoup d’autres sur le même sujet. Sans toujours apporter du nouveau, ils ont contribué à mettre en évidence un mode d’interprétation qui allait, en quelque sorte, devenir la caractéristique de l’exégèse antiochienne et marquer sa différence par rapport à l’exégèse allégorique d’Origène et des Alexandrins. Une décennie plus tard, José M. Bover proposa à son tour une explication de la définition de la theōria empruntée par Julien d’Éclane à Théodore de Mopsueste, dont il était devenu l’hôte et l’ami lors de son exil en Orient100. Vaccari jugea aussitôt nécessaire de réagir à l’article de Bover et de faire une mise au point sur l’explication qu’il y donnait de la définition de Julien d’Éclane et sur la rétroversion grecque qu’il en proposait101. À la même époque, dans ses Études préliminaires à l’édition du Commentaire de Diodore de Tarse sur les Psaumes, Louis Mariès montrait que Diodore, grâce à son recours à la theōria, telle qu’A. Vaccari l’avait présentée dans son premier article, tenait pour messianiques seize psaumes et non seulement quatre (Ps 4, 8, 44 et 109 LXX), et qu’il était donc moins intransigeant dans son interprétation qu’on ne le prétendait généralement102. L’intérêt pour 97 A. Vaccari, « La ϑεωρία nella scuola esegetica di Antiochia », Biblica 1 (1920), p. 3-36. 98 H. Kihn, « Über ϑεωρία und ἀλληγορία nach den verlorenen hermeneutischen Schriften der Antiochener », Theologische Quartalschrift 62 (1880), p. 531-582. 99 Julien d’Éclane, In Oseam (sur Os  1, 10-11)  : non utique ut negaret illud quod totus prophetiae textus inculcat […] sed ut ostenderet, quam intelligentiae regulam custodire in libris propheticis debeamus : id est, ut cum sub narratione iudaicarum rerum ingentur, et ex parte in illo populo nossemus fuisse completum, et per theoriam aliis quoque, id est cunctis gentibus, convenire. Theoria est autem, ut eruditis placuit, in breuibus plerumque aut formis aut causis earum rerum quae potiores sunt considerata perceptio. Haud igitur illa Iudaeorum de Babylone reuocatio secundum historiam, ista uero per fidem Christi est collata libertas secundum allegoriam significata proprie diceretur… (PL 21, 971 B ; L. De Coninck, Iuliani Aeclanensis Expositio libri Job  ; Tractatus prophetarum Osee Iohel et Amos…, CCSL 88, Turnhout, 1977, p. 130,516 - 131,538). 100 J.M.  Bover, « La ‘Teoría’ antioquena definida por Julián de Eclano », Estudios Eclesiásticos 12 (1933), p. 405-415 (sur Chrysostome : p. 412 et 414). 101 A. Vaccari, « La ‘Teoria’ esegetica antiochena », Biblica 15 (1934), p. 94-101. 102 L.  Mariès, Études preliminaires…, op. cit., p.  134-144. Toutefois, Diodore ne tient pour entièrement messianiques que ces quatre psaumes, les autres ne possédant qu’un certain nombre de traits messianiques, relevant de la ϑεωρία ou seulement d’une lecture accommodatice. Son exégèse, comme celle de Théodore de Mopsueste, qui radicalise peut-être encore les positions de son maître (cf. L. Pirot, L’œuvre exégétique, op. cit., p. 237 ; R. Devreesse, Essai sur Théodore…, op. cit., p. 72-78), demeure donc très nettement vétérotestamentaire ; voir

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la ϑεωρία antiochienne continua à se manifester au cours des décennies suivantes. En 1952, paraissait un long article de Francisco Álvarez Seisdedos sur le sujet103. Une année plus tard, Paul Ternant publiait à son tour, en trois livraisons successives, une synthèse sur la ϑεωρία d’Antioche, sous le titre général : « La ϑεωρία d’Antioche dans le cadre des sens de l’Écriture104 ». Un tel intérêt pour la theōria antiochienne n’était sans doute pas étranger, dans les milieux catholiques, à des préoccupations apologétiques. Cela transparaît à l’évidence dans la dernière partie de l’étude que lui consacre P.  Ternant, où il souligne l’influence de ce mode d’interprétation dans l’histoire de l’exégèse et son actualité105. Déjà A. Vaccari s’interrogeait, du reste, sur la valeur objective de la theōria et sur l’utilité que pouvait en tirer l’exégèse moderne106. Les mêmes préoccupations se font jour chez F. Álvarez Seisdedos107. Souligner le caractère objectif et presque « scientifique » avec lequel les exégètes d’Antioche interprètent l’Écriture et y reconnaissent, grâce à la ϑεωρία, des prophéties messianiques était aussi une manière de légitimer la tradition catholique d’interprétation du texte biblique108. Bien d’autres contributions, touchant la notion de theōria, mériteraient encore d’être signalées, qui prouvent l’intérêt porté à cette dimension de l’exégèse antiochienne depuis le début du siècle dernier jusqu’à nos jours109.

103 104 105 106 107 108

109

mon article, « L’In Psalmos de Théodoret : une relecture critique du commentaire de Diodore de Tarse », dans Le Psautier chez les Pères (CBP 4), Strasbourg, 1994, p. 97-134. F.  Álvarez Seisdedos, « La ‘teoría’ antioquena », Estudios Bíblicos 11 (1952), p. 31-67. P.  Ternant, « La ϑεωρία d’Antioche dans le cadre des sens de l’Écriture », Biblica 34 (1953), p. 135-138, 354-383, 456-486. P. Ternant, « La ϑεωρία… », art. cit., en particulier p. 476-486. A. Vaccari, « La ϑεωρία nella scuola esegetica di Antiochia », art. cit., p. 30-36. F. Álvarez Seisdedos, « La ‘teoría’ antioquena… », art. cit., p. 61-67. Voir aussi la réponse de P. Ternant, « La ϑεωρία… », art. cit., p. 485, aux réserves émises contre la ϑεωρία par J. Daniélou, « Bulletin d’histoire des origines chrétiennes », Recherches de Science Religieuse  38 (1951-1952), p.  257-301, ici p. 280. Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut citer encore l’article de R.  Devreesse, « La méthode exégétique de Théodore de Mopsueste », Revue biblique 53 (1946), p. 207-241, et les pages qu’il lui consacre dans son Essai sur Théodore…, op. cit., p. 78-82 ; mais il s’agit là de la ϑεωρία-contemplation, non de celle sur laquelle repose la typologie dont il traite plus loin (p. 86-93) ; les articles de J. Guillet, « Les exégèses d’Alexandrie et d’Antioche : conflit ou malentendu ? », Recherches de Science Religieuse 34 (1947), p. 257-302 ; de P. Magnanini, « La ϑεωρία degli Antiocheni », dans Scritti in onore di Sua Eccellenza mons. Giuseppe Battaglia (Biblioteca Cardinale Gaetano Cicognani,  2), Faenza, 1957, p.  221-242  ; le chapitre de B. de Margerie dans son Introduction à l’histoire de l’exégèse, t. I, Paris, 1980, p. 188-213 (ch. VII, « Histoire, ‘théôria’ et tradition dans l’école d’Antioche »), où il est fait plusieurs fois référence à l’œuvre de Chrysostome ; l’article de B.L.  Nassif, « The ‘Spiritual Exegesis’ of Scripture  : The School of Antioch

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Il faudrait pourtant se garder de croire, à partir du nombre de travaux consacrés à l’étude de cette notion, que tous les exégètes d’Antioche usent communément du terme de theōria au sens exégétique que lui donnent Diodore, Théodore et Julien d’Éclane. On notera que, dans la plupart de ces études, il est très peu fait mention de Jean Chrysostome et qu’il en est même parfois totalement absent. Visiblement, en ce domaine, la critique ne le range pas au nombre des « théoriciens » de l’école d’Antioche ! Si l’on ne s’attache qu’au mot de theōria, cela peut se comprendre. Je dirais volontiers, en paraphrasant Diodore de Tarse parlant de l’allégorie, dont l’Écriture connaîtrait bien le mot, mais non la chose110, que Jean Chrysostome connaît bien le mode d’interprétation fondé sur la notion de theōria, mais qu’il ignore pratiquement l’emploi du mot dans son acception exégétique111. Le plus souvent le terme est employé chez lui en son sens étymologique pour désigner l’acte de voir, la vision, la contemplation ou l’illumination dont bénéficie l’esprit prophète. Toutefois, nous le verrons, cela n’empêche pas Chrysostome de faire appel, au moins implicitement, à la notion de ϑεωρία quand il a recours à l’explication typologique, dont il est l’un des « théoriciens » et dont il explique avec beaucoup de pédagogie le mode de fonctionnement.

L’anagogie Dans le prologue à son Commentaire sur les Psaumes, tout en affirmant son attachement au sens littéral et historique du texte, Diodore de Tarse revisited », Anglican Theological Review 75 (1993), p. 437-470, qui, après sa propre thèse – Theoria in St. John Chrysostom’s exegesis, thèse, Fordham University (NY), 1991 –, fait un bilan critique assez complet des recherches menées sur la notion de theōria, depuis H. Kihn en 1880 jusqu’en 1993, et peut-être complété par son autre article, «  Antiochene theoria in John Chrysostom’s exegesis  », dans K. Tanner et C. Hall (éd.), Ancient and Postmodern Christianity: PaleoOrthodoxy in the 21st Century. Essays in Honor of Thomas C. Oden, Downers Grove (IL), 2002, p.  49-67  ; voir encore R.C.  Hill, Reading the Old Testament in Antioch, op. cit., p.  154-159  ; voir, enfin, mon article, « La typologie comme technique herméneutique », dans Figures de l’Ancien Testament chez les Pères (CBP 2), Strasbourg, 1989, p. 1-34. 110 Diodore, Prologue du Psaume 118, éd. et trad. L.  Mariès, « Extraits du commentaire de Diodore de Tarse sur les Psaumes », Recherches de Science Religieuse 9 (1919), p. 79-101, ici p. 90, 6-8. 111 Il ne s’agit là que d’une impression générale, et non d’une affirmation catégorique qui ne pourrait se fonder que sur une recherche exhaustive, d’autant qu’il faudrait aussi examiner les emplois du verbe ϑεωρεῖν ; or, ce dernier est, une fois au moins utilisé dans cette acception par Chrysostome, dans Expos. in Ps. 9, 5-7 (où il donne des exemples d’interprétations typologiques), en relation avec l’expression κατὰ ἀναγωγήν (PG  55, 126.44-46). Théodoret n’utilise pas davantage le terme ϑεωρία au sens que lui donne Diodore.

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ne s’interdit pas de recourir dans son interprétation à un sens supérieur, celui que permettent d’atteindre l’anagogie (ἀναγωγή) et la theōria112, deux manières donc pour lui de dépasser le sens obvie. Un sondage opéré sur les Homélies sur la Genèse, les Interprétations des Psaumes, les Homélies sur Matthieu et les Homélies sur Jean, m’a permis de constater la mention fréquente chez Chrysostome d’une explication κατὰ ἀναγωγήν, mais presque exclusivement dans ses commentaires des Psaumes113, qu’il propose, accepte – c’est le cas le plus fréquent – ou récuse une telle interprétation. À titre de comparaison, Théodoret n’utilise le terme ἀναγωγή dans son sens exégétique qu’à deux reprises114. Il est plus curieux, en revanche, qu’un sondage portant sur le même ensemble de textes n’atteste que quatre occurrences de l’adverbe τροπικώτερον –  deux fois en concurrence avec les adverbes μεταφορικῶς et συγκαταϐατικώτερον  – pour désigner le sens métaphorique du texte par opposition à son sens littéral115, et qu’on ne trouve aucune occurrence du simple τροπικῶς, si fréquent par exemple chez Théodoret. L’emploi

112 Diodore de Tarse, Comm. in Psalmos, Prologue : « Toutefois, dans la mesure du possible, même des erreurs [les titres des psaumes que Diodore juge le plus souvent erronés], avec l’aide de Dieu, nous donnerons l’interprétation, et nous ne nous écarterons pas de la vérité vraie, mais nous l’exposerons à la fois selon l’histoire et la lettre même, sans nous interdire le sens anagogique (ἀναγωγή) et la considération (ϑεωρία) supérieure. Car l’histoire ne s’oppose pas à la considération supérieure, mais elle se trouve être le fondement et la base des sens supérieurs. Mais il faut seulement prendre garde à ceci, que jamais la théorie n’apparaisse comme la destruction du sujet, ce qui ne serait plus théorie, mais allégorie » (CCSG 6, p. 123-132). 113 Nous y avons relevé 37 occurrences de l’expression κατὰ ἀναγωγήν, plusieurs fois opposée à une explication κατὰ ἱστορίαν ou κατὰ τὴν ῥῆσιν / τὸ ῥητόν : par ex. Exp. in Ps. 8, 1 (PG 55, 116.53) ; 110, 7 (289.3) ; 115, 4 (325.36) ; 119, 1 (339.22) ; 142, 6 (456.16)  ; 147, 3 (483.2)  ; In Matth. hom. 28, 4 (PG  57, 355.5). Parfois signalé comme étant celui d’autres exégètes (Exp. in Ps.  7, 3  : PG  55, 84.19  : 115, 4 : 325.36 s. ; 119, 1 : 339.4 ; 149, 2 : 494.23), ce type d’explication n’est pas toujours retenu par Chrysostome qui préfère, à plusieurs reprises, s’en tenir au sens historico-littéral. Fréquent dans ses commentaires des Psaumes, ce recours à l’interprétation κατὰ ἀναγωγήν n’apparaît ni dans les homélies In Genesim, ni dans celles In Iohannem, et une fois seulement dans In Matth. hom. 28, 4 (PG 57, 355.5). 114 Cf. Quaestiones in Octateuchum, Q. in Deut. 31 (N. Fernández Marcos, A. Sáenz Badillos, Theodoreti Cyrensis Quaestiones in Octateuchum. Editio critica [Textos y estudios ‘Cardenal Cisneros’, 17], Madrid, 1979, p. 250, 2). La seconde occurrence du terme, dans l’In Psalmos (PG 80, 949 B), figure dans une addition, tirée d’un Vat. gr., signalée par J. Garnier dans son Auctarium ; en l’absence d’une édition critique, elle est donc moins assurée. 115 Joint à μεταφορικῶς et συγκαταϐατικώτερον, il se trouve Expos. in Ps.  44, 5 (PG 55, 190.31) ; 45, 2 (206.7) ; 137, 2 (410.1) il est joint à συγκαταϐατικώτερον ; cf. aussi In Matth. hom. 10, 3 (PG 57, 187.35).

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de μεταφορά ou de l’adverbe μεταφορικῶς pour caractériser le discours scripturaire est, en revanche plus fréquent116.

L’explication ek prosōpou (ἐκ προσώπου) Les exégètes qui tiennent David pour l’auteur de tous les psaumes ont l’habitude de dire que sa qualité de prophète lui donne de parler ἐκ προσώπου, c’est-à-dire en se mettant à la place de personnages éloignés de lui dans le temps, dans le passé comme dans le futur. Faut-il tenir l’expression pour caractéristique de l’exégèse antiochienne  ? Il semble que oui117, même si L. Mariès ne la relève pas dans le catalogue qu’il dresse des traits antiochiens du Commentaire sur les Psaumes de Diodore118. Théodore de Mopsueste, en revanche, et Théodoret de Cyr ont tous deux fréquemment recours à ce mode d’interprétation119. Chrysostome en fait, lui, un usage fort limité, et le plus souvent pour indiquer que le prophète David parle non pas en son nom propre, mais en tenant la place de Dieu120. Nos sondages confirment donc le constat fait par M.-J. Rondeau121.

116 On y relève 14 occurrences de μεταφορά : In Gen. hom. 67, 3 (PG 54, 575.11) ; Expos. in Ps. 7, 12 ; 10, 3 ; 48, 9 ; 119, 2 ; 120, 2 ; 134, 6 (PG 55, 102.39 ; 143.16 ; 236.26 ; 341.19 ; 346.22 ; 396.18) ; In Matth. hom. 11, 4 ; 17, 3 ; 19, 1 (PG 57, 197.15  ; 258.24  ; 275.9)  ; In Ioh. hom. 54, 2  ; 59, 2  ; 77, 1 (PG  59, 298.10.17  ; 324.43 ; 415.47), et 8 occurrences de l’adverbe μεταφορικῶς : Expos. in Ps. 7, 11 (PG 55, 98.11), 44, 10 (199.3), 45, 2 (206.6) et 138, 3 (415.33, où le mot est opposé à κυρίως) ; In Matth. hom. 11, 2 ; 24, 2 (PG 57, 194.39 ; 323.46) ; In Ioh. hom. 34, 2 ; 59, 2 (PG 59, 194.60 : « Les prophètes également usent du même trope et disent beaucoup de choses sur le mode métaphorique » ; 324.27) ; cf. encore In Isaiam 1, 3, 66 (SC 304, p. 58). 117 Voir M.-J. Rondeau, Les commentaires patristiques…, op. cit., II, p. 275 s. 118 L. Mariès, Études preliminaires…, op. cit., p. 98-132 (relevé des « traits antiochiens positifs » et « négatifs » du commentaire diodorien). En revanche, J.-M. Olivier en fait état dans l’introduction à son édition du Commentaire, mais sans donner de références (CCSG 6, p. LXXX). 119 Théodore de Mopsueste, Comm. in Psalmos (R. Devreesse, Le Commentaire de Théodore…, op. cit., index, p. 568, ad loc.) ; pour Théodoret, voir J.-N. Guinot, L’exégèse de Théodoret…, op. cit., index, p. 853, ad loc. 120 Des sept (huit) occurrences de l’expression ἐκ προσώπου, relevées dans le même ensemble de textes, quatre ont pour objet de signaler que le prophète parle ἐκ προσώπου τοῦ ϑεοῦ (In Gen. hom. 3, 4 ; 7, 2 ; 8, 5 : PG 53, 36.57 ; 63.6 ; 74.36 ; Expos. in Ps. 109, 7 : PG 55, 276.31), une ἐκ προσώπου τῶν ϑλιϐομένων (Expos. in Ps. 9, 9 : PG 55, 135.11) ; deux seulement renvoient, de façon moins banale, à ce mode particulier d’explication qui permet de conserver à David, en tant que prophète, la paternité de tous les psaumes : Expos. in Ps. 43, 1 (PG 55, 167, 25 : David parlant ἐκ προσώπου τῶν Μακκαϐαίων) ; In Ioh. hom. 9, 1 (PG 59, 69.45 : les prophètes parlant ἐκ προσώπου τοῦ Χριστοῦ). 121 M.-J. Rondeau, Les commentaires patristiques…, op. cit., II, p. 275.

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La parabolē (παραϐολή) Un autre exemple intéressant est la distinction qu’il opère entre les différents sens du mot παραϐολή en commentant le Ps  48, 5 (LXX)122. L’exemple mérite de retenir l’attention, car Diodore, dans son prologue au Ps 118, opère une distinction de même nature123.

La prophétie, les diēgēmata (διηγήματα), etc. À la fin de son homélie 19 sur les Actes, Jean Chrysostome voulant montrer la richesse inépuisable de l’Écriture à un auditoire, peu enclin à écouter la parole de Dieu et se disant lassé d’entendre lire les mêmes textes, l’accable de questions oratoires, pour lui faire mesurer la diversité des modes d’expression qu’elle utilise124 : Qu’est-ce qu’une prophétie ? Dites-le moi  ! Qu’est-ce que des récits (διηγήματα) ? Qu’est-ce qu’une parabole ? Qu’est-ce qu’une allégorie ? Qu’est-ce qu’un type ? Qu’est-ce qu’un symbole ? Qu’est-ce que des évangiles ? Dites-moi seulement ce qu’il y a de plus clair : pourquoi les appelle-t-on des évangiles  ? […] Dites-moi aussi ce qui les distingue des écrits prophétiques  ? Pourquoi ces derniers ne sont-ils pas appelés, eux aussi, des évangiles, alors qu’ils disent, eux aussi, les mêmes choses  ? […] Pourquoi n’appelle-t-on pas aussi cela des évangiles ? Pourquoi n’appelle-t-on pas aussi ceci une prophétie ?

Que n’a-t-il apporté une réponse précise à chacune de ces questions (ζητήματα), au lieu de laisser à son auditoire le soin de les résoudre ! Nous aurions là un utile répertoire de sa terminologie exégétique.

L’allēgoria (ἀλληγορία) Naturellement les occurrences du terme ἀλληγορία sont chez lui extrêmement rares, le contraire eût été étonnant de la part d’un antiochien. Comme Diodore, Théodore et Théodoret, il a soin de souligner que Paul utilise ce mot en Ga  4, 24 de manière impropre, et ne veut aucunement 122 Cf. Expos. in Ps  48, 3 (PG  55, 225)  ; voir S.  Zincone, « Parlare in parabole  : osservazioni sull’esegesi crisostomiana di Mt. 13,10 sgg. », Studi e materiali di storia delle religioni 20 (1996), p. 685-690, ici p. 686 ; G. Bady, Le Commentaire inédit…, op. cit., I, p. 103-104. 123 Cf. L.  Mariès, « Extraits du commentaire… », art. cit., p.  117-118. Voir aussi Théodoret, In Psalmos  : Παραϐολὰς δὲ καλεῖ τοὺς αἰνιγματώδεις λόγους (PG 80, 1220 C) ; cf. Eusèbe, In Psalmos (PG 23, 429 C), où la même explication est donnée mot pour mot : en l’absence d’une édition critique de ces deux commentaires In Psalmos, on ne peut décider dans quel cas il pourrait s’agir d’une fausse attribution de la chaîne. 124 Jean Chrysostome, In Acta hom. 19, 5 (PG 60, 156-157).

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désigner par là ce que les Grecs entendent d’ordinaire par « allégorie125 ». Il était, en effet, essentiel pour les exégètes d’Antioche de priver les allégoristes d’un argument d’autorité dont ils pouvaient se prévaloir pour justifier leur propre méthode d’interprétation. Cela dit, nous y reviendrons, un certain flottement paraît exister chez Chrysostome entre l’emploi du terme « allégorie » et celui de « métaphore126 ».

125 Jean Chrysostome, In Ep. ad Gal. comm. : « C’est improprement (καταχρηστικῶς) qu’il a appelé ‘allégorie’ le type. Or, voici ce qu’il veut dire : cette histoire ne donne pas seulement à entendre ce qu’elle fait paraître, mais elle déclare aussi d’autres choses (ἄλλα τινά), c’est pourquoi elle a été appelée ‘allégorie’. Eh bien, qu’a-t-elle déclaré  ? Rien d’autre que toutes les réalités présentes » (PG  61, 662.18-23). Sur cette « récupération » par les exégètes antiochiens de Ga 4, 24 pour priver les allégoristes de la caution que pouvait leur fournir Paul, voir Diodore, Comm. in Psalmos, Prologue : « En effet, l’Apôtre n’a nullement détruit l’histoire en y ajoutant la théôrie, et cela bien qu’il ait appelé allégorie la théôrie, non par ignorance des termes, mais pour enseigner que, même si le nom d’allégorie est appliqué aux sens , c’est selon la théôrie qu’il faut l’entendre, sans aucunement porter atteinte à la nature de l’histoire. Mais les novateurs en matière de divine Écriture, imbus de leur science – qu’ils aient été démunis à l’égard de l’histoire ou qu’ils l’aient dénaturée – y ont ajouté l’allégorie, non pas au sens de l’Apôtre, mais en faisant, à des fins de vanité personnelle, comprendre aux lecteurs une chose pour l’autre » (CCSG 6, p. 133-143) ; Théodore, Comm. in Ep. ad Gal. : « D’aucuns mettent beaucoup d’application à escamoter (interuertere) le sens des divines Écritures et à en retrancher (intercipere) tout ce qui y a été mis, pour inventer des fables (fabulas) ineptes de leur cru et donner le nom d’allégorie à leur propre folie (desipientiae). Ils font un usage abusif de ce mot de l’Apôtre, comme s’ils paraissaient avoir tiré de ce verset la faculté de supprimer aussi toute signification de la divine Écriture, puisqu’ils s’efforcent de dire avec l’Apôtre : par allégorie, sans comprendre combien ce qu’ils disent diffère de ce qu’a dit l’Apôtre à cet endroit. En effet, l’Apôtre n’a pas supprimé l’histoire et n’a pas évacué les événements qui se sont produits alors. […] C’est donc pour cette raison qu’il a déclaré : Ces choses ont été dites par allégorie, en appelant allégorie la comparaison qui pouvait être faite à partir d’événements passés avec les événements présents »  (H.B.  Swete, Theodori episcopi, op. cit.,I, p.  73,20 - 74,1 et 79,5-7)  ; Sévérien de Gabala (J.A.  Cramer, Catenae Graecorum Patrum in Novum Testamentum, t. VI [in sancti Pauli epistolas], Oxford, 1842, réimpr. Hildesheim, 1967, p. 70) : « Présentement, il a usé de manière impropre du nom d’allégorie en le détournant de son sens. L’allégorie, en effet, ne s’en tient pas aux mots, mais fait entendre d’autres choses, que rend manifestes la suite logique dans la trame du discours [ainsi du vocabulaire érotique du Cantique]. Là (Ga 4, 24), en revanche, l’histoire aussi est reconnue comme telle, et il est démontré qu’elle est la figure (tupos) d’une réalité future » ; Théodoret, Comm. in Ep. ad Gal. : « Le divin Apôtre a dit de manière allégorique pour dire : à entendre aussi en un autre sens. Car il n’a pas supprimé l’histoire, mais il enseigne les réalités qui ont été préfigurées dans cette histoire » (PG 82, 489 D). 126  Cf. infra, note 179.

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Nous pourrions poursuivre cet examen de la terminologie exégétique de Jean Chrysostome, et nous le ferons incidemment en soulignant les principales caractéristiques de sa méthode d’interprétation, mais il suffira de dire ici que, d’après les sondages que nous avons conduits sur le même groupement de textes –  Homélies sur la Genèse, Commentaires sur les Psaumes, Homélies sur Matthieu, Homélies sur Jean –, elle est le plus souvent très proche de celle des autres exégètes antiochiens.

VI. Présupposés de lecture Inspiration de l’Écriture Avec l’ensemble des Pères, Chrysostome tient pour inspiré, en toutes ses parties, le texte biblique qu’il commente, autrement dit, pour l’Ancien Testament, la version des Septante. Peut-être ne le dit-il pas aussi explicitement que d’autres, en rappelant les conditions dans lesquelles s’est faite cette traduction, mais de nombreuses remarques incidentes empêchent d’en douter  : « La bouche par laquelle Dieu parle est la bouche de Dieu. De même que la bouche humaine est celle de notre âme, bien que l’âme n’ait pas de bouche, de même aussi la bouche des prophètes est-elle celle de Dieu », déclare-t-il dans l’Homélie sur les Actes citée plus haut127. Il ne paraît pas davantage faire de différence entre l’Ancien Testament et le Nouveau Testament sous ce rapport, puisque l’un et l’autre sont inspirés par un même Esprit : le nombre et l’entrecroisement de citations vétéro- et néotestamentaires dans sa prédication en serait, s’il le fallait, une preuve manifeste. Établirait-il, en revanche, sous le rapport de l’inspiration, une différence entre les livres sapientiaux ou historiques de l’Ancien Testament par exemple et, d’autre part, les prophéties, comme on l’a souvent reproché –  peut-être injustement  – à Théodore de Mopsueste128  ? Rien ne semble autoriser à l’affirmer129. Sans doute pourrait-on invoquer en ce sens tel passage de son Commentaire sur Isaïe, où Chrysostome, pour illustrer la différence qui existe à ses yeux entre un prophète et un devin (Is 3, 2), oppose Salomon au prophète Élisée : Tous deux ont fait connaître des choses cachées et dévoilé des choses cachées ; mais ils n’agissaient pas tous deux par la même puissance : l’un se servit de l’intelligence humaine et partit de la nature dans le jugement des prostituées que l’on sait (1  R  3, 16-28), l’autre, sans recourir à aucun raisonnement – quel aurait-il pu être ? –, fut capable 127 Jean Chrysostome, In Acta 19, 5 (PG 60, 156). 128 Cf. L. Pirot, L’œuvre exégétique…, op. cit., p. 159-163. 129 Voir sur l’inspiration du livre des Proverbes G. Bady, Le Commentaire inédit…, op. cit., I, p. 100.

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de découvrir le vol de Giézi (2  R  5, 19-27), éclairé par une grâce divine sur ce qui s’était passé au loin130.

Ce serait pourtant, selon moi, forcer le sens et la portée du texte. Chrysostome veut seulement montrer par ces exemples que le devin est « capable de conjecturer l’avenir grâce à une profonde intelligence et à l’expérience des faits », tandis que « le prophète parle sous l’inspiration divine, sans rien apporter de lui-même ». Il ne s’agit donc pas là d’établir une distinction entre l’inspiration des livres attribués à Salomon et ceux des prophètes131. En revanche, la formule « sans rien apporter de lui-même », utilisée par Chrysostome dans le cas du prophète, permet de s’interroger sur sa conception même de l’inspiration prophétique et de la liberté reconnue au prophète au moins quand il est « la bouche de Dieu » (extase, vision, etc.). L’exemple de la prophétie d’Isaïe permet également à Chrysostome d’affirmer que le prophète ne bénéficie pas d’une inspiration continue, ce qui explique du reste, à ses yeux, la structure du livre où sont réunis ses oracles132. Quant à la vision qu’aurait le prophète de ce qu’il annonce, plusieurs passages de son Commentaire sur Isaïe laisseraient entendre qu’elle était presque complète : En effet, il (le prophète) voyait presque les événements, il se les représentait et avait une pleine certitude de ce qu’il disait. Car avec plus de netteté que nos yeux, ces hommes voyaient l’invisible133.

Utilité de l’Écriture Tout entière inspirée, l’Écriture présente donc, quel que soit le texte, une utilité (ὠφέλεια, κέρδος) qu’il appartient à l’exégèse de dégager dans son interprétation. Rien n’y est dit au hasard ou superflu, rien ne doit être négligé. C’est une des raisons majeures de l’attention portée par Chrysostome et les exégètes d’Antioche à la lettre du texte. Ainsi veut-il, dans l’une de ses Homélies sur la Genèse, montrer à son auditoire, par une interprétation minutieuse (μετὰ ἀκριϐείας) du texte, que le moindre terme (βραχεῖαν λέξιν), voire la moindre syllabe (μίαν συλλαϐήν) de l’Écriture, ne doivent pas être négligés (παρατρέχειν), puisque ce ne sont pas simplement 130 Jean Chrysostome, Com. sur Isaïe 2, 2, 50-59 (trad. A. Liefooghe, SC 304, p. 106108). 131 Voir aussi Com. sur Isaïe 5, 3 (SC  304, p.  225), où sont mis en parallèle les prophètes avec « l’auteur des Proverbes », pour souligner chez eux et chez ce dernier l’utilisation des mêmes procédés stylistiques. 132 Jean Chrysostome, Com. sur Isaïe 2, 1, 1 s. (SC 304, p. 42) ; Théodoret donne aussi la même explication : In Isaiam 2, 5-6 (SC 276, p. 188) ; 16, 248-251 (SC 315, p. 122). 133 Jean Chrysostome, Com. sur Isaïe 7, 5, 76  s. (trad. A. Liefooghe, SC  304, p. 316) ; voir aussi Com. sur Isaïe 6, 6, 18-19 : μετὰ ἀκριϐείας (SC 304, p. 282).

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des mots (οὐ γὰρ ῥήματα ἁπλῶς), mais la parole même de l’Esprit Saint134. L’exégète invite donc fréquemment à ne pas passer trop vite sur les déclarations scripturaires (μὴ ἁπλῶς παραδράμωμεν), mais à s’interroger sur la signification de chaque terme (διερευνησώμεϑα ἑκάστην λέξιν) et à en pénétrer profondément le sens (πρὸς τὸ βάϑος κατελϑόντες)135.

Cohérence de l’Écriture Tout fait donc sens dans l’Écriture, tout y a une parfaite cohérence (akolouthia, ἀκολουϑία) qu’il appartient à l’exégète de mettre en évidence, surtout dans les passages où elle semble à première vue faire défaut, ou dans le cas d’une apparente contradiction136. Telle est souvent la raison des interrogations de Chrysostome dans ses homélies : attirer l’attention de son auditoire sur une difficulté, une étrangeté ou une inconséquence apparente du texte, avant de lui donner la solution du problème, selon un procédé qui apparente parfois l’homélie au genre des Quaestiones (Zητήματα καὶ λύσεις)137. Cela peut le conduire à exercer sa réflexion sur la composition des livres bibliques. Ainsi note-t-il, dans son Commentaire sur Isaïe, que les oracles des prophètes n’ont pas été prononcés d’une seule traite, mais en diverses circonstances, avant d’être plus tard réunis pour former un seul livre, à la différence des Épîtres de Paul et des Évangiles qui ont été composés d’un seul tenant138. De même, il marque avec soin la différence entre ce qui, dans le discours du prophète, relève du récit historique (ἱστορία) et ce qui relève de la prophétie proprement dite : Ayant terminé la prophétie qui concerne l’Église, il revient à l’histoire, comme s’il continuait son exposé. C’est en effet l’usage des prophètes de voiler leurs prédictions non seulement par l’obscurité de leurs 134 In Gen. hom. 15, 1 (PG 53, 119.4 s.) ; cf. In illud : Salutate Priscillam et Aquilam hom. 1, 1 (PG 51, 187.1 s. et passim). 135 Par ex. In Gen. hom. 8, 1 ; 22, 2 ; 27, 1 ; 37, 4 ; 37, 1 (PG 53, 70.45 ; 187.37 ; 241.18 ; 337.51 ; 342.2) ; In Matth. hom. 79, 4 (PG 57, 279.16) ; In Ioh. hom. 27, 2 (PG 59, 159.56). 136 Jean Chrysostome, Com. sur Isaïe 7, 3, 13-17 : « Ces mots semblent présenter une grande difficulté, puisque ces gens enfermés, assiégés, n’osant même pas se pencher à l’extérieur, se montraient ainsi hors des portes. Ce chemin se voit en effet aujourd’hui hors de l’enceinte. Quelle est donc la solution de cette difficulté ? C’est qu’autrefois une autre enceinte entourait la ville  » (trad. A. Liefooghe, SC 304, p. 302, sur Is 7,4) ; voir aussi Com. sur Isaïe 8, 1, 11 s. (SC 304, p. 340). 137 Rien que dans les homélies In Genesim, nous avons relevé plus de 100 occurrences du tour interrogatif τίνος ἕνεκεν, 15 occurrences du tour τίνος ἕνεκεν καὶ διὰ τί, 7 de τί δήποτε, auxquels il faut ajouter de nombreux τί ou πῶς et plusieurs ζήτημα / λύσις. Loin d’être toutes rhétoriques, ces interrogations sont ici le plus souvent un moyen pour l’exégète d’aborder les questions dont traitent presque tous les Hexaémeron et aussi les Questions sur la Genèse de Théodoret. 138 Cf. Jean Chrysostome, Com. sur Isaïe 2, 1-2 (SC 304, p. 98-104, sur Is 2, 1).

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paroles, mais encore par la manière dont les idées se suivent. C’est pourquoi il n’achève pas son discours, mais comme s’il enchaînait, il revient aux avertissements donnés aux Juifs139.

Aussi l’une des règles fondamentales de l’interprétation est-elle, à ses yeux, d’envisager le texte dans son ensemble, d’en respecter la composition et de le replacer dans son contexte, au lieu s’attacher à un verset ou à un point particulier, même si ce point est reconnu comme une prophétie particulièrement importante, comprenons messianique140. Théodore de Mopsueste ne disait pas autre chose et déplorait que certains exégètes répartissent leur explication d’un psaume entre différents personnages, ce qui en ruinait, à ses yeux, l’unité de composition141.

Obscurité de l’Écriture L’obscurité de l’Écriture –  Chrysostome a prononcé des homélies De prophetiarum obscuritate142  – est évidemment un thème récurrent dans son interprétation comme dans celle des Pères en général, que l’obscurité tienne au sens d’un mot ou d’une expression, à la traduction des Septante, au style prophétique143 ou à la volonté délibérée du prophète de voiler sa prophétie144. 139 Jean Chrysostome, Com. sur Isaïe 2, 5, 58 s. (trad. A. Liefooghe, SC 304, p. 124, sur Is 2, 5-6) ; voir aussi 6, 6, 54-57 (SC 304, p. 240, sur Is 6, 11-13). 140 Par ex. Expos. in Ps. 115, 1 (PG 55, 319-320) ; 117, 1 (PG 55, 328). 141 Voir L. Pirot, L’œuvre exégétique…, op. cit., p.  264  ; R.  Devreesse, Essai sur Théodore…, op. cit., p. 73 (l’insertion d’un extrait de psaume dans le Nouveau Testament ne suffit pas à faire de ce psaume une prophétie) ; B. de Margerie, Introduction…, op. cit., p.  199. Néanmoins Chrysostome note que, dans un psaume, comme dans toute prophétie, le passage d’un sujet à un autre est fréquent : par ex. Expos. in Ps. 108, 2 (PG 55, 261.1-19) ; 117, 5 (PG 55, 38-46). 142 Cf. PG 56, 163-192 ; voir l’édition critique de S. Zincone, Giovanni Crisostomo, Omelie sull’oscurità delle profezie (Verba Seniorum, n.s. 12), Rome, 1998. À ces deux homélies se rattache une troisième, connue et rangée par B. de Montfaucon comme la première des homélies De diabolo tentatore, selon A.  Peleanu, « Deux séries chrysostomiennes  : Sur l’impuissance du diable et Sur l’obscurité des prophéties », Revue des études augustiniennes 57 (2011), p. 89-108 ; voir aussi son introduction à son édition, Jean Chrysostome. Homélies sur l’impuissance du diable, SC 560, 2013, p. 9-12. 143 Jean Chrysostome, Com. sur Isaïe 7, 4, 69-72 (sur Is 7, 13) : « Ces propos sont obscurs ; il faut donc élucider soigneusement le passage. Ce qu’il veut dire, c’est ceci  : ces paroles sont-elles les miennes  ? cette déclaration est-elle de moi  ? » (trad. A. Liefooghe, SC 304, p. 310). 144 Ainsi, Jean Chrysostome reprend-il un lieu commun de l’exégèse patristique – la crainte de voir les juifs détruire les Écritures – pour expliquer l’obscurité de l’oracle d’Is 7,14 : « Sa parole était une prophétie, et il fallait prophétiser de façon voilée, comme je l’ai dit souvent, à cause de l’aveuglement des auditeurs, de peur qu’en apprenant clairement tous les faits, ils ne brûlassent tous les livres. Si en

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VII. La méthode d’interprétation Dans ses commentaires sur les Psaumes en particulier, Chrysostome se montre attentif, mais peut-être de manière moins systématique que les autres Antiochiens, à indiquer l’argument (ὑπόϑεσις) de chaque psaume et à en préciser le but (σκοπός). Ce sont là deux traits caractéristiques et bien connus de l’exégèse antiochienne145. D’une manière ou d’une autre, on les retrouve dans ses homélies, mais d’ordinaire après diverses considérations préliminaires qui les rendent moins immédiatement évidents.

L’explication historico-littérale Terminologie Cela dit, il est à peine besoin de souligner que l’interprétation de Chrysostome est d’abord, comme celle des autres Antiochiens, une explication historico-littérale, qui peut aller d’une simple paraphrase du texte, introduite par un τουτέστι, à une explication linguistique, sémantique ou grammaticale d’un terme ou d’une expression146. Il s’agit en effet de rendre compréhensible un texte que le vocabulaire ou le style utilisés par l’auteur – c’est particulièrement vrai dans le cas d’une prophétie – rendent parfois abscons147. L’emploi des termes λέξις et ῥῆμα / ῥήματα est sans conteste le plus fréquent pour attirer l’attention de l’auditeur ou du lecteur sur un mot du texte scripturaire, riche par lui-même d’un enseignement ou de significations cachées148, sans pour autant que ces termes soient d’ordinaire une manière de caractériser le sens obvie. Cela appartient plus spécifiquement à l’adjectif πρόχειρος et à l’adverbe correspondant, ou encore à l’expression ἐκ προχείρου149, moins fréquemment, semble-t-il, à

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effet ils n’ont pas épargné les prophètes, ils auraient encore bien moins respecté leurs écrits. Et ce n’est pas de ma part une conjecture : du temps de Jérémie, un autre roi prit justement les livres, les mit en pièces et les livra au feu » (Com. sur Isaïe 6, 2-9, sur Is 7, 14 : SC 304, p. 316). Voir aussi, dans le même sens, Expos. in Ps. 117, 22 (PG 55, 35.38 s.). Cf. Ch. Schäublin, Untersuchungen…, op. cit., 66-72. Par ex. Jean Chrysostome, Com. sur Isaïe 7, 2, 73 (SC 304, p. 300). Par ex. Com. sur Isaïe 5, 2, 70-72 (sur Is  5, 4)  : « La structure (συνϑήκη) du discours paraît assez peu claire, il est donc nécessaire de la rendre plus claire. Ce qu’il veut dire est ceci… » (trad. A. Liefooghe, SC 304, p. 220). Par ex. In Gen. hom. 8, 1-2 ; 22, 2 ; 27, 1 ; 36, 4 ; 37, 1 (PG 53, 70.45 s. ; 187.37 s. ; 241.8 ; 337.51 ; 342.2) ; Expos. in Ps. 115, 3 (PG 55, 324.37) ; In Matth. hom. 19, 4 (PG 57, 279, 16) ; In Ioh. hom. 27, 1 (PG 59, 159.56). Par ex. Expos. in Ps. 108, 1 ; 113, 6 et 140, 1 (PG 55, 258.32 ; 313.14 ; 427.16) ; In Ioh. hom. 15, 1 ; 34, 1 ; 38, 3 ; 39, 4 ; 41, 2 ; 74, 2 (PG 59, 97.23 ; 194.22 ; 216.22 ; 226.62 ; 237.60 ; 401.62).

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l’expression κατὰ τὴν ψιλὴν προφοράν ou κατὰ τὸ ῥητόν, κατὰ τὴν ῥῆσιν, parfois opposé à κατὰ ἀναγωγήν150. Explication littérale (λέξις) et sens historique (ἱστορία, ἱστορικῶς) se confondent dans bien des cas. L’exégète antiochien qu’est Chrysostome porte naturellement une grande attention à la dimension historique du texte scripturaire, à sa réalité immédiate, et nous avons dit le soin qu’il met, en commentant la prophétie d’Isaïe, à distinguer ce qui relève de la narration des faits historiques (ἱστορία) du discours prophétique proprement dit. C’est en effet à l’exégète qu’il appartient de faire le départ entre les deux formes de discours (σχῆμα) et de souligner l’enchaînement des idées (ἀκολουϑία), puisque, selon un mode d’expression qui leur est propre (ἔϑος) et qui contribue à l’obscurité volontaire de leurs propos (συσκιάζειν), les prophètes ne fournissent pas ce genre d’indications151. Explication linéaire Nous l’avons dit, l’attention portée à chaque élément du texte est extrême. L’orateur y ramène ses auditeurs presque constamment par des questions du type Τί τοῦτο ; ou en usant de la formule οὐχ ἁπλῶς … ἀλλὰ, ou de sa variante quelque peu redondante οὐχ ἁπλῶς οὐδὲ μάτην / οὐδὲ εἰκῇ, ou encore de la formule οὐδὲ εἰκῇ οὐδὲ μάτην 152. Dans le même but, il met fréquemment le doigt sur les difficultés du texte, souligne des ἀπορίαι, procède par ζητήματα καὶ λύσεις pour l’expliquer au besoin dans chacun de ses détails153. Ainsi tire-t-il argument de la présence l’article (ἄρϑρος) en Is  7,14 (ἡ παρϑένος) pour défendre le caractère messianique du verset, en produisant à l’appui de son argumentation d’intéressants parallèles avec l’Évangile de Jean154  ; de même, dans ses Homélies sur Jean, il souligne à 150  Par ex. Expos. in Ps. 108, 1 ; 142, 6 et 148, 1 (PG 55, 258.32 ; 456.16 ; 483.2). 151 Cf. supra, n. 136. 152 Dans l’échantillon de textes pris en compte, on relève 265 occurrences du tour οὐχ ἁπλῶς, dont la majeure partie figure dans les homélies In Genesim. Si ce procédé de mise en relief n’est pas propre à Chrysostome, il en devient presque, en raison de sa fréquence, un des traits caractéristiques de son exégèse. 153 Par ex. Jean Chrysostome, Com. sur Isaïe 7, 3, 13 s. ; 4, 69 s. (SC 304, p. 302 et 310). Du terme ζήτημα (accompagné ou non de λύσις), nous avons relevé 15 occurrences dans les homélies In Genesim, 4 dans l’Expos. in Psalmos, 6 dans les homélies In Matth. et 6 dans celles In Iohannem. 154 Jean Chrysostome, Com. sur Isaïe 7, 5, 63-76 : « Aussi, dès le début, il n’a pas dit tout bonnement : ‘Voici qu’une vierge’, mais : Voici que la vierge, nous suggérant par l’emploi de cet article qu’il s’agissait d’une vierge remarquable et unique. Que cette adjonction (προσϑήκη) ait cette portée, on peut l’apprendre aussi par les Évangiles. Quand les Juifs envoyèrent demander à Jean  : Qui es-tu  ? ils ne disaient pas : Es-tu christ ? mais : Es-tu le Christ ? Ils ne disaient pas non plus : Es-tu prophète ? mais : Es-tu le prophète ? Chacun de ces titres était singulier. C’est aussi pour cette raison qu’au commencement de son évangile Jean ne

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quelques reprises l’importance théologique de la présence d’un article155. Ailleurs c’est la valeur d’une banale particule de liaison (σύνδεσμος) –  un δὲ  – qui est fortement soulignée156, l’emploi particulier à l’Écriture d’un adverbe ou d’une conjonction (ἕως)157, le temps d’un verbe158. Idiomatismes Comme d’autres avant lui, Chrysostome relève en effet dans son texte scripturaire –  Septante et Nouveau Testament  – un certain nombre de particularités qualifiées d’ἰδίωμα / ἰδιώματα (idiōma / idiōmata) ou simplement de tour habituel à l’Écriture (ἔϑος, εἴωϑε). Entrent dans cette catégorie, par exemple, les répétitions de termes (διπλασιασμός), adverbes ou noms, que l’on peut relever dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament159. De la même manière, il doit expliquer des termes qui reçoivent plusieurs acceptions  : par exemple, ἐξομολόγησις (Ps  111 [110], 1), ἁγίασμα (Ps  114 [113], 2), ἔκστασις (Ps 116 [115], 2), comme le font aussi, et souvent sur les mêmes termes, presque tous les exégètes d’Antioche160. Il n’en est que plus curieux qu’il s’attarde si peu à l’explication du terme diapsalma (διάψαλμα) et se contente de rappeler, à plusieurs reprises la traduction qu’en a donnée Aquila161. Dans la catégorie des idiōmata, l’exégète range aussi les « énallages » de temps verbaux162 ou de personnes verbales, ce qui peut, comme en Gn 1, 26, entraîner un commentaire doctrinal163.

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disait pas : ‘Au commencement était un Verbe’, mais : Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu (Jn 1, 1). De même ici le prophète n’a pas dit : ‘Voici qu’une vierge’, mais : Voici que la vierge, en employant avec la dignité qui convient au prophète le mot voici » (trad. A. Liefooghe, SC 304, p. 314-316). In Ioh. hom. 4, 3 ; 6, 1 ; 15, 2 (PG 59, 49, 61 - 50.2 ; 59.52 ; 100.9). In Gen. hom. 15, 1 (PG 53, 119.5 s.). ἕως: In Gen. hom. 26, 4 (PG 53, 234.47) ; ἵνα : In Ioh. hom. 56, 1.2 ; 62, 1 ; 81, 2 (PG 59, 307.24.36 ; 343.36 ; 440.34) ; ὅτι εἶπεν : In Ioh. hom. 68, 2 (PG 59, 375.48). Par ex. Com. sur Isaïe 2, 4, 23 s. (SC 304, p. 116). Par ex. In Gen. hom. 39, 3 : σφόδρα (PG 53, 365 27) ; 47, 1 : Abraham (PG 54, 429.13)  ; 57, 2  : σφόδρα, σφοδρῶς (PG  54, 496.62)  ; ϑεός  : Expos. in Ps.  49, 4 (PG 55, 246.48) ; Ἐμεγάλυνε κύριος τοῦ ποιῆσαι μετ’ αὐτῶν / μεϑ’ ἡμῶν : Expos. in Ps. 125, 1 (PG 55, 361.5) ; κύριε : Expos. in Ps. 129, 2 (PG 55, 375.14) ; φωνή : Expos. in Ps. 141, 1 (PG 55, 442.22) ; In Matth. hom. 74, 2 : Jérusalem (PG 58, 682.31). Cf. Expos. in Ps. 110, 1 (PG 55, 279.41-42 : ἐξομολόγησις) ; 113, 1 (305.23-24 : ἁγίασμα) ; 115, 3 (324.12-16 : ἔκστασις). Sur l’application des exégètes antiochiens à définir les termes, voir Ch. Schäublin, Untersuchungen…, op. cit., p. 96-108. Cf. supra, note 92. Cf. Com. sur Isaïe 3, 4, 47 ; V, 5, 52-53 (SC 304, p. 166 et 234). Cf. In Gen. hom. 8 (PG 53, 70.65).

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Explication stylistique Pour faciliter la compréhension du texte, l’exégète veille non seulement à expliquer des termes jugés difficiles ou des tours particuliers à la Septante ; il prend soin aussi de signaler ce qui, dans le style prophétique notamment, relève de la sunkatabasis (συγκατάϐασις), cette manière dont l’auteur divin s’abaisse à parler le langage des hommes pour s’en faire mieux comprendre164. Il s’agit en effet de prévenir toute conception anthropomorphique que pourrait se faire de la divinité un lecteur non averti à partir du vocabulaire utilisé par l’auteur sacré, d’où la nécessité de noter qu’il s’exprime alors κατὰ τὸ ἀνϑρώπινον. De la même manière, pour que tout soit clair, l’exégète précise le ton du discours165 et son schéma, en portant aux figures de style utilisées une attention particulière. L’emploi du style métaphorique, aussi bien chez les prophètes de l’Ancien Testament que chez les évangélistes, est fréquemment souligné, comme aussi le fait qu’il s’agit d’une métaphore filée166. Car bien des déclarations de l’Écriture sont faites μεταφορικῶς ou ὑπερϐολικῶς. Tel est d’ordinaire le cas lorsque, pris à la lettre, le texte serait peu intelligible167 ou présenterait un caractère d’impossibilité168. Il n’en reste pas moins que ce sens métaphorique demeure pour l’exégète un véritable sens littéral. Le recours à la prosopopée est, selon lui, une manière de donner de la force au discours169. D’autres fois, c’est sur l’utilisation d’une comparaison (σύγκρισις) qu’il attire l’attention, pour souligner la fonction qu’elle remplit dans le discours du prophète ou de Paul170. Des paraboles, il a soin de noter qu’il ne faut pas entendre tous les termes κατὰ λέξιν, mais bien plutôt en voir la pointe, le σκοπός171. Tous les procédés rhétoriques du texte scripturaire sont ainsi plus ou moins longuement relevés ou expliqués par l’exégète, qui 164 Cf. Com. sur Isaïe 6, 2-3 (SC 304, p. 264-266). 165 Cf. Com. sur Isaïe 3, 5, 56-66 ; 7, 9, 78 s. (SC 304, p. 172 et 338). 166 Par ex., métaphore de la « corne de bœuf » en Is 5,1 et appel à une expression proverbiale pour justifier l’emploi de ἐν κέρατι (Com. sur Isaïe 5, 2, 10-19  : SC 304, p. 214-216), et plus encore la métaphore filée de la vigne (Com. sur Isaïe 5, 2, 29 s. : SC 304, p. 216). 167 Com. sur Isaïe 2, 2, 55-58 (sur Is 2, 2) : « Si l’on prend ces expressions à la lettre, elles sont peu intelligibles ; il faut donc interpréter leur signification et préciser ainsi l’enchaînement des idées » (trad. A. Liefooghe, SC 304, p. 106). 168 Com. sur Isaïe 5, 8, 46-50 (sur Is 5, 26-27) : « Cela est dit par hyperbole. Comment leur serait-il possible de ne pas sentir la faim, de ne pas dormir, puisqu’ils sont hommes et qu’ils partagent le sort commun  ? Mais, comme je l’ai dit précédemment, tous ces traits montrent la rapidité de l’armée, sa marche facile, sa célérité » (trad. A. Liefooghe, SC 304, p. 250). 169 Com. sur Isaïe 3, 10, 83-85 (SC 304, p. 200) ; cf. In Matth. hom. 22, 4 (PG 57, 304.22-24). 170 Com. sur Isaïe 2, 6, 36-45 (SC 304, p. 128). 171 In Matth. hom. 64, 3 (PG 58, 613.16-20).

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se livre parfois à une véritable étude stylistique du texte. Ainsi, dans son commentaire d’Is 5, 28-30 où il détaille chacun des éléments qui contribuent à l’amplification et à la dramatisation du discours d’Isaïe visant à inspirer la terreur par l’accumulation des termes, l’abondance des images, les métaphores suivies172. Priorité au sens littéral La priorité est pratiquement toujours accordée chez lui à l’explication historico-littérale, et il se montre volontiers critique à l’égard des exégètes qui négligent le sens obvie du texte pour n’en retenir que le sens spirituel. Ainsi en va-t-il en Is  1, 22 (Votre argent n’a pas cours, tes commerçants coupent d’eau leur vin), non qu’il refuse absolument leur exégèse spirituelle et allégorique, mais il tient dans ce cas l’exégèse littérale pour plus juste (ἀληϑεστέραν), refusant d’admettre qu’aborder de telles questions soit indigne du prophète comme d’aucuns pourraient le penser. La preuve en est, dit-il, que le Christ lui-même, dans les évangiles, n’hésite pas à descendre dans des détails qui pourraient sembler vulgaires –  salutations, places d’honneur, préséances  –, alors même qu’il y délivre aussi de «  sublimes enseignements173 ». On reconnaît là le pasteur qu’est Chrysostome : lui non plus n’hésite pas à aborder dans ses homélies ce qui fait la vie concrète des fidèles. Sa réaction est la même à l’égard des exégètes qui veulent voir en Is  6,  6-7 –  la purification des lèvres d’Isaïe par le charbon pris sur l’autel par l’un des Séraphins  – «  des symboles des mystères futurs  »  : il préfère pour sa part s’en tenir au récit, à l’ἱστορία, au moins dans un premier temps (τέως)174, ce qui laisse attendre une explication spirituelle qui curieusement ne figure pas ici, mais que l’on trouve dans son homélie 6 Sur Ozias175. Prêter attention à la lettre et à l’histoire du texte se justifie, aux yeux de l’exégète, par le fait que les prophéties n’avaient pas seulement pour but d’instruire les Juifs des événements futurs, mais aussi de leur faire comprendre que Dieu, et non le hasard, est le maître de l’histoire. Si le prophète use de menaces ou annonce des calamités, c’est d’abord pour les inviter à la conversion et 172 Com. sur Isaïe 5, 8, 61-85 (SC 304, p. 250-252). Jean Chrysostome lui-même use de tels procédés dans ses homélies et traités. 173 Cf. Com. sur Isaïe 1, 7, 58-80 (SC 304, p. 82). 174 Com. sur Isaïe 6, 4, 53-58 (SC 304, p. 272-274). 175 Hom. sur Ozias 6, 3 : « L’un des Séraphins fut envoyé vers moi, est-il dit, avec une braise qu’il avait prise avec des pinces de dessus l’autel. Cet autel-là est le type et l’image de cet autel-ci, comme ce feu-là l’est de ce feu spirituel. Le Séraphin n’a pas osé y toucher de la main, mais avec des pinces, alors que toi tu le reçois dans la main. Si tu regardes en effet à la dignité des offrandes, celles-ci sont beaucoup trop grandes pour être touchées même par un Séraphin, mais si tu songes à l’amour de Dieu pour les hommes, il ne rougit pas de descendre par sa grâce vers notre misère, sur les offrandes » (trad. J. Dumortier, SC 277, p. 217).

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à un changement de vie176. Aussi un simple récit historique, tel celui d’Is 7, 1-2, peut-il être riche d’enseignements  : « Ces paroles sont l’histoire et la narration des faits, mais l’homme intelligent et clairvoyant en tirera un grand profit, en découvrant la grande sagesse de Dieu et sa sollicitude à l’égard des Juifs », déclare-t-il, en montrant par là l’intérêt que peut trouver le chrétien à la seule lecture historique des récits bibliques177. On sait du reste combien l’homéliste use de ces récits et des exempla à des fins d’enseignement moral.

L’explication allégorique et anagogique À l’égard de l’allégorie, Chrysostome fait preuve de la même défiance que l’ensemble des exégètes antiochiens. S’il ne va pas jusqu’à dire avec Diodore de Tarse que l’Écriture connaît bien le mot, mais ne lui donne pas le sens qu’il a chez les Grecs, il conteste pourtant, comme lui, et comme le font aussi Théodore de Mopsueste, Sévérien de Gabala et Théodoret, l’emploi abusif de ce terme par l’apôtre Paul en Ga 4, 24178. Il n’est donc pas surprenant que le mot d’allēgoria ne fasse pas vraiment partie de sa terminologie exégétique, malgré la présence chez lui de quelques occurrences de ce terme, qui ne sont pas toutes destinées à refuser ce mode d’interprétation. Chrysostome admet, en effet, que certains passages de l’Écriture sont à entendre au sens allégorique, mais il y met une condition : le recours à l’allégorie n’est légitime que si l’exégète y est ouvertement invité par l’auteur sacré. Autrement dit, l’explication allégorique doit déjà figurer dans le texte, ce qui réduit singulièrement le nombre des cas où l’exégète se trouve autorisé à faire appel à ce procédé de lecture. Ces vues sont clairement exposées par Chrysostome dans son commentaire sur Is 5, 1-7, l’oracle sur la vigne179. En définissant, à partir du texte prophétique, les règles d’un bon usage de l’allégorie, il s’y révèle à la fois un véritable théoricien de l’exégèse allégorique antiochienne et un critique sévère des allégoristes alexandrins, qui, faute d’observer les règles qu’il énonce et en cédant à leur « désir intempérant » de l’allégorie, ne peuvent éviter, dans leurs interprétations, d’« errer n’importe où et sans but en se portant de tous côtés ». Tout le passage serait à citer. Notons seulement que pour justifier ce qu’il avance, à savoir que « c’est la règle constante de l’Écriture, quand elle use de l’allégorie, d’en donner aussi l’interprétation », Chrysostome cite plusieurs autres exemples d’allégories bibliques  : la prophétie d’Ez  17, 3-21 –  l’aigle aux grandes ailes fondant sur le Liban et enlevant la cime du cèdre (= Nabuchodonosor) –, celle d’Is 8, 7 – le fleuve impétueux (= le roi d’Assyrie) –, et le texte de Pr 5, 19 – la biche de l’amitié, 176 177 178 179

Cf. Com. sur Isaïe 7, 1, 1 s. (SC 304, p. 290). Par ex. Com. sur Isaïe 7, 1, 74 s. (SC 304, p. 294). Cf. supra, p. 40-41. Com. sur Isaïe 5, 2-3 (SC 304, p. 214-226).

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la pouliche des grâces et la source (= la femme légitime et de condition libre par opposition à une prostituée et une femme étrangère)180. Ce sont peutêtre là des exemples d’« école », puisqu’on les retrouve chez d’autres exégètes de la mouvance antiochienne181. Cet exposé sur le bon usage de l’allégorie appelle pourtant une remarque. Ce n’est qu’au moment où il l’entreprend que Chrysostome use du terme d’« allégorie » pour caractériser l’interprétation que donne le prophète de son oracle ; auparavant, il n’a été question que de « métaphore182 ». Et c’est encore de « métaphore » qu’il s’agit, lorsque Chrysostome commente Is  8, 7, alors même qu’il a cité précédemment ce passage comme un exemple d’« allégorie » et qu’il fait ouvertement référence à ce qu’il a dit à cet endroit-là : Ensuite, interprétant sa métaphore, il dit : le roi des Assyriens. Tu vois combien se montre exact le propos que nous tenions précédemment, que partout l’Écriture a coutume d’interpréter les métaphores qu’elle emploie ? Elle l’a fait également ici. Parlant d’un fleuve, elle n’en est pas restée à la métaphore, mais elle dit de quel fleuve il s’agissait : le roi des Assyriens183.

Faut-il en conclure que, pour Chrysostome, « métaphore » et « allégorie » sont deux termes synonymes  ? ou que le second appartient si peu à son vocabulaire qu’il use plus facilement du premier au risque d’introduire dans son discours une certaine ambiguïté ? ou encore qu’il y a, à ses yeux, différents types de métaphores, les unes concernant le sens métaphorique d’un groupe restreint de termes, les autres s’étendant à toute une partie du discours et relevant de ce que l’on entend communément par allégorie ? Il semble plus juste de retenir la dernière de ces hypothèses et d’admettre que Chrysostome use du terme « allégorie » dans le sens de « métaphore continuée », comme il est de règle chez les exégètes antiochiens, selon A.  Vaccari184. Cela dit, la frontière entre métaphore et allégorie peut se révéler 180 Ce même exemple de Pr  5, 17-19 est repris par Chrysostome dans son Expos. in Ps.  9, 8 (PG  55, 126,.8 - 127.6), où l’exégète opère une distinction entre les passages de l’Écriture qui doivent s’entendre au sens littéral et ceux qu’il faut entendre en un sens anagogique (κατὰ ἀναγωγήν, ϑεωρῆσαι), voire typologique (exemple du serpent d’airain de Nb 21, 4-9). Comparer aussi avec l’interprétation de Pr 5, 19 donnée dans le Commentaire sur Proverbes, assez proche de celle de l’Expos. in Ps. : « Vois comme il l’incite à un lien intime avec sa conjointe. Car il montre par l’image de l’animal la pureté du plaisir et par celle de la pouliche il représente la fierté et l’attrait de la femme » (trad. G. Bady, Le Commentaire inédit…, op. cit., II, p. 227). 181 Cf. Théodoret, In Canticum, praef. (PG 81, 32 D - 33 C). 182 Le terme μεταφορά y est employé à cinq reprises : Com. sur Isaïe 5, 2, 12.29.40 ; 3, 6.28 (SC 304, p. 216-222). 183 Com. sur Isaïe 8, 3, 1-6 (trad. A. Liefooghe, SC 304, p. 350-352). 184 « Gli Antiocheni, amando la precisione e l’esattezza, usavano il termine allegoria nel senso classico di metafora continuata, secondo la celebre definizione dei

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perméable, et la pratique de Chrysostome paraît plus souple que la théorie qu’il énonce en imposant une règle contraignante pour légitimer le recours à l’interprétation allégorique. Un exemple suffira à le montrer. Reprenant à son compte une interprétation devenue traditionnelle chez les Pères, Jean Chrysostome entend de l’Église l’oracle d’Is 2, 2 : Dans les derniers jours la montagne du Seigneur sera en évidence. Que ce soit bien là le sens de la prophétie, il l’affirme avec force sans s’interroger un instant sur l’éventualité d’un sens littéral métaphorique qui permettrait de lui trouver un accomplissement dans l’histoire juive : Vois l’exactitude du prophète, déclare-t-il : il n’énonce pas seulement les faits, mais il en détermine le temps. Ce que dit Paul : Lorsque vint la plénitude des temps (Ga 4, 4), et ailleurs encore : Pour la dispensation dans la plénitude des temps (Ep 1, 10), le prophète le dit ici : Dans les derniers jours. Il appelle montagne l’Église et l’invincibilité de sa doctrine185.

Après un développement destiné à montrer que l’Église a su résister à tous les assauts de la persécution, il conclut : « C’est bien pour ces raisons qu’il a appelé l’Église une montagne », avant d’écarter l’objection qui pourrait venir d’une lecture judaïsante du texte : Si le Juif n’admet pas cette métaphore, qu’il accepte donc cette preuve venue de chez lui. Ce même prophète dit que les loups et les agneaux partageront le même pâturage (cf. Is 11, 6 ; 65, 25), que Dieu sifflera les mouches et les abeilles (cf. Is 7, 18), qu’il fera monter contre les Juifs un fleuve impétueux, parce qu’ils ne voulaient pas de l’eau de Siloé (cf. Is 8, 6-7). Si l’on prend ces expressions à la lettre, elles sont peu intelligibles ; il faut donc interpréter leur signification et préciser ainsi l’enchaînement des idées186.

L’argumentation est en partie spécieuse au regard de la règle énoncée pour légitimer le recours à une interprétation allégorique, car l’Écriture n’interprète elle-même la « métaphore-allégorie » que dans le cas d’Is 8, 6-7. Toutefois, en invoquant ici la nécessité d’une akolouthia (ἀκολουϑία) dans l’interprétation, comme il prend soin ailleurs de prouver que son explication rètori ; perciò essa per definizione doveva escludere il senso letterale, storico » (A. Vaccari, « La ϑεωρία nella scuola esegetica… », art. cit., p. 13). Toutefois, un certain flottement paraît exister dans la terminologie des « théoriciens » euxmêmes, puisque Julien d’Éclane (cf. supra, note 99), aussitôt après avoir présenté sa définition de la theōria, l’assimile en quelque sorte à l’allēgoria, en opposant la première réalisation de la prophétie secundum historiam – le retour d’exil de Babylone  – à sa seconde réalisation secundum allegoriam, la libération opérée par la foi au Christ. 185 Com. sur Isaïe 2, 2, 23 s. (trad. A. Liefooghe, SC 304, p. 216). 186 Com. sur Isaïe 2, 2, 49-58 (trad. A. Liefooghe, SC 304, p. 218).

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Jean-Noël Guinot

n’est pas une simple conjecture (οὐ στοχαζόμενος)187, mais qu’elle est fondée, Chrysostome entend peut-être marquer la distance qui sépare son exégèse, même « métaphorique », de celle des allégoristes. Le sens historico-littéral du texte n’est pas seulement dépassé chez lui par le recours à l’allégorie ou à une explication métaphorique qui en est proche, mais aussi, tout particulièrement dans ses commentaires sur les Psaumes, nous l’avons dit, par un fréquent appel à une interprétation anagogique. Toutefois, cette dernière est presque toujours introduite après une explication κατὰ ἱστορίαν ou κατὰ τὴν ῥῆσιν / κατὰ τὸ ῥητόν, à laquelle est accordée la priorité, et présentée seulement comme une possibilité qui ne la met aucunement en question188. Parfois même, en présence d’une interprétation anagogique avancée par d’autres exégètes, Chrysostome marque sa préférence pour le sens historique189. Dans quelques cas enfin, il parle de « double interprétation190 » ou introduit entre l’explication κατὰ ἱστορίαν et l’explication κατὰ ἀναγωγήν une relation qui semble de même nature que celle qui existe entre la figure –  le τύπος  – et la réalité qui l’accomplit191.

L’explication typologique Plus largement que Diodore de Tarse ou Théodore de Mopsueste, en effet, Jean Chrysostome a recours à l’interprétation figurative ou typologique, comme le fait aussi, au siècle suivant, Théodoret de Cyr192. La theōria au sens diodorien du terme, n’est pas chez lui, nous l’avons dit, une notion à laquelle il s’arrête ni un mot qui appartient à sa terminologie exégétique. Aussi semble-t-il préférable de parler dans son cas de « typologie », même si celle-ci suppose celle-là. Aux yeux des Antiochiens, ce mode d’interprétation possède sur l’allégorie l’avantage de préserver la réalité historique du texte. C’est même sur cette réalité qu’il repose entièrement. Cela explique l’insistance avec laquelle tous les exégètes d’Antioche soulignent l’utilisation 187 Com. sur Isaïe 8, 1, 51 s. (SC 304, p. 342). 188 Sur le recours fréquent à l’interprétation anagogique dans ses commentaires In Psalmos, cf. supra, note 113. Le tour employé est très souvent hypothétique, selon le schéma suivant : « Si l’on veut entendre cela selon l’anagogie, rien ne s’y oppose, on ne s’écartera pas de la vérité, l’histoire n’en souffrira pas, etc. ». 189 Par ex. Expos. in Ps. 115, 4 (PG 55, 325.35 s.) ; 119, 1 (PG 55, 339, 22 s.). 190 Par ex. Expos. in Ps. 44, 7 : διπλῆ ἡ ἐξήγησις (PG 55, 194.1-5) ; 46, 1 : κατὰ διπλῆν ἐκδοχήν (PG 55, 209.6-8). 191 Par ex. Expos. in Ps. 110, 7 (PG  55, 289.2  s.)  ; cf. l’emploi de κατὰ ἀναγωγὴν repris par le verbe ϑεωρῆσαι en Expos. in Ps. 9, 4 (PG 55, 126.44-46). 192 Les sondages que nous avons effectués sur les homélies In Genesim, sur les Expositiones in Psalmos, les homélies In Matthaem et In Iohannem, où nous avons relevé près de 70 occurrences du terme τύπος, auxquelles il faudrait ajouter celles de σκιά et d’εἰκών, en fournissent de nombreux exemples.

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impropre faite par Paul en Ga 4,24 du terme ἀλληγορούμενα : puisque son interprétation se fonde sur une réalité historique de l’Ancien Testament, il aurait dû, selon eux, parler de τύπος. Il est donc naturel que, tout particulièrement dans ce cas, la priorité soit accordée au sens historique du texte et que l’explication typologique soit proposée en second lieu; elle est du reste fréquemment introduite chez Chrysostome par un ἄλλος δὲ καί. Deux groupes de termes, mis en opposition, signalent habituellement ce mode d’interprétation : à un τύπος ou un σκιά – εἰκών est plus rare en ce sens – répondent un ἀλήϑεια – c’est le cas le plus fréquent – ou un πρᾶγμα / πράγματα. Les Pères n’utilisent pas en ce sens le terme d’« antitype » en usage chez les exégètes contemporains193. On trouve aussi chez Chrysostome l’emploi des verbes προτυποῦν et προδιατυποῦν194, προγραφεῖν et προδιαγραφεῖν195, ou encore προσκιογραφεῖν196, pour indiquer que ce qui s’est produit ἐν τύπῳ / ἐν σκιᾷ, διὰ τύπου / διὰ σκιᾶς, était ou est destiné à s’accomplir à l’avenir ἐν ἀληϑείᾳ. Comme Sévérien de Gabala par exemple, Chrysostome prend soin d’expliquer ce mode d’interprétation en distinguant les prophéties διὰ λόγων ou διὰ ῥημάτων des prophéties διὰ τύπων, διὰ ἔργων, διὰ πραγμάτων, les premières pouvant annoncer une réalité messianique sans la médiation d’une réalité vétérotestamentaire, les secondes supposant toujours cette médiation197. D’où la distinction que nous faisons entre prophéties messianiques directes et indirectes. Au-delà de cette première distinction, Jean Chrysostome précise à maintes reprises les caractères auxquels se reconnaît un « type » et les conditions que doit remplir la figure pour tenir ce rôle. Entre la figure et la « vérité » qui l’accomplit doit exister une grande similitude, sans que la figure présente évidemment tous les caractères de la vérité, sinon elle ne serait plus une figure, mais la vérité198. La règle fondamentale énoncée par Chrysostome, et en cela il mérite d’être tenu pour l’un des théoriciens de la « typologie » antiochienne, est qu’on ne peut parler de figure que si, dans l’histoire du Nouveau Testament, se rencontre un fait qui, tout en présentant de fortes similitudes avec un événement de l’Ancien Testament, le dépasse. Que ce soit le passage du plus petit au 193 Voir L.F. Pizzolato, « L’antitipo : un concetto tra esegesi e mistagogia », Annali di Storia dell’Esegesi 17 (2000), p. 161-202. 194 Par ex. In Gen. hom. 47, 3 (PG 54, 432.48) ; 62, 2 (PG 54, 535.10) ; In Matth. hom. 5, 2 (PG 57, 56.25) ; In Ioh. hom. 46, 3 (PG 59, 262.15) ; 66, 1 (PG 59, 366.39). 195 Par ex. In Gen. hom. 47, 3 (PG 54, 432.46) ; 61, 3 (PG 54, 528 et 529.10) ; Expos. in Ps. 49, 1 (PG 55, 242.21) ; In Ioh. hom. 14, 3 (PG 59, 95.50). 196 Par ex. In Matth. hom. 82, 1 (PG 58, 738.31). 197 Par ex. Jean Chrysostome, De paenitentia hom. 6, 4-5 : διὰ ῥημάτων / διὰ πραγμάτων (PG  49, 320.17 - 321.11)  ; Sévérien de Gabala (J.A. Cramer, Catenae graecorum Patrum t. VI, op. cit., p. 70) : διὰ λόγων / διὰ ἔργων. 198 Cf. Jean Chrysostome, In Gen. hom. 35, 5 (PG 53, 328, sur Gn 14,18).

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plus grand, du particulier à l’universel, du matériel au spirituel, dans tous les cas l’interprétation typologique suppose un rapport d’un moins à un plus199. D’où la nécessité de bien identifier les deux termes envisagés du point de vue historique, y compris lorsqu’il s’agit d’une prophétie faite διὰ λόγων qui peut trouver une première réalisation dans l’histoire de l’Ancien Testament, mais dont seule une réalité néotestamentaire ou eschatologique fait voir l’accomplissement véritable. Cela devient impératif dans le cas de la reconnaissance d’une prophétie διὰ πραγμάτων. La prophétie paraît donc se réaliser deux fois – d’où l’appellation de « double prophétie » que lui donnent parfois certains exégètes, dont Théodoret200 –, une première fois de manière approximative et incomplète dans l’histoire de l’Ancien Testament, une seconde fois de manière parfaite dans celle du Nouveau, étant bien entendu que cette seconde réalisation est le terme véritable d’une seule et même prophétie. C’est ce qu’expriment les termes de « figure » ou d’« ombre » opposés à celui de « vérité ». Jean Chrysostome explique en plusieurs occasions à son auditoire le fonctionnement de ce mode d’interprétation, justifiant du même coup son recours à l’exégèse figurative. Il le fait avec beaucoup de pédagogie et de manière très concrète en prenant notamment l’exemple de la peinture. L’Ancien Testament est à lire comme un tableau qu’un peintre serait en train d’exécuter, un portrait dont il tracerait l’esquisse (σκιογραφία) et les contours, mais dont on ne peut reconnaître le sujet ou la personne que lorsque l’œuvre est achevée et les couleurs apposées ; or cela appartient au Nouveau Testament201. D’autres que lui utilisent cette comparaison avec un tableau ou le travail du peintre pour expliquer en quoi consiste l’exégèse typologique202, mais Jean Chrysostome le fait avec un talent particulier. Aussi sa contribution personnelle à la définition de ce mode d’interprétation que les Antiochiens paraissent avoir érigé en « système » pour faire pièce à l’allégorie des Alexandrins, comme nous avons tenté ailleurs de le montrer203, mérite-t-elle d’être soulignée. En conclusion, il faut insister sur les nombreux traits qui apparentent l’exégèse de Jean Chrysostome à celle des autres Antiochiens, et en particulier sur son attachement au sens historico-littéral du texte qui n’est jamais 199 Cf. J.-N. Guinot, « La typologie comme technique… », art. cit., p. 13-23. 200 Voir J.-N. Guinot, L’exégèse de Théodoret…, op. cit., index, p. 849, s. v. διπλοῦς ; cf. supra, note 190. 201 Jean Chrysostome, In dictum Pauli : Nolo vos ignorare (PG 51, 247-249) ; In Ep. ad. Hebr. hom. 12 (PG 63, 97-98, sur He 7). 202 Cyrille d’Alexandrie, De adoratione (PG 68, 140 CD) ; Théodoret, In Isaiam 19, l. 14-32 (SC 315, p. 238-240). Voir encore Pascal, Pensées (Figures) 493 et 494 (= L. Brunschvicg 685 et 678, éd. L. Lafuma, Paris, 19603). 203 Cf. J.-N. Guinot, « La typologie comme technique… », art. cit.

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pour lui méprisable ou dépourvu d’enseignements. Sans doute porte-t-il un intérêt limité à la critique textuelle du texte biblique, mais il ne semble pas que Diodore lui ait accordé une bien plus grande attention, et rien ne prouve non plus qu’il ait partagé sur ce point les positions de Théodore de Mopsueste. D’autant que, l’essentiel de son œuvre exégétique consistant en homélies, genre qui se prête assez peu à un travail d’érudition, il faut se garder de toute affirmation catégorique. Précisément, ce qui distingue le plus son exégèse de celle des autres Antiochiens est sans aucun doute qu’elle est l’exégèse d’un pasteur, pour qui l’enseignement moral et l’éducation de la foi sont des priorités204. Son explication minutieuse du texte sacré a d’abord pour but de montrer la bonté de Dieu pour sa création, la condescendance dont il fait preuve en s’adressant à l’homme, et plus encore celle qu’il manifeste par l’Incarnation de son Verbe : elle ne se veut pas une exégèse savante. Et pourtant, nous l’avons noté, aux côtés de Diodore et de Théodore, Chrysostome s’affirme aussi comme un « théoricien » de l’exégèse d’Antioche. Son Commentaire sur Isaïe, plusieurs de ses homélies sur la Genèse ou sur les Épîtres pauliniennes sont à cet égard riches d’enseignements, qu’il s’agisse de définir un bon usage de l’allégorie ou d’énoncer les règles à observer dans l’interprétation typologique. La fréquence avec laquelle il a recours, au moins dans ses commentaires des Psaumes, à l’explication anagogique, et la place qu’il accorde, plus généralement, à l’interprétation typologique semblent autoriser à dire que son exégèse est moins rigide et plus ouverte sur les réalités néotestamentaires que celle de Diodore et surtout de Théodore. À cet égard sa pratique exégétique se rapprocherait plutôt de celle de Théodoret.

204 Il est vrai que nous n’avons pas conservé d’homélies de Théodore de Mopsueste, en dehors de ses Catéchèses, et que rien ou presque n’est conservé de la prédication d’un Théodoret, en dehors de ses Discours sur la Providence.

Monique AlexAndre uNiveRSité PARiS iv - SoRboNNe

Exégèse et discours patristique sur la nature et le rôle des femmes : l’exemple de Jean Chrysostome Si le discours des Pères sur la femme, avec le poids de l’autorité, de la tradition répétitive, a pesé sur l’histoire des femmes1, il permet aussi de mesurer la force des réalisations féminines. Les paroles de Jean Chrysostome n’ont pas l’agressivité de certaines diatribes de Tertullien, de Jérôme ; elles n’ont pas non plus les bases culturelles explicites d’un Clément d’Alexandrie, ni l’ampleur spéculative d’Augustin. Paroles moyennes, celles de Chrysostome sont d’autant plus exemplaires2. Elles oscillent entre dignité 1

2

Voir notamment trois de nos articles  : « De l’annonce du Royaume à l’Église. Rôles, ministères, pouvoirs de femmes », dans G. Duby et M.  Perrot (dir.), Histoire des femmes en Occident, t. I dir. par P. Schmitt Pantel, L’Antiquité, Paris, 1991, p. 439-471 (notes p. 548-555) ; « La place des femmes dans le christianisme ancien. Bilan des études récentes  », dans P.-G.  Delage (éd.), Les Pères de l’Église et les femmes. Actes du colloque de La Rochelle les 6-7 septembre 2003, La Rochelle, 2003, p. 24-78 ; « Des ministères féminins ? Réalités contemporaines et mémoire d’autrefois », dans P.-G. Delage (éd.), Les Pères de l’Église et les ministères : évolutions, idéal et réalités. Actes du IIIe colloque de La Rochelle, 7, 8 et 9 septembre 2007, La Rochelle, 2008, p. 365-401. Pour un exposé des appréciations très diverses de la position de Chrysostome et une réévaluation de celle-ci, et pour une bibliographie assez récente à ce sujet, voir W. Mayer, « John Chrysostom and women revisited », dans W. Mayer et I.J. Elmer (éd.), Men and Women in the Early Christian Centuries (Early Christian Studies, 18), Strathfield, 2014, p.  211-225. Voir aussi, pour bien des sujets abordés ici, C. Broc-Schmezer, Les figures féminines du Nouveau Testament dans l’œuvre de Jean Chrysostome. Exégèse et pastorale (EAA  185), Turnhout, 2011. Et parmi les dernières publications, signalons, après la parution posthume de développements importants de Michel Foucault sur Chrysostome, Ch.L. de Wet,

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de la femme et soumission. Leur conformité aux normes du temps laisse accessibles des chemins de liberté. Entre protologie et eschatologie, l’histoire du salut ouvre aux femmes aussi une percée. On essaiera moins de juger Chrysostome par rapport à de modernes exigences que de comprendre la construction, parfois ambivalente, du discours idéologique fondant sa parénèse sur les états de vie féminins. La nature même de son œuvre invite à la considération de l’ensemble, sans privilège accordé à tel énoncé particulier. Elle incite à la prudence, tout d’abord par l’extension d’une œuvre en évolution, passant d’un ascétisme radical à une vision plus complexe de la perfection dans les divers états de vie  ; ensuite, par son caractère massivement exégétique – l’œuvre est dominée par la spécificité des textes à commenter et par leur intersection – ; enfin, par sa visée pastorale adaptant son discours à l’auditoire – ou au lectorat  – dans sa diversité, et usant de la rhétorique, avec ses topoi et ses outrances parfois. La nécessité de garder un regard historique et littéraire sur ces textes théologiques est sans doute un utile garde-fou contre nos projections anachroniques.

I. Histoire et nature de la femme 1. L’exégèse, fondement du discours : la Genèse relue par Paul De la domination et de l’honneur commun (ἀρχή) à la soumission de la femme Même si l’Antiochien emploie abondamment le mot « nature » (φύσις), en écrivain chrétien il parle moins d’une nature de la femme que d’une histoire, liée à celle de l’homme : la création première, la faute et la sentence portée contre la femme, sa restauration possible. C’est à travers l’exégèse des trois premiers chapitres de la Genèse et de leurs relectures pauliniennes que Chrysostome construit l’essentiel de son discours. Les deux séries de prédication la Genèse (notamment les Sermons 2, 4 et 5, et les Homélies 8, 10 et 14 à 18) nous en offrent deux versions assez proches, auxquelles font écho les homélies sur les Épîtres pauliniennes (en particulier 1 et 2 Corinthiens, Éphésiens et 1 Timothée). Dans l’ordre de la création, Gn  1, 26  : Faisons un homme selon notre image […] et qu’ils dominent, donne pour Jean le sens de l’image, celle d’une

« “Le devoir des époux”. Michel Foucault’s Reading of John Chrysostom’s Marital Ethic in Histoire de la sexualité 4: Les aveux de la chair ([1982–1984] 2018)  », Religion and Theology 27 (2020), p. 114-151.

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domination (ἀρχή) sur la création3 – domination partagée par la femme. Ici le pluriel, comme en Gn 1, 27 (Selon l’image de Dieu il le fit ; mâle et femelle il les fit. Et Dieu les bénit en disant : « Croissez et multipliez-vous, remplissez la terre, dominez-la et commandez) annonce le façonnement de la femme4 : Admirez la bonté du Seigneur  : avant de créer la femme il la fait participer au commandement de l’homme et la juge digne de sa bénédiction.

Le pluriel encore adressé à Adam en Gn  2, 17 (De l’arbre qui fait connaître le bien et le mal vous ne mangerez pas) fait éclater la bonté de Dieu dans l’honneur (τιμή) dont il entoure déjà la femme qui doit être formée d’Adam et recevoir de lui l’ordre divin5. Dieu veut pour Adam une aide qui lui corresponde, semblable à lui (Gn  2, 18.20), bien distinguée de celle des animaux6 : Comme il manquait à l’homme façonné un interlocuteur (προσδιαλεγομένου), quelqu’un pouvant grâce à la communauté de substance (τῇ κοινωνίᾳ τῆς οὐσίας) lui apporter une grande consolation, de sa côte Dieu façonna cet être raisonnable (τὸ ζῷον τοῦτο τὸ λογικὸν) ; dans sa sagesse infinie il amena cet être à sa perfection et à son accomplissement, le rendant en tout semblable à l’homme – c’est-àdire raisonnable –, capable de lui apporter son aide dans ce qui pour lui est essentiel, nécessaire et maintient la vie7.

Adam et sa compagne mènent au paradis la vie des anges, sans être enflammés par la concupiscence  : ils sont créés dans un état d’incorruptibilité et d’immortalité, revêtus de la gloire céleste8. Le mariage lié à la concupiscence (ἐπιϑυμία), corollaire de la mort, ne prendra place qu’après la chute (Gn 4 prophétisé par Gn 2, 23-24)9. Un riche vocabulaire souligne le thème du partage de l’ἀρχή pour la femme et du partage de dignité et d’honneur (τιμή, ἀξιά)  : il exprime la nature commune, la consubstantialité, l’homogénéité, la rationnalité – raison et langage communs. Dieu dira à Ève :

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In Gen. hom. 10 (PG 53, 81-90) et Serm. sur la Genèse 2 (L. Brottier, SC 433, Paris, 1998, p. 178-197 ; tout en renvoyant à cette édition, nous gardons la traduction que nous avions faite des extraits de ces Sermons). In Gen. hom. 10, 4 (PG 53, 86.15-17). In Gen. hom. 14, 3-4 (PG 53, 114-116). In Gen. hom. 14, 4 (PG 53, 116) ; 15, 1-2 (PG 53, 119-120). In Gen. hom. 15, 2 (PG 53, 122.15-23). In Gen. hom. 15, 4 (PG 53, 123-124). In Gen. hom. 18, 4 (PG 53, 153-154).

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Monique Alexandre À l’origine je t’avais créée avec le même honneur et je voulais que tu participes en tout à la même dignité que lui et, comme à l’homme, à toi aussi j’avais confié la domination sur toutes choses10.

Si les responsabilités sont partagées dans la faute11, la faute de la femme a été majeure : en désobéissant à Dieu et en offrant du fruit à Adam, elle s’est abaissée volontairement (προαίρεσις καὶ γνώμη12), écoutant le serpent, son subordonné, son esclave, l’un de ceux qui étaient placés sous son pouvoir, et abandonnant celui dont elle était l’aide et partageait la dignité, la substance, la voix même13. Si la sentence de mort, commune, tombe sur Adam et Ève, la sentence propre à la femme sera, outre les souffrances de l’accouchement, la soumission à l’homme selon Gn 3, 16 : Vers ton mari ira ton mouvement (ἡ ἀποστροφή σου) et lui te dominera (αὐτός σου κυριεύσει). Dieu dit alors à Ève : Désormais je te soumets à lui (τούτῳ ὑποτάττω), je le déclare ton Seigneur (κύριον), pour que tu reconnaisses son pouvoir (δεσποτείαν). Puisque tu n’as pas su commander, apprends à bien obéir. […] Mieux vaut pour toi être soumise à son pouvoir que d’être emportée dans un précipice en toute licence et liberté, comme il est avantageux à un cheval d’avoir un frein14.

On voit combien Chrysostome insiste sur le côté providentiel de la sentence. La soumission est certes un effet du péché ; « celle qui ne sait pas enseigner doit se contenter d’apprendre15 », écrit-il en commentant 1 Tm 2, 11-12 : Que la femme reste tranquille pour apprendre en toute soumission. Je ne permets pas à la femme d’enseigner, ni d’avoir autorité sur le mari, mais de rester tranquille. La citation lui sert ici à éclairer Gn 3, 16 : Vers ton mari ira ton mouvement signifie : « Il sera ton refuge, ton port, ta sûre confiance, dans tous les maux qui viendront t’assiéger tourne-toi vers lui, réfugie-toi vers lui, je t’en donne le droit. » Il ne les unit pas seulement ainsi, mais aussi par des contraintes naturelles, jetant sur eux comme un lien infrangible la chaîne du désir. As-tu vu comment le péché a introduit la soumission, mais comment, avec ingéniosité et sagesse, Dieu fait servir ce malheur même à notre bien16 ?

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In Gen. hom. 17, 8 (PG 53, 144.59-62). In Gen. hom. 16, 4 ; 17, 4 (PG 53, 130 et 138-139). In Gen. hom. 17, 5 (PG 53, 140.32). In Gen. hom. 16, 4 (PG 53, 130.20-21). In Gen. hom. 17, 8 (PG 53, 145.3-10). Serm. sur la Genèse 4, 1 (cf. SC 433, p. 226-227). Serm. sur la Genèse 4, 1 (cf. ibid., p. 224-225) ; voir aussi In Ep. I ad Cor. hom. 34, 3 (PG 61, 289-290).

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De plus, la soumission est douce, les préceptes d’Ep  5, 22-33 (Que les femmes soient soumises à leurs maris, comme au Seigneur […]. Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Eglise, que chacun aime sa femme comme soi-même et que la femme craigne son mari) faisant correspondre la crainte de la femme à l’amour du mari : Vois-tu comment le pouvoir (δεσποτεία) du maître n’est pas pénible à supporter, lorsque le maître est amoureux fou de celle qui est son esclave (ἐραστὴς μανικὸς τῆς δουλευούσης), lorsque la crainte est accompagnée d’amour17 ?

La même « condescendance » divine se voit dans « la joie devant le nouveau-né compensant les douleurs18 » de la grossesse et de l’enfantement. Cependant, si la soumission (ὑποταγή) est tempérée, c’est substantiellement un esclavage (δουλεία), comme les autres servitudes pénales et providentielles dues au péché, que Jean unit en une construction cohérente19  : celle de la femme à l’homme, celle de l’esclave au maître, celle du dirigé aux princes et aux magistrats20 – seule la soumission des enfants à leurs parents, soumission naturelle, échappe à cette construction qui met en corrélation la sentence de Gn 3, 16, celle portée contre Cham (Gn 9, 25 : Il sera un serviteur pour ses frères) et les considérations de Rm  13 sur la soumission aux pouvoirs politiques. Tous les aspects de la hiérarchie sociale fondés en nature sont ici justifiés conjointement par l’histoire. Il y a là un véritable réseau dont on ne peut ni ne doit s’échapper. La libération possible ne peut être qu’intérieure. L’esclave peut par la vertu être libre dans l’esclavage21 ; le dirigé peut comme Daniel dans la fournaise être libre par sa vertu22 ; la femme croyante peut surmonter l’interdit d’enseignement « en faisant connaître la vraie religion à un mari incroyant, en lui transmettant les éléments de la doctrine, en l’exhortant à la piété23 » la possibilité d’enseigner un mari incroyant est concédée, malgré l’interdit d’enseignement (cf. 1  Tm  2, 12). Notes chrétiennes et stoïciennes s’entremêlent24 : 17 18 19 20

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Serm. sur la Genèse 4, 2 (cf. SC 433, p. 228-229). In Gen. hom. 17, 8 (PG 53, 144.7-8). Serm. sur la Genèse 4, 1-3 (cf. SC 433, p. 220-239). Cf. Aristote, Politique I, 1, 1252a (J. Aubonnet, CUF, t. I, Paris, 1960, p.  12. Chrysostome unit des éléments de réflexion politique épars depuis Philon d’Alexandrie, Quod omnis probus liber, 17 s. (M. Petit, Œuvres de Philon d'Alexandrie 28, Paris, 1974, p. 148 s.), et Irénée de Lyon, Contre les hérésies V, 24, 2 (A. Rousseau, L. Doutreleau et Ch. Mercier, SC 153, Paris, 1969, p. 298-303). Serm. sur la Genèse 5, 1, commentant 1 Co 7, 21-22 (cf. SC 433, p. 258-259). Serm. sur la Genèse 5, 2 (cf. SC 433, p. 260-263). Serm. sur la Genèse 5, 1 (cf. SC 433, p. 256-257). Serm. sur la Genèse 5, 2 (cf. SC 433, p. 262-265).

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Monique Alexandre Qu’un homme soit esclave, exilé […], s’il a la vertu en partage, il est plus roi que tous les rois. Il résulte évidemment, de ce fait que les femmes, les serviteurs, les sujets échappent à la servitude.

C’est dans d’autres textes, comme le Traité de la virginité, que Chrysostome exalte celle-ci comme une libération possible et un retour au paradis primitif, à l’angélisme céleste25. Pourtant, la loi de soumission, comme le règne du désir, le poids des bienséances, ne s’abolit vraiment que dans l’au-delà : alors, la réunion de l’homme et de femme au-delà du désir, «  observent le mode de vie (πολιτείαν) des anges et des puissances intellectuelles26 ». Dans ces limites, protologie et eschatologie ouvrent aux femmes des échappées spirituelles à vivre dès aujourd’hui, comme une annonce du paradis retrouvé, de l’accès au ciel, du recouvrement de la dignité première. Une soumission de la femme y compris dans la domination commune de la création première : cadre androcentrique et confusion entre soumission postlapsaire et prélapsaire Chrysostome souligne le caractère androcentrique du récit biblique, colorant ainsi fortement la communauté de domination affirmée à l’origine pour l’homme et pour la femme. Ceci est encore accentué par l’appel aux relectures pauliniennes – Ève créée en second, de (ἐκ) l’homme, pour (διὰ) l’homme (cf. 1 Tm 2, 11-15 et 1 Co 11, 8-9) ; Ève séduite –, comme aux textes normatifs d’Ep 5, 23 et 1 Co 11, 3 : L’homme tête de la femme. Les Homélies sur la Genèse offrent de nombreux exemples sur cette accentuation. Ainsi dans ce commentaire de Gn 2, 17, Dieu entoure la femme de dignité avant même sa création, en donnant à Adam l’ordre concernant l’arbre défendu au pluriel (Gn 2, 17) : Il est ainsi évident dès l’origine et depuis le commencement que l’homme et la femme ne font qu’un (cf. Gn 2, 24 cité en Ep 5, 31 ; 1 Co 11, 12), selon ce que dit aussi Paul : L’homme est la tête de la femme (Ep 5, 23 ; cf. 1 Co 11, 2). Si donc il s’exprime comme s’il s’adressait à l’un et à l’autre, c’est pour qu’après cela, ayant façonné à partir de l’homme la femme, il fournît à celui-ci de quoi lui faire connaître ses ordres27.

Dans ce tableau de sa création, l’exégète insiste sur la qualité d’« aide » de la femme :

25 La virginité, 79 (H. Musurillo et B. Grillet, SC 125, Paris, 1966, p. 376-379. 26 Cohabitations suspectes, 13 (nous traduisons le texte de J. Dumortier, Paris, 1955, p. 94). 27 In Gen. hom. 14, 4 (PG 53, 115.27-33).

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C’est pour la consolation de l’homme que cet être-ci a été créé, ce qui faisait dire à Paul : L’homme n’a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme (1 Co 11, 9). Tu vois ? Tout naît pour lui28.

Dieu reproche à Adam sa démission ainsi : Tu devais non seulement t’abstenir de manger ce fruit, mais montrer à la femme la grandeur de la faute  : car tu es la tête de la femme (Ep  5, 23) et c’est pour toi (διὰ σὲ) qu’elle a été créée. Mais toi, tu as bouleversé l’ordre établi et non seulement tu ne l’as pas corrigée, mais tu a été attiré avec elle. C’est le reste du corps qui devait suivre la tête ; le contraire s’est passé et la tête a suivi le reste du corps et tout a été sens dessus dessous29.

Dans son commentaire de l’interdit de d’enseignement pour les femmes (1 Tm 2, 11-15), il prolonge ainsi la pensée paulinienne : La gent masculine jouit d’un plus grand honneur : elle a été façonnée la première. Ailleurs il a montré cet avantage en disant : L’homme n’a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme (1 Co 11, 9). Pourquoi donc le dit-il  ? Il a voulu montrer de plusieurs façons la primauté (πρωτεύειν) masculine. Que l’homme ait d’abord la primauté pour cette raison [de la création en premier], puis à partir de ce qui s’est produit depuis : la femme instruisit un jour l’homme, et elle détruisit tout, et sa désobéissance le rendit coupable. Aussi Dieu la soumit-il, pour avoir mal usé de la domination (ἀρχῇ), mieux : de la communauté d’honneur (ὸμοτιμίᾳ)30.

Cette avancée de la subordination dans l’état prélapsaire apparaît dans le commentaire de 1  Co  11 sur le voile des femmes  : après avoir rappelé la soumission, signifiée par le voile, comme effet de la séduction primitive (Gn 3, 16), Chrysostome remonte plus haut, passe à des énoncés plus généreux. Il énumère les quatre causes de prééminence masculine dans l’ordre de la création comme dans l’ordre postlapsaire : La première prééminence (ὑπεροχή), c’est que le Christ soit notre tête et que nous soyons la tête de la femme (1 Co 11, 3) ; la seconde, c’est que nous soyons la gloire de Dieu et que la femme soit notre gloire (1 Co 11, 7) ; la troisième, c’est que ce n’est pas nous qui venons de la femme, mais elle qui vient de nous (1 Co 11, 8) ; la quatrième, c’est que ce n’est pas nous qui avons été créés pour la femme, mais elle qui l’a été pour nous (1 Co 11, 9)31.

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In Gen. hom. 15, 3 (PG 53, 122.9-12). In Gen. hom. 17, 4 (PG 53, 139.13-20). In Ep. I ad Tim. hom. 9, 1 (PG 62, 544.46-57). In Ep. I ad Cor. hom. 36, 4 (PG 61, 218.37-42).

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Dans son commentaire du «  cantique de la charité  » (1  Co  13), après avoir loué la hiérarchie monarchique génératrice d’amour (ἀγάπη) dans le foyer, Chrysostome projette cette hiérarchie dans le passé paradisiaque : Partout Dieu a créé des grades hiérarchiques denses, à intervalles rapprochés, pour que tout demeure pleinement dans la concorde et le bon ordre. Voilà pourquoi, avant que le genre humain se multipliât, alors que les premiers humains étaient seuls, il voulut que l’un commande et que l’autre fût commandé. Mais pour que l’homme ne la méprisât pas comme inférieure et ne s’en séparât pas, vois comment il l’a honorée et unie avant même la création : Faisonslui une aide, est-il dit (Gn  2,  18). Il montre ainsi qu’elle naît pour son utilité, et le pousse vers celle qui est née pour lui. En effet, nous sommes mieux disposés envers ce qui est fait pour nous32.

À côté des textes sur la communauté d’honneur entre femme et homme, sur leur commune domination sur l’univers au paradis, il faut prendre en compte ces textes-ci qui font d’Adam le dirigeant, d’Ève la dirigée dès l’origine, projection des textes pauliniens, des préjugés grecs sur la femme, des normes du temps. De plus, une exégèse particulière de Gn 1, 26, polémiquant contre les anthropomorphites, semble dénier encore un peu plus à la femme au paradis une égalité avec l’homme. L’homme à l’image a pour les anthropomorphites une ressemblance de forme (μορφή), de substance (οὐσία33)  ; pour Chrysostome, la ressemblance est celle de la domination de l’homme roi de l’univers. À ses adversaires, il oppose 1 Co 11, 7.10 : L’homme ne doit pas être voilé parce qu’il est à l’image et la gloire de Dieu, mais la femme est la gloire de l’homme. Et c’est pour cela, dit Paul, qu’elle doit porter un voile sur la tête. Certes, par image il a désigné ici le fait d’être en tous points conforme à la forme divine, et l’homme est appelé image de Dieu parce que Dieu est du même type ; aussi, selon eux, il faudrait que non seulement l’homme, mais aussi la femme soit dite image, la femme et l’homme ayant un seul type, un seul caractère, une même ressemblance. Pourquoi donc l’homme estil dit image de Dieu, et la femme ne l’est-elle plus ? C’est que Paul ne parle pas d’image selon la forme, mais d’image selon la domination ; c’est l’homme seul qui la possède et non plus la femme. Car elle a été placée sous son pouvoir, comme dit Dieu : Vers ton mari ira ton mouvement et il te dominera (Gn 3, 16). Si l’homme est-il image de Dieu, c’est parce qu’il n’y a personne au-dessus de lui – de la même façon qu’il n'y a personne au-dessus de Dieu – et qu’il commande

32 In Ep. I ad Cor. hom. 34, 3 (PG 61, 290.13-24). 33 Serm. sur la Genèse 2, 2 (SC 433, p. 192, l. 132).

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tout ; et si la femme est la gloire de l’homme (1 Co 11, 7), c’est parce qu’elle a été à l’homme34.

Sans que les plans de la création paradisiaque et de l’état postlapsaire soient tout à fait confondus, l’éclairage porté sur Gn 1, 26-27 à la faveur de 1 Co 11, 7, prête à la femme des origines un « statut diminué » qui affleure en bien des textes chrysostomiens.

2. Filles d’Ève et femmes fatales de la Bible L’exégète voit un lien entre la faute d’Ève et celle de ses filles : Ceux qui les premiers ont péché ont introduit par leur transgression la servitude ; mais une fois introduite, leurs successeurs l’ont sanctionnée par leurs propres péchés35.

Il commente ainsi 1 Tm 2, 12-14 : Elle a une fois enseigné à l’homme, et a tout bouleversé. C’est pour cette raison que Paul dit : Qu’elle n’enseigne pas. Que fait donc aux autres femmes la conduite que la première a tenue  ? — Cela les regarde pleinement. C’est un sexe faible et léger36.

Sans admettre que tout le genre féminin ait été enveloppé dans la faute d’Ève, il affirme : Comme tous les êtres humains meurent à cause d’un seul parce qu’un seul a péché, ainsi la transgression de la femme est devenue celle de tout le sexe féminin37.

Dans les Homélies sur Anne, il reprend Si 25, 24 : C’est de la femme que vient l’origine du péché ; à cause d’elle nous mourons tous, et y joint la sentence généralisante de Si 25, 19 : Toute perversité est peu si on la compare à la perversité de la femme38. Il se plaît dans ses œuvres ascétiques à mettre en garde contre la femme, aide diminuée depuis la chute, et même fatale à l’homme, à l’aide d’exemples bibliques. Dans la lettre À Théodore, ce sont les femmes qui égarèrent David et Salomon39 ; le Traité de la virginité en dresse un véritable catalogue : Serm. sur la Genèse 2, 2 (cf. SC 433, p. 192-195). Cf. In Gen. hom. 8, 4 (PG 53, 73). Serm. sur la Genèse 5, l (cf. SC 433, p. 252-253). In Ep. I ad Tim. hom. 9, 1 (PG 62, 545.14-17). In Ep. I ad Tim. hom. 9, 2 (PG 62, 545.57-60). De Anna hom. 4, 3 (PG 54, 663) : voir infra, p. 75 ; cf. La virginité 46, 1 (SC 125, p. 258-259). 39 À Théodore, II, 2 (J. Dumortier, SC 117, Paris, 1966, p. 52-55) ; sur la même base, Chrysostome peut formuler ailleurs un jugement nuancé : les femmes ont été un obstacle pour Salomon et David, mais pas pour Isaïe, marié ; la femme peut être une aide et, à l’instar de la mère des Maccabées, on peut se sauver dans le mariage (Hom. sur Ozias, 4, 2-3 : J. Dumortier, SC 277, Paris, 1981, p. 146-151). 34 35 36 37 38

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Monique Alexandre Comment peut-elle être une aide, celle par qui les enfants de Dieu […] périrent engloutis dans les eaux  ? N’est-ce pas elle qui allait causer la perte du juste Job (cf. Jb 2, 9), s’il ne s’était montré vraiment un homme  ? N’a-t-elle pas perdu Samson (cf. Jg  16, 6)  ? N’a-t-elle pas tout fait pour que le peuple hébreu tout entier fût initié au culte de Béelphégor et fût exterminé par le smains de ses frères ? Et Achab qui surtout le livra au diable ? Et avant lui Salomon (cf. 1 R 11, 1), malgré sa haute sagesse et sa renommée ? Et aujourd’hui encore, ne convainquent-elles pas bien souvent leurs maris d’offenser Dieu40 ?

Or, même dans ces textes ascétiques, il n’y a pas la violence d’un Tertullien41, encore moins d’un Bernard de Morlas dont le De contemptu feminae comporte un catalogue semblable42. Chrysostome rappelle en contrepoint la valeur de certaines figures féminines  : à Ève, arme (ὅπλον) du diable, correspond Drosis, vase de faiblesse (1 P 3, 7), invincible dans son martyre43 ; et pour lui, Anne, mère de Samuel, par son admirable philosophie rachète son sexe et « réduit à néant l’accusation » portée contre Ève et toute sa race44.

3. Faiblesse du sexe À côté de ces bases scripturaires, ou plutôt en interaction implicite avec elles, les idées reçues des Grecs sur l’infériorité de la femme, sa nature de dirigée, la faiblesse du genre féminin, dès longtemps reprises dans certains textes chrétiens45. Ainsi la théorisation aristotélicienne (Politique I, 1) inspire lointainement Chrysostome lorsqu’il dénie aux femmes le sacerdoce, en raison de leur « nature », de leur vocation à être dirigées46. Le motif de la faiblesse féminine revient fréquemment, souvent à travers 1  P  3, 7  : le vase féminin plus faible47. Les aspects et causes de cette faiblesse sont multiples. C’est la faiblesse physique et sociale de la femme nécessitant protection (προστασία)48, une protection encore plus nécessaire pour les veuves et les vierges. C’est aussi la faiblesse intellectuelle, psychologique et morale : frivolité, légèreté, instabilité, niaiserie babillarde49, fragilité face à la 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49

La virginité, 46, 2 (trad. B. Grillet, SC 125, p. 258-259). Tertullien, Toilette des femmes I, 1-2 (M. Turcan, SC 173, Paris, 1971, p. 42-53). Bernard de Morlas, De contemptu feminae 42 s. De s. Droside, 3 (PG 50, 687.46.58). De Anna hom. 4, 3 (PG 54, 663.18). Voir notamment U. Mattioli, Ἀσϑένεια e ἀνδρεία. Aspetti della femmilità nella letteratura classica, biblica e cristiana antica, Rome, 1983. Dialogue sur le sacerdoce II, 2 (A.-M. Malingrey, SC 272, Paris, 1980, p. 104-107). Cf. In Gen. hom. 16, 1 ; 38, 1 et 5 (PG 53, 127.2-3 ; 350.63 ; 357.15) ; De ss. Bernice et Prosdoce, 1 (PG 50, 629.35) ; De s. Droside, 3 (PG 50, 687.46). Cohabitations suspectes, 7 (J. Dumortier, op. cit., p. 68-69) ; Comment observer la virginité, 7 (ibid., p. 117) In Ep. I ad Cor. hom. 37, 1 (PG 61, 315-316).

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tentation50, émotivité51, vanité et orgueil dément52, puérilité53. Les aspects culturels mêmes contribuent à cette faiblesse : D’où pensez-vous que les femmes soient si faibles, dites-moi ? Est-ce de leur seule nature que cela vient  ? Nullement, mais aussi de leur éducation (ἀγωγῆς) et de leur mode de vie (ἀνατροφῆς). En effet, la vie à l’ombre, le désœuvrement, les bains, les fards, l’abondance de parfums, le douillet confort des couches les rendent ainsi […]. Les femmes de la campagne sont plus robustes que les hommes des villes et celles-là lutteraient victorieusement contre beaucoup d’entre eux. Mais la mollesse du corps en augmentant gâte nécessairement l’âme aussi54.

Le catalogue des faiblesses et défauts féminins justifie les interdits d’autorité et de parole publique, mais aussi les ménagements paternalistes conseillés dans l’esprit de 1 P 3, 7, par exemple quand le pasteur appelle à user d’exhortations plus que de coups55, dans le discours pédagogique du nouveau mari à « sa chère enfant » (παίδιον)56. Mais on trouvera aussi des affirmations sur la vocation commune de la femme et de l’homme à la vertu, sur le paradoxe de sa virilisation valorisante57. Le motif de l’andréia féminine, sur-naturelle, est particulièrement marqué, nous le verrons, dans les passages où l’exemple martyrologique s’impose aux femmes ascètes, voire aux simples chrétiennes58.

II. Rôles des femmes chrétiennes Ce regard exégétique et théologique sur le passé de la femme, ces « observations » biosociologiques et psychologiques disent le bien-fondé des rôles dévolus aux femmes, dans la soumission. Mais dans ces limites sont proposés des chemins de liberté spirituelle.

50 De ss. Bernice et Prosdoce, 1 (PG 50, 629). 51 À une jeune veuve, 1 (G.H. Ettlinger et B. Grillet, SC  138, Paris, 1968, p.  114, l. 38-39). 52 Comment observer la virginité 7 (J. Dumortier, op. cit., p. 118) ; La virginité, 53 (SC 125, p. 298-301). 53 In Ep. ad Eph. hom. 20, 9 (PG 62, 148.27-28). 54 In Ep. ad Hebr. hom. 29, 3 (PG 63, 206.44-50 et 56-60). 55 In Ep. ad Eph. hom. 20, 7 (PG 62, 144.59-62). 56 In Ep. ad Eph. hom. 20, 8 (PG 62, 146.25-26) ; voir infra, p. 73. 57 Cf. C. Broc-Schmezer, Les figures féminines…, op. cit., notamment la conclusion, p. 511-522. 58 Voir infra, p. 81-83.

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1. Exclusion des fonctions d’autorité et d’enseignement Dans l’Église, les femmes sont exclues des fonctions d’autorité, classées du côté des dirigées. Dans le Dialogue sur le sacerdoce, Chrysostome énumère les activités ascétiques et caritatives : Le Christ aurait pu dire à Pierre  : «  Si tu m’aimes, entraîne-toi au jeûne, à coucher par terre, aux veilles prolongées, à défendre les opprimés, à être pour les orphelins un père, à servir de protecteur à leur mère. En réalité, que dit-il ? Pais mes brebis (Jn 21, 17). Beaucoup des dirigés (τῶν ἀρχομένων) pourraient accomplir facilement ces activités que je viens d’énumérer, non seulement les hommes, mais même les femmes ; au contraire, quand il s’agit d’être à la tête (προστῆναι) de l’Église et de se voir confier le soin de tant d’âmes, que la nature féminine s’efface devant la grandeur de la réalité et la plus grande partie des hommes59.

Si l’ascèse et les œuvres charitables sont concédées aux femmes, les charges ecclésiastiques leur sont interdites : La loi divine les a écartées de cette charge (λειτουργίας), mais elles s’efforcent de se pousser dans la place et, comme elles ne peuvent rien par elles-mêmes, elles font tout par personnes interposées. Elles sont même revêtues d’une telle puissance (δύναμιν) que, parmi les prêtres, elles font élire ou repousser ceux qu’elles veulent. Tout est sens dessus dessous […] : les dirigés commandent à ceux qui dirigent et plût au ciel que ce fussent des hommes et non celles à qui il n’a même pas été permis d’enseigner ! Le bienheureux Paul ne leur a pas même permis de parler dans l’assemblée60.

L’Antiochien développe plusieurs fois l’interdit paulinien de 1  Co  14, 34-35 (Que les femmes se taisent dans les assemblées. Qu’elles se tiennent dans la soumission) et de 1 Tm 2, 11-15 (Que la femme apprenne en silence en toute soumission). Il y voit un interdit de bavardage, a fortiori de prise de parole publique ; si Paul, écrit-il, « ferme la bouche aux niaiseries féminines », c’est en se fondant sur la Loi : Vers ton mari ira ton mouvement et il te dominera (Gn 3, 16) ; aussi « la sagesse de Paul ordonne » aux femmes « non seulement de se taire, mais encore de se taire avec crainte, et avec autant de crainte que celle avec laquelle une esclave doit se tenir tranquille61 ». Or si c’est un devoir pour elles à l’égard de leurs maris, ce devoir est encore plus grand à l’égard des enseignants et des pères dans les réunions publiques des chrétiens. […] Et pourquoi donc Paul leur 59 Dialogue sur le sacerdoce II, 1-2 (trad. A.-M. Malingrey, SC 272, p. 104-107, légèrement modifiée). 60 Dialogue sur le sacerdoce III, 9 (trad. A.-M. Malingrey, SC 272, p. 163-165, légèrement modifiée). 61 In Ep. I ad Cor. hom. 37, 1 (PG 61, 315.44.52-57).

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impose-t-il une telle soumission ? Parce que c’est chose bien faible, mobile et légère que la femme. Voilà pourquoi il leur donne leurs maris pour enseignants. […] Comme les femmes pensaient que ce serait un coquet honneur pour elles de prendre la parole en public, Paul oriente encore son propos en sens contaire, en disant  : C’est une honte pour une femme de parler dans l’église (1 Co 14, 35). Il a d’abord appuyé sa parole sur la Loi de Dieu, il la confirme ensuite par le raisonnement commun et par l’usage62.

Aux multiples raisons de Paul dégagées par l’analyse de Chrysostome, ne correspondent-elles pas les siennes propres, aussi mêlées ? On notera de plus comment se renforcent dans son discours soumission au mari et soumission aux autorités ecclésiastiques ! Commentant de 1 Tm 2, 11-15, dans la droite ligne du texte paulinien, Chrysostome justifie la relégation de la femme au rang d’enseignée, non seulement par sa nature bavarde – dès lors il fait du silence une marque de sa sujétion –, mais par l’enseignement catastrophique d’Ève jadis63. Voici comment il trace les limites imposées à la parole des femmes, évoquant comme un cas à part celui de Priscille s’adressant à Apollos (Ac 19, 26)  : Quand Paul dit : Je ne permets pas à la femme d’enseigner (1 Tm 2, 12), il parle de l’enseignement qui se fait du haut de la chaire (βήματι), de la prise de parole en public et de celle qui est propre au sacerdoce, mais il n’a pas défendu les encouragements et les conseils donnés en privé. Si cela était défendu, il n’aurait pas fait l’éloge d’une personne qui en donnait64.

En ces temps d’ailleurs, la parole spirituelle de femmes doit se restreindre davantage encore à la seule sphère familiale. Le voile, à l’église, et au-dehors – remarquable extension du précepte paulinien (1 Co 11, 2-15) –, symbolise la subordination et la soumission qui s’impose de façon générale aux femmes65.

2. Soumission et degrés de liberté spirituelle L’exigence de soumission vaut sous des aspects divers, pour les femmes mariées, les veuves, les vierges. Mais en même temps, pour chacune de ces catégories, Chrysostome dessine un espace de liberté spirituelle, de mieux en mieux marqué à mesure qu’on s’élève dans la hiérarchie traditionnelle des états de vie. 62 In Ep. I ad Cor. hom. 37, 1 (PG 61, 316.30-32.48-53). 63 In Ep. I ad Tim. hom. 9, 1-2 (PG 62, 543-546). 64 In illud  : Salutate Priscillam et Aquilam hom. 1, 3 (PG  51, 192.35-40). Sur Priscille notamment, voir C. Broc-Schmezer, Les figures féminines…, op. cit., p. 449-510, 65 In Ep. I ad Cor. hom. 26, 4 (PG 61, 311-312).

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Femmes mariées C’est évidemment pour les femmes mariées que l’obligation de soumission est le plus fortement marquée66. Les arguments scripturaires dominent  : sentence consécutive à la faute (Gn 3, 16), mais aussi statut d’« aide » (Gn 2, 18.20), venue à l’existence après l’homme, de l’homme et pour l’homme (cf. 1  Co  11, 8-9  ; 1  Tm  2, 13) annoncent sa place seconde, ainsi que d’autres affirmations de Paul sur l’homme tête de la femme (1 Co 11, 3 ; Ep 5, 23) ou ses préceptes conjugaux (Col 3, 18 : Femmes, soyez soumises à vos maris ; 1  P  3, 1-7), où la soumission (ὑποτάττεσϑαι) est le maître-mot. Mais à ces arguments scripturaires se mêlent des arguments de nature (faiblesse, vocation à être commandée), lieux communs de la pensée grecque déjà intégrés dans les codes domestiques du Nouveau Testament. Un argument est particulièrement important pour Chrysostome, celui de la concorde et de l’ordre. Le modèle politique, militaire, peut-être ecclésiastique67, joue ici pleinement. « Chez nous, c’est avec raison que la femme est soumise au mari, parce que l’égalité produirait la lutte », écrit-il dans un commentaire de 1 Co 11 sur le voile68, avant d’ajouter l’argument de la séduction primitive. Ailleurs, le vocabulaire politique est plus net : Où serait l’égalité d’honneur (ἰσοτιμία), plus de paix possible, il ne faut pas qu’une famille soit démocratisée, que tout le monde commande ; il faut un seul commandement69.

Le modèle se déploie ainsi70 : Pour que l’un soit soumis et que l’autre commande – il savait en effet que l’égalité d’honneur (ὁμότιμον) produit souvent la lutte –, Dieu ne laissa pas s’instaurer une démocratie, mais une monarchie et, comme dans une armée, on peut voir cette hiérarchie dans chaque famille : le mari y tient le rang (τάξει) du roi ; l’épouse est au rang de gouverneur et de général ; aux enfants est échu le troisième grade (ἀρχὴν), puis, après ceux-là, le quatrième grade est celui des serviteurs  ; car eux aussi commandent à leurs inférieurs, et si souvent il en est un qui est à leur tête, c'est en respectant le rang du maître, en tant que serviteur. Et après ce grade-là il y en a encore un autre et parmi les serviteurs il y a le grade des femmes, celui des enfants, et parmi les enfants il y en encore un autre, selon l’âge et le physique – car parmi les enfants, l’élément féminin ne commande pas non plus. Et partout Dieu a créé des grades hiérarchiques denses, à intervalles rapprochés, pour que tout demeure pleinement dans la concorde et le bon ordre… 66 67 68 69 70

In Ep. ad Eph. hom. 20 ; In Ep. I ad Cor. hom. 26 et 34. Cf. la dénonciation de l’anarchie ecclésiastique dans l’homélie 34 In Ep. ad Hebr. In Ep. I ad Cor. hom. 16, 2 (PG 61, 215.17-19). In Ep ad Eph. hom. 20, 4 (PG 62, 141.8-11). In Ep. I ad Cor. hom. 34, 3 (PG 62, 289.64 - 290.16) ; cf. supra p. 65.

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…même au Paradis, entre Adam et Ève encore seuls ! Chrysostome reprend la répartition traditionnelle illustrée par l’Économique de Xénophon71 : il oppose la sphère masculine – extérieur – à la sphère féminine – intérieur –, le politique, le public – domaine de l’homme – au privé, domaine de la femme, les tâches d’acquisition aux tâches de conservation, etc. Instaurée depuis l’exil du Paradis – « Adam bêchait, Ève filait72 » –, c’est une répartition providentielle. Si dans ce type de développements, le pasteur marque la complémentarité des activités73, il n’oublie pas la hiérarchie. Pour déconseiller le choix d’une riche épouse, dominatrice, il parle ainsi de ainsi de l’« aide » féminine : C’est l’œuvre de la libéralité et de la sagesse de Dieu d’avoir fait celui qui est apte aux grandes choses, insuffisant et inapte aux petites, pour que le rôle de la femme soit nécessaire. Car si, d’un côté, Dieu avait fait l’homme capable de remplir les deux rôles, la gent féminine aurait été méprisée ; si, d’un autre côté, Dieu avait confié à la femme la part la plus importante et la plus utile, il aurait rempli les femmes d’un fol orgueil. S’il n’a pas donné les deux rôles à l’un, c’est pour ne pas diminuer l’autre et ne le faire paraître inutile, et il n’a pas non plus partagé les deux rôles à égalité entre chacun, pour que l’égalité d’honneur ne provoque pas encore, une lutte et une rivalité, parce que les femmes dans leur rivalité avec les hommes se croiraient dignes de la même préséance […] : à l’homme il a donné les devoirs les plus essentiels et les plus utiles ; à la femme les fonctions moindres et inférieures, afin que, par la nécessité de son rôle, le premier soit l’objet de notre haute estime, et que, par l’humilité de son service, la seconde ne se révolte pas contre son conjoint74.

Ainsi on évitera d’épouser femme plus riche que soi et de mettre en danger la prééminence masculine75. Certes, Chrysostome appelle aussi à une sorte de réciprocité. Il commente les préceptes pauliniens, liant homme et femme dans le Seigneur (1 Co 11, 11), évoquant l’amour de l’homme répondant à la crainte soumise de la femme (Ep 5, 33 ; cf. Col 3, 18-19 ; 1 P 3, 1-7), dans une méditation du symbolisme christologique et ecclésial du mariage (Ep 5, 21-33 ; 1 Co 11) ; à la suite de Paul (Ep 5, 31), il rappelle les deux en une seule chair de Gn 2, 24 (Ep 5, 31). D’où les adoucissements apportés à crainte et soumission76 : Xénophon, Économique VII, 18-32 (P. Chantraine, CUF, Paris, 1949, p. 62-64). Cf. In Ep. I ad Cor. hom. 34, 4 (PG 62, 291.51-54). Sur le mariage unique, 4 (SC 138, p. 180-185). Quales ducendae sint uxores, 4 (PG 51, 231.22-35 et 38-43). La virginité, 46 (SC 125, p. 256-263) : aide « diminuée »; lire les Cohabitations suspectes, 9-11 (J. Dumortier, op. cit., p.  77-86) sur les activités ménagères accessibles à l’homme et son abaissement aux occupations féminines ! 76 In Ep. ad Eph. hom. 20, 2 (PG 62, 137.20-25).

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Monique Alexandre Un serviteur, on pourra le dompter par la crainte, ou plutôt lui non plus, car vite il prendra la fuite et s’en ira  ; mais la compagne de votre vie, la mère de vos enfants, le sujet de toute votre joie, il ne faut pas l’attacher par la crainte et les menaces, mais par l’amour et les sentiments.

La crainte doit s’accorder avec la liberté, le gouvernement masculin «  condescendre77  » à secourir la faiblesse féminine, mais aussi respecter le «  second gouvernement  » qui est celui de la maîtresse de maison78. Aux maris qui battent leurs femmes, Chrysostome rappelle la force de la prière, des conseils et exhortations, de la gentillesse et préconise à défaut de résultats la patience de Socrate avec Xanthippe, « afin d’avoir à la maison un gymnase et une palestre de philosophie79 ». Les notes chrétiennes de ces pages sont indéniables – avec parfois une spécificité remarquable. Rappelant aux hommes l’interdit de l’adultère pour eux aussi, fût-ce avec une prostituée, une servante, Chrysostome ira jusqu’à affirmer : Il y a ici une grande égalité d’honneur (ἰσοτιμία), quoique dans tout le reste Paul donne une grande prééminence (ὑπεροχὴν) [à l’homme]80.

Mais, l’anecdote rapportée sur Socrate le laisse deviner, ces développements dépendent aussi de la tradition profane, des préceptes de mariage païens (depuis Xénophon en passant par des stoïciens comme Antipater de Tarse, Musonius, Hiéroclès, jusqu’à Plutarque) que Chrysostome connaissait, directement ou indirectement  ; le montre l’imitation plutôt réussie, ou la christianisation du dialogue d’Ischomaque81 avec sa toute jeune femme : Nous t’avons prise, chère enfant, pour compagne de notre vie, nous t’avons fait entrer chez nous comme compagne dans l’œuvre la plus honorable et la plus nécessaire et la plus respectable, celle d’avoir des enfants et de gouverner une maison82.

De part et d’autre, c’est le même « paternalisme », la même « condescendance  » pour reprendre le mot chrysostomien, encore que les vertus de pudeur, de décence, de convenance, de chasteté (αἰσχύνη, κοσμιότης, ἐπιείκεια, σωφροσύνη) traditionnellement recommandées aux femmes se prolongent par le mépris des biens de la terre, s’inscrivant dans un programme de philosophie chrétienne, plus que les préoccupations «  économiques » de Xénophon, vite oubliées dans la suite du discours. L’appel à la réciprocité est asymétrique. 77 78 79 80 81 82

In Ep. ad Eph. hom. 20, 5 (PG 62, 142.37). In Ep. ad Eph. hom. 20, 6 (PG 62, 142.56). In Ep. I ad Cor. hom. 26, 8 (PG 61, 224.6-7). In illud : Propter fornicationes uxorem, 4 (PG 51, 214.31-32). Xénophon, Économique VII, 10 s. (P. Chantraine, CUF, p. 62 s.). In Ep. ad Eph. hom. 20, 8 (PG 62, 146.25-28).

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Mais la femme mariée se voit reconnaître un espace d’activité spirituelle. Moins que la maternité, l’éducation des enfants en est un aspect fondamental. Tout en soulignant que cette tâche incombe aussi aux pères83, Chrysostome s’appuie sur 1 Tm 2, 11-15 opposant à la transgression d’Ève, fondant l’interdiction d’enseigner, le salut possible  : Néanmoins elle sera sauvée par l’enfantement (τεκνογονία) s’ils persévèrent dans la foi, la charité et la sanctification avec sagesse. Il en rapproche ce qui est demandé à la veuve dans la même épître (1 Tm 5, 10) : si elle a nourri des enfants (εἰ ἐτεκνοτρόφησεν). Il voit là l’éducation à la piété des filles et des fils84, facilitée par le loisir de la vie au foyer. Il propose en exemple la mère des Maccabées : Ce qui fait une mère n’est pas d’avoir mis au monde, car cela dépend de la nature. Ce qui fait une mère, c’est d’avoir élevé des enfants, car cela dépend de la volonté (προαιρέσεως)85.

Il met surtout en avant Anne, mère de Samuel : Sans doute je l’admire parce qu’elle a été philosophe, mais je l’admire davantage parce qu’elle a été philosophe en étant femme, qui a été souvent mise en accusation par bien des gens. Car c’est de la femme, est-il dit, que vient l’origine du péché  ; à cause d’elle nous mourons tous (Si 25, 24) ; et encore : Toute perversité est peu si on la compare à la perversité de la femme (Si 25, 19) ; et Paul : Ce n’est pas Adam qui a été séduit, c’est la femme qui l’a été et qui s’est rendue coupable de transgression (1  Tm  2, 14). Et c’est pour cela que je l’admire davantage  : parce qu’elle a écarté ces griefs, parce qu’elle a balayé l'accusation, parce qu’appartenant à ce sexe calomnié et accusé, elle a réduit à néant tous ces reproches, en enseignant par ses actes que ces femmes-là ne sont pas telles du fait de leur nature, mais de leur libre décision et de leur propre négligence, et qu’à ce sexe il est possible d’embrasser la plus haute vertu. Car c’est un être opiniâtre et plein d’énergie (φιλόνεικον γάρ ἐστι τὸ ζῷον καὶ εὔτονον), et si elle penche vers le vice, elle causera de grands maux, mais si elle embrasse la vertu, elle perdra la vie plutôt que d’abandonner sa résolution (προϑέσεως)86.

Anne, ou la revanche des mères pieuses sur les femmes fatales ! Qu’en est-il du rôle spirituel de la femme envers son conjoint ? Certes, le tableau de la « petite église » familiale maintient le rôle dirigeant du mari

83 Le traité Sur la vaine gloire et l’éducation des enfants (A.-M. Malingrey, SC 188, Paris, 1972) est même presque entièrement adressé au père. 84 Quales ducendae sint uxores, 9 (PG  51, 239-240)  ; In Ep. I ad Tim hom. 9, 2 (PG 62, 541-542) ; De Anna hom. 1, 3 (PG 54, 636). 85 De Macc. hom. 1, 3 (PG 50, 621.23-25). 86 De Anna hom. 4, 3 (PG 54, 663.9-27).

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dans la vie commune de piété87, la part des conseils féminins est reconnue. Jean Chrysostome christianise là un thème de la parénèse stoïcienne, proche par exemple du traité Sur le mariage d’Hiéroclès  : la femme réconforte, conseille l’homme, au sortir de la vie publique. Fortifiée par le calme du gynécée, elle peut donner un rythme (ῥυϑμίζειν) heureux à l’esprit agité de l’homme. Aux femmes fatales qui auraient poussé au mal Absalom et Amnon (2 S 13)88, ou Job (Jb 2, 9), le prédicateur oppose des femmes bonnes : Abigaïl, qui sauva Nabal, son mari (1 S 25), celles qui sauvèrent « tout un peuple », Déborah, Judith « et d’innombrables autres89 ». Il insiste sur la nécessité d’agir non seulement en paroles, mais en actes (μὴ ῥήμασι μόνον, ἀλλὰ καὶ πράγμασι ῥυϑμίζειν τὸν συνοικοῦντα90), par la simplicité de vie, la douceur, la chasteté. L’interdit d’enseignement pesant selon Paul sur la femme est opposé à la concession de « bonnes enseignantes » (καλοδιδασκάλους, Tt  2,  3) appliqué aux vieilles femmes vis-à-vis des jeunes  : si une femme est mariée à un homme, pécheur ou incroyant, sa conduite doit tendre à le convertir, ou du moins à fermer la bouche à ses blasphèmes91. Commentant 1 Co 7, 16 (Sais-tu, femme, si tu sauveras ton mari ?), il souligne même, dans le 5e Sermon sur la Genèse92, l’inversion opérée : Quand le mari est incroyant et que la femme est croyante, que la femme, veut-il dire, enseigne. — Pourquoi ? — Parce qu’elle n’a pas été trompée (cf. 1 Tm 2, 14), puisqu’elle est croyante. Que l’homme apprenne donc, puisqu’il a été trompé, puisqu’il est incroyant. La relation de l’enseignement, veut-il dire, a été inversée.

Toutefois, dans le traité Sur la virginité, en contexte polémique, minimisant l’aide spirituelle de l’épouse, « aide » dégradée depuis la chute, obstacle parfois, mais instrument de salut pour son mari (selon 1 Co 7,  16) Chrysostome souligne combien l’aide spirituelle de certaines femmes transcende le statut féminin conjugal : Je ne lui retire pas absolument tout concours dans les choses spirituelles – à Dieu ne plaise  !  –, j’affirme seulement qu’elle le fournit non dans l’exercice du mariage, mais quand, tout en restant 87 In Gen. hom. 6, 2 (PG 53, 56) ; Serm. sur la Genèse 6, 2 et 7, 1 (L. Brottier, SC 433, p. 296-303) ; In Ep. ad Eph. hom. 20, 9 (PG 62, 147-148). 88 Tamar a pourtant tenté de dissuader son frère Amnon de la violer et le récit ne dit pas qu’elle ait poussé son autre frère, Absalom, à faire tuer Amnon. Cf. PseudoClément d’Alexandrie, Epistulae de uirginitate 2, 11 (F. Diekamp et F.X. Funk, Patres apostolici, II, Tübingen, 19133, p. LXVIII) : Ὁμοίως καὶ ὁ Ἀμνὼν διὰ τῆς ἀδελφῆς αὐτοῦ Θήμαρ ἀνῃρέθη καλῶς (κακῶς ?). 89 In Ioh. hom. 61, 4 (PG 59, 342.6-11). 90 In Ioh. hom. 61, 4 (PG 59, 342.16). 91 In Ep. ad Tit hom. 2, 2 (PG 62, 684). 92 Serm. sur la Genèse. 5, 1 (cf. SC 433, p. 256-257).

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physiquement femme, elle dépasse sa nature pour s’élever à la vertu des hommes bienheureux. […] Ce n’est pas en accomplissant, en tant qu’épouse, ses devoirs conjugaux qu’elle pourra sauver son mari, mais en pratiquant ouvertement la vie de l’Évangile ; ce que beaucoup de femmes, au reste, ont réalisé même en dehors du mariage. Priscille, par exemple, prit chez elle Apollos93.

C’est parce que la femme a sa propre vie spirituelle qu’elle peut exercer sur enfants et mari une influence salutaire : Les femmes devraient être plus philosophes que les hommes puisqu’elles sont la plupart du temps clouées au foyer (οἰκουρίᾳ προσηλωμένας). […] Certes, dans la maison, dit-on, il y a beaucoup d’agitation. C’est parce que tu le veux que tu t’entoures d’une masse de soucis94.

Contrairement à l’homme secoué sur les flots de la politique, la femme demeurant à la maison comme dans une école de philosophie et recueillant son esprit, pourra être attentive à la fois à la prière, à la lecture et à toute la « philosophie ». Et comme ceux qui vivent au désert, sans avoir personne qui les dérange, elle qui reste toujours à l’intérieur peut continûment jouir du calme. Et s’il lui faut parfois sortir, même alors, il n’y a pas la matière à agitation95.

L’idéal traditionnel de réclusion au foyer pour les femmes s’accentue et se christianise ici en une réclusion quasi-monastique. Dans cet espace restreint, une autonomie est possible. Certes, la femme ne peut choisir la continence sans consentement marital96 : « en effet, explique le pasteur commentant le dû conjugal formulé en 1  Co  7, 5 (Ne vous refusez pas l’un à l’autre), la concupiscence est un instinct naturel qui de ce fait a droit à une grande indulgence97 ». Elle a néanmoins la liberté de refuser les parures de la vaine gloire et les soucis superflus. Une telle femme, libérée des soucis de la vie présente, cultivant la seule beauté de l’âme, tendue vers les splendeurs du «  gynécée céleste  », est assimilée par Chrysostome à la vierge sage de la parabole (Mt 25, 1-13) : Je vous ai fiancés à cet unique époux, Jésus Christ, pour vous présenter à lui comme une vierge toute pure (2 Co 11, 2). Il n’adressait pas ces paroles aux vierges (seules), mais à la plénitude de toute l’Église. La femme dont l’âme est sans corruption est vierge, même si elle a 93 La virginité 47, 1-2 (trad. B. Grillet, SC 125, p. 263-265) ; voir aussi In Ioh. hom. 61, 3-4 (PG 59, 340-342). 94 In Ioh. hom. 61, 3 (PG 59, 340.27-28.32-34). 95 In Ioh. hom. 61, 3 (PG 59, 340.37-44). 96 Sur la condamnation de l’ἐγκράτεια sans consentement du conjoint, voir La virginité, 48 (SC 125, p. 270-273 ; In Ep. ad Tit. hom. 4, 3 (PG 62, 684-686) ; In Ep. I ad Cor. hom. 19, 1-2 (PG 61, 153). 97 La virginité, 75, 1 (trad. B. Grillet, SC 125, p. 359).

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Monique Alexandre un mari  ; elle est vierge de la véritable virginité, celle qui est digne d’admiration. Car de cette virginité celle du corps est la compagne et l’ombre, et c’est elle la vraie virginité98.

Veuves Les veuves, pour leur part, sont libérées de la servitude, de la tyrannie du mariage99. Bien que l’Antiochien admette la licéité des secondes noces, il ne comprend pas, écrit-il, dans Sur le mariage unique, que des femmes ayant expérimenté les «  ennuis du mariage  » (molestiae nuptiarum) cherchent à se remarier : La guerre est douce à ceux qui ne la connaissent pas. […] Je cherche la raison pour laquelle une situation qui leur paraissait détestable quand elles s’y trouvaient devient, maintenant qu’elles en sont délivrées, un objet désirable100.

De façon positive, le veuvage semble être un mot de malheur, mais il ne l’est pas  : il exprime plutôt une dignité (ἀξίωμα), un honneur (τιμή), une gloire des plus grandes. Quoiqu’elle n’ait pas son mari avec elle, la veuve a du moins le Christ dans sa demeure et c’est lui qui repousse tous les maux qui surviennent. Affranchie des sollicitudes mondaines, la veuve n’a plus qu’à se diriger vers le ciel, et le dévouement et le zèle qu’elle avait pour son mari, elle pourra les consacrer aux choses spirituelles101.

Pour elles, deux choses sont essentielles : « la manifestation des bonnes œuvres et une très haute dignité102 ». L’éducation de leurs enfants, l’hospitalité, le service personnel des pauvres, la visite des prisonniers, des malades, des affligés leur incombent103. La veuve aux deux oboles (Mc 12, 42 ; Lc 21, 2) et surtout la veuve de Sarepta (1 R 17, 8-24) sont leurs modèles104. Tournées vers ce qui est matériel, sans doute même dans leurs activités caritatives vers la sphère extérieure, elles se distinguent ainsi, affirme parfois Chrysostome des vierges : Paul a demandé aux vierges une philosophie plus haute (cf. 1 Co 7, 34-35). […] La vierge, après s’être une fois arrachée à toutes les choIn Ep. ad Hebr. hom. 28, 7 (PG 63, 202.3-10). La virginité, 29, 2 ; 40 (SC 125, p. 186-189, 232-237). Sur le mariage unique 1, 4-5.12-15 (trad. B. Grillet, SC 138, p. 161). In illud  : Vidua eligatur, 1 (PG  51, 321.30-35  ; 322.13-17)  ; cf. À une jeune veuve 2, l. 65-66, 105, 137 ; Sur le mariage unique 1, 24-25 (SC 138, p. 118-125, 162-163). 102 In illud : Vidua eligatur, 4 (PG 51, 325.6-7). 103 In illud : Vidua eligatur, 7-15 (PG 51, 328-336). 104 In Heliam et in uiduam et de eleemosyna, 1 (PG 51, 338-339). 98 99 100 101

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ses du monde, doit consacrer à Dieu son âme tout entière, n’avoir plus rien de commun avec la terre, ne plus s’occuper tantôt de ceci, tantôt de cela, et, entièrement détachée de tout, employer ses loisirs sans exception aux choses spirituelles105.

Mais cette distinction même s’efface ici devant l’appel final, universel, à la charité106. Et le veuvage est rapproché de la virginité : La veuve ne le cède à la virginité qu’au début, à la fin elle revient à son niveau et la rejoint107.

Le veuvage l’emporte même si la vierge continue à s’occuper d’affaires matérielles et que la veuve s’adonne aux seules prières108. Libération réelle, mais qui doit rester spirituelle : le prédicateur apostrophe les veuves mondaines dissipées en fêtes et beuveries109, celles qui, « débarrassées du lien conjugal qui était pour elles une sorte de contrainte et de tyrannie », mènent une vie dangereuse, impudente, éhontée110, ou celles qui mènent leurs activités louches de maison en maison111. La liberté des veuves – on le sent nettement – est placée sous contrôle ecclésiastique. Certes la protection des veuves, si lourde charge112 pour l’évêque, concerne surtout les indigentes entretenues par l’Église, surveillées de près  ! Mais cette protection autoritaire dans la charité fait pressentir le contrôle exercé sur les veuves et leur fortune113. Vierges La virginité est conçue par Chrysostome comme un affranchissement – tant pour l’homme que pour la femme. Bien que dans le traité de La virginité il reconnaisse la licéité du mariage, cette condescendance de Dieu pour les faibles, donnée « à cause de la fornication », pour que chacun n’ait d’union qu’avec sa seule femme114, il en dit l’esclavage (δουλεία), la tyrannie dont la virginité délivre115. Dans cette visée protreptique et polémique, il dit la lourdeur du devoir conjugal116, l’obligation de subir jusqu’à 1a mort le joug 105 In illud : Vidua eligatur 15 (PG 51, 336.58-59 ; 337.4-10). 106 In illud : Vidua eligatur 16 (PG 51, 336-338). 107 Sur le mariage unique 2, l. 76-78 (trad. B. Grillet, SC 138, p. 167-169) ; cf. La virginité 37, 4 (SC 125, p. 222-225). 108 Sur le mariage unique 6, l 464-469 (SC 138, p. 198-199). 109 In Ep. I ad Tim. hom. 13, 4 (PG 62, 569). 110 Sur le mariage unique 3 (SC 138, p. 176-179). 111 Dialogue sur le sacerdoce III, 13 (trad. A.-M. Malingrey, SC 272, p. 211). 112 Dialogue sur le sacerdoce III, 12 (SC 272, p. 200-211). 113 Cf. les conseils à la veuve de Thérasios pour sa fortune  : À une jeune veuve  7 (SC 138, p. 152-159). 114 La virginité 16 ; 25 (SC 125, p. 146-149, 174-175). 115 La virginité 28, 3 ; 29, 2 (SC 125, p. 184-185, 187-189). 116 Cf. 1 Co 7, 3 ; La virginité 28, 1 (SC 125, p. 182-183).

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du mariage117 parfois en une « guerre implacable » et en un « combat sans trêve118 » avec un époux brutal, dédaigneux, coléreux, volage. À côté de cette exploitation de versets pauliniens, le pasteur énumère complaisamment, selon un topos rhétorique, les molestiae nuptiarum, pesant lourdement sur les femmes – conflits de caractère, d’inégalités de fortune, craintes de la maladie et de la mort, angoisses de l’enfantement, de la santé et de l’éducation des enfants119. La virginité affranchit des soucis superflus120 rendant l’être à « ce qui ne dépend que de » lui121, développements encore marqués par la rhétorique et la philosophie antique. Le choix virginal, c’est de « se tenir en présence et au service de Dieu122 ». Certes, la vierge lutte sans répit contre le désir123, mais elle recouvre déjà en aspiration l’impassibilité virginale du paradis124 ; bien plus, elle aspire à la vie angélique : Si elles ne peuvent encore monter au ciel comme les anges, car la chair les retient, du moins elles ont dès ici-bas la grande consolation de recevoir le Maître des cieux en personne, quand elles sont saintes de corps et d’esprit125.

Une image évoque cette libération : la mère-oiseau garde au nid les oisillons trop faibles, mais, dès que leurs ailes se sont assurées, elle les pousse à l’envol : Ceux qui sont encore un peu nonchalants ou plongés dans un lourd sommeil se plaisent encore à rester dans le nid (du mariage), attachés qu’ils sont aux choses du monde. Mais les vrais généreux, les amoureux de la lumière quittent le nid avec une parfaite aisance, volent vers les hauteurs et touchent aux Cieux, ayant tout abandonné ici-bas, mariage, fortune, soucis, tout ce qui, d’ordinaire, nous attire vers la terre126.

La libération virginale n’efface pourtant pas ici-bas la loi de soumission s’imposant aux femmes. Dans le traité sur les Cohabitations suspectes d’ascètes hommes et femmes, parmi les multiples attaques lancées par Chrysostome contre cette pratique, et dans Comment observer la virginité, on note l’asservissement des hommes par les femmes, contraire à la sentence 117 118 119 120 121 122 123 124 125 126

Cf. 1 Co 7, 10-22.39 ; Rm 7, 2 ; La virginité 40 (SC 125, p. 232-237).  La virginité 40, 1 (SC 125, p. 234-235). La virginité 40 ; 44 ; 52-58 ; 65, etc. La virginité 60-72.  Cf. le titre donné au ch. 60 de La virginité (SC 125, p. 320-321). La virginité 11, 1, l. 7 (SC 125, p. 126-127). La virginité 38 (SC 125, p. 224-227). La virginité 14, 3-6 (SC 125, p. 140-145). La virginité 11, 1, l. 10-14 (SC 125, p. 127). La virginité 17, 2, l. 18-25 (trad. B. Grillet, SC 125, p. 151).

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divine (Gn 3, 16) et aux affirmations pauliniennes (1 Co 11, 3), tout comme aux bienséances : On manque gravement à la tenue (ἀσχυμοσύνη μεγάλη), quand se produit un renversement complet, en vertu duquel la tête est en bas et le corps en haut. Mais si cela est honteux dans le mariage, combien plus en cette liaison dont la malfaisance ne réside pas seulement dans le fait d’une transgression de la loi divine, mais dans le discrédit (πονηροτήραν… δόξαν) jetée sur la femme et sur soi127.

Comparées aux courtisanes, les vierges « introduites » – femmes émancipées – mettent le monde à 1’envers. La norme, c’est « le soin des vierges » dévolu à l’évêque, lourde tâche qu’il décrit128 comme « une surveillance très sûre (ἀσφαλεστάτη φυλακή) et une assistance plus grande (πλείων συμμαχία) » dans le combat contre le diable et contre « la folie de sa nature » – surveillance comparable à celle d’un père selon la chair129, mais bien plus difficile puisqu’elle ne saurait s’exercer sous le même toit. Même si la pauvreté force la vierge à se procurer elle-même sa subsistance, l’évêque veillera à ce que quelqu’un l’oblige à rester à la maison, l’approvisionne, lui interdise funérailles et prières nocturnes. À ce prix le bon ordre (εὐκοσμία) sera préservé. Aux vierges aussi s’imposent la loi de l’oikouria (οἰκουρία), les vertus « féminines » sous contrôle, ici épiscopal. S’il n’est question ici, semble-t-il, que d’ascèse domestique, les monastères n’échappent pas à ce contrôle. Le monastère d’Olympias est bâti de façon significative près de la Grande Église, localisation propice à l’échange de services féminins et d’instruction masculine épiscopale, dans une rigoureuse clôture accessible au seul évêque130. Martyres dans la mort, dans la vie Au sommet des mérites féminins, selon la hiérarchie désormais établie, Chrysostome place celui du martyre. C’est ici, dans «  les luttes de la piété131 », que les femmes peuvent être à égalité avec les hommes, voire les surpasser. Après avoir cité Amos 6, 4-6 : Malheur à ceux qui dorment dans des lits d’ivoire, Chrysostome ajoute : Si cela était interdit sous l’ancienne alliance, combien plus sous la grâce où la philosophie est plus abondante  ! Cela, je le dis et aux hommes et aux femmes. Commun est en effet le stade. L’armée du Christ n’est point partagée en deux camps selon la nature  ; elle ne forme qu’une seule assemblée. La femme peut, elle aussi, revêtir 127 128 129 130 131

Comment observer la virginité 7 (trad. J. Dumortier, op. cit.,p. 120-121). Dialogue sur le sacerdoce III, 13 (SC 272, p. 210-211). Cf. De ss. Bernice et Prosdoce, 4 (PG 50, 635-636). Vie d’Olympias VI-VIII (A.-M. Malingrey, SC 13bis, Paris, 1968, p. 418-423). De studio praesentium, 3 (PG 63, 488.23-24).

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Monique Alexandre la cuirasse, tenir le bouclier, lancer des traits, soit aux heures du martyre, soit à des époques analogues qui exigent une grande audace (παρρησίαν)132.

Les images du combat spirituel (Ep 5, 10-17) soulignent le caractère prodigieux de l’équivalence. Clément d’Alexandrie133 avait affirmé à propos du martyre, de façon privilégiée, ce thème d’une égalité spirituelle des hommes et des femmes. Comme chez Clément – l’avait-il lu  ?  –, on trouve chez Chrysostome un écho, plus lointain certes, des thèses philosophiques païennes reconnaissant à la femme, de Socrate134 à Musonius135 et Plutarque136, une même aptitude à la vertu que l’homme, une même vocation à la philosophie, sans qu’elles abolissent pour autant l’infériorité de la femme et sa limitation à la sphère privée. La christianisation du thème est centrale dans les homélies sur les martyres d’Antioche, Pélagie qui se défenestra pour échapper à ceux qui étaient venus l’arrêter, Domnine et ses filles, Bernice et Prosdoce qui se jetèrent au fleuve pour échapper à leurs gardiens, Drosis morte sur le bûcher. Dans l’exorde de l’Homélie sur Bernice et Prosdoce, il lie leur mémoire à la commémoration de la croix le Vendredi saint : Si le Christ n’avait brisé les portes d’airain, elles auraient été fermées et les femmes n’auraient pu les franchir si facilement. S’il n’avait fracassé le verrou de fer, les jeunes femmes n’auraient pu l’enlever. S’il n’avait rendu la prison inutile, les femmes martyres ne seraient pas entrées avec autant d’aisance. Dieu soit béni  ! La femme brave maintenant la mort ; la femme qui avait fait entrer la mort dans notre vie, qui avait été autrefois l’instrument du diable, du diable a abattu la force ; ce vase faible et délicat (ἀσϑενὲς καὶ εὐεπηρέαστον) est devenu une arme irrésistible ; des femmes bravent la mort. Qui ne serait saisi d’étonnement137 ?

La grâce du Christ métamorphose la faiblesse naturelle de la femme, sa faiblesse de fille d’Ève aussi, pour en faire une guerrière virile, forte de sa volonté. C’est exalter les possibilités de courage viril (ἀνδρεία) tout en 132 Éloge de Barlaam, 4 (cf. P. Allen et N. Rambault, SC 595, Paris, 2018, p. 324-325). 133 Stromate IV, viii et xix-xx (A. van den Hoek et C. Mondésert, SC 463, Paris, 2001, p. 152-171, 252-271) ; cf. Pédagogue I, iv (H.I. Marrou et M. Harl, SC 70, 1960, p. 128-131). 134 Xénophon, Banquet II, 8-14 (F. Ollier, CUF, Paris, 1961, p. 43-45) ; Platon, République V (É. Chambry, CUF, t. VII/1, Paris, 1931, p. 49-99). 135 Musonius, Diatribes III-IV (trad. A.J. Festugière, Deux prédicateurs de l’Antiquité : Télès et Musonius, Paris, 1978, p. 56-66). 136 Plutarque, Vertus de femmes (J. Boulogne, CUF, t. IV, Paris, 2002, p. 40-87). 137 De ss.  Bernice et Prosdoce, 1 (PG  50, 629.25-37)  ; cf. De s. Droside, 3 (PG  50, 687.46-47) : « Plus le vase est faible, plus la grâce est grande. »

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redisant sa faiblesse (ἀσϑένεια). On atteint ici un prodigieux «  au-delà de la nature138 ». Toutes les hyperboles rhétoriques se déploient ici. On verra une outrance de cet ordre, mais une outrance significative, dans le fameux passage sur Domnine : Ces femmes, même si elles ne furent pas crucifiées, en périssant dans l’eau furent baptisées du baptême du Christ. Ce fut la mère qui baptisa ses filles. Que dis-tu ? Une femme baptise ? Oui, car des baptêmes de ce genre, même des femmes les donnent : cette femme baptisa alors et fut prêtresse  : en effet elle présenta des victimes douées de raison et sa décision fut son ordination139.

Ces femmes sont d’autant surprenantes qu’elles sont lointaines. Mais elles sont aussi exemple. Le pasteur sait bien, pour les besoins du temps, mettre en équivalence martyre d’autrefois, ascèse et même vie vertueuse d’aujourd’hui. Clément d’Alexandrie déjà soulignait la continuité entre témoignage dans la vie et témoignage dans la mort, si nécessaire140. Dans la parénèse des temps nouveaux s’établit même une équivalence entre formes de perfection. L’Antiochien loue d’abord dans les hymnes sacrées chantées en commun, dans le sacrifice, l’oblation commune, l’effacement des inégalités entre maîtres et serviteurs, riches et pauvres, hommes et femmes, « investis d’un égal honneur (ἰσοτιμία)141 ». Puis il s’élève au niveau plus général de la vie spirituelle et concentre son analyse sur la relation entre homme et femme. Sens confondre, dit-il, la nature des choses, Dieu introduit une règle excellente, remettant tout en place. Et comment, dira-t-on, l’homme peut-il devenir femme, et comment la femme peut-elle devenir homme  ? Non par un changement de nature, mais par un changement de volonté (προαιρέσεως)142.

Si l’homme s’effémine, s’il se prive de ce qui fait l’homme, la philosophie de l’âme, il ne mérite pas le nom d’homme, dit Jean. En revanche, il appelle plus forte que tout homme la femme virile (ἀνδριζομένην) saisissant les armes spirituelles dans le combat contre les puissances invisibles143. […]

Si les tâches de la femme dans la vie d’ici-bas se limitent à la sphère domestique, dans les luttes de la piété, le stade est commun, communes les luttes. […] Les femmes sont plus viriles non seulement que les hommes, 138 139 140 141 142 143

De s. Droside, 2 (PG 50, 685.53-54). De ss. Bernice et Prosdoce, 6 (PG 50, 638.53 - 639.4). Stromate IV, viii (A. van den Hoek et C. Mondésert, SC 463, p. 152-171). De studio praesentium, 2 (PG 63, 487.18). De studio praesentium, 2 (PG 63, 487.31-34). De studio praesentium, 3 (PG 63, 488.7-8).

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Monique Alexandre mais autant qu’il est possible elles atteignent même, pour ainsi dire, l’impassibilité des anges144.

Le prédicateur illustre son propos par trois exemples : la mère des Maccabées, une ascète anonyme, crucifiée dans sa chair, enfin les collaboratrices de Paul (Phœbé : Rm 15, 1 ; Priscille : Rm 16, 3). Dominées par l’éclat lointain du martyre, la perfection de l’ascèse, celle de la simple vie chrétienne sont ouvertes à la volonté de la femme : Ni la nature féminine, ni le métier exercé, ni la pauvreté n’ont été une entrave dans la course de la vertu. […] Qu’importe que Priscille et Aquila n’aient pas été mis à mort ? Ils ont rempli leur devoir et, vivants, ils sont devenus martyrs et plusieurs fois martyrs, toujours prêts à mourir pour Paul145.

* «  En toute soumission  », les Écritures, de la Genèse à Paul, justifient pour Jean Chrysostome l’ordre social subordonnant le deuxième sexe au premier, lui interdisant autorité, enseignement, le confinant dans la sphère privée. Pour lui, la nature inférieure et faible de la femme, les bienséances justifient aussi ce statut diminué. En fait les idées reçues des Grecs pèsent sur l’exégèse ; la réalité du temps aide à projeter dans l’état paradisiaque la subordination postlapsaire (Gn 3, 16), à faire d’Ève tout au plus une vicereine du roi Adam. Dans ce contexte, le contrôle sur les « émancipées » – veuves et vierges – est un devoir pour l’évêque-père. Or le discours patristique affirme aussi une grâce commune, une vertu commune à l’homme et à la femme. Déjà les philosophes avaient affirmé ce dernier point. Mais les Pères disent moins une nature qu’une histoire  : le Paradis virginal de domination (ἀρχή) et d’honneur commun (ὁμοτιμία) annonce le ciel à honneur égal. Dès maintenant l’envol fut possible pour les martyres ; il le demeure pour les vierges, mais aussi les « âmes vierges » dans les combats de la grâce et de la volonté liguées contre les puissances mauvaises. À Olympias et à ses compagnes, la subordination ou la soumission pouvait paraître peu de chose à côté de ces exceptionnelles perspectives de libération spirituelle, personnelle.

144 De studio praesentium, 3 (PG 63, 488.23-24.31-34). 145 De studio praesentium, 4 (PG 63, 490.36-37.39-42).

Pierre Molinié CeNtRe SèvReS, PARiS

Esclave du démon ou pauvre diable ? La figure de Caïn chez Jean Chrysostome Caïn, loi vivante, errait comme une statue ambulante (περιῄει ὁ Κάϊν, νόμος ἔμψυχος, στήλη κινουμένη), ne rompant son silence que pour s’exclamer d’une voix plus stridente que le son d’une trompette : « Que personne ne fasse ce que j’ai fait, pour ne pas endurer ce que j’endure ! » (Μή τις ποιήσῃ, φησί, τοιαῦτα, ἵνα μὴ πάϑῃ τοιαῦτα)1 Sous la plume de Jean Chrysostome, l’image de la statue ou de la stèle2 est volontiers associée à la figure de Caïn. Ainsi, elle revient à deux reprises dans le commentaire de Gn 4 : l’exégète l’applique au nom de Naïd – le lieu où Caïn est exilé – qui est «  comme une stèle de bronze  » (ὥσπερ ἐν στήλῃ χαλκῇ) proclamant le châtiment du meurtrier3, puis à l’acte par lequel Ève nomme son fils Seth à la place d’Abel que Caïn a tué4, « gravant comme sur une stèle l’acte du fratricide  » (τοῦ ἀδελφοκτόνου στηλιτεύει τὴν πρᾶξιν)5. La punition de 1 2

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Jean Chrysostome, De paenitentia hom. 2, 1 (PG 49, 286.3-6), trad. M.-H. Stébé dans Jean Chrysostome. La conversion (Les Pères dans la foi, 8), Paris, 20083, p. 45. J. Dumortier évoque à ce sujet, en référence à Plutarque, les « piliers de bois à pivots sur lesquels étaient écrites les lois de Solon » (Homélies sur Ozias ; SC 277, Paris, 1981, p. 171, n. 4). L’image n’est pas rare chez Jean Chrysostome, qui l’applique par exemple à Samuel (De Anna 1, 6 ; PG 54, 642.4-7) et à Moïse (In Ep. II ad Cor. hom. 18, 3 ; PG 61, 528.28-29). In Gen. hom. 20, 1 (PG 53, 167.21) ; cf. Gn 4, 16. Sauf mention particulière, les traductions des homélies de Jean Chrysostome sont les nôtres. Gn  4, 25. Les citations de l’Ancien Testament sont empruntées à la collection « La Bible d’Alexandrie », Paris, 1986- ; les citations du Nouveau Testament à la Traduction Œcuménique de la Bible, Paris - Villiers-le-Bel, 2010. In Gen. hom. 20, 4 (PG 53, 172.26).

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Caïn, ajoute Jean Chrysostome, est destinée par Dieu à fournir « un exemple et une leçon de sagesse » (ὑπόδειγμα σωφρονισμοῦ) pour la postérité6 : Par la sentence qu’il a reçue, il s’adresse à tout le genre humain ; c’est tout juste s’il ne crie pas en disant : « Qu’aucun de vous n’ose jamais faire rien de tel, pour ne pas tomber dans de tels châtiments ! »

De fait, Jean Chrysostome lui-même a contribué, autant qu’il le pouvait, à faire résonner cette voix à travers les siècles  : outre les trois homélies consacrées au commentaire de Gn 47, on trouve chez lui plusieurs centaines de références à Caïn8. Est-il possible de relever, au sein de ce corpus à première vue hétéroclite, des accents plus prononcés ou des thèmes récurrents  ? Tel est l’objet de la présente recherche  ; nous y chercherons à montrer, non pas l’originalité de Jean au sein de l’exégèse antique9, mais les variations internes au corpus chrysostomien. Pour cela, nous nous inspirerons de l’approche développée par Catherine Broc-Schmezer pour distinguer les différents types d’utilisation des figures bibliques chez l’Antiochien : nous examinerons d’abord la manière dont la figure de Caïn est traitée dans le commentaire continu (I), puis les éléments principaux affleurant dans les usages exégétiques (II) et pastoraux (III)10. In Gen. hom. 20, 1 (PG 53, 166.56-58). In Gen. hom. 18 – 20 (PG 53, 148.32 – 174.59). Le Thesaurus Linguae Graecae, de l’Université de Californie (stephanus.tlg.uci. edu), indique environ 220 occurrences du nom de Caïn chez Jean Chrysostome, et la base Biblindex, de l’Institut des Sources Chrétiennes (biblindex.org), fournit 211 références à la péricope de Caïn et Abel. Cela fait de Caïn un personnage de « troisième catégorie », pourrait-on dire, dans la galerie des personnages bibliques masculins cités par notre prédicateur : Abraham, le roi David ainsi que les apôtres Pierre et Paul apparaissent plus de 1000 fois ; Jacob, Job ou Adam plus de 600 fois ; un troisième groupe, qui comprend notamment Isaac, Moïse, Daniel, Noé ou encore Salomon, apparaît moins de 500 fois – Caïn se situe vers le bas de ce troisième groupe. 9 L’interprétation de la figure de Caïn chez les Pères de l’Église a déjà été étudiée par D.  Pérez Gondar, Caín, Abel y la sangre de los justos. Gn 4,1-16 y su recepción en la iglesia primitiva, Barañáin (Navarra), 2014 (pour les trois premiers siècles), et J.B. Glenthoj, Cain and Abel in Syriac and Greek Writers (4th-6th centuries) (CSCO Subisidia, 95), Louvain, Peeters, 1997  ; voir aussi D. Cerbelaud – G. Dahan, Caïn et Abel. Genèse 4 (Suppléments aux Cahiers Évangile, 105), Paris, 1998 ; B. Pouderon, « Caïn le sophiste ou Caïn le rebelle : À l’origine de la dénomination hérésiologique de ‘caïnite’ », dans G. Aragione – R. Gounelle (dir.), « Soyez des changeurs avisés ». Controverses exégétiques dans la littérature apocryphe chrétienne (CBP 12), Strasbourg 2012, p. 109-143. Voir en particulier les indications bibliographiques fournies par B. Pouderon (art. cit., p. 109-110) et l’état de la recherche de D. Pérez Gondar (op. cit., p. 21-29). 10 C. Broc-Schmezer, Les figures féminines du Nouveau Testament dans l’œuvre de Jean Chrysostome. Exégèse et pastorale (EAA 185), Paris, 2010, p. 22-23. Nous empruntons également à C. Broc-Schmezer l’analyse des « focalisations » du 6 7 8

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I. Le commentaire continu : une figure contrastée Le commentaire continu de Gn  4, 1-16 s’ouvre et s’achève par la considération de deux scènes harmonieuses  : Jean y dessine le portrait d’une humanité libre, éclairée par la connaissance du péché commis par les premiers parents. Ève, d’abord, a été rendue « plus sage » par le châtiment qui lui a servi « d’enseignement » : la preuve en est qu’elle ne s’enorgueillit pas de la naissance de son fils, mais la saisit comme une occasion de rendre grâce à Dieu11. Dans sa bonté, en effet, celui-ci avait accordé à l’humanité la grâce de la reproduction sexuée, pour réparer la perte de l’immortalité12 ; en réponse, Ève s’est montrée reconnaissante (εὐγνώμων) pour ce premier enfant. Ayant su «  reconnaître ce premier bienfait  » (ἐπέγνω τὴν προτέραν εὐεργεσίαν), elle plaît à Dieu. Celui-ci s’empresse alors de lui accorder un second bienfait, c’est-à-dire un second fils, Abel. Dieu donne, l’être humain rend grâce, Dieu donne encore  : à cette chaîne de bienfaits correspond la «  succession des enfants  » (ἡ τῶν παίδων διαδοχή)13 qui constitue la principale source de consolation pour l’humanité chassée du paradis. De plus, cet accroissement de l’humanité constitue « comme une image de la résurrection », de nouveaux êtres humains surgissant (ἀνίστασϑαι) pour remplacer ceux que la mort prélèverait14. Jusque-là, Jean Chrysostome dessine un paysage irénique : les condamnations de Gn 3 sont certes présentes à l’arrière-plan, mais Adam et Ève paraissent en avoir tiré l’enseignement voulu, et cette désobéissance pourrait passer pour un accident malencontreux. Avec leurs enfants, prémices d’une humanité dotée d’une nouvelle forme d’accès à l’immortalité (non plus individuelle, mais collective), ils ont réintégré la dynamique positive d’un échange harmonieux de dons et d’actions de grâce entre le Créateur et ses créatures. À l’autre extrémité de ce commentaire, la naissance de Seth, puis celle de son fils Enosh marquent un nouveau départ : Ève rend grâce pour cette nouvelle naissance15 et se détourne du souvenir affreux du fratricide ; une

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commentaire chrysostomien, faisant de la figure de Caïn tour à tour un « sujet » ou un « objet » en fonction du « degré d’activité ou de passivité » (op. cit., p. 26). In Gen. hom. 18, 4 (PG 53, 153.48-52). In Gen. hom. 18, 4 (PG 53, 153.42-47). In Gen. hom. 18, 4 (PG 53, 154.9-11). L’expression παίδων διαδοχή, sans être propre à Jean Chrysostome, lui est familière : il est le premier à l’appliquer à Ève (à deux reprises dans ce passage), puis à Abraham et Sarah (In Gen. hom. 36, 2 et 38, 2 ; PG 53, 334.18, 352.16 et 353.38). Avant cela, Épiphane de Salamine avait usé de cette expression pour qualifier la descendance de Noé (Panarion 2, 8 ; K. Holl, M. Bergermann et C.F. Collatz, GCS NF 10/1, Berlin, 20132, p. 175.13-17). In Gen. hom. 18, 4 (PG 53, 154.15-16). In Gen. hom. 20, 4 (PG 53, 172.9,25).

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nouvelle généalogie est écrite, où l’auteur sacré « laisse de côté la mémoire de Caïn » et de ses descendants, les « effaçant du catalogue16 ». Par contraste avec ceux qui le précèdent et ceux qui le suivent, Caïn apparaît ainsi comme une figure aberrante dans l’histoire sainte : il ne peut être assimilé ni à Adam et Ève, qui ont tiré profit de leur chute, ni à Lamekh, qui reconnaît son péché17. Et pourtant, sa trace n’a pas été tout à fait effacée… En procédant par degré d’activité décroissant18, nous examinerons dans cette première partie la manière dont Jean Chrysostome présente Caïn comme un sujet libre (1), comme un sujet atténué, perdu (2) ou victime des machinations du démon (3), comme l’objet de la pédagogie divine (4) et comme un « maître » pour les générations suivantes (5) – à ce stade, Caïn n’est plus un protagoniste à proprement parler, mais plutôt une simple figure littéraire.

1. Caïn, un homme conscient mais négligent Caïn n’apparaît pas d’entrée de jeu comme une figure dramatique ou exceptionnelle  ; il est au contraire présenté comme un être humain (ou comme un pécheur) ordinaire. Ainsi, au début du récit, il présente son sacrifice au Seigneur (Gn  4, 3)  ; pour Jean Chrysostome, ce sacrifice est bon, car il illustre un élément de la religion naturelle : la juste gratitude de l’être humain envers celui qui lui accorde ses dons. Qui a en effet inspiré à Caïn une telle idée (ἔννοια) ? « Nul autre, sinon la connaissance située dans sa propre conscience » (οὐδεὶς ἕτερος, ἀλλ’ ἡ ἐν τῷ συνειδότι γνῶσις) – ce qui revient à dire que c’est Dieu lui-même qui a placé cette idée dans la conscience humaine19. Caïn entre ainsi dans le projet de Dieu, un projet éducatif qui s’inscrit dans sa volonté de salut. Pourquoi, en effet, est-il bon d’offrir des sacrifices ? Non pas parce que Dieu en a besoin, mais afin que celui-là même qui bénéficie d’une telle générosité manifeste sa propre reconnaissance (εὐγνωμοσύνην). Car Dieu ne manque de rien et n’a nul besoin de nos biens ; mais c’est à cause de son indicible amour pour l’humanité (διὰ δὲ τὴν ἄφατον αὐτοῦ φιλανϑρωπίαν) qu’il s’abaisse jusqu’à nous (συγκαταβαίνων ἡμῖν), laissant faire tout cela en vue de notre salut,

16 In Gen. hom. 20, 4  : ἐκβάλλεται μὲν αὐτός, καὶ οἱ ἐξ αὐτοῦ, τοῦ καταλόγου (PG 53, 172.49-55). 17 In Gen. hom. 20, 2 (PG 53, 168.44-52). 18 Voir supra, n. 10. 19 In Gen. hom. 18, 4 (PG 53, 154.25). Jean Chrysostome le dira explicitement un peu plus bas, à propos des sacrifices de Caïn et d’Abel : « L’un n’avait personne pour l’instruire (διδάσκοντα), l’autre n’avait personne pour lui fournir conseil ou suggestion (ὑποτιϑέμενον καὶ συμϐουλεύοντα)  ; mais chacun était mû par l’instruction de sa conscience et par la sagesse venue d’en-haut et généreusement accordée au genre humain » (In Gen. hom. 18, 5 ; PG 53, 155.23-28).

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afin que la connaissance du Maître soit pour le genre humain (τῇ τῶν ἀνϑρώπων φύσει) une école de vertu20.

Par comparaison avec le sacrifice d’Abel, toutefois, celui de Caïn reçoit une nouvelle lumière : Abel a offert ce qu’il avait de meilleur (les « premiersnés » des brebis, et surtout « leur graisse »). Or l’Écriture ne dit rien de tel à propos de Caïn, qui offre – glose Jean Chrysostome – de simples fruits, choisis au hasard (τὰ τυχόντα) et sans soin (οὐδεμίαν σπουδὴν οὐδὲ ἀκρίϐειαν ἐπιδειξάμενος)21. Derrière l’apparente ressemblance des deux sacrifices, le lecteur peut donc percevoir une « différence de jugement » (διαφορὰ τῆς γνώμης) et d’usage du « libre arbitre » (προαίρεσιν)22. Abel, en effet, a fait son offrande avec un « jugement sain » (ὑγιεῖ γνώμῃ), « un jugement droit et une intention pure » (ὀρϑῇ γνώμῃ καὶ εἰλικρινεῖ διανοίᾳ) ; il est donc naturel que Dieu « loue son jugement et couronne son libre arbitre », et qu’il prenne « plaisir » à ce sacrifice23. Quant à Caïn, le commentateur s’étend moins sur son offrande : il a usé de son libre-arbitre avec insouciance (τῆς προαιρέσεως ἡ ῥᾳϑυμία), il n’a pas fait le nécessaire (μὴ δεόντως προσήνεγκεν)24. Plus précisément, il a manqué de « discernement » (διαίρεσις)25. Le mot revient quatre fois dans ce passage26 et nous indique le point où se joue la faute de Caïn : jouissant par nature d’un esprit capable de raisonner, il aurait dû distinguer non seulement l’écart radical (τὸ μέσον) entre la créature et le Créateur, mais aussi celui qui sépare les différents types de dons – alors, il aurait pu choisir une offrande conforme à son propre statut27. Une telle négligence constitue une preuve d’ingratitude (ἀγνωμοσύνην), et c’est pourquoi Dieu « rejette » (ἀποϐολήν) son sacrifice28. In Gen. hom. 18, 4 (PG 53, 154.31-35). In Gen. hom. 18, 5 (PG 53, 155.12-13). In Gen. hom. 18, 5 (PG 53, 155.27 et 28-29). In Gen. hom. 18, 5 (PG 53, 155.39-40.48.55-56). In Gen. hom. 18, 5 (PG 53, 155.28-29.35). La présence du verbe διαιρῶ en Gn  4, 7 (Si tu as présenté correctement, mais partagé non correctement, n’as-tu pas péché ?), probablement au sens liturgique de « diviser » les offrandes en plusieurs parts, a suscité chez les Pères des réflexions sur la διαίρεσις : voir M. Harl, La Genèse (La Bible d’Alexandrie, 1), Paris, 1986, p.  114-115. L’insistance sur le caractère intellectuel de cette erreur est partagée par Jean Chrysostome et Didyme, dont le vocabulaire évoque une faute de logique (Sur la Genèse I, 123 : P. Nautin et L. Doutreleau, SC 233, Paris, 1976, p. 288-289, n. 1). 26 In Gen. hom. 18, 6 (PG 53, 157.8.10.12.18). 27 In Gen. hom. 18, 6 (PG 53, 157.7-24). 28 In Gen. hom. 18, 5 (PG  53, 156.2,21). L’accusation d’ingratitude s’appuie sur plusieurs éléments du texte biblique : outre la mention des « premiers-nés » et de la « graisse », Jean Chrysostome évoque la différence entre les mots « sacrifice » (ϑυσία) et « offrande » (δῶρον) désignant respectivement les sacrifices de Caïn et de son frère. Cette double interprétation se trouve déjà chez Philon, Quaestiones 20 21 22 23 24 25

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Ainsi, au départ, Caïn est présenté comme un simple être humain, qui disposait de tout ce qui était nécessaire (le libre arbitre, le discernement, l’exemple d’Adam et Ève) et même des privilèges liés au droit d’aînesse29, et qui a fait le mauvais choix. Par négligence ou insouciance, par manque de discernement : faute d’avoir pris suffisamment au sérieux l’acte de piété que sa conscience exigeait30.

2. Un homme déboussolé Au fil des homélies, la responsabilité de Caïn semble toutefois s’atténuer. Le point de départ est fourni par le texte biblique  : Cela affligea fort Caïn (ἐλύπησε λίαν) et son visage fut abattu (Gn  4, 5). Dans son commentaire, Jean présente les motifs de cette tristesse – le fait que l’offrande de Caïn ait été rejetée et que celle d’Abel ait été agréée – comme une causalité (αἰτία) extérieure qui semble indépendante du caractère de Caïn31. Il y a peutêtre une différence entre la colère évoquée par le texte massorétique et la tristesse mentionnée par la Septante32 ; mais dans tous les cas, cette émotion

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in Genesim, fragm. 60 et 62, 1 (F. Petit [Œuvres de Philon d’Alexandrie  33], 1978, p. 57 et 59-60). Pour autant, Jean ne reprend pas à l’Alexandrin le couple φίλαυτος / φιλόϑεος (dans les deux fragments cités  ; cf. B. Pouderon, «  Caïn le sophiste ou Caïn le rebelle…  », art. cit., p.  111-112), et il semble ignorer un autre argument de Philon, selon lequel Caïn aurait également péché en attendant « quelques jours » avant d’offrir son sacrifice (fragm. 60 ; cf. Didyme l’Aveugle, Sur la Genèse I, 120-121 ; SC 233, p. 282-283). In Gen. hom. 18, 5 (PG 53, 155.33-35) ; 6 (PG 53, 157.43-47). On est donc loin, dans ce commentaire, des accusations d’hypocrisie (Irénée de Lyon, Adv. haer. IV, 18, 3) ou de faute rituelle, qui font du sacrifice de Caïn un péché caractérisé  : «  Non seulement l’offrande qui a été présentée en violation des règles ne peut être accueillie, mais encore elle vous est imputée à péché » (Basile de Césarée [?], Sur le baptême II, 1 ; trad. J. Ducatillon, SC 357, Paris, 1989, p.  247). D’autres auteurs ont reproché à Caïn d’avoir offert des dons inanimés, qui seraient par définition moins précieux que les êtres vivants sacrifiés par Abel (Didyme l’aveugle, Sur la Genèse I, 121  : SC  233, p.  284285), ou même d’avoir fait violence à la terre en la labourant (Flavius Josèphe, Antiquités juives I, 53-54). Même dans les usages exégétiques, Jean Chrysostome fera preuve de plus de mesure (voir infra, p. 100-107). In Gen. hom. 18, 5 (PG  53, 156. 24.30). Jean suit en effet de près le texte de la Septante et la construction du verbe λυπῶ, qui fait de Caïn un objet (grammatical) de l’action. À ce moment-là de l’argumentation et en l’absence d’autre précision – puisque Jean n’incrimine pas les mauvaises dispositions de Caïn –, l’attitude divine semble constituer la cause objective de cette tristesse. M. Harl, La Genèse, op. cit., p. 113-114, suggère déjà que λυπῶ et ses dérivés (περίλυπος au verset 6) présentaient peut-être, « à partir de la LXX, une extension de sens et désign[aient] à la fois la tristesse, le ressentiment et la colère  », rejoignant la richesse sémantique de l’hébreu ḥārāh. M.I. Gruber, « The Tragedy of Cain and Abel: A Case of Depression  », The Jewish Quarterly Review 69/2 (1978), p. 89-97, va plus loin : d’une part, affirme-t-il, l’expression « son visage

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s’accompagne d’un abattement ou d’une dépression33. Dans le commentaire chrysostomien, l’effondrement de Caïn se traduit par un vocabulaire qui marque la passivité et l’impuissance : le malheureux semble perdu, comme un navire au milieu d’une tempête ou comme un homme au bord d’un précipice. Jean souligne cet aspect en se plaçant du côté de Dieu34 : Lorsqu’il le vit affligé de manière disproportionnée (ἀμέτρως) et pour ainsi dire sur le point d’être submergé par les flots de l’affliction, il ne le méprise pas  ; mais cette bonté (φιλανϑρωπίαν) qu’il avait manifestée envers son père [Adam] en lui donnant des occasions de s’excuser, en lui ouvrant la porte pour qu’il reprenne assurance et en lui disant : Où es-tu ? (Gn 3, 9), il en fait preuve à nouveau maintenant, après ce crime terrible, envers celui qui était devenu à ce point ingrat, et il lui tend la main comme s’il voulait le retenir d’être emporté dans un précipice […].

Ici, l’attitude de Caïn se détache sur l’arrière-plan de ce que serait une réaction saine : se tourner vers Dieu avec humilité. Au contraire, Caïn s’enferre dans son refus. Mais s’agit-il d’un refus  ? Un homme abattu, déboussolé et prostré est-il capable de réfléchir ? S’il s’agit d’une dépression, il conviendrait plutôt de soigner cette pathologie, et non de condamner le pécheur. L’exégète franchit un pas de plus en employant explicitement le vocabulaire médical35 : Observe-donc, bien-aimé, le soin apporté par cette indicible condescendance. Puisqu’en effet il l’a vu assiégé, pour ainsi dire, par la maladie de la jalousie, regarde comment il lui accorde par surcroît les remèdes appropriés, imitant sa propre bonté, de manière à le tirer rapidement vers le haut pour qu’il ne perde pas pied : Pourquoi t’es-tu affligé et pourquoi ton visage est-il abattu ? (Gn 4, 6)

s’effondre  » est fréquemment associée, dans la littérature du Proche-Orient ancien, avec la tristesse et la dépression  ; d’autre part, l’hébreu ḥārāh lô (aux versets 5 et 6) ferait pendant à une autre tournure, ḥārāh ap, la seconde signifiant littéralement «  le nez s’échauffe  » (c’est-à-dire se mettre en colère) tandis que la première («  cela lui brûle  ») aurait souvent le sens contraire de «  s’affliger, être déprimé  ». Didyme fait explicitement le lien entre le feu (absent du texte grec) et la tristesse, mais il voit dans cet épisode une image de la condition du pécheur tourmenté par sa conscience  : «  Il se produit un chagrin [λύπη] pour ceux qui n’usent pas des choses comme il faut ; leur conscience, à la manière d’un feu, les réprimande et leur montre, alors même que le vice est encore en eux, l’inconvenance de leurs actions ; d’où vient que le visage de leur âme est abattu, ce qui empreint aussi de tristesse les traits de leurs corps » (Sur la Genèse I, 122 ; trad. P. Nautin, SC 233, p. 287). 33 M.I. Gruber, « The Tragedy of Cain and Abel… », art. cit. , p. 92, note d’ailleurs que, pour K. Abraham et S. Freud, la dépression est une colère tournée vers soimême. 34 In Gen. hom. 18, 6 (PG 53, 156.39-46). 35 In Gen. hom. 18, 6 (PG 53, 156.52-58).

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Ici, les images s’accumulent : on retrouve l’idée de tendre la main pour porter secours à celui qui risque de chuter ou de se retrouver sous l’eau (ὑποϐρύχιον γενέσϑαι), mais aussi les métaphores complémentaires de la maladie (πάϑος) et des remèdes (φάρμακα). La passivité augmente encore avec la référence militaire, lorsque Caïn est dit « assiégé » (πολιορκούμενος) par la jalousie, qui se trouve implicitement personnifiée.

3. L’esclave et l’instrument du démon À partir du moment où il commente le fameux lemme : N’as-tu pas péché  ? Reste tranquille (Gn 4, 7bc  : Ἥμαρτες ; Ἡσύχασον), Jean change de perspective  : le discours fictif divin reprend, mais c’est alors un Dieu qui connaît par avance la suite de l’histoire et la chute à venir de Caïn. Celui-ci est déjà pris dans la tempête et placé sous la domination du diable36 : Puisque donc tu as péché, reste tranquille, rétablis le calme dans tes pensées et débarrasse-toi de la violence des flots qui assiègent ton esprit, renvoie le tumulte ; n’ajoute pas au péché précédent un autre, plus grave encore, et ne désire rien de ce qui est incurable. Ne te livre pas toi-même à l’esclavage du mauvais esprit (μὴ αἰχμάλωτον σαυτὸν ἐκδῷς τῷ πονηρῷ δαίμονι). N’as-tu pas péché  ? Reste tranquille (Gn 4, 7).

On retrouve le vocabulaire de la tempête (ἡ τῶν κυμάτων σφοδρότης) et des flots paisibles (γαλήνη), celui de la maladie (ἀνήκεστος) et celui de la ville assiégée. À travers ces images, le prédicateur brosse un portrait de Caïn comme d’un homme tourmenté, en proie à de violentes émotions qui affectent sa faculté de pensée (λογισμοί, διάνοια)37. Surtout, un point de passage est indiqué : de la liberté à l’esclavage, il n’y a qu’un pas à franchir. Mais peut-on dire qu’il est accompli librement, alors que le pécheur est soumis à une telle agression de toute part ? De fait, Dieu peut agir comme un médecin et comme un père, exhortant et conseillant, rien n’y fait. Il va même s’engager à conserver à Caïn son droit d’aînesse, ainsi que tous les privilèges que cela entraîne (τὰ προτερήματα

36 In Gen. hom. 18, 6 (PG 53, 157.27-34). 37 Cf. In Gen. hom. 18, 6 (PG 53, 157.55-60), où Dieu tente d’agir sur la διάνοια, la γνώμη et le λογισμός de Caïn. Didyme, de son côté, voit dans le « Reste tranquille » une invitation pour l’âme à mettre fin à ses « mouvements désordonnés », c’est-à-dire au mal qui est « comme une blessure qu’on irrite » (Sur la Genèse I, 124 : SC 233, p. 290-291 ; cf. Sur Zacharie I, 44 : L. Doutreleau, SC 83, Paris, 1962, p. 214-215) ; en revanche, dans le commentaire de Gn 4, 16, le tremblement de Caïn est comparé à l’agitation du pécheur, opposée à la stabilité du juste (Sur la Genèse I, 136-137 : SC 233, p. 314-317).

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τῆς πρωτοτοκίας)38. Mais Caïn est bien incapable de répondre à de telles ouvertures : il « rejette le remède et se précipite dans l’abîme du fratricide » ; il est pris de colère (ϑυμός) et de folie (μανία) ; de sentiments meurtriers et cruels (τῆς φονικῆς αὐτοῦ γνώμης τὸ ἀπηνές). C’est déjà « le sommet de la perversité39 ». Au début de l’homélie suivante, Jean reprend le thème de la maladie. Mais cette fois, il semble acquis que « l’âme est devenue esclave » (αἰχμάλωτος), s’étant livrée elle-même au péché comme on s’abandonne entre les mains d’un ennemi. Certes, concède Jean Chrysostome, sur le plan moral, l’être humain reste libre de renoncer au péché, car il conserve son libre arbitre (προαίρεσις, αὐτεξούσιον)40. Néanmoins, pour ce qui est de Caïn, il n’y a plus vraiment de liberté, ni même d’humanité41 : Comme un homme ivre (μεϑύων), il ajoute une autre blessure (ἕλκος) à la maladie (πάϑος) et au coup (τραῦμα) déjà reçus ; il n’accepte pas le traitement qui lui a été apporté avec tant de soin mais, pressé de mettre en œuvre le meurtre qu’il projetait (τὸν οἰκεῖον φόνον), il commence par la ruse et la fourberie (ἀπὸ δόλου καὶ πανουργίας) et trompe son frère par des paroles mensongères. Voilà quelle bête féroce l’homme devient, lorsqu’il s’est tourné vers le mal.

On voit ainsi comment Caïn est tout à la fois un sujet libre et responsable de ses actes, et un sujet affaibli, que le péché guette, assaille et finalement assujettit. Sa liberté, aliénée par un enchaînement de décisions mauvaises, se trouve progressivement réduite à la réaction instinctive de l’animal : soumis au péché ou au démon comme à un maître, il ne peut que rejeter et s’en prendre rageusement à celui qui voudrait le détacher. À ce stade, néanmoins, Caïn est encore la victime de la « machination » (μηχανή) du diable42 ; une dernière étape est atteinte lorsque Jean met en parallèle la condamnation de Caïn et celle du serpent de Gn 3. Il fait alors du premier un simple « instrument » du diable : Il a accompli quasiment les mêmes œuvres que le serpent, comme un instrument au service de la volonté du diable (καϑάπερ ὀργάνῳ ὑπηρετησαμένῳ τῇ τοῦ διαβόλου γνώμῃ) ; et de même que celui-là a 38 In Gen. hom. 18, 6 (PG  53, 157.43-47), qui commente la fin du verset  : Que vers toi aille son mouvement et tu le commanderas. C’était déjà l’interprétation d’Irénée (voir M. Harl, La Genèse, op. cit., p. 115). 39 In Gen. hom. 18, 6 (PG 53, 157.53-55 ; 158.1-2). La colère, absente de la Septante, mais présente dans le texte massorétique et dans les versions d’Aquila et de Symmaque, fait ainsi son apparition dans le commentaire chrysostomien, qui se rapproche par là d’autres commentaires anciens (voir M. Harl, La Genèse, op. cit., p. 114). 40 In Gen. hom. 19, 1 (PG 53, 158.53,55,58). 41 In Gen. hom. 19, 1 (PG 53, 159.8-15). 42 In Gen. hom. 19, 1 (PG 53, 159.45).

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Pierre Molinié introduit la mortalité par le biais de la tromperie, de même celui-ci, après avoir trompé son frère et l’avoir conduit dans la plaine, a armé sa main contre lui et accompli son meurtre. C’est pourquoi, de même que [Dieu] disait à celui-là : Maudit sois-tu parmi tous les animaux sauvages de la terre (Gn 3,14), de même s’adresse-t-il aussi à celui-ci, puisqu’il a accompli les mêmes œuvres que l’autre. De même en effet que le diable, mû par la jalousie et l’envie, et ne supportant pas les ineffables bienfaits accordés à l’être humain dès le commencement et dès le début, est passé de la jalousie à la tromperie qui devait conduire à la mort, de même celui-ci, voyant le Maître favorablement disposé envers son frère, est passé de la jalousie au meurtre. C’est pourquoi [Dieu] lui dit : Maudit sois-tu, loin de la terre (Gn 4,11)43.

4. Caïn, objet de la pédagogie divine Jusqu’à présent, la plus grande activité ou passivité de Caïn dépendait de la part de liberté qui lui était attribuée  ; néanmoins il était toujours vu comme le sujet d’actions (offrir un sacrifice, pécher, mentir, tuer…). Dans ce commentaire continu, toutefois, un autre personnage joue un rôle aussi important que Caïn : Dieu, qui se montre à son égard plein de sollicitude. À ce niveau, Caïn est devenu « objet » et sert une double finalité dans le projet de l’exégète : mettre en relief la bonté sans limite du Maître, et exhorter les auditeurs à imiter un tel comportement. Le premier point constitue un leitmotiv dans les homélies chrysostomiennes. Tout au long de son commentaire, Jean souligne l’amour (φιλανϑρωπία), la condescendance ou l’adaptation (συγκατάϐασις), la bonté (ἀγαϑότης), la patience (ἀνεξικακία) et la sollicitude (κηδεμονία) d’un Dieu qui fait miséricorde (ἐλεῶ). Il fait preuve de sagesse (σοφία) et d’inventivité (εὐμηχανία)44. Médecin et conseiller, Dieu agit surtout comme un « père 43 In Gen. hom. 19, 3 (PG 53, 162.15-30). On retrouve chez Épiphane de Salamine l’idée que Caïn imite le diable : « Il a été montré que Caïn fut appelé le fils du diable (cf. 1 Jn 3, 12 : Κάϊν ἐκ τοῦ πονηροῦ ἦν) parce que son attitude était semblable à celle du diable et qu’il imita la méchanceté de celui-là (διὰ τὸ ὁμότροπον καὶ μίμημα τῆς τοῦ διαβόλου κακοτροπίας) et non pas, comme les Archontiques le pensent, parce qu’Ève conçut de la semence du diable, comme cela advient dans le mariage et les rapports sexuels  » (Panarion 40, 7.9  ; K. Holl et J.  Dummer, GCS 31, Berlin, 19802, p. 87.21-26 ; trad. dans D. Cerbelaud et G. Dahan, Caïn et Abel…, op. cit., p. 43 ; cf. 38, 5.3 ; GCS 31, p. 68.20-22). Chez Épiphane comme chez Jean Chrysostome, on observe le même souci de ne pas identifier Caïn et le diable, alors même que les deux figures sont étroitement associées (voir infra, p. 109-110). On est loin de toute « diabolisation » du personnage de Caïn, et du « transfert d’identité » que l’on peut observer dans la littérature gnostique (voir B. Pouderon, « Caïn le sophiste ou Caïn le rebelle… », art. cit., p. 121). 44 In Gen. hom. 18, 4 (PG 53, 153.44-45). On notera une certaine symétrie entre les « machinations » du diable et l’« inventivité » de Dieu, toutes deux exprimées

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plein de miséricorde » (εὔσπλαγχνος) qui n’abandonne pas ses enfants, quels que soient leurs errements, mais déploie une pédagogie subtile pour les ramener à lui : alors que le diable attire l’humanité par des plaisirs apparents pour la conduire vers la perdition, « celui qui prend soin de nos âmes » sait la priver temporairement de ses bienfaits, pour la conduire vers le salut45. Inversement, ce Maître (δεσπότης) et bienfaiteur (εὐεργέτης) récompense avec générosité ceux qui accueillent ses dons comme il convient46 : non pas parce que lui-même tirerait un avantage quelconque de cette relation de dépendance, mais parce que ce chemin de reconnaissance est pour l’être humain le chemin de la vertu et du salut47. Ainsi, s’il rejette Caïn et se détourne de lui, c’est pour l’inciter au repentir48 ; mais aussitôt qu’il a vu l’affliction qui s’empare de son cœur, il redouble d’égards envers lui49. D’où ce discours fictif, où Dieu précise ses intentions50 : Je ne demande pas satisfaction pour la faute, mais je montre seulement le péché qui a été commis et je t’apporte un conseil tel que, si tu voulais l’accepter, tu réparerais ce péché que tu as commis et ne t’engagerais pas dans des maux pires encore que les premiers.

L’attitude divine à l’égard de l’être humain sert également de support à des développements parénétiques. Ainsi, lorsque Dieu, après le meurtre d’Abel, daigne encore s’adresser à Caïn, il se montre à la fois juste, bon et patient – alors que les auditeurs se seraient tenus à l’écart et auraient repoussé le meurtrier, fût-il un membre de leur propre famille51. La manière dont il interroge Caïn constitue également un modèle pour tout chrétien, en même temps qu’elle nous enseigne sur la nécessité de la confession : De même que, en voyant [Adam] se cacher par honte de sa nudité, il lui demandait  : Où es-tu  ? (Gn  3, 9) – non pas par ignorance, mais pour lui fournir une occasion de parler (παρρησίας ἀφορμὰς διδούς) et ainsi de laver sa faute en confessant son erreur – car Dieu a coutume d’exiger de nous, lorsque nous avons péché, que nous le confessions immédiatement et dès le début (ἄνωϑεν καὶ ἐξ ἀρχῆς)

avec des mots de la même racine. 45 In Gen. hom. 18, 1 (PG 53, 149.56). 46 In Gen. hom. 18, 4 (PG 53, 154.22-35). 47 In Gen. hom. 18, 4 (PG  53, 154.33-34)  :  ἵνα διδασκαλεῖον ἀρετῆς εἴη τῇ τῶν ἀνϑρώπων φύσει ἡ ἐπίγνωσις τοῦ δεσπότου. 48 In Gen. hom. 18, 5 (PG 53, 156.30-35). 49 In Gen. hom. 18, 6 (PG 53, 156.39-48). 50 In Gen. hom. 18, 6 (PG 53, 157.20-24). 51 In Gen. hom. 19, 2 (PG  53, 160.31-40). Cf. In Ep. ad. Col. hom. 3,  5 (PG  62, 323.32 ; voir infra, n. 82). Didyme mentionne également « l’amour surabondant » (φιλανϑρωπία ὑπερϐάλλουσα) dont Dieu fait preuve, acceptant de parler encore avec le pécheur (Sur la Genèse I, 123 : SC 233, p. 288-289).

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Pierre Molinié afin qu’il nous accorde le pardon –, de même aussi à présent il demande à Caïn : Où est ton frère Abel ? (Gn 4, 9)52.

Un dernier trait mérite d’être souligné : dans l’explication de Gn 4, 15 – où les Pères voient souvent une punition supplémentaire, le fait de vivre dans de telles conditions étant pire que la mort53 –, Jean Chrysostome admet bien que cette protection, en étendant la durée de vie de Caïn, augmentera la masse de ses souffrances54 ; toutefois, il considère également le caractère rassurant du verset et prête à Dieu le discours suivant  : « Tu as peur d’être tué ? dit-il. Sois tranquille (Θάρσει), cela n’arrivera pas55. » Fidèle aux grandes lignes de sa théologie, il perçoit ainsi la dimension pédagogique et bénéfique de ce verset, vu par les commentateurs modernes comme une « atténuation » du châtiment56 et même comme « une parole de promesse divine et un acte de protection divine57 ».

52 In Gen. hom. 19, 2 (PG 53, 160.53-60). Le parallèle entre Adam et Caïn ainsi que l’association de ἀφορμή et du vocabulaire de la confession se trouvent déjà chez Théophile d’Antioche, Trois livres à Autolycus II, 29 : « Dieu, pris de pitié et voulant offrir à Caïn une occasion de repentir et d’aveu (ἀφορμὴν μετανοίας καὶ ἐξομολογήσεως) comme il l’avait fait pour Adam » (trad. J. Sender, SC 20, Paris, 1948, p. 170) ; cf. II, 26. Voir aussi Tertullien, Contre Marcion II, 25.3 : « Dieu interroge comme s’il était incertain pour mettre, ici encore, à l’épreuve […] le libre arbitre de l’homme, et lui offrir l’occasion d’avouer spontanément (locum sponte confitendi) sa faute et, à ce titre, de s’en relever » (trad. R. Braun, SC  368, Paris, 1990, p.  150-151). Jean Chrysostome reprend ici l’idée de confession, tandis que Basile de Césarée, dans un passage parallèle, retient celle de conversion (μετανοίας ἀφορμή ou ἀφορμὴ εἰς μετάνοιαν) : Lettre 260,  4 (Y.  Courtonne, CUF, t. III, Paris, 1966, p. 109). Les deux mots se retrouvent associés par Hilaire de Poitiers, Traité des mystères 7 : Reus ad confessionem paenitentiae interrogatur (P. Brisson, SC 19bis, Paris, 1967, p. 88). 53 Voir Tertullien, Contre Marcion II, 25.5 (SC  368, p.  152-153)  ; Basile de Césarée, Lettre 260, 3 (CUF, t. III, p.  107-108)  ; Didyme l’Aveugle, Sur la Genèse I, 133 (SC 233, p. 308-311). 54 In Gen. hom. 19, 4 (PG 53, 163.59 – 164.1). 55 In Gen. hom. 19, 4 (PG 53, 164.17-19). Même dans la parénèse qui suit (19, 6 ; PG 53, 165.33-37), où Jean revient sur le caractère « misérable » d’une telle vie, il n’affirme pas explicitement que la mort serait préférable – une telle affirmation apparaîtra en revanche dans les usages pastoraux (voir infra, p. 111). 56 J. Skinner, A Critical and Exegetical Commentary on Genesis (The International Critical Commentary), Edinburgh, 19302, p. 109-110. Outre l’« atténuation » (mitigation) de la punition, l’auteur évoque une « amélioration du sort de Caïn voulue par Dieu ». 57 V.P. Hamilton, The Book of Genesis: Chapter 1-17 (New International Commentary on the Old Testament), Grand Rapids (MI), 1990, p. 233. Cf. A. Gignac, « Caïn, protégé du Seigneur ? Les voix de Gn 4,1-16 dans une perspective narratologique », Théologiques 17/2 (2009), p. 111-134.

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5. Un maître pour les générations à venir Enfin, Caïn lui-même constitue à son tour un modèle – ou plutôt un contre-modèle. Cet usage, largement répandu dans le reste du corpus chrysostomien, apparaît déjà dans le commentaire continu, et ce de différentes manières. La première invitation à « détester une telle imitation » (μισῆσαι τὴν τοιαύτην μίμησιν), c’est-à-dire à s’en garder soigneusement, surgit dès le début de la parénèse dans l’homélie  18  : Caïn est alors cité en tant que pécheur d’avant la « dispensation de la grâce », châtié sur la seule base de la loi naturelle avant toute révélation divine58. L’exemple est repris au début de l’homélie suivante, dans une longue exhortation sur le libre-arbitre : Jean invite ses auditeurs à en faire bon usage, puisqu’il subsiste même dans l’âme du pécheur endurci. Caïn incarne alors le pécheur dont la folie n’est pas un obstacle à l’agir moral, mais plutôt le symptôme d’une volonté pervertie, qui repousse toutes les perches qui lui sont tendues59 : Comme une âme dont l’ouïe est morte, elle ne tire aucun profit de l’exhortation, non parce qu’elle ne peut pas, mais parce qu’elle ne veut pas.

L’énumération des péchés de Caïn – ou des raisons qui auraient dû le détourner de commettre son crime – constitue un deuxième enseignement, qui se situe à mi-chemin entre une réflexion sur la genèse du péché et les listes de vices des moralistes antiques. Le prédicateur nous livre trois listes60, qui identifient à la fois l’horreur du meurtre61, les souffrances qu’il engendre62, les vices du coupable63 et la perversion de la relation à Dieu64. À travers tout cela, Jean fournit à ses auditeurs un critère pour mener une vie morale : peser les conséquences de ses actes65. 58 59 60 61

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In Gen. hom. 18, 7 (PG 53, 158.2-18). In Gen. hom. 19, 1 (PG 53, 158.49-52). In Gen. hom. 19, 1 (PG 53, 159.25-53) ; 19, 5 (164.45-51 ; 164.55 – 165.4). Le meurtre comme tel constitue déjà un péché (PG 53, 164.49.62) ; ici il est aggravé par le fait qu’il s’agit du premier meurtre de l’histoire (164.50-51 ; 165.2-3) et qu’il vise son frère (164.50), « né des mêmes entrailles » (159.25-27,33-39 ; 165. 1-2), et de surcroît un innocent (159.40 ; 164.59). La peine causée à Adam et Ève, leurs parents à tous les deux (PG 53, 159.40-45). L’envie (PG 53, 164.45-47,56-57) tournée vers son propre frère (164.48,57-58), la fourberie avec laquelle il conçoit le meurtre et induit Abel en erreur (164.4849,60-61), ainsi que la manière de le réaliser, en entraînant son frère « loin des bras » et « du secours paternel » (159.33). La crainte de Dieu, absente chez Caïn (PG 53, 159.28-29) ; le manque de considération pour un Dieu si bienveillant (159.46-53) ; enfin le mensonge (164.51 ; 165.3-4) lorsque, interrogé, Caïn répond qu’il ne sait rien (cf. Gn 4, 9). In Gen. hom. 19, 1 (PG  53, 158.44 – 160.30). La double liste de l’homélie 19, 5 suit de très près celle que propose Basile de Césarée (Lettre 260, 3, CUF, t.  III, p.  107-108), tant au niveau du vocabulaire que de l’ordre des éléments.

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Le contraste entre Caïn et son descendant Lamekh fournit un troisième enseignement : l’un et l’autre confessent leur péché, mais ces deux confessions n’ont pas le même statut ni les mêmes effets. D’un côté, la « confession » de Caïn66 est d’entrée de jeu présentée comme riche d’enseignements pour les auditeurs. Le début et la fin de ce long paragraphe en exposent les trois éléments fondamentaux  : la confession de Caïn est complète67, mais elle intervient au mauvais moment (ἄκαιρος)68 ; de ce fait elle ne sert à rien69. Entre ces deux passages, l’enseignement est explicitement proposé aux auditeurs, invités à se repentir tant qu’il est encore temps, « tandis que ce remède conserve son efficacité »70. Sinon, cela ne servira à rien71. Jean appuie son discours sur une citation (Pr 18, 17) et sur une affirmation : Car aucun péché, aussi grand soit-il, ne peut surpasser l’amour [de Dieu] pour l’humanité, si nous, au moment qui convient, nous faisons preuve de conversion et si nous demandons pardon (ἐὰν

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Seules deux différences apparaissent : pour le premier péché, Jean use du verbe βασκαίνω tandis que Basile emploie le substantif φϑόνος  ; comme deuxième péché, Jean ajoute le fait que la jalousie de Caïn soit tournée contre son propre frère – un élément ignoré de Basile, qui ajoute pour sa part comme sixième péché le fait « d’avoir mis des parents dans le deuil ». Ce dernier élément apparaît également chez Jean Chrysostome, mais dans l’énumération du début de l’homélie 19 (PG 53, 159.40-45). On peut également noter que la double liste de l’homélie 19, 5 et celle de Basile interviennent l’une et l’autre dans l’explication du septuple châtiment de Caïn (Gn 4, 15)  ; et que l’on relève de nombreux points de contact entre les développements de Basile (CUF, t.  III, p.  109-110) et de Jean (19, 2  ; PG  53, 160.35 – 161.16) sur le dialogue entre Dieu et Caïn (Gn 4, 9)  : l’expression ὁ φιλάνϑρωπος δεσπότης, l’interrogation pédagogique de Dieu (voir supra, p.  95-96) et surtout deux phrases où Caïn est accusé, au lieu de montrer sa blessure (ἕλκος) au médecin (ἰατρός), d’aggraver sa blessure (βαρυτέραν ἐργάζεται // ἕτερον προσεξεργάζεται). Cf. Gn 4, 13 : Et Caïn dit au Seigneur : « Ma culpabilité est trop grande pour que je sois absous. » In Gen. hom. 19, 3-4  : ὁμολογία ἀπηρτισμένη (PG  53, 162.64 – 163.1)  ; ἱκανὴ ἐξομολόγησις (163.38). La notion de temps opportun (καιρός) revient à neuf reprises dans ce passage : In Gen. hom. 19, 3-4 ; PG 53, 163.5-44. In Gen. hom. 19, 3-4 : οὐδὲν τὸ κέρδος (PG 53, 163.4) ; οὐδὲν ἐντεῦϑεν κερδαίνει (163.29) ; οὐδεμίαν τὴν ἰσχὺν κεκτημένα (163.44). La notion de temps opportun et inopportun joue un rôle important dans la pensée de Jean Chrysostome, en particulier dans sa vision de l’histoire du salut ; voir notamment J.L. Malkowski, « The Element of ἄκαιρος in John Chrysostom’s Anti-Jewish Polemic », Studia Patristica 12 (1975), p. 222-231 ; L. Brottier, L’appel des « demi-chrétiens » à la « vie angélique ». Jean Chrysostome prédicateur : entre idéal monastique et réalité mondaine (Patrimoines christianisme), Paris, 2005, p. 201-203. In Gen. hom. 19, 3 (PG 53, 163.15-16) : ὅτε δυνατὸν ἐνεργῆσαι τὸ ϑαυμαστὸν τοῦτο φάρμακον. In Gen. hom. 19, 3 : οὐδεμίαν ἕξει τὴν ὄνησιν (PG 53, 163.19-20) : οὐδὲν ἡμῖν ὄφελος ἒσται (163.12).

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ἡμεῖς ἐν καιρῷ τῷ δέοντι τὴν μετάνοιαν ἐπιδειξώμεϑα, καὶ τὴν συγγνώμην αἰτῶμεν)72.

De l’autre côté, Lamekh est l’anti-Caïn. D’une part, en effet, il s’accuse de lui-même avant qu’on ne l’accuse73 ; il confesse des choses secrètes, ignorées de tous74  ; il en même tire une leçon, reformulée dans la paraphrase chrysostomienne : « Le tort que j’ai fait à ceux que j’ai supprimés n’est pas aussi grand que celui que je me suis fait à moi-même75. » D’autre part, il «  met à profit » le châtiment de son ancêtre76, comparant (συγκρίνω) les deux crimes77 – car son repentir serait incompréhensible si ce souvenir effrayant ne venait pas « sans cesse ébranler son esprit78 » – et il se reconnaît plus coupable encore que Caïn, puisqu’il avait un tel exemple « devant les yeux79 ». Ainsi, le portrait de Lamekh fait ressortir le caractère unique et définitif du crime de Caïn  ; plus encore, il illustre la manière dont ce crime et son auteur fournissent un modèle à ne pas suivre : au long de ce développement exégétique, les discours fictifs de Lamekh – comme plus haut les apostrophes fictives de Dieu à Caïn – glissent vers un style parénétique visant à émouvoir et à convertir l’auditeur. Pour conclure, notons que ce développement sur la confession et le repentir de Lamekh est suivi d’une longue application morale : le prédicateur décrit l’importance de la conscience ainsi que la condition effrayante du pécheur tourmenté par la culpabilité, rempli de frayeur et d’anxiété. Or ce n’est pas Caïn qui est pris en exemple, mais plutôt « le débauché ou l’adultère80 ». La situation est bien différente lorsque nous quittons le commentaire exégétique, pour aborder d’autres usages de la figure de Caïn.

72 In Gen. hom. 19, 4 (PG 53, 163.33-36). 73 In Gen. hom. 20, 2 (PG 53, 168.47-51) ; à cet endroit, Jean Chrysostome cite à nouveau Pr 18, 17. 74 In Gen. hom. 20, 2 (PG 53, 169.23-29) : c’est ainsi que Jean interprète Gn 4, 23 : Ada et Sela, écoutez ma voix, femmes de Lamekh, prêtez l’oreille à mes paroles ! 75 In Gen. hom. 20, 2 (PG 53, 169.41-43). 76 In Gen. hom. 20, 2 (PG  53, 168.44-45)  : πόσον ὤνησε τοῦτον ἡ εἰς τὸν Κάϊν γεγενημένη τιμωρία. 77 In Gen. hom. 20, 2 (PG 53, 169.5-6 ; cf. 35-36). 78 In Gen. hom. 20, 2 (PG 53, 169.15-16). 79 In Gen. hom. 20, 2 (PG 53, 169.52). Basile prête à Lamekh la même expression (« moi qui avais sous les yeux cet homme gémissant et tremblant »), mais dans un autre sens : au sein d’un discours fictif qui explique au contraire que Lamekh n’a pas su tirer profit d’un tel exemple, puisqu’il a à son tour mérité de subir « quatre-cent-quatre-vingt-dix peines » (Lettre 260, 5, CUF, t. III, p. 112). 80 In Gen. hom. 20, 3 (PG 53, 170.16).

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II. L’usage exégétique : un destin tragique Dans l’usage exégétique, la figure de Caïn est utilisée pour expliquer un autre verset biblique. Alors que le commentaire continu montrait comment Jean Chrysostome comprenait le texte de Gn 4 en tant que tel, les passages que nous allons maintenant étudier nous montrent quelles connexions l’exégète établit entre ce texte et d’autres lieux scripturaires. Nous en avons recensé une quarantaine, principalement empruntés aux commentaires sur la Genèse et sur le Nouveau Testament. Parfois, Gn 4 est utilisé comme source d’érudition81 ou d’argumentation82  ; dans quatre cas, Caïn est considéré 81 Dans le commentaire de He 11, 4 (Par la foi, Abel offrit à Dieu un sacrifice meilleur que celui de Caïn), l’exégète cite Gn 4, 7 en reprenant son interprétation selon laquelle Caïn a bien «  présenté  », mais mal «  discerné  » (In Ep. ad Heb. hom. 22,  1  ; PG  63, 155.39-43) – comme dans le commentaire continu (voir supra, p.  89). De même, pour commenter He 12, 24 (et du sang de l’aspersion qui parle mieux encore que celui d’Abel), Jean cite Gn 4, 10 (In Ep. ad Hebr. 32, 1 : PG 63, 220.7-14). On pourrait ajouter un passage où le prédicateur évoque les nombreuses formes que peut prendre le martyre  ; il cite alors Jean Baptiste, mais aussi Abel, en s’appuyant sur l’autorité de Paul en He 11, 4 (Adv. Iudaeos VIII, 8 : PG 48, 939.47 – 940.3). 82 Ainsi, face aux anoméens qui tirent avantage de l’apparente ignorance du Christ en Jn 11, 34, l’auteur de l’homélie In quatriduanum Lazarum évoque les questions posées par Dieu à Adam (Gn 3, 9) et à Caïn (Gn 4, 9) : « Tu appelles cela de l’ignorance ? Alors que dis-tu quand tu entends Dieu dire à Caïn : Où est ton frère Abel ? Si dans ce cas tu parles d’ignorance, parle aussi d’ignorance dans l’autre » (Sur l’égalité du Père et du Fils 9, 1 : trad. A.-M. Malingrey, SC 396, Paris, 1994, p. 219). À deux reprises, Jean cite Caïn à côté d’Adam : à propos de l’arbre de la connaissance du bien et du mal (Gn 2, 9.17), il note que l’un et l’autre avaient déjà une connaissance naturelle de ce qui était bon ou mauvais (Serm. sur la Genèse 7, 2 : L. Brottier, SC 433, Paris, 1998, p. 316-319) ; ni l’un ni l’autre n’ont tiré grand profit de leur vie sans tribulation  ; cela justifie a contrario le caractère bénéfique des épreuves qui affectent le juste, en l’occurrence Abraham (In Acta hom. 16, 3 : PG 60, 131.39-41). Dans le commentaire d’Is 3, 1, la figure de Caïn vient illustrer le fait que «  les péchés ont souvent précédé l’infirmité corporelle » (Com. sur Isaïe 3, 1 : trad. A. Liefooghe, SC 304, 1983, p. 148-149) ; à propos d’Is 5, 9-10, le commentateur rapproche l’annonce prophétique de maigres récoltes avec les châtiments d’Adam et de Caïn, affectant la terre dans sa capacité de production (Com. sur Isaïe 5, 4 : SC 304, p. 228-229). On trouve également un cas d’argumentation très indirecte (In Ep. ad Hebr. hom. 22, 2 : PG  63, 156.34-49  ; cf. He 11, 5-6). On peut ajouter deux cas limites où, sans commenter un verset précis et dans un cadre parénétique, le prédicateur use de la figure de Caïn pour mettre en lumière celle de l’apôtre Paul : si Dieu a accepté de s’entretenir avec Caïn et s’est servi de lui, combien plus saura-t-il se servir de Paul ou de Jean Chrysostome lui-même (In Ep. ad. Col. hom. 3, 5 : PG 62, 323.32 ; cf. 2 Co 10, 10) ; si Abel a été mis à mort par Caïn « sans lui avoir fait ni tort ni bien  », Paul est attaqué par ceux-là même à qui il apportait le salut (Panégyriques de Saint Paul 1, 4 : A. Piédagnel, SC 300, Paris, 1982, p. 118-119).

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comme objet83  ; ailleurs enfin, ce n’est pas Caïn en tant que tel mais le meurtre qui fournit un élément exégétique84. Néanmoins, dans la majorité des cas, il est vu comme sujet : sa tristesse illustre ce que Paul nomme une tristesse « selon le monde85 », et il apparaît en particulier au cœur de deux dossiers exégétiques respectivement consacrés au sacrifice inutile (1) et à la confession des péchés (2), ainsi que pour étayer une critique de la jalousie (3).

1. Le sacrifice inutile : Gn 4, 5 ; 8, 2-21 et Is 1, 13 Dans le commentaire continu, la question de l’utilité ou de l’inutilité de l’acte n’était pas posée à propos du sacrifice lui-même, mais à propos de la confession inopportune86. Au contraire, à plusieurs reprises dans son œuvre, Jean Chrysostome met en avant l’inutilité du sacrifice offert par Caïn en Gn  4,  5. Ainsi, dans la première homélie Adversus Iudaeos, il évoque différents textes pour étayer sa critique du culte synagogal. Parmi eux, un verset d’Isaïe : Si vous apportez de la fleur de farine, vanité ! L’encens est pour moi une abomination (Is 1,  13). À son tour, ce verset appelle un commentaire87 : 83 Caïn est ainsi présenté comme objet des tromperies du diable (In Ep. II ad Tim. hom. 8, 1 : PG 62, 642.62 ; cf. 2 Tm 3, 2), de la bienveillance et de la patience de Dieu qui lui parle « comme un ami parle à un ami » (ὡσανεὶ φίλος φίλῳ : In Gen. hom. 26, 2 : PG 53, 231.25-26 ; cf. Gn 8, 1), de la bonté (φιλανϑωπία, χρηστότης, ἔλεος) universelle de Dieu, qui s’étend sur les justes comme sur les pécheurs (Expos. in Ps 144, 3 : PG 55, 468.43-56 ; cf. Ps 145 (144), 9), enfin d’un châtiment qui affecte la terre elle-même, à l’instar de la malédiction portée par Dieu après le péché d’Adam mais contrairement à la promesse divine faisant suite au déluge (In Gen. hom. 27, 4 ; PG 53, 244.36 ; cf. Gn 3, 17-18 et 8, 22). 84 À deux reprises dans la même homélie, Jean rappelle la douleur provoquée par le fratricide et la nécessité pour l’auteur sacré de donner à sa narration ou aux généalogies bibliques un nouveau départ (In Gen.  hom. 21, 1-2  : PG  53, 176.27-31 ; 177.25-49 ; cf. Gn 5, 1-3). Ailleurs, les circonstances aggravantes qui entourent le meurtre d’Abel servent de point de comparaison pour éclairer la noirceur du crime de David (In Matth. hom. 26, 6 ; PG 57, 341.30-34 ; cf. 2 S 11). Enfin, comme dans le commentaire suivi de Gn 4, 11, Jean souligne le mauvais usage que fait Caïn de sa force physique lorsqu’il commente 1  Co 2,  14  : L’homme laissé à sa seule nature n’accepte pas ce qui vient de l’Esprit de Dieu (In Ep. I ad Cor. hom. 7, 4 : PG 61, 60.13-15). 85 In Ep. II ad Cor. hom. 15, 2 (PG 61, 503.56 – 504.2 ; cf. 2 Co 7, 10) ; cf. In Ioh. hom. 75, 5 où ces deux textes sont à nouveau rapprochés, en écho assez lointain à la promesse du don de l’Esprit en Jn 14, 15-31 (PG 59, 409.32-34). À propos d’Ésaü qui ne parvient pas à obtenir la bénédiction de son père malgré ses larmes (He 12, 16 ; cf. Gn 27, 34), Jean Chrysostome relativise un tel désespoir en le comparant à la « tristesse » de Caïn, laquelle « n’était pas un fruit de la conversion, le meurtre l’a montré » (In Ep. ad Hebr. hom. 31, 1 : PG 63, 214.35-37). 86 Gn 4, 13 ; cf. supra, p. 98-99. 87 Adv. Iudaeos I, 7 (PG 48, 853.40-50).

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Pierre Molinié Et pourtant, qu’est-ce qui a une meilleure odeur que l’encens ? Mais Dieu prête attention, non à la nature des dons, mais à l’intention (προαίρεσει) de ceux qui les apportent  : c’est ainsi qu’il juge les offrandes. Il a prêté attention à Abel, et dès lors à ses présents  ; il a vu Caïn, et dès lors il s’est détourné de ses sacrifices : Caïn et ses sacrifices, dit en effet l’Écriture, il n’y prêta pas attention (Gn 4, 5). Noé a fait monter vers Dieu des sacrifices de moutons, de bœufs et d’oiseaux ; et l’Écriture dit : Le Seigneur respira un parfum de bonne odeur (Gn 8, 21), c’est-à-dire : « Il accepta les offrandes. » Car Dieu n’a pas de narines, et le divin est incorporel.

Le développement se poursuit et revient au primat de l’intention sur l’objectivité des dons présentés à Dieu88. Le dossier s’articule autour de la notion d’offrande, qui intègre la dimension de sacrifice offert (ϑυσία) et celle de la bonne odeur qui monte vers Dieu (ὀσμή)89  : Caïn illustre l’offrande rejetée par Dieu, Noé l’offrande agréée par Dieu90 ; Isaïe fournit à la fois le fondement théologique de ces cas particuliers et le principe d’une application au judaïsme. Dans un autre contexte – une liste de péchés paulinienne –, Jean précise avec d’autres mots (et sans référence cette fois à Is 1, 13 ni Gn 8) quelle était l’intention de Caïn lorsqu’il offrait le sacrifice : il a fait preuve de cupidité (πλεονεξία) en présentant son offrande, gardant pour lui ce qui revenait à Dieu91. Ailleurs, l’exégète évoque le lien entre l’avarice (φιλαργυρία) et le mépris (καταφρονῶ) que Caïn montre, tant envers Dieu qu’envers son frère92.

88 Sur ce thème traditionnel, voir D. Pérez Gondar, Caín, Abel y la sangre de los justos…, p. 265 ; J.B. Glenthoj, Cain and Abel…, p. 22-23 ; cf. supra, p. 89. 89 Ces rapprochements ont même un fondement textuel indirect : le mot hébreu mineḥah désigne aussi bien l’offrande (ϑυσία) présentée par Caïn (Gn 4, 3.5) que l’offrande végétale (σεμίδαλις) d’Is 1, 13 ; l’encens du sacrifice (ϑυμίαμα) d’Isaïe fait écho, sur un plan lexical, à l’autel (ϑυσιαστήριον) où Noé fait monter ses holocaustes, et sur un plan notionnel à la bonne odeur (ὀσμή εὐωδίας) de ces holocaustes. 90 Le même couple Caïn / Noé revient dans le commentaire de Ph 4,  18, où Paul qualifie d’offrande (ϑυσία) et de parfum de bonne odeur (ὀσμή εὐωδίας) un cadeau qu’il a reçu d’Épaphrodite  : comme Dieu lui-même, commente Jean Chrysostome, l’apôtre Paul n’a pas besoin de dons et ne s’intéresse pas à la matérialité de ceux-ci, mais à l’intention (προαίρεσις). L’illustration est à nouveau tirée du contraste entre Gn 4, 5 et Gn 8, 21 (In Ep. ad Philip. hom. 15, 3 : PG 62, 292.20-35). 91 In Ep. ad. Eph. hom. 8, 3 (PG 62, 125.25-28) ; cf. Ep 5, 5 : Sachez-le bien, le débauché, l’impur, l’accapareur (πλεονέκτης) – cet idolâtre – sont exclus de l’héritage dans le Royaume du Christ et de Dieu. 92 In Ep. II ad Tim. hom. 7, 1 (PG 62, 637.63-66) ; cf. 2 Tm 3, 2 : Les hommes, en effet, seront égoïstes, âpres au gain (φιλάργυροι), fanfarons, orgueilleux, blasphémateurs, rebelles à leurs parents, ingrats, sacrilèges.

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Ainsi rapprochée des Juifs du ive siècle ou des avares / idolâtres du ier siècle, la figure de Caïn perd un peu de sa spécificité  : alors que le commentaire de Gn 4 se contentait de mentionner un sacrifice accompli avec négligence, sans que celle-ci soit reprise dans les différentes listes des péchés de Caïn93, les premiers usages exégétiques décontextualisent ce sacrifice. Celui-ci n’est plus le simple point de départ d’un enchaînement de péchés, mais un péché grave qui justifie en tant que tel la condamnation de Caïn. La responsabilité de celui-ci en sort accrue – puisqu’elle n’a plus aucun lien avec la suite de l’épisode, en particulier le rejet divin – et le destin de Caïn semble scellé dès l’acte initial94.

2. La confession des péchés : Gn 4, 9-13, Pr 18, 17 et Is 43, 26 On a vu plus haut comment, dans le commentaire continu de Gn 4, 13, Jean qualifiait d’inopportune (ἄκαιρος) la confession de Caïn : remarquant que celui-ci ne reconnaissait sa faute qu’après que Dieu l’eut accusé (Gn 4, 9), l’exégète invoquait Pr 18, 17 : Le juste est son propre accusateur et plaide le premier95. Le binôme Gn 4, 9 / Pr 18, 17 resurgit dans l’homélie suivante, lorsque le commentateur en arrive à la confession de Lamekh (Gn  4,  23-24)96. Cette fois-ci, après un long développement sur le rôle de la conscience, un troisième texte est introduit : Dis, toi, tes transgressions en premier, afin d’être proclamé juste (Is 43, 26)97. De même, dans la huitième homélie Adversus Iudaeos, après un long développement consacré à Caïn, Jean en arrive à la question suivante : pourquoi, malgré sa confession, Caïn n’a-t-il pas obtenu le pardon ? L’exégète invoque alors Is 43, 26 en insistant sur le πρῶτος : il ne s’agit pas seulement de parler, mais de parler le premier, c’est-à-dire – martèle Jean à cinq reprises – sans attendre (ἀναμένω) que quelqu’un le perce à jour (ἐλέγχω) et l’accuse (κατηγορῶ)98. On retrouve ici non seulement Is 43, 26 et la figure de Caïn, mais encore Pr 18, 17. Dans chacun de ces trois passages, c’était la mention de Caïn qui appelait les deux versets de l’Ancien Testament. Le cas est moins clair dans une autre 93 Voir supra, p. 97. 94 D’autres auteurs partagent cette vision d’un Caïn mauvais dès le début du récit, et identifient les péchés liés à son caractère (cf. Gn 4, 2a) et précédant l’offrande (cf. Gn 4, 3-4a) ; cf. J.B. Glenthoj, Cain and Abel…, p. 72-75. Notons que, chez Jean Chrysostome, ces traits négatifs n’apparaissent que dans le second temps que constituent les utilisations exégétiques. 95 Δίκαιος ἑαυτοῦ κατήγορος ἐν πρωτολογίᾳ ; voir supra, p. 98-99. 96 In Gen. hom. 20, 2 (PG 53, 168.52). C’est aussi la question du repentir opportun de Lamekh, comparé à celui de Caïn, qui justifie la brève mention de ces deux personnages (indépendamment du dossier ici étudié) dans l’Expos. in Ps. 6, 2 (PG 55, 73.48-49). 97 In Gen. hom. 20, 3 (PG 53, 171.9-14) : Λέγε σὺ τὰς ἀνομίας σου πρῶτος ἵνα δικαιωϑῇς. 98 Adv. Iudaeos VIII, 3 (PG 48, 931.5-23).

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homélie : intervenant dans le cadre d’une parénèse consacrée à la jalousie, la figure de Caïn apparaît la première, puis Jean revient à l’exaltation de la figure d’Abraham, et ce n’est qu’ensuite qu’est introduit Is 43,  26 pour illustrer le rôle de la confession comme forme de prière et de sacrifice99. Un dernier texte présente en revanche le cheminement inverse. Jean commence par introduire Is 43, 26 en l’assortissant du commentaire suivant : Dis ton péché afin de faire disparaître ton péché. Cela ne demande ni de se fatiguer, ni de multiplier les paroles ni de dilapider ses biens, ni rien de tel. Dis une parole en reconnaissant ton péché et dis : J’ai péché. — Et d’où sors-tu cela, dira-t-on, que si je dis mon péché en premier, je fais disparaître mon péché ? — Dans l’Écriture, je trouve aussi bien un homme qui dit [son péché] et qui le fait disparaître, qu’un autre qui ne le dit pas et qui est condamné100.

Ensuite, pour illustrer le précepte moral d’Is 43,  26, Jean évoque tout d’abord Caïn et la chronologie de sa condamnation : interrogé par Dieu, il se défausse (Gn 4, 9) ; il est explicitement accusé (Gn 4, 10-12) ; alors seulement il reconnaît son péché (Gn 4,  13), mais c’est trop tard et il reçoit sa juste condamnation101. En contrepoint, le prédicateur présente le roi David ayant commis l’adultère et repris par le prophète Nathan. Ici non plus, le repentir n’est pas immédiat ; mais du moins, lorsque Nathan pointe du doigt le péché de David, celui-ci ne conteste pas et s’empresse de reconnaître son péché (2 S 12, 13). Ce développement s’achève comme il avait commencé : par la citation d’Is 43, 26102. Dans ces passages, le prédicateur reste fidèle à la ligne qui prédominait dans le commentaire continu : le péché de Caïn n’est pas, en soi, dramatique – contrairement à ce que l’on observait dans le dossier précédent. Il n’est en tout cas pas irrémédiable : une confession adéquate aurait pu l’effacer103. 99 In Ep. II ad Cor. hom. 5, 3-4 (PG 61, 432.14 – 433.4). De surcroît, Is 43, 26 avait été cité à la fin de l’homélie précédente, lorsque le prédicateur louait plusieurs moyens de conversion ; dans ce contexte, cet écho entre deux homélies est au moins aussi important que la figure de Caïn pour susciter la remémoration de ce verset. 100 De paenitentia hom. 2, 1 (PG 49, 285.24-32 ; trad. M.-H. Stébé, La conversion, op. cit., p. 44). 101 De paenitentia hom. 2, 1 (PG 49, 285.32 – 286.9 ; cf. M.-H. Stébé, op. cit., p. 45-46). 102 De paenitentia hom. 2, 2 (PG 49, 286.10 – 287.39 ; cf. M.-H. Stébé, op. cit., p. 47-48). 103 Jean Chrysostome associe encore trois fois Is 43, 26 et Pr 18,  17  : De prophetiarum obscuritate hom. 2, 8 (PG  56, 188.18-20)  ; In Ep. ad Hebr. hom. 9, 4 (PG 63, 80.59-61) ; et dans une homélie à l’authenticité contestée : De paenitentia hom. 8, 2 (PG 49, 339.1-41). En dehors de ces passages, Is 43, 26 est relativement fréquent ; en revanche Pr 18, 17 ne réapparaît que deux fois dans tout le corpus chrysostomien. — Commentant les homélies In Gen. 17-18 et De paenitentia 2, M. Foucault, Histoire de la sexualité, IV. Les aveux de la chair, Paris, 2018, p. 105, souligne fortement cet aspect de la confession : devenir son propre juge et

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3. Caïn, exemple type des méfaits de la jalousie La jalousie et l’envie (βασκανία, φϑόνος) étaient déjà présentes dans les homélies sur Gn 4, mais de manière relativement discrète. Elles étaient évoquées une première fois en parlant de la tristesse de Caïn au verset 4, 5104. Jean y revenait a posteriori dans le commentaire du châtiment de Caïn en Gn 4, 11 et de la douleur exprimée par Ève en Gn 4, 25, en soulignant le lien entre la jalousie et le meurtre105. Enfin, ce thème revenait dans deux passages parénétiques106 ainsi que dans la récapitulation qui ouvre l’homélie 20107. En contraste avec cette sobriété, la jalousie constitue un thème majeur dans les utilisations exégétiques de Gn 4, revenant dans un tiers des occurrences. Tout naturellement, la figure de Caïn intervient dans la comparaison avec d’autres fratries où la jalousie a semblablement provoqué la haine : Jacob et Ésaü, Joseph et ses frères108 ou même les chrétiens d’origine juive persécutés par leurs compatriotes109. D’autres utilisations s’éloignent du texte biblique : lorsque l’exégète fait de la jalousie la raison de l’hostilité (supposée) des contemporains de Noé envers lui110 ou des Juifs hostiles à Jésus111. Enfin,

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reconnaître publiquement son péché permet au pécheur d’opérer une « rupture d’identité » : il s’agit de « dire le crime pour s’en détacher ». À partir de là, l’image de la « statue vivante » exprime l’impossibilité où se trouve Caïn de se détacher, tant de sa faute que du châtiment qu’elle entraîne (p. 397) ; quant à l’impudeur du fautif, exprimée par les mots ἀγνώμων, ἀναίσθητος et ἀναίσχυντος, elle constitue le péché par excellence : le refus de s’acquitter de la « dette de vérité » contractée par le péché initial (p. 401). On peut toutefois hésiter à suivre l’auteur lorsqu’il voit dans ces textes « se dégager très clairement cette idée fondamentale sans doute dans le christianisme : que le péché, au moment même où il enfreint la volonté de Dieu ou sa loi, fait contracter une obligation de vérité » (p. 401), ou bien lorsqu’il affirme qu’il s’agit pour le pécheur « de mériter la guérison au prix de la vérité (p. 101). De même en effet que Jean Chrysostome replace l’absence d’aveu chez Caïn au sein d’une liste de péchés, de même la confession n’est pour lui qu’un moyen parmi d’autres de la conversion (voir A. Moulard, Saint Jean Chrysostome : sa vie, son œuvre, Paris, 1949, p. 221-224). In Gen. hom. 18, 6 (PG 53, 156.54). In Gen. hom. 19, 4 (PG 53, 162.2.23.26.29) ; 20, 4 (172.20). In Gen. hom. 19, 6 (PG 53, 166.12) ; 20, 5 (173.25-26). In Gen. hom. 20, 1 (PG 53, 166.46). In Gen. hom. 54, 2 (PG 54, 473.18-20 ; cf. Gn 27, 42) et 61, 2 (527.10-21 ; cf. Gn 37, 3) ; cf. In Ioh. hom. 37, 3 (PG 59, 211.3-16) ; In Ep. ad Rom. hom. 5, 1 (PG 60, 421.27-28 ; cf. Rm 1, 29 : Ils sont remplis de toute sorte d’injustice, de perversité, de cupidité, de méchanceté, pleins d’envie, de meurtres). In Ep. ad Hebr. hom. 22, 1 (PG 63, 155.32-33 ; cf. 1 Th 2, 14). In Gen. hom. 23, 2 (PG 53, 199.15-27 ; cf. Gn 6, 8 : Mais Noé trouva grâce devant le Seigneur Dieu). In Matth. hom. 86, 3 (PG 86, 767.10-18 ; cf. Mt 27, 25 : Tout le peuple répondit : «  Nous prenons son sang sur nous et sur nos enfants  !  »)  ; In Ioh. hom. 37, 3 (PG 59, 211.3 – 212.2) ; 48, 1 (269.21-26).

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la figure de Caïn illustre le caractère pathologique de la jalousie, qui devient le type même de la passion qui combat l’être humain112 et le réduit en esclavage113. En dehors du commentaire linéaire, Jean Chrysostome fait donc de la jalousie l’un des traits les plus caractéristiques de Caïn : celui-ci se réduit à la figure de l’être humain qui envie son prochain et en vient à le supprimer. Dès lors, son acte entre en résonance avec d’autres crimes, et son côté tragique en ressort renforcé ; en particulier lorsque, d’un bout à l’autre de l’Écriture, Jean met en lumière le lien entre tout péché commis envers son prochain et l’hostilité envers Dieu, culminant dans le meurtre de l’innocent par excellence : le Christ114. Dans l’ensemble, cette étude des usages exégétiques montre une simplification – prévisible – du personnage de Caïn, réduit à l’un ou l’autre trait (l’avarice, la jalousie, la confession inopportune), ainsi qu’une certaine dramatisation. En effet, des thèmes déjà évoqués dans le commentaire continu reviennent, mais la gravité des actes de Caïn est accentuée de deux manières : par la mise en perspective d’autres pécheurs ou d’autres crimes 112 In Ep. I ad Thess. hom. 3, 4 (PG 62, 412.16-17) : le cas de Caïn illustre le fait que l’être humain ne peut échapper aux épreuves, comme l’affirme l’Apôtre  : Que personne ne soit ébranlé au milieu des épreuves présentes, car vous savez bien que nous y sommes destinés (1 Th 3, 3). 113 In Ep. I ad Cor. hom. 19, 5 (PG 61, 158.34-40) : « Tu désires voir encore un autre homme à qui une maîtresse cruelle a donné beaucoup d’ordres sans qu’il ose désobéir ? Considère Caïn, et tout ce que l’envie lui a ordonné d’accomplir ! Elle lui a ordonné d’égorger son frère, de mentir à Dieu, d’attrister son père, tout cela avec impudence, et il a tout accompli sans désobéir en rien. » 114 On a observé que ce rapprochement constituait, en retour, une « lecture antijuive de l’épisode » : il mettrait en effet en place « une équation, non seulement entre les sacrifices de Caïn et ceux d’Israël, mais encore entre le fratricide commis par le frère aîné et la mise à mort de Jésus par les juifs  » (D. Cerbelaud et G.  Dahan, Caïn et Abel. Genèse 4, op. cit., p.  32-33  ; les soulignements sont des auteurs). Néanmoins, la référence aux homélies Adversus Iudaeos est peu convaincante, car les deux textes invoqués (auxquels on pourrait ajouter une troisième référence à Caïn, dans l’homélie VIII, 8) ne rapprochent pas le meurtre d’Abel et celui du Christ (voir n.  81, 87, 98 et 127)  ; on gagnera à ce sujet à relire le début de l’homélie VIII, où l’exemple de Caïn sert à mettre en lumière l’immense bonté de Dieu. On s’attendrait à ce que cette thèse se trouve davantage illustrée par les commentaires du Nouveau Testament traitant de la mort de Jésus (voir n. 110) ; mais ce n’est pas le cas. La raison en est simple : une telle «  équation  » prend toute sa force lorsqu’elle repose sur une lecture allégorique du texte biblique (voir les exemples cités dans D. Cerbelaud et G. Dahan, op. cit., p. 33-37 : Cyrille d’Alexandrie, Hilaire de Poitiers, Ambroise de Milan, Augustin et ses héritiers  ; cf. déjà Tertullien, Adv. Iudaeos V, 1  : E. Kroymann, CCSL 2, 1954, p. 1349). Rien de tel chez Jean Chrysostome, qui se contente de noter que différents meurtres « historiques » s’enracinent dans le même vice, l’envie. Il s’agit là d’une lecture littérale du récit, assortie d’un enseignement moral.

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bibliques, et par l’introduction du thème des outrages, qui caractérise la perversion de Caïn et fait de lui un ennemi de Dieu lui-même115.

III. Les utilisations pastorales : du bon usage de la condescendance Dans les usages exégétiques, la figure de Caïn était utilisée pour expliquer des versets bibliques. Dans l’usage pastoral, une telle figure renvoie non pas au monde de la Bible, mais à celui de l’auditeur : celui-ci peut se reconnaître dans tel ou tel trait du personnage dépeint par le prédicateur. Nous avons recensé une soixantaine de passages où l’utilisation de la figure de Caïn peut ainsi être qualifiée de pastorale : certains le présentent comme un sujet (1), d’autres comme un objet (2) ; mais la moitié des occurrences se situent entre les deux, faisant de Caïn une victime (3) ou un malade (4).

1. L’être humain confronté au péché Il va de soi que Jean Chrysostome n’invite pas ses auditeurs à imiter Caïn. On pourrait du moins s’attendre à ce qu’il l’érige en contre-modèle, en les invitant à ne pas l’imiter. En réalité, de tels appels sont rares : si Caïn est bien un pécheur, il sert plutôt à illustrer des leçons générales sur la vie spirituelle. Ainsi, son exemple permet à Jean d’identifier certaines situations propices à la naissance du péché  : vivre dans la volupté116 ou l’avarice117, sans charité118 ou avec négligence119. L’on apprend également que certains 115 Ceci s’observe en particulier dans l’homélie 26 In Gen. (cf. supra, n. 83) où se multiplient les emplois d’« outrager » (ὑβρίζω) et de « mépriser » (καταφρονῶ), deux mots absents du commentaire continu. 116 In Acta hom. 16, 3 (PG 60, 131.39-41) ; cf. supra, n. 82. 117 In Ep. ad Hebr. hom. 32, 3 (PG 63, 244.33-35) : « Caïn a été blâmé non pas pour avoir présenté des offrandes de peu de valeur, mais [pour avoir présenté] ce qui avait le moins de valeur parmi ses biens. » 118 Voir, dans une homélie inauthentique en l’état mais pouvant comporter des éléments authentiques, Sur la Pentecôte, hom. 2, 3 (cf. N.  Rambault, SC  562, Paris, 2014, p. 318, l. 44-47) : « La charité ne fait aucun mal au prochain ; […] là où règne la charité, il n’y a pas de Caïn pour tuer son frère. » 119 In Ep. I ad Cor. 44, 4 (PG 61, 378.51-56) : « Ne dis pas : ‘Qu’est-ce que j’en ai à faire ?’ Crains celui qui a dit cela pour la première fois ! Car les mots : Suis-je le gardien de mon frère ? (Gn 4, 9) expriment la même chose. C’est cela, en effet, qui engendre tous les maux  : tenir pour étrangers ceux qui appartiennent à notre propre corps ». Voir aussi Ad Stagirium I, 4 (PG 47, 434.17-30) : dans ce passage, Jean Chrysostome semble mettre de côté la part du diable (« Où donc le diable s’est-il approché de Caïn et lui conseiller de commettre le meurtre ? ») et faire reposer l’entière responsabilité sur Caïn qui, au minimum, a accueilli favorablement ces idées mauvaises. Pastoralement, il s’inclut dans le reproche adressé à ses auditeurs : « Certes, [le diable] fait lui-même beaucoup de mal, mais

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péchés plus graves – en l’occurrence, le meurtre – découlent d’autres péchés qui pourraient sembler plus anodins : mépriser son prochain120, l’envier121 ou succomber à la mauvaise tristesse122. Enfin, Jean fournit à cette occasion plusieurs règles permettant de combattre le péché : résister au mal dès le début123 et ne pas croire que l’on peut échapper à Dieu124 ; et si l’on est tombé, le reconnaître humblement125.

2. L’être humain, objet et instrument de la pédagogie divine S’il est bon d’éviter de ressembler à Caïn, il est meilleur encore d’imiter l’action de Dieu à son égard. Ainsi, Jean Chrysostome propose d’admirer la manière dont Dieu s’adresse à Caïn126, dont il fait preuve de sollicitude127,

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nous aussi nous nous en faisons beaucoup par notre seule négligence et notre mépris (ῥᾳϑυμίᾳ καὶ καταφρονήσει μόνον). » In Ep. II ad Tim. hom. 7, 1 (PG 62, 637.63-66). In Matth. hom. 40, 3 (PG 57, 442.40-41 ; 443.9-10) ; In Ioh. hom. 37, 3 (PG 59, 211.18-21) ; In Acta hom. 3, 4 (PG 60, 38.55-59). In Ioh. hom. 75, 5 (PG 59, 409.32-34). In Ep. ad Rom. hom. 12, 8 (PG 60, 505.37-43), où Jean analyse la progressivité du péché de Caïn : convoiter la première place, ne pas écouter l’exhortation divine, accomplir le meurtre, ne pas faire pénitence. La clé de tout est de « se détourner du mal dès le début » (ἐκ πρώτης τῶν κακῶν ἀφίσταμαι : 515.14-15) et de « veiller sur le commencement » du péché ou de l’action (τὴν ἀρχὴν φυλάσσω : 515.26). Cf. In Matth. hom. 86, 3 (PG 58, 767.10-18) : « Il en fut de même pour Caïn : [le diable] ne l’a pas poussé immédiatement à tuer son frère, car il ne l’aurait pas convaincu ; mais il le dispose d’abord à présenter [à Dieu] les offrandes les plus ordinaires en disant : ‘Il n’y a là aucun péché’ ; ensuite il a abordé la jalousie et l’envie en disant : ‘Là non plus, il n’y a rien’ ; enfin il l’a convaincu de tuer et de nier le meurtre ; et il ne s’est pas arrêté avant d’avoir ajouté la dernière touche à ses mauvaises actions. » In Ep. II ad Cor. hom. 5, 3 (PG 61, 432.14-31) : Caïn est ici opposé à Paul, qui se tient au contraire en permanence sous le regard de Dieu et en sa présence. En particulier dans deux textes cités plus haut (n. 96 et 98) ; cf. In Ep. ad Hebr. hom. 31, 3 (PG 63, 216.21-26). Dans un cas (L’impuissance du diable 2, 2  ; A.  Peleanu, SC  560, Paris, 2013, p. 166-169), l’auditeur est invité à reprendre à son compte les paroles employées par Dieu envers le pécheur (Gn 4, 7) : Tu as péché ? Reste tranquille ! Ailleurs, le prédicateur lui-même se les approprie pour parler à ses adversaires (Sermo post reditum 2, 1 ; PG 52, 443.28-42 – mais l’authenticité du texte est très douteuse) ou à ses auditeurs : « Revenons à nous, bien-aimés ; certains sont dans l’ignorance de Dieu ; revenons à nous, soyons vigilants. Tu as péché ? N’ajoute pas encore à ta faute. Tu as péché ? Reste tranquille ! Tu as péché ? N’entraîne pas deux fautes » (De fato 4  ; PG  50, 764.13-16  ; trad. F.  Bonnière, Jean Chrysostome, Sur la Providence. Sur le destin. Introduction, texte critique, traduction, notes et index, thèse, Univ. Lille III, 1975, p. 106). En particulier en Adv. Iudaeos VIII, 2 (PG 48, 929.51 – 930.58) : Jean y montre successivement la sollicitude divine s’exerçant avant et après le crime, et même encore dans le châtiment imposé par Dieu : « Ces paroles semblent pesantes et sévères, mais elles révèlent une grande sollicitude (κηδεμονίας) » (930.40-42).

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de douceur128 et de miséricorde envers lui129 ; il montre encore le caractère pédagogique du châtiment130. Enfin, le prédicateur invite à observer comment Dieu fait de Caïn un instrument de ses propres desseins : sans le vouloir, le meurtrier contribue au bien d’Abel – car le mal que ce dernier a subi l’a rendu cher aux yeux de Dieu131 – et même à l’instruction d’Adam132.

3. L’être humain, victime des machinations du diable À mi-chemin entre son rôle actif (en tant que pécheur) et passif (en tant qu’objet des actions divines), Caïn trouve une place que l’on pourrait à nouveau qualifier de sujet atténué  : celle d’un être humain manipulé par le diable, plus victime que coupable, et dont la condition s’apparente à celle d’un malade. Pour ce qui est du premier point, les affirmations les plus claires figuraient dans le commentaire continu133. Dans l’utilisation pastorale, un passage présente Caïn comme stimulé par le diable134 ; d’autres fois, sa figure n’apparaît qu’en filigrane, lorsque Jean Chrysostome invite ses 128 In Acta hom. 15, 4 (PG 60, 125.39-47) : Dieu, quoique offensé (ὑβρίζεται) par Caïn, lui parle avec douceur et paisiblement (πράως καὶ ἡμέρως). 129 In Gen. hom. 26, 2  (PG  53, 231.41-44)  : «  Ainsi donc, faisons de même nous aussi et imitons notre Maître : laissons de côté les fautes commises contre nous et pardonnons à ceux qui nous ont fait du mal. » 130 Ad Stagirium I, 3 (PG 47, 431.35-46) : la pénitence infligée à Caïn lui est d’une grande utilité (ὠφέλεια) et vise déjà son salut. Cf. L’obscurité des prophéties, hom. 3, 3 (= De diabolo tentatore hom. 1, PG 49, 248.29 – 249.1) : l’exemple de Caïn montre, a contrario, que Dieu recourt à tous les moyens possibles pour provoquer la conversion – même les châtiments doivent être compris dans cette perspective pédagogique. 131 In Ep. ad Rom. hom. 8, 9 (PG 60, 466.39-53). Notons que, dans ce passage, le crime de Caïn est relativisé par rapport au crime des chrétiens qui se divisent : dans ce cas, c’est l’âme (et non le corps) qui est touchée, et la relation fraternelle des croyants entre eux est encore plus forte que le lien des frères de sang (466.2426 ; 30-31). Cf. In Gen. hom. 21, 2 (PG 53, 176.46-55) ; In Acta hom. 54, 2 (PG 60, 377.1-14). Nous ne mentionnons pas ici tous les textes dans lesquels, sans mention explicite de Caïn, Jean Chrysostome affirme que les souffrances d’Abel ont contribué à sa gloire. 132 Homilia dicta praesente imperatore 2 (PG 63, 474.44-57). Dans ce récit, le meurtre d’Abel est considéré du point de vue d’Adam, comme un moyen d’apprendre en quoi consiste la mort, à laquelle l’humanité a été condamnée. 133 Voir supra, p. 93-94. 134 Ad Stagirium II, 5 (PG 47, 454.13-46), où les actions de Caïn et du diable sont mêlées, et ensemble suscitées par la sainteté resplendissante d’Abel  : « Tant qu’il ne montrait rien de grand, son frère ne faisait pas attention à lui  ; mais lorsque son sacrifice l’eut rendu resplendissant, il ne connut plus [les lois de] la nature elle-même, aveuglé par l’envie. » Dans la suite, le prédicateur identifie explicitement ses auditeurs avec Abel et loue leur humilité : « Et d’où sais-tu que, maintenant encore, la même cause ne stimule pas le diable et si l’éclat de ta vie ne l’a pas provoqué à ce combat ? » (454.18-24).

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auditeurs à accepter de bon cœur les épreuves, puisque « le diable s’en prend surtout à ceux qui sont attachés aux choses spirituelles »135. Dans de tels cas, Caïn n’est évoqué qu’en passant, comme l’instrument sans importance par lequel se réalise l’action de l’ennemi. Que Caïn soit la victime du diable, en revanche, cela apparaît clairement dans un certain nombre de textes : il est « vaincu » par la jalousie et l’envie136, «  jeté hors de la mesure  » et «  de son bon sens  » par le désespoir137, pris d’une envie meurtrière qui est un « rejeton du diable138 » ; enfin, faute d’avoir l’amour fraternel suffisamment enraciné en lui, il « accueille la peste de l’envie139 ». Il reçoit même le démon non plus comme simple conseiller140, mais comme compagnon de lutte et comme chef qui lui fait perdre l’esprit : [La jalousie] n’a pas laissé ce malheureux se souvenir des douleurs de l’enfantement ni de ses parents, ni de rien d’autre, mais elle l’a tellement empli de rage et conduit à une telle folie que, lorsque Dieu le consolait en lui disant  : Que vers toi aille son mouvement et tu le commanderas (Gn  4, 7), même ainsi il ne cédait pas. […] Cette maladie est à ce point incurable que, même avec des milliers de remèdes, l’infection refait surface. […] Il se tenait près du diable, en ordre de bataille, et c’était celui-ci qui était alors le général aux côtés de Caïn. […] Comme quelqu’un qui, tenant son ennemi enchaîné et l’ayant vu recevoir sa sentence, s’empresserait de le voir égorger avant de quitter la ville, fût-ce en secret et sans attendre le moment adapté, ainsi le diable agissait alors141.

4. Gémissant et tremblant Toutefois, dans ces utilisations pastorales, Caïn représente avant tout la mauvaise conscience personnifiée. À ce niveau, ce n’est plus son péché qui est mis en avant, ni l’action de Dieu à son égard, ni la manière dont il est complice ou victime du diable : c’est la triste condition qui est la sienne, celle d’un homme profondément malade. Parfois, le prédicateur se demande Ad pop. Antioch. hom. 1, 11 (PG 49, 31.12-13) ; cf. hom. 5, 3 (72.45-56). In Ep. I ad Thess. hom. 3, 4 (PG 62, 412.16-17). In Ep. ad Rom. hom. 20, 4 (PG 60, 600.40-45). In Ep. II ad Cor. hom. 24, 4 (PG  61, 568.13-21). On notera que c’est l’envie, et non Caïn, qui est ici présentée comme un «  rejeton du diable  » (διαϐόλου γέννημα) : toujours Jean Chrysostome maintient la distance entre l’être humain et le tentateur (voir supra, n. 43). 139 In Ep. I ad Thess. hom. 4, 4 (PG 62, 421.4-8). 140 Voir supra, n. 113. 141 In Ep. ad Rom. hom. 7, 6 (PG 60, 449.38 – 450.5). L’idée que Caïn est ainsi inspiré et mû par le diable est traditionnelle (cf. D. Cerbelaud et G. Dahan, Caïn et Abel. Genèse 4, op. cit., p.  25-26 et les exemples cités  : Théophile d’Antioche, Irénée et Tertullien). 135 136 137 138

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«  Qui pourrait être plus misérable que Caïn142 ? »  ; plus souvent il prend Caïn comme point de comparaison, dont le malheur peut être égalé, voire dépassé. L’expression typique apparaît par exemple dans une critique de l’emportement et de l’attachement aux biens de ce monde  ; ces vices sont comparés à un esclavage : Et quoi de plus pénible que cette servitude (δουλείας) ? Ils vivent la vie de Caïn, vivant continuellement dans le tremblement et la peur (τρόμῳ καὶ φόϐῳ), et chaque fois que quelqu’un meurt, surtout de ceux qui leur sont proches, ils pleurent [comme s’il s’agissait de] leur propre mort143.

Une autre expression typique est : « une vie plus lourde à supporter que la mort  » (ζωὴν ϑανάτου βαρυτέρα ὑπομείνω)144, «  plus misérable que les morts » (ἀϑλιώτερον)145. Le pécheur est travaillé par sa conscience : il mène une vie comparable à la vie de Caïn et même pire (χαλεπώτερον), car il craint pour le présent et l’avenir, les amis comme les ennemis, les connus et les inconnus146. De même, celui qui redoute la pauvreté vit dans la peur : Il mène une vie plus misérable que celle de Caïn lui-même, craignant pour les biens qu’il convoite, gémissant pour ceux qu’il n’a pas et tremblant pour ceux qu’il possède […]. Combien serait-il préférable pour lui de disparaître, que de supporter continuellement cet orage ? Pour Caïn aussi, en effet, mourir était plus facilement supportable que de trembler en permanence147.

La condition de l’adultère n’est pas plus souhaitable : Même s’il est extrêmement riche, même s’il n’a personne pour l’accuser, il ne cesse de s’accuser lui-même en son for intérieur  ; et le 142 Lettre d’exil (Quod nemo laeditur) 5 (A.-M. Malingrey, SC 103, Paris, 1964, p. 80-81). 143 In Matth. hom. 38, 7 (PG 57, 434.9-13) ; cf. In Ep. II ad Cor. hom. 7, 5 (PG 61, 449.55-57), en référence à la même catégorie de pécheurs, « cloués aux réalités mondaines », affectés du même « tremblement ». 144 In Gen. hom. 23, 2 (PG  53, 199.15-27). L’expression apparaissait déjà dans le commentaire continu, mais c’était alors Dieu qui expliquait à Caïn qu’une telle vie lui donnerait l’occasion de réfléchir sur la gravité de son crime (In Gen. hom. 19, 3 : 162.58) ; elle revient pour parler de la condition du pécheur (In Gen. hom. 37, 5 : 350.4-5) et dans une homélie à l’authenticité soupçonnée, à propos de Noé (De paenitentia hom. 5, 2 : PG 49, 307.59). 145 Sur la Pentecôte, hom. 2, 3 (SC 562, p. 320, l. 68) ; In Ep. ad Rom. hom. 22, 4 (PG 60, 614.23-28) ; cf. In Ep. ad Rom. hom. 11, 4 (489.48-49), à propos de la condition du pécheur en général. 146 In Ep. ad Rom. hom. 12, 7  (PG  60, 504.15-21)  ; cf. In Acta hom. 7, 3 (PG  60, 19-20 ; 33-44). 147 In Ep. I ad Cor. hom. 30, 5 (PG 61, 256.50-63) ; cf. In Ep. I ad Thess. hom. 8, 4 (PG  62, 444.36-44)  : Caïn lui-même a « reçu un châtiment pénible, équivalent à des milliers de morts, à la place duquel il aurait même choisi de mourir des milliers de fois ».

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Pierre Molinié plaisir est ponctuel, tandis que la douleur est continuelle  ; de tous côtés, la peur et le tremblement (φόβος πανταχόϑεν καὶ τρόμος), le soupçon et l’angoisse  ; il a peur des passages étroits et il tremble devant les ombres elles-mêmes, devant ses propres serviteurs, devant ceux qui connaissent sa conduite et devant ceux qui l’ignorent, devant celle à qui il a fait du tort elle-même et devant l’époux qu’il a outragé ; il déambule en portant sa conscience comme un accusateur aiguisé, étant son propre juge, et incapable de souffler même un instant. Car sur son lit ou à table, sur la place publique ou à la maison, le jour ou la nuit et même dans ses rêves, il voit souvent les images de ses fautes ; et il mène la vie de Caïn, gémissant et tremblant sur la terre (Gn 4, 14), et sans que nul ne le sache, il garde en lui un feu qui s’alimente en permanence (τὸν τοῦ Κάϊν ζῇ βίον, στένων καὶ τρέμων ἐπὶ τῆς γῆς, καὶ μήδενὸς εἰδότος, ἔνδον ἔχει τὸ πῦρ συνειλεγμένον ἀεί)148.

Néanmoins, nous ne devons pas nous arrêter à cette figure de Caïn, personnification de la mauvaise conscience. En effet, pour illustrer la triste condition du pécheur pourchassé par sa propre conscience, Jean Chrysostome ne s’appuie pas principalement sur cette figure : même dans le commentaire de Gn 4, le prédicateur se montre capable de parler longuement du rôle de la conscience et de son rôle d’accusateur sans même évoquer Caïn149 ! Il recourt plutôt à la description stéréotypée de quelques péchés classiques (avarice et adultère) qui lui permet de déployer son art de la satire ; dans les exemples précédents, ce n’est qu’en passant qu’il mentionne Caïn à travers deux formules non moins stéréotypées : « mener la vie de Caïn » et « avoir peur et trembler ». D’ailleurs, la notion de peur joue ici un rôle important, puisque les pécheurs en question sont dans une situation actuelle de péché qui justifie leur crainte d’être découverts ou de perdre le fruit de leur enrichissement maladif. Or ce mot est absent du texte biblique, qui porte « gémir et trembler » (στένω καὶ τρέμω), et non « avoir peur et trembler » (φοβῶ / δέδοικα καὶ τρέμω) – un couple dont la fréquence dans l’œuvre chrysostomienne dépasse largement la référence à Gn 4, 12150. 148 De Lazaro hom. 1, 11 (PG 48, 979.17-32). Voir une semblable description, mais dans le contexte plus dramatique de l’émeute des statues, où l’anticipation du châtiment impérial est presque pire que le châtiment lui-même : « Nous avons supporté une vie plus pénible que des milliers de morts, passant tant de jours à avoir peur et à trembler, soupçonnant les ombres elles-mêmes, subissant le châtiment de Caïn, sursautant au milieu du sommeil du fait de l’angoisse continuelle » (Ad pop. Antioch. hom. 6, 1 : PG 49, 83.6-11). 149 Voir supra, p. 99. 150 D'après le TLG, on trouve plus de deux cents occurrences du couple « avoir peur et trembler » dans le corpus chrysostomien. En revanche, le couple « gémir et trembler » n'apparaît que dix-sept fois, dont sept citations de Gn 4, 12 et deux commentaires immédiats de ce verset. Une seule de ces dix-sept occurrences ne vise pas (directement) Caïn : elle concerne le geôlier assistant impuissant à

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Au contraire, certains textes mettent en avant la situation du pécheur après la faute, c’est-à-dire – comme pour Caïn – à un moment où il subit de plein fouet les conséquences de ses actes. Dans ce cas, c’est moins l’idée de peur qui domine, et davantage celle d’un malaise physique. Ainsi, le tremblement trouve son origine dans le mauvais usage que Caïn a fait de sa force physique en tuant son frère : La force corporelle est une bonne chose  ; mais puisque Caïn l’a utilisée comme il ne convenait pas, Dieu l’en a privé et l’a affecté d’un tremblement151.

À l’occasion, le prédicateur déploie l’idée que ce tremblement visible a remplacé l’usage de la voix, chez un Caïn désormais muet : Quand l’âme a péché, Dieu châtie toujours le corps. Ainsi en agit-il envers Caïn. L’âme avait péché en commettant un meurtre, et le corps de Caïn devint paralysé (τὸ σῶμα αὐτοῦ παρελύϑη). Comment ? Écoute. Tu seras, est-il dit, gémissant et tremblant sur la terre (Gn 4, 12). Et Caïn circulait et il s’adressait à tous en émettant des sons en silence, en instruisant par son aphonie (περιῄει ὁ Κάϊν πᾶσι διαλεγόμενος, σιγῇ φωνὴν ἀφιείς, ἀφωνίᾳ παιδεύων). La langue était muette et les membres criaient, et il disait à tous pourquoi il gémissait, pourquoi il tremblait : « J’ai tué mon frère. J’ai commis un meurtre. » Moïse qui vient ensuite le disait avec des caractères d’écriture, celui-là avec des faits quand en circulant (περιῄει) il disait à tous : Tu ne commettras pas de meurtre (Ex 20, 15). Tu as vu une bouche muette et une action sonore ? Tu as vu une loi vivante qui circulait (περιφερόμενον) ? Tu as vu une stèle ambulante (στήλην περιερχομένην) ? Tu as vu un l’évasion des prisonniers en Ac 16, 25-34. Le binôme « gémissant, tremblant » est alors complété par « effrayé, angoissé, pleurant » (δεδοικώς, τρέμων, στένων, ἀγωνιῶν, δακρύων ; Expos. in Ps. 145, 3 : PG 55, 523.23). 151 In Ep. I ad Cor. hom. 7, 4 (PG 61, 60.13-15) ; cf. Com. sur Isaïe 3, 1 : « Quand il eut fait de sa force un usage qui n’était pas bon, c’est à bon droit qu’il fut paralysé (παρελύϑη) » (trad. A. Liefooghe, SC 304, p. 149) ; Lettres à Olympias XI, 2b : « Pourquoi énumérer les membres qui ont commis le meurtre ? Le corps tout entier subit le châtiment, quand il fut livré pour toujours au gémissement et au frisson d’épouvante (τῷ στεναγμῷ, τῷ τρόμῷ)  » (trad. A.-M.  Malingrey SC  13bis, Paris, 1968, p.  312). Cet élément, déjà présent dans le commentaire (In Gen. hom. 19, 3 : PG 53, 162.47-50), n’est pas propre à Jean Chrysostome ; voir déjà Basile de Césarée (Lettre 260, 4, trad. Y.  Courtonne, CUF, t.  III, p.  110)  : «  Aux trois châtiments précédents Dieu en ajouta deux autres  : un gémissement continuel, et un tremblement de tout le corps que causaient à Caïn ses membres dépourvus de la fermeté qu’assure la vigueur. Comme il avait mésusé de ses forces corporelles, tout ressort lui fut enlevé de façon qu’il titubât et qu’il branlât [ὥστε κλονεῖσϑαι αὐτὸν καὶ κατασείεσϑαι] : il était incapable de porter facilement le pain à sa bouche, incapable d’en approcher la boisson, parce que sa main criminelle, après son acte impie, n’avait même pas la permission de subvenir désormais aux besoins particuliers et nécessaires de son corps. »

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Pierre Molinié châtiment être la ruine d’une renommée  ? Tu as vu une âme avoir péché et la chair être punie152 ?

Un autre texte reprend le même vocabulaire : outre le tremblement (τρόμος, σάλος τῆς σαρκός), Caïn souffre d’une paralysie corporelle (παράλυσις σώματος, πάρεσις σώματος)  ; à cela s’ajoutent des troubles psychiques  : angoisse (ἀγωνία) et dépression (ἀϑυμία). De ce fait, il ne parle plus, mais pousse des gémissements (στεναγμοί)153. Tout cela constitue pour lui une camisole, pourrait-on dire en poussant la métaphore, qui l’empêche de rechuter154 ; pour les autres, ce spectacle désolant fournit une leçon que transmet Caïn à son corps défendant155. On a donc affaire à deux séries de textes  : l’une, plus conventionnelle, ne retient de Caïn que l’idée d’une vie misérable marquée par la peur et la mauvaise conscience  ; l’autre se caractérise par le retour au vocabulaire biblique des gémissements156 et par le déploiement de l’image du malade. De surcroît, la seconde va de pair avec la mention de la stèle / statue ou au moins d’une évocation du témoignage rendu par Caïn à la postérité157. Elle est davantage fidèle, à la fois au commentaire continu de Gn 4, 12-15158 et au texte biblique. Plus encore, si le texte de la Septante «  transpos[e] dans le domaine psychologique ce qui en hébreu décrit plutôt des mouvements d’errance159 », Jean Chrysostome reste en réalité plus proche, dans son interprétation, du caractère physique suggéré par le texte massorétique : celle d’un homme qui titube en poussant des cris, comme un possédé ou un ivrogne160. 152 Hom. sur Ozias 4, 6 (trad. J. Dumortier, SC 277, Paris, 1981, p. 171-173). 153 Adv. Iudaeos VIII, 2 (PG 48, 930.36-54). 154 Adv. Iudaeos VIII, 2 (PG 48, 930.54-58). Jean Chrysostome se contente d’évoquer des liens ou une prison (καϑάπερ ἐν δεσμῷ τινι). 155 Adv. Iudaeos VIII, 2 (PG 48, 930.47-52). Hippolyte de Rome avait déjà proposé une telle description de Caïn (Fragm. in Gen. 4, 23 ; cf. J.B. Glenthoj, Cain and Abel…, p. 29). 156 D’autres textes conservent le binôme biblique  : Ad pop. Antioch. hom. 5, 3 (PG 49, 72.53) ; In Acta hom. 47, 4 (PG 60, 332.13-22). 157 De paenitentia hom. 2, 1-2 ; Hom. sur Ozias 4, 6 ; Adv. Iudaeos VIII, 2. 158 In Gen. hom. 19, 3-5 ; voir supra, p. 97-99. 159 M. Harl, La Genèse, op. cit., p. 115. Dans le texte hébreu, en effet, le verset 4, 12 est censé exprimer plutôt un châtiment social – l’exclusion de la famille ou de la tribu, qui entraîne un caractère d’errance ; cf. G.J. Wenham, Genesis 1-15 (Word Biblical Commentary 1), Waco (Texas), 1987, p.  108 – tandis que la dimension individuelle de tristesse ou de dépression serait plutôt liée à la mention de « l’abattement » (Gn 4, 5-6 ; voir supra, n. 32 et 33). En revanche, l’allusion à Caïn en Si 36, 25 revient à l’idée d’errance  : Là où il n’y a pas de clôture, le domaine est au pillage, et là où il n’y a pas de femme, [l’homme] erre en se lamentant (στενάξει πλανώμενος). 160 L’ensemble des commentaires que nous avons consultés optent pour l’interprétation « errant et vagabond » ; pourtant, dans l’expression nā‘ wānāḏ, le premier participe vient du verbe nûa‘ dont le premier sens est « trembler, frémir, frissonner,

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Comment justifier, alors, la coexistence de l’une et l’autre série ? L’explication pourrait se trouver dans un dernier texte, qui ne relève à proprement parler ni du commentaire continu, ni des utilisations exégétiques ou pastorales. Il s’agit d’un extrait du traité consacré par Jean Chrysostome à l’éducation des enfants. Le pasteur, soucieux que les enfants soient nourris par des récits tirés de l’Écriture plutôt que par des mythes païens, propose aux parents de reprendre l’histoire de Caïn et Abel, et il leur montre comment la raconter. Arrivé au verset 12, il s’arrête : Parle-lui avec insistance de ce châtiment et ne dis pas simplement : «  Il entendit Dieu lui dire  : Tu vivras gémissant et tremblant sur la terre  », car le petit enfant ne comprend pas le sens exact de cette phrase. Dis plutôt : « Comme tu te tiens devant ton maître, debout et plein d’inquiétude (ἀγωνιῶν), si tu dois être fouetté, que tu trembles et que tu as peur (τρέμεις καὶ δέδοικας), ainsi vivait continuellement celui-là, pour avoir offensé Dieu161. »

Pour se mettre au niveau de l’enfant, Jean Chrysostome propose donc d’abandonner le contexte propre à Caïn (un châtiment effrayant et destiné à marquer les mémoires) au profit d’une situation plus commune (la peur d’être interrogé et fouetté). Peut-être devrait-on interpréter dans le même sens le passage d’une série à l’autre : les descriptions pittoresques de l’avare ou de l’adultère ravagé par la peur seraient l’équivalent, pour les adultes, de la peur du fouet chez l’enfant. Elles seraient adaptées à des auditeurs incapables de tirer profit de l’exemple dramatique et grandiose de Caïn, de ce témoignage muet et pourtant plus éclatant qu’une sonnerie de trompettes. Un dernier indice permettrait de confirmer cette interprétation  : dans le commentaire de Gn 4, 12-15, Jean répète à deux reprises que le châtiment de Caïn est destiné à le rassurer et qu’il n’a rien à craindre162. Ainsi, à ce niveau le plus profond de l’exégèse chrysostomienne, la peur n’a plus sa place. Si elle domine une partie des homélies et des interprétations, c’est pour une raison pédagogique  : voilà une nouvelle preuve de l’adaptation (συγκατάϐασις) dont fait preuve Jean Chrysostome, à l’image de son Dieu. vaciller, tituber, gesticuler » ; le second vient du verbe nûḏ qui a également le sens de « pleurer, se lamenter » ; voir D.J.A. Clines (éd.), The Dictionary of Classical Hebrew, V, Sheffield, 2001, p.  637 et 644). On pourrait donc conserver une traduction proche du texte grec (« tremblant et se lamentant ») ; voir en ce sens la conclusion de V.P. Hamilton, The Book of Genesis…, op. cit., p. 232 : « Perhaps we, the readers, should at this point view Cain not so much as a villain but as a tragic character. » 161 Sur la vaine gloire et l’éducation des enfants, 39 (trad. A.-M. Malingrey, SC 188, Paris, 1972, p. 136-137). 162 In Gen. hom. 18, 4 (PG 53, 164.17-19) ; 18, 5 (165.6). Le commentateur évoque bien sûr la protection dont Caïn fera l’objet, mais pour Jean, le « signe » dont jouit Caïn réside avant tout dans le tremblement physique.

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* Au terme de ce parcours, une première conclusion s’impose  : le commentaire continu de Gn  4, 1-16 est d’une grande richesse. En particulier, l’étude des focalisations permet d’observer une progressivité au long des trois homélies qui le constituent  : au début du récit, Jean souligne la responsabilité de Caïn, présenté comme un être humain ordinaire qui fait mauvais usage de sa faculté de discerner. Progressivement, l’exégète laisse voir comment la liberté du pécheur s’affaiblit, d’abord sous l’assaut des passions (tristesse et envie), puis sous l’agression du diable. À ce stade, Caïn est devenu un objet : d’une part, des machinations du diable qui fait de lui son « instrument » ; d’autre part, de la pédagogie divine. La dernière étape fait de Caïn une simple figure littéraire, un exemple mentionné par l’auteur sacré pour l’édification des croyants. À côté de ce commentaire déjà riche en variations, les usages exégétiques ou pastoraux n’introduisent pas de thème nouveau, mais ils apportent des éclairages ou des nuances supplémentaires. Ainsi, les usages exégétiques mettent la figure de Caïn en perspective avec celles d’Adam, de Noé, d’Ésaü, de David ou de Paul, ce qui n’était pas le cas dans le commentaire continu163, en un bel exemple d’intertextualité biblique164. D’autres utilisations exégétiques altèrent l’image de Caïn, car elles accumulent toute la laideur du personnage et de son crime en la rapportant à un unique élément du récit biblique  : le sacrifice initial – qui dans le commentaire relevait simplement du manque de discernement et devient ici un signe des ravages opérés par l’avarice ou 163 Le seul rapprochement intervient lorsque Jean affirme que Dieu a fait preuve de la même bonté envers Adam et envers Caïn (In Gen. hom. 18, 6 : PG 53, 156.3946 ; cf. supra, p. 91 ; cf. In Gen. hom. 19, 2 ; PG 53, 160.51-52). 164 Dans le rapprochement entre les figures d’Adam, de Caïn, de Noé et même d’Ésaü, l’intertextualité est naturelle : elle découle de leur proximité dans le texte de la Genèse et d’une tradition qui les associait comme premiers maillons dans une chaîne reconstituant l’histoire du salut (voir Sg 10, 1-10, qui de plus rend Caïn responsable du déluge ; cf. He 11, 1-40 qui commence avec Abel et Caïn en omettant Adam). Le rapprochement entre Caïn et Paul peut sembler plus artificiel  : on pourrait le justifier par la continuité unissant, autour du thème de la foi, les saints de l’Ancien et du Nouveau Testament (voir He 12, 1-28) – néanmoins, c’est plutôt Abel qui supporte le rapprochement (voir He  12, 24) – ou comme une application du principe exégétique selon laquelle «  la Bible explique la Bible », en particulier lorsque les deux textes sont liés par l’emploi d’un même mot, comme λύπη en 2  Co  7, 10 et Gn  4, 5-6  ; voir G. Dorival, «  Exégèse juive et exégèse chrétienne  », dans M.-O.  Goulet-Cazé (dir.), Le commentaire entre tradition et innovation. Actes du colloque international de l’Institut de traditions textuelles (Paris et Villejuif 22-25 sept. 1999) (Bibliothèque d’histoire de la philosophie), Paris, 2000, p. 170-171.

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la jalousie –, ou bien l’envie – qui finit par devenir la caractéristique majeure du personnage, là où le commentaire mettait en lumière la progressivité de sa chute. Ce dernier point est capital : mise en réseau avec les meurtriers de l’Ancien Testament et même avec les adversaires de Jésus, la figure de Caïn est à la fois aplatie – car elle perd sa spécificité et sa finesse – et déployée – car elle prend alors les proportions du drame qui, de la Genèse à l’Apocalypse, oppose à Dieu une humanité manipulée par Satan, et qui culmine avec la Passion. Dans les utilisations pastorales, la figure de Caïn retrouve une certaine ampleur  : elle peut servir à blâmer une large gamme de péchés (volupté, avarice, indifférence, négligence…), à donner des conseils de vie spirituelle (sur la manière de résister au péché ou d’aider un frère qui y aurait succombé), ou encore à montrer comment Dieu et le diable se comportent à notre égard. Un point est particulièrement digne d’attention  : dans une vingtaine de passages, Jean Chrysostome fait de Caïn la mauvaise conscience incarnée, à l’opposé de ce que l’on observe dans le commentaire continu165. À cet endroit, une nouvelle amplification se fait jour : par des descriptions pittoresques, le prédicateur montre à ses auditeurs à quel point le pécheur est à la fois ridicule et malheureux. C’est alors qu’intervient le portrait récurrent d’un Caïn «  effrayé et tremblant  », titubant tel un ivrogne, paralysé dans ses membres et dans sa langue, réduit aux gémissements inarticulés et aux mouvements désordonnés d’un animal. Ici s’observe peut-être avec le plus de clarté le caractère pastoral de l’exégèse chrysostomienne  : la véritable pointe de l’interprétation de la figure de Caïn se trouve dans le commentaire continu et dans quelques textes pastoraux qui continuent de mettre en avant le châtiment de Caïn et sa portée de témoignage pour les générations à venir. La majorité des textes, toutefois, déplacent l’accent sur la situation du pécheur avant le châtiment : si Caïn incarne alors la mauvaise conscience du pécheur, c’est pour rejoindre l’auditeur dans sa situation actuelle – la vie présente, où il est encore possible de se convertir, et non le temps du châtiment éternel. Ainsi, Jean Chrysostome transpose certes le sens précis du texte biblique tel qu’il le comprend pour le recontextualiser dans une situation de vie qui corresponde mieux à celle de ses auditeurs, mais il reste fidèle à la visée du texte biblique telle qu’il le reçoit : fournir en Caïn une figure destinée à l’édification des croyants.

165 Dans le commentaire continu de Gn  4, 1-16, Caïn illustrait typiquement le pécheur châtié par Dieu ; dans le même contexte, pour se moquer du pécheur ravagé par la mauvaise conscience, Jean privilégie des exemples de la vie quotidienne : le débauché et l’adultère (In Gen. hom. 20, 3 : PG 53, 170.16-29 ; voir supra, p. 99).

Guilhem GirArd

La condamnation de la salpinx comme objet rituel chez Jean Chrysostome L’apparition du christianisme marque sans aucun doute un tournant décisif dans l’histoire de la musique1. Sans prendre le risque d’établir quelque causalité hasardeuse, nous pouvons du moins constater que l’apparition du rituel chrétien comme pratique communautaire coïncide avec une rupture significative dans l’histoire de la notation musicale. Il s’agit d’une étape qui, si décisive soit-elle, se limite cependant à la seule liturgie. Le culte communautaire chrétien semble en effet avoir favorisé la généralisation de la notation musicale. La première partition que nous sachions déchiffrer avec certitude note un hymne à la Trinité, découvert sur le site d’Oxyrhynque en 1

La musique antique exige de celui qui l’étudie la quête d’un horizon qui, bien que rêvé, demeure néanmoins inatteignable : à moins d’un miracle archéologique, la musique antique gréco-romaine nous sera en grande partie à jamais inaccessible. Mises à part une soixantaine de notes de l’Oreste et de l’Iphigénie à Aulis d’Euripide, seuls deux hymnes delphiques du iie siècle av. J. C., découverts en 1893 par Théodore Reinach, nous permettent d’établir, non sans incertitude, les contours lacunaires de la notation musicale antique, si tant est qu’il n’y en ait eu qu’une seule. Le périmètre de réflexion se limite donc à saisir dans les textes-mêmes des éléments lexicaux qui permettent de reconstituer les évolutions et les constantes d’une conception symbolique, imagée, géométrique voire philosophique des sons produits par les hommes. Les témoignages textuels de l’art musical antique nous viennent des énoncés métadiscursifs par lesquels les poètes archaïques grecs explicitent quelques-unes de leurs innovations musicales. Des érudits tels que Plutarque au ier  siècle ap. J.  C. ou Athénée de Naucratis au iie  siècle ainsi que différents musicographes, tels qu’Aristoxène de Tarente ou Aristide Quintilien, se sont succédés, du ive s. av. J. C. jusqu’au ve  siècle de notre ère, pour établir les contours théoriques d’un art musical à haute valeur symbolique, religieuse et politique. Précisons qu’aucun de ces théoriciens de la musique, pour notre plus grand malheur, n’accompagnait ses démonstrations d’une quelconque notation musicale.

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Égypte et dont la rédaction a été fixée à la fin du iiie siècle2. La généralisation progressive d’une écriture musicale, réservée au seul usage liturgique, s’explique par la nécessité de fixer les règles qu’exige la nouvelle prière communautaire. Il s’agit en effet d’associer des pratiques psalmodiques héritées de la liturgie juive3 à un contexte musical jusque-là façonné par des usages et des théories d’origine grecque, tant et si bien que la musique liturgique des premières communautés chrétiennes, sur laquelle le plainchant grégorien s’enracine d’une manière ou d’une autre, était tout autant marquée par l’héritage liturgique juif que par la tradition musicale grecque4. Cette double filiation qui aurait favorisé le développement de la notation musicale ne va pas sans poser problème. L’apôtre Paul l’atteste dans l’Épître aux Éphésiens (5, 19), les premières communautés chrétiennes chantaient et psalmodiaient  : Dites ensemble des psaumes, des hymnes et des chants inspirés ; chantez et célébrez le Seigneur de tout votre cœur5. Mais de quelle musique s’agit-il ? Il est certain que dans tout le Nouveau Testament, jamais aucun accompagnement instrumental ne vient soutenir explicitement la prière ou le culte communautaire. Pourtant, dans la liturgie juive avec le shofar (‫)רפוש‬, comme dans les cultes païens, avec la phorminx (φόρμιγξ) et les auloi (αὐλοί), les instruments de musique occupaient une fonction rituelle et symbolique bien définie. La volonté de rompre de manière radicale avec les rites païens et le désir de proclamer par la prière la nouvelle Alliance (Lc 22, 20) incitèrent les premiers chrétiens à se départir des uns et des autres symboles rituels les plus signifiants. Avant que le concile de Laodicée, au ive  siècle, n’exclût du chant liturgique6 les fidèles 2 3

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M.L. West, Ancient Greek Music, Oxford - New York, 1994. Il s’agit du premier ouvrage à proposer une analyse philologique de l’hymne dit d’Oxyrhynque. Voir à ce propos A.Z.  Idelsohn, Thesaurus of Ηebrew Οriental Μelodies. 1, Songs of the Yemenite Jews, New York, 1973. Idelsohn est le premier à avoir établi, par analyse comparative des mélodies, une correspondance assez poussée entre certaines cantillations juives du Yémen et de l’actuelle Irak, d’où venaient, au début du xxe siècle les liturgies paléohébraïques les mieux conservées, et celles du plain-chant grégorien. A.-J. Bescond et G. Gapsys, Le chant grégorien. Les traditions musicales, Paris, 2000. Dans cette seconde édition d’un ouvrage datant de 1973, G.  Gapsys reprend et précise les premières intuitions de Dom Bescond qui montrait que la nomenclature d’inspiration grecque qui structure le plain-chant grégorien ne suffit pas à faire de ce dernier une musique d’origine grecque. D’un point de vue théorique, la structure modale du grégorien est bien plus proche de traités sanskrits acculturés à l’ensemble du bassin méditerranéen que d’un strict héritage grec. Les traductions bibliques de ce présent travail, hors Septante, sont issues de la Traduction Œcuménique de la Bible, Paris - Villiers-leBel 2010. Contrairement à la musique instrumentale, jamais les conciles ni aucun auteur chrétien, Clément d’Alexandrie compris, ne condamneront le chant ni ne l’excluront de la liturgie. Pour Jean Chrysostome, le chant est consubstantiel à l’homme,

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pour le confier à des « psalmistes canoniques » en passant sous silence tout instrument7, Clément d’Alexandrie affirmait déjà au début du iiie siècle dans Le Pédagogue8 : Nous n’usons que d’un seul instrument, de la seule parole pacifique, par laquelle nous glorifions Dieu : il ne s’agit plus d’un antique instrument à cordes, d’une trompette, d’un tambourin ou d’une flûte.

Dans cette lignée, Jean Chrysostome partage cette méfiance vis-à-vis des instruments de musique qualifiés au mieux de futiles. Ainsi, dans la 4e homélie sur l’Évangile selon saint Matthieu, il écrit9 : Ne nous attachons ni aux cymbales, ni aux auloi10, ni aux harpes, ni à quoi que ce soit de ce spectacle illusoire de la richesse.

Sur quels arguments, culturels, philosophiques ou théologiques, peuvent bien se fonder cette condamnation sans réserve des instruments de musique ? Dans ce présent travail, nous nous intéresserons de manière plus spécifique au traitement que Jean Chrysostome réserve à la salpinx, habituellement traduite par le terme « trompette ». À partir de la Septante et de quelques versets pauliniens (1 Co 14, 8 ; 15, 52 ; 1 Th 4, 16), notre réflexion se propose de discerner, à travers les commentaires qu’il fait des versets bibliques pour reprendre une expression que G. Nigro utilise dans son article « Musica e canto come fattori d’identità : giudei, pagani e cristiani nell’Antiochia di Giovanni Crisostomo », Classica et Christiana 2 (2007), p. 157-176. G. Nigro écrit en effet p.  467  : « Per il Crisostomo, il canto è connaturato all’uomo in quanto essere razionale partecipe dell’armonia universale, secondo una linea di pensiero possima alle dottrine pitagoriche e neoplatoniche. » C’est également en héritier de la philosophie platonicienne que Jean Chrysostome sera amené à condamner tout type d’instrument de musique. Toujours est-il que G.  Nigro fonde son affirmation sur une citation de Jean Chrysostome extraite de l’Expos. in Ps. 41, 1 (PG 55, 156.43) : Οὕτω γοῦν ἡμῶν ἡ φύσις πρὸς τὰ ᾄσματα καὶ τὰ μέλη ἡδέως ἔχει καὶ οἰκείως. 7 Concile de Laodicée, canon 15, éd. P.-P. Joannou, Discipline générale antique (IVe - IXe s.), t. I, 2, Les canons des Synodes Particuliers, Grottaferrata, 1962, p. 136. 8 Clément d’Alexandrie, Le Pédagogue II, iv, 42, 3 (trad. C. Mondésert, SC 108, Paris, 1965, p. 93, légèrement retouchée) : Ἐνὶ δὲ ἄρα ὀργάνῳ, τῷ λόγῳ μόνῳ τῷ εἰρηνικῷ, ἡμεῖς κεχρήμεϑα, ᾧ γεραίρομεν τὸν ϑεόν, οὐκέτι τῷ ψαλτηρίῳ τῷ παλαιῷ καὶ τῇ σάλπιγγι καὶ τυμπάνῳ καὶ αὐλῷ. 9 In Matth. hom. 4, 11 (PG 57, 53.15-17) : Ἀλλὰ μὴ προσέχωμεν τοῖς τυμπάνοις, μηδὲ τοῖς αὐλοῖς, μηδὲ ταῖς κινύραις, μηδὲ τῇ λοιπῇ τοῦ πλούτου φαντασίᾳ. Sauf mention contraire, les traductions de Chrysostome sont de nous, après révision par G. Bady. 10 Nous choisissons de ne pas traduire αὐλός par « flûte » : l’aulos grec ne recouvre en aucun cas la réalité de la flûte actuelle. S’il fallait trouver un réalité contemporaine analogue à l’aulos grec, le hautbois serait sans doute plus approprié que la flûte.

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mentionnant la salpinx, la conception qu’il se fait de cet instrument, et à travers lui, des nouveaux contours de la prière et du rituel chrétiens. Même si notre analyse se fonde sur les occurrences du mot σάλπιγξ dans la Septante, nous ne perdrons jamais de vue que, derrière ce terme, se cache une double réalité, le shofar en corne et le ḥǎṣôṣrā en métal. Dans un premier temps, il s’agira de montrer que la condamnation de la salpinx par l’exégète n’est ni univoque ni absolue. À la différence de la lyre, il reconnaît à cet instrument une utilité, celle d’annoncer la guerre, d’en signifier le début, le terme ainsi que les manœuvres. Les sons qu’il émet sont par nature désagréables. En cela, l’Antiochien se situe, nous le verrons, dans l’héritage grec le plus pur. Dans un deuxième temps, il s’agira en revanche de montrer que c’est au nom même de sa fonction rituelle qu’il condamne le ḥǎṣôṣrā. Cette condamnation l’amènera à rejeter conjointement le ḥǎṣôṣrā rituel juif et la salpinx que l’on rencontre au cirque ou au théâtre, comme s’il s’agissait d’une même et unique réalité. La salpinx biblique et grecque, bien qu’elle recouvre des réalités différentes, constitue le symbole du refus conjoint du rituel de l’ancienne alliance juive et des mœurs païennes tout aussi ritualisées mais considérées comme intrinsèquement désordonnées. Dans un troisième temps, nous montrerons que l’essentiel pour Jean Chrysostome est de montrer que le shofar comme instrument qui manifeste la voix de Dieu est un instrument dépassé qu’il s’agit de convertir en salpinx spirituelle. Cette nouvelle salpinx n’est rien d’autre que la bouche du chrétien qui proclame la Bonne Nouvelle.

La salpinx en contexte grec On ne peut interroger les spécificités de la conception chrysostomienne de la salpinx sans avoir au préalable présenté l’usage et la représentation grecque de l’instrument, représentation qui, précisément, tend à se modifier par le contact plus ou moins direct que le monde paléochrétien noue avec le monde hébreu. Le traitement que Jean Chrysostome réserve à la salpinx relève d’abord d’un héritage qu’il s’agit de situer en contexte. La salpinx, voilà l’instrument guerrier par excellence qui, dans l’Antiquité tardive, est devenu étroitement lié aux jeux athlétiques comme au théâtre tandis que, dans le christianisme primitif, parce qu’il traduit la double-réalité du shofar et du ḥǎṣôṣrā, il symbolise les rites juifs considérés comme caducs voire impies. Dans un contexte grec, avant d’être largement mis en valeur par les Romains, la salpinx – σάλπιγξ – est un instrument dont la qualité musicale est sans cesse remise en cause. Pire, la salpinx, toute sonore qu’elle soit, ne saurait être définie comme un instrument de musique à proprement parler. Dans un contexte grec en effet, la première attestation connue de la salpinx remonte au vers 219 du chant XVIII de l’Iliade :

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ὡς δ’ ὅτ’ ἀριζήλη φωνή, ὅτε τ’ ἴαχε σάλπιγξ ἄστυ περιπλομένων δηΐων ὕπο ϑυμοραϊστέων, ὣς τότ’ ἀριζήλη φωνὴ γένετ’ Αἰακίδαο. οἳ δ’ ὡς οὖν ἄϊον ὄπα χάλκεον Αἰακίδαο, πᾶσιν ὀρίνϑη ϑυμός· ἀτὰρ καλλίτριχες ἵπποι ἂψ ὄχεα τρόπεον· ὄσσοντο γὰρ ἄλγεα ϑυμῷ. Comme la voix éclatante de la trompette lorsque la font entendre de cruels ennemis encerclant une ville, ainsi retentit alors la voix éclatante du descendant d’Éaque. Et quand ils entendirent le timbre d’airain du descendant d’Éaque, tous eurent le cœur remué ; leurs coursiers à la belle crinière font faire demi-tour aux chars  ; car ils pressentent en leur cœur des souffrances11.

La fonction guerrière de la salpinx ainsi que la terreur qu’elle inspire constituent autant de caractéristiques rédhibitoires pour un usage festif et pacifique, comme en attestent ces vers extraits d’un fragment de péan attribué à Bacchylide, poète du ve siècle av. J. C.12 : τίκτει δέ τε ϑνατοῖσιν εἰρήνα μεγαλάνορα πλοῦτον καὶ μελιγλώσσων ἀοιδᾶν ἄνϑεα δαιδαλέων τ᾿ ἐπὶ βωμῶν ϑεοῖσιν αἴϑεσϑαι βοῶν ξανϑᾷ φλογί μηρί᾿ εὐμάλλων τε μήλων γυμνασίων τε νέοις αὐλῶν τε καὶ κώμων μέλειν. Ἐν δὲ σιδαροδέτοις πόρπαξιν αἰϑᾶν ἀραχνᾶν ἱστοὶ πέλονται, ἔγχεα τε λογχωτὰ ξίφεα τ᾿ ἀμφάκεα δάμναται εὐρώς. < > χαλκεᾶν δ᾿ οὐκ ἔστι σαλπίγγων κτύπος, οὐδὲ συλᾶται μελίφρων ὕπνος ἀπὸ βλεφάρων ἀῷος ὃς ϑάλπει κέαρ.

La paix pour les mortels enfante l’altière richesse et la floraison des chants aux paroles de miel. Elle fait que, sur les autels artistement ouvragés, la blonde flamme brûle en l’honneur des dieux les cuisses des bœufs et des brebis de belle laine. Elle fait que les jeunes gens songent aux travaux du gymnase, aux flûtes (auloi), aux cortèges joyeux. Et, sur les poignées aux attaches de fer des boucliers, il y a les toiles des noires araignées. Les javelines pointues, les épées à double tranchant, la moisissure en vient à bout … Nul fracas des trompettes de bronze. Le sommeil, miel de l’âme, qui réchauffe le cœur, n’est pas ôté des paupières, à l’aurore.

Nous le constatons, la lyre et les auloi, de véritables instruments de musique, se réfèrent à un contexte de célébration et de fête opposé à celui de la guerre pour laquelle la trompette constituerait presque une arme, une 11 Homère. Iliade, XVIII, 219-224 (éd. P. Mazon, CUF, t. III, Paris, 1937, p. 175 ; trad. G. Bady). 12 Bacchylide, Péans, frag. 1 (4) (éd. J. Irigoin, trad. J. Duchemin et L. Bardollet, Bacchylide. Dithyrambles - Épinicies - Fragments, CUF, Paris, 1993, p. 221-222).

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métonymie particularisante tout au moins. Quoi qu’il en soit, la salpinx, instrument constitué d’un long tuyau long à mince perce cylindrique aboutissant à un pavillon13, demeure d’un usage limité et ne connaît pas d’évolution notable en contexte grec avant que les Romains, influencés par les Étrusques et les Carthaginois, ne s’en emparent et lui attribuent des rôles diversifiés. Le terme salpinx finit par désigner, dans un contexte romain, aussi bien le cornu, instrument militaire recourbé, que la tuba, dont la forme correspond à sa cousine grecque. Nous savons par Sénèque, Stace et Ovide que l’on sonnait la salpinx lors des concours hippiques pour proclamer le nom des vainqueurs et pour compter les tours14. Les concours de trompette, par ailleurs, deviennent plus subtiles et sérieux que ces compétitions apparues en Grèce dès la fin du ve siècle à l’initiative de l’acteur comique Hermon, qui n’aurait pas entendu le héraut l’appeler lors d’un concours de comédie. Dans le cas particulier de la Bible des Septante, texte grec traduit de l’hébreu au début du iiie siècle avant J. C, le terme σάλπιγξ traduit des réalités différentes. En concurrence inédite avec τό κέρας et ἡ κερατίνη15, il désigne aussi bien le shofar (‫)רפוש‬16 que le ḥǎṣôṣrā (‫)הרְצֹוצֲח‬. D’un point de vue strictement matériel, le ḥǎṣôṣrā, vraisemblablement d’origine égyptienne, est très proche de la salpinx17. Le shofar, comme son nom l’indique, est quant à lui en corne de bélier. Si les deux instruments se rencontrent en contexte de guerre, le shofar est doté d’un rôle rituel et d’une signification symbolique plus importante que le ḥǎṣôṣrā, plus volontiers réservé aux seules mêlées de combats. Le shofar est le signe d’une adresse de Dieu aux hommes : ainsi, le son du shofar introduit la révélation du Sinaï (Ex 19, 19), précède l’arche 13 P. Krentz, « The Salpinx in Greek Warfare », dans V.D. Hanson (éd.), Hoplites: the Classical Greek Battle Experience, Londres, 1991, p. 110-120. 14 F.  Fauquet, Le cirque romain. Essai de théorisation de sa forme et de ses fonctions, thèse, Université de Bordeaux Montaigne, 2002. 15 S’ils peuvent renvoyer à un instrument de musique en corne, ce qui en ferait des cousins du shofar hébreu, nous excluons ces deux termes de notre analyse, car ces occurrences sont rarissimes en dehors de la seule Septante. Une seule fois, chez Xénophon, dans l’Anabase II, 2, nous voyons l’empereur perse Cyrus faire sonner la retraite au son de la corne, σημήνῃ τῷ κέρατι. Il s’agit d’un usage que les Grecs et les Romains semblent totalement ignorer. En ce qui nous concerne, Jean Chrysostome n’en fait jamais mention : il ne parle jamais que de la salpinx. 16 Le mot σάλπιγξ traduit également quatre autres termes hébreux : ‫לבֹוי‬, ‫ןֶרֶק‬, ‫ַעֹוקָּת‬, ‫הָעּורְּח‬. Ils sont ou bien l’exact synonyme de ‫רפוש‬, ou bien d’un sens plus général et se rapprochent de la notion de « clairon » et désignent tout type d’instrument à vent qui permet de donner des signaux, en contexte guerrier le plus souvent. Du point de vue de la précision de la définition qu’ils recouvrent et du nombre de leurs occurrences, ‫ רפוש‬et ‫ הרְצֹוצֲח‬n’en demeurent pas moins les termes les plus signifiants. 17 J. Braun, art. « Biblische Musikinstrumente », dans L. Lütteken (éd.), MGG [Die Musik in Geschichte und Gegenwart] Online, Kassel – Stuttgart - New York, 2016, https://www.mgg-online.com/mgg/stable/12312.

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d’alliance (Jos  6, 4) et soutient les enseignements des prophètes (Jr  6, 17). Lors de la prise de Jéricho, la corne de bélier devient le lieu même du souffle divin puisque, après avoir dit à Josué : Vois, je t’ai livré Jéricho et son roi, ses vaillants guerriers (Jos 6, 2), Dieu annonce que le son du shofar, accompagné du silence religieux du peuple hébreu, provoquera la chute des murailles (Jos 6 ,5). C’est au jour de l’an ou fête dite des trompettes, en hébreu rosh hashana lashanim, que le son du shofar, intercalé entre la lecture de la Torah et la prière de moussaf, occupe une fonction liturgique de premier plan. Quoi qu’il en soit, le shofar comme le ḥǎṣôṣrā demeurent tout deux des instruments rituels réservés aux seuls prêtres.

De l’utilité de la salpinx Dans un premier temps, montrons que Jean Chrysostome perpétue une conception grecque de l’usage des trompettes ou σάλπιγγες. La salpinx, en effet, toute désagréable qu’elle soit à entendre, dispose cependant d’une réelle utilité, à l’inverse de la cithare et de l’aulos aux valeurs esthétiques discutables. De fait, l’évêque de Constantinople ne souligne le caractère utilitaire de la salpinx comme instrument guerrier que pour mieux souligner la vacuité condamnable de la lyre et des auloi, condamnation en bonne et due forme qui se surajoute à un texte néotestamentaire qui, pour sa part, se garde de tout jugement de valeur explicite. Dans sa Première épître aux Corinthiens, Paul dresse en effet une comparaison entre la puissance de sa parole évangélisatrice et la qualité sonore des instruments de musique, tous types confondus, en ces termes (1 Co 14, 7-8)18 : Il en est ainsi des instruments de musique, comme la flûte ou la cithare : s’ils ne rendent pas des sons distincts, comment reconnaître ce que jouent la flûte ou la cithare ? Et si la trompette ne rend pas un son clair, qui se préparera au combat ?

Nous le constatons, Paul se contente d’énumérer les instruments sans qu’aucun jugement de valeur à leur égard n’aparaisse. En aucun cas, la salpinx, la lyre et les auloi ne sont jugés en tant que tels, mais relativement aux sons, plus ou moins justes et clairs, qu’ils peuvent émettre. Paul ne juge pas leur nature, mais la qualité potentielle des sons qu’ils sont amenés à émettre. À la suite de Paul, Jean Chrysostome commente ces deux versets au travers d’un prisme culturellement grec qui vise, dans les sillons d’un héritage aussi bien épique que lyrique, à réduire la salpinx à son statut d’instrument de guerre pour réserver la lyre et les auloi aux fêtes : 18 Ὅμως τὰ ἄψυχα φωνὴν διδόντα, εἴτε αὐλός, εἴτε κιϑάρα, ἐὰν διαστολὴν τοῖς φϑόγγοις μὴ διδῶ, πῶς γνωσϑήσεται τὸ αὐλούμενον ἢ τὸ κιϑαριζόμενον ; Καὶ γὰρ ἐὰν ἄδηλον φωνὴν σάλπιγξ δῷ, τίς παρασκευάσεται εἰς πόλεμον ;

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Guilhem Girard Qu’il s’agisse de l’aulos ou de la cithare, si le musicien, en dépit du rythme et de l’harmonie voulue, joue et souffle de manière confuse et sans recherche, il ne captivera pas l’attention de son auditoire. […] Si la trompette ne rend pas un son clair, qui se préparera au combat ? (1  Co  14, 8) Des objets superflus, Paul mène son propos vers des sujets plus nécessaires et utiles et dit que l’on peut voir le cas se produire non seulement avec la cithare, mais aussi avec la trompette. Là aussi, en effet, il y a des rythmes, qui font entendre tantôt le signal du combat, tantôt un autre signal ; tantôt ils sonnent l’attaque, tantôt ils sonnent la retraite, et tout soldat qui ne connaît pas ces codes court le plus grand des dangers. […] Il parle d’abord de l’aulos et de la cithare, instruments la plupart du temps imparfaits et inutiles, et il en vient ensuite à la trompette, instrument plus utile, pour, de là, arriver désormais à la voix humaine19.

Avant de retenir la dimension guerrière de la salpinx, l’exégète introduit une fonction dévolue à la lyre et aux auloi, qu’il suppose évidente bien qu’elle n’apparaisse pas dans le texte paulinien, celle de «  charmer  » ou de «  captiver l’attention  » de l’auditoire. Ici le verbe ψυχαγωγέω renvoie évidemment à la notion d’ensorcellement. Les auloi et la cithare, si l’on en maîtrise les techniques, ont le pouvoir d’attirer l’âme vers eux, telles les sirènes qui happent les navires par la seule force de leurs chants. Séducteurs, les instruments de musique disposent d’un véritable pouvoir magique. En opposition aux instruments à cordes et à hanche, Jean Chrysostome introduit cependant l’utilité militaire de la salpinx. D’un point de vue lexicologique d’ailleurs, lorsque cet instrument symbolise la voix des apôtres ou de tel ou tel évêque, l’adjectif πολεμικός lui est à plusieurs reprises associé explicitement, comme lorsque Jean évoque la voix de Diodore20 : 19 In Ep. I ad Cor. hom. 35, 2 (PG  61, 298.19-33)  : Eἴτε γὰρ αὐλὸς, εἴτε κιϑάρα εἴη, καὶ μηδὲ ῥυϑμῷ μηδὲ ἁρμονίᾳ τῇ προσηκούσῃ, ἀλλὰ συγκεχυμένως καὶ ἁπλῶς κρούοιτο καὶ ἐμπνέοιτο, οὐδένα ψυχαγωγήσει τῶν ἀκουόντων. Καὶ γὰρ ἐν τοῖς ἀνάρϑροις ἐκείνοις δεῖ τινος σαφηνείας·[…] Καὶ γὰρ ἐὰν ἄδηλον φωνὴν σάλπιγξ δῷ, τίς παρασκευάσεται εἰς πόλεμον; Ἀπὸ γὰρ τῶν περιττῶν ἐπὶ τὰ ἀναγκαιότερα καὶ χρησιμώτερα τὸν λόγον ἄγει, καί φησιν ὅτι οὐκ ἐπὶ τῆς κιϑάρας μόνον, ἀλλὰ καὶ ἐπὶ τῆς σάλπιγγος τοῦτο συμβαῖνον ἴδοι τις ἄν. Εἰσὶ γὰρ καὶ ἐκεῖ ῥυϑμοὶ, καὶ ἐνδείκνυνται ποτὲ μὲν πολεμικὴν ἠχὴν, ποτὲ δὲ οὐ τοιαύτην· καὶ ποτὲ μὲν εἰς παράταξιν ἐξάγει, ποτὲ δὲ ἀνακαλεῖται· κἂν μὴ τοῦτό τις εἰδῇ, περὶ τῶν ἐσχάτων ὁ κίνδυνος. […] Ἐπειδὴ γὰρ εἶπε περὶ αὐλοῦ καὶ κιϑάρας, ἔνϑα πολὺ τὸ ἀποδέον ἦν καὶ ἀνόνητον, ἔρχεται ἐπὶ τὴν σάλπιγγα, τὸ χρησιμώτερον, εἶτα ἐκεῖϑεν καὶ ἐπ’ αὐτὴν λοιπὸν τὴν φωνήν. 20 Laus Diodori, 4 (PG 52, 764.45 – 765.1) : Ὅταν μὲν γὰρ τὴν ἡδονὴν ἐννοήσω τῶν ῥημάτων, λύραν καλῶ τὴν τούτου φωνήν· ὅταν δὲ τὸ δυνατὸν τῶν νοημάτων, σάλπιγγά τινα πολεμικήν, καὶ τοιαύτην, οἵαν εἶχον οἱ Ἰουδαῖοι, ἡνίκα τὰ τῆς Ἱεριχὼ τείχη κατέϐαλον. Καϑάπερ γὰρ τότε ἡ τῶν σαλπίγγων ἠχή, πυρὸς σφοδρότερον τοῖς λίϑοις προσπίπτουσα, πάντα ἀνήλισκε καὶ ἐδαπάνα, οὕτω

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Lorsque je songe au charme de ses paroles, j’appelle sa voix une lyre ; mais lorsque je songe à la puissance de ses pensées, je dis que c’est une trompette guerrière, telle que celle qu’avaient les juifs lorsqu’ils firent tomber les remparts de Jéricho. De même qu’alors, l’écho retentissant des trompettes frappant les pierres avec plus de vigueur qu’un feu dévorant, consuma et détruisit tout sur son passage, de même sa voix maintenant, tombée avec non moins de fracas que cette trompette sur les fortifications des hérétiques, purifie les raisonements.

Il s’agit cependant bien de simples métaphores qui, contrairement aux occurrences bibliques, ne mentionnent jamais une quelconque origine divine des sons de l’instrument. Il y a là un hiatus entre une conception grecque de l’instrument et l’utilité rituelle qu’il représente dans un cadre vétérotestamentaire. En ce sens, l’Antiochien dispose d’une conception véritablement grecque de la salpinx. L’instrument n’est jamais renvoyé qu’à sa stricte fonction guerrière. L’affirmation du caractère utilitaire de l’instrument, non pas rituel mais strictement guerrier, semble induire ici une critique des instruments aux qualités esthétiques pourtant plus affirmées. De l’aulos et la cithare d’une part à la salpinx d’autre part, l’exégète établit une gradation qui n’apparaît pourtant pas sur le plan grammatical comme lexical dans le texte paulinien. La construction binaire du texte paulinien s’explique simplement par le fait que l’évocation de la trompette renvoie à Ézéchiel 33, 6 tandis que l’allusion à l’aulos et la cithare n’a rien de proprement biblique. Jean fait même de cette gradation une opposition : τὸ ἀποδέον ἦν καὶ ἀνόνητον s’oppose de manière symétrique à τὸ χρησιμώτερον, en incise et au comparatif de supériorité. L’usage de l’article défini τὸ essentialise les qualités rattachées aux différents instruments. Ces adjectifs substantivés formant des groupes nominaux autonomes, induisent l’idée que l’aulos et la cithare sont par nature inutiles tandis que la salpinx, si les sons qu’elle émet sont désagréables, est par nature utile dans le seul contexte guerrier. Ainsi donc, l’affirmation du caractère utilitaire de la seconde n’est qu’un moyen détourné pour condamner, pour le coup, une fonction esthétique jugée corruptrice des premiers. L’adjectif ἀνόνητος, qui qualifie conjointement l’aulos et la cithare, est particulièrement fort. Ce terme renvoie en effet à ce qui est sans valeur ni d’aucun profit. L’extrait tiré de la 35e homélie sur la Première épître aux Corinthiens vient clarifier la conception que le prédicateur se fait des instruments de musique : les effets psychiques qu’il produit21 – ψυχαγωγέω καὶ ἡ τούτου φωνὴ νῦν, οὐχ ἧττον τῆς σάλπιγγος ἐκείνης τοῖς τῶν αἱρετικῶν ὀχυρώμασιν ἐμπεσοῦσα, λογισμοὺς καϑαιρεῖ. 21 Sur l’héritage philosophique qui explique le regard critique que Jean Chrysostome et, avant lui déjà, Clément d’Alexandrie portent sur l’ascendance de la musique

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– ne sauraient entrer en ligne de compte pour juger de l’intérêt de tel ou tel instrument. Seule l’utilité, c’est-à-dire le langage qu’il symbolise doit être pris en considération. Un instrument, y compris de musique, doit être utilisé en vue d’une fin. L’aulos et la cithare, en l’occurrence, ne servent aucune fin sinon émouvoir la ψυχή. S’il ne s’agit pas ici d’une condamnation formelle de l’usage de la cithare et de l’aulos, cette allusion constitue l’un de ces innombrables indices qui montrent la forte réticence à accueillir dans les églises des instruments pratiqués, rappelons-le, dans le cadre du symposium par les courtisanes.

Le traitement ambivalent de Josué 6, 1-20 Si la trompette est utile non seulement en temps de guerre, mais aussi pour démontrer indirectement la vacuité délictueuese de la cithare et des auloi, elle n’en doit pas moins demeurer exclue de l’église et de la liturgie que l’on y célèbre. En contexte vétérotestamentaire en effet, la salpinx, qu’il s’agisse du shofar ou du ḥǎṣôṣrā, n’est pas simplement un objet rituel qui permettrait de faire mémoire des manifestations sidérantes et formidables de Dieu, elle est le lieu-même, lieu mystérieux, de sa parole. Nous en voulons pour preuve, entre autres exemples, les trompettes que les prêtres sonnent devant Jéricho pour en faire écrouler les murailles (Jos  6, 1-20). Remarquons-le, ce sont bien les prêtres – cités 8 fois dans ce passage et défilant en arrière-garde derrière les combattants (Jos 6, 9), ou plutôt même en avant (Jos 6, 13) –, qui sonnent le shofar (Jos 6, 6-10.13)22 : 6  Et Jésus, fils de Navé, entra chez les prêtres 7  et leur parla en ces termes  : «  Transmettez au peuple l’ordre de faire le tour de la ville et de l’encercler et que les combattants défilent en armes devant le Seigneur. 8  Et que sept prêtres tenant sept trompettes sacrées (ἑπτὰ ἱερεῖς ἔχοντες ἑπτὰ σάλπιγγας ἱερὰς) défilent de la même façon devant le Seigneur, qu’ils donnent le signal avec énergie et que le coffre de l’alliance du Seigneur suive. 9 Que les combattants défilent en tête et les prêtres, en arrière-garde, derrière le coffre de l’alliance du Seigneur, en marchant et sonnant de la trompette.  » 10  Mais au peuple, Jésus commanda en ces termes : « Ne criez pas, que personne n’entende votre voix […]. » 13 Et les prêtres portant les sept trompettes marchaient en avant (προεπορεύοντο) devant le Seigneur, et à leur suite marchaient

instrumentale sur la ψυχή, voir A.B. Wylie, «  Musical Aesthetics and Biblical Interpretation in John Chrysostom », Studia Patristica 32 (1997), p. 386-392, en particulier p. 388. 22 J. Moatti-Fine, Jésus (Josué) (La Bible d’Alexandrie, 6), Paris, 1996, p. 125-127 (traduction légèrement modifiée) ; voir les notes p. 122-127 sur le vocabulaire de la Septante dans ce passage et les inflexions apportées par rapport aux texte massorétique.

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les combattants et le reste de la foule derrière le coffre de l’alliance du Seigneur : et les prêtres sonnèrent des trompettes (ἐσάλπισαν ταῖς σάλπιγξι) et tout le reste de la foule encercla la ville de près.

Il apparaît ici clairement combien la salpinx n’est pas simplement un objet rituel qui accompagne des évènements voulus par Dieu. Elle est la seule et unique arme employée par Dieu, à l’exclusion de toute autre. Les sons de la salpinx disposent d’une puissance performative en accomplissant la volonté de Dieu, la promesse faite à Josué. En conséquence, la salpinx, avant d’être un objet rituel qui accompagne l’arche d’alliance, est le moyen par lequel non seulement le plan de Dieu se manifeste, mais également se réalise. Elle n’est pas un simple accompagnement, elle n’est pas qu’un avertissement, elle est le signe concret d’une présence réelle de Dieu, de sa puissance efficiente. On va le voir, Jean Chrysostome cependant refuse de concevoir la salpinx comme l’instrument pacifique de la toute puissance divine et préfère la considérer plutôt comme un obsatcle que Dieu a imposé au peuple hébreu et que celui-ci a su dépasser par l’intensité de sa ferveur. Ainsi donc, pour l’Antiochien, le peuple n’aurait pas fait silence grâce aux sons de ces trompettes qui leur signifiaient que le projet divin était en acte. Le peuple hébreu a fait silence malgré le brouhaha des trompettes, malgré cette marque de désordre dont ils auraient su faire fi : Lors donc que leurs descendants et ceux qui avaient été nourris dans le désert, entrèrent en Palestine, alors, dit l’Écriture, ils n’eurent pas besoin d’armes, mais par leurs seules clameurs, ils s’emparèrent des villes et, après avoir traversé le Jourdain, la première ville qu’ils trouvèrent fut Jéricho. Or, ils la détruisirent comme des gens qui dansent plutôt que comme des guerriers. Car ils s’avancèrent parés de leurs armes, comme on l’est, non pas dans les batailles, mais dans une fête solennelle et un chœur de danse  ; ils avaient revêtu leurs armes comme s’il s’agissait d’ornements plutôt que comme d’un moyen de sûreté ; ils avaient mis aussi leurs manteaux sacrés et avec les lévites entamant la marche à la tête de l’armée, ils firent le tour des remparts. C’était un spectacle admirable et extraordinaire que tous ces milliers de soldats marchant en ordre et en mesure, dans un grand calme et en grand apparat, comme s’il n’y eût eu là personne, et parvenant à tout accomplir avec la seule harmonie de leurs trompettes. Honte à ceux qui font du tumulte dans l’église  ! Si, en effet, quand les trompettes retentissaient, un si bel ordre put régner, là où la voix de Dieu se fait entendre, quel pardon obtiendront ceux qui empêchent, par le tumulte qu’ils occcasionnent, qu’on puisse entendre distinctement ses paroles23 ? 23 Expos. in Ps. 43, 3 (PG 55, 171.46 - 172.10) : Ὅτε γοῦν οἱ ἐξ ἐκείνων τεχϑέντες, καὶ οἱ ἐν τῇ ἐρήμῳ τραφέντες, εἰσῄεσαν εἰς Παλαιστίνην, φησίν, οὐκ ἐδέησεν αὐτοῖς ὅπλων· ἀλλ’ αὐτοϐοεὶ τὰς πόλεις εἷλον, καὶ διαϐάντες τὸν Ἰορδάνην, τὴν

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Ce commentaire de l’épisode de Jéricho (Jos  6, 1-20), inséré dans le commentaire plus large du psaume 44 (43), est révélateur de la manière dont l’Antiochien conçoit l’utilisation que l’on peut avoir de la salpinx. Il s’exprime ici en tant que ministre ordonné, grec et chrétien, et qui doit prodiguer des directives pastorales sur les contours de la prière communautaire. Une fois de plus, dans ces lignes du commentaire sur le psaume 44, psaume qui met en scène les noces d’un roi que la tradition juive et chrétienne a voulu voir comme celle du Roi-Messie, époux d’Israël ou de l’Église, il apparaît une volonté d’effacer les caractéristiques essentielles de ce que le texte hébreu appelle shofar, mais qui, vu le contexte militaire, pourrait fort bien renvoyer au seul ḥǎṣôṣrā. En effet, Jean Chrysostome passe sous silence le caractère sacerdotal de l’instrument. Certes, il mentionne la présence des lévites marchant à la tête de l’armée, mais il ne les montre pas sonner de la trompette. Or, dans le texte biblique, ce sont bien les prêtreslévites, et eux seuls, qui sonnent de la trompette sur ordre de Josué qui, luimême, a reçu au préalable un commandement divin. Dans le commentaire chrysostomien, l’origine divine de la présence des trompettes est totalement passée sous silence pour transposer, de manière parfaitement anachronique, un contexte militaire hébreu à un contexte festif grec. Les termes χορεύοντες, πανηγύρει et χορείᾳ renvoient aux fêtes civiques annuelles que peuvent constituer les concours de théâtre et athlétiques, olympiques, néméens, pythiques ou isthmiques. Dans le texte biblique, à l’inverse de la description chrysostomienne, on trouve pourtant un peuple hébreu qui suit en silence des prêtres-lévites qui sonnent la trompette selon les rites prescrits par Dieu. Il n’y a aucune mention, dans le texte biblique, de quelque manifestation de joie que ce soit. Au contraire, Dieu demande à Josué, avant que ne surgisse bien sûr la clameur finale, de maintenir une semaine durant le peuple en silence pour laisser la trompette signifier l’action divine, trompette qui laisse passer le souffle dévastateur. Si le peuple doit se taire, c’est justement pour signifier l’entière confiance dans l’action divine symbolisée par le seul shofar. Précisément, l’Antiochien refuse de voir dans la salpinx le souffle divin. Au

πρώτην αὐτοῖς ἀπαντήσασαν πόλιν τὴν Ἱεριχὼ, καϑάπερ χορεύοντες μᾶλλον ἢ πολεμοῦντες κατήνεγκαν. Κεκοσμημένοι γὰρ ὅπλοις οὐχ ὡς ἐν μάχαις, ἀλλ’ ὡς ἐν πανηγύρει καὶ χορείᾳ ἐξῄεσαν, ἀντὶ καλλωπισμοῦ μᾶλλον ἢ ἀσφαλείας τὰ ὅπλα περιϑέμενοι, καὶ τὰς ἱερὰς στολὰς περικείμενοι, καὶ προηγουμένους ἔχοντες τοῦ στρατοπέδου τοὺς Λευΐτας, ἐκύκλουν τὸ τεῖχος. Καὶ ἦν ἰδεῖν ϑέαμα ϑαυμαστὸν καὶ παράδοξον, χιλιάδας τοσαύτας στρατοπέδων ἐν τάξει καὶ ῥυϑμῷ βαινόντων, ἐν ἡσυχίᾳ καὶ κόσμῳ πολλῷ, ὡς οὐδενὸς παρόντος, μετὰ τῆς ἁρμονίας ἐκείνης τῶν σαλπίγγων τὸ πᾶν κατορϑούντων. Αἰσχυνέσϑωσαν οἱ ϑορυβοῦντες ἐν ἐκκλησίᾳ. Εἰ γὰρ ἔνϑα σάλπιγγες ἤχουν, τοσαύτη ἦν εὐταξία, ἔνϑα αὐτὸς ὁ ϑεὸς φϑέγγεται, τίνος τεύξονται συγγνώμης οἱ διὰ τῶν οἰκείων ϑορύβων τῆς ἐκείνων ἀκοῆς τὴν ἀκρίϐειαν ἐκκρούοντες ;

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contraire, dans la dernière phrase de l’extrait cité, il oppose l’instrument à la parole divine. La situation est donc parfaitement renversée entre le texte biblique et le commentaire chrysostomien. En réalité, le commentaire est ici à visée pastorale et fondé sur un arrière-fond grec. Il s’agit tout simplement d’exclure la salpinx du culte communautaire. Il s’agit pour ce faire de la désacraliser.

La salpinx guerrière, préfiguration du sacerdoce chrétien Certes, la salpinx est utile sur le champ de bataille. Mais si l’on considère que la transmission de la foi s’apparente à un combat engagé par les ministres ordonnés contre le démon et les impies, il convient de considérer le ministre comme une sentinelle de la foi et sa voix comme une nouvelle trompette, spirituelle et évangélique cette fois. Dans une perspective chrysostomienne, la salpinx n’est plus qu’une métaphore, un outil rhétorique, une image. Pourtant, à plusieurs reprises, Jean Chrysostome s’emploie à commenter Ez 33, 1-6. Or, ces versets n’établissent pas simplement un lien métaphorique ou analogique entre la voix du prophète et les sons de la trompette. Dans le contexte de la conquête de Jérusalem par Nabuchodonosor II, on comprendra qu’est alors en jeu le salut non pas seulement spirituel, mais également matériel de Jérusalem (Ez 33, 2-3) : 2 Que le peuple prenne un homme du pays parmi eux et qu’ils se le donnent comme guetteur, 3  Et qu’il voie voit venir l’épée contre le pays, et qu’il sonne de la trompette (σαλπίσῃ τῇ σάλπιγγι) et alerte le peuple.

La mission dévolue au prophète de sauver Jérusalem, ou tout au moins le peuple d’Israël, n’est pas simplement spirituelle, mais également existentielle et matérielle. Il va par conséquent de soi que la « trompette spirituelle » que pourrait représenter la bouche du prophète ne peut résonner sans l’écho de la salpinx guerrière. De plus, si l’on garde en mémoire qu’en contexte de guerre, la puissance performative des trompettes se réalise par la médiation des prêtres, le rédacteur et le lecteur du livre d’Ézéchiel, au ve siècle av. J. C., ne pouvaient pas ne pas opérer un rapprochement entre la figure du prophète, quelqu’exilé qu’il fût, et celle de Josué et de ses prêtres devant Jéricho. Par conséquent, et surtout si l’on considère qu’Ézéchiel pouvait être un prêtre attaché au temple et que l’une de ses fonctions était donc de garder l’arche d’alliance, il est probable que le lecteur hébreu du ve siècle vit plus qu’une métaphore dans le rapprochement entre le guetteur sonnant la trompette et le prophète proclamant la volonté de Dieu. Cette intrication, voire la

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superposition, d’une parole prophétique avec les sons, à l’occasion guerriers, de la trompette, est absolument absente du commentaire chrysostomien qui, lui, se place dans une perspective messianique : […] celui qui est chargé de corriger l’ignorance des autres et de les avertir de la guerre qui vient contre le diable, ne pourra pas mettre son ignorance en avant et dire : « Je n’ai pas entendu la trompette, je n’ai pas prévu la guerre. » Car s’il était assis à son poste, comme dit Ézéchiel, c’était pour sonner de la trompette aux oreilles des autres et les avertir des difficultés à venir (cf. Ez 33, 3-6). […] Il ne s’agit point pour nous d’un commandement militaire ou d’une couronne, mais d’un ministère qui demande la vertu d’un ange24.

On le voit, Jean Chrysostome refuse catégoriquement une fonction guerrière et une visée politique de la parole prophétique pour la déplacer sur un plan uniquement personnel et spirituel. Par conséquent, le rapprochement de la salpinx avec la parole prophétique n’est plus que métaphorique. Ce déplacement induit une réflexion sur la nature même du rôle sacerdotal. Le prêtre n’est plus celui qui fait usage d’un instrument, mais qui est lui-même instrument. Jean commente ainsi la voix25 d’une trompette dans un psaume de triomphe guerrier, le Ps 47 (46), 6 – Dieu est monté accompagné d’un cri de guerre, le Seigneur accompagné de la voix d’une trompette : On ne se tromperait pas si l’on disait que les bouches des apôtres sont des trompettes, non pas des trompettes d’airain, mais des trompettes de plus grand prix que l’or, plus somptueuse que les pierres précieuses. Pourquoi donc (David) ne dit-il pas « accompagné d’une trompette », mais accompagné de la voix d’une trompette ? Pour rendre manifeste leur esprit de concorde, comme le dit Paul lui aussi : Bref, qu’il s’agisse de moi ou des autres, voilà ce que nous proclamons (1 Co 15, 11). Et encore : La multitude de ceux qui étaient devenus croyants avait un seul cœur et une seule âme (Ac 4, 32). Ils sonnaient de la trompette non pour appeler au combat, mais pour annoncer la bonne nouvelle de la victoire. De même que pour les troupes, quand elles partent au combat, les trompettes avec les étendards mènent la marche et galvanisent les soldats présents non seulement par la vue, mais aussi l’ouïe, de même alors : dans chaque ville où se rendaient les apôtres, leurs trompettes résonnaient et tous accouraient pour 24 Dialogue sur le sacerdoce VI, 1 (l.  21-26) – 2 (l.  1-5) (trad. A.-M.  Malingrey, SC 272, Paris, 1980, p. 305-307, modifiée) : […] ὁ ταχϑεὶς τὰς τῶν ἄλλων ἀγνοίας ἐπανορϑοῦν καὶ τὸν διαϐολικὸν πόλεμον προμηνύειν ἐρχόμενον οὐ δυνήσεται προϐαλέσϑαι τὴν ἄγνοιαν, οὐδὲ εἰπεῖν· Οὐκ ἤκουσα τῆς σάλπιγγος, οὐ προῄδειν τὸν πόλεμον. Ἐπὶ τούτῳ γὰρ ἐκάϑισεν, ὡς ὁ Ἰεζεκιήλ φησιν, ἵνα καὶ τοῖς ἄλλοις σαλπίζῃ καὶ προμηνύῃ τὰ μέλλοντα δυσχερῆ. […] Οὐ γὰρ ὑπὲρ στρατηγίας οὐδὲ βασιλείας ἡμῖν ὁ λόγος, ἀλλ’ ὑπὲρ πράγματος ἀγγελικῆς ἀρετῆς δεομένου. 25 Le mot φωνή, « voix », qui sert en grec à désigner un « son », favorise, de fait, le parallèle avec la voix humaine.

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entendre  : Sonnez pour notre Dieu, sonnez, sonnez pour notre roi, sonnez ! Car Dieu est le roi de toute la terre : sonnez avec intelligence ! Il règne, Dieu, sur les nations (Ps 47 [46], 7-9)26.

Répétons-le, si Jean Chrysostome reconnaît, à la différence des cithares et autres auloi, une utilité à la salpinx, utilité due à sa fonction d’alerte, il s’agit cependant de transposer son utilisation guerrière à une utilisation apostolique et de commenter, dans une perspective téléologique, le shofar hébreu – c’est bien le mot employé en Ez 33, 3-6 et Ps 47 (46), 6 – comme une préfiguration du sacerdoce chrétien. Ces lignes que nous venons de citer constituent l’un des rares passages dans lesquels l’exégète développe la symbolique sacerdotale de la salpinx. Ce caractère sacerdotal diverge cependant entre le contexte biblique et le cadre du commentaire chrysostomien. En effet, autant dans le cadre vétérotestamentaire, le shofar est un attribut du prêtre par lequel se manifeste une voix divine qui, à l’occasion, se fait arme destructrice, autant chez Jean Chrysostome, la salpinx n’est plus présentée comme un outil confié aux prêtres par lequel Dieu se manifeste aux hommes, mais comme l’image même du prêtre. Le prêtre ne sonne plus de la trompette, le prêtre est trompette. Il est la trompette dans laquelle souffle la parole de Dieu. Il s’agit là d’un traitement tout à fait novateur, que l’on ne retrouve pas dans l’Ancien Testament et qui a pour conséquence de réduire la salpinx d’objet rituel à image symbolique. On remarquera une fois de plus la volonté du prédicateur de rompre avec l’interaction entre fonction rituelle et fonction guerrière de la salpinx. La salpinx, qui n’est pas un outil confié au prêtre mais qui, par métaphore, est le prêtre, se fait d’or et de pierres précieuses. Remarquons que nous avons ici la preuve que Jean Chrysostome ne faisait pas la différence entre le shofar en corne de bélier, évoqué dans ce passage du livre d’Ézéchiel, et le ḥǎṣôṣrā de métal, que décrit le chapitre 10 du livre des Nombres. Il établit en effet une relation entre l’instrument du livre d’Ézéchiel et la nouvelle trompette, d’or et de pierres précieuses, qui symbolise la force de la parole apostolique. 26 Expos. in Ps. 46, 5 (PG  55, 214.37-38.57 - 215.2)  : Κύριος ἐν φωνῇ σάλπιγγος. […] Οὐκ ἂν δέ τις ἁμάρτοι σάλπιγγας τὰ στόματα τῶν ἀποστόλων εἰπών, οὐχὶ χαλκηλάτους σάλπιγγας, ἀλλὰ χρυσίου τιμιωτέρας, καὶ λίϑων πολυτελεστέρας. Διὰ τί οὖν οὐκ εἶπε σάλπιγγος, ἀλλ’ ἐν φωνῇ σάλπιγγος ; Τὸ ὁμόψυχον αὐτῶν δηλῶν, καϑάπερ καὶ ὁ Παῦλος λέγει· Εἴτε οὖν ἐγώ, εἴτε ἐκεῖνοι, οὕτω κηρύσσομεν. Καὶ πάλιν· Τοῦ δὲ πλήϑους τῶν πιστευσάντων ἦν ἡ καρδία, καὶ ἡ ψυχὴ μία· ἐσάλπιζον δέ, οὐκ εἰς πόλεμον καλοῦντες, ἀλλὰ τὰ νικητήρια εὐαγγελιζόμενοι. Καϑάπερ γὰρ ἐπὶ τῶν στρατοπέδων, ὅταν εἰς πόλεμον εἰσίωσι, μετὰ τῶν σημείων προηγοῦνται αἱ σάλπιγγες, διανιστῶσαι τοὺς παρόντας, οὐ τῇ ὄψει, ἀλλὰ καὶ τῇ ἀκοῇ, οὕτω καὶ τότε ἐγένετο· τῶν ἀποστόλων εἰσιόντων εἰς ἑκάστην πόλιν, ἤχουν αἱ σάλπιγγες, καὶ πρὸς τὴν ἀκρόασιν ἅπαντες ἔτρεχον. Ψάλατε τῷ ϑεῷ ἡμῶν, ψάλατε· ψάλατε τῷ βασιλεῖ ἡμῶν, ψάλατε. Ὅτι βασιλεὺς πάσης τῆς γῆς ὁ ϑεός, ψάλατε συνετῶς. Ἐϐασίλευσεν ὁ ϑεὸς ἐπὶ τὰ ἔϑνη.

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Or le texte biblique en hébreu, en l’occurrence, fait mention du shofar et non du ḥǎṣôṣrā. Il est donc inexact, dans ce cas-là, de parler de trompette en métal. Contrairement à ce que pense l’Antiochien, l’instrument sacerdotal par excellence est la corne de bélier, instrument naturel, donné directement par Dieu et remarquons-le, issu d’une bête de sacrifice, et non la trompette de bronze, artificielle et faite de mains d’homme.

La salpinx, un instrument à proscrire de tout rituel chrétien Sans surestimer bien sûr l’attention que Jean Chrysostome aurait accordée à la salpinx, nous pouvons cependant constater que celle-ci tient en quelque sorte lieu de cheville pour une condamnation conjointe des rites communautaires juifs et romains. Dans le rituel juif, la trompette jouait un rôle essentiel, puisqu’elle était l’objet rituel par lequel le peuple entrait en communication avec Dieu. Dieu est en effet appelé par son peuple, le peuple hébreu, à l’aide de la trompette, comme l’indiquent ces versets du livre des Nombres (Nb 10, 8-10)27 : 8  Et les fils d’Aaron, les prêtres, sonneront des trompettes : et ce sera pour vous un article de loi éternel pour vos générations. 9  Que si vous sortez en guerre dans votre terre contre les adversaires dressés contre vous, eh bien, vous ferez le signal avec les trompettes (ταῖς σάλπιγξιν,

‫)תרְצֹצֲחַּב‬, et vous serez l’objet d’une réminiscence devant le Seigneur, et vous serez sauvés de vos ennemis. 10  Et dans vos jours de réjouissance, dans vos fêtes et dans vos néoménies, vous sonnerez des trompettes (ταῖς σάλπιγξιν, ‫ )תֹרְצֹצֲחַּב‬pour vos holocaustes et les sacrifices de vos saluts.

Dans un cadre vétérotestamentaire, le peuple ne saurait entretenir de relation avec Dieu sinon médiatisée. Cette médiation, le plus souvent, est assurée par des prophètes et des patriarches qui doivent s’extraire de la société et des espaces de la vie communautaire pour recevoir, sur une montagne souvent, ce lieu entre terre et ciel peu propice à la vie humaine, la parole de Dieu. En dehors des prohètes, la salpinx, par son caractère sidérant, constitue en réalité une sorte de moyen de communication, mystérieux et incompréhensible à l’intelligence humaine, entre Dieu et les hommes. Et c’est bien cela qui déplaît à Jean Chrysostome. Pour celui-ci en effet, depuis la venue du Christ, une relation directe et rationnelle, non médiatisée, est désormais rétablie entre Dieu et les hommes. En conséquence le rituel juif devient absolument, radicalement, définitivement caduc : 27 G. Dorival, Les Nombres (La Bible d’Alexandrie, 4), Paris, 1994, p.  279-280 (traduction légèrement modifiée)  ; voir les notes p.  277-280 et l’introduction, p. 148-149.

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Les juifs sonnaient de la trompette lorsqu’ils avaient les sacrifices  ; mais maintenant il ne leur est plus permis de le faire. Écoutez pourquoi ils reçurent les trompettes. Fais-toi, dit l’Écriture, des trompettes d’argent, frappées au marteau (Nb  10, 2). Puis, pour en expliquer l’usage, elle poursuit : Et vous sonnerez des trompettes pour vos holocaustes et les sacrifices de vos saluts (Nb 10, 10). Où est donc l’autel ? Où est l’arche ? Où sont le tabernacle et le Saint des saints ? Où est le prêtre ? Où sont les chérubins de gloire ? Où est l’encensoir recouvert d’or ? Où est le propitiatoire ? Où est la coupe ? Où sont les vases pour les libations ? Où est le feu tombé d’en-haut ? Tu as abandonné tous ces objets, et tu ne conserves que les trompettes28 ? Vois-tu qu’ils s’amusent plus qu’ils ne se font ministres du culte29 ?

Jean Chrysostome, qui exploite l’argument au sein d’une polémique antijuive, alors que les chrétiens d’Antioche étaient précisément attirés et amenés à judaïser par les trompettes juives, se fait ici le témoin d’une modification profonde du rituel juif, due en grande partie à la destruction du temple et à l’exil, modification à laquelle n’aurait survécu que la salpinx. Cet invariant prouve l’importance spirituelle, certes, mais également identitaire de cet objet rituel et, en conséquence, pourrait expliquer la force avec laquelle l’Antiochien en déconstruit l’usage tout comme il en souligne l’antinomie avec le nouveau rituel communautaire chrétien qu’il s’agit de circonscrire et de prescrire. L’affirmation de la salpinx comme rituel juif désormais absurde lui permet de mettre l’usage liturgique juif sur le même plan que l’usage païen, les deux usages partageant l’un comme l’autre une forte composante communautaire. Il opère alors une suite de rapprochements qui méritent d’être explicités avant d’être présentés : pour lui en effet, la salpinx juive est au temple ce que la salpinx païenne est au théâtre ; le temple détruit et rendu inutile depuis la venue du Christ est à rapprocher de la vacuité du théâtre 28 À propos des rituels juifs après la destruction du Temple en 70, voir C. Grappe, « La séparation entre juifs et chrétiens à la fin du premier siècle : circonstances historiques et raisons théologiques », Études théologiques et religieuses 80 (2005), p.  327-345. La population juive qui vivait à Constantinople du temps de Jean Chrysostome était constituée d’une majorité de pharisiens. Le rapport que l’antiochien entretient avec les rites juifs est donc largement influencée par la conception que les pharisiens s’en faisaient. 29 Adv. Iudaeos IV, 7 (PG 48, 881.44 – 882.4) : Ἐσάλπιζον οἱ Ἰουδαῖοί ποτε, ὅτε τὰς ϑυσίας εἶχον, νῦν δὲ αὐτοῖς οὐκ ἀφίεται τοῦτο ποιεῖν. Ἄκουσον γοῦν, καὶ διὰ τί τὰς σάλπιγγας ἔλαϐον· Ποίησον σεαυτῷ, φησὶ, σάλπιγγας ἐλατὰς ἀργυρᾶς. Εἶτα λέγων αὐτῶν τὴν χρείαν, ἐπήγαγε· Καὶ σαλπιεῖτε ἐν αὐταῖς ἐπὶ τοῖς ὁλοκαυτώμασιν ὑμῶν, καὶ ταῖς ϑυσίαις τῶν σωτηρίων ὑμῶν. Ποῦ τοίνυν ἐστὶν ὁ βωμός ; ποῦ δὲ ἡ κιϐωτός ; ποῦ δὲ ἡ σκηνὴ καὶ τὰ ἅγια τὸν ἁγίων ; ποῦ δὲ ὁ ἱερεύς ; ποῦ δὲ τὰ χερουϐὶμ τῆς δόξης ; ποῦ δὲ τὸ χρυσοῦν ϑυμιατήριον ; ποῦ δὲ τὸ ἱλαστήριον ; ποῦ ἡ φιάλη ; ποῦ τὰ σπονδεῖα ; ποῦ τὸ πῦρ τὸ ἄνωϑεν κατενεχϑέν ; Πάντα ἀφῆκας, καὶ τὰς σάλπιγγας κατέχεις μόνον ; Ὁρᾷς ὅτι παίζουσι μᾶλλον, ἢ λατρεύουσιν.

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romain, haut lieu de la vie communautaire romaine. Or, de même que dans le temple, la salpinx jouait un rôle important puisqu’elle représentait le lien du peuple hébreu avec Dieu, de même, au théâtre, la salpinx constituait, forte du rôle qui lui était attribué dans les armées romaines, un signal de ralliement efficace. Les représentations théâtrales cependant, parce qu’elles étaient suivies, en dehors du théâtre, de festivités repréhensibles au regard de la morale chrétienne où sonnaient à profusion auloi, lyres et cithares, permettent le rapprochement entre la salpinx et les cithares et autres auloi. Ainsi donc, aux yeux du pasteur, si la salpinx juive est comparable à la salpinx romaine et que la salpinx romaine est à assimiler à la débauche que provoque le son des auloi et des instruments à cordes, alors la salpinx juive est à rapprocher de la débauche des festivités romaines : Mais de même que leurs trompettes étaient plus sacrilèges que celles des théâtres, et leurs jeûnes, plus honteux que toute ivresse ou baccchanale, de même les tentes qu’ils fixent maintenant chez eux ne sont pas meilleures que les auberges qui abritent prostituées et joueuses de flûte. Et que personne n’accuse de témérité ces paroles : la pire témérité et le pire des sacrilèges sont de ne pas éprouver une telle défiance à l’égard de ces rites30.

On assiste donc ici à une condamnation conjointe des pratiques communautaires païennes et des rites juifs. On pourrait penser que, pour ce qui est des juifs, c’est à la seule salpinx que le polémiste s’en prend, sous le prétexte qu’elle serait l’ultime trace de rites désormais abandonnés. En réalité, davantage que sur la salpinx, c’est sur les pharisiens qu’il jette ici l’opprobre. En effet, les pratiques juives ici dénoncées sont issues d’un long processus spirituel initié par les pharisiens qui considéraient que, le Temple détruit, les rites exigeaient une migration à l’intérieur de la maison, quitte à en abandonner certains. Ainsi l’autel devenait la table familiale31. Considérant que les pratiques rituelles juives relèvent d’une observance au rabais des préceptes de la Torah, le prédicateur chrétien, par le recours au verbe παίζω32, use d’un artifice rhétorique pour caractériser l’état d’esprit des juifs à l’égard de leurs rites. De fait, en accusant littéralement les pharisiens de sacrilège, il fait de la salpinx un instrument lui aussi sacrilège. 30 Adv. Iudaeos VII, 1 (PG 48, 915.40-47) : Ἀλλ’ ὥσπερ αὐτῶν αἱ σάλπιγγες τῶν ἐν τοῖς ϑεάτροις ἦσαν παρανομώτεραι, καὶ αἱ νηστεῖαι μέϑης καὶ κώμου παντὸς ἦσαν αἰσχρότεραι, οὕτω καὶ αἱ σκηναὶ αἱ νῦν παρ’  αὐτῶν πηγνύμεναι, τῶν πανδοχείων τῶν πόρνας ἐχόντων καὶ αὐλητρίδας οὐδὲν ἄμεινον διάκεινται. Καὶ μηδεὶς τόλμαν καταγινωσκέτω τοῦ λόγου· τόλμα γὰρ ἐσχάτη καὶ παρανομία τὸ μὴ οὕτως ὑποπτεύειν περὶ ἐκείνων. 31 Voir C. Grappe, « La séparation entre juifs et chrétiens… », art. cit., p.331. 32 Παίζω, littéralement, signifie «  faire l’enfant  », d’où «  s’amuser, jouer  », puis « plaisanter », voire « se jouer de », « se moquer de ».

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Il n’est même pas certain cependant que le rapprochement qu’il fait dans le 7e Sermon contre les juifs entre les trompettes romaines et juives soit valable. Dans une perspective pharisienne en effet, il se peut que dès le iie siècle, la ḥǎṣôṣrā en métal ait été déjà abandonnée au profit du seul shofar. Au-delà de ce débat secondaire mais somme toute révélateur en ce qu’il prouverait le caractère éminemment rhétorique des attaques proférées par Jean Chrysostome, il s’agit de constater que deux types différents de rites sont ici mis dos à dos, la salpinx servant en quelque sorte de jonction. Certes, on pourrait penser que l’Antiochien dénigre le rituel juif en l’identifiant à peu de chose près à une prétendue débauche païenne. Mais ce serait sans doute une lecture trop superficielle. Au théâtre comme au cirque, la tuba ou le cornu étaient eux aussi des instruments rituels qui, par leur caractère solennel, participaient d’un mode païen de ritualiser le fait communautaire dont l’expression ne dissociait pas rite religieux, pratiques civiques et politiques. Le théâtre était avant tout une pratique civique, et donc rituelle, avant d’être un lieu de divertissement. Par conséquent, le tableau amoral que le pasteur fait du théâtre participe du même dénigrement adressé au rituel juif. Il s’agit donc moins pour lui d’identifier des rites juifs à une débauche païenne que de dévaloriser à part égale rituel hébreu et rituel gréco-romain, les deux ne ressortissant évidemment pas aux mêmes modalités. Synagogue et théâtre sont analogues. La salpinx, dans ces conditions, devient un symbole commode assurant la jonction entre deux types d’amoralité qu’il s’agit d’éradiquer pour proposer un nouveau rite communautaire – duquel la trompette est évidemment exclue.

La salpinx contre la parole, le silence plutôt que la salpinx La salpinx, chez Jean Chrysostome, constitue à elle-seule une image polyvalente et un symbole à significations multiples. Certes, l’instrument peut servir de métaphore de la force évangélisatrice des apôtres33. La voix des apôtres, cependant, dans une perspective téléologique, se fait plus éclatante et puissante que la salpinx : Tel un athlète qui concourrait lui-même à la lutte, à la course, au pugilat, et tel un soldat qui assiégerait des remparts et combattrait à pied et sur mer à la fois, Paul livrait toute espèce de combats et soufflait le feu sans que personne ne puisse l’approcher ; par sa seule personne, il embrassait toute la terre habitée, par sa seule langue, il convertissait tout le monde. Toutes ces trompettes qui tombaient sur les remparts de la ville de Jéricho et les brisaient n’atteignaient pas la 33 En premier lieu celle de Paul  : voir M.M.  Mitchell, The Heavenly Trumpet. John Chrysostom and the Art of Pauline Interpretation, Louisville (KY) – London, 2002, p. 1, 37, 76 (n. 41) et 78-80.

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Guilhem Girard vigueur de cette voix retentissante qui jette par terre les places fortes du diable et fait passer ses ennemis dans son camp34.

La salpinx, donc, n’est pas simplement désacralisée, elle est tout simplement considérée comme obsolète. Symbole de la manifestation divine et de la médiation prophétique dans le cadre de l’Ancienne Alliance, la salpinx doit maintenant laisser place à la « seule langue », c’est-à-dire le logos rationnel. De métaphore, les trompettes se métamorphosent alors en contre-modèle. Jean Chrysostome oppose ainsi les trompettes à la parole apostolique. Dans le cadre de la Nouvelle Alliance, les ennemis convertis (τοὺς ἐναντίους πρὸς αὐτὸν μεϑίστησι) sortent des griffes du démon non par des phénomènes extraordinaires ou des rites que l’on applique selon les commandements divins, mais par la seule langue (μιᾷ γλώττῃ) de Paul. En effet, pour l’Antiochien, par la venue du Christ parmi les hommes et par les évangiles, les modalités des manifestations et de la présence divines ont radicalement changé. Minimisant la spécificité de la salpinx, il considère l’instrument comme l’un des multiples signes d’une toute puissance divine à laquelle le peuple hébreu se soumettait sans en pouvoir comprendre la logique : Car les événements survenus chez eux étaient un enseignement pour les autres : leurs guerres, leurs trophées et leurs victoires suffisaient à tenir lieu de prédication pour ceux qui y prêtaient attention. La succession de ces événements est en dehors et au-dessus de la logique humaine. Quelle explication logique donner de la chute des remparts de Jéricho au son de leurs trompettes (Jos 6, 20), de la victoire et du triomphe d’une femme commandant des armées (Jdt  8-16), de la débandade de barbares au combat à cause d’un petit garçon en un seul jet de pierre35 (1 S 17, 49) ?

Sur un plan plus strictement lexical, il est à noter, dans l’ensemble de l’œuvre de Jean Chrysostome, la récurrence de la formule ἠχοῦν (ou βοᾷν) σάλπιγγος λαμπρότερον (traduire) qui, sans être une spécificité 34 In Ep. II ad Cor. hom. 25, 3 (PG 62, 573.23-32) : Καὶ καϑάπερ τις ἀϑλητὴς αὐτὸς παλαίων, τρέχων, πυκτεύων, ἢ στρατιώτης τειχομαχῶν, πεζομαχῶν, ναυμαχῶν·οὕτω πᾶν εἶδος μετῄει μάχης, καὶ πῦρ ἐνέπνει, καὶ πᾶσιν ἀπρόσιτος ἦν· ἐνὶ σώματι καταλαμϐάνων τὴν οἰκουμένην, μιᾷ γλώττῃ πάντας τρεπόμενος. Οὐχ οὕτως αἱ πολλαὶ σάλπιγγες ἐνέπιπτον τοῖς λίϑοις τῆς τῶν Ἱεριχουντίων πόλεως, καὶ καϑῄρουν αὐτοὺς, ὡς ἡ τούτου φωνὴ ἠχοῦσα τὰ ὀχυρώματα τὰ διαϐολικὰ καὶ ῥίπτει χαμαὶ, καὶ τοὺς ἐναντίους πρὸς αὐτὸν μεϑίστησι. 35 Expos. in Ps. 110, 5 (PG  55, 286.48-56)  : Τὰ γὰρ εἰς αὐτοὺς γινόμενα, τοῖς ἄλλοις διδασκαλίαι ἐγίνοντο, καὶ οἱ πόλεμοι, καὶ τὰ τρόπαια, καὶ αἱ νῖκαι ἀντὶ κηρύγματος ἤρκουν τοῖς προσέχουσιν. Οὐ γὰρ ἀκολουϑίᾳ ἀνϑρωπίνῃ, ἀλλὰ ὑπὲρ λόγον ταῦτα συνέϐαινε. Ποία γὰρ ἀκολουϑία ἐκείνη, σαλπιζόντων αὐτῶν τὰ τείχη καταϐάλλεσϑαι, καὶ γυναῖκα στρατηγοῦσαν νικᾷν καὶ περιγίνεσϑαι, καὶ παιδίον μικρὸν βαρϐαρικοὺς πολέμους καταλύειν ἀπὸ λίϑου βολῆς μιᾶς ;

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chrysostomienne, ne se rencontre que dans un contexte apologétique chrétien. Qu’il s’agisse en effet du contexte biblique ou des représentations païennes, les sons de la trompette expriment à eux seuls la manifestation de puissances divines ou destructrices. Cette formule strictement chrétienne, en revanche, s’applique à tout type de contexte et peut renvoyer aussi bien à la voix de Dieu qu’à celle des apôtres ou des évènements qui prouvent la sainteté de l’Église. À la différence de l’Ancien Testament, la trompette n’est plus réservée aux seules manifestations divines ou communications avec Dieu. Cette formule si récurrente36 témoigne simplement d’un affaiblissement du symbole ou tout au moins d’une modification de l’ordre symbolique. Dans un contexte hébreu, la salpinx a trois fonctions interdépendantes : dans l’épisode de la prise de Jéricho, nous l’avons vu, elle symbolise la parole même de Dieu. Première fonction. Par suite, en temps normal, la salpinx accompagne les rites du temple et constitue un «  lieu de mémoire  ». Elle permet au peuple rassemblé dans le temple qu’il a été visité et protégé par Dieu. Deuxième fonction. La parole de Dieu cependant, inintelligible et inaccessible aux hommes, à l’exception des prophètes, s’exprime également dans les manifestations sidérantes de la nature tels que les orages, les tempêtes et la grêle. Ainsi donc, en plus d’être un « lieu de mémoire », la salpinx devient un objet de substition qui imite ces manifestations prodigieuses de la parole de Dieu. Troisième fonction. Nous avons dans l’Exode (20, 10-20), lorsque Moïse reçoit de Dieu le décalogue, une description de la manifestation divine qui réunit ces trois fonctions dévolues à la salpinx. En effet, tandis que Dieu parle à Moïse et avant qu’il ne lui transmette cet écrit que constitue les tables de la loi, le peuple hébreu, en contrebas du mont Sinaï, vit la manifestation divine sous le mode de la sidération, voire du chaos. On constate en tout cas que le son des cornes de bélier se mêle aux éclairs, aux orages et aux tempêtes de sable sans que l’on sache très bien si les cornes de bélier sont une prolongation de la manifestation divine, l’une de ses modalités, ou s’il s’agit d’une réaction paniquée d’un peuple face à l’épiphanie de son Dieu. Toujours est-il que le son de la corne de bélier est mis sur le même plan, par sa puissance et sa violence, que les éclairs de l’orage, considérés comme partie intégrante de l’épiphanie divine. Si la salpinx signifie la présence de Dieu, elle signifie une présence terrifiante, incompréhensible, chaotique et voilée. C’est bien avec cet inévitable aveuglement que Jean Chrysostome veut rompre de manière définitive, en prenant la Pentecôte comme contrepoint : Comment donc cette loi-là fut-elle donnée alors, quand et en quel lieu  ? Ce fut après la ruine des Égyptiens, dans le désert, sur la 36 On dénombre dans le Thesaurus Linguae Graecae, de l’Université de Californie (stephanus.tlg.uci.edu) près de 50 occurrences de σάλπιγγος λαμπρότερ- chez Jean Chrysostome.

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Guilhem Girard montagne du Sinaï, au milieu du feu et de la fumée qui s’élevaient de la montagne, au son de la trompette, au bruit du tonnerre, à la lueur des éclairs, et après que Moïse fut entré dans la ténèbre. La nouvelle alliance ne fut point promulguée de cette manière. Elle ne le fut ni dans un désert, ni sur une montagne, ni dans la fumée, l’obscurité, la ténèbre et la tempête, mais vers la première heure du jour, dans une maison tandis que tous étaient assis, tout se passa dans la tranquillité et dans le calme. Mais à ces bêtes récalcitrantes, il fallait une manifestation matérielle comme un désert, une montagne, de la fumée, le son d’une trompette ainsi que d’autres choses du même genre ; mais les esprits plus élevés et dociles, qui avaient dépassé la pensée des réalités matérielles, n’avaient nul besoin de ces choses. S’il y eut sur eux un bruit (Ac 2, 2), ce ne fut pas pour les apôtres, mais pour les juifs qui étaient présents, pour qui également les langues de feu (Ac 2, 3) apparurent. Car si après cela même, ils disaient que les apôtres étaient pleins de vin doux (Ac 2, 13), combien l’auraient-ils dit davantage s’ils n’eussent rien vu de ces phénomènes37 !

L’instrument de musique, tout simplement, est le symbole même de « l’alogalité », de l’emprise des sens sur l’intelligence. Plus on progresse dans l’intelligence divine, moins les signes sensibles donnés par Dieu aux hommes pour se manifester à eux sont nécessaires. Cette conception chrysostomienne de l’instrument de musique relève non seulement d’une critique du rite archaïque juif comme païen, mais également d’une conception platonicienne de l’art comme poièsis (ποίησις) et comme tekhnè (τέχνη). En effet, le rite comme l’art sont une imitation de manifestations jugées divines, mais qui demeurent inaccessibles. En plus d’être privés de toute intelligibilité, les sons des instruments de musique en général, de la salpinx en particulier, sont une imitation de phénomènes qui, tout sidérants qu’ils fussent, ne sont en aucun cas, dans une perspective chrétienne, à considérer comme une épiphanie divine. Dans l’usage de l’instrument de musique se mêlent imitation condamnable 37 In Matth. hom. 1, 1 (PG 57, 15.7-27) : Πῶς οὖν ὁ νόμος ἐκεῖνος ἐδόϑη τότε, καὶ πότε καὶ ποῦ  ; Μετὰ τὸν τῶν Αἰγυπτίων ὄλεϑρον, ἐπὶ τῆς ἐρήμου, ἐν τῷ ὄρει Σινᾶ, καπνοῦ καὶ πυρὸς ἀνιόντος ἀπὸ τοῦ ὄρους, σάλπιγγος ἠχούσης, βροντῶν καὶ ἀστραπῶν γινομένων, τοῦ Μωϋσέως εἰς αὐτὸν εἰσιόντος τὸν γνόφον. Ἐν τῇ καινῇ δὲ οὐχ οὕτως· οὔτε ἐν ἐρήμῳ, οὔτε ἐν ὄρει, οὔτε μετὰ καπνοῦ καὶ σκότους καὶ γνόφου καὶ ϑυέλλης· ἀλλ’ ἀρχομένης ἡμέρας, ἐν οἰκίᾳ, πάντων συγκαϑημένων, μετὰ πολλῆς τῆς ἡμερότητος πάντα ἐγίνετο. Τοῖς μὲν γὰρ ἀλογωτέροις καὶ δυσηνίοις σωματικῆς ἔδει φαντασίας, οἷον ἐρημίας, ὄρους, καπνοῦ, σάλπιγγος ἠχῆς, καὶ τῶν ἄλλων τῶν τοιούτων· τοῖς δὲ ὑψηλοτέροις καὶ καταπειϑέσι καὶ τὴν τῶν σωμάτων ἔννοιαν ὑπεραναϐεϐηκόσιν, οὐδενὸς ἦν τούτων χρεία. Εἰ δὲ καὶ ἐπ’ αὐτῶν ἦχος ἐγένετο, οὐ διὰ τοὺς ἀποστόλους, ἀλλὰ διὰ τοὺς παρόντας Ἰουδαίους, δι’ οὓς καὶ αἱ τοῦ πυρὸς ὤφϑησαν γλῶσσαι. Εἰ γὰρ καὶ μετὰ τοῦτο ἔλεγον ὅτι γλεύκους μεμεστωμένοι εἰσί, πολλῷ μᾶλλον, εἰ μηδὲν τούτων εἶδον, ταῦτα ἂν εἶπον.

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et superstition impie. De fait, l’association des sons instrumentaux avec des phénomènes naturels impressionnants, si on la trouve dans un contexte biblique, résonne également dans un univers grec. Que l’on prenne la poésie pindarique ou les hymnes homériques, l’instrument de musique est perçu comme une imitation, voire un accompagnement évident, de phénomènes naturels perçus comme divins. Ainsi les chants et la flûte célèbrent le tonnerre et la foudre de Zeus38. Les cymbales et les flûtes résonnent en même temps que le bruissement des crotales, le hurlement des loups et les rugissements des lions dans l’hymne hellénistique À la Mère des dieux39. Au-delà des manifestations naturelles elles-mêmes jugées inutiles pour un véritable disciple du Christ, c’est la notion même d’imitation qui soustend la condamnation, jamais officiellement déclarée, mais sans cesse latente des instruments de musique. En usant de la trompette, les juifs témoignent d’une déficience d’Être. Pour les apôtres au contraire, pour eux qui accèdent à la plénitude de l’Être en s’élevant au-delà du sensible, le silence suffit pour être en présence de Dieu. Aux bruits sidérants de la salpinx doit désormais être préférée la force du silence. Comme Platon40, Jean Chrysostome n’envisage pas l’instrument artificiel comme un ajout que l’homme ferait au monde par la création d’un surplus d’être, mais il voit dans l’instrument de musique quelque chose de moins : l’objet d’art est moins que son modèle. L’instrument est une imitation dégradée de phénomènes naturels que Dieu est contraint de provoquer en raison de notre intelligence blessée. De plus, il n’imite même pas l’Être, mais il imite le sensible comme le feu et la fumée. Ainsi, ce n’est pas la musique en tant que telle que l’Antiochien condamne41, mais bien les instruments de musique. Il s’inscrit parfaitement dans la lignée du concile de Laodicée qui ignore la présence des instruments au sein du sanctuaire et qui réserve le chant à des chrétiens préalablement désignés par la communauté. * Jean Chrysostome condamne non pas la musique, mais les instruments de musique. Les motifs de cette condamnation générale des instruments de musique varient cependant d’un type d’instrument à l’autre. Certes, c’est en tant que chrétien qu’il condamne les instruments de musique. Parce que la 38 39 40 41

Pindare, Olympiques 10, v. 95-100. Hymne à la Mère des dieux, v. 3-5. Voir par exemple les réserves exprimées en République III, 399cd et VII, 531b. Voir à ce propos C.  Broc-Schmezer, «  Jean Chrysostome et le pouvoir de la musique  », dans G.-J. Pinault (éd.), Musique et poésie dans l’Antiquité  : Actes du colloque de Clermont-Ferrand, Université Blaise Pascal, 23 mai 1997, Clermont-Ferrand, 2001, p. 85-96.

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force d’identification à la communauté qu’ils détiennent prive l’individu de sa liberté et le soumet à des mouvements de transes associés à l’ivresse, les instruments à cordes ainsi que les auloi sont condamnés d’emblée et sans appel. Parce que le chrétien a désormais accès au Logos incarné, le Christ, et parce que le combat spirituel et le salut de l’âme concernent d’abord la personne du baptisé, toute identification aliénante à des forces collectives s’apparente à un dangereux ensorcellement. De plus, si l’on pense que l’instrument de musique accompagne et fait mémoire de phénomènes naturels perçus par les païens et les juifs comme des manifestations divines, leur usage risque de ne ressembler à autre chose qu’à de la superstition redoublée d’une dégradante patrique d’imitation. La salpinx, cependant, si tant est que l’on puisse la classer parmi les instruments de musique, reçoit de la part de l’Antiochien un sort particulier. Cette fois, c’est non seulement en tant que chrétien, mais également en tant que Grec qu’il procède à une mise à distance méthodique de l’instrument. Certes, dans le monde juif comme dans le monde romain hellénisé, la salpinx, ainsi dénommée dans la traduction des Septante et telle qu’elle est conçue dès l’époque homérique, est dévolue à la guerre. En cela, le prédicateur chrétien hérite d’une commune conception juive et grecque qui lui donne l’occasion d’un rapprochement idoine pour discréditer en même temps rituels communautaires juifs et mœurs païennes. En tant que signal au service du peuple juif pour semer l’effroi parmi ses ennemis, il n’hésite pas à mobiliser ce marqueur identitaire immédiatement compréhensible par son auditoire grec pour en faire une métaphore qui caractérise la bouche des apôtres, le zèle apostolique en général. La salpinx cependant, dans le rituel juif, n’est pas qu’un signal, un élément de plus dans un « arsenal » face aux ennemis. La salpinx symbolise le souffle de la parole inaudible, inintelligible, inaccessible de Dieu. En ce sens, la salpinx peut, dans l’histoire du peuple juif, symboliser la confiance absolue que le peuple juif, comme peuple constitué et comme réalité politique, voue à sa seule vraie arme, la parole de Dieu. Ainsi donc, la salpinx, de métal ou en corne, est le signe tangible de la parole de Dieu médiatisée par les prêtres. Dans le rituel juif, et c’est un point non négligeable, la salpinx est un instrument sacerdotal. Toute l’entreprise de Jean Chrysostome est de mettre à distance cette représentation que le peuple juif se fait de sa relation à Dieu. Ainsi donc, si la salpinx peut servir de métaphore pour signifier la puissance de la parole missionnaire, elle doit en revanche être désacralisée pour servir de contre-modèle à une conception du sacerdoce qui fait du prêtre le seul instrument, doué de raison, au service d’une parole divine désormais accessible à tout baptisé. Contre-modèle, la salpinx est tout simplement inutile  : elle est le signe d’un rituel vécu sur le mode du voilement qui, désormais, n’a plus cours dans une théologie chrétienne du dévoilement.

Laurence Brottier uNiveRSité

de

LiMogeS

L’importance de l’Évangile de Luc dans l’œuvre de Jean Chrysostome Jean Chrysostome a commenté in extenso les Évangiles de Matthieu1 et de Jean2. On peut penser que le nombre de parallèles entre les synoptiques l’a dissuadé de consacrer un commentaire aux Évangiles de Marc et de Luc. Néanmoins, des passages spécifiques à l’Évangile de Luc reviennent fréquemment, de ses œuvres de jeunesse à ses écrits d’exil. L’étude de cette présence et de ses implications spirituelles pourrait faire l’objet d’un livre. Mon ambition sera plus modeste ! Je considérerai trois épisodes présents uniquement chez Luc et fréquemment commentés par Jean Chrysostome. Les deux premiers sont des paraboles : le mauvais riche et le pauvre Lazare (Lc 16, 19-31) ; le pharisien et le publicain (Lc 18, 9-14). Le troisième est une scène de la vie du Christ : la conversion du bon larron (Lc 23, 39-43).

Le mauvais riche et le pauvre Lazare (Lc 16, 19-31)  On remarquera d’abord que Jean a consacré une seule série d’homélies à une parabole. Or cette parabole se trouve uniquement dans l’Évangile de Luc : l’histoire de Lazare et du mauvais riche3. Jean souligne d’ailleurs avec insistance l’unique provenance de cette parabole : Quel est celui des évangélistes qui a dit que le Christ avait prononcé cette parabole ? Quel est-il donc ? Luc seul4.

1 2 3 4

In Matthaeum hom. 1-90 (PG 57, 15-58, 794). In Iohannem hom. 1-88 (PG 59, 23-482). De Lazaro hom. 1-7 (PG 48, 963-1054). De Lazaro hom. 1, 6 (PG 48, 970).

10.1484/M.CBP-EB.5.128135

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Il rappelle ensuite que chaque évangéliste rapporte des choses qui lui sont communes (koinēi) avec les autres, et d’autres qui lui sont particulières (kat’ idian). Pour peu que l’on ait un peu lu des prédications de Jean, on sent tout de suite pourquoi cette parabole l’a particulièrement attiré. L’évangéliste lui fournit la mise en scène de deux sorts inversés ici-bas ‒ un pauvre méprisé par un riche ‒, et renversés dans l’au-delà : Dans un cas, l’âme est conduite par les anges ; dans l’autre, elle est redemandée. L’un est emmené comme un captif ; l’autre est escorté comme un triomphateur5. Désormais le riche devenait le suppliant du pauvre et demandait à avoir part à la table de celui qui jadis souffrait de la faim. C’est que les situations étaient changées et tous apprenaient qui était le riche et qui était le pauvre 6.

Jean s’adresse aux mauvais riches de son temps. Il les met en garde contre la satisfaction d’une vie apparemment réussie mais sans valeur s’ils restent aveugles au malheur pourtant à leur porte. Il leur montre combien ce riche s’était fermé les yeux sur tout ce qui ne concernait pas sa réussite personnelle pour les ouvrir seulement dans l’au-delà : Ce pauvre apparaissait au riche plusieurs fois par jour, étendu en silence, ce qui aurait été capable d’attendrir même un cœur de pierre. […] Et pourtant, rien dans ce spectacle n’attendrit cette bête sauvage. […] Sa prospérité ne le rendit pas meilleur, il resta totalement semblable à une bête sauvage, ou plutôt il dissimula sous ses bonnes manières une cruauté et une inhumanité qui surpassaient même celles de n’importe quelle bête sauvage7. Il passait à la hâte auprès de lui quand il était proche et c’est quand il est éloigné qu’il l’appelle maintenant ; celui qu’il ne voyait pas alors qu’il entrait et sortait souvent, il le regarde de loin avec attention8.

Dans la tradition diatribique volontiers suivie par Jean, le prédicateur répond aux paroles que le riche ne pouvait pas prononcer honnêtement en même temps qu’aux prétextes que fournissent les riches de son temps : Il ne pouvait donc pas dire : — Je ne l’ai pas vu : je suis passé en courant et mes yeux ne l’ont pas vu. — Il est étendu à ta porte, pierre précieuse dans la boue, et tu ne le regardes pas ! Le médecin est près du portail et tu ne te soignes pas !

5 6 7 8

De Lazaro hom. 2, 2 (PG 48, 984). De Lazaro hom. 2, 3 (PG 48, 986). De Lazaro hom. 1, 6-7 (PG 48, 971-972). De Lazaro hom. 2, 4 (PG 48, 987).

L’importance de l’Évangile de Luc

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Le pilote est dans le port et tu endures le naufrage9  ! […] Il était toujours devant ton portail ; tu entrais et sortais, deux fois, trois fois, et tu ne le regardais pas. […] Lorsqu’il dépendait de ta volonté de le voir, tu as préféré ne pas le voir10.

Jean exhorte ces riches aveugles à secourir les pauvres sans se poser de questions sur leur mérite : L’homme miséricordieux est le port de ceux qui sont dans la nécessité. Or le port accueille tous ceux qui sont tombés dans un naufrage et les délivre des dangers. Qu’ils soient mauvais, qu’ils soient bons, quels qu’ils soient, il les remet en son sein. Alors, toi, quand tu vois tomber l’homme dans le naufrage de la pauvreté, ne juge pas, ne demande pas de comptes, délivre-le du malheur11.

Mais le prédicateur ne s’adresse pas moins aux Lazare qu’il connaît bien et dont il mesure la détresse. Il les invite à ne jamais désespérer de l’attention de Dieu même si plus aucun homme ne leur manifeste la moindre attention. Et sur ce point, Lazare est leur modèle : Les justes, même s’ils souffrent ici-bas mille épreuves, sont nourris en même temps par leurs espérances ; ils possèdent une joie pure, sûre, immuable ; et après ces maux, mille biens les accueillent, comme ils ont justement accueilli aussi Lazare12. Volontiers je retourne ces considérations sans cesse afin qu’aucun de ceux qui se trouvent en proie à la pauvreté ou à la maladie ne se méprise lui-même en se considérant comme malheureux, mais que, supportant tout avec endurance et dans l’action de grâces, il soit déjà nourri par d’heureuses espérances, dans l’attente de ces récompenses indicibles et de la rétribution des peines dans l’au-delà13.

La parabole rapportée seulement par Luc permet au prédicateur de lier fortement deux de ses thèmes privilégiés  : la double nécessité d’une extrême attention au quotidien le plus proche et d’une constante perspective eschatologique, au point que l’ici-bas et l’au-delà ne font plus qu’un, formant une seule réalité considérée à la fois dans le temps et par rapport à l’éternité. Jean met ainsi en garde ses auditeurs contre le péché qui pourrait être à 9 10 11

12 13

Sur cette image du naufrage au port, plusieurs fois utilisée par Jean pour exprimer l’expérience du pharisien, voir ci-dessous n. 60-62. De Lazaro hom. 6, 5 et 6 (PG 48, 1033 et 1036). De Lazaro hom. 2, 5 (PG  48, 989). Jean consacre la fin de son homélie Sur l’aumône à la nécessité d’aider les pauvres sans discrimination et sans enquête préalable, à l’imitation de Dieu qui aime les hommes sans les juger  : De eleemosyna 6 (PG 51, 270). Sur le port que représente l’homme miséricordieux, voir Serm. sur la Genèse 5, 3 (L. Brottier, SC 433, Paris, 1998, p. 272-273). De Lazaro hom. 1, 11 (PG 48, 979). De Lazaro hom. 7, 5 (PG 48, 1052-1053).

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ses yeux le plus grave, par ses conséquences immédiates comme par sa condamnation éternelle : l’indifférence. Jean se justifie de consacrer beaucoup de temps à explorer cette parabole parce qu’elle touche inévitablement chaque homme, quelle que soit sa situation : Je vois qu’il y a, à partir de ce récit, un grand profit à la fois pour les riches, pour les pauvres, et pour ceux qui sont déconcertés tant à cause de la prospérité des méchants qu’à cause de la pauvreté et de l’accablement des justes. En effet, rien n’a coutume de scandaliser et de troubler la plupart des gens que ces faits  : des riches qui vivent dans la méchanceté jouissent d’une grande prospérité ; des justes qui vivent en accord avec la vertu sont acculés à une extrême pauvreté et endurent mille autres maux plus pénibles que la pauvreté. Eh bien, cette parabole suffit à fournir les remèdes  : elle modère les riches, elle console les pauvres ; elle enseigne aux premiers à ne pas s’enorgueillir, elle console les pauvres dans leur vie présente  ; elle persuade les premiers de ne pas se vanter quand ils vivent dans le mal sans être punis ici-bas, dans la mesure où le châtiment qui se présentera à eux dans l’au-delà sera très pénible  ; à l’inverse, elle exhorte les seconds à ne pas être déconcertés par la prospérité des autres et à ne pas penser que ce qui nous arrive échappe à la Providence. […] Cette parabole, que les riches et les pauvres la gravent, les riches sur les murs de leur maison, les pauvres sur les murs de leur pensée14.

Car l’histoire de Lazare et du mauvais riche s’adresse finalement à tout homme spectateur d’injustices auxquelles il ne peut pas grand-chose, mais qui lui font mettre en doute la justice de Dieu. Elle touche donc le plus grand scandale ressenti, à un moment ou l’autre, par chacun, le scandale de l’existence du mal. Or justement Lazare apparaît comme un modèle en ce qu’il ne mettait pas Dieu en cause et anticipait, dès ici-bas, l’au-delà : Il s’en remettait à l’incompréhensible amour de Dieu pour les hommes, purifiant son âme, supportant avec patience ses souffrances, montrant son endurance, le corps étendu à terre, mais courant par la pensée en un envol intérieur, ravissant le prix du combat, surgissant de ses malheurs pour témoigner des biens15.

Cet au-delà, avec le bouleversement des données quotidiennes qu’il implique, concerne aussi chacun : ce renversement des situations « inspire la crainte, mais purifie, cause de la douleur, mais provoque un redressement16 ». Il ne s’agit pas de faire peur pour faire peur, mais de susciter une crainte en vue du salut. 14 De Lazaro hom. 4, 2 (PG 48, 1008). 15 De Lazaro hom. 6, 5 (PG 48, 1034). 16 De Lazaro hom. 6, 6 (PG 48, 1036).

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En même temps, loin de tirer la parabole vers une schématisation proche de la caricature, Jean met en garde contre l’idée qu’il existe deux catégories d’hommes  : les justes, semblables à Lazare, et les injustes, semblables au mauvais riche. Il formule à plusieurs reprises cette conviction, fondée sur un sens du réel et une psychologie remarquables, car, partant de types caractéristiques d’une parabole, il aborde le réel complexe et mêlé : Il n’est pas possible qu’un homme soit si totalement juste qu’il soit pur du péché. Et inversement, il n’est pas possible qu’il existe aucun homme méchant au point de ne pas posséder une forme de bien, même si elle est minime. […] Il n’existe donc pas de juste sans péché, pas plus qu’il n’existe de pécheur totalement dénué de bien17.

Et il multiplie les exemples, jusqu’à trouver une « parcelle de bien » chez Judas lorsqu’il reconnaît son péché : avoir livré le sang d’un innocent18. Cette parabole amène également le pasteur à deux réévaluations radicales. La première est celle des notions de richesse et de pauvreté : N’est pas riche celui s’entoure de beaucoup de biens, mais plutôt celui qui n’a pas besoin de beaucoup de biens ; pas plus que n’est pauvre celui qui ne possède rien mais celui qui en convoite beaucoup19.

La seconde concerne la notion de parenté que Jean redéfinit à partir de la parabole. En effet, le riche adresse une demande à son « père » Abraham et celui-ci lui parle comme à son « enfant ». La filiation de fait n’est donc déniée par aucun des personnages (Lc 16, 24-25), même si ce lien est anéanti par le comportement du riche. Et Jean commente avec indignation : Quoi ! Tu donnes ce nom de « père » à celui dont tu n’as pas imité la charité hospitalière20 !

Cette revendication d’appartenance à la race d’Abraham, il l’étend à toute prétendue parenté familiale qui ne s’accompagne pas d’une parenté de comportement. Si les qualités d’Abraham ne sont pas partagées par le riche, sa paternité se vide de sens, et il en va de même dans toute famille : As-tu une sainte mère  ? Cela n’est rien pour toi. As-tu une mère mauvaise ? Cela n’est rien pour toi. De même que sa vertu ne te sert pas si tu ne l’imites pas, de même son vice ne te nuit pas non plus si tu transformes ce qu’il y a de mauvais en elle21.

Ainsi, c’est le jeu de la liberté qui confirme ou annule l’héritage transmis, qu’il soit positif ou négatif. Le riche qui a mal utilisé sa liberté a créé De Lazaro hom. 6, 9 (PG 48, 1041-1042). Mt 27, 4 cité dans De Lazaro hom. 6, 9 (PG 48, 1042). De Lazaro hom. 2, 1 (PG 48, 982). De Lazaro hom. 6, 6 (PG 48, 1036). Allusion à la philoxénie d’Abraham, lorsqu’il reçoit avec empressement les trois inconnus à Mambré (Gn 18, 1-9). 21 De Lazaro hom. 6, 6 (PG 48, 1036-1037).

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un « grand abîme » (khasma, Lc 16, 26) entre Lazare et celui qu’Abraham nomme encore son « enfant ». Et Jean conclut : « Cet abîme a été créé par les voies opposées choisies22. » Jean lie ce thème de l’abîme (khasma) qui sépare Lazare du riche et qu’Abraham peut seulement constater avec celui des intercesseurs inutiles parce que celui pour qui ils prient est inaccessible au mal qu’il fait23. Jean affirme à plusieurs reprises cette vraie parenté qui repose sur la ressemblance du choix de vie. Commentant la déclaration du Christ qui définit comme frère, sœur, mère tout homme qui fait la volonté du Père (Mt 12, 50), il souligne : Donc, sachant cela, ne nous enorgueillissons pas de la gloire de nos enfants, si nous ne possédons pas leur vertu ; ne nous enorgueillissons pas de la noblesse de nos parents, si nous ne nous comportons pas comme eux24.

Il confirme son propos par le témoignage de Jean Baptiste, qui conteste à ceux qu’il nomme race de vipères d’avoir Abraham pour Père (Mt 3, 7.9)25, ce qui nous rapproche encore de la parabole. Il commente dans le même sens la parole du Christ  : Si vous étiez les enfants d’Abraham, vous feriez les œuvres d’Abraham (Jn  8, 39), ce qui rejoint la prétention du mauvais riche par rapport à Abraham : Il les bannit de cette parenté en leur apprenant à ne pas en tirer orgueil. En effet, de même que la liberté et l’esclavage viennent des œuvres, de même aussi la parenté26.

Non seulement Jean a consacré une série d’homélies à la seule parabole de Lazare et du mauvais riche, mais un parcours sommaire de ses écrits montre qu’il l’utilise dès ses œuvres de jeunesse jusqu’à sa correspondance d’exil, en passant par de nombreuses prédications. Jean adresse ainsi une mise en garde à Théodore, moine défaillant qui a quitté son couvent, en l’invitant à mettre en balance ici-bas et au-delà : Tant que nous sommes ici-bas, aurions-nous commis mille péchés, il est possible de nous en purifier totalement, en manifestant un repentir à la mesure des péchés commis, mais lorsque nous serons partis là-bas, nous aurons beau manifester un repentir extrême, nous n’y gagnerons rien de plus désormais. Nous aurons beau grincer des dents, nous frapper la poitrine, faire mille invocations, plus personne ne laissera tomber du bout du doigt une goutte d’eau sur nous qui brûlerons, mais nous entendrons les paroles mêmes que ce fameux 22 23 24 25 26

De Lazaro hom. 7, 5 (PG 48, 1053). In Iohannem hom. 84, 3 (PG 59, 460). In Matthaeum hom. 44, 2 (PG 57, 466). In Matthaeum hom. 44, 2 (PG 57, 466) ; cf. hom. 11, 2, (PG 57, 193-194). In Iohannem hom. 54, 2 (PG 59, 298).

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riche entendit jadis : Un grand abîme (khasma) a été fixé entre vous et nous (Lc 16, 26)27.

Inversement, il use de la même parabole pour consoler Stagire, moine dont l’état psychique et spirituel le pousse à désespérer de lui. Il lui assure qu’il ne risque pas d’entendre ces terribles paroles, « car les afflictions et les châtiments qui nous sont infligés par Dieu dans la vie présente n’atténuent pas peu les tortures de l’au-delà28 ». Exilé, Jean réconforte Olympias en lui rappelant l’éternité bienheureuse de Lazare à laquelle sa situation actuelle et son courage lui donnent droit d’espérer : Ce fameux Lazare, accablé d’infirmités physiques […], parce qu’il connut le paroxysme de la souffrance, parce qu’il fut plein de fermeté, parce qu’il supporta noblement l’abandon de ceux qui pouvaient le soigner, le découragement causé par ses blessures, par la faim, par le mépris et la cruauté du riche, tu sais de quelles couronnes il bénéficia29. Lazare, rien que par sa maladie, est allé jusqu’à partager le même sort que le Patriarche30.

Dans ses homélies, le prédicateur exhorte fréquemment ses auditeurs à l’aumône et il se réfère volontiers à la parabole, allusivement ou de manière plus développée. Dès 386, l’année de son ordination, on note cette référence dans la péroraison d’un des Sermons sur la Genèse31. Je n’insisterai pas sur ce paradigme qui s’impose32. En revanche, que le repentir du mauvais riche soit doucement mais catégoriquement rejeté par Abraham pose question et Jean revient à plusieurs reprises sur ce point. Ce tragique constat est expliqué par une notion chère à Jean, celle du kairos – le « moment opportun33 ». Le repentir du mauvais riche vient trop tard :

27 À Théodore, I, 8 (trad. J. Dumortier, SC 117, Paris, 1966, p. 120-121, légèrement modifiée). Sur cet abîme, voir ci-dessus n. 22 et 23. 28 Ad Stagirium I, 3 (PG 47, 431). 29 Lettres à Olympias X, 8b (trad. A.-M. Malingrey, SC 13bis, Paris, 1968, p. 270271, légèrement modifiée). 30 Lettres à Olympias X, 10b (SC 1bis, p. 278-279). 31 Sermons sur la Genèse 5, 4 (SC 433, p. 278-279 et n. 2). 32 Voir ci-dessus n. 5-15. 33 Sur la notion générale, voir M. Trédé, Kairos : l’à-propos et l’occasion. Le mot et la notion, d’Homère au IVe siècle avant Jésus-Christ (Études anciennes, 150), Paris, 1992. Sur la notion chez Jean Chrysostome, voir L. Brottier, L’appel des «  demi-chrétiens  » à la «  vie angélique  ». Jean Chrysostome prédicateur  : entre idéal monastique et réalité mondaine (Patrimoines christianisme), Paris, 2005, p. 66-67, 78-80, 83-84, 202-203, 214.

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Laurence Brottier C’est quand on est ici-bas le temps opportun (kairos) pour s’affliger, non dans l’au-delà. Et c’est ce que montre le riche de la parabole de Lazare qui, tout en souffrant mille afflictions, n’en a retiré aucun profit. S’il avait souffert au temps opportun (eukairōs), il n’aurait pas subi ce qu’il a subi34. A-t-il tiré profit de son repentir  ? A-t-il gagné quelque chose à exprimer sa contrition  ? Absolument pas. Car son repentir venait à contretemps (akairos). […] C’est pourquoi je t’exhorte, je te prie et te supplie  : c’est ici-bas qu’il faut s’adonner aux plaintes et aux lamentations sur les péchés35.

Le pharisien et le publicain (Lc 18, 9-14) Si la parabole de Lazare et du mauvais riche amène Jean à redéfinir richesse et pauvreté, celle du pharisien et du publicain lui fait envisager une autre forme de richesse, celle qui surpasse toutes les autres ‒ les bonnes actions, la pratique des vertus ‒, et une autre forme de pauvreté ‒ l’orgueil (aponoia) qui l’anéantit. Et à l’inverse, si le péché est en soi une pauvreté, sa confession dans l’humilité produit la seule richesse qui vaille : la conscience de ses failles et la confiance en Dieu. Ici encore a lieu un spectaculaire renversement des situations. Jean utilise des images très concrètes pour suggérer ce renversement et montrer l’humilité (tapeinophrosunē) comme le fondement de toute perfection spirituelle. Dès ses premiers écrits, il met en valeur le contraste entre la montée glorieuse du pharisien, riche de sa vie exemplaire, et sa descente du Temple, dépouillé de tout crédit auprès de Dieu par la manifestation de son orgueil. Son autosatisfaction et son mépris du publicain l’ont perdu. Quant au publicain chargé de fautes, la conscience de son état et sa prière authentique lui ont fait parcourir le chemin inverse de celui du pharisien. À Stagire qui a perdu toute confiance en lui et se sent le dernier des derniers, Jean veut montrer par l’exemple du publicain que « l’humilité » est « un gain ». Il oppose la pauvreté intérieure du pharisien au sort du publicain qu’il assimile à celui de son ami pour le réconforter : Ce fameux pharisien semblait riche de tous les biens quand il monta au Temple : il en redescendit après avoir appris qu’il était plus pauvre que le publicain36.

Jean rassure Stagire en lui affirmant que la conscience de sa pauvreté le met à l’abri d’une telle suffisance : 34 Expositio in Psalmum 11, 3 (PG 55, 146). 35 Non esse ad gratiam concionandum, 3 (PG 50, 657). 36 Ad Stagirium I, 9 (PG 47, 446).

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J’ai la plus grande confiance que, même si l’on te loue, même si l’on t’admire mille fois, tu ne t’éloigneras jamais de la mesure et que tu persisteras, même dans ces conditions, à te placer toi-même parmi les derniers37.

Dans un autre écrit de jeunesse, le publicain apparaît comme modèle à côté du roi David, bien qu’un peu dévalorisé par rapport au saint roi pénitent : Il ne supportait même pas de lever les yeux vers le Ciel et n’osait ni s’étendre en longs discours ni se tenir à côté du pharisien. Ce dernier l’injuriait. […] Lui, comme s’il n’avait rien entendu de désagréable, il est allé jusqu’à accepter ces paroles : non seulement il ne s’est pas indigné, mais ce vantard qui l’insultait, il est allé jusqu’à l’honorer d’un honneur si grand qu’il ne se considérait pas digne de fouler le même sol que lui. Et il n’a dit aucun mot, sauf ce qui suffit pour confesser son péché  : c’est en se frappant violemment la poitrine qu’il priait Dieu d’être clément envers lui38. Après avoir accepté les reproches, […] il est revenu plus justifié que le pharisien39.

À la fin de sa vie, Jean garde le publicain présent à sa pensée et il le place sur le même plan que Lazare40, tels des frères d’Olympias à qui il veut redonner du courage : Au publicain l’injure du pharisien a procuré une justice qui dépassait de beaucoup le pharisien41.

Le prédicateur n’a pas parlé autrement dans ses homélies, estimant l’humilité supérieure à toute autre vertu. Il souligne qu’une seule parole d’humilité obtient la miséricorde de Dieu, mais à condition que cette parole vienne du plus profond de l’être, accessible à Dieu seul : Toi aussi, humilie-toi ainsi. Représente-toi qu’un publicain a été justifié par une seule parole42. Quant à l’humilité dont je veux parler […], c’est celle qui emplit l’état d’esprit (dianoiai), celle qui vient de l’âme (psukhēs), celle qui emplit la conscience (suneidoti), que Dieu seul peut voir. Cette 37 Ad Stagirium II, 1 (PG 47, 449). 38 De compunctione II, 3 (PG  47, 416), trad. dans L.  Brottier, Les «  Propos sur la contrition  » de Jean Chrysostome et le destin d’écrits de jeunesse méconnus (Patrimoines christianisme), Paris, 2010, p. 184. 39 De compunctione II, 6 (PG 47, 421), trad. dans L. Brottier, Les « Propos sur la contrition », op. cit., p. 196. 40 Voir ci-dessus n. 30. 41 Lettres à Olympias X, 10b (trad. A.-M.  Malingrey, SC  13bis, p.  278-279, légèrement modifiée). 42 In Ep. II ad Corinthios hom. 4, 6 (PG 61, 426). De même, le Christ voit dans le cœur du larron : voir n. 75.

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Laurence Brottier supériorité suffit […] à rendre Dieu favorable. C’est ce qu’a montré le publicain43. Le publicain ne repoussa pas les injures, il ne ressentit pas de douleur d’être accusé, mais il accueillit de telles paroles avec gratitude : le trait lancé par son ennemi devint pour lui remède et principe de guérison. L’injure se changea en éloge et l’accusation en couronne. […] Quand il eut dit : Montre-toi favorable au pécheur que je suis (Lc 18, 13), il redescendit justifié de préférence à l’autre. Ainsi, les mots l’avaient emporté sur les œuvres et les paroles avaient eu plus de poids que les actions. […] Dieu n’avait pas seulement entendu les paroles, mais il avait vu aussi l’état d’esprit (dianoian) avec lequel il les avait prononcées, et l’ayant trouvé humble et broyé, il lui avait accordé sa pitié et son amour44. Quoi de pire qu’un publicain  ? Et pourtant, comme il avait broyé son âme et qu’il s’était déclaré pécheur, ce qu’il était, il surpassa le pharisien qui pouvait parler de ses jeûnes et de ses dîmes et qui était exempt de toute mauvaise action. À cause de quoi ? Pourquoi ? Parce que, même s’il était exempt de cupidité et de rapines, il avait enracinés dans l’âme la vaine gloire et l’orgueil qui engendrent tous les maux45.

La parabole a la double portée d’une mise en garde pour les orgueilleux et d’un encouragement pour ceux qui persévèrent dans l’humilité : Si ce fameux publicain, après avoir dit en se frappant la poitrine  : Montre-toi favorable au pécheur que je suis (Lc 18, 13), est parti plus justifié que le pharisien, quelle grande assurance est-il naturel que nous possédions, nous qui avons montré en peu de temps une si grande contrition46 ? Si celui qui était pécheur, parce qu’il a confessé sa faute, est descendu justifié, celui qui n’est pas un grand pécheur et qui est si persuadé de l’être, que ne gagnera-t-il pas47 ?

Le péril couru par les orgueilleux, c’est une perte totale et même une espèce d’anéantissement. Or ce péril guette particulièrement ceux qui se sentent des justes : L’humilité est une partie de la vertu. Et pourtant, même si l’on accomplit d’autres bonnes œuvres sans avoir ce mérite, on est impur aux yeux de Dieu. Ce qui ressort clairement de l’exemple du pharisien, 43 De mutatione nominum hom. 4, 6 (PG 51, 154). 44 Sur l’incompréhensibilité de Dieu, hom. 5 (trad. R.  Flacelière, SC  28bis, Paris, 1970, p. 314-317, légèrement modifiée). 45 De profectu euangelii, 1 (PG 51, 311). Cette homélie pourrait suivre l’homélie 5 Sur l’incompréhensibilité de Dieu : elle rappelle dans l’exorde les deux attelages et les deux personnages dont il a récemment parlé : voir ci-dessous n. 58. 46 Non esse desperandum, 1 (PG 51, 365). 47 In Ep. II ad Timotheum hom. 2, 3 (PG 62, 611).

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qui, couvert de mille bonnes œuvres, perdit tout (panta apōlesen) de ce fait48. Même si tu rassembles jeûne, prière, aumône, tempérance et toute autre espèce de bien, sans l’humilité, tout s’écoule (diarrhei) et se perd (apollutai). C’est donc précisément ce qui se produisit aussi pour le pharisien. Oui, après avoir été le premier à atteindre le sommet, il a tout perdu dans sa descente (panta apolesas katebē), puisqu’il ne possédait pas la mère des biens. En effet, de même que l’orgueil est la source de tout mal, de même l’humilité est le principe de toute sagesse49. Tu crois être meilleur que quiconque, tu ne gémis pas, tu ne te frappes pas la poitrine, tu ne baisses pas la tête, tu n’imites pas le publicain. […] Quoi de pire qu’un publicain, dis-moi  ? C’est vrai qu’à la fois il était publicain et accusé de mille mauvaises actions. Et le pharisien, seulement pour avoir dit : Je ne suis pas comme ce publicain (Lc 18,11), perdit tout (panta apōlese)50. Le pécheur est contraint par sa conscience alors que le juste, s’il n’est pas extrêmement vigilant, soulevé comme par une sorte de vent, est enlevé rapidement (takheōs… airetai) et disparaît (aphanizetai) comme le pharisien51.

Quand le pharisien descend du Temple totalement appauvri devant Dieu, il connaît une chute totale que Jean généralise à celle d’une maison qui n’a pas l’humilité pour fondations : Afin de dire : Dieu, montre-toi favorable au pécheur que je suis (Lc 18, 13), le publicain a pu déposer ses mille mauvaises actions, tandis que le pharisien a provoqué la chute (exepesen) de toute (hapasēs) sa justice, car il a laissé de côté le compte des offenses qu’il avait commises pour condamner la terre entière52. Oui, le fondement (themelios) de la sagesse qui nous caractérise, c’est l’humilité. Même si tu bâtis mille fois étage sur étage, même si tu fais l’aumône, même si tu pries, même si tu jeûnes, même si tu fais preuve de toutes les vertus, lorsqu’elle ne constitue pas les fondations (mē prokatablētheisēs), tout sera bâti en vain, pour rien53.

D’ailleurs, Jean estime que le Christ lui-même a posé l’humilité comme base de son édifice, l’Église :

In Matthaeum hom. 64, 4 (PG 58, 615). In Matthaeum hom. 15, 2 (PG 57, 224-225). In Ep. II ad Timotheum hom. 2, 3 (PG 62, 611). In Iohannem hom. 33, 3 (PG 59, 192). De prophetiarum obscuritate hom. 2, 9 (S. Zincone, Giovanni Crisostomo. Omelie sull’oscurità delle profezie [Verba Seniorum, N.S., 12], Rome, 1998, p. 160-162). 53 De profectu euangelii, 2 (PG 51, 312).

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Laurence Brottier Rien n’est égal à l’humilité. Voilà pourquoi c’est par elle que le Christ a commencé les Béatitudes54. Comme il allait en effet jeter une fondation (themelion) et une base (krēpida) pour un très grand édifice, il posa en premier l’humilité. Impossible, non, impossible, d’être sauvé sans elle : même si l’on jeûne, même si l’on prie, même si l’on fait l’aumône, si l’orgueil s’y adjoint, tout inspire le dégoût parce qu’elle n’est pas présente55.

Les expériences du pharisien et du publicain, Jean les assimile aussi à deux attelages. Si l’attrait de ses auditeurs pour les courses de chevaux le désole56 ‒ ils connaissent les noms des cochers, mais rien sur les Écritures lues à l’église57 ‒, il s’en sert pour leur faire mesurer la portée de la parabole. Ils vont assister à une défaite paradoxale ‒ la justice (dikaiosunē) attelée à l’orgueil (aponoia)  ‒, et à une victoire non moins paradoxale ‒ le péché (hamartia) attelé à l’humilité (tapeinophrosunē) : Et pour que tu apprennes combien il est bon de n’avoir pas une haute idée de soi-même, représente-toi par la pensée deux chars  : attelle à l’un la justice et l’orgueil, à l’autre le péché avec l’humilité, et tu verras le char du péché devancer la justice, non certes par sa propre puissance, mais par la force de l’humilité, de même tu verras l’autre vaincu non à cause de la faiblesse de la justice, mais à cause de la masse pesante de l’orgueil. […] Pour te rendre compte que l’un de ces attelages est plus rapide que l’autre, souviens-toi du pharisien et du publicain58.

Jean donne à imaginer un troisième attelage, le char de la perfection, qui lie ensemble justice et humilité : Lorsque le péché est joint à l’humilité, il court avec tant de facilité qu’il dépasse la justice accompagnée d’orgueil et lui ravit la première place. Si donc tu attaches l’humilité à la justice, où n’arrivera-t-elle pas ? Combien de cieux ne traversera-t-elle pas59 ?

54 Jean assimile en fait les humbles, absents du texte, aux pauvres en esprit (ptōkhoi tōi pneumati, Mt 5, 3) ou aux pauvres (ptōkhoi, Lc 6, 20). Mais le sens étymologique de ptōkhos apparente le terme à l’humilité : qui se blottit, se cache humblement comme un mendiant, d’où le sens de pauvre pris usuellement. 55 In Iohannem hom. 33, 3 (PG 59, 192). 56 Voir l’homélie Contra ludos et theatra (PG  56, 263-270) et L.  Brottier, L’appel…, op. cit., p. 165-166. 57 In Iohannem hom. 32, 3 (PG 59, 187-188), trad. dans L. Brottier, L’appel…, op. cit., p. 135-136. 58 Sur l’incompréhensibilité de Dieu, hom. 5 (trad. R.  Flacelière, SC  28bis, p.  314315, légèrement modifiée). Sur la confession du publicain dont Dieu a scruté le cœur, voir supra n. 43-44. 59 De profectu euangelii, 2 (PG 51, 312).

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Il est une dernière image par laquelle Jean évoque le sort du pharisien, homme de bien dont la justice est anéantie par l’orgueil : celle du naufrage au port, image très aimée de Jean60 : Le pharisien a manifesté de la hauteur à l’égard du publicain et il est devenu d’un seul coup inférieur au publicain ; par sa propre langue, il a dispersé toute sa richesse en vertu et s’est mis dans un état de dénuement et de dépouillement  : il a subi un naufrage étrange et nouveau (xenon kai kainon nauagion). Car c’est à son arrivée en plein dans le port (eis auton… ton limena) qu’il a fait sombrer toute sa cargaison61. Pourtant, le pharisien a prié, s’est tenu dans le Temple, a invoqué le même Dieu, a prononcé plus de paroles < que le publicain >, et a commencé sa prière par une action de grâces (cf. Lc 18, 11). Pourquoi donc a-t-il perdu, lui, tous les biens qu’il possédait, tandis que l’autre a acquis une assurance qu’il ne possédait pas  ? Parce qu’ils n’ont pas prié de la même manière. Oui, lui était rempli de vantardise (alazoneias), d’aveuglement (tuphou) et d’orgueil (aponoias), l’autre d’une grande reconnaissance (eugnōmosunēs). Voilà pourquoi celui qui portait mille fardeaux de péchés les a tous déposés et a reçu une justification, tandis que l’autre, qui ramenait son navire plein de mérites, d’aumône, de jeûne, l’a heurté contre la pensée de vaine gloire (kenodoxias) et d’orgueil (aponoias) comme contre un rocher et il a subi le naufrage en plein dans le port (en autōi tōi limeni to nauagion). Car être lésé quand on prie, c’est subir un naufrage dans le port (en limeni nauagion)62.

Le renversement spectaculaire des sorts du publicain et du pharisien est à la fois, pour Jean Chrysostome, une invitation à l’espérance et un rappel à la vigilance.

La conversion du bon larron (Lc 23, 39-43) Jean Chrysostome donne souvent comme modèle ce larron qui reconnut in extremis en Jésus son sauveur. Il trace d’ailleurs un parallèle entre le larron et le publicain pour donner la base du comportement authentiquement chrétien. L’un et l’autre ont eu l’intime conscience de leurs péchés et l’espérance en la miséricorde divine.

60 Sur l’importance de cette image, voir ci-dessus n. 10-11 et, plus généralement, L. Brottier, L’appel…, op. cit., p. 339-345. 61 In Genesim hom. 31, 2 (PG 53, 284). 62 Non esse desperandum, 1 (PG 51, 365).

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Laurence Brottier C’est l’humilité qui plaça le publicain devant le pharisien. […] C’est l’humilité et la reconnaissance de ses propres péchés qui introduisirent le larron au paradis avant les apôtres63.

Jean va jusqu’à les associer à son modèle de prédilection, saint Paul, pour montrer la puissance de la conversion : Bien des hommes se sont convertis et ont été remplis de zèle, par exemple Paul, le publicain, le bon larron  : ces hommes qui étaient d’abord de l’ivraie sont devenus du blé mûr64.

Le prédicateur a longuement médité sur la conversion du bon larron dans deux homélies Sur la croix et le larron65, dont il est difficile de dire si les deux ont été prêchées, étant donné l’opposition des spécialistes à cet égard66. Dans ces homélies, c’est d’abord la puissance conservée par le Christ crucifié et raillé que Jean met en valeur : Alors qu’il était crucifié, cloué, outragé, couvert de crachats, insulté, violenté, il a eu la force de transformer le mauvais état d’esprit (dianoian) du larron67.

Mais cette puissance, le Christ l’exerce parce qu’un des larrons a changé de regard. Le prédicateur oppose la reconnaissance de la divinité manifestée par le larron au reniement de Pierre, pourtant appelé par le Christ et témoin de miracles : Alors qu’il voyait un peuple entier le cerner, pousser des cris de fureur, lancer tels des traits blasphèmes et sarcasmes, il ne leur prêta pas attention, il ne se représenta pas le peu de valeur apparente du Crucifié, mais avec les yeux de la foi (tois tès pisteōs ophthalmois), il

63 De profectu euangelii, 2 (PG 51, 312). 64 In Matthaeum 2 hom. 9, 3 (PG 57, 362), en référence à Mt 13, 24-30. Si l’adoration du larron en croix est mentionnée dans le Panégyrique de saint Paul 4, 5 (A.  Piédagnel, SC  300, Paris, 1982, p.  190-191), ce n’est pas pour le comparer au saint converti, mais pour l’opposer au comportement des Juifs qui pourtant avaient vu des miracles. On ne rencontre pas non plus le larron en parallèle à Paul dans les homélies 19-21 Sur les Actes des apôtres. 65 De cruce et latrone hom. 1-2 (PG 49, 399-418). 66 Dans son mémoire de Master 1 soutenu sous ma direction à l’Université de Limoges en 2005, Charlotte Garoux a tenté d’évaluer les similitudes mais aussi les différences notables entre les deux : si des passages sont totalement identiques, certains thèmes n’appartiennent qu’à l’une des deux et la seconde présente des développements nettement plus abondants. Je ne suis pas en mesure de trancher la question de savoir si les deux ont été prêchées et devant quel public. Pour le personnage qui nous occupe, les considérations sont semblables. 67 De cruce et latrone hom. 1, 2 (PG  49, 401)  ; cf. De cruce et latrone hom. 2, 2 (PG 49, 409).

L’importance de l’Évangile de Luc

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passa à côté de tout cela et négligea les obstacles dignes d’un esprit bas pour reconnaître (epegnō) le Maître des cieux68.

Et du reste, le larron, de ce fait, a commencé à enseigner avant même d’avoir imploré le Christ : Sur la croix, il devint un enseignant en adressant des reproches < à son voisin > : Et toi, tu ne crains même pas Dieu ? (Lc 23, 40) Il veut dire : Ne prête pas attention au tribunal d’ici-bas : il existe un autre juge, invisible, il existe un tribunal incorruptible69.

En évoquant la peine dont son compagnon et lui-même sont passibles, il reconnaît ses péchés : Pour nous, c’est juste : nous subissons ce que méritent nos actes (Lc 23, 41). Et c’est seulement ensuite qu’il adresse sa prière à Jésus : Vois-tu le poids de la confession (exomologēsis)  ? Il a confessé (exōmologēsato) ses fautes et il a ouvert le paradis ; il a confessé ses fautes et il a reçu une assurance assez grande pour demander, depuis sa condition de larron, un royaume70.

Le bon larron apparaît également dans le septième Sermon sur la Genèse, que Jean a prononcé l’année de son ordination, en 386. Cette prédication met en parallèle l’arbre qui fait connaître le bien et le mal (Gn 2, 17) et l’arbre de la croix, auprès duquel le larron gagne le paradis sans avoir accompli de bonnes actions. Jean oppose ainsi les situations d’Adam et du larron : Un homme qui n’avait pas de péché, mais une seule tache de désobéissance, le diable l’a banni ; un larron chargé de mille fardeaux de péchés, le Christ, lui, l’a introduit dans cet état au paradis71.

Plus encore, il l’a introduit avant la terre entière et avant les apôtres. Il en donne la raison : Afin qu’aucun de ceux qui viendront après ne désespère d’y entrer ni ne renonce à l’espoir de son propre salut, en voyant l’homme chargé de mille mauvaises actions séjourner dans le palais royal72.

Tout ce qui manque au larron pour entrer au paradis, Jean le souligne : Qu’a-t-il fait  ? A-t-il jeûné  ? A-t-il pleuré  ? A-t-il déchiré ses vêtements  ? A-t-il longtemps montré sa conversion  ? Pas du tout  : au contraire, sur la croix même il a obtenu le salut, après sa déclaration. Vois la rapidité : de la croix au Ciel, de la condamnation au salut73.

68 69 70 71 72 73

De cruce et latrone hom. 1, 2 (PG 49, 402) ; cf. 2, 2 (PG 49, 410). De cruce et latrone hom. 1, 3 (PG 49, 402) ; cf. 2, 3 (PG 49, 411). De cruce et latrone hom. 1, 3 (PG 49, 403) ; cf. 2, 3 (PG 49, 413). Serm. sur la Genèse 7, 4 (SC 433, p. 326-327). Serm. sur la Genèse 7, 4 (SC 433, p. 328-329). Serm. sur la Genèse 7, 4 (SC 433, p. 328-329).

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Laurence Brottier

Cette série de questions oratoires auxquelles les réponses implicites sont toutes négatives et l’affirmation de cet accès immédiat au salut montrent comment cette simple déclaration ‒ Souviens-toi de moi dans ton royaume (Lc 23, 42) ‒ exprimait un regard sur le Christ totalement contraire à celui de la foule : Vois-tu une croix et te souviens-tu d’un royaume ? Qu’as-tu vu de digne d’un royaume ? Un homme crucifié, frappé à la figure, raillé, accusé, couvert de crachats, fouetté : tout cela est-il donc digne d’un royaume, dis-moi ? Vois-tu qu’il a regardé avec les yeux de la foi (tois tēs pisteōs ophthalmois) et qu’il n’a pas examiné les apparences ? Et c’est pourquoi Dieu non plus n’a pas examiné les simples paroles, mais, de même que le regard de cet homme a perçu la divinité, de même le regard de Dieu a perçu le cœur (ho theos eiden eis tēn kardian) du larron74 et il dit  : Aujourd’hui, tu seras avec moi au paradis (Lc 23, 43)75.

Ainsi, la confession (exomologēsis) du larron est une confession au double sens du terme : il confesse en même temps sa faute et la divinité du Christ crucifié. C’est sa perception de Jésus sauveur qui l’amène à reconnaître sa faute parce qu’il a reconnu la possibilité de son salut. Dans ses commentaires des Évangiles de Matthieu et de Jean, le prédicateur fait apparaître le bon larron. Comme le récit matthéen mentionne les insultes des deux larrons crucifiés aux côtés de Jésus (Mt 27, 44), Jean intègre l’épisode du bon larron qu’il explique par un changement de comportement d’un des deux hommes, alors qu’en fait, Luc oppose d’emblée le larron injurieux et le larron converti (Lc 23, 39-42) : Celui qui avait été pourri par un vice extrême et qui avait passé toute sa vie à commettre des meurtres et des effractions, au moment où il disait ces mots (cf. Lc 23,42), confessa (hōmologēse) alors Jésus et lui rappela le Royaume […] D’abord, les deux larrons l’insultaient, mais plus ensuite : […] l’un fut transformé tout d’un coup76.

Et bien que saint Jean mentionne seulement la présence des larrons, sans commentaire sur leur comportement, le pasteur introduit la conversion du bon larron : Sur ces deux hommes, un seul fut sauvé. Donc, non seulement le diable n’a pas nui à la gloire du Crucifié mais il y a même apporté une contribution, et non des moindres. Car faire changer de disposition le larron sur la croix et l’introduire au paradis n’était pas une action moins forte qu’ébranler les rochers77. 74 75 76 77

Cf. le cœur du publicain en prière connu de Dieu : voir supra, n. 43 et 44. Serm. sur la Genèse 7, 4 (SC 433, p. 330-333). In Matthaeum hom. 87, 2 (PG 58, 771-772). In Iohannem hom. 85, 1 (PG 59, 460).

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Dans son exil, Jean voit toujours le paradigme du bon larron comme un signe de la plus grande espérance. Évoquant ceux qui sont scandalisés par la Croix, il affirme : Le larron accuse tous les gens de cette sorte. Car lui aussi, il leva les yeux vers le Crucifié et non seulement il ne fut pas scandalisé, mais même il en retira un plus grand principe pour accéder à la sagesse et, après avoir dépassé toutes les choses humaines, soulevé par l’aile de la foi, il exerçait cette sagesse sur les choses à venir. Il eut beau voir le Christ crucifié, fouetté, injurié, buvant du fiel, couvert de crachats, raillé par tout ce peuple, condamné par un tribunal, entraîné à la mort, rien de tout cela ne le scandalisa. Mais voyant la croix et les clous enfoncés et la foule corrompue qui le tournait en dérision à ce point, il suivit, lui, le droit chemin en disant : Souviens-toi de moi dans ton royaume (Lc 23, 42)78.

* Ces trois péricopes, arbitrairement choisies parce que leur fréquence m’a frappée ‒ d’autres mériteraient assurément d’être traitées  ‒, me semblent mettre en évidence un point commun : la qualité du regard. Le riche souffre d’une cécité humaine et spirituelle, tandis que la patience de Lazare laisse imaginer qu’il percevait quelque chose d’un bonheur futur. Le pharisien porte sur lui-même un regard de satisfaction qui lui inspire le mépris des autres, tandis que le publicain, se voyant tel qu’il est, appelle une miséricorde à laquelle accède, malgré l’humiliation qu’il subit, son regard intérieur. Quant au larron, c’est l’exemple même des « yeux de la foi », qui s’ouvrent in extremis certes, mais devant le spectacle qui aurait dû le moins lui inspirer l’espérance ferme en la royauté d’un Christ dont Jean ne cesse d’énumérer les multiples outrages. Il voit dans son cœur le seul roi qui peut lui ouvrir le paradis quand ses yeux de chair butent contre un spectacle d’horreur. Enfin, toujours présent, le regard de Dieu qui scrute les cœurs. L’humble prière du publicain et la requête du bon larron ne seraient rien si Dieu ne percevait la qualité de l’âme de celui qui les prononce.

78 Sur la Providence de Dieu 14, 9-10 (trad. A.-M. Malingrey, SC 79, Paris, 1961, p. 206-209, légèrement modifiée).

Marie-Ève GeiGer Ludwig-MAxiMiLiANS-uNiveRSität ; uMR 5189 HiSoMA (LyoN)

« Capturer toute pensée » : l’épisode de Paul à Athènes selon Jean Chrysostome et Didyme l’Aveugle Il faut faire feu de tout bois, même de brindilles. Dans la première des homélies de Jean Chrysostome In principium Actorum (CPG 4371), composées alors que le prédicateur officiait à Antioche (386-397), celui-ci souligne l’intérêt des formules les plus courtes et en apparence les plus insignifiantes, comme le titre d’un livre biblique. Sur le point de commencer l’interprétation du livre des Actes des apôtres, dont la lecture est prévue juste après Pâques1, Jean Chrysostome s’arrête à son titre : tout comme les auditeurs négligent le livre des Actes, ils passent trop vite sur l’intitulé lui-même, dont ils ne mesurent pas la force. Or l’explication d’un simple intitulé est une occasion d’enseignement et de conversion. Pour illustrer son propos, le prédicateur s’engage alors dans une exégèse quelque peu insolite de l’un des extraits les plus célèbres du livre des Actes, l’épisode de Paul à Athènes (Ac 17, 15-34). Le point de départ de notre analyse est l’exégèse de cet épisode, en particulier du verset traitant de l’inscription de l’autel, « À un dieu inconnu » (Ac 17, 23)2. Jean Chrysostome fait de cet épisode l’exemple d’une victorieuse stratégie militaire de Paul en vue de la conversion de l’ennemi. Il justifie cette interprétation en expliquant Luc par Paul : l’insertion au sein de l’argumentation de deux citations des Épîtres aux Corinthiens est déterminante. La première citation est celle d’1 Co 9, 20-21 : 1 2

Voir à ce sujet In princ. Actorum IV (PG 51, 97-112). Nos remerciements vont à Marie-Odile Boulnois et à Laurence Mellerin pour les conseils et éclairages reçus dans le cadre de leurs séminaires de recherche, ainsi qu’à Guillaume Bady pour sa relecture efficace et attentive.

10.1484/M.CBP-EB.5.128136

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Marie-Ève Geiger J’ai été avec les Juifs comme un Juif, pour gagner les Juifs, avec ceux qui sont assujettis à la loi, comme si je l’étais – alors que moi-même je ne le suis pas –, pour gagner ceux qui sont assujettis à la loi ; avec ceux qui sont sans loi, comme si j’étais sans loi – alors que je ne suis pas sans loi de Dieu, puisque Christ est ma loi –, pour gagner ceux qui sont sans loi3.

La seconde est celle de la deuxième partie de 2 Co 10, 5 : capturant toute pensée pour l’amener à obéir au Christ4. Cette dernière citation se trouve deux fois en lien avec le verset d’Ac 17, 23 dans l’homélie In princ. Actorum I : elle revêt une importance particulière. L’exégèse de l’épisode de Paul à Athènes est insolite dans la mesure où elle offre une véritable réécriture qui est sans comparaison, mais non sans échos chez Jean Chrysostome. Nous mettrons tout d’abord en valeur la spécificité de cette exégèse dans l’homélie In princ. Actorum I en la comparant à d’autres interprétations du même passage chez cet auteur. Mais l’exégèse de l’épisode à la lumière des versets pauliniens, et en particulier de 2 Co 10, 5, n’est pas propre à Jean Chrysostome : elle est attestée chez les Alexandrins, notamment chez Didyme l’Aveugle. Il s’agit pour Didyme et Jean de montrer que dans cet épisode Paul se sert de l’arme de l’ennemi pour mieux le vaincre. Nous approfondirons l’analyse de cette argumentation et mesurerons jusqu’à quel point elle est semblable chez les deux auteurs. Est-il même possible de déceler une influence de l’un sur l’autre ?

1. Une exégèse insolite chez Jean Chrysostome La réécriture de l’épisode de Paul à Athènes (Ac 17, 15-34) Dans l’homélie In princ. Actorum I, l’exégèse de l’épisode de Paul à Athènes est introduite au moyen d’un glissement lexical entre ἐπιγραφή, « écriture sur », c’est-à-dire « titre », et ἐπίγραμμα, « ce qui est écrit sur5 ». Les deux termes servent à désigner aussi bien l’inscription de l’autel « À un dieu inconnu » que le titre d’un livre biblique. Paul arriva un jour à Athènes ; dans le livre lui-même est écrite l’histoire que voici : dans la cité il découvrit non pas un livre divin mais un autel érigé, un autel à des idoles. Il découvrit l’intitulé (ἐπιγραφήν) suivant : « À un dieu inconnu » (Ac 17, 23), et il ne passa pas à côté, mais il s’empara de l’autel à partir de l’intitulé de l’autel 3 4 5

Traduction Œcuménique de la Bible (TOB), 11e éd., Paris - Villiers-le-Bel, 2010. La traduction est empruntée également à la TOB. La traduction d’ἐπίγραμμα par «  épigramme  » n’est pas idéale, à cause de la confusion possible avec le genre poétique. Mais puisque cette formulation permet de faire affleurer le sens littéral («  ce qui est écrit sur  ») et qu’elle sert toujours à désigner une forme brève, nous la conservons ici.

« Capturer toute pensée »

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(ἀπὸ τῆς ἐπιγραφῆς τοῦ βωμοῦ). Saint Paul, qui a la grâce de l’Esprit (Παῦλος ὁ ἅγιος, ὁ πνεύματος χάριν ἔχων), n’est pas passé à côté d’une épigramme d’autel (βωμοῦ ἐπίγραμμα), et toi, tu passes à côté d’un titre des Écritures (ἐπιγραφὴν γραφῶν)  ! Lui n’a pas négligé ce que les Athéniens idolâtres (Ἀϑηναῖοι οἱ εἰδωλολάτραι) avaient fait inscrire, et toi, tu penses que ce que l’Esprit saint a fait inscrire n’est pas nécessaire ! Et quelle est ton excuse ? Mais voyons de fait quel grand profit est à tirer de l’épigramme (ἀπὸ τοῦ ἐπιγράμματός). Quand tu auras donc vu qu’une épigramme gravée sur un autel (ἐπίγραμμα βωμῷ ἐγκεχαραγμένον) a provoqué un si grand impact, tu verras que les intitulés des divines Écritures (τὰ ἐπιγράμματα τῶν ϑείων γραφῶν) seront bien plus capables de produire cet effet. Il arriva dans la cité, il découvrit un autel qui portait cette inscription : « À un dieu inconnu » (Ac 17, 23). Que faire  ? Tous sont païens, tous sont impies. Qu’aurait-il donc fallu faire  ? Discuter à partir des Évangiles  ? Mais ils s’en moquaient. Alors, à partir des écrits prophétiques et des livres de la Loi ? Mais ils n’y croyaient pas. Qu’at-il donc fait ? Il a couru à l’autel et les a soumis à l’aide des armes ennemies. Et c’est ce qu’il dit : Je me suis fait tout à tous, j’ai été avec les Juifs comme un Juif, avec les gens qui n’avaient pas de loi, comme si je n’en avais pas (1 Co 9, 22.20.21). Il a vu l’autel, il a vu l’épigramme, il s’est levé sous l’effet de l’Esprit. Car telle est la grâce de l’Esprit : il fait en sorte que ceux qui la reçoivent tirent profit de tout ; telles sont les armes de l’Esprit. Car, dit-il, nous faisons captive toute pensée pour l’amener à obéir au Christ (2 Co 10, 5). Il a donc vu l’autel et il ne s’est pas effrayé, mais il a fait passer l’autel dans son propre camp, ou plutôt, en négligeant la lettre, il a transformé son sens6.

Suit alors une longue comparaison entre Paul et un général d’armée qui fait passer dans ses rangs l’un des meilleurs soldats de son ennemi. Après l’évocation du récit de David et Goliath, Jean revient sur le sens et l’origine de l’épigramme de l’autel en proposant un récit étiologique : D’abord, il est nécessaire de préciser pourquoi les Athéniens ont écrit : « À un dieu inconnu » (Ac 17, 23). Pourquoi donc l’ont-ils écrit ? Ces gens (ἐκεῖνοι) avaient de nombreux dieux, ou plutôt de nombreux démons – tous les dieux des nations sont des démons (Ps 96 [95], 5) – à la fois nationaux et étrangers. Quelle grande aberration, vous le voyez. En effet, si un dieu existe, il n’est pas étranger, car il est le maître de toute la terre habitée. Parmi ces dieux qu’ils avaient, ils avaient reçu les uns de leurs pères, les autres des nations voisines, par exemple 6

In princ. Actorum I, 3 (cf. PG 51, 72). Le texte présenté ici correspond à l’édition dont nous avons commencé la préparation dans le cadre de notre thèse de doctorat, Les homélies de Jean Chrysostome In principium Actorum (CPG 4371) : projet d’édition critique, traduction et commentaire, soutenue le 3 février 2018 à l’Université Lumière Lyon 2, à paraître. Les traductions sont nôtres lorsque nous ne donnons pas d’autre précision.

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Marie-Ève Geiger des Scythes, des Thraces, des Égyptiens. Et si vous étiez versés dans l’éducation qu’on reçoit ailleurs, je vous aurais aussi fait la lecture de toutes ces histoires. Donc, puisqu’ils n’avaient pas reçu tous ces dieux dès le commencement, mais qu’ils les avaient petit à petit introduits chez eux, les uns du temps de leurs pères, d’autres du temps de leurs grands-pères, d’autres à l’époque qui leur était contemporaine, lors d’un rassemblement ils se dirent les uns aux autres : « Comme nous étions dans l’ignorance de ces dieux, et qu’ensuite, plus tard, nous les avons reçus et connus, de même, il se peut qu’il y ait encore un autre dieu que nous ignorons, qui existe mais que nous ne connaissons pas, et c’est pourquoi, à notre insu, nous le négligeons et nous ne lui rendons pas de culte.  » Qu’est-ce qui leur permit donc de le faire  ? Ils élevèrent un autel et écrivirent «  À un dieu inconnu  », en disant par le moyen de l’épigramme : « Et s’il y a (καὶ εἴ τίς ἐστι) un autre dieu encore inconnu de nous, rendons-lui un culte à lui aussi  ». Vois leur excès de religiosité. C’est pourquoi Paul a commencé par dire : Je vois que vous êtes à tous égards presque trop religieux (Ac 17, 22), car vous rendez un culte non seulement aux divinités que vous connaissez, mais aussi aux divinités dont vous n’avez pas encore eu connaissance. » Ces gens avaient pour cette raison inscrit : « À un dieu inconnu  »  ; et Paul en a fait l’interprétation. Car ils avaient dit cela au sujet du reste des dieux, mais lui-même l’a fait passer du côté du Christ, après avoir capturé la pensée (αἰχμαλωτίσας τὸ νόημα, 2 Co 10, 5) et l’avoir placée avec lui dans ses propres lignes. Car celui que vous vénérez sans le connaître, dit-il, moi, je viens vous l’annoncer (Ac 17, 23). De fait, ce dieu inconnu n’est autre que le Christ. Et vois une intelligence spirituelle (σύνεσιν πνευματικήν, Col  1, 9). Ils allaient après cela lui faire des reproches (ἤμελλον αὐτῷ μετὰ ταῦτα ἐγκαλεῖν) : « Nous t’entendons introduire des doctrines étranges (Ac 17, 20), tu fais des innovations (καινοτομεῖς ; cf. Ac 17, 19.21), tu introduis un dieu que nous ne connaissons pas. » Voulant donc écarter le soupçon qui leur venait de l’innovation (τῆς ὑποψίας τῆς κατὰ τὴν καινοτομίαν) et montrer qu’il ne proclamait pas un dieu étranger, mais un dieu que par avance ils avaient eux-mêmes honoré par leur culte, il ajouta ces paroles : « Celui que vous vénérez sans le connaître, moi, je viens vous l’annoncer (Ac 17, 23). Vous, vous m’avez devancé, dit-il, votre culte a précédé ma proclamation. Ne m’accusez donc pas d’introduire un dieu étranger, car celui que je viens vous annoncer, vous, vous lui rendez déjà un culte sans le connaître, d’une manière certes indigne de lui, mais vous lui rendez néanmoins un culte. » […] Si tu restes vigilant et en alerte, tu trouves quelque chose d’utile même dans ce qui est étranger (καὶ ἐν ἀλλοτρίοις εὑρίσκεις τι χρήσιμον)7.

Le cœur de l’épisode de Paul à Athènes est ici constitué par les versets 19 à 23, les seuls cités ou évoqués. La chronologie de l’épisode est bouleversée : 7

In princ. Actorum I, 4 (cf. PG 51, 73-74).

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les questions des philosophes (Ac 17, 19-21) qui préludaient au discours de Paul deviennent des reproches qui lui sont adressés a posteriori (μετὰ ταῦτα ἐγκαλεῖν). L’épisode est ainsi réécrit  : l’argumentation de Paul autour du vers du poète Aratos (Ac 17, 24-31) et les réactions des philosophes (Ac 17, 32-33) sont passées sous silence. Seul compte le retournement de situation provoqué par la nouvelle interprétation de l’épigramme. Et ce retournement mène à la victoire de Paul inspiré par l’Esprit Saint (cf. Παῦλος ὁ ἅγιος, ὁ πνεύματος χάριν ἔχων et σύνεσιν πνευματικήν) sur la masse anonyme des Athéniens idolâtres (cf. Ἀϑηναῖοι οἱ εἰδωλολάτραι et ἐκεῖνοι). Jean Chrysostome détourne donc l’épisode de Paul à Athènes comme Paul a détourné l’épigramme de l’autel. La visée du propos est clairement apologétique  : il s’agit d’utiliser les « armes » des non-chrétiens pour les convertir.

L’épigramme et l’étoile Cette interprétation insolite fait écho à d’autres exégèses proposées par Jean. Dans l’homélie In princ. Actorum I, le prédicateur insiste sur l’idée que l’épigramme est comme une arme de fortune8 employée par Paul dans une situation de controverse avec des non-chrétiens : le chrétien doit selon lui faire feu de tout bois pour les amener à la foi. Cette idée est en lien avec l’un des thèmes les plus chers à Jean, celui de la condescendance divine (συγκατάϐασις, adaptation), qui est pour l’enseignant chrétien un modèle de pédagogie : l’enseignant, tout comme Paul l’a montré, doit s’adapter à son auditoire pour mieux le persuader. Ce modèle divin est aussi mis en avant lorsque Jean commente l’épisode des mages dans son grand commentaire Sur Matthieu : «  Et pourquoi les a-t-il attirés par une telle apparition  ?  », dit-on. Mais comment faire  ? Envoyer des prophètes  ? Mais les mages (Mt 2, 1-12) n’auraient pas toléré des prophètes. Faire entendre une voix d’en-haut ? Mais ils n’auraient pas été attentifs. Missionner un ange  ? Mais ils seraient aussi passés à côté de celui-ci. Pour cette raison précise, abandonnant tout cela, Dieu les appelle par des moyens qui leur sont familiers en s’adaptant beaucoup (σφόδρα συγκαταϐαίνων), et il montre une étoile grande et différente, de sorte à les frapper par la grandeur et par la beauté de l’apparition ainsi que par sa trajectoire. Imitant lui aussi cela, Paul s’entretient avec les Grecs à partir de l’autel (ἀπὸ βωμοῦ τοῖς Ἕλλησι διαλέγεται) et produit en public des témoignages de poètes (cf. Ac 17, 28) ; et avec la circoncision il s’adresse habilement aux Juifs, et à partir des sacrifices il commence l’enseignement destiné à ceux qui vivent dans la loi. Car puisque chacun apprécie ce qui lui est familier, Dieu et les hommes 8

Nous reviendrons en fin d’article sur la métaphore militaire, présente chez Jean.

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Marie-Ève Geiger envoyés de sa part emploient ainsi les circonstances (τὰ πράγματα) pour le salut de la terre habitée9.

Outre les ressemblances formelles entre ce passage et le premier extrait de l’homélie In princ. Actorum I cité plus haut (série de questions rhétoriques, anaphore du terme ἀλλά introduisant les interrogations), il y a la référence explicite à l’autel et donc la référence implicite à l’épigramme, qui est un élément concret servant à interpeller et à convertir les non-chrétiens, comme l’étoile. Le terme τὰ πράγματα désigne en effet tout autant un phénomène naturel (l’étoile) qu’une réalisation humaine (l’autel et son épigramme). La mention des sujets utilisés pour aborder les Juifs et les gens qui suivent la loi sont à notre avis une allusion à 1 Co 9, 20, qui peut être complétée par des références aux sujets spécifiquement évoqués. Pour les sacrifices, référence semble ainsi être faite à 1 Co 8, 1-13 (sur les viandes sacrifiées aux idoles). Pour la circoncision, il est possible d’y voir une allusion à l’épisode de la circoncision de Timothée avant son envoi en mission (Ac 16, 3). En effet, dans l’homélie In princ. Actorum IV, Jean évoque cet épisode précis comme une preuve de l’adaptation de Paul envers les Juifs : Ouvrant donc la voie à la suppression de la circoncision et frayant le chemin à l’enseignement de Timothée, il lui a appliqué la circoncision afin de supprimer la circoncision. Pour cette raison, il dit  : Je suis devenu avec les Juifs comme un Juif (1 Co 9, 20), non pas afin de devenir Juif, mais afin de convaincre ceux qui restent Juifs de ne plus être Juifs  ; pour cette raison aussi a-t-il circoncis cet hommelà, afin de supprimer la circoncision. De la circoncision il s’est servi contre la circoncision. Car Timothée aussi a reçu la circoncision pour pouvoir être accueilli par les Juifs et après son entrée les arracher de cette observance. […] As-tu vu la merveilleuse adaptation (συγκατάϐασιν ϑαυμασίαν) ? Il observe des occasions pour supprimer une observance d’occasions  ; il applique la circoncision pour faire cesser la circoncision  ; il offre un sacrifice pour abolir l’observance des sacrifices10.

Là encore, c’est le verset 1 Co  9, 20 qui sert d’appui scripturaire pour expliquer le paradoxe apparent de l’attitude de Paul. Dans le passage que nous avons sauté, il est ensuite question du vœu que l’apôtre a dû accomplir au moment son retour à Jérusalem ; le prédicateur cite Ac 21, 20-24. Jean conclut cette partie de son argumentation par la mention des sacrifices, comme dans la citation du commentaire Sur Matthieu. Or la question des viandes sacrifiées aux idoles se trouve dans la suite du passage d’Ac 21 (verset 25) que Jean ne cite plus ; on peut aussi voir dans la mention des sacrifices 9 In Matth. hom. 6, 3 (PG 57, 65). 10 In princ. Actorum IV, 4 (cf. PG 51, 102). Le texte est à nouveau celui dont nous préparons l’édition, et non celui proposé par la Patrologia Graeca.

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une allusion à ce passage, pour l’extrait de l’homélie In princ. Actorum IV comme pour l’extrait du commentaire Sur Matthieu. Une même idée illustrée par des exemples semblables et par des références scripturaires voisines se retrouve donc dans ces différents textes de Jean Chrysostome. Selon lui, il faut profiter des circonstances, qui fournissent des points de départ utiles pour la conversion des non-chrétiens. Cette démarche est une preuve d’adaptation (συγκατάϐασις), sur le modèle de l’adaptation de Dieu envers les hommes. Dans l’homélie In princ. Actorum I, l’accent est cependant davantage mis sur le recours aux éléments du contexte comme à des armes de fortune ; la visée polémique y est plus forte. Se pose aussi la question de la différence entre l’exégèse dans une homélie ponctuelle et l’exégèse dans un grand commentaire, même si ce dernier a ensuite servi à composer des homélies. Dans l’homélie In princ. Actorum I, la visée polémique et donc la réécriture de l’épisode ont-t-elle été accentuées par le contexte de la prédication, puisque Jean s’adresse en particulier à des nouveaux baptisés11 tout juste après Pâques ? De nouvelles comparaisons avec d’autres textes chrysostomiens sont ici utiles.

Qui est Dieu, ou qui sont les dieux Dans son grand commentaire Sur les Actes des apôtres, probablement composé dans la période constantinopolitaine de son ministère12, Jean Chrysostome propose une exégèse toute différente de l’épisode de Paul à Athènes. Elle est centrée sur le discours de Paul (Ac 17, 22-31) ; l’épigramme passe au second plan. Dans l’homélie 38 de ce commentaire, le prédicateur l’évoque en proposant seulement le récit étiologique : Sur lequel était inscrit : « À un dieu inconn » (Ac 17, 23). Qu’est-ce que c’est ? Lorsque les Athéniens reçurent selon les circonstances de nombreux dieux, y compris de l’étranger (par exemple le sanctuaire d’Athéna, Pan, et d’autres d’ailleurs), craignant qu’il n’y en eût un autre qui fût encore inconnu d’eux, mais adoré ailleurs, pour apparemment plus de sécurité ils dressèrent un autel aussi à celui-ci. 11 Voir la parénèse de l’homélie, adressée aux néophytes : In princ. Actorum I, 5 (PG 51, 74-76). 12 L’examen de Wendy Mayer a montré l’invalidité de certains critères utilisés pour établir la provenance des homélies de Jean Chrysostome. L’homélie 38, que nous citons ensuite, est célèbre pour l’anecdote du livre de magie que Jean et son ami ont trouvé au moment où des gardes passaient le long du fleuve, lorsque Jean était jeune et vivait à Antioche. Les critères liés au récit, notamment les adverbes utilisés pour mentionner la ville, ne sont certes pas suffisants pour établir avec certitude la provenance constantinopolitaine de l’homélie, mais ils ne sont pas non plus invalidants. Voir W. Mayer, The Homilies of St John Chrysostom: Provenance. Reshaping the Foundations (Orientalia Christiana Analecta, 273), Rome, 2005, p. 192, 391, 459-460, 466, 468 et 471.

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Marie-Ève Geiger Et puisqu’on ne savait quel était ce dieu, il était inscrit : « À un dieu inconnu13 ».

Les précisions données sur l’identité des dieux étrangers font penser à ce que Jean Chrysostome se refusait à faire dans l’homélie In princ. Actorum I, à savoir raconter les histoires concernant ces dieux et leur intégration dans le panthéon grec. La comparaison avec le grand commentaire Sur les Actes reste néanmoins limitée. Plus pertinente sur ce point est en revanche la comparaison avec le commentaire Sur Tite14. Jean explique dans l’homélie 3 le proverbe « Crétois, perpétuels menteurs », cité en Tt 1, 12-13, et il établit pour cela un parallèle avec l’inscription de l’autel : Eh bien, il faut chercher pourquoi donc il [Paul] amène les témoignages qui viennent du monde grec. Parce que nous les retournons surtout par ces moyens, lorsque nous portons de chez eux les témoignages et les accusations, lorsque nous leur imposons comme condamnateurs ces gens qu’ils admirent chez eux. Pour cette raison, ailleurs aussi, il emprunte en disant  : «  À un dieu inconnu  » (Ac  17,  23). Car les Athéniens, puisqu’ils reçurent tous leurs dieux non pas dès le début, mais avec le temps, et certains autres, comme ce qui vient des contrées du Nord, ce qui concerne Pan, ce qui concerne les petits et les grands mystères, ces gens, donc, conjecturant à partir de ces faits qu’il y avait certainement encore un autre dieu, mais qu’il leur était inconnu, afin d’être dévoués à celui-ci ils érigèrent pour lui un autel en inscrivant : « À un dieu inconnu », montrant presque ceci : « et s’il y avait (καὶ εἴ τις) un dieu inconnu… » Il leur a donc dit : Celui que vous, vous avez reconnu par anticipation, moi, je viens vous l’annoncer (Ac 17, 23) […]. Eh bien, à partir de quoi aurait-il fallu s’entretenir avec eux ? À partir des prophètes ? Mais ils n’y auraient pas cru. Puisque pour des Juifs aussi il ne nomme rien qui vienne des Évangiles, mais ce qui vient des prophètes, pour cette raison il dit : J’ai été avec les Juifs comme un Juif, avec ceux qui n’avaient pas de loi, comme si je n’en avais pas, avec ceux qui étaient sous la loi, comme si j’étais sous la loi (1 Co 9, 20-21). Et Dieu aussi agit ainsi ; par exemple pour les mages, ce n’est pas au moyen d’un ange qu’il les a conduits, ni au moyen d’un prophète, ni au moyen d’un apôtre, ni au moyen d’un évangéliste, mais à partir de quoi ? À partir d’une étoile : puisqu’ils possédaient l’art de ces phénomènes, il les a attirés à partir de là15. 13 In Acta hom. 38, 1 (PG 60, 268). 14 Les critères utilisés jusqu’à présent pour situer ce commentaire tendaient vers une attribution à la période antiochienne, mais il convient de rester prudent. Voir W.  Mayer, The Homilies of St John Chrysostom, op. cit., p.  472, pour le résumé de ces critères. 15 In Ep. ad Titum hom. 3, 1-2 (PG 62, 677-678).

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Dans ce passage, la convergence des arguments et des exemples est flagrante, à la fois par rapport à l’extrait de l’homélie In princ. Actorum I cité au début, et par rapport à l’extrait de l’homélie 6 Sur Matthieu mentionné un peu plus haut. On retrouve les différents moyens exclus par Dieu (ange, prophète, Évangiles), dans des questions et une énumération qui font penser aux questions rhétoriques des deux autres passages. Mais le lien avec l’homélie In princ. Actorum I est particulièrement fort à cause de la citation explicite d’1 Co 9, 20-21 comme appui scripturaire pour expliquer la stratégie de Paul et à cause de l’argumentation autour de l’origine de l’épigramme qui comprend les conjectures des Athéniens, dans une syntaxe très proche du discours direct (καὶ εἴ τις… dans les deux passages). Enfin, le dieu Pan est mentionné dans notre dernier extrait comme dans le commentaire sur les Actes : ce dieu devait effectivement être l’un de ceux auxquels Jean pensait en faisant allusion à des récits qu’il ne raconterait pas à ses auditeurs, dans l’homélie In princ. Actorum  I. Les Scythes mentionnés dans cette dernière homélie pourraient quant à eux correspondre à ces peuples des « contrées du Nord » évoquées dans l’homélie Sur Tite. L’association du dieu Pan avec une explication de l’épigramme de l’autel est à mettre en lien avec une interprétation que l’on retrouve chez un autre auteur chrétien ancien. Dans un fragment de chaîne sur les Actes attribué à Isidore de Péluse, deux raisons sont données pour comprendre l’origine de l’inscription de l’autel. La seconde raison est que les Athéniens, lors d’une épidémie de peste, se sont demandés quel dieu ils avaient pu oublier d’honorer, ce qui aurait déclenché le fléau ; ils ont ainsi érigé un autel à un dieu inconnu. La première raison est la suivante : Certains prétendent en effet que les Athéniens envoyèrent Philippidès comme messager aux Lacédémoniens au sujet d’une alliance, lorsque les Perses firent une expédition en Grèce. À celui-ci, Pan apparut près du mont Parthénion : il accusa les Athéniens de le négliger, alors qu’il rendaient un culte à d’autres dieux (ἄλλους ϑεοὺς ϑεραπεύοντας) comme s’ils le négligeaient (ὡς ἀμελοῦντας αὐτοῦ), et il promit son aide. Après la victoire, donc, ils construisirent un autel et inscrivirent « À un dieu inconnu16 ».

Cette interprétation fait écho à l’histoire rapportée par Hérodote concernant l’origine du sanctuaire du dieu Pan érigé au pied de l’Acropole après la première guerre médique : la construction a aussi lieu après une apparition de Pan à un messager nommé Philippidès près du mont Parthénion : Les stratèges avaient commencé par envoyer à Sparte, en qualité de héraut, Philippidès […]. Cet homme, d’après ce qu’il raconta lui-même et rapporta aux Athéniens, fit dans la région du mont 16 J.A. Cramer, Catenae Græcorum Patrum in Novum Testamentum. Tomus III. In Acta SS. Apostolorum, Oxford, 1844, p. 292.

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Marie-Ève Geiger Parthénion, au-dessus de Tégée, la rencontre de Pan ; Pan l’appela à haute voix par son nom, Philippidès, et il lui ordonna de demander de sa part aux Athéniens pourquoi ils ne prenaient de lui aucun soin (δι’ ὅ τι ἑωυτοῦ οὐδεμίαν ἐπιμελείην ποιεῦνται), alors qu’il leur voulait du bien, qu’il leur avait rendu déjà des services en maintes circonstances et leur en rendait encore. Les Athéniens, quand leurs affaires furent mises sur un bon pied, convaincus de la véracité de ce récit, établirent au bas de l’Acropole un sanctuaire de Pan, et, depuis le message qu’ils ont reçu, ils se rendent le dieu propice par des sacrifices annuels et une course aux flambeaux17.

Dans le récit de l’auteur transmis par la chaîne, l’adaptation au christianisme se perçoit dès le reproche adressé par l’apparition : la juxtaposition de αὐτοῦ et de ἄλλους souligne le contraste entre le seul dieu Pan et le groupe des autres dieux. L’association de Pan, dont l’autel se trouvait au pied de l’Acropole, avec l’inscription «  À un dieu inconnu  » semble connue de Jean, puisqu’il mentionne le dieu à plusieurs reprises dans ses interprétations de l’épisode de Paul à Athènes. Il pourrait s’agir de l’une des histoires que le prédicateur se refuse à raconter à son auditoire dans l’homélie In princ. Actorum I. Le prédicateur omet les détails historiques ou légendaires, alors qu’il donne des précisions de cet ordre dans les commentaires suivis. Là encore, le genre de l’homélie et le contexte de la prédication modifient l’exégèse proposée par Jean Chrysostome et rendent insolite l’interprétation de l’épisode de Paul à Athènes dans l’homélie In princ. Actorum  I. Mais en continuant à chercher les sources possibles de Jean, on constate que les rapprochements interprétatifs concernent bien plus qu’un récit étiologique. Ils touchent à la logique même de l’argumentation autour des Écritures.

2. Une interprétation commune à Jean Chrysostome et aux Alexandrins La fonction illustrative des épisodes des Actes chez Origène L’adaptation réalisée par Paul dans le cadre de sa stratégie de conversion des non-chrétiens et donnée en exemple par Jean à ses auditeurs se trouve résumée, selon le prédicateur, en 1 Co 9, 20-21. La citation de ces versets est un véritable pivot argumentatif dont Jean se sert régulièrement, comme nous avons déjà pu le constater dans les divers extraits cités. Et c’est à l’endroit où Jean explique ce verset dans son grand commentaire Sur la Première épître aux Corinthiens qu’apparaît une allusion quelque peu énigmatique :

17 Hérodote, Histoires VI, 105-106 (trad. Ph.-E. Legrand, CUF, p. 104).

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Certains disent (τινὲς δέ φασι) qu’il [Paul] fait aussi allusion à la discussion menée face aux Athéniens à partir de l’épigramme de l’autel (cf.  Ac  17, 23) lorsqu’il dit  : avec ceux qui étaient sans loi, comme si j’étais sans loi (1 Co 9, 21)18.

Puisque nous sommes dans le grand commentaire de l’épître paulinienne, la perspective s’inverse  : le verset de Paul ne vient pas en conclusion de l’explication de l’épisode des Actes, mais l’histoire de Paul à Athènes illustre le verset de la Première épître aux Corinthiens. Or cette fonction illustrative de l’épisode par rapport au verset de Paul se retrouve dans le commentaire d’Origène Sur Jean : S’il [Paul] se fait juif pour les Juifs, afin de gagner les Juifs, sous la loi pour ceux qui sont sous la loi, afin de gagner ceux qui sont sous la loi, sans loi pour les sans loi – alors qu’il n’était pas sans loi de Dieu, mais attaché à la loi du Christ –, pour gagner les sans loi, faible pour les faibles, afin de gagner les faibles (cf. 1 Co 9, 20-21), il est clair que, dans l’examen de ses paroles, il faut prendre à part celles du Juif, à part celles où il est comme sous la Loi, à part encore celles d’autres moments où il est comme sans loi, ou même parfois se rend faible. Ainsi ce qu’il dit par indulgence et non comme un ordre (1 Co 7, 6), il le dit en tant que faible  : Qui est faible, affirme-t-il en effet, sans que je ne sois faible ? (2 Co 11, 29) Lorsqu’il se rase la tête, apporte son offrande (cf. Ac 21, 24-26) ou circoncit Timothée (cf. Ac 16, 3), il se fait juif. Quand il déclare aux Athéniens  : J’ai trouvé un autel avec cette inscription : «  Au dieu inconnu  »  ; ce19 que vous adorez sans le connaître, je viens, moi, vous l’annoncer (Ac 17, 23), et comme l’ont même dit certains de vos poètes : « Car nous sommes aussi de sa race (Ac  17, 28), il se fait comme sans loi pour les sans loi, rendant témoignage de leur piété aux plus impies des hommes et utilisant à ses propres fins le poète qui a dit : « Commençons par Zeus, car nous sommes aussi de sa race. » Il arrive sans doute aussi que, pour ceux qui ne sont pas juifs mais sous la loi, il se mette sous la loi20.

Quatre exemples évoqués par Jean Chrysostome en divers endroits que nous avons tous mentionnés précédemment sont déjà présents, réunis, dans l’argumentation d’Origène : Paul s’adapte, selon le passage d’1 Co 9, 20-21, non seulement lorsqu’il utilise l’épigramme de l’autel, mais aussi lorsqu’il cite le vers d’Aratos, lorsqu’il réalise le vœu à son retour à Jérusalem et lorsqu’il procède à la circoncision de Timothée. Seule la question des sacrifices, qui n’est pas illustrée concrètement dans les Actes, n’est pas évoquée chez 18 In Ep. I ad Cor. hom. 22, 3 (PG 61, 184). 19 Au lieu du neutre ὃ (« ce »), le masculin ὃν (« celui ») est attesté par certains manuscrits et certains Pères : voir supra, p. 22, In princ. Actorum I, 4, et infra, p. 31, l’extrait de Didyme. 20 Origène, Comm. in Ioh. X, 29-30 (trad. C. Blanc, SC 157, Paris, 1970, p. 401-403).

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Origène alors qu’elle se trouve ensuite chez Jean Chrysostome. La question concerne d’ailleurs plutôt ceux qui sont « sous la Loi » ; or Origène ne détaille pas ce point à la fin de son propos. Cette liste d’exemples de la vie de Paul empruntés au récit des Actes peut cependant faire partie d’un « fonds commun » mis en lien avec 1 Co 9, 20-21. Origène n’est donc pas forcément l’un des auteurs auxquels Jean pense dans l’homélie 22 du commentaire Sur la Première épître aux Corinthiens, d’autant plus qu’il n’affirme pas explicitement que Paul fait allusion à l’épisode d’Athènes lorsqu’il écrit aux Corinthiens.

Didyme : venir en Égypte sans « vivre à l’égyptienne » Aux deux passages d’Ac 17, 23 et 1 Co 9, 20-21 s’ajoute dans l’homélie In princ. Actorum I le verset de 2 Co 10, 5. Or cette séquence complète se trouve dans le commentaire Sur la Genèse de Didyme l’Aveugle. L’auteur y explique l’arrivée d’Abram en Égypte et l’ordre donné à Sara de se faire passer pour sa sœur (Gn 12, 11-13). L’entrée en Égypte est interprétée d’abord sur un plan littéral, ensuite sur un plan allégorique : Voilà pour la lettre. En ce qui concerne la pensée, ceux qui passent de la vertu au vice sont dits descendre en Égypte ; on trouve en effet souvent dans l’Écriture  : Malheur à ceux qui descendent en Égypte (Is 31, 1). Ici il n’est pas dit : « il descendit », mais il entra (Gn 12, 10). Sa descente est une « entrée », car tout homme zélé condescend (συγκαταβαίνει) à ceux qui tombent, sans tomber avec eux, mais pour les relever de leur chute. De même qu’on devient juif pour les Juifs sans être juif, et impie pour les impies sans être impie (cf. 1 Co 9, 20-21), de même vient-on en Égypte sans vivre à l’égyptienne. Que d’autres y descendent donc ; lui, il y entre, car ce n’est pas leur vice qui l’y a conduit, mais l’exécution d’un plan divin. L’homme vertueux entre en Égypte en ce sens qu’il se sert souvent de la culture étrangère (πολλάκις χρώμενος ἀλλοτρίᾳ παιδεύσει) pour en tirer quelque chose d’utile (τι χρήσιμον), comme Paul, le bienheureux apôtre, l’a fait en citant le vers d’Aratos : Car nous sommes aussi de sa race (Ac 17, 28), pour se conduire en conséquence, et « Au dieu inconnu » (Ac 17, 23), ou encore : « Crétois, tous menteurs » (Tt 1, 12). Il nous exhorte de la sorte à capturer toute pensée pour l’obéissance au Christ (πᾶν νόημα αἰχμαλωτίζεσθαι εἰς τὴν ὑπακοὴν τοῦ Χριστοῦ, 2 Co 10, 5)21.

L’exégèse de Didyme est ici très proche de celle de Jean Chrysostome dans l’homélie In princ. Actorum I et dans l’homélie 3 Sur Tite. Le thème de la condescendance (συγκατάϐασις), cher à Jean Chrysostome, est expli21 Didyme l’Aveugle, Sur la Genèse II, 226-227 (trad. P. Nautin et L. Doutreleau, SC 244, Paris, 1978, p. 183, légèrement modifiée).

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citement mentionné par Didyme  : l’ensemble de l’argumentation est un développement de cette idée. La série d’exemples regroupe non seulement l’inscription de l’autel, mais aussi l’extrait d’Aratos et le proverbe évoqué chez Tite. Le verset de 2 Co 10, 5 arrive comme chez Jean Chrysostome en fin d’argumentation et sert à résumer le propos. Enfin, l’idée de tirer une utilité de ce qui est étranger est présente à la fin du dernier extrait de l’homélie In princ. Actorum I que nous avons cité plus haut (καὶ ἐν ἀλλοτρίοις εὑρίσκεις τι χρήσιμον). Un second extrait attribué à Didyme fait écho à un autre aspect de l’argumentation chrysostomienne ; il est issu d’une chaîne sur les Épîtres pauliniennes : Donc, pour détruire les puissances et forteresses évoquées (cf. 2 Co 10, 4-5), ayant revêtu l’armure de Dieu (Ep 6, 11) selon l’Esprit, nous combattons par le moyen annoncé. Nous mettons donc un terme à leurs paroles captieuses et nous réfutons leurs opinions. Assurément, donc, toute parole des gens trompés vaincus par les gens trompeurs, même mise sens dessus dessous, nous la capturons sur le sol de ces gens et nous la conduisons à obéir au Christ (2 Co 10, 5). Il est possible d’interpréter aussi de la sorte  : toute parole qui est d’une manière ou d’une autre apportée dans quelque enseignement, nous la déplaçons de force et sous la contrainte, et nous la conduisons à persuader d’obéir au Christ. Car ayant ainsi attiré l’épigramme figurant sur un autel à Athènes, qui représentait une pensée polythéiste, celui qui écrit ces paroles l’a fait passer vers le seul vrai dieu en disant : Celui que vous vénérez sans le connaître, je viens, moi, vous l’annoncer (Ac 17, 23). Or l’épigramme désignait une foule ignorée de dieux. Donc, lorsque toute pensée aura été capturée pour l’obéissance au Christ (2 Co 10, 5), à ce moment-là nous pourrons avec empressement appliquer contre toute désobéissance un châtiment, comme ceux qui capturent des prisonniers [peuvent] appliquer à toute désobéissance un châtiment, comme ceux qui capturent des prisonniers au cours de leur victoire sur quelque peuple s’enhardissent à miner le sol de ces gens22.

Le verset de 2 Co 10, 5, qui sert de point de départ pour l’argumentation, est ici illustré par le seul épisode de Paul à Athènes, ce qui rapproche étroitement le passage de celui de l’homélie In princ. Actorum I. L’épigramme y est aussi présentée comme une arme que Paul retourne contre l’ennemi : la métaphore militaire induite par 2 Co  10, 4 (τὰ ὅπλα τῆς στρατείας) est filée tout au long de l’argumentation, comme dans l’homélie de Jean. Changer le sens d’une formule pour retourner la situation et convertir les 22 Didyme l’Aveugle, Fragmenta in Epist. ii ad Corinthios in catenis (K.  Staab, Pauluskommentare aus der griechischen Kirche aus Katenenhandschriften gesammelt, 2e éd., Münster, 1984, p. 37). La traduction est nôtre.

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non-chrétiens : tel est le résumé de toute l’argumentation de Jean dans l’homélie In princ. Actorum I. Telle est aussi l’argumentation condensée dans ce fragment attribué à Didyme l’Aveugle. Le lien entre cet extrait, l’homélie de Jean et le passage du commentaire de Didyme sur la Genèse permet de renforcer à la fois l’attribution du fragment à Didyme et la proximité entre l’exégèse de l’Antiochien et celle de l’Alexandrin. * Au sein de l’exégèse chrysostomienne, l’interprétation de l’épisode de Paul à Athènes telle qu’elle se trouve dans l’homélie In princ. Actorum  I reste insolite. Si l’inscription de l’autel est parfois mise en lien avec l’étoile des mages, dans l’idée qu’on peut utiliser tout objet ou toute circonstance pour amener autrui à la conversion, elle acquiert dans l’homélie In princ. Actorum  I le statut d’arme de fortune au service d’une véritable stratégie de conquête. La portée de cette interprétation, qui va jusqu’à la réécriture de l’épisode de Paul à Athènes, provient de la visée apologétique donnée à l’ensemble du propos. Cette visée, couplée au contexte de la prédication, permet au prédicateur d’épurer son argumentation de tous les détails présents dans un texte qui serait plutôt de l’ordre du commentaire suivi, comme en témoigne notre recherche sur le récit étiologique fourni par Jean. En élargissant le champ des investigations à l’ensemble de la littérature patristique jusqu’à Jean Chrysostome, on observe une convergence entre l’exégèse de l’Antiochien, celle d’Origène autour d’1 Co 9, 20-21 et celle de Didyme l’Aveugle autour de 2 Co 10, 5. L’épisode de l’inscription de l’autel sert à illustrer la stratégie d’adaptation de Paul : il est parfois au même rang que d’autres épisodes des Actes, parfois davantage mis en valeur. L’ensemble des exemples bibliques convoqués peut certes provenir d’un « fonds » commun à ces auteurs, que chacun a même pu constituer de son côté. Mais nous avons mis en évidence une ligne argumentative commune à Jean et à Didyme, par le recours de ce dernier au thème de la « condescendance » (συγκατάϐασις) cher à Jean Chrysostome, par la mise en place de la métaphore militaire (certes induite par 2 Co 10, 4), par l’idée essentielle que tout élément du contexte est utile à la conversion des non-chrétiens quand on en transforme le sens. Le dieu inconnu (ἀγνώστῳ θεῷ, Ac 17, 23) devient source de la connaissance de Dieu (cf. τῆς γνώσεως τοῦ θεοῦ, 2 Co 10, 5). Peut-on à partir de ces constats postuler une influence de l’Antiochien sur l’Alexandrin, ou inversement ? Il nous paraît difficile de tirer une conclusion ferme à ce sujet. S’il y a influence, elle serait plutôt dans le sens de Didyme vers Jean, comme en témoigne l’allusion à d’autres auteurs contenue dans l’homélie 22 Sur la Première épître aux Corinthiens. Plus tard, à Constantinople, Jean Chrysostome a côtoyé des moines venant d’Égypte

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et se réclamant d’Origène23. Mais le «  dossier scripturaire  » ouvert ici est pour l’instant trop mince pour prouver une influence par les textes. Nous espérons néanmoins que cette «  brindille  » alimentera la réflexion sur le rayonnement conjoint, et pas toujours contraire, d’Antioche et d’Alexandrie en matière d’exégèse.

23 Sur l’épisode des Longs Frères, voir par exemple R. Brändle, Jean Chrysostome (349-407), «  Saint Jean Bouche d’or  ». Christianisme et politique au IVe siècle, traduit de l’allemand par Ch. Chauvin avec la collaboration de R. Brändle et G. Dorival (Cerf-Histoire), Paris, 2003, p. 138-145.

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« Invariablement byzantin » ? Le texte de l’Épître aux Romains dans le Sabaiticus 20 et la transformation textuelle de l’héritage exégétique de Jean Chrysostome Introduction1 L’importance de Jean Chrysostome À bien des égards, Jean Chrysostome (v.  350 - 407) est l’une des plus brillantes figures de l’histoire, longue et souvent agitée, de l’Église chrétienne. L’ampleur, unique, de la diffusion de ses œuvres est peut-être ce qui permet de mesurer le mieux l’envergure de sa renommée. Non seulement le corpus conservé sous son nom est bien plus vaste que celui de n’importe quel autre Père grec, mais il a été copié avec une fréquence étonnante : il est aujourd’hui présent dans plus de 5000 manuscrits – sans parler des versions –, il dépasse celui de tout autre auteur grec, quel qu’il soit2. Parmi les principaux trésors de son héritage, nous devons assurément placer sa série d’homélies exégétiques sur l’Épître de Paul aux Romains3. 1 2 3

Cette introduction s’appuie sur mon travail inédit, The Lemmata of the Romans Homilies of John Chrysostom as a Text-Critical Source: A Preliminary Investigation, BD dissertation, University of London, 2018. G. Bady, « Les manuscrits grecs des œuvres de Jean Chrysostome d’après la base de données Pinakes et les Codices Chrysostomici Graeci VII: Codicum Parisinorum pars prior », Eruditio Antiqua 4 (2012), p. 65-82, particulièrement p. 67. CPG 4427 ; désormais Hom. in Rom.

10.1484/M.CBP-EB.5.128137

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Comme le remarque J. Quasten, « les trente-deux homélies sur les Romains représentent le plus remarquable commentaire patristique de cette épître et la plus belle de toutes les œuvres de Chrysostome4 ». Ces homélies découlent de façon quasi certaine de transcriptions tachygraphiques éditées à partir de sermons prononcés plutôt que de commentaires écrits5. Contrairement à d’autres séries exégétiques de Chrysostome, l’homogénéité de la série des Hom. in Rom. ne semble pas encore avoir été contestée directement. À défaut de pouvoir mener un examen approfondi de leur provenance, qui sortirait du cadre du présent article, je me contenterai d’invoquer les conclusions de la majorité des chercheurs, pour qui ces homélies sont issues de la période de Chrysostome à Antioche6, soit avant son départ pour Constantinople fin 397. Sans aborder l’immense valeur historique et exégétique de ces homélies en tant que telles, je me concentrerai sur la manière dont la transmission de cette œuvre a transformé le texte de l’Épître aux Romains sur lequel se fonde l’exégèse de Chrysostome. L’usage de Chrysostome dans la critique textuelle Parmi les Pères grecs utilisés pour la critique textuelle du Nouveau Testament, Chrysostome occupe depuis longtemps une place de choix7. Au xixe siècle, dans l’editio octava critica maior de Tischendorf, il est cité plus de 2300 fois8. Plus récemment, dans l’apparat, plus sélectif, de la cinquième édition du Nouveau Testament édité pour les Sociétés Bibliques Unies (UBS5), il est cité plus de 900 fois9. L’Editio Critica Maior (ECM), un immense projet 4 5

6 7 8 9

J. Quasten, Initiation aux Pères de l’Église, t. III (trad. française par J. Laporte), Paris, 1963, p. 595-675, ici p. 619. Voir R.C.  Hill, «  Chrysostom’s Commentary on the Psalms: Homilies or Tracts ? », dans P. Allen, R. Canning, L. Cross et B.J. Caiger (éd.), Prayer and Spirituality in the Early Church, I, Brisbane, 1998, p. 301-317 ; B. Goodall, The Homilies of St. John Chrysostom on the Letters of St. Paul to Titus and Philemon: Prolegomena to an Edition, Berkeley (CA), 1979, p. 62-78 ; J.N.D. Kelly, Golden Mouth: The Story of John Chrysostom, Ascetic, Preacher, Bishop, Grand Rapids (MI), 1995, p.  92-94  ; contra Ch.  Baur, John Chrysostom and His Time, I  : Antioch, Londres – Glasgow, 1959, p. 220-223. Voir les tableaux de W. Mayer, The Homilies of St John Chrysostom — Provenance: Reshaping the Foundations, Rome, 2005, p. 258 et 267. G.D. Fee, « The Text of John and Mark in the Writings of Chrysostom », New Testament Studies 26 (1980), p. 525-547, particulièrement p. 525. C. Tischendorf (éd.), Novum Testamentum Graece, 3 vol., 8e éd., Leipzig, 18691872 ; le chiffre a été obtenu d’après la version numérique : Novum Testamentum Graece: Apparatus Criticus, n.p., Logos Bible Software, 1997. B. et K. Aland, J. Karavidopoulos, C.M. Martini, B.M. Metzger et H. Strutwolf, The Greek New Testament (éd.), 5e éd., Stuttgart, 2014  ; le chiffre a été obtenu d’après la version numérique : Accordance Edition 1.4, n.p. Accordance Bible Software, 2014.

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en cours entrepris pour remplacer entièrement Tischendorf et présenter le plus complètement possible l’histoire du texte néotestamentaire du premier millénaire, continue de mentionner largement Chrysostome. Rien que dans l’ECM des Actes, Chrysostome est cité plus de 3500 fois, ce qui équivaut à plus de 40% des citations patristiques utilisées dans l’édition10. Il existe plusieurs raisons à une telle utilisation, à commencer par l’immense prestige de Chrysostome lui-même. De prime abord, on s’attendrait, quelle que soit la forme textuelle que Chrysostome a utilisée, à ce qu’elle n’ait pas seulement eu une place de choix dans l’histoire du texte, mais aussi un impact significatif sur cette histoire. Un autre facteur est simplement l’énorme volume, déjà évoqué, des textes chrysostomiens conservés. De plus, contrairement à d’autres Pères (par exemple Didyme), dont les citations doivent souvent être méticuleusement reconstituées à partir d’œuvres portant sur d’autres sujets, la nature des travaux exégétiques de Chrysostome fait qu’il est relativement facile de repérer des citations délibérées, précises et consécutives de longues portions du texte du Nouveau Testament. Une autre raison encore, particulièrement importante ici, est la stabilité apparente du texte du Nouveau Testament chez Chrysostome. Chez beaucoup de commentateurs chrétiens de l’Antiquité, il a été prouvé que les lemmes bibliques ont souvent subi une importante contamination et doivent donc être utilisés avec attention11. En revanche, dans le cas des séries exégétiques de Chrysostome, les lemmes sont tellement intégrés au texte et tellement entremêlés à la discussion exégétique en elle-même que l’on tient fréquemment pour plus assuré le fait qu’ils n’ont pas été falsifiés12. En citant les lemmes, souvent Chrysostome va jusqu’à se référer explicitement aux termes précis du texte en question, en excluant ce que le texte n’est pas avant de le répéter, avec la formule : καὶ οὐκ εἰπε(ν), ἀλλά, « et il n’a pas dit : …, mais  : …  ». Bien qu’il s’agisse de commentaires typiquement exégétiques plutôt que des études de critique textuelle13, ils montrent tout de même à 10 G. Büsch, «  The ‘Western’ Text of Acts Evidenced by Chrysostom?  », dans H.  Strutwolf, G.  Gäbel, A.  Hüffmeier, G.  Mink et K.  Wachtel (éd.), Novum Testamentum Graecum Editio Critica Maior, III/3  : Studies, Stuttgart, 2017, p. 186-220, particulièrement p. 186. 11 K. et B. Aland, Der Text des Neuen Testaments: Einführung in die wissenschaftlichen Ausgaben sowie in Theorie und Praxis der modernen Textkritik, Stuttgart, 1989 ; trad. angl. E.F. Rhodes, The Text of the New Testament: An Introduction to the Critical Editions and to the Theory and Practice of Modern Textual Criticism, Grand Rapids (MI), 1995, p. 171. 12 B. Aland, «  Trustworthy Preaching: Reflections on John Chrysostom’s Interpretation of Romans 8 », dans S.K. Soderlund et N.T. Wright (éd.), Romans and the People of God: Essays in Honor of Gordon D. Fee on the Occasion of His 65th Birthday, Grand Rapids (MI), 1999, p. 271-80, particulièrement p. 272. 13 M. Konstantinidou, St John Chrysostom’s Homilies on the Letter of St. Paul to Titus: A Critical Edition with Introduction and Notes on Selected Passages,

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quel point Chrysostome était soucieux d’établir les formulations précises du texte dont il faisait l’exégèse. D’après B.  Aland, les chercheurs de l’Institut für Neutestamentliche Textforschung de Münster, responsables des deux éditions le plus largement utilisées du Nouveau Testament grec, la 28e édition (NA28)14 et l’UBS5, ainsi que de l’ECM en cours, qui se veut aujourd’hui l’étude la plus complète, ont conclu à une si grande stabilité du texte de Chrysostome que d’un point de vue textuel, il importe peu de regarder le texte de Migne ou une des éditions critiques. Dans toutes ces éditions, les citations scripturaires suivent, dans la même mesure, le texte byzantin du temps de Chrysostome15.

C’est probablement à cause de cette conclusion que l’édition de J.-P. Migne16, qui n’est en aucun cas critique, a pu servir de source quant aux citations tirées des Homélies sur les Actes pour l’ECM des Actes. Parmi les 3500 citations de Chrysostome dans l’ECM Actes, mentionnées précédemment, près de 2200 proviennent uniquement de cette série, ce qui représente plus d’un quart du nombre total de citations patristiques incluses dans l’édition17. Alors que l’édition de F. Field18, qui a été utilisée pour les citations des Actes issues des Homélies sur l’Épître aux Romains, est supérieure à celle de Migne, son texte n’est pas fondamentalement différent et présente en grande partie les mêmes problèmes que ceux décrits plus bas19. Un texte « invariablement byzantin » ? Sur la base de ces abondantes citations, on considère le plus souvent le texte de Chrysostome comme étant « invariablement byzantin ». Comme le dit B. Aland, Chrysostome utilise la forme byzantine contemporaine du texte de Paul avec une constance rarement observée parmi les auteurs de

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thèse, Lincoln College, University of Oxford, 2006, p.  97  ; contra B.  Aland, « Trustworthy Preaching », art. cit., p. 273. La thèse de M. Konstantinidou m’a gentiment été envoyée par l’auteure. B.  et K.  Aland, J.  Karavidopoulos, C.M.  Martini, B.M.  Metzger et H. Strutwolf (éd.), Novum Testamentum Graece, 28e éd., Stuttgart, 2012. B. Aland, « Trustworthy Preaching », art. cit., p. 272. J.-P. Migne (éd.), S. P. N. Joannis Chrysostomi Archiepiscopi Constaninopolitani Opera Omnia Quae Exstant: Tomus Nonus, PG 60, Paris, 1862. G. Büsch, « The ‘Western’ Text of Acts », art. cit., p. 186–187. F.  Field (éd.), Joannis Chrysostomi archiepiscopi Constantinopolitani interpretatio omnium epistolarum paulinarum per homilias facta. Tomus I continens homilias in Epistolam ad Romanos, Oxford, 1849. Comme je le démontrerai dans une prochaine publication, toutes les éditions imprimées des Hom. in Rom., y compris celle de Field, offrent, dans une certaine mesure au moins, un texte mêlant plusieurs états textuels.

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son temps. Lorsqu’il cite des versets ou des phrases au cours de son commentaire, il les cite précisément, et avec tant de précision, en fait, que même ces courtes citations correspondent aux lemmes dans le titre de son commentaire. Par conséquent, le texte des lemmes et celui du commentaire semblent étroitement liés, ce qui est utile lorsque l’on se sert des lemmes dans les études de critique textuelle20.

Mes propres recherches m’amènent à penser que l’actuel consensus selon lequel le texte paulinien de Chrysostome était « invariablement byzantin » est quelque peu prématuré. En guise de rapport préliminaire, la présente étude, même si elle offre plus de questions que de réponses, fournit des éléments dégageant une forte présomption : le texte paulinien de Chrysostome pourrait, en réalité, ne pas avoir été aussi uniformément « byzantin » que ce que l’on a souvent considéré. À l’évidence, je n’essaierai pas ici de reconstruire le texte chrysostomien de l’Épître aux Romains, entreprise bien trop vaste pour les limites de cette étude. Je ne prétends pas non plus que le Sabaiticus  20, sur lequel je vais m’appuyer, est nécessairement le meilleur et le plus important témoin du texte chrysostomien de Rm. Ce que je souhaite démontrer, en revanche, est que le texte de Rm dans le Sab. 20, l’un des plus anciens manuscrits des Hom. in Rom., se distingue de manière aussi frappante que constante de celui reproduit dans les éditions imprimées de cette série en beaucoup d’endroits où le texte byzantin diffère du « texte initial » présenté dans NA28.

1. La tradition manuscrite des Homélies sur l’Épître aux Romains Actuellement, Pinakes liste plus de 100 manuscrits grecs qui contiennent une partie des Hom. in Rom. de Chrysostome21. Parmi eux bien sûr, beaucoup comportent des homélies isolées ou même des extraits d’ethica. Même si ces extraits ne sont pas négligeables, les manuscrits de la la série complète doivent indéniablement être considérés comme une source de première importance, particulièrement pour un examen à grande échelle du texte de Rm dont Chrysostome fait l’exégèse. En laissant de côté ces fragments, mais aussi les manuscrits copiés à partir du xvie siècle, il reste 38 manuscrits dont la date se situe entre le ixe et le xve siècle22. 20 B. Aland, « Trustworthy Preaching », art. cit., p. 272. 21 (consulté le 10 juin 2021). 22 Pour les besoins de cet article, je me suis provisoirement appuyé sur les datations de manuscrits fournies dans Pinakes. J’ai l’intention de produire, dans une future publication, une analyse complète des dates et des autres informations codicologiques.

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Les manuscrits grecs les plus anciens De ces 38 manuscrits, 8 sont datés dans Pinakes du xe siècle ou plus tôt : • Jérusalem, Patr. Bibl., Hagiou Saba 20 [n° diktyon 34277], ixe s.23 • Munich, Bayerische Staatsbibliothek, gr. 457 [44905], ixe s. • Mont Athos, Esphigmenou 7 (Lambros 2020) [21638], xe s. • Moscou, Gosudarstvennyj Istoričeskij Musej, Synod. gr. 96 (Vlad. 098) [43721], xe s. • Moscou, Gosudarstvennyj Istoričeskij Musej, Synod. gr. 99 (Vlad. 099) [43724], xe s. • Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Reg. gr. 4 (GA 2006) [66174], xe s. • Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Ross. 169 (Cat. Gollob 5  ; olim VIII.108) [66419], xe s. • Venise, Biblioteca Nazionale Marciana, gr. Z. 98 (coll. 466  ; olim card. Bessarionis 118) [69569], xe s. Les manuscrits syriaques En plus de quelques extraits et fragments24, deux manuscrits syriaques des Hom. in Rom. ont pour l’instant été découverts, tous deux bien plus anciens que le plus ancien manuscrit grec encore existant. • Londres, British Library, B.L. Add. 17164, palimpseste dont l’écriture inférieure est d’un manuscrit du vie ou du viie siècle, contenant sur 82 folios une partie des Homélies sur l’Épître aux Romains25 ; • Égypte, Deir al-Surian, Syr. 19, manuscrit du vie ou du viie siècle, contenant sur 145 folios les homélies 15 à 3226. 23 Après avoir examiné à ma demande des images de ce manuscrit, Georgi Parpulov le daterait du xe s. plutôt que, comme le fait A. Papadopoulos-Kerameus, Ἱεροσολυμιτικὴ βιβλιοθήκη ἤτοι κατάλογος τῶν ἐν ταῖς βιβλιοθήκαις τοῦ... ὀρθοδόξου πατριαρχικοῦ θρόνου τῶν Ἰεροσολύμων... ἀποκειμένων ἑλληνικῶν κωδίκων, II, Saint-Petersburg, 1894, p. 35-37 (source de Pinakes), du ixe s. Par souci de cohérence (voir supra n. 22), j’ai continué à mentionner dans cette étude la datation au ixe s. ; quoi qu’il en soit, une datation au xe s. ne modifierait pas en substance les arguments avancés : dans les deux cas, Sab. 20 reste l’un des plus anciens manuscrits conservés des Hom. in Rom. 24 Voir J. Childers, Studies in the Syriac Versions of St. John Chrysostom’s Homilies on the New Testament With Special Reference to Homilies 6, 20, 22, 23, 37, 62, 83, and 84 on John, thèse, Oxford, 1996, p. 37-40. 25 J. Childers, Studies in the Syriac Versions, op. cit., p. 38. 26 S.P. Brock – L. Van Rompay, Catalogue of the Syriac Manuscripts and Fragments in the Library of Deir Al-Surian, Wadi Al-Natrun (Egypt), Leuven, 2014, p.  95-100. Les informations de ce catalogue sont admirablement complètes et j’en ferai usage plus bas. La référence de ce manuscrit dans la Leuven Database of Ancient Books (LDAB) est 117881. Je remercie Jeff Childers pour avoir gentiment attiré mon attention sur cette référence.

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Le Sabaiticus 20 Je me concentrerai sur la contribution qu’apporte le Sabaiticus  20, un des deux manuscrits complets datés du ixe siècle dans Pinakes, à notre compréhension de la tradition textuelle des Hom. in Rom. de Chrysostome, et en particulier du texte de l’Épître aux Romains que contiennent ces homélies27. Bien qu’une description codicologique complète de cet important manuscrit doive être réservée pour une future publication, une brève description s’impose ici. Ce codex de parchemin à double colonne contient presque l’intégralité des Hom. in Rom. La partie contenant les Hom. in Rom. est composée de 273 folios numérotés28, dont le premier est un folio supplémentaire copié ultérieurement  ; il y a également un folio supplémentaire et non numéroté entre les f. 234 et 235, ce qui fait un total de 274 folios29. Ce manuscrit n’a pas encore été utilisé dans une édition imprimée des Hom. in Rom.30. Bien qu’écrit en minuscules, ce manuscrit cherche clairement à mettre tous les lemmes en majuscules, contrairement à la pratique plus répandue d’écrire en majuscules seulement les citations scripturaires initiales au début de chaque homélie31. Quoiqu’assez cohérente pour prouver que ceci était bien l’intention du scribe, cette tentative n’est pas toujours une réussite. À de nombreuses occasions, le commentaire de Chrysostome ou une citation secondaire d’un autre livre des Écritures est en majuscules, alors qu’à d’autres endroits, le lemme est écrit en minuscules (même s’il est parfois signalé en 27 Une description complète peut être retrouvée dans A.  Papadopoulos-Kerameus, Ἱεροσολυμιτικὴ Βιβλιοθήκη…, op. cit., p. 35-37. À noter que K.W. Clark, Checklist of Manuscripts in the Libraries of the Greek and Armenian Patriarchates in Jerusalem: Microfilmed for the Library of Congress, 1949-50, Washington D.C., 1953, p. 9, a écrit à tort que ce manuscrit contenait les Homélies sur Matthieu, une erreur qui reste présente dans les données de la Bibliothèque du Congrès (ainsi que sur les étiquettes des premières images originales du microfilm). 28 Une collection complète d’images issues de microfilm a récemment été mise en ligne par la Bibliothèque du Congrès américain  : (manque l’image des f. 212v-213r). Selon la description qui est donnée sur cette page le ms. contient les Hom. in Matth., mais il n’en est rien. 29 À la fin du manuscrit se trouvent 2 folios et demi supplémentaires (5 faces) d’un codex en majuscule des homélies de Chrysostome sur 1 Corinthiens. Bien qu’A. Papadopoulos-Kerameus n’ait pas réussi à identifier l’œuvre, il l’a daté du viiie siècle, ce qui en ferait l’un des plus anciens fragments de ces homélies-là. 30 J. Legée, Saint Jean Chrysostome. Dix homélies sur l’Épître aux Romains, 3e partie : Tradition manuscrite, Éditions, Traductions, Iconographie, thèse, Université de Toulouse - Le Mirail, 1986, p. 34. Je remercie Jacqueline Legée, qui a aimablement autorisé G. Bady à me fournir une copie de cette thèse. 31 Parmi les manuscrits datant du xe siècle ou avant, la mise en majuscule systématique des lemmes s’observe uniquement dans le Reg. gr. 4.

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marge par des chevrons). Étant donné le nombre de ces incohérences, il semble évident que le scribe (du manuscrit ou de son modèle) qui a été le premier à faire ces distinctions l’a fait sans se référer de façon régulière à un manuscrit de l’Épître aux Romains.

3. Méthodologie En commençant par l’édition de Migne en version électronique, j’ai cherché chacune des 2051 citations des Écritures trouvées dans les Hom. in Rom.32. Comme la méthode de Field pour indiquer ces citations était à la fois plus claire et plus approfondie que celle de Migne, j’ai utilisé son texte comme guide, en faisant bien sûr des ajustements aux endroits où le texte de Migne différait de celui de Field de façon pertinente et en apportant quelques corrections à Field. Au total, j’ai identifié 1530 citations de Rm au sein de l’œuvre. Certaines d’entre elles sont, bien sûr, extrêmement brèves, parfois composées d’un seul mot. Pour chaque cas, néanmoins, il semble clair, compte tenu du contexte, que Chrysostome essaye de rappeler à son auditoire non seulement la pensée de Paul, mais les mots qui l’expriment. L’étape suivante a consisté à produire une transcription complète du texte du Sab. 20, qui soit fidèle en particulier à la forme du texte paulinien réellement présente dans le manuscrit33. Afin d’obtenir des résultats préliminaires concernant la nature «  byzantine  » (ou non) de Rm trouvé dans ce manuscrit, il m’a semblé raisonnable de commencer par examiner les unités variantes où le texte byzantin, tel qu’imprimé dans l’édition de M. A. Robinson et W. G. Pierpont (RP)34, était différent du « texte initial » de NA2835. Un apparat complet de ces variantes est en fait fourni dans RP et a servi de base à mon analyse36. Dans ce rapport initial, j’ai noté toutes ces variantes, avec les exceptions suivantes : • Les variantes entre RP et NA28 qui étaient signalés dans RP et qui étaient aussi des variantes dans le texte byzantin lui-même n’ont pas été prises en compte. 32 J’espère produire une version numérique du texte de Field dans un futur proche, mais je n’ai pu le faire à temps pour l’utiliser dans cet article. 33 Lorsque mon projet sera achevé, il est prévu que cette transcription soit disponible en ligne. 34 M.A.  Robinson – W.G.  Pierpont (éd.), The New Testament in the Original Greek: Byzantine Textform, Southborough (MA), 2005. 35 RP, tout en laissant des points à améliorer, donne une bien meilleure représentation du texte byzantin que le Textus receptus. 36 Sur la place de la doxologie et de la bénédiction, voir plus bas  ; elle n’est pas incluse dans les récapitulatifs de variantes qui suivent.

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• Les variantes qui concernent l’orthographe standardisée par les éditeurs sans égard pour celle des manuscrits (par exemple la différence entre ἀλλ’ et ἀλλὰ) ne sont pas prises en compte37. • Pour la simplicité de l’analyse, j’ai également ignoré les 31 variantes qui contenaient du texte entre crochets dans NA2838. Ces exceptions faites, il reste 152 unités variantes. Bien sûr, beaucoup d’entre elles sont mineures et n’affectent pas le sens. D’autres, comme la présence ou l’absence de οὐ en Rm 4,19, sont d’une plus grande importance exégétique. Toutefois, plutôt que de déterminer à ce stade quelles variantes sont « importantes » et lesquelles ne le sont pas, il m’a semblé plus judicieux de les inclure toutes dans ce relevé initial (sauf les exceptions ci-dessus). La troisième étape a été de faire un relevé de chaque occurrence d’unité variante. Pour chaque cas, j’ai compté non pas le nombre de fois où Chrysostome faisait référence à un verset en particulier, mais le nombre de fois, après examen de chaque cas, où il faisait une référence incluant la portion du verset qui permettait de déterminer l’occurrence en question. Comme Chrysostome n’utilisait pas notre système moderne de division en versets, les occurrences n’y sont pas nécessairement liées ! J’ai placé dans des tableaux les données trouvées dans Migne et ma transcription du Sab.  20. Pour ce dernier, dont les détails sont fournis ci-dessous dans leur intégralité, j’ai revérifié sur les images du manuscrit mes relevés de chaque répétition de chaque variante. Pour finir, les variantes trouvées dans le texte de Migne et celles du Sab. 20 ont été classées dans les quatre catégories suivantes : • accord avec RP contre NA28. • accord avec NA28 contre RP • désaccord à la fois avec RP et avec NA2839 • présence de plusieurs leçons dans les différentes occurrences répétées d’une variante.

37 Pour la pratique orthographique de RP, voir les détails dans la préface p. xx, Pour NA28, voir P.J. Williams, « The NA28 is Here. But Don’t Scrap Your 27th Just Yet », mis en ligne le 29 janvier 2013, (consulté le 10 juin 2020). 38 Comme, la plupart du temps, le texte mis entre crochets dans NA28 est identique à RP, il serait difficile de classer ces leçons avec la méthode utilisée ici. J’ai l’intention de les aborder plus en détail dans une future publication. 39 Dans le tableau ci-dessous, j’ai fourni tous les détails en notes de bas de pages pour chacune de ces « tierces leçons » dans le Sab. 20.

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4. Analyse du texte de l’Épître aux Romains dans l’édition de Migne des Homélies En travaillant à partir du texte de Migne, on peut trouver de solides confirmations des premières affirmations de B.  Aland. Migne fournit une attestation de 147 des 152 unités variantes, ce qui est comparable à beaucoup de manuscrits de l’Épître aux Romains40. Malgré le grand nombre d’unités variantes qui sont cités à plusieurs reprises, même dans des homélies différentes, on peut constater que les citations de Chrysostome s’accordent généralement entre elles, comme l’a affirmé B.  Aland. Sur les 147 unités variantes pour lesquelles il existe des données, seulement 10 d’entre elles sont divisées, ce qui laisse 137 unités dont la lecture est sans ambiguïté. Une fois les leçons ambiguës mises de côté, il y a seulement 7 occurrences où le texte de Rm trouvé dans Migne ne correspond ni à celui de NA28 ni à celui de RP. En d’autres termes, dans 130 des 137 cas (soit 95%) pour lesquels des données sans ambiguïtés sont disponibles, le texte trouvé dans Migne s’accorde précisément à la forme de texte qui se lit dans NA28 ou dans RP. Dans 117 de ces 137 unités (soit 85%), le texte de Rm trouvé dans Migne s’accorde avec RP. Même si ce chiffre est légèrement plus bas que celui qui serait attendu dans un manuscrit de texte byzantin41, c’est tout de même un résultat très impressionnant, qui justifie l’opinion répandue selon laquelle le texte de Chrysostome est « invariablement byzantin ».

5. Analyse du texte de l’Épître aux Romains dans le Sab. 20 La même analyse sur le texte de Rm dans le Sab.  20 révèle un résultat textuel radicalement différent. Le Sab. 20 fournit une attestation de 147 des 152 unités variantes. En considérant le caractère central de ces données dans à cet article, je les propose en intégralité dans le tableau ci-dessous, suivant le texte de RP42.

40 Voir infra p. 192-193. 41 En utilisant la même méthodologie, le manuscrit 1424, par exemple, s’accorde avec RP dans 93% des unités variantes – voir infra p. 193. 42 Une version pdf gratuite de ce texte est disponible ici . Les leçons du tableau viennent directement de cette édition. La seule modification que j’ai effectuée a été de convertir des accents graves en accents aigus là où le contexte le demandait et de retirer les majuscules (sauf pour les noms propres).

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Légende du tableau : RP = leçon de RP43 NA28 = leçon de NA2844 B = le Sab. 20 s’accorde avec RP45 N = le Sab. 20 s’accorde avec NA2846 O = le Sab. 20 a une leçon différente de RP et de NA28. B/N/O = dans les cas où le Sab. 20 est ambigu, les trois chiffres donnés correspondent aux trois catégories (B, N, O) ci-dessus. Rep. = nombre de fois où le Sab. 20 cite la proposition contenant l’unité variante en question. 1,1 1,8 1,16 1,19 1,21 1,24 1,24 1,27 1,29 1,31 2,5 2,8 2,8 2,13 2,13 2,14 2,16 2,17 2,17 2,26 3,7

RP Ἰησοῦ Xριστοῦ ὑπέρ τοῦ Xριστοῦ γὰρ ϑεός εὐχαρίστησαν καί ἑαυτοῖς ἄρρενες πορνείᾳ ἀσπόνδους καὶ δικαιοκρισίας μέν ϑυμὸς καὶ ὀργή ἀκροαταὶ τοῦ ποιηταὶ τοῦ ποιῇ Ἰησοῦ Χριστοῦ ἴδε τῷ οὐχί γάρ

NA28 Xριστοῦ Ἰησοῦ περί  ϑεὸς γάρ ηὐχαρίστησαν αὐτοῖς ἄρσενες δικαιοκρισίας ὀργὴ καὶ ϑυμός ἀκροαταί ποιηταί ποιῶσιν Χριστοῦ Ἰησοῦ εἰ δέ οὐχ δέ

B 1 1

N

O

142

1 1 1 1 1 1 1 1 1

1 1 1 1

B/N/O Rep. 3 2 1 1 043 1 1/1/0 2 2 1 2 1 1 1 3 0/1/1 244 0/1/2 345 2 1 2 1/1/0 2 1

43 Pour les omissions, j’indiquerai si le(s) mot(s) manquant(s) se trouve(nt) ou non à la fin d’une citation (dans ce cas l’omission peut être considérée comme accidentelle), ou entre d’autres mots dans une citation (dans ce cas l’omission est relativement sûre). 44 Cette portion du verset n’est pas citée dans le Sab. 20, même si elle l’est dans Migne. 45 Le lemme s’accorde avec NA28, la seconde répétition omet totalement ποιηταί. 46 On trouve ici trois formes différentes : ποιοῦσιν, ποιῶσιν, ποιεῖ. Je n’ai pas inclus les accents dans ma transcription initiale (et donc n’ai pas tenu compte des multiples occurrences où l’accentuation du Sab. 20 varie par rapport à RP ou à NA28) ; cependant l’accentuation des leçons de type O est conforme au Sab. 20, y compris quand elle déroge aux normes actuelles.

188 3,12 3,12 3,22 3,26 3,28 3,29 3,30 3,31 4,1 4,2 4,8 4,9 4,12 4,13 4,15 4,19 5,6 6,11 6,12 6,13 6,15 7,13 7,14 7,18 7,25 8,1

Peter Montoro ἠχρειώϑησαν ποιῶν καὶ ἐπὶ πάντας ἔνδειξιν οὖν πίστει δικαιοῦσϑαι δέ ἐπείπερ ἱστῶμεν Ἀϐραὰμ τὸν πατέρα ἡμῶν εὑρηκέναι τόν ᾧ ὅτι πίστεως τῆς ἐν τῇ ἀκροϐυστίᾳ τοῦ γὰρ οὐκ οὐ κατά τῷ κυρίῳ ἡμῶν αὐτῇ ἐν ὡς ἁμαρτήσομεν γέγονεν σαρκικός οὐχ εὑρίσκω εὐχαριστῶ μὴ κατὰ σάρκα περιπατοῦσιν ἀλλὰ κατὰ πνεῦμα

ἠχρεώϑησαν ὁ ποιῶν τὴν ἔνδειξιν γὰρ δικαιοῦσϑαι πίστει εἴπερ ἱστάνομεν εὑρηκέναι Ἀϐραὰμ τὸν προπάτορα ἡμῶν οὗ ἐν ἀκροϐυστίᾳ πίστεως δὲ οὐκ ἔτι κατά ὡσεί ἁμαρτήσωμεν ἐγένετο σάρκινός οὔ χάρις δέ -

1 1

1 1 147 148 2 2 2 1 2

1 1 1 1 1 1 1

649 050 1 051

1 1

2/1/0 1 1 1 1 1/1/0 1 1 1 1 1

152

0 3 2 1 1 2 2 1 1 2 2 2 3

47 La citation complète de ce verset est quelque peu embrouillée. 48 Alors que le Sab. 20 s’accorde avec RP pour exclure l’article, la préposition qui précède est εἰς au lieu de πρός (leçon commune à NA28 et à RP). 49 Bien que cette variante n’ait guère d’importance sémantique, elle est significative à un autre titre. En plus d’apparaître cinq fois dans l’homélie 8, elle est présente aussi une fois dans l’homélie 16. Dans le Sab. 20, ces 6 citations s’accordent avec le texte de NA28. Dans Migne, les 6 s’accordent avec le texte de RP. Dans les deux cas, on constate la cohérence, soulignée par B. Aland, entre lemme et commentaire – mais la leçon est bel et bien différente. 50 Ce verset ne semble pas avoir été commenté dans son entier par Chrysostome. 51 D’autres parties du verset sont présentes, mais je n’ai rien trouvé de pertinent pour ce groupe de mots. 52 Le Sab. 20 et Migne ont tous deux la leçon «  intermédiaire  », μὴ κατα σάρκα περιπατοῦσιν, qui se lit aussi dans le codex Alexandrinus (GA 02). L’accent attendu dans κατά manque aux trois occurrences dans le Sab. 20.

« Invariablement byzantin » ? 8,2 8,11 8,11 8,11 8,14 8,23 8,24 8,26 8,26 8,26 8,27 8,34 8,38 9,3 9,11 9,12 9,15 9,15 9,15 9,16 9,20 9,26 9,27 9,28 9,31

με Ἰησοῦν τόν τὸ ἐνοικοῦν αὐτοῦ πνεῦμα εἰσιν υἱοὶ ϑεοῦ καὶ ἡμεῖς τις τί καί ταῖς ἀσθενείαις προσευξόμεϑα ὑπὲρ ἡμῶν ἐρευνῶν καὶ ἐγερϑείς δυνάμεις οὔτε ἐνεστῶτα οὔτε μέλλοντα εὐχόμην γὰρ αὐτὸς ἐγὼ ἀνάϑεμα εἶναι κακόν ἐρρήϑη γὰρ Μωϋσῇ οἰκτειρήσω οἰκτείρω ἐλεοῦντος μενοῦνγε ὦ ἄνϑρωπε ἐρρήϑη κατάλειμμα ἐν δικαιοσύνῃ ὅτι λόγον συντετμημένον δικαιοσύνης οὐκ

σε τὸν Ἰησοῦν τοῦ ἐνοικοῦντος αὐτοῦ πνεύματος υἱοὶ ϑεοῦ εἰσιν ἡμεῖς καί τίς τῇ ἀσθενείᾳ προσευξώμεϑα ἐραυνῶν ἐγερϑείς ἐνεστῶτα οὔτε μέλλοντα οὔτε δυνάμεις ηὐχόμην γὰρ ἀνάϑεμα εἶναι αὐτὸς ἐγώ φαῦλον ἐρρέϑη Μωϋσεῖ γάρ οἰκτιρήσω οἰκτίρω ἐλεῶντος ὦ ἄνϑρωπε μενοῦνγε ἐρρέϑη ὑπόλειμμα οὐκ

189 253 1 1 3

1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1

1 1 1 1 354 2 3 1 2

1 1 0/3/155 1 1

4

1 1

1 2 2 356 3 1 1 057 358 259

1

2

1 1/0/2 1 1 1

53 Il y a une troisième référence au texte qui est considérablement abrégée, omettant complètement le pronom. Je n’ai pas pris cela en compte. 54 Il y a encore une référence à ce mot qui présente une forme adaptée au contexte et dont je n’ai pas tenu compte dans le total. 55 Puisque la seule exception à l’accord avec NA28 semble résulter d’une adaptation contextuelle, il paraît raisonnable de la compter comme étant en accord avec NA28. 56 La leçon de type O est οἰκτηρήσω. 57 La portion de verset n’est pas présente. 58 Les trois fois, on trouve la forme κατάλημμα. Cependant, comme cela ne change guère la variante, je l’ai comptée comme étant en accord avec RP. 59 Malgré une légère variante de forme (συντετμημένον), l’addition est claire.

190 9,32 9,33 10,1 10,1 10,14 10,14 10,14 10,15 10,15

Peter Montoro

11,13 11,13 11,17 11,20 11,22 11,22

νόμου προσέκοψαν γάρ πᾶς ἡ πρός τοῦ Ἰσραήλ ἐστιν ἐπικαλέσονται πιστεύσουσιν ἀκούσουσιν κηρύξουσιν εἰρήνην τῶν εὐαγγελιζομένων ϑεοῦ οὐκ ἔγνω Ἰσραήλ λέγων καὶ τά εἰ δὲ ἐξ ἔργων οὐκέτι ἐστὶν χάρις ἐπεὶ τὸ ἔργον οὐκέτι ἐστὶν ἔργον γάρ μέν καὶ τῆς ὑψηλοφρόνει ἀποτομίαν ἐπί χρηστότητα ἐὰν ἐπιμείνῃς

11,23 11,23 11,23 11,26 11,30 11,33 12,2 12,4 12,5 12,15

καὶ ἐκεῖνοι ἐπιμείνωσιν ὁ ϑεός ἐστιν καὶ ἀποστρέψει καί ἀνεξερεύνητα ὑμῶν μέλη πολλά ὁ καί

10,17 10,19 11,2 11,3 11,6

προσέκοψαν πρός αὐτῶν ἐπικαλέσωνται πιστεύσωσιν ἀκούσωσιν κηρύξωσιν Χριστοῦ Ἰσραὴλ οὐκ ἔγνω τά δέ μέν οὖν τῆς ὑψηλὰ φρόνει ἀποτομία ἐπί χρηστότης ϑεοῦ ἐὰν ἐπιμένῃς κἀκεῖνοι ἐπιμένωσιν ἐστιν ὁ ϑεός ἀποστρέψει ἀνεξεραύνητα πολλὰ μέλη τό -

1 1 1/1/0 1 1 1 1 1 1 1

2 1 161 3 162

1 1 1 1 1 1 1 1

1 2 2 2 1 1

1 1 1 164 1 1 1 1 1 1 1

360 1 2 2 1 1 1 1 3

1/0/163

1 2 2 1 1 2 1 1 1 1

60 Chrysostome combine les mots de cette variante à plusieurs phrases différentes, si bien qu’on ne peut en fait compter trois répétitions de ce groupe de mots dans son ensemble. 61 Cette omission intervient entre deux portions d’une même citation (qui inclut à la fois 11,2 et 11,3), de sorte qu’elle peut être tenue pour certaine. 62 La phrase n’apparaît pas, même, à l’évidence, une absence est toujours moins certaine que d’autres types de différence textuelle. 63 La forme de type O est επίμήνωσιν, ce qui va plutôt du côté de RP. La « double » accentuation est telle qu’elle se lit dans le Sab. 20. 64 ὁ ϑεός.

« Invariablement byzantin » ? 12,20 13,1 13,3 13,7 13,8 13,9 13,11 14,3 14,4 14,6 14,9 14,10 14,14 14,15 14,18 14,21 15,3 15,4 15,7 15,8 15,11 15,11 15,14 15,15 15,16 15,18 15,24 15,24 15,27 15,28 15,29 15,31 15,31 15,32 15,32

ἐὰν οὖν ἐξουσίαι ὑπὸ τοῦ τῶν ἀγαϑῶν ἔργων ἀλλὰ τῶν κακῶν οὖν ἀγαπᾷν ἀλλήλους τούτῳ τῷ λόγῳ ἡμᾶς ἤδη καὶ ὁ δυνατὸς γάρ ἐστιν ὁ ϑεός καὶ ὁ μὴ φρονῶν τὴν ἡμέραν κυρίῳ οὐ φρονεῖ καὶ ἀπέϑανεν καὶ ἀνέστη Χριστοῦ αὐτοῦ δέ τούτοις ἢ σκανδαλίζεται ἢ ἀσθενεῖ ἐπέπεσον προεγράφη ἵνα ϑεοῦ δέ Χριστὸν Ἰησοῦν τὸν κύριον πάντα τὰ ἔθνη ἐπαινέσατε ἄλλους ἀδελφοί Ἰησοῦ Χριστοῦ λαλεῖν τι ἐὰν πορεύωμαι ἐλεύσομαι πρὸς ὑμᾶς αὐτῶν εἰσιν τήν τοῦ εὐαγγελίου τοῦ ἵνα ἡ γένηται τοῖς ἁγίοις ἔλθω καί

ἀλλὰ ἐάν ὑπό τῷ ἀγαϑῷ ἔργῳ ἀλλὰ τῷ κακῷ ἀλλήλους ἀγαπᾶν τῷ λόγῳ τούτῳ ἤδη ὑμᾶς ὁ δέ δυνατεῖ γὰρ ὁ κύριος ἀπέϑανεν ϑεοῦ ἑαυτοῦ γάρ τούτῳ ἐπέπεσαν ἐγράφη ἵνα τοῦ ϑεοῦ γάρ Χριστόν πάντα τὰ ἔθνη τὸν κύριον ἐπαινεσάτωσαν ἀλλήλους Χριστοῦ Ἰησοῦ τι λαλεῖν ἂν πορεύωμαι εἰσὶν αὐτῶν ἡ τοῖς ἁγίοις γένηται ἐλθών -

191 1

1 1 1

1 1 1

1 2 1 2 1 1 1

1 1

1

165 1 166

1 1 1 1 1

167

1 1 1 1 1 1 1/2/0 1 1

0/1/168 1 169 1/1/0

1 1 1 1 1 1

65 ὑμᾶς ηδη (ἤδη n’est pas accentué dans le Sab. 20). 66 Cette omission intervient entre des mots au sein d’une même citation. 67 L’addition de RP est bien présente, mais l’ordre des mots (au-delà même de ceux de la variante) a été modifié. 68 La leçon de type O est τί λαλήσαι, ce qui va plutôt du côté de NA28. 69 Cette omission intervient entre des mots au sein d’une même citation.

1 2 2 2 1 2 2 1 1 1 1 1 3 4 2 2 2 2 2 1 1 1 1 1 1

192 16,2 16,5 16,6 16,6 16,7 16,8 16,14 16,16 16,17 16,18 16,19 16,19 16,20 16,21 16,23

Peter Montoro αὐτοῦ ἐμοῦ Ἀχαΐας Μαριάμ ἡμᾶς γεγόνασιν Ἀμπλίαν Ἑρμᾶν Πατρόϐαν Ἑρμῆν τοῦ ἐκκλίνατε Ἰησοῦ χαίρω οὖν τὸ ἐφ’ ὑμῖν ϑέλω μέν Χριστοῦ ἀσπάζονται τῆς ἐκκλησίας ὅλης

ἐμοῦ αὐτοῦ Ἀσίας Μαρίαν ὑμᾶς γέγοναν Ἀμπλιᾶτον Ἑρμῆν Πατροϐᾶν Ἑρμᾶν πᾶσαι τοῦ ἐκκλίνετε ἐφ’ ὑμῖν οὖν χαίρω ϑέλω ἀσπάζεται ὅλης τῆς ἐκκλησίας

1/3/070 1 1 1 172

1/0/171

1 1 1

173 174

1

69

1/0/175 1 1 51

11

16

4 3 1 2 2 1 1 1 1 2 1 1 2 1 1 * 76

Malgré le grand nombre d’unités variantes citées à plusieurs reprises, même dans des homélies différentes, on constate que les citations de Chrysostome s’accordent généralement entre elles. Bien qu’il y ait quelques autres cas où les données sont ambiguës (16 sur 147), il reste 131 cas (89% du total) où des données non ambiguës sont disponibles. Ce qui est étonnant, c’est de voir à quel point ces données sont différentes des données proposées par Migne. Alors que le texte de Migne s’accorde avec celui de RP dans presque 85% des 135 unités pour lesquelles des données non ambiguës étaient disponibles, le texte du Sab. 20 s’accorde avec RP en seulement 53% des 131 occurrences où la leçon n’est pas ambiguë, soit une différence de 32%77 ! De plus, il y a seulement 11 occurrences (4 de plus que Migne) où

70 71 72 73 74 75

Le lemme initial se range du côté de NA28. La leçon de type O est γεγώνασιν. ἀμπελίαν. ἐκκλίνεται. χαίρω οὖν ἐφ’ ὑμῖν. La leçon de type O omet à la fois Ἰησοῦ et Χριστοῦ, ce qui peut relever d’une abréviation plutôt que d’une nouvelle citation. 76 Comme cette colonne indique le nombre de portions de texte attestant chaque unité variante, et que ce nombre concerne plus d’une unité variante, le total de cette colonne serait sujet à une inflation du nombre réel de citations consultées. 77 Ce pourcentage de variation comporte une ressemblance saisissante avec celle notée par Gignac entre les différents groupements de manuscrits des Homélies sur les Actes  : voir F.T. Gignac, « Messina, Biblioteca Universitaria, Cod. Gr. 71 and the Rough Recension of Chrysostom’s Homilies on Acts  », Studia Patristica  12 (1975), p. 30-37.

« Invariablement byzantin » ?

193

la leçon du texte ne correspond ni à NA28 ni à RP, ce qui signifie que la grande majorité des différences entre le texte du Sab. 20 et celui de Migne correspond aux différences entre RP et le « texte initial » qui se lit dans NA28.

6. Données comparatives du Nouveau Testament Afin de proposer des chiffres de comparaison sur le même ensemble d’unités variantes en utilisant la même méthode d’analyse, j’ai aussi mis en tableau ces unités variantes contenues dans une petite sélection de manuscrits de l’Épître aux Romains 78. Pour chaque cas, j’ai pris en compte dans le tableau la leçon de première main partout où le manuscrit offre bien le texte. Si la variante concernait la présence ou l’absence d’un mot et que le mot précédant ou suivant l’unité variante était manquant, cette unité variante était aussi considérée comme absente dans le manuscrit. Les iotacismes qui n’affectaient pas le sens ont été ignorés si l’accord avec NA28 ou avec RP était clair. lieux

NA28

RP

Papyrus Chester Beatty II Inv. 6238 - P46

73

71%

15%79

Codex Sinaiticus - GA 01

150

90%

5%

Codex Alexandrinus - GA 02

150

79%

17%

Codex Vaticanus - GA 03

152

89%

7%

Codex Ephraemi Rescriptus - GA 04

98

76%

16%

Drama, Monê Kosinitsês 3 - GA 1424

152

5%

93%

La différence frappante entre GA 1424 et les premiers codices confirme que les unités variantes rassemblées permettent de distinguer de manière efficace différentes formes textuelles. En outre, il est utile de noter que le pourcentage de différence concernant l’accord avec le texte byzantin entre GA 02 et le Sab.  20 (36%) est très proche du pourcentage entre le Sab. 20 et Migne (32%). Autrement dit, le codex Alexandrinus a avec le Sab. 20, en termes de concordance avec le texte byzantin, un rapport similaire à celui du Sab. 20 avec la forme textuelle qui se lit dans Migne. Comme le Sab. 20 date du ixe siècle, il faut garder à l’esprit la possibilité que son texte ait subi des altérations textuelles entre le ive et le ixe siècle dans la même proportion

78 Pour P46, GA  01, 02, 03 et 04 j’ai utilisé les transcriptions disponibles sur  ; pour GA 1424, j’ai travaillé à partir des images du manuscrit disponibles sur . 79 Les pourcentages restants dans ces manuscrits s’expliquent par les endroits où la leçon ne s’accorde ni avec NA28 ni avec RP.

194

Peter Montoro

que celles subies entre le ixe siècle et 1718, date de l’édition de Montfaucon reproduite par Migne.

7. Un problème spécifique : la place de la doxologie et de la / des bénédiction(s) Le problème textuel le plus frappant dans l’Épître aux Romains – à vrai dire l’un des plus difficiles de tout le Nouveau Testament – est la place relative de la doxologie et de la ou des bénédiction(s). Une des choses les plus surprenantes que j’ai découvertes en transcrivant le Sab. 20 est que la doxologie, systématiquement placée en Rm 14,24-26 dans le texte byzantin (et de même dans toutes les éditions imprimées des Hom. in Rom.), se trouve dans le Sab. 20 en Rm 16,25-27. La bénédiction (contrairement à RP, les deux bénédictions sont identiques) est quant à elle présente à la fois en Rm 16,20b et en Rm 16,28. Cet ordre particulier est tellement inhabituel que Gamble, qui est l’auteur de la plus importante étude entreprise sur le problème, note que «  le minuscule 630, qui donne la doxologie après le ch. 16 seulement, a un texte unique qui place la bénédiction, sous une même forme, en 16,20b et (après la doxologie) en 16,28 80. » Gamble a raison de dire que les deux bénédictions sont identiques (sans ajout de πάντων dans la seconde), mais si l’on consulte ce manuscrit, on se rend compte que la seconde bénédiction se lit en réalité avant la doxologie (en Rm  16,24) 81. En comparant les données du Text und Textwert pour les unités variantes concernées, on constate que seuls les manuscrits 256, 263, 365, 436, 1319, 1573*, 1852, 1962, 2194 - n’ont pas de doxologie en Rm 14,24-26, - contiennent la doxologie en 16,25-27, - contiennent une bénédiction en 16,20 - et contiennent aussi une bénédiction en 16,28. Même s’il y a dans ces manuscrits quelques légères variations quant à la forme précise de chacune des bénédictions, dans aucun d’entre eux la seconde bénédiction ne correspond à la forme textuelle de la seconde bénédiction (sans πάντων) qui se lit dans le 630 et le Sab. 20. En ce qui concerne le réarrangement textuel des Hom. in Rom. en ellesmêmes, les informations fournies par le manuscrit égyptien Syr. 19, le seul 80 H.Y. Gamble, The Textual History of the Letter to the Romans: A Study in Textual and Literary Criticism, Grand Rapids (MI), 1977, p. 130. 81 K. Aland (éd.), Text und Textwert der griechischen Handschriften des Neuen Testaments, II. Die paulinischen Briefe, Band 1: Allgemeines, Römerbrief und Ergänzungsliste, Berlin, 1991, p. 446, indique que πάντων est présent en Rm 16,24 dans 630, ce qui est également incorrect. Néanmoins, il ne fait pas l’erreur de Gamble en plaçant cette seconde bénédiction en Rm 16,28.

« Invariablement byzantin » ?

195

témoin syriaque des Hom. in Rom. qui soit toujours conservé et lisible, et qui précède le Sab. 20 d’au moins deux siècles, sont plutôt remarquable. Même si aucune image ou transcription de ce manuscrit n’est encore disponible, les incipits de chacune des homélies figurent dans le catalogue. L’incipit de la 27e  homélie, qui commence avec Rm  14,24 dans toutes les éditions imprimées, commence, selon le catalogue, avec Rm 15,1, tout comme dans le Sab. 20 82. En attendant des conclusions finales, pour lesquelles l’accès au manuscrit ou à des images de celui-ci serait nécessaire, le syriaque confirmerait donc que la plus frappante différence entre le Sab. 20 et le texte de Migne précède de façon significative les plus anciens manuscrits grecs des Hom. in Rom.

Conclusion Dans le Sabaiticus 20 comme dans Migne, les lemmes sont intimement liés au commentaire de Chrysostome. Malgré cela, dans le Sab. 20, aussi bien les lemmes que leurs répétitions dans le commentaire révèlent un texte très différent de celui que l’on trouve dans les éditions imprimées ; et ce texte, tout en s’accordant avec beaucoup de variantes byzantines isolées, est bien loin d’être « invariablement byzantin ». Ce texte de l’Épître aux Romains a certainement commencé un processsus d’évolution vers le texte byzantin, il est considérablement moins avancé dans cette évolution que le texte lu dans les éditions imprimées des Hom. in Rom. Au vu de la différence entre le Sab. 20 et Migne, il nous faut au moins considérer la possibilité que la forme textuelle du Sab. 20 ait elle-même été en évolution pendant un temps et que le texte de Rm dont Chrysostome a fait l’exégèse au ive siècle avait même encore moins d’exemples de rapprochement avec le texte byzantin, peut-être à peine plus que ce qui a déjà été trouvé dans l’Alexandrinus. Il est également possible que l’inverse se soit produit, en imaginant que quelqu’un, à un moment de la transmission de l’œuvre, ait de façon intentionnelle ou non rendu le texte de Chrysostome moins byzantin, ce qui aboutirait au texte de Rm qui se lit dans le Sab. 20 . Si cette hypothèse était confirmée83, ce serait là une anomalie extraordinaire, 5

82 S.P. Brock – L. Van Rompay, Catalogue of the Syriac Manuscripts, op. cit., p. 98. Merci à David Taylor, Ian Mills et Jeremiah Coogan pour leur aide quant au syriaque. 83 D’après des recherches en cours sur la tradition trextuelle des Hom. in Rom., menées à la suite de la présente étude, le Sab. 20 et ses proches ont bel et bien pu altérer parfois le texte en l’éloignant des leçons byzantines et en le rapprochant de celui de NA28 : voir P. Montoro et R. Turnbull, « Revising the Repetitions: The Relative Textual Stability of Repeated Patristic Citations as a Window into the Transmission History of Patristic Exegesis—Chrysostom’s Homilies on Romans as an Initial Test Case », Sacris Erudiri, à paraître (2021).

196

Peter Montoro

qui irait contre la tendance généralisée des œuvres patristiques à une conformité toujours accrue au texte byzantin lors de leur transmission manuscrite 84. Bien sûr, cette étude n’est qu’une enquête préliminaire. Une énorme quantité de travail reste encore à accomplir sur la tradition manuscrite de cette importante œuvre patristique. Pourtant, à ce stade, il semble indiscutable que le texte de Rm cité par Chrysostome a subi, à de nombreux endroits, les mêmes transformations que les manuscrits de Rm 85. Heureusement, comme le montre le tableau ci-dessus, la plupart de ces variantes sont vraiment mineures et relativement peu d’entre elles affectent le sens. Cela est bien sûr également vrai pour la plupart des variantes trouvées dans les manuscrits de l’Épître aux Romains. Néanmoins, il ne faut pas oublier, lorsque l’on entreprend d’utiliser les Hom. in Rom. comme 84 Les mots de G.D. Fee, « Modern Textual Criticism and the Revival of the Textus Receptus  », Journal of the Evangelical Theological Society  21/1 (mars  1978), p.  19-33, ici p.  26-27, restent vrais  : «  Ces huit dernières années, j’ai collecté les données des écrits patristiques grecs sur Luc et Jean pour l’International Greek New Testament Project. Dans toute cette masse, j’ai trouvé une constante invariable  : une bonne édition critique du texte d’un Père, ou la découverte d’un manuscrit ancien, fait toujours passer le texte du Nouveau Testament lu par ce Père loin du textus receptus et plus près du texte de nos éditions critiques modernes. C’est particulièrement vrai d’un Père tel que Chrysostome, dont les textes ont été copiés des centaines de fois partout dans l’Église grecque. » 85 Sur le phénomène plus large de transformation des citations scripturaires au cours de la transmission des écrits exégétiques de Chrysostome, voir ce qu’écrit G. Bady sur « l’harmonisation du texte biblique cité par l’auteur sur la vulgate byzantine » : « à un moment donné, un copiste a travaillé à partir de deux modèles, le manuscrit de Chrysostome à copier et sa bible byzantine ; lorsqu’il y avait une citation manifeste (généralement indiquée par une sorte de chevron en marge appelé διπλῆ), il remplaçait le texte par le passage correspondant dans sa bible » : G. Bady, « La tradition des œuvres de Jean Chrysostome, de la transmission à la transformation », Revue des Études Byzantines 68 (2010), p. 149-163, ici p. 153-154. Voir aussi son analyse des transformations du texte des Proverbes dans le commentaire sur ce livre attribué à Chrysostome, ainsi que dans les citations chrysostomiennes de l’Ecclésiaste : G.Bady, Le Commentaire inédit sur les Proverbes attribué à Jean Chrysostome : introduction, édition critique et traduction, thèse, Univ. Lumière-Lyon 2, 2003 (surtout p. 40-43), et « L’Ecclésiaste chez Jean Chrysostome », dans L. Mellerin (éd.), La réception du livre de Qohelet (Ier-XIIIe siècle), Paris, 2016, p. 149-161. Bien que je ne sois pas persuadé que les homélies In Iohannem soient une œuvre composite à travers laquelle nous aurions accès à un « Évangile pré-johannique » (point que je compte traiter plus en détail dans une future publication), le travail de M.-É. Boismard et A. Lamouille fournit un autre exemple frappant de la façon dont si souvent les citations bibliques dans les œuvres patristiques ont été transformées au cours de leur transmission : M.-É. Boismard – A. Lamouille, Un Évangile pré-johannique, vol. I. Jean 1,1 – 2,12, t. I-II (Études bibliques, 17-18), Paris, 1993.

« Invariablement byzantin » ?

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source pour la critique textuelle du Nouveau Testament, que l’écart entre nos plus anciens manuscrits de Rm et la période de sa composition est considérablement plus petit que l’écart entre nos plus anciens manuscrits des Hom. in Rom. et le moment où elles ont été prononcées. Chaque manuscrit des Hom. in Rom., comme chaque manuscrit de Rm, contient un texte qui est au moins aussi ancien que lui-même, mais qui n’est pas nécessairement ou manifestement plus ancien. Par conséquent, plutôt que de citer des éditions des Hom. in Rom. du xixe siècle comme témoignage pour le ive siècle, nous devrions citer une sélection de manuscrits des ixe et xe siècles comme témoignage pour les ixe et xe siècles. L’impressionnante fréquence avec laquelle les œuvres de Chrysostome ont été copiées tout au long de leur transmission n’a pas seulement assuré leur préservation, mais a également garanti la transformation du texte qu’elles contiennent. Le texte de l’Épître aux Romains dans le Sabaiticus  20 est simplement une pièce du puzzle qui en résulte.

Jérôme drouet

L’art du tissage scripturaire dans la prédication de Jean Chrysostome : l’exemple des homélies Peccata fratrum non evulganda et Non esse desperandum On sait l’admiration sans borne de Jean Chrysostome pour l’apôtre Paul, « le plus parfait de tous les hommes […], ce fameux fabricant de tentes, celui qui a enseigné l’univers1  ». Tisserand, l’Antiochien semble l’être lui-même dans sa façon créative et artisanale – oserait-on dire – de tresser les Écritures au tissu (textus) de sa parole homilétique. Notre propos sera d’illustrer humblement – au regard de l’océan que constitue le corpus des prédications chrysostomiennes – quelques aspects de cet art du tissage scripturaire à travers l’exemple des homélies successives Peccata fratrum non evulganda2 (PG 51, 353-364) et Non esse desperandum (PG 51, 363-372). Ces deux prédications forment une sorte de diptyque sur la prière. Leur continuité a été mise en évidence par Tillemont3 à la lumière de plusieurs échos significatifs d’une homélie à l’autre. L’établissement de cette séquence a été ensuite admis par les chercheurs chrysostomiens dans leur ensemble4. 1 2

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Sur l’égalité du Père et du Fils, hom. 8, l. 188-190 (A.-M. Malingrey, SC 396, Paris, 1994, p. 182-183) : ἁπάντων ἀνϑρώπων ἀμείνων […] ὁ σκηνοποιὸς ἐκεῖνος, ὁ τῆς οἰκουμένης διδάσκαλος. Pour une part notable, l’homélie 49 In Gen. (inscrite dans le commentaire suivi de la Genèse) s’avère proche de Peccata. De profondes convergences impliquent, d’une part, Peccata, 6-9 (PG 51, 358.61 – 362.2) et, d’autre part, In Gen. hom. 49, 1-4 (PG 54, 445.15 – 447.44). L.S. Lenain de Tillemont, Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiastique des six premiers siècles, t. XI, Paris, 1706, p. 624, note CXVIII. Voir notamment la Clavis Patrum Graecorum qui répertorie à la suite ces homélies, comme dans la PG  : Peccata fratrum non evulganda (CPG  4389) et

10.1484/M.CBP-EB.5.128138

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Gianluca Masi, qui a réalisé l’édition critique de ces deux sermons5, a émis, plus largement, l’hypothèse d’un cycle d’homélies consacrées à la prière6  : s’appuyant sur un réseau de correspondances, le chercheur transalpin a évoqué la possible inscription de ces deux prédications dans un tel ensemble, à côté de la cinquième homélie Sur l’incompréhensibilité de Dieu (SC 28bis) et des deux homélies De precatione (PG 50, 775-780 et 779-786, CPG 4516). En tout état de cause, dans les homélies Peccata fratrum non evulganda et Non esse desperandum, le propos du prédicateur, s’il donne parfois une impression de « décousu7 » de la conversation, n’en demeure pas moins tissé en profondeur par les Écritures.

1. Des citations scripturaires en surimpression La répétition de plusieurs citations bibliques au gré de l’exégèse laisse transparaître l’intention didactique et pastorale de l’Antiochien. En faisant résonner certains versets (acte catéchétique au sens étymologique du terme), le Père grec donne en effet davantage d’épaisseur au propos scripturaire et le présente comme un repère pour l’auditeur.

Isaac, un modèle d’orant mis en relief (Gn 25, 21) De la lecture liturgique du jour mentionnée dans l’homélie Peccata, Chrysostome fait ressortir une partie substantielle du verset 21 de Gn  25, qui, dans sa forme intégrale, se lit ainsi dans la Septante : Or Isaac priait le Seigneur au sujet de Rébecca sa femme, parce qu’elle était stérile. Dieu l’exauça et Rébecca sa femme fut enceinte8.

Cette évocation de la prière fructueuse d’Isaac en faveur de son épouse infertile s’avère exploitée de façon singulière par le pasteur. De fait, ce verset est cité à trois occasions, les deux premières fois en ces termes : « Isaac priait,

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Non esse desperandum (CPG 4390). G.  Masi, Per un’edizione critica dell’omelia Peccata fratrum non evulganda di San Giovanni Crisostomo, tesi di laurea, Univ. de Florence, 1998 ; Per un’edizione critica dell’omelia Non esse desperandum (PG  51, 363-372) di San Giovanni Crisostomo, thèse de doctorat, Univ. de Florence, 2007. Cf. G.  Masi, «  Un ciclo di omelie del Crisostomo De precatione  ?  », dans F.P. Barone, C. Macé et P.A. Ubierna (éd.), Philologie, herméneutique et histoire des textes entre Orient et Occident. Mélanges en hommage à Sever J.Voicu (Instrumenta Patristica et Mediaevali, 73), Turnhout, 2017, p. 951-976. Cf. B. Vandenberghe, Saint Jean Chrysostome et la parole de Dieu, Paris, 1961, p. 158. Ἐδέετο δὲ ᾿Ισαὰκ κυρίου περὶ Ῥεϐέκκας τῆς γυναικὸς αὐτοῦ, ὅτι στεῖρα ἦν· ἐπήκουσε δὲ αὐτοῦ ὁ ϑεός, καὶ συνέλαβεν ἐν γαστρὶ Ῥεϐέκκα ἡ γυνὴ αὐτοῦ ; trad. M. Harl, La Genèse (La Bible d’Alexandrie, 1), Paris, 1986, p. 208.

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dit l’Écriture, pour Rébecca sa femme parce qu’elle était stérile9 », la troisième dans les termes suivants : « Isaac priait, dit l’Écriture, pour Rébecca sa femme et Dieu l’exauça10 ». Dans les trois cas, la citation de Gn 25, 21 apparaît partielle : non seulement Jean omet le génitif κυρίου dans chaque emploi11, mais encore – élément plus significatif – il fragmente le propos scripturaire de façon notable dans les deux premières occurrences, n’indiquant que la première partie du verset. De surcroît, dans l’ultime citation, qui est un peu plus étendue, l’orateur passe sous silence la fin du verset où se réalise explicitement la fécondité accordée par Dieu à Rébecca (καὶ συνέλαβεν ἐν γαστρὶ Ῥεϐέκκα ἡ γυνὴ αὐτοῦ). Une telle appropriation des propos scripturaires par le prédicateur, amplifiée par un jeu d’échos, paraît répondre à une volonté d’édifier les fidèles. En effet, les citations de Gn 25, 21 produites par l’Antiochien attirent d’abord l’attention sur le début du verset, centré sur la prière du patriarche (Ἐδέετο Ἰσαὰκ περὶ τῆς γυναικὸς αὐτοῦ, ὅτι στεῖρα ἦν) : la place initiale du verbe Ἐδέετο présente dans la Septante s’accorde en l’occurrence avec la primauté de l’oraison que le pasteur s’emploie à mettre en exergue. Tout en facilitant la mémorisation des fidèles, la triple reprise des paroles issues de Gn  25, 21 reflète mimétiquement la persévérance montrée par l’orant qu’est le mari de Rébecca. L’anaphore des propos bibliques figure en ce sens la réitération des prières d’Isaac à l’intention de son épouse inféconde. Enfin, la dernière citation de Gn  25, 21 joue un rôle singulier par la variation qu’elle comporte et vient «  couronner  » l’enseignement exposé. D’une part, en effet, s’y trouve « effacée » la mention de la stérilité de Rébecca comme si, à travers la disparition lexicale de l’infertilité, était concrétisé l’exaucement des intercessions formulées par le juste. D’autre part, le relatif allongement de la citation en comparaison des deux précédentes fait office de révélation et met en lumière le fruit obtenu par la prière assidue d’Isaac12. Peccata, 6 (PG  51, 359.2-3 et 8-9)  : Ἐδέετο, φησίν, Ἰσαὰκ περὶ Ῥεϐέκκας τῆς γυναικὸς αὐτοῦ, ὅτι στεῖρα ἦν. 10 Peccata, 9 (PG 51, 361.29-31) : Ἐδέετο, φησίν, Ἰσαὰκ περὶ Ῥεϐέκκας τῆς γυναικὸς αὐτοῦ, καὶ ἐπήκουσεν αὐτοῦ ὁ ϑεός. 11 Usage constant chez Chrysostome lorsqu’il cite ce verset. Cf. In Gen. hom. 49, 1 (PG  54, 445.16)  ; 4 (PG  54, 447.21-2, puis 38)  ; In Ep. ad Ephesios hom.  24, 4 (PG 62, 173.51-52). 12 À titre de comparaison, l’homélie 49 In Gen. présente elle aussi trois reprises de Gn  25, 21  : Ἐδέετο γάρ, φησίν, Ἰσαὰκ περὶ Ῥεϐέκκας τῆς γυναικὸς αὐτοῦ ὅτι στεῖρα ἦν, « Isaac priait, dit en effet l’Écriture, pour Rébecca sa femme parce qu’elle était stérile » (1, PG 54.445.16-17) ; Ἐδέετο γάρ, φησίν, Ἰσαὰκ περὶ Ῥεϐέκκας τῆς γυναικὸς αὐτοῦ, ὅτι στεῖρα ἦν, καὶ ἐπήκουσεν αὐτοῦ ὁ ϑεός, « Isaac priait, dit en effet l’Écriture, pour Rébecca sa femme parce qu’elle était stérile, et Dieu l’exauça » 9

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La répétition de ce verset semble ainsi servir un dessein pastoral  : il s’agit pour Chrysostome d’illustrer la puissance de l’oraison à travers un exemplum biblique marquant offert par la lecture du jour.

Lc 18, 13 et Gn 30, 1 : deux supplications en contrepoint Un autre de type de surimpression scripturaire sur le mode de l’anaphore est créé par Chrysostome dans l’homélie Non esse desperandum lorsqu’il fait entendre la voix de deux orants bibliques. D’abord, en effet, notre auteur met en relief la supplication du publicain de la parabole lucanienne (Lc 18, 13) qu’il cite à deux reprises : En effet, si ce publicain, pour avoir dit en se frappant la poitrine  : Montre-toi favorable au pécheur que je suis (Ἱλάσϑητί μοι τῷ ἁμαρτωλῷ), est reparti plus justifié que le pharisien (ἀπῆλϑε δεδικαιωμένος ὑπὲρ τὸν Φαρισαῖον), quelle assurance avons-nous à juste titre, nous qui en peu de temps avons montré une si grande contrition ? […] Celui qui vivait dans de si nombreux vices est parvenu par de simples mots à bannir ces déshonneurs et à obtenir plus qu’il n’avait demandé. En effet, il avait supplié lui-même en disant  : Montre-toi favorable au pécheur que je suis14 (Ἱλάσϑητί μοι τῷ ἁμαρτωλῷ). Et non seulement Dieu lui fut favorable mais il le justifia davantage que le pharisien (ἐδικαίωσεν αὐτὸν ὑπὲρ τὸν Φαρισαῖον)13.

Par la répétition de Lc 18, 13, Bouche d’or met en avant la prière ardente du taxateur. L’omission de l’apostrophe Ὁ ϑεὸς14, fréquente chez l’Antiochien quand il cite ce verset15, rend cette imploration plus spontanée, comme jaillie du cœur. En outre, après chacune de ces citations, le pasteur fait référence à la première partie de Lc 18, 14 (ἀπῆλϑε δεδικαιωμένος ὑπὲρ τὸν Φαρισαῖον / ἐδικαίωσεν αὐτὸν ὑπὲρ τὸν Φαρισαῖον)16 et souligne ainsi, par la prééminence

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(4, PG 54, 447.21-23) ; Ἐδέετο Ἰσαὰκ περὶ τῆς γυναικὸς αὐτοῦ, ὅτι στεῖρα ἦν, « Isaac priait pour sa femme parce qu’elle était stérile » (4, PG 54, 447.38-39). Ces citations insistent elles aussi sur la prière persévérante d’Isaac  ; toutefois, leur ordre ne souligne pas autant l’aboutissement fécond des supplications du patriarche. Non esse desperandum, 1 (PG  51, 365.20-24 et 365.31-36). Voir aussi l’article de L. Brottier, «  L’importance de l’Évangile de Luc dans l’œuvre de Jean Chrysostome », supra, p. 143-159. Cf. Lc 18, 13 : Ὁ ϑεός, ἱλάσϑητί μοι τῷ ἁμαρτωλῷ. Ô Dieu, montre-toi favorable au pécheur que je suis. Cf. par ex. Sur l’incompréhensibilité de Dieu, hom.  5, l.  539-541 (J. Daniélou, A.-M. Malingrey et R. Flacelière, SC  28bis, Paris, 1970, p.  316-317)  ; In Acta hom. 15, 5 (PG 60,125.65-66) ; In Ep. ad Rom. hom. 25, 6 (PG 60, 635.44-45) ; In Ep. ad Hebr. hom. 27, 5 (PG 63.190.8-9, 30-31 et 37) ; Hom. sur Ozias 6, 3, l. 76 (J. Dumortier, SC 277, Paris, 1981, p. 220). Cf. Lc 18, 14  : Λέγω ὑμῖν, κατέβη οὗτος δεδικαιωμένος εἰς τὸν οἶκον αὐτοῦ ἢ γὰρ ἐκεῖνος· ὅτι πᾶς ὁ ὑψῶν ἑαυτὸν ταπεινωϑήσεται, ὁ δὲ ταπεινῶν ἑαυτὸν

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du publicain contrit sur le pharisien, les fruits d’une telle prière. Cette supplication remarquable d’humilité et de confiance en Dieu trouve un contrepoint marquant dans la demande inopportune formulée par Rachel, épouse de Jacob, dans la Genèse (Gn 30, 1) : De fait, [l’Écriture] dit les mérites des justes et leurs défauts, pour que nous évitions les uns et que nous cherchions à imiter les autres. Quand du moins sa belle-fille Rachel se lamentait auprès de son fils et que celui-ci la réprimanda, l’Écriture a rapporté les deux attitudes et ne les a pas cachées. En effet, lorsqu’elle dit  : Donne-moi des enfants, sinon je mourrai (Δός μοι τέκνα, εἰ δὲ μὴ, ἀποϑανοῦμαι), que dit cet homme ? Crois-tu que je sois Dieu, qui t’a privée du fruit de ton ventre ? (Μὴ ϑεὸς ἐγώ, ὃς ἐστέρησέ σε καρποῦ κοιλίας ; Gn 30, 2) Donne-moi des enfants (Δός μοι τέκνα). C’est là une demande de femme, et contraire à la raison (Γυναικώδης ἡ αἴτησις καὶ ἀλόγιστος). C’est à son mari qu’elle dit : Donne-moi des enfants (Δός μοι τέκνα), elle qui néglige le Maître de la nature  ? C’est pour cela que cet homme, en lui donnant une réponse assez tranchante, contint sa demande dénuée de raison (τὴν ἄλογον αἴτησιν) et lui apprit à qui elle devait demander17.

La triple reprise de cette prière de Rachel – qui apparaît comme une supplication désespérée et «  horizontale  », adressée à Jacob et non à Dieu – ne révèle ni une quelconque persévérance ni une éventuelle ferveur. Au contraire, la répétition de la requête Δός μοι τέκνα fait percevoir son caractère vain et déplacé18. Cette impression est confirmée à travers la réponse fournie en Gn  30, 2 par Jacob sous la forme d’une question rhétorique qui situe Dieu comme seul capable d’exaucer un tel vœu19. Jean insiste en ce sens sur l’égarement inhérent à la prière de Rachel : cette demande s’avère dénigrée non seulement par l’usage des mots ἀλόγιστος et ἄλογον, composés du préfixe privatif ἀ- et de la racine λόγος (« raison »), mais aussi par l’emploi de l’adjectif γυναικώδης (« de femme »), chargé d’un reproche de faiblesse20.

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ὑψωϑήσεται. Je vous le dis, ce dernier descendit chez lui justifié plutôt que l’autre, car quiconque s’élève sera abaissé, mais qui s’abaisse sera élevé. Non esse desperandum, 5, PG 51, 368.45-57. Chrysostome accentue ce phénomène dans l’homélie 56, 4 In Gen. (PG  54, 491.30-51). Le prédicateur y insère Gn  30, 1 de façon plus insistante encore en citant cinq fois la supplication Δός μοι τέκνα et en lui adjoignant à quatre reprises la suite du verset (εἰ δὲ μὴ, τελευτήσω ἐγώ). Dans l’homélie 56, 4 In Gen. (PG 54, 491.53-54), la citation des propos de Jacob (Gn 30, 2) met fin aux reprises de Gn 30, 1 et est suivie d’un discours fictif prêté à l’époux de Rachel où est explicitée l’attitude irritée du patriarche. Apparaît ainsi une nette antithèse entre la déraison de Rachel et la sagesse de Jacob. Cf. In Gen. hom. 56, 4 (PG 54, 491.32), où γυναικώδης, associé à l’adjectif ἀπερίσκεπτος (« inconsidéré »), déprécie également la supplication de Rachel.

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Par conséquent, par ces répétitions de Lc 18, 13 et Gn 30, 1, le prédicateur donne plus de relief à ces paroles de suppliants. Le contraste entre ces deux prières, l’une admirable, l’autre contestable, invite d’autant mieux les fidèles à se tourner vers Dieu avec une pleine confiance.

2. Le fil d’or des Écritures, « patron » du propos homilétique À côté de ces résonances édifiantes, Chrysostome crée d’autres échos scripturaires qui contribuent à structurer son propos : à des moments-clefs des homélies, le prédicateur insère ce fil d’or21 des Écritures, porteur de paroles précieuses.

La bordure dorée de l’homélie Non esse desperandum (Ep 3, 20-21) Jusqu’au dernier souffle de l’homélie Non esse desperandum, Jean fait siens les mots des Écritures : À celui qui peut tout faire infiniment au-delà de ce que nous demandons ou concevons (Ep 3, 20), à Dieu lui-même la gloire et la puissance pour les siècles des siècles. Amen22.

Cette doxologie constitue un cas intéressant au sein du corpus homilétique de Chrysostome. En effet, cette conclusion glorifiant Dieu se démarque de la formulation ordinairement employée par le Père grec, reconnaissable en particulier par l’expression χάριτι καὶ φιλανϑρωπίᾳ τοῦ κυρίου ἡμῶν Ἰησοῦ Χριστοῦ (« par la grâce et l’amour de notre Seigneur Jésus Christ »)23 qui précède la doxologie proprement dite. La clôture de l’homélie Non esse desperandum se distingue en ce qu’elle emprunte les mots de Paul en Ep 3, 20 (à travers une périphrase qui désigne Dieu) et recourt en partie aux termes du verset suivant (Ep 3, 21)24. Cette reprise illustre un souci pastoral de cohérence interne à l’homélie. De fait, l’Antiochien s’appuie sur ce même verset 20 d’Ep 3 au début du sermon : 21 Cf. Hom. sur Ozias 6, 1 : « C’est une tunique brodée d’or que le récit des Écritures, la chaîne est d’or, la trame est d’or », Πέπλος χρυσοῦς ἐστι τῶν γραφῶν ἡ διήγησις, ὁ στήμων χρυσός, ἡ κρόκη χρυσός (trad. J. Dumortier, SC 277, p. 206207). Je remercie Guillaume Bady de m’avoir rappelé cette référence. 22 Non esse desperandum, 6 (PG 51, 372.10-15) : Τῷ δὲ δυναμένῳ πάντα ποιῆσαι ὑπὲρεκπερισσοῦ ὧν αἰτούμεϑα ἢ νοοῦμεν, αὐτῷ τῷ ϑεῷ ἡ δόξα καὶ τὸ κράτος εἰς τοὺς αἰῶνας τῶν αἰώνων. Ἀμήν. 23 Chrysostome recourt très fréquemment à cette tournure. Sur l’emploi de cette formule propre à notre auteur, voir A. Wenger, « La tradition des œuvres de saint Jean Chrysostome. Catéchèses inconnues et homélies peu connues », Revue des Études Byzantines 14 (1956), p. 15. 24 Ep 3, 21 : À lui la gloire dans l’Église et dans le Christ Jésus pour toutes les générations dans les siècles des siècles. Amen (αὐτῷ ἡ δόξα ἐν τῇ ἐκκλησίᾳ καὶ ἐν Χριστῷ Ἰησοῦ εἰς πάσας τὰς γενεὰς τοῦ αἰῶνος τῶν αἰώνων· ἀμήν).

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En effet, il avait supplié lui-même en disant  : Montre-toi favorable au pécheur que je suis (Lc  18, 13). Et non seulement Dieu lui fut favorable mais il le justifia davantage que le pharisien. C’est pour cela que Paul dit : À celui qui peut tout faire infiniment au-delà de ce que nous demandons ou concevons (Ep 3, 20)25.

Dans le sillage de l’imploration du publicain (Lc  18, 13), récompensé pour son humilité, la citation d’Ep 3, 20 met en avant la puissance de Dieu, capable de réaliser l’inimaginable pour qui le prie ainsi. Par le recours à ce verset paulinien, Chrysostome passe du cas exemplaire de cet orant à un « nous » communautaire, dans lequel les fidèles peuvent se reconnaître. En ce sens, la résonance créée par la reprise in fine d’Ep 3, 20 viendra renforcer l’unité de la prédication et exhorter l’assemblée à la confiance en Dieu grâce à une clausule ajustée au propos du jour. Le prédicateur se fonde, qui plus est, sur la dimension conclusive26 et la teneur doxologique27 inhérentes à Ep 3, 20 et 21. Pour preuve, Chrysostome exploite ailleurs Ep 3, 20 pour signifier l’achèvement d’un propos28 ou pour formuler une prière29. Dans l’homélie Non esse desperandum, ces deux aspects se trouvent combinés puisque la citation scripturaire clôt l’homélie tout en glorifiant Dieu.

La règle d’or de Mt 5, 44  : une couture essentielle entre les deux prédications  La volonté de créer une continuité entre les deux prédications se traduit en particulier dans l’usage de Mt 5, 44, qui apparaît comme une charnière scripturaire significative entre les deux homélies. Ce verset de l’Évangile 25 Non esse desperandum, 1 (PG  51, 365.33-38)  : Αὐτὸς μὲν γὰρ ἠξίου λέγων, Ἱλάσϑητί μοι τῷ ἁμαρτωλῷ· (Lc  18, 13) ὁ δὲ ϑεὸς οὐχ ἵλεως μόνον, ἀλλὰ καὶ ἐδικαίωσεν αὐτὸν ὑπὲρ τὸν Φαρισαῖον. Διὰ τοῦτό φησιν ὁ Παῦλος· Τῷ δὲ δυναμένῳ πάντα ποιῆσαι ὑπὲρεκπερισσοῦ ὧν αἰτούμεϑα ἢ νοοῦμεν (Ep 3, 20). 26 Ces deux versets marquent la fin d’une prière de Paul en faveur des Éphésiens. 27 Le verset 20 contient le participe substantivé au datif singulier désignant Dieu (Τῷ δὲ δυναμένῳ… ποιῆσαι), « destinataire » de la doxologie, tandis que le verset suivant est centré sur le nominatif ἡ δόξα et s’achève sur la clausule de type liturgique εἰς πάσας τὰς γενεὰς τοῦ αἰῶνος τῶν αἰώνων· ἀμήν. 28 Cf. De decem millium talentorum debitore, 5 (PG 51, 26.57-59) ; Lettres à Olympias, VII, 2b, 21-23 (A.-M. Malingrey, SC  13bis, Paris, 1968, p.  138). Dans ces deux emplois, le verset paulinien permet d’achever et de confirmer un propos sur la bonté de Dieu envers ceux qui le supplient. 29 Cf. Ad pop. Antioch. hom. 21, 1 (PG  49, 211.26-27). La citation d’Ep  3, 20 s’inscrit dans une bénédiction qui se trouve au début de l’homélie à propos du dénouement heureux de l’affaire des statues à Antioche. Dans un autre passage, Expos. in Ps. 113, 5 (PG 55, 311.53 – 312.1), Chrysostome désigne la formulation exprimée en Ep 3, 20-21 comme bénédiction néotestamentaire (à côté d’Ep 1, 3).

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selon Matthieu revient en effet à la fin de Peccata et au début de Non esse desperandum : Tu ne songes pas que c’est un outrage envers Dieu que d’adresser une demande à Dieu contre ses ennemis  ? Et pourquoi est-ce un outrage  ? dira-t-on. Parce qu’il a dit lui-même  : Priez pour vos ennemis (Εὔχεσϑε ὑπὲρ τῶν ἐχϑρῶν ὑμῶν) et qu’il a introduit là une loi divine (καὶ τὸν ϑεῖον τοῦτον εἰσήγαγε νόμον). Quand donc tu supplies le législateur de révoquer ses propres lois (Ὅταν οὖν τὸν νομοϑέτην ἀξιοῖς τοὺς οἰκείους παραλύειν νόμους), quand tu l’implores d’instituer une loi qui le contredit (καὶ παρακαλῇς αὐτὸν ἀντινομοϑετεῖν ἑαυτῷ), et, celui qui t’a interdit de proférer des imprécations contre tes ennemis, quand tu le conjures de t’exaucer au moment où tu profères des imprécations contre tes ennemis, en agissant ainsi tu ne pries pas, tu n’implores pas, mais tu outrages le législateur (ὑϐρίζεις τὸν νομοϑέτην) et tu insultes celui qui doit te donner les biens qui viennent de la prière30. En effet, quand je vous exhortais à ne pas proférer d’imprécations contre vos ennemis, je vous disais aussi que nous irritons Dieu en agissant ainsi et que nous instituons une loi qui le contredit (ἀντινομοϑετοῦμεν αὐτῷ). En effet, il a dit lui-même : Priez pour vos ennemis (Εὔχεσϑε ὑπὲρ τῶν ἐχϑρῶν ὑμῶν) mais nous, en proférant des imprécations contre nos ennemis, nous le supplions de détruire sa propre loi (ἀξιοῦμεν αὐτὸν τὸν ἑαυτοῦ λῦσαι νόμον)31.

Pour mieux apprécier le traitement que le pasteur donne de ce propos scripturaire, il convient de se référer au verset tel qu’il se présente dans le texte matthéen : Eh bien ! moi, je vous dis : « Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent. » Ἐγὼ δὲ λέγω ὑμῖν· ἀγαπᾶτε τοὺς ἐχϑροὺς ὑμῶν καὶ προσεύχεσϑε ὑπὲρ τῶν διωκόντων ὑμᾶς.

Dans les deux homélies qui nous concernent, la double exhortation originellement présente chez l’évangéliste semble condensée et unifiée par Chrysostome à travers l’injonction Εὔχεσϑε ὑπὲρ τῶν ἐχϑρῶν ὑμῶν32. Une telle conflation des deux parties du verset, si elle n’est pas héritée d’un état textuel antérieur33, fait percevoir un accent pastoral sur la nécessité 30 Peccata, 11 (PG 51, 363.9-20). 31 Non esse desperandum, 1 (PG 51, 365.2-7). 32 Outre Peccata, 11 (PG 51, 363.12) et Non esse desperandum, 1 (PG 51, 365.5), la formulation concentrée Εὔχεσϑε ὑπὲρ τῶν ἐχϑρῶν ὑμῶν revient à plusieurs reprises chez notre auteur : In Matth. hom. 60, 2 (PG 58, 587.13-14) ; In Ep. II ad Cor. hom. 5, 4 (PG 61, 433.38-39) ; De futurae vitae deliciis, 4 (PG 51, 350.43). 33 Voir par ex. Justin, Apologie I, 14, 3 et 15, 9 (Ch.  Munier, SC  507, Paris, 2006, p. 164, l.17, et p. 170-171, l.29) ; Didachè, 1, 3 (W. Rordorf et A. Tuilier,

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d’intercéder pour ses adversaires. Grâce à cette exhortation plus concise, Jean rappelle à son auditoire à la fois la puissance de la prière et le danger des imprécations, thèmes centraux dans l’homélie Peccata. Marquée d’une densité susceptible de frapper les esprits, la citation de Mt 5, 44 s’ajuste ainsi à la prédication du pasteur. Le caractère essentiel de cette injonction du Christ s’avère souligné non seulement à travers la reprise de cette citation synthétique d’une homélie à l’autre, comme en écho, mais aussi par l’image de la loi qui vient définir cet impératif évangélique. Cette parole est en effet désignée comme « loi divine » (ϑεῖος νόμος), Dieu est présenté comme «  législateur  » (νομοϑέτης) et les hommes qui s’abaissent aux prières vindicatives semblent supplier Dieu de contredire cette loi qu’il a édictée (παρακαλῇς αὐτὸν ἀντινομοϑετεῖν ἑαυτῷ / ἀντινομοϑετοῦμεν αὐτῷ / ἀξιοῦμεν αὐτὸν τὸν ἑαυτοῦ λῦσαι νόμον). Cette caractérisation législative34 reliée à Mt 5, 44 revient d’ailleurs dans la suite de l’homélie Non esse desperandum : Vois-tu comment la prière ne suffit pas pour notre salut, si tu n’acceptes pas de prier selon ces lois que le Christ a instituées  ? Quelles lois a-t-il instituées  ? Il nous a ordonné de prier pour nos ennemis, même ceux qui nous affligent beaucoup35.

Ce verset de l’Évangile selon Matthieu ainsi relu par Chrysostome apparaît donc comme un « concentré » de la loi de piété et de charité à laquelle le fidèle ne doit pas contrevenir s’il veut suivre la voie du Christ en actes et en vérité. Couture profonde et essentielle entre les deux homélies, l’évocation de Mt 5, 44 renforce la continuité et la cohérence de l’enseignement dispensé par l’Antiochien d’un jour à l’autre.

3. Une manière inventive de tresser les références bibliques S’il instruit les fidèles grâce à certains versets repris comme des motifs, Chrysostome initie d’autres résonances, a priori plus complexes, par les liens typologiques qu’il tisse à partir des Écritures.

SC 248bis, Paris, 1998, p. 142-144). 34 L’Antiochien fait ailleurs allusion à ce passage scripturaire en le rattachant au motif de la loi ou du commandement : cf. In Matth. hom. 18, 5 (PG 57, 271.2-4 : τῶν δὲ ἐχϑρῶν, ἐπειδὰν νομοϑετῇ φιλεῖν τε καὶ εὔχεσϑαι ὑπὲρ αὐτῶν) ; Lettres à Olympias, VIII, 7a, 7-8 (SC 13bis, p. 184 : Καὶ σταυροῦσϑαι διηνεκῶς καὶ ἐχϑροὺς εὐεργετεῖν, παρϑενεύειν δὲ οὐκ ἐνομοϑέτησεν). 35 Non esse desperandum, 2 (PG  51, 365.55 – 366.2)  : Ὁρᾷς πῶς οὐκ ἀρκεῖ πρὸς σωτηρίαν ἡμῖν ἡ εὐχὴ, ἐὰν μὴ προσῇ τὸ κατ’ ἐκείνους εὔξασϑαι τοὺς νόμους, οὓς τέϑεικεν ὁ Χριστός ; Τίνας δὲ τέϑεικεν νόμους ; Ὑπὲρ τῶν ἐχϑρῶν εὔχεσϑαι, καὶ τῶν πολλὰ λυπούντων ἐκέλευσεν.

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Variations typologiques autour des matriarches36 Les femmes stériles, préfigurations de la Vierge Marie D’abord centré sur la prière d’Isaac pour son épouse, le propos du pasteur dans l’homélie Peccata met ensuite en valeur quatre figures féminines bibliques «  orientées37  » vers la Vierge Marie  : d’une part, les matriarches Sarah, Rébecca, Rachel, dans l’Ancien Testament et, d’autre part, Élisabeth dans le Nouveau. Rébecca la première se trouve associée à deux autres femmes stériles, Sarah et Rachel, qui sont elles-mêmes reliées à Isaac : Et Rébecca ne fut pas la seule à être stérile, il y eut aussi la mère d’Isaac, Sarah. En effet, Sarah avait été stérile, elle qui enfanta Isaac. Et ce n’est pas seulement sa mère qui avait été stérile, ni sa femme, mais aussi sa belle-fille, la femme de Jacob, Rachel. Que signifie donc ce chœur (χορός) de femmes stériles38 ?

À la triade Abraham-Isaac-Jacob vient correspondre celle qui réunit leurs épouses respectives. L’image théâtrale du chœur vient suggérer leur unité, comme si par leur histoire elles chantaient d’une même voix. Précisément, ce que semblent annoncer ces femmes par leur enfantement miraculeux, c’est la naissance singulière de Jésus : La femme stérile ouvre la voie (προοδοποιεῖ) à la Vierge. […] [Les] femmes stériles avaient pris les devants (προέλαϐον) afin que l’on croie à l’enfantement de la Vierge (ἵνα πιστευϑῇ τῆς παρϑένου ὁ τόκος)39. [Les] femmes stériles avaient pris les devants (προέλαβον) afin que l’on croie à l’enfantement de la Vierge (ἵνα πιστευϑῇ τῆς παρϑένου ὁ τόκος), afin qu’elle-même soit conduite par la main à la foi (ἵνα αὐτὴ χειραγωγηϑῇ πρὸς τὴν πίστιν) en cette annonce et en cette promesse40.

Ce rôle de préfiguration, exprimé par les verbes προοδοποιεῖ et προέλαϐον41 dotés du préfixe προ-, paraît accentué par Chrysostome. Si ces 36 Nous reprenons l’expression de C.  Chalier, Les Matriarches. Sarah, Rebecca, Rachel et Léa, Paris, 1985. 37 Selon la formulation de C. Broc-Schmezer, « La figure d’Anne, mère de Samuel, dans l’œuvre de Jean Chrysostome », Studia Patristica 41 (2006), p. 443. 38 Peccata, 6 (PG 51, 359.13-17). 39 Peccata, 7 (PG 51, 359.54-56). 40 Peccata, 8 (PG 51 360.35-38). 41 Cf. In Ioh. hom. 26, 2 (PG 59, 155.58 : στεῖραι προέλαϐον, et 62-63 : προοδοποιῶν τῇ πίστει τῆς παρϑενικῆς ὠδῖνος) où Chrysostome emploie ces verbes dans un contexte similaire.

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enfantements surnaturels doivent inciter chacun à croire à la conception virginale de Jésus (ce que reflète la reprise de la proposition finale ἵνα πιστευϑῇ τῆς παρϑένου ὁ τόκος), plus étonnamment, ces naissances semblent aussi conduire Marie elle-même à accorder foi à la parole transmise par l’ange. L’image du cheminement, tracée par les verbes προοδοποιεῖν et χειραγωγεῖν («  conduire par la main  »)42, confirme ce statut de guides dévolu aux femmes stériles. Le rôle essentiel des matriarches est également souligné lorsque Jean met en scène un bref dialogue fictif à visée apologétique : Quand un Juif te dit : « Comment la Vierge a-t-elle enfanté ? », dislui : « Comment la femme stérile et âgée a-t-elle enfanté43 ? »

L’interrogation polémique d’un Juif se trouve récusée par une question rhétorique qui tend à prouver, par une argumentation typologique, que le mystère de l’Incarnation s’inscrit en cohérence avec ces miracles relatés par le livre de la Genèse44. Les naissances miraculeuses, annonces de la résurrection Ces naissances accordées par Dieu aux matriarches ne sont pas seulement perçues comme des annonces de la naissance du Sauveur. Chrysostome invite en effet à relire ce dépassement de l’infécondité, en particulier dans le cas de Sarah, comme une préfiguration de la résurrection du Christ : Nous allons dire en effet comment le sein stérile de Sarah nous conduit par la main (χειραγωγεῖ) à la foi en la résurrection (πρὸς τὴν πίστιν τῆς ἀναστάσεως). Comment nous conduit-il donc par la main (χειραγωγεῖ)  ? De même que ce sein, qui était mort (νεκρὰ), ressuscita (ἀνέστη) par la grâce de Dieu et fit croître le corps vivant

42 Sur le sens pédagogique et pastoral du verbe χειραγωγεῖν chez l’Antiochien, voir C. Broc-Schmezer, « Théologie et philosophie en prédication : le cas de Jean Chrysostome  », Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques  97 (2013), p. 190-191. 43 Cf. Peccata, 7 (PG 51, 359.49-51 : Ὅταν λέγῃ πρὸς σὲ ὁ Ἰουδαῖος· Πῶς ἔτεκεν ἡ παρϑένος  ; Εἰπὲ πρὸς αὐτὸν· Πῶς ἔτεκεν ἡ στεῖρα καὶ γεγηρακυῖα  ;) et son parallèle, In Gen. hom. 49, 2 (PG 54, 445.59-61). 44 Dans l’homélie Non esse desperandum, 3 (PG  51, 367.9-11), Jean recourt à la même stratégie argumentative pour justifier la conception virginale de Jésus (ἵν’, ὅταν εἴπῃ σοι ὁ Ἰουδαῖος· Πῶς ἔτεκεν ἡ Μαρία ; Εἴπῃς αὐτῷ· Πῶς ἔτεκεν ἡ Σάρρα, καὶ ἡ Ῥεϐέκκα, καὶ ἡ Ῥαχήλ ;). Dans un contexte apologétique similaire – De mutatione nominum hom. 2, 3 (PG 51, 129.25-27) –, Bouche d’or se fonde sur une analogie entre la terre d’Éden, vierge et féconde, et Marie, vierge et mère. Sur ces raisonnements typologiques, voir C. Broc-Schmezer, Les figures féminines du Nouveau Testament dans l’œuvre de Jean Chrysostome. Exégèse et pastorale (EAA 185), Paris, 2010, p. 265-266.

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Jérôme Drouet (ζῶν) d’Isaac, de même, le Christ, qui était mort (νεκρωϑεὶς), s’est réveillé (ἠγέρϑη) par sa propre puissance45.

À la mort symbolisée par la stérilité de Sarah correspond la mort du Christ. À la vie générée par Dieu à travers la naissance d’Isaac fait écho la résurrection du Fils. Pour fonder ce rapprochement, le pasteur s’appuie sur l’autorité de l’Épître aux Romains : Et que mon propos ne soit pas forcé, écoute Paul le dire lui-même. En effet, il a dit au sujet d’Abraham : Il ne songea pas à la mort du sein de Sarah, mais il trouva sa force dans la foi et rendit gloire à Dieu, pleinement assuré que ce qu’il promet, il est aussi capable de le réaliser (Rm  4, 19-21), c’est-à-dire de faire que, de corps morts (ἀπὸ τῶν νεκρῶν σωμάτων), naisse un fils vivant (ζῶντα γεννηϑῆναι υἱόν). Puis, nous conduisant par la main (χειραγωγῶν) de cette foi à cette autre, il a ajouté : Cela fut écrit non seulement pour cet homme mais aussi pour nous. Pourquoi ? Nous à qui cela doit être accordé, dit-il, puisque nous croyons en celui qui a réveillé d’entre les morts Jésus notre Seigneur (Rm 4, 23-24). Ce qu’il dit se traduit ainsi : il a réveillé Isaac des corps morts (τὸν Ἰσαὰκ ἀπὸ νεκρῶν σωμάτων ἤγειρεν). C’est ainsi qu’il a aussi ressuscité son Fils, qui était mort (οὕτω καὶ τὸν υἱὸν ἀνέστησε, νεκρὸν γενόμενον)46.

La parole de Paul, citée en deux temps, poursuit l’œuvre de χειραγωγία initiée par Sarah et irrigue la démarche didactique de Chrysostome, chaque citation donnant lieu à une explicitation. La seconde reformulation, en particulier, expose une mise en parallèle qui fait d’Isaac un typus Christi47. Selon cette exégèse typologique, la naissance du fils de Sarah, relue comme une victoire sur la mort, vient préfigurer le Christ mort et ressuscité48. L’Antiochien présente en l’occurrence une interprétation christologique visiblement moins répandue que celle qui voit en Isaac offert en sacrifice et épargné (Gn 22) une figure annonciatrice de la Passion et de la résurrection du Sauveur49. 45 Non esse desperandum, 4 (PG 51, 367.44-49). 46 Non esse desperandum, 4 (PG 51, 367.49 – 368.1). 47 Selon les mots de Cyprien de Carthage, Ad Quirinum I, 20 (R.  Weber et M. Bévenot, CCSL 3, Turnhout, 1972, p. 20, l. 14), cités par J. Daniélou, « La typologie d’Isaac dans le christianisme primitif », Biblica 28 (1947), p. 374. 48 La même interprétation est présente dans l’Homilia dicta praesente imperatore, 3 (PG  63, 476.8-9  : τὴν γέννησιν δὲ τοῦ Ἰσαὰκ οὐκ ἄν τις ἁμάρτοι ἀναστάσεως τύπον προσειπών, « on ne saurait se tromper en désignant la naissance d’Isaac comme figure de la résurrection », et 21-23 : Δῆλον οὖν ὅτι ἡ γέννησις τοῦ Ἰσαὰκ τύπος ἦν τῆς ἀναστάσεως τοῦ Χριστοῦ, « Il est donc manifeste que la naissance d’Isaac était une figure de la résurrection du Christ »). 49 Sur cette exégèse plus fréquente, voir J. Daniélou, « La typologie d’Isaac… », art. cit., p. 371-374 et 386-387.

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Sarah, figure de l’Église Jean tresse un autre fil interprétatif concernant cette fécondité miraculeuse de Sarah. En effet, la mère d’Isaac, à l’origine d’une descendance aussi nombreuse que les grains de sable50, est aussi perçue comme une figure de l’Église, mère d’une foule de fidèles : Veux-tu aussi apprendre que cette stérilité est le symbole (σύμϐολον) d’une autre réalité  ? L’Église devait mettre au monde (ἀποκυῆσαι) la multitude des croyants. C’est donc pour que tu ne refuses pas de croire comment la femme infertile, infructueuse, stérile (ἡ ἄγονος, ἡ ἄκαρπος, ἡ στεῖρα) a enfanté que la nature stérile a pris les devants (προέλαϐεν), ouvrant la voie (προοδοποιοῦσα) à la stérilité par choix délibéré et Sarah est devenue la figure de l’Église (ἡ Σάρρα τῆς ἐκκλησίας ἐγένετο τύπος). En effet, de même que cette femme qui était stérile a enfanté dans sa vieillesse, de même, l’Église qui était aussi stérile a enfanté dans les derniers temps51.

Le prédicateur insiste sur la stérilité de Sarah à travers le rythme ternaire ἡ ἄγονος, ἡ ἄκαρπος, ἡ στεῖρα comme pour souligner le caractère extraordinaire de sa maternité et légitimer son statut de figure ecclésiale. L’Épître aux Galates, inspiratrice d’une telle typologie52, est ensuite citée comme fondement du parallèle exposé : Et que ce soit là une vérité, écoute Paul le dire encore en ces termes : Quant à nous, nous sommes les enfants de la femme libre (Ga 4, 31). En effet, c’est parce que Sarah est la figure de l’Église (ἡ Σάρρα τύπος ἐστὶ τῆς ἐκκλησίας), elle, la femme libre, qu’il a ajouté : nous sommes les enfants de la femme libre. Et encore  : Ainsi, mes frères, comme Isaac, nous sommes les enfants de la promesse (Ga 4, 28). Qu’est-ce à dire de la promesse ? De même que la nature n’a pas enfanté Isaac, ce n’est pas non plus la nature qui nous a enfantés mais la grâce de Dieu. Et encore : La Jérusalem d’en haut est libre et elle est notre mère (Ga 4, 26). Il s’agit là de l’Église. Vous êtes venus vers la montagne de Sion, dit Paul, et vers la cité du Dieu vivant, la Jérusalem céleste, et vers l’Église des premiers-nés (He 12, 22). Si donc la Jérusalem d’en haut est l’Église, Sarah est la figure de la Jérusalem d’en haut, comme il dit qu’elles sont deux, une qui enfante pour la servitude, c’est Agar (Ga 4, 24), mais la Jérusalem d’en haut est libre et elle est notre mère. Si donc Sarah est la figure de la Jérusalem d’en haut et que la Jérusalem d’en 50 Selon la promesse faite par Dieu à Abraham en Gn 13, 16. 51 Non esse desperandum, 4, PG 51, 368.1-9. 52 Chez Chrysostome, ce substrat scripturaire impliquant une évocation symbolique de Sarah transparaît notamment dans le commentaire In Ep. ad Galatas 4, 4 (PG 61, 663.8-29) et dans l’homélie 2 De mutatione nominum, 4 (PG 51, 131.12132.7), où la naissance d’Isaac, « enfant de la promesse », est reliée à celle de tout baptisé, en cohérence avec Ga 4, 28.

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Jérôme Drouet haut est l’Église, Sarah est la figure de l’Église (τῆς ἐκκλησίας τύπος ἐστὶν ἡ Σάρρα) d’après son enfantement et sa stérilité53.

Par une série de reprises et de reformulations redondantes, Jean entend rendre manifeste la caractérisation de Sarah comme image de l’Église au point d’achever son développement par une formulation syllogistique. La singulière maternité de Sarah connaît donc dans ces deux homélies un traitement riche puisqu’elle s’inscrit dans une triple typologie annonçant tour à tour les mystères de l’Incarnation, de la Rédemption et de l’Église.

Des entrelacs exégétiques originaux : Jonas et la pierre angulaire Outre ces variations exégétiques à partir d’une même figure, l’homélie Non esse desperandum fournit un cas intéressant de typologies associées. Après avoir souligné l’importance des figures (τύποι), le prédicateur amorce un détour axé sur le thème de la mort et lié à la figure de Jonas. Vient ensuite une explication éclairant le statut de précurseur attaché à ce prophète : En effet, c’est comme le monstre marin qui [a vomi Jonas] après trois jours (cf. Jon  2, 11), ne trouvant pas en lui la nourriture qui lui convenait proprement. En effet, la nourriture qui convient proprement à la mort, c’est la nature du péché. C’est de là qu’elle a été enfantée, c’est de là qu’elle a pris racine, c’est de là aussi qu’elle reçoit sa nourriture. C’est donc comme dans notre cas quand nous avalons une pierre à notre insu, alors la puissance de l’estomac tente d’abord de la digérer. Or, quand la puissance de l’estomac trouve une nourriture qui est étrangère à l’estomac et qui encore plus a été à son contact du fait de la puissance digestive, elle ne désintègre pas cette pierre mais perd sa propre force et de ce fait elle ne peut même pas retenir la nourriture précédente, mais, épuisée, elle vomit en même temps la pierre avec une grande douleur54.

Le rejet de Jonas par le monstre est relu comme une préfiguration de la résurrection du Christ, selon une interprétation de Jon  2, 11 qui n’est d’ailleurs pas isolée chez l’Antiochien55. Le prédicateur ne se contente toutefois pas d’exposer une analogie entre le fonctionnement de la digestion et Jonas, « corps étranger » pour le « ventre de la mort  » et, de ce fait, figure du Sauveur56. Il prolonge en effet ce lien 53 Non esse desperandum, 4 (PG 51, 368.9-27). 54 Non esse desperandum, 3 (PG 51, 367.20-33). 55 Cf. In Matth. hom. 43, 2 (PG 57, 459.11-12) ; In Ep. I ad Cor. hom. 41, 2 (PG 61, 356.53-55). Voir aussi In Ep. I ad Cor. hom. 24, 4 (PG 61, 204.11-16), où, sans faire allusion à l’épisode vétérotestamentaire, Chrysostome personnifie la mort qui vomit le Christ ressuscité et, à sa suite, l’humanité. 56 Cette image digestive associée au mystère de la Résurrection apparaît chez d’autres auteurs patristiques. Par exemple, Jérôme, Commentaire sur Jonas 2, 11,

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en l’entrelaçant à l’image vétérotestamentaire de la pierre de fondation qui désigne le Christ : Il en fut également ainsi à propos de la mort. Elle a avalé la pierre angulaire (Is 28, 16 LXX) et n’a pas eu la force de la digérer (Κατέπιε τὸν λίϑον τὸν ἀκρογωνιαῖον, καὶ οὐκ ἴσχυσεν αὐτὸν πέψαι). C’est de là que toute sa puissance s’est affaiblie. C’est pour cela qu’avec la pierre elle a rejeté aussi le reste de nourriture qu’elle gardait, lorsqu’elle vomit la nature humaine (τῶν ἀνϑρώπων συνεξεμέσας τὴν φύσιν). En effet, elle ne pourra même pas désormais retenir cette dernière jusqu’à la fin57.

La métaphore de la pierre angulaire (τὸν λίϑον τὸν ἀκρογωνιαῖον), formulée selon les termes d’Is 28, 16 (LXX) et relue comme une évocation du Christ en Ep 2, 20 et 1 P 2, 6, épouse la logique de l’évocation digestive : non seulement le Christ ressuscité s’avère « indigeste » pour la mort, mais il entraîne à sa suite tous ceux qui ont été engloutis par cette dévoreuse. Chrysostome croise donc non sans audace deux lectures typologiques très différentes qui annoncent le Christ. L’image du vomissement, qui permet de relier ces deux évocations, quoique triviale, n’en paraît cependant pas moins apte à marquer les esprits : le prédicateur fait ainsi entrevoir un mystère de la foi, procédant, si l’on peut dire, ad augusta per angusta.

4. L’art de « broder » dans le sillage des Écritures : éthopées de l’ange Gabriel Jean met en valeur le propos scripturaire d’une façon plus explicitement créative lorsqu’il déploie des discours fictifs dans la continuité de paroles bibliques. Par ces insertions inventives, non dénuées de théâtralité, le prédicateur vient préciser, voire traduire le sens des versets cités afin de les rendre plus accessibles aux auditeurs. C’est ainsi que dans l’homélie Peccata figurent tour à tour trois discours fictifs attribués à l’ange Gabriel afin d’éclairer l’exégèse d’une partie de la péricope lucanienne de l’Annonciation (Lc 1, 31-36) : Que répondit donc l’ange ? (Τί οὖν ὁ ἄγγελος  ;) L’Esprit saint viendra sur toi (Lc 1, 35). Ne cherche pas le cours de la nature, veutil dire (φησίν), quand ce qui advient surpasse la nature. N’envisage souligne la dimension symbolique de ce vomissement : « Il est donc commandé à ce Grand monstre, aux Abîmes et à l’Enfer de rendre à la terre le Sauveur, pour que celui qui était mort pour libérer ceux qui étaient retenus dans les liens de la mort emmène avec lui la foule vers la vie. L’expression ‘il vomit’ est à prendre dans un sens plus expressif (Quod autem scribitur evomuit, ἐμφατικώτερον debemus accipere) : du fin fond des centres vitaux de la Mort, la Vie s’est avancée, victorieuse ! » (trad. Y.-M. Duval, SC 323, Paris, 1985, p. 259). 57 Non esse desperandum, 3 (PG 51, 367.33-38).

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Jérôme Drouet pas le mariage ni les douleurs de l’enfantement quand la manière d’engendrer dépasse le mariage58. Et elle dit : Comment cela sera-t-il puisque je ne connais pas d’homme ? (Καὶ πῶς ἔσται τοῦτο, φησὶν, ἐπεὶ ἄνδρα οὐ γινώσκω ; Lc 1, 34) — Justement cela sera parce que tu ne connais pas d’homme (Καὶ μὴν διὰ τοῦτο ἔσται τοῦτο, ἐπεὶ ἄνδρα οὐ γινώσκεις). Si en effet tu avais connu un homme, tu n’aurais pas été jugée digne de te disposer à ce service. Ainsi, à cause de ce que tu refuses de croire, crois (Ὥστε δι’ ὃ ἀπιστεῖς, διὰ τοῦτο πίστευε). Or tu n’aurais pas été jugée digne de te disposer à un tel service, non pas parce que ce serait une mauvaise chose que le mariage, mais parce que c’en est une préférable que la virginité59. Écoute ce que dit l’ange (Ἄκουσον τί φησιν ὁ ἄγγελος) : L’Esprit saint viendra sur toi et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre (Lc 1, 35). C’est ainsi, veut-il dire (φησίν), que tu peux enfanter. Ne regarde pas vers la terre, c’est des cieux que vient cette action. Ce qui advient est une grâce de l’Esprit. Ne va pas chercher, je te prie, la nature ni les lois ni le mariage60.

Ces éthopées de l’ange Gabriel se situent comme «  extension du discours61  » scripturaire puisqu’à deux reprises elles viennent directement faire suite au même verset lucanien (Lc 1, 35) et en constituent une sorte de prolongement explicatif62. Le risque de confusion entre le discours fictif et le texte biblique semble restreint par les amorces qui précèdent la référence scripturaire (Τί οὖν ὁ ἄγγελος ; et Ἄκουσον τί φησιν ὁ ἄγγελος) et tendent à l’identifier comme telle, mais aussi, après citation, par l’emploi de l’incise φησίν marquée ici par une nuance volitive. De ce fait, le verset cité et son exégèse par l’éthopée ne sont pas dépourvus d’indices de différenciation, même si la délimitation n’apparaît pas nécessairement rigoureuse. La parole fictive vient accomplir un travail herméneutique en explicitant le verset scripturaire (ici Lc 1, 35 pour le premier et le troisième discours) par le biais de reformulations. En outre, le deuxième discours imaginé par l’Antiochien se présente comme une réponse à la question de Marie en Lc 1, 34, réponse que le fidèle Peccata, 7 (PG 51, 360.5-9). Peccata, 7 (PG 51, 360.9-16). Peccata, 8 (PG 51, 360.38-43). J. Kecskeméti, « Deux caractéristiques de la prédication chez les prédicateurs pseudo-chrysostomiens : la répétition et le discours fictif », Rhetorica 14 (1996), p. 24. 62 J. Kecskeméti, « Deux caractéristiques… », art. cit., p. 35. J. Kecskeméti insiste sur la méthode spécifique à Jean Chrysostome, qui se démarque de celle des prédicateurs pseudo-chrysostomiens : « Chez Chrysostome, la parole fictive est subordonnée à la parole citée, chez les prédicateurs pseudo-chrysostomiens, la hiérarchie s’inverse. »

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peut identifier comme fictive notamment par la présence de tournures paradoxales, fréquentes dans la prédication de Bouche d’Or. Ainsi, le motif d’interrogation exprimé par la Vierge se trouve retourné en critère d’affirmation (Καὶ μὴν διὰ τοῦτο ἔσται τοῦτο, ἐπεὶ ἄνδρα οὐ γινώσκεις) et la difficulté qu’elle semble éprouver à accorder foi à la promesse devient ellemême une raison de croire (δι’ ὃ ἀπιστεῖς, διὰ τοῦτο πίστευε)63. Gabriel est donc présenté comme un singulier porte-parole : outre son rôle traditionnel et conforme aux Écritures de messager du Très-Haut, l’archange devient ici un relais original de la parole du prédicateur.

5. Un récit retissé « sur mesure » : la réécriture en miniature de la parabole du débiteur impitoyable Une autre forme d’« adaptation » chrysostomienne se discerne dans la capacité – cette fois-ci narrative plutôt que théâtrale – à accorder le récit biblique au propos homilétique. Parvenant au terme de l’homélie Peccata, le pasteur éloquent retisse à sa manière la parabole du débiteur impitoyable, propre à l’Évangile selon Matthieu (Mt 18, 23-35) : Un homme devait dix mille talents à son maître. Or il ne pouvait le rembourser et le supplia de prendre patience (ἠξίου μακροϑυμῆσαι) afin que, une fois vendus sa femme, sa maison et ses enfants, la dette due au maître (ὄφλημα τὸ δεσποτικόν) fût acquittée. Mais en le voyant se lamenter, le maître (ὁ δεσπότης) en eut pitié et lui remit les dix mille talents. L’autre sortit et, trouvant un autre serviteur qui lui devait cent deniers, les lui réclama en l’étranglant (ἄγχων ἀπῄτει) avec une grande cruauté et une grande inhumanité (μετὰ πολλῆς τῆς ὠμότητος καὶ τῆς ἀπανϑρωπίας). En apprenant cela, le maître (ὁ δεσπότης) le fit jeter en prison et la dette de dix mille talents, qu’il lui avait remise auparavant, il la lui imposa de nouveau. C’est là le châtiment que reçut cet homme pour la cruauté dont il avait fait preuve envers son compagnon d’esclavage64.

Cette reformulation s’avère nettement condensée au regard de l’extrait néotestamentaire composé de treize versets65. Une telle concision fait ressortir plusieurs accentuations. D’abord, Chrysostome choisit d’attirer l’attention sur la figure du débiteur de dix mille talents, qu’il mentionne 63 Ce second paradoxe a peut-être pour arrière-plan scripturaire la parole de Jésus ressuscité adressée à Thomas (Jn 20, 27) et marquée par une antinomie entre le doute et la foi : καὶ μὴ γίνου ἄπιστος, ἀλλὰ πιστός, et ne deviens pas incrédule, mais croyant. 64 Peccata, 11 (PG 51, 363.35-47). 65 Comparativement, Chrysostome cite avec fidélité la majeure partie de cette péricope évangélique dans l’homélie qu’il lui consacre : De decem millium talentorum debitore, 2 (PG 51, 19.58-20.29).

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à l’ouverture et à la fin de ce micro-récit66, personnage dont il souligne l’extrême rudesse à travers l’expression oratoire et redondante μετὰ πολλῆς τῆς ὠμότητος καὶ τῆς ἀπανϑρωπίας. En outre, le pasteur s’abstient de reprendre les passages au discours direct, notamment ceux qui mettent en écho les deux appels successifs à la pitié dans le texte matthéen67. Dans le récit en miniature retissé par Chrysostome, les deux «  prières  » évoquées émanent à chaque fois du mauvais serviteur ; loin d’être similaires, ces deux demandes s’entrechoquent. L’une désigne en effet l’imploration qu’il adresse au créancier dont il espère la clémence (ἠξίου μακροϑυμῆσαι), tandis que l’autre correspond à la réclamation agressive de ce même débiteur auprès d’un de ses compagnons (ἄγχων ἀπῄτει). Cette dissonance saisissante donne à voir l’ingratitude et l’inhumanité de ce personnage. En « retaillant » ainsi ce passage issu des Écritures, le prédicateur dispose une pierre de fondation ajustée à l’exhortation à laquelle il se livre ensuite68 : Mais toi, observe à quel point tu es plus inflexible et plus insensible que cet homme quand tu profères des imprécations contre tes ennemis. Cet homme ne suppliait pas son maître de réclamer (Ἐκεῖνος οὐχὶ τὸν δεσπότην ἠξίου ἀπαιτῆσαι), mais il réclamait (ἀπῄτει) lui-même les cent deniers. Toi, c’est pour cette réclamation (ἀπαίτησιν) honteuse et interdite que tu implores même le Maître (τὸν δεσπότην). Cet homme, ce n’est pas sous les yeux de son seigneur, mais dehors qu’il étranglait son compagnon d’esclavage. Toi, c’est au moment même de la prière, quand tu te tiens devant ton roi, que tu agis ainsi. Et si cet homme, qui n’avait pas imploré son maître pour sa réclamation et qui agissait ainsi après être sorti, n’a obtenu aucun pardon, toi, qui incites ton Maître (τὸν δεσπότην) à cette vengeance interdite et qui agis ainsi sous ses yeux, quel châtiment, dis-moi, ne recevras-tu pas ? Mais au souvenir de cette inimitié, ta pensée enfle-t-elle et se gonflet-elle, ton cœur se soulève-t-il, et, en te souvenant de celui qui t’a causé du tort, est-ce que tu ne peux pas résorber le gonflement de ces raisonnements  ? Eh bien, oppose à cette enflure le souvenir 66 Dans la parabole de Matthieu, c’est l’action du roi-maître qui est évoquée au début (Mt 18, 23, où le roi entend régler ses comptes avec ses serviteurs) et à la clôture du récit (Mt 18, 34, où le maître finit par châtier le serviteur qui ne s’est pas montré clément envers son compagnon). 67 Cf. Mt 18, 26, qui présente la supplication du débiteur de dix mille talents (μακροϑύμησον ἐπ’  ἐμοί, καὶ πάντα ἀποδώσω σοι  : Prends patience envers moi et je te rembourserai tout), et Mt 18, 29, qui indique, en termes quasiment identiques, celle du σύνδουλος (μακροϑύμησον ἐπ’ ἐμοί, καὶ ἀποδώσω σοι : Prends patience envers moi et je te rembourserai). 68 Cf. G. Roskam, « Emancipatory Preaching: John Chrysostom’s homily Peccata fratrum non evulganda (CPG  4389) », dans Ch.L. De Wet – W. Mayer (éd.), Revisioning John Chrysostom. New Approaches, New Perspectives, Leiden – Boston, 2019, p. 200.

L’art du tissage scripturaire

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de tes péchés, la crainte de la punition qui approche. Souviens-toi combien tu as de comptes à rendre au Maître (τῷ δεσπότῃ), et que, pour tous ces comptes, tu lui dois des peines, et cette crainte vaincra entièrement cette colère puisque c’est là une passion bien plus puissante que l’autre. Au moment de la prière, souviens-toi de la géhenne, de la punition et du châtiment (γεέννης καὶ κολάσεως καὶ τιμωρίας) et tu ne pourras garder à l’esprit ton ennemi69.

Aux yeux de Chrysostome, ce contre-modèle qu’est le débiteur inhumain s’avère dépassé par quiconque oserait proférer des imprécations contre autrui. Le châtiment subi par cet homme insensible laisse attendre un sort plus sévère encore pour ceux qui orienteraient leurs prières contre leurs ennemis : le rythme ternaire γεέννης καὶ κολάσεως καὶ τιμωρίας insiste avec vigueur sur les implications eschatologiques de cette attitude et sur la peine potentiellement encourue. Ce qui semble spécifique dans l’exploitation de cette parabole, c’est son application à la question de la prière – centrale dans l’homélie Peccata – et non pas seulement à celle du pardon des offenses70, à laquelle l’apologue conçu par Matthieu se trouve pourtant profondément associé71. Ce déplacement vers le thème de l’imprécation s’opère par la reprise des verbes de demande  employés dans la narration synthétique. Par le recours au même verbe ἀπαιτεῖν (« réclamer »), la prière dirigée contre les ennemis est en effet reliée à la requête du serviteur intraitable. De surcroît, la figure du souverain mise en scène par l’évangéliste (Mt 18, 23 : ἀνϑρώπῳ βασιλεῖ ; Mt 18, 34 : ὁ κύριος) est ici désignée par le seul terme δεσπότης (« Maître »), périphrase privilégiée par Chrysostome pour nommer Dieu. Cette identité lexicale rend plus aisée la transposition de la parabole à la prière, qui n’est autre que la relation avec le Maître. La réécriture « sur mesure » de cette péricope semble ainsi mue par une volonté d’édifier les fidèles et de les exhorter à une vie de prière authentiquement évangélique.

69 Peccata, 12 (PG 51, 363.48 – 364.25). 70 Sur l’appel à la miséricorde, voir l’homélie 15, 11 In Matth. (PG 57, 238.7 s.), qui s’achève sur une évocation de ce récit évangélique suivie d’une exhortation à la bonté pour toutes sortes de débiteurs. 71 La parabole s’inscrit en effet à la suite des questions de Pierre en Mt  18,21  : Seigneur, lorsque mon frère commettra des fautes contre moi, combien de fois doisje lui pardonner ? Jusqu’à sept fois ? et vient illustrer la réponse donnée par Jésus en Mt 18, 22 : Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois. De plus, comme l’indique Chrysostome dans l’homélie De decem millium talentorum debitore, 7 (PG 51, 29.34-36), ce lien avec le pardon apparaît fondé sur l’image de la remise de la dette présente en Mt 6, 12 dans la prière du Notre Père.

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* Si l’exégèse peut apparaître comme « l’art de s’étonner devant les textes72 », Jean semble y exceller dans ces deux homélies tant la diversité inventive qu’il déploie révèle un lecteur amoureux des Écritures. Façonnés en profondeur par les références bibliques, ces sermons sur la prière reflètent un souci constant de «  conduire par la main  » chaque auditeur vers le Dieu qui aime les hommes (φιλάνϑρωπος)73. Au gré d’échos et de digressions, de motifs et de mises en scène, à l’appui de rapprochements et d’images dont il a le secret, le talentueux prédicateur renvoie sans cesse à l’enseignement fourni par «  les Testaments du Christ74  ». Par ce tissage oratoire complexe qui conjugue exégèse et pastorale, Chrysostome s’emploie à créer une étoffe de grand prix destinée aux fidèles : il cherche en définitive à les revêtir du plus précieux des manteaux, le Christ en personne75.

72 Selon la belle formule de Ch. Perrot, Marie de Nazareth au regard des chrétiens du premier siècle (Lectio divina, 255), Paris, 2013, p. 20. 73 Cf. par exemple à la fin de l’homélie Non esse desperandum, 6 (PG 51, 372.3-5) : Φιλάνϑρωπος γὰρ ὁ διδούς, καὶ οὐχ οὕτως ἡμεῖς ἐπιποϑοῦμεν λαϐεῖν, ὡς ἐκεῖνος ἐπιϑυμεῖ δοῦναι (« En effet, celui qui dispense ses dons aime les hommes et nous, nous n’aspirons pas à recevoir autant qu’il désire nous donner »). 74 Palladios, Dialogue sur la vie de Jean Chrysostome, V, 24-25 (A.-M. Malingrey et Ph. Leclercq, SC 341, Paris, 1988, p. 111). 75 Voir le propos de Chrysostome lorsqu’il commente l’exhortation de Paul aux Romains, Revêtez-vous du Seigneur Jésus Christ (Rm  13, 14)  : In Ep. ad Rom. hom. 24, 2 (PG 60, 624.3-4) : αὐτὸν τὸν δεσπότην δίδωσιν ἡμῖν ἱμάτιον, αὐτὸν τὸν βασιλέα (« [Paul] nous donne pour manteau le Maître lui-même, le roi luimême »).

Guillaume BAdy CNRS, HiSoMA (SouRCeS CHRétieNNeS), LyoN

Le « calame d’or » : Jean Chrysostome écrivain selon le Pseudo-Georges d’Alexandrie Tu as sillonné la mer de l’Écriture inspirée de Dieu et fait de ta langue un calame d’or, par lequel, calligraphe de la vie, tu as capturé vivants les fidèles pour qu’ils aillent sur le sentier du salut, précieuse Bouche d’or !

«  Calame d’or  »  : l’expression de cette ode, chantée lors de la fête de la translation de ses reliques le 27 janvier1, transpose et valorise dans le registre de l’écrit – en même temps qu’elle en expose l’équivalence –, la synecdoque 1

Analecta hymnica graeca, canons de janvier, canon 32, 1, ode 6 (A. Proiou et G.  Schirò, Analecta hymnica graeca e codicibus eruta Italiae inferioris, vol. 5, Rome, 1971, p. 398), et de même canon 32, 2, ode 6 (ibid., p. 409) : Θάλασσαν εἰργάσω τὴν θεόπνευστον γραφήν, | τὴν δὲ γλῶσσάν σου κάλαμον χρυσοῦν, | δι’ οὗ τὴν ζωὴν καλλιγραφῶν | ἐζώγρησας τοὺς πιστοὺς | πρὸς τρίβον σωτήριον ἔρχεσθαι, | Χρυσόστομε τίμιε. Cf. canon 32, 1, ode 1, et canon 35, ode 3 (ibid., p. 391 et 462) : Ὁ πάγχρυσος κάλαμος | τῆς ἐκκλησίας Χριστοῦ | ὑμνείσθω Χρυσόστομος, « Le calame d’or pur de l’Église du Christ, qu’il soit chanté, Chrysostome  !  » Voir la liste des canons en l’honneur de Chrysostome dressée par Th. Antonopoulou, Mercurii Grammatici Opera iambica (CCSG 87), Turnhout, 2017, p. XLIII-XLVII, ainsi que l’inventaire des hymnes de D.A. Kaklamanos, « Ἡ βυζαντινὴ ὑμνογραφικὴ παράδοση γιὰ τὸν ἅγιο Ἰωάννη τὸ Χρυσόστομο », Κληρονομία 38 (2014-2015 [publié en 2017]), p. 111-154 (Ὁ πάγχρυσος κάλαμος y est p.  151 sous le n°134.4). Voir, enfin, une liste des épigrammes dédiées à Chrysostome ou à ses écrits dans la Database of Byzantine Book Epigrams de l’Université de Gand : https://www.dbbe.ugent.be/persons/276

10.1484/M.CBP-EB.5.128139

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magnifiant la bouche de l’orateur. Elle semble avoir été assez isolée2, tant le surnom de l’évêque de Constantinople mort en exil en 407 rendait prédominante chez lui l’image orale, corporelle et vivante de sa personnalité. Elle ne peut cependant manquer de susciter l’interrogation et la réflexion. Jean Chrysostome, dont tant de milliers de pages de manuscrits et de livres portent le nom, est-il vraiment un écrivain  ? N’est-il pas plutôt et surtout un orateur  ? S’il est sainement provocateur de se demander s’il est bien un exégète, pour la raison qu’il est avant tout un pasteur3, on peut sembler moins fondé à opposer l’oral à l’écrit dans un monde antique où les deux étaient le plus souvent indissociables  : un monde où l’écrit était lu à haute voix ; un monde où dominait la culture du logos, sous toutes ses formes, même avec pour paradigme premier le logos oral  ; un monde où Platon, dévalorisant l’écriture à la suite d’un Socrate qui n’avait rien laissé d’autre qu’un héritage verbal, le faisait sous forme de dialogue écrit4. Et d’avance, la question semble réglée : à l’évidence, la production écrite de l’Antiochien, hors homélies, dépasse de loin en volume les œuvres complètes de beaucoup d’auteurs anciens de premier plan5. Et pourtant, « Chrysostome » n’est pas « Philopon », comme l’est son homonyme Jean, devenu par excellence l’« amateur du travail » littéraire. L’éclatant surnom de « Bouche d’or » et l’image puissante qu’il laisse dans les esprits, à l’instar de ce tableau de Jean-Paul Laurens où, en chaire, il invective l’impératrice Eudoxie6, jettent comme une ombre sur son activité privée, isolée, obscure déjà dans ses arcanes, de faiseur d’écrits  : le brillant prédicateur, mais aussi l’homme public et l’acteur de l’histoire rendent plus invisible encore l’artisan dans son cabinet d’écriture. Dans l’imagier patristique que probablement tout lecteur se crée sans même le vouloir, il occupe ainsi une place à part : il n’est 2

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Un bel équivalent, χρυσογράφος, « chrysographe, écrivain d’or » se lit dans un autre canon édité par Th.  Antonopoulou, «  An Anonymous Iambic Canon on St John Chrysostom », dans B. Roosen et P. Van Deun (éd.), The Literary Legacy of Byzantium. Editions, Translations, and Studies in Honour of Joseph A. Munitiz (Studies in Byzantine History and Civilization, 15), Turnhout, 2019, p. 57-75, en l’occurrence au v. 76, p. 70. Voir, dans ce volume, J.-N. Guinot, « L’exégèse de Jean Chrysostome », supra, p. 19 s. Platon, Phèdre 274c-277a. Je l’estime à environ 850 colonnes de la Patrologie grecque, en comptant le corpus ascétique et « catégoriel » (CPG 4305-4316), les écrits de l’exil (CPG 4400-4405), le Commentaire sur l’Épître aux Galates (tel que transmis) et Sur la vaine gloire et l’éducation des enfants. Le chiffre est évidemment bien supérieur si l’on compte aussi des écrits dont l’authenticité revêt un degré de certitude un peu moindre, comme les commentaires sur Job, sur les Proverbes, sur l’Ecclésiaste ou le Quod Christus sit Deus. Jean-Paul Laurens, Saint Jean Chrysostome et l’impératrice Eudoxie, 1893, huile sur toile, 127x160 cm, Musée des Augustins de Toulouse.

Le « calame d’or » : Jean Chrysostome écrivain

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pas philosophe comme Justin ou Athénagore, il n’est pas professeur comme Clément d’Alexandrie, ce n’est pas un érudit bibliophile ni un panégyriste de cour comme Eusèbe de Césarée, ce n’est pas un ascète en sa cellule comme Évagre, ce n’est pas non plus un orateur-poète comme Grégoire de Nazianze. Ce dernier a passé une partie de son temps à polir son œuvre, à composer même des discours jamais prononcés  ; lui, au contraire, ne dit rien de son labeur littéraire ; lui, avant tout, semble incarner le modèle du pasteur prédicateur. Pour être diffuse et impalpable, ou simplement partielle, l’impression n’en est pas moins profonde, y compris sur l’épistémologie. La haute estime de son style, à l’aune de morceaux oratoires peaufinés par la tradition, a incité nombre de critiques – y compris modernes – à juger simplement « indignes » de lui des textes dès lors rejetés comme inauthentiques. Le préjugé n’exclutil pas d’emblée la possibilité même de rédactions non revues, de brouillons, d’approximations propres à tout travail de gestation littéraire ? Les objections paraissent toutes trouvées. Le texte biblique cité n’est pas attesté ailleurs ? La citation est faite de mémoire dans l’élan de l’improvisation orale. L’attribution à tel auteur biblique est erronée  ? Confusion bien excusable de celui qui n’a pas ses Écritures sous la main. La phrase défie la grammaire ? Faute de copiste et errance de la tradition. Personne ne le dit, mais chacun le sait bien : Jean Chrysostome est infaillible ! Comme s’il était au-dessus de tout – y compris au-dessus de la littérature ; à sa façon, n’est-il pas à lui seul toute une littérature  ? Ce qui a tout l’air d’un déni de réalité explique peut-être une autre anomalie  : l’absence presque complète d’enquête sur ses sources littéraires. Quand on reconnaît Homère, Euripide ou même Sappho dans les vers du Nazianzène, on se félicite et on admire ; mais quand Chrysostome ose s’inspirer d’un Pseudo-Plutarque, attention c’est un faussaire ! Le tableau est caricatural, certes, mais l’interrogation demeure : quelle image plus juste peut-on se faire du Chrysostome écrivain ? Sur cette question, qui touche de près à sa pratique de l’exégèse, en tant qu’écriture née des Écritures, les certitudes n’abondent guère, et il est peut-être plus aisé de partir d’une image connue pour mieux la passer au crible. Sur ce point, en effet, Jean reste extrêmement discret – sauf exceptions, pour la plupart déjà relevées7 – et les principales sources anciennes demeurent à peu près muettes, qu’elles émanent de proches partisans (Palladios8 et le Pseudo-Martyrios9), d’historiens les plus 7 8 9

Voir mon article, « La tradition des œuvres de Jean Chrysostome, de la transmission à la transformation », Revue des études byzantines 68 (2010), p. 149‐163, ici p. 161. Palladios, Dialogue sur la vie de Jean Chrysostome (A.-M. Malingrey et Ph. Leclercq, SC 341-342, Paris, 1988, le second tome comprenant aussi notamment les actes du synode du Chêne conservés par Photius, Bibliothèque, cod. 59). Ps.-Martyrios, Éloge funèbre de Jean Chrysostome (éd. M. Wallraff, trad. ital. C.  Ricci, Oratio funebris in laudem sancti Iohannis Chrysostomi. Epitaffio attribuito a Martirio di Antiochia (BHG 871, CPG 6517) [Quaderni della Rivista

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anciens (Socrate10, Sozomène11, Théodoret12) ou de panégyristes13 : laissant ce champ comme aveugle, toutes semblent se concentrer sur les seuls aspects événementiels, politiques ou spirituels. Fait exception la biographie mise sous le nom de Georges, évêque d’Alexandrie de 620 à 630 environ, celle qui a le plus influencé la postérité parmi les hagiographies plus ou moins tardives14. En 74 chapitres, elle compile la plupart des sources précédentes15, tout en ajoutant nombre d’inventions. Ch. Baur a démontré l’impossibilité de l’attribution à Georges – jusqu’ici sans avoir été réfuté en bonne et due forme  –, tout en situant cette Vie entre 680 et 72516. De fait, le texte semble trop beau pour être vrai  : tel est en tout cas le sentiment que suscite la lecture des passages explicites plutôt généreux que

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di Bizantinistica, 12], Spoleto, 2007  ; trad. angl. T.D. Barnes et G. Bevan, The Funerary Speech for John Chrysostom [Translated Texts for Historians, 60], Liverpool, 2013, p. 1-117). Socrate de Constantinople, Histoire ecclésiastique VI, 2-21 (G.Ch. Hansen, GCS, NF 1, Berlin, 1995, p. 312-368 ; P. Périchon et P. Maraval, SC 505, Paris, 2006, p. 260-347). Sozomène, Histoire ecclésiastique VIII (J. Bidez et G.C. Hansen, GCS 50, Berlin, 1960, p. 347-389 ; A.-J. Festugière, B. Grillet et G. Sabbah, SC 516, Paris, 2006, p. 220-363). Théodoret de Cyr, Histoire ecclésiastique V, 28-38 (L. Parmentier et G.Ch. Hansen, GCS, NF 5, Berlin, 19983, p. 328-338 ; A. Martin, P. Canivet, J. Bouffartigue, L. Pietri et F. Thelamon, SC 530, Paris, 2009, p. 455-481). Par ex. l’homélie 20 attribuée à Proclus de Constantinople et transmise en latin notamment (CPG 5819 ; PG 827-834), les cinq panégyriques de Théodoret conservés en partie par Photius, Bibliothèque, cod. 273 (R. Henry, t. VIII, Paris, 1977, p. 106-111 ; trad. angl. T.D. Barnes et G. Bevan, The Funerary Speech…, op. cit., p. 160-163), celui de l’empereur Léon VI (BHG 880 ; Th. Antonopoulou, Leonis VI Sapientis Imperatoris Byzantini Homiliae [CCSG 63], Turnhout, 2008, homélie 18, p. 481-557), jusqu’à celui de Jean Damascène (BHG 879 ; B. Kotter, Die Schriften des Johannes von Damaskos, 5 [Patristische Texte und Studien, 29], Berlin - New York, 1988, p. 359-370 ; cf. L. Brottier, Figures de l’évêque idéal. Jean Chrysostome, Panégyrique de saint Mélèce ; Jean Damascène, Panégyrique de saint Jean Chrysostome, Paris, 2004, p. 63-111). Cette Vie (BHG 873) ainsi que onze autres ont été éditées par F. Halkin, Douze récits byzantins sur saint Jean Chrysostome (Subsidia Hagiographica, 60), Bruxelles, 1977. Voir aussi celle de Nicétas David au Xe siècle : Th. Antonopoulou, « The Unedited Life of St John Chrysostom by Nicetas David the Paphlagonian. An Introduction  », Byzantion  86 (2016), p.  1-51  ; «  The Unedited Life of St John Chrysostom by Nicetas David the Paphlagonian. Editio princeps, Part I », Byzantion 87 (2017), p. 1-67. Voir Ph.  Leclercq, «  La technique de l’emprunt chez Georges d’Alexandrie dans sa Vie de S. Jean Chrysostome », Studia Patristica 17 (1982), p. 1169-1175 Ch. Baur, « Georgius Alexandrinus », Byzantinische Zeitschrift 27 (1927), p. 1-16. Sur le manque de débat véritable depuis un siècle, voir ma communication au 18e congrès international d’Oxford en 2019, « En quête des premières attestations du surnom ‘Chrysostome’ », à paraître dans Studia Patristica.

Le « calame d’or » : Jean Chrysostome écrivain

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ce Pseudo-Georges consacre à Chrysostome écrivain. Certains, véritables tableaux hagiographiques, sont comme des icônes littéraires, et, effectivement, ont inspiré plus d’une icône17. Conscient du manque de fiabilité de l’œuvre, et, de ce fait, orientant résolument la problématique sur le terrain de l’image ou des représentations véhiculées par la tradition, je propose donc d’exposer les uns après les autres les passages pertinents de cette Vie – peu étudiés, ou délibérément délaissés en raison de leur statut volontiers fictif, ils méritent à mon avis d’être regardés de près –, et d’en faire la critique en les confrontant avec les données actuelles ou, dans certains cas, avec des hypothèses qui ont pu être émises.

1. Premiers écrits Le premier passage, de manière déconcertante, place les «  discours  » Aduersus Iudaeos au temps où Jean était encore un jeune lecteur18 : « il composa les six discours Contre les juifs ». Le Pseudo-Georges ajoute ici le chiffre « six » au texte de Socrate qu’il reprend19 et qui dit simplement : « il composa l’écrit Contre les juifs ». L’ambiguïté du mot logos, à traduire selon le contexte par « discours », « sermon », ou « traité », « écrit », ne facilite pas l’interprétation et favorise les méprises. Le biographe a manifestement cru reconnaître les sermons20 prononcés plus tard quand Jean était prêtre ; c’est d’ailleurs aussi l’identification faite par P. Maraval pour le texte évoqué par Socrate, qui aurait déjà fait la confusion21. A.  Glaise propose quant à lui de voir plutôt dans cet « écrit » le traité Quod Christus sit Deus22, ce qui a au moins l’avantage de respecter le singulier du mot. À cet égard le chiffre précisé par le biographe pour les discours – six, et non huit dans les éditions modernes –, plutôt que de résulter d’une pure assimilation à celui d’autres œuvres, qu’il cite plus loin, pourrait bien correspondre au nombre de 17 Voir infra, p. 234 et 243. 18 Ps.-Georges d’Alexandrie, Vie, 5 (op. cit., p. 91) : τοὺς κατὰ Ἰουδαίων ἓξ λόγους συνέταξεν. 19 Socrate de Constantinople, Histoire ecclésiastique VI, 3, 9 (G.Ch. Hansen, GCS, NF  1, p.  314  ; P. Périchon et P. Maraval, SC  505, p.  266-267)  : τὸν κατὰ Ἰουδαίων λόγον συνέταξεν. 20 Alors que le biographe semble envisager une «  composition  » de «  discours  » écrits, il me paraît préférable, en français, d’intituler «  sermons  » cette série de prédications adressées à des chrétiens dans une église  : voir mon article « Quelques éléments de réflexion sur les Sermons contre les juifs et les judaïsants de Jean Chrysostome », dans J.-M. Auwers, R. Burnet et D. Luciani (éd.), L’antijudaïsme des Pères : mythe et/ou réalité ? (Théologie historique, 125), Paris, 2017, p. 101-118, en l’occurrence p. 108. 21 Ibid., p. 267, note 4. 22 A. Glaise, Le Quod Christus sit Deus attribué à Jean Chrysostome (CPG 4326) : édition, traduction et commentaire, thèse, Univ. de Tours, 2020, p. 47-49.

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sermons le plus souvent transmis dans les manuscrits : W. Pradels recense 90 témoins des discours I et IV-VIII, ceux du discours III étant moins nombreux (13 selon sa recensio codicum) et ceux du discours II se résumant presque à un unicum23. Le second passage, plus développé, au chapitre 6, se situe au moment où, après la mort de sa mère, Jean s’est retiré dans un monastère près d’Antioche24 : … incitant tous ceux qui se rencontraient dans ce monastère à l’édification de leur âme, il était devenu un monument d’enseignement pour tous les habitants de la région d’Antioche, et il suscitait leur engouement. Et, avec crainte et respect, venaient à lui non seulement des ascètes, mais aussi des laïcs, des clercs et des dignitaires, pour écouter sa sagesse et son instruction morale. Il avait en effet, habitant en lui, l’Esprit Saint qui faisait croître en sa bouche les divines paroles. Tous retournaient chez eux l’âme joyeuse et édifiée en rendant grâce à Dieu. Une réputation courut partout à son sujet  : il avait reçu de Dieu le charisme de comprendre les divines Écritures, de les interpréter et d’expliquer à tous de manière claire et limpide les expressions difficiles à saisir qu’elles contiennent, et il avait écrit en outre des livres pour l’édification de ceux qui en étaient épris, si bien que beaucoup les copiaient, les emportaient dans leurs patries, s’adonnaient sans cesse à leur lecture et les déclamaient.

Dans ces lignes, l’hagiographe insiste ici à deux reprises sur l’inspiration divine de Jean, dans la bouche de qui, selon la métaphore végétale signifiée par le verbe βρύω, difficile à traduire d’un seul mot25, germe, pousse, s’épanouit, pullule la parole de Dieu. Sont mentionnés à la fois un enseignement oral et 23 W. Pradels, « Histoire du texte », pages inédites incluses dans l’introduction à son édition initialement projetée dans les Sources Chrétiennes. 24 Ps.-Georges d’Alexandrie, Vie, 6 (op. cit., p. 93)  : … πᾶσιν τοῖς ἀπαντῶσιν ἐν τῷ μοναστηρίῳ ἐκείνῳ διήγειρεν πρὸς ὠφέλειαν ψυχῆς, γενόμενος στήλη διδασκαλίας πᾶσι τοῖς τῆς Ἀντιοχέων χώρας· καὶ ἦν αὐτοῖς ποϑητός. Καὶ μετὰ δέους καὶ πολλῆς αἰδοῦς ἤρχοντο πρὸς αὐτὸν οὐ μόνον ἀσκηταί, ἀλλὰ καὶ λαϊκοὶ καὶ κληρικοὶ καὶ ἀξιωματικοί, ἀκοῦσαι τῆς σοφίας καὶ τῆς νουϑεσίας αὐτοῦ. Εἶχεν γὰρ ἐν αὐτῷ οἰκοῦν πνεῦμα τὸ ἅγιον βρῦον ἐν τῷ στόματι αὐτοῦ τὰ θεῖα λόγια. Πάντες δὲ εὐφραινόμενοι καὶ ὠφελούμενοι ψυχικῶς ὑπέστρεφον εἰς τὰ ἴδια εὐχαριστοῦντες τῷ θεῷ. Φήμη δὲ διέδραμεν πανταχοῦ περὶ αὐτοῦ· ἦν γὰρ ἀξιωθεὶς παρὰ τοῦ θεοῦ καὶ τούτου τοῦ χαρίσματος ὥστε συνιέναι τὰς θείας γραφὰς καὶ ἑρμηνεύειν αὐτὰς καὶ τὰς ἐν αὐταῖς δυσνοήτους φράσεις τηλαυγῶς τοῖς πᾶσιν διηγεῖσϑαι καὶ σαφηνίζειν, συγγραψάμενος καὶ βίβλους πρὸς ὠφέλειαν τῶν ἐρωμένων, ὥστε πολλοὺς καὶ μεταγράφειν αὐτὰς καὶ λαμβάνειν εἰς τὰς ἰδίας πατρίδας καὶ μελετᾶν ἐν αὐταῖς ἀδιαλείπτως καὶ ἐκστηϑίζειν αὐτάς. 25 Les traductions proposées ici se veulent accommodantes vis-à-vis de la syntaxe parfois déconcertante du texte, en attendant une nouvelle édition. Alors qu’on peut recenser aujourd’hui une trentaine de témoins, le texte de F.  Halkin ne

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une production écrite, qu’il est malaisé, ou inutile comme nous le verrons, d’identifier. En effet, la rédaction d’écrits exégétiques26 pendant sa jeunesse monastique a tout l’air d’une invention motivée par le désir de ne laisser aucun pan de la vie du saint sans gloire littéraire, et il faut d’emblée exclure le succès aussi précoce qu’invraisemblable qui leur est prêté. Leur «  déclamation  » correspond mal au style moins éloquent des commentaires continus comme celui sur Isaïe27, sur Job, sans parler de ceux sur les Proverbes28 ou l’Ecclésiaste. C’est plutôt par défaut – du fait soit de leurs imperfections liées à la rudesse du style et à l’inachèvement formel, soit du manque de temps supposé d’un évêque de Constantinople – que ces commentaires se voient revêtus par les modernes des atours de la jeunesse. Un troisième passage, au chapitre suivant, narre une rencontre mystique. Une nuit, un anachorète du nom d’Hésychios voit entrer dans le monastère et s’approcher de Jean en prière deux hommes « resplendissant d’une gloire indescriptible  »  : le premier s’identifie comme Jean l’évangéliste en lui donnant le livre qu’il tenait, à savoir son Évangile dont il cite le premier verset ; le second, qui lui donne les clés du royaume des cieux, est Pierre29. Alors que le prince des apôtres confère au futur détenteur du siège de la seconde Rome une autorité bien singulière – «  Le Seigneur lui-même t’a confié les clés de ses saintes Églises », lui dit-il30 –, le Théologien symbolise

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repose que sur deux manuscrits ainsi que sur l’édition de H. Savile (Eton, 1613), elle aussi fondée sur deux manuscrits. S’agit-il aussi d’écrits ascétiques, comme au chapitre 7 (voir page suivante) où la phrase qui en mentionne semble décalquée sur celle du chapitre 6 ? Avec les mots βίβλους πρὸς ὠφέλειαν, le passage reste vague. Inversement, il n’est pas précisé explicitement si les exégèses du moine Jean étaient prodiguées oralement ; c’est le καὶ dans συγγραψάμενος καὶ βίβλους qui me pousserait, sans certitude absolue, dans cette direction, en traduisant « il avait écrit en outre des livres…». Voir la datation avant 386 approuvée par J. Dumortier dans l’introduction au Commentaire sur Isaïe, SC 304, Paris, 1983, p. 14-15, à la suite de Lenain de Tillemont et de Montfaucon. «  L’Opus imperfectum de S. Jean Chrysostome sur les Proverbes est une de ses œuvres de jeunesse  », estime M. Richard, «  Le commentaire de S. Jean Chrysostome sur les Proverbes de Salomon  », dans Συμπόσιον. Studies on St. John Chrysostom (Ἀναλέκτα Βλατάδων, 18), Thessalonique, 1973, p. 99-103, ici p. 102. Cette phrase est citée par H. Sorlin et L. Neyrand – tout en se gardant bien de se prononcer où que ce soit en matière de datation – dans l’introduction au Commentaire sur Job, SC 346, Paris, 1988, p. 52, note 1, comme une « remarque qui pourrait bien s’appliquer à notre commentaire sur Job ». Ps.-Georges d’Alexandrie, Vie, 7 (op. cit., p. 94). Dans un passage ultérieur du récit, formant inclusion au chapitre 67 (op. cit., p. 260), les deux saints apparaissent à nouveau à Jean (et à ses compagnons) peu avant sa mort. S’il n’est d’Italie (voir infra l’avis de Ch. Baur rapporté note 70, p.  233-234), le narrateur pourrait être de Constantinople  ; en ce cas, sa déférence à l’égard de

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par son geste le don divin de la «  connaissance de la vérité  », notamment quant à la divinité du Fils, à celui qui allait consacrer 88 homélies à son Évangile et batailler sans cesse contre les ariens et les eunomiens. Par la suite, Hésychios raconte ce qu’il a vu à ses frères, à l’insu de Jean, qui continue imperturbablement son œuvre31 : Il ne négligeait pas l’ascèse de la lecture32 et de la méditation des divines Écritures, ni l’agrypnie dans les prières et les supplications ; en pensée il gardait et récitait l’Ancien et le Nouveau Testament, et les interprétait. […] Il composa aussi des écrits ascétiques et les envoya à ceux qui désiraient imiter le mode de vie des anges, pour leur instruction morale et leur affermissement.

Le narrateur imagine-t-il ici un commentaire intégral de la Bible «  en pensée » ? Pour cela, il faudrait comprendre que les mots ἐν νῷ sont en facteur commun avec les trois verbes suivants, y compris ἑρμηνεύων, et admettre que la lecture ou la récitation, même signifiée par le verbe ἐκστηϑίζειν (très régulièrement employé par le biographe, et traduit ailleurs dans ces pages par « déclamer »), pouvait être silencieuse. Malgré une rédaction qui laisse assez perplexe, cette belle hyperbole prend peut-être appui sur celle de Palladios, pour qui le jeune ermite aurait « appris par cœur les testaments du Christ33  », et anticipe celle de la Souda, dont l’auteur écrit que Jean a « commenté toute l’Écriture juive et chrétienne34 ». Quant aux «  écrits ascétiques  », ici encore il est à peu près vain de tenter de les identifier. Il faut sans doute exclure le traité et le billet Ad Theodorum lapsum, si du moins le Théodore du chapitre 10 est bien celui à qui ils s’adressent35. Les deux livres Sur la contrition pourraient illustrer la mention d’un envoi, puisqu’ils sont adressés respectivement à leurs deux

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l’évêque de Rome viserait à se le concilier, en vue de la reconnaissance par le pape du canon 28 du concile de Chalcédoine accordant une « primauté d’honneur » à l’évêque de la capitale orientale. L’histoire de Jean, il est vrai, pouvait constituer un excellent exemple de communion et d’étroite solidarité entre les deux sièges. Ps.-Georges d’Alexandrie, Vie, 7 (op. cit., p. 96) : … οὐδε ἠμέλλει τῆς ἀσκήσεως καὶ μελέτης τῶν ϑείων γραφῶν καὶ τῆς ἀγρυπνίας ἐν ταῖς εὐχαῖς καὶ δεήσεσιν, ἐν νῷ φέρων καὶ ἐκστηϑίζων τήν τε παλαιὰν καὶ καινὴν διαϑήκην καὶ ἑρμηνεύων αὐτάς. […] Συνεγράψατο γὰρ καὶ ἀσκητικοὺς λόγους καὶ ἀπέστειλεν αὐτοὺς τοῖς ἐπιϑυμοῦσιν τὴν τῶν ἀγγέλων πολιτείαν μιμήσασϑαι πρὸς νουϑεσίαν καὶ στηριγμὸν αὐτῶν. Littéralement « l’ascèse » : la mise en facteur commun de l’article τῆς avant ἀσκήσεως et μελέτης invite à comprendre ici un effort régulier et un exercice spirituel de lecture des Écritures. Palladios, Dialogue sur la vie de Jean Chrysostome V, 24-25 (A.-M. Malingrey et Ph. Leclercq, SC 341, p. 110), à comparer aussi avec Ps.-Georges d’Alexandrie, Vie, 14 (op. cit., p. 106-107). A. Adler, Suidæ lexicon. Pars II, Leipzig, 1931, n°463, p. 647, l. 29-30. Cf. l’édition de J. Dumortier (SC 117, Paris, 1966).

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commanditaires respectifs, Démétrios, moine, et Stéléchios ; si leur rédaction a pu être datée des années de vie monastique ou érémitique, c’est la période du diaconat qui est la plus probable36. En tout cas, ces textes, ainsi que les traités Sur la virginité37 et Contre les détracteurs de la vie monastique – sans parler des opuscules À une jeune veuve et Sur le mariage unique, le premier pouvant dater de 380 environ, un peu avant le second38 – sont absents du passage suivant, au chapitre 15. Celui-ci, en effet, reprenant un morceau (ci-dessous en italique) du Dialogue de Palladios sur la vie de Jean Chrysostome, cite ses premiers écrits connus en les plaçant après son ordination diaconale (en 381)39 : Alors que déjà sa vertu d’enseignant brillait et que tout le peuple (des fidèles) trouvaient à son contact un adoucissement à l’amertume de la vie, il composa les six traités Sur le sacerdoce et produit les trois traités consolatoires à un certain Stagire, tourmenté par un démon ; il composa encore les discours Sur le [caractère] incompréhensible [de Dieu] et [contre] l’anoméen et les six traités contre les Cohabitations.

Alors que le passage de Palladios enchaîne directement sur l’ordination sacerdotale de Jean (en 386)40, le Pseudo-Georges insère ici ces précisions, qui n’en sont guère. Certes, le contexte narratif du Dialogue sur le sacerdoce, qui est effectivement transmis en six logoi par les manuscrits, est antérieur à l’ordination, bien que l’œuvre montre pour le moins des signes de rédaction ultérieure41. De la période date aussi sans doute la Consolation à Stagire, en trois livres. Quant au traité des Cohabitations suspectes, dont la division en six livres, non attestée par ailleurs, semble ici calquée sur celle du De sacerdotio, Palladios semblait le placer à Constantinople42 ; leur éditeur moderne, il est vrai, le ramène à l’époque du diaconat, avec le traité Comment 36 Voir L. Brottier, Les « Propos sur la contrition » de Jean Chrysostome et le destin d’écrits de jeunesse méconnus, Paris, 2010, p. 21-25. 37 B. Grillet, introduisant l’œuvre (SC 125, Paris, 1966, p 21-25), penche pour les années du diaconat, à partir de 381. 38 D’après B. Grillet (SC 138, Paris, 1968, p 11-14). 39 Ps.-Georges d’Alexandrie, Vie, 15 (op. cit., p. 107-108) : Ἤδη δὲ τῆς διδασκαλικῆς αὐτοῦ ἀρετῆς διαλαμπούσης καὶ τῶν λαῶν ὅλων ἐκ τῆς τοῦ βίου ἅλμης γλυκαινομένων τῇ αὐτοῦ συντυχία, τοὺς περὶ ἱερωσύνης ἓξ λόγους συνέταξεν καὶ τοὺς πρὸς Σταγείριόν τινα δαιμονιῶντα παρακλητικοὺς τρεῖς λόγους ἐξέϑετο· ἔτι μὴν καὶ τοὺς περὶ ἀκαταλήπτου καὶ ἀνομοίου καὶ τοὺς περὶ τῶν συνεισάκτων ἓξ λόγους συνέταξεν. Le mot λαός, ici au pluriel en guise d’hyperbole («  tous les peuples »), semble bien désigner, comme plus loin, les fidèles. 40 Palladios, Dialogue sur la vie de Jean Chrysostome V, 35-38 (A.-M. Malingrey et Ph. Leclercq, SC 341, p. 110) : Ἤδη […] συντυχία, πρεσβύτερος χειροτονεῖται διὰ Φλαβιανοῦ… 41 L’éditrice du texte, A.-M. Malingrey (SC 272, Paris, 1980, p. 11-13), lui donne ainsi une date tardive, vers 390. 42 Palladios, Dialogue sur la vie de Jean Chrysostome V, 105 (SC 341, p. 118).

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garder la virginité (non cité par l’hagiographe)43. En revanche, le titre des homélies Sur l’incompréhensibilité de Dieu (dirigées contre les anoméens, πρὸς ἀνομοίους, mentionnés aussi dans le titre usité) se voit contracté de manière déroutante, littéralement Sur l’incompréhensible et le dissemblable ; surtout, prononcées à Antioche ou à Constantinople, il va de soi qu’elles ne peuvent être le fait d’un simple diacre. Photius, qui rend compte de la Vie, les cite pourtant à cet endroit avec l’Ad Stagirium et le De sacerdotio, sans certaines approximations du Pseudo-Georges44. Pour la période précédant 386, l’hagiographe semble donc avoir voulu multiplier les productions écrites de Jean, comme s’il lui fallait répartir sur une plus longue durée la masse imposante de ses œuvres, ou simplement assurer le grandissement épique du héros, au risque de répéter les mêmes vagues assertions.

2. Écriture(s) et prédication Le récit des années de sacerdoce et d’épiscopat reprend à son tour certains topoi déjà employés, mais en détaillant bien plus les divers processus de création, entre écriture, prédication et réécriture. Ces processus commencent avec la charge de commenter les Écritures, si l’on en croit un passage du chapitre 1745 : L’évêque Flavien, voyant la grâce du Saint-Esprit bouillonner en lui, l’incitait à donner au peuple (des fidèles) des commentaires (des Écritures) pour l’instruction morale et le salut de l’âme. Mais lui 43 J. Dumortier, « La date des deux traités de saint Jean Chrysostome aux moines et aux vierges. Contra eos qui subintroductas habent. Quod regulares feminae viris cohabitare non debeant (P.G. 47,495-514; 513-532) », Mélanges de science religieuse 6, 1949, p. 247-252. 44 Photius, Bibliothèque, cod. 96 (R. Henry, t.  II, Paris, 1960, p.  52)  : Γράφει δὲ τότε καὶ τοὺς Σταγείριον τρεῖς λόγους καὶ τοὺς περὶ ἱερωσύνης καὶ τοὺς περὶ ἀκαταλήπτου. 45 Ps.-Georges d’Alexandrie, Vie, 17 (op. cit., p. 114) : Ὁ δὲ ἐπίσκοπος Φλαβιανός, ὁρῶν τὴν τοῦ ἁγίου πνεύματος χάριν βλύζουσαν ἐν αὐτῷ, παρεκάλει αὐτὸν ἐξηγεῖσθαι τῷ λαῷ τὰ πρὸς νουθεσίαν καὶ σωτηρίαν ψυχῆς. Αὐτὸς δὲ τὸ μᾶλλον οὐκ ἤθελεν τοῦτο ποιεῖν διὰ τὸν παρὰ τῶν ἀνθρώπων ἔπαινον· ὅμως γινώσκων τὸ μὴ παρακούειν, ἔχων δὲ ἐν καρδίᾳ καὶ τὰς τοῦ ἀγγέλου παραγγελίας, ἠνάγκαζεν ἑαυτὸν διὰ συγγραφῶν τοῦτο ποιῆσαι. Καὶ πλειστάκις ἐν τῷ σεκρέτῳ τῆς ἐκκλησίας ἀνεγινώσκοντο αἱ ἐξηγήσεις αὐτοῦ, παρόντος τοῦ ἐπισκόπου καὶ τοῦ κλήρου καί τινων τῆς πόλεως· πολλάκις δὲ καὶ ἐπὶ τοῦ ἄμβωνος ἀνεγινώσκοντο· καὶ πάντες εὐφραινόμενοι πνευματικῶς οἴκαδε ἐπορεύοντο. Ἐπὶ τραπεζῶν καὶ ἀγορῶν τὰς τοιαύτας αὐτοῦ ἐξηγήσεις οἱ λαοὶ ἀλλήλοις ἐξηγοῦντο, τὰς μὲν ὡς ἐπὶ τοῦ ψαλτηρίου ἀποστηθίζοντες, τὰς δὲ ἐν χάρταις μετέγραφον πρὸς ὑπόμνησιν ἀεννάως μετερχόμενοι. Πολλὰς μὲν οὖν ἐξηγήσεις πεποίηκεν ἐν Ἀντιοχείᾳ πρὶν ἢ γενέσθαι αὐτὸν ἐπίσκοπον Κωνσταντινουπόλεως, ὧν αἱ πλείονες ἐσώθησαν ἐν τῷ ἐπισκοπείῳ τῆς ἐκκλησίας καὶ παρὰ τοῖς σπουδαιοτέροις τοῦ λαοῦ.

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préférait ne pas le faire, pour éviter les éloges de la part des hommes ; cependant, soucieux de ne pas désobéir et ayant dans son cœur les exhortations de l’ange46, il s’obligeait lui-même à le faire par écrit. Très souvent, dans la partie réservée de l’église, ses commentaires étaient lus en présence de l’évêque, du clergé et de certaines personnes de la ville  ; et souvent, ils étaient lus aussi à l’ambon, et tous rentraient chez eux remplis de joie spirituelle. À table ou sur les places, les fidèles commentaient entre eux ses commentaires, déclamant les uns, comme ceux sur le Psautier, ou copiant les autres sur des feuilles pour en garder un souvenir impérissable. Il a ainsi fait à Antioche, avant de devenir évêque de Constantinople, de nombreux commentaires, dont la plupart ont été conservés à l’évêché et chez les plus zélés des fidèles.

«  Commentaire  » de «  commentaire  » ou «  exégèse  » d’«  exégèse  »  : une vraie fête herméneutique  ! Tous les types de commentaires sont ou seront envisagés par le narrateur, qui procède par gradation progressive. En premier lieu, Jean semble préférer l’écriture47 à la lecture orale ou à la prédication, plus immédiatement exposées aux applaudissements et à la vaine gloire  ; la lecture – apparemment, par quelqu’un d’autre, comme la tournure passive ἀνεγινώσκοντο le laisse entendre – se serait d’abord déroulée en petit comité48, puis aurait été élargie à un public pastoral et déplacée des bureaux49 vers l’église même.

46 Au chapitre 16 de la Vie (op. cit., p. 109-110), un ange était apparu à Jean quand il était ermite pour le convaincre de quitter sa solitude et de devenir prêtre. Ces humbles scrupules n’ont apparemment pas étouffé le héros brossé jusqu’ici par l’hagiographe comme enseignant, exégète et auteur à succès. 47 Dans son résumé, Photius, Bibliothèque, cod. 96 (R. Henry, t. II, p. 52), précise bien que les commentaires sont « écrits » : Πολλὰς δὲ ἐν Ἀντιοχείᾳ ἐγγράφους ἐποιήσατο ἐξηγήσεις, καὶ τοῦ ἐπισκόπου βιασαμένου καὶ αὐτοσχεδίως καϑωμίλησε τῷ λαῷ ἐπὶ τοῦ ἄμβωνος («  À Antioche, il composa beaucoup de commentaires écrits et, tant sous la contrainte de l’évêque que de son propre mouvement, il prêcha à la foule du haut de la chaire  »  ; dans sa traduction R. Henry est sans doute passé à côté du sens précis d’αὐτοσχεδίως, « de manière improvisée »). 48 Telle est par exemple, pour le Discours sur Babylas, l’hypothèse de L.S. Lenain de Tillemont, Mémoires pour servir à l’histoire des six premiers siècles, t.  XI, Paris, 1706, note XV, p. 564 (« peut estre récité dans une assemblée d’amis »), reprise par M. Schatkin dans son introduction du Discours (SC 362, Paris, 1990, p. 23, avec note 6 une référence inexacte à la p. 558 des Mémoires). 49 J’ai de la réticence à traduire de manière si moderne σέκρετον, salle qui semble plus vaste qu’un « secrétariat » et moins secrète qu’une chambre privée. La conservation des manuscrits à l’évêché d’Antioche est quant à elle très probable – même si la diffusion de copies à partir de là reste difficile à prouver, surtout comme explication de divergences tardives avec des copies constantinopolitaines supposées.

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Le passage de Jean à l’ambon a lieu dans un troisième temps, dans la suite immédiate du texte50 : Un jour, l’évêque Flavien l’invite à monter à l’ambon et à improviser devant les fidèles un commentaire, sans feuille (devant lui). […] Tous l’observaient, ébahis, leur parler sans notes ni livre en mains, mais de manière improvisée, et presque tout le temps l’acclamaient par des applaudissements et des éloges nourris. Car ils n’avaient jamais vu ni entendu pareille chose avant lui dans cette ville.

Le récit, on le voit, évoque bien deux types de commentaires ou d’exégèses : le premier, écrit, est lu soit en petit comité, soit à l’ambon ; le second semble entièrement improvisé par oral. Il atteste ainsi une distinction – en même temps qu’un lien étroit – entre les commentaires écrits (διὰ χάρτου), qu’ils aient été originellement destinés à une lecture publique ou non, et les homélies improvisées à l’ambon (ἐπὶ τοῦ ἄμβωνος). Le passage entre particulièrement en résonance avec les recherches modernes sur l’histoire du texte. Remarquons tout d’abord que le terme σχέδος, qui désigne ici le « brouillon » de l’auteur, peut aussi s’appliquer aux notes prises par les tachygraphes ou les auditeurs51, ce qui peut introduire une ambiguïté sur le statut ou l’origine de certains textes. En tout cas, n’en déplaise à l’hagiographe, l’improvisation était connue et reconnue depuis longtemps, malgré son caractère relativement exceptionnel52. Chez les chrétiens, l’exemple d’Origène53 ou, plus près des auditeurs constantinopolitains de Jean, celui du Théologien54 peuvent infirmer l’assertion du narrateur. 50 Ps.-Georges d’Alexandrie, Vie, 17 (op. cit., p. 114-115) : Ἐν μιᾷ οὖν προτρέπεται αὐτὸν ὁ ἐπίσκοπος Φλαβιανὸς αὐτοσχεδίως ἀνελθόντα εἰς τὸν ἄμβωνα ἐξηγήσασθαι τῷ λαῷ καὶ μὴ διὰ χάρτου […] Πάντες δὲ θεασάμενοι αὐτὸν μήτε σχέδος μήτε βιβλίον μετὰ χεῖρας ἔχοντα, ἀλλ’ αὐτοσχεδίως ὁμιλοῦντα αὐτοῖς ἐκεπλήττοντο ἐπὶ πλεῖον δοξάζοντες αὐτὸν κρότοις καὶ ἐγκωμίοις πλείοσιν. Οὔτε γὰρ ἦσαν πώποτε ἰδόντες τι τοιοῦτον ἢ ἀκούσαντες γενόμενον πρὸ αὐτοῦ ἐν τῇ πόλει ἐκείνῃ. 51 Voir infra, p. 237-238. 52 Alexandre, De figuris (L. Spengel, Rhetores Graeci, t. III, Leipzig, 1856, p. 14), citant Démosthène, Contre Aristocrate, 82. L. Pernot, La rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain, t. I, Histoire et technique (EAA 137), Paris, 1993, p. 424 et 432-434. Quant à l’absence de notes, elle était normale, puisque l’orateur était censé apprendre son discours par cœur. 53 Parmi les Homélies sur les Psaumes récemment découvertes dans le Monacensis gr. 314, les trois premières Homélies sur le Psaume 76 sont dites ἐσχεδιασμέναι (ou ἐσχεδιασμένη) dans leur inscriptio, avec en suscriptio les mots σχέδιον οςʹ ψαλμοῦ ὁμιλία…, ce qui suggère que ces homélies, sinon toute la série, ont été copiées à partir de notes – ou de sermons improvisés. Cf. Origene. Omelie sui Salmi. Codex Monacensis Graecus 314, introduzione, testo critico riveduto, traduzione e note a cura di L. Perrone, vol. I-II (Opere di Origene, IX/3a-3b), Rome, 2020-2021, en particulier vol. I, p. 27-28. 54 Le premier des Discours théologiques, ou Discours 27, est cité comme « discours improvisé » par Maxime le Confesseur, Ambigua ad Iohannem, 13 (N. Constas,

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Du reste, improvisation ne signifiait pas absence de préparation, bien au contraire55. La mention du commentaire des Psaumes, dans l’extrait précédent, rejoint le jugement porté sur lui par R. C. Hill, qui y soupçonne un matériau préparatoire à la prédication plutôt qu’une prédication réelle ou qu’un commentaire en bonne et due forme56. En réalité, si cette hypothèse de notes écrites préparant une éventuelle prédication, hypothèse qui pose parfois difficulté57, malgré son intérêt, est motivée par la seule nécessité d’expliquer dans des textes écrits la présence de signes d’oralité, elle est peutêtre inutile : l’écriture et le style même de Jean, qui semble écrire comme il parle, empruntent bien des traits d’oralité58 – la distinction entre écrit et oral, comme je le rappelais en introduction, n’étant de toute façon pas forcément opérante dans l’Antiquité59. Dans tous les cas, il ne faut pas sous-estimer les capacités du prêtre d’Antioche, et même de l’évêque de Constantinople, à se consacrer aux travaux écrits. L’un des arguments mis en avant pour dire que l’improvisation était une habitude chez lui repose sur l’idée qu’il a laissé trop d’homélies pour avoir eu le temps de les préparer rigoureusement60. Faible en soi, car

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On Difficulties in the Church Fathers: The Ambigua, vol. 1, Londres - Cambridge [MA], 2014, p. 348) : Τοῦ αὐτοῦ ἐκ τοῦ σχεδιασθέντος πρὸς Εὐνομιανοὺς λόγου, et de même le Discours 20, à deux reprises, dans la Doctrina Patrum : Τοῦ αὐτοῦ ἐκ τοῦ περὶ θεολογίας σχεδιασθέντος αʹ λόγου (F. Diekamp, Doctrina patrum de incarnatione verbi, Münster, 1907, p. 3, l. 5 et p. 115, l. 16). Voir J. Hammerstaedt et P. Terbuyken, «  Improvisation  », Reallexikon für Antike und Christentum 17 (1996), col. 1212-1284 (sur Chrysostome, col. 12661267, par J. Hammerstaedt). R.C. Hill, St. John Chrysostom. Commentary on the Psalms, vol. 1, Brookline (MA), 1998, p. 16. Voir aussi, du même, «  Chrysostom’s Commentary on the Psalms : Homilies or tracts ? », in P. Allen, R. Canning, L. Cross et B.J. Caiger (éd.), Prayer and Spirituality in the Early Church, I, Brisbane, 1998, p. 301-317. Déjà pour L.S. Lenain de Tillemont, Mémoires…, op. cit., t.  XI, p. 619, les Explanationes in Psalmos, « semblent souvent estre plutost des commentaires que des homelies » ; une position que B. de Montfaucon a tenté de réfuter (PG 55, 7-14). Voir aussi la position de Photius, citée infra, p. 235, y compris quant au « loisir » et au soin qu’un évêque de Constantinople peut consacrer à ses textes. Voir B. Goodall, The Homilies of St. John Chrysostom on the Letters of St. Paul to Titus and Philemon. Prolegomena to an Edition (University of California Publications in Classical Studies, 20), Berkeley - Los Angeles - London, 1979, p. 71. Dans ses textes écrits dont on sait non seulement, par leur genre, qu’ils n’ont pas été prononcés, mais encore qu’ils ont d’emblée été publiés, comme le traité Sur la virginité, le style même de Chrysostome est oratoire et volontiers diatribique. Voir B. Grillet dans l’introduction à cette œuvre (SC 125), p. 38-42. Voir P.  Molinié, Jean Chrysostome exégète et pasteur. Le commentaire homilétique de la Deuxième épître de Paul aux Corinthiens (Orientalia Christiana Analecta, 305), Rome, 2019, p. 62-86 et 108-111. Voir notamment A.  Olivar, La predicación cristiana antigua (Sección de teología y filosofía, 189), Barcelone, 1991, p. 600-601.

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de pure vraisemblance, l’argument se renforce évidemment si l’on songe qu’il ne nous reste qu’un cinquième environ de sa prédication réelle61. Or il faut accepter comme probable une multiplication par trois du temps nécessaire à Jean  : lui qui prêchait parfois tous les jours, et plusieurs fois par jour, jusqu’au soir s’il le fallait62, devait premièrement se préparer63, deuxièmement prêcher, troisièmement – nous y viendrons64 – relire les notes qui allaient être publiées. Le zèle, à toute heure, et le double talent d’écrivain et d’orateur de Jean sont illustrés aussi à Constantinople, selon l’hagiographe, en des termes (ici en italique) empruntés à Socrate65 : En peu de temps sa réputation courut jusqu’à des régions, des villes et des îles éloignées, si bien que tous étaient pris du désir de le voir et d’entendre son enseignement. Souvent, de Constantinople, il écrivait au bienheureux Innocent et recevait de lui des lettres, faisant bon accueil à sa prudence et à son enseignement. Quels sont ses discours, 61 Voir mon article, « La tradition des œuvres… », art. cit., p. 150. Un tiers ou un quart selon J.D. Cook, Preaching and Popular Christianity. Reading the Sermons of John Chrysostome, Oxford, 2019, p. 209. 62 Voir J.  Bingham, Origines ecclesiasticae, or the Antiquities of the Christian Church, Londres, 1834 (1re éd. Londres, 1708-1722), vol. IV, p. 539-541 (livre XIV, ch. IV, section 8). 63 « Les textes sont plus diserts quand le temps de préparation a été particulièrement court  »  : cette remarque de L.  Pernot, La rhétorique de l’éloge…, t.  I, op. cit., p. 429, mériterait sans doute d’être mise à profit pour l’étude des homélies les plus longues de Jean. 64 Voir infra, p. 235-237. 65 Ps.-Georges d’Alexandrie, Vie, 26 (op. cit., p. 140-141)  : Ἐν ὀλίγῳ δὲ χρόνῳ διέδραμεν ἡ περὶ αὐτοῦ φήμη εἰς τὰς πόρρωθεν χώρας καὶ πόλεις καὶ νήσους, ὥστε πάντας ἐφικέσθαι ἐπιθυμίαν αὐτοῦ τῆς θεωρίας καὶ ἀκοῦσαι τῆς διδασκαλίας αὐτοῦ. Πολλάκις δὲ καὶ ἀπὸ Κωνσταντινουπόλεως ἐγεγράφει πρὸς τὸν μακάριον Ἰννοκέντιον καὶ ἐδέχετο παρ’ αὐτοῦ τὰ γράμματα, ἀποδεχόμενος τὴν φρόνησιν καὶ τὴν διδασκαλίαν αὐτοῦ. Ὁποῖοι δέ εἰσιν οἵτε ἐκδοθέντες παρ’ αὐτοῦ λόγοι καὶ οἱ λέγοντος αὐτοῦ ὑπὸ τῶν ὀξυγράφων ἐκληφθέντες, ὅπως τε λαμπροὶ καὶ τὸ ἐπαγωγὸν ἔχοντες, τί δεῖ νῦν λέγειν, ἐξὸν τοὺς βουλομένους αὐτοὺς ἀναλέγεσθαι καὶ τὴν ἐξ αὐτῶν ὠφέλειαν καρποῦσθαι εὐχερὲς πάνυ; Ἱκανὸς δὲ πάνυ ἦν τὴν διὰ μακρῶν ἐξέτασιν κατακλείειν εἰς βραχεῖς τινας λόγους καὶ ῥᾳδίους συλλαβεῖν καὶ τὴν δι’ ὀλίγων εἰς μῆκος ἐπεκτείνειν καὶ κάλλος φέρειν, ὥστε καὶ πλείονα καὶ ποικιλότερα πάντων σχεδὸν τῶν ἱερέων μετὰ Ἀθανάσιον τὸν Ἀλεξανδρείας ἐπίσκοπον καὶ Βασίλειον τὸν Καισαρείας Καππαδοκίας καὶ Γρηγόριον τὸν Ναζιανζοῦ τοὺς ἀνεπιλήπτους καὶ μνήμης ἀξίους διδάξαι καὶ συγγράψαι καὶ δογματίσαι καὶ μηδαμοῦ λαβήν τινι κατὰ τῶν λόγων αὐτοῦ δοῦναι. Πρὸς ταῦτα δυνατὸς ἦν ἀποτελέσαι ὀξεῖς, ἀγρύπνους καὶ συνετοὺς τοὺς παχεῖς τὸν νοῦν καὶ ὑπνηλοὺς καὶ ῥαθύμους, καὶ εἰς τέχνας καὶ πόνους καὶ γεωργίας τοὺς ἀργοὺς καὶ ἀτέχνους διεγείρειν, ἀπὸ πάντων μὲν τῶν ἀξιαγάστων αὐτοῦ ἔργων, οὐχ ἥκιστα δὲ ἀπὸ τοῦ ἑαυτὸν μηδέποτε ζημιῶσαι τῶν νυκτερινῶν καὶ ὀρθρινῶν καὶ πανημερίων συνάξεων καὶ ἑσπερινῶν ὑμνῳδιῶν, σπουδάζειν δὲ μηδένα πρὸ αὐτοῦ ἀνίστασθαι καὶ τὴν ἐκκλησίαν ἀνοίγειν.

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à la fois ceux qui ont été diffusés par lui et ceux qui ont été pris en note par les sténographes pendant qu’il parlait, et à quel point ils sont brillants et pleins de charme, pourquoi le dire maintenant, puisqu’il est possible à ceux qui le veulent de les lire et qu’il est très facile d’en tirer de quoi être édifié66 ? Il était très doué pour conclure un long propos en quelques mots brefs et aisés à comprendre, ou pour développer en longueur et embellir un court propos ; si bien que c’est de façon plus abondante et plus variée que presque tous les prêtres – avec67 Athanase, l’évêque d’Alexandrie, Basile de Césarée de Cappadoce, Grégoire de Nazianze, irréprochables et dignes de mémoire –, qu’il enseignait, écrivait et professait, sans donner la moindre occasion de critiquer ses discours. De surcroît, il était capable de rendre pénétrants, éveillés et intelligents les gens à l’esprit épais, somnolents et indolents, et d’inciter au travail, aux efforts et au labeur de la terre les gens oisifs et désœuvrés, par toutes ses actions admirables, et tout particulièrement par le fait qu’il ne se privait jamais des synaxes de la nuit, du matin et de tout le jour, ni des hymnodies du soir, et que personne n’était si empressé que lui de se lever et d’ouvrir l’église.

Le texte n’est pas inintéressant par ses remarques sur les compétences oratoires de Jean68 et sur son zèle ecclésial, qui permet d’imaginer la fréquence des contacts pastoraux et, dans une certaine mesure, celle des prédications possibles. Il reste peu crédible par son hommage, ici assez incongru, au pape de Rome, qui aurait plus naturellement pu être cité, lorsque, plus loin dans le récit, sont évoquées les lettres d’exil de Jean69 : c’est là l’un des passages (Innocent est nommé pas moins de 33 fois) trahissant, pour Ch. Baur, un écrivain grec de Rome ou d’Italie du Sud70. 66 Socrate de Constantinople, Histoire ecclésiastique VI, 4, 9 (SC 505, p. 271273). 67 Ou « après » (en syntaxe classique), mais il paraît peu vraisemblable que l’hagiographe mette son héros en-dessous des autres, ni que la préposition ait un sens chronologique  : la mention des trois autres Pères vient plutôt expliciter «  presque tous  » et mettre Jean en compagnie et au rang des autres, comme on le voit parfois dans les fresques d’églises byzantines, par ex. sur les pendentifs de la coupole de l’église du monastère de Lesnovo, en Macédoine du Nord (1341-1348) : voir T. Velmans, « L’iconographie de la Fontaine de Vie dans l’art byzantin », Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, année 1968 (1970), p. 39-45, ici p. 41. 68 Surtout dans le sens du développement : voir par exemple son commentaire de la saluation en quatre mots : Saluez Priscille et Aquila (Rm 16,3), qui s’étend sur deux homélies (PG 51, 187-208 ; CPG 4376). Il pratique aussi de manière très régulière l’art du résumé conclusif, commençant souvent ses péroraisons par les mots ταῦτ’ οὖν εἰδότες (ou ἐννοήσαντες), « sachant (ou : considérant) cela…». 69 Voir infra, p. 240-241. 70 Ch. Baur, « Georgius Alexandrinus », art. cit., p. 4-7 (cf. supra, note 30, p. 225226). On pourrait presque aller plus loin si l’on disposait d’une editio maior du texte et que celle-ci confirmait ses défauts stylistiques et même syntaxiques  :

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Abordons à présent un épisode bien connu dans l’iconographie71, qui dépeint Jean en train d’écrire lui-même72 : Le bienheureux Jean avait un amour démesuré des lettres du très sage apôtre Paul et il avait toujours (ce) livre dans les mains […] Il lui vient donc le désir d’expliquer ces lettres si (chères) pour montrer à tous la divine vertu de (cet) homme, car il pensait qu’il ne devait pas priver l’Église de si grands dons, mais les faire resplendir en les diffusant auprès de ceux qui voudraient en tirer profit ; et c’est ce qu’il fit. Tard le soir, quand l’évêché laissait quelque loisir et que personne ne venait le déranger, lui-même montait dans sa chambre privée, s’asseyait sur un siège, allumait devant lui une bougie, prenait de quoi noter entre ses mains et écrivait lui-même les textes de l’Apôtre et leurs interprétations. Personne n’osait alors entrer et s’approcher de lui…

Un peu plus tard, raconte l’auteur de la Vie, un homme se présenta au portier et demanda l’aide de Jean73 : Comme l’homme s’était présenté à la réception en disant qu’il avait rendez-vous avec lui, Proclus se lève, va à la porte de la chambre, se penche pour voir à travers un trou et voit Jean assis sur son siège et écrivant avec saint Paul qui, appuyé sur le dos du siège, près de sa tête, approchait sa bouche de l’oreille droite de Jean et lui parlait…

l’auteur pourrait être un Latin écrivant en grec ; l’hypothèse mériterait peut-être une étude linguistique. 71 Voir K. Krause, «  Göttliches Wort aus goldenem Mund. Die Inspiration des Iohannes Chrysostomos in Bildern und Texten », dans R. Brändle et M. Wallraff (dir.), Chrysostomosbilder in 1600 Jahren. Facetten der Wirkungsgeschichte eines Kirchenvaters, Berlin - New York, 2008, p. 139-167, spécialement p. 145-154. 72 Ps.-Georges d’Alexandrie, Vie, 27 (op. cit., p. 142)  : Ἠγάπα δὲ ὁ μακάριος Ἰωάννης τὰς ἐπιστολὰς τοῦ σοφωτάτου Παύλου τοῦ ἀποστόλου ἄγαν· καὶ πάντοτε μετὰ χεῖρας εἶχεν τὸ βιβλίον αὐτοῦ […] Ἔρχεται οὖν εἰς πόθον τοῦ ἑρμηνεῦσαι τὰς τοιαύτας ἐπιστολὰς πρὸς τὸ δηλῶσαι πᾶσιν τὴν τοῦ ἀνδρὸς ἔνθεον ἀρετήν, οὐ πρέπον ἡγησάμενος τοιούτων πλουσίων δορεῶν ἀμοιρῆσαι τὴν ἐκκλησίαν, ἀλλὰ τηλαυγεστέρως αὐτὰς ἐκδοῦναι τοῖς ἐξ αὐτῶν ὠφεληθῆναι αἱρομένοις· ὃ δὴ καὶ πεποίηκεν. Ἀπὸ ἑσπέρας γάρ, ἡνίκα σχολὴν ἦγεν τὸ ἐπισκοπεῖον καὶ οὐδεὶς παρῆν τῶν ἐνοχλούντων, αὐτὸς ἀνήρχετο ἐν τῷ ἀναχωρητικῷ αὐτοῦ κοιτῶνι καὶ καθήμενος ἐπί τινος θρόνου ἧπτεν ἐνώπιον αὐτοῦ λαμπάδα κηροῦ καὶ λαμβάνων μετὰ χεῖρας τὰ σχέδη, ἀφ’ ἑαυτοῦ ἔγραφεν ἐν αὐτοῖς τὰς φράσεις τοῦ ἀποστόλου καὶ τὰς ἑρμηνείας αὐτῶν. Οὐδεὶς μὲν οὖν ἐτόλμα εἰσελθεῖν πρὸς αὐτόν… 73 Ps.-Georges d’Alexandrie, Vie, 27 (op. cit., p. 144) : Ἐλθὼν οὖν ὁ ἄνθρωπος πρὸς τὴν σύνταξιν ὡς ὀφείλων συντυχεῖν αὐτῷ, ἀνίσταται ὁ Πρόκλος καὶ ἔρχεται πρὸς τὴν θύραν τοῦ κοιτῶνος· καὶ παρακύψας διά τινος ὀπῆς ὁρᾷ τὸν Ἰωάννην καθήμενον ἐπὶ τοῦ θρόνου αὐτοῦ καὶ γράφοντα καὶ τὸν ἅγιον Παῦλον ἀνακεκλιμένον ἐξόπισθεν τοῦ θρόνου πρὸς τὴν κεφαλὴν αὐτοῦ καὶ ἔχοντα τὸ στόμα αὐτοῦ κάτω εἰς τὸ οὖς αὐτοῦ τὸ δεξιὸν καὶ ὁμιλοῦντα αὐτῷ…

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Dans ce récit dupliquant, cette fois-ci à Constantinople, la vision du chapitre 7, l’habile combinaison du concret et du merveilleux, associé à la diffusion des homélies de Chrysostome sur les Épîtres pauliniennes, a sans aucun doute assuré le succès de cette scène. Le récit, qui situait à Antioche « de nombreux commentaires » de Chrysostome, place donc l’écriture des séries sur les Épîtres pauliniennes à Constantinople. Le narrateur renchérit sur ce dernier point en affirmant qu’elles ont été non seulement écrites, mais révisées du temps de l’épiscopat74 : Il prit les notes de son interprétation qu’il avait rédigées la veille et se mit à les reprendre en les grattant et, conduit par la grâce du Saint-Esprit, il compléta ce qui manquait et ôta ce qui, comme c’est naturel, y était dit deux fois, commentant ainsi, à n’en pas douter, le reste de ses épîtres.

En complément de cet extrait, il me semble opportun de citer Photius. Apparemment d’accord avec l’hagiographe sur le fait que les séries pauliniennes ont été retravaillées, il situe plutôt certaines des homélies à Antioche75 : Pour les homélies sur l’Apôtre, il y a moyen de reconnaître par ellesmêmes celles d’entre elles qui furent composées quand il vivait à Antioche – elles sont plus soignées – et celles qu’il fit pendant qu’il était évêque. Quant à celles sur les Psaumes, nous n’avons pas encore trouvé les éléments nécessaires pour connaître leur histoire, mais, à considérer leur puissance et la valeur de leur style, on pourrait avancer qu’il les a composées dans une époque de loisirs plutôt que quand il se débattait dans les affaires publiques.

Ici pour l’auteur du Myriobiblion, le verbe διηκρίϐωνται pourrait bien être l’indicateur d’une révision par Chrysostome lui-même  ; cependant, à l’époque du successeur de Jean sur le siège de Constantinople (de 858 à 867 et de 877 à 886), la tradition éditoriale avait déjà suffisamment marqué de sa patine les œuvres de Chrysostome pour que son jugement soit en partie biaisé. De fait, dans les manuscrits de bien des séries, les titres portent 74 Ps.-Georges d’Alexandrie, Vie, 27 (op. cit., p. 147) : Λαβὼν τὰ πρώην σχέδη τῆς αὐτῆς ἑρμηνείας πάλιν ἤρξατο ταῦτα ἀναξαίνειν καὶ ὑπὸ τῆς χάριτος τοῦ παναγίου πνεύματος χειραγωγούμενος, ὅπου μὲν τὸ λεῖπον ἀνεπλήρωσεν, ὅπου δὲ εἴ τι ἦν ὡς εἰκὸς δευτερολογηθὲν παρεπῆρεν, ἑρμηνεύσας καὶ τὰς ὑπολοίπους ἐπιστολὰς αὐτοῦ ἀνενδοιάστως. 75 Photius, Bibliothèque, codd. 172-174 (R. Henry, t.  II, p. 170) : Ἀλλὰ τὰς μὲν (συγγραφὰς) εἰς τὸν ἀπόστολον ἔστιν ἐξ αὐτῶν ἐκείνων ἐπιγνῶναι, ποῖαί τε αὐτῶν ἐν Ἀντιοχείᾳ διατρίβοντι ἐξεπονήθησαν, αἳ καὶ μᾶλλον διηκρίβωνται, καὶ ποῖαι ἀρχιερατεύοντι ἐποιήθησαν. Τὰς δὲ εἰς τοὺς ψαλμοὺς οὔπω ἔσχομεν ὅσον καθ’ ἱστορίαν γνῶναι, πλὴν εἴ τις τὴν δύναμιν καὶ τὴν ἄλλην ἀρετὴν τοῦ λόγου θαυμάζων σχολάζοντα αὐτὸν μᾶλλον ἀλλ’ οὐ πράγμασι κοινοῖς ἐνστρεφόμενον ταύτας φαίη ἐξεργάσασθαι.

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indifféremment ὁμιλίαι et λόγοι76, soit que les homélies aient été mises par écrit et publiées, soit que les discours écrits – ou, autre traduction de λόγοι, les traités – aient été publiés comme s’il s’agissait d’homélies prononcées77. Il faut tout de même noter, malgré l’équivalence des termes chez Photius, la différence de degré et de constance que celui-ci, au sujet de la série des 67 homélies sur la Genèse, discerne entre ὁμιλίαι et λόγοι dans l’expression du rapport aux auditeurs78 : Malgré le titre de Discours que porte ce livre (c’est ce que j’ai trouvé dans les exemplaires que j’ai lus), les discours ressemblent plutôt à des homélies, entre autres raisons parce que, en de nombreux endroits, il s’adresse fréquemment aux auditeurs comme s’il les voyait en sa présence, questionne, répond, promet. Le discours, avec une tournure différente de l’homélie, peut offrir les mêmes figures ; mais le fait de les utiliser d’une manière continue et constante et sans appliquer aucune règle dans la disposition montre qu’il s’agit d’homélies.

Ce critère énoncé par Photius est précieux, car il évite une opposition trop tranchée entre les deux types de textes, tout en caractérisant de manière significative le style chrysostomien comme proche de la vivacité orale. La limite entre les homélies prononcées et les commentaires écrits est donc d’autant plus difficile à tracer qu’il y a eu réécriture79. Un certain flou sur le caractère écrit ou oral de certains textes exégétiques règne, de fait, dans le témoignage d’un autre biographe, anonyme, lorsqu’il précise80 : 76 L’observation a déjà été fait mainte fois pour l’ensemble du corpus patristique : voir déjà J. Bingham, Origines ecclesiasticae…, op. cit., vol. IV, 1834, p. 513-514 (livre XIV, ch. IV, section 1) ; A. Olivar, La predicación…, op. cit., p. 490-491. 77 En guise d’exemple je citerai un passage, isolé vers la fin de la Vie (au chapitre 74 (op. cit., p. 285), qui est une interpolation probable : Περὶ δὲ τῶν ἀριστειῶν τοῦ ἁγιωτάτου τὴν μνήμην Βαβυλᾶ ὧν ἐποίησε ζῶν τε καὶ μετὰ τὸ ἐπαϑλῆσαι τὸν μετὰ σώματος βίον, δυνατῶς συνέϑηκε καὶ λίαν εὐσεβῶς συνέπλασεν οὗτος ὁ τῆς ὁσίας καὶ ϑεοφιλοῦς μνήμης Ἰωάννης ὁ ἱερομάρτυς. La manière dont y est mentionné le Discours sur Babylas comme « composé » et « façonné » mérite d’être relevée, car elle anticipe et rejoint les analyses modernes concluant à un texte purement écrit : cf. l’introduction de M.A. Schatkin du Discours sur Babylas (SC 362), p. 23. 78 Photius, Bibliothèque, codd. 172-174 (R. Henry, t.  II, p. 168) : εἰ καὶ λόγοι ἔχει τὴν ἐπιγραφὴν τὸ βιβλίον (οὕτω γὰρ εὗρον ἐν οἷς ἀνέγνων), ἀλλὰ μᾶλλον ἐοίκασιν ὁμιλίαις, τὰ τε ἄλλα καὶ ὅτι ἐν πολλοῖς πολλάκις ὡς παρόντας ὁρῶν τοὺς ἀκροατάς, οὕτω πρὸς αὐτοὺς ἀποτείνεται καὶ ἐρωτᾷ καὶ ἀποκρίνεται καὶ ὑπισχνεῖται, δυναμένου μὲν καὶ ἄλλως ἔχοντος τοῦ λόγου καὶ οὐ καϑ’ ὁμιλίαν τὰ τοιαῦτα σχηματίζειν καὶ ἐνδείνυσϑαι, οὐ μὴν ἀλλὰ τὸ συνεχῶς καὶ ἐπιμόνως τοῦτο ποιεῖν, καὶ οὐχὶ σὺν οἰκονομίᾳ τινί, παρίστησιν ὁμιλίας αὐτοὺς εἶναι. 79 L’incertitude augmente si l’on prend en compte le fait que certains traits d’oralité peuvent être artificiellement ajoutés – s’ils ne l’ont pas été initialement  : voir infra, p. 238. 80 Anonyme, Vie de saint Jean Chrysostome (BHG  876 et 881a  ; H. Savile, Τοῦ ἐν ἁγίοις πατρὸς ἡμῶν Ἰωάννου ἀρχιεπισκόπου Κωνσταντινουπόλεως τοῦ Χρυ-

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Il mettait en premier la citation qui suivait dans le texte, y ajoutait sa propre interprétation et, vers la fin de chaque homélie, y adjoignait un admirable enseignement moral.

Ce passage confirme en tout cas, s’il était besoin, la façon dont les homélies étaient transmises, avec le premier lemme en guise de titre ou de « capitule inaugural81 » et les ethica à la fin, qui eurent tant de succès dans les manuscrits82.

3. Notes prises à la volée et doublets La question de l’écriture ou de la réécriture des textes chrysostomiens telle qu’envisagée par le Pseudo-Georges rencontre donc de multiples échos, anciens et modernes. Deux aspects précis, évoqués dans le dernier extrait que je choisirai, méritent ici un développement particulier  : la prise en notes des homélies au moment où elles ont été prononcées et le réemploi de certains textes. Voici l’extrait83 : Il y avait beaucoup de gens instruits, de tachygraphes et de lettrés qui prenaient en notes ce qu’il disait, et ils étaient frappés de voir comment son style était tout sauf barbare, combien il évitait de se répéter – comme d’autres le font – et à quel point il parlait de façon concise.

Ce témoignage en rejoint d’autres, y compris d’un autre biographe, anonyme, racontant que les sténographes accompagnaient Jean jusque dans les processions pour noter ce qu’il disait en chemin84. L’écriture ou la réécriture par l’auteur pouvait se faire ainsi à partir de ses propres

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σοστόμου τῶν εὑρισκομένων τόμος ὄγδοος, Eton, 1613, p. 323, l. 19-21) : Τὴν λέξιν μὲν καθεξῆς προτιθείς, ἐπάγων δὲ παρ’ ἑαυτοῦ τὴν λύσιν, πρὸς τὰ τέλη ὁμιλίας ἑκάστης θαυμαστήν τινα καὶ ἠθικὴν ἐπέπλεκε διδαχήν. Cf. P. Moliné, Jean Chrysostome exégète et pasteur…, op. cit., p. 164-167. Les titres d’ethica remonteraient-ils à l’auteur ? Ils sont en tout cas plus anciens qu’on pourrait le croire (ils existent dans des témoins syriaques dès le vie s.) : c’est en tout cas ce qui ressort de la communication de M.  des Portes au 18e congrès international d’Oxford en 2019, «  Ethica titles over centuries: an approach to the transmission of John Chrysostom’s Homilies on John  », à paraître dans Studia Patristica. Ps.-Georges d’Alexandrie, Vie, 42 (op. cit., p. 197)  : Ἦν δὲ καὶ πλῆϑος σχολαστικῶν καὶ ταχυγράφων καὶ φιλοπόνων ἐκλαμϐανόντων τὰ λεγόμενα ὑπ’ αὐτοῦ καὶ ἐξεπλήττοντο πῶς οὐκ ἐϐαρϐάριζεν ἐν ταῖς λέξεσιν οὐδὲ ἐδισσολόγει ὡς ἄλλοι, ἀλλ’ ὡς ἐν συνϑήματι ἐλάλει. Anonyme, Vie de saint Jean Chrysostome (H. Savile, t.  VIII, p. 318, cité par A.  Wikenhauser, « Der hl. Johannes Chrysostomus und die Tachygraphie », Archiv für Stenographie, 58, n. s. 3 [1907], p. 268-272, ici p. 269-270).

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notes initiales, ou bien à partir de ces notes sténographiques prises par les tachygraphes85 ou par tout auditeur zélé. Il peut être tentant de voir dans les deux versions découlant, d’une part, de ces notes un peu brutes et, d’autre part, de leur remaniement l’origine des deux rencensions textuelles transmises par les manuscrits pour d’assez nombreuses œuvres. Dans un codex copié à Constantinople et conservé à Budapest, qu’elle date de la deuxième moitié du xe  siècle ou au plus tard du xie, et qui contient les premières Homélies sur la Genèse, Z.-M. Tǎnasǎ86 décrit un état textuel dans lequel elle reconnaît la version des sténographes et qu’elle oppose à une révision ultérieure, plus «  écrite  ». Là où son analyse est sans doute la plus étonnante, c’est lorsqu’elle énumère parmi les caractéristiques de la révision des procédés de vivacité inspirés de la conversation orale, comme l’ajout de εἰπὲ γάρ μοι («  dis-moi en effet  »). Le constat rejoint celui de M. Konstantinidou, montrant que les révisions qui affectent les divers textes – et pourraient intervenir vers le xe siècle –, comportent ce type d’ajouts, par exemple πῶς  ; («  comment  ?  » ou « pourquoi ? »), ἄκουε (« écoute ») ou μάνθανε (« apprends, sache »)87. Ces deux études sont troublantes, car ces ajouts, avec d’autres, correspondent à bien des traits dans lesquels le lecteur croit d’habitude reconnaître en quelque sorte la signature stylistique de Chrysostome. Il est en tout cas important de considérer avec acribie et discernement les éléments tenus pour oraux dans les textes chrysostomiens. On peut néanmoins estimer que les écrits de Jean ressemblent par beaucoup d’aspects à des conversations : le verbe ἐλάλει employé par l’hagiographe révèle bien cette dimension que, malgré les avatars de la tradition manuscrite et éditoriale, les textes lus aujourd’hui ont au moins pour partie hérité des notes sténographiques primitives.

85 Ces notes en signes tachygraphiques – voir M. Richard, «  ἀπὸ σημείων  », Byzantion 20 (1950), p. 191-222 – devaient ensuite être déchiffrées et mises au propre par des calligraphes avant d’être mises en circulation, avec ou sans l’aval de l’auteur. Sur les éditions « pirates », voir T. Dorandi, Le stylet et la tablette, p. 121-123 (à propos de προέκδοσις). Sur le danger d’anachronisme dans la traduction de termes comme ἔκδοσις par « édition », voir T. Dorandi, Le stylet et la tablette. Dans le secret des auteurs antiques, Paris, 2000, p. 106-107 ; B.A. Van Groningen, « ΕΚΔΟΣΙΣ », Mnemosyne IV, 16 (1963), p. 1-17. 86 Z.-M. Tǎnasǎ, « ELTE Codex Graecus 2 and some problems of editing a Chrysostomian text », Annual of Medieval Studies at CEU 1997-1998 (1999), p. 295319, spéc. p. 304-310. 87 M.  Konstantinidou «  The double tradition of John Chrysostom’s exegetical works : revisions revisited », communication donnée au 18e congrès international d’Oxford en 2019, à paraître dans Studia Patristica.

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Pour N. Lipatov-Chicerin88, l’homélie 5 Sur Ozias, dont l’authenticité est contestée notamment en raison du style et de certaines répétitions, serait en fait la version « originale » et « non éditée », issue des notes prises lors de sa prononciation, de l’homélie  4, qui serait la «  version éditée  ». Comme alternative à cette séduisante hypothèse, je proposerais plutôt celle du réemploi de l’homélie 5 dans l’homélie 4, qui viendraient ainsi grossir le nombre non négligeables de doublets parmi les homélies de Chrysostome. Ce phénomène contredit de front l’allégation du Pseudo-Georges, selon qui Jean « évitait de se répéter » – la remarque sur la concision étant quant à elle infirmée par les milliers de pages que remplit le prétendu laconisme chrysostomien. Ainsi, les deux séries sur la Genèse, comportent des parallèles parfois littéraux, témoignant dans l’une des séries de la réutilisation – d’un « matériau » homilétique de l’autre série89. Des doublets comparables ont été décelés entre l’homélie In vivificam sepulturam et triduanam resurrectionem Christi (CPG 4719) et la 89e homélie sur Matthieu, ou entre les deux homélies De cruce et latrone (CPG 4338-4339) ou d’autres analysées par S. J. Voicu90. Certaines «  séries  » exégétiques ayant été en partie fabriquées à partir d’homélies isolées91, J.D. Cook92 invoque la possibilité d’authentiques reprises et l’habitude que Chrysostome avait de réutiliser ses propres œuvres – un usage que celui-ci revendique explicitement dans le De sacerdotio93 : S’il arrive que l’un des orateurs introduise dans son propre discours un texte qui a été élaboré par d’autres, il s’expose à des injures plus 88 N. Lipatov-Chicherin, « Preaching as the audience heard it : Unedited transcripts of patristic homilies  », Studia Patristica 64 (2013) p.  277-297, spéc. p. 287-297. 89 Voir l’introduction de L. Brottier aux Sermons sur la Genèse (SC 433), p. 17-22. 90 S.J. Voicu, « Pseudo-Giovanni Crisostomo : i confini del corpus », Jahrbuch für Antike und Christentum 39 (1996), p. 105-115, ici p. 106. 91 Voir par ex. P. Allen et W. Mayer, « Chrysostom and the preaching of homilies in series: A new approach to the twelve homilies In epistulam ad Colossenses (CPG 4433) », Orientalia Christiana Periodica 60 (1994), p. 21-39. 92 J.D. Cook, Preaching and Popular Christianity…, op. cit., p. 206-210. 93 Dialogue sur le sacerdoce V, 1, 20-28 (A.-M. Malingrey, SC 272, p. 282-283) : Ἢν γάρ τινα συμβῆ τῶν λεγόντων μέρος τι τῶν ἑτέροις πονηθέντων ἐνυφῆναι τοῖς λόγοις αὐτοῦ, πλείονα τῶν τὰ χρήματα κλεπτόντων ὑφίσταται ὀνείδη, πολλάκις δὲ οὐδὲ λαβὼν παρ’ οὐδένος οὐδέν, ἀλλ’ ὑποπτευθεὶς μόνον, τὰ τῶν ἑαλωκότων ἔπαθε. Καὶ τί λέγω τῶν ἑτέροις πεπονημένων ; Αὐτὸν τοῖς εὑρήμασι τοῖς ἑαυτοῦ συνεχῶς χρήσασθαι οὐκ ἔνι· οὐ γὰρ πρὸς ὠφέλειαν, ἀλλὰ πρὸς τέρψιν ἀκούειν εἰθίσθησαν οἱ πολλοί… Voir aussi ibid., n. 3, p. 283, et Ch. Baur, S. Jean Chrysostome et ses œuvres dans l’histoire littéraire, Louvain - Paris, 1907, p. 87, ironisant sur les avis de H. Savile et de B. de Montfaucon à ce sujet. J.D. Cook, Preaching and Popular Christianity…, op. cit., p. 207 cite précisément ce passage du De sacerdotio sur lequel, de manière plus limitée, porte ma présente analyse, longtemps restée inédite en raison d’aléas de publication, mais consonnant avec la sienne.

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Guillaume Bady nombreuses que les voleurs d’argent ; or souvent il n’a rien pris à personne, mais il suffit qu’il soit victime d’un soupçon pour subir le sort des voleurs. Et que parlé-je d’un texte élaboré par d’autres ? On ne lui permet pas de se servir régulièrement de ce qu’il a trouvé lui-même, car la foule a l’habitude d’écouter non pour en tirer profit, mais pour son plaisir…

Ici, il est bien question d’une pratique « régulière » (συνεχῶς), s’opposant à « l’habitude » (εἰϑίσϑησαν) de la foule ; et très clairement, Jean n’adresse pas ses reproches au prédicateur, mais à l’auditoire. Un orateur et écrivain aussi réputé que Grégoire de Nazianze, familier de ce type de reprises dans ses propres Discours94, ne l’aurait certainement pas démenti. Si l’on songe au nombre immense de manuscrits reproduisant ces doublets, on peut estimer que les deux hiérarques ont finalement eu gain de cause sur «  la foule  ». Quoi qu’il en soit, la reprise qu’opérait Chrysostome d’un texte dans un autre implique qu’il avait à sa disposition au moins une grande partie de ses propres œuvres. Serait-il si étonnant, après tout, qu’il soit sur ce point comme n’importe quel autre écrivain ?

4. Derniers échanges Venons-en à présent au récit des dernières années. Pour la période de l’exil est naturellement mentionnée l’écriture du traité Sur la Providence (sous le titre habituel πρὸς σκανδαλισϑέντες, « à ceux qui ont été scandalisés95 ») et de «  lettres diverses  » (ἐπιστολαῖς διαφόροις), en particulier celles à Cyriaque, ainsi que celles à Constantinos et à Olympias96. Cette façon de décrire le corpus épistolaire est digne d’attention, et à plusieurs titres : d’une part, du fait du propos initial du biographe, insistant sur le souci pastoral de Jean vis-à-vis des fidèles de Constantinople, les lettres à Olympias sont citées à la fin, alors que dans les manuscrits elles précèdent les autres ; d’autre part, les mots ἐπιστολαῖς διαφόροις, quand bien même il s’agirait non d’un titre, mais d’une simple désignation, ont pu être inspirés du titre courant ἐπιστολαὶ πρὸς διαφόρους, avec une variation notable  ; enfin les mots πρὸς Κωνσταντῖνον coïncident avec le nom du prêtre d’Antioche tel qu’il 94 Voir J.-M. Mathieu, «  Authenticité de l’Exhortatio ad uirgines (Carmen I, ii,  3)  », dans J. Mossay (éd.), II Symposium Nazianzenum. Louvain-la-Neuve, 25-28 août 1981. Actes du colloque international, Paderborn, 1983, p. 145-158, en particulier p. 149. 95 Le choix de la leçon du participe présent, σκανδαλιζομένους, attestée par un manuscrit isolé, par A.-M. Malingrey (SC  79, Paris, 1961, p.  52), me semble oblitérer un peu le contexte historique précis – les persécutions dont les partisans de Jean sont victimes – motivant l’écriture du traité. 96 Ps.-Georges d’Alexandrie, Vie, 67 (op. cit., p. 258). Au chapitre 50 (op. cit., p. 223), étaient déjà mentionnées deux des lettres à Olympias.

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se lit dans certains manuscrits, alors que d’autres ont πρὸς Κωνστάντιος  ; destinataire de la lettre 221 (en PG  52), celui qui a pu servir de secrétaire à Jean, ou même est le possible responsable de l’édition de ses lettres, est lui-même l’auteur de 5 lettres (nos 237-241 en PG 52) ; à cet égard, le texte témoigne du flou laissant à Jean la paternité de tout le recueil des lettres, mais aussi du succès des deux lettres à Cyriaque (la première portant le n°125 en PG 52), deux pièces forgées à partir des lettres 1 et 3 à Olympias (ou VII et X selon la numérotation d’A.-M. Malingrey)97. Manque ici à l’appel le Quod nemo laeditur, envoyé pendant l’hiver 40640798 comme le traité Sur la Providence99 à Olympias. La solidarité du corpus se voit donc oblitérée, de même que le rôle crucial de la diaconesse comme relais à Constantinople. Celle-ci possédait en effet des « livres100 » de Jean – peut-être sa bibliothèque a-t-elle été un refuge plus sûr que l’évêché où ils pouvaient être la proie des ennemis de l’exilé. D’autres passages évoquent des correspondances ponctuelles101. Plusieurs types concrets d’échanges écrits sont relatés. Au chapitre 28102, pour écrire à Eudoxie, Jean « prend une feuille et de l’encre » – le mot « feuille » traduisant χάρτης, désignant alors plutôt le papyrus, plus tard le papier : le narrateur suppose qu’il ne dictait pas plus ses lettres que ses ouvrages littéraires. De manière similaire, mais plus indirecte au chapitre 35, une verte réprimande de l’évêque contre l’amour de l’argent de l’impératrice est transmise en réponse àux fonctionnaires du palais qu’elle avait envoyés103 : 97 Voir P.G.  Nicolopoulos, Αἱ εἰς τὸν Ἰωάννην τὸν Χρυσόστομον ἐσφαλμένως ἀποδιδόμεναι έπιστολαί, Athènes, 1973, p. 11-167 et 381-449. 98 Ou Lettre d’exil (A.-M. Malingrey, SC 103, Paris, 1964, p. 7). 99 Cf. A.-M. Malingrey, SC 79, p. 11. 100 Voir par ex. Lettres à Olympias VIII, 11 (A.-M. Malingrey, SC 13bis, Paris, 1968, p.  204-205)  : μάλιστα μὲν ἔξεστί σοι καὶ ἀπόντων ἡμῶν ὁμιλεῖν τοῖς βιβλίοις τοῖς ἡμετέροις, « il t’est tout à fait possible, en notre absence, de vivre avec nos livres  » (la phrase est significative, je la citerai à nouveau infra, p.  245). Ces livres ne peuvent être identifiés avec le Quod nemo laeditur ni avec l’Ad eos qui scandalizantur, puisque la lettre VIII est datée par R.  Delmaire, «  Jean Chrysostome et ses ‘amis’ d’après le nouveau classement de sa Correspondance », Studia Patristica 32 (1997), p. 302‐313, précisément p. 312, de septembre-octobre 404. 101 Au chapitre 24, le biographe mentionne aussi une lettre envoyée par Jean à Léonce d’Ancyre pour l’évangélisation des Scythes (op. cit., p. 136), et, au chapitre 39, au début de l’affaire des Longs Frères, deux lettres à Théophile (op. cit., p. 185). 102 Ps.-Georges d’Alexandrie, Vie, 28 (op. cit., p. 150) : Ὁ δὲ σοφὸς οὗτος λαβὼν χάρτην καὶ μέλαν ἔγραψε πρὸς αὐτὴν οὕτως. 103 Ps.-Georges d’Alexandrie, Vie, 35 (op. cit., p. 172). Οἱ δὲ ἐγγράφως τούτους λαβόντες ἀπήγγειλαν αὐτῇ πάντα εἰπόντες ὅτι « Ἠκούσαμεν σήμερον λόγους ἀνθρώπου μὴ ὑφορωμένου θάνατον παντοῖον. » Ταῦτα δὲ εἰπόντες αὐτῇ ἐπιδέδωκαν αὐτῇ τὸν χάρτην ἐν ᾧ ἦσαν οἱ λόγοι αὐτοῦ ἐγγεγραμμένοι. Καὶ

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Guillaume Bady Ils prirent par écrit ces propos et lui rapportèrent tout, en disant  : «  Nous avons entendu aujourd’hui un homme qui n’a vraiment pas peur de la mort […] » Et à ces mots ils lui donnèrent la feuille sur laquelle étaient mis par écrit ses propos. Et elle, faisant appeler quelqu’un de sa chancellerie, la fit lire et, apprenant son contenu, fut prise d’une plus grande fureur.

Un deuxième type de support, le δίπτυχον ou double tablette – c’està-dire deux tablettes de cire reliées et pliées l’une contre l’autre – est censé avoir été employé par Jean pour un billet très court104 : Un rumeur parcourut toute la ville, disant que le grand Épiphane, hiérarque et évêque de l’île de Chypre, avait rendu visite à l’impératrice et avait agi pour la perte de Jean. Prenant alors une double tablette, Jean écrivit à Épiphane : « Sage Épiphane, tu approuves mon exil ? Assurément, tu ne siégeras plus sur ton trône. »

Dans cette célèbre anecdote, ici modifiée librement par rapport au témoignage de Socrate105, le biographe tient décidément pour normale chez Jean la pratique constante de l’autographie. Pour l’époque du narrateur, c’est révélateur d’une évolution, car dans l’Antiquité tardive la dictée des lettres était plus habituelle106. Jean prenait-il toujours lui-même le calame, ou bien dictait-il tous ses écrits ? Ou peut-être seulement ses lettres ? En effet, pour la préparation des discours, la dictée était déconseillée107. À vrai dire, si l’on veut expliquer la présence si récurrente de morceaux oratoires, diatribiques ou empreints d’oralité dans les textes les plus écrits, on peut songer à un

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προσκαλεσαμένη τινὰ τῶν ἀσηκρήτων αὐτῆς, ὑπανέγνω αὐτόν· καὶ μαθοῦσα τὴν δύναμιν αὐτοῦ, ἐπὶ πλεῖον ἐπλήσθη θυμοῦ. Ps.-Georges d’Alexandrie, Vie, 44 (op. cit., p. 202)  : Φήμη δὲ διέδραμεν ἐπὶ πᾶσαν τὴν πόλιν λέγοντες ὅτι ὁ μέγας Ἐπιφάνιος ὁ ἱερεὺς καὶ ἐπίσκοπος τῆς Κυπρίων νήσου εἰσῆλθεν πρὸς τὴν βασίλισσαν καὶ ἐποίησεν τὴν καθαίρεσιν Ἰωάννου. Καὶ λαβὼν ὁ Ἰωάννης δίπτυχον ἔγραψεν Ἐπιφανίῳ· « Ἐπιφάνιε σοφέ, σὺ συνῄνεσας ἐπὶ τῇ ἐμῇ ἐξορίᾳ; Οὐ μὴ ἔτι καθίσῃς ἐπὶ τοῦ θρόνου σου. » Socrate, Histoire ecclésiastique VI, 14, 5-13 (SC 505, p. 322-323). Voir H. Stander, « John Chrysostom on letters and letterwriting », Scrinium 6 (2010), p. 49-62, spéc. p. 50 avec référence à l’hom. In Ep. ad Rom. 32, 2 (PG 60, 677.45-46) : Ἀσπάζομαι ὑμᾶς ἐγὼ Τέρτιος ὁ γράψας τὴν ἐπιστολήν. Οὐ μικρὸν καὶ τοῦτο ἐγκώμιον ὑπογραφέα εἶναι Παύλου (Je vous salue, moi, Tertios, qui ai écrit la lettre » : ce n’est pas un mince éloge que d’être le secrétaire de Paul »). C’est en réalité la seule occurrence chrysostomienne du mot ὑπογραφεύς, et elle ne sert qu’à commenter Rm 16,22 ; quant au verbe ὑπογράφειν, Jean l’emploie de très nombreuses fois, au sens de « dépeindre », mais aussi d’« écrire sous la dictée » : voir mon article, « ‘Des lettres comme des flocons de neige‘ ? Le fait épistolaire dans la Correspondance d’exil de Jean Chrysostome », dans J. Schneider (dir.), La lettre gréco-latine. Un genre littéraire ? (Collection de la Maison de l’Orient, 52), Lyon, 2014, p. 165-187, ici p. 170-171. Voir L. Pernot, La rhétorique de l’éloge…, t. I, op. cit., p. 425.

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choix ou à un penchant stylistique, mais on pourrait imaginer qu’en dictant, Jean se laisse entraîner par l’exercice de la parole et prenne en quelque sorte son secrétaire pour son premier auditoire ; ici encore, la différence entre oral et écrit n’aurait pas de sens. En tout cas, le Pseudo-Georges précise qu’« il y avait avec lui dans son exil deux prêtres et un diacre108 » : l’un d’eux aurait-il pu lui servir de secrétaire ? La précision de l’hagiographe répond plutôt ici au besoin de fournir des témoins même fictifs à la nouvelle apparition des apôtres Pierre et Jean, mais le fait n’est pas impossible. Plus riche en événements, la fin de la Vie se révèle plus pauvre en notations sur l’activité littéraire de l’évêque, mais, comme on le voit, continue à nourrir l’incertitude et à susciter l’interrogation dans ce domaine.

Conclusion : l’homilia comme idéal de l’écrivain Tous ces extraits, mis bout à bout, laissent une impression plutôt inattendue  : Jean y semble dépeint davantage comme un écrivain que comme un orateur. En réalité, le portrait doit être élargi à tous les passages de la Vie relatant les prêches de Chrysostome ; mais ceux-ci paraissent moins saillants. La surprise redouble si l’on considère la récurrence du motif de l’écriture ou du livre au sein des représentations de Jean dans les enluminures109 : Jean écrivant, en particulier sous l’inspiration de Paul, recevant de ce dernier ses Épîtres, de David le Psautier ou de Matthieu son Évangile110, ou simplement tenant un livre ou un rouleau (signe de sa paternité sur la liturgie qui porte son nom). L’image du Chrysostome prédicateur rencontre donc là en contrepoint celle de l’écrivain, d’autant plus significative qu’elle est véhiculée par la même tradition – une tradition qui, on le comprend dès lors, livre par le truchement exclusif du livre une Bouche d’or de parchemin. Et le Pseudo-Georges d’Alexandrie se révèle être un témoin exemplaire d’une telle « réduction » livresque de la figure chrysostomienne. La rémanence ou même la prédominance de l’image de la « bouche d’or » au sein même de cette tradition, loin d’être amoindrie, n’en devient que plus frappante. L’auteur, à l’évidence, en est le premier responsable. Pour 108 Ps.-Georges d’Alexandrie, Vie, 67 (op. cit., p. 260). 109 Voir les exemples fournis par K. Krause, «  Göttliches Wort aus goldenem Mund  », art. cit., avec les reproductions p. 423-450. Voir plus généralement son ouvrage, Die illustrierten Homilien des Johannes Chrysostomos in Byzanz (Spätantike – Frühes Christentum – Byzanz, Reihe B. Studien und Perspektiven, 14), Wiesbaden, 2004  ; la planche en couleur n°18 (Abb.  140, décrite p.  107), reproduisant une partie du f.  3r du Parisinus gr.  806, illustre bien le «  calame d’or ». 110 L’apparition de Jean l’évangéliste au chapitre 7 de la Vie ne semble pas avoir inspiré les peintres et enlumineurs byzantins.

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Jean Bouche d’or, l’original et l’idéal, c’est l’oral. C’est pourquoi il valorise l’homilia111, cette conversation ou cette union112 directe avec Dieu – ou avec les Écritures ou leurs auteurs113 – par laquelle la parole divine est censée s’actualiser constamment. C’est aussi bien entendu le rôle de l’« homélie » de faciliter cette assimilation. En cela, tout en tenant l’écrit en moindre estime, et tout en produisant plus d’écrits encore que le disciple de Socrate, l’homéliaste n’est pas absolument platonicien, pour deux raison conjointes : d’une part, il reconnaît le rôle providentiel des Écritures pour la transmission du salut à travers l’espace et le temps114 ; d’autre part, il pose en fondement l’inspiration des auditeurs et lecteurs eux-mêmes, « la parole, souhaite-t-il à ses fidèles115, s’entretenant sans cesse en vos âmes, et y résidant la plupart du temps » ; ici, il est difficile d’imaginer qu’il ne s’agisse que de la parole du prédicateur.

111 Le passage le plus exemplaire à cet égard est dans les Sermons sur la Genèse 1, 2 (L.  Brottier, SC  433, p.  148-149)  : Παρὰ μὲν οὖν τὴν ἀρχὴν δι’  ἑαυτοῦ τοῖς ἀνθρώποις ὁ Θεὸς ὡμίλει, ὡς ἀνθρώποις ἀκοῦσαι δυνατόν, « Au commencement, Dieu avait un commerce direct avec les hommes, dans la mesure où il est possible aux hommes de l’entendre. » Voir la note complémentaire de L. Brottier, ibid., p. 373-374, et mon article, « Bibles et canons des Trois hiérarques : Basile de Césarée, Grégoire de Nazianze et Jean Chrysostome », dans S. Badilita et L.  Mellerin (éd.), Le miel des Écritures (CBP  15 / Cahiers de Biblindex, 1), Turnhout, 2015, p. 141-144. 112 La relation signifiée par ὁμιλία peut être très étroite  ; la grande majorité des emplois du verbe ὁμιλεῖν chez Chrysostome désignent d’ailleurs les rapports conjugaux. Pour lui comme pour d’autres, la prière est homilia avec Dieu : voir G. Astruc-Morize et A. Le Boulluec, « Le sens caché des Écritures selon Jean Chrysostome et Origène », Studia Patristica 25 (1993), p. 1-26, spéc. p. 13, n. 66. Sur exégèse et « homélie », voir P. Molinié, Jean Chrysostome exégète…, op. cit., p. 128-132. 113 Voir par ex. Lettre 136, à Théodote, lecteur (PG 52, 694.41-44) : « Consacre tout ton loisir à la lecture des divines Écritures, en t’entretenant avec elles autant que la faiblesse de tes yeux y invite  » (τὴν σχολὴν ἅπασαν εἰς τὴν θείων ἀνάλισκε γραφῶν ἀνάγνωσιν, τοσοῦτον αὐταῖς ὁμιλῶν ὅσον ἡ τῶν ὀφϑαλμῶν ἀσϑένεια ἐπιτρέπει) ; ou encore In Ep. ad Rom. argumentum, 1 (PG 60, 391), contre ceux qui ne veulent pas lire les Lettres de Paul et « s’entretenir régulièrement avec ce bienheureux » (συνεχῶς ὁμιλεῖν τῷ μακαρίῳ τούτῳ). 114 Voir par ex. In Matth. hom. 15, 1 (PG 57, 223.54-55), au sujet des Béatitudes, qui ne sont pas destinées aux seuls disciples : « Les paroles ont été dites à ceuxlà, mais écrites aussi pour tous ceux de la postérité  » (εἴρηται μὲν γὰρ πρὸς ἐκείνους, ἐγράφη δὲ καὶ διὰ τοὺς μετὰ ταῦτα ἅπαντας). Cf. les multiples citations de 1 Co 10, 11, par ex. In Ep. ad Hebraeos hom. 8, 4 (PG 63, 74.23-24) : Ce qui leur est arrivé devait servir d’exemple, et a été écrit pour nous avertir, nous qui nous trouvons à la fin des temps (ταῦτα δὲ τυπικῶς συνέβαινεν ἐκείνοις, ἐγράφη δὲ πρὸς νουθεσίαν ἡμῶν, εἰς οὓς τὰ τέλη τῶν αἰώνων κατήντηκεν). 115 Voir par ex. Ad populum Antiochenum hom. 2, 3 (PG 49, 37.21-23) : τοῦ λόγου συνεχῶς ὁμιλοῦντος ὑμῶν ταῖς ψυχαῖς, καὶ ἐπὶ πλεῖον ἐνδιατρίβοντος.

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Or pour lui l’entretien ou la communication est possible également à travers ses propres œuvres : « il t’est tout à fait possible, en notre absence, de vivre avec nos livres116 ». La traduction du verbe ὁμιλεῖν par « vivre », plutôt que par « s’entretenir », n’est pas forcément exagérée117. L’insistance répétée de Chrysostome en faveur de la lecture118 prouve assez qu’à ses yeux l’écrit n’est pas seulement un pis-aller et fait partie intégrante de la vie chrétienne. Est-il donc si farfelu119, malgré ses multiples occupations et son silence à ce sujet, de penser qu’il a pu apporter un soin pas si négligeable à ses propres «  homélies  », que ce soit pour les préparer, les réviser, les diffuser ou les réutiliser et les éditer à nouveau ? « Conformément à son caractère, et à la différence des autres Pères, on dirait que le docteur antiochien ne s’est pas beaucoup préoccupé de son image future  »  : si l’assertion de S.J.  Voicu120 reste assez vraie, c’est peut-être surtout en tant que résultant d’une comparaison. La Vie mise sous le nom de Georges d’Alexandrie, malgré sa valeur historique très limitée – sinon pour les usages de son époque de rédaction –, permet au lecteur moderne de s’interroger sur la représentation qu’à défaut de certitudes, il peut se faire de Chrysostome comme écrivain. Car si l’hagiographe ne l’utilise pas nommément, il faut reconnaître qu’il sait rendre évidente, presque vivante, l’image du « calame d’or ».

116 Lettres à Olympias VIII, 11 (A.-M. Malingrey, SC 13bis, p. 204-205) : μάλιστα μὲν ἔξεστί σοι καὶ ἀπόντων ἡμῶν ὁμιλεῖν τοῖς βιβλίοις τοῖς ἡμετέροις (phrase citée déjà supra, note 100, p. 241). 117 A.-M. Malingrey exprime sans doute là ce qu’elle a vécu elle-même, à la manière d’une moderne Olympias, bien au-delà de la relation d’une universitaire avec son objet d’étude. 118 Sur l’importance de la lecture des Écritures chez Chrysostome, voir B.H. Vandenberghe, Saint Jean Chrysostome et la Parole de Dieu, Paris, 1961, p. 66-70 ; R.  Kaczynski, Das Wort Gottes in Liturgie und Alltag der Gemeinden des Johannes Chrysostomus (Freiburger Theologische Studien, 94), Freiburg - Basel - Wien, 1974, p. 310-336 ; H. Eising, « Schriftgebrauch und Schriftverständnis in den Matthäus-Homilien des Johannes Chrysostomus », Oriens Christianus 48 (1964), p.  84-106. Plus généralement sur le rapport de Chrysostome au livre, voir H.Y.  Gamble, Books and Readers in the Early Church, Yale University, 1995, trad. fr. P. Renaud-Grosbras, Livres et lecteurs aux premiers temps du christianisme. Usage et production des textes chrétiens antiques, Genève, 2012, p. 317323 ; pour certains aspects matériels et symboliques du livre chez un proche de Jean, cf. S. Kim, « Le livre comme objet matériel dans les homélies de Sévérien de Gabala  », Schweizerische Zeitschrift für Religions- und Kulturgeschichte 114 (2020), p. 161-173. 119 Je suis moi-même aujourd’hui moins enclin à le croire que dans mon article « La tradition des œuvres… », art. cit., p. 161. 120 S.J. Voicu, « Pseudo-Giovanni Crisostomo : i confini del corpus, Jahrbuch für Antike und Christentum 39 (1996), p. 105-115 ; la phrase se lit en italien p. 107.

Index scripturaire Les livres bibliques sont donnés dans l’ordre de la TOB. La première colonne indique le chapitre et le verset, la seconde le numéro de la page où la référence apparaît.

Ancien Testament Genèse livre 1-3 1, 26 1, 27 2, 9 2, 17 2, 18 2, 20 2, 23-24 2, 23 2, 24 3 3, 9 3, 14 3, 16 3, 17-18 4 4, 1-16 4, 2 4, 3 4, 3-4 4, 5-6

7, 84 60 49, 60, 66, 67 61, 67 100 61, 64, 100, 157 61, 66, 72 61, 72 61 32 64, 73 87, 93 91, 95, 100 94 62, 63, 65, 66, 70, 72, 84 101 8, 85-117, 145 86-87 103 88, 102 103 114, 116

4, 5 4, 7 4, 9-13 4, 9 4, 10 4, 10-12 4, 11 4, 12-15 4, 12 4, 13 4, 14 4, 15 4, 16 4, 23 4, 23-24 4, 25 5, 1-3 6, 8 8, 1 8, 2-21 8, 21 9, 25 12, 10 12, 11-13

90, 101, 102, 105 89, 92, 110 103 96, 98, 100, 103, 104, 107 100 104 94, 101, 105 114, 115 112, 113, 114, 115 98, 101, 104 112 96, 98 85 99 103 105 101 105 101 101 102 63 172 172

248

14, 18 13, 16 18, 1-9 22 25, 21 27, 34 27, 42 30, 1 30, 2 37, 3

Index

55 211 147 210 200, 201 101 105 203 203, 204 105

Exode 15, 22-27 19, 19 20, 10-20 20, 15

6 124 139-140 113

Nombres 10 10, 8-10 21, 4-9

133 134 52

Josué 6 6, 1-20 6, 2 6, 4 6, 5 6, 6-10 6, 13 6, 17 6, 20

8 128, 130 125 125 125 128 128 125 138

1 Samuel 17, 49 25

138 76

2 Samuel 11 12, 13 13

101 104 76

1 Rois 3, 16-28 17, 8-24 17, 12

42 78 6

2 Rois 4, 1-7 5, 19-27 Ésaïe

6 43 27

1 – 8, 10 1, 13 1, 22 2, 1 2, 2 3, 1 3, 2 5, 1-7 5, 1 5, 4 5, 9-10 5, 26-27 5, 28-30 6, 6-7 7, 1-2 7, 14 7, 18 8, 6-7 8, 7 8, 11 11, 6 28, 16 (LXX) 31, 1 41, 3 43, 26 60, 8 65, 25

15 101, 102 50 44 49, 53 100 42-43 51 49 46 100 49 50 50 51 30, 45, 46, 47 30, 53 53 50, 52 16 53 213 172 34 103, 104 34 53

Ézéchiel 17, 3-21 33, 1-6

51 131

Index scripturaire

33, 2-3 33, 3-6 33, 6

131 132, 133 127

Osée 1, 10-11

35

livre 2, 9

212

livre

32

42 51, 52 98, 103 26

Suzanne

Sophonie 1, 5

livre 5, 19 18, 17 Cantique

Habaquq 2, 11

17 76

Proverbes

81

Jonas 2, 11

48 48 101

Job

Amos 6, 4-6

114 (113), 2 116 (115), 2 145 (144)

249

livre

32

Psaumes

Bel et le Dagron

livre 18, 20, 27, 31-33, 243 4 35 8 35 10, 7-10 (9, 28-31 LXX) 32 45 (44) 35 47 (46), 6 132 47 (46), 7-9 133 49 (48) 40 96 (95), 5 163 104 (103) -107 (106) 18 110 (109) 35 111 (110), 1 48

livre

26 26

Judith 8-16

138

Sagesse 10, 1-10

116

Siracide 25, 19 25, 24 36, 25

67 67 114

Nouveau Testament Matthieu livre 2, 1-12 3, 7.9 5, 3 5, 44 6, 12

8, 29, 143, 243 165 148 154 9, 205-207 217

12, 50 13, 24-30 18, 21 18, 22 18, 23-35 18, 23 18, 26

148 156 217 217 215 216, 217 216

250

18, 29 18, 34 25, 1-13 27, 4 27, 25 27, 44

Index

216 216 77 147 105 158

Marc livre 9, 50 12, 42

18, 29, 143 6 78

Luc livre 1, 31-36 1, 34 1, 35 6, 20 14, 34 16, 19-31 16, 24-25 16, 26 18, 9-14 18, 11 18, 13 18, 14 21, 2 22, 20 23, 39-43 23, 40 23, 41 23, 42 23, 43

8, 18, 143, 161, 196 213 214 213, 214 154 6 8, 143-150 147 148, 149 8, 143 153, 155 152, 153, 202, 204, 205 202 78 120 8, 143, 155-159 157 157 158, 159 158

Jean livre 1, 1 8, 39 11, 34 14, 15-31

8, 29, 143, 196, 225, 243 48, 225 148 100 101

20, 27 21, 17

215 70

Actes livre 2, 2 2, 3 2, 13 4, 32 16, 3 16, 25-34 17, 15-34 17, 19 17, 19-21 17, 20 17, 21 17, 22 17, 22-31 17, 23 17, 24-31 17, 28 17, 32-33 19, 26 21, 20-24 21, 24-26 21, 25

29, 161 140 140 140 132 166 113 8, 161 164 165 164 164 164 167 161, 162, 163, 167, 168, 171, 172 165 165, 171, 172 165 71 166 171 166

Romains livre 1, 29 4, 19-21 4, 23-24 13, 14 14, 24 14, 24-26 15, 1 16, 20 16, 22 16, 25-27

8, 177-197 105 210 210 218 195 194 195 194 242 194

Index scripturaire

16, 28

194

1 Corinthiens livre 2, 4 7, 3 7, 5 7, 6 7, 10-22 7, 16 7, 34-35 7, 39 8, 1-13 9, 20 9, 20-21 9, 20-22 10, 11 11 11, 2-15 11, 2 11, 3 11, 7 11, 8-9 11, 8 11, 9 11, 10 11, 11 11, 12 13 14, 7-8 14, 8 14, 34-35 15, 11

161 101 79 77 171 80 76 78 80 166 166 161-162, 168, 169, 170, 171, 172, 174 163 34, 244 72, 73 71 64 64, 65, 72, 81 65, 66, 67 64, 72 65 65 66 73 64 66 125 126 70 132

2 Corinthiens livre 7, 10 10, 4 10, 5 10, 10

161 101, 116 173, 174 162, 163, 164, 172, 173, 174 100

11, 2 11, 29

251

77 171

Galates 4, 24 4, 26 4, 28 4, 31

40, 51, 55, 211 211 211 211

Éphésiens 1, 3 1, 10 2, 20 3, 20-21 5, 5 5, 10-17 5, 19 5, 21-33 5, 22-33 5, 23 5, 31 5, 33 6, 11

205 53 213 9, 204, 205 102 82 120 73 63 64, 65, 72 64, 73 73 173

Colossiens 1, 9 3, 18-19 3, 18 4, 6

164 73 72 6

1 Thessaloniciens 2, 14 3, 3

105 106

1 Timothée 2, 11-15 2, 11-12 2, 12-14 2, 12 2, 13 2, 14 4, 13

64, 65, 70, 71 62 67 63 72 76 5

252

Index

2 Timothée 3, 2

1 Pierre 101, 102

Tite 1, 12 1, 12-13 2, 3

172 168 76

213 72, 73 69

2 Pierre livre

26

1 Jean

Hébreux 11, 1-40 11, 4 11, 5-6 12 12, 1-28 12, 24 12, 16 12, 22 12, 24

2, 6 3, 1-7 3, 7

116 100 100 56 116 116 101 211 100

3, 12

94

2-3 Jean livres

26

Jude livre

26

Apocalypse livre

26

Index des noms de personnages bibliques et non bibliques Les noms de personnages bibliques sont en italique. Aaron Abel

134 85-90, 97, 100, 109, 115, 116 Abigaïl 76 Abra(ha)m 86, 147-149, 172, 208, 210, 211 Absalom 76 Achab 68 Adam 61, 62, 64, 73, 75, 84, 86, 87, 91, 100, 101, 109, 116, 157 211 Agar Ammon 76 Anne (mère de Samuel) 68, 75 Apollos 71, 77 Aquila 84 Béelphégor 68 Bernice 82 Caïn 8, 85-117 Constanti(n)os 240, 241 Cyriaque 240, 241 Daniel 86 David 33, 39, 67, 86, 101, 104, 116, 132, 151, 163, 243 76 Déborah

Démétrios (moine) 227 Diodore de Tarse 126-127 Domnine 82-83 Drosis 68, 82 Élisabeth 208 Élisée 42 Enosh 87 Épaphrodite 102 Épiphane de Salamine 242 Ésaü 84, 101, 105, 116 Eudoxie (impératrice) 241, 242 Éve 7, 61-62, 64, 67, 68, 71, 73, 75, 82, 87, 88, 105 Flavien d’Antioche 228-230 9, 213-215 Gabriel Goliath 163 Hermon (comédien) 124 Hésychios (moine) 225, 226 9, 86, 200, 208, Isaac 210-211 Isaïe 67 Jacob 86, 105, 203, 208 Jean l’évangéliste 225-226, 243 Jean Philopon 220 Job 68, 86

254

Index

Jonas 9, 212 Joseph (fils de Jacob) 105 Josué 128-129 Judith 76 Lamekh 88, 98, 99 Lazare (pauvre) 8, 143-151 Léonce d’Ancyre 241 Lucien (martyr d’Antioche) 23 Maccabées (mère des -) 67, 75, 84 Marie (mère de Jésus) 208-209, 213-215 Matthieu 243 Moïse 86, 140 Nabal 76 Nabuchodonosor 131 Noé 86, 102, 105, 111, 116 Olympias 81, 84, 149, 151, 240, 241, 245 Paul 8, 20, 49, 55, 65, 67, 70-73, 75, 78, 84, 86, 100, 101, 102, 108, 116, 137-138, 156, 161-174, 199, 210, 211, 234, 235, 243

Pélagie 80 Phœbé 84 Pierre 70, 86, 225 Priscille 71, 77, 84 Prosdoce 82 Rachel 9, 203, 208 Rébecca 200-201, 208 Salomon 42, 67, 68, 86 Samson 68 Sara(h) 9, 172, 208-212 Seth 87 Socrate (philosophe) 74, 82, 220 Stagire (moine) 150 Stéléchios 227 Théodore (moine) 148, 226 Théophile d’Alexandrie 82 Thomas 215 Timothée 166, 171 Xanthippe (femme de Socrate) 74

Index des textes et des auteurs anciens Les titres sont tels qu’indiqués dans le texte ou les notes (plutôt en français lorsqu’il existe une traduction moderne et usuelle). Pour les œuvres de Jean Chrysostome, le titre latin, éventuellement accompagné du titre français, est suivi d’une référence à la Clauis Patrum Graecorum (CPG). Dans le cas de séries d’homélies, le premier numéro est celui de l’homélie, le second (après virgule), celui du paragraphe. Alexandre De figuris

230

Ambroise de Milan

106

Analecta hymnica graeca 219 Anonyme Vie de Jean Chrysostome (BHG 876 et 881a) 236, 237 Aquila (traducteur de la Septante) 30

Athénée de Naucratis

119

Augustin d’Hippone

59, 106

Bacchylide Péans Frag. 1 (4)

123

Basile de Césarée Lettres 260, 3 260, 4 260, 5

24, 233 96, 97 96, 113 99

Aratos

165, 171

Aristide Quintilien

119

Basile de Césarée (?) Sur le baptême II, 1 90

63

Bernard de Morlas De contemptu feminae 42 s.

Aristote Politique I, 1, 1252a

Aristoxène de Tarente 119 Athénagore

221

Athanase d’Alexandrie 233

68

Clément d’Alexandrie 59, 120, 127, 221 Epistulae de uirginitate 2, 11 76

256

Pédagogue I, iv II, iv, 42, 3 Stromates IV, viii IV, xix-xx

Index

82 121 82, 83 82

Cosmas Vestitor Éloge de Jean Chrysostome 72, 1 6 Cyprien de Carthage Ad Quirinum I, 20 210 Cyrille d’Alexandrie 106 De oratione 56 Démosthène Contre Aristocrate 82

230

Didachè 1, 3

206

Didyme l’Aveugle

8, 162, 174, 179

In Genesim I, 120-121 90 I, 122 91 I, 123 89, 95 I, 124 92 I, 133 96 I, 136-137 92 II, 226-227 172 In Zachariam I, 44 92 Fragmenta in Ep. II ad Corinthios in catenis 173

Diodore de Tarse 13, 17, 18, 19, 21, 22, 36, 54, 57 Commentaire sur les Psaumes 24, 32, 33, 35, 39 Prologue 38, 41 118, prologue 34, 37, 40

Questions sur l’Octateuque et les Règnes 23, 25 Sur la différence entre la théorie et l’allégorie 23 Doctrina patrum

231

Épiphane de Salamine Panarion 2, 8 87 40, 7.9 94 Euripide Iphigénie à Aulis Oreste

221 119 119

Eusèbe de Césarée In Psalmos

221 40

Eusèbe d’Émèse

22, 24

Facundus d’Hermiane Défense des Trois Chapitres III, vi, 13-14 32 Flavius Josèphe Antiquités juives I, 53-54

90

Grégoire de Nazianze 221, 233, 240 Discours 20 231 Discours 27 230 Grégoire de Nysse Homélies sur le Cantique des cantiques Prol., 1-2 26 Sur les titres des Psaumes II, 10 33 Héraclide de Nysse Vie d’Olympias VI-VIII

81

Hérodote Histoires VI, 105-106

169-170

Index des textes et des auteurs anciens

Hésiode

23

Hiéroclès Sur le mariage

76

Hilaire de Poitiers Traité des mystères 7 Homère Iliade XVIII, 219-224

106 96 23, 220 123

Hymnes « homériques » Hymne à la mère des dieux 3-5 141 Irénée de Lyon Aduersus haereses IV, 18, 3 V, 24, 2

110 90 63

Isidore de Péluse Fragmenta in Acta apostolorum in catenis 169 Jean Chrysostome Ad Demetrium de compuctione liber I ; Ad Stelechium de compuctione liber II / Propos sur la contrition (CPG 43084309) 226-227 II, 3 151 II, 6 151 Ad eos qui scandalizati sunt / Sur la Providence de Dieu (CPG 4401) 240, 241 14, 9-10 159 Ad Theodorum lapsum libri 2 (CPG 4305) 27, 226 I, 8 (traité) 149 II, 2 (lettre) 67 Ad uiduam iuniorem (CPG 4314) 227 1 69 2 78

257

7 79 Ad populum Antiochenum (CPG 4330) 1, 11 110 2, 3 244 5, 3 110 6, 1 112 21, 1 205 Ad Stagirium (CPG 4310) 227 I, 3 109, 149 I, 4 107-108 I, 9 150 II, 5 109 Aduersus Iudaeos (CPG 4327) 223-224 I, 7 101 IV, 7 135 VII, 1 136 VIII, 1 106 VIII, 2 108 VIII, 3 103, 108 VIII, 8 100, 106 Aduersus oppugnatores uitae monasticae libri 1-3 (CPG 4307) 227 Commentarius in Iob (CPG 4443) 17, 27-28, 31, 220, 225 Contra eos qui subintroductas habent uirgines / Cohabitations suspectes (CPG 4311) 80, 227 7 68 9-11 73 13 64 Contra ludos et theatra (CPG 4422 / CPG 4441.7) 154 De Anna (CPG 4411) 1, 3 75 1, 6 85 4, 3 67, 68, 75 De cruce et latrone homiliae 1-2 (CPG 4338, 4339) 156, 239

258

Index

1 239 1, 2 156, 157 1, 3 157 2, 2 156, 157 2, 3 157 De decem millium talentorum debitore (CPG 4368) 2 215 5 205 7 217 De diabolo tentatore hom. 1 / L’obscurité des prophéties, hom. 3 (CPG 4332) 3 109 De diabolo tentatore hom. 2-3 / L’impuissance du diable, hom. 1-2 (CPG 4332) 2, 2 108 De eleemosyna (CPG 4382) 143 6 145 De futurae uitae deliciis (CPG 4388) 4 206 De inani gloria et de educandis liberis (CPG 4455) 75, 220 De incomprehensibilitate Dei natura (CPG 4318) 200, 228 De laudibus s. Pauli apostoli / Panégyriques de saint Paul (CPG 4344) 20 1, 4 100 4, 5 156 De Lazaro conciones (CPG 4329) 143 1, 6 143 1, 6-7 144 1, 11 112, 145 2, 1 147 2, 2 144 2, 3 144 2, 4 144

2, 5 145 4, 2 146 6, 5-6 145 6, 5 146 6, 6 146, 147 6, 9 147 7, 5 145, 148 De Maccabeis (CPG 4354) 1, 3 75 De mutatione nominum (CPG 4372) 2, 3 209 2, 4 211 4, 6 152 De non iterando coniugio / Sur le mariage unique (CPG 4315) 227 1 78 2 79 3 79 4 73 5 152, 154, 202 De paenitentia (CPG 4333) 2 104 2, 1 85, 104 2, 2 104 5, 2 111 6, 4-5 55 8, 2 104 De petitione matris filiorum Zebedaei / Sur l’égalité du Père et du Fils, hom. 8 (CPG 4321) l. 188-190 199 De profectu euangelii (CPG 4385) 1 152 2 153, 154, 156 De prophetiarum obscuritate (CPG 4385) 45 2, 8 104 2, 9 153

Index des textes et des auteurs anciens

De sacerdotio / Dialogue sur le sacerdoce (CPG 4316) 227-228 II, 1-2 70 II, 2 68 III, 9 70 III, 12 79 III, 13 79, 81 V, 1, 20-28 239 VI, 1-2 132 De s. Droside (CPG 4362) 2 82, 83 3 68 De ss. Bernice et Prosdoce (CPG 4355) 1 68, 69, 82 6 83 De s. Babyla contra Iulianum et gentiles / Discours sur Babylas (CPG 4348) 229, 236 De studio praesentium (CPG 4441.5) 2 83 3 81, 83, 84 4 84 De uirginitate (CPG 4313) 227 11, 1 80 14, 3-6 80 16 79 17, 2 80 25 79 28, 1 79 28, 3 79 29, 2 78, 79 37, 4 79 38 80 40 78, 80 40, 1 80 44 80 46 73 46, 1 67 46, 2 68 47, 1-2 77 48 77 52-58 80

259

53 69 60-72 80 60 80 65 80 75, 1 77 79 64 Epistulae ad Innocentium 1-2 (CPG 4402-4403) 233 Epistulae ad diuersos / Correspondance d’exil (CPG 4405) 30 233, 240 125 241 136 244 221 241 237-241 241 Epistulae ad Olympiadem (CPG 4405) 240 VII 241 VII, 2b, 21-23 205 VIII, 7a, 7-8 207 VIII, 11 241, 244-245 X 241 X, 8b 149 X, 10b 149, 151 XI, 2b 113 Expositiones in Psalmos (CPG 4413 ; à gauche le premier numéro est celui du psaume dans la Septante, le second celui du paragraphe de l’homélie correspondante) 15, 18, 31, 42, 57, 231, 235 6, 2 103 7, 3 38 7, 11 39 7, 12 39 8, 7 38 9, 5-7 37 9, 8 33, 52 9, 9 39 10, 3 39

260

Index

11, 3 41, 1 43, 1 43, 6 43, 3 44, 5 44, 7 44, 10 45, 2 45, 1 et 2 46, 1 46, 5 48, 3 48, 9 49, 1 49, 4 108, 1 108, 2 109, 4 109, 7 110, 1 110, 7 110, 5 113, 1 113, 5 113, 6 115, 1 115, 3 115, 4 117, 1 117, 5 119, 1 119, 2 120, 2 125, 1 129, 2 134, 6 137, 2 138, 3 139, 2 et 3 140, 6 141, 1

150 121 39 33 129 38 54 39 38, 39 33 54 133 40 39 55 48 46, 47 45 54 39 48 38, 54 138 48 205 46 45 46, 48 38, 54 45 45 38, 54 39 39 48 48 39 38 39 33 46 48

142, 5 33 142, 6 38, 47 144, 3 101 145, 3 113 147, 3 38 148, 1 47 149, 2 38 Homilia dicta praesente imperatore (CPG 4441.2) 2 109 In Acta apostolorum (CPG 4426) 15, 180 1, 1 20 3, 4 108 7, 3 111 15, 4 109 15, 5 202 16, 3 100, 107 19-21 156 19, 5 5, 20, 40, 42 38, 1 167-168 54, 2 109 In dictum Pauli : Nolo uos ignorare (CPG 4380) 56 In Ep. I ad Corinthios (CPG 4428) 7, 4 101, 113 16, 2 72 19, 1-2 77 19, 5 105 22, 3 171, 172, 174 24, 4 212 26 72 26, 4 71 26, 8 74 30, 5 111 34, 3 62, 66, 72 34, 4 73 35, 2 126, 127 36, 4 65 37, 1 68, 70, 71

Index des textes et des auteurs anciens

41, 2 212 44, 4 107 In Ep. II ad Corinthios (CPG 4429) 4, 6 151 5, 3 108 5, 3-4 104 5, 4 206 18, 3 85 24, 4 110 25, 3 138 In Ep. I ad Thessalonicenses (CPG 4434) 3, 4 106, 110 4, 4 110 8, 4 111 In Ep. II ad Thessalonicenses (CPG 4435) 3, 4 20 In Ep. I ad Timotheum (CPG 4436) 9, 1 65, 67, 71 9, 2 67, 71, 75 13, 4 79 In Ep. II ad Timotheum (CPG 4437) 2, 3 152, 153 7, 1 102, 108 8, 1 101 In Ep. ad Colossenses (CPG 4433) 239 3, 5 95, 100 In Ep. ad Ephesios (CPG 4431) 8, 3 102 20, 2 73 20, 4 72 20, 5 74 20, 6 74 20, 7 69 20, 8 69, 74 20, 9 69, 76 24, 4 201 In Ep. ad Galatas commentarius (CPG 4430) 17, 220 4, 4 211

261

4, 24 41 In Ep. ad Hebraeos (CPG 4440) 16 8, 4 244 9, 4 104 12 56 22, 1 100, 105 22, 2 100 27, 5 202 28, 7 78 29, 3 69 31, 1 101 31, 3 108 32, 1 100 32, 3 107 In Ep. ad Philippenses (CPG 4432) 9 15, 3 102 In Ep. ad Romanos (CPG 4427) arg., 1 244 5, 1 105 7, 6 110 8, 9 109 11, 4 111 12, 7 111 12, 8 108 20, 4 110 22, 4 111 24, 2 218 25, 6 202 In Ep. ad Titum (CPG 4438) 2, 2 76 3, 1-2 168 4, 3 77 In Genesim homiliae 1-67 (CPG 4409) 15, 26, 38, 42, 43, 44, 47, 57, 236, 238, 239 3, 4 39 6, 2 76 7, 2 39 8 48, 60 8, 1-2 46

262

Index

8, 1 8, 4 8, 5 10 10, 4 14-18 14, 3-4 14, 4 15, 1 15, 2 15, 3 15, 4 16, 1 16, 4 17-18 17, 4 17, 5 17, 8 18-20 18, 1 18, 4 18, 5 18, 6 18, 7 19, 1 19, 2 19, 3 19, 3-4 19, 4 19, 5 19, 6 20, 1 20, 2 20, 3

44 67 39 60, 61 61 60 61 61, 64 44, 48 61 65 61 68 62 104 62, 65 62 62, 63 8, 86 95 61, 87, 88, 89, 94, 95, 115 88, 89, 90, 95, 115 89, 91, 92, 93, 95, 105, 116 97 93, 97, 98 95, 96, 98, 99, 116 94, 98, 111, 113 98 96, 105 97 105 85, 86, 105 88, 99, 103 99, 103, 117

20, 4 21, 1-2 21, 2 22, 2 23, 2 26, 2

85, 87, 88 101 109 44, 46 105, 111 101, 107, 109 26, 4 48 27, 1 44, 46 27, 4 101 31, 2 155 35, 5 55 36, 2 87 36, 4 44, 46 37, 1 44, 46 37, 5 111 38, 1 68 38, 2 87 38, 5 68 38, 7 111 39, 3 48 47, 1 48 47, 3 55 49, 1-4 199 49, 1 201 49, 2 209 49, 4 201-202 54, 2 105 61, 2 105 61, 3 55 62, 2 55 56, 4 203 57, 2 48 67, 3 39 In Genesim sermones 1-8 / Sermons sur la Genèse (CPG 4410) 15, 239 1, 2 244 2 60, 61 2, 2 66, 67 4-5 60 4, 1 62

Index des textes et des auteurs anciens

4, 1-3 63 4, 2 63 5, 1 63, 67, 76 5, 2 63 5, 3 145 5, 4 149 6, 2 76 7, 1 76 7, 2 100 7, 4 157, 158 In Heliam et in uiduam et de eleemosyna (CPG 4387) 1 78 In illud : Filius ex se nihil facit (CPG 4421 / 4441.12) 2 9 In illud : Propter fornicationes uxorem (CPG 4377) 4 74 In illud : Salutate Priscillam et Aquilam (CPG 4376) 233 1, 1 20, 44 1, 3 71 In illud : Vidi Dominum / Homélies sur Ozias (CPG 4417) 15 4 239 4, 2-3 67 4, 6 113-114 5 239 6, 1 204 6, 3 50, 202 In illud : Vidua eligatur (CPG 4386) 1 78 4 78 7-15 78 15 79 16 79 In Iohannem (CPG 4425) 15, 38, 42, 47, 143, 226 4, 3 48 6, 1 48 9, 1 39

14, 3 15, 1 15, 2 26, 2 27, 1 27, 2 32, 3 33, 3 34, 1 34, 2 37, 3 38, 3 39, 4 41, 2 46, 3 48, 1 54, 2 56, 1.2 58, 5 59, 2 61, 3 61, 4 62, 1 66, 1 68, 2 74, 2 77, 1 81, 2 84, 3 85, 1 In Isaiam (CPG 4416) 1, 3 1, 7 2, 1-2 2, 1 2, 2 2, 4 2, 5 2, 6 3, 1 3, 4

263

55 46 48 208 46 44 20, 154 153, 154 46 39 105, 108 46 46 46 55 105 39, 148 48 20 39 77 76, 77 48 55 48 46 39 48 148 158 15-16, 22, 31, 57, 225 39 50 44 43 43, 49, 53 48 45 49 100, 113 48

264

Index

3, 5 3, 10 5, 1 5, 2-3 5, 2 5, 3 5, 5 5, 8 6, 2-3 6, 4 6, 6 7, 1 7, 2 7, 3 7, 4 7, 5

49 49 20 51 46, 49, 52 43, 53 48 49, 50 49 50 43, 45 51 46 44, 47 45, 47 30, 43, 47-48 7, 6 46 7, 8 30 7, 9 49 8, 1 44, 54 8, 3 52 In Matthaeum (CPG 4424) 42, 47, 115, 143, 245 1, 1 140 4, 11 121 5, 2 55 6, 3 165-166, 167, 168 9, 3 156 10, 3 38 11, 2 39, 148 11, 4 39 15, 1 244 15, 2 153 15, 11 217 17, 3 39 18, 5 207 19, 1 39 19, 4 46 22, 4 49 24, 2 39

26, 6 101 28, 4 38 40, 3 108 43, 2 212 44, 2 148 60, 2 206 64, 3 49 64, 4 153 74, 2 48 79, 4 44 82, 1 55 86, 3 105, 108 87, 2 158 89 239 In principium Actorum (CPG 4371) 161 I 161-174 I, 5 167 IV 161 IV, 4 166, 167 In quatriduanum Lazarum / Sur l’égalité du Père et du Fils hom. 9 (CPG 4322) 1 100 In s. Barlaam martyrem (CPG 4361) 4 82 In s. Lucianum (CPG 4346) 24 In vivificam sepulturam et triduanam resurrectionem Christi (CPG 4719) 239 Laus Diodori (CPG 4406) 1, 6 126-127 Non esse ad gratiam concionandum (CPG 4358) 3 150 Non esse desperandum (CPG 4358) 9, 199-218 1 152, 155 Peccata fratrum non euulganda (CPG 4389) 9, 199-218 Quales ducendae sint uxores (CPG 4379)

Index des textes et des auteurs anciens

4 73 9 75 Quod nemo laeditur nisi a seipso / Lettre d’exil (CPG 4400) 241 5 111 Quod regulares feminae uiris cohabitare non debeant / Comment observer la virginité (CPG 4312) 228 7 68, 69, 81 Jean Chrysostome : Dubia et spuria Commentarius in Ecclesiasten (CPG 4451) 17-18, 200, 225 Commentarius in Proverbia (CPG 4445) 17, 28, 31, 52, 220, 225 De fato (CPG 4367) 4 108 39 115 De precatione orationes 1-2 (CPG 4516) 200 8, 3 125 De s. Pentecoste hom. 2 / Sur la Pentecôte, hom. 2 (CPG 4343) 3 107, 111 Fragmenta in Danielem (CPG 4448) 18 Fragmenta in Ieremiam (CPG 4447) 18 Quod Christus sit deus (CPG 4326) 220, 223 Sermo post reditum a priore exsilio 2 (CPG 4399) 1 108 Jean Damascène Panégyrique de Jean Chrysostome 222

Jérôme Lettres 28, à Marcella Julien d’Éclane In Oseam

265

14, 59 33 29, 33, 37, 53 35

Justin Apologie I, 14, 3 I, 15, 9

206 206

Léon VI, empereur Homélie 18

222

221

Maxime le Confesseur Ambigua ad Iohannem 13 230-231 Musonius Diatribes III-IV

82

Nicétas David Vie de Jean Chrysostome 222 Nicétas d’Héraclée Chaîne sur Luc

18

Origène 14, 20, 23, 30, 35, 170, 172, 174, 175 Commentaire sur Jean 13 X, 20-30 171 Commentaire sur Matthieu 13 Homélies sur les Psaumes 13, 230 Homélies sur Samuel 13 Philocalie 13 Ovide

124

Palladios Dialogue sur la vie de Jean Chrysostome 22, 221 V, 24-25 218, 226 V, 35-38 227 V, 105 227

266

Pélage Pro defensione

Index

32

Philon d’Alexandrie Quaestiones in Genesim frag. 60 et 62, 1 89-90 Quod omnis probus liber 17 s. 63 Photius Bibliothèque cod. 59 cod. 96 codd. 172-174 cod. 273 Pindare Olympiques 10, 95-100

228 228 231, 235, 236 222

141

Platon Phèdre 274c-277a République III, 399cd V VII, 531b

141 82 141

Plutarque Vertus de femmes

119 82

220

Polychronios d’Apamée

24

Proclus de Constantinople Homélie 20 222 Porphyre L’Antre des nymphes dans l’Odyssée

119 23

Pseudo-Georges d’Alexandrie Vie de Jean Chrysostome 222 5 223 6 224 7 225, 235, 243 10 226

14 15 16 17 26 27 28 35 42 44 50 67 74

226 226 229 228, 230 232-233 234, 235 241 241-242 237 242 240 225, 240, 243 236

Pseudo-Héraclite Allégories d’Homère

23

Pseudo-Martyrios Éloge funèbre de Jean Chrysostome

221

Pseudo-Plutarque

221

Rufin

14

Sappho

221

Sénèque

124

Sévère d’Antioche

18

Sévérien de Gabala

24, 41, 51, 55

Socrate de Constantinople Histoire ecclésiastique VI, 2-21 222 VI, 3, 6-7 22 VI, 3, 9 223 VI, 4, 9 233 VI, 14, 5-13 242 Souda

18, 226

Sozomène Histoire ecclésiastique VIII

222

Index des textes et des auteurs anciens

VIII, 2, 6-7 Stace

22 124

Symmaque (traducteur de la Septante) 30 Tertullien Aduersus Iudaeos V, 1 Aduersus Marcionem II, 25.3 II, 25.5 De cultu feminarum I, 1-2

59, 110 106 96 96 68

Théodore de Mopsueste 13, 17, 18, 19, 22, 24, 26, 34-37, 42, 51, 54 Aduersus allegoricos 32 Catecheses 57 Comm. in Iohannem 21, 25 Comm. in duodecim prophetas minores 25, 32 Comm. in epistulas Paulinas 25 In Ep. ad Galatas 41 Comm. in Psalmos 25, 28-29, 32-33, 39, 45 Théodore Studite Épigrammes 72

5-6

Théodotion

30

91

Théophile d’Antioche 110 À Autolycos II, 29 96

267

Théodoret de Cyr 13, 17, 18, 19, 24, 28, 31, 36, 39, 51, 54 Comm. in Ep. ad Galatas 41 De Prouidentia 57 Historia ecclesiastica V, 28-38 222 V, 42 22 In Canticum canticorum Praef. 26, 52 In Danielem 26 In Isaiam 2, 5-6 43 12, 307-311 34 16, 248-251 43 19, 14-32 56 19, 132-136 34 In Psalmos 38, 40 Praef. 33 Quaestiones in Genesim 44 Quaest. in libros Regnorum 23 Quaest. in Octateuchum 23 Quaest. in Deut. 31 38 Sermones in Iohannem Chrysostomum 222 Xénophon Anabase II, 2 Banquet II, 8-14 Économique VII, 10 s. VII, 18-32

124 82 74 73

Index des auteurs modernes Figurent ici les noms de toutes les personnes – auteurs, éditeurs et collaborateurs – nommées dans le texte et les notes. Abraham, K. Ackroyd, P.R. Adler, A. Aland, B.

91 21 226 178, 179, 180, 181, 188 Aland, K. 178, 179, 180, 194 Alexanderson, B. 29 Alexandre, M. 7, 59 Allen, P. 82, 178, 231, 239 Álvarez Seisdedos, F. 36 Antonopoulou, Th. 219, 220, 222 Aragione, G. 86 Astruc-Morize, G. 244 Aubonnet, J. 63 Auetisean, J. 16 Auwers, J.-M. 223 Badilita, S. 7, 26, 244 Bady, G. 7-9, 17-19, 26, 28, 40, 42, 52, 121, 123, 161, 177, 183, 196, 204, 221-223, 232, 242, 244, 245 Bardollet, L. 123 Barnes, T.D. 222 Barone, F.P. 25, 200 Barthélemy, D. 23 Batovici, D. 16 Baur, Ch. 18, 25, 26, 178, 222, 233, 239

Bergermann, M. Bescond, A.-J. Bevan, G. Bévenot, M. Bidez, J. Bingham, J. Blanc, C. Boismard, M.-É. Bonfiglio, E. Bonnière, F. Bori, P.C. Bossina, L. Bouffartigue, J. Boulnois, M.-O. Boulogne, J. Bover, J.M. Brändle, R. Braun, J. Braun, R. Brisson, P. Broc-Schmezer, C. Brock, S.P. Brottier, L.

Brunschvicg, L.

87 120 222 210 222 232, 236 171 196 16 108 5 25 222 161 82 35 5, 22, 175, 234 124 96 96 14, 59, 69, 71, 86, 141, 208, 209 182, 195 8, 15, 20, 22, 61, 76, 98, 100, 145, 149, 151, 154, 155, 202, 222, 227, 239, 244 56

270

Buffière, F. Burnet, R. Büsch, G. Busto Sáiz, J.R. Buytaert, E.M. Cacciari, A. Caiger, B.J. Canévet, M. Canivet, P. Canning, R. Carter, R.E. Cerbelaud, D. Chalier, C. Chambry, É. Chantraine, P. Chauvin, Ch. Childers, J. Cimosa, M. Clark, K.W. Clines, D.J.A. Collatz, C.F. Constas, N. Conybeare, F. Coogan, J. Cook, J.D. Courtonne, Y. Cramer, J.A. Cross, L. Dahan, G. Daniélou, J. Deconinck, J. De Coninck, L. Delage, P.-G. Delmaire, R. des Portes, M. Devreesse, R. de Wet, Ch.L Dicks, C.D. Diekamp, F. Dieu, L. Dorandi, T.

Index

23 223 179, 180 28 22 14 178, 231 26 222 178, 231 25 86, 94, 106, 110 208 82 73, 74 22, 175 182 26, 28, 31 183 115 87 230 29 195 232, 239 96, 113 41, 55, 169 178, 231 86, 94, 106, 110 36, 210 25 35 59 241 237 17, 23-26, 32, 33, 35, 36, 39, 45 59, 216 29 76, 231 16 238

Dorival, G.

22, 23, 31, 116, 134, 175 Doutreleau, L. 63, 89, 92, 172 Drouet, J. 9 Duby, G. 59 Ducatillon, J. 90 Duchemin, J. 123 Dummer, J. 94 Dumortier, J. 15-17, 27, 30, 50, 64, 67, 81, 85, 114, 149, 202, 204, 225, 226, 228 Duval, Y.-M. 213 Dyobouniotes, C.I. 6 Eising, H. 245 Elmer, I.J. 59 Ettlinger, G.H. 69 Evans, C.F. 21 Fandos, É. 8 Fauquet, F. 124 Fee, G.D. 29, 178, 196 Fernández Marcos, N. 28, 38 Festugière, A.J. 82 Field, F. 11, 180, 184 Flacelière, R. 152, 154, 202 Foucault, M. 60, 104 Fraïsse-Bétoulières, A. 32 Freud, S. 91 Funk, F.X. 76 Gäbel, G. 179 Gamble, H.Y. 194, 245 Gapsys, G. 120 Garnier, J. 38 Garoux, Ch. 156 Geerard, M. 11 Geiger, M.-È. 8, 163 Gignac, A. 96 Gignac, F.T. 29, 192 Girard, G. 8 Glaise, A. 223 Glenthoj, J.B. 86, 102, 103, 114 Goodall, B. 178, 231

Index des auteurs modernes

Goulet-Cazé, M.-O. 116 Gounelle, R. 19, 86 Grappe, C. 135, 136 Grillet, B. 64, 68, 69, 77-80, 227, 231 Gruber, M.I. 90, 91 Guillet, J. 36 Guinot, J.-N. 7, 17, 19, 26, 31, 34, 36, 37, 39, 56, 220 Halkin, F. 222-243 Hall, C. 37 Hamilton, V.P. 96, 115 Hammerstaedt, J. 231 Hansen, G.C. 222, 223 Hanson, V.D. 124 Harl, M. 23, 82, 89, 90, 93, 114, 200 Henry, R. 222, 228, 235, 236 Hill, R.C. 25, 37, 178, 231 Holl, K. 87, 94 Hüffmeier, A. 179 Huovinen, H. 32 Idelsohn, A.Z. 120 Irigoin, J. 123 Irmscher, J. 18 Janz, T. 23 Joannou, P.-P. 121 Kaczynski, R. 245 Kaklamanos, D.A. 219 Kannengiesser, Ch. 6 Karavidopoulos, J. 178, 180 Kauhanen, T. 23, 32 Kecskeméti, J. 214 Kelly, J.N.D. 178 Kihn, H. 35, 37 Kim, S. 245 Konstantinidou, M. 179, 238 Kotter, B. 222 Krause, K 5, 234, 243 Krentz, P. 124 Krikonis, Ch. Th. 18

Kroymann, E. Laato, A.M. Labourt, J. Lafuma, L. Lamouille, A. Langerbeck, H. Laporte, J. Laurens, J.-P. Law, T.M. Le Boulluec, A. Leclercq, Ph.

271

106 32 33 56 196 26 17, 178 220 23 244 22, 218, 221, 222, 226, 227 Legée, J. 183 Legrand, Ph.-E. 170 Lenain de Tillemont, L.S. 199, 225, 229, 231 Liefooghe, A. 43, 44-46, 48, 49, 52, 53, 100, 113 Lipatov-Chicherin, N. 239 Luciani, D. 223 Lütteken, L. 124 Macé, C. 200 Magnanini, P. 36 Mai, A. 24 Malingrey, A.-M. 14, 18, 22, 68, 70, 75, 79, 81, 100, 111, 113, 115, 132, 149, 151, 159, 199, 202, 205, 218, 221, 226, 227, 239, 241, 245 Malkowski, J.L. 98 Mansi, J.D. 26 Maraval, P. 222, 223 Margerie, B. de 20, 22, 36 Mariès, L. 17, 34, 35, 37, 39, 40 Maritano, M. 26 Marrou, H.I. 82 Marsaux, J. 7 Martin, A. 222

272

Martin, J.-M. Martin-Hisard, B. Martini, C.M. Masi, G. Mathieu, J.-M. Mattioli, U. Mayer, W.

Index

23 23 178, 180 200 240 68 59, 167, 168, 178, 216, 239 Mazon, P. 123 Mellerin, L. 7, 26, 28, 161, 196, 244 Mercati, G. 31 Mercier, Ch. 63 Metzger, B.M. 178, 180 Migne, J.-P. 180, 184-188, 192195 Mills, I. 195 Mink, G. 179 Mitchell, M.M. 137 Moatti-Fine, J. 128 Molin Pradel, M. 14 Molinié, P. 8, 231, 237, 244 Mondésert, C. 82, 83, 121 Montfaucon, B. de 18, 45, 194, 225, 231, 239 Montoro, P. 8, 29, 177, 195 Mossay, J. 240 Moulard, A. 105 Munier, Ch. 206 Munnich, O. 31 Musurillo, H. 64 Nassif, B.L. 36, 37 Nautin, P. 89, 91, 172 Neyrand, L. 17, 225 Nicolopoulos, P.G. 241 Nigro, G. 121 Olivar, A. 231, 236 Olivier, J.-M. 24, 32, 39 Ollier, F. 82 Papadopoulos-Kerameus, A. 181, 183 Paravicini Bagliani, A. 23 Parmentier, L. 222

Parpulov, G. 181 Pascal, B. 56 Paschke, F. 18 Peleanu, A. 45, 108 Pérez Gondar, D. 86, 102 Périchon, P. 222, 223 Pernot, L. 230, 232, 242 Perrone, L. 14, 23, 230 Perrot, Ch. 218 Perrot, M. 59 Petit, F. 90 Petit, M. 63 Piédagnel, A. 20, 100, 156 Pierpont, W.G. 184 Pietri, L. 222 Pinault, G.-J. 141 Pirot, L. 17, 26, 35, 42, 45 Pizzolato, L.F. 55 Pouderon, B. 86, 90, 94 Pradels, W. 224 Prinzivalli, E. 14 Proiou, A. 219 Quasten, J. 17, 18, 178 Rahlfs, A. 27 Rambault, N. 82, 107 Reinach, Th. 119 Renaud-Grosbras, P. 245 Reynard, J. 33 Rhodes, E.F. 179 Richard, M. 18, 225, 239 Ricci, C. 221 Robinson, M.A. 184 Rondeau, M.-J. 33, 39 Roosen, B. 220 Rordorf, W. 206 Roskam, G. 216 Rousseau, A. 63 Sáenz Badillos, A. 38 Salvesen, A.G. 23 Savile, H. 225, 236, 237, 239 Schatkin, M.A. 229, 236 Schaüblin, Ch. 21, 46, 48

Index des auteurs modernes

Schirò, G. Schmitt Pantel, P. Schneider, J. Sender, J. Seppälä, S. Skinner, J. Soderlund, S.K. Soetard, M. Sorlin, H. Speck, P. Sprenger, H.N. Staab, K. Stander, H. Stébé, M.-H. Strutwolf, H. Swete, H.B. Tǎnasǎ, Z.-M. Tanner, K. Taylor, D. Terbuyken, P. Ternant, P. Thelamon, F. Tiroyan, A. Tischendorf, C. Toca, M. Trédé, M. Treu, K. Tuilier, A. Turcan, M.

219 59 242 96 32 96 179 14 16, 27, 225 6 25, 32 25, 173 242 85, 104 178-180 25, 41 238 37 195 231 36 222 16 178 16 149 18 206 68

273

Turnbull, R. 195 Ubierna, P.A. 200 Vaccari, A 29, 35, 36, 52, 53 Vandenberghe, B. 200, 245 van den Oek, A. 82, 83 Van Deun, P. 220 Van Groningen, B.A. 238 Van Rompay, L. 182, 195 Velmans, T. 233 Vial, F. 5 Vian, G.M. 18 Vinel, F. 26 Voicu, S.J. 19, 24, 26, 239, 244 Vosté, J.-M. 21 Wachtel, K. 179 Wallraff, M. 5, 221, 234 Weber, R. 210 Wenger, A. 204 Wenham, G.J. 114 West, M.L. 120 Wikenhauser, A. 237 Wiles, M.F. 21 Williams, P.J. 185 Wright, N.T. 179 Wylie, A.B. 128 Ziegler, J. 27 Zincone, S. 40, 45

Table des matières Avant-propos ...................................................................................................

5

Abréviations .....................................................................................................

11

L’exégèse de Jean Chrysostome par Jean-Noël Guinot ......................................................................................

13

Exégèse et discours patristique sur la nature et le rôle des femmes : l’exemple de Jean Chrysostome par Monique Alexandre ..................................................................................

59

Esclave du démon ou pauvre diable ? La figure de Caïn chez Jean Chrysostome par Pierre Molinié ............................................................................................

85

La salpinx chez Jean Chrysostome. La condamnation d’un objet rituel par Guilhem Girard ......................................................................................... 119 L’importance de l’Évangile de Luc dans l’œuvre de Jean Chrysostome par Laurence Brottier .................................................................................. 143 « Invariablement byzantin ? » Le texte de la Lettre aux Romains dans le manuscrit 20 de Saint-Sabas et la transformation textuelle de l’héritage exégétique de Chrysostome par Peter Montoro ....................................................................................... 161 « Capturer toute pensée » : Jean Chrysostome et Didyme l’Aveugle autour de l’inscription de l’autel (Ac 17, 23 ; 1 Co 9, 20-21 ; 2 Co 10, 5) par Marie-Ève Geiger .................................................................................. 177 L’art du tissage scripturaire dans la prédication de Jean Chrysostome : l’exemple des homélies Peccata fratrum non evulganda et Non esse desperandum par Jérôme Drouet........................................................................................... 199

Le « calame d’or » : Jean Chrysostome écrivain selon le Pseudo-Georges d’Alexandrie par Guillaume Bady .......................................................................................... 219 Index scripturaire .............................................................................................. 247 Index des personnages bibliques et non bibliques ...................................... 253 Index des textes et des auteurs anciens ......................................................... 255 Index des auteurs modernes............................................................................ 269