La politique française en mer Noire: Vicissitudes d'une implantation 9781463233495

A comprehensive analysis of the French policy in and around the Black Sea region during the turbulent years between 1747

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French Pages 201 Year 2011

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La politique française en mer Noire: Vicissitudes d'une implantation
 9781463233495

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La politique française en mer Noire

Publications of the Center for Ottoman Diplomatic History 6

A co-publication with The Isis Press, Istanbul, the series consists of collections of thematic essays focused on Ottoman diplomatic history from the late eighteenth century until the early twentieth century.

La politique française en mer Noire

Vicissitudes d'une implantation

Faruk Bilici

% gorgia* press 2011

Gorgias Press IXC, 954 River Road, Piscataway, NJ, 08854, USA www.gorgiaspress.com Copyright© 2011 by Gorgias Press IXC Originally published in 1992 All rights reserved under International and Pan-American Copyright Conventions. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system or transmitted in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, scanning or otherwise without the prior written permission of Gorgias Press LLC. 2011

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ISBN 978-1-61143-731-7 Reprinted from the 1992 Istanbul edition.

Printed in the United States of America

À Sophie, à Dilek et à Elif à qui je dois tout

REMERCIEMENTS Ce livre n'a pu être réalisé que grâce à l'aide, aux conseils et aux remarques de nombreuses personnes, à qui je dois reconnaissance et remerciements. En premier lieu, j'évoquerais la mémoire du regretté Alexandre Bennigsen, qui a bien voulu diriger ma thèse de doctorat sur ce même thème. Je dois également remercier M. S. Tugsal et Tiirkiye Milli Kultur Vakfi (Fondation de la culture nationale de Turquie), qui m'ont soutenu financièrement au cours de mes recherches ; ainsi que les chercheurs et enseignants de l'Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales : Mmes Ch. Lemercier-Quelquejay et D. Desaive, MM. Veinstein, et Berindei. Mes remerciements vont également à M. J. Thobie, directeur de l'Institut Français d'Études Anatoliennes, qui a bien voulu rédiger la préface du présent livre ; ainsi qu'à M. J.- L. Bacqué-Grammont, qui a mis à ma disposition les moyens scientifiques de l'IFÉA. Je dois remercier tout particulièrement mes amis, A.Tibet, qui a sacrifié une partie de ses vacances pour relire mon manuscrit, P. Calderon, qui a bien voulu le relire une dernière fois, et Th. Zarcone, qui n'a cessé de m'encourager en vue d'achever ce livre. Ma gratitude va également à Mmes A. Berthier et I. Beldiceanu, qui m'ont signalé la présence d'un document à la Bibliothèque nationale ; aux archivistes des Archives nationales, des Archives du ministère des Affaires étrangères (Paris et Nantes), des Archives départementales des Bouches-du-Rhône, des Archives de la Chambre de Commerce de Marseille et des Archives ottomanes du Baçbakanlik à Istanbul.

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PRINCIPALES ABRÉVIATIONS Archives : A.B.R. A.C.C.M. AEBI

AEBin AOB APC APCM CPP CPR CPT CPTS

Marine B1 Marine B2 Marine B3 Marine B7 M.D.F. M.D.R. M.D.T.

Archives Départementales des Bouches-du-Rhône. Archives de la Chambre de Commerce de Marseille. (A.N.)1 Affaires Etrangères. BI (A.N.) Affaires Etrangères. Bill Archives ottomanes du Ba§bakanlik (Istanbul). (A.M.A.E.)2 Archives des Postes. Constantinople. (A.M.A.E.) Archives des Postes. Constantinople. Marine (A.M.A.E.) Correspondance politique. Pologne. (A.M.A.E.) Correspondance politique. Russie. (A.M.A.E.) Correspondance politique. Turquie. (A.M.A.E.) Correspondance politique. Turquie. Supplément.

(A.N.) (A.M.A.E.) Mémoires et Documents. France (A.M.A.E.) Mémoires et Documents. Russie (A.M.A.E.) Mémoires et Documents. Turquie,

Ouvrages : Essai Histoire du commerce... IA Levant... XVIIIe siècle TCMN

Essai historique sur le commerce et la navigation dans la mer Noire. (A. Anthoine) Histoire du Commerce de Marseille (R. Paris, G. Rambert) Islam Ansiklopedisi Histoire du commerce français dans le Levant au XVIIIe siècle. (P. Masson). Traité sur le commerce de la mer Noire. (Peysonnel)

1 Archives Nationales de Paris. Archives du ministère des Affaires étrangères.

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Note pour la transcription Les mots et noms propres turcs suivent les règles de prononciation utilisées dans l'alphabet turc-latin en usage en Turquie. Les lettres suivantes se prononcent comme en français : a, b, f , i, j, k, l, m, n, o, p, r, t, v. Pour les autres lettres : e est un è "ouvert", comme dans "mère". Ex. : Yenikale. t (le i sans point) est une voyelle intermédiaire entre i et é. Ex. : Haci, kadi, kadiasker, kadilik, Kilburun, Kipçak, Kinm Girây, kizlaragasi, Qr-Kapi. 6 se prononce "eu", comme dans "peur". Ex. : ômer, ôzi. u se prononce "ou", comme dans "cou". Ex. : ulus, Urfa, ulemâ. U se prononce "u", comme dans "vu". Ex. : gttmrlik, Gumiiçhane. c se prononce "dj", comme dans "Azerbaïdjan". Ex. : sancak, Kaynarca. ç se prononce "tch", comme dans "Tchécoslovaquie". Ex. : Çatalca, çekeleve. g est toujours "dur", comme dans "garçon". Ex. : Girây. g ne s'utilise jamais au début des mots et ne se prononce pratiquement pas. Avec e-i-î-û, il se prononce comme dans l'anglais yes. Ex. : aga, Sogucak. h est toujours fortement expiré. Ex. : Haci, Hafiz, Halil, Hamat, kapikâhya. s est toujours "dur", comme ç ou ss dans "façon" ou "passant". Ex. : Sakarya, Selim, selâmet. f se prononce "ch". Ex. : Be§ir, ¡ah, padi$ah, §ahin Girây, $eyh'Ul-islam. y est toujours consonne et ne se fond pas avec la voyelle ; il se prononce comme dans "yole" ou comme "ill" dans "caillou". Ex. : ay se prononce "aille" ; Yadisan, Yakup, Yambolik, Ya§. z se prononce comme z français dans "bazar" (jamais dz ni tz). Ex. : zabun. Pour les mots arabes, persans ou d'origine arabe ou persane, en en turc ottoman, l'utilisation en turc moderne a été privilégiée, sauf dans les cas exceptionnels où on a noté dans la transcription les ayn f C) et les t (kh)Ex. : 'ahidnâme, ta'yîn ; khan ; mirâkhôr.

PREFACE

C'est une fort intéressante étude d'histoire de relations internationales multilatérales que nous donne ici, sur la base de sa thèse complétée et enrichie, Faruk Bilici. Celui-ci, docteur en histoire de l'Université de Paris IV Paris Sorbonne, chercheur associé à l'Institut Français d'Etudes Anatoliennes d'Istanbul, fournit une analyse minutieuse et documentée de la politique française en Mer Noire du Traité d'Aix-la-Chapelle à la Révolution française avec, comme noyau dur, la présentation des activités du consul de France à Bahçesaray, capitale du Khanat de Crimée, Etat vassal de l'Empire ottoman. Versailles tient à cette mission pour deux raisons : utiliser la principauté tatare pour dissuader la Russie de mettre à mal l'équilibre européen et l'empêcher de porter atteinte à l'intégrité de l'Empire ottoman, et conjointement explorer les voies pour l'établissement de relations commerciales nouvelles en mer Noire. Cette fragile présence française en Crimée est bien originale : un consul toléré par Istanbul, tirant constamment le diable par la queue, réside dans un protectorat ottoman, auprès d'un prince sans grande autorité, avec comme premier objectif d'inspirer confiance pour le cas où les Tatares s'avéreraient utiles aux desseins politiques de la monarchie française. Ainsi, ce diplomate doit-il tenir compte des relations de la France avec l'Empire ottoman, la Russie, la Pologne, la Suède, voire la Prusse : en un temps où se font et se défont les alliances en Europe, la tâche n'est pas simple, car il faut, selon le moment, ou exciter contre la Russie ou au contraire appeler à la réserve le Khan de Crimée. Tout cela finira mal, car le baron de Tott, envoyé directement par Louis XV à Bahçesaray, pour engager la Porte à s'opposer aux desseins russes en Pologne, s'acquittera si efficacement de sa mission, que la guerre souhaitée russo-ottomane aura bien lieu, mais se terminera par une complète victoire russe, la disparition du khanat de Crimée, et le traité de Kutchuk-Kaïnardji consacrant, entre autres, le contrôle russe sur le rivage nord de la mer Noire. La présence commerciale de la France en Crimée est bien sûr en relations directe avec la question des Détroits dont la fermeture fait de la Mer Noire, depuis deux siècles, un lac ottoman. Or, la position géographique de la Crimée en fait un lieu privilégié de concentration et de distribution des produits venant d'Ukraine et de Russie méridionale. La volonté française d'ouvrir de nouveaux débouchés au commerce français au-delà d'Istanbul n'est pas nouvelle. Un petit commerce semble avoir été toléré en Crimée

LA POLITIQUE FRANÇAISE EN MER NOIRE mais si le consul de Peysonnel a réuni une considérable documentation, il n'a réussi, ni à convaincre le Khan de persuader la Porte d'ouvrir le Bosphore aux navires français allant en Crimée, ni la Chambre de Commerce de Marseille de l'utilité d'une voie commerciale vers Trébizonde et la Géorgie. L'ouverture forcée des Détroits aux navires de commerce russes à partir de 1774, puis l'annexion de la Crimée par Saint-Pétersbourg, amènent Versailles à retourner sa politique : il s'agit désormais de pénétrer en mer Noire sous pavillon russe, tout en réclamant de la Porte, maintenant en position délicate, les mêmes facilités que celles accordées à la Russie. C'est ainsi que vont s'établir quelques relations commerciales entre Marseille et Kherson, port récemment créé par les Russes. Ne serait-ce pas comme une compensation aux revers de la guerre de sept ans et une manière d'échapper au monopole de fait que l'Angleterre et les Pays-Bas exercent sur le commerce de la Baltique ? Faruk Bilici expose avec finesse, dans la mise en place de ce commerce, la réussite personnelle du négociant Anthoine Anthoine suivi par six maisons marseillaises, en dépit des réticences de la Chambre de Commerce : les mesures d'encouragement du gouvernement français, qui y voit un moyen de prendre de vitesse la Grande-Bretagne, ont eu quelque efficacité, soulignée par les statistiques présentées. Pourtant la guerre russo-turque de 1787, puis la Révolution française mettent fin à ces relations avec Kherson, bientôt concurrencée par Nikolaiev et Odessa. Il s'agit donc d'un épisode qui reste bien en deçà des ambitions avouées de la diplomatie versaillaise. Et pourtant cette étude est fort instructive car elle est fondée sur une solide documentation : les archives politiques et commerciales du ministère français des Affaires étrangères, les archives de la Chambre de Commerce de Marseille, les archives ottomanes du Ba§bakanhk. Elle est aussi sous-tendue par une méthode efficace : la recherche, au-delà des seules considérations diplomatiques, des forces profondes liées aux données de la géopolitique et de l'économie. C'est aussi un ouvrage de lecture agréable, celle-ci étant facilitée par la cartographie, un glossaire et un index. Ce travail constitue un apport spécifique et indispensable à la compréhension, dans le long terme, des objectifs, mais aussi des incertitudes, de la politique française en Méditerranée orientale, et tout particulièrement dans la Mer Noire, dont l'importance est de nouveau mise en lumière par les événements présents.

Jacques THOBIE Directeur de l'Institut Français d'Etudes Anatoliennes d'Istanbul

INTRODUCTION

"Tant qu'il y aura du blé dans les plaines de Russie et de l'eau dans la mer Noire, il existera une question des Détroits1." Cette observation de l'historien Gibbons trouve sa justification dans l'importance de cette mer qui est, depuis l'antiquité, un des théâtres des conflits économiques et politiques du monde. La connaissance de l'histoire de l'ouest asiatique et de l'est européen passe donc indispensablement par la mer Noire. Mais s'il semble naturel que les pays l'avoisinant s'y intéressent, l'enjeu qu'elle représente pour des contrées lointaines telles que la France ou l'Angleterre paraît au prime abord moins évident et n'en rend que plus indispensables les études sur la mer Noire et sur ses rives. A la veille de sa révolution industrielle et donc en pleine expansion économique et commerciale, la France du milieu du XVIIIe siècle, solidement implantée dans les zones vitales de l'Empire ottoman, ne pouvait pas rester indifférente aux régions situées au-delà du Bosphore, lequel était fermé aux étrangers depuis le XVIe siècle. Ces régions étaient en effet "la mère nourrice" de la capitale turque, Istanbul. Célèbres, quasi mythiques, les activités des Grecs, dans l'antiquité, et des Républiques italiennes, au moyen âge, en mer Noire, ne pouvaient qu'inciter la France à étendre son influence sur cette mer. Par ailleurs, trop fort et dissuasif, le mercantilisme anglais et hollandais, source d'un monopole commercial dans les mers du Nord, ne pouvait que pousser la France à chercher d'autres débouchés où la concurrence était plus faible, afin de se procurer les mêmes marchandises que celles fournies par la Baltique. Sur le plan politique, l'équilibre européen, très cher à la France, mais remis en cause par la Russie depuis le début du siècle ne laisse pas de l'inquiéter. Elle est donc contrainte de combattre le danger russe qui, tout au long du siècle, menace l'Empire ottoman et par conséquent les intérêts vitaux de la France dans cet empire. Barrière contre toute ingérence russe en mer Noire et en Turquie, le Khanat de Crimée constitue encore, malgré sa faiblesse politique et économique, une force indispensable. La France croit donc trouver dans ce Khanat l'instrument à utiliser chaque fois que la menace russe surgit en Europe. D'autre part, celui-ci constitue une zone intermédiaire entre les riches ressources des provinces russes et les marchés égéens et méditerranéens. La France compte donc atteindre les 'Cité par G.I. Bratianu dans La Mer Noire des origines à la conquête ottomane, Monachii, 1969, p. 51.

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marchés russes en s'implantant sinon sur toutes les rives pontiques du moins en Crimée. Aussi les projets fiançais, en vue d'acquérir une influence économique en Iran et à Moscou par la mer Noire, se succèdent-ils pendant tout le XVIIIe siècle. C'est surtout à partir des années 1720 que le consulat de France en Crimée prend politiquement de l'importance, car il doit servir à faire agir les Tatares de Crimée contre les Russes dans les affaires polonaises, ces Tatares redoutant également la venue au pouvoir d'un souverain pro-russe chez leurs voisins. L'échec de la France dans la seconde élection de Stanislas Leszczynski ne l'a pas empêchée de répéter à peu près le même scénario en 1764, lors de l'élection de Stanislas Poniatowski, successeur d'Auguste m. Nous allons donc essayer de dégager les problèmes politiques et économiques qui se posent à la France dans la mer Noire et le Khanat de Crimée. Sur le plan méthodologique, notre approche se veut à la fois synchronique et diachronique. D'un côté il convient d'utiliser les faits historiques puisque l'attitude de la France s'est très souvent modelée selon des événements qui, généralement, se déroulaient en dehors de sa volonté; de l'autre, il faut mettre en relief l'interdépendance des données qui, à l'intérieur d'une période, présentent des caractères spécifiques. C'est pourquoi nous avons séparé ces deux approches et traité en deux parties distinctes le déroulement de la chronologie et celui des facteurs de l'évolution. C'est à l'intérieur du découpage chronologique que nous retrouverons le rôle des principaux acteurs ayant jeté les bases de l'implantation française en mer Noire. Dans notre conception le terme "implantation" est utilisé dans un sens restreint. En effet, jusqu'en 1768 la présence française en mer Noire est limitée à l'existence d'un consulat à Bahçesaray, capitale du Khanat de Crimée. Nous le considérons avant tout comme une implantation politique dans la mesure où il constitue l'un des maillons de la lutte contre la Russie, et que les activités commerciales qu'il mène jouent seulement un rôle de second plan. Pendant et après la guerre de 1768-1774, cette implantation est réduite à néant, si l'on excepte les tractations diplomatiques des ambassadeurs de France à Istanbul et à Saint Petersbourg. De 1784 à 1787 on assiste à une implantation commerciale française en mer Noire russe, puisque l'on aboutit à une introduction conjoncturelle des naviresfrançaisen mer Noire. Pour notre approche le point commun a toujours été la mer Noire et sa liaison avec la France. Par conséquent les relations économiques et politiques de la France avec des pays tels que la Turquie, la Russie et la Pologne sont évoquées seulement en fonction de la présence française en mer Noire. C'est pourquoi il était hors de notre propos d'étudier, par exemple, la politique française face à l'indépendance de la Crimée en 1774 et à son annexion par l'Empire russe en 1783. Il n'a pas été accordé de place non plus à la présence en mer Noire de certains Français travaillant pour le compte des gouvernements turc ou russe.

INTRODUCTION

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De même, nous avons exclu les relations commerciales de Marseille avec Istanbul, ville située à l'entrée de la mer Noire, tout comme les détails du commerce français dans la Baltique. Dans cette étude, il n'était pas non plus question, bien entendu, d'évoquer le commerce turc dans la mer Noire, ni celui de la Russie ou des peuples avoisinant cette mer. Celui-ci exigerait, en effet, des recherches spéciales. Sans aller jusqu'à l'apogée de la présence française en mer Noire au XIXe siècle, cette étude se limitera à en retracer les origines. Elle couvre une période qui est capitale pour l'histoire des relations économiques et diplomatiques de la France avec l'Empire ottoman comme avec la Russie. Toutefois, pour la compréhension du sujet, il était nécessaire, surtout dans les deux premiers chapitres, de faire ressortir la genèse historique des projets et tentatives français pour établir des liaisons commerciales avec la mer Noire. Ainsi, bien qu'elles soient antérieures à l'époque qui nous intéresse, on a retracé les tentatives françaises pour ouvrir la route commerciale Géorgie-mer Noire, ou celle IranTrabzon, ainsi que les débuts du consulat de France en Crimée. L'année 1747, qui marque le début de notre étude, est l'époque où la guerre de succession autrichiennerisquaitde prendre une tournure grave aux dépens de la France par le fait que les Russes se préparaient à y prendre part, quoique de façon limitée, aux côtés des Autrichiens. C'est précisément au cours de cette même année que le gouvernement français envoie à Istanbul un nouvel ambassadeur qui doit chercher à conclure une alliance offensive et défensive avec la Porte. L'année suivante, un nouveau consul est nommé en Crimée pour qu'il y mette les Tatares en mouvement contre les Russes. Donc, c'est la veille du traité d'Aix-la-Chapelle (1748) qui nous sert de point de repère pour suivre l'évolution de la politique française en Crimée. C'est le traité de Kiiçiik Kaynarca de 1774 qui marque le passage à une nouvelle époque. En effet, il constitue un événement capital pour le destin de la Turquie, de la Russie, de l'Autriche, de la Pologne, de la Crimée et enfin de la mer Noire. Dans le dernier quart du XVIIIe siècle, la France a donc affaire pour son implantation en mer Noire, en plus de la Turquie, à d'autres puissances qui sont impliquées dans la domination politique de cette mer et dans l'exploitation de ses riches côtes. L'année 1789 est considérée comme le point final de notre étude, pour la simple raison que pendant plus de dix ans toute communication française avec la mer Noire disparaît à cause d'abord en partie de la guerre turco-russe, puis de la Révolution française etfinalementde la rupture franco-turque. Par conséquent, le XVIIIe siècle prend fin en 1789 pour l'activité française en mer Noire.

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LA POLITIQUE FRANÇAISE EN MER NOIRE

Faire apparaître les liens qui unirent la France et la mer Noire et en dernière analyse Marseille et la ma- Noire, essayer de comprendre les raisons de l'obstination du gouvernement français à conquérir la place malgré les difficultés, dégager les circonstances et les différentes phases de l'établissement et des activités françaises dans cette mer, définir la place que les Français y occupèrent, ainsi que le rôle joué par ceux-ci dans les problèmes qui touchent la mer Noire : voilà notre propos. D'une façon générale, s'il fallait trouver des mérites à notre travail, ce serait, peut-être, celui d'avoir essayé de donner un exemple d'étude de l'expansion française en Europe orientale au XVIIIe siècle, et surtout d'apporter une contribution à l'étude de l'histoire de la mer Noire au XVIIIe siècle, étude qui nous semble indispensable à la compréhension des relations économiques et politiques internationales. Ce travail prend un sens plus aigu au moment où le bassin de la mer Noire redevient l'objet d'une coopération économique, voire politique, entre les pays avoisinants (Bulgarie, Géorgie, Moldavie, Roumanie, Russie, Ukraine, Turquie) mais également, l'Arménie, l'Azerbaïdjan, la Grèce et l'Albanie à la suite d'une initiative turque. À ce projet optimiste s'oppose la position de la Crimée, largement évoquée dans ce travail, en tant que source de conflit entre la Russie et l'Ukraine. La Crimée est également source de conflit à l'intérieur de l'État d'Ukraine, car de nombreux Tartares, déportés en 1945, par le régime soviétique en Asie centrale, rentrent dans leur pays d'origine, s'installant dans la périphérie dans des conditions d'habitation très précaires. Compte tenu de l'importance des communautés criméennes installées en Turquie, par vagues successives au grès des événements politiques depuis le XVIIIe siècle, les Tartares de Crimée entretiennent des relations étroites avec la Turquie et celle-ci pourrait être impliquée d'une façon ou d'une autre dans ce conflit.

PRÉSENTATION DES SOURCES ET DES TRAVAUX Notre étude étant consacrée à un volet peu connu de l'histoire politique et économique de la mer Noire et de l'expansion française sur celle-ci, il était indispensable de s'attacher à la connaissance précise des sources inédites. Ainsi, nous nous sommes fondés essentiellement sur les documents des archives tant parisiennes et marseillaises qu'ottomanes. Dans certains cas, de vastes dépouillements n'ont fourni que de menus détails qui, cependant, mis bout à bout, ont fini par apporter des connaissances indispensables. Nous pensons notamment aux sous-séries B 1 , B 2 des Archives de la Marine avant 1790, aux Archives Nationales de Paris. Par ailleurs, de nombreux "mémoires" dans la série Mémoires et Documents, aux Archives du

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Ministère des Affaires Étrangères se contentent très souvent de répéter les mêmes renseignements. Mais nous les avons quand même étudiés pour y découvrir d'éventuels renseignements sur la mer Noire. D'autres séries fournissent en revanche des connaissances précises telle que la série BI (Constantinople) des Archives des Affaires Étrangères avant 1790, conservées aux Archives Nationales. Dans le domaine des statistiques pour le commerce effectué dans les années 1784-1787 entre Marseille et Kherson, nous avons dépouillé, en commençant par l'année 1781, les registres d'entrée de navires de la Direction de la Santé aux Archives des Bouches-du-Rbône, travail pénible mais fructeux qui a permis de préciser le nombre de navires arrivés à Marseille de la mer Noire, la date de leur départ et leur arrivée, ainsi que leur nationalité. Pour combler les lacunes de ces registres, portant parfois sur le nombre de navires, mais surtout sur la quantité et la nature des marchandises et leurs destinataires, les Manifestes et Portées de la Bibliothèque de la Chambre de Commerce de Marseille se sont révélés indispensables. Pour le blé arrivé à Marseille de 1784 à 1787, il y a lieu d'indiquer un carton déposé aux Archives Nationales de Paris, mentionnant les arrivages mensuels de blé à Marseille et le lieu d'origine des vaisseaux ayant fait le transport (ce lieu d'origine ne correspondant pas forcément au lieu de production du blé, bien entendu : par exemple, nous ne saurons jamais si le blé venant de Kherson était vraiment du blé de Russie, ou s'il provenait de Pologne ou des territoires turcs), le nom et le type de l'embarcation, le nom du capitaine (avec parfois la mention de sa nationalité) et enfin, le prix moyen mensuel du blé, selon sa qualité d'origine, avec la précision, le cas échéant, du prix minimum et maximum. Ces rapports mensuels qui provenaient du "chargé aux archives du bureau de la Santé", sont d'ailleurs utilisés par R. Romano dans son étude sur le Commerce et prix du blé à Marseille au XVIIIe siècle, Paris 1956. Pour les années 1784 et 1785, nous avons utilisé le "tableau du commerce entre Marseille et Kerson", probablement dressé par A. Anthoine et qui est conservé aux Archives Nationales (Marine B7 457). En ce qui concerne les exportations marseillaises vers Kherson, nous ne disposons pas d'autres sources que le "tableau" que l'on vient d'indiquer. Il n'est complet que pour les années 1784 et 1785, mais couvre une période qui va jusqu'aux six premiers mois de l'année 1786. Pour le nombre de navires destinés à Kherson, nous pouvons nous référer à l'Essai d'Anthoine sans pour autant pouvoir comptabiliser le volume de commerce fait pendant cette courte période, bien que l'on puisse évaluer approximativement les importations grâce aux Manifestes et Portées.

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LA POLITIQUE FRANÇAISE EN MER NOIRE

Les Archives du ministère des Affaires étrangères offrent une masse incomparable de documents. Nous avons donc dépouillé en premier lieu, systématiquement, tous les registres de la "Correspondance Politique, Turquie", couvrant la période 1747-1790, tant pour la correspondance du consul de France en Crimée que pour celle des ambassadeurs à Istanbul avec le ministre des Affaires Étrangères et vice-versa. Mais, s'agissant précisément de la correspondance consulaire de Crimée, nous avons la précieuse série des Archives des Postes de Constantinople, qui s'est ouverte aux chercheurs aux Archives du ministère des Affaires Étrangères. La collection Saint-Priest, ainsi dénommée parce que constituée et composée par le comte de Saint-Priest, ambassadeur de France à Istanbul de 1768 à 1784, représente tout ce qui subsiste actuellement des Archives politiques anciennes de l'ambassade de France à Constantinople. Dans cette collection, sous la rubrique "Correspondance secondaire" on trouve l'article "Crimée", qui couvre la période allant de 1739 jusqu'à 1769 et de nouveau de 1776 à 1777 et qui contient les documents originaux. Les deux volumes de la Correspondance politique, Turquie, Supplément (17 et 17 bis) sont, bien entendu, indispensables pour l'étude de la mission du baron de Tott en Crimée. Nous les avons donc largement utilisés. C'est surtout à partir de 1779, à la veille de la Convention d'Aynali Kavak et peu après la fondation de la ville de Kherson, que la France entre en contact avec Saint-Petersbourg à propos de la mer Noire. Par conséquent, pour la période allant de 1779 à 1788, la "Correspondance politique, Russie" nous a servi à suivre les démarches françaises auprès des autorités russes en la matière. De même, dans la série Affaires Étrangères (BI) des Archives Nationales, les deux volumes, 988 et 989 (1773-1781, 1778-1792) sous la rubrique Saint-Peterbourg, ont complété les informations de la Correspondance politique, "Russie". Par ailleurs, la Correspondance politique avec la Pologne pour la même période nous a permis de cerna de plus près la question. Les archives de la Chambre de Commerce de Marseille sont presque muettes sur le consulat de Crimée, étant donné son caractère essentiellement politique. Mais, le dossier H 79 qui concerne la période 1781-1788 est consacré à la mer Noire et à la Géorgie et s'est révélé de la plus grande utilité. Quelques délibérations de la Chambre nous ont permis de combler les lacunes. Nous nous sommes constamment référés aux ouvrages de Peyssonnel et d'Anthoine, chaque fois que les sources inédites ont fait défaut. Par ailleurs, les travaux sur le commerce fiançais et marseillais au Levant nous ont servi de base, non seulement pour les connaissances générales, mais aussi pour la mer Noire : l'Histoire du commerce français dans le Levant au XVIIIe siècle, de Paul Masson ; l'Histoire du commerce de Marseille (IV, V, VII) de G. Rambert en collaboration avec L. Bergasse et R. Paris; et enfin Les Négociants marseillais au

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XVIIIe siècle de Ch. Carrière. Grâce surtout à ce dernier ouvrage nous avons pu identifier certains des négociants qui ont entrepris le commerce de la mer Noire. Il était naturel que nos investigations soient concentrées autour des sources françaises. Mais par souci de comparaison et de vérification, les archives ottomanes ne sont pas exclues pour autant. Pour ce qui concerne surtout les activités commerciales, dans les années 1781-1787, des bâtiments français en mer Noire sous pavillon russe, les Defter-i diiveî-i ecnebiyye (registres des États étrangers) des Archives ottomanes du Baçbakanlik (Présidence du Conseil) à Istanbul ont été dépouillés systématiquement. Pour la partie diplomatique, l'ouvrage, toujours d'actualité de Cemal Tûkin, Osmanli (mparatorlugu Devrinde Bogazlar Meselesi, s'est révélé indispensable. Ce travail est la version remaniée et enrichie d'une thèse de doctorat soutenue en 1978. Depuis cette date, des travaux sur la mer Noire ont été effectués. Mais ils n'ont pas apporté des éclaircissements sur le sujet qui nous intéresse. Il faut d'abord signaler le symposium organisé à Birmingham, et particulièrement la communication de Halil tnalcik, 'The Question of the Closing of the Black Sea under the Ottoman", Symposium on the Black Sea, Birmingham, 18-20 mars 1978, Arkheion Pontus, 35, Athènes, 1979, p. 74110. Les deux congrès organisés en octobre 1987 et en juin 1988 à l'initiative de l'Université de Samsun (Ondokuzmayis) et l'Institut français d'études anatoliennes d'Istanbul (celui-ci a participé au deuxième) ont permis de mieux connaître la place du commerce entre la mer Noire et les villes anatoliennes, mais aussi les travaux des ingénieurs français pour la défense des ports de la mer Noire2. Un dernier congrès, qui a eu lieu à Kiev, les 20-26 octobre 1991, sur "l'Ukraine et l'Empire ottoman, XVe-XVIIIe siècles", s'est penché surtout sur les échanges commerciaux et les relations politiques entre l'Empire ottoman et les régions septentrionales de la mer Noire3. Enfin un dernier article assez bien documenté et consacré plutôt au XIXe siècle de Kemal Beydilli, "Karadeniz'in Kapaliligi Karçisinda Avrupa Kiiçiik Devletleri ve 'MM Ticaret' Te§ebbûsu" (Belleten, décembre 1991, p. 687-755) passe malheureusement sous silence les tentatives françaises en direction de la mer Noire.

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Pour le premier cas, Çerafettin Turan, "Karadeniz Ticaretinde Anadolu Çehirlerinin Yen, Birinci Tarih Boyunca Karadeniz Kongresi Bildirileri, 13-17 Ekim 1987, Samsun 1988, pour le deuxième cas, Frédéric Hitzel, "Défense de la place turque d'Oczakow par un officier du génie français (1787)", Ikinci Tarih Boyunca Karadeniz Kongresi Bildirileri, Samsun 1980, p. 639655, et ma communication dans le même congrès, "Tentatives d'implantation française en mer Noire au XVIir siècle", ld. p. 681-691. 3

À la date de la parution de ce livre les actes de ce congrès n'étaient pas encore publiés.

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En ce qui concerne les sources russes, deux ouvrages, qui contiennent de nombreux documents d'archives, ont été utilisés : La Formation de l'Empire russe (t. 2) de B. Nolde, et The Russian Annexation of the Crimea, (1772-1783) de A.W. Fisher. Dans l'ensemble, hormis les ouvrages généraux, il n'a été tenu compte dans la bibliographie que des études ayant réellement fourni des éléments à notre travail. Ce livre est divisé en quatre chapitres. Le premier traite les aspects diplomatiques et politiques de la présence française en Crimée : "La France et la Crimée : diplomatie et politique". Les trois autres chapitres sont consacrés aux aspects commerciaux : "Une longue gestation commerciale" (chapitre II) ; "La France et la réouverture de la mer Noire au commerce international" (chapitre III) ; "Établissement des relations commerciales entre Marseille et Kherson" (chapitre IV). Les annexes, glossaire, index général, et carte de la mer Noire ajoutés servent à expliciter le texte.

CHAPITRE I

LA FRANCE ET LA CRIMÉE : DIPLOMATIE ET POLITIQUE

De toute la mer Noire, c'est en Crimée et en Russie méridionale que l'implantation française a atteint le plus grand degré de développement dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. C'est pourquoi nous nous proposons dans cette première partie d'étudier les aspects politiques et commerciaux de la présence française en Crimée. Jouant le premier rôle quant à l'applicaton de la politique française en Crimée, jusqu'à leur disparition en 1769, les consuls de France auprès des Khans tiennent une place importante dans notre étude. Malgré l'impuissance du khan vis-à-vis de la Porte Ottomane, les ambassadeurs de France à Constantinople ont cherché, à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, par l'intermédiaire du consul, à influencer le sultan et ses ministres à travers le khan. Si le commerce des Échelles fit, à partir de 1740, un nouveau bond en avant4, les successeurs de l'ambassadeur Villeneuve n'eurent pas toujours la tâche facile et l'influence de la diplomatie française auprès de la Porte déclina sensiblement. Dans quelle mesure le consul français en Crimée contribua-t-il à l'accomplissement de cette tâche ? Jusqu'à quel point a-t-il permis à son pays de prendre pied dans la mer Noire ? Quelles furent les tentatives françaises pour obtenir la liberté de la navigation et du commerce à cette époque ? Quels furent les résultats des premiers essais de commerce français dans la mer Noire ? Pour pouvoir éclaircir ces problèmes, nous commencerons par étudier la situation politique de la Crimée,

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R. Paris, Histoire du commerce de Marseille. Le Levant, t. V, Paris, 1957, p. 98.

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SITUATION POLITIQUE DE LA CRIMÉE Anne redoutable des Turcs contre les dangers pouvant venir de la mer Noire, ressource économique de l'Empire ottoman, le Khanat de Crimée vit comme lui, sa décadence. Protégée et vassale du padi$ah, la dynastie cingisside, à laquelle la suzeraineté ottomane fut imposée progressivement après avoir rencontré à plusieurs reprises une forte résistance tatare5, sauva plusieurs fois la Turquie, grâce à ses interventions énergiques6. Privés de place forte, d'artillerie, de douanes importantes, les khans de Crimée, subordonnés inconditionnels du sultan aux XVIIe et XVIIIe siècles, possèdent la presqu'île de Crimée, Taman, Kipçak et Kabarda. En 1756, Peyssonnel compte sur cette étendue quarante huit kadilik. Les possessions ottomanes en Crimée sont administrées en tant qu'eyâlet, avec à leur tête un sancakbey et quelquefois un beylerbey résidant à Kefe, et comprennent presque toute la côte méridionale de la presqu'île. Par ailleurs, des détachements turcs, placés sous le commandement direct du beylerbey (ou du sancakbey) stationnent à Kilburun, Ôzi, Kerç, Yeni-Kale, Or-Kapi, Taman, Temriik et Sudak. Le sultan a le droit d'investiture, qu'il semble tirer de son titre de khalifat de tous les musulmans. Il nomme et révoque les khans, mais ceux-ci doivent toujours être choisis parmi les membres de la famille Giray. De même, la nomination du kalga et du nûreddin doit être confirmée par Istanbul. Quant à la structure politique du khanat, elle présentait au début l'image presque parfaite de la traditionnelle dyarchie du pouvoir, khan-noblesse, qui caractérisait tous les États issus de l'ancien Ulus de Batu7. C'est à partir de Sahib Giray 1 er (1524-1532) que l'influence ottomane commença à se faire sentir sur la structure des institutions tatares et, avec Haci Selim Giray (1671-1678 ; 16841691; 1692-1699, 1702-1704), elle atteignit son apogée, sans cependant que l'État tatare perdît son caractère cingisside8.

5A. Bennigsen et Ch. Lemercier-Quelquejay, "Le Khanat de Crimée au début du XVI e siècle, de la tradition mongole à la suzeraineté ottomane. D'après un document inédit des Archives ottomanes". Cahiers du Monde russe et soviétique (Infra : CMRS), vol. XIII/3, juilletseptembre, 1972, Paris-La Haye, pp. 326-327. ^Notamment pendant les années de guerre de 1683-1689, à l'époque de Haci Selim Girây (entre 1671 et 1701 quatre fois khan). Cf. H. Inalale, "Yeni vesikalars göre Kirim Hanbginin Osmanli ubiligine girmesi ve ahidnâme meselesi", Belleten, t. VIII/31 (1944), Ankara, 1944, p. 186, n. 1. 7 A. Bennigsen et Ch. Lemercier-Quelquejay, art.cit., p. 327. 8 H. Inaici le, "Kirim Hanligi", Isiàm Ansiklopedisi, (infra : M), t. 6, Istanbul, 1955, p. 753.

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La noblesse du khanat est divisée en trois classes. La première est composée de cinq familles issues de VUlus de Batu. C'est la famille §irin, dont le chef porte le titre de ba$-bey (premier bey) ou ba§-karaca, qui joua le rôle le plus important dans l'histoire du khanat9. Elle permit aux Ottomans de vassaliser la Crimée et, plus tard, c'est encore elle qui, en accord avec ses intérêts économiques, facilitera l'annexion du khanat à la Russie. Les quatre autres familles sont, à l'époque qui nous intéresse, les Mansûroglu, les Sicuvut (Sedjeut), les Barîn et les Argûn. La seconde classe de la noblesse est composée des Minas, "gentilhommes d'ancienne race, mais dont l'origine ne remonte point aux conquérants du pays". La troisième classe est celle des Kapikulus, qui ont acquis la noblesse par les charges de la couronne et les hautes dignités. Ayant perdu son revenu principal qui était la vente d'esclaves, le khan et la noblesse tatare doivent en grande partie leur survie au soutien financier de l'Empire turc. Celui-ci est accordé sous différentes formes : salaires annuels (sâliyâne), donations quand un Giray est nommé khan,10 kalga ou nûreddin (:tegrifat), donations qui accompagnent une invitation à participa- à une campagne (tirke§ baha), frais de séjour des Giray habitant les provinces ottomanes, qui sont rétribués par l'administration (has), soldes spéciales pour les troupes du khan soutenues par les Ottomans (sekbân akçesi). Tout ceci aboutit donc à une dépendance totale des khans vis-à-vis des empereurs turcs. Pour le cas où il se verrait contrarié, le sultan dispose de certaines méthodes : les khans révoqués, leurs parents et différents membres de la dynastie cingisside sont obligés d'habiter en Roumélie, à îslimiye, Yambolu, Tekirdag ou Çatalca, dans des maisons de campagne. Lorsqu'il s'agit de punir l'un d'entre eux, on l'exile à Chio ou à Rhodes pour, les protéger dit-on aussi, d'un massacre éventuel. Depuis la fin du XVIe siècle, l'armée tatare, composée en grande partie par la cavalerie, est substituée aux forces d'avant-garde de l'Empire ottoman. Le khan peut réunir, pour une guerre, de cent cinquante à deux cent mille hommes. C'est précisément dans le but, d'une part, de se servir de cette armée considérable en cas de besoin contre les Russes ou pour les affaires de Pologne Peysonnel indique que "le Chirn-Beï est, après le khan, le personnage le plus important de toute la Crimée, quoi que le Kalga et le Noureddin lui soient supérieurs en dignité. Il a la première place au Divan, après les sultans ; il a comme le khan son kalga et son Noureddin, ce que n'ont pas les Beïs des autres maisons". Ch. de Peysonnel, Traité sur le commerce de la mer Noire, (infra : TCMN), Paris, 1787, vol. 2, p. 270, '^Pour les donations et cadeaux offerts par les sultans aux khans de Crimée, voir : A. Benningsen, P. Boratav, D. Desaive, Ch. Lemercier-Quelquejay (présenté par). Le Khanat de Crimée, dans les Archives du Musée du Palais de Topkapt, Paris, La Haye, Mouton, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1978, pp. 301-309. Voir par ailleurs en annexe 1, la liste des khans de Crimée, nommés au cours du XVIIIe siècle.

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et, d'autre part, de chercher les moyens de commercer avec les pays riverains du Pont-Euxin et notamment la Russie, que la France a un consul en Crimée.

LE STATUT DU CONSUL DE FRANCE EN CRIMÉE La réforme de Pontchartrain donnait au secrétaire d'État un contrôle total du recrutement des officiers royaux. Le choix de ces officiers devint le fait du seul ministre et fut l'objet de beaucoup de soin. L'ambassadeur à Istanbul ne fut pas toujours consulté et se vit retira-, par l'ordonnance du 17 août 1756, le droit de donner des commissions, même pour les localités sans importance11. Mais, le consul de France en Crimée constituait en quelque sorte une exception : le droit de le nommer (sauf dans le cas du baron de Tott envoyé par le roi lui-même en 1767) appartenait à l'ambassadeur. En effet, "il n'y a pas de commission du Roy, ni de berât du Grand-Seigneur et il n'a qu'une lettre de créance de l'ambassade au Khan des Tartares"12. Le souci essentiel des ambassadeurs et des consuls, est, avant tout, de défendre la personne, les biens et les intérêts de leurs nationaux, de veiller à l'application des Capitulations dont la plupart des articles concernent justement les droits et privilèges accordés aux étrangers en Turquie13. Mais, ni dans les Capitulations ni dans les autres traités, la France n'avait obtenu le droit d'avoir un consul en Crimée, d'autant plus que celui-ci n'y a pas de nation à régir et à protéger, ni de rôle commercial à assumer14. Il y reste donc grâce à "la tolérance de la Porte"15 et à la bienveillance du khan avec lequel il doit vivre en bonne n

R . Paris, op. cit., p. 221. Archives du Ministère des Affaire» Étrangères, Correspondance politique, Turquie (infra : CPT), 123, f 238-242, 12 octobre 1750, Des Alleurs à Puyzieulx. 13 R. Mantran, Istanbul dans ta seconde moitié du XVIPsiècle, Paris, 1962, p. 549. 14 G . Veinstein, "Missionnaires jésuites et agents français en Crimée au début du XVIII e siècle", CMRS, vol. X/3-4 (1969), p. 451. Voir la liste des consuls de France en Crimée, au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, annexe II. 15 Archives du Ministère des Affaires Etrangères, Archives des Postes, Constantinople (infra : APC), 197, f. 132-133, Mémoire de Fornetti, alors consul de France en Crimée, joint à la lettre du 14 juillet 1758, envoyé à Vergennes, ambassadeur de France à la Porte. Il s'agissait de permettre à la veuve légitime d'un chirurgien français ayant vécu en concubinage avec une esclave en Crimée, dont il avait eu des enfants, de bénéficier de l'héritage de celui-ci, afin d'éviter qu'il ne devienne propriété de l'esclave. Pour ce faire, Fornetti voulut se prévaloir de l'article XXV des Capitulations de 1740, mais le kadiasker (juge de l'armée et le chef des juges) refusa de reconnaître sa compétence en la matière, au motif que "la loi musulmane regarde comme un affranchi de droit l'esclave qui a un enfant de son maître ; par conséquent, entre les enfants de concubins et les enfants légitimes, il n'y a aucune différence". Fornetti et Peysonnel "ont cru devoir s'en tenir là ... et ne pas faire de nouvelles instances qui auraient été tout au moins inutiles et peut-être dangereuses dans un pays où les Capitulations ne sauraient être en vigueur, puisque les Français n'ont aucun titre qui les autorise à s'y établir et où la résidence du consul même, bien loin d'être autorisée n'est peut être tolérée que parce que la Porte ne sait pas bien ce qu'il y fait". 12

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intelligence. Une correspondance assez régulière entre les khans et les ambassadeurs y contribue énormément, ainsi que les cadeaux offerts par ces derniers en de nombreuses occasions aux membres de la cour de Bahçesaray.16 Au XVIIIe siècle, et surtout après la médiation de Villeneuve au Traité de Belgrade (1739), la Porte, mue principalement par le souci politique de conserver l'amitiéfrançaise,tolérait un abus des Capitulations de la part de l'ambassadeur. Quant à la bienveillance du khan, elle est due au fait que ce dernier se considère l^En effet, la correspondance entre les khans de Crimée et les ambassadeurs de France à Istanbul est assez abondante. De très nombreux exemples de lettres peuvent être trouvés dans la correspondance diplomatique. Mais il faut préciser que le contenu de ces lettres dépasse rarement le cadre de la courtoisie diplomatique, restant limité par des nouvelles de santé, des recommandations pour les consuls et pour certains Tatares allant i Istanbul, des remerciements pour les cadeaux envoyés mutuellement etc. Voici la traduction (faite probablement par Peysonnel lui-même) d'Un exemple de ce type de lettres. Il s'agit d'une lettre envoyée par Halim Girây, khan entre 1756 et 1758, à Vergennes : Ancien et intime ami de l'empire, mon très estimable, très honorable et très sincere ami. Signeur Ambassadeur, Apres m'estre informé de maniéré la plus digne de l'état de votre chere santé, en joignant les sentiments les plus sinceres de mon amitié et de mon affection pour votre personne dont la sincérité n'est pas moins parfaite, et après avoir fait mension de tout ce qui peut concourir à faire désirer l'accroissement de votre cordialité ce qu'en qualité de votre ami, je vous fais savoir estre que, je cheichois l'occasion de m'inquerir de vous nouvelles et de lier commerce avec vous, selon que l'exigent l'union, l'amitié constante qui ont toujours régné entre les deux cours ; lors que le S r de Peyssonel, consul dont les fonctions pendant sa résidence auprès de nous, ont été uniquement de fortifier et de reserrer les noeuds de la concorde et de la bonne intelligence, a été appelé auprès de vous ; comme il va se mettre en voyage, je n'ai pas voulu le laisser partir sans le charger d'une lettre qui en renouvellant les sentimens de mon amitié, vous sera un témoignage de ma sincérité et de ma bienvaillance. Le dit Bey (le S r de Peysonnel) pendant la longue résidence qu'il a fait auprès de nous, a donné i tous égard des marques de sa suffisance, ses bonnes qulitéz et la conduite pleine de sagesse qu'il a tenue [...] à même de vous temogner ma satisfaction son égard. S'il a différé son départ, vous ne devez l'attribuer au plaisir que j'ay eu de le posséder encore quelque tems; j'espere qu'en ma considération vous voudrez bien luy accorder votre estime et luy render les bons offices qui dépendront de vous. Au reste, je me flatte que vous n'oublierez pas votre ancien ami et que vous satisferez aux devoirs qu'exige la plus ancienne amitié. Qua l'amitié, la sincérité et la droiture subsistent toujours entre nous comme par cy-devant. Hâlim Ghiray P.S. Mon très sincere ami Seigneur Ambassadeur, le consul [Pierre Fornetti] que vous avez envoyé de votre part auprès de nous pour cultiver notre amitié, est une personne bien elevée, modeste et d'une grande droiture, c'est ce que nous avons démarqué en luy dont nous vous faisons part aussi bien que du voyage que nous avons été obligé d'entreprendre ; nous l'avons emmené avec nous pour vous faire p u t de ce 7\ 123, f. 37-57, joint à la lettre de des Alleurs du 10 juillet 1750 ; "Précis des objets qui intéressent le service du Roy auprès du Grand Khan des Tartares".

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Id., ibid.

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Dans d'autres Échelles de la Turquie, les consuls fiançais ont droit à des émoluments que tout ressortissant doit payer pour leurs actes de chancellerie et dont l'arrêt du 4 décembre 1691 donne le tarif détaillé ; tandis qu'en Crimée, comme il n'y a pas de nationaux et par conséquent pas de mariages, de testaments, de nations, de marchands ni d'artisans, etc., le consul doit donc se contenter des deux mille livres que la Chambre de Commerce lui alloue. De plus, il ne peut pas "se dispenser de louer une maison à ses propres frais, d'entretenir des chevaux et des domestiques pour suivre le khan qui est flatté que la France tienne un consul auprès de sa personne"20. Maladies et disettes mettent un comble à cette situation. En 1750, Lancey disait : Dans l'extrémité où m'a jeté la contagion jointe à la disette, je me suis endetté de 167 piastres qu'un marchand turc m'a fait le plaisir de m'avancer sur mon billet payable au mois de mai prochain. Je prévois avec douleur, Monseigneur, que je ne pourrai faire honneur à ce billet si V. E., par excès de bonté, ne m'accorde une gratification motivée sur les dépenses extraordinaires que j'ai été obligé de faire pour pourvoir à ma sûreté et à mon entretien...21 Rouillé, ministre de la Marine, ne voulait absolument rien ajouter aux deux mille livres "tant que le commerce en Crimée ne sera pas un objet pour les sujets du Roi"22, et il ne voyait aucun intérêt économique à tenir un consul en Crimée. Mais la situation n'était pas envisagée de la même façon par le ministre des Affaires étrangères. Celui-ci voulait que la France soit représentée dans la mer Noire et il proposa à cet effet au roi de "donner au Sieur de Lancey une gratification annuelle de quinze cent livres pour aider à se soutenir dans la place où il est". Cette proposition fut retenue et une gratification annuelle de quinze cent livres, que l'ambassadeur passait dans l'état de ses dépenses extraordinaires, lui fut faite. C'est avec cet espoir que Peysonnel partit en Crimée, mais il ne reçut que douze cent piastres le 1 er octobre 1754, pour une période s'étalant du 1 er juillet, époque de son départ d'îzmir, au 1 er avril 175523. De plus, il ne put même se faire rembourser les frais du long et pénible voyage qu'il fut obligé d'entreprendre par terre, en 1758, pour sonretourà Istanbul24. L'établissement du consul russe à Bahçesaray, en 1763, "avec un grand équipage", à savoir, "son épouse et ses enfants, un secrétaire, un drogman qui [avaient] aussi leurs femmes et une soixantaine de domestiques"25, fut une déception pour Fornetti, vu son traitement modique. Et en 1767, lorsqu'il 20

id., ¡bid. APC, 152, f. 95-96, 1 e r février 1750, Lancey à des Alleurs. 22 CPT, 124, f. 342, 9 août 1751, Rouillé, ministre de la Marine, à Puyzieulx. Zi APC, 152, f. 108-109, 1 er avril 1756, Peysonnel à Vergennes. 24 W-, 202, f. 172, 19 octobre 1767, Vergennes à Fornetti. 25 là., 200, f. 92, 15 septembre 1763, Fornetti à Vergennes. 21

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demanda son rappel, Vergennes écrivait au duc de Choiseul : "J'estimerais, M., que pour mettre notre consul en état de soutenir un ton décent... il ne lui faudrait pas moins qu'un appointement fixe de six mille livres26". Mais, en juillet 1767, la nomination, directement par Versailles, de Tott fils, comme consul auprès du khan a tout changé. Louis XV lui accordait un traitement annuel de 30.000 livres 27 . Néanmoins, lorsque Devlet Girây, le successeur de Kinm Girây khan, refusa d'accepter la mission de Tott en Crimée, le régime du consulat de France reprit son ancien état. C'est ainsi que Pierre Ruffin, le nouveau consul, ne reçut, lors de sa mission, que 1200 piastres, soit 3600 francs 28 . De plus, quoique les consuls français en Crimée aient été également chargés de représenter la Suède dans les États du Khan 29 , il est certain que cette représentation n'était récompensée par aucun honoraire fixé30. Les consuls recevaient, par contre un ta'yînil accordé par le khan, qui "consiste dans la fourniture de vivres jugés nécessaires à la consommation de celui qu'on en gratifie"32.

LA FRANCE ET LA CRIMÉE PENDANT LA PAIX D'AIX-LA CHAPELLE L'Europe orientale au début de la seconde moitié du XVIII e siècle est dominée par le recul de l'influence française et des puissances que cette dernière avait eu coutume de soutenir. La place laissée libre par la France va permettre à la Russie, à la Prusse et à l'Autriche de donner libre cours à leurs ambitions. La nécessité où les trois puissances se trouvent de resserer leurs liens pour justifier 26cpt J44 f 12-13, 14 juillet 1767, Vergennes à Choiseul. 21 APC, 203, f. 19, 8 octobre 1767, Tott à Vergennes. 28

H . Deherain, La vie de Pierre Ruffin, Orientaliste et Diplomate. (1742-1824), t. 1, Paris, 1929, p. 26 ; voir aussi : Id., "La Mission du baron de Tott et de Pierre Ruffin auprès du Khan de Crimée", Revue de l'Histoire des Colonies françaises, XV, 1923, p. 1-32. 29 D e ce fait. Venture de Paradis remerciait Castellane "de la bonté qu'(il) a bien voulu avoir de Gui) permettre d'accepter le consulat dont les envoyés extraordinaires de Suède [l']ont chargé". APC, 146, f. 38, 3 décembre 1741, Venture à Castellane. 30 ld., 152, f. 109, lettre cit. 3 M l s'agit du singulier du mot d'origine arabe ta'yinât, qui consiste en principe en la fourniture de vivres et de provisions aux membres de l'armée turque. On leur donnait parfois l'équivalent en argent, et on disait alors ta'yinât bedeli. M. Z. Pakalin, Osmanli Tarih Deyimleri ve Terimleri SBzlUgU, t. III, Istanbul, 1954, p. 426. Le gouvernement turc attribuait ¿gaiement ce ta'yîn aux représentants des pays étrangers. 32 B . de Tott, Mémoires sur les Turcs et les Tartares, Ile partie, Amsterdam, 1785, p. 105. Choquet, le consul de France, à son arrivée en Crimée, écrivait à Castellane qu' "il avait été arrêté qu' [il] commencerai [t] à le (le ta'yîn) recevoir dès le lendemain, quoique ce ta'yîn soit très modique, et qu' [il] n'aurai [t] guère perdu à n'en recevoir point : cependant, [il] aurait été très fâcheux d'en être privé dans la persuation où [il était] que ça aurait été une marque d'indifférence à [son sujet]". APC, 146, F. 137-141, 25 novembre 1745.

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et conserver leurs prises sera à l'origine d'un système d'alliances continentales qui se perpétuera jusqu'au cœur du XIXe siècle33. Avec la mort de Fleury 34 , s'étaient évanouies les tentatives d'un rapprochement franco-autrichien. La France en revient à l'ancien système politique. L'état de l'Europe n'est pas celui du temps de Louis XIV. Les efforts de Pierre le Grand ont détruit la considération de la Suède et de la Pologne. Un nouveau facteur est apparu en Allemagne : l'État prussien ; et c'est sur celui-ci que la France va appuyer sa politique anti-autrichienne. Dans cette partie du XVIIIe siècle, la Pologne est le centre de tous les conflits en Europe orientale. Travaillés en sens divers par les agents des cours de France, d'Autriche, de Russie et de Prusse, sans parler de celle de l'Empire ottoman, délaissés par leur roi, réduits à une passivité forcée, les Polonais sont divisés en des partis multiples engendrant la plus déplorable anarchie dans le gouvernement et dans les esprits. Deux partis surtout, les Czartoryski et les Potocki s'affrontaient au commencement de la seconde moitié du siècle, avec des programmes d'action diamétralement opposés33. Les premiers, politiques habiles, comprenaient que la Pologne, îlot démocratique dans une Europe monarchique et absolutiste, ne cesserait d'attirer les convoitises de ses voisins, puissances jeunes et fortes, qui venaient de faire leur entrée sur la scène politique et que l'ambition poussait aux conquêtes. Aussi cherchaient-ils, ayant été repoussés par la France, à s'assurer les secours d'une puissance étrangère36, la Russie, afin d'apaiser l'anarchie qui régnait. Quant aux Potocki, dénommés "patriotes", ils combattaient eux aussi le désordre, mais par des méthodes et des moyens différents et recherchaient, quant à eux, l'appui de la France et de la Turquie. En tout état de cause, les partis rivaux ne se bornaient pas uniquement à une lutte à l'intérieur du pays : ils faisaient appel à l'Europe, favorisant par là l'intervention étrangère qui eut à la longue des résultats désastreux pour la Pologne comme pour la Turquie37.

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J. Droz, Histoire diplomatique de 1648 à 1919, Paris, 1952, p. 137. '^Ministre d'État, puis cardinal. 35 D. Lerer, La Politique française en Pologne sous Louis XV (1733-1772), Toulouse, 1929, p. 99. i6 ld., ibid., p. 100. 37 / r, 121, f. 26-27, 5 juillet 1749, des Alleurs à Puyzieulx. W., ibid., lettre cit. 87 A. de Curzon, art. cit.. p. 434, APC. 152, f. 64, 15 mai 1749, Lancey à des Alleurs. 88 Pour la traduction de la lettre (sans date) d'Arslan Girây ; CPT, 121, f. 98. 89 W„ ibid., f. 94-95, lettre cit. 86

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lui demander des nouvelles d'Europe, mais d'un autre côté, craignant une trop grande hostilité de son frère Ahmet Girây Sultan, serasker du Kouban, à l'égard des Russes, il l'invitait pour venir s'entretenir avec lui à Bahçesaray. De plus, suivant les instructions formelles de la Porte, il s'engageait à faire quitter incessamment la Circassie à tous les sultans hostiles à la Russie "qui y sont presque indépendants et qui lui causent de l'ombrage"90. En revanche, le général gouverneur d'Astrakhan envoya au khan, en mars 1750, des lettres et "quelques chariots de Turcs de ceux qui étaient tombés esclaves des Persans dans la dernière guerre." D faisait valoir, de la façon la plus polie, la sincérité et l'attention de sa cour à recouvrer ces esclaves et à les renvoyer chez eux, par suite de son grand désir de cimenter la paix éternelle conclue avec la Porte91. Ce double jeu de la Russie, l'attention de la Porte à ne pas entrer en conflit avec elle, étaient la cause principale de l'inaction du khan. D'ailleurs, les affaires intérieures du pays, les réparations des fortifications, endommagées lors de la dernière guerre avec les Russes, et la construction de nouvelles forteresses, à Or-kapi, Atchia, sur le Kouban, à Kilburnu, à Yenikale, constituaient les préoccupations essentielles d'Arslan Girây 92 . Les deux derniers mois de l'année 1749 se passèrent, à cause de sa maladie, sans qu'il put entreprendre la moindre démarche en politique extérieure. Le consul se plaignait à la fin du mois de novembre de la rareté des nouvelles. "Nous sommes actuellement — écrivait-il à l'ambassadeur — dans la plus profonde ignorance de ce qui se passe dans le monde"93. En outre, le khan était préoccupé par Yorta des janissaires de Kefe qui faisaient souffrir la population de la ville en causant toutes sortes de dommages. Le 25 février 1750, Arslan Girây invitait à se réunir le conseil particulier, qui décida d'y envoyer deux bôlllkbafi avec leur compagnie, pour saisir les mutins. Mais, "à l'approche du détachement, ceux-ci sont sortis de la ville et se sont emparés d'un poste avantageux". Faute de renfort du janissaire aga, qui prétendait n'avoir sous sa responsabilité que l'intérieur de la ville qui appartient au grand seigneur, "les bôlttkbaft ont représenté au khan les obstacles et les risques qu'ils rencontrent quant à l'exécution de leur commission". Se trouvant compromis, Arslan Girây donna l'ordre à un sultan de marcher sur Kefe avec six à sept cents hommes, qui revinrent le 4 mars sans avoir trouvé personne hors de l'enceinte de

m

APC, 152, f. 78-82, Fseptembre 1749, Lancey i des Alleurs. Id., ibid., f. 93, 5 maus 1750, Lancey i des Alleurs. 92 Id., ibid., f. 66, lettre cit. 93 Id„ ibid., f. 90, 26 novembre 1749, Lancey k des Alleurs. 91

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la ville, faute de pouvoir entrer dans Kefe même, le khan n'ayant le droit de faire à la ville "aucun acte de violence de sa propre autorité"94. Lancey, lui-même, était frappé par la contagion qui affligeait le peuple au début de l'année 1750, en Crimée. Le consul appréhendait de sinistres suites au retour de la belle saison, d'autant plus que la disette, cause de ses dettes et de sa solitude, le jetait dans un désespoir tel qu'il écrivait à l'ambassadeur : "Je soupire à quitter la Crimée, du moins pour quelques temps"95. En fait, l'ambassadeur lui donna raison et fit part à sa cour de la permission de six mois qu'il donnait au consul, non sans lui avoir demandé de faire un exposé sur la situation de la Crimée. Le séjour du consul pendant deux ans en Crimée donnait à des Alleurs suffisamment d'informations pour porter un jugement. Il ne se faisait plus d'illusions comme au début de son ambassade, sur les possibilités de mettre les Tatares en mouvement contre la Russie. "Les Tatares — concluait-il — ne demanderaient pas mieux que d'en venir aux mains avec la Moscovie, mais c'est à quoi ils ne se décidéront pas, faute de la participation ou d'une permission tacite de la Porte" et "il serait même dangereux aujourd'hui de rien tenter de ce côté-là, ce serait confirmer en quelque façon les soupçons et les ombrages que nos ennemis ont cherché à donner contre la France", surtout "si les Turcs pouvaient seulement se douter qu'on travaille à gagner le khan pour faire agir les Tartares..., ce qui pourrait même, dans les circonstances présentes, être de quelques obstacles aux affaires et les retarder"96. Cependant, pour ne pas se montrer pessimiste, il se demandait si, lors de l'absence du consul et pendant qu'il ne pouvait être soupçonné de quoi que ce soit, "il y aurait moyen, en cas que le Roy le désire, de faire quelque chose de bon"97. Mais, c'est au mois de juillet que l'ambassadeur donnera à sa cour, avant même qu'il n'ait reçu la lettre de Puyzieulx (qui lui reproche de n'avoir pas parlé du khan depuis longtemps et lui demande si, dans une conjoncture critique on pourrait compter sur quelque diversion efficace de sa part98), des informations plus complètes, fournies par Lancey venu à Istanbul. En effet celui-ci développe ses observations sur la Crimée dans un mémoire intitulé99 : Précis des objets qui intéressent le service du Roi auprès du Grand Khan des Tartares, où il ne traite que la matière politique en six parties qui sont les suivantes :

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W., ibid., i. 93, 15, 25, 26 février, 1er et 4 mars 1750, Lancey à des Alleurs. Id., ibid., I. 95-96, F février 1750, lettre cit. 96 CPT, 122, f. 298-299, 24 mai 1750, des Alleurs à Puyzieulx. 97 Idem. 9i Id„ ibid., f. 347-348, 5 juin 1750, Puyzieulx i des Alleurs. "id., 123, f. 37-57, lettre cit. 95

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LA POLITIQUE FRANÇAISE EN MER NOIRE

1) - La position du khan à l'égard de la Porte ; l'inclination des Tatares pour la guerre et leur manière de la faire. 2) - Les dispositions des Tatares à l'égard des Russes, la facilité qu'ils ont de ravager leurs frontières, de pénétrer dans le pays et d'en sortir avant de pouvoir être interceptés. 3) - L'utilité des démarches que S .M. jugerait convenable auprès du khan. 4) - Les forces des Russes sur les frontières. 5) - Les moyens indirects qui pourraient être employés en cas de besoin (tels que des émissaires qui manœuvreraient sans compromettre la France, en Crimée, en Ukraine, chez les Cosaques zaporogues et en Circassie). 6) - L'intérêt d'avoir auprès du khan un Français capable de remplir cet emploi et le traitement qu'il faudrait lui accorder pour le mettre en état de service avec décence. Dans son mémoire, des Alleurs concluait que les Tatares sont une grande ressource de l'Empire ottoman, surtout contre les Russes et qu'ils pourraient être très utiles aux desseins politiques de la France. Le roi n'aurait pas lieu de regretter les dépenses faites auprès du khan et des mirzas s'ils avaient autant de liberté d'agir que de bonne volonté. À cet égard, tout dépendait, dans les circonstances présentes, de la Porte. À son avis, c'était elle qu'il convenait d'essayer de déterminer, car ce que les Tatares feraient alors pour la servir, remplirait les vues du roi, sans qu'il fût nécessaire de contracter avec eux des engagements de quelque importance que ce soit. Qualifié d'excellent par le ministre, le mémoire de des Alleurs, fort détaillé, ne donnait pas une image satisfaisante pour les intérêts politiques de la France, du khan et des Tatares. En tout cas, la crise suédoise s'apaisait. Au début d'avril, la Russie lança un nouveau manifeste, destiné à duper les Turcs, en les persuadant que la czarine pouvait intervenir en Suède sans être en cela un agresseur. La Turquie réagit avec vigueur, tout en refusant d'aller jusqu'à demander par écrit le rappel des troupes russes de Finlande100. La Porte croyait avoir tout fait pour ses alliés au moment où le résident russe Neplueff mourut (19 octobre 1750). Six mois plus tard, le roi de Suède décéda, sans que cette mort, qui semblait devoir être le signal de la guerre dans le Nord, ne déchaîna de conflit : le nouveau roi de Suède, Adolphe-Frédéric de Holstein-Gottorp, prêtera serment de respecter l'ordre établi, le 24 avril 1751.

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A . de Curzon, art. cit., p. 420.

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Il convient maintenant de parler de la contribution du consul à l'éclaircissement des relations prussso-turques ; elle nous panât assez importante pour ne pas être passée sous silence. Les efforts de des Alleurs pour conclure au moins un traité d'amitié francoturc, n'avaient pas abouti à un résultat positif pour la France. Mais cette puissance n'abandonnait pas ses démarches, afin d'obtenir du moins un traité pour l'un des ses alliés. La Prusse, sur laquelle la France appuyait sa politique au Nord, était également alliée à la Suède et à la Pologne. À Versailles, on estimait qu'une alliance défensive prusso-turque contiendrait la Russie. Tenant compte des avances faites par la Porte en 1745 à la Prusse101, Puyzieulx chercha donc à convaincre en ce sens Frédéric II qui, après quelques hésitations, envoyait à des Alleurs, le 19 mai 1749, des pleins pouvoirs pour négocier une alliance défensive entre son royaume et la Turquie102, ainsi qu'un projet de traité en douze articles103. Mais, la Porte ne semblait pas convaincue par les avantages de cette alliance, soulignés par des Alleurs, à savoir : les trésors et la forte armée du roi de Prusse. Elle ne voyait pas, pour le moment, la nécessité de conclure un tel traité, alors qu'elle était en paix avec l'Autriche et la Russie, toutes deux adversaires de la Prusse. L'insistance de cette dernière était surtout due à des raisons économiques, au désir de trouver un marché en Turquie. Mais, l'idée fixe de la France, de constituer un rempart contre la Russie, avait amené Frédéric II à faire des concessions et à renoncer à toute "stipulation concernant le commerce et les Régences d'Afrique", et à excepter "par un article secret, la République de Pologne du nombre des Puissances voisines contre lesquelles les contractants prendraient] des engagements réciproques"104. Bien plus, Puysieulx annonçait à l'ambassadeur que Louis XV était prêt à consacrer deux cent mille livres à ce traité105 en espérant que Frédéric II y ajouterait vingt-cinq mille livres. Le roi avait aussi payé une rançon de huit mille sequins pour obtenir la liberté du pa§a de Rhodes et n'avait reçu pour cela qu'une lettre obligeante de remerciements106. On faisait tous ces sacrifices parce que l'on pressentait la coalition qui semblait se former derrière la Russie, contre les petites puissances. Pendant que Lancey était à Istanbul, la Russie protestait contre l'envoi d'un Tatare par le khan à Berlin. Au mois d'août, Tyrconnelle, ambassadeur de m

CPT, 120, f. 176, 11 mars 1749, lettre cit. Id., ibid., f. 301-301, Frédéric II à des Alleurs. 103 Id., ibid., f . 305-308. 104 Id., 122, f. 144, 18 février 1750, Puyzieulx à des Alleurs. 102

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