La nouvelle France 2020121085, 2020100908


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La nouvelle France Nouvelle édition mise

à

jour

La nouvelle T-t

ts

rance

Depuis 1981, le système politique français a implosé. Le communisme a cessé d'être une force importante; une extrême droite est apparue; le parti socialiste a changé de nature; la droite aussi. En quelques années furent ainsi balayées des structures idéologiques dont l'émergence et la stabilisation avaient demandé des siècles. des doctrines ancrées dans des traditions religieuses, familiales, économiques, régionales qui paraissaient immuables. Ce bouleversement de la société française, par son ampleur et sa rapidité, est sans précédent dans I'histoire. Il correspond à un véritable séisme statistique dont Emmanuel Todd mesure ici les effets en s'appuyant sur des données indiscutables : celles

du recensement de

1982.

Emmanuel Todd, në en /,95/,, est docteur en histoire de I'université de Cambridge et diplômë de I'Institut d'ëtudes politiques de Paris. II est chef du service de la documentation à I' Institut nat ional d' é tude s dëmographique s.

Du même auteur 'T#:::l:f*'" Le fou et le prolétaire Laffont, 1979 nouvelle ëdition < Pluriel

D,

1980

L'invention de la France en collaboration avec Hervé Le Bras

< Pluriel D,

1981

La troisième planète Structures familiales et systèmes idéologiques Seuil, coll.

,

1983

L'enfance du monde Seuil, coll. < Empreintes

>,

1984

L'invention de I'Europe Seuil, coll.

rsnN 2-02-012108-5 (rsnN 2-02-010090-8, l'" publication)

@ ÉorrroNs DU sEUrL. avnrl lggg La--loi du

ll

mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisatioo integrate ôu p"rtiéiiJaiæ i"r d'*nu. I'auteur ou de ses ayants cause. est illititc et coostitue une contrefaçon sanctionnee par les articlæ 425 et suivants au ioce *naL Toute repÉsenrarion ou repioduction !9llgtl": procece.quc ce sort, sans l€ consentement de

Préface à l'édition de poche

Depuis la première publication de ce livre, à la veille des élections présidentielles de 1988, la décomposition du système politique français traditionnel s'est poursuivie, amplifiée. La dissolution des idéologies et des électorats catholiques, communistes, gaullistes, socialistes apparaît désormais clairement comme un phénomène irréversible, caractéristique de l'âge postindustriel. La hausse du niveau culturel, I'effondrement de la pratique religieuse, la rétraction de la classe ouvrière définissent des mutations structurelles, définitives. La France des années 90 sera de plus en plus nettement dominée par des classes moyennes salariées dépourvues de croyances religieuses fortes et incapables d'adhésions idéologiques profondes. Le mécanisme de dissolution des idéologies nourrit, depuis les années 1965-1970, des phénomènes politiques nouveaux, souvent étranges, parfois angoissants. Trois phases principales peuvent être distinguées. Dans un premier temps, le parti socialiste a été le grand bénéficiaire de la decomposition. Entre 1967 et 1978, sa croissance s'effectue aux dépens de la droite catholique; entre 1978 et 198f il commence à recueillir les dépouilles du parti communiste.

L'accession au pouvoir de François Mitterrand ouvre une

deuxième époque. L'échec du gouvernement Mauroy bloque le développement du parti socialiste et permet un bref retour au pouvoir de Jacques Chirac. Ces aléas de la vie politique n'arrêtent cependant pas I'inexorable mécanique de décomposition des élecgaullistes ou torats traditionnels - catholiques, communistes, socialistes. Et parce que les électeurs libérés de leurs croyances anciennes doivent aller quelque part, le Front national apparaît, en 1984, pour récupérer les individus et les groupes lancés à la dérive

PREFACE

par la désintégration des idéologies traditionnelles. Les élections présidentielles de 1988 marquent le point culminant de cette cieuxième phase : après avoir pris des électeurs au gaullisme en région parisienne, au communisme sur la façade méditerranéenne, le Fr ont national recueille 14,4 ùlo des suffrages exprimés en pénétrant les milieux catholiques et ouvriers de I'est de I'Hexagone

ex-catholiques et ex-ouvriers pour être plus exact. Durant une troisième période qui commence avec le retour du parti socialiste au pouvoir, en 1988, la force neuve du système politique est I'abstentionnisme. Les enquêtes d'opinion révèlent cependant I'existence de deux abstentionnismes, I'un de

consensus,

I'autre d'oliénotion. L'abstentionniste consensuel ne croit plus à I'importance fondamentale du conflit entre gauche et droite. Considérant les candidats des deux bords comme parfaitement raisonet acceptables, mais éprouvant par là même quelque difficulté à choisir, il finit par s'abstenir. Un tel électeur ne peut être soupçonné d'hostilité aux procédures démocratiques. II joue seulement, jusqu'à ses plus extrêmes conséquences, le jeu de I'apaisement politique. Il profite à sa manière de la fin des haines idéologiques des années 1945-1965, qui, séparant communistes, catholiques, gaullistes et socialistes, avaient fait de la vie politique française une juxtaposition d'autismes. L'abstentionniste consensuel est satisfait du monde présent. Il appartient aux nouvelles et paisibles classes moyennes salariées. Il ira voter s'il a le temps, et, surtout, si le thème électoral du moment I'intéresse. L'abstentionniste aliéné relève d'un autre monde, social et mental. Il appartient aux couches sociales menacées, exaspérées par la rapidité de la transformation postindustrielle com- au petit merce, à I'artisanat, au prolétariat qui se décompose. Son refus de voter exprime un rejet du monde présent, une hostilité consciente à la modernité. Et s'il hésite, ce n'est pas entre une gauche

nables

douce et une droite civilisée, mais entre I'abstentionnisme et le lepénisme.

L'affaiblissement du parti socialiste est l'un des phénomènes caractéristiques de cette troisième phase, abstentionniste, du processus de décomposition. Le PS ne parvient décidément pas à fidéliser ses électorats d'origine catholique, communiste ou gaulliste. Les élections européennes de 1989 résument ces tendances récentes : taux d'abstention de 51 90, tassement socialiste à23,4 t/o, maintien du Front national à ll,7 90, percée des écologistes qui atteignent lO,6 t/0. L'émergence de l'électorat vert révèle I'instaII

PREFACE

bilité de l'électorat socialiste d'origine catholique. La carte du vote écologiste, avec ses bastions à I'Est, à I'Ouest, et au sud-est du Massif central, reproduit en effet assez bien la carte ancienne de la pratique religieuse, signe d'une permanence de la spécificité catholique à I'intérieur de l'électorat de centre-gauche, malgré I'extinction de la pratique religieuse. L'élection législative partielle de Dreux, en novembre-décembre 1989, qui aboutit à l'élection d'une candidate du Front national, démontre quant à elle la fragilité de l'électorat socialiste d'origine communiste ou gaulliste, au cæur du Bassin parisien, région de déchristianisation ancienne. Lo Nouvelle Fronce, dont je n'ai pas modifié le texte original, prophétique contient une description exacte - de - en un sens ce mécanisme global de décomposition. L'évaluation du Front national comme phénomène transitoire, effet temporaire du processus de décomposition des idéologies, apparaîtra cependant aujourd'hui comme exagérément optimiste. Cinq à six ans de vie, à l0-15 9o des suffrages exprimés, c'est déjà une certaine forme d'enracinement, même si le lepénisme, micro-idéologie associée à la transition postindustrielle, apparaît de plus en plus comme une forme colérique de I'abstention. Sur la façade méditerranéenne, en banlieue parisienne, en Alsace, le Front national dispose de quelques bastions stables, avec des électorats pouvant localement dépasser 20 9o des suffrages exprimés. La sous-estimation relative du problème xénophobe résulte d'une sous-estimation du désarroi engendré dans certains secteurs par le passage à la société post-

industrielle. Le développement de l'éducation secondaire, phénomène évidemment positif, étire la stratification sociale du pays : face aux nouveaux diplômés, petits et grands, se constitue une catégorie symétrique de non-diplômés, à I'avenir économique très incertain, et qui n'auront peut-être pas accès aux emplois paisibles et dorés du tertiaire salarié. Le mouvement culturel polarise, dans un premier temps, la structure sociale, créant dans sa partie inférieure des sentiments durables de ressentiment, de non-participation au monde nouveau, en un mot, d'aliénation. Cette polarisation de la structure sociale est aggravée par I'effondrement des deux Églises, catholique et communiste, qui jouaient un rôle particulier d'encadrement des milieux populaires. L'effacement de l'Église et du PCF supprime un antagonisme idéologique, mais aboutit aussi à I'affaiblissement de liens sociaux fondamentaux. Ces deux institutions, également universalistes,

ill

PRÉFACE

avaient aussi en commun de définir des relations stables et personnelles entre les diverses couches sociales. C'est évident dans le cas de l'Église, qui se voulait explicitement interclassiste et associait dans une même foi des ouvriers, des paysans et des bourgeois. Mais le communisme, malgré sa doctrine de la lutte des classes, était en pratique à peine moins interclassiste. Il séduisait certes la classe ouvrière, mais aussi, dans la région parisienne, dans le Midi méditerranéen et sur la bordure nord-ouest du Massif central, certains paysans et une partie des classes moyennes. A l'époque de sa plus grande puissance, le PCF était en fait mieux implanté chez les intellectuels et les enseignants que chez les prolétaires. La fin de l'Église et du PCF signifie donc la disparition de ces liens verticaux entre classes, qui renforçaient plus qu'ils n'affaiblissaient la cohésion sociale, même si leur effet le plus apparent était de produire deux sociétés rivales plutôt qu'une seule. La société française des années 1980-1990, plus homogène que celle d'hier sur le plan matériel, avec ses ouvriers et paysans équipés en automobiles, télévisions et réfrigératerlrs, est beaucoup plus stratifiée sur le plan spirituel. Plus qu'autrefois la société française est composée d'une simple juxtaposition de strates socioprofessionnelles, mondes séparés qui ne communiquent plus. En haut de l'échelle sociale, les élites croient à I'Europe et à la mondialisation, tandis qu'en bas, les ouvriers, affolés par I'accélération du mouvement économique, sombrent dans le racisme le plus élémentaire. La polarisation, racisme populaire,/internationalisme des élites, symbolise sur le plan des valeurs la nouvelle polarisation de la structure sociale. L'émergence, entre 1984 et 1990, de comportements politiques nouveaux et étrangers à la culture française traditionnelle a donc été grandement facilitée par la rupture des liens verticaux entre les élites et la partie la moins éduquée de la société. Le vote xénophobe est I'un des symptômes de ce malaise social, particulièrement aigu chez les non-diplômés issus de la classe ouvrière en décomposition. Mais on trouve sans difficulté des expressions non politiques de ce désarroi. La hausse du taux de suicides (+ 46 vlo entre 1970 et 1984), la diffusion de la toxicomanie en sont deux symptômes particulièrement évidents. Ce serait une erreur grave que de considérer les immigrés comme le seul, ou même le principal déterminant du vote xénophobe. La présence d'étrangers est un catalyseur nécessaire, qui ne suffit cependant pas à expliquer les phénomènes politiques pervers des IV

PRÉFACE

années 1984-1990. L'immigré joue le triste rôle de bouc émissaire dans une société temporairement malade de ses transformations, ravagée par des angoisses qui lui sont propres. Les sentiments de vide, d'isolement, de frustration qui résultent du mouvement économique, religieux et idéologique ne sont pas provoques par I'immi-

gration.

Janvier

1990

rT. de Belfort

Introduction

Entre

Le

l98l et

communisme

1986, le système politique français a implosé.

a

cessé d'être une force importante; une

extrême droite est apparue; le Parti socialiste a changé de nature, et la droite aussi. Cette réorganisation du paysage politique français n'est pas I'effet d'une action consciente des hommes. Les électeurs, les militants, les cadres et les chefs des partis qui s'affrontent subissent l'évolution de la société française plus qu'ils ne la contrôlent. L'accession au pouvoir de François Mitterrand, la remontée de la droite, le conflit entre Raymond Barre et Jacques Chirac, l'émergence de Jean-Marie Le Pen, la descente aux enfers de Georges Marchais résument des mutations historiques dont le sens échappe aux acteurs de la vie sociale.

Les facteurs déterminant les choix politiques des individus sont complexes et profonds. Ils doivent être recherchés dans I'inconscient des hommes et dans le passé de la nation plutôt que dans les programmes des partis actuels. La vie politique française, telle qu'elle se présentait vers 1978, à la veille de I'implosion, simultanément harmonieuse et conflictuelle, avec ses deux gauches - socialiste et communiste - et ses deux droites - classique et gaulliste -, représentait le point d'aboutissement d'une très longue histoire. Les quatre grandes forces idéologiques constituant le système politique se partageaient'de façon stable I'espace français. Le Parti socialiste était puissant dans le SudOuest et le Nord; la droite classique dominait aussi des bastions périphériques, en Alsace, Franche-Comté, Savoie, au Pays basque,

dans le sud-est du Massif central, dans I'Ouest. Gaullisme et communisme s'affrontaient au cæur du système national, dans le Bassin parisien. Cette distribution régionale des forces poli-

INTRODUCTION

tiques n'était pas I'effet du hasard. Mais il faut, pour la comprendre, remonter très loin dans le passé de la Érance. Le clivage gauchedroite n'est qu'en partie lê résultat de conflits de classes, comme le voudrait la théorie marxiste. Dans le cas de la France, la naissance de droites et de gauches régionales représente surtout la perpétuation de conflits religieux très anciens. La lutte entre l'lsliry et la Révolution n'est {ue la plus récente de ces guerres dè neligion. Les crises du i.

"u

Être de geuche Identiques par leurs valeurs systémiques, autoritaires et iné-

galitaires,

la droite

catholique

et le iocialisme ,.prèr.nt"nt

L

Pour_un exposé détaillé des débats au sein de la sFlo, et des scissions correspondantes,'voir Z. sternheil, r,tt àroiie,-ni 19g3, chapitre 5, " Un socialisme pour t'oute la nàiion sarcà",-Èari; ,.

tËuil,

140

LE SOCIALISME

néanmoins deux interprétations opposées, droite et gauche, du système idéologique correspondant à la famille souche. L'adhésion à la droite catholique suppose une identification au dominant. L'adhésion au socialisme une identification au dominé. Le dominé idéal du xx" siècle est de type socio-économique : il s'agit du prolétaire défini par Marx dès 1848 dans le Manifeste du Parti communiste. Etre socialiste, au xxe siècle, c'est donc être du parti des ouvriers. L'examen concret du Parti socialiste français montre que cette identification est un phénomène largement subjectif, n'impliquant pas une appartenance objective à la classe ouvrière. Seule la région du Nord-Pas-de-Calais est une zone de forte densité industrielle et prolétarienne, et la force du Parti socialiste peut à la rigueur y paraître I'effet d'un fonctionnement normal du schéma marxiste. Mais la société du SudOuest est essentiellement petite-bourgeoise et ne s'identifie pas moins que le Nord-Pasde-Calais à la classe ouvrière. De plus, I'existence d'une polarité théorique gauche-droite n'implique pas la division concrète des sociétés locales en une gauche et une droite, recoupant les intérêts des exploiteurs et

des exploités. C'est à I'apparition d'unanimismes locaux, de gauche ou de droite, que I'on assiste à partir de 1880. En 1936, lors des élections au Front populaire, dans vingt et un départements, le vote de gauche représente plus de 70o/o dn total des suffrages exprimés. Symétriquement, dans vingt départements, la droite recueille plus de 60 o/o des suffrages exprimés.

Ces sociétés unanimistes, de gauche et de droite, ont fréquemment des morphologies socio-économiques identiques et devraient avoir des conflits de classes similaires. Ainsi, I'Ariège et les Pyrénées-Atlantiques ont des structures socio-économiques comparables : des paysans propriétaires, quelques ouvriers. Pourtant, en 1936, I'Ariège vote à gauche à 98o/o, les PyrénéesAtlantiques choisissent la droite à 6l o/o. Une conclusion s'impose : les Ariégeois se prennent tous pour des ouvriers, une majorité de Basques se prennent pour des dominantsr. Objectivement, les uns et les autres sont des petits-bourgeois. La perception socio-économique sert indubitablement à la structuration du conflit gauche-droite mais elle semble plus instrumentale que causale.

l.

En Espagne, tous les Basques sont d'ailleurs réputés

t4l

nobles.

LE SYSTÈME POLITIQUE TRADITIONNEL

.

Le socialisme qui domine I'Ariège est une image, qui existe

indépendamment du prolétariat cher à Marx.

La mise en évidence

d'orientations politiques opposées,

gauche-droite, dans des départements de structures sôéioéconomiques identiques, est un exercice traditionnel pour la science politique française. Elle correspond à une réalité, dont on ne doit cependant pas exagérer I'importance. Le conflit gauchedroite est en effet secondaire. Il ne remet pas en question I'existence de valeurs systémiques communes au Pays basque

et à I'Ariège dans I'exemple cité'. Dans les deux cas,-la famille souche nourrit des valeurs autoritaires et inégalitaires. Dans le cas du Pays basque, l'Église et les autoritéi sociales

sont respectées. En Ariège, I'affection pour le pouvoir est reportée massivement sur I'Etat, un Etat que la droite catho,

lique respecte d'ailleurs presque autant.

une différence importante doit être soulignée : I'attitude socia-

liste vis-à-vis de I'autorité est moins harmonieuse que l'attitude catholique. La mentalité de droite est simple : une àutorité forte existe, à laquelle il faut obéir. La mentalité de gauche, en système autoritaire, I'est moins : le mécanisme de-la famille souche nourrit un besoin d'autorité, mais n'empêche pas une remise en question de I'autorité concrète des ddminanis traditionnels. Idéalement, selon le système socialiste, cette autorité devrait être remise au peuple, ou au prolétariat. ce prolétariat n'étant pas un être réel et pensant, une attribution côncrète du

pouvoir est difficile. Qui est le prolétariat ? Sur un plan purement log_ique, le problème du socialisme est celui du piotes-tantisme.

La Réforme retire à l'Égfise son autorité pour la remettre à Dieu. Mais comment effectuer cette passation de pouvoir à un

être dont I'existence n'est pas démontrable ? Le socialisme retire au bourgeois son autorité pour la remettre au. prolétariat. Mais comment effectuer cette pàssation de pouvoir à un être purement conceptuel, agrégation théorique d'ouvriers très réels, mais dont chacun d'eux Cesse d'être un ouvrier si on lui remet la direction d'une usine ? La Réforme et le socialisme trouvent en pratique la même réponse : p-o1r]r les protestants, l'État remplaôe Dieu, pour les socialistes, I'Etat remplace le prolétariat, dans la gestion quotidienne ou séculaire des choses terrestres.

. Le_s Pyrénées-Atlantiques comprennent le pays basque français _l Bcarn. Le Pays basque est plus franchement de droite que-le Béarri.

_

142

et

le

LE SOCIALISME

Cette difficulté à définir I'autorité mène à considérer la concep tion de gauche - protestante ou socialiste - d'une autorité forte, mais impersonnelle, comme dysharmonique. La simplicité logique du mécanisme approuvé par la droite catholique conduit à lui affecter le qualificatif d'harmonique. Les rapports entre protestantisme et socialisme ne se limitent pas cependant à une analogie de structure, à une identité de valeurs systémiques, autoritaires et inégalitaires, et à une commune orientation à gauche. Un lien historique est manifeste. Le socialisme du xx" siècle s'épanouit dans les régions qui furent, au xvle siècle, de tempérament protestant.

La trace du protestantisme

Il faut, à ce stade, expliquer la séparation, entre 1880 et 1980, des régions de famille souche en tendances gauche et droite. L'examen des cartes idéologiques, anciennes et modernes, suggère que le processus même d'orientation n'a sur le plan des causalités rien à voir avec la lutte des classes, même si le vote à gauche implique une identification au dominé. En pratique, le socialisme français se loge dans I'espace défini par les grandes dissidences religieuses du Sud, dont I'histoire s'étale du xIt" au xvll" siècle. Le socialisme moderne s'épanouit là où étaient apparus les cathares, les vaudois et les protestants. Il existe une évidente continuité d'orientation à gauche de ces régions, menant de la dissidence religieuse à la dissidence socio-économique. Cette obstination dans I'hérésie a pour corrélat la stabilité de I'orthodoxie catholique dans les autres régions de famille souche.

La SFIO retrouve donc la géographie ancienne des hérésies Réforme, avec ses deux points d'appui les plus

et de la

importants : le Sud, entre Agen et Grenoble, entre la vallée de la Garonne et les Alpes moyennes; I'extrême Nord, entre Arras et Lille. Cette correspondance associe le socialisme az protestantisme du xvt" siècle, à vocation majoritaire, et non au protestantisme du xx" siècle, qui persiste, résiduel et différent, en Alsace, en Ardèche ou dans les Deux-Sèvres. La possibilité d'un lien historique entre protestantisme et iote

t43

LE SYSTÈME POLITIQUE TRADITIONNEL

socialiste est clairement évoquée par Maurice Agulhon, historien des mentalités du xrx" siècle, dans la République au village. Il note, dans la ville du Luc, en Provence, qui joue un rôle exceptionnel dans les événements révolutionnaires des années 1848-1851, la présence d'un substrat protestant r. La continuité ne doit pas être exagérée. Elle ne mène pas directement d'une doctrine positive à une autre, mais plutôt d'une négation de I'autorité à une autre négation de I'autorité.

Le refus du pouvoir de l'Église romaine devient refus

des

bourgeois. Les solutions protestantes et socialistes au problème posé par ce transfert de I'autorité concrète sont, on I'a vu, les mêmes : I'autorité civile et impersonnelle de l'État se substitue

à celle de Dieu ou du prolétariat. L'émergence, au xIX" et au xx" siècle, d'une dissidence politique dans les régions anciennement protestantes, mais où les protestants ne sont plus que 9es minorités résiduelles, suggère que la reprise en main par I'Eglise avait consisté en un écrasement de la Réforme plutôt qu'en une résurrection du catholicisme. Entre la révocation de l'édit de Nantes et la stabilisation du socialisme, la vallée de la Garonne aurait été le lieu d'une certaine vacance idéologique, aucune grande force ne formalisant pleinement sa conception de la vie sociale. Certains phénomènes démographiques suggèrent la persistance, tout au long du xvttl€ siècle, au niveau familial et individuel, de m@urs spécifiques. Dès cette époque, on peut repérer, dans la vallée de la Garonne, les signes d'une régulation des naissances inconcevable dans des régions absolument catholiques 2. I-'âge au mariage est bas, et le malthusianisme latent de la famille souche s'exprime par un contrôle de la fécondité dans le mariage, conception intolérable pour I'Eglise.

Insuffisance statistique

La superposition des cartes de la dissidence religieuse et du socialisme n'est pas mauvaise mais n'est pas suffisante sur le plan

l. M. Agulhon, La République au village, Paris, Plon, 1970, p. 377. 2. Voir L. Henry, " Fécondité des mariages dans le quart sud-ouest de la France de l72O à 1829 ", Annales ESC, mai-juin et juillet-octobre 1972, notamment p. 915 et 1001. t44

LE SOCIALISME

statistique. Elle rend I'hypothèse d'une continuité possible, vraisemblable même, mais ne permet pas une démonstration rigoureuse du point de vue de la théorie des probabilités. Un coup d'æil sur la relation associant protestantisme et socialisme dans I'ensemble de I'Europe peut seul fournir une preuve suffisante. Au xx'siècle, la plupart des nations et régions réformées bas' culent vers le socialisme. Dans toutes les nations luthériennes du Nord - en Norvège, au Danemark, mais surtout en Suède -, le socialisme est la force idéologique la plus importante. Même alignement dans le très autoritaire royaume de Prusse, où, avant 1914, la social-démocratie occupe une position électorale dominante. Dans I'Allemagne occidentale actuelle, région d'Europe occupée par des structures familiales de type souche, le dualisme gauche-droite continue d'opposer socialisme et droite catholique. Un cæfficient de corrélation égal à + 0,67 associe pourcentage de protestants et vote socialdémocrate vers 1970. Même phénomène en Suisse, où ce cæfficient de corrélation est de * 0,53, et aux Pays-Bas, où il est de + 0,87. Le cas de la France montre que la continuité de I'orientation à gauche ne nécessite pas une réelle permanence du protestantisme. Il suffit que se maintienne un certain type d'identification au dominé, un certain type de négation d'une autorité qui ne peut être conçue que comme forte, attitude purement mentale et indépendante des circonstances sociales et économiques objectives. Le destin de I'Occitanie de gauche n'est pas unique. En Bohême, autre région de famille souche, hussite dès le xv" siècle, luthérienne au xvlc, la reprise en main du pouvoir politique par l'Égfise catholique aux xvrrê et xvrrr" siËcles n'empêc'ha ias l'émergence, à la fin du xIX", d'un mouvement socialdémocrate particulièrement puissant. La reprise en main des conduites sociales par la contre-réforme avait échoué en Bohême. Le refus de I'autorité, menant du protestantisme au socialisrlo, y persista, comme dans la vallée de la Garonne.

8

Le gaullisme

Le conservatisme français traditionnel, appuyé sur le catho' licisme et ses bastions périphériques - breton, angevin, alsacien, lorrain, basque, rouergat ou savoyard -, cesse, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de représenter l'écrasante majorité de la droite. Par la force de ses positions régionales, il continue de donner à la carte globale du système politique ses traits les plus saillants. Mais I'expérience immédiate montre qu'entre 1945 et 1978 la droite, comme la gauche, se compose de deux grandes tendances, division dont I'origine et la cause ne sont pas tellement moins obscures que celles de I'opposition entre communisme et socialisme. L'appel du l8 juin 1940, qui marque sur le plan symbolique l'émergence d'une coupure entre droite classique et gaullisme, doit être considéré comme un mythe fondateur, l'équivalent " droite " du Congrès de Tours qui marque la séparation de la SFIO et du PC. Le gaullisme n'est pas un accident historique, æuvre d'un homme seul ; il s'appuie sur des forces profondes et stables. Il a réussi à venir à bout de la Quatrième République; sans être globalement majoritaire, il s'installe et survit dans la Cinquième. L'affrontement Giscard-Chirac de 1981, qui contribue largement à la défaite de la droite, n'est pas simplement I'effet d'un conflit d'hommes et d'ambitions. Deux images s'affrontent derrière lesquelles on peut sentir le travail sourd de valeurs idéologiques antagonistes, aussi solides et stables que celles qui organisent depuis l92l la lutte entre socialisme et communisme.

147

CARTE 25

Le gaullisme en 1962

Départements où l'uNR-uDT obtient, aux élections de novembre 1962:

E

Plus de 4oVo dessuffrages exprimés

ffi

De 32 à 4ovo

148

LE GAULLISME

Géographie du gaullisme

Une approche empirique et cartographique montre que le phénomène gaulliste s'inscrit, comme les autres forces idéologiques du pays, dans un espace géographique spécifique. La forme de cette deuxième droite apparaît plus clairement sous la présidence du général de Gaulle, moment de force maximale de ce mouvement nouveau, que lors de I'affrontement GiscardChirac, qui correspond à une phase de rétrécissement temporaire

du gaullisme. C'est en novembre 1962, à I'occasion d'élections législatives, que le gaullisme se rapproche le plus d'une forme géographique idéale. L'UNR-UDT s'oppose alors, simultanément, à toutes les autres forces politiques : au Parti socialiste, au Parti communiste et à la droite classique. Ses résultats, assez étonnants puisqu'elle atteint 32o/o des suffrages exprimés, définissent une carte typique centrée sur le Bassin parisien, cceur politique de la nation. Certaines régions catholiques sont touchées, mais non leur majorité. La plus remarquable est I'Est, où le gaullisme représente autre chose que dans le reste du pays, une nuance très particulière de patriotisme dans une province particulièrement secouée

et traumatisée par le conflit séculaire opposant la France à I'Allemagne"

Mais, dans I'ensemble, c'est I'espace révolutionnaire déchristianisé

-

-

et moins la façade méditerranéenne et le Limousin

qui suit de Gaulle après 1958. Par la suite, cette image très simple devient moins nette.

L'opposition du gaullisme et de la droite classique s'atténue. Un conglomérat " néo'gaulliste " se forme qui s'efforce de souder les deux composantes de la droite. En 1965, de Gaulle obtient la majorité des suffrages dans I'ensemble du Bassin parisien et dans les vieux bastions de la droite catholique. La superposition des deux droites n'est pas une fusion. L'opposition RPR-UDF, Giscard-Chirac, qui s'affirme à partir de 1980 malgré I'Union de la gauche, témoigne de la persistance à droite d'une dynamique de séparation. Ce clivage est d'origine anthropologique et provient d'un

t49

LE SYSTEME POLITIQUE TRADITIONNEL

conflit de valeurs systémiques. La droite classique s'appuyait sur des régions où la structure familiale est de type souche, autoritaire et inégalitaire. Le gaullisme, lui, séduit des provinces où domine la famille nucléaire égalitaire, libérale par sa concep-

tion des rapports entre parents et enfants, égalitaire par

sa

conception des rapports entre frères.

Le problème du libéralisme Peu de politologues définiraient sans doute le gaullisme comme

libéral. Les institutions de la Cinquième République sont génêralement considérées comme plus autoritaires que celleJ des deux républiques précédentes. Cette perception est imprécise. Le président tout-puissant de la Cinquième République n'est pas moins élu que les députés de la Quatrième République, signe certain d'un libéralisme égalitaire qui accorde à I'expiession des.volontés individuelles et populaires une légitimité absolue. L'élection du président de la République au suffrage universel direct n'exprime pas un idéal autoritaire mais un idéal de centralisation nationale. Ce mécanisme court-circuite d'ailleurs les pouvoirs intermédiaires affectionnés de la droite classique. Il représente en un sens une victoire finale de la tradition jacobine et révolutionnaire d'hostilité aux pouvoirs locaux. L'élection du président de la République au suffrage universel direct n'augmente pas I'autorité de I'Etat : elle concentre en un seul homme une autorité autrefois fragmentée et décentralisée. De Gaulle, premier dépositaire de cette nouvelle forme d'au-

torité, représente par certains aspects de sa personne et de son histoire une négation vivante du principe d'autorité. Pour comprendre le rapport réel du gaullisme au principe d'autorité, il faut remonter à I'origine, au mythe fondateui, I'appel du l8 juin. Alors, le général de Gaulle, officier de carrière, membre d'un corps fondé sur un idéal de discipline, refuse I'ordre d'armistice donné par un supérieur hiérarchique, pétain. Il est un rebelle, un anarchiste. Sans être un homme de gauche, il refuse le principe d'autorité au nom de valeurs personnelles supérieures. Pendant des décennies, de Gaulle sera, pour la droite classique, 150

LE GAULLISME

incompréhensible. Son opposition à I'Allemagne nazie et à I'armistice est acceptable pour une droite catholique qui, quinze ans plus tôt, a obéi au pape et refusé de suivre les doctrines inégalitaires et antisémites de I'Action française. Ce qui est inconcevable, c'est le mépris de De Gaulle pour la hiérarchie, pour le principe d'autorité. Il fait ce que les officiers de la Troisième République n'avaient pas osé faire à l'époque de I'affaire Dreyfus : refuser I'autorité légale. L'obéissance absolue du corps des officiers, assez largement monarchiste et catholique, fut I'un des miracles de la Troisième République. Ce miracle

n'était en réalité que I'un des effets stabilisateurs du principe catholique d'autorité, dans un cadre libéral et républicain. De Gaulle, lui, ne se soumet pas. Son choix est individuel : mais I'identification au personnage et à la saga gaulliste implique chez le sujet idéologique une indifférence certaine au principe d'autorité, bafoué par le Général. Il était donc naturel que le Bassin parisien, de tempérament libéral, estime le mythe fondateur du gaullisme parfaitement tolérable. La conception gaulliste du pouvoir doit être présentée comme centraliste et personnelle plutôt que comme autoritaire. L'élec-

teur gaulliste trouve plus normal de donner sa fidélité à un homme, figure passagère et mortelle de I'histoire, qu'à une

doctrine fixe et à des principes immuables. Ce choix par le sujet idéologique d'une personne plutôt que d'une doctrine constituée paraît caractéristique d'une mentalité individualiste. De Gaulle ne fut pas le premier à bénéficier de cette orientation à la fois personnelle et instable de l'électeur des régions de famille nucléaire égalitaire. L'adhésion bonapartiste' semble avoir séduit les mêmes lieux et les mêmes tempéraments. L'analyse anthropologique confirme ici un aspect important de la description des droites donnée par René Rémond dans /es Droites en France.' une filiation du bonapartisme au gaullisme y est nettement mise en évidence 2.

l.

En particulier lors du plébiscite de 1851. Voir F. Bluche, Le BonaparNEL, 1980, caite p.275. 2. Paris, Aubier, 1982 (réédition), p. 322-333.

tisme. Piris,

151

le sysrÈuE poLrrreuE

TRAETTIoNNEL

Egalitarisme populiste

L'existence d'une mentalité égalitaire dans l'électorat gaul-

liste, reflet de l'égalitarisme familial du Bassin parisienl

est g.lc.org plus facile à établir. Elle est indissociable de là conception

libérale de la vie sociale typique du gaullisme de masse. L'association des idéaux de liberté et d'éga1ité produit une mentalité spécifique, dominant la France du Nord ef caractéristique de la Révolution. on retrouve cette combinaison, et cette itructure mentale, à peine modifiée, dans le gaullisme des années 19601980.

Le gaulliste moyen, comme le sans-culotte traditionnel, n'aime Il est hostile à ce principe traditionnel de la droite catholique qu'est I'idéal de hiéiarchie. L'électeur catholique est respectueuf des autorités sociales, soumis et " bien élevé L'électeur gaulliste n'est pas I'un de ces ". hommes déférents : il est autonome et fort en gueule. Il n'accepte nullement le principe de la soumission au noble ou au bourgeôis, et encore moins au prêtre. Les régions gaullistes sont déchristianisées : elles furent des lieux de développement précoce de la contraception, dès le xvrrr" siècle en fait. Le taur de divorce y est élevé. L'individualismr des comportements y est la règle. Sui tous ces points, le gaullisme ne fait que reproduire ou continuer la tradition révolutionnaire. c'est sans doute l'origine de I'image de marque populaire de ce mouvement, qui t'op-pose à I'imale bourgeoise de la droite classique. La gouailie du Gênéral s'oppoie ici à la correction giscardienne. cetie représentation est sutilectivement vraie et objectivement fausse.

ni I'autorité ni I'inégalité sociale.

L'examen des sondages d'opinion montre que, vers lg7g,

par exemple, l'électorat du RPR gaulliste,, n'elt pas vraiment " plus o/o d'em-populaire que celui de I'UDF .. classique u : 38 ployés et d'ouvriers contre 35 o/o t. L'image populaire du RpR -régions

vient de ce qu'il attire des individus ei dès dont le comportement social typique correspond bien, par certains aspects, à I'idée que la gauche la plus traditionnelle se fait

L

D. Seiler, Partis et Familles politiques, paris, pUF, 19g0, p. 206 et352.

t52 )tt

a

-'

'

LE GAULLISME

du peuple. L'homme du peuple, le . vrai,, pas celui des provinces catholiques de la périphérie, est libre de toute soumission aux autorités sociales et religieuses. Mais il s'agit du peuple de 1789, auquel s'oppose, dans certaines provinces périphériques, un autre peuple, catholique, qui adhère, lui, aux principes d'autorité et d'inégalité.

Une droite libérale et égalitaire

Proche de la Révolution par ses valeurs systémiques, le gaullisme s'en distingue par une orientation à droite, c'est-à-dire par une identification subjective au dominant. Cette orientation permet une alliance tardive avec la droite classique, grand moment historique qui réalise le rêve napoléonien d'une réconciliation de I'Eglise et de la Révolution. Le basculement à droite du Bassin parisien et de ses valeurs libérales et égalitaires pose cependant des problèmes théoriques et pratiques. Quel que soit son degré de justesse conceptuelle, la distinction entre valeurs systémiques et dualisme gauche-droite ne doit pas masquer I'existence d'interférences et de contradictions. L'examen empirique démontre absolument la nécessité de la distinction : il existe dans le Bassin parisien une droite de tempérament libéral et égalitaire. Mais on doit aussi admettre quel'orientation à droite est en conflit avec la tendance égalitaire du système de valeurs, créant une instabilité structurelle. Egalitarisme et identification au dominant ne sont pas des idéaux faciles à concilier. En pratique, le gaullisme suppose une certaine mise en veilleuse du principe d'égalité. C'est, on I'a vu, en 1962 que la droite libérale et égalitaire du Bassin parisien affirme le mieux sa puissance et son autonomie. Mais le gaullisme n'est que I'un de ses modes d'expression Polsible. Née d'un terrain anthropologique spécifique, la famille nucléaire égalitaire, cette droite se manifeste bien avant l'établissement de la Cinquième République. Et elle survit à la mort du général de Gaulle. Elle est une force constante, dont le gaullisme n'est que I'un des avatars historiques. Dans sa forme la plus générale, elle est un républicanisme conservateur. Elle est la 153

LE SYSTEME FOLITIQUE TRADITIONNEL

Révolution de 1789 réalisée mais arrêtée. L'une des branches du Parti radical tenait assez solidement le Bassin parisien'. L'examen de I'histoire électorale de la Franôe d'après guerre permet de montrer la relative stabilité de cette forcê. Bn-tg+0, à I'occasiol du premier référendum constitutionnel de I'aprèsguerre, la droite catholique n'est plus seule, comme en 1936, à affronter les gauches, soclaliste et iommuniste, brièvement associées pour faire voter une constitution rédigée par elles seules. P9jà' le Loiret, la Seine-et-Marne, l'Eureà-Lôi., lu Seineætoise,. I'Eure passent à droite. L;autoritarisme des gauches marxistes active le. principe libéral du Bassin parisien] qui se rybitre, Après le départ de De Gaulle, la dràite ribérâre et égalitaire, non catholique, continue d'exister. pour distinguer cette deuxième droite, non catholique, de son avatar gauliiste, je la nommerai dorénavant droite-laique,,. "

La droite laiique en 1978 La relative unité d'action des droites entre 1965 et l97g rend difficile pour cette période une analyse directe dei forces res-

pectives des composantes catholique et laieue. L'existence de nombreux candidats uniques aux élections iégislatives brouille la perception de ces forcés idéologiques, moinJ fortement structurées que le Parti socialiste ou re irarti communiste. La carte des voix recueillies par le RpR ou l'uDF en l97g ne donne pas une idée exacte des espaces réellement occupés par les dôux tendances.

D'a'tant plus que ni I'uDF ni le RpR ne peuvent être considérés comme les représentants absolus de I'une ou I'autre

tendance. L'UDF, à la suite d'accidents historiques qu'il faut

considérer comme des-imperfections théoriques, s;est agrégé des lambeaux d'un radicalisme fort peu catholique'et enco"re moins clérical. Quant au RpR, il a détourné les nacntes catholiques de certains électeurs de I'Est et de I'Ouest.

une technique indirecte d'estimation permet de définir

avec

1.. voir S. Berstein, Hiqqoire du parti radical, paris, presses de la Fondation natronale des sciences politiques, 1980, t. I, carte p. 303.

r54

CARTE 26

La droite laique

Effiffi ljr.jjr:'itijil

Départements où exprimés

la droite laïque recueille plus de 25%

155

des suffrages

LE SYSTEME POLITIQUE TRADITIONNEL

plus de rigueur la force et I'espace de la droite laieue vers 197g. un calcul assez simple permèt une estimation du poids relatif de cette deuxième droite à cette date. on considère que le vote pggl la droite laieue est égal, dans chaque département, à la différence entre pourcentage total de voii de droite en l97g et pourcentage d'individus allant à la messe vers le milieu des années 60.. ! s'agit évidemment d'une approximation reposant sur une triple simplification : . Première simplification : le pourcentage d'individus allant à la messe est un peu ancien. ..Deuxième simplification.' on estime que seuls les individus allant à la messe sont catholiques. ..Trofiime simplification: ôn estime que tous res individus allant à la messe sont de droite. Les première et troisième simplifications jouent dans le sens .. d'une surestimation du poids de ladroite cathôlique. La àeuxième simplification mène au contraire à une sous-estimation de la droite catholique. -Les approximations étant de sens contraire, on peut espérer qu'elles se compensent en partie et ne déformeni pas trop, par conséquent, I'estimation du poids de la droite

laique.

La carte des départements où la droite laieue recueille plus o/o des voix es1 plus simple et régulièrr quà celle de I'UNRUDT en 1962. Tracée à pariir de co-nventions, ette uenencie de la régularité spatiale de la carte du catholicisme et de la carte de 25

globale de la droite. Elle efface les accidents politiciens à court terme. un peu éloignée de la poritique réelie, elle saisit une structure fondamentale. L'ensemble dir Bassin parisien est bien visible, avec la descente habituelre des cartes âe h déchristianisation vers Bordeaux. La différence la plus remarquable concerne la Provence et le centre-Limousin : la droite iaique d. J?7! y_-paraît relativement plus puissante que le laullisme

en 19.62. Il s'agit de régions déèhristianisées, .'ornrnr ie Bassin parisien, où les structures familiales ne sont pas nucléaires

égalitaires mais communautaires : les valeurs ryrtetniquæ locales

sont donc é€alitaires

et autoritaires. pour étre

rigoureuse, I'analyse anthropologique doit postul"r

parfaitement

li"iirtrnce

de

ceux droites-laiiques distinctes, correspondant aux deux types cle structure familiale favorables à h déchristianisation. t-e iype communautaire doit en théorie définir une droite spécifiquô : une force idéologique autoritaire, qui ressemble plus au fascisme 156

I-E GAULLISME

italien qu'au gaullisme. On sent dans le cas du gaullisme une petite nuance de comportement, le terrain nucléaire égalitaire lui étant plus favorable que le terrain communautaire. Dans le cas du négatif de gauchè de h droite laiQue, le communisme, le terrain communautaire apparaît au contraire plus favorable que le terrain nucléaire égalitaire.

9

Le communisme

Le communisme est la plus récente et la moins stable des quatre grandes forces idéologiques qui se partagent I'espace français. Il n'apparaît officiellement qu'en 1921. Il ne pénètre l'électorat qu'entre 1936 et 1946. Ces dates seules feraient du communisme une force plus ancienne que le gaullisme dont l'émergence historique correspond aux années 1940-1965. Mais

il n'est pas possible d'identifier le communisme, comme le gaullisme, à une tradition idéologique séculaire et stable. Le gaullisme retrouve, par ses aspirations, son programme et sa pratique, le bonapartisme. Il est aussi une version de droite du tempérament républicain, libéral et égalitaire. Rien de tel dans le cas du communisme dont la doctrine, égalitaire certes, mais aussi autoritaire, correspond à quelque chose de nouveau dans le paysage idéologique français. L'histoire du mouvement ouvrier français est en effet cassée en deux par une discontinuité idéologique fondamentale. Vers 1900, la CGT, confédération syndicale la plus importante, est

une citadelle de I'o anarcho-syndicalisme ". Elle exprime des aspirations égalitaires et libertaires. Ses militants sont individualistes, indisciplinés, assez conformes en fait à certains stéréotypes décrivant le tempérament français majoritaire. L'anarchisme du début du siècle semble une variante normale du tempérament républicain, dans une version de gauche correspondant aux besoins du monde ouvrier. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, après la scission

qui la sépare de Force ouvrière (socialiste), la CGT semble avoir Changé de nature. Elle n'est plus que le bras syndical d'un communisme organisé et discipliné. Un phénomène d'inversion idéologique et mentale semble s'être produit, entre 1921 et 1945, 159

CARTE 27

Le communisme en 1978

E ffi

Plus de 247o des suffrages exprimés De 20 à 24Vo

160

LE COMMUNISME

dans une partie de la gauche française. L'analyse anthropologique du communisme stabilisé des années 70 permet de décrire et surtout d'expliquer cette évolution troublante.

La carte du communisme L'examen de la carte du vote communiste en 1978 révèle I'existence de deux niveaux distincts de force maximale du PCF. Niveau / .' dans une vaste zone centrale, poussant des tentacules vers le Sud-Est et le Sud-Ouest, le communisme recueille plus de 20 o/o des voix. Le cæur de cette région est évidemment Paris. Niveau 2 .' dans trois bastions périphériques - la façade méditerranéenne, le Centre-Limousin, le groupe Nord-Pas-de-Calais, Somme, Seine-Maritime, Aisne, Ardennes -, le score du PCF s'élève audessus de la barre des 24o/o de suffrages exprimés. L'existence de ces deux niveaux suggère I'action d'au moins deux facteurs distincts, même si les bastions de niveau 2 sont englobés par la zone de niveau 1.

Le prolétariat invisible L'analyse cartographique ne met pas en évidence I'action des facteurs économiques dans la structuration du politique. Les régions industrielles de I'Est sont dans I'ensemble assez réfractaires au phénomène communiste. Le bastion rouge du Centre-Limousin est assez rural, si I'on excepte les départements de la Haute-Vienne et de I'Allier. Quant à la façade méditerranéenne, elle n'est ni industrielle ni rurale, mais plutôt tertiaire : une tradition urbaine, commerciale et artisanale, y domine la structure socio-économique depuis une époque fort ancienne. L'existence de cet héritage méditerranéen et romain n'y empêche pas l'épanouissement d'un communisme prospère entre 1921 et 1978. Seul le bastion " Nord " peut suggérer un lien entre développement de I'industrie et percée régionale du communisme.

r6l

LE SYSTEME POLITIQUE TRADITIONNEL

Si I'on

du niveau de force maximal (plus de 24o/o) au I (plus de 20olo), on doit ausii constater fimpuissance de I'interprétation économiste à expliquer la distribution spatiale du communisme. Le Bassin pàrisien, qui n'est pas au centre du processus de décollage industriel français, est par contre au cæur de cette zone de diffusion de I'influence .

passe

niveau de force

communiste.

De la déchristianisation au communisme

A quelques nuances près, la carte d'ensemble

du communisme 'reproduit la structure spatiale typique de la déchristianisation, centrée elle aussi sur le Bassin parisien. Dans le cas du pcF comme dans celui de la déchristianisation, les pôles méditerranéens, provençaux et audois sont également présents. Le pCF n'est fort_ que dans une région non déchristianisée : il s'agit du groupe Nord-Pasde-Calais, seule région où le communisme est fort dans un milieu massivement industriel et ouvrier. Mais, globalement, les régions où le pCF recueille en l97g o/o peu de leqps avant son effondrement - plus de 20 des suffrages exprimés dessinent une forme connue, un négatif de la cartelu catholicisme. une corrélation négative forte 1- 0,56) associe vote communiste en 1978 et proportion d'individus allant à la messe vers 1965. Le communisme français ne pénètre donc pas la majorité des régions industrielles dont la plupart, situéd à I'Est, entre la Lorraine et la savoie, sont assez ou très catholiques. Il s'installe dans I'espace révolutionnaire traditionnel, celui àe h déchristianisation. La cartographie ne définit pas le pcF comme l'un des gnfanls de Marx, mais comme I'un des héritiers légitimes de la Révolution française, aux côtés du gaullisme.

L'égarlitê sans la liberté

La zone de force générale du PCF (niveau l, plus de 20o/o des voix), correspond, comme la Révolution, aui régions de r62

LE COMMUNISME

structure familiale nucléaire égalitaire du Bassin parisien. Les rapports entre frères y sont égalitaires, les rapports entre parents et énfants y sont libéraux. Entre ces valeurs systémiques et le communisme, il n'existe donc qu'une relation d'affinité partielle, reposant sur un seul trait ideologique et anthropologique : l'égalité, valeur présente dans la structure familiale des zones déchris-

tianisees ef dans la doctrine communiste. Par contre, le trait autoritaire du marxisme-léninisme ne trouve pas son homologue dans la structure familiale du Bassin parisien. Cette absence explique le caractère incomplet, très minoritaire, de I'adhésion de-ceite région à I'idéologie communiste. Minoritaire en France, le PCF I'est aussi au centre du système national, qui n'est pour lui qu'une zone de force relative : plus de 70 o/o des électeurs y votent pour d'autres partis. Dans les régions anciennement déchristianisées, le communisme apparaît seulement comme une forme tardive et nécrosée réduite - de - par son abandon du principe libéral, par sa taille la tradition révolutionnaire française. En fait, c'est I'héritage très partiel d'un moment bref et paroxystique de la Révolution que recueille le communisme dans cette zone : celui de la dictature de Salut public. D'un point de vue marxiste-léniniste, la Révolution française n'est totalement acceptable que durant quelques mois, I'instant d'un dérapage, pendant la Terreur. Le communisme aimerait voir dans cet accident historique une structure stable et terminale. Mais, dans la grande tradition libérale, la Terreur fut liquidée par un mouvement d'assemblée, Thermidor. Parce qu'elle correspond à des régions égalitaires mais libérales, I'iniertion anthropologique du communisme français au cæur du Bassin parisien est dans une certaine mesure anormale et par conséquent fragile. L'adhésion au communisme suppose dans ces régiôns une inversion par I'individu de certaines valeurs familiales, une répression intérieure de I'aspiration libérale. Cette anomalie expliquè sans doute une certaine qualité névrotique de I'adhésion cômmuniste dans le système culturel du Bassin parisien. Elle permet aussi de comprendre certains traits spécifiques

du PCF âans I'Internationale communiste, son

exceptionnel

dogmatisme et sa relative instabilité. La solidité de I'appareil du Parti communiste français, fabriqué et maintenu par un mécanisme de filtrage et de contrôle minutieux, le . centralisme démocratique )', ne doit pas conduire à 163

LE SYSTÈME FOLITIQUE TRADITIONNEL

une surestimation de I'autorité du PCF sur ses couronnes extérieures, sur son électorat et sur la classe ouvrière des régions où il domine la gauche. Le-syndicalisme communiste, à la différence du syndicalisme socialdémocrate ou démocrate-chrétien des pays de i'Europe du Nord, est faible sur le plan organisationnel. Ii contrôre mal sa base, il est incomplètement dêgagê des traditions anarcho-syndicalistes, qui préfèrent I'action spontanée des masses à la centralisation bureaucratique. or I'incapacité du parti communiste français à amorcer ou à canaliser dês mouvements de grève est tout à fait remarquable, à toutes les époques. L'impuisJance du stalinisme à maîtriser un anarchismé ouvrier fonàamental

fut

particulièrement remarquable en mai 1968. L'action des I'appareil; elle retrouve les déterminations inconscientes de-l'anthiôpologie, égalitaires et masses n'est alors jamais guidée par

libérales au cæur de I'ensemble français.

Iæs bastions communautaires

Dans deux des trois bastions périphériques où il contrôle plus de24 o/o de l'électorat, le Parti cômmunistê a trouvé son analogue anthropologique strict, une structure familiale égalitaire et autoritaire, < communautaire u. ce modèle familial ést présent, toujours imporlant, pas forcément dominant, le long dè la bordure nord-ouest du Massif central, entre les départemeits de la saôneet-Loire et de la Dordogne. Il est égâlement caractéristique d'une partie de la façade méditerranée-nne, particulièrement en Provence. sur le plan agraire, la famille èommunautaire est associée au métayage. -ces deux régions sont des zones de force maximales du PCF. Le parti . de la classe ouvrière , y a pénêtrê les masses paysannes, particulièrement à I'ouest et au nord du Massif central. En_Limousin, I'influence communiste n'exclut pas une influence socialiste très importante. ce recouvrement idéologique reflète une superposition anthropologique. Des structures familiales de t-ype souche et communautaire existent en Limousin, correspondant à une juxtaposition de la propriété paysanne et du métayage

r64

LE COMMUNISME

sur le plan agraire. De telles superpositions, moins nettes, sont également caractéristiques de la Provence, dans les départements des Bouchesdu-Rhône et du Var.

Ce communisme périphérique, ancré comme le catholicisme dans des bastions, ne domine pas quantitativement l'ensemble du mouvement à l'échelle nationale. C'est au nord, dans la région parisienne, eu€ se trouve le centre de gravité réel du PCF, dans des régions égalitaires et libérales n'assurant qu'une adhésion imparfaite au marxisme-léninisme. Les bastions périphériques, minoritaires dans le mouvement, mais parfaitement adaptés à I'idéologie par leurs structures anthropologiques égalitaires et autoritaires, jouent cependant un rôle important dans la stabilisation du parti.

La d6union de la gauche

A ce stade, la séparation du communisme et du socialisme, officialisée par le Congrès de Tours en 1921, confirmée par une compétition politique et électorale ininterrompue, est explicable. Elle n'est pas I'effet d'une différence de degré mais de nature. Elle n'oppose pas une tendance révolutionnaire à une tendance réformiste, un parti dur à un parti mou. Chacune des deux forces idéologiques de la gauche a sa logique, ses valeurs, expressions idéologiques distinctes de systèmes anthropologiques distincts. Le communisme est greffé sur des structures familiales égalitaires. Le socialisme sur des structures inégalitaires. Rapprochés par une commune identification aux dominés, qui les définit comme " de gauchs,, le PS et le PC sont séparés par des valeurs systémiques différentes. L'autonomie idéologique du Parti socialiste, considérée comme perpetuellement menacée par la surenchère communiste, est en fait, entre 1936 et 1981, invulnérable. Elle n'est pas I'expression d'une moins grande résolution mais d'une spécificité. L'anticommunisme des socialistes du Sud-Ouest n'est pas I'effet d'une tiédeur réformiste, mais de la puissance idéologique de la famille souche, qui nourrit un amour certain de I'Etat, mais respecte la propriété et refuse l'égalitarisme doctrinal. Appuyée sur ces valeurs spécifiques, la SFIO des années 19461958, affaiblie, réduite à ses bastions du Nord et du Sud-Ouest, 165

LE SYSTÈME POLITIQUE TRADITIONNEL

résiste néanmoins à la pression ideologique du

pcF. Alliée à la

$9iE -classique, elle défend les instituiions de la euatrième

République goltre le communisme et le gaullisme. Èile peut résister à un PCF majoritaire dans la gauché, dominateur, parce qu'elle est < autre, d'un point de vue ànthropologique. Efin'est nas r1{lcllisable par le communisme, parce qu'èllê est I'expres-

sion.-idéologique d'un système anthrôpologique autonomê, Ia

famille souche.

Le PCF paraît, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, plus.-puissant, parce qu'il s'appuie sur les régions de structure

familiale nucléaire égalitaire,-majoritaires eI centrales. cette

: I'insertion anthropologique du communisme est, on I'a vu, imparfaite. Le libéialism; des structures familiales du Bassin parislen refuse en fait la conception communiste de I'autorité. puissance est fragile

Exceptions : le Nord-Pas-de-Calais, le Gard

En milieu ouvrier dense, le communisme semble cependant capable de se développer en parasite du mouvement soiialiste, en attirant une_partie de l'électorat de la sFIo. c'est ce qui se passe dans le Nord-Pas-de-Calais, où le communisme compte I'un de ses trois bastions, et le seul qui soit vraiment ouvrier. ce marxisme local ne s'appuie pas sui des structures familiales favorables. La famille souôhe domine le paysage anthropologique local. Dans ce cas-précis, I'idéologie se-développe indèpendamment du substrat familial. Mais les limites do ôette autonomie doivent être précisées. La dérive communiste (partielle) en région socialiste ne doit pas être attribuée à un efet direct de la présence ouvrière. L'importance numérique du prolétariat n'explique pas, à elle seule, la capacité locale du communisme à entàmèr lqsocialisme et à se développer indépendamment des structures familiales. Dans la- plupart des régions industrielles de l'Est, le prolétariat, à droite par le catholicisme, reste largement impénétrable 9ri9n1é à I'influence communiste. Deux conditions doivent donc être remplies pour que I'idéologie communiste se développe hors des formes aïttr.opologiques t66

LE COMMUNISME

qui lui sont favorables : I'existence d'une classe ouvrière nombreuse et I'existence d'une orientation de gauche préalable. Ici, le communisme ne pénètre pas la classe ouvrière, mais le socialisme ouvrier du Nord-Pasde{alais. Un autre cas de diffusion du communisme hors de son terrain anthropologique idéal, dans le Gard, permet de définir plus

précisément encore ce mécanisme d'autonomisation de I'idéologie.

Le Gard, région de famille souche, n'appartient pas au monde méditerranéen sur le plan anthropologique. Pourtant, l'électorat communiste y représente plus de 24o/o des suffrages exprimés. Ici, c'est le protestantisme, autre doctrine de gauche, qui a été radicalisé, sans passage par le stade socialiste, sans présence d'une classe ouvrière particulièrement massive. Il s'agissait, il est vrai, d'un protestantisme particulièrement dur, formé par les combats de la guerre des camisards contre la monarchie absolue et catholique de Louis XIV. Dans ce cas, ce n'est pas un monde ouvrier et socialiste qui a dérivé vers le communisme, mais un univers protestant spécifique, à la fois persécuté et guerrier par

la mémoire. Dans le Nord-Pas-de-Calais comme dans le Gard, le communisme ne radicalise pas la classe ouvrière; il parasite une gauche différente, peu égalitaire, mais dont I'opposition à la droite a été dramatisée par des conditions historiques particulières : dureté de I'industrialisation dans le Nord-Pasde-Calais, brutalité de la répression dans le Gard. Le communisme résultant de ce développement secondaire est d'un genre un peu spécial : dans le Gaid par exemple, le PCF compte, vers 1978, beaucoup d'électeuis mais peu de militants. Il est un phénomène superficiel, plaqué sur une fidélité fondamentale au protestantisme. Une fois de plus, cependant, le protestantisme laisse apparaître qu'il est, pai essence, de gauche. Réciproquement, là où le catholicisme domine, la classe ouvrière, quelle que soit sa masse, résiste à I'influence communiste. De façon générale, le communisme électoral, lorsqu'il échappe aux déterminations de I'anthropologie, ne radicalise pas une conscience spécifiquement ouvrière mais une conscience de gauche. Ce qui est commun au communisme, au socialisme' au protestantisme, et ce qui les oppose au catholicisme, ce n'est ôertainement pas une implantation en milieu ouvrier : c'est.une identification abstraite et générale aux dominés. Le catholicisme

t67

LE SYSTÈME POLITIQUE TRADITIONNEL

lui à une identification aux dominants. ces roentrlications parallèles peuvent amener certaines confusions ete^ctorales locales ; elles ne débouchent jamais sur une aptitude â gouverner ensemble. L'affrontement des valeurs systémiques es^t^ primordial, I'identification à la gauche seconduirr. nntrc l92l et 1981, le communisme et re soiialismtoni p"*Jplus de temps à se combattre qu'à gouverner ensemble. ieur dèrnière a.l.liancg gouvernementale a pleinement confirmé qu;un mur inv! sible sépare les deux grandés tendances de la gaucrc rr"nçuirr. correspond quant à

l0

Le système politique français traditionnel

La complexité et le désordre apparent du système politique

français, qui combine deux droites et deux gauches, proviennent donC tout-simplement de I'existence de deux systèmes anthropologiques dislincts dans I'espace national, produisant chacun sa gauche et sa droite. L'unification des gauches et l'alliance des droites sont perpétuellement menacées par I'opposition des valeurs -systémiques propres aux deux systèrnes anthropologiqlgs.-La droite cathoiique, autoritaire et inégalitaire, a du mal à s'entendre avec la drbite laiQue, libérale et égalitaire. Le socialisme, autoritaire et non égalifaire, a du mal à-combiner ses efforts à ceux du Parti communiste, égalitaire et dont I'autoritarisme représente la nécrose d'un tempérament libéral, une inversion névrotique plutôt qu'une aspiràtion naturelle découlant de déterminations anthiopologiques directes. Les gauches et les droites poursuivent donc des exiitences cahotiques, accords et séparations se succédant à un rythme variable selon les périodes historiqPes. L'union de ia gauche est rendue particulièrement difficile par I'aspiration à la transformation sociale. Le partage du pouvoir par le socialisme et le communisme suppose une entente sur des buts positifs, sur des projets de réforme. L'entente des droites est plus facile : le coniervatisme, c'est-àdire I'absence de moupriori leur programme commun. vement, définit a -de la gauche à s'unir sont aggravées par Les difficultés I'anomalie communiste. La théorie anthropologique voudrait qu'une tendance égalitaire et libérale, de typ-e " radical >' anarchiste ou républicàin, domine la gauche du Bassin parisien, La domination communiste dans cette région perturbe, de façon r69

LE SYSTÈME POLITIQUE TRADITIONNEL

temporaire il est vrai, la dynamique du système. L'alliance d'une gauche * socialiste, - autoritaiie et nôn égalitaire - et d'une gauche . radicale - libérale et égalitaire -,-c'est-àdire de deux " forces.modérées, poserait prus de prouraiË, ceile -__--- iue I ryinà de la droite catholique et de la droite laiQue r.

L'alliance de la gauche et de la droite ce- qui divise les gauches et sépare res droites rapproche certaines gauches de certaines droiies. En effet, les droites et les gauches produites par les mêmes systèmes untr,ràporogiques locaux portent des vaieurs systémiqués ioentiques. io quu,r" grandes forces qui constituent- re pàyrage idéoiogiq; français peuvent donc être regroupées deux-à deùx, non pÉr'en fonction du critère droite-gauche, mais selon leui origine anthropologique : . Droite catholique et socialisme sont également produits par

la famille souche.

.

Gaullisme et communisme viennent du même terrain nucléaire égalitaire. gaullisme et du communisme est en pratique ,_!^lltt:,*e^du tmpossrble. chacun d'entre eux représente en fait I'accentuation de I'une des valeu.rs systémiqu"r dr la famille nucléaire égaritaire : la droite laiqye revendique re principe riueiai, ie pcF le

principe éga-litaire. Ici, I'affroniemeni gauôhe-droiie' reprcsente aussi,-pour des raisons historiques partiàufières, un aff à'n,r-rnt de..valeurs systémiques, distinctes'plutôt qu'opporJÀ. Le libéralisme de droite n'est pas le contrairr

gauche.

à" itg"iitarisme

de

cet antagonisme renforcé, I'existence de certaines -Malgré affinités entre électoiats gauliste et communiste est bien connue.

En milieu ouvrier et populaire particurièrement, i" g;uiiir-" ,rt structurellement rongé par une-dynamique égalitairï,le communisme par une instabilité libéralé. en igssJte gautiisme mord

l. Durant les années 20, re parti- radical, alors très puissant, est fort simurtanément dans le sudouest, q"i a""i!"àià sociariste,'"t àî-êrrui'àu Bassin parisien, qui vire,ra vers re gâuilisme 15. rietstein, niitàri1ù-iàrii radicat. op. cit., carte p. 303). t70

LE SYSTÈME FOLITIQUE FRANçAIS TRADITIONNEL

largement sur l'électorat communiste traditionnel, signe certain d'une parenté ideologique entre les deux électorats. Au niveau des programmes et des dirigeants cependant, toute alliance politique est exclue. L'alliance de la droite catholique et du socialisme n'est pas, par contre, une impossibilité. Le dualisme gauchedroite ne peut masquer le fait que les valeurs systémiques des deux forces sont identiques, autoritaires et non égalitaires. En pratique, la droite classique et le socialisme ont, malgré de nobles efforts pour préserver les apparences, souvent et longuement gouverné ensemble. C'est sur leur accord profond que repose la stabilité temporaire de la Quatrième République, qui se définit contre les gaullistes et les communistes. L'accord se fait sur un pro gramme d'interventionnisme social et économique mesuré, respectant la propriété, I'Eglise et ses écoles. Cette majorité socialiste et catholique représente en France un triomphe tardif des régions périphériques de famille souche sur la zone centrale du Bassin parisien, libérale, égalitaire et centraliste.

Systèmes locaux

La complexité de la vie politique nationale contraste avec la relative simplicité de la vie politique locale, fondée elle sur des dualismes droite-gauche régionalement homogènes. En effet, localement, le système anthropologique est un, la droite est unique,la gauche est unique. Le jeu politique national permet la survie dans toutes les régions des quatre grandes forces ideologiques. Mais il existe dans chaque département une force de gauche et une force de droite dominantes. Dans I'Ouest, le Pays basque, I'Alsace ou le Rouergue, la droite catholique contrôle I'ensemble de la droite. Dans le Bassin parisien, le gaullisme domine I'ensemble de la droite. Dans le Sud-Ouest, le socialisme tient la gauche; dans le Bassin parisien,le communisme occupe une place privilégiée. Cette domination de I'une des deux gauches sur I'ensemble des forces de gauche est observable aussi là où la gauche est minoritaire : ainsi dans I'Ouest, de droite, le socialisme tient la gauche. De même, la domination de I'une des deux forces de droite sur I'ensemble de

t7l

LE SYSTÈME POLITIQUE TRADITIONNEL

la droite existe aussi quand la gauche est majoritaire : dans le sudouest, une droite de type catholique contiôle I'ensemble de la droite.

Un modèle général peut être construit. On identifie,

c.haque département, une

pour

droite dominante, qui peut être câtho-

lique ou laïque, et une gauche dominante, soèiaûste ou communiste. L'affrontement local de la droite dominante et de la gauche dominante révèle la tendance profonde du systè*r pùitiqu. local. Quatre combinaisons sont en théorie posiibles : ' Droite dominante

l. 2. 3. 4.

Une droite catholique Une droite catholique Une droite laïque

Une droite laïque

Gauchc dominante

contre contre contre contre

une gauche socialiste une gauche communiste une gauche socialiste une gauche communiste

L'examen des systèmes locaux existants montre que tous les lvpes ne sont pas également possibles et fréquents. ô'est tout à fait normal : la droite laiquè et le communisme naissent du même terrain anthropologique et se combattent localement. La droite catholique et- le ioôialisme naissent du même terrain anthropologique et se combattent localement. En pratique, vers 1978 : Dans quarante-huit départements, une droite dominée par .le .catholicisme affronte une gauche dominée par le socialisme. . Dans vingt et un départements, une droitè majoritairement .laiQug affronte une gauche dominée par le com-u-nirm". Dans dix-huit départements, une droite majoritairement ' laiqug affronte une gauche dominée par le socialis-me. .. : Dans deux départements, une droite dominée par le catho. licisme affronte une gauche majoritairement communiste. Deux types d'affrontement local semblent donc constituer des Lyptt idéaux : I'opposition droite catholique-gauche socialiste et I'opposition droite laique-gauche communistà.

t72

CARTE 28

Les systèmes politiques locaux vers 1978

ffi l.'.'..-'.'

Droite catholique/socialisme I

1..'.:.:.:.:{ r------------

ffi

l

Droite laîque/communisme Droite catholique/communisme Droit laïque/socialisme

r73

LE SYSTÈME POLITIQUE TRADITIONNEL

Centre et frriphérie Le conflit droite catholique-socialisme occupe un vaste espace périphérique : très logiquement, d'après les conventions intégrées dans le calcul, il s'agit de la Francè non déchristianisée. L'opposition droite laique-communisme domine un espace central allant de la Somme à la Haute-Vienne, suivant, bien entendu,l'axe principal de la déchristianisation. Le couple droite larque-socialisme est loin d'être négligeable quantitativèment en 1978 : il est représenté par dix-huit départeménts. Mais il occupe trop visiblement une couronne intermédiaire entre les deux zones majeures pour qu'on le considère comme un type idéal. Il correspold-à- un phénomène récent de pénétration-de I'espace déchristianisé par le Parti socialiste, aux dépens du parti communis_te, mutation qui amorce une rupture dusystème traditionnel. Le conflit entre droite catholique et communisme est extrêmement rare, puisqu'il ne concerne que deux départements qui ne sont pas des inconnus : on retrouve ici le Nord et le Gaid, deux-régions où le communisme a réussi à se développer sur un terrain anthropologique de type souche. parasite du iocialisme ou du protestantisme, il affronte dans les deux cas une droite catholique qui correspond bien, elle, aux possibilités théoriques de la famille souche. La distribution dans I'Hexagone des systèmes politiques locaux ryproduit dans I'ensemble la carte des grands syslèmeJfamiliaux.

Le conflit entre droite catholique ei socialiime s'inscrit dans llqpace défini par la famille iouche et par son satellite de I'ouest intérieur, la famille nucléaire absoiue. Le conflit entre

droite .laiQue et communisme retrouve, un peu rétrécie par des évolutions récentes, la famille nucléaire égalitaire et son jatellite

du Centre-Limousin, la famille communàutaire.

L'efret du mode de scrutin L'importance du système électoral, scrutin majoritaire à deux

tours durant la première partie de la Cinquième République,

t74

LE SYSTÈME POLITIQUE FRANçAIS TRADITIONNEL

représentation proportionnelle pendant toute la Quatrième République, ne doit pas être exag&ê,e. Jamais, dans I'histoire électorale de l'Europe, une modification du type d'élection n'a réellement bouleversé I'expression des attitudes politiques profondes. La stabilité géographique des forces idéologiques françaises entre 1880 et 1980 le démontre. Elle résiste à deux

changements de Constitution et à un nombre supérieur de modifications de la technique électorale.

Le

passage

du mode majoritaire au mode proportionnel a

cependant certains effets qui, sans changer la nature profonde des conflits, modifient leur perception. Le scrutin majoritaire à deux tours rend inévitables des accords de désistement au second tour. La proportionnelle, au contraire, assure une indépendance

complète de chaque force idéologique vis-à-vis de toutes les autres. Le scrutin majoritaire maximise I'importance du dualisme gauche-droite, dont la mythologie fournit la légitimation la plus facile des accords de désistement. La représentation proportionnelle détruit au contraire la nécessité d'une alliance des gauches et d'un accord symétrique des droites : elle libère en fait complètement le potentiel séparateur des valeurs systémiques profondes, de liberté ou d'autorité, d'égalité ou d'inégalité. Le conflit droite-gauche apparaît donc, dans le contexte français, comme un mythe unificateur. Il crée une parenté idéolo gique fictive entre des gauches régionales distinctes. Il dramatise inutilement les conflits de classes et de religions, mais absorbe partiellement les différences régionales. Le scrutin majoritaire, qui maximise I'activité du conflit droitegauche, agit donc comme un désintégrateur économique et religieux mais comme un intégrateur spatial. La représentation proportionnelle, qui atténue le conflit droitegauche, est un meilleur intégrateur économique et religieux mais un désintégrateur spatial.

Rigidité de la famille souche, plasticité de la famille nucléaire égalitaire Universelle mais diverse, I'opposition droite-gauche est plus ou moins stable selon les lieux et les types anthropologiques. Il

t75

CARTE 29

Zones de stabilité politique

fffifrf ii:liilll]

tj

Départements où I'orientation politique, gauche ou droite, est la même en 1936. en 1965 et 1974

176

LE SYSTÈME POLITIQUE FRANçAIS TRADITIONNEL

existe des départements où le rapport dc force droite-gauche n'a pas fondamentalement changé entre 1880 et 1980. L'Ariège, la Creuse, le Tarn-et-Garonne n'en finissent pas de voter à gauche. Les Pyrénées-Atlantiques, la [-ozÈre, I'Alsace, le Morbihan restent éternellement fidèles à la droite. Par contre, dans certains dépar-

tements, des basculements de majorité sont observables. Le Loiret, I'Aube, la Côted'Or, et bien d'autres, changent d'allégeance à plusieurs reprises dans le courant du xr siècle. Une ligne fatidique est alors franchie par les électorats départementaux : celle des 50 o/o de suffrages exprimés qui vont parfois à la droite, parfois à la gauche. Les identifications aux dominants et aux dominés sont donc plus ou moins stables. Cette stabilité relative peut être mesurée et cartographiée, si I'on compare trois séries de résultats électoraux, trois grandes compétitions durant lesquelles les droites et les gauches avaient réalisé leur unité :

1936, 1965 et 1974. Le Front populaire, le duel de GaulleMitterrand, le premier affrontement Giscard-Mitterrand furent

pour les droites et les gauches I'occasion de mesurer leurs forces respectives.

La carte des départements n'ayant changé de majorité ni entre 1936 et 1965 ni entre 1965 et 1974 est tout à fait caractéristique. Une disposition périphérique bien connue se manifeste. Les régions de famille souche apparaissent comme les points d'ancrage de la stabilité politique, indépendamment

de leur orientation " droite > ou ( gauche r. Le Midi, I'Est et I'Ouest révèlent une même tendance à I'inertie électorale. Le Bassin parisien représente au contraire le centre d'un dispositif mobile, dans lequel les changements de majorité sont possibles. La coincidence entre stabilité et famille souche, entre instabilité et famille nucléaire égalitaire n'est pas parfaite. Dans le Nord-Pas-de-Calais, dans la région Rhône-Alpes, la proximité du Bassin parisien accentue I'instabilité de systèmes fondés sur

la famille

souche.

De façon générale, une grande stabilité des comportements électoraux est, à l'échelle européenne, caractéristique des systèmes anthropologiques intégrant une composante autoritaire dans les rapports parents-enfants, qu'il s'agisse d'ailleurs de la famille souche ou de la famille communautaire. En France, les régions de structure familiale communautaire du Centre-Limousin et de Provence rejoignent celles de famille souche par leur stabilité.

t77

LE SYSTÈME POLITIQUE TRADITIONNEL

A I'autoritarisme politique peuvent correspondre des orientations droite et gauche différentes, mais qui ont en commun leur rigidité. Cette stabilité idéologique des systèmes familiaux autoritaires se retrouve en Suède, où I'on n'en finit pas de voter socialdémocrate, comme en Bavière où I'on continue, en 1980 comme en 1900, de voter pour la droite catholique. En France, la stabilité électorale de I'Ouest intérieur, de famille nucléaire absolue, n'est pas expliquee par ce modèle.

Elle est une anomalie, effet de I'emprise particulière du catho licisme sur les populations locales, par I'intermédiaire de I'or-

ganisation scolaire.

L'un des traits caractéristiques des

systèmes familiaux

nucléaires est en effet une certaine fluidité des comportements politiques. Au centre du Bassin parisien, comme en Angleterre ou aux Etats-Unis, des basculements de majorité, de la gauche vers la droite et réciproquement, sont observables. L'instabilité de I'identification ( gauche )' ou ( droite des sujets idéologiques " reflète, sur le plan politique, la fluidité des relations d'autolité dans le domaine familial. Les régions périphériques de I'Hexagone n'ont, d'une certaine façon, pas d'histoire politique entre 1880 et 1980. Elles expri-

ment des ûdélités plutôt qu'une aspiration au mouvement. Le Bassin parisien, par contre, a une histoire, qui se confond en pratique avec celle du pays. Lorsqu'il est à gauche, en 1936, la France est de gauche. Lorsqu'il bascule à droite, avec de Gaulle, la France passe à droite. Lorsqu'il retombe à gauche, en 1981, la France vire à gauche. Instable dans ses attitudes, le centre géographique et politique du pays joue néanmoins bien son rôle de dirigeant idéologique de la nation. Grâce à sa fragilité même.

Mais il le joue sur un plan mythique, celui de I'opposition droitegauche qui n'est pas fondamentale.

Polarisation économique, potarisation religieuse

La polarisation des sociétés locales en droites et gauches n'utilise pas partout les mêmes clivages. Structure mentale a priori, le dualisme droite-gauche a quand même besoin de trouver dans le monde social objectif des oppositions réelles 178

LE SYSTÈME POLITIQUE FRANçAIS TRADITIONNEL

pour s'organiser. Plusieurs systèmes d'antagonismes existent, dont les plus importants sont économiques et religieux. L'une des deux grandes polarités utilisables date du

xr

siècle.

Alors,la révolution industrielle entraîne la formation d'une classe ouvrière nettement séparée, par son mode de vie, des classes moyennes ou bourgeoises. Marx propose, dans le Manifeste du

Parti communiste, que I'affrontement entre bourgeois et prolétaires devienne la forme moderne de l'éternel dualisme dominantdominé. Il est assez bien suivi. A partir de 1880, les gauches européennes se perçoivent et s'autodéfinissent comme des mouvements ouvriers. Mais une autre polarité, plus ancienne, moins consciente mais plus stable, ancrée dans la géographie plutôt que dans l'écono

mie, permet aussi une structuration efficace du conflit droitegauche. Elle oppose le catholicisme aux diverses formes de dissidence religieuse qui ont laissé leur marque dans I'espace français.

En pratique, les deux formes de structuration se combinent en France pour organiser le dualisme droite-gauche. Mais chacune domine I'un des deux systèmes anthropologiques majeurs. L'économie structure I'opposition droite-gauche dans les régions de famille nucléaire égalitaire. La religion organise le couple droite-gauche dans les régions de famille souche.

Au centre : une structuration économique du conflit droite-gauche Au cæur du Bassin parisien, I'affrontement de la droite laiQue et du Parti communiste prend effectivement I'allure d'un conflit de classes. Dans cette région, I'alignement de chaque individu sur la droite ou sur la gauche dépend étroitement de I'appartenance à telle ou telle catégorie socioprofessionnelle. La gê:e graphie électorale fine, cantonale ou municipale, montre que les banlieues ouvrières votent à gauche, phénomène particulièrement net dans la ceinture rouge parisienne entre 1880 et 1980. L'appropriation par la droite de la valeur systémique de liberté, par la gauche de la valeur systémique d'égalité, dans les régions de famille nucléaire égalitaire, présente dans ce 179

LE SYSTÈME POLITIQUE TRADITIONNEL

contexte une certaine logique. L'affrontement d'une bourgeoisie libérale et d'un prolétariat égalitaire n'est pas une abJurdité theorique. vu de I'intérieur, le Bassin parisien des années rg4s1978 semble respecter les schémas màrxistes les plus simples. On peut estimer que la majorité absolue des ouiriers y vote toujours à gauche, malgré la poussée gaulliste de 1958 et même si cette orientation ne suffit pas à entraîner I'ensemble de la rgsion laiQue et républicaine vers la gauche. La classe ouvrière du Bassin -parisien n'est pas assez nombreuse en proportion de la population active, et son vote n'est pas assez -uiaiie vers ra gauche, pour décider de I'alignement global de la ré,jion. Mais le_prolétariat des régions centrales de I'Hexagone est incontestablement de gauche, à toutes les époquesf d'une gauche à dominante communiste entre l92O et iqgb. cette orientation à gauche de la classe ouvrière paraît aux intellectuels parisiens logique et nécessaire : ils vivent dans un village, lui-même situé au cæur d'une région anthropologique homogène. Jean-Paul sartre, lorsqu'il monte sur un tonneau pour haranguer _le prolétariat de Bôulogne-Billancourt, n'est pas absurde. Mais il n'est ni historien ni philosophe : il est un intellectuel plongé dans un système anthioporogique particulier et qui ne-voit pas que l'" ouvrier parisien n'eit pas l'" ouvrier " en général mais un type particulier d'ouvrier, portèur de valeurs " familiales spécifiques et d'idéaux politiques conespondant à ces valeurs. Ailleurs, sur la périphériè de i'Hexagoné, les ouvriers ne sont parfois ni de gauche ni communistes. Ailleurs, les conflits économiques n'organisent même pas le dualisme droite-gauche, qui pourtant existe...

Sur la periphérie : une structuration religieuse du conflit droite-gauche

- Le couple droite catholique-socialisme, qui constitue les sys-

tèmes politiques de la périphérie, n'est pasbrganisé, fondaméntalement, par une polaritâ économique. tvtcme si, dans toutes les régions concernées, les ouvriers vôtent un peu plus à gauche

que les cadres supérieurs. Même si la gauèhe,-socialiite, se réclame de la théorie marxiste. Il n'est pas difficile de trouver 180

LE SYSTÈME POLITIQUE FRANçAIS TRADITIONNEL

au conflit droite-gauche une filiation idéologique différente, plus ancienne et légitime. Il descend en ligne directe des affrontements religieux des siècles passés qui opposent hérétiques et protestants au catholicisme orthodoxe. Dans ce monde périphérique, le conflit dominantdominé ne se projette pas sur les antagonismes de classes. Dans la plupart des régions catholiques, la classe ouvrière vote, sans doute jusqu'en 1967, dans sa majorité, pour la droite. C'est le cas dans I'Ouest, dans le sud-est du Massif central, en Haute-Savoie, dans une partie de la Lorraine et en Alsace. L'orientation à droite de la classe ouvrière dans I'Est du pays est particulièrement spectaculaire : cette région compte parmi les plus fortement industrialisées du pays, depuis bien longtemps. Dans ce monde industriel et réactionnaire, la théorie marxiste se perd. En univers catholique dense, la classe ouvrière reste dans I'ensemble insensible à la notion de lutte des classes. Mais, réciproquement, les classes moyennes des régions de famille souche orientées à gauche, dans le Sud-Ouest particulièrement, votent massivement à gauche : contre le catholicisme, plutôt que contre le capital, ce qui ne veut pas dire contre le christianisme ou la religion en général. Cette structuration religieuse du conflit droite-gauche favorise, au contraire de la structuration économique, I'apparition d'unanimismes locaux, de sociétés régionales de gauche ou de droite, intégrées verticalement dans une adhésion stable et majoritaire au socialisme ou à la droite. Le conflit droite-gauche représente en région de famille souche I'affrontement de principes théoriques plutôt que I'antagonisme de deux groupes humains réels. Au cæur des régions de famille nucléaire, le dualisme droitegauche s'incarne dans I'opposition de groupes humains réels, la classe ouvrière et la classe movenne.

Vers la crise

La vie idéologique en France ressemble donc, par certains aspects, à la vie psychique, telle que la décrit la psychanalyse. Les déterminants les plus importants sont les mieux cachés. Les conflits visibles sont les moins profonds.

l8l

LE SYSTÈME POLITIQUE TRADITIONNEL

Le lien entre structure familiale et système idéologique est le déterminant le mieux enfoui mais le plus puissant. Il n'eit jamais gvoqué par les hommes politiques ou par les électeurs, mais détermine silencieusement la segmentàtion fondamentale du paysage idéologique français par les valeurs de liberté et d'autorité, d'égalité et d'inégalité. n déûnit I'opposition du socialisme et du communisme, de la droite catholique et de la droite raieue. Il est un inconscient de la vie politique. Le conflit droite-gauche est un phénomène conscient, et même bruyant. Il organise la vie politique formelle, I'affrontement de la majorité et de I'opposition, jeu simplifié dont la simplicité même a un effet d'unification du système politique françàis. Il utilise pour s'organiser des polarités différentes dàns les iégions de famille souche et de famille nucléaire. L'opposition droite catholique-socialisme prolonge au xxe siècle ùn antagonisme religieux ancien. L'opposition droite laieue-communisÀe s'appuie sur des antagonismes économiques. L'économie et la religion contribuent donc à la structuration

du conflit gluchedroite, élément conscient, important mais secondaire, de la vie idéologique française. Le système qui vient d'être décrit est actif durant le siècle qui s'écoule entre 1880 et 1980. Mais, entre 1965 et 1980, des transformations sociales exceptionnellement rapides et brutales détruisent presque simultanément les structurès religieuses et économiques, le catholicisme et la classe ouvrière, amorçant une désorganisation complète des dualismes droite-gauche dâns l'espace national.

TROISIÈME PARTIE

LA TRANSFORMATION SOCIALE

Au moment même où les sociétés occidentales croyaient avoir atteint la fin de I'histoire, un êtat définitif d'abondance, d'équilibre et de paix intérieure, elles ont redécouvert Ia peur. Crise économique, chômage, racisme : cette trilogie classique frappe la France plus durement entre 1974 et 1985 qu'elle ne l'avait touchée au lendemain de la crise de 1929, dans le courant des années 30. Alors, la France restait sufisamment sous-dêveloy pée sur le plan industriel pour être, dans une certaine mesure, à l'abri des vagues économiques internationales. La crise des années 30 et celle d'aujourd'hui ne sont cependant pas de même nature. L'efondrement de 1929 était économique au sens le plus êtroit du terme. Il était l'efet d'une inadaptation des circuits financiers adaptant la demande et I'investissement au potentiel productif de l'époque. La crise actuelle est beaucoup plus vaste. Elle est surtout multiple : technologique, culturelle, économique, sexuelle. Elle est une révolution des mentalités plutôt qu'une simple crise économique.

Il

fait, beaucoup plus facile de comparer la ,, crise o la révolution industrielle, qui arrache les sociétés paysannes traditionnelles à leurs habitudes, qu'à la crise de est, en

actuelle à

1929, qui se contente, si l'on peut dire, de bloquer un temps le dêveloppement de sociétés industrielles déjà constituées. Comme la crise économique actuelle, la révolution industrielle n'est que l'un des aspects d'une transformation sociale générale. décollage de l'Europe des années 1850-/,9/,4, véritable

Iz

crise de modernité, comprend trois éléments essentiels.

IJ

révolution industrielle n'est que l'uit des trois. Premier él êment : une révol ution culture l l e, l' al phabétisation de masse. L'apprentissage par la totalité des populations eure 185

LA TRANSFORMATION SOCIALE péennes de la lecture et de l'écriture, processus amorcé dès Ie x-vt' siècle mais qui s'accélère et s'achève à lafin du xtx" siècle,

dynamise et déstabilise l'ensemble de la vie iulturelre et idéo logrQue. En France, le toux d'alphabétisation passe de 50 % en 1866 à 86 Vo en 1906. Deuxième élément : une révolution sexuelle, la transition démographique. A la chute de la mortalité, entraînée par I'amélioration des conditions sanitaires, correspond, avec un tem-ps de retard, une baisse de la fécondité. I-a difusion des techniques contraceptives implique une remise en question des

dogmes religieux et en particulier des conceptions iatholiques. En France, premier pays massivement déchristianisé, dais sa partie centrale, la diminution de la natolité est très précoce : elle commence dès Ia seconde moitié du xyttt, stèôle. C,est cependant dans le courant du xtx" que le gros de la transfor-

mation s'opère.

Troisième élément : Ia révolution industrielle. La mise au point de techniques de fabrication standardisées utilisant Ie

charbon et le fer permet une production de masse. EIre exige que l'on arrache les paysans à leurs villages, qu,on les transforme en prolêtaires, auxiliaires dociles dei machines nouvelles. Iæs trois révolutions des années lBs}-IgI4 - cultureile, sexuelle, économique - constituent ensemble un processus d'accession à Ia modernité. Elles se produisent ians une même période historique, mais présentent les unes par rapport aux autres un assez large degré d'autonomie, même st l;ilphabéttsation (révolution culturelle), amorcée dès Ie xvr, sièàre, doit être considérée, dans le long terme, comme Ie phénomène moteur. . 14 Frynce, précoce par sa chute de natalité, I'est moins par la fin de s9n processus d'alphabétisation. L'Angleterre oittte par son industrialisation, mais n'est pas en têtà pour la pru gression du taux d'alphabétisation ou la baisse de- la fécondité. L'Allemagne, très en avance par Ia hausse de son iaux d'alphabétisation, est en retard sur I'Angleterre pour I'industriarisation et sur Ia France pour le contrôle des naissances. Avec des décalages, nationaux et locaux, Ies trois révolutions s-'emparent cependant de Ia totalité de I'Europe occidentale, lentement entre le xvlc et le xvttt, siècle, avec ine accélération dramatique dans la seconde moitié du xtx,. Les trois composantes de cette transformation générale des sociétés européennes - culturelle, sexuelle, économique - défi186

LA TRANSFORMATION SOCIALE

nissent également la crise actuelle du monde occidental, qui n,est peut-être qu'un passage à une modernité d'ordre supérieur. La ciise actuelie n'eit queTa phase II d'une révolution multiple et permanente dont I'alphabétisation de masse, la transition démographique et la révolution industrielle constituaient ensemble la phase I.

Phase

II

Au développement de I'instruction primaire caractéristique de la phase I èo*espond, dans la phase II, une poussée spectaculaiie de l,éducaiion secondaire. Selon le recensement français de 1982, le pourcentage d'individus titulaires d'un diplôme égal ou supêrieu, au bacialauréat passe de 6,6 Vo dans le groupe d'âge'65-74ans à 25,4Vo dans le groupe d'âge 25-34ans' I* poircentage d'hommes et de femmes n'ayant alcyry ^diplôme 'tombe

de6O,l

Vo

dans le groupe d'ôge 65-74 ans à 24,2 Vo dans

le groupe d'âge 25-34

ans.

lo-trorti/ion démographique caractéristique de -la phase-I correspond, dans la phasà II, un deuxième décrochage de la natalitê qui mène I'indice de fécondité au-dessous du seuil thée

À

rique peimettant Ia reproduition nette de la population : I'indice dô faZonailé oscille ente 1,75 et 1,90 enfqry-par-femme, en Frànce, durant les années comprises entre 1976 et 1986' A Ia'révolution industrielle de la phase I correspond, dans la phase II, une rêvolution tertiaire, post-industrielle, dont le nerf 'technologique est I'automation. Le prolétaire industriel devient tragiquement suPerflu. Ï*' déu, I oppemrit de l' éducat ion s econd aire et I' efondrement de la fecoiâite semblent les prolongements logiques ,de l'alphobéiisation de masse et de la première transition démogra'phique. La révolution tertiaire inierse, par contre,les.tendances 'to

révolution industrielle. Etle implique une véritable des' truction de la classe ouvrière formée, en France, entre 1850 et

7t

r97 5.

Le développement de l'éducation secondaire et I'effondrement de la féconàîté @eux transformations dont I'analyse cortogrÛ187

LA TRANSFORMATION SOCIALE

phique montre qu'elles sont étroitement liées t) ont aussi leurs asp_ects destructeurs. ces mutations, mentales plutôt que technologiques, n'entament pas directement I'orgànisation écone mique du pays. Elles s'attaquent immédiaèment à sa structuration religieuse. I* catholicisme, qui avait survécu, dans certaines régions, à la crise protestante et à la Révolution française, semble aujourd'hui-sur le point de succomber définitivement sous les coups invisibles d;une révolution cultureile et sexuelle d'autant plus irrésistible qu'elle se passe d'enveloppe idéologique ou d'apparence doctrinile. _La transformation de la sociétê française des années lg6s1980 ne pe-ut donc être résumée, comme Iè suggère ra

thématique

politique la plus courante, par une analyse dï taux de chômâge. La hausse de. la proportion de sans-emploi n'est qu'une mesure a ta marge cles changements en cours, Ie résultat transitoire de désajustements nouveaux et massifs dans la structure socie

professionne

I I e.

Des mouvements fàndament au x et irrévers ib I es

travaillent la société française : ie déclin de la classe ouvrière, la montée et la diversification des classes moyennes, Ia crise terminale du catholicisme. I* problème de_ I'immigration, fondamental, est à la fois actuel et ancien. L'importation de-main-d'æuvre étrangèri est

plutôt

-typique d'une phase tardive de Ia révorution indu"strielle,

q"i ? besoin pou_r ses usines de trovailleurs non quarifiés. Mais la destruction de la classe ouvrière non quarifiée, Çui touche

pleinfoygt le,s immigrés est typique dei'âgà posr-industriel. L'ensemble de ces transformations, souvéni douroureuses, souvent positives, constitue la marche même du progrès. Ce sont ces bouleversements, plutôt que les accords pàliticiens de désistement entre Parti commuiiste et parti socialiste, qui mènent-dans un premier temps à la poussée du parti socialiite, à la chute du Parti communisrc ù à l'élection de François Mitterrand en 1981. ces bouleversements, qui persistent et s'étendent, mènent, dans un deuxième temps, à ine remontée de la droite, et à sa scission, par l,émergen à du Front national, mouvement xénophobe d'un type nouveau dans le contexte Ilarçais. PIus q.ue iamais, la vie politique française est Ie jouet de forces sæiales incowcientes. de

l.

Cf. chapitrc

l,

p.24 et 30, cartes 2 et

4.

11

La fin des ouvriers

La révolution industrielle prend en France la forme d'une transformation lente mais continue. Vers 1946, elle n'est pas encore achevée: à cette date, les ouvriers ne constituent que 30o/o de la population active. Durant les années 1946-1975, qui mènent de la reconstruction à la crise, se télescopent en France la fin d'une révolution industrielle et l'émergence d'une société d'abondance.

Au

recensement de 1975,les ouvriers constituent

de la population active, chiffre sommet qui ne sera plus dépassé. La clàsse ouvrière est loin d'être majoritair-e dans le payt : 620/o des Français ne sont pas ouvriers. Mais elle est, de ioin, la catégorie socioprofessionnelle la plus massive. En 1975, 38

o/o

les paysans constituent 9,3o/ode la population active,les employés 17,60/o,les cadres moyens 12,7 o/o. Jamais la classe ouvrière française n'aura dominé absolument,

par son poids numérique, le système national, situation de la ôlasse ouïrière anglaisè jusqu'à une date relativement récente. En 1961, les prolétaires de I'Angleterre et du pays de Galles

constituent 54o/o de la population active de leur pays'. La classe ouvrière française paraît faible par comparaison. Elle est cependant, vers t975, le groupe socio-économique le plus nombrèux. En langage électoral, elle est en situation de majorité relative, mais non absolue. Alors s'achève la révolution industrielle française. Alors commence un processus de désindustrialisation, d'une brutalité inoui'e si I'on pense à la lenteur du processus de développement du secteur secondaire entre 1850

et

1975.

l. D.C. Marsh, The Changing Social SÛucture- of England and Wales, l87l-1961, Londres, Routledg-e ànd Kegan Paul, 1965, p.202. 189

LA TRANSFORMATION SOCIALE

Lr..-.-h-Tggment de nomenclature socioprofessionnelle opéré

par I'INSEE entre les

recensements de'1975

moment particulièrement mal choisi

-

et de

1962

rend impossible

-

une

ggmparaison rigoureuse du nombre des ouvrierr aui deux dates. Mais un examen de l'évolution des effectifs employés par I'industrie, concept proche en pratique, donne unr iocé saisissante de I'ampleur des processus en cours. En sept 1T: !a proportion d'individus employés par I'industrie tomte de 38,6 o/o à 34,2o/o de la population aitive. un examen détaillé des branchès iouchées par cette régression massive des effectifs montre que la transformation actuelle est

bien une contre-révolution iidustrielle. ce sont les branches leaders de la révolution industrielle du xrx" siècle qui s'effondrent-: charbonnage, mines de fer, travail des métaui, textile, cuir. La ntoleé9 de la chimie de base, qui se .onr".r, princi-

palement à la fabrication de fibres textiies artificielles er synthétiques, montre cependant que c'est aussi la révolution industrielle tardive des années 50 qui est en partie liquidée, frappée

Iæs trois secteurs en l9?S et l9B2 Efiectifs

Efectils

en 1975

en

1982

Agriculture

2

Industrie

8 074 040

7 344680

Services

r0 761 180

12 362 060

|

108 680

759 220

livolation 1975-1982

-

16,6o/o

+

14,9

g,oo/o o/o

Poids relatif des trois secteurs dans la population active en 1975 et l9g2

1982

1975

Agriculture

lo,l

o/o

Industrie

38,6

o/o

Services

5t ,4

0/o

190

Evolation 1975-1982

8,2o/o

-

l,g

34,2

0/o

-

4,4o/o

57,6

0/o

+

6,2Vo

vo

LA FIN DES OUVRIERS d'obsolescence par l'évolution technologique et économique mondiale. Peu de branches industrielles échappent en fait à cette diminution des effectifs. C'est I'ensemble du secteur secondaire qui rétrécit, en termes de population active, entre 1975 et 1982. charbon, textile, minerais et Dans les branches anciennes métaux ferreux, cuir -, plus du quart des travailleurs disparaissent en sept ans. En France, la contre-révolution industrielle est d'une rapidité et d'une violence étonnantes. A I'effondrement de branches spécifiques, correspond, sur le plan régional, une dévastation des zones industrielles anciennes. Tous les pays de charbon, de métallurgie, de textile sont touchés. Le Doubi, la Meurthe-et-Moselle,les Ardennes,la Loire,le Nord enregistrent des diminutions de la part de la population employée dans I'industrie de plus de 7 o/o en sept ans. Mais c'est toute la société industrielle du Nord et de I'Est du pays qui se défait, en termes de population active occupée.CeJévolutions, mesurées entre 1975 et 1982, correspondent

-

-

à peu près, chronologiquement, au septennat présidentiel de Va1éry Giscard d'Estaing, qui va de 1974 à 1981. Il s'agit

cependant de tendances de fond, qu'aucun gouvernement ne

Le déclin des branches industrielles Évolution du nombre des actifs occupés (1975-1982) (en pourcentage des effectifs initiaux)

Combustibles et minéraux solides Minéraux et métaux ferreux

Cuir et chaussure Textile et

habillement

Chimie de base Papier et carton Matériaux de

construction Fonderie, travail des métaux Constructions mécaniques Verre

Bâtiment Pétrole et gaz Automobile Construction navale et armement Ind. électriques et électroniques Caoutchouc Bois. meuble

-32

- 29 - 27 - 26 - 23

-22

- 18 - l5 - 14 - 13

Imprimerie, presse, édition Industries agricoles et alimentaires Parachimie

191

-

8

-

6

-7 -

5

-

4

-2 0

+

3

+4 + ll

CARTE 30

L'exode industriel

ffi

j,lr.tui#;T,"î;ïio

le solde migratoire est le plus nettement négatif

t92

LA FIN DES OUVRIERS

Part de la population active employée dans le secteur secondaire (en %) 1975

rsE2

Doubs

54,3

45,0

Meurthe-et-Moselle

44,4

35,8

Ardennes

47,2

40,0

Loire Nord

52,0

44,7

-7,2 -7,3

48,9

41.3

-

f;;l:i:;t -

9,3 8,6

7,6

peut en pratique maîtriser. Après une courte résistance de trois ans entre 1981 et 1983, d'inspiration interventionniste, le gouvernement socialiste a finalement accepté le caractère inéluctable de ce rétrécissement du secteur industriel. Le prochain recensement enregistrera vraisemblablement une accélération du déclin dans des branches industrielles plus récentes, symboles de dynamisme économique durant les années 50 et 60 : I'automobile, en

particulier, entre en crise avec à peine dix ans de retard sur la mécanique générale.

Ile I'exode rural à I'exode industriel L'un des éléments constitutifs de la révolution industrielle avait été I'exode rural, c'est-àdire un mouvement de la population des campagnes vers les villes et les zones de développement du secteur secondaire. Les régions dominées par le secteur primaire, monde rural situé à I'Ouest de la France, faisaient alors apparaître des soldes migratoires négatifs. Le monde industriel, région d'immigration, avait pour trait caractéristique des soldes migratoires positifs. La contre-révolution industrielle inverse ces tendances. Entre 1975 et 1982, c'est la partie industrielle de la France qui n'arrive plus à retenir sa population et se vide, lentement, vers d'autres régions. Dans une vaste zone située au Nord et à I'Est du pays, 193

LA TRANSFORMATION SOCIALE les soldes migratoires sont négatifs

entre 1975 et 1992. Au point

qu'il est possible de parler d'un exode industriel, comme

on

avait parlé d'un exode rural. -. Le proléraire industriel du xrx" siècle était, pour les moralistes catholiques comme pour les révolutionnaires socialistes, un déraciné, fils de paysan arraché à I'univers stable de la campagne, projeté dans un univers urbain mobile et incertain.

L'ouvrier de la fin du xx" siècle, s'il vit comme son ancêtre du xlx' en travaillant le charbon, le textile ou le fer, ne correspond plus du tout à cette description. Au terme de plus

d'un siècle de vie industrielle, il n'est plus un déraciné mais, au contraire, un être trop fortement enraciné. L'exode industriel, qui vide lentement le Nord et I'Est traditionnels de leur population, ne doit pas masquer I'effet réel de l'émigration sur les sociétés locales. Dans ces régions que I'on fuit, très logiquement, peu de gens nouveaux viennent s'installer. Si l'ôn met de côté quelques travailleurs étrangers, I'immigration en provenance de France proprement dite est très faible, proche de zêro. Aussi, le Nord et I'Est sont des régions dbnt h

population est actuellement remarquablement homogène et stable, autochtone au sens grec originel, c'est-àdire *;é de la terre >. En 1982, les vieilles régions industrielles apparaissent remarquables par la faiblesse des pourcentages d'individus nés

horq du département. Dans

le Nord, le

pasde-Calais, les

Ardennes, la Moselle, les Vosges, plus de 90 o/o des habitants sont nés dans le département. Parmi les régions rurales, seuls le Cantal et la Manche atteignent des pourcentages comparables. La population des départements à dominanté rurale èst désormais plus hétérogène, du point de vue des origines régio nales, que celle des zones industrielles anciennes. Le vieux monde industriel présente aujourd'hui certaines des caractéristiques généralement attribuées par les ethnologues aux sociétés traditionnellesou'elles soient soieni primitives nrimitives ou paysannes. les, qu'elles ^r, ^*"o"".o Il s'agit de populations stables et fermées. Commeni slétonner alors de I'apparition d'une véritable culture ouvrière dans ces zones, le terme ( culture , étant pris ici au sens anthropologique plutôt que politique. L'ensemble industriel du Nord-Est ôomprend eq effet une région de gauche, le Nord, et une région de dloite,

I'Est. Mais, partout, le monde ouvrier a atteint, autour des fer et du textile, une densité ct une inertie lui

mines, du

permettant de se constituer en milieu anthropologique spécifique, 194

LA FIN DES OUVRIERS parce qu'il présente une grande stabilité géographique et domine numériquement les sociétés locales.

Industrialisation et blocage culturel

Nous sommes ici au cæur d'une problématique du déclin. Cette tendance à la fermeture peut être interprétée en termes de fossilisation. Car il existe un rapport direct et étroit entre la fermeture du monde ouvrier le plus traditionnel et I'effondrement sans récupération de l'économie des régions concernées.

L'exemple français est parfaitement clair, mais on doit admettre qu'il s'agit d'un phénomène d'échelle occidentale. Partout, la plus ancienne classe ouvrière pose des problèmes de reconversion. Le cas le plus dramatique est évidemment celui de I'Angleterre, où le prolétariat traditionnel représente, entre 1900 et 1950, plus de la moitié de la population active : sa fossilisation économique ert celle de l'Angleterre. Mais en Belgique, au* États-Unis, en Allemagne, le prolétariat minier, métallurgique et textile a posé ou pose encore des problèmes de reconversion. Ce phénomène de grippage n'apparaît mystérieux à vrai dire qu'aux économistes qui, les yeux braqués sur les tableaux de la comptabilité nationale, sur les circuits frnanciers et les investissements en capital, oublient qu'une économie c'est avant tout des hommes, avec leurs compétences, intellectuelles et manuelles, leurs habitudes et leurs goûts. Sur longue période, I'industrialisation de type ancien, modèle " révolution industrielle anglaise " a sur les m@urs des effets inévitables et spécifiques, souvent destructeurs. La première industrialisation a besoin de bras plus que de cerveaux, d'ouvriers spécialisés et de man(Euvres plus que d'ouvriers qualifiés. On ne

peut qu'accepter le tableau horrible fait par Engels de I'abrutissement induit par I'usine dans I'Angleterre du milieu du xIx" siècle. Travail des femmes, travail des enfants. Destruction des mécanismes familiaux et éducatifs. Tous ces éléments sont dans les classiques du marxisme et doivent être acceptés. Ce qui manque à cette partie du marxisme, c'est une vision des conséquences futures de cette dévastation, qui ne sont pas 195

CARTE 3I

Déclin industriel et poussée culturelle

W

iiffiliàï

Particurièrement

forte du nombre de bacheliers entre

Déclin particulièrement rapide des effectifs industriels entre

------r -l

et 1982

196

1975

LA FIN DES OUVRIERS seulement politiques mais d'abord anthropologiques

: la

sauva-

gerie de la vie industrielle du xtx" siècle mène à une double réaction. L'entraide entre ouvriers est rendue humainement nécessaire par la dureté des rapports de production. Mais un déclin culturel sort presque mécaniquement de cet univers industriel dense où la performance scolaire et intellectuelle ne sert à rien. L'industrie classique fabrique surtout des êtres économiquement passifs. Une certaine prudence logique est ici nécessaire. Il n'est pas question d'affirmer que I'industrie ancienne détruit seule la dynamique culturelle. Elle n'a d'action effective que là où elle écrase le paysage social de sa masse. Là où la majorité des êtres vit d'une activité industrielle unique. Là où I'usine et la mine, avec leurs logements ouvriers, deviennent des villages, aussi homogènes culturellement que des paroisses bretonnes ou provençales du

xvttl'

siècle.

L'affaissement culturel des sociétés ouvrières denses apparaît dans les statistiques éducatives du recensement de 1982. Certains

facteurs peuvent le freiner, d'autres le rendent irrésistible. Divers

types d'industrialisation correspondent à des degrés différents de gravité du syndrome.

Mines, mécanique, famille

Le secteur minier est le plus dévastateur.

Il

crée un monde

à part, partiellement souterrain, particulièrement

dangereux,

très peu qualifié. Il fabrique des communautés closes, chaleureuses, inertes. Aucun facteur positif ne semble pouvoir contrer I'effet culturellement régressif du charbon quand il correspond à une implantation minière dense. Aucune structure anthro' pologique ne lui a résisté, pas même la famille souche, qui, partout où elle le peut, favorise la transmission culturelle et la performance scolaire. Son idéal lignager ne peut résister aux habitudes d'une société ouvrière fermée et peu qualifiée. Ni dans le Nord-Pas-de-Calais, ni en Belgique, ni dans la Ruhr

allemande, ni en Ecosse, la dynamique de la famille souche n'a réellement résisté au charbon. Ce type familial a, sur le plan politique, favorisé dans toutes

t97

LA TRANSFORMATION SOCIALE

les régions concernées une adhésion à la socialdémocratie ou au catholicisme social, idéologies politiques autoritaires mais

non égalitaires. Il n'a cependant pas garâê grand-chose de son potentiel éducatif spécifique. Le Nord-pasde-calais, exempre le plus caractéristique en France de cette combinaison, est une zone d'affaissement culturel caractérisé, qui produit peu de diplômés et peu de professeurs. Le secteur de la mécanique générale, qui suppose un certain niveau de qualification dans une partie au moinjâe la population ouvrière, est moins destructeur, même lorsqu'il decoirlê localement d'une métallurgie lourde qui suppose, èlle, peu de compé-

tence intellectuelle de

la part de sa maind'æuvre. Dans ce

contexte intermédiaire, le différentiel familial peut jouer. un système familial fortement reproducteur de culiure, ôomme la famille souche, peut résister, mieux que la famille nucléaire, à la passivité induite par le mécanisme industriel. Elle s'attacie à transmettre les compétences des ouvriers qualifiés, reflet industriel des compétences artisanales d'antan. cette combinaison secteur mécanique-famille souche est en France typique de

Effectifs en pourcentage de la branchet (19S2)

rechniciens et

cadres

oy:;:::;:r,i;!:" agents de

msîtise

oavriers non qualifiés

Textile et habillement

4,2

23,3

55,8

Mines

6,1

43,4

41,0 49,0

Équipement ménager

I 1,9

25,6

Automobile

l2,l

41,0

35,7

Mécanique

15,3

42,8

20,9

Parachimie

17,9

24,8

24,0

29,6

29,3

22,7

26,r

45,9

10,6

Ind. électriques et électroniques Aéronautique et constr. navales

t

Les employes commerciaux, administratifs et sociaux de chaque branche n'étant pas mentionnes, les totaux par ligne ne sont pas égaux à 100 7o.

198

LA FIN DES OUVRIERS I'extrême Est, entre I'Alsace et la Savoie, à travers I'ensemble Rhône-Alpes. Dans ces régions, la dynamique culturelle est globalemènt satisfaisante, forte même. La croissance des effectifs Jcolaires est comparable à celle observée dans les régions de

famille souche du Midi occitan. Cependant, là où la mécanique générale se développe sur un terrain familial nucléaire, dans la partie nord-est du Bassin parisien, elle correspond à une faible dynamique culturelle, iypique dans une cèrtaine mesure, de toutes les régions de fâmille nucléaire, qu'il y ait ou non développement de I'industrie. Dans ces régions, la passivité culturelle des prolétaires industriels

fait que succéder à celle des prolétaires agricoles. Une càrte représentant simultanément le déclin industriel et la poussée culiurelle dans la France de 1982 montre bien l'aulonomie réciproque de deux phénomènes, dont I'un a son centre de gravité au Nord et I'autre au Sud. Leur superposition est cependant possible : elle est visible sur la bordure est du pays. Entre I'Alsace et la Savoie apparaissent simultanément un déclin des effectifs industriels et une augmentation du pourcentage d'individus titulaires du baccalauréat. Un pôle secondaire esi observable, constitué par la Haute-Garonne, le Tarn et les Hautes-Pyrénées, où les deux mêmes phénomènes sont identi-

ne

fiables. Dâns ces régions, le déclin d'une industrie qui ne s'appuie pas sur un secteur minier trop puissant n'a ni détruit ni même éntamé la dynamique culturelle typique du système anthropologique local. La décomposition du tissu économique et anthropologique fabriqué par I'industrie classique du xtx" siècle est un drame compârable, par son intensité, à la destruction des civilisations rurales du xtx" siècle. Mais pas plus que la vie paysanne traditionnelle, la vie industrielle ancienne ne peut être absolument regrettée. Le paysan du xvtl'siècle était I'esclave d'une nature souvent meurtrière, productrice, à intervalles réguliers, de famine autant que de blé, de mortalité infantile autant que de folklore. La miné et la métallurgie lourde furent et restent des branches meurtrières. Le charbon et I'acier ne se contentent pas en effet de détruire le paysage naturel, de fabriquer un univers, simul-

et baroque, de terrils, de hauts fourneaux, de corons, de poussière et de fumée. Ce monde n'est pas simplement

tanément gris

laid : il esi médicalement nocif. Les statistiques de I'INSERM (Institut national de la santé et de la recherche médicale) mettent r99

LA TRANSFORMATION SOCIALE

cruellement en évidence I'action cancérigène du vieux tissu in9lstriel qui agit à travers son air mêmé, fondamentalement pollué. La carte de la fréquence des cancers qui touchent les

voies

respiratoires- reproduit à quelques détails près celle de la vieille industrie du Nord-Est. -Ellé laisse ae cote liindustrie ancienne, mais plus propre, du Jura et de I'ensemble Rhône-

Alpes' qui ne-s'appuie pas sur les mines et la métallurgie lourde. L'exode industriel, qui vide les régions humainement"ébranlées du Nord-Est, peut être considéré dans un. ..rt"in, ..,"rurc comme une réaction rationnelle. Il est I'abandon d'un environnement artificiel mais hostile.

une nouvelle industrie sans nouvefle crasse ouvrière

cette action répulsive du milieu, s'exerçant à travers des facteurs humains - esthétiqu"r, -édic"u*,'cultu.eir-- plutôt quÏcgnopigu9s, permet de cômprendre le glissement vers l'ouest et le sud de la population active et de I'iidustrie. Lc renouvellement des branches industrielles prend, on I'a vu lchapit re 2), la forme d'un mouvement geographique vers I'ouesi et le Sud. L'industrie est le contraire d'un phénii renaissant de ses cendres. !à oy elle-passe, la mod_ernité nè repousse pas, ou repousse mal. Les branches industrielles récentes

qel, pqlchimie, électronique

-

- autùo6ile,

éiectroména-

se développent

le long d'un axe seine-Rhône longeant I'ouist des vieiller tégion, iniurtrirtt"r. Au centre et à I'ouest du Bassin parisien] ." ae"ou"ge de nouvelles branches se produit assez iargement dans un milieu vierge. une nouvelle industrie trouve d-ans un ,nonor propre, net, sans habitudes, la chair fraîche nécessaire à son aèueiop pement. Il s'agit, il est vrai, d'une industrie moins dure, moins dévastatrice et surtout moins dense que celle du xrx" siècle.

ne s'y trompe pas : souvent, elle fait aussi feu appel Ylt_:-ql]:" a t-rntelhgence des ouvriers q-ue la précédente. Dans I'automoLile,

l'électroménager, les qualifications ouvrières sont faibles. Le nombre des techniciens et des ingénieurs est réduit. Il est facile d'utiliser dans les chaînes de_production des travaiiÈurs immigrés analphabètes ou, à I'ouest, lès enfants peu scolarisés de paysans normands, angevins ou bretons. cettè mise en chantiei des 200

LA FIN DES OUVRIERS sociétés économiquement paisibles du centre et de I'ouest du Bassin parisien, et de I'Ouest proprement dit, n'est cependant pas véritablement destructrice. Il s'agit, en effet, d'un_ mouve-

ment minoritaire. L'automation et les gains de productivité rendent inutile un déracinement massif de la population. Les ouvriers spécialisés de ces régions nouvellement activées, du point de vue industriel, resteront une minorité sociale. La nou-

velle industrie se développe dans des régions qui ne seront jamais classées comme globalèment u industrielles ". L'automobile, la parachimie, l'électroménager ont décollé dans des zones où le développement principal n'était pas celui de I'industrie mais celui d-ei services. Une révolution tertiaire plutôt que secondaire caractérise le centre et I'ouest du Bassin parisien.

l2 Les deux clasqes moyennes et l'Etat

Entre 1975 et 1982,la barre des 55 o/o de population active employée dans le secteur tertiaire a été franchie. En 1982' 57,6% des Français travaillent pour le secteur des services : commerce, transports

et

télécommunications, assurançes,

banques, services médicaux et sociaux, enseignement, adminis-

tratiôns publiques. Toutes ces branches ont en commun

de

produire des sérvices immatériels plutôt -que des objets manu-

iacturés ou des biens de consommation alimentaires. Dans cinquante-cinq départements sur quatre-vingt-dix, le secteur tertiàire occupe, vlrs 1982, plus de la moitié de la population active. LeJ trente-cinq départements où le. tertiaire n'.*t par absolument majoritaire relèvent de deux univers différenti : vingt d'entre eux appartiennent à la partie ouest et partiellemeni rurale du pays, les quinze autres sont situés à l'est èt représentent au contràire le monde industriel ancien. Le tertiaire, en effet, progresse partout très vite, mais n'atteint pas sa vitesse de croiisance mâximale dans les régions les plus industrielles. Les zones culturellement dévastées du Nord-Est font apparaître des rythmes de croissance du secteur tertiaire infériiurs à la moyenne nationale. Ces régions sont handicapées, dans la course à la tertiarisation, par leur faible dynamisme scolaire. Si I'on met de côté les branches commerciales les moins sophistiquées, le secteur des services est un monde de cadres et d'àmployés de bureau, publics et privés, manipulant inlassablern"nt l. .hiffre et l'écrit-. Ces métiêrs demandent en général des connaissances allant audelà de I'instruction primaire la plus élémentaire. Le tertiaire est peuplé de diplômés, petits et grands, dont les titres vont du BEPC à I'agrégation. L'interaction ensei203

CARTE 32

Le tertiaire en 1982

Départements où le tertiaire occupe:

f]

Plus de SOVo dela population active

ffi

Moins de SoTo dela population active

204

LES DEUX CLASSES MOYENNES ET L'ETAT

gnement-tertiaire est donc spontanément beaucoup plus étroite que I'interaction enseignement-industrie. A elle seule, la carte de la poussée culturelle, qui montre l'émergence du Sud et, en général, de la périphérie, n'explique cependant pas celle du développement du secteur tertiaire. Les zonés d'augmentation la plus rapide de la population ) correspondent, à quelques exceptions près, aux régions tertiaire " de développement des branches industrielles les plus récentes.

Entre l9i5 et l982,la croissance des effectifs employés

le secteur des services dépasse 20

o/o

dans

dans deux régions, vastes

mais bien délimitées.

- La première décrit un arc de cercle partant d'une très grande rêgion parisienne (Beauvais0rleans-Rouen) vers un Ouest profond (Rennes-Nantes-Vendée), à travers I'ensemble de la vallée de la Loire. - La deuxième région de développement aceél&ê du tertiaire est un triangle sud-est allant de la région Rhône-Alpes à I'ensemble de la façade méditerranéenne. Le mouvement géographique du tertiaire définit donc deux zones de dynamisme extrêmé : I'une à I'Ouest, I'autre au SudEst. Dans ées deux ensembles géographiques' ce mouvement, à la fois économique et culturel, entraîne des mutations politiques particulièrement nettes.

Croissance démographique et migrations

A quelques détails près, la carte de la croissance du tertiaire recoupe cèile de I'augmentation globale de la population active entre 1975 et 1982. Phénomène normal, compte tenu du poids désormais très faible du secteur primaire et du blocage général des vieilles sociétés industrielles du Nord-Est. La croissance du tertiaire et de la population active s'appuie à I'Ouest et au Sud-Est sur des mécanismes démographiques différents. Aux deux grandes régions correspondent deux modes différents de décollage. L'Ouest, catholique et rural, fut longtemps remarquable pour sa haute fécondité. La réddction des effectifs paysans' dans une société à natalité forte, libère une main-d'@uvre considérable 205

CARTE 33

La poussée du tertiaire entre 1975 et

W

*.ig:il3i"t }; ra

l9g2

population active emplovée par le secteur terriaire

206

LES DEUX CLASSES MOYENNES ET L'ÉTAT nouv^elles. Ce de I'Ouest fut repéré développement de démoÉràphique iotentiel

pour le développement d'activités économiqqï

et les industriels au lendemain de la par les planifiiatèurs -Guerre lors de mondiale. Il fut consciemment utilisé 3econde I'implantation des usines Renault au Mans et citroën à Rennes.

des champions de la décentralisation, I'activation économique de I'Ouest correspond finalement plus à une tertiarisation qu'à une industrialisation. Au contrâire de I'Ouest, le Sud-Est n'est pas, entre 1946 et 1982, producteur d'excédents démographiques. importants, sauf peut-êire dans la région Rhône-Alpes, majoritairement mais non àxclusivement cathôlique. Dans I'ensemble Languedoc-Roussillon-Provence-Côte-d'Alur, la croissance du tertiaire et de la population active s'appuie sur I'immigration glut_ô! que sur la iéôondité. Il s'agit dlne immigration venue du Nord pour ce qui concerne le tértiaire, dont la motivation principale est souvent là poursuite du soleil et des conditions climatiques méditerra-

Mail, contrairement aux attentes de bien

néennes.

Ces mouvements migratoires font de la façade maritime sud I'une des régions les plus hétérogènes de France du point de vue culturel. E[e est, àutant que la région parisienne, un lieu privilégié de déstructuration- et de fusion des systèmes anthropologiques provinciaux traditionnels. Dans la région p_arisienne iestreinte - petite et grande couronne, plus Seine-et-Marne -, o/o la proportion d'habitants nés hors du département atteint 25 Alpesles en'1982. Dans le Var, les Alpes-de-Haute-Provence, Maritimes, le Vaucluse, les Hautes-Alpes, cette proportion est à peine inférieure, proche de 20%. bunr la région pârisienne, sur la façade méditerranéenne et dans la valléJdu Rhône, I'immigration n'est donc pas seulement étrangère. Elle est aussi, en majorité, française, flit importa-nt dont il faut tenir compte lorsqu'on analyse l'évolution culturelle et politique des régions en question.

Les limites de la rationalité économique

L'expansion des zones ouest et sud-est ne peut que- très partielËment être interprétée en termes de logique économique. 207

A TRANSFORMATION SOCIALE

un phénomène de concentration des activités et des hommes le long d_es voies de communication naturelles est évident : le long de la seine, de la Loire et du Rhône. L'installation des nouvelles activités dans ces régions correspond cependant à un éloignement des centres de- gravité économiqlq européens. pour eipriquer com.nl.ètlqent.le glissement vers le sud dé l'économie française, on doit faire intervenir des facteurs parfaitement iir"tionnetr, dans une certaine mesure esthétiques. Làs popututionr , ,.t upp"ni vers le soleil méditerranéen. ce-qui est commun à I'Ouest, à la région parisienne, au ^ Ylir c'est au fond-de n'avoir sud-Est, pas été, ig50 et 1960, dévastés par la révolution industrieïe. ce'qui "it." e*piique le dynaactuel de ces régions, .".rr tËur'-unqué O. li:l:.économique dynamlsme antérieur. Nous sommes ici très loin d'un modèle logique et continu menant l'économie de I'agricuii";.; l'industrie, puis de I'industrie aux services. L'induitrie apparait, aans une certaine mesure, comme un cul-de-sac histori'qïe, étape à la fois nécessaire et destructrice. Indispensable uu âé.L[ugè o. I'Europe, I'industrie traditionnelle bloqïe I'avenir là où elle est

trop puissante.

La deuxième révolution économique, dominée par la tertiarisation, mais comprenant aussi le développem"nfJ. Lranches industrielles nouvelles, a besoin, pour se àéveloppri, a. terres vierges, laissées intactes par I'indùstrie.

Secteurs économiques et classes sociales

Toute évolution de structure des branches et secteurs économiques modifie le poids relatif des diverses catégories socioprofessionnelles. L'industrie vit, en principe, du traviil des ouvriers,

c'est-àdire de travailleuts manuels, quaiifiés ou non. Le secteur des services a surtout besoin d'employés et de ;;d.*. cette opposition ne doit pas être exagérée : il existe, dans toutetranche tncustnelle, des activités de conception, de gestion, d'administration, de commerce, qui représenient en pàtiqur du iertiaire incorporé à I'industrie. ies inàividus travailianiË;.;; iertiaire incorporé sont des cadres et des employés, dont les }ànction, 208

LES DEUX CLASSES MOYENNES ET L'ETAT

sont peu différentes de celles de leurs homologues du secteur tertiaire proprement dit. Réciproquement, le secteur des services contient une part de

travail manuel relevant au fond du secteur

secondaire

:

les

transports et le commerce, en particulier, occupent un nombre important d'ouvriers. La description des secteurs économiques ne donne donc qu'une idée simplifiée, imparfaite de la morphologie socioprofessionnelle du pays. Surtout lorsque les technologies bougent. Actuellement, meiuier seulement la chute globale des effectifs " industriels ", pourtant brutale, conduit à une sous-estimation de I'ampleur des transformations en cours. Les industries nouvelles, dont les progrès ou la résistance atténuent I'ampleur de la chute globale des effectifs industriels, emploient en effet de moins en moins d'owriers et de plus en plui d'employés et de cadres. Elles sont rongées, de I'intérieur, par la tertiarisation. Même lorsqu'il s'agit de produire des objets, ie poids des activités de conception, d'administration et de commercialisation augmente sans cesse par rapport à celui de la fabrication proprement dite. Dans les industries de type ancien - mines, métallurgie lourde, textile, cuir, papier et carton, mécanique, bâtiment -, le pourcentage d'ouvriers est toujours compris entreo/o55 et seu80 o/o : 76 o/o dans les mines, 75 o/o dans le textile, 58 lement dans la mécanique. Les branches nées de I'expansion des années 50 et 60 ne contredisent pas encore cette tendance traditionnelle - normale en apparence seulement - de I'indus-

trie à utiliser principalement du travail manuel. En

1982,

I'automobile, l'équipement ménager, les plastiques ont encore une structure de l'emploi parfaitement traditionnelle : 7lo/o

d'ouvriers dans I'automobile, 7l o/o dans l'équipement ménager, 70 o/o dans les plastiques. Mais certaines branches minoritaires anciennes et quelques branches en développement rapide révèlent déjà une structure inversée de I'emploi, une classe ouvrière minoritaire à I'intérieur même d'une industrie spécifique : 47 o/o d'owriers seulement dans le matériel électrique et électronique, 44 o/o dans la parachimie-pharmacie, 35 o/o dans la production d'électricité, 29 o/o dans celle du pétrole et du gaz.

Le parallélisme géographique des mouvements de I'industrie nouvelle et du tertiaire n'est donc pas étonnant : les branches 209

LA TRANSFORMATION SOCIALE

I*

poids des ouvriers dans I'industrie

Nombre d'ouvriers en pourcentage des effectifs de chaque brànche en l9g2 Cuir et chaussure Combustibles et minéraux solides Textile et habillement Verre

Papier et carton

76 75 73 72

{utomobile

7l 7l

plastiques Fonderie et travail des métaux

70

Equipement ménager uaoutchouc et

Matériaux de construction | * transformation du fer Bois et meuble

Bâtiment 64 Minerai et métaux non ferreux 6l Industries agricoles et alimentaires 59 Mécanique générale 58 Chimie de base 53 Aéronautique armement, navale 52

79

Imprimerie presse, édition

49

69

Matériel électrique

47

69

et électronique Parachimie et-

.

44

pharmacie

Electricité

67 67

Pétrole

35 29

industrielles les plus dynamiques sont en majorité constituées

cl'rnclrvidus ayant des fonctions tertiaires.

Le monde des cadres et des employés de bureau envahit I'industrie. ces classes moyennes prôliférantes sàni àésormais partout. Mais sontælles homogènes ?

Esprit d'entreprise, esprit social

La tertiansation dc l'économie est un phénomène à la fois massif et multiforme. - L'augmentation des effectifs, entre 1975 et lgg2, est forte dans toutes les branches, mais varie de g o/o pour le tommerce à 27 o/o pour les services marchands. La croissànce des ( seryices non marchands,, c'est-àdire de l'État et de ses dépendances

directes, n'est pas spectaculaire, contrairement à ce qu" sug-

2t0

LES DEUX CLASSES MOYENNES ET L'ÉTAT

gèrent les débats ideologiques récents. Elle a atteint 10,8 o/o. A la veille de I'arrivée de la gauche au pouvoir, le développement du tertiaire prend en France une forme classique, américaine. Il ne correspond en rien à une cancérisation bureaucratique. Il est douteux que la brève expérience de socialisme radical des années 198l-1983, enterrée par le gouvernement de Laurent Fabius, ait beaucoup affecté l'évolution sur longue période de ces paramètres.

L'interprétation de ces chiffres ne peut cependant être poussée

trop loin, certains des domaines de croissance les plus remar-

quables de l'économie, comme la santé, n'entrant véritablement et simplement dans aucune des catégories définies par I'INSEE ou par les économistes en général. La médecine n'est, en France, ni publique, ni privée, ni marchande, ni non marchande. Financée par la Sécurité sociale, elle est exercée surtout par des praticiens iibres. Il s'agit d'un système mixte assez indéfinissable. Il existe. peu de secteurs économiques dans lesquels le génie français de

la simplification rationalisatrice s'exprime aussi peu. Est-ce la

il fonctionne aussi bien ? Les performances médicales françaises, telles qu'elles apparaissent à travers des taux de mortalité infantile très bas, par exemple, comptent parmi les plus impressionnantes du monde et placent la France dans le peloton de tête des nations développées. L'impossibilité de classer parfaitement des activités économiques et sociales de plus en plus diverses et complexes, techniquement et financièrement, ne peut cependant masquer I'existence de deux tertiaires distincts. Deux classes moyennes

raison pour laquelle

émergent, dont les qualifications professionnelles sont très proches, mais dont les fonctions économiques et les styles.de vie sont différents. L'une anime l'État et ses services sociaux, I'autre I'entreprise et I'activité marchande. Leui domination succède à celle des paysans, absolue, et à celle des ouvriers, relative. Mais le rapport à I'Etat, proche ou

distant, dédouble cependant, au moment même où il naît, ce nouveau monde social. La crise économique, qui souligne la sécurité du secteur social et les incertitudes du secteur marchand, a brutalement accéléré une prise de conscience de I'existence de deux classes moyennes, dont I'une vit de la redistribution de I'impôt et I'autre des revenus tirés par I'entreprise du marché libre. La distinction fondamentale est moins le caractère public ou

2tl

LA TRANSFORMATION SOCTALE

Croissance des branches tertiaires (197$19S2)

Efectils en 1975

Efectifs en 1982

Commerce

2 353 740

2 542 660

8,0

Transports et télécoms

|

l

358 160

6,8

Services marchands

3 r59 030

4 032 100

27,6 22,2

Location et crédit-bail immobilicr

27r 845

Croissance

en

7o

56 260

68 800

Assurances

r27 535

147 920

16,0

Organismes financiers

378 300

429 540

13,5

3 4t4 470

3 782 880

r0,8

Services non marchands

privé de I'emploi que I'origine réelle des revenus des salariés. Renault, EDF, la SNCF ei les entreprises nationalisées par la gauche en l98l relèvent du secteui public. Elles produisent cependant des biens marchands, qui doivent être acheiés par les consommateurs, même lorsqu'il y a monopole d'État. Les administrations d'État, I'enseignemênt, les hôpitaux fonctionnent au contraire hors marché ln vertu d'un principe de gratuité des services. Les salaires versés aux agents dè ce secteur réellement * socialisé de l'économie provienient intégralement " de la redistribution, fiscale ou non. Le néolibéralisme attaque indistinctement le secteur public d'entreprise et le secteur public social, sans bien distinguer les deux. En.pratique, on doit admettre qu'une différencé fonda-

mentale sépare les entreprfses publiques, dénationalisables parce

qu'elles tirent leurs revenus du mârché, des seryices sociaux publics, qui ne peuvent être dénationalisés parce qu'ils tirent

leurs ressources de I'impôt. ce noyau dur de l'État, massif sans être aussi envahissant qu'on veut bien le dire, définit cependant une nouvelle classe moyenne, dont la vie est spontanément socialiste. Les cadres et employés vivant des revenus de I'entreprise représentent une 3y!r:.c-lasse mbyenne, dont la vie suppôse h rèalisation d'un idéal libéral. Les discussions sur le rôle futur de l'État doivent tenir compte 212

LES DEUX CLASSES MOYENNES ET L'ÉTAT

de I'existence concrète de deux groupes à I'intérieur de ces classes moyennes qui deviennent le centre de gravité social du pays, de deux poles : I'un social, I'autre d'entreprise. Contrairement à ce que suggèrent certains lieux communs, le développement quantitatif des classes moyennes d'entreprise est tendanciellement beaucoup plus rapide que celui des classes moyennes socialisées. Il s'agit cependant de deux blocs massifs, inégaux mais de même échelle, dont le poids relatif n'est pas le même dans toutes les régions de France. Les classifications socioprofessionnelles de I'INSEE, logiques et efficaces, permettent d'étudier la répartition spatiale de ces deux grands blocs socioéconomiques et de calculer, pour chaque département français, vn taux de dépendance à I'Etat, mieux, à l'impôt, des nouvelles classes moyennes.

La dichotomie classes rnoyennes d'entreprise-classes moyennes socialisées est loin d'être parfaite. Elle met cependant en évidence certaines contradictions fondamentales du jeu économique et idéologique français. Le secteur social n'est pas, on I'a dit, le secteur public ; le secteur d'entreprise n'est pas le secteur privé. Les grandes entreprises publiques - SNCF, EDF-GDF, RATP, associées à la gauche dans I'inconscient collectif, Renault tombent du côté de I'entreprise.

-,

Les membres du clergé et les militaires, associés à la droite

conservatrice dans I'inconscient national, tombent ici du côté du secteur social. Les agents de la SNCF, de la RATP et d'EDF rejoignent ici les employés et cadres du secteur privé motivés en principe par

la recherche du profit. Les curés et les officiers retrouvent les instituteurs laiQues, parce qu'ils remplissent comme eux des fonctions sociales non marchandes, financées par des mécanismes de type fiscal. Les classes moyennes socialisées, quoique nombreuses dans la

région parisienne

qui contient le cæur de I'appareil d'Etat

français, font apparaître une disposition globalement périphérique dans I'espace national. Elles représentent plus de l2o/o de la population active dans la plus grande partie de la Bretagne et, surtout, le long d'un axe méridional Bayonne-Nice. L'ensemble de la frontière * est > est aussi assez bien pourvu en cadres et employés des services sociaux et d'enseignement' Les classes moyennes d'entreprise, un peu plus nombreuses 213

CARTE 34

Iæs classes moyennes socialisées

lliil

F.--_",---.]frl r' : : r:,

Départements où.les classes moy-ennes socialisées constituent plus de l07o de la population active en 1982

214

CARTE 35

Les classes moyennes d'entreprise

Part de la population active en 1982:

M

ffi ffi

plus de l47o

De 12 àr4vo De to à t2vo

215

LA TRANSFORMATION SOCIALE

Iæs deux classes moyennes salariées d'après la nomenclatuie des catégories socioprofessionnelles de I'INSEE (nileau 42) Classes moyennes

d'entrcprise

Classes moyennes socialîsées

.

.

(37)

.

Cadres administratifs et commerciaux d'entreDrise

Cadres de la fonction publique (33)

Professeurs, professions scientifiques (34)

.

Ingénieurs et cadres techniques d'entreprise (38)

.

Instituteurs et assimiles (42)

. Professions intermédiaires administratives et commerciales des entreprises (46) . Techniciens (47)

.

Professions intermédiaires

de la santé et du travail social (43)

.

. .

Employés administratifs d'entreprise (54)

Clergé, religieux (44) Professions intermédiaires

administratives de la fonction publique (45)

.

Employés civils et agents de service de la fonctiôn publique (52)

. Policiers et militaires I

I

Vo

/e

plus de

Ia population de

10,5 Vo de

plus de

15 ans

I5

(53)

la population '

de

ans

Les individus sont classés en fonction de ra catégorie socioorofessionnelle du chef de méryrge. Les nombres entie paiËnthèr;;;;ilo-i";

à la nomenclature INSEÈ.

globalement, sont au contraire concentrées dans une région centrale, organisée autour de deux pôles : grande région parisienne entre Beauvais, Rouen et ^ l-une

Orléans

:

- la région Rhône-Alpes, dans

sa totalité.

Les vallées de la Loire, du Rhône et du Rhin apparaissent

comme des zones secondaires mais importantes d'expànsion de

ces classes moyennes d'entreprise. cètte répartition est 216

sans

LES DEUX CLASSES MOYENNES ET L'ÉTAT

mystère : elle reproduit la carte générale de la croissance du teitiaire et de la nouvelle industrie, deux secteurs neufs dont

les cadres, les employés et les techniciens constituent la substance humaine. Très logiquement, les activités socialisées semblent rejetées hors de la zone de dynamisme économique principal. L'action autonome de l'État compense des désavantages naturels ou acquis. Le contraste des deux cartes représente assez largement le iésultat d'une politique consciente : gouvernants et députés s'efforcent, depuis toujours, de diriger les investissements sociaux de l'État vers les régions défavorisées, dans un légitime souci d'égalisation.

Seul le poids des classes moyennes socialisées sur la fa.ç1{e méditerranéenne peut sembler une anomalie. Il ne s'agit nullement d'une région déshéritée, périphérique au sens large : la

ruée vers le soleil des immigrants du Nord et des touristes a mis la Méditerranée au centre du système économique français. Il faut donc chercher à I'abondance des employés publics (ils sont la catégorie fine responsable du poids du secteur social dans le Midi) une explication spécifique. On ne peut s'empêcher de supposer I'existence, dans cette région, d'un style particulier de géslion municipale, fabriquant en série des employés de maiiie. La très ancienne tradition urbaine du Midi romain a peut-être été réactivêe par les revenus tirés du tourisme- On peut imaginer un modèle (qu'il faudrait vérifier par des études locales fines) selon lequel I'argent prélevé sur les touristes par I'impôt local est généreusement redistribué aux populations sous formes de prébendes municipales. La vérification de ce jeu d'hypothèses révélerait I'existence d'une continuité historique réellement impressionnante de la Provincia romaine à la Provence ou au Languedoc français : la persistance, de l'époque impériale romaine à l'époque républicaine française, d'un petit soCialisme, d'échelle municipale, greffé sur les traditions de la ci1é antique, villageoise ou urbaine, plutôt que sur celles de I'Etat-nation né de la Révolution de 1789.

2t7

LA TRANSFORMATION SOCIALE

IXpendance à I'impôt des nouvelles classes moyennes

Globalement, les nouvelles classes moyennes salariées ne

représentent encore, vers 1982, qu'un peu moins du quart de la population active (22,5 o/o). ElleJ restent moins pesantes numériquement que la ouvrière, en grande pârtie parce que -classe leur définition est ici très étroite : eile Iaisse dô côté ies professions libérales et les commerçants, qui ne vivent pas^ d'une activité salariee. ces nouvelles classei moyennes saËriées, en expansion.rap-ide, représentent pourtant déjà le centre de gravité de la société française. une augmentation âe leur masse rélative dans le système national est probable durant les prochaines

décennies.

peut, à titre expérimental, essayer d'évaluer .lesonforces respectives

ce que seraient

des c/csses moyennes socialiiées et des classes moyennes d'entreprise dans une société exclusivement constituée de classes moyennes salariées. Les deux groupes s'équilibrent à peu près : 10,5 o/o pour les classes moyennes socialisées, !2:/o pour les classes moyennes d'entreprisé dans I'ensemble d9 la population. une société homogène ïe classes moyennes salariées comporterait donc 47 o/o de clâsses moyennes socialisées et 53 o/o de classes moyennes d'entreprise. La simple lecture de ces chiffres indique que le débat aôtuel sur le rble de l'État.ne.permettrait pas i. oèl"grr une majorité claire dans cette société fictive de classes moyennes, mêmè si les conduites ideologiques des individus étaienl dictées par I'intérêt économique immédiat - ce q-ui n'est pas le cas. on ne pourrait guère qu'obtenir deux blocs de taille à peu près égale : - 47 o/o des classes moyennes salariées vivent de la redistribution de l'impôt; - 53 o/o des mêmes classes moyennes vivent de I'activité d'en-

treprise.

L'effondrement numérique de la classe ouvrière ne menace donc pas réellement I'idéaL du socialisme redistributif. pour une raison très simple : le socialisme est aussi I'affaire des classes moyennes ou, du moins, d'une partie d'entre elles.

Les variations dans I'espace français du rapport de force

2t8

CARTE 36

Dépendance à l'État des classes moyennes salariées

@ W

Départements où le poids des classes moyennes socialisées I'emporte suf celui des classes môyennes dtntreprise

2t9

LA TRANSFORMATION SOCIALE classes moyennes socialisées-classes moyennes d'entreprise sont

remarquablement claires

:

-

dans trente-six- départements sur quatre-vingtdix, les classes moyennes socialisées constituent la majorité locale au sein des classes moyennes salariées ; - dans cinquantequatre départements sur quatre-vingtdix, ce sont les classes moyennes d'ehtreprise qui dorninent. Ce calcul. simplifie I'opposition'centépCripf,erie.

'

L'ensemble

du Bassin- parisien et les vallées oe la Loire, du Rhône et du Rhin défi4ssent une grande règiàn à" aÀinution moyennes Bret{ne, r; grand .d,entreprir".-iu *.t-, *:.st-.-r sto-uuest' les. Alpes du sud et une partie de |Est, entre ùeuse et Jura' constituent au contraire des bastions dans lesquels les classes moyennes socialisées constitueni classes

i;i,

;; ;"j*iiaàl;

moyennes salariées. La force relative des ciasse, .oy"nn* socialisees dans le s,uapu9g1 est parriculièremeni-rr-rquuute. r)ans cette.légion, ra familre ro,i.h" semble réalisé son idéal de dépendance à l,État. ""oi, lt.inement activation par É droite du thème néoliberar ne peur que _-Yo" provoquer des réactions différentes dans les diverse, iciionr'à, Fran99 : positives au cenrr.e au aisposilii ,u, sa périphérie, où la redistribution de l'impôt ";i*;i;;giiiu., ;;;r-i;'"i, même

des classes moyennes.

contradicti* a;"îtuJ;i;; l;térrssante

que près de la moitié des trente-six départeme;t, Ë;hcriquis dominés par les classes moyennes iliJË;;-;;;i;;ffitionnellement orientés à droite. La ioritiqu.-rrt que d'intérêt. on doit.cepenôant sàuhgner"r"idà; ô;h; autant l'inefficaciiè

frobable mylhe néolibérar, ieagpnien, à"-n, une bonne p'artie $u de I'ensemble francais, ei, res -a3nq.À potentiels qu'il reôère pour

la partie périphérique (c'esr-àdTre câthoriqu;J à"

l"'ài"itr.

13

Les étrangers dans la cité

Le phénomène de I'immigration est en France I'effet de deux logiquês, I'une traditionnelle et d'échelle nationale, I'autre récente et d'échelle mondiale. Logique traditionnelle

: la France,

dont le taux de natalité

baissà un siècle avant celui des autres nations d'Europe, eut très vite besoin d'un certain apport extérieur pour assurer la croissance, ou même, avant guerre, la pure et simple stabilité démo. graphique de sa population. A partir des années 20, les vagues irigratôires se sucôèdent, dont les plus importante-s sont italieines, espagnoles, portugaises et nord-africaines enfin. ce dernier stade, portugaii et nord-africain, ne peut cependant plus être considéié comme spécifiquement français dans sa logique. Dans le courant des années 60, le phénomène de I'immigration se généralise en Europe, avant même I'effondrement de la fécondité, qui date des années 1965-1975. La Grande-Bretagne accueille del Pakistanais et des Antillais, I'Allemagne des Turcs,

la Suisse des ltaliens. Plus tardivement, dans le courant des années 70, les États-Unis, qui avaient mis en place dans les

politique de restriction de I'immigration en pro' : du Sud hispano-américain, mexicain, un mouvement migratoire clandestin

années 20 une

venance d'Europe, voient leurs défenses tournées

àe grande ampleur s'amorce, loin d'être encore maîtrisé en 1988. Ùans le câs de I'Europe occidentale, la généralisation du phénomène migratoire, dans les années 60, correspond à une iogique certaine, culturelle autant qu'économique. Béaucoup plus que leurs prédécesseurs d'avant guerre, les immigrés rêcènts oècupent une place spécifique dans la hiérarchie sociale de I'Europe. Le passé ne doit pai être idéalisé. L'intégration des immigrés 221

LA TRANSFORMATION SOCIALE

f3i! en général, par le bas de la société française, par I'usine. Mais il y avait, avant guerre, des exceptions. rés ruifi d'Europe centrale furent assimilés aux niveaux intermédiaires de la structure économique et culturelle nationale; les travailleurs manuels en provenance d'Italie, fréquemment Toscans, peuplèrent I'arti:anat qualiûé autant que -les usines. En pratiquô, le niveau d'intégration d'un groupe en provenance de i'etrungér n'est pas principalement fonction du degré de résistance d'e la socièté d'accueil..Il dé.pend surtout duhiveau culturel et professionnel des familles d'immigrés. une famille d'Europe ôenlrale dans 19

laquelle on a l'habitude de faire des étudei secondaires ou supérieures ne. produira en aucune circonstance des oS pour la société française. une farnille toscane dans laquelle on sait lire

et écrire, et où I'on

possède une tradition artiianale solide, ne contribuera pas à la-formation d'un prolétariat non qualifié. Le niveau culturel des immigrés s-'installant en Fiance n'est pas une constante historique. une baisse tendancielle peut être observée. Il est difficile d'ôbtenir le taux d'alphabétisation exact de populations migrantes, mais on peut, en première approximation, comparer les taux d'alphabétisation dls pays d'ôrigine, aux époques de départ, pour sâisir cette évolution.'

Taux d'alphabétisation des pays de provenance des principales catégorld d'imirigrés

(1970) (1930) Espagne (1920) Portugal

Italie

(1930) Algérie (1970) Maroc (1970)

7to/o 77

o/o

58

o/o

Portugal

30o/o 260/o

2lo/o

cette chute de niveau culturel, mesurée ici d'un point de vue hexagonal, ne doit pas faire oublier qu'en Algérie Maroc, comme dans I'ensemble du tiers mondè,le taui d'alphabétisation est en augmentation rapide.

ri.u

Reste- que jamais l'écart culturel entre population migrante et population d'accueil n'a êtê en France ausii grand. Lôrsque

les premiers travailleurs italiens arrivèrent dans-le Midi

di h

France, dès le milieu du xrx" siècle, de larges régions de I'Hexagone contenaient encore des proportions importàntes d'analpha222

LES ÉTRANGERS DANS LA CITÉ

bètes. L'arrivée des travailleurs nord-africains, analphabètes en

majorité et porteurs d'une culture purement orale, se produit

dans un pays qui atteint la phase II de sa révolution culturelle, où le phénomène caractéristique est le gonflement des effectifs scolarisés dans I'enseignement secondaire. Le seul examen des données de scolarisation suggère donc I'existence d'une coupure d'un genre nouveau et la possibilité d'une marginalisation des travailleurs nord-africains.

Un sous-prolétariat L'insertion des travailleurs étrangers dans les hiérarchies socio' professionnelles françaises est sans surprise. Au recensement de \982, les étrangers constituent 6,6 o/o de la population active, 13,3o/o des ouvriers, 17,7 o/o des ouvriers des ouvriers agricoles.

non qualifiés, 18,3 o/o

Une hiérarchie interne à I'immigration est également évidente : plus le pays d'origine est alphabétisé, plus la proportion d'ouvriers qualifiés est élevée au sein de la communauté correspondante ; 57 ,2o/o de qualifiés parmi les ouvriers français, 55,3 o/o parmi les Italiens, 51,1 o/o parmi les Espagnols, 407o parmi les Portugais, 36,10/o parmi les Algériens, 31,5 o/o pârmi les Maro' cains. La puissance explicative de la variable culturelle est ici particulièrement évidente.

Geographie de I'immigration

La répartition dans I'espace français des travailleurs immigrés

lors du recensement de 1982 ne confirme cependant que très imparfaitement I'hypothèse d'une logique purement économique

à l-'importation de main-d'æuvre. Même s'ils sont en majorité

ouvrieis, les travailleurs étrangers ne sont pas installés là où se trouvait I'industrie la plus ancienne, la moins qualifiée. Le coefficient de corrélation associant proportion d'étrangers dans la population active et pourcentage d'individus travaillant dans 223

CARTE 37

L'immigration

Proport ion d'étrangers dans la population en 1982:

ffi ffi ffi

Plus de 9%

De 5,5 à

9Vo

De 4 à 55%

224

LES ÉTRANGERS DANS LA CITÉ

I'industrie n'est que de + 0,27, c'est-àdire très faiblement signi-

ficatif. La carte des proportions d'étrangers en France n'est donc pas celle de I'industrie. Elle a cependant une allure tout à fait familière. Elle suit les voies de communication : les grandes vallées de la moitié est du pays - Rhône, Rhin, Seine - et le premier réseau d'autoroutes. En 1982 comme à l'époque de la conquête romaine, la moitié ouest du pays est à peine affectée par I'immigration. La permanence des contraintes spatiales, au terme de deux mille ans de progrès technologique, est tout à fait frappante. La répartition actuelle des immigrés dans I'espace français ressemble étonnamment à celle de I'implantation romaine

durant les siècles qui suivirent la conquête de

la Gaule.

Le

système Rhône-Rhin-Seine était alors, comme aujourd'hui, abso' lument fondamental. Il est cependant difficile d'affirmer que I'on est ici en présence d'une causalité simple, purement spatiale. Le système sociogéographique Rhône-Rhin-Seine n'en est pas, dans ce livre, à sa première apparition. Elargi à la basse vallée de la Loire, il était déjà clairement dessiné par la carte représentant les classes moyennes d'entreprise. y a là plus qu'une coïncidence. L'expansion simultanée, dans les mêmes régions, du nombre des employés et cadres de nationalité française et du nombre des travailleurs manuels d'origine étrangère révèle I'existence de puissants phénomènes de complémentarité. Le calcul statistique confirme I'examen optique. Le coefficient

Il

de corrélation associant force relative des classes moyennes

d'entreprise dans la population active et pourcentage de travailleurs immigrés est élevé, égal à + 0,65. Nouvelles classes moyennes d'entreprise et immigrés définissent ensemble un type nouveau de société, problématique.

Un nouveau système de castes ?

La nouvelle société, économiquement dynamique, qui se met

en place entre 1960 et 1980 le long des axes fluviaux

et

autoroutiers, fait de la France un monde dur, parce que polarisé. Il y a, d'un côté, une nouvelle classe moyenne, française d'ori225

LA TRANSFORMATION SOCIALE

gine, en ascension sociale rapide, qui accède au monde propre des bureaux, des stylos à bille et des terminaux d'ordinateur; il y a, de I'autre, un groupe de manæuvres et de travailleurs manuels analphabètes, spécialisés dans les tâches industrielles ou d'entretien les plus sales et les plus répétitives. Toutes les différences inégalités se superposènt. un tableau synthétise -et cette nouvelle polarité.

Travsilleurs immigrés

Classes moyennes

Mauvaise maîtrise de la langue

Français langue maternelle

Analphabétisme

Diplôme égal ou supérieur au BEPC

Travail manuel non qualifié

Travail de bureau

Religion musulmane

Catholicisme ou tradition laique

française

Ce schéma simplifié ne s'applique parfaitement qu'aux travailleurs nord-africains. Les immigrés- portugais occupent une position intermédiaire : ils sont moins anàtphabètes et dè refigion catholique.

Maiq jamais la société française, qui accoucha vers l7g9 de ^ I'idée d'homme universel, n'a êtê ausii près de se structurer en système de castes de type indien, affèctant certaines tâches économiques considérées comme impures à une catégorie d'hommes considérée comme extérieuré à la société elle-méme. ce point- n'est pas atteint. Mais il était en vue lorsque s'ouvrit la crise économique de 1974. La montée du Front national ne doit pas faire oublier le principal : une société inacceptable était obJectivement en train {e se mettre en place, dans I'indifférence générale, à la veille

{9 .lu _crise, particulièrement nette autour du Rhin-Seine.

226

système Rhône-

LES ÉTRANGERS DANS LA CITÉ

Schizophrénie prolétarienne

La polarisation de la société française le long du système Rhône-Rhin-Seine crée deux catégories, les nouvelles classes moyennes et les immigrés, dont les rôles, satisfaisants ou non, sont également clairs. La véritable angoisse naît de I'incertitude, de I'ambivalence. Les travailleurs manuels " français ", dans les régions les plus touchées par la polarisation ethnologique du système économique, sont soumis à une tension socioculturelle difficilement supportable. Français, ils sont les laissés-pour-compte de I'expansion culturelle et de I'ascension sociale des deux décennies précédentes. Leur situation objective rappelle celle des travailleurs immigrés, alors qu'ils auraient pu, comme les autres Français, profiter de cet apport de maind'@uvre extérieure. Eux ne profitent pas du travail des nouveaux esclaves de la société française. Ils se sentent au contraire menacés d'une dégradation relative de statut, même lorsque leur niveau .de vie s'élève. L'immigration contribue donc puissamment, à sa façon, à la décomposition de la classe ouvrière. A la diminution globale des effectifs, elle ajoute un phénomène de scission interne. Cette division s'opère selon des clivages ethnologiques, religieux, culturels, particulièrement durs et tranchés. L'apparition massive du travail immigré dévalorise les thèmes idéologiques socialistes, communistes ou marxistes fondamentaux. Le prolétariat n'est plus un être mystique, exploité durement, appelé, par sa dégradation même, à une régénération; il devient purement négatif, un lieu de décomposition plutôt que de réhabilitation morale. Un lieu dont on veut sortir.

A I'Ouest: les immigrés de I'intérieur La seule discordance géographique importante entre classes moyennes d'entreprise et travailleurs immigrés concerne I'Ouest 227

LA TRANSFORMATION SOCTALE

de la France. A I'intérieur du polygone caen-Rennes-NantesTours, les classes moyennes d'enireprlse sont en forte croissance numériq_ue, mais les travailleurs étrangers sont très peu nombreux. cette exception est la confirmàtion d'une règle : celle qui veut que I'industrie nouvelle se nourrisse d'une main-d'æuvre vierge de qualifications et d'habitudes. L'Ouest est en France la dernière région d'exode rural, qui transfère entre 1960 et 1975 ses ultimés excédents démogiaphiques de la campagne vers la ville. La nouveile industrie utilise

donc dans I'oueit

tes

ouvriers d'origine locare, enfants de paysans, mais homologues tout de même des travailleurs immigrés

de la moitié est de I'Hexagone. Economiquement, les évolutions de I'Est et de I'ouest sont très comparables. La basse vallée de la Loire s'industrialise et se tertiarise suivant une logique spatiale et marchande qui ne se_ distingue en rien de celle qui tiansforme re système RhôneRhin-seine. Les mécanismes anthropologiques iont cependant

distincts. A I'Ouest, un processus ilassique, plus typique du xrx" siècle que de I'an 2000, transforme dès ruiaux en uibains, des autochtones. paysans en autochtones ouvriers, employés ei cadres. A I'Est, la spécialisation des tâches industrielles s'appuie

sur un clivage ethnologique : employés et cadres sont des au1ôchtones. Les ouvriers sont de plus en plus des étrangers immigrés. cette différence entre les transformaiions économi{ues de I'oiuest

:t 9. I'Est apparaîtra capitale lorsqu'il faudra eipliquer l'évolution récente du clivage droite-gauche, la dérivè rèlative de

I'ouest vers la gauche, la dérive relative de |Est vers la droite.

Nouveaux espaces économiques, anciens espaces ideologiques

La société fortement polarisée qui se développe autour du système Rhône-Rhin-Seine, à la suite de ra tertàiisation et de I'immigration, ne respecte pas les clivages anthropologiques et i^deologiques anciens. Elle intègre, simulànément, ùne iegion ae .parisien-, famille nucléaire égalitaire, lè cæur du Bassin deux zones de famille souche, I'ensemble Rhône-Arpés et l'Âlsace,

une région partiellement communautaire, la provence. sur le plan idéologique, le Bassin parisien et la provence relèvent de 228

LES ÉTRANGERS DANS LA CITE

I'espace déchristianisé, I'ensemble Rhône-Alpes

et I'Alsace

de

I'univers catholique. On ne peut affirmer a priorf que les vieilles forces anthrope logiques et idéologiques jouent encore un rôle dans ces sociétés locales, bouleversées par des flux migratoires intenses, français autant qu'étrangers. L'analyse de la crise des systèmes politiques régionaux révélera cependant des réactions provinciales spécifiques, partiellement guidées par les pesanteurs idéologiques les plus traditionnelles.

Reconversion et assimilation : des phénomènes transitoires

La modernité des années 60 et 70 n'est pas une modernité absolue. L'expansion de I'automobile, de l'équipement ménager, qui utilisèrent une quantité non négligeable d'ouvriers non qualifiés, fut probablement la dernière manifestation du mode ancien d'industrialisation. L'automation, qui s'appuie désormais sur le développement de l'électronique, fait un nouveau bond en avant, dont I'ampleur permet d'entrevoir une disparition définitive du travail déqualifié. C'est I'OS des années 60 qui est aujourd'hui menacé par I'automation. Et ce sont effectivement les branches industrielles employant une large main-d'æuvre étrangère, comme I'automobile, qui entrent en crise dans le courant des années 80. Cette reconversion douloureuse a un aspect positif. Elle casse net la constitution de la société de castes. Les transformations économiques des années à venir n'entraîneront pas le gonflement d'une basse caste d'immigrés exploités, mais I'augmentation d'un parc de robots. La question de I'immigration est donc posée au moment même où elle cesse de devenir dramatique, au moment même où I'inversion des tendances économiques garantit une solution à moyen terme et évite le pire à la société française. L'absorption d'une population étrangère constituant, au recensement de 1982, 6,60/o de la population active n'est pas, pour la société française, un objectif insurmontable. L'analyse anthro-

pologique permet d'évaluer plus précisément I'ampleur et les

limites du problème. Elle interdit une approche optimiste abstraite, niant la,profondeur des différences entre populations. Elle interdit également 229

LA TRANSFORMATION SOCIALE

de considérer ces différences comme définitives et non résorbables. Flle suggère que le problème de I'immigration ne sera pas réglé el ginq ou dix ans, mais en vingt-cinq, temps minimal nécessaire à I'accomplissement du processus d'assimilation.

Anthropologie de I'immigration l. Italiens, Espagnols, Portugais

C'est une banalité que de souligner le caractère parent des immigrés latins des années 1920-1980. Italiens, Espagnols, portugais parlent des langues voisines du français, pratiquent ou ne pratiquent pas - une même religion catholique. Dans

leur cas, le problème de I'assimilation semble se réduire

à

I'apprentissage d'une variété différente de langue latine. vision exacte, dans une certaine mesure, qui sous-estime sans doute un peu le poids des écarts culturels tels qu'on peut les mesurer en termes d'alphabétisation. Mais, on I'a vu, même ces écarts étaient moins importants que ceux séparant les Français actuels

des travailleurs nord-africains. La description en termes de Iatinité simplifie cependant la situation, ét gomme des différences importantes entre Italiens, Espagnols et portugais, qui eurent leur importance dans l'évolution idéologique de la crasse ouvrière de I'Hexagone. Une-description en termes de systèmes familiaux permet une . vision beaucoup plus diversifiée : le monde des immigrés d'origine latine apparaît alors globalement aussi complexe, du point l. yu. anthropologique, que le monde des provinces françâises. Trois types familiaux majeurs sont repréientés. chacun des groupes immigrés - Italiens, Espagnols, portugais - peut être considéré comme le vecteur principal de I'un d'entre eux. Les types familiaux représentés ne sont pas ceux de I'Italie, de I'Espagne, du Portugal, mais des proviices italiennes, espagnoles

ou portugaises dont proviennent les immigrants arrivés en France entre 1920 et 1980. Il existe en effet dans ces trois pays latins une- géographie familiale, qui sans être aussi diverse que celle de la France, est cependant aussi nette.

Le type familial le plus fréquent chez les immigrés italiens

est sans doute celui de la partie centrale de la Botte,n, de type " 230

LES ÉTRANGERS DANS LA CITÉ

communautaire, autoritaire et égalitaire, fondé sur une étroite interaction entre parents et enfants et sur une grande solidarité entre frères. Le système familial des immigrés espagnols est celui de la moitié sud de la péninsule Ibérique, nucléaire égalitaire,libéral dans les rapports entre parents et enfants, égalitaire dans les rapports entre frères. Le système familial des immigrés portugais est celui du Nord de la péninsule lbérique, de type souche, autoritaire dans les relations entre générations et non égalitaire dans les relations entre frères. Cette diversité reproduit celle des provinces françaises. Elle ne déborde jamais la gamme de variations possibles offerte par I'Hexagone lui-même : - le système familial de I'Italie centrale est proche de celui du Centre-Limousin; - le système familial de I'Espagne méridionale est équivalent à celui du Bassin parisien; - le système familial du Portugal septentrional est identique à ceux de I'Alsace ou du Pays basque. Dans chacun de ces trois cas, la correspondance établie entre type familial et système agraire au chapitre 4 est de nouveau vérifiée : - I'Italie centrale, communautaire sur le plan familial, est une région de métayage comme le Centre-Limousin; - I'Espagne méridionale, nucléaire égalitaire, est une région de grande exploitation, dont la population comprenait à I'origine une majorité d'ouvriers agricoles, comme le Bassin parisien; - le Portugal septentrional, où domine la famille souche, est une zone de propriété paysanne, comme le Rouergue, le Pays basque ou I'Alsace. A cette variété des systèmes familiaux et agraires correspond, très naturellement, une variété de systèmes idéologiques. Et, parce que les relations entre structures familiales et systèmes idéologiques sont d'essence universelle, les correspondances sont, dans les provinces italiennes, espagnoles ou portugaises, les mêmes que dans les provinces françaises. L'Italie centrale, de type familial communautaire, est dominée par une gauche de

type communiste. L'Espagne méridionale, de type familial

nucléaire égalitaire, est traditionnellement contrôlée par,une

gauche de type anarchosocialiste. Le Portugal septentrional, de

23r

LA TRANSFORMATION SOCIALE

type tamilial souche, est I'un des bastions européens de la droite catholique. chacune des trois vagues latines était donc porteuse d'une culture familiale et idéolôgique spécifique, qui n. fut pas immédiatement résorbée par le milieu à'accueil. La composante idéo logique en particulier ne fut pas instantanément annulée par I'intégration à Ia classe ouvriè}e française, celle-ci étant elleTêTr fragmentée par ses attitudes idéôlogiques régionales. une

étude systématique de I'intégration p6ti^tiqu. -ars diverses

communautés ouvrières latines n'a jamâis été faite mais clair_que les réactions furent spécifiques :

- Les immigrés italiens

peuplèrènt en provence

il

est

le parti

communiste local, en conformité avec leurs traditions d'origine. - Les immigrés espagnols s'alignèrent aussi, quoique rnoins nettement, sur les diverses tendances de gauche du spectre

politique français. - Mais les immigrés portugais, catholiques et de droite, res-

tèrent largement réfractaires â I'influence communiste. réactions politiques différentes ne furent pas étudiées par .lesces sociolog-ues de tradition marxiste qui seuls pouvaient avoir accès aux faits, par I'intermédiaire du parti communiste. Elles sont cependant bien connues des militants des années 60 et 70. - La passivité réactionnaire des immigrants portugais, succédant à I'enthousiasme révolutionnaire de làurs pr^édé."ir"u.r italiens, fut^pour le PCF une douloureuse surprise'. On- peut considérer que l'immigraiion, par pur hasard ethnologique, renforça le Parti communiste dàns les années 19301950, et I'affaiblit, au sein même du monde ouvrier. dans les années 60 et 70. - L'image d'une immigration latine paisible et non problémaIgue est-donc purement mythique. Auèun des grouper - Itali"nr, Espagnols, Portugais - ne cessâ du jour au lendemàin d'être luimême et ne fut dépouillé par un simple voyage en chemin de fer de sa spécificité ethnolôgique. ...chacun d9 ces groupes influença par contre, immédiatement, l'évolution idéologique globale de la classe ouvrière française : aucune immigration n'est purement passive.

232

LES ÉTRANGERS DANS LA CITÉ

Anthropologie de I'immigration 2. L'Afirtque du Nord Les systèmes familiaux d'Italie centrale, d'Espagne méridionale ou du Portugal septentrional ont malgré leurs différences un double point commun. Sans être féministes, les systèmes de I'Europe n'affectent jamais à la femme un statut très bas; ils n'encouragent jamais la pratique de mariages consanglins. Le système familial typique de la majeure partie du monde arabe, au contraire, présente ces deux caractéristiques. Il est vigoureusement antiféministe, aspect bien connu et parfaitement perçu de la majorité des Français. Il correspond souvent à un système de mariage endogame selon lequel le mariage entre les enfants de deux frères est considéré comme idéal. A travers I'ensemble du monde musulman, la fréquence relative des mariages entre cousins germains varie effectivement entre l0 et 30 o/o du total des unions.

En termes ethnologiques conventionnels, les systèmes familiaux européens doivent être décrits comme bilatéraux, parce qu'ils accordent des places équivalentes aux ascendances paternelles et maternelles, et exogames, parce qu'ils exigent un mariage hors du groupe familial d'origine. Le système familial arabe doit être décrit comme patrilinéaire, parce qu'il affirme

la primauté de I'ascendance paternelle, et endogame, parce qu'il favorise le mariage à I'intérieur du groupe familial d'origine. La différence principale entre Europe et Afrique du Nord concerne donc, malheureusement, le mariage, élément central du mécanisme d'assimilation. Deux communautés exogames ayant des conceptions voisines de la relation idéale entre hommes ei femmes n'auront aucun mal à fusionner, par le mariage justement de leurs enfants. L'existence de conceptions opposées de la nature idéale du lien conjugal rend au contraire la fusion des communautés par intermariage problématique. Concrètement, c'est la conception musulmane classique du statut de la femme qui freine I'intégration de la communauté nord-africaine en France. Il y a là un conflit culturel qui n'a en lui-même den à voir avec le racisme classique. La tradition révolutionnaire 233

LA TRANSFORMATION SOCIALE française et I'islam,sont deux d.es systèmes idéologiques les plus fortement universalistes et antiraciites existant dans le monde. L'affrontement ne vient pas du sentiment de supéri-itl de I'une ou de I'autre communauté, mais de I'existence dà deui rtru.turæ anthropologiques différentes et incompatibles. . L'intégration de la communauté nord-africaine implique une destruction du fonds althropologique arabe pui r. .uiiure française- majoritaire. Le c_ode-civii, àéfrnrrur'd; i; Àànogamie, le Coran, qui aurorise quatre épouses par jrtl. :1r_ply nomme marié. _gue Tout respect exagéré de ra différencè, thèmè à la mode, dont on ne saif plus trèi bien s'il ;ï; ilthe ou de droite,^ne peut avoir qu'une issue : la constitutioï d; ghettos nord-africains. L'examen de la jeunesse nord-africaine des banlieues parÈ sienne, lyonnaise ou marseillaise indique clairem;;l q;, re pro cessus de destruction du modèle familial amorcé. La survie d'u-n système anthropologique "n.i.n-Lrtiirgr,nrn, ao,nine, numériquement et culturellernent, paraît unà i.ffiiuiriiè. -Lu structure familiale n'est pas à cê point soride. Eilt;;;; freiner, résister. Elle finira par casser. Les immigrés de la deuxième génération, nés en France, et

qui parlent français mieux qu'aribe, n, ,rièurnt Jéjà plus de leur univers d'origine. Ils sont les acteurs et les victimes d,un processus de déculturation-acculturation particulièrrÀrnt brutal,

pour les hommes que pour les femmer à,orilinË t}:j-r1t-:ncore argenenne ou marocaine. Qygl que soit I'attachement des filles d'immigrés à leur milieu traditionnel, elles. peuvent trouver dans l'intégtitià" a Ë société

Irançane l'occasion d'une émancipation, d'une libération. Les jeunes hommes d'origine nord-africaine subisseni .ontraire en France une doublè dégradation de statut : placés "uen bas de l'échelle sociale, ils font.de p^r.us |expérirn"" d[;;;ég"tion de leur statut traditionnel de mâles domrnateurs.

La troisième gérÉration L'existence de différences importantes entre systèmes fami-

liaux européens et nord-africains n'implique n"ùi",nrnt un" 234

LES ÉTRANGERS DANS LA CITÉ

impossibilité du processus d'assimilation. Elle suggère seulement que I'intégration se fera en deux temps, en I'espace de deux générations plutôt que d'une, comme ce fut le cas pour les immigrés italiens, espagnols ou portugais. Un enfant de travailleur italien, espagnol, portugais, né ou élevé en France, est absolument impossible à distinguer, culturellement, de ses homologues français. Les immigrés de la u deuxième génération u gardent quelques traits spécifiques, pouvant entraîner un certain degré de marginalisation, pour les hommes particulièrement. Leurs enfants, par contre, seront des Français typiques, descendant des Gaulois comme les autres.

I4

La troisième crise du catholicisme

Entre le xtt" et le xx" siècle, I'histoire de l'Église ressemble succession de batailles régionales et de replis géographiques. Dans un premier temps, les hérésies médiévales et le

à une

protèstantisme affaiblissent I'orthodoxie catholique dans le Midi non méditerranéen et le Nord extrême. Dans un deuxième temps, la Révolution française expulse du Bassin parisien et de?rovence

I'autorité de l'Église romaine. Cependant, jusqu'au début des années 60 du xx" siècle, un catholicisme austère et efficace, qui admet depuis 1870 le principe de I'infaillibilité pontificale, reste puissant, apparemment invulnérable, dans une constellation de bastions périphériques basques, rouergats, savoyards, angevins, bretons, alsaciens, franc-comtois. Entre 1965 et 1982, ces bastions mêmes sont pulvérisés par une révolution mentale aussi hostile au catholicisme que I'hérésie cathare, la révolte vaudoise, la Réforme protestante ou la Révolution française. La destruction de I'auiorité de l'Ég[se dans ces bastions périphériques constitue une troisième crise du catholicisme français, que I'on peut considérer comme terminale, dans la mesure où les régions concernées étaient les dernières fidèles. Entre 1945 et 1969, une certaine tendance au fléchissement de la pratique religieuse est manifeste. Mais, après 1965, tous les indicateurs plongent, dans toutes les régions, qu'il s'agisse de I'assistance à la messe, de la communion pascale, de la confession.

Plus impressionnant encore est I'affaiblissement de I'appareil

de l'Éghsé, qui semble incapable d'assurer son renouvellement en hommes. Les bastions catholiques cessent d'alimenter en prêtres les paroisses et les couvents. Le recensement de 1982 237

LA TRANSFORMATION SOCIALE

donne une illustration saisissante du déclin de I'encadrement religieux au niveau national. on peut calculer le nombre de membres actifs du clergé par tranche d'âge de cinq ans. L'image d'un déclin massif-et continu apparaît : lg prêtrès actifs poir

l0 000 personnes dans le groupe d'âge 60-40 ans, seulement 4 pour l0 000 personnes dans le groupe 25-29 ans.

Clergé : membres actifs en 1982 pour l0 000 personnes du groupe d'âge 2O-24 ans

2,6

25-29 ans

3,7

30-34 ans

5,0

35-39 4O-44 45-49

ans ans ans

7,5 13,0 15,7

ans ans 6G64 ans 5G54 55-59

21,4 29,1 38.1

Entre 1975 et 1982,l'effondrement humain est particulièrement net dans les communautés religieuses, qui se vident. Le nombre des moines tombe, en sept àns, de Il gZO à I I 520, celui des sæurs, de76 500 à 35 500. cette désertion des couvents évoque irrésistiblement la Réforme protestante, dont I'une des revendications et des réalisations majeures fut la suppression du clergé régulier. Seulement, la crise actuelle est silenôieuse. Elle gsj.une disparition spontanée plutôt que I'effet d'une agression. L'absence d'ennemi idéologique n'implique cependant ias I'absence de causes. L'évolution de la culture et dei mæurs èxplique

assez bien cette crise terminale.

La deuxième révolution culturelle idéologique, dans la _ La crise .p-rotestante était I'expression -le France méridionale comme dans monde ge.manique, d'une montée du niveau culturel. La diffusion hors du monde clérical de la culture écrite remet alors en question l'autorité des prêtres. Luther revendique le droit de tous à la parole de Dieu. -n Nous sommes tous prêtres. Le catholicisme contre-réformé se définit " alors négativement, par son désir d'autorité, mais aussi par son 238

LA TROISIÈME CRISE DU CATHOLICISME

refus du progrès culturel. Il ne veut pas d'un accès de tous aux textes sacrés. Il ne tient pas à ce que les fidèles comprennent et discutent les paroles du prêtre. Le catholicisme perçoit la culture comme une menace. Il crée des écoles, Pour résister à la concurrence protestante dans un premier temps, à la concurrence révolutionnaire dans un deuxième, mais il est fondamentalement hostile au progrès, à la liberté de I'esprit dans le sens le plus général de I'expression. Le déclin culturel relatif des régions catholiques d'Europe, évident dès le xvlI" siècle, face au dynamisme protestant, montre que cette attitude fondamentale de I'Eglise n'est pas dénuée de conséquences. Le catholicisme bloque effectivement le développement des régions de famille souche qui auraient pu décoller dès le xvt" siècle. On doit ici évoquer la thèse de Max lVeber sur le caractère économiquement progressiste du protestantisme, pour souligner son caractère incomplet. Weber exagère I'importance de valeurs économiques, de I'attitude vis-à-vis du profit, en particulier. Mais, surtout, il inverse la causalité fondamentale. Cherchant à expliquer I'avance des régions protestantes et le retard des régions catholiques, il suggère que le protestantisme accélère le changement. C'est en réalitê, surtout le catholicisme qui freine le développement spontané des régions où il domine. Le protestantisme n'est, quant à lui, que I'expression naturelle du mouvement de I'esprit. Le catholicisme met I'autorité au service du contrôle des esprits. Il stérilise culturellement de vastes régions de famille souche, où I'autorité parentale aurait pu servir à une bonne accumulation-transmission du culturel. Le catholicisme freine donc, sans I'empêcher, I'alphabétisation de masse, entre le xvlle et le xIX" siècle. Dans la deuxième moitié du xx" siècle, la multiplication des moyens de communication - radio, télévision - fait exploser le système de contrôle. Toutes les régions de famille souche, catholiques ou non, prennent en France la tête du mouvement culturel, qui mène à une deuxième révolution, celle de l'éducation secondaire et du baccalauréat.

L'autorité des prêtres est balayée, là où elle subsiste, par ce mouvement trop rapide, comme elle I'avait étê par le dévelop pement de l'éducation primaire au xvl" siècle. Trop d'hommes et de femmes atteignent un niveau culturel égal ou supérieur à celui des serviteurs de I'Eglise pour que le mécanisme de contrôle des populations puisse subsister. La procédure de la confession, 239

LA TRANSFORMATION SOCIALE

élément central du système catholique de contrôle des esprits, suppose, pour bien fonctionner, un décalage culturel entre confessant et confesseur : I'autorité du second sur le premier repose sur une supériorité reconnue. Fondamentalement, c'est cette deuxième révolution culturelle qui détruit I'autorité du catholicisme dans ses bastions. Il s'agit

d'un

processus

à long terme, qui explique le lent déclin

du

catholicisme dans les années d'après guerre. Mais la révolution sexuelle, qui s'amorce vers la fin des années 60, accélère et

dramatisE la crise.

La deuxième révolution sexuelle

La mise en pratique de I'ordre moral catholique par pop_ulations des bastions périphériques

les

n'était pas simplement

I'effet de préoccupations éthiques. Le contrôle de la sèxualité est un problème pour toutes les sociétés : I'acte sexuel mène à la procréation ; la procréation désordonnée est une menace pour la reproduction des valeurs et la transmission des richeises, problème particulièrement sensibie dans tout système anthropologique dominé par la famille souche.

L'horreur catholique de la sexualité, la valorisation de la chasteté, dans ou hors mariage, sont de bons régulateurs dans une société qui ne dispose pas de moyens contraceptifs sûrs. La morale religieuse est un auxiliaire utile dans la lutte séculaire des familles contre la désorganisation par la sexualité et le sentiment. Le catholicisme est utile, il n'est pas indispensable. Dans de nombreuses régions de France, I'effaèement dè l'Église

n'a pas empêché la réalisation d'un équilibre différent, fonOe sur l'utilisation de techniques contraceptives imparfaites mais globalement efficaces, entre 1780 et 1900. La mise au point de méthodes contraceptives absolument sûres - la pilule et le stérilet en particulier - modifie la nature même de I'homme. De I'origine au milieu des années 60, le

couple humain est fécond à l'état naturel. La gênêralisation, au milieu des années 70, de méthodes contraceptives absolues rend le couple humain infécond à l'état n naturel Le mot o naturel,n '. n'est pas pris ici dans son sens strict. Il suggère que les êtres 240

LA TROISIÈME CRISE DU CATHOLICISME

humains du monde occidental développé ne sont pas en gênêral en état de procréer. Une décision d'arrêt de prise de pilule ou de suppression de stérilet doit intervenir pour que la procréation soit possible.

Dans ce contexte, la contribution catholique à la sécurité sexuelle des femmes devient superflue. Les parents ne craignent plus de voir leurs filles " tomber, enceintes. Le contrôle de la sexualité cesse d'être un problème familial et social. La chasteté n'est plus la technique la plus sûre de contrôle des naissances; le célibat cesse d'être pour les populations une valeur utile. Le recrutement en prêtres se tarit. Plus que toute autre religion, le catholicisme se définit par son attitude, franchement négative et répressive, vis-à-vis de la sexualité. Très logiquement, la révolution sexuelle des années 70

lui porte un coup particulièrement dur. Elle n'explique pas la totalité de la troisième crise du catholicisme, mais permet de comprendre le phénomène' d'accélération qui intervient au milieu des années 70.

La famille souche réunifiée L'effacement du catholicisme tend à abolir la division en deux sous-ensembles de I'espace occupé par la famille souche. La vallée de la Garonne, d'une part, les Pyrénées occidentales et le sud du Massif central, d'autre part, cessent de différer par

une caractéristique importante,

la force de I'orthodoxie

reli-

gieuse. Partout, désormais, le catholicisme est faible. La réunification des types souches simplifie bien des cartes; elle rétablit I'homogénéité du Midi, qui s'oppose plus globalement et plus nettement qu'autrefois au Nord. C'est pourquoi les cartes récentes de la fécondité et de la proportion de bacheliers (cf. chapitre l, le système sud) définissent aujourd'hui de grandes dichotomies Nord-Sud opposant simplement systèmes nucléaires et systèmes .souches.

l. La proportion de femmes utilisant la pilule n'atteint 20 o/o que vers 1976 ; celle de femmes utilisant le stérilet n'atteint l0o/o Que vers 1980. Voir, sur ces pointg H. Léridon et coll., La Deuxième Révolution contraceptive, Paris, PUF, . Cahier de l'INED ", no I17, 1987, surtout p.72. 24r

LA TRANSFORMATION SOCIALE

Mais, symétriquement, I'effondrement de I'appareil de contrôle catholique libère I'ouest intérieur, où domine È famille nucléaire absolue. Anthropologiquement distinct des régions de type souche, il_p"tt mieux exprimer son potentiel et ses idéaux ipécinques.

Nucléaire,

il

rejoint par certains aspects le systèma nucléaire

égalitaire du Bassin parisien. Paradoxalement, la dernière crise du catholicisme, conséquence d'un phénomène de modernité, aboutit à la réémergence du plus global et du plus simple des clivages anthropologiques nationaux : I'opposition du système sud et du systèmé noid.

QUATRIÈME PARTIE

L'IMPLOSION POLITIQUE

se

La déstructuration du système politique français traditionnel fait en deux temps. Dans un premier temps, une évolution

qui paraît lente aux acteurs du jeu politique, mais qui

est

rapide à l'échelle de l'histoire de France, mène le Parti socialiste au pouvob, au terme d'une ascension électorale s'étalant sur quàtorze ans, de 1967 à 1,981. Lorsque François Mitterrand est élu président, la réorganisation de Ia gauche est une évidence, puisque le Parti communiste est déià en chute libre. Mais la désorganisation des droites n'est pas encore perceptible. Leur échec est surtout perçu comme un phénomène de repli, complêment statistique de la percée socialiste. Dès 1984, pourtant, l'émergence du Front national rêvèle qu'à droite aussi un processus de décomposition est engagé. Le " retour de la droite au pouvoir >, en mars 1986, se fait de iustesse. Il résulte d'un ffiissement du Parti socialiste plutôt que d'une remontée de IttJOF et du RPR. Car, en 1986, le Front national confirme la déstructuration de l'hémisphère droit du système politique national. Il recueille encore 9,8 Vo des suffrages exprimés, manifestant simultanément sa persistance et son lassement, puisqu'il avait obtenu en 1984 près de ll % des sufrages, dans le contexte d'un taux d'abstention particulièrement élevê il est vrai. L'êpisode cohabitationniste, entre 1986 et 1988, montre qu'en France les rapports entre gauche et droite ont changé.

l5

Victoire et décomposition des gauches

La notion d'une victoire de la gauche en 1981 est en ellemême curieuse. Elle est un hommage à la puissance des mythes. L'accession au pouvoir de François Mitterrand démontre en réalité, de façon éclatante, I'inexistence profonde de la gauche française en tant qu'unité idéologique. En 1981, c'est le Parti socialiste qui triomphe et non la gauche. La condition de son accession au pouvoir est I'effondrement du Parti communiste. L'Union de la gauche est rendue nécessaire par le système électoral, majoritaire à deux tours (à l'époque), qui oblige à des accords de désistement mutuel. Mais ces accords ne fabriquent pas une histoire commune de la gauche : entre 1967 et 1981, le Parti socialiste et le Parti communiste, ancrés dans des régions différentes, accrochés à des valeurs systémiques contradictoires, poursuivent des histoires distinctes. Entre 1967 et 1981, le pourcentage de suffrages exprimés recueillis au premier tour par le Parti socialiste passe de 18,8 à 25,8 o/o.La part communiste

tombe de 22,5

à

15,3olo. Une main invisible, celle

du

corps

électoral, semble, en 1981, se moquer des états-majors et des mythes : lorsqu'il I'emporte, le Parti socialiste est immédiatement tout-puissant. Il contrôle la présidence. Il détient à la Chambre la majorité absolue des sièges de députés. La capacité de contrôle du Parti communiste est voisine de zêro. La " victoire de la gauche " de l98l est d'ailleurs le fruit de

la désunion puisque, à cette date, le Programme commun n'existe déjà plus. La " défaite de la gauche " avait été, en 1974, I'aboutissement logique d'une union superficiellement trop cohérente. Candidat unique de la gauche au premier tour, François Mitterrand fait peur. Concurrent de Georges Marchais dès le 247

CARTE 38

La poussee socialiste entre 1967

Augme ntation de

E ffi ffi\

la proportion

Plus de 12%

De 7 à l2Vo De 5,5 à 7% Baisse

des suffrages exprimés:

et 1978

VICTOIRE ET DÉCOMPOSITION DES GAUCHES

premier tour,

il

rassure. Avant de basculer, le corps électoral

semble avoir voulu vérifier que le Parti socialiste avait la capacité et la volonté de mater le Parti communiste. La brouille entre

PC et PS, qui suit rapidement I'arrivée au pouvoir du Parti

socialiste et au gouvernement de quelques ministres communistes essentiellement décoratifs, est logique et nécessaire.La désunion est réalisée dès 1984. Le passage au scrutin proportionnel rétablit l'autonomie tactique réciproque des deux gauches et libère le jeu des forces anthropologiques profondes. La montée en puissance du Parti socialiste doit donc être

considérée comme un phénomène spécifique, indépendant de I'Union de la gauche. L'effondrement communiste a également sa logique propre. La combinaison des deux mouvements permet la prise effective du pouvoir par le Parti socialiste. Mais il s'agit d'un effet résultant, largement accidentel. La victoire de la gauche en 1981 est un chef-d'æuvre de fausse conscience historique. Peu de rapports existent en effet entre les thématiques électorales des forces de gauche et les évolutions électorales réelles, qui entraînent I'arrivée du Parti socialiste au pouvoir.

Du catholicisme au socialisme

La croissance du PS s'effectue en deux étapes et selon deux logiques successives, bien mises en évidence par l'évolution de la géographie électorale du parti entre 1967 et 1981. Entre 1967 et 1978, la carte du mouvement des suffrages exprimés dessine sans ambiguiÏé une forme connue, celle du catholicisme. Tous les départements où le Parti socialiste augmente son score de plus de l2olo entre ces deux dates, à une exception près, relèvent de la sphère catholique traditionnelle. A I'Ouest, on relève le Finistère, la Vendée, le Maine-et-Loire, la Mayenne, I'Orne; à I'Est, la Meuse, la Moselle, le Bas-Rhin, le Jura, la Savoie; au Sud, la Lozère. Entre 1967 et 1978, le socialisme envahit la sphère catholique. L'association du catholicisme et du socialisme mise en évidence lors de l'étude des systèmes politiques locaux est ici pleinement vérifiée. Mais la compétition devient substitution. 249

CARTE 39

La poussée socialiste entre 1978

u ffi

Augmen tation de la proportion des suffrages exprimés:

ffi\

Plus de l0%

De 5 à l0Vo

De3à57o Baisse

250

et l98l

VICTOIRE ET DÉCOMPOSITION DES GAUCHES

Produits par les mêmes valeurs systémiques_ d'autorité et d'inégalité, drôite catholique et socialisme sont des systèmes idéologiques parents, quoique opposés sur l'échelle gauchedroite. La t-roisième crise du cathofiôisme détruit le système d'autorité traditionnel : les populations passent au Parti socialiste, mais reportent sur l'Étât- le respect, ou I'amour, qu'elles portaient auirefois à l'Église. Une gauche autoritaire succède à une droite autoritaire. Cétte gauche, cependant, n'est pas attachée au principe d'égalité, èlle n'est pas hétérophobe à la manière du

Parti communiste. Le virage à gauche des régions catholiques n'est alors pas achevé : Jeuls âeux départements, les Côtes-du-Nord et la Meurthe-et-Moselle, ont changé d'allégeance et donnent dès 1978 une majorité à la gauche. Dans les autres régions catholiques, la pouisée socialiste n'empêche pas le maintien de majo rités de dioite, de plus en plus réduites il est vrai.

L'hypothèse d'un basculement final et définitif des vieilles régioni-catholiques vers le Parti socialiste n'est pas démontrable. Eitre 1978 et i98t, en effet, le mouvement s'arrête. Une légère régression du PS dans les régions en questio! peut même être déielée dans plusieurs départements " catholiques o. Le Parti

socialiste pouriuit cependant sa progression générale, mais moins vite et, sultout, en changeant de domaine d'expansion.

I)u communisme au socialisme Dès les années 1967-1978, I'existence d'une deuxième zone de développement du Parti socialiste est évidente. Dans la région parisiennê, I'Aisne, I'Eure, I'Yonne, le Cher, I'Indre-et-Loire, le bS augmente son score de plus de 5 o/o en onze ans. Ce deuxième pôle dé développement est de type central. On discerne déj_a ta

iorme généralé-du Bassin parisien. Mais, entre 1978 et 1981,

cette zdne de croissance, de secondaire, devient primordiale. Le Parti socialiste gagne des voix dans quelques départements du Sud, entre la Chalente-Maritime et I'Aveyron, dans les Alpes et les Pyrénées. Mais le grand Bassin parisien constitue le véritable domaine de croissance, particulièrement le quadrilatère Somme, Indre-et-Loire, Ain, Haute-Marne. Ici, c'est I'une des

25r

'lL:lJ1, i:::i''

CARTE 40

Déclin et résistance du Parti socialiste entre

w\

Chute inférieure à

4Vo

des suffrages exprimés

Chute supérieure à lÙVo

252

lggl et 19g6

ij:

VICTOIRE ET DÉCOMPOSITION DES GAUCHES

du Parti communiste que le Le terrain anthropolopar I'extérieur. pénètre, socialiste Parti gique envahi n'eit plus li famille souche ou la famille nucléaire àbsolue, mais la famille nucléaire égalitaire. Lors des élections de mars 1986, qui correspondent pour le PS à une phase de repli, c'est quand même dans ces régions centrales dè I'Hexagonè que le socialisme résiste le mieux à la poussée de la droite. tt y perd en général moins de 4o/o des voix. be 1981 à 1986, le PS perd son dynamisme électoral; mais I'absorption d'une partie de l'électorat communiste, qui entre dans sâ phase de décomposition terminale, lui permet de freiner sa chuté. Le PS assure même sa position au ccpur du Bassin parisien, phénomène historique absolument nouveau. zones d'influence traditionnelles

L'efrondrement du Parti communiste

Entre 1978 et 1981, le PCF perd d'un coup le quart de son électorat. Il régresse dans tous les départem€nts sauf deux, la Lozère et la c-orse. ce mouvement d'ensemble n'empêche pas I'existence de rythmes différents dans les diverses régions de France. Il est paiticulièrement rapide au ccÊur du Bassin parisien, région de famille nucléaire égalitaire où les pertes dépassent tr's fréquemment la moyenne nationale. Dans les bastions plus périphéiiques du Centie-Limousin, de la façade méditerrané"nn", du Nord, le déclin est aussi massif en valeur absolue mais moins accentué en valeur relative. C'est dans le Bassin parisien que la proportion de l'électora.t communiste qui ne vote pur pout b"otgèr Marchais au premier tour des présidentielles de l98l est la plus élevée.

On trouve iôi une confirmation a posteriori du

caractère

anormal et fragile de I'implantation communiste dans le Bassin parisien. La fiiation d'une idéologie égalitaire et autoritaire sur une rone anthropologique égalitaire et libérale était une anomalie, largemeniéliminée par les élections de 1981. Mais ilist également impossible de ne pas établir un rapport entre I'effondràment communiste de 1981 et le processus de déstructuration de la classe ouvrière, manifeste entre les recensements de 1975

et

1982. 253

CARTE 4I

L'effondrement du communisme

E

?ffâffïËir

où le pcF a perdu plus de 30% de son électorat entre

254

VICTOIRE ET DÉCOMPOSITION DES GAUCHES

Dans les régions de famille nucléaire égalitaire, la structura-

tion du dualiime gauche-droite est en effet de type

socio-

économique. Les ouvriers, qui ne sont pas I'appui principal de la gauchè dans les régions de famille souche, sont, au cæur du BaJsin parisien, le soutien principal d'une gauche dominée par le communisme jusqu'en 1978.

La vallée de la Seine, axe central du Bassin parisien, fait partie du système Rhône-Rhin-Seine, lieu de transformation

particulièrement rapide de la morphologie économique et indusirielle française. La classe ouvrière y régresse quantitativement et s'y divisè ethnologiquement, sa composante immigrée n'ayant d'ailieurs pas le droit de vote. Le niveau de vie moyen y-est particulièrèment élevé. Une société d'employés- et de cadres prolifère. Le message ouvriériste, qui radicalise la composante égafitaire du système anthropologique et annihile sa composante Èbérale, perd son sens. La culture politique locale, dans sa version dè gauche, dérive vers une redécouverte de sa nature libérale. Intégrée au modèle anthropologique général développé dans ce livrè, une hypothèse " économiste " secondaire, mettant en évidence la disparition physique de la classe ouvrière, permet donc d'expliquér un phénomène politique secondaire, la désorganisationd'ùne gauche minoritaire dans une région particulière. Ôette hypothèse ne peut être généralisée. La montée du Parti socialiste dans les régions périphériques ne correspond pas à un développement massil du prolétariat des dé_partements concernés. En Brèiagne, en Anjou, en Vendée, en Savoie, en Alsace, en Lorraine, en Rouergue, la poussée socialiste est I'effet d'une déstabilisation du catholicisme, même si la meilleure résistance du PS dans I'Ouest entre l98l et 1986 peut être attribuée au développement de la classe ouvrière locale. La èËute communiste est déterminée par une crise économique, la poussée socialiste par une crise religieuse. En amont' crise religièuse et crise éconômique sont très évidemment liées. Il s'agit ée deux phénomènes de modernité, produits -de l'évolution technologique et culturelle. Mais ce lien s'établit à un niveau de génèra1ité tel qu'il n'est pas d'une grande utilité

pratique pour I'interprétation des mouvements d'opinion régionau* àani le corps électoral français. L'hétérogénéité des causes n'empêche pas un parallélisme des effets. Les deux crises, religÈuse ei économique, conduisent à des désorganisations 255

L'IMPLOSION POLITIQUE

parallèles des deux dualismes droite-gauche correspondant aux deux systèmes anthropologiques des pays centraux et périphériques : nucléaire égalitaire et souche.

De droite à gauche

Le l0 mai 1981, la France bascule donc, changement dramatisé dans I'instant, mais qui ne restera pas da-ns I'histoire comme une mutation majeure. Au changement global et national d'orientation gauche-droiie correspondeni des chingements locaux qui.ne sont pas uniformes. vingf et un départemJnts passent de droite à gauche, un.départemint, le Vai, passe de'gauche à droite, évolution isolée mais prémonitoire. Le basculement est observé ici entre le deuxième tour des présidentielles de 1974 et le deuxième tour des présidentielles

de 1981.

Deux tlpgt de régions basculent. Neuf départements de tra.. dition catholique situés dans une grande région Rhône-Alpes

constituent- un premier ensemble : il s'agit du puy-de-Dôme, de la Loire, du Rhône, de I'Ardèche, de la Savoié, des Hautes_ Alpes, du Jura, du Doubs, de la Haute-Savoie. ûn deuxième

groupe est constitué. par départements de tradition laiQue -des situés surtout au sud de la vailéè de la seine : Eure, seine-et-

Marne, Loir-et-cher, Indre-et-Loire, vienne, charénte-Maritime, Yonne, Aube, Haute-Marne, Côte-d'Or. La sarthe et le calvados, mi-catholiques, mi-laiques par leurs tra.ditions politiques, changent également. d'orientatiôn, mais dolvent être considérés comme intermédiaires aux deux types précédents.

La victoire du Parti socialiste produit donc des basculements majorité dans les deux granâes zones anthropologiques et

de-

religieuses plncipales qui constituent l'espace français.-c" -ouvement est révélateur de la double nature, idéologique et anthro. pologique, du nouveau pS.

256

VICTOIRE ET DÉCOMPOSITION DES GAUCHES

La double nature enthropologique du nouveau Parti socialiste Entre 1967 et 1981, la progression électorale du Parti socialiste s'effectue sur deux terrains anthropologiques et idéologiques distincts. Le PS pénètre I'ensemble de I'espace catholique traditionnel, de famille souche dans I'ensemble mais qui comprend un bastion nucléaire absolu dans I'Ouest. Mais il envahit, simultanément, I'espace laiQue traditionnel, de famille nucléaire êga' litaire. Entre 1967 et 1978, c'est I'espace périphérique et catholique qui est attaqué; entre 1978 et 1981, la progression est surtout visible au centre du Bassin parisien, de tradition larQue. La carte des systèmes locaux présentée au chapitre l0 pour I'année 1978 montre cependant qu'à cette date déjà les régions les plus périphériques de I'espace laïque sont rongées de I'extérieur par le nouveau Parti socialiste. Le PS y supplante déjà le PCF comme force dominante de la gauche. Au lendemain du premier tour des élections présidentielles de 1981, le PS I'emporte sur le PC dans presque tous les départements français. A cette date, le communisme cesse donc d'être, au cæur du système national, dans les régions libérales et égalitaires du Bassin parisien, la force dominante de la gauche. Le développement du PS dans les régions catholiques est le moins intéressant des deux mouvements. Il n'implique pas un changement de nature du socialisme. Les régions de famille souche nouvellement conquises diffèrent en effet assez peu, par leurs valeurs fondamentales, des vieux bastions du PS au SudOuest ou au Nord. La trace du catholicisme y est un peu plus fraîche, mais en affaiblissement constant. Dominées par des valeurs systémiques autoritaires et inégalitaires, ces régions ne peuvent que reproduire un socialisme bureaucratique assez banal,

de type SFIO. L'écrasement du PCF par le PS au c@ur du Bassin parisien est un phénomène beaucoup plus intéressant. Il annonce l'émergence,la réémergence plutôt, d'une gauche égalitaire et libérale, mieux adaptée au système anthropologique régional que le communisme, égalitaire mais autoritaire. Cette mutation serait le contraire d'une nouveauté, la redécouverte d'une tradition 257

L'IMPLOSION POLITIQUE

!tis19rigg9 d9 la gauche française, 1789, libérale et égalitaire.

la plus

ancienne

:

celle de

La politique totalement erratique suivie par le parti socialiste entrc l98l et 1986 montre bien I'affronternent, au sein même du parti et de l'électorat socialiste, de deux tendances fondamentales, dont I'une est libérale et I'autre autoritaire. La première politique du PS est autoritaire. c'est normal : I'appareil du' parti est contrôlé par les anciennes fédérations,

porteuses de la tradition bureaucratique. L'interventionnisme du PS est dans cette première phase mûltidimensionnel. une aspiration générale au contrôle est manifeste. Le parti socialisie, rnodestement, veut ( changer la vie r. L'interventionnisme s'exprime dans le domaine économique, avec des nationalisations massives. Mais le nouveau PS ajoute alors à I'autoritarisme marxiste, qui a au moins le mérite de se limiter à la partie économique de I'existence, une forme dêgénérêe de l'auforitarisme catholique, qui aspire, lui, à contrôler la vie familiale et plivee. Le PS intervient dans le domaine sexuel, comme l'Égtse. Il inverse certes les buts du catholicisme, mais ne se résout pas plus qu'eJle à laisser libres les individus : l'Église interdit I'avortement. Le PS exige le remboursement parla sécurité sociale d'une décision qui devrait être libre et privée. L'Église militait contre la contraception. Le PS milite pour. La première politique scolaire socialiste relève aussi de cette

logique interventionniste. Mais le désir de renforcement du contrôle de I'Etat sur I'appareil d'enseignement n'est pas une rézurgence simple du vieil anticléricalisme laiQue. Il eit aussi I'effet du passage à gauche de I'autoritarisme tatholique. Les enseignants socialistes qui réclament un grand service public de l'éducation nationale ne sont pas les hàritiers des initituteurs radicaux de la Troisième République. Ils sont res enfants du catholicisme, des renégats, mènaçant l'Église, mais imitant ses méthodes. Le conflit sgolaire marque un tôurnant de la politique du pouvoir socialiste. Mais il révèle une confusion extrême ôes esprits. Pour la première fois dans I'histoire de France, des

masses_laiQues volent au secours de l'enseignement privé catho-

lique.- Le pouvoir recule. Mais la premièie phase de l'action socialiste, interventionniste, s'achève. Dès le lendemain du l0 mai, certains aspects libertaires de faspiration " socialiste du Bassin parisien avaient été sensibles. " La prolifération des radios libres, finalement acceptée par le 258

VICTOIRE ET DÉCOMPOSITION DES GAUCHES

gouvernement, est un exemple particulièrement frappant. Mais, à partir de 1984-1985, c'est I'ensemble de la thématique socia-

liste qui bascule dans un libéralisme agressif, qui surprend la droite au moment même où elle croyait tenir un bon thème. Les chaînes de télévision privées sont autorisées. La politique industrielle elle-même prend un virage libéral à cent quatre-vingts degrés.

L'inconsistance idéologique du Parti socialiste, capable de suivre successivement deux politiques absolument opposées, n'est

pas I'effet d'une inconsistance particulière des hommes. Elle révèle le poids et les contradictions de déterminants anthropologiques et idéologiques. Le PS exprime au pouvoir sa double nature anthropologique et idéologique, le mélange en son sein d'aspirations autoritaires et libertaires, correspondant aux valeurs locales des diverses régions de France. Le nouveau PS hérite, Révolution, de la droite catholique et du de l'Égtse et de communisme, des électeurs et des militants dont les aspirations

h

sont remarquablement incompatibles.

16

Revanche et décomposition des droites

La montée en puissance du Parti socialiste doit être considérée comme la résultânte de deux mouvements parallèles mais distincts : la dissolution du catholicisme, la dissolution de la classe ouvrière. Le premier de ces mouvements entame la droite classique. Le deuxième désagrège le Parti communiste. Ces deux môuvements sont des phénomènes négatifs, de déstructuration : le Parti socialiste remplit un vide, deux vides plus exactement, tout à fait distincts par leurs formes. Les régions où le catholicisme s'effondre sont surtout de tempérament autoritaire mais non égalitaire, celles où le Parti communiste plonge sont d'esprit libéral et égalitaire. Très logiquement, la politique suivie par le PS au lendemain de la prise du pouvoir ne satisfait personne. Les droites remontent brutalement dans les sondages d'opinion, à I'occasion des élections municipales, cantonales ou européennes. La plongée du Parti communiste se confirme. Le score âu Parti socialiste se tasse. Le Parti socialiste perd le pouvoir dès 1986. Il reste cependant le premier parti de la gauche. La réorganisation .. sociàliste " de la gauche française apparaît comme une mutation structurelle et définitive. Mais la droite aussi se réorganise, symétriquement. La percée socialiste dans les bastions catholiques--de la périphérie n'a pas liquidé la droite de ces régions mais I'a suffisamdétruire sa domination traditionnelle sur ment affaiblie pôur -droites françaises. Même sous de Gaulle, et I'ensemble des malgré la puissance apparente de I'UNR-UDT, la droite catholqué, invulnérable dans ses forteresses provinciales, restait assez laigement maître du jeu : en 1974, elle permit encore à Valéry GiJcard d'Estaing d'écraser au premier tour Jacques Chaban-

26r

CARTE 42

Iæs députés du CDS en 19g6

I I

I

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) I I I

J I

I

I a

II I

I

I I

I

I

Un rond = un député

I

I

262

CARTE 43

Les députés du Parti républicain en 1986

Un rond = un député

263

CARTE 44

Les députés du RPR en 1986

Un rond = un député

264

REVANCHE ET DÉCOMPOSITION DES DROITES

Delmas. Cette époque est révolue. Ce qu'il reste _de- la droite catholique est aussi fragile et instable que la droite lahle o".up"nt le centre du diJpositif national. Aux élections législatives'de juin 1981, qui dônnent une majorité- absolue au Parti socialiste, la moitié environ des bastions catholiques. tombent. L'ensemble de I'Est, Alsace exceptée, et la Bretagne péninsulaire

désignent des députés socialistes. La droite laïque résiste en reva-nche dans ceitaines circonscriptions du Bassin parisien. Au lendemain des élections de 1986, la seule des formations

de droite dont la carte recoupe encore clairement celle

du

catholicisme traditionnel est, ironiquement, celle du Centre des démocrates sociaux. Or le CDS ne représente que I'une des composantes de rUDF, la plus faible avec une quarantaine de dépdtés contre près de soixànte pour le Parti républicain (PR). Lei radicaux dè I'UDF, avec huit élus, sont un résidu plutôt qu'.rnè tendance. La distribution géo_graphique des députés du ËR, .o'nre celle des députés du RPR, ne correspond plus ellemême à celle du cathoiicisme. En 1986, la droite n'est plus contrôlée par le catholicisme. Pour la première fois, droite catholique_et droite larque présentent des degrés de stabilité comparables. Et, parce que I'espace déchristianisé-est en France plus vaste que I'espace catholique ancien,la droite laique, pour É première fois, domine absolument * les dioites,. Le pio"titut de réorganisation des gauches et des droites n'est pas achevé et il est difficile de prédire ce.que sera sa forme définitive. Contrairement aux apparences médiatiques, le problème fondamental de la France actuelle n'est pas un affrontement exacerbé des gauches et des droites. Au contraire, ia dissolution des deux grànds dualismes organisant le conflit gauchedroite, I'un religieux, I'autre économiqu",9*? un vide et ion un" lutte. L'amourôu la haine du catholicisme,l'identification ôu la négation de la classe ouvrière ne sont plus aujourd'hui des itta-"r Ëompréhensibles et forts permettant d'organiser, de disles passions. La coupure èn deux de la France, en " deux "iftin"t fois deux,n plutôt, engendrait deux conflits ordonnés, stables, produisant une impress--ion de désordre au niveau de I'Assemblée nationale, mais prôfondément sécurisants pour les individus, pour les citoyens, parce que intégrateurs. La décomposition des rapports droite-gauche, la déstabilisation de polarités mentales struôiurantes et sécurisantes sont généra' tricès, en termes sociologiques conventionnels, d'anomie' 265

CARTE 45

Le Front national en 1984

T

ffiffi

Plus de I l7o des suffrages exprimés

De 8 à llVo

266

REVANCHE ET DÉCOMPOSITION DES DROITES

L'anomie durkheimienne se définit comme une absence de règles et de valeurs organisant I'existence des individus. Elle est un flottement mental. Or la France des années 1981-1988, qui vit une désorganisation brutale de son économie, de ses croyances et de son système politique, produit plus d'anomie idéologique que celle des années 1945-1980. Elle n'est plus menacée par la violence des antagonismes gauchedroite mais, au contraire, par leur incapacité à définir un jeu politique clair et acceptable. Société de classes moyennes dépourvue de croyances religieuses

fortes, positives ou négatives, la France est aujourd'hui à la recherche de thèmes conflictuels permettant d'organiser sa vie ideologique. La montée du Front national est, typiquement, un phénomène d'anomie de transition, effet passager d'une décomposition des thèmes traditionnels définissant le conflit gauchedroite. La poussée xénophobe n'est pas la seule manifestation de cette anomie de transition : le mouvement de I'abstentionnisme électoral révèle aussi le désarroi d'une fraction importante

du corps électoral. Le flottement idéologique touche simultanément les électorats des droites et des gauches. Curieusement,

la

montée de I'abstentionnisme semble, vers 1984,

la

forme

normale d'une anomie ideologique * de gauche ", et le vote pour le Front national, la forme normale d'une anomie idéologique de droite La désintégration des thèmes de conflit n'a pas en

". " effet supprimé complètement I'opposition gauche-droite, qui semble capable, dans certaines circonstances et certaines souspopulations, de fonctionner à vide.

Le Front national

La France n'avait jamais eu d'extrême droite électoralement puissante. Même durant I'entre-deux-guerres, la lutte de la gauche contre le fascisme apparaît assez largement mythique. Aux élections de l936,la gauche unie n'affronte pas un parti fasciste ou nazi, mais une droite plus classique que jamais, ancrée dans son catholicisme et qui a rejeté, une dizaine d'années plus tôt, I'Action française à la demande du pape. L'apparition brutale du Front national lors des élections européennes de 1984, avec une proportion de suffrages exprimés égale à I I o/o, est 267

L'IMPLOSION POLITIQUE

donc, indubitablement, une nouveauté historique. Même si le taux d'abstention est alors étonnamment, mais symétriquement, élevé, atteignant 43 o/o des électeurs inscrits. Il n'est cependant pas possible d'établir un lien idéologique -

réel entre

la vieille extrême droite

des années l90Gl9Z0

-

monarchiste, catholique, antisémite - et le Front national des années 1984-1988, même si les trajectoires personnelles de cer-

tains cadres du mouvement révèlent des continuités et

des

transitions. ce qui définit le mieux le Front national, ce n'est pas I'histoire individuelle de ses dirigeants, ce n'est pas non plus la partie complexe et cachée de sa doctrine, c'est ia naturé de son électorat. L'analyse de la composition socioculturelle et des aspirations de l'électorat du Fronf nationar permet d'aboutir à des résultats remarquablement clairs. La sociologie et la géographie électorale donnent en effet

rarement I'occasion d'observer l'émergence instantanée de formes nettes et simples. La stabilisation des cartes du parti socialiste et du Parti communiste, leur mise en phase sur des paramètres anthropologiques profonds furent un processus progteisif et lent, comportant beaucoup d'aléas. La mise en phasè du Front national sur certains phénomènes de décomp-osition de la société française est au contraire immédiate. Dèi 19g4, le vote pour les

listes du Front national révèle un coefficient de corrélâtion de * 0,8.?. entre proportion de suffrages exprimés et présence de travailleurs immigrés. cette mesure définit le message principal du Front national, de type xénophobe, mais n'en décrit p"t l. totalité. En effet, les listes d'extrême droite n'obtiennent jàmais moins de 5 o/o des suffrages, même là où le nombre d'iminigrés est rigoureusement insignifiant. Le vote d'extrême droite est aussi un vote contre la gauche, qui n'arrive cependant plus à s'identifier aux droites traditionneiles, catholique ou laieue.

La décomposition de la classe ouvrière

_ Peu de cartes politiques ont la clarté générale de celle du Front national. En 1984, ce parti dépasJe g % des suffrages

exprimés dans le tiers est de I'Hexagone et dans l'ensemble du Bassin parisien. on reconnaît la caite de l'immigration, et la 268

REVANCHE ET DÉCOMPOSITION DES DROITES

marque du système Rhône-Rhin-Seine, identifié lors de I'analyse des mutations socio-économiques. Le mécanisme xénophobe doit être replacé dans ce contexte socio'économique gênêtal, il n'est est un mécanisme pas simplement un mécanisme raciste. iaciste dans une société locale française en voie de décomposition. La présence d'immigrés est, on I'a vu, fortement corrélée

Il

à celle dè cadres et d'employés. Ensemble, ouvriers immigrés et.nouvelles classes moyennes définissent un écartèlement socioculturel des ouvriers d'origine française, laissés-pour-compte subjectifs du décollage des années 1950-1980. Les ouvriers françaiJ n'ayant pas atteint un niveau d'études secondaires consti-

iuent une couche sensible, intermédiaire et déstabilisée, lieu

potentiel d'anomie si I'on emploie le concept durkheimien. Or tous les sondages d'opinion montrent que ces caractéris' tiques sont effectivement celles de l'électorat du Front national, plùs ouvrier, moins instruit que l'électorat de droite moyen, celui du RPR comme de I'UDF. Le Front national est certainement la droite la plus prolétarienne jamais observée en France. Curieusement, la décomposition socio-économique de la classe ouvrière désorganise la droite autant qu'elle déstabilise la gauche. L'affaiblissemènt numérique du prolétariat est I'une des causes immédiates de I'effondrement du PCF, particulièrement dans les régions de structure familiale nucléaire égalitaire du centre du dispositif national. Mais cet affaiblissement mène aussi à une division de la droite.

La décomposition de la droite Les sondages d'opinion montrent que l'électorat du Front national vient, vers 1984, des deux droites, sans ambiguité. Une fraction minoritaire vient du Parti socialiste. L'électorat communiste, malgré son éclatement, reste quant à lui remarquablement réfractairè. Les sondages révèlent également que l'électorat RPR est nettement plus sensible que celui de I'UDF à la thématique du Front national. Une analyse cartographique fine confirme ce résultat. A première vue, le vote pour le Front national,lypique des régions-d'immigration et de décomposition accélérée de la classe ôuvrière, transcende les grandes régions idéologiques fran269

L'IMPLOSION POLITIQUE

çaises : le tiers ( est > du pays et le Bassin parisien constituent à eux seuls un résumé dè ioutes les composantes anthropolo

giqg:s et idéologiques qui constituent I'Fiexagon". ir Bassin parisien est de structure ïamiliale nucléaire egjitaire I'Est est ;

dominé par le type souche, la provence comprJnd une proportion

importante de formes communautaires. Le vote Froni national

est fort, mais loin d'être majoritaire, dans ces trois ,on.r. Il est impossible d'établir une coihcidence quelconque enËson ideologig et les valeurs systémiques des zonés concefo,é"r, qui semblent

indifféremment égalitaireJ ou inégalitaires, autoritai'À ou libérales. Phénomène de transition, manifestation d'anomie, le Front national doit être considéré comme vide sur t, ft"n- ào valeurs systémiques. Il n'a pas de theorie de I'homm ru iènophobie de ses électeurs est empirique et concrète, elle nailàesâimcuttés ". et des heurts de la vie quôtidienne. Le ilront nutio*i n'" p"r, comme I'antisémitisme nazi ou le racisme nobiliaire d'enôien Régime, une doctrine, une idéorogie, construite et stable, avec ses livres et ses dogmes. Le Front national p-eut être situé sur l'échelle gauche-droite : il est de-droite, mais d'une droite vide, indéfinir, ir"nriiionnelle, périssable. parce que riée à un moment histoiiqoi àî ics.rroi. tieographiquement, le Front national entame âonc simultanéf:11 11 lloite laîeue et la droite catholique. Un examrn uppro-

tonclr révèle cependant que les régions déèhristianisées sont plus vulnérables ele les régiôns anciennement catholiqurr. Dans certains départements, le vote Front natiônai ,rt nette-

t:-nt, plus élev.é que ne le laisserait prévoir la propôrtiàn d'immlgres' dans d'autres cas c'est I'inverse. Les dépàrtements où le vote pour le Front national est < trop, élevé f"i,"fport uu nombre de travailleurs immigrés dessinent une t?e, 6iir" .urt, de la France déchristianisée, un peu étendur uiir iest à la Meuse, aux v_osges, à la Haute-saône. Mais l'ensembie àu narrin parisien et la Provence apparaissent nettement. Réciproquement, catholiq.ue, ou catholique jusqu'a t.er-'rC-Ë.menr,

f ry"9: etargr lcr par I'adjonction

du centre-Limousin, socialiste ei

communiste de tradition, semble

pl}: réfractaire a'u itrèLatique du Front national. cette réaction différentielle oæ oràiær hr{ue e.t catholique à I'appel du Front national confirme assez uien t^.r.1^,-:lryll,bl p.ronsée, qui insiste sur le caractère anomique, culturellement déréglé, de l'électorat du Front national. Le catholicisme est en effet, tant qu'il existe, un intég."t"u. 270

REVANCHE ET DÉCOMPOSITION DES DROITES

puissant, insistant sur la nécessaire soumission de I'individu à

I'autorité. Cette autorité est au service de valeurs morales incompatibles avec la thématique xénophobe. L'idéologie de la droite laïque est rendue plus vulnérable à la décomposition par son libéralisme même, par sa tolérance d'une certaine indisci pline morale. Elle n'exige pas la soumission des individus. Dans un contexte différent, avec une force moindre, le catholicisme s'oppose aujourd'hui au Front national, comme il avait combattu I'Action française, même si la xénophobie du Front national n'est pas comparable à I'antisémitisme de I'Action française, et si le catholicisme est beaucoup plus faible en 1984

qu'en 1926.

Paris, Lyon, Marseille Les trois plus grandes villes de France sont, avec leurs régions, les trois grands bastions du Front national. Cette seule distribution définit le mouvement comme un phénomène urbain, souvent associé dans la pratique à la désintégration humaine, relationnelle, de certaines banlieues, des grands ensembles HLM particulièrement. La puissance du Front national dans ces trois villes n'est cependant pas une fonction simple du nombre d'immigrés. A Marseille, comme sur tout le littoral méditerranéen, le nombre d'immigrés est élevé, mais le Front national est exceptionnellement fort. A Lyon, le nombre d'immigrés est nettement plus élevé qu'à Marseille, mais le vote pour le Front national, important, n'atteint cependant pas des sommets comparables à ceux de la région provençale. A Paris, la situation est plus complexe : le vote pour le Front national est inférieur à ce que laisserait prévoir le nombre d'immigrés dans la ville de Paris et la petite couronne, mais supérieur dans I'ensemble de la grande couronne. Ces différences de comportement s'intègrent bien au modèle sociologique présentant le vote pour le Front national comme un phénomène d'anomie typique. Lyon est au c@ur d'une région de tradition catholique où i s'exerce un contrôle régional de I'Eglise. Marseille est au cæur d'une zone absolument déchristianisée.

27r

CARTE 46

L'abstention en 1984

f ffi

Plus de 44Vo des inscrits De 42 à 44Vo

272

REVANCHE ET DÉCOMPOSITION DES DROITES

L'ensemble de

la côte provençale est par ailleurs I'une des

régions les plus déstabilisées sur le plan humain, une zone d'immigration massive en provenance de France, le lieu d'un dérèglernent spécifique des mæurs et des valeurs. Il n'est donc pas ètonnant de voir le Front national atteindre dans I'ensemble àe la région côtière un score de 20olo des suffrages exprimés o/o contre seulement 16 o/o dans le Rhône et un peu moins de 15 parisienne. dans la région Dans laiégion parisienne, qui appartient à I'ensemble déchristianisé, le vote pôur le Front national est affaibli au centre, où les élites culturelles, très concentrées, contrôlent plus étroitement

Il se renforce, au contraire, sur la périphérie, où I'autônomie culturelle des milieux populaires est plui grande. Ici encore, I'absence d'autorité morale joue en faveur du Front national. Les sondages d'opinion confirment que l'électorat du Front national comporte une composante plus fortement déchristianisée encore que celui du RPR. Une étude publiée en mai 1984 o/o des révèle qu'à ôette date 34 o/o des électeurs de I'UDF, 40 o/o de ceux du Front national consiélecteurl du RPR, mais 53 déraient I'avortement comme un progrès. La même source indique que 47 o/o des sympathisants de I'UDF et du RPR privilégiaient la famille, du travail et de la religion ) contre " le respect de seulemènt 35 o/o des électeurs du Front national '. Cette résistance du catholicisme est résiduelle. Dans une perspective dynamique, on doit surtout considérer qle. la crise àu catholicisme étail, autant que la décomposition de la classe ouvrière, I'une des conditions nécessaires du développement du Front national. Avant guerre, I'Eglise fut capable de bloquer complètement I'expression électorale d'opinions d'extrême droite. Elle n'en a plus aujourd'hui la force.

et efficacement I'opinion.

L'abstentionnisme

La gauche, comme la droite, est atteinte par un processus de décomposition, de dépolarisation. La forme normale de cette

l.

Sondage SOFRES, dans l'Extrême Droite en France, 'Dossiers et

documents éu Monde n, no I I

l,

p. 3.

273

L'IMPLOSION POLITIQUE

anomie " de gauche semble I'abstention plutôt qu'une radica" lisation. Bien des analystes politiques ont souligné, à I'occasion des élections européennes dè 1984, r'augmenta-tion massive du taux d'abstention dans certaines zones d;effondrement du parti communiste. Plus généralement, la géographie de I'abstention, dans la France des années 80, révèle l;exiitence de formes stables évoquant, comme le vote Front national, une situation d'anomie ideologique dans certaines régions. En mai 1984, la carte dès régions d'abstentionnisme fort recoupe assez largement celle du Front national. une bonne partie des zones de force sont communes : la région parisienne, I'est du Bassin parisien, la Lorraine, I'Alsace,-un.'très vasté région Rhône-Alpes-Jura, et les Bouches-du-Rh'ône. Deux ditrérences importantes : sur la partie non marseillaise de la façade méditerranéenne, le taux d'abstention n'est pas, relativement à la moyenne natio-nale, aussi fort que le v^ote- pour le Front

national. Dans I'ouest au contrairê, entre le ialvados et la

Gironde, le taux d'abstention est beaucoup plus fort, relativement, que ne le laissait prévoir son associaiion générale avec le vote pour le Front national. L'abstention est donc fréquente dans les régions situées à I'Est, où.la décomposition de là classe ouvrière est"un phénomène particulièrement massif. un jeu d'hypothèses très simple permer d'expliquer I'association génêrale ei les discordances entre vote d'extrême droite et abstentionnisme. Dans les régions d'immigration étrangère forte, où la décomposition du milieu ouvrier traditionnel àst très avancée,le vote f.tgn, national représente une anomie de droite, le surcroît o-aDstentlonnlsme, une anomie de gauche. !u1 la façade méditerranéenne, haut lieu de .décomposition sociale, la faiblesse relative de I'abstentionnisme par rapporr au vote Front national, très élevé, vient de ce que dais cetti'région, et cette région seulement, le Front nationàl entame simulîanément les gauches et les droites locares, et unifie les désarrois de gauche et de droite. _ Dans I'ouest, la force de I'abstentionnisme représente le flottement idéologique d'une région où une partie dË l'électorat vient de passer de droite à gauche, entre 1967 et l9gl, et où I'absence.complète d'im_migrès rend une radicalisation de type Front national plutôt difficile. Rapprochés par la géographie, le vote Front national et I'abs274

REVANCHE ET DÉCOMPOSITION DES DROITES

tentionnisme le sont également par le sondage d'opinion. Une analyse de la SOFRES montre que la hausse de I'abstention-

nisme est particulièrement nette chez les ouvriers entre les élections municipales de 1977 et celles de 1983t. C'est donc à une désagrégation symétrique des droites et des

l98l et 1984, plutôt qu'à une aggravation du conflit gauchedroite.

gauches du système politique français que I'on assiste entre

La mythologie traditionnelle ne suffit plus. Les décompositions de la classe ouvrière et du catholicisme détruisent les dualismes

fondamentaux qui structuraient traditionnellement la nation française. La montée d'un abstentionnisme de gauche et d'une extrême droite électoralement puissante sont deux mouvements parallèles provenant d'une cause unique.

Le précédent britennique, un phénomène de transition Effet d'une décomposition sociale temporaire, le Front national

est vraisemblablement un phénomène de transition. Il est soutenu par des groupes sociaux en voie de disparition, dont il représerte ô'une certaine façon les derniers soubresauts ideologiques. Son

emprise sur les élites nationales est à peu près nulle. Le Front national est, beaucoup plus que le Parti communiste ou le Parti socialiste, coupé des élites culturelles, administratives, économiques de la nation. Tous les sondages d'opinion montrent que faible sur les hauts fonctionson impact -les est particulièrement cadrei supérieurs, les professeurs. Cette inexistence naires, au niveau des élites nationales définit à elle seule le Front national comme un vide, un trou noir, plutôt que comme une force idéologique. Elle le distingue radicalement d'autres mouvements d'extiême droite, comme le nazisme allemand ou le fascisme italien, qui réussirent à séduire les secteurs culturels les plus hauts de leurs sociétés respectives. Le Front national n'a pas d'avenir parce qu'il n'existe'pas vraiment, ou en tout cas pas de la même façon que le Parti socialiste, le Parti communiste, I'UDF ou le RPR. Il n'est pas greffé sur des zones anthropologiques et sur des

l.

soFRES, Opinion publique

1984, p. 129 (villes de plus 30 000 habitants).

275

L'IMPLOSION POLITIQUE

valeurs-systémiques particulières. Il est, d'ailleurs, dépourvu d'une idéologie cohérente. . cette prédiction optimiste fondée sur une analyse à un moment donné q'est_ pas encore vérifiée complètem.nf pat l'évolution électorale. Les élections législatives de 1986 ont révélé une certaine résistance du Front national ; elles ont également souligné la stabilité de sa distribution géographique. L'analyse de l'évolution sociale et politique anglaiie desinnées 70 permet de définir à I'avance le cycle d'évolution de ce type de mïuvement et de renforcer la prédiction d'une dispaiiiion relativement proche du Front national. plocessus de décomposition de la classe ouvrière anglaise ^ L9à. la fois plus massil et plus précoce que celui dè son fut homologue française. Plus importanie au départ quantitativement, la classe ouvrière anglaise décline numéiiquement dès les années 60; au début des années 70 émerge le National Front, mouvement fascisant et_ xénophobe, aussi surprenant au pays des libertés fondamentales què peut l'être le Ëront national au pays des droits de I'homme. Le programme du National Front est aussi pauvre et aussi .

vide_que celui du Front national; I'implantation geographique même type quoique moins régulière : te Nâtio-naf Frônt -d^u prolifère, à I'occasion d'élections municipares en 1g74, dans les zones ouvrières touchées par I'immigration antillaise ou pakisest

tanaise.

Il

atteint dans certaines circonscriptions des

scores

étonnants. Dès les élections générares d'octobré lgT4,cependant, il s'effondre.

L'histoire du National Front est typique d'une anomie de

transition, phénomène de désarroi idéoiogique lié à un processus de décomposition sociale et culturelle. I'i ierait réellement surprenant que le destin du Front national soit très différent.

Conclusion

Le problème fondamental de la société politique française n'est plus la violence exagérée des conflits partisans. Les électeurs ne se reconnaissent plus dans les antagonismes irréductibles qui opposaient autrefois communisme, socialisme, droite classique et gaullisme. Ni le clivage gauche-droite, ni les divisions internes de la gauche ou de la droite n'activent plus, chez les citoyens, le sentiment si sécurisant d'appartenir à un camp, à un groupe. La France souffre aujourd'hui d'un mal opposé : I'absence d'identification idéologique crée partout un sentiment de malaise, I'impression que le système ne fonctionne pas, alors même qu'aucune crise sérieuse ne le menace. L'effacement du dualisme gauche-droite est I'aspect le plus évident de la désintégration du système ancien. Les hommes politiques eux-mêmes, dont la fonction sociale est cependant de jouer, de dramatiser la vie politique, n'arrivent plus à masquer réellement I'insignifiance des notions de gauche et de droite dans la gestion concrète des affaires du pays. La cohabitation ne résulte pas d'abord de I'habileté particulière de François Mitterrand, de la bonne volonté de Jacques Chirac, ou même d'une subtilité cachée des institutions de la Cinquième République, mais d'une immense aspiration des Français à I'atténuation du conflit droite-gauche. Dès avril 1986, plus de 70 o/o d'entre eux sont favorables à la cohabitation. L'échec pratique de I'expérience ne signifie pas que la vieille lutte est en cours de réactivation; elle révèle seulement que la France n'échappe pas aux lois habituelles de I'organisation humaine et ne peut par conséquent être dirigée par deux personnes à la fois. En politique extérieure, le nouveau consensus peut s'exprimer pleinement et, il faut I'avouer, positivement. Les chefs de parti 277

CONCLUSION

n'éprouvent pas

le besoin de simuler, dans ce domaine,

des

antagonismes idéologiques inexistants.

Toute distinction entre droite et gauche n'a cependant pas disparu. Les ouvriers, groupe social q-ui pèr" de moins en moins lourd dans la société française, continuènt de voter majoritairement pour la gauche. Les catholiques pratiquants - espèce en voie de disparition - continuent de votei majoritairement pour la droite. Mais certains phénomènes d'inversion illustrent déjà de façon saisissante les changements de nature de la droite êt {9 _la gauche. Le plus caractéristique est le passage à droite, en 1986, pour la première fois sanJ doute dâns I histoire de la France contemporaine, de la jeunesse. Alors, 50 o/o des individus appartenant au groupe d'âge des 18-24 ans ont voté pour la droite. En 1978, 620/o desjeunes avaient voté pour la gàuche'. cette modification surprenante des comportements - I'orientation à gauche de la jeunesse était unè constante de la vie politique européenne et non seulement française - doit être interprétée avec prudence : le passage à droite des 18-24 ans ne signifie pas_ que la jeunesse a changé de nature, mais que la gauche a changé de nature. L'esprit de mouvement, typique de la jeunesse en tout lieu et à toutès les époques, a abanàonné la gauche. On pouvait autrefois donner de- la gauche deux définitions alternatives : elle était, dans la France du xrx" siècle en particulier, soit le parti des opprimés, soit le parti du mouvement. une seule définition reste possible aujourd'hui : être de gauche, c'est peut-être encore s'identifier aux opprimés - c'esi-à-dire concrètement aux chômeurs, aux ouvriers, aux immigrés, aux Canaques -, ce n'est plus aspirer au changement - c'elt-à-dire, dans le contexte actuel, à une nécessaire réorganisation de I'appareil productif français. constatation tout à fait normale lorsque I'on a analysé les mécanismes sociologiques et culturels menant à la croissance du PS entre 1967 et 1981. Le nouveau socialisme, n'est en effet pas porté par des forces nouvelles," émergentes. Le nouveau socialisme se nourrit au contraire de la décomposition d'autres formes idéologiques, en I'occurrence le catholicisme et le communisme. Produit d'une décomposition idéologique, le pS devient, très logiquement, le grand parti conservatèui français. conser-

l.

.SOFRES, p. 230.

L'État de I'opinion. Clés pour 19g7, paris, Le Seuil, 278

19g7,

CONCLUSIOI

vatisme d'ailleurs modéré : le PS ne veut pas d'une transformation trop rapide de I'appareil productif français, trop douloureuse pour les groupes sociaux désagrégés par l'évolution économique. Mais le gouvernement Fabius a démontré que le nouveau Parti socialiste acceptait une restructuration lente de I'appareil industriel.

La gauche sans le socialisme Car le PS, il faut le dire, ne sera pas socialiste; il n'exprimera plus une aspiration ferrne et nette au dirigisme économique. Le vieux Parti socialiste, ancré dans ses bastions du Sud-Ouest et du Nord, dans des régions de famille souche, autoritaire, avait un respect naturel, spontané, de I'autorité de I'Etat. Le nouveau PS, qui tire sa force électorale de I'ensemble du territoire national, n'est plus exclusivement dépendant des conceptions et traditions étatistes du Sud-Ouest et du Nord. Puissant au c@ur du Bassin parisien, qu'il partage, comme toutes les régions, avec la droite nouvelle, il dépend désormais aussi, peut-être surtout, de la tradition nationale majoritaire, libérale et égalitaire, hostile d'instinct à I'autorité de I'Etat. Gardant une assise dans les régions périphériques, le PS devra cependant ménager les valeurs autoritaires. Il devra, en pratique, naviguer entre les aspirations contradictoires de ses divers électorats régionaux. Mais on peut en dire autant de la droite. Comme le Parti socialiste, la droite nouvelle est implantée simultanément dans des régions libérales et autoritaires, dans des zones de famille nucléaire égalitaire et d'autres de famille souche. En fait, I'invasion par la droite de I'Occitanie socialiste, inaccessible au gaullisme traditionnel, renforce silencieusement la composante autoritaire, étatiste, de la droite. C'est pourquoi une politique exagérément libérale - de type thatchérien - met en péril l'équilibre de la droite française. L'absence d'hostilité aux privatisations, nette dans les sondages, ne doit pas faire illusion. Bien des difficultés du gouvernement Chirac en 1987 viennent de la peur qu'inspire à de larges fractions de l'électorat de droite son libéralisme exagéré, militant, idéologique plutôt que technique. Le dogmatisme libéral ne peut plaire aux classes 279

CONCLUSION

moyennes du M!di, qui virent à droite, mais pour lesquelles la dépendance à I'Etat - pourvoyeur d'écoles, de-lycées, d'emplois dans.l'aéronautique et les PTT - est une traditôn séculairé, un art de vivre. Globalement, les sondages d'opinion montrent que I'acceptation des privatisations n'implique pas un ébranlemènt

de.la confiance des Français en leuls grandes administrations

d'État. _L'image du libéraiir." proltessè sans que s'effrite réellement I'attachement à l'État. Lâ crise boursière de I'année l9g7 n'accentuera pas sans doute I'amour des Français pour le capitalisme sauvage. La droite devra désormais, la gauche, naviguer à vue entre une sécurité sociale. intouchable et un appareil industriel lentement privatisable. Dominée en son centre par des valeurs libérales, la France comprend sur sa périphérie trop- de régions dont le tempérament, familial et ideologique, est de type autoritaire. . cette action persistante de valeurs idéologiques ancrées dans des traditions familiales régionales empêche tout" dérive dirigiste

.ô--r

du PS et, symétriquement, toute dérive libérale de la droite. Elle permet aussi d'expliquer l'émergence en l9g6 d'une droite

antiraciste, absolument hostile à la thématique du Front national.

La droite sans le racisme

Le modèle interprétatif proposé dans ce livre distingue nettement les valeurs systémiques ancrées dans les systèmes familiaux régionaux - libéraui ou autoritaires, égattâires ou inégalitaires - de I'opposition gauche-droite, du"Iis.r secondaire caractéristique de tous les systèmes politiques. cette distinction conceptuelle permet de co-pr"nàre pïurquoi la droite française n'a pas pu, n'a pas voulu iemettre en question les principes universalistes hérités de la Révolution.'L'idéal d'égalité des hommes, qui domine la France, n'est lié en effet ni à la gauche ni à la droite. Il est inscrit dans les structures anthropologiqug-l qui dominent le Centre du pays, le Bassin parisien, dont I'idéal familial est l'égarité absôlu-e des frères. cette valeur fondamentale d'égalité s{mpose à la droite comme à la gauche. Elle interdit toute dérive raciste du système

national.

280

CONCLUSION

Au lendemain des élections de mars 1986, l'entrée du Front national à la Chambre des députés, le passage à droite de la jeunesse donnèrent un instant I'impression d'une désintégration complète de

la tradition politique

décembre 1986, une jeunesse,

française. Pourtant, dès

qui n'est plus de gauche,

casse

I'action gouvernementale pour une réforme du Code de la

nationalité. Les grèves étudiantes et lycéennes de I'hiver 1986 se transforment, à la suite de la mort de Malik Oussekine, en une affirmation de foi antiraciste, dans la grande tradition

républicaine. La désintégration du système des partis n'implique donc pas une abolition des traditions idéologiques nationales. L'oscillation gauchedroite se poursuivra, de plus en plus rapide, de plus en plus dépourvue de signification concrète. Mais la France ne dérivera ni vers le dirigisme, ni vers le libéralisme sauvage, ni vers le racisme. Elle ne cessera pas d'être elle-même.

Source des cartes

I

Carte .' D'après les données, cartographiques ou carto-graphiables, contenues dans olusie-urs ouvrages. Pour le protestantisme : S. Mours, Essai som-

maire de géographie du-protestantisîne réformé français,-Paris, -Librairie protestantel dd la France, 1879; S. Dgyon 9t 'ks1966; Annuaire statistiqueL'iconoclasme dans le Nord de la À. Lottin. Ca,sseurs de l'été 1566. vaudois :J. Gonnet et A. Molnar,Zes les 1981. Pour France, Paris, Hachette, Age, Turin, Claudiana, 19'1.4, et G. Tourn, ks Vaudois, Vaudois au Moyen -Réveil-Claudiana, 1984. Pour les cathares : A. Borst, Ies Tournon-Turin, Cathares, Paris, Payot, 1974. Carte 2; D'après les données du recensement de l?q? (lNqEP). Carte 3.' D'abrès les données du recensement de 1975 (INSEE). Carte 4 .' D'âprès les données contenues dans O. Sautory, Données de démoeraphie réiionale, 1982, Paris, INSEE, série D, n' I15, 1986' Calte's.'D'apirès la carte proposee par A. de Brandt dans Droit et Coutumes de la France ei matière sui:ceisoralé, Paris, 1901. Carte 6.' D'après les données du recensement de 1982. Carte 7 ; D'aires les données du recensement de 1982. Carte 8; D'apiès les données présentées par la Caisse nationale de I'assurance maladie des trâvailleurs salariés, Carnets statistiques, n' 10, juin 1984. Carte 9.' D'après les données du recensement de 1931. Carte 10.' D'âprès les données du recensement de 1856. Carte I I ; D'airès les données du recensement de 1921. Carte 12.'D'airès les données du recensement de 1975. Cartes I3 A, É, C, D: D'après les données du recensement de 1982. Cartes 14 A, B.'D'après les données du recensement de 1982. Carte 15 .' D'après leï données réunies par T. Tackett dans /a Rêvolution, t'Éstise, la Franôe, Paris, Le Cerf, 1986, p.344-430. ëarrc 16.' D'après les données détaillées présentées dans H..Le Bras et E. Todd, L'Invention de la France, Paris, Le Livre de Poche, coll. " Pluriel ', 1981.

Carte 17 .' Voir cartes 15 et 16. Carte 18.' D'après les données du recensement de 1851. Carte 19: D'a'près la carte proposee dans E. Tod-d' l,a Troisième Planète. Structures familîales et systè,;1es idéologiques, Paris, Le Seuil' 1983. Carte 20 : D'aorès la cârte proposée pàr-A. Coutrot et G. Dreyfus dans /es Forces religieusei dans la socihé française, Paris, Armand Colin, 1965, p. 328. Carte 2l .' Voir cartes l, 15 et 16. Carte 22 ; D'après la cârte proposée par F. Goguel dans Géographie des

283

SOURCE DES CARTES

lrqlcottr! sous la Troisième er Ia euatrième République, pans, Armand C-olin, 1970, p. 57. carte 23.' D'aorès lâ carte présentée par G. Dupeul {ans le Front populaire e.t. tes Étections' de te36, pari, À;;;à ô;rù', iô5x;.i3ôl"ieriu." ou d'E1r;dgs s.perieurgs_de J. Bouiiion,- t"î'rf"iiib,it' àT'itïai ta$, *ip]gr: rans, facutté des lettres, 1952, dactylosraohié. les résultâts de's éiect'ions législatives du 12 mars 197g, -..1i!-"f4,:,D'3près pubhes dans Ie journal Ie Monde. D'après les données,détaillées.fournies,dans F. Goguel et coll., , ^Cgr::._21 : t-e.Keterendum cfoctobre et les Elections de novembre 1962, pa-ris, Armand êlections

Colin.

1965.

Carte 26.' Voir cartes 16 et 24. Carte 27; D'après les résultats des élections législatives du l2 mars 197g, journal

publiés par le

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Carte 28 .' Voir cartes 16 et 24.

carte 29.' comme la carte^2-2-pour -1936; résurtats des élections présidentielles du l9 décembre pour r96_5,^des élections pierGntiàr", A;iô ili pd; 1974, publiés par le iorirnal le lionde.

qn, 1q; D'après les données des recensements de l97S et 19g2. D'après les données des recensements de 1975 et 19g2. {-.' Jz ; D'après les données du recensement de 19g2. qtrrc {.; D'après les données des recensements de 1975 et 19g2. L^arte J-4-; D'après les données qtrrc

Ç^arte

du recensement du recensement J6; D'après les données du recensement J^7-.'D'après les données du recensement

L^arte J^J-.' D'après les données

C.arte L^arte

de de de de

19g2. 19g2. 19g2. 19g2.

Larte J6 .' D'aorès les résultats des élections législatives du 5 mars 1967 et du^12 mars t978, pubtiés p"iiË journ"i-ii'i.tonde. Larte J9.'D'après les résultats des élections législatives du l2mars l97g et du l4 juin 198i, pubtiés par le iàiurriilli-aonie. c'arte 40.'D'après les résultats ôes élections lé.gislatives du l4 juin lggl et du _16 mars 1986, publies par le iournal- là- Uonae. L'arte 4l .'D'après les iésultais des érections législatives du 12mars l97g et du l4 juin 198i, publiés par le journaili-Aonie. L:arte 42 .' D'aorès les résultats des élections législatives du l6 mars 19g6, publiés par le journal te Moiài.Carte 43 .' Voir carte 42. Carte 44 .' Voir carte 42. Carte 45: D'après les résultats des élections europênnes du l7 pubfiés par le journal Ie Monde. Carte 46 .. Voir carte 45.

juin

19g4,

Table des cartes

8

Les départements français

t. La première crise du catholicisme : cathares, vaudois et protes-

) Le baccalauréat en 1982.

20 24

3. Les ménages complexes

27

tants..........

30

4. Basses fécondités.... 5. Les coutumes successorales paysannes

32

vers 1900....

34

6. L'ignorance..

37

7. Les artisans 8. Les médecins

38

..............

9. L'alphabétisation vers 1930 t0. L'industrie en 1856

44

....... '..

48

t. L'industrie en l92l 12. L'industrie en 1975 r3. A: La mécanique en 1982 B: La parachimie en 1982...... C : L'automobile en 1982........... D: L'électroménager en 1982 14. A: Le textile en 1982 B : L'électronique en 1982 .......... 15. La deuxième crise du catholicisme: acceptation et rejet du ment constitutionnel en l79l 16. La pratique religieuse catholique vers 1965 t7. Le mouvement du catholicisme entre l79l et 1965 18. Les systèmes agraires au milieu du xlx" siècle.... '.. '.

49

I

types familiaux 20. L'enseignement primaire " libre 21. Espaces religieux 22. La droite en 1936

50 52 52 53 53 55 55 ser-

64 66 68 84 88

19. Les

" vers

1960

t02

il0 r24

23. Les démocrates socialistes en 1849...... 24. Le Parti socialiste en 1978 25. Le gaullisme en t962...... 26. La droite laiQue 27. Le communisme en l9?8 28. Les systèmes politiques locaux vers 197g.... 29. Zones de stabilité politique..... 30. L'exode industriel..... 31. Déclin industriel et poussée culturelle.... 32. Le tertiaire en 1982...... 33. La poussée du tertiaire entre 1975 et 19g2...... 34. Les classes moyennes socialisees 35. Les classes moyennes d'entreprise 36. Dépendance à l'État des classes moyennes salariées 37. L'immigration........ 38. La poussée socialiste entre 1967 et l97g 39. La poussée socialiste entre 1978 et l98l 40. Déclin et résistance du parti socialiste entre lggl et 19g6........

41. L'effondrement du communisme........... 42. Les députés du CDS en 1986 43. Les députés du Parti républicain en 1986...... 44. Les députés du RPR en 1986

45. Le Front national en 1984... 46. L'abstention en 1984...........

136 148 155 160

173 176

lgz 196 ZO4

206

214

Zls 2lg 224 24g

250 2s2 254 262 263

264 266 Z7Z

Table

I

Préface à l'édition de poche

9

Introduction ..............

t3

l.

Système sud et système

nord.........

2. L'ombre de I'Europe........... 3. L'Église et la Révolution

4. Les paysans... 5. Famille et idéo1ogie...............

l9 43 59 79 97

t13

6. La droite catholique 7. Le socialisme 8. Le gaullisme..

9. Le communisme...........

123 133

147 159

10. Le système politique français traditionnel................. 169 183

.. ll. La fin des ouvriers 12. Les deux classes moyennes et l'État............... 13. Les étrangers dans la cité.......... 14. La troisième crise du catholicisme ..............

189

203 221 237

L'implooitm politique

243

15. Victoire et décomposition des gauches 16. Revanche et décomposition des droites

247

261

277

Source des carres Table des cartes

283 285

TMpRIMERIE BRoDARD ET TAUPIN À I-n

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rÉcar- AVRIL 1990. r'r" 12108 (1635C-5)

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La nouvelle France