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French Pages 304 Year 1992
La Prairie en Nouvelle-France, 1647—1760
STUDIES ON THE HISTORY OF QUEBEC/ ÉTUDES D'HISTOIRE DU QUÉBEC John Dickinson and Brian Young
Séries Editors/Directeurs de la collection Habitants and Merchants in Seventeenth-Century Montréal Louise Dechêne
Crofters and Habitants Settler Society, Economy, and Culture in a Québec Township, 1848-1881 J.I. Little The Christie Seigneuries Estate Management and Settlement in the Upper Richelieu Valley, 1760-1859 Françoise Noël
La Prairie en Nouvelle-France, 1647—1760 Étude d'histoire sociale Louis Lavallée
La Prairie en Nouvelle-France 1647—1760 s
Etude d'histoire sociale LOUIS
LAVALLÉE
McGill-Queen's University Press Montréal et Kingston • London • Buffalo
McGill-Queen's University Press, 1992 ISBN 0-7735-0933-x (relié) ISBN 0-7735-1108-3 (broché) Dépôt légal, 1er trimestre 1993 Bibliothèque nationale du Québec Imprimé au Canada sur papier sans acide Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération canadienne des sciences sociales, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, et sous les auspices et avec le concours de la Fondation Lionel-Groulx.
Données de catalogage avant publication (Canada) Lavallée, Louis La Prairie en Nouvelle-France, 1647—1760 : étude d'histoire sociale (Études d'histoire du Québec) Comprend des références bibliographiques et un index. ISBN 0-7735-0933-x (rel.) - ISBN 0-7735-1108-3 (br.) 1. Prairie-de-la-Madeleine (Québec : Seigneurie) — Histoire. 2. Laprairie, Région de (Québec) - Histoire. 3. Canada — Conditions sociales — Jusqu'à 1763. I. Titre. IL Collection : Études d'histoire du Québec (McGill-Queen's University Press) FC2945.L36L3.8 1993 971.4'3401'4 c92-090662-1 F1054.L26L38 1993
Ce livre a été photocomposé par Typo Litho composition inc. en 10/12 Baskerville. Conception graphique de la couverture : Karin Oest Illustration de la couverture : L'église de La Prairie, 1705, telle qu'illustrée par Amable Gipoulou sur une carte de La Prairie qu'il fit après 1770. Illustration de la page à titre : « Les six premiers sauvages de la prairie viennent d'onneiout sur les nêges et les glaces ». Dessin qui apparaît dans le manuscrit du Père Claude Chauchetière (1645-1709) intitulé « Narration annuelle de la mission du Sault depuis sa fondation jusques à l'an 1686 ». Reproduit avec l'autorisation des Archives Départementales de la Gironde (France).
À Philippe
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Introduction
Quand le père Jean-Joseph Casot remet en 1791, sans doute avec amertume, à Maurice Blondeau, agent de la Couronne, les titres et papiers concernant la propriété des biens appartenant aux Jésuites dans le district de Montréal, il tourne alors l'une des dernières pages d'une histoire qui avait permis à son ordre d'occuper une place de premier plan dans la vie seigneuriale au Canada. Interdite en Europe, survivante moribonde en Amérique du Nord, la Compagnie de Jésus devait léguer à la Couronne britannique dans le dernier quart du xvui e siècle tous ses biens fonciers et les archives qui en contenaient les titres et témoignaient de sa minutieuse administration. Ce geste du père Casot allait permettre de rassembler et de conserver un corpus archivistique d'une rare qualité qui n'a jusqu'ici que très peu retenu l'intérêt des historiens de la Nouvelle-France. Au sein de cette masse de dossiers étaient réunis quelques milliers de textes rédigés par les religieux administrateurs de la seigneurie de La Prairie, à proximité de Montréal, sur la rive sud du SaintLaurent. Quel bel appât pour un historien, moderniste de formation, qui s'aventurait à traverser l'Atlantique et risquait, muni de ses modèles hérités de l'École historique française (on songera tout de suite à une forme de colonialisme culturel), de s'introduire en douce dans le cercle réduit des spécialistes de la Nouvelle-France. Qu'ils nous concèdent cependant le fait que le Canada d'avant la Conquête était à bien des égards une province de France, un peu particulière sans doute, qui légitime l'attention privilégiée que peut lui porter un historien de l'Hexagone. Voilà que sont affirmées les volontés de l'auteur qui redoutait d'être ostracisé au nom du cloisonnement claironné par les défenseurs, de moins en moins nombreux heureusement, des aires géographiques et historiques étroites retenues sans réserve dans la majorité des manuels.
8 La Prairie en Nouvelle-France
La Prairie en Nouvelle-France, proposions-nous en titre, étude d'histoire sociale en sous-titre. Pourquoi La Prairie et non pas Longueuil, Chambly, Boucherville, Terrebonne, Lanoraie, etc.? La nomenclature pourrait s'allonger, tant il est vrai que les historiens de la Nouvelle-France ont très peu revu avec les méthodes modernes d'analyse la belle collection que constitue la longue série de monographies paroissiales et seigneuriales écrites aux xix e et xxe siècles par des érudits locaux. La Prairie, un choix non pas sentimental (il l'est devenu par la suite) mais réfléchi, gouverné par le guide le plus fidèle, la documentation disponible en qualité et en quantité. La seigneurie ecclésiastique gérée par les Jésuites, principaux propriétaires fonciers en Nouvelle-France, a accueilli, entre 1709 et 1760, trois notaires (Guillaume Barette, André Souste et Joseph Lalanne) qui se sont succédé et ont recueilli dans leurs greffes la majorité des actes passés par les habitants du lieu. C'était là le gage que la documentation (celle du xvm e siècle au moins) pouvait être rapidement repérée et regroupée. Les autres seigneuries n'ont pas toutes eu le même bonheur d'accueillir des notaires sur leur territoire et n'offrent donc pas en général la qualité, dans le regroupement, des archives notariales de La Prairie. Pour compléter ce premier ensemble, le plus abondant, nous avons aussi dépouillé tous les greffes des notaires (une cinquantaine au total) qui ont exercé dans le gouvernement de Montréal aux xvn e et xvin e siècles afin d'isoler les minutes qui se rapportaient aux habitants de La Prairie. La quête n'aura pas été inutile, puisque nous en avons extrait quelque 2 000 actes qui concernent moins l'histoire interne de la seigneurie que celle de ses relations économiques avec Montréal, principalement inscrite dans les obligations et les contrats d'engagement pour les Pays d'en-haut. En tout, nous avons recueilli près de 6 000 documents qui constituent le pivot de notre étude. Aux minutes notariales s'est greffé ensuite l'immense réservoir d'archives formé par le fonds « Biens des Jésuites ». Au départ, ces deux corpus ont justifié notre choix. Après quoi s'ajoutèrent d'autres fonds qui devaient en confirmer la justesse. Nous avons été bien servi en particulier par la richesse exceptionnelle des archives paroissiales de La Prairie. Les registres de catholicité et de la fabrique sont à peu près complets et les uns et les autres nous ont permis d'y puiser un luxe de renseignements qui nous ont autorisé à reconstituer l'histoire des familles et celle de la paroisse que nous avons ainsi pu suivre dans le détail. Enfin, cette recherche aurait été incomplète sans l'apport indispensable des grandes séries (correspondance générale, archives administratives et judiciaires) dont nous avons extrait quantité d'informations complémentaires.
g Introduction Cette masse de documents a donc constitué le support de cette histoire sociale que nous avons voulu décrire. Une histoire sociale qui n'a pas la prétention d'être totale, puisque trop d'éléments en sont absents faute de données. Suivre la formation et l'évolution d'une société paysanne dans son cadre seigneurial en milieu colonial et analyser les relations qui se fondent entre l'individu, son groupe, la société globale dans ses multiples facettes, c'est là notre seule et légitime ambition. Cette société traditionnelle de La Prairie, fréquemment confrontée à celle de la métropole dont elle est issue, nous avons voulu la reproduire dans ses composantes les plus diverses. Après l'avoir située dans son contexte géographique, il fallait mesurer le nombre de ses hommes, assister à son établissement douloureux et à sa progression remarquable. Puis la replacer dans ses cadres seigneurial et paroissial presque confondus, tracer leurs limites, suivre leur développement, leur gestion et comprendre comment ils avaient balisé la conquête du territoire et contenu une population dont le sentiment d'appartenance s'était petit à petit identifié à ces deux pôles. Une fois ceuxci établis et acceptés, nous pouvions dès lors analyser les solidarités collectives dans leurs manifestations les plus variées et tenter de saisir les multiples manières que cette petite société avait retenues pour transmettre ses biens et se reproduire socialement. Le plus souvent sédentaire et tributaire dans sa vie quotidienne d'un univers seigneurial qui demeurait le plus familier, cette population était pourtant appelée à quitter La Prairie quelque mois chaque année pour répondre à un appel qu'elle ne pouvait ignorer. Activité économique importante de ce lieu privilégié par la géographie, le commerce des fourrures a sans cesse tenté les habitants de cette seigneurie particulièrement bien située. Grâce à une abondante documentation, il a été ainsi possible de jauger la participation de La Prairie à la traite légale ou illicite qui a façonné à bien des égards le caractère de ses habitants et a marqué d'un trait indélébile la réputation pas toujours flatteuse qu'elle a méritée. Cette enquête a pris fin avec notre recherche sur la stratification de cette société paysanne, démarche à laquelle nous invitait naturellement la question posée plus haut et que justifiait la cueillette de données sérielles. Cette observation que nous avons menée au gré de notre intuition, guidée par le contenu de la documentation, nous l'avons finalement inscrite dans le temps long du Régime français qui nous a paru très souvent trop bref pour pouvoir répondre à toutes les interrogations formulées au départ. Cette étude a porté en gros sur les années comprises entre 1647, qui marque l'acte fondateur de La Prairie, et 1760, coupure peut-être artificielle que nous avons tout de même
io La Prairie en Nouvelle-France
retenue, sans doute par atavisme, mais aussi et surtout parce que nous craignions d'étirer les recherches au-delà du possible et du raisonnable. C'est là un programme de longue haleine dont les lecteurs pourront juger s'il a été trop ambitieux.
CHAPITRE UN
La géographie de la seigneurie
Interrogeons d'abord la carte de la seigneurie, celle de sa géographie physique qui commande son histoire interne, puis celle de sa géographie politique et économique qui conditionne à long terme son développement. LA G É O G R A P H I E P H Y S I Q U E : R I C H E S S E DU SOL ET DU R É S E A U HYDROGRAPHIQUE
II est inutile de rappeler ici après Raoul Blanchard1 les principaux caractères de son sol et sous-sol similaires à ceux qui définissent la plaine montréalaise, corridor agricole le plus fertile et le plus spacieux de la vallée du Saint-Laurent à l'intérieur duquel prend place la seigneurie des Jésuites. Le seul texte que nous avons retenu, celui de Joseph Bouchette, résume mieux que tous les autres les qualités de son terroir. « Toute cette concession, écrit-il, présente un sol uni, gras et excellent, où il y a quelques-uns des meilleurs pâturages et les meilleures prairies qui se trouvent dans tout le district, et qui fournissent toujours des récoltes très abondantes de bon foin. La partie labourable est aussi d'une espèce supérieure, et généralement parlant les moissons sont d'un produit plus que moyen ». 2 Attachons-nous plutôt à souligner les originalités de son territoire qui gouvernent sur le plan physique son histoire. Fort bien servie sur le plan hydrographique, La Prairie est baignée de front par le fleuve, adossée à la rivière de Montréal (ou L'Acadie) et traversée 1 Blanchard, L'ouest. 2 Bouchette, Description topographique, 130.
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La Prairie en Nouvelle-France
Carte 1 La seigneurie de La Prairie à la fin du Régime français (d'après la carte de J. Riel, 1861)
ig La géographie de la seigneurie
par trois rivières principales et de nombreux ruisseaux qui en sont la plupart du temps les embranchements. Cette riche infrastructure dans un pays où l'eau a constitué l'un des agents majeurs de développement annonçait les directions dans lesquelles devait s'engager aux xvn e et xvm e siècles son histoire foncière, paroissiale et administrative. Elle a également dicté, dans une superficie seigneuriale considérable qui couvrait à peu près 120 km 2 , la formation d'îlots bien définis les uns par rapport aux autres et nécessairement tributaires du milieu. Il n'est que de regarder la bigarrure de la carte seigneuriale pour comprendre que l'occupation du territoire a été ordonnée essentiellement par l'orientation du fleuve, des rivières et des ruisseaux. Comme partout ailleurs, l'histoire des concessions a suivi le cours de l'eau et, à cet égard, La Prairie n'offre aucune particularité. Le Saint-Laurent occupe dans l'histoire du lieu une place considérable, puisqu'il le relie à Montréal (pôle d'attraction majeur pour La Prairie) en été et en hiver et nourrit à de multiples paliers des échanges féconds. Chaque année, il gêne cependant les habitants riverains de la seigneurie lorsque ses eaux au printemps, au moment de la débâcle des glaces, commencent à se gonfler, [...] [et] montent parfois si haut qu'elles inondent une bonne partie des champs et des prés environnants. Mais à l'inverse de ce qui se produit pour le Nil, dont les inondations fertilisent la terre, le Saint-Laurent cause plutôt des dégâts, car il apporte avec lui une masse d'herbes et de plantes dont les grains fournissent aux champs les plus mauvaises herbes qui soient et les endommagent. En cette saison là, on est obligé d'emmener le bétail plus loin, puisque l'eau recouvre tout, mais cette situation ne dure que deux ou trois jours et ensuite l'eau coule à nouveau dans le lit du fleuve. Ces inondations ont pour cause principale le blocage des glaces.3
Un siècle plus tard, les Jésuites, revenus à La Prairie pour quelques années, constatent les mêmes ennuis parce que le fleuve « prend à Montréal plus tôt qu'à Laprairie et il y dégèle plus tard. Dès que l'eau qui coule de chez nous vers la ville rencontre la glace et n'est pas assez forte pour la briser, elle reflue et déborde sur les points les plus bas de notre rivage. Cette inondation périodique arrive deux fois chaque année et afflige la partie la plus pauvre du village [...] et présente à l'agrandissement du village un obstacle insurmontable ». 4
3 Voyage de Pehr Kalm, 180. 4 Père Tellier à son supérieur en France, 30 janv. 1844, dans Cadieux, Lettres 133.
14 La Prairie en Nouvelle-France
La première rivière, la rivière Saint-Jacques, pivot originel de l'histoire de La Prairie, occupe une place centrale à la fois sur le plan géographique et historique. Navigable à son embouchure, elle a été très tôt reconnue par Champlain qui en a marqué les attraits et vanté les mérites. En juin 1611, il laisse de son exploration cette succincte description : « Le septiesme iour ie fus recognoistre une petite rivière [...] elle est fort plaisante, y ayant plus de trois lieues de circuit de prairies, et force terres, qui se peuvent labourer : elle est à une lieue du grand saut, et lieue et demie de la place Royalle ».5 Elle permet de distinguer, ce qu'avaient parfaitement saisi les administrateurs civils et religieux de l'époque, trois grands espaces qui découpent la seigneurie et présentent chacun leur originalité. Le premier espace couvre un territoire, le plus vaste des trois, qui court de l'embouchure de la rivière Saint-Jacques jusqu'à la rivière de la Tortue et s'enfonce dans les terres vers les limites méridionales de la seigneurie. C'est à l'intérieur de cette zone, en bordure du fleuve, qu'est née et que s'est développée La Prairie, dont le nom évoque la présence de prairies naturelles qui ont constitué pour les premiers habitants un terrain hospitalier et plus rapidement exploitable.6 Les auteurs de la Relation de 1670—1671 ont signalé la qualité du lieu qui semblait tout indiqué pour fonder un établissement. « Cette résidence [La Prairie], écrivent-ils, est située sur une plaine qui est eslevée comme une petite montagne, à l'entrée d'une vaste prairie, appellée communément la prairie de la Magdeleine, qui est arrousée par divers contours, d'une petite rivière fort agréable, et abondante en toutes sortes de poissons ». 7 îlot primitif d'occupation, cette surface devient très tôt le cœur de la seigneurie où se concentrent le village fortifié, l'église, le presbytère et le cimetière, le domaine des seigneurs, le moulin à vent et l'imposante commune. Pendant longtemps, ce premier espace, que nous appellerons pour le distinguer des deux autres « La-Prairie-de-la-Madeleine », a été le siège de la seule paroisse de la seigneurie que devaient fréquenter la majorité de ses habitants en attendant que s'ouvrent, quelques années avant la Conquête, les paroisses Saint-Philippe et Saint-
5 « Le troisiesme voyage du sieur de Champlain en l'année 1611 », dans Œuvres de Champlain, 245—246. 6 Décrivant la seigneurie des Jésuites, Gédéon de Catalogne note au début du xvin e siècle : « La plu spart des terres qui y sont en culture estoient des prairies que les habitans ont desséchées par des fossés, ce qui les a rendues fertiles en toutes sortes de grains, et légumes ». (« Rapport sur les seigneuries et établissements (1712) », dans Munro, Documents, 109). 7 Thwaites, éd., JR, 32.
15 La géographie de la seigneurie
Constant. Cette ample subdivision correspondant en gros au territoire arrosé par la rivière Saint-Jacques et ses affluents est enfin surveillée par la compagnie de la milice de La-Prairie-de-la-Madeleine dont le capitaine, qui défend jalousement son titre de premier capitaine de la seigneurie, devait certainement en imposer aux autres compagnies qui ne revendiquaient pas la même ancienneté. Le deuxième espace, mieux délimité géographiquement que le précédent, coïncide avec les côtes de Mouillepied et Saint-Lambert. Il couvre une superficie moindre et occupe une étendue de terre comprise entre la seigneurie de Longueuil et la rivière Saint-Jacques. Zone dont l'originalité est si fortement marquée que l'on distinguera fréquemment dans les textes jusqu'à la fin du Régime français les seigneuries de Saint-Lambert et de La Prairie de la Madeleine. La personnalité particulière de cette région s'est manifestée rapidement à divers paliers et s'est exprimée dans un ensemble de faits et gestes qui témoignent jusqu'en 1760 du sentiment tenace d'identité dont ses habitants étaient animés. Les premiers, ils ont droit à leur commune, 8 celle de Saint-Lambert, constituée à même les prairies naturelles de la côte qui bordent le fleuve ; les premiers, ils protestent dans une requête frondeuse contre les rentes seigneuriales et le droit de commune jugés trop onéreux.9 Cette individualité s'est même traduite, de façon plus éphémère toutefois, dans la construction d'un fortin de pieux, identifié à un embryon de village, au plus fort de la guerre iroquoise qui menace la seigneurie. Dans un acte de 1690,10 dont il n'a pas été possible de suivre les traces, Pierre Roy, habitant de la côte Saint-Lambert, consent à ce que le village de La-prairiede-saint-Lambert soit bâti sur sa terre, et y fait référence à une fortification qui a été faite par ordre du roi. Toute aussi singulière et passagère fut la chapelle de la même côte dont la présence est attestée dans quelques documents,11 mais qui disparaît au début du xvm e siècle. Finalement, ce sentiment d'appartenance affiché par les habitants de Saint-Lambert transpire dans un bon nombre de
8 L'acte de concession de cette commune n'existe plus ou n'a jamais existé. Son existence nous est cependant révélée par les premiers actes de concession de terres à la prairie Saint-Lambert. Voir pour exemple : Tissot, 9 oct. 1672, concession à Jacques Testu, fonds « Biens des Jésuites », ANQQ. 9 « Requeste des habitans de la prairie Saint-Lambert », juin 1672, fonds Elisée Choquet, ANQM. 10 A. Adhémar, 5 fév. 1690, donation de Pierre Roy, ANQM. 11 En particulier dans un acte rédigé par le secrétaire des Jésuites qui fait état de cette chapelle dédiée à la Vierge. (Tissot, 22 sept. 1675, donation de Pierre Perras aux Jésuites, ASQ, polygraphie, XIII, n° 45).
16 La Prairie en Nouvelle-France
textes où apparaissent avec eux les autres concessionnaires de la seigneurie. Qu'il s'agisse de construire des ponts ou de préciser l'usage de la commune principale, celle de La-Prairie-de-laMadeleine, à chaque occasion, les tenanciers de Saint-Lambert font front commun et, au sein de la communauté seigneuriale ou paroissiale, ils marquent leur distinction.12 Ce deuxième cadre territorial est aussi administré par une compagnie de la milice dont le premier officier est le capitaine de la côte Saint-Lambert qui est présent à divers moments dans les actes aux côtés des deux autres capitaines de La Prairie et de La Tortue. Le dernier espace, occupé et humanisé plus tardivement que les deux premiers, est habituellement identifié dans les documents sous l'appellation de La Tortue. Il prend naissance à la hauteur de la rivière du même nom, rejoint la rivière du Portage et déborde même dans la seigneurie voisine du Sault-Saint-Louis, dont l'histoire est intimement liée à celle de La Prairie. Cette zone frontière, à l'extrémité ouest de la seigneurie, mettra plus de temps à affirmer son identité qui s'est toutefois dessinée selon le même modèle. En 1752, sa population, répartie dans les deux seigneuries-sœurs, est regroupée autour de la paroisse Saint-Constant qui doit réunir les censitaires des côtes des rivières de la Tortue et du Portage. À l'instar des deux espaces précédents, La Tortue a droit à sa milice dont le capitaine et les officiers subalternes obéissent au premier capitaine qui habite La-Prairie-de-la-Madeleine. Il est même question en 1746 que l'on y construise un fort sur la rivière de la Tortue dont on ne sait pas s'il a été achevé.13 Ses habitants ont droit enfin à leur propre moulin, à eau celui-là, édifié en bordure du fleuve, à l'embouchure de la rivière du Portage d'abord, puis déplacé en amont, à la frontière des deux seigneuries. LA GÉOGRAPHIE ÉCONOMIQUE ET P O L I T I Q U E : C A R R E F O U R , F R O N T I È R E ET LIEU DE PASSAGE
Plus significative que la première, la géographie économique et politique de la seigneurie commande tout au long du Régime français 12 C'est particulièrement évident dans les ordonnances de Bégon des 29 juin 1720 et 10 août 1722, ANQQ. 13 Dans la vente de Jacques Boyer à Jacques Paye (A. Adhémar, 7 juin 1746, ANQM), le vendeur déclare au notaire qu'il a été commandé par le sieur François Guy, major des milices de La Prairie, de faire des pieux pour aider à construire un fort sur la rivière de la Tortue.
17 La géographie de la seigneurie
les grands faits de son histoire ponctuée de freinages et d'accélérations, conséquences d'un ensemble de conditions créées par sa position stratégique. La Prairie est située à un carrefour où sont rassemblées les lignes directrices qui devaient orienter son développement, dessiner ses activités les plus originales et façonner son caractère distinctif, que n'ont pas manqué de souligner les observateurs qui l'ont visitée ou étudiée. La première ligne de force, qui allait très tôt dans son histoire tracer quelques-unes de ses vocations maîtresses, résulte de la position avantageuse qu'elle occupait à proximité du fleuve, à faible distance de Montréal dont elle percevait les clochers, à la tête d'un réseau hydrographique l'invitant à s'adonner à des activités économiques gouvernées par des impératifs auxquels elle ne pourra jamais échapper avant 1760. À l'instar de Montréal dont elle sera à la remorque à de multiples niveaux, La Prairie est à la croisée des voies d'eau qui mènent vers l'intérieur du continent, en direction de l'ouest, au cœur même des Pays d'en-haut. Le commerce des pelleteries a façonné l'enveloppe économique de Montréal, a dicté la vocation de ses marchands et a exercé sur les campagnes environnantes une profonde emprise14 qui a survécu à la bataille des plaines d'Abraham. La « marchandise » montréalaise, c'est d'abord celle des fourrures et cela tient à l'économie générale du pays et surtout au rôle de la ville dans cette économie qui n'est pas d'abord centrée sur l'agriculture, mais sur le commerce des pelleteries. L'une des relations les plus durables qui a uni Montréal et La Prairie s'est nourrie à cette activité première de la ville, plus prosaïque que son mysticisme primitif. Nous la mesurerons plus loin dans le cours de l'exposé. La Prairie, sans doute plus que toutes les autres seigneuries de la rive sud du Saint-Laurent, a participé généreusement par ses innombrables engagés et ses quelques marchands-voyageurs au commerce des fourrures dont Montréal était le pivot. De par sa situation, La Prairie est également reliée, au même titre et davantage que Montréal, à la ligne d'eau qui vers le sud conduit par le Richelieu et l'Hudson à Albany, quelquefois appelé Orange dans les textes en souvenir de la domination hollandaise. Cette voie, à laquelle elle est naturellement greffée, l'exhortait impérieusement à pratiquer la traite, illicite celle-là, à laquelle elle ne manquera pas de s'adonner. En fait foi la documentation laissée par les autorités sans cesse inquiètes des mouvements de canots de ce côté du fleuve et toujours attentives à surveiller la suspecte seigneurie portée spon14 Dechêne, Habitants.
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tanément, avec ou sans la complicité des Iroquois du Sault-SaintLouis voisin, à traiter avec les marchands d'Albany. Si La Prairie se trouve de par sa proximité géographique, inévitablement liée à Montréal, dont elle tire le plus clair de son dynamisme économique par la voie des pelleteries, elle est également appelée, selon les mêmes impératifs géographiques, à jouer un rôle de premier plan dans l'histoire politico-militaire de la NouvelleFrance, réduite ici à la région montréalaise. La Prairie occupe une position stratégique dans le corridor qui par le Richelieu et l'Hudson conduit aux territoires contrôlés par les Anglais et les Iroquois. À la tête de l'une des voies traditionnelles d'invasion, dernier bastion sur la route des forts qui du lac Champlain jusqu'à Montréal balisent militairement la vallée du Richelieu, la seigneurie des Jésuites demeure pendant longtemps le poste le plus avancé pour défendre Montréal. La Prairie se trouve à la limite de l'espace où se manifestait la présence anglo-iroquoise et, avant 1700, elle constitue sur la rive sud du Saint-Laurent la véritable « frontière des Anglois et Iroquois ». 15 Cette situation et le manque de colons expliquent que la seigneurie concédée en 1647 ne sera Pas habitée avant 1667, quelques mois après que l'expédition punitive de Tracy aura pacifié le pays. C'est seulement à cette date, 20 ans après sa concession, que les premiers censitaires s'y établissent. Aussi n'est-il pas étonnant que la seigneurie ait constitué jusqu'à l'aube du xvm e siècle un poste périlleux et que le contexte politico-militaire dont elle était tributaire ait déterminé l'une de ses vocations, ait façonné jusqu'à la Conquête une part de sa physionomie et ait conditionné son histoire qui s'est faite en partie au diapason des guerres franco-iroquoises. Exposée aux incursions iroquoises du xvn e siècle, elle attire rapidement l'attention de l'administration coloniale qui a saisi l'importance stratégique de ce poste dont Montréal dépend en partie pour sa sécurité. Denonville, le premier, conçoit l'urgence de fortifier
la région qui s'étend entre La Prairie et « Chambly où je voudrois, écrit-il, mettre un gros poste parce que c'est le plus grand passage pour aller aux Anglois par le Lac Champlain [...] outre que ce poste se communicant avec celuy de la prairie de la Magdelaine mettroit en quelque seureté toute la coste depuis Sorel jusques à la prairie de la Magdelaine ». 16 Le travail est confié à Gédéon de Catalogne
15 « Ordonnance du gouverneur de La Barre du ier juil. 1683 », dans P.-G. Roy,
Ordonnances, commissions, II : 40. 16 « Mémoire de Testât présent des affaires du Canada », 8 nov. 1686, CnA, 8, f° 176, ANC.
ig La géographie de la seigneurie
qui s'engage à fortifier la côte Saint-Lambert et le village de La Prairie en y élevant deux forts en pieux debout dont la construction est terminée en 1689.1? On ne retrouve plus la trace du premier dans les textes du début du xvm e siècle. Le second, qui survivra jusqu'à l'invasion américaine de 1775, est fréquemment mentionné dans les actes de concession d'emplacements au village et subit des réparations périodiques, ainsi qu'en témoignent les bordereaux présentés par les officiers de la milice aux habitants tenus de fournir les pieux nécessaires à la restauration de la palissade.18 Kalm qui visite La Prairie en 1749 note : « Le village est complètement entouré par une clôture de pieux ou palissade; les pieux sont effilés à leur extrémité supérieure, serrés les uns contre les autres et hauts de deux toises à deux toises et demie. Cette palissade fut exécutée dans les temps anciens pour servir de fortification contre les Sauvages d'Amérique ». X 9 Plus nuancé, Franquet écrira, quatre ans plus tard, lors d'un séjour dans la seigneurie : « on y voit encore une enceinte de pieux qui enveloppait cy-devant l'église et une partie des maisons, mais que l'on néglige aujourd'hui sous prétexte que ce village est couvert du fort Saint-Jean et de celui de Saint-Frédéric ». 20 Il avait, auparavant dans le texte, utilisé les mots « négligée » et « délabrée » pour décrire l'enceinte.81 Bougainville, enfin, dans un de ses mémoires, précise que le fort de pieux de La Prairie est abandonné à la veille de la Conquête.22 À la fin du Régime français, la conjoncture n'est plus celle de 1690 et le chapelet de forts que les autorités ont élevés dans la vallée du Richelieu rend caduc celui de La Prairie auquel on porte dorénavant moins d'attention. Si, aussi tôt dans son histoire, l'on s'intéresse à cette « frontière » qu'on s'active à fortifier, c'est à cause des événements qui se précisent à la fin du xvn e siècle dans le cadre de la guerre menée contre les Iroquois, alliés des Anglais. Ils justifient l'intérêt porté par les autorités à La Prairie, considérée jusqu'à la paix de 1701 comme l'un des points chauds de la région montréalaise. Cette guerre devait 17 Pour l'historique de ces fortifications, voir Choquet, « Les forts de Laprairie », 379-383. 411-42318 Dans les actes de tutelle suivants, on fait état des sommes versées par les censitaires pour payer et planter les pieux du fort de La Prairie : Danré de Blanzy, 12 fév. 1740, tutelle des enfants de François Lefebvre; Hodiesne, 22 fév. 1751, tutelle des enfants de Charles Deneau; 14 juil. 1756, tutelle des enfants de Guillaume Soucy, ANQM. 19 Voyage de Pehr Kalm, 179. 20 Franquet, Voyages, 124. 21 Ibid., 59. 22 Bougainville, « Mémoire sur l'état de la Nouvelle-France (1757) », 53.
2O La Prairie en Nouvelle-France conditionner son développement, chasser vers la ville voisine quelques-uns de ses habitants et laisser dans la mémoire collective et dans les archives clés traces indélébiles que nous avons ici l'intention de suivre. Entre 1690 et 1697, les attaques conduites par les Anglais et les Iroquois, qui déferlent alors sur toute la région montréalaise, sèment la terreur et la désolation sur le territoire de La Prairie dont la sécurité est mal assurée. Les nombreuses relations envoyées à la cour de France en font état et nous avons retenu les événements les plus mémorables, ceux de 1690—1691, dont les circonstances sont rapportées dans la correspondance officielle. En septembre 1690, les ennemis [les Iroquois] donnèrent à un quart de lieue de là [La Prairie] au lieu nommé la Fourche ou tous les habkans et la garnison du fort estoient occupez à coupez les bleds. Ce lieu estoit l'ancien village, le fort de La Prairie n'ayant esté faict que comme un endroit plus commode pour s'y deffendre [...]. Il y eu onze habitans, trois femmes, une fille et dix soldats de tuez ou de pris. Peu firent de résistance, six Iroquois y furent pourtant tuez. Ils eurent le tems de mettre le feu aux maisons et à quelques tas de foing et de tuer quelques bestes à cornes avant que le secours arrivas! de Montréal. Ils regagnèrent ensuite les bois.23 Trois mois plus tard, le curé Geoffroy laisse dans le registre de la paroisse la note suivante qui fait écho aux événements précédents : Ce 3lè de décembre de l'année 1690 je prêtre missionnaire sous signé certifie avoir esté chercher dans le bois le reste des ossements de feu Jean Bourbon habitant de cette paroisse et d'un autre qu'on n'a peut scavoir qu'il estoit tant il avoit esté défiguré par les Iroquois. On croit que c'estoit un soldat de monsieur le chevalier de grés nommé la motte qui furent tués l'un et l'autre le 4lè septembre de la susditte année dans lattaq que l'on donna à la fourche de la prairie de la Magdelaine avec Jean Duval Jean Barault habitans de cette paroisse la treille Beaulieu la Rosé dauvergne soldats de Monsieur le chevalier de grés. Nous avons donné la sépulture aux susdits ossemens de Bourbon, et de la motte comme nous avions fait aux corps de Jean Barault Jean Duval le 4lè et 5lè septembre dans le cimetière de laditte paroisse les autres ayant estes entérés avant mon arrivée le jour du combat en foy de quoy j'ay signé.24
23 Collection de manuscrits, 1 : 512—513.
24 Registre des sépultures de La Prairie, 3 déc. 1690, APLP.
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En août 1691, un autre combat a lieu à La Prairie et oppose cette fois les Français aux alliés anglo-iroquois. Le major Peter Schuyler forme un party de quatre cens hommes tant anglois que sauvages pour venir enlever le fort de Laprairie de la Magdeleine. Monsieur de Callières qui en fut adverti y fut camper avec huict cens hommes [...] l'ennemy mit à terre vers l'isle aux testes et y construisit un fort de pieux [...] aprèz quoy il marcha à travers le bois vers Laprairie de la Magdeleine [...]• Ses troupes estant campez au dessus du fort [...] et les milices et sauvages estoient au dessoubs du fort, sur le bord de la grève [...] Peter [...] voyant tant de troupes fit sa retraite [...]. Nos principaux officiers ayant esté tuez on se mit point en peine de suivre l'ennemy.85
Le même jour, dans un geste qu'il allait répéter au cours des années suivantes, le curé de la paroisse certifie « avoir enterré Mrs S1 Cirq capitaine en pied Dosta capitaine reformé et Domergue lieutenant reformé tués dans le combat qui s'est donné ici ledit jour avec 14 soldats et habitants tués aussi sur la place qu'on a pas reconnu ».86 Par la suite, la présence iroquoise se manifeste encore jusqu'en 1697, mais La Prairie n'est plus le témoin de combats rangés mettant aux prises des forces importantes. Dorénavant, les Iroquois agiront seuls, en petites bandes, et pratiqueront une guérilla pour surprendre les habitants dans des embuscades, mettre le feu à leurs maisons, les massacrer ou les ramener en captivité. Pendant quelques années encore, le registre de la paroisse portera témoignage des sépultures reliées à la guerre iroquoise. Entre le 30 octobre 1691 et le 9 août 1697, on compte six décès à la suite des raids menés par les Iroquois. Pourtant, une dernière fois, le 25 septembre 1697, le curé Delafaye, sans se douter qu'il n'aurait plus à l'avenir à reprendre cette formulation, inscrit : « certifie avoir inhumé dans le cimetière de cette paroisse Estienne Bisaillon tué par les Iroquois ». 87 Longtemps après son épilogue, le souvenir de la guerre iroquoise sera de nouveau évoqué dans les minutes notariales, aussi tardivement qu'en 1742, année où quelques-unes de ses victimes amenées en captivité à la fin du xvn e siècle reviendront chez des notaires montréalais pour y consentir des ventes. L'un de ces captifs survivants, Jean-Baptiste Hébert, se présente chez le notaire Jean-Baptiste
25 Collection de manuscrits, I : 586—587. 26 Registre des sépultures de La Prairie, 11 août 1691, APLP. 27 Ibid., 25 sept. 1697.
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Adhémar en 1726 et déclare « qu'estant âgé d'environ sept ans il se fit une irruption des irroquois lors nos ennemis à La prairie de la magdeleine où il fut pris plusieurs François du lieu qu'il feut envelopé dans cette prise a esté élevé parmi lesdits irroquois en sorte qu'il a vescu comme eux jusqu'à présent ». 28 Iroquoisé, il ne parle pas le français et doit avoir recours à un interprète pour vendre à sa sœur la part qui lui revient dans la succession de ses parents. Pierre Diel, quant à lui, affirme en 1742 dans un contrat de vente : que étant dans un bas âge il auroit été pris par un party de sauvages iroquois lors nos ennemis dans une irruption qu'ils firent à La prairie de la magdeleine en sorte qu'il auroit toujours vécu avec eux et même y vit encor ce qui fait qu'il n'entend pas bien la langue françoise pourquoy il se seroit faits assister de Jean-François Demers habitant dudit lieu à l'effet de luy servir d'interprette et en conséquence après avoir expliqué en langue iroquoise son intention audit Demers qui nous l'a interprettée.29
Les hostilités qui prennent fin en 1701 ont perturbé à court terme la seigneurie30 et donné lieu à des actions révélatrices de la tension à laquelle ont été soumis ses habitants. Depuis 1689, les notaires d l'île de Montréal sont les fidèles témoins des défections de quelquesuns des censitaires de La Prairie. Ainsi, plusieurs habitants quittent la seigneurie des Jésuites pour Montréal. Jean Barreau, Pierre Lefebvre, Claude Caron, Pierre Gagné, Jean Magnan, Mathieu Moquin, Etienne Bisaillon et André Foran reçoivent ou acquièrent, entre 1689 etl^91'des emplacements dans l'enclos montréalais31 et quelques-uns d'entre eux ne reviendront plus à La Prairie. Si Montréal voit sa population augmenter subitement dans la dernière décennie du xvn e siècle, c'est qu'elle est perçue comme la villerefuge (vieux modèle emprunté à la métropole) par quelques habitants de la rive sucl qui, inquiets des raids iroquois, quittent leurs seigneuries pour venir s'abriter derrière sa palissade.32 Ceux qui ont choisi de rester dans la seigneurie des Jésuites doivent se soumettre aux ordres de l'administration qui tente tant bien que mal de pro28 J.-B. Adhémar, 27 août 1726, vente de Jean-Baptiste Hébert à Barbe Hébert, ANQM. 29 Danré de Blanzy, 6 juil. 1742, vente de Pierre Diel à Eustache Deniers, ANQM. 30 Dans un document intitulé : « Les revenus des Jésuites en Canada » et daté de 1701 (JR, LXV : 182), on trouve le texte suivant : « La Prairie de la magdelaine et de S1 Lambert où il y a moulin, terre du domaine et rentes de quelques tenanciers qui ont resté et presque tous ruinez par la guerre des iroquois ». 31 Lacroix, Les origines, 64. 32 Dechêne, Habitants, 122,361.
23 La géographie de la seigneurie
léger les habitants exposés à de fréquentes embuscades. Le village fortifié par Gédéon de Catalogne devient le lieu de refuge que doivent gagner les habitants les plus vulnérables. Ainsi, Denis Brousseau qui achète des Jésuites, en 1692, deux terres et une maison de pièces sur pièces en bordure de la rivière Saint-Jacques, à la côte des Prairies, est « obligé par ordre de Monsieur de Callière gouverneur pour le roy de cette isle [de Montréal] de faire transporter [la maison] au village de la ditte prairie à cause de la guerre et en empescher le bruslement par les Irroquois comme ils avoient fait celles de la fourche et autres lieux de ce païs ».33 Également inquiets, les seigneurs de La Prairie semblent plus exigeants lorsqu'il s'agit de faire respecter les clauses des contrats de concession. En 1689, à la suite des doléances et pressions des habitants de la côte de Mouillepied, ils réunissent au domaine la terre de Jacques Deneau Destaillis concédée 12 ans plus tôt34 et la donnent à Jean Roy. Les motifs invoqués par les Jésuites qui ne font que reprendre la formulation des plaignants rendent compte de l'angoisse de ceux-ci. Ils craignent pour leur vie parce que Deneau a abandonné sa terre depuis longtemps, ne l'a jamais habitée ni défrichée et que cela porte « un notable préjudice tant aux dits seigneurs, aux voisins de la ditte concession, qu'au bien et interest publique de cette colonie, qui pourroit en souffrir en leurs biens et vies, dans les mauvaises incurrances des Irroquois nos ennemis qui pourroient, cette concession estant couverte de bois et de fredoches, donner lieu aux dits Irroquois de former des ambuscades pour surprendre et deffaires les francois ».35 Libérée de la contrainte iroquoise au début du xvm e siècle et forte de sa position géographique devenue avantageuse depuis peu, La Prairie est dorénavant et pour longtemps en mesure d'affirmer sa vocation véritable. La seigneurie, identifiée ici surtout à son village, va devenir jusqu'à la fin du Régime français,36 et même au-delà,37 33 Basset, 17 sept. 1692, vente des Jésuites à Denis Brousseau, ANQM. 34 Tissot, 14 déc. 1677, concession à Jacques Deneau, fonds « Biens des Jésuites », ANQQ. 35 Basset, 16 juin 1689, concession à Jean Roy, ANQM. 36 Surtout depuis que la route terrestre est achevée en 1748 entre La Prairie et SaintJean. 37 Au début du xix e siècle, Bouchette rappelle les avantages de l'emplacement occupé par La Prairie dont « la position [...] est extrêmement favorable par les routes nombreuses qui la traversent dans plusieurs directions, et surtout en ce qu'il y a un passage d'eau qui de Montréal communique avec la grande route qui conduit à Saint-Jean et de là par le lac Champlain aux États Américains, et qui est la route générale pour les voyageurs depuis la capitale du Bas Canada jusqu'à la ville de New York ». (Bouchette, Description topographique, 133).
24 La Prairie en Nouvelle-France
un lieu de passage, de transit nécessaire entre Montréal, centre militaire, administratif, entrepôt de marchandises et foyer de distribution, et la vallée du Richelieu, dont les forts depuis Chambly et Saint-Jean jusqu'à Saint-Frédéric et Carillon requièrent sans cesse des approvisionnements en hommes et en vivres. Là réside l'une des lignes cardinales de La Prairie, la plus durable et, avec les fourrures, la plus remarquable. L'ingénieur Chaussegros de Léry a bien saisi cette vocation du lieu quand, dans un mémoire adressé au ministre de la Marine, il écrit : J'avois remis à monsieur le général et à monsieur l'intendant la carte du terrain depuis la prairie de la magdelaine jusques à la rivière de Chambly où il est marqué en rouge le chemin fait de la prairie à la bataille [dans l'arrière-pays de la seigneurie sur la route de Saint-Jean] et en jaune le chemin préposé à faire de la bataille au dessus du rapide Saint-Jean où mouille la barque du lac Champlain qui sera de trois lieues et quelques arpents. L'avantage seroit grand pour le transport des vivres et munitions de Montréal à la barque, les habitans de la prairie mon dit qu'ils fourniroient les vivres à la barque pour le fort Saint-Frédéric au même prix qu'à Montréal qui leur seroit indiférent de les transporter par ce nouveau chemin à la barque ou à Montréal, par ce moyen on épargneroit les transports des canots de Montréal à la barque où il faut passer par Sorel et le fort de Chambly, voicy la différence il en coûtera de Montréal à la prairie pour un bateau qui portera 5 ooo livres pour une journée qu'il mettra à aller et venir dix livres pour transporter les cinq milliers en charette de la prairie à la barque cinq voyages de charettes à quatre livres.38
En tournée d'inspection des forts, Franquet ne s'exprime pas autrement quand il précise « que les effets en tous genres, nécessaires à l'approvisionnement du fort Sl.-Jean et de celui de Sl.-Frédéric, qu'il faut indispensablement tirer des magasins de Montréal, y sont débarqués [à La Prairie] et ensuite chargés sur des charrettes, pour être voitures à ce premier poste ».39 Un peu plus loin dans le texte, après avoir précisément décrit le chemin qui unit La Prairie à SaintJean, il en justifie la nécessité. On ne saurait disconvenir, écrit-il, que cette communication ne soit très utile et n'épargne beaucoup de frais au Roy, d'autant qu'avant qu'elle ne fut établie, on était obligé de transporter les vivres de Montréal aux forts
38 Chaussegros de Léry au ministre, 7 nov. 1744, CnA, 82, f os 74~75> 39 Franquet, Voyages, 124,
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25 La géographie de la seigneurie Sl.-Jean et de S'.-Frédéric par batteaux qui descendaient le fleuve jusqu'au village de Sorel, remontaient la rivière de Richelieu jusqu'au fort Chambly, où il fallait les décharger pour traverser les trois rapides qui se trouvent en dessus, et de là, les recharger pour les porter à leur destination.40
Lors de la guerre de la Conquête, La Prairie est donc devenue la voie de passage (et fréquemment le quartier d'hiver des troupes) par où doivent inévitablement passer les détachements appelés à occuper les forts du Richelieu et le ravitaillement en vivres et en munitions. Il suffit, pour s'en convaincre, de consulter les journaux de campagne tenus par les officiers supérieurs et la correspondance échangée.41 Cette réalité a conféré à la seigneurie un caractère militaire qui est devenu un trait distincttf de son identité. Facture militaire, qui avait toujours été présente dans l'histoire de La Prairie, proclamée par les fortifications même vétustés qui ceinturaient le village et par la succession des commandants du fort à la tête des quelques soldats apparaissant à l'occasion dans les minutes notariales et les registres de la paroisse. Elle s'est donc perpétuée sous une autre forme et s'est trouvée accentuée par la nouvelle vocation de transit qui était devenue la sienne depuis le début des années 1740 surtout. Cette qualité suppose par ailleurs une surveillance étroite de la part des autorités coloniales et du commandant de La Prairie pour contenir la soldatesque (dont les frasques sont bien connues dans la métropole) et l'empêcher de perturber une population qui dans l'ensemble et sur une longue période semble assez peu violente. Les relations établies entre les soldats et les habitants de La Prairie ont dû être harmonieuses la plupart du temps, puisqu'elles ont laissé fort peu de traces dans les archives judiciaires, les plus susceptibles de nous révéler l'état des rapports entre les deux groupes. Le seul texte42 (il émane de l'intendance et il est à la fois banal et ancien) qui fait référence à des problèmes, pas très sérieux, il est vrai, causés par le logement des gens de guerre, rapporte les murmures de plusieurs habitants de la seigneurie. Parce que des compagnies y ont été envoyées en quartiers en 1685, les habitants de La Prairie se
40 Ibid., 128. 41 Dans la Collection des manuscrits du maréchal de Lévis, on retrouve de multiples références à La Prairie décrite comme un lieu de transit fréquemment emprunté. Voir entre autres : « Journal des campagnes du chevalier de Lévis en Canada de 1756 à 1760 », I : 77-78; « Lettres du chevalier de Lévis à monsieur le Maréchal de Mirepoix », II : 138; « Lettres de monsieur de Bourlamarque au chevalier de Lévis », V : 73.
42 Ordonnance de l'intendant de Meulles du 15 mai 1685, ANQQ.
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plaignent de la conduite de certains soldats qui, interprétant mal les ordres reçus, veulent les obliger à leur donner « marmites, chaudières, plats, cuillers, poivre et autres choses semblables » en plus du logement. L'intendant précise le règlement et rappelle aux habitants qu'ils ne doivent fournir que le gîte et pour seuls ustensiles une marmite et un chaudron. Un autre documentas beaucoup plus tardif et disert, extrait des archives judiciaires, contient l'interrogatoire mené par le lieutenant général civil et criminel de Montréal pour faire la lumière sur une affaire de fausse monnaie dont le principal auteur est un soldat, Émery Cardon, en garnison au SaultSaint-Louis, fief voisin de La Prairie. Il importe moins ici de connaître l'origine et l'épilogue de cette histoire que le type de relations, à maints endroits précisées dans l'instruction, que pouvaient entretenir les militaires et les habitants de la seigneurie de La Prairie. Cardon et quelques-uns de ses compagnons-soldats, tous logés au fort du Sault-Saint-Louis, franchissent fréquemment les frontières de la seigneurie et se présentent chez les habitants des côtes et du village pour y acheter des vivres, des articles de mercerie, pour y manger ou loger à l'occasion. Il ressort en particulier de l'enquête que les soldats recherchent surtout du vin et de l'eau-de-vie que les habitants s'empressent de leur procurer après les avoir obtenus des nombreux cabaretiers du bourg, Ici apparaît l'un des caractères les plus insignes de La Prairie, résultat de ses attributs géographiques qui commandent sa vocation de lieu de passage et la présence passagère ou permanente de nombreux militaires en transit vers les postes du Richelieu ou en garnison dans son fortin. En effet, à travers son histoire non plus limitée au seul Régime français, mais conduite jusqu'au cœur du xix e siècle, on remarque la présence tantôt suspecte, tantôt admise, de cabarets toujours prolifiques dans un village servant de relais aux nombreux voyageurs (militaires ou non) en route vers le Richelieu au xvm e siècle et vers les États-Unis plus tard. Une abondante documentation nous autorise à suivre cette chronique de l'eau-de-vie à laquelle toutes les autorités, coloniales, seigneuriales et paroissiales ont porté une singulière attention. Vigilance serrée exigée bien sûr par les méfaits que peut produire au sein de la population blanche la présence massive de débits d'alcool, mais aussi et surtout parce que La Prairie est depuis ses origines voisine d'une mission indienne qui se déplacera graduellement vers le Sault-Saint-Louis aux xvn e et 43 Pièces détachées, i er fév. 1752, ANQM. (Important dossier d'une quarantaine de pages).
27 La géographie de la seigneurie
xvm e siècles, suffisamment proche encore pour que l'on en tienne compte quand il s'agira de réglementer la vente d'eau-de-vie dans la seigneurie. Les 30 premières années de l'histoire de La Prairie sont marquées par des interdictions répétées de tenir cabaret et de vendre des boissons enivrantes tant aux Français qu'aux autochtones. Le voisinage et la promiscuité des deux communautés, française et indienne, obligent les autorités supérieures à exercer une surveillance étroite pour que « les sauvages naturellement enclins à l'ivrognerie » (c'est l'expression la plus familière rappelée dans toutes les ordonnances) n'aient pas l'occasion de s'en procurer dans la seigneurie. Déjà, dans les premiers actes de concession, les Jésuites, seigneurs et missionnaires, ne manquent pas à l'occasion de formuler des interdits qui témoignent de la rigueur qu'ils recherchent en cette sérieuse matière. Aussi tôt qu'en 1673 (la seigneurie n'est occupée que depuis 1667), le père Jacques Frémin, supérieur de la résidence de La Prairie, n'oublie pas de spécifier dans la concession d'emplacement au village demandée par Jean Bresleau que celui-ci ne pourra « vendre du tout à aucun françois de quelle sorte de boisson que ce soit, ny mesme d'en traiter ny donner à aucun sauvage faute de quoy [...] ladite concession demeurera nulle et de nulle valleur, et sera ledit Jean Bresleau entièrement deschu de ladite place ».44 Quelques années plus tard, à la requête des Jésuites toujours soucieux de maintenir l'harmonie au sein de la mission iroquoise, l'intendant Duchesneau, dans une nouvelle tentative pour bannir l'ivresse, rappelle l'ordonnance de Frontenac du 15 septembre 1674 et, à deux reprises,45 il 44 Tissot, 11 juin 1673, concession à Jean Breslau, fonds « Biens des Jésuites », ANQQ. Au xvm e siècle, les seigneurs rappelleront dans quelques actes de concession de terres à la côte Sainte-Catherine, voisine de la mission du Sault-Saint-Louis, la même interdiction aux censitaires de vendre des boissons enivrantes aux Indiens. Défense d'autant plus rigoureuse depuis 1719 que trois Iroquois du Sault-SaintLouis se sont enivrés chez Jacques Deneau à La Prairie et ont tué, en l'éventrant, le jeune fils de Pierre Gagné, âgé de deux ans. Voir pour les concessions, entre autres : M. Lepailleur, 20 mai 1716, concession à François Lefebvre; 17 oct. 1721, concession à Pierre Gagné, ANQM. Au sujet de l'affaire Gagné, un long interrogatoire a été conduit par le lieutenant général civil et criminel de Montréal (Pièces détachées, 23 fév. 1719, ANQM) qui conclut à la culpabilité de Deneau et le condamne à 300 livres d'amende. (Registres des audiences, 28 fév. 1719, ANQM). Plus tard, Joseph Deneau (ibid., 27 juin 1727) et Jean Barette (Pièces détachées, 10 août 1754) seront condamnés pour les mêmes motifs. 45 Ordonnances de l'intendant Duchesneau des 22 juil. 1676 (fonds « Biens des Jésuites», ANQQ) et 22 sept. 1678 (P.-G. Roy, Ordonnances, commissions, I : 238240) qui sont de la même teneur. La seconde ordonnance qui porte les amendes de 100 à 300 livres précise que la première n'a pas toujours été respectée.
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défend à tous les Français de La Prairie d'y tenir cabaret. Une dernière fois, en 1683,1e gouverneur de La Barre, après avoir constaté que les ordres donnés n'avaient pas été suivis, réitère les ordonnances de ses prédécesseurs. Il semble indiqué de reproduire ici ce texte. À travers ses mises en garde et ses interdits, il présente de La Prairie une image qui s'accorde avec sa vocation de frontière et de lieu de passage. À la suite des avis qu'il a reçus, de La Barre rappelle : que la pluspart des désordres qui sont arrivez cette année au sujet de la désertion et désobéissance aux ordres de Sa Majesté, ont esté causez par la retraite qui a esté donnée dans la Seigneurie de la Prairie de la Magdelaine à une troupe de vagabons et gens sans adveu qui ont esté pendant l'hyver dans la dite seigneurie en divers cabarets qui s'y sont establis sans ordre des seigneurs ny de Sa Majesté dans lesquels ayant consommé en desbauches tout ce que leur travail leur avoit produit l'année précédente avec un scandai extrême pour le public. Ils ont fait plusieurs assemblées séditieuses, et en icelle comploté contre le service du Roy et de leur patrie : a quoy estant nécessaire de pourvoir et empescher la continuation de pareils crimes et désordres en supprimant la retraite des dits vagabons; nous avons fait et faisons deffense à tous les habitans de la dite seigneurie de la Prairie de la Magdelaine, frontière des Anglois et Iroquois, de tenir cabaret, vendre vin, ny eau de vie, et de recevoir des hostes sans permission particulière de leur seigneur [...]. Faisons pareillement très expresses inhibitions et deffenses à tous les habitans de la dite seigneurie de recevoir ny retenir en leurs maisons aucuns hommes qu'ils ne connoistront pas pour habitans et domiciliez en ce pays plus de l'espace de vingt quatre heures après lesquelles ils seront tenus de donner à leurs seigneurs, ou leurs préposez, ou à M. Perrot Gouverneur de cette Isle et par nous commis du soin de toute la coste les noms et qualité des dits vagabons qui auront logé chez eux.46
Il faut attendre 1696 et les années postérieures pour que les interdictions jusque-là répétées fassent place à des autorisations de plus en plus généreuses accordées par l'intendant, en accord avec les autorités seigneuriales. La nouvelle tolérance à l'égard des débits d'eau-de-vie s'inscrit dans un contexte différent qui résulte sans doute de la plus grande distance séparant dorénavant les habitants de La Prairie des Indiens christianisés, depuis que ceux-ci, à travers trois exodes, ont quitté la seigneurie de La Prairie et se sont établis sur les terres voisines du Sault-Saint-Louis concédées en 1680. Le bailliage de Montréal devient donc à partir de 1696 le témoin ha46 Ordonnance du gouverneur de La Barre du i er juil. 1683, dans ibid., II : 4041.
2 g La géographie de la seigneurie
bituel des nombreuses permissions consenties à des habitants qui pourront dès lors vendre et débiter des boissons au détail, au pot et à la pinte. Jacques Deneau, Michel Marie, François Dumay et Jean Cailloud seront les premiers à bénéficier de cette liberté inédite, contemporaine de la fin du xvn e siècle.47 Le curé Vilermaula, Sulpicien pugnace et énergique qui devait fortement marquer l'histoire paroissiale de La Prairie, s'en émeut et dans une lettre adressée au père Cholenec, gérant de la seigneurie de La Prairie, il dénonce cette nouvelle latitude dans les termes suivants : N'avois je pas prophétisé qu'un cabaret d'eau de vie à la prairie seroit plus pernicieux qu'utile au public? En effet depuis qu'on y vend je ne vois pas que l'habitant en soit mieux à son aise, on y va dépenser son argent, on y commet des exés, et la famille en souffre, c'est le premier fruit du cabaret. De plus le soldat y boit ses décomptes et le peut qu'il gagne d'ailleur il est sans chemise sans hardes et presque nud c'est une autre fruit du cabaret. Cependant les malades n'y trouvent point la boisson qui leur seroit utile il faut l'aller chercher en ville comme s'il n'y avoit point de cabaretier, il me semble qu'on avoit permis de vendre la boisson à condition que le cabaretier auroit du vin pour le besoin des infirmes et c'est dequoy on n'a point fait provision. Cela étant mon Révérend père il me semble qu'il seroit du bien public et de la gloire de Dieu de ne plus laisser vendre aucune boisson enyvrante et particulièrement de l'eau de vie, ou d'obtenir un ordre de Monsieur le Général pour révoquer toutes les permissions données jusques à présent, et de n'en donner qu'à des personnes seures aux conditions suivantes, i. de ne pas vendre ici plus cher qu'en ville. 2. de ne laisser point boire les personnes de la côte dans le cabaret. 3. d'avoir du vin pour le besoin des malades. Ces restrictions remédieront aux désordres et rendront le cabaret moins inutile.48
Les suppliques de Vilermaula auront peu d'écho et La Prairie ne pourra échapper à l'irrésistible progression des cabarets au fur et à mesure que s'affirmera au xvm e siècle sa vocation première de lieu de passage fréquenté d'abord par les militaires. C'est cette argumentation que retient l'intendant Raudot quand, en 1710, il permet à Pierre Pinsonneau, dit Lafleur d'ouvrir un cabaret, Estant nécessaire, écrit-il, de commettre encore une personne pour débiter de la bière et autres boissons à laprairie de la Magdelaine qui est un lieu de
47 Registres des audiences, 2 janv. 1696; 27 janv. 1696; 6 avr. 1700; 27 avr. 1700, ANQM.
48 Vilermaula à Cholenec, 17 juin 1705, ASQ, polygraphie, XIII, n° 51.
30 La Prairie en Nouvelle-France grand passage tant pour les officiers que pour les troupes de ce pays, celuy qui est proposé pour en faire le débit ne pouvant pas y suffire luy seul, et n'ayant pas même un logement convenable pour pouvoir y retirer en cas de besoin les officiers qui passent en cet endroit et estant informé de la bonne conduitte du nommé Lafleur nous luy permettons de vendre de la bière et autres boissons aux francois dans la seigneurie de laprairie de la Magdelaine lui faisant deffence d'en vendre aux sauvages.49
L'absence de recensements nominatifs nous interdit de connaître au xvm e siècle l'importance numérique des cabaretiers à La Prairie, mais l'un des plus remarquables demeure, certes, ce Nicolas Joly qui est maintes fois présent comme témoin dans les minutes notariales et dont l'auberge a été sous le Régime français l'un des hauts lieux de la sociabilité villageoise. En 1831, le recensement révèle la présence dans la seigneurie de 48 aubergistes,50 fort total qui rend compte de la pérennité de l'un des caractères les plus distinctifs de La Prairie devenue au cœur du xix e siècle moins un carrefour où se rencontrent soldats et officiers qu'un lieu de transit et de séjour obligé pour les voyageurs en route vers Albany et New York. À cause de la position clé qu'elle occupe dans le corridor Montréal-New York sans doute ne faut-il pas s'étonner que La Prairie soit devenue en 1836 le point de départ du premier tracé de chemin de fer qui menait à Saint-Jean et devait conduire plus tard jusqu'à l'embouchure de l'Hudson.
49 Ordonnance de l'intendant Raudot du 6 nov. 1710, ANQQ. 50 Ouellet, « Répartition », dans Éléments d'histoire, 116.
CHAPITRE DEUX
La population
Le deuxième volet de cette étude qui obéit à des cadres devenus classiques dans l'historiographie nous commande d'observer la population de cette seigneurie dont la distribution à l'intérieur de son territoire a été fortement conditionnée par les impératifs géographiques déjà exposés. Une population dont nous n'avons pas l'intention d'analyser dans le détail le régime de vie, exercice traditionnel depuis que Pierre Goubert, le premier, dans son impérissable monographie ' a su parfaitement allier histoire et démographie. Non pas que la documentation fasse défaut, puisque la seigneurie, considérée dans le cadre de ses trois paroisses, SaintFrançois-Xavier devenue La Nativité-de-la-sainte-vierge, SaintPhilippe et Saint-Constant, nous a légué une remarquable collection de registres qui nous a guidé surtout dans la reconstitution des familles que nous avons retenues pour en étudier la reproduction sociale et la transmission du patrimoine. Nous avons renoncé en partie à cet essai parce que nous n'avions pas la totale maîtrise de cette discipline. Nous craignions, par ailleurs, qu'une analyse sommaire du régime démographique ne résisterait pas à la critique rigoureuse des démographes qui sont loin maintenant des incertitudes des années 1950, ainsi qu'en fait foi la savante enquête menée il y a quelques années par Jean-Pierre Bardet, que Pierre Chaunu a identifiée à « l'acte de baptême de la nouvelle science humaine ». 2 D'autre part, il faut l'avouer, ce régime démographique de la NouvelleFrance est assez bien connu maintenant depuis le livre pionnier de Jacques Henripin,3 en partie revu et corrigé par les travaux des 1 Goubert, Beauvais. 2 Bardet, Rouen. 3 Henripin, La population canadienne.
32 La Prairie en Nouvelle-France
dernières années,4 et pas toujours distinct du régime démographique de la métropole, le mieux étudié. Deux auteurs5 invités à comparer les deux modèles concluaient à la convergence et à la divergence des comportements démographiques de part et d'autre de l'Atlantique. Ressemblance marquée qui est attestée par la pré dominance dans les deux cas de la structure familiale mononucléaire; dissemblance plus ou moins prononcée (mariages plus précoces et féconds, mortalité moins forte au Canada) qui explique des rythmes de croissance différents. Plutôt que de nous livrer à cette opération, nous avons préféré nous limiter à chiffrer la population de La Prairie et à suivre sa progression dans le temps tout au long du Régime français. Exercice complémentaire au premier, mais surtout plus périlleux parce qu'il s'appuie en partie sur une documentation fragile qui nous a contraint à avoir recours à des procédés bien établis en France, dont les preuves restent à faire ici. LA P O P U L A T I O N DE LA SEIGNEURIE AU XVIIe SIÈCLE
La fondation de La Prairie au xvn e siècle est tributaire des guerres franco-iroquoises et s'explique en partie par le contexte politicomilitaire dont la seigneurie est dépendante. Le territoire concédé aux Jésuites en 1647 n'est habité qu'à partir de 1667 parce q s'établir à La Prairie avant cette date, qui marque le début de son histoire démographique, aurait équivalu à un suicide presque certain, tant il est vrai que la région était constamment menacée par les incursions iroquoises dans la plaine montréalaise.6 Sans doute, l'emplacement de La Prairie, à proximité de Montréal, est-il utilisé par les Iroquois qui s'en servent comme tête de pont pour attaquer la ville. L'épisode sanglant maintes fois relaté de l'affaire Vignal en témoigne. En 1661, le Sulpicien Guillaume Vignal qui s'est aventuré sur l'île-à-la-Pierre avec quelques Français y est surpris par les Iro quois et, mortellement blessé, il est transporté avec les autres prisonniers à La Prairie où, après y avoir établi un campement, les 4 Retenons ici les plus suggestifs : Charbonneau et al., La population du Québec (en particulier le texte de Henripin et Perron : « La transition démographique », 2344); Charbonneau, Vie et mort; Charbonneau et al., Naissance d'une population; Dechêne, Habitants, 98-122 et les nombreux écrits des membres du Programme de recherche en démographie historique du département de démographie de l'Université de Montréal. 5 Bardet et Charbonneau, « Cultures et milieux », dans Évolution et éclatement, 7588. 6 Dickinson, « La guerre iroquoise », 31-54.
33 La population
Indiens dépouillent son corps et le mangent.7 Avant 1667, toute tentative de colonisation à l'extérieur des centres urbains est devenue impossible surtout dans la région montréalaise, avant-poste de l'occupation française le plus fréquemment menacé. C'est principalement ce motif qui explique avant cette date l'absence de colonisation dans la seigneurie des Jésuites. Faute de colons venus s'y établir, La Prairie ne demeure donc jusqu'en 1667 que le témoin des allées et venues des Indiens qui, depuis le début du siècle, tout au moins, empruntent la rivière Saint-Jacques pour rejoindre le Richelieu.8 Il faut attendre la paix de 1667, quelques mois après l'expédition punitive menée par le marquis de Tracy au cœur des villages agniers, pour que, dans des conditions de sécurité très relative, la rive sud du Saint-Laurent, à la hauteur de Montréal, s'ouvre à la colonisation. Vers cette date, débute l'histoire démographique de La Prairie dont nous voulons dans un premier temps suivre les traces jusqu'à la fin du xvn e siècle.9 Le père Chauchetière qui a reconstitué dans une longue narration l'histoire de la seigneurie à ses débuts a rappelé et précisé le contexte dans lequel est né le premier établissement français à La Prairie, indissociablement lié à l'origine à la mission iroquoise fondée au même moment et installée dans son voisinage. Suivons-le. « Le temps des guerres qui ont esté entre les françois et les Iroquois étant passé, écrit-il, [...] on establit vis avis du Montréal la seigneurie de la prairie [...]. Les françois disposèrent le lieu sy estant transportés pour y faire un village lequel commença l'an 1667. Tandis que le R.P. Rafeix est occupé à fair défricher les terres à la prairie et invitait de nouveaux habitants à l'y suivre Dieu invitait les sauvages à y venir ».10 Convaincus de la sûreté du lieu depuis 1667, les Jésuites s'affairent donc à recruter des colons pour peupler une seigneurie restée vide 7 JR, XLVII : 156; Lacroix, Les origines, 48. 8 Champlain, lors de son troisième voyage en 1611, note : « ie fus recognoistre une petite rivière par où vont quelques fois les sauvages à la guerre, qui se va rendre au saut de la rivière des Yroquois ». (Œuvres de Champlain, I : 245-246). Déjà à cette époque, La Prairie est donc une voie de passage bien identifiée et qui le sera toujours quelque 60 ans plus tard selon la Relation de 1673-1674 : « comme la Prairie de la Madeleine est un lieu de grand passage, il ne s'y arrête guère de bandes de Sauvages que quelques-uns ne se laissent engager à y rester ». (JR, LVIII : 248). 9 Cette première partie de notre démonstration doit beaucoup au travail minutieux de Lacroix (Les origines) qui dans une étude microscopique a reconstitué la population et l'histoire des 30 premières années de la seigneurie. 10 « Narration annuelle de la Mission du Sault depuis la fondation jusques à l'an 1686 »,JR, LXIII : 148-150.
34 La Prairie en Nouvelle-France
depuis sa concession. Son établissement est modelé sur les expériences antérieures vécues à Québec et à Trois-Rivières où les Jésuites ont intégré à l'intérieur de leurs seigneuries des missions indiennes qui, la plupart du temps, se sont mal accommodées cependant du voisinage des Blancs et ont dû être déplacées.11 Entre 1667 et 1676, date de la première migration de la mission vers le Sault-Saint-Louis, Français et Indiens se côtoient à La Prairie et les activités quotidiennes de la communauté indienne sont décrites dans les Relations.12 La population indienne qu'il est impossible de chiffrer avant i68513 nous intéresse cependant moins (d'autant qu'elle va quitter le territoire seigneurial de La Prairie) que la population blanche à laquelle il faut revenir et dont nous voulons suivre l'évolution. Lors des premières années de l'occupation française, les Relations se font l'écho de l'action des seigneurs et de leur enthousiasme. Le 21 avril 1668, le narrateur précise : « Nous allons nous embarquer pour monter la hault [...] pour La Prairie de la Magdeleine pour y conclure toutes les affaires et la manière d'y donner les concessions ».14 Le mois suivant, il écrit : « Tout commence bien à la prairie de la Magdelaine il y a plus de 40 concessions données ».15 Une dernière fois, en 1670—1671, la Relation indique que la résidence de Saint-François-Xavier-des-Prés compte près de 60 habitants.16 Par la suite, les Relations se taisent et ne s'intéressent plus ou peu à La Prairie, depuis que la mission à laquelle les narrateurs portent toute leur attention a gagné le Sault-Saint-Louis dans le troisième quart du xvn e siècle. Il faut alors avoir recours à d'autres sources pour observer l'évolution de la population. La majorité des premiers colons qui peuplent la seigneurie proviennent de Montréal, du régiment de Carignan et des seigneuries trifluviennes (Batiscan et Cap-de-la-Madeleine) administrées par les
11 Les motifs invoqués étant toujours les mêmes : les effets nocifs de l'alcool que les Français vendent aux Indiens et les terres usées qui ne produisent plus à cause de la culture intensive du maïs. 12 Pour l'historique de cette mission indienne pendant une dizaine d'années associée à la population française, voir Lacroix, Les origines, 15-43. 13 À cette date, on recense à la mission de Saint-François-Xavier du Sault-Saint-Louis (qui occupe ce nouvel emplacement depuis 1676) 682 Indiens. (Recensements du Canada (1665-1871), IV : 16). En 1698, on y retrouve 790 Indiens (ibid., 40) et la population se serait maintenue autour de i ooo personnes dans les 30 dernières années qui ont précédé la Conquête. (Dechêne, Habitants, 27; Franquet, Voyages, 119)14 JR, LI : 148. 15 Ibid. 16 Ibid., LV : 32.
35 La population
Jésuites, trois réservoirs d'où sont sorties la plupart des 99 personnes recensées à La Prairie en i673.1? Le noyau de population est suffisamment important au début des années 1670 pour que s'organis l'administration paroissiale et seigneuriale. C'est, en effet, en 1670 que s'ouvre le « Registre de la paroisse Saint-François-Xavier de La Prairie de la Magdeleine » qui n'a été précédé dans le gouvernement de Montréal que par les registres de Montréal (1643), Bou cherville (1668) et Contrecœur (1669). Cet événement précoce constitue un indicateur certain qui témoigne, aussi tôt dans le temps, de l'importance numérique (encore toute relative) de la population rassemblée dans la première seigneurie colonisée sur la rive sud de Montréal. Un an plus tard, en 1671, les Jésuites engagent un secrétaire, Joseph Tissot, sorte de notaire seigneurial qui, pendant une dizaine d'années, va rédiger près de 200 contrats ayant trait à l'histoire de la propriété foncière de la seigneurie à ses débuts. En 1677, dans l'aveu (l'un des deux que présentent les seigneurs sous le Régime français) dont la rédaction est confiée au notaire québécois Romain Becquet,l8 apparaissent déjà plusieurs familles que l'on peut suivre jusqu'en 1760. Les Boyer, Lefebvre, Gagné, Faye, Brosseau, Leber, Caillé, Testu, Perras, Poupart, Roy, Rousseau, Deneau, Mo quin, Diel, Robidou et Surprenant, qui figurent sur la liste des 53 concessionnaires que dresse Becquet, ont déjà choisi de demeurer à La Prairie qu'ils ne quitteront plus avant la Conquête. Dix ans après les premiers billets de concession accordés par les Jésuites, on retrouve un noyau de population stable qui va résister aux difficultés de l'établissement primitif et survivre à l'incertitude dans laquelle baigne le territoire jusqu'à l'aube du xvm e siècle. Étudier l'évolution démographique de La Prairie au xvn e siècle représente un travail relativement simple, si l'on tient compte du matériel statistique plus ou moins abondant et de bonne qualité en général que nous ont légué les curés et l'historiographie contemporaine. Il est donc possible de dresser le bilan de la marche du peuplement dans le dernier quart du xvn e siècle, de mesurer sa progression et d'en exposer les causes. Aux recensements officiels commandés par les autorités coloniales, nous avons préféré les estimations plus précises d'Yvon Lacroix qui, à l'aide des registres paroissiaux et des minutes notariales, a tenté de reconstituer à la loupe la population de la seigneurie entre 1673 et 1697, en espaçant
17 Lacroix, Les origines, 53-55; Trudel, Montréal, 240-267. 18 Aveu et dénombrement du fief et seigneurie de La Prairie de la Madeleine, 8 nov. 1677, ASQ, documents Faribault, n° 120.
Tableau 1 La croissance démographique et ses composantes dans la seigneurie de La Prairie au xvn e siècle
Année de recensement
Effectif estimé au 1er janvier
1673 1677
99 133
IRQ 1 lOOl
1685 1689 1 CQQ ioyo 1697
i 04. 1 o^
2166 253 OQC
4O3
321
Période intercensitaire
Baptêmes
Sépultures
Migrations nettes1
Taux annuel moyen d'accroissement2 en %c
1673-1676 1677-1680 1681-1684 1685-1688 1689-1692 1693-1696
27 36 41 50 48 61
5 2 15 21 39 29
12 17 6 8 23 4
73,3 80,4 40,0 39,4 29,7 29,7
Taux de natalité3 en %o
Taux de mortalité4 en %o
58,2 56,8 51,2 53,3 44,6 50,3
10,8 3,2
18,7 22,4 36,2 23,9
Taux de migration nette5 en %o
25,9 26,8 7,5 8,5
21,4
3,3
Sources : Lacroix, Les origines, 163; Registre de population du Programme de recherche en démographie historique de l'Université de Montréal. Notes : 1 Accroissement total (différence entre les effectifs des deux recensements encadrants) — accroissement naturel (baptêmes — sépultures de la même période). 2 Accroissement total -^ nombre d'années x 1 000. Population moyenne au cours de la période Taux annuel moyen d'accroissement = (taux de natalité — taux de mortalité) + taux de migration nette. 3 Nombre annuel moyen de baptêmes x 1 000. Population moyenne au cours de la période 4 Nombre annuel moyen de sépultures x 1 000. Population moyenne au cours de la période 5 Nombre annuel moyen de migrations nettes x 1 000. Population moyenne au cours de la période 6 En 1683, le « Plan général de l'état présent des missions du Canada [...] », (Mandements, lettres pastorales, I : 127, cité par Lacroix, Les origines, 59) avance le chiffre de 210 âmes pour La Prairie, ce qui s'accorde avec celui de 1685.
37
La population
de quatre ans ses relevés.19 Nous avons ensuite utilisé les registres paroissiaux pour établir le mouvement des baptêmes et des sépultures qui devait compléter les informations précédentes. Le tout nous a permis d'obtenir le taux de migration et d'accroissement annuel de la population de La Prairie au xvn e siècle.20 Il ressort du tableau i que la très forte croissance du début s'est étiolée à partir de 1681 et que la progression remarquable des années 1673-1680 n'a pu être maintenue par la suite. Ainsi, on observe qu'à une période d'essor démographique, dû à une forte immigration dans les années 1670, a succédé une phase de croissance plus lente jusqu'à la fin du siècle qui s'est prolongée et s'est accentuée, on le verra bientôt, lors des 20 premières années du xvm e siècle. Il faut donc croire que la menace iroquoise de la dernière décennie n'a pas véritablement freiné le développement démographique, puisque le ralentissement de la croissance a débuté dès 168121 et s'est poursuivi, comme on le constatera, jusqu'en 1720. La seule période qui se distingue vraiment est celle des débuts de la colonisation marquée par une importante immigration que les seigneurs ont été incapables de soutenir par la suite. Au-delà de 1680, la croissance de la population est moins forte, mais demeure néanmoins substantielle. LA P O P U L A T I O N DE LA SEIGNEURIE AU XVIIIe SIÈCLE
Suivre la population de La Prairie entre le début du xvm e siècle et la fin du Régime français devient un exercice complexe et audacieux parce nous avons dû recourir à des formules un peu longues dont l'utilisation reste délicate. Le lecteur critique pourra juger de la justesse de notre démarche et de la valeur de nos résultats. À part une exception, nous avons renoncé à utiliser les recensements de la population canadienne entre 1706 et 1739. Tenter de reconstituer, même très approximativement, la population de la seigneurie en se fondant sur ce corpus est une opération qui, dans 19 Lacroix, Les origines, 163. 20 C'est l'occasion de remercier ici notre collègue Landry qui nous a apporté son aide généreuse. Il a complété nos tableaux en les raffinant et nous a suggéré des pistes que nous avons suivies. Le Programme de recherche en démographie historique de l'Université de Montréal nous a transmis son dépouillement des registres paroissiaux de La Prairie. 21 Les faits suivants en témoignent. Les seigneurs ne concèdent aucune terre entre 1681—1688 dans les côtes déjà ouvertes à la colonisation (voir le chap. 3) et leur secrétaire, Tissot, qui avait préparé depuis 1671 quelque 180 contrats notariés, quitte La Prairie en 1681.
38 La Prairie en Nouvelle-France
presque tous les cas, débouche sur une impasse. S'il est possible de retenir les données fournies par les dénombrements pour saisir la population à l'échelle régionale ou coloniale, il devient en revanche souvent difficile, voire impossible, de mesurer la population seigneuriale à partir de cette source. À cause de la « gigantesque confusion dans les unités territoriales recensées, des variations dans la qualité des relevés », 22 on aboutit souvent à des incohérences statistiques importantes. C'est le cas pour La Prairie. La seigneurie des Jésuites est fréquemment confondue avec d'autres lieux, ce qui conduit à des aberrations dans les chiffres de population proposés et dans le nombre de maisons recensées. Cela explique la méfiance légitime que les historiens de la Nouvelle-France ont manifestée à l'égard de ces recensements23 dont les informations ne peuvent être utilisées « que de façon complémentaire et avec une infinité de précautions ». 24 Quant au recensement de 1765, fondé sur le découpage paroissial, il ne tient pas compte des trois paroisses (La Nativité-dela-sainte-vierge, Saint-Philippe et Saint-Constant)25 qui réunissent alors la population seigneuriale. Les seuls renseignements que nous avons retenus sont extraits du dénombrement de lyoô*6 qui isole la seigneurie des Jésuites et évalue la population de Saint-Lambert et de La Prairie de la Madeleine (deux territoires intégrés à la même seigneurie, mais longtemps distingués dans la documentation officielle et les minutes notariales à cause de leur caractère propre) à 377 habitants. À cause du sous-enregistrement, il faut corriger ce chiffre27 et il est dès lors possible d'établir que la population de La Prairie comptait 419 habitants en 1706. Ainsi, ces lacunes nous obligent donc à suivre un cheminement beaucoup plus long, à faire appel à d'autres sources et à proposer une formule d'évaluation qui, au total, malgré certaines réserves, offre un ordre de grandeur sans doute tout aussi valable que les recensements. Nous disposons, en effet, d'un certain nombre de renseignements d'origines diverses qui, entre 1721 et 1752, nous autorisent à tenter de chiffrer, en chiffres ronds bien sûr, la population de La Prairie. 22 23 24 25
Mathieu et Brisson, « La vallée laurentienne », 111. Lalou et Boleda, « Une source », 49. Mathieu et Brisson, « La vallée laurentienne », 110. Auxquelles il faut ajouter Saint-Antoine de Longueuil qui dessert depuis 1715 les habitants de la côte de Mouillepied, dans la seigneurie des Jésuites. Voir le chap. 4. 26 L'original est conservé aux Archives nationales à Paris. Nous avons consulté la copie microfilmée que possède le département de démographie de l'Université de Montréal. 27 La correction apportée par Lalou et Boleda, (« Une source », 67) est de 11,2 %.
39 La population
Les trois documents auxquels nous songeons ont le mérite dans leur imprécision relative d'utiliser le même dénominateur qu'il est permis de retenir pour évaluer même grossièrement le nombre des hommes. Le premier des trois apparaît dans un acte du notaire Guillaume Barette28 qui depuis 1709, est pourvu de provisions pour exercer sa profession à La Prairie.29 Sa date, 1721, révèle que le document a été rédigé à l'époque de la visite dans la seigneurie du procureur Collet qui s'y présente le 23 février de la même année,30 et de l'aveu et dénombrement du fief de La Prairie présenté par le père Claude Dupuy le 4 mars 1733,31 mais dont on sait en fait qu'il s'arrête en 1723. Le texte de Barette qui s'intitule « Recensement de la seigneurie de la prairie de la magdeleine » dénombre 100 maisons et une quantité égale de familles. Le deuxième document, beaucoup plus prolixe que le précédent contenu dans un seul folio, comprend une dizaine de feuilles dans le cahier que l'intendant Hocquart a sous les yeux en 1733. C'est l'aveu du père Dupuy. Sa date est toutefois trompeuse, puisqu'un examen critique nous oblige à le décaler de dix ans et à le reporter à 1723, année de sa véritable confection. En effet, si on le confronte à la chaîne des actes de concession, de vente et d'échange que nous avons réunis chronologiquement, si on l'analyse en parallèle avec le remarquable Terrier de La Prairie que nous avons découvert dans le fonds « Biens des Jésuites », 32 l'aveu de 1733, dans lequel n'apparaît aucune mutation foncière postérieure à l'automne 1723, devient le reflet de la carte seigneuriale du début des années 1720 et non de celle de sa date officielle de présentation à l'intendant. Cette correction, si elle n'est pas singulière à La Prairie,33 pourrait nous obliger dorénavant à revoir et redater la riche collection des aveux du Régime français, pierre angulaire de l'histoire seigneuriale et démographique. Cette opération critique n'est cependant possible qu'au prix d'un travail de dépouillement exhaustif des minutes no28 Barette, 28 sept. 1721, « Recensement de la seigneurie de la prairie de la magdeleine », ANQM. 29 Registres des audiences, 23 nov. 1709, ANQM. 30 Collet, « Procès-verbaux », 304—306 pour La Prairie. 31 On trouve ce document dans le fonds « Biens des Jésuites », ANQQ. 32 Nous avons eu la chance de trouver à Québec, perdu et éparpillé dans plusieurs boîtes, ce Terrier rédigé à partir de 1737 qui refait côte par côte l'historique de chacune des terres en suivant dans le temps, depuis les débuts de la colonisation jusqu'à une date variable (rarement au-delà de 1750), les propriétaires successifs. 33 Elle ne l'est pas en effet. Au moment d'écrire ces lignes, vient de paraître un article (Mathieu et al., « Les aveux et dénombrements », 545-562) qui fait la preuve que le décalage constaté à La Prairie existe bien ailleurs.
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La Prairie en Nouvelle-France
tariales ou tributaire de la découverte d'un terrier que toutes les seigneuries n'ont pas eu les moyens de tenir ou le bonheur de conserver. La récapitulation des données contenues dans l'aveu de 1723 permet de totaliser 86 maisons très inégalement réparties entre les côtes de Mouillepied et Saint-Lambert, près de Longueuil, celles du bassin de la rivière Saint-Jacques et des côtes Saint-François-Xavier et Saint-Ignace, en bordure de la rivière de la Tortue, à proximité des frontières du fief voisin, le Sault-Saint-Louis. Ce chiffre ne tient pas compte des maisons du village qui ne sont point recensées dans l'aveu. Il s'apparente toutefois à celui du document de Barette et suppose que le fort devait contenir une quinzaine de maisons, ce qui nous semble tout de même assez peu. Le dernier texte, beaucoup plus discret celui-là et trompeur s'il est mal interprété, a échappé à la plume de Louis Franquet, ingénieur généralement plus attentif aux fortifications qu'il a la mission de visiter qu'aux effectifs de population qu'il n'a pas l'habitude de rapporter dans ses écrits. Le 9 août 1752, en route vers les forts du Richelieu, il s'arrête à La Prairie où il est convié à la table du marchand Nicolas Volant qui a rassemblé pour l'occasion une douzaine de personnes. Présent à la fête, le curé du lieu, Jacques Marchand de Lignery, lui déclare après le repas que le village de La Prairie contient « 300 feux », ce qui en fait « l'un des plus considérables de la colonie ».34 S'il faut entendre par feu le mot famille ou tous ceux qui vivent sous un même toit, selon le sens qu'on lui donne habituellement en France dans les documents fiscaux, on doit alors comprendre que Franquet a assimilé village et seigneurie,35 sinon la proposition est insensée et ne tient pas. Il est impossible que le village de La Prairie ait abrité 300 familles en 1752. Mais il est très plausible, en revanche, que la seigneurie soit devenue à ce point populeuse qu'elle ait pu à la fin du Régime français renfermer 300 feux.36 Nous avons donc à notre disposition deux appréciations chiffrées (les deux premières n'en faisant qu'une) distantes de 30 ans qui établissent que le nombre de maisons a triplé à La Prairie grosso modo entre 1720 et 1750. Si l'on retient les deux chiffres avancés (100 et 300 feux), est-il possible alors de déterminer le nombre de personnes par maison et d'estimer à l'aide du coefficient obtenu la population aux dates indiquées? L'opération qui ne semble pas hors 34 Franquet, Voyages, 59. 35 La preuve en est offerte lorsqu'il écrit (ibid., 115) que le gouvernement de Montréal est composé de « 42 villages ou seigneuries ». 36 Les statistiques accompagnant la carte de Murray indiquent en effet que la seigneurie de La Prairie contient 333 familles au début du Régime anglais.
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La population
Tableau 2 Nombre moyen de personnes par maison dans 41 paroisses du gouvernement de Montréal selon le recensement de 1765 Berthier Petite-rivière-de-Berthier île Dupas D'autre Lanoraie Lavaltrie St-Sulpice Repentigny L'Assomption Lachenaie Mascouche Terrebonne Mascouche de Terrebonne Ste-Rose St-François-de-Sales St-Vincent-de-Paul Rivière-des-Prairies Sault-au-Récollet Pointes-aux-Trembles Longue-Pointe Lachine
5,57 4,77 5,93 4,52 4,58 5,36 5,20 5,27 4,65 4,58 5,21 5,68 5,13 4,83 6,00 5,80 5,23 4,37 4,88 5,48 5,68
St-Laurent Pointe-Claire Ste-Geneviève Vaudreuil Ste-Anne île Perrot Les Cèdres Verchères Boucherville Sorel Chambly St-Mathias St-Antoine St-Charles St-Denis Contrecœur Petit St-Ours Grand St-Ours Longueuil Varennes
5,32 5,37 4,88 4,59 5,16 5,02 5,62 5,69 4,65 4,54 5,47 5,06 5,56 5,68 5,34 6,64 5,18 4,88 5,76 5,87
Sources : Recensement de 1765 publié dans RAPQ, 1936-1937 : 1-121. Landry, « Étude critique », a corrigé quelques-uns des chiffres du recensement. Nous en avons tenu compte.
de portée est cependant délicate et doit s'appuyer sur un certain nombre de données pas toujours connues, ni d'égale valeur. Le point de départ qui a servi de clef de voûte à ce calcul prend sa source dans le recensement de 1765. Il est muet sur La Prairie, mais il nou offre un luxe de détails sur les autres paroisses présentes dans le document publié en 1Q37-37 À l'aide des récapitulatifs qui établissent pour 41 paroisses du gouvernement de Montréal le nombre des maisons et le chiffre de la population, il devient facile d'obtenir des coefficients d'occupation dans tous les cas où les informations l'au torisent. Le tableau 2 propose, à partir des compilations que nous avons effectuées, un nombre moyen de personnes par maison dans les 41 cas où le décompte était possible. La moyenne s'établit à 5,24 et, en général, les écarts ne sont pa très prononcés. Ce chiffre de 5,24 personnes par feu obtenu en 1765 37 RAPQ, 1936-1937, 1-121. Landry en a proposé une révision : « Étude critique », 323-351 • Nous devons cette idée d'utiliser le recensement de 1765 à notre collègue Michel.
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La Prairie en Nouvelle-France
s'accorde par ailleurs, à peu de chose près, avec le taux d'occupation que l'on retrouve à La Prairie en 1781. Une récapitulation faite à partir de l'aveu de i78i3 8 donne pour la seigneurie des Jésuites, côtes et village compris, 2 977 habitants et 516 maisons, soit un coefficient de 5,77, taux d'occupation que peu de paroisses (5 au total) atteignent 16 ans plus tôt. On obtient donc une moyenne de 5,5, taux que nous avons ensuite appliqué au nombre de feux que nous connaissions pour les années 1721 et 1752. Le résultat dans les deux cas se présente ainsi. La population de la seigneurie réunie en 1721 dans les 100 maisons du recensement copié par le notaire Barette se chiffrerait à 550 personnes selon le coefficient retenu. En 1752, elle s'établirait à i 650 personnes si l'on utilise les 300 feux de Franquet et qu'on leur applique le même calcul. En jumelant ces données au chiffre du recensement de 1706 et en les confrontant au mouvement des baptêmes et des sépultures, on est alors autorisé à établir le taux de migration et d'accroissement annuel de la population de La Prairie au xvin e siècle (tableau 3). La tendance au ralentissement amorcée au cours des deux dernières décennies du xvn e siècle s'est donc poursuivie jusqu'en 1720, le solde migratoire semblant avoir été négatif entre 1697 et cette dernière année. Par la suite, la croissance démographique, sans rejoindre les taux remarquables du début de la colonisation, reste néanmoins importante et explique que la population ait triplé entre 1721 et 1752. La progression de la population de La Prairie au cours de cette période s'accorde non seulement avec celle de la population du Canada mais elle l'emporte sur cette dernière. Ainsi par exemple, entre 1721—1725 et 1751-1755, la population canadienne passe de 27 200 à 61 200 habitants.39 En 30 ans, elle augmente donc de 125 % alors que la seigneurie des Jésuites connaît une croissance de 200 %. Montréal excepté, La Prairie, réduite à une seule paroisse jusqu'en 1752, aurait donc atteint à cette date un chiffre de population qu'aucune autre paroisse du gouvernement de Montréal ne devançait sans doute. Aussi ne faut-il pas s'étonner que certains aient été frappés par cette supériorité démographique et qu'ils aient souligné l'importance de sa population. Franquet qui porte habituellement peu d'attention à la démographie ne manque pas cependant en deux occasions de remarquer que le village de La Prairie, 38 On trouve ce document dans le fonds « Biens des Jésuites », aux ANQQ. En marge de cet aveu, on a indiqué le nombre de maisons et le chiffre de la population totale de la seigneurie de La Prairie. 39 Henripin et Perron, « La transition démographique », dans Charbonneau et al, La population du Québec, 43.
Tableau 3 La croissance démographique et ses composantes dans la seigneurie de La Prairie au xvm e siècle
Année de recensement
1697 1706 1721 1752
effextig
estimé au 1er janvier
Période intercensitaire
Baptêmes
Sépultures
Migrations nettes1
Taux annuel moyen d'accroissement2 en%c
321 419 550 1 650
1697-1705 1706-1720 1721-1751
178 389 1 983
53 125 1 015
-27 -133 132
29,4 18,0 32,3
Taux de natalité3 en%o
53,5 53,5 58,2
Taux de mortalité en%c
15,9 17,2 29,8
Taux de migration nette en%o
-8,1 -18,3 3,9
Sources : Lacroix, Les origines, 163; Recensement officiel de 1706 (corrigé); Recensement seigneurial de 1721 (Barette); Franquet, Voyages, 59; Registre de population du Programme de recherche en démographie historique de l'Université de Montréal. Notes : 1 Accroissement total (différence entre les effectifs des deux recensements encadrants) — accroissement naturel (baptêmes — sépultures de la même période). 2 Accroissement total -^ nombre d'années x 1 000. Population moyenne au cours de la période Taux annuel moyen d'accroissement = (taux de natalité - taux de mortalité) + taux de migration nette. 3 Nombre annuel moyen de baptêmes x 1 000. Population moyenne au cours de la période 4 Nombre annuel moyen de sépultures x 1 000. Population moyenne au cours de la période 5 Nombre annuel moyen de migrations nettes x 1 000. Population moyenne au cours de la période
44 La Prairie en Nouvelle-France
centre nerveux de son espace seigneurial, est l'un des plus considérables de la colonie.*0 Près d'un siècle plus tard, les Jésuites, témoins tardifs d'une réalité qui a survécu jusqu'au cœur du xix e siècle, rappellent dans leur correspondance que « Laprairie est une des paroisses les plus belles et les plus populeuses du diocèse de Montréal » 41 et que le village [du lieu] [...], si toutefois on doit appeler village une agglomération d'habitation percée de larges rues pavées, ornées de trottoirs en bois, garnies de maisons élégantes et de riches magasins, où résident une garnison, une cour de justice, plusieurs notaires, [compte] une population de 2 ooo âmes et [...] est un lieu très fréquenté pour le commerce et les affaires. Laprairie est un gros bourg, et si elle juge à propos de remplir certaines formalités, elle aura le titre de ville quand elle voudra. Le reste de la paroisse est échelonné le long des concessions et forme une population aussi nombreuse que le village.42
Ces faits qui accordent à La Prairie une place privilégiée dans l'histoire démographique du Canada sous le Régime français sont corroborés par les analyses des géographes. S'intéressant au développement villageois au Québec entre le milieu des xvn e et xix e siècles, Serge Courville a souligné à la suite de Harris4^ que La Prairie était, au moment de la Conquête, l'un des six villages qui dans le gouvernement de Montréal présentaient, selon sa terminologie, des « noyaux denses » ou formes d'habitats groupés.44 L'auteur affirmait de plus que ces villages avaient dû trouver leur origine dans les fortins élevés plus tôt pour protéger la plaine montréalaise exposée au xvn e siècle aux invasions anglo-iroquoises et devenue ensuite, lorsqu'elle sera sécurisée, l'objet d'une colonisation intensive.45 Il semble donc assuré que La Prairie a occupé, en langage de démographe et de géographe, une place maîtresse dans l'histoire villageoise et seigneuriale de la Nouvelle-France. De cet accroissement du nombre des hommes au xvm e siècle témoignent quelques indices qui plaident tous à des niveaux divers en faveur de ce constat. Très tôt, au xvm e siècle, la construction de la première église de pierre, bénie en 1705 et agrandie dès 1725, 40 41 42 43 44 45
Franquet, Voyages, 59, 124. Père Tellier, 30 janv. 1844, dans Cadieux, Lettres, 130. Ibid., 143—144. Harris, The Seigneurial System, 176—178. Courville, « Esquisse du développement villageois », 16—18. Ibid., 19.
45 La population
rend compte de l'étroitesse de la primitive église de bois qui ne peut plus contenir des paroissiens trop nombreux et religieusement portés à reconstruire ce haut lieu de leur sociabilité. D'autre part, à la suite de l'élan prometteur de la population, il devient impérieux de redessiner la carte paroissiale et de redistribuer les fidèles dans des circonscriptions plus réduites, puisqu'en 1752 La Prairie ne possède toujours qu'une seule paroisse qui couvre un immense territoire généreusement peuplé. Le curé, qui au début du siècle baptise une vingtaine d'enfants chaque année, célèbre moins de 5 mariages et inhume en moyenne 5 à 6 personnes, inscrit dans le registre en 1751 : 82 baptêmes, 12 mariages et 59 sépultures. Écho de la croissance démographique, un mandement de 174446 ordonne donc pour « procurer une plus grande commodité » l'érection de deux nouvelles églises qui deviendront quelques années plus tard le siège des paroisses Saint-Constant et Saint-Philippe dont les registres s'ouvriront en 1752 et 1753. Peu de seigneuries comme celle des Jésuites devaient compter trois paroisses en i76o.47 Le village, dont nous avons suivi l'établissement et la fortification au xvn e siècle, se plie lui aussi aux exigences de la croissance démographique et voit au xvm e siècle son espace redessiné. En 1724, sur la lancée irrémédiable de sa population, les seigneurs et les principaux habitants de La Prairie assemblés à la sortie de la messe conviennent qu'ils doivent travailler à « l'augmentation du village » comprimé dans ses étroites limites.48 D'un commun accord, ils décident d'empiéter sur la commune, voisine du bourg, pour récupérer une superficie qui sera ensuite concédée en nouveaux emplacements dont les actes sont déposés dans le greffe du notaire Barette à partir de 1725. Dernier témoignage enfin (il y en aurait bien d'autres)49 de cette augmentation de population, signe de temps économiques et démographiques nouveaux, les habitants de La Prairie, sans notaire depuis i6go,5° accueillent en 1709 Guillaume Barette qui se trouve relayé en 1745 et 1753 par André Souste et Joseph Lalanne. Leur seule activité, ininterrompue jusqu'en 1760, reflète dans sa continuité et le nombre de leurs minutes le poids d'une population qui requiert les services quotidiens d'un officier public. Au total, c'est sans doute 46 Mandement de Mgr de Pontbriand, 5 nov. 1744, AAQ, registre des insinuations ecclésiastiques, vol. G, f° 187. 47 Sans oublier le Mouillepied rattaché à la cure de Longueuil. 48 Barette, 30 nov. 1724, assemblée des habitants de La Prairie, ANQM. 49 L'occupation du territoire en particulier que nous allons suivre au chapitre suivant. 50 À Joseph Tissot (1671-1681) avaient succédé Pierre Colard (1686) et Laurent Hervieux qui n'a signé que quelques actes en 1690.
46 La Prairie en Nouvelle-France
dans la documentation notariée qu'il faut chercher la manifestation la plus visible de cette poussée remarquable de population que La Prairie a connue au xvm e siècle et qui s'est affirmée en particulier dans les années qui ont précédé la Conquête. Son volume a considérablement augmenté au cours de la dernière décennie du Régime français et un peu plus de 30 % de tous les actes recueillis l'ont été à l'intérieur de cette courte période. De cette population que nous avons mesurée sur près d'un siècle, beaucoup resterait à dire. Nous avons peu décrit, avons encore moins tenté de chiffrer (on devinera pourquoi), cette population flottante qui circule dans la seigneurie, loge dans ses auberges, s'abreuve à ses cabarets. Elle devait être relativement importante et grossir à l'occasion le volume démographique de la seigneurie, lieu de transit fréquemment emprunté. Elle nous échappe presque totalement et ne pourra jamais être saisie parce que mobile par définition. Nous n'avons pas davantage cherché à connaître la densité des côtes et du village, puisqu'il nous manquait trop d'éléments qui auraient pu nous conduire à découvrir le taux spatial d'occupation d'une des seigneuries les plus peuplées du gouvernement de Montréal. Faute de pouvoir pousser plus loin cette analyse de la population, il convient maintenant de la replacer dans son premier cadre institutionnel : la seigneurie.
CHAPITRE TROIS
Les cadres : la seigneurie
Assujettie à une infrastructure géographique qui lui est antérieure et qu'elle peut difficilement modifier, la population de La Prairie, paysanne dans sa presque totalité, évolue au sein de deux institutions fondues l'une dans l'autre. Ce que connaissent les habitants de La Prairie aux xvn e et xvm e siècles, ce qui forme le cadre juridique, économique, social et religieux de leur existence et de leur vie quotidienne, ce sont la seigneurie et la paroisse dont les limites coïncident (à peu de chose près jusqu'en 1752 du moins), synchronie quelquefois présente au Canada dont la France d'Ancien Régime a été plus rarement le témoin. C'est à l'intérieur de ces deux cadres qui constituent en même temps les limites du terroir qu'il faut suivre la société rurale dont l'unité est symbolisée par l'assemblée des habitants, haut lieu de la sociabilité paysanne confondue avec l'assemblée seigneuriale, agricole et paroissiale. LES BUTS RECHERCHÉS
La première de ces structures qui encadre la vie paysanne et a précédé la paroisse, c'est la seigneurie. Armature essentielle de la vie agraire, elle a déterminé l'unité de son terroir et a balisé en grande partie les contours essentiels de la vie sociale et économique de ses habitants. C'est cette institution que nous voulons reconstituer et décrire ici à travers l'exemple de La Prairie principalement. Nous ne participerons pas aux débats qui jusqu'à très récemment se sont alimentés à l'étude du régime seigneurial pour connaître la nature de la société qui s'était formée dans la vallée laurentienne. Appelé à dresser un bilan historiographique, Fernand Ouellet écrivait à ce propos que depuis Garneau et jusqu'en 1960 avait « prévalu l'idée que les institutions d'Ancien Régime [le régime seigneurial surtout]
48 La Prairie en Nouvelle-France transplantées dans la vallée du Saint-Laurent avaient fait l'objet d'une telle épuration qu'une société homogène sur le plan ethnique, linguistique et religieux, exempte de luttes de classes, avait pu s'épanouir sur ce nouveau terroir et y former une nation ».1 Notre propos sera plus modeste et n'atteindra pas ces vertigineuses altitudes auxquelles les archives que nous avons consultées ne conduisent guère. À la lumière d'un modèle réduit, nous ne voulons qu'illustrer l'importance du cadre seigneurial (dont « le portrait reste encore largement à dessiner ») a qui à La Prairie n'a rien d'artificiel et à l'intérieur duquel s'est établie la marche du peuplement commandée par les impératifs de la géographie auxquels se sont volontiers soumis les seigneurs. Nous avons également l'intention de représenter ce complexe institutionnel, économique et fiscal qui, de par sa définition, à travers sa gestion, les limites et les obligations qu'il entraîne, crée entre les parties concernées des relations d'autorité dont il faudra mesurer le poids. Il peut aussi constituer dans des conditions exemplaires qui ne sont pas toujours présentes en Nouvelle-France un remarquable tremplin pour asseoir la supériorité économique, le pouvoir social, politique et administratif d'un individu, d'une famille ou d'une collectivité. Cette analyse terminée, il ne sera pas interdit de comparer le microcosme seigneurial de La Prairie au modèle métropolitain dont il est l'héritier et de s'interroger sur les similitudes et les contrastes qui peuvent résulter du transfert d'une institution d'une « société adulte » à une société en formation. Cet exercice qui suit le mode monographique n'a plus à faire ses preuves en France. Il a depuis 30 ans généreusement nourri l'histoire rurale et a permis de saisir à travers la variété provinciale la diversité du régime seigneurial et l'hétérogénéité de la paysannerie. Au Canada, l'étude de la seigneurie que l'on connaît dans ses grands traits historiques, juridiques et géographiques3 n'a à peu près pas emprunté le chemin de la monographie4 qui était susceptible par des analyses de cas de nous livrer de l'intérieur l'essence de cette institution. Louise Dechêne, la première, dans Habitants et marchands[...] et quelques rares historiens dont les travaux ont été 1 Ouellet, « La modernisation de l'historiographie », 27. 2 Mathieu et Brisson, « La vallée laurentienne », 108. 3 On pense ici surtout à l'ouvrage de Trudel, Les débuts du régime seigneurial, qui s'arrête en 1663 et aux travaux des géographes Harris et Courville. 4 Nous oublions ici la longue série des histoires de paroisses et de seigneuries qu'a recensées A. Roy, « Bibliographie », 255-353. Elles demeurent utiles pour suivre l'événementiel politique, militaire et religieux, mais ne répondent pas à nos canons d'histoire économique et sociale.
49 La seigneurie publiés5 ont suivi cette voie qui très vite cependant peut devenir une impasse. En effet, toutes les seigneuries ne se prêtent pas à cette pratique et il est présomptueux de croire que la trame seigneuriale en Nouvelle-France sera un jour reconstituée dans le détail. Pour que cela ait lieu, il faudrait compter sur une documentation copieuse qui fait défaut dans la plupart des cas. Il n'est que d'ouvrir VInventaire des concessions en fief et seigneurie[.. J6 pour se convaincre de la maigreur de la documentation léguée par la majorité des seigneuries laïques. Leur histoire ne pourra être restituée (et très partiellement encore) qu'au prix d'un effort héroïque et à l'aide des seules archives de l'intendance et des minutes des notaires qui nous renseignent moins sur la gestion seigneuriale que sur l'occupation du territoire et le mouvement de la propriété foncière. Plus appliqués dans leur administration, les seigneurs ecclésiastiques ont, quant à eux, laissé des masses d'archives. Le Séminaire de Québec et le Séminaire de Saint-Sulpice de Montréal sont dépositaires des plus beaux corpus de documents seigneuriaux et Louise Dechêne dans ses recherches sur la seigneurie de l'île de Montréal a été bien servie par une opulente documentation. Les Jésuites, dont l'ordre fut supprimé en France en 1764, ont vu leurs papiers (et leurs biens) cédés à la Couronne britannique en 1800 à la mort du père Casot, dernier survivant de la Compagnie de Jésus au Canada. Cela occupe près de 150 volumes de documents divers aux Archives nationales du Québec à Québec dont près d'une quarantaine concernent les seigneuries jumelles de La Prairie et du Sault-Saint-Louis. Ce fonds « Biens des Jésuites » nous invite donc à recréer l'histoire des deux seigneuries entre le moment de leur concession à la Compagnie de Jésus et la fin du Régime français qui marque le terme de cette enquête. Ajouté aux minutes notariales, ce corpus forme un ensemble qui a constitué notre point d'appui essentiel et la démarche que nous entendons suivre est tributaire des pistes qu'il nous a suggérées. LES TITRES S E I G N E U R I A U X La Prairie
Le juridique a précédé l'économique et le social. Rappelons-en les faits et les étapes par l'examen des titres dont le premier nous ramène 5 Lacroix, Les origines; Gréer, Peasant; Baribeau, La seigneurie; Dépatie, Lalancette et Dessureault, Contributions à l'étude; Lemoine (Longueuil) a proposé à partir des sources disponibles une méthode d'approche pour la monographie seigneuriale en Nouvelle-France. 6 P.-G. Roy, Inventaire des concessions.
50 La Prairie en Nouvelle-France
dans la première moitié du xvn e siècle, période héroïque de la colonie qui baigne dans le mysticisme auquel n'est pas étrangère la fondation de La Prairie. Trois documents succincts espacés d'une trentaine d'années et qui serviront par la suite aux Jésuites pour justifier leur propriété et leur autorité nous livrent le contenu du fief et seigneurie de La-Prairie-de-la-Madeleine. Le premier, daté à Paris du i er avril 1647, est l'acte de baptême de la seigneurie conféré par François de Lauzon, magistrat au Parlement de Bordeaux. Propriétaire de la seigneurie de La Citière depuis 1635, il en démembre une partie en 1647 et, selon un mouvement de piété s'inscrivant dans une réforme tridentine qui s'essouffle, il accorde aux Jésuites lesquels s'exposant encor tous les jours dans les dangers pour attirer les peuples sauvages du dit pays à la connaissance du vrai Dieu [...] deux lieues de terre le long de la dite rivière Saint-Laurent du côté du sud, à commencer depuis l'île Sainte-Hélène jusques à un quart de lieue au-delà d'une prairie dite de La Magdelaine vis-à-vis des îles qui sont proches du sault de l'île de Montréal, espace qui contient environ deux lieues que nous leurs donnons le long de la dite rivière de Saint-Laurent sur quatre lieues de profondeur dans les terres tirant vers le sud, ensemble les bois, prairies, lacs, rivières, étangs et carrières qui se trouvent dans l'étendue des dites terres dans lesquelles les religieux de la compagnie feront passer telles personnes qu'il leurs plaira pour les cultiver, cette donnation ainsi faite afin d'être participant de leurs prières et saint sacrifice.7
Ce geste aussi généreux qu'imprécis fait de La Prairie, après La Citière dont elle est détachée, la première concession en fief sur la rive sud du gouvernement de Montréal. Le 3 mai 1649, le gouverneur d'Ailleboust, sans donner davantage de précisions sur la concession originale, met les Jésuites en possession des terres de La Prairie8 et ceux-ci en prennent officiellement acte le 13 juin suivant selon les termes rappelés dans les contrats de concession au début des années 1670. Il faut attendre près de 30 ans, époque où l'administration coloniale procède à la confection du papier terrier, pour que l'intendant Duchesneau, à la demande des Jésuites qui déplorent alors les termes imprécis de la donation de 1647 et craignent d'être
inquiétés dans la possession de la seigneurie, réaffirme en le com-
7 Concession par François de Lauzon du fief de La Prairie de la Madeleine, i er avril 1647, fonds « Biens des Jésuites », ANQQ. 8 Prise de possession par les Jésuites du fief de La Prairie de la Madeleine, 3 mai 1649, ibid.
5i La seigneurie
plétant et le clarifiant le titre premier. On doit dorénavant comprendre dans la seigneurie de La Prairie le « droit de pêche dans le fleuve Saint-Laurent, les îles Boquet et Foquet, îlets de jonc, battures et carrières qui sont audevant des dites deux lieues de front pour en jouir [...] en fief avec tous droits de seigneurie et justice, haute moyenne et basse les appellations de laquelle ressortiront à la justice royalle de la ville des Trois-Rivières ».9 Forts de cette reconnaissance qui confirmait leur qualité de propriétaires, les Jésuites pouvaient dès lors demander au notaire Romain Becquet de rédiger le premier aveu de la seigneurie10 et à l'arpenteur Bénigne Basset d'établir la division entre les seigneuries de La Prairie et de Longueuil.11 En droit, l'histoire seigneuriale de La Prairie s'appuie donc sur ces textes qui ne seront jamais contestés par la suite et, jusqu'en 1760, ils feront foi des titres officiels de propriété que détiennent les Jésuites. Le Sault-Saint-Louis
Si l'histoire juridique de la seigneurie de La Prairie se termine dans le dernier quart du xvn e siècle, celle du Sault-Saint-Louis, seigneurie voisine, commence au même moment et, contrairement à La Prairie, l'histoire juridique du Sault-Saint-Louis va connaître une incertitude croissante. L'histoire des deux territoires est étroitement liée parce que leur voisinage les oblige à entretenir des relations sociales et économiques, mais surtout parce que l'ambiguïté des titres allait autoriser les Jésuites, déjà seigneurs de La Prairie, à utiliser cette équivoque pour mettre en œuvre une politique de distribution de terres à des colons français dans une seigneurie qui ne devait pas en recevoir à l'origine. Cette histoire tourmentée et chargée d'émotivité déborde le seul cadre juridique et évoque les relations quelquefois tendues et toujours inégales qu'ont entretenues entre elles les populations blanche et indienne, les seigneurs ecclésiastiques et les indigènes par la voie des missions et des tutorats. Rappelons les faits qui au départ ont créé une situation de laquelle est né le problème évoqué ici. Ils sont relatés dans la chronique qu'en a laissée le père Chauchetière qui demeure à ce sujet le guide le plus
9 Concession à titre de fief et seigneurie de La Prairie de la Madeleine et acte d'explication de l'intendant Duchesneau, 1676, ibid. 10 Aveu et dénombrement du fief et seigneurie de La Prairie de la Madeleine, 8 nov. 1677, AS Q> documents Faribault, n° 120. 11 Basset, 15 sept. 1678, procès-verbal de la ligne de division entre les seigneuries de La Prairie et de Longueuil, ANQM.
52 La Prairie en Nouvelle-France
sûr. 12 Yvon Lacroix s'en est inspiré en partie pour reconstituer dans le détail l'histoire des débuts de la seigneurie.13 La Prairie est à l'origine témoin de la formation d'une société mixte, française et indienne, qui, depuis 1667-1668, est établie dans le bassin de la rivière Saint-Jacques, à proximité du futur village. Cette société a emprunté son modèle aux sociétés que les Jésuites avaient constituées auparavant à Québec et à Trois-Rivières. La fondation de cette mission qui suit de peu la paix qu'imposé le marquis de Tracy s'inscrit dans les tentatives de rapprochement menées auprès de la nation iroquoise pour dissuader les Indiens d'attaquer la région. Cet argument est sans cesse rappelé par les Jésuites et les administrateurs qui les appuient dans leurs demandes de terres au Sault-Saint-Louis. Les deux communautés partagent la même église aménagée à même le manoir seigneurial élevé sur le domaine mais, comme partout ailleurs dans de semblables missions, Français et Indiens s'adonnent à des activités agricoles distinctes et ces derniers préfèrent la culture du maïs à celle du froment. Très vite, la culture du blé d'Inde épuise les terres et la proximité des Français a vite fait de rappeler aux missionnaires que toute cohabitation ne va pas sans engendrer le problème de l'eau-de-vie à l'origine d'une ivresse bruyante et querelleuse qui n'est souvent que le résultat de l'acculturation qu'ont subie au contact des Français les populations amérindiennes. Ces motifs sont ceux que le supérieur des Jésuites invoque en 1674, année où il s'adresse à Frontenac pour obtenir « une augmentation de terre d'environ une lieue et demie de front pour ajouster à leur habitation de la prairie de la Magdelaine qui en a près de trois et qui est une des plus belles de tout le pays ».14 Suspicieux, Frontenac écrit : « leur véritable raison est [...] qu'ils ne veulent point autour de voisin qui les éclaire de près et qu'ayant une quantité innombrables de terres en ce pays celle-là accomoderoit mieux de bons habitans chargés de famille et d'enfans desja grands qui me les demandent, je les ay remis a cet esté que je monterois à Montréal ». 15 Déboutés par le gouverneur dont l'aversion pour les Jésuites est manifeste, ceux-ci se tournent alors vers l'intendant Duchesneau en qui ils trouvent un allié convaincu de l'excellence de la mission de
12 « Narration annuelle de la Mission du Sault depuis la fondation jusques à l'an 1686 »,JR, LXIII: 140-244. 13 Lacroix, Les origines, 15—43. 14 Mémoire de Frontenac au ministre, 14 novembre 1674, CnA, 4, f os 206-207, ANC. 15 Ibid.
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Carte 2 Les déplacements de la mission indienne (d'après E. J. Devine, Historié Caughnawaga, carte hors-texte)
La Prairie qu'il avait visitée au mois de juin 1675.l6 Au début de 1676, Duchesneau se rend aux arguments des Jésuites. Craignant que les Iroquois de la mission de La Prairie n'abandonnent des terres trop humides et ne retournent dans leur pays, ce qui « seroit très préjudiciable à leur salut et contraire aux intentions de sa Majesté », 17 il autorise les missionnaires « en considération desdits sauvages » à les faire travailler sur l'étendue de deux lieues de terre de front à commencer à une pointe vis-à-vis du Sault-Saint-Louis. La 16 JR, LIX: 284. 17 Document du 31 janv. 1676 signé Duchesneau, fonds « Biens des Jésuites », ANQQ.
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La Prairie en Nouvelle-France
crainte de perdre des alliés en partie sédentarisés18 dont la stabilité relative dépend d'un mode de vie agricole particulier et d'une christianisation assurée par les missionnaires explique le geste de l'intendant qui, en juillet 1676, débouche sur la première migration de la mission. Le billet d'autorisation de Duchesneau est confirmé quatre ans plus tard par deux concessions dont la teneur truffée d'équivoques allait jusqu'au xx e siècle nourrir la contestation des Iroquois de Caughnawaga qui, dès le milieu du xvme siècle, s'étaient sentis
lésés et dépossédés des terres qu'ils disaient être les leurs. Le 29 mai 1680, Louis xiv, de passage à Fontainebleau, fait don à ses « chers et bien aimés religieux de la Compagnie de Jésus » de la terre nommée le Sault « contenant deux lieues de pays à commencer à une pointe qui est vis-à-vis les rapides Saint-Louis [...] sur pareille profondeur » *9 joignant la seigneurie de La Prairie. La suite de la donation précise cependant que cette terre qui doit servir à l'établissement des Indiens nous [le roi] appartiendra toute défrichée lorsque les dits Iroquois l'abandonneront. Permettons à tous ceux qui voudront porter aux dits Iroquois des bagues, couteaux, et autres menues merceries et chose semblable de ce faire. Faisons très expresses inhibitions et défenses aux François qui s'habiteront parmi les dits Iroquois, et autres nations sauvages qui s'établiront sur la dite terre nommée le Sault d'avoir et tenir aucuns bestiaux et à toute personne d'établir aucuns cabarets dans le bourg des dits Iroquois qui sera bâti dans la dite terre.
Cinq mois plus tard, dans un acte non moins ambigu que le premier et daté du 31 octobre, Frontenac et Duchesneau (on devine 18 Dans une requête anonyme adressée à Colbert en 1676 (fonds « Biens des Jésuites », ANQQ), l'auteur que l'on devine être jésuite fait valoir que pour établir une paix durable entre les Français et les Iroquois, il fallait attirer ceux-ci en plus grand nombre que l'on pouvait le faire à La Prairie en concédant aux Jésuites un nouveau territoire qui permettrait aux missionnaires d'en faire de bons chrétiens et de vrais sujets du roi. Par ce moyen, écrit-il, « nous nous fortifierons en diminuant leur force ». La guerre iroquoise est donc invoquée pour obtenir le SaultSaint-Louis et y loger les Indiens que l'on craint de perdre au profit des Anglais. Ce raisonnement, si valable soit-il, n'allait pas empêcher les Iroquois après 1680, date de la concession du Sault-Saint-Louis, de mener des incursions dans la plaine de Montréal jusqu'au cœur de La Prairie qui ne sera pas davantage protégée par l'établissement de Saint-François-Xavier. 19 Ce texte et: ceux qui vont suivre ont été réunis en 1762 par le gouverneur Gag appelé à statuer au Conseil militaire tenu à Montréal sur le différend entre les Indiens du Sault-Saint-Louis et les Jésuites. Cet important dossier se trouve dans le fonds « Biens des Jésuites » aux ANQQ.
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l'indignation du gouverneur obligé de se soumettre aux autorités métropolitaines) concèdent aux Jésuites, forts de leur succès et de la donation royale, un restant de terre d'une lieue et demie ou environ de longueur à prendre depuis la terre nommée le Sault en montant vers la seigneurie de Châteauguay, inhabitée, sur deux lieues de profondeur aux mêmes charges, clauses et conditions portées dans la première concession. L'incertitude relative que renferment ces deux documents et la proximité des seigneuries de La Prairie et du Sault-Saint-Louis allaient rapidement conduire les Jésuites à ne pas tenir compte des dispositions portées dans les deux cessions (ou à interpréter cellesci en leur faveur), et les autoriser à occuper par des concessions accordées à des Français toute une portion des terres du Sault-SaintLouis (les plus proches de la frontière des deux seigneuries) qui devaient, selon les vœux des autorités métropolitaines et coloniales, servir à établir et retenir les Indiens. Cette politique d'occupation du Sault-Saint-Louis conduite par les seigneurs de La Prairie sera d'autant plus rapide et prononcée que les Indiens, toujours dépendants d'un mode de culture qui épuise le sol, seront obligés de se déplacer à trois reprises vers la seigneurie de Châteauguay entre 1690 et 1716 pour occuper cette dernière année l'emplacement de Caughnawaga qu'ils ne quitteront plus jusqu'à aujourd'hui. L'éloignement de la mission vécu depuis 1676 à travers quatre migrations accentuait l'espace qui séparait les populations blanche et indienne et condamnait cette dernière à devenir le témoin longtemps passif de l'avance du peuplement et de la colonisation française au delà des frontières de son territoire. L'année qui suit le dernier déplacement de la bourgade à Caughnawaga (qu'a visitée Charlevoix en i72i) 2 0 autorise les Jésuites à demander que l'on réunisse dans un seul brevet les deux concessions de 1680 et que l'on réaffirme leurs titres de propriété du Sault-SaintLouis, en dépit des conditions particulières et des interdictions qui devaient y rester attachées. Le 15 juin 1717, le roi, informé de la dernière migration et désirant conserver les terres concédées tant aux Jésuites qu'auxdits Indiens, reconfirme la double concession du Sault aux Jésuites, à condition que le fief lui appartiendra lorsque les Iroquois l'abandonneront.21 Le Conseil de Marine qui délibère sur la question observe qu'il n'y a là aucun danger à reconfirmer les Jésuites dans leurs droits de propriété, puisque depuis 37 ans, ils 20 Journal d'un voyage fait [...] par le P. de Charlevoix, 175 ss. 21 Arrêt du Conseil de Marine, 7, et 14 déc. 1717, CnA, 106, fos 380-384, ANC.
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n'ont tiré aucun profit des terres abandonnées par les Indiens et qu'ils ne pourront pas en profiter davantage dans le futur, car les Indiens comptent y retourner quand ces terres seront redevenues propres à la culture. De toute façon, note enfin le Conseil, les Jésuites ne pourraient concéder ces terres à des Français qui ont du mal à vivre à proximité des Indiens. La candeur du Conseil, mal informé des faits et gestes des seigneurs, est confirmée par la documentation notariée (le seul témoignage valable) qui, avant et après 1717 surtout, prouve que les Jésuites, moins naïfs que les membres du Conseil de Marine, n'ont pas respecté les conditions inscrites dans les deux actes de 1680 et rappelées dans des termes similaires par le brevet de 1717. L'occupation du territoire que nous allons bientôt suivre le démontrera éloquemment. Les Indiens mettront du temps avant d'exprimer leurs doléances et il faut attendre le deuxième tiers du xvm e siècle pour que soit portée à l'attention des autorités métropolitaines une situation qu'ils tardent à dénoncer. Dans une réplique aux Jésuites formulée en 1736 par le grand voyer Lanouillier de Boisclerc, qui désire obtenir (il ne l'obtiendra pas) la future seigneurie de La Salle, voisine de celle du Sault-Saint-Louis, on retrouve sous sa plume la confirmation écrite d'une réalité que seules les minutes des notaires avaient jusquelà suggérée. Fort bien documenté après avoir pris connaissance des titres originaux auxquels il renvoie, et peut-être sur la foi des informations que lui ont livrées les Indiens, il allègue que les Jésuites ont concédé à des habitans non seulement les déserts que les sauvages ont fait au vieux Sault-Saint-Louis avant la concession de 1717 mais encore les terres qui sont en bois de bout dans les profondeurs du dit vieux SaultSaint-Louis. Si les Révérends Pères avoient suivi les intentions de sa Majesté et qui sont énoncées dans les titres de 1680 et 1717, ils n'auroient pas concédé ces déserts à des françois nommément à S1-Yves, Jean-Baptiste La Fontaine, Claude Bizaillon, René Dupuy, Joseph et Pierre Gaignier et à plusieurs autres à titre de cens et rentes, tant sur le front dudit vieux Sault que dans les profondeurs. Ils ont cependant contre les dispositions même de ces titres passé sur les inconvénients qu'ils font naître en s'appropriant d'ailleurs du terrain que le Roy ne leur a point donné et qu'au contraire sa Majesté se réserve lors de l'abandon qu'en pourront faire lesdits sauvages.22
22 « Response aux objections que les R.P. Jésuites font naître pour s'opposer à la concession accordée au sieur de Boisclerc derrière le Sault-Saint-Louis », 15 oct. 1736, CnA, 66, fos 27-28, ANC.
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Son exposé est convaincant non seulement parce qu'il suit les clauses portées dans les titres originaux, mais surtout parce qu'il livre les noms des habitants qui, depuis 1704, ont reçu des terres à la côte Sainte-Catherine et à la côte Saint-Louis23 aux endroits « désertés » et abandonnés par les Indiens à la suite de leurs déplacements successifs. Cette démonstration trouve ses échos en 1750, année où, par la voix du gouverneur La Jonquière, les Iroquois du Sault-SaintLouis représentent que les terres que le Roy leur avoit donné à la prairie n'ayant pas été bonnes sa Majesté voulut bien leur en accorder d'autres depuis le milieu de l'entrée de la rivière à la Tortue jusqu'au milieu de celle de Chateaugué [...] les sauvages m'ont aussi représenté, écrit-il, que les Jésuites veulent tous les jours leurs terres, qu'ils n'ont pas la liberté d'agrandir leurs déserts que s'ils veulent bâtir ou raccomosder leurs cabanes lorsque leurs pièces ou perches sont presque faites les français qui ont des titres des Jésuittes leurs ottent leurs ouvrages de même que les fruits qu'ils peuvent cueillir sur leur terre en leur disant que ce sont leur jardin en un mot qu'ils les menacent toujours de les faires châtier par les Jésuittes. Sur le fondement de toutes ces raisons ces sauvages me supplient de faire borner leur terrein afin qu'ils soient tranquils et ne soient pas obligés d'abandonner leur village.24
Cette histoire connaît ses moments les plus forts en 1762, date à laquelle le général Gage, qui préside le Conseil militaire à Montréal, instruit le procès25 entre les Indiens du Sault-Saint-Louis et les Jésuites. Il nous importe moins de connaître ici le contenu du jugement, qui sera cassé quelques mois plus tard quand Gage reviendra sur sa décision, que la défense fournie par les Jésuites aux accusations portées contre eux par les Indiens. D'une part, les demandeurs réclament qu'on leur restitue les terres du Sault-Saint-Louis que les seigneurs de La Prairie ont concédées dans le passé et continuent de concéder à des Français. D'autre part, le père Well, procureur de l'ordre, entend que l'on reconnaisse aux Jésuites la maîtrise et la propriété des terres du Sault-Saint-Louis et, pour appuyer sa preuve, il retient une suite d'arguments d'inégale valeur qui dans un premier temps ne convaincront pas le juge. Loin de nier les faits, le défendeur
23 Les actes de concession que nous avons dépouillés le confirment. 24 La Jonquière au ministre, 25 juil. 1750, CnA, 95, fos 140-141, ANC. 25 Les pièces sont réunies dans le fonds « Biens des Jésuites », aux ANQQ. Toutes les citations qui suivent en sont extraites.
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La Prairie en Nouvelle-France
admet d'emblée que les Jésuites ont depuis longtemps concédé des terres au Sault-Saint-Louis à des colons français,26 mais estime que cette pratique était parfaitement fondée et autorisée par les titres mêmes. En effet, ceux-ci précisaient : i) que les habitants qui « demeureront parmi les sauvages ne pourront vendre aucune boisson, ni faire de cabarets ». Cela, note le procureur des Jésuites, supposait donc la permission de donner des emplacements à d'autres qu'aux Indiens. Raisonnement réfuté par Gage lorsqu'il rappelle que l'énoncé du titre original défend aux Français qui « s'habiteront » parmi les Indiens « d'avoir et tenir aucuns bestiaux », ce qui à ses yeux constitue pour les colons une impossibilité majeure de s'y établir et prouve que le roi réservait ces terres aux seuls Indiens; 2) que le roi voulait une terre « toute défrichée » qui lui reviendrait lorsque les missionnaires quitteraient le Sault-Saint-Louis. Ce vœu, selon le père Well, a obligé les Jésuites à concéder des terres à des habitants. À cet argument, Gage réplique que si le roi avait souhaité que les Jésuites fassent défricher des terres, il aurait alors, selon le mode habituellement suivi dans les concessions seigneuriales, chargé ceuxci d'y établir des habitants, mais cela n'est pas inscrit dans les actes du Sault-Saint-Louis. Le procureur de la Compagnie fait enfin valoir que toutes les seigneuries ne sont octroyées par le roi de France qu'à « charge de concession » et que son intention en gratifiant les Jésuites « était sans doute de faire des concessions » à des habitants qui pourraient défrayer les seigneurs des coûts occasionnés par leur subsistance, la construction d'une église et des bâtiments nécessaires aux missionnaires. En s'appuyant sur les réserves contenues dans les titres de 1680, rappelées dans le brevet de 1717, le président du tribunal militaire désavoue cette dernière proposition et refuse de reconnaître les Jésuites comme seigneurs temporels du Sault-SaintLouis. Ces terres, déclare-t-il, ne leur ont pas été données en seigneurie, mais plutôt concédées sans titre seigneurial uniquement pour y fixer et établir des Indiens. Cela ne les habilite donc pas, selon lui, à y distribuer des concessions à des Français et à exercer les droits seigneuriaux habituels (redevances, justice, chasse et pêche, etc.) qui ne sont pas précisés dans les textes originaux. On devine à la suite de cette instruction que le magistrat a débouté les Jésuites et a reconnu les Indiens du Sault-Saint-Louis « gens bornés et ignorants des règles du Barreau » dans leurs droits. Dans un jugement très sévère qui explique sans doute sa révision quelques 26 II confesse que les Jésuites ont fait valoir tout au plus la sixième partie des terres du Sault-Saint-Louis, et cela, pour subvenir à leur subsistance et à l'entretien des bâtiments de la mission.
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mois plus tard, Gage ordonne que les plaignants soient mis en possession des terres et des bâtiments de la mission et que tous les revenus du Sault-Saint-Louis leur appartiennent. En outre, toutes les concessions jusque-là accordées par les Jésuites à des habitants qui n'ont point tenu feu et lieu et toutes celles consenties depuis le 8 septembre 1760 (date de la capitulation de Montréal) sont annulées. Les colons établis avant cette date et qui avaient respecté les clauses des contrats de concession continuaient àjouir de leurs terres, mais les rentes et autres droits seigneuriaux dont ils étaient redevables devaient revenir aux Indiens. La brutalité de cette sentence, rendue à Montréal le 22 mars 1762, créait un dangereux précédent et annonçait fatalement la décision de septembre de la même année obligeant le magistrat à revoir son jugement en faveur des Jésuites.27 Ceux-ci récupéraient ainsi les terres concédées dans la partie orientale du Sault-Saint-Louis, à la frontière du territoire seigneurial de La Prairie dont les concessions n'étaient que le prolongement des précédentes. Pouvait-il en être autrement, puisque depuis longtemps les autorités coloniales cautionnaient les pratiques des seigneurs de La Prairie en devenant complices de leur conduite dans des gestes administratifs qui reconnaissaient leurs droits de propriété. En 1732, Hocquart, en réponse à la requête des Jésuites, promulguait une ordonnance qui obligeait les habitants de la seigneurie du SaultSaint-Louis à tenir feu et lieu et à « déserter » leurs terres dans les neuf mois, sinon elles seraient réunies au domaine.28 Cette décision reconnaissait de facto les Jésuites seigneurs du Sault-Saint-Louis et leur droit d'y concéder des terres à des Français. Douze ans plus tard, l'évêque consentait que soit érigée une église à la côte SaintPierre,29 siège de la future paroisse Saint-Constant dont une partie du territoire se trouvait au Sault-Saint-Louis. Ces deux décisions ont été invoquées comme preuves de propriété devant le tribunal de 1762 qui ne les a cependant pas retenues. Elles suggèrent une fermeté nouvelle des Jésuites à partir de 1732 qu'ils n'avaient pas eu jusque-là l'audace d'afficher. Le meilleur témoignage en est l'aveu et dénombrement du Sault-Saint-Louis que Hocquart reçoit en l 733-3° Ce document, comme celui de La Prairie dont il est le ju27 Devine, Historié Caughnawaga, 284. 28 Ordonnance de l'intendant Hocquart du 12 janv. 1732, ANQQ. 29 Mandement de Mgr de Pontbriand, 5 nov. 1744, AAQ, 12 A, registre des insinuations ecclésiastiques, vol. C, f° 187. 30 Aveu et dénombrement du Sault-Saint-Louis, 20 avr. 1733, Aveux et dénombrements, Régime français, cahier n° 2, f° 416 ANQQ.
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meau, date certainement de 1723 et non de 1733. Or le père Dupuy, procureur des Jésuites qui présente l'aveu, déclare y posséder une terre et non un fief comme dans l'aveu de La Prairie et la requête contenue dans l'ordonnance de réunion des terres du Sault-SaintLouis. Il n'y fait d'autre part aucune mention de terre concédée à des Français (il y en avait déjà beaucoup en 1723) mais, dans un texte d'une absolue discrétion, il note qu'il ne se trouve au SaultSaint-Louis que des Iroquois établis qui ont défriché environ 250 arpents. On comprend mieux alors que les Jésuites n'aient pas produit devant Gage ce timide aveu où ils n'affichaient pas la même assurance qu'en 1732 et dans lequel ils ne reconnaissaient ni le caractère féodal du Sault-Saint-Louis ni les terres concédées à des habitants. Cette pratique suivie par les Jésuites n'est pas particulière au SaultSaint-Louis. On la retrouve ailleurs selon le même modèle ou dans des formes différentes, mais le résultat est toujours semblable : la communauté indienne est dépossédée au profit de la population française de terres concédées sous la tutelle des seigneurs ecclésiastiques31 ou de terres qu'elle a défrichées et qui plus tard sont données ou vendues à des colons. La seigneurie de Sillery analysée par Léon Gérin en est un bon exemple.32 Primitivement accordée aux Indiens sous la direction des Jésuites en 1651, ceux-ci en intègrent d'abord une partie dans leur fief voisin de Saint-Gabriel que leur a donné Robert Giffard en 1667. Puis, en 1699, ils en obtiennent la totalité en propre après que les Indiens l'eurent quittée parce que les terres étaient usées et que les missionnaires avaient déjà distribué beaucoup de concessions à des colons qui encerclaient progressivement la mission. À trois reprises, en 1791, 1793 et 1819, les Hurons réclamèrent la seigneurie, mais à chaque occasion ils furent renvoyés.33 Dans les missions qu'ils dirigent sur l'île de Montréal, les Sulpiciens procèdent autrement parce que la seigneurie leur appartient, mais la portée de leurs gestes reste la même. Sachant fort bien qu'ils les quitteraient un jour, les Indiens étant réputés « volages », ils leur réservent à la Montagne ou au Sault-au-Récollet des terres qu'ils mettent en valeur et que les seigneurs récupèrent lors des migrations pour les affermer ou les donner à rente constituée.34 De
31 32 33 34
Dechêne, Habitants, 33—35. Gérin, « La seigneurie », 73—115. Dechêne, Habitants, 35; Gérin, « La seigneurie », 106-107. Dechêne, Habitants, 35; Tremblay, « La politique missionnaire ».
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la même manière, les Jésuites recouvrent les terres défrichées de la côte Sainte-Catherine abandonnées par les Iroquois après leurs déplacements, mais ils les concèdent plutôt à de fidèles habitants qui les ont appuyés lors de la querelle entourant le patronage de la nouvelle église de pierre en 1704-1705. Cette longue digression qui nous a obligé à passer par le SaultSaint-Louis aura toutefois permis de jeter un regard critique sur le caractère légal de la seigneurie canadienne et d'examiner surtout la politique d'appropriation des seigneurs ecclésiastiques aux dépens des populations amérindiennes qu'ils encadraient dans les missions. Le cadre territorial ainsi délimité, il y a lieu maintenant de suivre à l'intérieur de ces frontières seigneuriales la marche du peuplement et l'occupation de ce vaste terroir. L'OCCUPATION DU TERRITOIRE Suivre l'occupation du territoire à l'intérieur des limites seigneuriales, c'est reconnaître a priori non seulement l'importance de ce cadre contraignant qui dicte les frontières du peuplement, mais aussi l'aptitude et la capacité des seigneurs de diriger ce mouvement. En ce domaine, leur liberté n'est cependant ni totale ni absolue, puisqu'elle doit à La Prairie, comme partout ailleurs sans doute, se soumettre aux impératifs de la topographie qui sont antérieurs aux autres conditions et commandent les lignes du peuplement, au mouvement inexorable qui au xvm e siècle gagne les profondeurs de la seigneurie s'appuyant en les prolongeant sur les voies déjà tracées par les pôles géographiques, économiques et de sociabilité. Il n'est donc pas question de réduire l'histoire foncière de La Prairie à la seule autorité des Jésuites et de leur attribuer l'entière responsabilité de la marche du peuplement. Le géographe Harris a démontré que la carte de l'occupation des terres seigneuriales obéissait davantage à la « dictature de la géographie » qu'aux caprices des seigneurs, si rigoureux fussent-ils.35 Nous ne voulons ici que mesurer le mouvement qu'ils ont ordonné et dirigé au gré des conditions qui s'imposaient à eux bien au-delà d'un modèle théorique auquel ils auraient pu songer. En ce domaine de la distribution des terres, leur rôle fut cependant réel et déterminant, sinon il devient impossible d'expliquer, toutes conditions étant à peu près égales, le développement très variable qu'ont connu aux xvn e et xvm e siècles les 35 Harris, The Seigneurial System, 127.
02
La Prairie en Nouvelle-France
seigneuries de la rive sud du Saint-Laurent, dans le gouvernement de Montréal. Cette étude repose sur un très riche corpus qui nous a permis de suivre dans le temps long du Régime français et dans l'espace considérable que couvre la superficie des seigneuries de La Prairie36 et du Sault-Saint-Louis37 l'occupation du territoire concédé. Il est constitué par les 890 contrats de concession de terres et d'emplacements que nous avons repérés entre 1671 et 1760 chez les notaires seigneuriaux et royaux qui ont pratiqué dans le gouvernement de Montréal. Ce premier ensemble est complété par le volumineux Terrier de La Prairie qui recoupe les actes précédents et les ordonne selon les côtes en ordre chronologique et finalement par un petit cahier d'une vingtaine de pages retraçant l'histoire de chacune des côtes depuis les origines jusque vers les années 1738—174O.38 Le contenu de ces documents sériels, leur regroupement spatio-temporel, les courbes et les tableaux qu'ils nous ont autorisé à dresser suggèrent les lignes maîtresses de cette analyse qui, sauf erreur, n'a jamais été conduite aussi loin.39 Les lignes directrices
La colonisation suit à La Prairie des directions dictées par l'hydrographie, truisme maintes fois rappelé à l'échelle canadienne et qui convient parfaitement à cette seigneurie servie par une géographie généreuse. Si à long terme le peuplement se greffe au fleuve arrosant toute sa façade et s'accroche aux rivières et aux ruisseaux qui alimentent le Saint-Laurent, l'occupation primitive doit cependant obéir à des choix plus précis, mieux définis, imposés par les avantages particuliers du relief. En d'autres termes, cela signifie que tout son front en bordure du fleuve n'est pas également occupé à l'origine et que des quatre rivières qui arrosent son territoire une seule sera
36 2 x 4 lieues, soit 56 448 arpents que les Jésuites ont reçus en fief. 37 3 1 / 2 x 2 lieues, soit 49 392 arpents. Il n'y a qu'une partie de cette seigneurie qui sera concédée en censives à des colons. Elle borde le fleuve et prolonge la côte Saint-Catherine dont l'origine est dans la seigneurie de La Prairie. Elle suit également les rivières de la Tortue et du Portage à la frontière des deux seigneuries et occupe une bande de terre dont le centre est le lieu désigné pour la paroisse Saint-Constant. 38 Comme le Terrier, ce cahier est déposé à Québec dans le fonds « Biens des Jésuites », aux ANQQ. 39 S'apparente à notre étude celle de Jarnoux (« La colonisation de la seigneurie de Batiscan », 163-191) qui porte aussi sur une seigneurie jésuite.
63 La seigneurie
témoin de son mouvement amorcé en 1667. Les seigneurs ont choisi le bassin de la rivière Saint-Jacques, cœur géographique et économique de La Prairie, pour établir leur mission et y fixer les premiers colons. Cet espace qui, avec son village, sa commune, son moulin, allait très vite devenir la pierre angulaire de la seigneurie, présentait des avantages considérables auxquels n'est pas étranger son choix comme foyer initial de peuplement. Les attributs géographiques qui ont valu à la première mission indienne et à toute la seigneurie leur nom évocateur ont été soulignés par le narrateur de la Relation de 1670-1671. Il ne fait que reprendre le texte de Champlain que répéteront plus tard voyageurs et chroniqueurs. « Cette résidence, écrit-il, [...] est situé sur une plaine qui est eslevée comme une petite montagne, à l'entrée d'une vaste prairie [...] qui est arrousée par divers contours d'une petite rivière fort agréable ».4° II faut croire que le second caractère était plus manifeste que le premier, puisqu'il a laissé son nom à la mission primitive, celle de Saint-François-Xavierdes-« Prés » et à la seigneurie de La-« Prairie »-de-la-Madeleine. C'est à partir de ce pivot originel que les Jésuites établissent dès 1671, date du premier contrat de concession rédigé par leur secrétaire Joseph Tissot, cinq lignes de peuplement ou côtes (en plus des emplacements au village) auxquelles ils vont rester fidèles jusqu'en 1694. Il faut attendre cette dernière date et, plus tard, en 1699 et 1704, pour qu'ils consentent à ouvrir de nouvelles côtes qui ne seront que les prolongements naturels, en bordure du fleuve et à l'intérieur de la seigneurie, des axes de colonisation déjà tracés. Les cinq premiers noyaux suivent les deux rives de la rivière Saint-Jacques et le fleuve en direction de Longueuil. Ce sont les côtes Saint-Jean, des Prairies et de la Fourche qui occupent tout le bassin de la rivière compris entre le domaine (il longe le fleuve de part et d'autre de la même rivière) et le ruisseau Saint-Claude, limite de peuplement en direction du sud. C'est finalement la côte ou prairie Saint-Lambert (ainsi baptisée à cause des prairies naturelles que l'on y trouve au bord du Saint-Laurent concédées en commune à ses habitants) qui par la côte de Mouillepied rejoint la seigneurie de Longueuil, point d'appui du côté nord-est de la colonisation à La Prairie. En orientant le développement en direction de Longueuil, en préférant les terres
40 JR, LV : 32. Décrivant la seigneurie en 1712, Gédéon de Catalogne précisera que « La pluspart des terres qui y sont en culture estaient des prairies que les habitans ont desséchées par des fossés, ce qui les a rendues fertiles en toutes sortes de grains et légumes, quoique sujettes à brumer ». (« Rapport sur les seigneuries et établissements », dans Munro, Documents, 109).
64 La Prairie en Nouvelle-France
pauvres de Saint-Lambert et du Mouillepied41 aux sols plus riches de la côte Saint-François-Xavier, les Jésuites se sont moins laissés guider par les avantages de la géographie (qui auraient dû les conduire normalement vers les belles terres baignant la rivière de la Tortue) que par les impératifs du peuplement qui leur commandaient de s'appuyer sur Longueuil dont la colonisation était contemporaine de celle de La Prairie. Ce motif explique sans doute que les seigneurs, après les tentatives avortées de 1673,ont renoncé jusqu'en
1694 à développer la côte Saint-François-Xavier42 (selon le Terrier, « elle commence au bout d'en haut de la commune et continue jusques à la rivière de la Tortue ») qui serait devenue en direction du nord-ouest la ligne de peuplement la plus avancée sur la rive sud du Saint-Laurent. Peut-être aussi, les années à venir tendront à le confirmer, les Jésuites étaient-ils déjà convaincus à cette date (1673) de la nécessité de déplacer la mission de Saint-François-Xavier-desPrés vers le Sault-Saint-Louis pour éloigner la population amérindienne dont le voisinage avec les Français lui était devenu nocif. Il aurait été contraire à leurs intentions d'ouvrir à la colonisation française une côte qui aurait rapproché et relié deux communautés que l'on voulait séparer. Cette raison n'existe plus ou peu en 1694, année où, dans un second essai qui cette fois réussira, on va développer la côte Saint-François-Xavier. La mission iroquoise qui avait quitté Kahnawake en 1690 et gagné Kahnawakon,43 au-delà de la rivière du Portage, était suffisamment éloignée pour que l'on songe à coloniser le bassin de la rivière de la Tortue. La colonisation ainsi amorcée au début des années 1670 est donc bien lancée. À l'aube du xvm e siècle, toutes les terres des premiers rangs (sauf quelques-unes plus en retrait) des cinq côtes primitives sont concédées et la façade du fleuve comprise entre Longueuil et le village de La Prairie est totalement occupée. L'autre partie contenue entre le domaine et la seigneurie du Sault-Saint-Louis sera progressivement conquise de 1694 à 1721, au fur et à mesure que les migrations forcées de la mission indienne vers Caughnawaga vont autoriser les Jésuites à développer les côtes Saint-François-Xavier, Saint-Ignace et Sainte-Catherine et à grignoter graduellement la 41 Les terres de ces deux côtes sont de faible valeur agricole, rocailleuses et argileuses. Leur potentiel agronomique plus limité qu'ailleurs dans la seigneurie explique que ses habitants ont réclamé dès 1672 une réduction des rentes que les seigneurs, indignés, ont dû leur accorder. Voir La gestion de la seigneurie. 42 Les Jésuites y ont concédé plusieurs terres en 1673 mais, très rapidement, ils les ont reprises et fermé la côte à la colonisation. 43 Devine, Historié Caughnawaga, 100.
65 La seigneurie
partie orientale du fief voisin. L'occupation se prolonge ensuite et, comme partout ailleurs au Canada, les Jésuites dirigent la colonisation en fonction des cours d'eau qui s'enfoncent dans les profondeurs de la seigneurie. Les dates d'ouverture des différentes côtes balisent la conquête du territoire dont l'arrière-pays, tourné vers la vallée du Richelieu, le Sault-Saint-Louis et la seigneurie de La Salle, est peu à peu gagné par les concessions toujours données selon le même modèle jusqu'à la fin du Régime français. Leur énumération trace la voie chronologique et spatiale suivie par les seigneurs qui jusqu'en 1760 se sont laissés guider par les impératifs de la géographie et de l'hydrographie. Suivons la carte qui va orienter notre itinéraire à l'intérieur de la seigneurie. En 1699, dans le prolongement de la côte de la Fourche, s'ouvre la côte de Fontarabie arrosée par les ruisseaux qui sont les embranchements de la rivière SaintJacques. En 1712, les Jésuites franchissent la commune et, suivant le tracé de la rivière Saint-Jacques, ils concèdent les premières terres à la côte Saint-Joseph, futur emplacement de la paroisse SaintPhilippe. L'année suivante, ils commencent à occuper le terrain compris entre les côtes de la Fourche, des Prairies et la côte de Fontarabie qui au Terrier reçoit le nom de l'Ange-Gardien. En 1717, la rivière Saint-Jacques donne naissance à la côte du même nom adossée à celle de Saint-Joseph. En 1725, la colonisation éclate dans toutes les directions et les côtes qui s'ajoutent vers l'intérieur prolongent en les complétant les fronts de peuplement déjà esquissés. SaintFrançois-Borgia et Saint-Marc en 1726, Saint-Philippe l'année suivante, Saint-Raphaël et Saint-André en 1734, Saint-Claude en 1745, Saint-Stanislas en 1750 (qui permet après 80 ans de colonisation d'atteindre la rivière L'Acadie), Saint-Louis-de-Gonzague en 1751, les Saints-Anges (de part et d'autre du chemin tardivement achevé conduisant à Saint-Jean) et Saint-Constant, deux ans plus tard, à la frontière du fief de Longueuil et qui sont les dernières côtes occupées avant la Conquête. Mesure de la progression spatio-temporelle
Portée sur des tableaux qui en illustrent la progression spatiotemporelle, la marche de l'occupation mesurée à l'aide des 890 contrats de concession que nous avons ordonnés accuse, à part quelques ratés, une vigueur que l'on doit mettre en parallèle avec la croissance qu'a connue la population de La Prairie. Le village. Le village, dont il n'est pas facile de suivre le développement (tableau 4, graphique i) parce que les contrats d'emplace-
66 La Prairie en Nouvelle-France Tableau 4 Concessions d'emplacements dans le village de La Prairie (1671-1759) Année
1671 1672 1673 1674 1675 1676 1677 1678 1679 1680 1681 1682 1683 1684 1685 1686 1687 1688 1689 1690 1691 1692 1693 1694 1695 1696 1697 1698 1699 1700 1701 1702 1703 1704 1705 1706 1707 1708 1709 1710 1711 1712 1713 1714 1715 1716 1717 1718 1719 1720
Nombre de contrats
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9
5 2
54 18
2 2
18 15
1 3 4 4
21 24 19 1/3 167 + ?
2 2 2 2 1
7 +? 19 307 58 ?
1
11
2 3 1 1
27 85 8 7 8
1 2 4
15 50
67 La seigneurie Tableau 4 (suite) Concessions d'emplacements dans le village de La Prairie (1671-1759) Année
Nombre de contrats
1721 1722 1723 1724 1725 1726 1727 1728 1729 1730 1731 1732 1733 1734 1735 1736 1737 1738 1739 1740 1741 1742 1743 1744 1745 1746 1747 1748 1749 1750 1751 1752 1753 1754 1755 1756 1757 1758 1759
5 8 2 3 2 4 2 — 2 —
Total
104
— — — — 1 — 1 1 1 2 1 — — — — 6 1 — — 2 — — 2 2 3 1 3 1 —
Superficie en perches
201 + ? 25 2/3 + ? 56 + ? 114 + ? 42 112 47 — 31 — — — — — 6 — 6 7 15 1/2 ? — — — — 65 1/2 + ? ? — — ? — — 63 ? ? 100 124 + ? ? — 1 972 + ?
Source : 104 contrats d'emplacement. Nous avons compté tous les contrats, mais nous n'avons pas reporté dans le cumul des superficies les emplacements déjà concédés, réunis au domaine et reconcédés. Les points d'interrogation signifient que nous ne connaissons pas la superficie de certains emplacements dont les mesures ne sont indiquées ni dans le contrat ni dans le Terrier. Leur dimension très variable nous a interdit d'en proposer une estimation.
68 La Prairie en Nouvelle-France Graphique 1 Répartition décennale des contrats d'emplacement (1671-1759)
La dernière période ne comporte que neuf ans.
ment sont mal tenus, confus ou donnés verbalement,44 présente une poussée inégale dans le temps. Les dix premières années, contemporaines d'une forte croissance démographique, voient les Jésuites distribuer une douzaine d'emplacements. La première vague d'établissements passée, aucun emplacement n'est concédé entre 1680 et 1693. Il faut attendre ensuite 1694 pour que soit amorcée la reprise. Après les hésitations de la fin du siècle, le mouvement reprend son souffle, brisé en quelques occasions, et se maintient à peu près jusqu'à la fin du Régime français. Le sommet de 17211730 est relié à la décision d'agrandir le village qui gagne du terrain aux dépens de la commune. Les deux plus importantes ruptures ont lieu de 1730 à 1734 et de 1742 à 1745 (le mouvement de concession 44 Le rédacteur du Terrier n'arrive pas à s'y retrouver dans bon nombre de cas. Il se pose des questions qui restent souvent sans réponse, cherche les contrats originaux qui sont perdus ou n'ont jamais existé. Les seigneurs n'ont pas toujours été très rigoureux dans la tenue des actes d'emplacement. Cela explique peutêtre que l'aveu de 1723 ait oublié le village et que le Terrier qui en a partiellement reconstitué l'histoire soit truffé d'incertitudes et d'interrogations. Ces faits témoignent sans doute du développement sauvage qu'il a connu à ses débuts.
69 La seigneurie
des terres connaît au début des années 1730 le même creux) et elles trouvent sans doute leur explication dans la vigilance et la parcimonie nouvelles qu'affichent les seigneurs à la suite de la fermeté, un peu tardive, dont fait preuve l'intendance bien déterminée par la voix de Hocquart à faire respecter les Arrêts de Marly. À la veille de la Conquête, le village de La Prairie, regroupé autour des rues SaintFrançois-Xavier, Saint-Ignace, Saint-Lambert, Saint-Michel, SainteMarie et Saint-Joseph, contient une cinquantaine d'emplacements45 occupés par des artisans, de très rares marchands, quelques habitants dont les terres sont à proximité, la maison du notaire, celle des Sœurs de la Congrégation de Notre-Dame, l'église, le presbytère, le corps de garde et le commandant du fort. La Prairie. La concession des terres dans la seigneurie de La Prairie, dont on a représenté aux figures 1.1 et 1.2 les oscillations annuelles exprimées en superficie, connaît après les hésitations du début reliées à la faiblesse du peuplement des fluctuations, certes, mais au sein d'un mouvement continu qui ne s'est jamais arrêté entre 1711 et 1759. Après un départ remarqué, en 1672, le mouvement initial est incapable de maintenir un rythme aussi vigoureux et, progressivement, il s'essouffle pour venir mourir à l'aube des années 1680. Entre 1681 et 1692, après avoir permis aux premiers immigrants de s'établir dans la seigneurie, les Jésuites concèdent moins de 150 arpents regroupés dans les trois dernières terres de la côte Saint-Lambert dont le premier rang est ainsi complété en 1690. La colonisation va retrouver ensuite, à partir de 1693, une vigueur nouvelle, hési-
tante d'abord, mais ferme dans sa continuité au-delà de 1710. Observons les sommets et les dépressions qui ressortent des figures 1.1 et 1.2 et voyons ce qu'ils suggèrent. Le premier sommet en importance dans l'ordre chronologique apparaît en 1694 et il est à la fois trompeur et révélateur d'un essor prometteur. Des 3 844 arpents concédés cette année-là, le père François Vaillant, gérant de la seigneurie de La Prairie, en réserve aux habitants « qui y sont présentement habituez et à ceux qui s'y habitueront par la suite [...] despuis la coste de la Tortue jusques à la commune de la prairie Saint-Lambert »46 2 855 arpents pour la commune de La Prairie qui allait structurer et fortifier davantage l'assemblée des
45 Plusieurs emplacements ont été regroupés, ce qui explique que le nombre de contrats (104) est plus élevé. 46 A. Adhémar, 19 mai 1694, concession de la commune de La Prairie de la Madeleine, ANQM.
70
La Prairie en Nouvelle-France
Tableau 5 Concessions de terres dans la seigneurie de La Prairie et au Sault-Saint-Louis (1672-1759) Superficie en arpents Année
1672 1673 1674 1675 1676 1677 1678 1679 1680 1681 1682 1683 1684 1685 1686 1687 1688 1689 1690 1691 1692 1693 1694 1695 1696 1697 1698 1699 1700 1701 1702 1703 1704 1705 1706 1707 1708 1709 1710 1711 1712 1713 1714 1715 1716 1717 1718 1719 1720
Nombre de contrats
La Prairie
Sault-Saint-Louis
29 20 12 6 4 6 5 2 1
1 478 1/2 1 000 590 290 330 248 196 114 50
1 3
130 1/2
l 18 7 2
100 3844 445 370
3
225
4
377
10 6 8 1
544 391 663 40
309
1
55
35
2 6 7 10 7 6 26 8 13 15
160 491 486 629 473 230 1/2 2265 362 633 1/2 289 1/4
176
131 153 10 1/2 227 1/2 910
7i
La seigneurie
Tableau 5 (suite) Concessions de terres dans la seigneurie de La Prairie et au Sault-Saint-Louis (1672-1759) Superficie en arpents Année
Nombre de contrats
1721 1722 1723 1724 1725 1726 1727 1728 1729 1730 1731 1732 1733 1734 1735 1736 1737 1738 1739 1740 1741 1742 1743 1744 1745 1746 1747 1748 1749 1750 1751 1752 1753 1754 1755 1756 1757 1758 1759
3 8 32 2 60 12 13 8 6 11 3 13 7 15 14 4 8 9 18 13 16 12 17 6 9 16 6 10 13 38 17 6 37 36 4 8 16 3 7
Total
786
La Prairie
420 +
2 426 + 615 + 3870+ 2 776 + 180 + 780 + 600 +
125 300 1 570 1/2 53 1 177 3/4 468 970 399 452 222 153 120 180 630 1 080 341 300 720 584 785 1/2 510 561 510 (90) = 260 670 870 90 520 675 (630) = 3056 (450) = 1 065 247 (315) = 4 185 (380) = 3 156 270 (90) = 510 (270) = 1 050 240 (180) = 780
44911 + (2405) = 47316
Sault-Saint-Louis
190 180 840
1620 600 660 240 810 180 450 360 360 180 210 +
285 + 40 + 600 +
(90) =
300 60 256 136 (50) = 335 (90) = 130 (630) = 1 23 150
735 180 90
60
315 16 (450)
11 755 + (1 310) = 1306
Source : 786 contrats de concession. Nous avons compté tous les contrats, mais nous n'avons pas reporté dans le cumul des superficies les terres déjà concédées, réunies au domaine et reconcédées. Les chiffres en parenthèses représentent les terres qui n'étaient pas mesurées et dont nous avons estimé approximativement la superficie en nous fondant sur la dimension des terres voisines de la même côte. Nous avons réuni dans le même tableau La Prairie et le Sault-Saint-Louis parce que bon nombre de contrats concernent des terres partagées entre les deux seigneuries.
72
La Prairie en Nouvelle-France
Figure 1.1 Concessions de terres dans la seigneurie de La Prairie (1672-1715)
Figure 1.2 Concessions de terres dans le seigneurie de La Prairie (1716—1759)
Nous avons estimé approximativement la superficie des terres qui n'étaient pas mesurées en nous fondant sur la dimension des terres voisines de la même côte.
73 La seigneurie
habitants et faire l'objet de leur part d'une attention jalouse pour en préserver les droits reconnus dans l'acte originel. La deuxième pointe, la plus marquée après celle de 1694, se dégage en 1717, année où, sur la lancée irrésistible de sa population, les seigneurs ouvrent la côte Saint-Jacques, peuplent la côte Saint-Joseph et, surtout, concèdent aux censitaires des Prairies les continuations du premier rang de cette côte à l'origine des établissements pionniers de 1672. La troisième pointe, celle de 1723, est moins prononcée que la précédente et suit les directions déjà tracées : Saint-Jacques, Fontarabie et Saint-Joseph dont les premiers rangs ne sont pas complétés; Mouillepied, Saint-Lambert et les Prairies dont le deuxième rang est totalement occupé ou le sera dans les quelques années qui vont suivre. Il faut ensuite sauter une trentaine d'années pour retrouver les derniers élans d'une politique qui, faute de réservoir, va mourir à l'aube du xix e siècle. En 1750, 1753 et 1754, la colonisation, soutenue par une population dépassant les i 500 personnes, est portée jusqu'aux confins de la seigneurie dans l'axe sud-ouest vers les côtes Saint-Claude, Saint-André et Saint-Philippe, puis dans l'axe sud-est en direction des côtes Saint-Stanislas, Saint-Louis-de-Gonzague, des Saints-Anges et Saint-Constant récemment promues depuis que l'on a achevé le chemin qui mène au fort Saint-Jean. Chemin appelé à devenir à la veille de la Conquête l'une des voies terrestres les plus empruntées par les armées qui de Montréal gagnaient la vallée du Richelieu. À cette poussée tardive, la plus remarquable sur près d'un siècle, n'est certainement pas étrangère la guerre de Sept Ans qui devait ouvrir davantage sur l'extérieur la seigneurie des Jésuites, y attirer de nouveaux colons souvent soldats, quelques marchands montréalais, et bouleverser la vie économique et sociale de ses habitants. Période charnière donc où tout s'agite (et pas seulement les militaires) au gré d'un conflit dont La Prairie a été de par sa géographie l'un des témoins privilégiés les plus attentifs. Dans le sens contraire, le creux le plus prononcé après 1710 qui se situe entre deux paliers et se prolonge sur quatre ans (1730-1733) coïncide avec celui que connaît le mouvement de concession des emplacements. Il faut invoquer ici les mêmes motifs et croire que l'application plus sévère par Hocquart des Arrêts de Marly après 20 ans d'essais infructueux a pendant quelques années contraint les seigneurs les plus généreux à se montrer davantage économes dans la distribution de nouvelles terres.47 Par ailleurs, parallèlement à 47 Dans l'espace de ces quatre années (1730-1733), les Jésuites ne concèdent que 675 arpents en terres nouvelles.
74
La Prairie en Nouvelle-France
cette inhabituelle parcimonie, les Jésuites vont lancer une importante offensive pour réunir au domaine les terres abandonnées ou grevées d'arrérages. À la fin du Régime français, les seigneurs de La Prairie avaient donc concédé au total (commune incluse, mais village non compris) 47 316 arpents, soit 83,8 % d'un territoire qui en comprenait 56 448. Répartie à travers 22 côtes, cette énergique entreprise échelonnée sur 88 ans (1672-1759) aura nécessité près de 650 contrats notariés. De cette superficie dé 47 316 arpents attribués, 14 559 (30,8%) l'avaient été au cours des seules dix dernières années à un moment où le seuil de population atteint avait considérablement accéléré la marche du peuplement. Le Sault-Saint-Louis. Au Sault-Saint-Louis, territoire accordé aux Jésuites par les actes de 1680 réunis et confirmés par le brevet de 1717, l'occupation par les colons fut plus tardive et modérée (figure 2). Cela s'explique par la vocation même du Sault-Saint-Louis qui ne devait au départ que soutenir l'établissement d'une mission indienne, vocation que les seigneurs de La Prairie ont respectée pendant près de 25 ans et qu'ils ont ensuite progressivement vidée de son contenu interprétant en leur faveur des titres équivoques. L'avance du peuplement français, toujours limité à la partie orientale du Sault-Saint-Louis, là où les terres rejoignent celles de La Prairie, s'est faite lentement, encouragée par les quatre migrations qui, de 1676 à 1716, avaient vu le village iroquois se déplacer en amont et quitter successivement Kahnawake, Kahnawakon et Kahnatakwenke pour finalement gagner en 1716 Caughnawaga,48 loin de la ligne seigneuriale séparant les deux fiefs. Entre 1704, date des premières concessions au Sault-Saint-Louis, et 1719, l'occupation est timide et se résume aux i 042 arpents distribués à la côte Sainte-Catherine, sur les deux rives de la rivière du Portage, aux côtes Saint-François-Xavier et Saint-Ignace, de part et d'autre de la rivière de la Tortue. Toutes ces terres sont situées partiellement ou totalement au-delà des frontières de La Prairie et celles de la côte Sainte-Catherine, occupant les espaces défrichés par les Indiens autour des villages abandonnés, comportent toutes dans les contrats passés jusqu'en 1716 (date du dernier déplacement de la mission) une clause qui interdit à leurs détenteurs d'y résider avant que les Indiens n'aient quitté le village du Sault-Saint-Louis, Kanatakwenke.49 L'installation définitive de la bourgade indienne à 48 Devine, Historié Caughnawaga, 180. 49 Voir pour exemple : M. Lepailleur, 18 janv. 1716, concession à René Bourassa, ANQM.
75 La seigneurie Figure 2 Concessions de terres au Sault-Saint-Louis (1704-1759)
Nous avons estimé approximativement la superficie des terres qui n'étaient pas mesurées en nous fondant sur la dimension des terres voisines de la même côte.
Caughnawaga entre 1716 et 1719, et la distance qui la sépare dorénavant de La Prairie allaient rendre les Jésuites plus téméraires et les autoriser à investir massivement le Sault-Saint-Louis en menant, à partir de 1720 jusqu'à la fin du Régime français, une politique soutenue de distribution des terres. L'année 1720 marquant le début de cette offensive pacifique voit donc les seigneurs attribuer 910 arpents à des habitants de La Prairie. Ce chiffre éloquent, de peu inférieur au total des arpents concédés au cours des 15 premières années, rend compte pour l'avenir d'un plan d'occupation savamment orchestré et fidèlement suivi. Au terme du Régime français, les Jésuites occupaient 26,4 % du Sault-Saint-Louis après avoir accordé 13 065 arpents (la superficie du fief est de 49 392 arpents) en concessions, toutes greffées au fleuve, aux rivières de la Tortue et du Portage et réunies pour l'essentiel autour de la paroisse SaintConstant, cœur de la colonisation française au Sault-Saint-Louis. En 1760, les deux territoires, dont nous venons de suivre l'occupation spatio-temporelle, présentent une image dont les contours ont été inégalement tracés par les seigneurs et la topographie. Les premiers, en réglant un mouvement dont ils n'étaient pas totalement les maîtres et que commandaient d'autres agents, ont cependant
76
La Prairie en Nouvelle-France
humanisé dans un sens qui renvoie à l'histoire sacrée de leur ordre la géographie des deux fiefs. C'est ainsi qu'elle a emprunté à l'hagiographie jésuite quelques-unes de ses dénominations. Le calendrier jésuite est né et s'est enrichi rapidement au cours de la réforme catholique dont l'ordre a été le principal promoteur. Il est partout présent à La Prairie et au Sault-Saint-Louis et les rues du village ou les côtes du plat pays l'évoquent à maintes reprises. Le premier à être honoré, saint François Xavier a laissé son nom à une rue du bourg, à une côte réunissant les deux seigneuries, à la mission indienne et à la paroisse primitive de La Prairie enfin avant d'être déclassé par la Vierge en 1705, au plus fort d'un différend qui a opposé Jésuites et Sulpiciens et dont nous rappellerons la nature au chapitre suivant. Saint Ignace de Loyola, fondateur de la Compagnie, saint Stanislas Kostka, saint Louis de Gonzague, saint François Borgia et saint Jean-François Régis marquent aussi la toponymie du village et des deux fiefs en rappelant le rôle que les Jésuites ont joué dans la colonisation et la vie seigneuriale. Aux traits toponymiques s'en ajoutent d'autres, plus éloquents, plus durables et mieux ancrés dans le paysage, qui transparaissent au travers de la carte seigneuriale. Si les Jésuites se sont réservé le privilège de désigner les lieux en puisant au sein d'un vocabulaire familier qui devait rappeler leur histoire sacrée, ils ont en revanche été bien impuissants à ordonner l'espace foncier, parce que celui-ci obéissait à des impératifs géographiques auxquels ils devaient se soumettre malgré eux. À La Prairie, les lignes de peuplement articulées aux côtes ont, comme partout ailleurs au Canada, suivi le cours du fleuve, des rivières, des ruisseaux, et cette réalité structurelle a ordonné le paysage. La richesse du réseau hydrographique fondée sur le Saint-Laurent, quatre rivières principales et les multiples ruisseaux qui les alimentent, a dessiné d'un trait indélébile la carte foncière, plus capricieuse dans sa forme que le beau parallélisme auquel un modèle théorique nous a longtemps habitués. L'espace seigneurial de La Prairie présente en général une multitude de rectangles étroits et allongés, image familière qui n'étonnera personne, mais aussi et surtout une ordonnance s'harmonisant davantage au paysage et aux cours d'eau qu'à un plan géométrique. Il en résulte un décor très irrégulier et un paysage extrêmement bigarré qu'ont reproduits, parce qu'ils n'avaient pas été modifiés, les cartes modernes (celles du xix e et du xxe siècles) qui demeurent les seules que nous pouvons utiliser.50 À La Prairie, le parallélisme souvent proclamé n'est même pas présent partout en bordure du fleuve. À 50 Nous n'avons retrouvé aucune carte ancienne des deux seigneuries.
77 La seigneurie
Carte 3 Le dessin de la carte foncière dans la seigneurie de La Prairie (d'après la carte de J. Riel, 1861)
78 La Prairie en Nouvelle-France
deux reprises, il est rompu par la rivière Saint-Jacques et la rivière de la Tortue qui commandent des orientations différentes. Et quand il existe, il a vite fait d'être brisé dans l'arrière-pays, lorsque la ligne des terres qui suit les rivières coupe perpendiculairement les côtes baignées par le Saint-Laurent et forme un puzzle dont tous les morceaux ne s'agencent pas selon un ordre analogue et symétrique. Les modalités de concession
Activité seigneuriale maîtresse, la concession de terres dans le fief de La Prairie et au Sault-Saint-Louis suit un mode invariable très tôt établi auquel les Jésuites vont demeurer fidèles jusqu'en 1760. Habituellement, le billet de concession verbal ou sous seing privé précède le contrat notarié et vaut aussi longtemps que dure la période probatoire au cours de laquelle le colon doit en principe faire la preuve de sa volonté de s'établir en mettant la terre en valeur. Mais en pratique, cette dernière condition n'est pas toujours respectée et pourvu que le censitaire paie les rentes, il n'est pas troublé dans sa possession, comme en témoignent les ventes de terres concédées par billets et qui ne portent « aucuns travaux ». Dans la période de flottement des débuts de La Prairie, l'acte notarié ne suit pas toujours le billet qui demeure pendant longtemps la seule preuve de possession de l'habitant. Lorsque le rédacteur du Terrier ordonne les actes de concession des premières terres et des emplacements primitifs au village, il évoque aussi les quelques cas, peu nombreux il est vrai, où des billets ont fait foi de contrats notariés et où des emplacements ont été attribués dans la plus totale confusion, sans billet, ni contrat. Ces négligences seront cependant momentanées et, très tôt, les seigneurs vont institutionnaliser la pratique du document notarié pour se plier à la volonté des autorités coloniales, préparer les aveux et mieux fixer l'assiette des lods et ventes à laquelle leur intérêt commandait de veiller. De toute façon, les Jésuites ne cesseront pas d'accorder des billets provisoires. Les indications relevées dans le Terrier, les censiers et les contrats prouvent qu'ils ont suivi cette pratique jusqu'à la fin du Régime français. La mention « dont il jouit depuis plusieurs années » quelquefois inscrite dans les contrats de concession, l'identité des voisins du concessionnaire révélée par les mêmes actes, alors qu'ils n'ont pas encore reçu de contrat, suggèrent l'existence de tels billets qui ont précédé la visite chez le notaire. Enfin, le censier de 1738 qui présente dans l'ordre alphabétique la liste des censitaires de La Prairie fait par moment allusion à des billets de concession récemment accordés dont nous retrouvons la confirmation notariée peu de temps après.
79 La seigneurie Graphique 2 Répartition mensuelle des contrats de concession (1671-1759)
Source : 890 contrats de concession.
Le regroupement mensuel (graphique 2) des 890 contrats de concession (terres et emplacements réunis) isole à l'intérieur de l'année les moments forts de cette activité seigneuriale et éclaire la politique qu'ont adoptée les Jésuites dans la distribution du sol. On pouvait s'en douter, la courbe s'infléchit à l'hiver (sauf la pointe de mars) et à l'automne (sauf la pointe de novembre), se redresse en mai, culmine en juin-juillet et retrouve en août le palier du mois de mai. Les seigneurs concèdent plus de terres au printemps et à l'été et leur animation dans ce domaine se conjuge avec la période agricole la plus intense. Mai, juin, juillet, août rassemblent 47 % (419/890) des contrats et les seuls mois de juin et juillet en regroupent 30,8 % (274/890). La date des contrats et la localisation dans le Terrier des terres concédées nous invitent également à reconstituer le plan que les Jésuites ont mis au point pour occuper les différentes côtes en même temps qu'ils nous permettent de comprendre la stratégie déployée pour maîtriser l'espace et assurer la marche du peuplement. Partout à travers les 22 côtes de la seigneurie de La Prairie, ils ont appliqué le même patron que nous pouvons suivre à une échelle réduite à l'aide d'un schéma (plan figuratif) qui représente l'avance de la colo-
8o
La Prairie en Nouvelle-France
Plan figuratif L'ordre chronologique et spatial des concessions à la côte Saint-Lambert
Source : Terrier de La Prairie et contrats de concession.
nisation à la côte Saint-Lambert, l'un des premiers territoires conquis par les censitaires dans le dernier tiers du xvn e siècle. La côte Saint-Lambert s'étend entre la côte de Mouillepied qui rejoint le fief de Longueuil et le domaine que se sont réservé les Jésuites sur les deux rives de la rivière Saint-Jacques. L'occupation
8i La seigneurie
officielle51 de Saint-Lambert, qui démarre à l'automne de 1672, commence par deux terres de 40 arpents chacune concédées le même jour (à des personnes différentes) et occupant à peu près le centre géographique de la côte. Si les Jésuites n'ont pas dans la plupart des côtes toujours respecté la dernière condition, ils ont habituellement appuyé en revanche la colonisation initiale sur une concentration de terres (deux, trois, quatre parfois), toutes voisines les unes des autres et concédées le même jour à des habitants distincts. Cette pratique, nous pouvons la vérifier, entre autres, à la côte Saint-François-Xavier qui s'articule en 1694 autour des quatre premières terres toutes attribuées le 3 juillet de la même année, à la côte des Prairies dont l'origine est fondée sur trois concessions accordées le 31 mai 1672 et à la côte Saint-Joseph qui prend naissance en 1712 à partir de deux terres octroyées le 22 janvier. Elle assure au départ un regroupement plus ou moins dense à partir duquel le peuplement peut ensuite s'effectuer. Soutenue par le pivot originel, la colonisation prend alors son envol et gagne progressivement l'espace de la côte en s'éloignant de son point de départ et en établissant des têtes de pont, sorte de postes avancés qui balisent la marche du peuplement, mais ne trouvent au début aucun point d'appui. Petit à petit, les secteurs sont raccordés entre eux, le couloir initial se peuple et, très vite, les terres concédées s'appuient de part et d'autre sur des concessions déjà occupées. C'est ce modèle que les seigneurs appliquent à Saint-Lambert dont on peut à l'aide du plan figuratif suivre la conquête graduelle du territoire. Les têtes de pont, inévitablement nombreuses au départ (nos i, 2, 3, 5, 8 apparaissant dans la première colonne) et toutes établies dans la première année d'occupation de la côte, se résument ensuite aux deux seules (nos 16 et 21) que les Jésuites érigent en 1674 et 1677. L'isolement relatif dont souffrent les premières terres sans aucun point d'appui est vite rompu. Il a fallu 18 ans au total pour que le premier rang de la côte Saint-Lambert qui court sur 80 arpents soit entièrement concédé et 71 de ceux-ci l'avaient été à l'intérieur des six premières années. Cinquante ans après l'ouverture de cette côte, l'aveu de 1723 que les Jésuites ont dressé offre de Saint-Lambert une image qui n'est pas finie, mais passablement modifiée depuis 1672. Des 32 terres composant la côte à l'origine, 20 (62,5 %) ont changé de famille et des 29 propriétaires primitifs, 11 (37,9 %) seulement ont fait souche 51 On sait que la véritable occupation de la côte précède dans le temps celle que nous pouvons mesurer à l'aide des contrats de concession. Il est cependant impossible d'en connaître le contenu parce que les billets temporaires accordés par les Jésuites n'ont pas été conservés.
82
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sur place et ont laissé des descendants. Cette grande mobilité des propriétaires qui se manifeste surtout dans la décennie suivant la date de concession n'étonnera personne. Elle est caractéristique de l'instabilité qui accompagne les débuts et on l'a déjà observée sur l'île de Montréal^2 et dans la région de Québec.53 LA G E S T I O N DE LA S E I G N E U R I E
L'acte d'explication du titre imprécis de 1647, donné par l'intendant Duchesneau en 1676, devait confirmer le caractère féodal de La Prairie, en rappeler l'étendue et asseoir l'autorité des Jésuites à qui il reconnaissait la jouissance en fief avec tous droits de seigneurie et de justice, haute, moyenne et basse. Cette confirmation qui définissait clairement le complexe seigneurial de La Prairie impliquait dès lors que la seigneurie pouvait être un véritable système de commandement par l'exercice d'une portion de la puissance publique sur un groupe d'hommes et un régime d'exploitation du sol. En théorie, le seigneur détenteur d'une certaine étendue de territoire qu'il tient en fief s'en réserve une partie dont il jouit en propriété utile et concède le reste soit en arrière-fiefs, soit en censives, moyennant, dans ce dernier cas, un certain nombre de redevances en argent ou en nature qui symbolisent sa propriété éminente. Par le pouvoir de juger au civil et au criminel, par les banalités enfin, il exerce sur les censitaires des droits personnels que lui reconnaît la royauté. De ce schéma idéal et tout théorique découle la puissance du seigneur qui, selon les termes de Pierre Goubert, devient à la fois un maître, un percepteur et un juge.54 Ces qualités doivent en principe rendre compte de sa capacité d'affirmer sa supériorité économique, son pouvoir fiscal et son autorité politique nourris à même les droits et privilèges que lui confère un régime dont il doit devenir le principal bénéficiaire. La puissance économique du seigneur procède d'abord de l'importance du domaine qui, normalement, fait de lui le plus gros exploitant et le premier concurrent économique du paysan, quand une exploitation rigoureuse lui permet de constituer d'appréciables surplus agricoles. Elle est ensuite fortifiée par les banalités, notamment par la banalité du moulin à laquelle doivent se soumettre des paysans toujours prompts à dénoncer un service onéreux qui leur est cependant indispensable et auquel ils n'ont pas de substitut. À 52 Dechêne, Habitants, 292. 53 Harris, The Seigneurial System, 141—143. 54 Braudel et Labrousse, dir., Histoire économique et sociale de la France, II : 122.
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droits perçus au titre de propriétaire éminent et répertoriés dans les terriers refaits périodiquement. Le cens qui rappelle au paysan le caractère incomplet de sa propriété, la rente, moins symbolique que le cens, et les droits de mutation que les censitaires essaient quelquefois de camoufler constituent le plus clair de la fiscalité seigneuriale. Si les revenus du domaine et les droits seigneuriaux sont surtout la marque de la domination économique du seigneur, le droit de justice, le plus notable, assoit sa domination politique ou administrative. Ce pouvoir, toujours inscrit, parce que le plus grand, en tête des terriers, donne au fief sa puissance, aux cens et aux droits l'imprescriptibilité,55 au seigneur une arme redoutable cependant réduite la plupart du temps aux affaires civiles, depuis que celui-ci a souvent renoncé à la juridiction criminelle, trop coûteuse, abandonnée aux tribunaux royaux. De cet ensemble très inégalement appliqué et vécu doivent se dégager des rapports de force, de domination, de soumission et de dépendance établis entre le seigneur et ses censitaires qui permettent de juger de l'importance et de la signification de l'institution seigneuriale. Ce bel archétype emprunté à la France d'Ancien Régime, nous voulons le suivre à travers l'exemple de La Prairie dont les titres seigneuriaux construits sur le modèle métropolitain évoquent à maints égards une image idéale que l'on a voulu appliquer à un milieu géographique, social et économique totalement distinct. Produit d'une « société adulte », le régime seigneurial transposé en Amérique a encadré une population, une société en formation soumise à des conditions étrangères à celles de l'ancienne France. Replacé dans la confrontation métropole-colonie, cet emprunt laisse présager des réponses différentes fournies par l'une et l'autre et annonce infailliblement des démarcations qui devraient attester à travers l'exemple de La Prairie de la spécificité canadienne. Notre démonstration qui débouche sur l'analyse comparée suit le tracé le plus classique. Pour l'essentiel, elle se résume à la présentation des droits seigneuriaux, exercice banal, dira-t-on, qui n'a sans doute plus son utilité en France mais paraît nécessaire ici, puisqu'il s'est trop souvent limité dans le passé au seul aspect juridique. La documentation laissée par les seigneurs de La Prairie nous oblige à dépasser ce stade sommaire et à découvrir à travers la gestion qu'ils ont assurée l'essence du régime seigneurial dont on pourra finalement mesurer la vigueur ou la mollesse, la puissance ou l'anémie et sur lequel on devra porter un jugement comparatif qui éclairera l'étude des relations métropole-colonie. 55 Saint-Jacob, Les paysans, 58.
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Le domaine
Le domaine que les Jésuites se réservent à La Prairie occupe peu d'espace et suit une évolution contraire à celle que connaissent les domaines des seigneurs français aux xvn e et xvm e siècles. L'exiguïté de cette réserve et le peu d'intérêt que les Jésuites y portent sont à la mesure de la maigre documentation qui permet d'en reconstituer la courte histoire qui se réduit à sa contraction progressive et à sa disparition en 1726. Au total, elle comprend 259 arpents, en bordure du fleuve, inégalement répartis des deux côtés de la rivière Saint-Jacques dont l'embouchure formait une vaste plaine couverte de prairies naturelles (rare privilège dans un pays essentiellement boisé) qui allaient devenir le cœur des premiers établissements et le site retenu par les seigneurs pour établir un domaine facile à exploiter dès le début. L'essentiel de cette réserve seigneuriale que les textes appellent « la ferme des Jésuites » est constitué par les 211 arpents du côté sud-ouest de la rivière que les seigneurs vont donner à bail entre 1675 et 1705, date de son démembrement. Les quatre baux consentis par les Jésuites demeurent les seuls documents relatifs à cette partie du domaine. Leur sévérité explique sans doute la difficulté de trouver preneur, et peut-être en partie le geste de 1705. Le premier bail que le père Frémin accorde en 1675 à Charles Boyer et Marguerite Ténard56, sa femme, et qu'il aurait sans doute voulu exemplaire, est demeuré unique dans sa présentation et ses exigences. Il fait du couple Boyer de véritables serviteurs domestiques liés par des obligations exigeantes que leur impose le contrat. Boyer, qui accepte de mettre la ferme en valeur et d'en occuper les bâtiments, doit répondre aux conditions suivantes : livrer chaque année à Montréal 500 livres en blé; nourrir les Pères pour 180 livres par tête, par an, pendant la durée du bail, et donner à manger à tous ceux qui viendront rendre visite aux Jésuites en comptant 10 sols par personne, par jour (ces deux sommes étant comptées en déduction du revenu de la ferme); porter la nourriture des Pères dans leur chambre et faire cuire les « petits extraordinaires » qui leur seront offerts; fournir chaque semaine 12 livres de pain; traîner chaque année 15 cordes de bois et assurer aux missionnaires 3 jours de traînage selon leurs besoins; entretenir enfin les clôtures et les ponts, puis porter le bois de chauffage des Pères dans la petite cuisine de leur résidence. Ce document singulier n'a pas été repris et les baux ultérieurs qui as56 Tissot, 29 juin 1675, bail des Jésuites à Charles Boyer, fonds « Biens des Jésuites », ANQQ.
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soupliront les termes de l'entente prendront la forme d'un véritable contrat de fermage dans lequel la plupart des services domestiques exigés au bail initial auront disparu. Cette ferme du domaine dont il est impossible d'apprécier le revenu annuel est dans sa majeure partie démembrée en 1705, année où les seigneurs concluent, le même jour, quatre ventes57 qui permettent à deux habitants du lieu parmi les plus importants, Pierre Gagné et Jacques Deneau, et à deux Montréalais, le marchand Jean Soumande et le maçon Gilbert Maillet (rares exemples où des citadins acquièrent des terres à La Prairie), d'acheter pour 6 ooo livres les 211 arpents, appelés à devenir les quatre premières terres de la côte Saint-Jean. Le reste du domaine composé des 48 arpents, presque tous en prairies, qui fermaient la côte Saint-Lambert ne survivra qu'une vingtaine d'années au lotissement précédent. Les Jésuites y renonceront en lysô,58 date à laquelle Pierre Pinsonneau acceptera de verser i 800 livres pour des terres qui jusque-là rapportaient chaque année aux seigneurs 325 à 350 bottes de foin. Autant qu'il est possible d'en juger à travers l'exemple de La Prairie (auquel s'ajoutent cependant d'autres cas),59 cette brève histoire d'un modeste domaine illustre l'un des traits majeurs du régime seigneurial en Nouvelle-France qui le distingue au premier chef de celui de la métropole. Alors qu'en France la réserve occupe au sein de la seigneurie un espace souvent considérable que les seigneurs vont tenter d'accroître aux xvn e et xvin e siècles et qui constitue le principal poste de revenu des rentiers de la terre, elle est ici souvent réduite à la portion congrue, plafonne ou se comprime et n'est que d'un faible apport financier. Tout encourageait les seigneurs à liquider ces domaines, à les réduire graduellement ou à les maintenir 57 Les actes datés du 8 nov. 1705 sont déposés dans le greffe du notaire Antoine Adhémar aux ANQM. 58 Barette, 7 oct. 1726, vente des Jésuites à Pierre Pinsonneau, ANQM. 59 Dechêne (« L'évolution du régime seigneurial », 177) a pu établir que le domaine des Sulpiciens, forêt comprise, n'atteignait pas au xvm e siècle 3 % (un peu moins de 4 ooo arpents) de la superficie de l'île de Montréal et que les fermes des seigneurs de Montréal comptaient sans doute avec celles du Séminaire de Québec parmi les plus importantes de la colonie. Selon elle, cela laisse supposer que les domaines que s'étaient réservés les seigneurs laïcs devaient être de moindre dimension. À l'île Jésus, le domaine principal occupait environ 675 arpents et représentait moins de 2 % du territoire seigneurial. (Dépatie, Lalancette et Dessureault, Contributions à l'étude, 29). Lemoine qui a étudié Longueuil, seigneurie voisine de La Prairie, a remarqué le même phénomène. En 1723, le domaine ne comprend que 300 arpents et ne connaît pas d'expansion jusqu'en 1760. (Longueuil, 61). Gréer (Peasant, 93) a constaté une évolution analogue dans la vallée du Richelieu au xvm e siècle.
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dans leurs dimensions originelles, quelquefois dérisoires. Les conditions économiques particulières à la Nouvelle-France, la faiblesse des marchés et un peuplement clairsemé expliquent la médiocrité des domaines dont le produit foncier n'a pas trouvé la même demande que dans la métropole. On rejoint donc ici à l'échelle réduite de La Prairie analysée à travers sa réserve seigneuriale un problème fréquemment souligné par l'historiographie canadienne que nous évoquerons à d'autres occasions plus loin dans ce livre. Il suppose que la promotion économique et sociale au Canada ne passe pas par la conquête des terres et que la rente foncière qui est d'un faible rapport attire peu et se vend mal. Les monopoles
Les titres seigneuriaux de La Prairie reconnaissent explicitement ou implicitement aux Jésuites un ensemble de droits personnels qu'ils n'exerceront pas également. Le premier de ceux-là, qui en France est le plus grand et que ne manquent jamais de rappeler les terriers, véritables constitutions des seigneuries, c'est la justice. Formidable moyen dont disposent (au civil surtout, puisque le criminel a été presque toujours abandonné aux tribunaux royaux), quelques dizaines de milliers de seigneurs pour juger les conflits entre paysans, les querelles de bornage et pâturage, pour régler les affaires de successions, de minorités, de tutelles, pour statuer sur les démêlés de toutes sortes qui ne manquent pas de survenir entre eux et leurs censitaires, pour assurer enfin et surtout la conservation de leurs droits et la perception des redevances en ayant recours au besoin à la contrainte. Ces « justices de village » dont les abus sont constamment dénoncés par les paysans français existent au Canada. Elles semblent bien avoir joué un rôle important sous le Régime français et « mériteraient d'être mieux connues ».6° Quand les seigneurs canadiens exercent ce droit, ils ne retiennent la plupart du temps que la basse justice dont le rôle, comme à Montréal, se limite à connaître de la censive, à en assurer les rentrées et l'observance des règlements.61 Pour des raisons que nous connaissons mal (coût trop élevé, difficulté de recruter des officiers?), les Jésuites renonceront dès le début à ce privilège pour s'en remettre à la justice royale. Elle les oblige cependant à présenter leurs causes devant le tribunal de Trois-Rivières, juri60 Dickinson, « La justice seigneuriale », 323. 61 Dechêne, Habitants, 252—253.
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diction royale la plus rapprochée de La Prairie, avant que la royauté n'établisse, en 1693, sa justice à Montréal, après avoir dépouillé les Sulpiciens de l'essentiel de leur puissance judiciaire. L'absence d'une juridiction royale à Montréal avant cette date comporte toutefois des inconvénients et, dès 1683, elle va obliger le père Raffeix, gérant de la seigneurie de La Prairie, à adresser une supplique à l'intendant de Meulles. Inquiet du retard apporté par ses censitaires au paiement des rentes, il lui demande la permission « la justice royale en estant esloignée [de La Prairie] de plus de 30 lieues [...] de faire assigner ses débiteurs devant le juge le plus proche qui est celui de Montréal pour estre par lui condamnés en première instance ».62 Le 23 février de la même année, l'intendant se rend aux arguments des seigneurs de La Prairie et autorise ceux-ci à se pourvoir contre leurs censitaires devant le bailli de l'île de Montréal qui pourra entendre en premier lieu les causes des Jésuites, les appels étant cependant réservés au lieutenant général du tribunal royal de Trois-Rivières.63 Dix ans plus tard, la question ne se pose plus et, jusqu'à la fin du Régime français, La Prairie portera ses différends devant le juge royal de Montréal. Cette pratique que l'on peut suivre au fil des registres d'audiences marque l'une des multiples dépendances de la seigneurie des Jésuites à l'égard de Montréal. Des droits de chasse et pêche, il y a peu à dire parce que la documentation est presque totalement muette à leur sujet. Ce silence des textes rend compte du faible intérêt que les seigneurs leur portent dans un pays sauvage où ces monopoles n'ont pas la même portée qu'en France et sont dans la plupart des cas difficilement applicables. Le droit de chasse, sur lequel les seigneurs français veillaient jalousement, ne transigeaient jamais et autour duquel se cristallisera souvent la résistance paysanne, est au Canada plus honorifique que réel. François-Joseph Cugnet peut toujours écrire, pour protéger les prérogatives de la classe seigneuriale à laquelle il appartient, qu'aucun censitaire n'a le droit de chasser sans permission du seigneur dans l'étendue du fief ni même sur sa propre terre,64 on voit mal comment, dans un pays généreusement boisé où les habitants, souvent miliciens, possèdent des armes signalées dans les inventaires après décès, les seigneurs auraient pu préserver ce privilège. Les habitants de La Prairie pratiquent certainement la chasse que tolèrent les seigneurs et qui, en certaines occasions, devait
62 P.G. Roy, Ordonnances, commissions, 23 fév. 1683, II : 17. 63 Ibid., 17-18. 64 Cugnet, Traité, 51.
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faire leurs délices. En effet, ils acceptent quelquefois en redevance des « perderies » qui sont consignées aux censiers à la place des sempiternels chapons dont les terres étaient chaque année redevables. De la pêche, dont on sait qu'elle est tolérée, sauf quand elle se pratique au filet65 et à des fins commerciales, on est à peine mieux informé. Les quelques mentions, toujours très discrètes, qui s'échappent des minutes notariales ou des livres seigneuriaux prouvent cependant que les Jésuites ont tenté de la réglementer. Dans les baux du domaine, les seigneurs accordent à deux reprises66 à leurs fermiers le droit de pêcher dans la rivière Saint-Jacques qui baigne la « ferme des Jésuites ». Exceptionnellement, le gérant de la seigneurie inscrit au censier de 1737—1738 les permissions verbales ou écrites accordées à de rares habitants qui en ont fait la demande. En 1737, Jean-François Dumay et René Bourassa obtiennent le droit de pêcher dans la rivière Saint-Jacques moyennant « vingt-quatr pièces de poisson », autorisation renouvelée deux ans plus tard. « Le douze avril 1738, note le gérant, j'ai permis à Barraux de pêcher au Sault-Saint-Louis devant les terres de Gagné et Boutin à condition de donner le onzième poisson ». Quelques jours plus tôt, il avait autorisé la femme du meunier Pierre Bertrand, dit Desrochers à pêcher près de l'île à Boquet selon les mêmes conditions. Si l'on ajoute à ces brèves informations les quelques autres contenues dans les contrats de concession, on a vite fait le tour d'une documentation aussi pauvre qu'éparse à la mesure d'un droit seigneurial auquel les Jésuites semblent avoir accordé peu d'attention. Il en va tout autrement des moulins à farine, seul monopole seigneurial que les Jésuites ont vraiment exercé. Les archives nous permettent de suivre sur près d'un siècle l'histoire agitée de cette banalité qui semble avoir été pour les seigneurs de La Prairie un souci constant et pour les censitaires une charge nécessaire provoquant quelquefois leurs murmures. Les Jésuites ont fait construire deux moulins sur le territoire de la seigneurie. Le premier, un moulin à vent, que les contrats de concession rédigés par Tissot en 1672 mentionnent déjà, s'élève sur un petit promontoire dans la commune, à proximité du fort et du fleuve. Le deuxième, un moulin à eau, au fonctionnement tout aussi capricieux que celui de la commune, occupe d'abord un emplacement à la côte Sainte-Catherine, à l'embouchure de la rivière du Portage, sur l'emplacement de l'an65 Ibid. 66 A. Adhémar, 4 juin 1697, bail des Jésuites à Pierre Gagné; 8 oct. 1702, bail des Jésuites à Pierre Pinsonneau, ANQM.
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cienne mission établie à Kahnawake. Il a été construit au printemps de i7i8.67 La décision des seigneurs d'édifier à cette date un moulin près du Sault-Saint-Louis n'est certainement pas étrangère à la dernière migration de la mission iroquoise qui, à partir de 1716, a gagné Caughnawaga et a laissé libres les territoires occupés précédemment que les Jésuites vont investir progressivement. Ils l'abandonnent vers 1750-1752 et en font élever un autre, en amont du fleuve, à la frontière des deux seigneuries sur une bande de terre réclamée par les Indiens du Sault-Saint-Louis (que ceux-ci n'obtiendront pas), à l'endroit même (Kahnawakon) où ces derniers avaient établi leur bourgade en 1690. La documentation relative à la gestion des deux moulins de La Prairie évoque sans cesse les nombreuses difficultés qu'ils ont occasionnées aux seigneurs. Ceux-ci sont obligés pour satisfaire les colons d'offrir un service, sans doute rentable au xvm e siècle, époque où la population a augmenté considérablement, mais toujours tributaire des caprices du climat, coûteux en entretien et réparations et dépendant d'un groupe de meuniers trop souvent instables qui, comme en France, passaient pour de fortes têtes et quelquefois des fripons. Une vingtaine de baux notariés conclus par les Jésuites nous renseignent sur les dispositions des contrats consentis à ces trop nombreux meuniers que les seigneurs tentent en vain de retenir ou dont, au contraire, ils requièrent le renvoi. À ces meuniers, quelquefois agriculteurs, qui doivent exiger des censitaires le quatorzième minot, les Jésuites fournissent une maison et un petit terrain servant de jardin. Ils doivent en retour effectuer les menues réparations et verser chaque année aux seigneurs 70 à 90 minots de blé froment ou la moitié des moutures payables de trois mois en trois mois. Le nombre élevé des baux, leur durée relativement brève, la sévérité des clauses qu'ils contiennent, leur annulation parfois, suggèrent des conditions de travail exigeantes et un recrutement difficile qu'illustre la mobilité des meuniers de La Prairie dont l'origine, à part quelques exceptions, est toujours extérieure à la seigneurie. Entre 1689 et 1756, là où il est possible de les identifier, on ne compte pas moins de 16 meuniers différents qui en 68 ans ont occupé le moulin à vent de La Prairie, soit une présence moyenne un peu supérieure à quatre ans. Les contrats sont donc en général de courte durée, un an quelquefois, plus souvent trois ou cinq, mais rarement davantage. La brièveté des contrats, le fait que 25 % de ceux-ci n'ont pas été respectés jusqu'à la fin rendent compte à la fois 67 M. Lepailleur, i er avril 1718, marché entre les Jésuites et Guillaume Jourdain, maître maçon, ANQM.
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de la rigueur du travail exigé et de l'instabilité des meuniers qui n'ont sans doute pas toujours trouvé leur profit à La Prairie et ont préféré quitter la seigneurie au terme d'un premier engagement. À quelques reprises, les seigneurs vont tenter de jumeler les deux moulins dans le même bail, mais les résultats ne seront guère plus heureux. Cette dernière pratique à laquelle ils ont vite renoncé témoigne mieux que toutes les autres de la difficulté de gérer un monopole qui reposait sur un groupe d'ouvriers spécialisés dont les effectifs réduits68 condamnaient les seigneurs à puiser au sein d'un réservoir vite tari. Aucun autre personnage que Pierre Bertrand, dit Desrochers ne réunit mieux les multiples facettes du meunier de La Prairie et ne résume davantage l'histoire animée de cette banalité. Les Jésuites lui consentent en lyiô, 69 un premier bail, qu'il est incapable de signer comme tous les autres meuniers et qu'il ne peut respecter, faute d'avoir rempli ses engagements précédents au moulin de Lachenaie.7° Deux ans plus tard, il est de retour à La Prairie et prend à ferme pour trois ans, à moitié grains, les deux moulins de la seigneurie,71 contrat sans doute renouvelé en lysi 7 2 et repris selon les mêmes conditions en iy25. 73 Incapable de terminer son dernier mandat, il est congédié et quitte La Prairie à la suite d'une requête en saisie adressée par les Jésuites au procureur du roi à Montréal.74 Pour justifier le congédiement du meunier dont on va confisquer les biens, le père d'Heu, gérant de la seigneurie, reprend des arguments souvent invoqués en France75 et dénonce une situation devenue intolérable pour les usagers. Pierre Bertrand, dit Desrochers ne satisfait pas les habitants du lieu, ne fait pas tourner les deux moulins en même temps, n'y est pas assidu, produit de la mauvaise farine, retient plus que ce qui lui est permis, ne paie pas la ferme des moulins et transporte, la nuit, du blé et d'autres effets appartenant aux seigneurs pour les frustrer de leurs paiements. Exilé pendant dix ans, Desrochers revient cependant à La Prairie en 1738 et reçoit de nouveau, aux termes d'un bail d'un an cette fois,76 les deux moulins de la seigneurie. Ce rappel d'un meunier 68 Objois, « Les meuniers dans la seigneurie », 94-976g M. Lepailleur, 12 sept. 1716, bail des Jésuites à Pierre Bertrand Desrochers, ANQM. 70 Barette, 3 oct. 1716, accord entre les Jésuites et Pierre Bertrand Desrochers, 71 72 73 74 75 76
ANQM.
Ibid., 28 nov. 1718, bail des Jésuites à Pierre Bertrand Desrochers. La minute n'a pas été conservée. Barette, 30 oct. 1725, bail des Jésuites à Pierre Bertrand Desrochers, ANQM. Requête des Jésuites pour saisie, 10 déc. 1727, fonds « Biens des Jésuites », ANQQ. Goubert, La vie quotidienne, 186-189. Barette, 24 juil. 1738, bail des Jésuites à Pierre Bertrand Desrochers, ANQM.
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banni dont on a déploré les pratiques illustre parfaitement les difficultés de recrutement déjà évoquées qui obligent les Jésuites à poser un geste dont ils auront bientôt à se repentir. En effet, supplié par les censitaires menés par leurs capitaines de milice et les seigneurs représentés par le père de la Bretonnière qui lui reprochent les mêmes maux qu'en 1727, Hocquart ordonne à Desrochers de déguerpir en 174377 et, pour s'en défaire le plus rapidement, les Jésuites lui font grâce de ses dettes. Le départ de Pierre Bertrand, dit Desrochers ne réglera pas pour autant le problème des moulins de La Prairie qui n'est pas uniquement lié aux meuniers mais aussi à un système onéreux, réservé à des gestionnaires, soumis à l'arbitraire des éléments naturels et contraint par le milieu géographique et le trop grand nombre d'usagers à n'offrir que des services réduits, mal répartis sur un très vaste territoire. Les habitants de La Prairie en avaient bien perçu les carences et les imperfections lorsque, dans un appel en forme de pétition et d'ultimatum lancé aux seigneurs peu de temps après la Conquête, ils dénonçaient les inconvénients d'un monopole qui transcendaient les hommes et donnaient naissance à des pratiques suspectes, également présentes sur l'île de Montréal78 et l'île Jésus.79 Dans une requête adressée au père Floquet, gérant de la seigneurie de La Prairie, ils écrivaient : supplient très humblement [suit la liste des 30 habitants nommés dans le document] et ont l'honneur et vous représentent très respectueusement que depuis plusieurs années et notament l'année dernière ils nont cessé de vous demander un moulin à farine en état de pouvoir servir tous vos vasseaux. Ces derniers se trouvent encore forcé et malgré eux à vous réitéré la même chose [...] ce qui par toute équité et justice leur doit estre accordé et cela pour plusieurs raisons qui vous sont mon Révérend père et seigneur très connues et que les exposants en la présente requeste vont avoir l'honneur de vous desduire. Premièrement votre moulin du Sault est mort pour tout le monde dans l'hiver et dans le fort dès l'automne il ne marche qu'un peu encore c'est pour des étrangers qui n'y ont aucun droit et qui cependant se trouve privilégiés. Dans l'été l'eau luy manque de sorte que il est presque comme inutile à vos tenanciers. Secondement le moulin à vent ne peut pas toujours marcher tantôt faute de vent et tantôt par les fractions qui ne luy arrivent que trop fréquemment [...] ce qui a mis et met annuellement tous vos tenanciers en la dure nécessité de se pourvoir et d'avoir recour à des moulins étrangers pour faire moudre leur grains. Ce qui fait un tort con77 Ordonnance de l'intendant Hocquart du 21 juin 1743, ANQQ. 78 Dechêne, Habitants, 253—254. 79 Dépatie, Lalancette et Dessureault, Contributions à l'étude, 45.
92 La Prairie en Nouvelle-France sidérable aux suppliants vu que cela leur occasionne à chacun une perte des plus grandes par la quantité de journées qu'un chacun est obligé d'employer pendant le cour de chaque année pour aller faire faire leur farine tantôt au Sault des Récolets tantôt à Chambly et tantôt à Chateaugué et à la montagne de Boucherville et cela dans des temps précieux pour l'habitant savoir dans les temps par exemple de l'automne où il faut faire labourer dans les semences et dans récoltes en y adjoutant le temps fâcheux d'hiver où un chacun est exposé à mille danger de perdre la vie comme il est déjà arrivé à plusieurs. Ce qui est un fait constent et facile à prouver; ce qui ne seroit arrivé et n'arriveroit pas davantage s'il vous plaisoit y avoir égard et considérer en outre que non contents de payer exactement les cens et rentes et autres droits seigneuriaux et pour lesquels on ne leur accorde aucune grâce seroierit encore dans le cas de payer doublement et triplement par les nombres des journées qu'ils passent annuellement en allant aux moulins étrangers. Ce considéré [...] aux justes représentations desdits suppliants ils osent espérer que vous voudrez bien leur permettre de vous faire observer qu'il y a un endroit dans votre seigneurie vulgairement nommé le cheval de terre [en bordure de la rivière L'Acadie] et où étoit anciennement construit votre moulin à scie et à l'endroit duquel vous pouvez y faire construire un moulin à farine qui marcheroit l'hiver et l'été. Voilà l'unique moyen pour donner la tranquilité et le repos à tous vos tenanciers qui seroient au dernier des désespoirs si ils se voyoient forcés d'avoir recour à justice pour leur estre sur ce pourvu mais ils se flattent que dans huit jours vous daignerez favorablement répondre à leur juste demande; ce sous les vœux qu'ils ne cesseront [...] d'offrir ensemble au ciel pour votre santé et prospérité.80
Cette ultime requête qui synthétise les griefs les plus communs des censitaires ne fait que rappeler ici les ennuis que, partout ailleurs au Canada, ont dû connaître les moulins banaux. Pour donner plus 80 Pièces détachées, sans date, ANQM. Quelques indices nous permettent de situer ce texte chronologiquement et de croire qu'il est postérieur à la Conquête. Le moulin à scie construit sur la rivière de Montréal auquel il est fait référence dans l'acte n'existe plus au moment où la requête est rédigée. Il est cependant toujours en marche à la fin du Régime français. (Panet, 22 mai 1758, bail des Jésuites à René Cartier, ANQM). Le père Floquet à qui est adressée la demande a été gérant de la seigneurie de La Prairie entre 1760 et 1772. Finalement, une note ajoutée en marge du manuscrit indique que le document provient des papiers du notaire Hantraye qui a pratiqué de 1765 à 1776. On peut donc conclure que la pétition a dû vraisemblablement être rédigée entre 1765 et 1772. Il est intéressant de noter qu'à l'origine la requête devait se clore uniquement sur des vœux de santé et de prospérité qui ont été biffés et finalement reportés à la fin du texte pour faire place à la clause d'un possible recours en justice. Cette correction de dernier moment souligne la détermination des requérants et modifie passablement le ton de la demande.
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de poids à leur argumentation, les habitants ne se sentent pas gênés de confesser dans un singulier aveu qu'ils utilisent des moulins étrangers qui leur sont interdits.81 La menace d'un recours en justice qu'ils font peser sur les seigneurs et l'espoir nourri de voir corriger une situation qui les désespère sont à la mesure des défauts d'un monopole que les Jésuites n'abandonneront pas, mais dont ils sont incapables d'éliminer les imperfections. Les droits fixes et casuels
De ces droits dont on ne connaît trop souvent que les taux et les aspects juridiques, il est possible de retracer ici l'évolution dans le temps et l'espace et d'observer la gestion devenue plus rigoureuse au xvin e siècle. Cette analyse, replacée dans la longue durée du Régime français, débouche sur le descriptif le plus sommaire, mais aussi et davantage sur la compréhension d'une politique seigneuriale qui s'est raffermie au fil des ans et dont on pourra saisir le cours et la progression révélateurs des rapports de force établis entre les Jésuites et les censitaires. Ainsi, la seigneurie nous est apparue non pas comme une institution statique, ancrée dans un quelconque immobilisme, mais comme un organisme flexible qui se meut au rythme de la démographie et de la colonisation et s'adapte aux conditions mouvantes de la société que les autorités coloniales et seigneuriales ont tenté de suivre. Il faut d'abord connaître la teneur des cens et rentes que versent les habitants de La Prairie. Les emplacements au village doivent 6 deniers de rente par toise de superficie, taux invariable jusqu'en 1760. Dans les côtes, les terres paient un denier par arpent de front de cens, montant inférieur à celui qui semble le plus commun à la fin du Régime français.82 La rente a été fixée à un sol par arpent 81 Cette habitude qui semble devenue familière aux habitants de La Prairie existait auparavant. Déjà en 1728, le père d'Heu, qui déplore « qu'une partie des habitans de Laprairie de la Magdelaine ne se font aucune difficulté de transporter la plus grande partie des grains qu'ils ont besoin pour la subsistance de leur famille et en faire faire des farines à d'autres moulins » (Barette, 29 avr. 1728, procuration des Jésuites à Thomas, ANQM), donne procuration au sieur Thomas, maître farinier, pour empêcher ces pratiques et poursuivre en justice les responsables. Elles étaient également dénoncées à Montréal (Dechêne, Habitants, 254; « L'évolution du régime seigneurial », 165) et ailleurs au Canada. (Cugnet, Traité, 38). Ce qui étonne dans le document adressé au père Floquet, c'est la brutale franchise des habitants de La Prairie et leur témérité à avouer des gestes illégaux qui leur sont devenus communs. Un tel aveu si lourd de conséquences laisse deviner une situation devenue insupportable pour les usagers des moulins de La Prairie. 82 Selon Harris (The Seigneurial System, 64) et Cugnet (Traité, 44), le cens est habituellement de un sol par arpent de front.
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de superficie et à un chapon (quelquefois converti en blé) par arpent de front. Aux cens et rentes s'ajoutent les droits de commune qui obligent les censitaires du Mouillepied à payer 5 sols par bête pour l'utilisation d'une prairie en bordure du fleuve et ceux des autres côtes à verser 30 sols chaque année pour faire pacager dans l'immense terrain concédé en 1694. Avant 1717, toutes ces redevances sont comptées en monnaie du pays et il faut attendre la déclaration royale de la même année, renouvelée en 1730, pour qu'elles soient converties en argent tournois et réduites du quart.83 Les Jésuites s'y conformeront et corrigeront au Terrier le montant des redevances (en défalquant 25 %) que doivent les terres concédées avant 1717. Elles sont portables à la maison seigneuriale de La Prairie ou à la résidence des Jésuites à Montréal où demeure le supérieur qui assure la gérance de la seigneurie. Jusqu'en 1744, elles sont payables le 1er décembre mais, après cette date, seigneurs et censitaires s'entendent84 pour qu'elles soient dorénavant acquittées le 11 novembre, comme cela se faisait généralement en France et ailleurs dans la colonie. Le taux uniforme de la rente établi au départ par les seigneurs ne variera pas sous le Régime français,85 à deux exceptions près qu'il n'est pas inutile de rappeler. Les deux corrections apportées par les Jésuites occupent le début et la fin de notre période. À la suite d'une requête adressée aux seigneurs en i672,86 dans laquelle ils évoquent la pauvreté de leurs terres, les habitants des côtes de Mouillepied et Saint-Lambert obtiennent, après un singulier affrontement qui va offenser les Jésuites, une réduction de leur rente 83 Dans sa déclaration de 1717, le roi ordonne « que les cens, rentes, redevances, baux à ferme, loyers et autres dettes qui auront esté contractées avant l'enregistrement des présentes et où il ne sera point stipulé monnoye de France puissent estre acquittés avec la monnoye de France, à la déduction du quart qui est la réduction de la monnoye du pays en monnoye de France ». (« Déclaration du roi abolissant la monnaie de carte et la monnaie du pays, 5 juil. 1717 », dans Shortt, Documents, l : 402). Le roi en rappelle la teneur le 25 mars 1730. (Edits, ordonnances royaux, I : 525-526. 84 Une imposante délégation de capitaines et d'officiers de milice représentant les habitants de La Prairie rencontre en 1745 le père de Gonnor, gérant de la seigneurie, et donne son accord au changement de date effectué pour le paiement des rentes. (Souste, 26 sept. 1745, contrat entre les habitants de La Prairie et le Père Nicolas de Gonnor, ANQM). Le 3 octobre suivant, François Guy, major des milices de la seigneurie, publie le texte à la porte de l'église paroissiale. 85 Harris écrit (The Seigneurial System, 67) qu'il n'y a probablement pas au Canada de prix plus stable que la rente dont sont redevables les terres dans les seigneuries des Jésuites. 86 « Requeste des habitans de la prairie Saint-Lambert », juin 1672, fonds Elisée Choquet, ANQM.
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dorénavant fixée à un demi sol par arpent de superficie. L'autre épisode qui se déroule à la fin du Régime français, à un moment où la demande en blé est forte, son commerce réglementé et les prix artificiellement gonflés par la guerre, permet aux seigneurs, occupés entre 1750 et 1760 à peupler les nouvelles côtes Saint-Stanislas, Saint-Louis-de-Gonzague, Saint-Constant et des Saints-Anges (toutes greffées au chemin de Saint-Jean, très fréquenté pendant la guerre de la Conquête), de convertir les chapons en une rente plus généreuse d'un demi minot de blé par 20 arpents de superficie.87 Ainsi, une terre de 120 arpents (4 x 30) concédée à la côte Saint-Jacques en 1723 doit 6 livres de rente et 4 chapons évalués à une livre chacun, soit 4 livres ou 2 minots de blé. La même concession accordée en 1754 à la côte Saint-Stanislas oblige le preneur à verser 6 livres de rente et 3 minots de blé. Toutefois, les Jésuites profiteront peu de cette augmentation, puisqu'à la veille de la Conquête, l'espace qui reste à concéder dans la seigneurie de La Prairie se rétrécit comme une peau de chagrin et laisse peu de place à l'ouverture de nouvelles côtes. En outre, les seigneurs devaient sans doute percevoir des droits de mutation fort lucratifs, si l'on en juge d'après le mouvement de la propriété foncière qui à La Prairie semble très agité. Nous avons réuni près de i 300 actes de vente et un peu moins de 200 contrats d'échange qui donnent la mesure de ces multiples mutations sur la plupart desquelles pèsent lourdement (taux de 8,3 %) les lods et ventes que les Jésuites n'oublient jamais de réclamer et que les censitaires tentent parfois d'esquiver. Rien dans les papiers seigneuriaux ne nous renseigne cependant sur le revenu qu'en ont tiré chaque année les Jésuites et nous avons renoncé à en calculer le total à la suite d'un comptage qui risquait de devenir héroïque.88 87 Nous vérifions la même chose dans les anciennes côtes où il reste quelques terres à concéder à la fin du Régime français (Saint-Raphaël, Saint-Joseph, les Prairies, Saint-Marc, Saint-André et Saint-Jacques). 88 Cet exercice nous aurait obligé à rassembler un nombre considérable de contrats notariés, puisque les lods et ventes sont non seulement dus pour vente mais aussi pour toute aliénation par acte équivalent à une vente (lorsqu'une terre est donnée, par exemple, en paiement d'une vente), pour toutes mutations par vente du père au fils et du fils au père, ou à des étrangers, ou à des parents avant partage d'héritage indivis ou après le partage quand elles sont qualifiées du titre de baux à rente rachetable, pour des donations à titre de précaire ou de rentes viagères sur le prix de l'achat ou du principal des rentes, pour des soultes ou retour en argent versés dans les échanges. Il aurait aussi fallu tenir compte des remises accordées aux payeurs les plus empressés, des amendes imposées aux retardataires et à ceux qui tentent de camoufler les mutations. (Cugnet, Traité, 46-50). L'ampleur de l'opération nous a vite dissuadé de reconstituer un casse-tête dont les contours n'étaient pas toujours parfaitement définis.
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Faute de connaître l'évolution du montant cumulé des redevances annuelles et casuelles, il vaut mieux s'intéresser à leur gestion et perception dont il est aisé de suivre le mode à partir des nombreux indices qui ressortent de la masse de documents que nous ont légués les Jésuites. La rigueur du régime seigneurial et son durcissement progressif ne passent pas à La Prairie par la modification du taux des droits fixes et casuels qui, sauf en quelques occasions déjà identifiées, n'a pas varié, mais par une administration de plus en plus attentive et appliquée, une gestion davantage vigilante, devenue plus soigneuse et sévère au xvin e siècle. À l'aube de l'histoire de La Prairie, les Jésuites avaient, dans un texte lapidaire, affirmé sans équivoque leur maîtrise de la seigneurie et tenté d'asseoir leur autorité, encore toute honorifique, sur leur qualité de percepteur. Répondant à une demande présentée par les habitants de la côte Saint-Lambert qui, invoquant la médiocrité de leurs terres, réclamaient une réduction de leurs rentes, le père Dablon, recteur du Collège de Québec et supérieur de toutes les missions, écrivait, indigné, en 1672 : je n'ay point veu jusqu'à présent que les vassaux fissent la loy à leur seigneur, lequel estant maistre de sa terre, il la donne à telles conditions qu'il veut, sans que personne s'en puisse plaindre, puisqu'il est libre à un chacun d'accepter ces conditions ou non. Au reste, s'ils ne sont contents de celles qui leur ont esté proposées, ils peuvent faire ce qui se fait partout ailleurs en pareille rencontre, qui est de se deffaire de leur concession le plus advantageusement qu'ils pourront.89
Malgré la fermeté du ton, les Jésuites se rendront aux exigences des censitaires. Craignant de perdre les rares habitants qui peuplent une seigneurie presque vide, ils accepteront de réduire de moitié leurs rentes, privilège insigne jamais remis en question par la suite, mais que les seigneurs se garderont bien de reconnaître à d'autres. En dépit de cette concession, singulière dans l'histoire seigneuriale de La Prairie et qui ne se comprend qu'à la lumière des conditions difficiles du début, la péremptoire affirmation du père Dablon traçait pour longtemps la ligne que les Jésuites entendaient suivre dans la gestion et la collecte de leurs droits les plus usuels. Elle consacrait également, en l'inscrivant dans le texte, la portée et la valeur (aussi réelles que symboliques) de la fiscalité seigneuriale récognitive, au
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« Response à la requeste des habitans de la prairie Saint-Lambert », juil. 1672, fonds Elisée Choquet, ANQM.
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premier chef, de la puissance et de l'autorité des Jésuites et à laquelle ils devaient donner une dimension nouvelle au xvm e siècle. La perception des redevances laisse peu de traces dans les archives du xvii e siècle. Le peuplement de la seigneurie s'amorce lentement, l'administration seigneuriale est discrète et ne tient pas de livres censiers, comme elle le fera plus tard. La population est faible, les rentrées médiocres90 et les Jésuites ne s'embarrassent pas d'une gestion trop lourde qui aurait nécessité des dépenses que ne justifiait pas une seigneurie à l'avenir mal assuré. Un texte très révélateur annonce cependant la politique que les seigneurs veulent établir et trace des censitaires un portrait qui ne s'est pas démenti par la suite. En 1683, la permission que le père Raffeix demande à l'intendant de recourir à la justice seigneuriale de Montréal illustre déjà, quelques années seulement après l'ouverture de la seigneurie à la colonisation, tout l'intérêt que les Jésuites portent à leur pouvoir fiscal qu'ils entendent bien affirmer face à des censitaires réputés mauvais payeurs, qui oublient trop souvent de verser leurs redevances, en retardent le paiement et laissent s'accumuler les arrérages. Supplie humblement [...] et vous remonstre, écrit-il, qu'il luy est dû [...] par plusieurs particuliers, plusieurs sommes de deniers pour cens et rentes seigneuriale, arrérages d'icelle et autres choses qu'il leur a fournies; desquelles sommes il ne peut estre payé, quelque demande qu'il en fasse : Au contraire ses débiteurs emportent touts les jours furtivement de chez eux ce quils y ont et le vendent à son insceû, pourquoy il a recours à vous pour luy estre sur ce pourveu [...] il vous plaise [...] permettre au suppliant [...] faire saisir et exéquter à ses périls et fortunes tout ce quil pourra trouver apartenir à ses débiteurs, et pour ceux qui sont à la prairie de la Magdelaine, ny ayant point encore déjuge establi, et la justice royale [de Trois-Rivières] en estant esloignée de plus de 30 lieues, il vous plaise luy permettre de faire assigner ses débiteurs devant le juge le plus proche qui est celuy de Montréal pour estre par luy condamnés en première instance.91
Cette requête isolée, qui témoigne à la fois de la mauvaise qualité de payeurs des habitants et de la fermeté des seigneurs qu'ils n'ont cependant ni les moyens ni la volonté d'appliquer véritablement, trouvera peu d'échos dans les archives judiciaires du xvn e siècle. Il 90 Dans un mémoire intitulé : « Les revenus des Jésuites en Canada (1701) », les seigneurs de La Prairie et de Saint-Lambert « où il y a moulin, terre des domaines et rentes de quelques tenanciers qui ont resté et presque tous ruinez par la guerre des Iroquois » déclarent 385 livres. (JR, LXV : 182). 91 P.-G. Roy, Ordonnances, commissions, 23 fév. 1683, H : *7-
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faut attendre plus tard au xvm e siècle, époque où la seigneurie se développe et la population augmente, pour que la gestion et la perception se raffermissent, bien appuyées par une administration qui, petit à petit après 1730, s'en est donné les moyens. C'est à partir de 1738 surtout que les Jésuites lancent une vaste offensive qui vise essentiellement à régler la collecte de leurs droits dont l'assiette est établie périodiquement. Cela a nécessité un important travail de comptabilité, d'autant plus qu'en cette matière le gérant de la seigneurie œuvre seul, ayant toujours refusé de s'entourer d'un personnel sans doute nécessaire mais trop onéreux. À la fin des années 1730, les seigneurs de La Prairie vont donc coucher leurs redevances sur un livre censier qui, entre 1738 et 1760, sera repris à six occasions. Chacun des cahiers92 présente dans l'ordre alphabétique la liste des censitaires, la quantité de terre possédée et le montant total des redevances. Ces documents sont quelquefois assortis de commentaires sur la qualité des habitants et contiennent de nombreux renseignements sur le mode de paiement, qui n'est pas uniforme, et sur les mesures à prendre pour obliger les retardataires à payer les droits dont les Jésuites ont maintenant une mesure plus exacte. Les censiers constituent l'ébauche du véritable Terrier que les seigneurs produisent au même moment et dans lequel on retrouve côte par côte l'historique des terres et la mise à jour des mutations qui autorisent les Jésuites, documents à l'appui, à réclamer, au besoin en justice, les cens, rentes, droits de commune et lods et ventes. Compte tenu de la richesse des informations qu'il nous livre, ce corpus d'une rare qualité commande une analyse détaillée du mode de perception pratiqué à l'intérieur d'une seigneurie ecclésiastique que nous ne croyons toutefois pas exemplaire. Dans la façon de percevoir les droits, nous observons une multitude de manières qui condamnent très souvent les seigneurs à accepter bien d'autres choses que l'argent, le blé et les chapons inscrits dans les contrats. Ils doivent composer avec les possibilités des censitaires, les besoins du moment et, somme toute, pourvu qu'ils y trouvent leur compte, ils paraissent disposés à recevoir en paiement à peu près n'importe quoi. La liste qui suit énumère les formes variées que pouvait revêtir le versement des redevances. Elle reprend quelques-unes des mentions inscrites dans les différents censiers par le gérant de la seigneurie. Au fil des pages, celui-ci note : II a donné 2 perderies. Il m'a ramené de La Prairie (30 sols). 92 On trouve ces documents dans le fonds « Biens des Jésuites » déposé aux ANQQ.
99 La seigneurie II a donné i 1/2 journée (45 sols). Reçu 2 poulets pour i chapon. L'Hôpital [Hôtel-Dieu] a fourni 3 potions et de quoi faire des injections. Elle a fourni du lard à 3 livres. Il a donné du poisson. Il a donné un cochon. Il a donné du beurre. Il a donné du fromage. J'ai reçu 2 paire de sabots. Il a donné 1/2 journée de harnois (3 livres). Je lui tiens compte de 20 livres pour l'ouvrage fait au moulin. Il a donné 64 livres en travail dans la ferrure du moulin. J'ai reçu i veau et i mouton. J'estime les 3 fois qu'il a traîné la glace (8 livres). Reçu en ouvrage (4 livres). J'ai reçu 6 perderies, i bec-scie, 3 petits oiseaux et des tourtres. Il a donné des pois et i dinde. J'ai reçu du foin et des oignons. Il a fourni des canards et des chandelles.
Payées sous diverses formes, les redevances ne sont pas toujours portées à temps au manoir seigneurial et les Jésuites consignent fidèlement dans leurs livres ces retards contre lesquels ils utilisent divers recours, qui vont de l'exploit signifié par huissier à la poursuite devant le bailliage de Montréal. Les censitaires de La Prairie ne sont pas différents de ceux de l'île de Montréal, réputés mauvais payeurs, et les Jésuites qui paraissent aussi patients que les Sulpiciens ne portent leurs causes devant le tribunal royal qu'après avoir épuisé tous les autres moyens.93 Les arrérages sont scrupuleusement notés aux divers censiers et nombreux sont les habitants qui doivent deux, trois ou quatre années de rentes. Quand le retard n'est pas trop prononcé, le gérant de la seigneurie fait preuve d'indulgence. Espérant un paiement éventuel, fondé sur la bonne foi et les promesses de l'habitant, il inscrit alors au censier : « promet de payer au printemps de ses gages de voyageur », ou « me promet le 4 janvier aux glaces de me payer », ou « il ira travailler à Chambly », ou « il vendra ses bœufs cet hiver et promet un porc », ou « promet 100 madriers », ou encore « promet de donner un de ses enfants à travailler au mois », etc. Si les engagements ne sont pas respectés et qu'il y a peu
93 Dechêne, Habitants, 249-258. On constate le même phénomène sur l'île Jésus (Dépatie, Lalancette et Dessureault, Contributions à l'étude, 77-79) et dans la vallée du Richelieu. (Gréer, Peasant, 127-128).
ioo La Prairie en Nouvelle-France
d'espoir d'un versement rapide, on fait appel au huissier qui signifie un exploit. Sur les 302 censitaires apparaissant au censier de 1742, 59 (19>5 %)» qui, comme Pierre-François Giroux, « n'ont point de parole » ou refusent de payer, reçoivent la visite du huissier. Enfin, quand les arrérages excèdent habituellement trois ou quatre ans, les seigneurs traduisent les plus résistants des censitaires devant le juge royal établi à Montréal. Mais il faut attendre longtemps au xvni e siècle pour que les Jésuites aient recours au tribunal qui va toujours leur donner gain de cause. Ce n'est qu'à partir de 1741, et cela, d'une façon très sporadique jusqu'en 1760, que les seigneurs vont poursuivre en justice les censitaires incapables d'acquitter leurs redevances. L'année 1742 est le moment fort de cette offensive un peu tardive avec une quarantaine de causes pour arrérages portées devant le bailliage. Si la plupart des habitants visés doivent entre 3 et 6 ans de rentes, quelques-uns attendent cependant depuis 8, 9, 16 et même 18 ans pour verser leurs redevances.94 Les censiers permettent aussi de connaître les remises que les seigneurs consentent à l'occasion à certains habitants les plus deshérités, toujours moins nombreuses que les poursuites devant le bailliage. En 1738 Louis Ménard est exempté des trois années de rentes qu'il doit à cause de l'incendie qui a détruit sa maison; Jean-Baptiste Raymond, dit Toulouse, l'un des pauvres de la seigneurie, ne paie rien en 1738 parce que les Jésuites lui ont tout remis par aumône. Bien servi par des registres précis qui suivent et consignent toutes les mutations foncières, le gérant a aussi le loisir de vérifier l'exactitude des déclarations de ses censitaires, lorsque ceux-ci tentent parfois, très maladroitement, de le duper en dissimulant des achats portant lods et ventes. Ces mentions sont toutefois très éparses : « a voulu caché cet achat », « a menti », « n'a pas exhibé les contrats d'achat », « me doit le trompeur », ce qui laisse croire que les habitants se sont soumis en général au paiement des droits de mutation que le gérant de la seigneurie, de plus en plus sévère au xvm e siècle, surveille attentivement. Au total, quand il s'agit de percevoir les droits, il ne fait pas de doute que la vigilance des seigneurs s'est considérablement resserrée à partir des années 1730. Censiers en mains, huissiers à l'appui, recours en justice, le cas échéant, ils exigent dorénavant leurs redevances avec plus d'âpreté, tout en manifestant cependant la même
94 Voir en particulier, parmi tant d'autres, dans les Registres des audiences, déposés aux ANQM, les cas de Jacques Lemieux (9 fév. 1742), Charles Deneau (23 fév. 1742) et François Marie (28 fév. 1747).
ici La seigneurie patience à l'égard des retardataires et une égale bienveillance paternelle à l'endroit des plus démunis. Cette surveillance accrue des Jésuites se lit dans les minutes notariales qui sont devenues, depuis le début des années 1730, les témoins de cette sévérité nouvelle. Les obligations, qui jusque-là faisaient très rarement mention d'arrérages, sont, à partir de 1730 et de 1740 surtout, plus nombreuses à préciser que le prêt consenti par un marchand montréalais à un habitant de La Prairie doit, entre autres choses, servir à acquiter les cens, les rentes et les lods et ventes. Plus abondantes que les obligations, les ventes de terres se font aussi l'écho, dans le temps long du Régime français, de cette politique seigneuriale plus exigeante. Dans les i 270 actes de vente dépouillés entre 1672 et 1760, nous avons recensé 98 mentions d'arrérages, dont 15 seulement (15,3 %) apparaissent avant 1731. Plus spécifiquement, 75 (76,5 %) d'entre elles sont consignées entre 1740 et 1760. Si l'on admet que la plupart de ces vendeurs se départissent de leurs terres, parce qu'ils sont incapables d'acquitter des droits qui leur sont plus âprement réclamés depuis la fin des années 1730, on saisit mieux alors la pression nouvelle que doivent subir les censitaires au cours des 20 dernières années du Régime français. Elle rend compte d'une gestion seigneuriale plus ferme et rigoureuse qui explique ces ventes forcées sur lesquelles s'alignent les exploits d'huissiers, les poursuites devant le bailliage et les réunions de terres au domaine. Les réunions
La réunion des terres au domaine participe de la même politique seigneuriale qui fait preuve de patience et de tolérance, mais se raffermit cependant au xvm e siècle. Le censitaire a l'obligation, inscrite dans son contrat, de tenir « feu et lieu » dans un an, de mettre la terre en valeur, de « descouvrir ses deux voisins », de « souffrir les chemins » nécessaires, de faire les fossés, de se soumettre enfin à la banalité du moulin et de payer les redevances. Faute de respecter ces engagements, l'habitant risque de perdre sa terre et le seigneur est alors autorisé à la réunir au domaine, autorisation qui est rappelée et institutionnalisée par les Arrêts de Marly en 1711. Le dossier que nous avons constitué à partir du Terrier, des actes de concession, d'échange et de vente nous autorise à mesurer un phénomène mal connu auquel Jacques Mathieu a sans doute été le premier à s'intéresser véritablement.95 95 Mathieu, « Les réunions de terres », dans Sociétés villageoises, 79-89.
io2 La Prairie en Nouvelle-France
Avant 1760, les Jésuites ont réuni 72 terres dans leurs seigneuries de La Prairie et du Sault-Saint-Louis. De ce nombre, 51 sont à La Prairie, 4 sont partagées entre les deux territoires et 17 occupent le Sault-Saint-Louis. Ils ont également utilisé le droit de réunion pour 25 emplacements au village de La Prairie. Au total, cela représente 4 240 arpents à La Prairie et i 846 arpents au Sault-SaintLouis, soit 9,4 % et 14,1 % de toutes les terres attribuées dans les deux fiefs sous le Régime français. On comprendra ainsi toute la considération qu'il faut accorder à cette pratique dont l'ampleur est cependant inégale dans le temps. En effet, des 73 réunions (58 terres et 15 emplacements) qu'il est possible de dater, 53 (42 terres et 11 emplacements) (72,6 %) ont eu lieu après 1730 et 16 des 42 (38,1 %) terres réunies au-delà de cette date l'ont été au cours de la seule année 1732. Cela s'accorde parfaitement avec ce que nous avons vérifié jusqu'ici et coïncide avec une réglementation plus sévère du monde rural après 1730. Jacques Mathieu, qui a recensé entre 1663 et 1759 près de 300 ordonnances réglementant la tenue des terres dans la vallée du Saint-Laurent et contraignant de diverses façons les censitaires, a pu établir que plus de la moitié d'entre elles (1677 295-56,6 %) avaient été promulguées au cours des 30 dernières années du Régime français et que l'intendance de Hocquart avait été la plus prolixe dans ce domaine.96 Les Jésuites qui ont toujours réuni des terres au domaine exercent donc davantage ce droit après 1730 et, au moment où ils réclament avec une nouvelle vigueur leurs redevances, ils procèdent en accord avec les autorités coloniales à un nombre sans précédent de réunions. Les deux actions sont liées quand la gestion seigneuriale, devenue plus vigilante au xvm e siècle, se durcit considérablement. L'intendant Hocquart s'adresse donc aux habitants de La Prairie et, en 1730, il lance un avertissement qui rappelle le contenu des Arrêts de Marly.97 Dans ce texte, que lira à la porte de l'église paroissiale François Leber, capitaine de la première compagnie de milice, l'intendant identifie plusieurs censitaires qui ne tiennent ni feu ni lieu, n'ont fait aucun « désert » ni « découvert » et n'ont point payé leurs cens et rentes. Il leur accorde un délai de neuf mois pour honorer ces obligations, faute de quoi ils verront leurs terres réunies au domaine. Un an plus tard, les capitaines de milice parcourent les deux seigneuries et dressent une liste de 18 habitants qui n'ont pas
96 Ibid., 84. 97 Ordonnance de l'intendant Hocquart du 29 juil. 1730, ANQQ. C'est la première ordonnance concernant La Prairie dans laquelle on fait référence à cet édit.
103 La seigneurie
respecté les contrats de concession et dont les voisins se plaignent.98 Enfin, au début de 1732, deux ordonnances" réunissent au domaine des Jésuites toutes les terres visitées, sauf une. Cette singulière procédure qui oblige l'intendant à reprendre l'application des Arrêts de Marly n'interviendra plus ensuite dans l'histoire des deux fiefs. Bien informés des volontés nouvelles d'une administration plus ferme, décidés à faire respecter des édits dont on vient de leur rappeler les dispositions, les Jésuites, mieux servis par la mise à jour des censiers et du Terrier, vont, à partir des années 1730, surveiller plus attentivement la collecte des redevances, motif le plus fréquemment invoqué devant le bailliage pour réunir à leur domaine des concessions grevées d'arrérages. 10° Également instruits de ces récentes exigences venues de Québec auxquelles se sont soumis leurs seigneurs, les censitaires de La Prairie et du Sault-Saint-Louis se feront plus nombreux, au-delà de 1730, à rendre volontairement aux Jésuites par le moyen de billets notariés les terres qu'ils sont incapables de faire valoir ou dont ils ne peuvent acquitter les droits. Ils se soumettaient ainsi à une conduite devenue familière et évitaient l'odieux et les frais d'une cause portée devant le tribunal royal dont ils sortaient toujours perdants. CONCLUSION
Au terme de cette longue prospection au cœur d'une seigneurie canadienne, il est possible de dresser un bilan qui rend compte des acquis et des silences de notre enquête. Cette seigneurie de La Prairie, nous en avons d'abord dégagé les titres, avant d'en suivre l'occupation qui a débordé son seul territoire et a gagné une partie du fief voisin, où l'ambiguïté des actes de propriété invitait les Jésuites à peupler de colons français un espace en principe réservé aux Indiens. Nous en avons finalement découvert la gestion à travers la régie de son domaine, la banalité du moulin, et surtout la perception des droits divers, cens, rentes et lods et ventes. Malgré la richesse de la documentation dont nous disposions, il nous a cependant manqué les éléments essentiels qui auraient permis de chiffrer les revenus de l'institution et d'en dresser un inventaire ordonné. Cette lacune, qui s'explique par la disparition des livres de comptes seigneuriaux, 98 Barette, 28 juin 1731, déclaration de terres, fonds « Biens des Jésuites », ANQQ. 99 Ordonnances de l'intendant Hocquart des 10 et 12 janv. 1732, ANQQ. 100 À l'île Jésus (Dépatie, Lalancette et Dessureauk, Contributions à l'étude, 51), le retard dans le paiement des rentes est également l'une des principales raisons de réunion des terres au domaine.
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pèse lourd dans la portée du tableau final que nous voulons dresser ici. Il sera donc forcément incomplet et tributaire des seules analyses partielles que nous avons menées. Le régime seigneurial a évolué à La Prairie entre le moment où, au xvn e siècle, il encadre une population faible et instable et la fin du Régime français, période au cours de laquelle la colonisation a pris son essor définitif et où les habitants occupent la majeure partie du territoire. Au début, les hésitations des seigneurs sont manifestes quand ceux-ci doivent entendre les doléances des censitaires et leur donner raison, en une occasion en particulier. Ainsi, la victoire des habitants de la côte Saint-Lambert en 1672 marque les limites d'un système qui, en principe et en droit, possède tous les attributs d'une autorité que lui reconnaissent les titres seigneuriaux. L'affirmation de la maîtrise et de la puissance des Jésuites, que l'on peut lire dans la réponse du père Dablon cette même année, est anachronique et convient mal à une seigneurie presque vide dont la survie est liée à la stabilité des colons que l'on aurait été malvenu de mécontenter. Les conditions du milieu expliquent donc la retraite très éphémère des Jésuites, engagés au départ davantage dans la promotion de leur seigneurie que dans la démonstration d'une quelconque souveraineté à laquelle rien ne répondait. Ce n'est que plus tard, au xvm e siècle, que le régime devient petit à petit envahissant et conquiert une autorité qu'il avait vainement tenté d'asseoir jusque-là. Devenu plus rigide, il se durcit à partir des années 1730 et s'impose dorénavant comme un système de plus en plus contraignant auquel se soumettent en 1750 plus de i 500 personnes. Cette emprise nouvelle de la seigneurie, il ne faut pas la chercher dans l'augmentation des redevances. Elles restent immuables et assujetties à des contrats notariés, même si dans une offensive ultime, un peu tardive, qui touche surtout les nouvelles côtes ouvertes à la colonisation à la fin du Régime français, les seigneurs convertissent à leur profit (en augmentant le taux) les chapons en blé que la forte demande et le gonflement des prix ont rendu plus avantageux. Cette pratique reste toutefois exceptionnelle et ne touche que peu de terres et pas nécessairement les meilleures et les mieux situées. L'affermissement du régime seigneurial passe surtout par une gestion plus appliquée et méthodique dont on repère les premières traces entre 1730 et 1740. C'est à l'intérieur de cette décennie, période charnière de l'histoire rurale au Canada, qu'est mis en place à La Prairie l'appareil administratif qui devait se maintenir dans les mêmes formes jusqu'à la Conquête. Au cours de ces années, les Jésuites, qui peuvent alors compter sur un bassin de population stable appelé à s'élargir, se donnent les moyens comptables de fixer l'assiette de leurs revenus.
105 La seigneurie
Ils amorcent un laborieux processus qui les conduit à dénombrer les censitaires et à chiffrer le montant de leurs redevances, opération coûteuse en temps, mais indispensable pour connaître avec précision le total de leurs recettes. Cette politique débouchera sur la constitution d'un premier censier à la fin des années 1730, mis ensuite à jour périodiquement, et culminera avec la confection du Terrier, véritable constitution de la seigneurie de La Prairie, qui nous autorise aujourd'hui à en reconstituer l'histoire foncière. Parallèlement à cette direction nouvelle qu'ils donnent à leur administration, les Jésuites, mieux informés de la qualité et du nombre des censitaires, s'attachent à mieux percevoir les redevances fixes et casuelles qui, avec la banalité du moulin, constituent le plus clair de leurs revenus. Registres à l'appui, ils réclament leurs droits et, s'ils font souvent preuve de patience sinon d'indulgence, ils pressent cependant les habitants de les payer et poursuivent les retardataires les plus tenaces en leur signifiant des exploits et, au besoin, en les traduisant devant le bailliage de Montréal. Enfin, plus attentifs à la valorisation d'un territoire rapidement gagné par la colonisation, ils s'occupent, surtout après 1730, de réintégrer au domaine les terres laissées vacantes par leurs propriétaires ou celles qui, chargées d'arrérages, ne sont plus d'aucun apport. Malgré cette évolution qui se traduit moins dans des exigences nouvelles que dans une fermeté plus prononcée de la gestion et une sévérité plus marquée du mode de perception, la seigneurie de La Prairie nous semble toutefois une bien pâle image de son modèle français. Si, juridiquement, elle possède les attributs de la seigneurie française dont elle est l'héritière, en pratique, elle ne les déploie pas tous parce qu'elle n'en a pas les moyens ou que le milieu s'y prête mal. Au droit de justice, le plus important et qu'exercent dans la métropole quelques dizaines de milliers de seigneurs, les Jésuites ont très tôt renoncé, préférant s'en remettre au tribunal seigneurial de Montréal, devenu royal en 1693. En refusant cette capacité déjuger, la plus grande, parce qu'elle donne au fief sa puissance,101 les Jésuites abandonnaient un droit essentiel dont l'importance se mesure moins dans les profits matériels qu'ils auraient pu en tirer que dans l'exercice d'une autorité réelle, symbolisée par la présence sur le domaine du tribunal seigneurial et du personnel qui y était attaché. En outre, les autres monopoles inscrits dans les titres de la seigneurie et les contrats de concession n'avaient pas la même portée qu'en France. Le droit de pêche et de chasse, jalousement surveillé dans la métro101 Saint-Jacob, Les paysans, 58.
io6 La Prairie en Nouvelle-France
pôle est plus souple à La Prairie et souffre de nombreuses exceptions qu'auraient enviées les paysans de la métropole. Le braconnage, qui est dénoncé et régulièrement poursuivi en France, n'a pas laissé de traces ici dans les archives judiciaires et les seigneurs de La Prairie semblent bien incapables de l'enrayer, ce qui ne doit pas nous étonner. La banalité du moulin, dépendante à La Prairie de la forte mobilité des meuniers, est fréquemment contournée par certains habitants qui préfèrent, pour toutes sortes de raisons, porter leurs grains à des moulins étrangers. Enfin et surtout, les Jésuites se sont réservé au départ un très modeste domaine qu'ils ont d'abord réduit en 1705 et finalement aliéné en 1726. Là réside peut-être la distinction majeure qui sépare la seigneurie métropolitaine de celle que nous avons étudiée à La Prairie. Quand on sait que les seigneurs français ont souvent tenté, pendant tout l'Ancien Régime, d'agrandir leurs domaines qui leur procurent l'essentiel de leurs revenus et font d'eux (la plupart du temps) les principaux propriétaires fonciers de la seigneurie, on peut alors mieux apprécier toute la distance qui, sur le plan économique cette fois, dissocie le modèle métropolitain de l'exemple de La Prairie, dont nous ne prétendons pas toutefois qu'il représente toute la réalité seigneuriale canadienne.102 Ainsi donc, il ne faut sans doute pas se surprendre si les Jésuites ont confié la gestion de la seigneurie à l'un des leurs qui, seul, va en assurer la gérance. Cette administration besogneuse, réduite à un seul homme, qui ne confiera jamais, comme c'est généralement le cas en France, ou à Montréal, la tâche de percevoir les droits divers à un receveur soutenu par un personnel plus ou moins nombreux, donne aussi la mesure de la seigneurie de La Prairie. Le fief des Jésuites n'avait en pratique ni le poids ni la portée de son modèle originel le plus commun.
102 Dechêne a trouvé sur l'île de Montréal une seigneurie qui s'apparente davantage au modèle français auquel elle n'a, selon elle, rien à envier. (Habitants, 257).
CHAPITRE QUATRE
Les cadres : la paroisse
Si le manoir seigneurial des Jésuites est le symbole de la domination du temporel, l'église du village établit celle du spirituel et constitue, davantage que le premier, le cœur de la vie villageoise où se réunissent chaque dimanche à « l'issue de la messe paroissiale » les habitants de La Prairie confondus dans une seigneurie et une paroisse dont les limites vont coïncider (à peu de chose près) pendant la majeure partie du Régime français. Cette synchronie des deux structures est beaucoup plus rare en France et ne semble pas toujours évidente dans la colonie, puisque l'augmentation rapide de la population canadienne au xvm e siècle a obligé les autorités à multiplier les paroisses à l'intérieur des cadres seigneuriaux qui ne se sont pas toujours identifiés à une seule paroisse. Ainsi, à l'occasion, paroisse et seigneurie ne coïncident pas en Nouvelle-France, mais quand c'est le cas, comme à La Prairie, la cohésion sociale de la communauté s'en trouve renforcée.1 Cela ne signifie pas pour autant que les attitudes des habitants de La Prairie à l'égard du seigneur et du curé soient uniformes et s'expriment de la même manière. Il y a là deux paliers, du profane au sacré, que les paysans distingueront toujours (quoique les seigneurs soient aussi des ecclésiastiques), à partir de 1686 en particulier, parce qu'aucune identité n'existe plus entre le seigneur et le curé depuis que les Jésuites ont cédé aux Sulpiciens et à des séculiers la responsabilité du ministère de La Prairie. Si nous soulignons ici cette rencontre simultanée des cadres temporel et spirituel, c'est pour mieux observer dans un décor unique l'expression la plus manifeste de la sociabilité villageoise, la communauté d'habitants qui à La Prairie s'identifie avec l'assemblée seigneuriale, i Harris, The Seigneurial System, 190.
io8 La Prairie en Nouvelle-France
religieuse et agricole et où se retrouvent les mêmes personnes. C'est donc au sein de cette structure que s'affirme une communauté paroissiale qui, sans être antérieure aux communautés seigneuriale et agricole, en assure cependant la consolidation dans la mesure où à La Prairie ces trois manifestations des solidarités collectives se fondent l'une dans l'autre. De cette juxtaposition des deux cadres est né un sentiment d'appartenance à un groupe de vie dont les frontières correspondent à la fois à la paroisse et à la seigneurie et que les habitants du Mouillepied ont parfaitement exprimé dans une requête adressée en 1723 au ministre de la Marine pour protester contre la décision qui, un an plus tôt, avait rattaché leur côte à la paroisse voisine de Longueuil. Dans cette vigoureuse affirmation de leur attachement à un territoire exclusif qu'ils identifient, ils proclament : « nous ne sommes touts que d'une même et unique seigneurie, qui est celle de la prairie de Lamagdeleine, sous un même capitaine de milice [...] [et] nous avons tous nos parents et amis dans laditte paroisse ». 2 UNE I M P O S S I B L E ÉTUDE DE SOCIOLOGIE RELIGIEUSE RÉTROSPECTIVE
À l'intérieur de cette unité paroissiale, il aurait fallu, en suivant les avenues tracées par Gabriel Le Bras3 et Jean Delumeau,4 définir la nature du sentiment religieux des fidèles, en mesurer l'intensité et les manifestations les plus éloquentes. Les sources qui nous auraient permis d'en analyser la teneur sont cependant trop discrètes ou n'existent pas. La vingtaine de testaments concernant La Prairie que nous avons retrouvés dans les minutes notariales au hasard de nos dépouillements ne nous ont pas autorisé à identifier les attitudes devant la mort, tâche à laquelle se sont livrés des historiens français5 et canadiens6 au moyen d'un abondant corpus qui nous a fait défaut. D'autre part, les rapports de visites des paroisses rédigés par les évêques ou leurs délégués qui, en France, se sont avérés les plus capables de nous informer sur la pratique religieuse d'autrefois sont beaucoup moins fréquents en Nouvelle-France. Quand ils existent, 2 Supplique des habitants du Mouillepied au comte de Morville, 22 oct. 1723, Ci lA, 45, f° 322, ANC. Cité par Lemoine, « Le rattachement », 48. 3 Le Bras, Études. 4 Delumeau, Le catholicisme. 5 En particulier Vovelle, Piété baroque, et Chaunu, La mort. 6 Cliché, « Les attitudes devant la mort », 57-94.
iog La paroisse
ils ne livrent pas les informations nécessaires pour retrouver le « chrétien quelconque » et savoir comment il pratiquait sa religion et vivait sa foi.7 Sur un peu moins d'un siècle, on retrouve dans les registres de la fabrique de La Prairie une dizaine de mentions qui font état de la visite de l'évêque (rare privilège) ou de son archidiacre (pratique plus coutumière) venus examiner et signer les comptes rendus par les marguilliers. Les quelques lignes qu'ils ont rédigées à la hâte ne nous renseignent jamais sur l'état moral des paroissiens, leurs dévotions ou leurs croyances, mais se résument à des recommandations très générales, toujours les mêmes il est vrai, sur l'entretien de l'église et du cimetière, l'augmentation des ornements du culte et la tenue des registres de la fabrique. Cette religion des chrétiens de La Prairie, paysans dans leur presque totalité, qu'aucun document important ne nous permet d'appréhender, on peut la croire semblable à celle des paysans français d'Ancien Régime, très près de la terre et de la nature, polythéiste et imprégnée de rites magiques et superstitieux que va combattre et réprimer en partie un clergé rénové issu de la réforme tridentine. Comment pourrait-elle s'en distinguer, puisqu'elle est vécue par une société essentiellement rurale, semblable à bien des égards à celle de la métropole, aux prises avec des difficultés matérielles que l'Église essaie d'atténuer, et prisonnière d'un univers mental où le sacré souvent confondu avec le profane intervient à tout moment. Les rares textes qui s'intéressent à La Prairie reprennent un discours familier aux autorités religieuses métropolitaines ou évoquent des pratiques souvent répétées de l'autre côté de l'Atlantique. Ainsi, utilisant un langage maintes fois repris en France depuis la Réforme, celle venue de Rome, Mgr de Saint-Vallier s'adresse, en 1719, aux habitants de La Prairie et leur lance en des termes indignés une semonce qui les rappelle à un ordre moral dont ils avaient dévié. C'est avec douleur, écrit-il, que nous avons appris à notre retour de France le mauvais usage ou vous éties de paroistre contre la bienséance en simple chemise, sans caleçon et sans culotte, pendant l'été pour éviter la grande chaleur ce qui nous a d'autant plus surpris que nous voyons violer par là les règles de modestie, que l'apôtre demande dans touts les chrétiens, une occasion si prochaine de péché à vous et aux autres personnes qui peuvent vous voir dans cet état nous mettant dans l'obligation de vous représentez le nombre innombrable de péchés dont vous trouvères coupable à l'heure de la mort non seulement des vôtres mais encore de ceux d'autruy [...] nous
7 Delumeau, Le catholicisme, 192.
no La Prairie en Nouvelle-France a déterminé à demander à monsieur le marquis de Vaudreuil, gouverneur général de tout le pays, à s'employer à nous ayder à déraciner dans votre paroisse une si détestable coutume qui seroit la cause assurée de la damnation d'un grand nombre de pères de familles aussy bien que des enfants.8
Singulier document qui s'apparente aux multiples textes cités par Jean Delumeau dans un livreQ fourni décrivant l'atmosphère de peur et de péché qui a régné en Occident à l'époque moderne. C'est trop peu cependant et il faudrait ajouter beaucoup d'autres exemples semblables pour étoffer un dossier qui risque de demeurer à tout jamais dépouillé. Dans le même sens, il faut regretter la maigreur de la documentation sur les dévotions agraires et le rôle qu'ont exercé les curés de campagne auprès des populations paysannes sans cesse menacées par les éléments naturels. La correspondance officielle qui mériterait un classement sériel évoque à l'occasion, mais très discrètement, des pratiques rappelant celles auxquelles se livrent en France les curés de villages toujours attentifs à secourir des paysans démunis
devant une nature qui les effraie et dont ils saisissent mal le comportement. L'intendant Hocquart, de passage à Montréal en 1743, rapporte que plusieurs habitants de La Prairie le rencontrèrent et l'informèrent, lui et le gouverneur général (cette démarche souligne la gravité de leur requête), « qu'une quantité prodigieuse de chenilles tombées à ce qu'ils prétendoient du ciel ravageoient leurs prairies, leurs bleds, avoine et bled d'Inde; ils s'adressèrent au grand vicaire, poursuit-il, qui envoya les pouvoirs nécessaires au curé du lieu pour conjurer ces insectes ».10 Geste éloquent, révélateur des croyances que Gabriel Le Bras a pu suivre en France jusqu'à la fin du xvin e siècle éclairé et qui a sans doute été répété au Canada à maintes reprises, mais que n'a pas souvent reproduit une correspondance laïque ou religieuse généralement moins diserte qu'en France. Au reste, pour apprécier l'état moral et religieux de la population de La Prairie, il faut se déplacer dans le temps et consulter les écrits des Jésuites revenus à La Prairie en 1842 pour y exercer pendant quelques années un ministère qu'ils avaient abandonné plus d'un siècle auparavant. Le père Tellier, dans une lettre adressée en 1844 à son supérieur en France, laisse échapper quelques commentaires 8 Ordonnance de l'évêque de Québec aux habitants de la paroisse de La Prairie de la Madeleine, 28 mai 1719, AAQ, 12 A, registre des insinuations ecclésiastiques, vol. C, f° 116. g Delumeau, Le péché. 10 Hocquart au ministre, 14 juil. 1743, CnA, 79, f° 277, ANC.
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très généraux sur la religion d'un peuple dont les traits de caractère ont été façonnés en grande partie par la géographie d'une seigneurie qui reste fidèle au cœur du xix e siècle à une vocation déjà bien établie sous le Régime français. À 100 ans de distance, les remarques du missionnaire s'accordent avec une réalité déjà présente à La Prairie au xvui e siècle et soulignent sans anachronisme des attitudes dont on peut croire qu'elles étaient semblables à celles que l'on aurait pu observer un siècle plus tôt. Ainsi, il écrit : Toute paroisse populeuse et centrale, où se trouve un peuple léger et fou du plaisir, un peuple commerçant et chicaneur, un peuple ignorant et routinier, un peuple voyageur et buveur [...] a besoin d'être renouvelée de temps en temps. Or avant l'établissement des chemins de fer et des bateaux à vapeur, les charretiers et les bateliers formaient la moitié du village, et les auberges pullulaient sur tous les points de la paroisse. Une grande partie des jeunes gens se louaient aux agens des différentes compagnies qui exploitaient les pelleteries et voyagaient plusieurs années au milieu des sauvages [...]. Or il est de notoriété publique dans le pays que la vie ordinaire de ces sortes de voyageurs est une vie d'affreux blasphèmes, d'ivrognerie continuelle, d'immoralité complète. Et c'était là l'importation la plus certaine dont ces nombreux voyageurs dotaient leur patrie [...]. Un pareil ensemble de circonstances avait fait de Laprairie une paroisse mal famée dans les environs. Vols, fraudes, usures, procès, blasphèmes, ivrogneries, fêtes, orgies, batteries, dérèglements et scandales de tous les genres, tels étaient les excès qui forçaient les curés du voisinage à dire à leurs prônes : « Mes frères, gardez-vous bien d'aller tel jour à Laprairie... Mes frères, tenez vos enfants loin des scandales qui désolent certaines paroisses, etc., etc. »[...]. Je suis porté à croire qu'eu égard au peu d'instruction religieuse de la masse du peuple, il y a peut-être trop de dévotions : car ces bonnes gens apprécient mal ce qu'ils entendent, confondent, défigurent bien des choses par leurs pratiques ridicules ou superstitieuses [...]. Le peuple est ou peu instruit ou tout à fait ignorant; plein de foi et souvent de crédulité. Il croit devoir prendre toute espèce de dévotions pour l'âme comme toute espèce de médecine pour le corps; tâter de tous les confesseurs comme de tous les docteurs ou médecins; et ne manquer ni aucune indulgence ni aucune communion. S'il y a quelque part de feu sans lumière, c'est ici assurément; mais après tout c'est un moindre mal que la lumière sans chaleur.11
Ce portrait sévère devait ressembler à celui qui aurait pu être dressé 100 ans plus tôt. Mis à part le chemin de fer et le bateau à 11 Père Tellier, 30 janv. 1844, dans Cadieux, Lettres, 144-153.
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vapeur, toutes les conditions énumérées par l'épistolier de cette première moitié du xix e siècle qui ont donné à la paroisse et à ses fidèles quelques-uns de leurs traits les plus distinctifs sont déjà fortement imprégnées dans le paysage de La Prairie au xvm e siècle. La seigneurie des Jésuites, carrefour des routes et lieu de passage très fréquenté, est ouverte sur l'extérieur et ses charretiers, ses voyageurs et cabaretiers qui servent de trait d'union entre la ville et le plat pays ont laissé de La Prairie une image qui, sur le plan moral, n'est pas flatteuse. Paroisse mal famée, elle l'était déjà sans doute avant la Conquête, quand militaires et civils venus de Montréal gagnaient le Richelieu par La Prairie, déjà réputée à cette époque pour ses auberges et ses cabarets. Faute de suivre ici les canons de la sociologie religieuse qu'aucune documentation sérielle ne soutient et n'alimente, il faut s'en tenir à une analyse plus modeste et davantage traditionnelle qui orientera cet exposé non pas vers une quelconque mesure du sentiment religieux, à laquelle nous avons renoncé par la force des silences archivistiques, mais vers une histoire religieuse plus institutionnelle que sociologique. En d'autres termes, cela signifie que les archives que nous avons consultées ont dicté la ligne et la facture de ce chapitre qui traitera essentiellement de l'histoire administrative des paroisses de La Prairie articulée autour de leur naissance et de leurs délimitations, des querelles qui ont entouré le patronage de l'une d'entre elles, de la gestion de l'œuvre et de la fabrique dont on pourra juger de la qualité par l'examen des très riches registres de la paroisse primitive. Rien n'est plus conventionnel que ce programme tributaire d'une histoire religieuse que certains jugeront dépassée, mais qui demeure la seule à laquelle notre documentation donne accès. Pour l'essentiel, elle reste encore à écrire. LES É G L I S E S ET LES P A R O I S S E S
L'histoire des paroisses et des différentes églises de la seigneurie de La Prairie est au diapason du déploiement de la colonisation dans un immense territoire progressivement gagné par le peuplement. Il faut donc s'attacher ici à représenter l'organisation paroissiale d'une Église coloniale qui ne s'entend et ne se comprend qu'à la lumière de la trame sociale et démographique que nous voulons recréer. Cette étude d'histoire religieuse dont le caractère descriptif dépend de la qualité des sources que nous avons repérées évoquera aussi un épisode, parmi tant d'autres déjà connus, de la rivalité qui, au Canada, a mis aux prises les deux grands ordres, Jésuites et Sulpiciens, également seigneurs, curés et missionnaires. La description
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que nous en donnerons fera ressortir, à une échelle réduite, il est vrai, mais combien révélatrice, les tensions inévitables qui ont accompagné la gestation souvent douloureuse d'une structure paroissiale en milieu colonial. Les églises
L'histoire religieuse de La Prairie débute timidement en 1667 autour de la mission établie par les Jésuites, qui réunit quelques Indiens et des colons français venus s'installer dans un territoire dont la sécurité est un peu mieux assurée depuis l'expédition du marquis de Tracy. Peu de documents, sauf les Relations, retracent la vie de cette communauté à l'avenir incertain. En 1670, on érige une modeste chapelle « à la façon du pays » que se partagent les deux groupes et qui est aménagée à même le manoir seigneurial construit sur le domaine réservé des seigneurs, en bordure du fleuve.12 La même année, s'ouvre, en latin et dans le désordre des feuilles volantes13 que l'on mettra du temps à corriger, le registre des baptêmes, mariages et sépultures que le père Raffeix sera le premier à signer. Isolés et trop éloignés de l'église du village, qu'ils peuvent difficilement rejoindre en l'absence de chemin et de pont sur la rivière Saint-Jacques, les habitants de la côte Saint-Lambert, pour leur part, convertissent en chapelle en 1675 " un logis de pieux en coulice couvert de paille » 14 que Pierre Perras et Denise Lemaistre, sa femme, « portés par un pur mouvement de piété », ont donné aux Jésuites avec une perche de terre et un chemin « pour être employé à perpétuité au service de la Sainte Vierge ». En 1691, Jérôme Lonctin, charpentier, la démolit et la remonte dans le fort Saint-Lambert,15 récemment édifié pour protéger les habitants menacés par les incursions iroquoises. 12 Lacroix, Les origines, 25—26. 13 Le curé note en 1686 : « Jusques à présent on n'a pas esté informé de la manière dont il faloit faire ces sortes d'enregistrements dans les formes, ainsy pour le passé, je l'ay décrit comme je l'ay trouvay sans y rien adjouter, sauf à l'advenir à garder les dites formalités. S'il y a quelque chose qui y manque c'est que les feuilles volantes sur les quelles cela estoit ont esté perdues et ne me sont pas tombées entre les mains, car j'affirme qu'on ne peut pas apporter plus de fidélité ny d'exactitute à copier ce qui m'est tombé entre les mains que j'y en ai apporté ». (Registre des baptêmes de La Prairie, texte qui a été rédigé entre le 6 juin et le 29 juil. 1686), APLP. 14 Tissot, 22 sept. 1675, donation de Pierre Perras et Denise Lemaistre, ASQ, polygraphie XIII, n° 45. 15 Mémoire de 1691 qui fait le compte des sommes dues aux ouvriers ayant participé à la démolition et à la reconstruction de cette chapelle, APLP.
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On en fait une dernière fois mention dans les registres le 8 septembre 1700, au moment du mariage de Clément Lériger, dit Laplante, seul noble (selon ses prétentions) à s'établir dans la seigneurie. Entièrement ruinée, elle est finalement abattue au début du xvm e siècle et ses ornements, son linge, ses meubles et sa cloche sont transportés à la nouvelle église de La Prairie, bénie en iyo5.16 En 1686, la population de la seigneurie dépasse 200 habitants et la première église de fortune ne convient plus aux Français qui, depuis la migration de la mission indienne au Sault-Saint-Louis, en 1676, demeurent les seuls à la fréquenter. En juillet, Jean Cailloud, dit le Baron, marguillier et personnage considérable de l'histoire de La Prairie au xvn e siècle, traverse le fleuve et rencontre à Montréal Jean Coiteux, menuisier de Lachenaie, auquel il confie les travaux de la nouvelle église, qui aura 30 pieds par 20, 5 bancs dont un réservé aux marguilliers et 4 fenêtres fermées de toile.17 Modeste bâtiment de bois, sombre et exigu, qui aura coûté moins de 200 livres. Construite à peu de frais (la fabrique est pauvre à ses débuts), cette église sommaire ne résistera guère plus longtemps que la première et sera remplacée au début du xvni e siècle. Les années 1686—1687 devaient marquer dans l'histoire de La Prairie une date importante qui allait par la suite modifier considérablement le paysage religieux et orienter son histoire paroissiale dans un sens très particulier. C'est, en effet, en 1686 que les Jésuites, absorbés depuis dix ans par leur mission du Sault-Saint-Louis, cèdent aux Sulpiciens leur cure de Saint-François-Xavier-des-Prés. Le premier Sulpicien, Jean Frémont, bénit en avril 1687 l'église nouvellement construite et le cimetière deux ans plus tard. Ce geste des seigneurs de La Prairie, plus fréquemment missionnaires auprès des populations indiennes que curés de villages,l8 aura des conséquences durables dans l'histoire de la paroisse et débouchera à l'aube du xvin e siècle sur un débat, auquel les paroissiens seront mêlés, qui gravitera autour du patronage de la nouvelle église de pierre, édifiée par un Sulpicien en 1705. Depuis 1686 donc, le seigneur n'est plus
16 Deux pièces déposées aux APLP évoquent les derniers moments de cette chapelle. Le 27 décembre 1705, le vicaire général de l'évêque ordonne à Pierre Roy, dépositaire des ornements et du mobilier de la chapelle de Saint-Lambert, de les remettre au curé de La Prairie. Enfin, dans un acte non daté du curé Gashier qui a exercé son ministère entre 1708 et 1717, on apprend que les biens ont été effectivement transférés. 17 Basset, 16 juil. 1686, devis de menuiserie, ANQM. 18 Ils reviendront en suppléance occuper la cure de La Prairie à quelques occasions et pour peu de temps à la fois.
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le curé de la paroisse et les habitants doivent .se soumettre sur le plan temporel et spirituel à des autorités partagées qui ne s'accordent pas toujours. C'est, d'autre part, en 1687 que s'ouvrent les registres de la fabrique de La Prairie et que s'organise pauvrement et péniblement la gestion d'un territoire pas encore reconnu comme paroisse mais qui le sera bientôt. C'est, en effet, en 1692 que Mgr de Saint-Vallier érigera en paroisse l'espace seigneurial de La Prairie19 qui jusque-là n'avait que le statut de mission. Tous les éléments sont dorénavant en place pour alimenter une querelle qui va agiter et troubler passablement la vie religieuse de La Prairie pendant plusieurs années. Le motif en est le remplacement, jugé nécessaire, de l'église de bois construite en 1686 et qui, 15 ans plus tard, « menaçoit de ruine ». Vétusté et trop petite, elle ne convient pas à une population plus nombreuse. Les besoins du culte commandaient donc que La Prairie se donne une église plus spacieuse, plus durable et robuste, où la pierre remplacerait le bois. L'initiative vint de Louis-Michel de Vilermaula, Suisse d'origine, Sulpicien d'appartenance et curé de SaintFrançois-Xavier de La Prairie depuis 1702. Ce curé pugnace, qui édifiera en 1705 l'église et le presbytère du lieu, nous a laissé un long mémoire factuel80 assorti de commentaires qui en près de 30 pages refait l'histoire de la nouvelle église de pierre. Elle va devenir le cœur d'une querelle qui a opposé les Sulpiciens, pasteurs de La Prairie, et les Jésuites, seigneurs de l'endroit, pour obtenir le privilège très recherché du patronage donnant accès à des avantages honorifiques, et surtout au droit de présenter à la cure.21 Suivons la chronique de Vilermaula que nous pourrons confronter à la documentation notariée laissée par les Jésuites et les marguilliers. À cause de la richesse de son contenu, le récit du Sulpicien nous invite à reconstituer dans le détail l'historique de la construction d'une église paroissiale en milieu colonial. Le 8 octobre 1702, après en avoir informé François Vachon de Belmont, supérieur du Séminaire de Saint-Sulpice de Montréal et vicaire général de l'évêque de Québec (il avait envoyé Vilermaula occuper la cure de La Prairie), le curé convoque dans la salle presbytérale une assemblée à laquelle assistent les marguilliers, « la plus 19 Mandements, lettres pastorales, I : 524. 20 « Mémoire de ce qui s'est passé au sujet de la construction de la nouvelle église de la Prairie de la Magdeleine », 24 juil. 1707, fonds « Biens des Jésuites », ANQQ. Toutes les citations que nous reproduirons dans les pages qui suivent sont extraites de ce document. 21 P.-G. Roy, « Le patronage », 115-128.
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grande partie » des habitants et le père Cholenec, gérant de la seigneurie. Il les avise qu'il faut bâtir une nouvelle église de pierre, « la vieille étans presque reuinée et trop petite pour contenir les habitans de ladite paroisse », et leur propose de la part de l'évêque, représenté par son grand vicaire, de payer la façon du bâtiment et de défrayer les plus gros coûts, moyennant qu'ils acceptent d'y contribuer par leurs travaux, corvées et charité, selon leur capacité. « Les habitants animés par une proposition si avantageuse, dans le dessin de seconder les pieuses intentions de Monseigneur l'Évêque », écrit le narrateur, acceptent de prêter leur appui à cette entreprise qui requérait des moyens considérables que seule pouvait fournir la réunion de nombreuses personnes. On dresse alors une liste de 38 noms, celui du père Cholenec donateur de 100 écus du pays y figurant le premier, qui promettent de donner leur temps que l'on n'oublie pas de compter et de monnayer quelquefois, des matériaux (de la pierre surtout dont leurs terres abondent) et très rarement de l'argent. Les deux marguilliers et le capitaine de milice signent le document dans lequel on précise que l'évêque doit être considéré comme le « bienfaiteur, fondateur et patron'de leur église », puisqu'il accepte d'assumer l'essentiel des frais. Cette reconnaissance devait être à l'origine de la contestation que feront valoir les Jésuites, qui dans cette affaire, ont sans doute manqué de vigilance (ou de fonds?) et se sont crus dupés. Fort d'iine générosité si spontanée, le curé, qui ne manque jamais de rappeler, tout au long de son mémoire, sa sujétion à l'évêque et au grand vicaire, dont il n'est que le représentant, établit les contrats avec le maçon, le charpentier et le menuisier, tous appelés de Montréal pour élever un édifice qui doit avoir 22 pieds de haut, 30 de large, 80 de profondeur, 6 fenêtres de 4 pieds par g, un œil-debœuf et une grande porte d'entrée de 7 pieds sur 14. Rien ne fut fait en cette fin d'année 1702, la saison étant trop avancée, et pas davantage en 1703 parce que la picote [il note au-dessus « petite vérole »] commença à faire ses ravages dans les quartiers de Montréal. Elle dura tout l'hyver suivant et tout le printems aussi bien que une bonne partie de l'été ce qui fut cause que l'année mil sept cent trois se passa à souffrir, les habitans n'étant pas en état d'agir. Tous ceux qui étoient natifs du païs sentirent les rigueurs de cette cruelle maladie et même plusieurs François exceptés quelques-uns de plus âgés en furent affligés. Ainsi chacun ne passa [sic] qu'à soy et le curé n'eut point le tems de penser à d'autres affaires qu'aux besoins de ses malades, dont sa paroisse n'étoit qu'un hôpital. Ainsi cette année on ne fit rien pour l'église.
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Les travaux ne débutent qu'en février 1704, époque où les habitants qui avaient promis leur aide équarrissent le bois et le traînent sur l'emplacement de la future église. Au printemps, « hors le tems des semences », tout le monde s'emploie à apporter les derniers matériaux et, quand le « fourneau à chaud » est monté, les préparatifs sont terminés et on peut amorcer la construction après que le vicaire général, en visite à La Prairie en juillet, eut posé la première pierre et eut promis une fois encore aux paroissiens que l'évêque assurerait le plus clair du financement. Non sans que le curé ait été toutefois contraint de recourir à l'intendant 22 pour obliger les habitants, sous peine d'amende applicable à la fabrique, à respecter leurs promesses de 1702. « De cette sorte on commença l'église de pierre de la Prairie sous les ordres de Monseigneur sans que les Jésuites y voulussent prendre aucune part ». Les travaux, interrompus par les récoltes, se poursuivirent jusqu'à la Toussaint et reprirent au printemps 1705 pour parfaire l'église, la sacristie et le presbytère qui comprenait cinq grandes chambres. Énorme chantier qui occupe bon nombre d'habitants, des maçons, des charpentiers, des menuisiers, des charretiers, des manœuvres et quelques soldats, tous nourris sur place et désaltérés en bière et en eau-de-vie achetées chez des marchands montréalais. C'est à ce moment que les Jésuites, jusque-là demeurés passifs, comprirent l'enjeu et réagirent de diverses manières pour tenter de récupérer un droit de patronage qui allait leur échapper. Ils dépêchèrent à La Prairie les pères Cholenec et Raffeix pour convaincre marguilliers et habitants, leur exposant « les obligations qu'ils avoient à leurs seigneurs et les grâces qu'ils en pourroient recevoir à l'avenir », de leur faire don des travaux qu'ils avaient fournis pour la construction de l'église, comme si les Jésuites eux-mêmes en avaient défrayé les coûts. La démarche fut profitable puisque, le 3 juillet 1705, les frères Joseph et François Dumay, marguilliers, accompagnés de trois anciens marguilliers et d'un autre habitant, acceptent de signer devant notaire une déclaration en faveur des Jésuites. « Ce souvenant des grands [...] services qu'ils ont reçus des Révérands Pères Jésuites leurs seigneurs quy leur ont servy de curé durant plus de quinze ans gratis sans [...] aucunes rétributions ny dismes durant tout ce temps et que les seigneurs ont esté les premiers à les encourager pour commancer à travailler à la bâtisse d'une nouvelle
22 Dechêne (Habitants, 461) constate la même chose sur l'île de Montréal.
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église de pierre par la somme de deux cents livres », 23 ils leur cèdent toutes les corvées et travaux qu'ils ont donnés à la nouvelle église. Ils acceptent dans le même document un don de i 800 livres en cartes des Jésuites pour parachever l'église et reconnaissent enfin que ceux-ci jouiront de tous les droits honorifiques, incluant celui de patronage, qui doivent appartenir aux seigneurs ayant bâti une église de pierre sur un fonds de terre dont ils sont propriétaires. Le même jour, le père Cholenec concède aux marguilliers un arpent au village, soit l'espace nécessaire pour l'emplacement de l'église et du cimetière; il accorde la même superficie au curé et aux sœurs de la Congrégation de Notre-Dame.24 Les conditions auxquelles sont soumises les concessions révèlent l'attention nouvelle que les seigneurs de La Prairie portent à une affaire qu'ils avaient jusque-là négligée et sur laquelle leur position va se durcir progressivement. Les marguilliers s'engagent à faire dire chaque année, à perpétuité, une messe dans l'octave de saint François Xavier; le curé doit faire de même dans l'octave de saint Ignace et les sœurs promettent de communier lors des deux fêtes. Geste évocateur qui rappelle que les Jésuites sont toujours seigneurs des lieux et qu'eux seuls peuvent attribuer des terres, fussent-elles destinées à la fabrique et au curé. Geste généreux, puisque les emplacements seront exempts de rentes, mais réfléchi dans la mesure où les seigneurs, également ecclésiastiques, soumettent leurs donations à des clauses religieuses qui doivent commémorer leur histoire sacrée et en rappeler chaque année le souvenir aux marguilliers, aux sœurs et au curé sulpicien. Ce même 3 juillet 1705, qui avait déjà été témoin de nombreuses démarches, le curé Vilermaula convoque les marguilliers et les oblige, dans un document sous seing privé, à reconnaître qu'ils ont reçu de l'évêque une somme de 2 600 livres pour la construction de l'église, texte qu'il dépose à Montréal chez le notaire Raimbault pour lui donner valeur légale.25 Il n'en reste pas là et, tout en dénonçant les promesses des seigneurs et les menaces qu'ils ont fait peser sur les marguilliers pour les contraindre à signer la déclaration du 3 juillet 1705, il couche dans son mémoire la liste détaillée des quittances reçues de tous les ouvriers ayant participé aux travaux de l'église. Celles-ci devaient assurer les prétentions de l'évêque de
23 A. Adhémar, 3 juil. 1705, déclaration des marguilliers de La Prairie de la Madeleine, ANQM. 24 Ibid., concessions aux marguilliers, au curé et aux Sœurs de la Congrégation de Notre-Dame. 25 P. Raimbault, 3 juil. 1705, quittance des marguilliers à Vilermaula, ANQM.
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Québec, principal bailleur de fonds, au droit de patronage. Des 4 532 livres dépensées, 2 600 avaient été fournies par l'évêque et le curé de La Prairie agissant pour lui et en son nom. La preuve ainsi faite que la majeure partie des dépenses provenait de l'évêché, on procéda, le i er septembre 1705, à la bénédiction de la nouvelle église de pierre de La Prairie dans des circonstances très particulières qui évoquaient les démêlés des Jésuites et des Sulpiciens. Joseph de la Colombière, grand vicaire, fut responsable de la cérémonie et « après avoir été supplié par les habitans », écrit Vilermaula, il plaça l'église sous la double titulature de la Vierge et de saint François Xavier. Il ordonna de plus que « le jour de la Nativité de la Sainte Vierge fut la fête solennelle qu'on célébreroit tous les ans comme du titulaire de la dite église et que saint François Xavier [...] se célébreroit avec une égale solemnité ». Cette décision qui voulait raccorder les parties en rappelant la générosité de l'évêque et des Jésuites tranchait cependant en faveur des Sulpiciens. Ceux-ci voyaient la Vierge être reconnue première titulaire d'une paroisse qui jusque-là avait été placée sous la seule invocation de saint François Xavier. Le curé de La Prairie devenait donc officiellement curé de la paroisse de La Nativité-de-la-sainte-vierge et de Saint-François-Xavier, double appellation qui ne devait toutefois pas subsister longtemps dans les faits. Gênés par une décision qui partageait la titulature de la paroisse et conférait le patronage à l'évêque, les Jésuites ne mirent pas de temps à réagir et à contester une initiative très lourde de signification, tout au moins symbolique. Le père Bigot, supérieur général des missions jésuites au Canada, appelé quelques jours après la bénédiction de l'église à ratifier le contrat de concession des trois emplacements attribués en juillet 1705, accepte alors de le faire, à la seule condition que l'on ajoute à l'acte primitif de nouvelles clauses qui obligeront les donataires à reconnaître saint François Xavier seul titulaire et les Jésuites fondateurs et patrons de l'église de pierre.26 Le document corrigé est signifié à Vilermaula, à la supérieure des Sœurs de la Congrégation de Notre-Dame et à François Dumay, premier marguillier, qui tous le reçoivent le 17 octobre suivant.27 Le lendemain,28 Vilermaula, qui se dit curé de la paroisse de La Nativité-de-la-sainte-vierge et Saint-François-Xavier de La Prai-
26 Ratification par le père Bigot du contrat de concession du 3 juil., 5 sept. 1705, fonds « Biens des Jésuites », ANQQ. 27 Signification par le huissier Lepailleur, 17 oct. 1705, ibid. 28 Protestation de Vilermaula, 18 oct. 1705, ibid.
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rie, déclare qu'il n'a jamais demandé d'argent aux Jésuites pour la nouvelle église, que ceux-ci n'ont fourni « aucuns travaux » et qu'ils n'ont assuré que faiblement son financement, lequel a toujours été dans sa majeure partie fourni par l'évêque. Il s'en remet donc à la décision du grand vicaire, reconnaît la double titulature à laquelle, selon lui, ont consenti les habitants et proteste contre les ajouts du père Bigot qu'il refuse d'accueillir. Sept jours plus tard, les anciens marguilliers de la paroisse « Saint-François-Xavier » acquiescent à la requête du supérieur des Jésuites et signent une déclaration qui répond à ses vœux.29 Parallèlement à l'action menée par leur supérieur, les seigneurs de La Prairie parcourent les côtes et gagnent à leur cause marguilliers et habitants qui acceptent dans une suite de déclarations de nuancer certains faits et d'appuyer les Jésuites dans leurs revendications de rétablir saint François Xavier seul patron de la paroisse. Les marguilliers d'abord, rapidement convaincus par leurs seigneurs, déclarent, malgré les avis de leur curé, que c'est lui, et non les paroissiens, qui, lors d'une réunion convoquée dans son presbytère le 24 août 1705, avait eu l'idée de proposer la Vierge pour seconde patronne.30 Ils avaient alors consenti à cette proposition, écriventils, mais aucun d'eux n'avait demandé cette modification, puisqu'ils étaient satisfaits de saint François Xavier, depuis 35 ans leur patron. Cet aveu, selon les Jésuites, infirmait le témoignage du curé qui dans sori mémoire soulignait que le grand vicaire n'avait fait que répondre aux suppliques des habitants quand il avait reconnu la Vierge comme titulaire de la paroisse. Ils reconnaissent également que c'est Vilermaula lui même qui leur avait avoué, le 3 juillet 1705, avoir demandé l'aide financière des Jésuites, parce que l'évêque et le grand vicaire étaient incapables à ce moment de lui en procurer. Cela contredisait aussi les propos du curé qui avait affirmé n'avoir rien réclamé des Jésuites. Enfin, le premier marguillier, François Dumay, confesse qu'en mai 1705, au moment où reprenaient les travaux de l'église, Vilermaula l'avait envoyé rencontrer le père Cholenec à Montréal pour lui offrir de sa part et de celle des paroissiens le patronage, offre que le curé nia par la suite. Un mois plus tard, les habitants de La Prairie, représentés par cinq d'entre eux et appelés par les seigneurs à plaider leur cause, reconnaissent que leur intention première avait toujours été d'offrir aux Jésuites tous les travaux et
29 Déclaration des anciens marguilliers, 25 oct. 1705, ibid. 30 A. Adhémar, 13 sept. 1705, déclaration des marguilliers de La Prairie de la Madeleine, ANQM.
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matériaux qu'ils avaient fournis à l'église pour qu'ils en soient de ce fait reconnus patrons. 3l Au printemps de l'année suivante, le notaire Lepailleur se transporte à la côte Saint-Lambert où les 27 habitants qu'il rencontre lui répètent dans des termes analogues32 ce qu'il avait entendu quelques mois auparavant au village de La Prairie. Pendant l'année 1706, les Jésuites « firent quantité d'autres démarches qui mortifièrent beaucoup monsieur Vilermaula. Ils envoyèrent le sergent audit sieur Vilermaula, ils indisposèrent les habitans contre lui et les excitèrent plusieurs fois à lui faire de la peine. C'est pourquoy pour ne pas donner sujet de parler à tout un pay et pour éviter les contestations qui sont si scandaleuses entre personnes sacrées », le Sulpicien quitte la cure de La Prairie en octobre 1706 et n'y revient qu'une dernière fois sur les ordres du grand vicaire en juillet de l'année suivante pour obliger les marguilliers à rendre les comptes de l'église et convenir avec les paroissiens des moyens à prendre pour achever un bâtiment qui, pendant deux ans, avait agité passablement la vie paroissiale à La Prairie. Cet épisode singulier dans la vie religieuse de La Prairie appelle quelques commentaires qui vont bien au-delà de la seule trame événementielle que nous venons de reconstituer. Il illustre d'abord l'antagonisme des Jésuites et des Sulpiciens qui est trop connu dans l'histoire du Canada pour qu'on le rappelle ici, sauf qu'à La Prairie cette compétition revêt une couleur particulière, puisqu'elle se déroule dans une seigneurie jésuite dont le ministère paroissial est assuré par des Sulpiciens. C'est dans ce cadre à la fois seigneurial et paroissial, reposant sur des autorités partagées et concurrentes, qu'il faut replacer et comprendre un débat qui transcende la petite histoire de La Prairie. En outre, se cache derrière cette opposition une personne, Mgr de Saint-Vallier, évêque de Québec, dont les démêlés avec les Jésuites ont nourri les annales religieuses du Canada.33 Dans son mémoire, Vilermaula se dit sans cesse le représentant de l'évêque au nom de qui il agit et pour qui il recherche le droit de patronage. Or, depuis 1699, ^e Conseil d'État reconnaissait à l'évêque le droit de faire bâtir des églises de pierre dans toutes les paroisses et fiefs de la Nouvelle-France « au moyen de quoi le patronage lui en appartiendra, sans cependant qu'il puisse empêcher les seigneurs des dites paroisses et fiefs, qui en auront commencé de les achever, ni
31 M. Lepailleur, 17 oct. 1705, déclaration des habitants de La Prairie de la Madeleine, ANQM. 32 Ibid., 6 juin 1706, déclaration des habitants de la prairie Saint-Lambert. 33 Rambaud, « La Croix de Chevrières de Saint-Vallier », II : 342-349.
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même ceux qui auront amassé des matériaux, de les construire, lesquels jouiront du patronage des églises comme ils auraient fait avant le présent arrêt ».34 Cela supposait que Mgr de Saint-Vallier fût présent et devînt le principal bailleur de fonds. Or, ni l'une ni l'autre des deux conditions n'ont été parfaitement réalisées. En effet, l'évêque, en route vers Québec à l'été 1704, est fait prisonnier par les Anglais (c'est la guerre de Succession d'Espagne) et est amené en captivité en Angleterre où il dut séjourner cinq ans. Il ne fait pas de doute que son absence a encouragé les Jésuites, à partir de l'été 1705, à lutter pour obtenir un droit de patronage qui devait appartenir à l'évêque depuis 1699, mais que celui-ci était bien incapable de réclamer. Vigilant dans toute cette affaire, Vilermaula avait très bien saisi la nouvelle attitude des seigneurs de La Prairie quand il écrivait dans son mémoire à la fin de cet été-là : « II est à remarquer encore que ces poursuites des Pères Jésuites ne se sont faites avec zèle et empressement qu'après qu'on eut appris par le canal des Anglais la prise de la Seine [bateau de l'évêque] et la captivité de Monseigneur l'Évêque ». D'autre part, il n'est pas évident que les 2 600 livres que le curé avait reçues provenaient entièrement de l'évêché. De cette somme, il est certain que 666 livres avaient été versées par le représentant de l'évêque, ainsi qu'en fait foi un reçu mentionné dans le mémoire de Vilermaula. Mais le reste semble bien provenir du curé lui-même qui précise que « mille huit cent quatre vint treize livres [...] ont été fournies de l'argent de Monsieur Vilermaula agissant au nom de Monseigneur de Québec ». Ce fait éclaire le rôle considérable joué par le curé Vilermaula dans cette entreprise qui l'obligea, pour rivaliser avec les seigneurs et conserver le patronage à l'évêque, à payer de sa poche ou de celle des Sulpiciens la majeure partie des frais. Finalement, c'est toute la vie des marguilliers et des paroissiens, « gens grossiers et ignorans »,35 qui, pendant deux ans, fut agitée par l'érection d'une nouvelle église, mais davantage par les tourments dont ils furent l'objet de la part du curé et des seigneurs. Les deux autorités rivales les ont tour à tour utilisés pour les amener à soutenir leurs prétentions au patronage d'une église à laquelle ils avaient, dès 1702, promis leur aide matérielle. Déchirés entre le pouvoir spirituel, assuré par des Sulpiciens présents dans la paroisse depuis 1686, et le pouvoir temporel, représenté par leurs seigneurs auxquels ils sont soumis depuis plus longtemps, marguilliers et ha34 Roy, « Le patronage », 120. 35 Vilermaula au père Bouvard, 10 nov. 1704, fonds « Biens des Jésuites », ANQQ.
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bitants vont sans contester pour autant l'autorité du curé s'en remettre cependant aux Jésuites dont ils vont suivre les commandements et soutenir les demandes. À leurs seigneurs envers qui ils ont « beaucoup d'obligations et de reconnaissance pour les bons services rendus dans le passé », gagnés par leurs promesses et intimidés par leurs menaces, selon Vilermaula, ils acceptent de consentir une suite de dépositions dans lesquelles, tout en se gardant bien de dénoncer leur curé, ils offrent aux Jésuites leurs travaux et réitèrent leur attachement à saint François Xavier, leur patron primitif. Cette victoire morale des Jésuites fut de courte durée et n'eut pas la portée désirée, puisque l'évêque conserva son droit de patronage et les Sulpiciens la cure de La Prairie. Quelques années après la bénédiction de l'église qui s'était faite sous la double invocation de la Vierge et de saint François Xavier, on oublia le vœu du grand vicaire et les textes (registres paroissiaux, registres de la fabrique et minutes notariales) ne retinrent que la première titulaire d'une paroisse qui était dorénavant identifiée sous l'unique vocable de La Nativité-de-la-sainte-vierge. Les Jésuites pouvaient cependant se consoler à la pensée que tous les paroissiens découvriraient dans la nouvelle église une « image quarrée de papier de saint François Xavier colée sur la toile »s6 qui leur rappellerait le temps où les seigneurs étaient aussi leurs curés et saint François leur seul patron. Les paroisses
Cette église de pierre construite à grands frais, au prix de tiraillements nombreux, et que l'on ne devait cesser d'embellir jusqu'à la fin du Régime français, était le centre de vie d'une immense paroisse qui se confondait avec la seigneurie. Les limites n'en avaient jamais été fixées par l'administration civile ou religieuse et, jusque dans le premier quart du xvm e siècle, les textes assimilaient indistinctement les deux territoires. La paroisse de La Nativité-de-la-sainte-vierge recouvrait la seigneurie de La-prairie-de-la-Madeleine et cette harmonie du cadre de vie le plus familier avait donné naissance chez les habitants, à la fois paroissiens et censitaires, à un très fort sen36 Le mémoire de Vilermaula nous renseigne à ce sujet. Lors de la bénédiction de l'église en 1705, le père Cholenec s'était indigné de n'y trouver aucune image du saint jésuite, omission qui s'explique selon le curé parce que l'on n'en possédait alors aucune qui fût convenable. Dans l'inventaire des meubles de l'église que les marguilliers dressent en 1707 et dont ils remettent une copie à Vilermaula, on fait mention de cette image de saint François Xavier collée sur la toile et d'une autre en ovale de la Vierge, celle-là « peinte » sur la toile.
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timent d'appartenance qui allait bientôt pouvoir s'affirmer. Cette unité paroissiale, jamais remise en question pendant une cinquantaine d'années, devait être au xvm e siècle brisée en deux occasions, une première fois en 1722 contre la volonté du curé et de ses fidèles, une seconde fois en 1744 dans un mouvement irréversible contre lequel les paroissiens ne pouvaient rien et que finalement ils souhaitaient. On comptait en 1720 dans les trois gouvernements au-delà de 80 districts paroissiaux dont on n'avait jamais jusque-là établi les frontières. Cette incertitude avait en maintes occasions nourri les disputes entre curés pour la perception de la dîme.37 Répondant aux vœux de la cour, le gouverneur et l'intendant chargèrent Mathieu-Benoît Collet, procureur général du Conseil supérieur, de visiter les deux rives du Saint-Laurent, d'entendre curés*, seigneurs et habitants et de régler la question des districts des paroisses. Accompagné de son greffier, il se présente à La Prairie le 23 février 1721, date à laquelle il rencontre dans la « maison presbitéralle » le curé Ulric, représentant les seigneurs, Clément Lériger, officier dans les troupes du détachement de la Marine, deux officiers de la milice, le notaire Barette et une trentaine d'habitants.38 Tous lui déclarent leur satisfaction d'être intégrés à une seule paroisse, « n'en ayant pas de plus commode », mais déplorent le fait que l'on en ait soustrait la côte de Mouillepied qui est rattachée depuis 1715 à la cure voisine de Longueuil.39 Ils protestent contre cette décision qui leur semble déraisonnable, d'autant plus que les habitants du Mouillepied, dorénavant obligés de fréquenter l'église de Longueuil et de payer les dîmes à cet endroit, ont dans le passé (qui n'est pas très lointain) versé de l'argent et exécuté des travaux en vue de la construction de l'église, du presbytère et de la maison des sœurs de la Congrégation de Notre-Dame à La Prairie. Ils lui rappellent enfin leur appartenance, puisqu'ils « ont toujours esté de cette paroisse et qu'ils y ont leurs parents et amis, et sont tous de la mesme seigneurie ».4° Quatre jours plus tard, Collet arrive à Longueuil, écoute les paroissiens et apprend des quelques habitants du Mouillepied qu'ils « per sistent à ce qu'ils ont dit à la paroisse de la prérie de la Magdelaine 37 Collet, « Procès-verbaux », 262. 38 Ibid., 304-306. 39 Décision qui émane de l'évêché et à laquelle fait référence l'acte de prise de possession de la cure de Longueuil par Claude Dauzat, le 26 septembre 1715. Ce document nous apprend que la côte de Mouillepied est annexée à la paroisse Saint-Antoine-de-Pade. Voir à ce sujet, Lemoine, « Le rattachement », 14. 40 Collet, ibid., 305.
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dont ils souhaitent rester parroissiens ».41 Le curé et le seigneur de Longueuil font alors valoir que c'est l'évêque qui a joint, en 1715, la côte de Mouillepied à la cure de Longueuil, décision justifiée par la nécessité d'égaliser les paroisses (celle de Longueuil étant d'un revenu très modique) et pour la commodité des habitants du Mouillepied, qui avaient déjà l'habitude de fréquenter l'église de Longueuil plus rapprochée que celle de La Prairie, dont l'accès leur était souvent rendu difficile par le mauvais état des chemins et les crues de la rivière Saint-Jacques. N'était-il pas vrai qu'à l'automne 1720, Mathieu Gervais, du Mouillepied, avait été obligé d'y mener son enfant pour le faire baptiser et qu'à Noël, presque tous les habitants du Mouillepied étaient venus à Longueuil assister au service divin et faire leurs dévotions? Faits incontestables que l'on peut aisément vérifier dans les registres paroissiaux de Saint-Antoine-de-Pade de Longueuil qui révèlent que les gens du Mouillepied traversaient fréquemment les frontières seigneuriales pour faire baptiser leurs enfants, se marier et ensevelir leurs morts. Comment pouvait-il en être autrement, puisque les censitaires du Mouillepied étaient, à de nombreux égards, intégrés à la vie sociale et économique de Longueuil. La proximité des deux seigneuries dont ils occupaient les limites les invitait naturellement à s'associer aux habitants de Longueuil avec lesquels ils partageaient souvent par le mariage l'appartenance au même groupe d'existence. Leurs terres, peu profondes et coupées par la ligne seigneuriale du baron de Longueuil, les obligeaient presque tous à lui demander des continuations qui faisaient d'eux des tenanciers condamnés par la géographie à verser chaque année des cens et rentes à deux seigneurs à la fois. Bien plus, des 16 chefs de famille du Mouillepied recensés par Collet, 4 d'entre eux n'y résidaient pas et habitaient la seigneurie de Longueuil.42 Malgré les protestations des habitants du Mouillepied auprès du procureur Collet, la décision prise par l'évêque en 1715 sera maintenue et l'arrêt du Conseil d'Etat du 3 mars 172243 ordonnera que le Mouillepied, qui s'étend sur environ 45 arpents de front, soit annexé à la paroisse Saint-Antoine-de-Pade. On normalisait ainsi une situation de fait, puisque de nombreuses raisons commandaient que cette bande de terre, certainement pas la meilleure de la seigneurie de La Prairie, soit rattachée à un territoire paroissial qui était en mesure de par sa proximité d'offrir à ses habitants des services dont ils bénéficiaient déjà, du reste. Que cette opération ait 41 Ibid., 311. 42 Ibid., 310. 43 Édits, ordonnances royaux, I : 462.
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été par ailleurs menée par le baron de Longueuil, qui jouissait à Québec de l'appui du gouverneur et de l'intendant, cela ne semble faire aucun doute.44 Mais là n'est pas l'essentiel, puisque ce qui nous intéresse ici, c'est moins la façon dont on a procédé et la teneur du règlement lui-même que les suites qu'on va donner à cette affaire qui rappelle à bien des égards celle de 1705. En effet, comme au temps de la querelle qui, quelques années auparavant, avait opposé Vilermaula et les Jésuites, les habitants euxmêmes vont cette fois encore, se faire l'écho des protestations du curé résidant de La Prairie, Messire Paul-Armand Ulric. Une première fois, au printemps 1723, une douzaine de paroissiens du Mouillepied contestent l'ordonnance des autorités, refusent de se soumettre à une décision à laquelle ils ont été contraints par la violence45 et ne manquent pas de rappeler que leur pasteur légitime est le curé de La Prairie.46 Ils font ensuite signifier cette protestation par huissier au curé de Longueuil.47 À l'automne de la même année, Ulric avoue qu'il a écrit quelques requettes des habitants de Mouillepied à leurs instances parce que dans sa paroisse il ne se trouvoit personne en état de leur rendre ce service faute de scavoir escrire et leur avoir permis de se plaindre de la violence extrême qu'on leur faisoit [...] [mais] ne passera jamais, pour les avoir révolté leur aiant dit aussi positivement qu'il l'a fait qu'ils devoint commencer par obéir à touts les ordres qui portoint le nom de sa Majesté, mais qu'ils pouvoint faire des protestations de violence.48
Enfin, quelques jours plus tard, le curé de La Prairie prête de nouveau sa plume et sans aucun doute ses arguments aux gens du Mouillepied qui adressent au ministre une requête pathétique dans laquelle ils rappellent leur appartenance à la paroisse de La Nativitéde-la-sainte-vierge et proclament, comme ils l'avaient fait à Collet dans des termes analogues : « nous ne sommes touts que d'une même et unique seigneurie, qui est celle de la prairie de Lamagdeleine, 44 Selon Lemoine (« Le rattachement », 63), le baron qui voulait faire construire une église de pierre voyait dans le rattachement du Mouillepied un bon moyen d'assurer à son curé des revenus plus substantiels. 45 Le 7 avril 1723, les habitants du Mouillepied avaient reçu la visite de l'huissier envoyé par le curé de Longueuil pour les sommer de fréquenter son église plutôt que celle de La Prairie. (Ibid., 22). 46 Barette, 8 avr. 1723, déclaration des habitants de Mouillepied, ANQM. 47 Lemoine, « Le rattachement », 25. 48 Mémoire du curé Ulric au comte de Morville, 10 oct. 1723, CnA, 45, fos311312, ANC. Cité par Lemoine, « Le rattachement », 35.
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sous un même capitaine de milice, [...] nous avons tous nos parents et amis dans laditte paroisse, [...] nous y trouvons un agrément et une facilité toutte particulière dy estre deservy pour le spirituel ».49 Cet épisode, qui prendra fin avec le départ d'Ulric, nommé à Varennes, illustre une fois de plus le rôle de conseiller et de mentor que le curé exerçait auprès des populations rurales qui lui étaient soumises. L'un des rares hommes du village et de toute la seigneurie à savoir parfaitement lire et écrire, à connaître toutes les familles et quelques-uns de leurs secrets par la confession qui en faisait leur juge, il pouvait imposer à ses fidèles une autorité morale et religieuse que lui reconnaissaient d'emblée les paroissiens et à laquelle il leur était difficile de se soustraire, surtout quand elle n'était pas contestée par le seigneur lui-même. C'est cette totale soumission et cette complicité religieuse et seigneuriale, évidente dans le cas présent, que les autorités coloniales dénonceront au ministre, quand l'intendant et le gouverneur lui écriront que les habitants du Mouillepied n'agissaient que « par complaisance pour le curé et les seigneurs »5° qui les avaient sollicités. L'espace paroissial de La Prairie ainsi réduit (mais si peu) en 1722 ne devait plus être modifié pendant une vingtaine d'années et personne ne s'en plaindra, semble-t-il. Il faut attendre 1744 pour que, sur les instances du curé et des seigneurs, l'évêque émette un mandement51 exhortant les habitants de la paroisse à bâtir deux églises, l'une dans la côte Saint-Philippe, à La Prairie, l'autre dans la côte Saint-Pierre, au Sault-Saint-Louis, qui allaient devenir le cœur des deux nouvelles paroisses Saint-Philippe et Saint-Constant. Contrairement à la décision prise en 1715, le geste de l'évêque ne heurtait personne cette fois, mais répondait simplement aux vœux du curé, en accord avec les seigneurs, qui était sans doute incapable de desservir en 1744 une population dont le chiffre avait plus que doublé en 20 ans. Le territoire qu'il devait couvrir pour son ministère n'était plus celui de 1722, depuis que la colonisation avait gagné de nouvelles côtes et s'était engagée, en suivant les rivières, dans l'arrièrepays et la partie occidentale de la seigneurie de La Prairie, au voisinage de celle du Sault-Saint-Louis. L'église de Saint-Philippe, établie sur le cours supérieur de la rivière Saint-Jacques et d'abord désignée sous le nom de Saint-Jean-François-Régis, rejoignait la po49 Voir la note 2. 50 Vaudreuil et Bégon au ministre, 14 oct. 1723, CnA, 45, f° 57, ANC. Cité par Lemoine, « Le rattachement », 43. 51 Mandement de Mgr de Pontbriand, 5 nov. 1744, AAQ, 12 A, registre des insinuations ecclésiastiques, vol. C, f° 187.
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pulation greffée autour des côtes Saint-Joseph, Saint-André, SaintJacques, Saint-Marc et Saint-Philippe, toutes ouvertes au peuplement entre 1712 et 1734. L'église de Saint-Constant, élevée dans la partie orientale de la seigneurie du Sault-Saint-Louis, que les Jésuites avaient progressivement occupée au xvm e siècle, pouvait desservir les paroissiens des deux seigneuries qui occupaient un espace mal défini, mais se résumant pour l'essentiel au territoire drainé par les rivières Saint-Régis et Saint-Pierre et à une partie du bassin de la rivière de la Tortue. La création d'une paroisse peuplée de Français au sein d'un fief réservé en principe à la population indienne officialisait sur le plan religieux une occupation que les seigneurs de La Prairie avaient autorisée depuis une quarantaine d'années. Aussi les Jésuites ne manqueront pas de citer ces faits au gouverneur Gage en 1762, en lui rappelant que les autorités coloniales y avaient souscrit. Pour mettre en œuvre ce double projet, l'évêque obligera quelques habitants des deux seigneuries à faire don d'une partie de leurs terres52 pour réunir les 16 arpents nécessaires à la construction des églises et des presbytères. À l'instar de ce qui s'était fait à La Prairie en 1704—1705, les paroissiens ont dû aussi participer aux frais qu'on leur a imposés et les minutes notariales précisent aussi tard qu'en 1757 le montant que chacun a versé.53 Participation qui ne s'est pas toujours faite de bon gré comme en 1704, puisque le grand vicaire, chargé d'examiner les comptes de la fabrique de La Prairie en 1749 et qui devait appréhender certaines réticences, commandera aux syndics de la paroisse Saint-Pierre de prendre toutes les mesures « par devant qui il appartiendra » pour obliger les habitants de La Tortue à contribuer à la construction de l'église et du presbytère « s'ils refusoient de le faire amiablement ».54 L'église de Saint-Constant sera bénie en 1750 et ses registres paroissiaux s'ouvriront deux ans plus tard. Son curé desservira jusqu'en 1756 la paroisse SaintPhilippe dont les premiers événements démographiques sont consignés en i753- 55 52 Barette, 8 déc. 1744, cession de terre pour la nouvelle église de la côte SaintPierre; ibid., 19 déc. 1744, cession de terre pour la nouvelle église de la côte SaintPhilippe, ANQM. 53 Parmi tant d'autres exemples : Hodiesne, 28 juil. 1752, vente de Jean-Baptiste Giroux à Louis Charbonneau où il est mentionné que l'acheteur doit payer 18 livres pour la construction de l'église et du presbytère de Saint-Philippe, charge qui pèse sur la terre vendue; Lalanne, 5 juin 1757, vente de François Brousseau à Vincent Robert dans laquelle l'acheteur doit acquitter les frais pour la même église. Ces deux contrats sont déposés aux ANQM. 54 Registres de la fabrique de La Prairie, 1749, APLP. 55 Voir à ce sujet, Lefebvre, « Saint-Constant-Saint-Philippe de Laprairie », 125-158.
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La paroisse de La Nativité-de-la-sainte-vierge et Saint-FrançoisXavier avait été découpée à trois occasions dans la première moitié du xvm e siècle. Même ramenée à des proportions plus modestes, elle occupait toujours à la fin du Régime français un territoire considérable qui obligeait le curé de Lignery à se déplacer aussi bien vers la côte Saint-Lambert, la rivière de la Tortue que dans les profondeurs de la seigneurie à la hauteur de la rivière L'Acadie, distante dans son point le plus éloigné d'une quinzaine de kilomètres de son église. Cette réalité géographique laisse supposer un encadrement religieux assez lâche et une pratique irrégulière. Les Jésuites, revenus à La Prairie en 1842 et curés d'une paroisse plus populeuse, il est vrai, mais qui avait été de nouveau réduite dans la première moitié du xix e siècle, pouvaient toujours écrire : Pour parcourir notre vaste paroisse, il faut cinq ou six jours. Car les habitans bâtissent leurs maisons chacun à l'extrémité de sa terre; en sorte que la population est échelonnée, dans tout le contour de la paroisse, jusqu'aux extrémités des concessions. Ce système de répartition et d'habitations serait assez favorable sous certains rapports à la moralité des peuples, mais il entraîne des inconvénients très graves et inévitables. Il faut être pauvre pour aller à pied; la voiture d'hiver (sans roues) ou celle d'été est le véhicule nécessaire de tout Canadien. S'agit-il de la messe du dimanche? une famille placée à une lieue, à deux lieues et plus de l'église, attelle sa voiture et envoie 4 ou 5 personnes à la messe : le reste récite religieusement le chapelet à la maison ; et le dimanche suivant c'est à ceux qui ont gardé d'aller aux offices [...]. Les catéchismes sont, pour les enfants pauvres et éloignés, d'une difficulté extrême [...]. De là il suit que l'instruction de l'enfance et du peuple n'est ni ne peut être que très imparfaite. Le soin des malades a aussi ses embarras. Les familles viennent chaque fois chercher le curé; et ce n'est pas chose commode de lire les leçons de son bréviaire dans ces longues courses. Car les voitures d'été toujours très légères et conduites par les chevaux lestes du pays volent à travers les cahots et vous donnent des soubresauts continuels. L'hiver est trop rigoureux; les deux saisons intermédiaires vous traînent dans l'eau et la boue.56 LA F A B R I Q U E
Aussi bien en France qu'en Nouvelle-France, la gestion matérielle de la fabrique qui assure les besoins du culte et l'entretien des édifices religieux revient à la communauté des fidèles. Ceux-ci réunis en assemblée, habituellement au début de chaque année, élisent les 56 Père Tellier, 30 janv. 1844, dans Cadieux, Lettres, 156-157.
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marguilliers qui, pendant la durée de leur mandat, touchent les revenus et règlent les dépenses. Il est possible de suivre l'histoire de la fabrique de La Prairie et de son administration à travers les livres de comptes que les marguilliers ont tenus et qui sont aujourd'hui déposés au presbytère de la paroisse.57 Riche corpus qui, en dépit de ses lacunes, nous invite avec les minutes notariales à reconstituer la gestion d'une paroisse en milieu colonial sur près de trois quarts de siècle. L'organisation de la fabrique à La Prairie coïncide avec l'arrivée des Sulpiciens à la cure en 1686. C'est en effet à cette date que l'on retrouve dans le devis de construction de l'église de bois la mention des premiers marguilliers qui rendront, en 1687, des comptes succincts et déficitaires à la mesure d'une administration besogneuse engagée dans des travaux nécessaires que supporte mal la maigreur de ses revenus. En cette fin du xvn e siècle troublée par la guerre est mis en place un mode de gestion qui ne connaîtra ensuite que de modestes ajustements. Deux marguilliers, toujours choisis au sein des plus anciennes familles de la seigneurie, sont élus en début d'année à la pluralité des voix par l'assemblée des paroissiens (les plus notables et les plus intéressés sans doute), convoquée par le curé à l'issue de la messe dans la salle presbytérale. Il faut attendre le début des années 1730 pour que s'ajoute un troisième marguillier spécialement chargé de toucher les vieilles dettes actives de la fabrique et de s'occuper de la décoration des chapelles, depuis peu ajoutées à l'église de pierre.58 L'administration ainsi élue doit, à la fin de chaque année, présenter à l'assemblée des paroissiens, à laquelle assistent le curé et quelques anciens marguilliers, les comptes détaillés de recettes et dépenses que pourront ensuite approuver l'évêque et son délégué lors de leur visite. Pratique qui n'a pas toujours été parfaitement suivie et que doit rappeler à l'occasion le grand vicaire au moment de son passage dans la paroisse. De 1687 à 1760, soit entre la date où s'ouvrent les registres et le terme de notre enquête, les marguilliers ont négligé ou refusé 14 fois de présenter les comptes et ces négligences ou refus ont tous eu lieu avant 1717, date à partir de laquelle l'état des recettes et dépenses sera établi sans faille jusqu'à la fin du Régime français. Ces omissions dans un ensemble sériel d'une remarquable densité 57 Nous y avons trouvé 3 volumes de Cahiers des délibérations et comptes de la fabrique de La Prairie. 58 Ces renseignements sont extraits d'une assemblée tenue par le curé Jorian le i er janvier 1729 et dont le procès-verbal a été reproduit dans le premier volume des comptes de la fabrique.
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trouvent peut-être leur explication dans la période troublée qui à La Prairie a précédé la paix de 1701. La population s'agite, quelques paroissiens quittent la seigneurie pour gagner un refuge plus sûr et la vie sociale et économique en général est perturbée par la menace iroquoise qui laisse peser sur La Prairie une incertitude dont elle ne se libérera seulement qu'au début du xvm e siècle. Les marguilliers eux-mêmes sont touchés par la conjoncture militaire et Jean Cailloud qui rend le premier compte en 1687 se sent obligé d'ajouter à la fin de son bilan : « si en cas l'on trouve quelque erreur au présent conte que l'on fasse assembler pour voir ce qu'un chacun pourroit avoir donné suivant leur conscience du temp qu'il [le marguillier] étoit commandé pour le roi tout l'été pour aler à Cataracouy ».59 Les années suivant la conciliation de 1701 sont, quant à elles, marquées par la querelle qui a pris naissance autour du patronage de l'église de pierre. Cet événement a profondément troublé la vie religieuse à La Prairie et les marguilliers qui appuient les seigneurs dans cette affaire ont refusé pendant quelques années (c'est Vilermaula qui l'écrit dans son mémoire) de rendre les comptes que leur commandait le curé. Refus qui, semble-t-il, se prolongera jusqu'en 1710, après le départ de Vilermaula. Celui-ci avait, en effet, laissé pendant quelque temps la paroisse sans curé résidant et la fabrique confondue par tant d'agitations. Fait révélateur, c'est avec le retour des Jésuites en 1717 (venus comme suppléants pour quelques mois seulement) à la cure de La Prairie, occupée ensuite par des séculiers, que les marguilliers vont de nouveau accepter, sans interruption jusqu'en 1760, de procéder à la reddition des comptes de la fabrique avec beaucoup de retard quelquefois et pas toujours selon les formes prescrites. En effet, dans la dizaine de visites qu'ils ont rendues aux marguilliers de La Prairie, qui ne devaient pas toujours les recevoir avec beaucoup d'enthousiasme, les évêques et les archidiacres ne cesseront de leur rappeler, entre 1698 et 1739, les normes qu'il fallait suivre dans la bonne gestion de la fabrique. À maintes reprises, ils sont contraints d'inscrire aux registres qu'il importait de mettre les comptes en ordre, de les faire arrêter par les marguilliers anciens et nouveaux, de ne pas les porter sur des feuilles volantes et de les présenter chaque année sans retard. Aussi tard qu'en 1739, le grand vicaire est forcé de dénoncer l'incurie des marguilliers qui négligent encore fréquemment de rendre chaque année les comptes. En outre, à quatre occasions entre 1723 et 1739, il les exhortera sans succès à acheter 59 Registres de la fabrique de La Prairie, 1687, APLP.
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un coffre à double serrure pour y ranger les papiers, les contrats et les comptes de l'église. Rituel60 à l'appui, auquel ils se réfèrent sans cesse, les délégués de l'évêque manifestent cependant une autorité plus ferme à partir de 1730. Dans des ordonnances consignées aux registres, ils menacent les marguilliers de représailles et chargent le curé, responsable de l'exécution de leurs instructions, de les en informer par lettre à Québec. Fermeté qui a porté ses fruits puisque, lors des deux dernières visites de l'évêque et de son archidiacre, en 1742 et 1749, il n'est fait aucun rappel des exigences antérieures et tous les deux, dans des textes laconiques, se bornent à approuver les comptes courants. La fabrique de La Prairie jouissait de revenus de sources diverses dont l'ampleur s'est progressivement accrue sous le Régime français. En France, les revenus des fabriques sont d'origine à peu près identique dans toutes les paroisses. Ils comprennent en premier lieu le produit des quêtes et des offrandes qui, négligeables dans les petites paroisses, peuvent se révéler fructueuses dans les plus importantes d'entre elles. Mais là n'est pas habituellement l'essentiel, puisque les fabriques sont aussi propriétaires de biens-fonds, petits lopins de terre dispersés sur le territoire de la paroisse et donnés à ferme, constitués au fil des siècles par les legs pieux et qui sont en général d'un rapport plus assuré que les quêtes. Enfin, la meilleure part des revenus est normalement fournie par les rentes qui ont été léguées à la fabrique à charge d'obits et de fondations diverses. La plupart sont des rentes foncières levées sur de minuscules pièces de terre ou des immeubles. À La Prairie, le modèle est différent, aussi bien dans la nature des sources que dans leur proportion respective par rapport au budget total des recettes. À une occasion près et pour très peu de temps, la fabrique de La Prairie n'est propriétaire d'aucun bien foncier qu'elle peut bailler à ferme. À part l'arpent concédé par les Jésuites en 1705 qu'occupent l'église et le cimetière et auquel se sont ajoutées plus tard quelques perches, elle ne possède dans la seigneurie aucune terre à la fin du Régime français. Un court moment, elle a joui d'une concession de 60 arpents à la côte Saint-Joseph qui lui avait été léguée par testament.61 Geste singulier, exceptionnel dans l'histoire de La Prairie, dont l'auteur était un panis christianisé qui avait cependant ordonné dans sa donation que la terre, les bâtiments et tout le mobilier soient vendus pour défrayer en partie les coûts du retable 60 La Croix de Chevrière de Saint-Vallier, Rituel du diocèse de Québec. 61 Barette, 30 nov. 1736, testament de Louis Leduc, ANQM.
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de l'église que la fabrique avait décidé d'ajouter en 1736. Donnée à bail quelques années, la terre de Louis Leduc est vendue 2 250 livres en 1742,62 somme qui autorise les marguilliers à verser les salaires réclamés par le sculpteur chargé de monter le retable. La fabrique n'est pas davantage rentière que propriétaire. Nous n'avons trouvé, sauf erreur, que deux exemples où des habitants vont constituer des fonds pour garantir des rentes de fondation. La première fois, quand Julien Averty, marguillier, lègue à l'église, en 1687, 900 livres63 dont une partie servira plus tard, à la suite d'un procès avec ses héritiers qui nécessitera deux ordonnances de l'intendant Champigny,64 à fonder à perpétuité des messes pour le repos du défunt. La dernière fois, lorsque Pierre Gagné, capitaine de milice de la côte Sainte-Catherine, âgé de 77 ans, va trois ans avant sa mort réunir un capital de 500 livres qu'il léguera à la fabrique et dont le revenu de 25 livres pourra chaque année et à perpétuité alimenter en huile la lampe du sanctuaire.65 Les paroissiens de La Prairie n'inscrivent pas leur générosité dans le long terme et ne la garantissent pas davantage sur des biens immeubles. Ils préfèrent à des fondations qui hypothéqueraient leurs terres ou affaibliraient un capital en argent habituellement réduit et dont ils sont avares des offrandes en liquide ou en nature n'engageant que leurs biens mobiliers et le temps court de l'année à l'intérieur duquel ils sont fréquemment sollicités. Aussi les quêtes qui ont lieu chaque dimanche dans l'église, celles qui sont commandées lors des fêtes les plus importantes, et surtout celle de l'EnfantJésus que répètent chaque année au début de janvier curé et marguilliers, constituent-elles habituellement, avec les rentes de bancs, les rentrées les plus substantielles au chapitre des recettes. Ces différents postes représentent généralement entre le tiers et la moitié, quelquefois plus, des revenus annuels de la fabrique qui va chercher le reste dans les offrandes de messes, de cierges, dans les enterrements et les services commémoratifs. Le 27 février 1731, Pierre Senécal, premier marguillier pour 1729, présente avec un an de retard au curé Jorian la recette qui s'élève à i 121 livres. De cette somme, 332 livres proviennent des surplus de 1728, 186 livres des rentes de bancs, 157 livres de la quête de l'Enfant-Jésus et 20 livres des quêtes dans l'église. Quêtes et bancs représentent 32,3 % du total
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Ibid., 5 août 1742, vente par la fabrique de La Prairie à Jean-Baptiste Giroux. A. Adhémar, 15 sept. 1687, donation de Julien Averty à Jean Cailloud, ANQM. Ordonnances de l'intendant Champigny des 12 janv. 1688 et 13 sept. 1700, ANQQ. Barette, 28 déc. 1723, testament de Pierre Gagné, ANQM.
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et, si l'on excepte l'excédent de l'année antérieure, ils atteignent 46 %. À la recette de 1737, les mêmes sources occupent 45,5 % de la masse et 50,1 % en défalquant le supplément de 1736. En 1750, surplus en moins, elles atteignent 60 %, et finalement, après 1756, année qui marque le début de la guerre de Sept Ans, au cours de laquelle on procède dans la paroisse à des quêtes spéciales, elles dépassent les 70 % et 80 %. Ces chiffres justifient l'attention toute comptable que les marguilliers de La Prairie ont portée aux principales sources de revenus de leur fabrique. Des bancs concédés à rentes dont ils tiraient pas mal d'argent, ils ont pris soin d'augmenter le nombre au cours du xvni e siècle et d'en assurer une meilleure gestion. Entre 1720 et 1760, leur total passe de 36 à 75, puis à 92, sommet atteint en 1742, année où on occupe le jubé. À partir de 1721, la fabrique, qui jusquelà devait attribuer ses bancs verbalement ou sous seing privé, prend l'habitude d'en dresser contrat devant le notaire du lieu, Guillaume Barette. Son greffe contient 35 de ces concessions de bancs que l'on paie entre 15 et 30 livres (selon la proximité de l'autel) et pour lesquels il faut verser chaque année 50 sols de rente. Rentes que les marguilliers ont du mal à percevoir régulièrement, puisque les paroissiens ne paient pas mieux leurs redevances de bancs que les censitaires leurs rentes seigneuriales. À quatre reprises, entre 1730 et 1742, l'archidiacre et l'évêque, venus examiner les comptes de La Prairie, déplorent ces arrérages de rentes trop nombreux et commandent aux marguilliers, après trois sommations, de reprendre les bancs chargés d'arrérages qui seront ensuite criés et offerts aux enchères. Il y a sans aucun doute, à partir des années 1730, une rigueur nouvelle manifestée par les autorités ecclésiastiques qui est contemporaine de celle que l'on a déjà observée chez les autorités civiles et seigneuriales. On retrouve à cette époque du xvni e siècle comme un commun accord des pouvoirs civils et religieux pour resserrer les méthodes de gestion et durcir les modes de perception. Aux rentes de bancs s'ajoute chaque année le produit des quêtes dans l'église que les marguilliers appellent quelquefois les petites quêtes pour les distinguer de la plus importante, celle de l'EnfantJésus. Cette dernière constituait avec les rentes de bancs la principale recette de la fabrique. Elle supposait un important déploiement d'efforts et une bonne organisation pour recueillir et revendre les marchandises offertes par les habitants. Moment solennel dont on peut suivre les traces dans les registres et que n'oublient pas de consigner les marguilliers qui s'intéressent au même titre que le curé à cette quête du début de l'année sur laquelle se fondait le plus clair du revenu de la fabrique. Les Jésuites, de retour à La Prairie dans la
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première moitié du xix e siècle, nous ont laissé de cette pratique une description qui doit s'accorder avec celle que l'on pourrait imaginer un siècle plus tôt à la lumière des détails que contiennent les livres comptables. Une des corvées les plus solennelles du curé canadien, écrit le Père Tellier, mais qui est en même temps pour lui une occasion de zèle et le moyen le plus sûr de connaître ses ouailles, est ce qu'on nomme la quête de l'enfant Jésus. Après Noël et plus ordinairement au commencement de janvier de chaque année, le curé, accompagné des trois marguilliers de l'œuvre, parcourt toutes les maisons de la paroisse, et reçoit les offrandes que fait la piété des fidèles à la fabrique. Le marguillier en charge conduit le Curé dans sa voiture et reçoit les aumônes en argent et en nature ; les deux autres marguilliers le suivent avec leurs traîneaux et charrient le bled, les pois, l'orge, l'avoine, le sarrasin, le maïs, le lard, les chandelles qu'offrent les fidèles. Le tout est ensuite vendu à l'encan au profit du coffre de la fabrique [...]. Or pour se former une idée de cette course annuelle, il faut penser que le froid monte quelquefois de 25 à 30 degrés et qu'il est souvent audessus de 20; que l'on voyage toujours en voiture découverte.66
Cette cérémonie devait se résumer à peu de chose dans une petite paroisse peu peuplée, mais revêtait à La Prairie une solennité dont rendent compte les dimensions du territoire à couvrir, le chiffre de la population et l'importance des revenus qui lui était attachée. À la fin du Régime français, avant la création des deux nouvelles paroisses de Saint-Constant et Saint-Philippe, le curé de Lignery, accompagné
des marguilliers, parcourait presque toute la seigneurie de La Prairie, visitait à peu près 300 feux et recueillait annuellement en argent, en blé, en pois et en lard (seuls produits qui, d'après les comptes de la fabrique, sont offerts) environ 300 livres dont l'essentiel provenait toujours du blé que la fabrique vendait quelquefois au roi, faisait porter à Montréal ou, plus souvent sans doute, criait à l'enchère. À partir de 1720, époque où l'on précise davantage dans les registres les quantités recueillies et la valeur sur le marché des marchandises données par les habitants, les comptes de la fabrique de La Prairie se lisent comme une véritable mercuriale où, chaque année, le marguillier chargé de dresser le détail de la recette doit connaître et consigner le prix courant des différentes denrées ramassées dans la paroisse qu'il a ensuite l'obligation de stocker et de revendre. Le total de cette quête témoigne, bien sûr, de la richesse des paroissiens, 66 Père Tellier, 30 janv. 1844, dans Cadieux, Lettres, 156.
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mais également de leur générosité qui est cependant tributaire des quantités de blé récoltées dont, dans certains cas, la quête de l'EnfantJésus peut servir d'indicateur. Ainsi, les mauvaises récoltes de 1736— 17376"7 se traduisent dans des faibles collectes de 24 minots de blé en 1737 et 14 minots et demi en 1738. En 1743, année où « les chenilles mangèrent tout grain et foin » 68 à La Prairie et au cours de laquelle les paroissiens eurent recours au grand vicaire qui envoya au curé les pouvoirs nécessaires pour « conjurer ces insectes », la récolte fut presque nulle. Quand les marguilliers se présentèrent chez les habitants au début de 1744, ils ne recueillirent qu'une vingtaine de minots. En revanche, de bonnes récoltes comme celles de 1739 et 1740 laissent apparaître aux comptes de 1740 et 1741 87 et 144 minots de blé. En ce sens, la vie paroissiale de La Prairie se conjugue souvent au même temps que la vie économique de la seigneurie, puisque l'une dépend de l'autre et que les deux se lisent souvent en parallèle. Avec ces revenus, il fallait d'abord assurer le service divin. Chaque année, on devait payer le curé ou le desservant pour les messes de fondation, le vin et le casuel principalement constitué par les mariages et les enterrements. On payait aussi les « sœurs de Montréal » qui fournissaient les cierges, les chandelles et les hosties, celles de La Prairie qui blanchissaient et raccommodaient le linge liturgique, le bedeau enfin qui recevait pour ses divers services une cinquantaine de livres qu'on lui versait souvent en blé. Parmi les dépenses régulières figuraient aussi un peu de charbon, de la cire et de menus objets nécessaires à l'entretien de l'église. Les recettes de l'œuvre et de la fabrique servaient ensuite à l'achat et à l'entretien des ornements, du linge et des vases sacrés. C'étaient là des dépenses plus considérables que les premières dont l'importance devait croître avec la paroisse et que l'évêque et l'archidiacre allaient autoriser et encourager lors de leurs visites. Finalement, les charges les plus lourdes provenaient des travaux de construction, d'entretien et d'embellissement de l'église qui devaient occuper les marguilliers pendant tout le Régime français et les obliger à débourser plusieurs dizaines de milliers de livres afin de maintenir en bon état et décorer un édifice, celui de 1705, appelé à servir au culte jusqu'en 1840. Les recettes et les dépenses de la fabrique de La Prairie dont on peut suivre le mouvement entre 1687 et 1760 (sauf pour quelques années) s'accordent avec le développement de la seigneurie et en 67 Lunn, Développement économique, 63. 68 J.-B. Adhémar, 13 juil. 1750, compte de tutelle de Toussaint Bétourné, ANQM.
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adoptent le rythme. À cet égard, les livres de comptes des marguilliers reflètent parfaitement les progrès de la colonisation, l'avance du peuplement et l'évolution de la richesse dans une seigneurie qui demeure au xvm e siècle l'une des plus peuplées du gouvernement de Montréal. La recette qui totalise 56 livres en 1687, à l'ouverture des registres de la fabrique, dépasse pour la première fois le millier de livres en 1718, excède les 2 ooo livres en 1742 et atteint en 1758 le chiffre de 3 365 livres. Les dépenses qui se montent à 208 livres en 1687 rejoignent le millier de livres en 1725, les 2 ooo livres en 1742 et les 3 ooo livres en 1758. Jusqu'en 1717, les marguilliers ont beaucoup de mal à équilibrer le budget et à sept reprises (sur les 13 années entre 1687 et 1717 où il est possible de connaître les comptes exacts) celui-ci est déficitaire. La fin du xvn e siècle est une période difficile pour la seigneurie secouée par la guerre qui bouleverse la vie économique et sociale de ses habitants. La fabrique qui ne compte que sur de faibles rentrées, irrégulières de surcroît, doit absorber les coûts d'une organisation religieuse à créer de toutes pièces. Il faut construire une église, celle de 1686, la meubler, loger le curé et mettre en place toute une infrastructure. C'est dans ce contexte que se développe l'affaire Aumart qui opposera la fabrique aux seigneurs de La Prairie. Épisode unique dans l'histoire de la paroisse et dont les tenants et aboutissants rendent compte des problèmes financiers auxquels sont confrontés les marguilliers en cette fin du xvn e siècle. Un habitant de la seigneurie, Claude Aumart, avait été fait prisonnier par les Iroquois à la fin de l'été 1690 et emmené captif dans leur village où il avait ensuite été conduit au poteau et brûlé vif par ses ravisseurs. Après sa mort, les Jésuites réunissent au domaine les deux terres qu'il possédait en bordure de la rivière Saint-Jacques et, en 1692, ils les vendent 600 livres au meunier Denis Brousseau.69 Deux ans plus tard, Pierre Gagné et Pierre Bourdeau, marguilliers, écrivent à Québec au père Bruyas, supérieur des missions jésuites.70 Ils lui confessent qu'ils sont « accablés de la guerre et bientost réduis aux abois ». Forts de l'appui de leur curé, Louis Geoffroy, Sulpicien, ils réclament une copie du testament que Aumart aurait dicté au père Millet, présent à son supplice, dans lequel il aurait fait don de la moitié de ses biens 6g Basset, 17 sept. 1692, vente par les Jésuites à Denis Brousseau, ANQM. 70 Pierre Gagné et Pierre Bourdeau au père Bruyas, 25 oct. 1694, fonds « Biens des Jésuites », ANQQ.
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à l'église de La Prairie. Les Jésuites refusent de reconnaître la donation du défunt et de rendre à la fabrique les biens réclamés. Cela va obliger les marguilliers quelques mois plus tard à présenter au lieutenant général de Montréal une requête71 pour faire annuler la vente de 1692. La requête est signifiée aux Jésuites deux jours plus tard72 et débouche sur un procès qui leur donnera raison.73 Non sans que les Jésuites aient eu auparavant le temps d'impliquer le curé de la paroisse et la liberté de déclarer au magistrat que « la lettre et la requeste [...] [avaient été] escrites de la mesme main de monsieur Geoffroy leur curé et très probablement composées par le mesme ». 74 Les marguilliers n'ont rien gagné dans cette affaire qui rappelle à certains égards celles de 1705 et 1722, années où les curés de La Prairie avaient prêté leur plume aux habitants pour s'opposer aux seigneurs ou faire valoir leurs prétentions. Ils ont tout perdu, le procès qui leur a coûté 6 livres, leur curé obligé de quitter La Prairie à l'automne 1695 et l'espoir d'augmenter la recette de 1695-1696 inférieure de 300 livres aux dépenses portées sur le registre. La période qui suit et s'ouvre sur le xvm e siècle est contemporaine de la construction de l'église de pierre édifiée en 1704—1705. Phase qui, pour des raisons différentes, est tout aussi exigeante que la première, puisque l'église de Vilermaula a nécessité des dépenses importantes dont témoigne le déficit des comptes pendant plusieurs années. Il a fallu pour alimenter les recettes compter non seulement sur l'aide de l'évêque, des seigneurs et des habitants, mais également sur la générosité du curé Gashier qui, en l'espace d'une dizaine années (1708-1717), va débourser plus de 8 ooo livres pour réparer, meubler, décorer l'église et faire élever un nouveau presbytère.75 Il faut attendre 1717 pour que soient totalement absorbés les coûts de ce bâtiment. Dorénavant, jusqu'à la fin du Régime français, excepté en 1756, les marguilliers pourront présenter chaque année un état de compte qui portera un excédent. À partir des années 1720, soutenue par une population plus nombreuse qui assure son financement, libérée des contraintes financières qui ont pesé sur elle depuis le début de son histoire, la fabrique va consacrer jusqu'en 1760 le plus clair d'un budget excédentaire 71 72 73 74 75
Elle est datée du 16 mars 1695, ibid. Signification du 18 mars 1695, ibid. Dossier pour le procès du 22 mars 1695, ibid. Ibid. Mémoire de ce que le curé Gashier a donné à l'église de La Prairie, 22 sept. 1717, Registres de la fabrique de La Prairie, APLP.
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en constante progression à entretenir, embellir, décorer et agrandir l'église de pierre du village, cœur de la vie collective à La Prairie. Les débuts difficiles de la période pionnière font place à des temps heureux où l'on s'inquiète moins de la survie de la paroisse et de la rentrée des recettes que de la qualité des travaux que l'on effectue à l'église et de la splendeur des objets que l'on achète pour mieux l'orner. Différents événements, tous centrés sur l'église de 1705, balisent l'histoire de la fabrique au xvm e siècle et illustrent les possibilités nouvelles qui s'ouvrent à elle depuis l'élan prometteur des années 1720 matérialisé dans un budget dont les recettes atteignent le millier de livres. En 1722, la même année où l'on délimite le territoire de la paroisse on fait venir de Montréal en barque une cloche pesant 180 livres qui a coûté à la fabrique plus de 300 livres, somme en partie fournie par le curé Ulric. L'année suivante, l'archidiacre, de passage à La Prairie, ordonne d'augmenter le linge liturgique et de faire un confessionnal et une sacristie.76 En 1725, Pierre Sarault, maître maçon
de Montréal, reçoit le contrat pour ajouter à l'église deux chapelles carrées.77 Onze ans plus tard, rassurée par un budget qui depuis 20 ans n'a pas connu de déficit, la fabrique de La Prairie, appuyée par le curé, le premier capitaine de milice, François Leber, et ses officiers dont la présence est requise pour approuver une décision aussi fondamentale, confie à Paul Jourdain, dit Labrosse, maître sculpteur de Montréal, le soin de faire un retable comprenant en son milieu un tabernacle et un lambris qui unira le maître-autel aux coins des chapelles intérieures.78 Le contrat l'oblige aussi à refaire le plafond des chapelles en forme de voûte et à sculpter une nouvelle balustrade. Œuvre d'art que Jourdain mettra une vingtaine d'années à terminer (le retable est apporté de Montréal en 1743 et le tabernacle en 1747, mais l'artiste y travaille jusqu'en 1756) et qui obligera la fabrique à lui verser, entre 1736 et 1756, la somme de 5 055 livres en argent, en blé et en lard.79 Quand le chiffre des recettes dépasse 2 ooo et 3 ooo livres, les dix dernières années du Régime français sont témoins de l'achat de divers ornements dont les prix individuels, il est vrai quelquefois gonflés par l'inflation, excèdent la plupart du temps le total annuel de la recette que la fabrique pouvait afficher 76 Visite de l'archidiacre, 27 juin 1723, Registres de la fabrique de La Prairie, APLP. 77 David, 26janv. 1725, marché entre Jacques Moquin, marguillier, et Pierre Sarault, maître maçon, ANQM. 78 Barette, 6 mai 1736, marché entre les marguilliers de La Prairie et Paul Jourdain, ANQM. 79 Compte payé à Labrosse, 1736-1756, Registres de la fabrique de La Prairie, APLP.
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au xvn e siècle. En 1750, on fait dorer le tabernacle pour 224 livres; en 1752, on verse aux « sœurs de Montréal » 359 livres pour la chape qu'elles ont confectionnée; l'année suivante, c'est 600 livres qu'il faut payer pour six chandeliers, une croix d'autel et des boîtes en argent; en 1758, le voile de tabernacle que l'on achète à Montréal coûte 200 livres, et enfin, Jacques Surprenant, marguillier, inscrit en 1759 une dépense de 480 livres pour divers articles en argent et les tableaux des deux chapelles de l'église. Parallèlement à ces dernières dépenses contemporaines de la guerre de Sept Ans, les recettes de la fabrique peuvent compter sur un nombre plus important de messes solennelles célébrées par le curé de Lignery et sur des quêtes exceptionnelles annonçant la fin d'un régime qui est imminente. Entre le moment où l'on avait érigé l'église de pierre et le compte succinct que rendra en 1760 le marguillier Antoine Aimard, la fabrique avait englouti dans cet édifice, qui fera l'admiration de Kalm8° et des autres voyageurs, quelques dizaines de milliers de livres à la mesure du symbole qu'elle représentait et de la place qu'elle occupait dans la vie sociale et religieuse des habitants de La Prairie. De ce tableau descriptif que nous avons dressé de l'histoire paroissiale se dégagent cependant quelques lignes de force qui doivent peu à la sociologie religieuse, mais davantage à une forme d'histoire religieuse plus classique à laquelle nous avons été réduit par la qualité de la documentation. Faute d'avoir pu identifier avec précision la nature du sentiment religieux à La Prairie, faute d'avoir été capable de mesurer la fréquence des dévotions collectives et des pratiques individuelles, nous avons été toutefois en mesure de reproduire la trame de la vie paroissiale articulée essentiellement autour des trois pôles qui ont guidé cet exposé : les églises, l'espace paroissial et la fabrique. À travers cette triple grille et bien au-delà des querelles de patronage qui, pendant quelques années, ont agité la paroisse et opposé Jésuites et Sulpiciens, c'est toute l'histoire de la seigneurie que nous avons revue. La succession des églises, le découpage progressif du territoire paroissial et la gestion de la fabrique que nous avons pu suivre selon l'ordre chronologique, dépendent du développement social, démographique et économique avec lesquels ils s'accordent. À tous les paliers, les dates coïncident et se rejoignent pour baliser les étapes capitales d'une histoire qui est indissociable.
80 Voyage de Pehr Kalm, 179.
CHAPITRE CINQ
Les solidarités
Les cadres territoriaux ainsi délimités, c'est au sein de la seigneurie et de la paroisse qu'il faut maintenant repérer, identifier et analyser l'essentiel des solidarités présentes à La Prairie. En effet, c'est à l'intérieur d'un espace réduit, limité aux 120 km 2 que couvrent la seigneurie et la ou les paroisses dont nous avons pu fixer les limites, que s'expriment et s'épanouissent le plus clair des solidarités paysannes dont il est nécessaire de reconstituer le tissu. La documentation inégale en qualité et en quantité nous a cependant obligé à faire un choix dont témoigne le contenu de ce chapitre. Des solidarités spirituelles bien étudiées en France et souvent confondues avec les multiples confréries qui en constituent les assises premières, il y a peu à dire ici puisque les textes qui auraient pu en livrer les manifestations les plus révélatrices sont trop peu nombreux. Aucun des archidiacres appelés, surtout au xvui e siècle, à vérifier les livres de comptes de la fabrique et à juger de la qualité des lieux de culte et des ornements sacerdotaux n'a témoigné de la pratique des habitants de La Prairie ni des formes diverses qu'elle pouvait revêtir. Aucun curé, pas même Jacques Marchand de Lignery qui exerça pourtant son ministère pendant plus de 40 ans (1731-1775) dans la paroisse de La Nativité-de-la-sainte-vierge et fut pendant ce long exercice un témoin fidèle, n'a laissé de mémoire ou de notes pour décrire le sentiment religieux collectif des paroissiens. Aucun voyageur (ils ont été nombreux à visiter la seigneurie des Jésuites avant 1760 et les plus illustres sont Kalm et Franquet) n'a commenté cet aspect. Ils ont davantage décrit la flore et les fortifications que les manifestations les plus visibles d'une sociabilité à laquelle ils étaient indifférents. Tout au plus, est-il possible d'évoquer, grâce aux discrètes mentions que fournissent les registres de la fabrique, la présence dans la paroisse de la Confrérie du Saint-Rosaire, repérée
142 La Prairie en Nouvelle-France
ailleurs dans la colonie,1 qui réunissait au xvin e siècle autour d'Anne-Agnès Tessier leur trésorière, épouse de Jacques Moquin, principal propriétaire foncier de la seigneurie, les plus notables femmes de la paroisse. Des fêtes religieuses qui constituaient sous l'Ancien Régime l'une des formes les plus éclatantes de la sociabilité villageoise nous n'avons retrouvé qu'une seule trace, très modeste il est vrai, qui rappelle que le premier marguillier en 1751, Claude Ferras, a dépensé à même les fonds de la fabrique une somme d'argent non estimée pour le bois du feu de la Saint-Jean. Ces trop rares témoignages d'une sociabilité religieuse, qu'il est impossible de suivre ici, encore moins de mesurer, nous ont commandé d'emprunter d'autres voies plus susceptibles de nous livrer l'essence des solidarités que nous tentons de rejoindre. Soutenu par une abondante documentation sérielle, c'est donc à travers les alliances et les stratégies matrimoniales, au sein de la famille ellemême, somme toute, et à travers l'assemblée des habitants et la communauté villageoise réunies périodiquement qu'il faudra découvrir la nature des solidarités qui ont encadré la vie paysanne dans la seigneurie de La Prairie. LES ALLIANCES
La solidarité primitive, biologique et sociale, la plus naturelle qui concerne d'abord tout individu de sa naissance à sa mort, c'est la famille que vient instituer chaque fois le mariage, acte civil et religieux. À une époque où la puissance paternelle est reconnue et renforcée par la coutume, celle de Paris, toute orientée vers l'autorité masculine, on peut croire que le choix du conjoint faisait peu de place à la liberté des individus (même dans les classes populaires) et obéissait à un code non écrit dans lequel s'inscrivaient des stratégies maintes fois répétées dont le but était de renforcer la structure familiale, d'en assurer la parfaite cohérence et de protéger par divers moyens le patrimoine. Les sources
Cette étude s'appuie sur un corpus documentaire d'une rare qualité dont les mérites ont été de part et d'autre de l'Atlantique maintes fois soulignés. Le contrat de mariage, on l'aura deviné, constitue le document unique sur lequel repose cette analyse qui n'aura d'aui Cliché, « Les confréries », 497.
143 Les solidarités
torité que dans la mesure où la documentation notariée retenue ici sera suffisamment représentative de la population étudiée. À La Prairie, la preuve est concluante et rappelle une fois de plus la valeur de cet acte aux multiples vertus.2 L'opération statistique à laquelle nous nous sommes livré a nécessité un long dépouillement, un comptage serré et une confrontation rigoureuse. Le seul moyen de mesurer la représentativité du contrat de mariage consiste à établir la proportion entre le nombre de mariages comptabilisés à partir des registres paroissiaux et le nombre d'actes rédigés par les notaires. Il a donc fallu au départ dresser le total de tous les mariages célébrés dans les paroisses de La Nativité-de-la-sainte-vierge, Saint-Constant et Saint-Philippe et repérer dans tous les minutiers de notaires qui avaient exercé dans le gouvernement de Montréal sous le Régime français les contrats correspondants. Cette étude menée dans le plus grand détail entre 1670 et 1759 établit que pour 558 mariages bénis par les curés des trois paroisses retenues, 507 contrats ont été rédigés, soit une proportion de 90,9 %, chiffre éloquent que peu de provinces françaises ont atteint.3 Ce pourcentage élevé n'est cependant pas constant à travers toute la période envisagée. Si, au xvm e siècle, la concordance est presque parfaite (95,4 %) entre l'acte civil et l'acte religieux, elle l'est beaucoup moins au xvn e siècle, puisque des 48 mariages célébrés entre 1670 et 1699, 20 seulement (41,7 %) ont été précédés de visites chez le notaire. Le recours au notaire devient presque toujours habituel au-delà de cette date et est certainement encouragé à La Prairie par la présence après 1709 de Guillaume Barette, André Souste et Joseph Lalanne qui ont assuré jusqu'en 1760 un service continu. À La Prairie, la diffusion générale du contrat de mariage permet ainsi une étude de la nuptialité qui couvre tout l'éventail social au même titre que le registre paroissial dont il est le fidèle témoin. Ce document rejoint alors toutes les catégories sociales et est rédigé même dans les cas assez fréquents où le notaire n'aura à inscrire que les quelques livres en « habits et hardes » apportées en trousseau par la paysanne la moins fortunée. La conclusion du contrat, au domicile du notaire ou de la mariée, dans les quelques jours qui précèdent la bénédiction nuptiale, est donc une cérémonie préliminaire au 2 Valeur rappelée par Charbonneau dans Vie et mort, 100-103, 151-153. 3 Lavallée, « Les archives notariales », 388-389. Le mouvement saisonnier des contrats s'accorde par ailleurs avec celui de la nuptialité, et cela va de soi, puisque le contrat est habituellement établi dans les quelques jours qui précèdent le mariage. Janvier, février et novembre sont les trois mois où l'on rédigeait le plus de contrats; mars et décembre ceux où l'on en retrouve le moins dans les greffes de notaires.
144 La Prairie en Nouvelle-France
mariage religieux à laquelle participe la parenté des deux futurs époux, assemblée en plus ou moins grand nombre, selon l'importance numérique des familles réunies. Les mariages
L'exception et la norme. La très grande majorité des mariages étaient conclus dans des conditions normales entre des parents consentants agissant au mieux des intérêts et des convenances des deux familles sinon des deux futurs époux. Les cas particuliers ou aberrants ne doivent pas faire illusion; ils sont exceptionnels et se démarquent par rapport à un ensemble qui, au total, reprend toujours les mêmes intitulés. Il faut isoler les mariages pittoresques, ou qui unissent des familles de qualité sociale inégale, toujours étonnants dans une société paysanne où la norme est la soumission à l'autorité paternelle, rarement remise en question, et à l'équilibre des apports que vient confirmer l'appartenance à un même groupe d'existence. Les deux événements rapportés ici n'ont d'intérêt que dans leur singularité, remarquable à plus d'un titre, au sein d'un corpus qui ne souffre habituellement aucune dérogation aux canons suivis par le plus grand nombre. Ainsi, par exemple, il faut s'étonner d'un mariage comme celui qui unit, en 1695, Jean Besset et Marie-Anne Benoît. Suivons la plume du curé Geoffroy qui, dans le registre de Saint-FrançoisXavier, en a relaté les circonstances : Ce joudhuy seisiesme du mois de may mil six cent quatre vingt quinzes je prêtre curé de Saint-François Xavier de la Prairie de la magdelaine après la publication dun banc entre Jean Besset fils de Jean Besset et danne Seigneur ses père et mère dune part et de Marie Anne Benoist fille de Paul Benoist et dhélisabeth Gobinet veufvre de Jean Bourbon de lautre part par moy prêtre curé de laditte paroisse au prosne de la grandmesse auquel javertis que cestoit le premier et que se seroit le dernier les susnommés ayant obtenu la dispense de deux autres de Monsieur Dollier grand vicaire de monseigneur levesq de Québec à lissue de la ditte grande messe le père dudit Jean Besset sestant opposé au dit mariage je lay sommé en présence de deux témoins comme il paroist dans lacté y joint daller dire ses raisons à mon dit sieur dollier de quoy nayant tenu conte mon dit Sieur Dollier a jugé juridiquement cette affaire après avoir différé huit jours et ma ordonné prendre le mutuel consentement desdit Jean Besset et Marie Anne Benoist comme il paroist aussi par lacté y joint signé de sa main et ce hors de la paroisse en léglise de Ville Marie à cause de violences dont ledit Jean Besset le père menacoit ce que jay fait en laditte église paroissialle de Ville Marie
145 Les solidarités sur les six heures du matin en présence de Guillaume Guoyau dit Lagarde beau-frère de la veufve Pierre Hay et Jean Tournois lesquels ont déclaré ne scavoir signer à la réserve de Pierre Hay qui a signé avec moy ce susdit jour et an.4
Cas unique dans les annales maritales de La Prairie où un garçon mineur de 23 ans va défier l'autorité du père et épouser par mutuel consentement, condition qu'accepté l'Église, une veuve de sept ans son aînée et déjà mère de trois enfants. Sans que l'on connaisse avec exactitude les motifs qui ont excité la violence du père de Jean Besset, on peut croire qu'il jugeait cette union mal assortie et quelque peu scandaleuse, puisqu'une veuve avec trois enfants à charge en bas âge venait lui ravir son fils aîné. Le sort (!) devait peu de temps après rompre ce mariage difficile, car Marie-Anne Benoît qui avait déjà vu en 1690 son premier mari, Jean Bourbon, massacré par les Iroquois, était elle-même tuée en 1697, lors d'une des dernières embuscades iroquoises dont La Prairie fut le témoin à la fin du xvn e siècle. Tout aussi remarquable, à un autre niveau et selon un mode différent cependant, paraît le mariage qui unit en 1733 Paul Lériger et Barbe Dupuis, de la côte Saint-Joseph.5 Le futur époux est le fils de Clément Lériger, sieur de Laplante, Angoumois d'origine, marié à La Prairie en 1700 et seul individu de la seigneurie qui, avec ses fils, se dit noble et affiche son titre d'écuyer. La future épouse est la fille de Moïse Dupuis, paysan en vue établi à La Prairie dès le xvn e siècle, et la nièce de René Dupuis, l'un des capitaines de milice de la seigneurie. L'alliance est assortie d'une clause particulière qui marque l'inégalité des statuts sociaux des parties. En effet, le père de la future épouse s'engage à verser à son gendre i 400 livres (somme considérable que l'on retrouve très rarement dans les contrats de mariage de La Prairie), en « considération d'honneur » pour faire réussir le mariage de sa fille qui quittait ainsi son groupe social et accédait au rang des notables, rare privilège dans une société aussi hermétique où tout s'égalise. Ce cas ne doit cependant pas nous leurrer, tant il est vrai qu'il sort de l'ordinaire et renvoie à une pratique peu coutumière à une communauté presque exclusivement paysanne qui se reproduit elle-même et pour laquelle les chances d'un « beau mariage » à l'extérieur du groupe sont rarissimes. 4 Registre des mariages de La Prairie, 16 mai 1695, APLP. 5 F. Lepailleur, 16 nov. 1733, contrat de mariage entre Paul Lériger et Barbe Dupuis, ANQM.
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Pour le reste et mis à part ces cas particuliers, les quelques centaines de contrats de mariage que nous avons dépouillés offrent l'image d'une banalité peu diserte que rendent bien la similitude des intitulés, la conformité des conditions et la ressemblance des clauses qui se présentent à peu près toujours selon les mêmes termes. Dans un minimum de mots, qui est propre à une société agraire en général peu bavarde, les notaires décrivent très sommairement le contenu d'un pacte unissant deux familles dont il est impossible d'apprécier avec précision le rang social qu'on devine toutefois apparenté, à moins que certaines clauses spécifiques n'en soulignent la différence. Toujours mariés selon la communauté de biens régie par la coutume de Paris, les futurs époux s'échangent des biens qui sont trop rarement précisés. La sempiternelle formule « des biens et droits échus ou à échoir » pour désigner l'apport de la jeune fille est la plus fréquente et, quand le notaire est plus précis, le détail de la description ne va pas au-delà du trousseau traditionnel des quelques pièces de mobilier et, quelquefois, des bestiaux et du blé presque jamais estimés et habituellement offerts en avancement d'hoirie. Plus rarement encore est mentionné ou détaillé l'apport du futur époux. Quand il possède quelques biens que le contrat précise, c'est parce qu'il a dissous une première communauté dont un inventaire après décès a dénombré l'actif et le passif. Ou bien qu'il a déjà acquis par concession, achat ou héritage, une terre peu « désertée » et de faible valeur qui est ameublie et intégrée à la communauté au même titre que les acquêts. Dans cette société en formation à l'aube de son histoire, la distinction entre les biens propres et communautaires apparaît exceptionnellement et les premières générations de mariés disposant de peu de capital mobilier ou immobilier réunissent habituellement leurs avoirs dans la communauté qui prend naturellement un caractère universel au Canada.6 La situation précaire des jeunes époux sans bien ni demeure est quelquefois soulignée dans le document notarié quand les parents, généralement ceux de la future épouse, portent secours aux conjoints et acceptent de les loger et nourrir l'espace d'un an, plus rarement davantage. S'il ne fallait retenir des contrats de mariage que ces silences ou ces imprécisions, leur apport serait négligeable puisqu'ils offrent peu sur les clauses matérielles des accords qui sont extrêmement dépouillées, trop même aux yeux du chercheur. L'intérêt de cette documentation réside ailleurs et rejoint, cette fois, la substance de notre propos qui s'intéresse à la sociabilité analysée dans un premier temps à travers le microcosme familial et le jeu des alliances. 6 Dechêne, Habitants, 420.
147 Les solidarités Tableau 6 Endogamie géographique (1670-1759) Les deux futurs époux habitent la seigneurie de La Prairie L'un des deux futurs époux est domicilié à l'extérieur de la seigneurie de La Prairie
410
72,3 %
157
27,7 %
Futurs époux étrangers à La Prairie Lieux d'origine
île de Montréal Longueuil Boucherville Chambly Châteauguay Région de Québec Varennes France Région de Trois-Rivières Divers
N 61 37 11 10 10 9 6 4 3 6
%
38,9 23,6 7,0 6,3 6,3 5,7 3,9 2,5 1,9 3,9
* 567 contrats de mariage.
Endogamie géographique. Sociabilité de lieu d'abord, puisque la majorité des unions sont conclues dans les bornes du cadre seigneurial qui s'affirme une fois de plus comme l'espace de vie le plus fondamental des habitants de La Prairie. Des 567 contrats de mariage retenus et rédigés par les notaires du gouvernement de Montréal aux xvn e et xvni e siècles qui attestent qu'au moins l'un des deux conjoints est domicilié dans la seigneurie des Jésuites, il est possible d'extraire des chiffres pour mesurer l'endogamie géographique (tableau 6) susceptible de délimiter le territoire à l'intérieur duquel s'établissent les alliances. La statistique est convaincante et souligne l'importance de l'encadrement seigneurial et paroissial (les deux territoires coïncident à peu de chose près pendant la majeure partie du Régime français) qui a comprimé dans ses limites l'essentiel des mariages. Quatre cent dix des 567 unions (72,3 %) qui ont donné lieu à un contrat associent des futurs conjoints domiciliés à La Prairie dont on peut suivre plus tard les traces dans les registres paroissiaux et les minutes notariales. Les 157 étrangers et étrangères qui épousent des filles ou des garçons de La Prairie sont originaires surtout de l'île de Montréal et de la seigneurie voisine de Longueuil, les deux réservoirs principaux qui à part La Prairie alimentent les unions. Pour l'essentiel, dans près des trois quarts des cas, c'est donc à l'intérieur des 120 km 2 de la seigneurie que s'épanouit par les alliances le plus clair de la sociabilité familiale. Pour le reste, l'île de Montréal et la baronnie de Longueuil auxquelles est si intimement et à divers niveaux reliée la seigneurie des Jésuites constituent pen-
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dant toute la période observée ici les deux pôles extérieurs principaux qui fournissent à La Prairie le plus fort contingent de futurs époux. Il ne faut pas s'en étonner. Montréal exerce sur La Prairie une profonde attraction dont celle-ci tire l'essentiel de son dynamisme et crée de par ses multiples fonctions des liens de dépendance étroite qui vont peser lourdement sur cette seigneurie, appelée plus qu'aucune autre sans doute à subir l'influence exercée par la proximité d'un centre économique et administratif aussi important. Quant à Longueuil, sa voisine immédiate, elle est naturellement rattachée sur le plan géographique, économique, religieux et foncier à La Prairie et, à bien des égards que nous avons déjà soulignés, leur histoire se confond. Les autres seigneuries, plus éloignées, apparaissent beaucoup plus discrètement dans l'histoire sociale de La Prairie et leur apport est négligeable. Au total, c'est donc dans un cercle assez réduit limité à La Prairie, Montréal et Longueuil, que s'opère le jeu des alliances matrimoniales. Cet espace correspond en gros au territoire parfaitement bien délimité au sein duquel vivent et se déplacent les habitants de La Prairie. Leur horizon social le plus familier ne va pas au-delà de l'aire tracée par la géographie du mariage et toute leur vie se trouve enfermée dans les limites que leur impose une réalité physique, sociale et économique qui correspond à un espace vécu dont ils s'échappent rarement. Ce constat d'une assez forte sédentarité surprend quand on sait que La Prairie occupait une position clé, était un véritable lieu de passage et de transit et était appelée de par sa vocation à entretenir de nombreux contacts avec des éléments extérieurs qui lui rendaient fréquemment visite. La seigneurie fut pendant tout le Régime français, et de plus en plus au fur et à mesure que l'on avance dans le xvm e siècle, ouverte sur l'extérieur et l'on pouvait croire que cette réalité aurait pu profondément modifier son tissu social. Ce n'est pas le cas, ou si peu, puisque ses habitants, dans leur grande majorité, sont restés imperméables à l'influence extérieure et ont continué de s'allier entre eux dans cet espace de vie qu'ils identifiaient d'abord à leur seigneurie et paroisse et ensuite, mais plus discrètement, aux territoires les plus rapprochés dont ils pouvaient de leur village deviner les clochers. Cette réalité diffère quelque peu de celle qu'ont pu vérifier dans la région de Québec Jacques Mathieu et son équipe.7 Ceux-ci ont observé une plus grande mobilité de la population au mariage qui débordait plus fréquemment les frontières paroissiales et ne craignait pas dans plus de la moitié des cas de chercher ses 7 Mathieu et al., « Les alliances matrimoniales », 3-32.
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conjoints au-delà du cercle paroissial.8 Cela nous condamne une fois de plus à rappeler bien modestement que La Prairie n'a pas valeur de modèle et que son histoire n'est pas toujours le microcosme de la colonie. La seigneurie des Jésuites a droit à ses originalités qui viennent enrichir une trame historique dont le caractère n'est pas nécessairement homogène. Homogamie sociale : les mariages « remarquables ». Cette endogamie géographique très accentuée qui resserre les liens de sociabilité et les enferme dans un périmètre assez étroit est le corollaire d'une homogamie sociale et familiale plus fondamentale. Elle semble ici très marquée, mais il est plus difficile d'en saisir la nature. À première vue, toutes les alliances se ressemblent et ne mettent en présence que des familles paysannes dont il est impossible d'apprécier le statut. A y regarder de plus près, on repère cependant des stratégies qui ne se découvrent qu'au prix d'un effort soutenu et à la lumière de dossiers bien fournis. Pour en arriver à identifier les structures de la parenté et les stratégies matrimoniales, il a fallu au départ se soumettre à un long exercice. D'abord, à l'aide des registres paroissiaux et des outils généalogiques dont nous disposions,9 nous avons reconstitué les familles établies à La Prairie sous le Régime français. Dans un deuxième temps, nous avons aligné à l'horizontale et à la verticale toutes les alliances pour analyser les liens d'union en fonction des filiations établies sur plusieurs générations. Il en est sorti des certitudes que d'autres historiens avant nous avaient devinées, mais que nous avons ici tenté de quantifier et voulu examiner plus en profondeur. Le 10 janvier 1748, (janvier est l'un des mois forts de la nuptialité d'Ancien Régime), Mathieu Gervais et Jacques Dumay, tous deux habitants de la seigneurie de La Prairie, se rendent au bourg dans la maison de Joseph Marie, dit Sainte-Marie où se trouve le notaire Souste à qui l'on demande de rédiger (avec toutes les fautes qu'il commet habituellement lui qui de fabricant de bas était devenu notaire) deux contrats de mariage10 qui vont sceller les unions entre les familles Gervais et Dumay. Selon des termes analogues, les parents qui ont arrangé ces alliances échangent leurs enfants. Les 8 II faut préciser cependant que les dimensions des paroisses, plus petites qu'à La Prairie, encouragent cet exode. 9 Figurent au premier rang le Dictionnaire généalogique des familles du Québec de Jette, et le Dictionnaire généalogique des familles canadiennes de Tanguay. 10 Souste, lojanv. 1748, contrats de mariage entre Jean-Louis Gervais et Madeleine Dumay, Jean Gervais et Marie-Anne Dumay, ANQM.
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deux sœurs d'une maison sont unies aux deux frères d'une autre maison quand Jacques Dumay donne en mariage, le même jour, ses deux filles, Madeleine et Marie-Anne, aux deux garçons de Mathieu Gervais, Jean-Louis et Jean-Baptiste. Les deux familles n'étaient pas étrangères l'une à l'autre puisque, 20 ans plus tôt, Pierre Dumay, oncle de Madeleine et Marie-Anne, avait épousé Angélique Gervais, cousine de Jean-Louis et Jean-Baptiste.11 Le 24 novembre 1753, le notaire Joseph Lalanne emprunte le chemin qui conduit du village à la rivière de la Tortue et se présente à la maison de François Lamarque où sont rassemblées une vingtaine de personnes pour assister à la signature du contrat de mariage entre Marguerite Lamarque, fille de François, et Jean-Baptiste Lonctin, fils d'André. 12 Deux mois plus tard, il pose le même geste et demande aux parents et témoins réunis pour une occasion si solennelle d'écouter la lecture du contrat de mariage qui répète mot pour mot le contenu de l'acte précédent et doit annoncer quelques jours plus tard le mariage13 entre Marie-Catherine Lamarque, sœur de Marguerite, et Augustin Lonctin, frère de Jean-Baptiste, tous deux de la paroisse Saint-Constant. Le même jour, il procède à une cérémonie similaire qui, va associer pour la vie, cette fois, Marie-Josephe Lamarque, sœur des deux autres, et Joseph-Marie Lonctin, cousin de Jean-Baptiste et d'Augustin.14 Mariages « remarquables parallèles », pour emprunter le vocabulaire ethnologique, que cette double alliance entre frères et sœurs que vient compléter à l'occasion une troisième union entre les mêmes familles, à une autre génération cependant ou à un degré différent de parenté. À l'été 1722, André Babeu et Anne Roy, mariés à La Prairie e 1689, rencontrent au village Guillaume Barette et lui réclament pour quelques livres le contrat de mariage15 qu'il a déjà préparé selon un formulaire préétabli. Il contient les clauses qui doivent régir la communauté de biens entre leur fils aîné, André, et Madeleine Mesny, fille de Claude et de Marie Deniger, dont le mariage sera célébré 11 Barette, 30 mars 1728, contrat de mariage entre Pierre Dumay et Angélique Gervais, ANQM. 12 Lalanne, 24 nov. 1753, contrat de mariage entre Jean-Baptiste Lonctin et Marguerite Lamarque, ANQM. 13 Ibid., 25 janv. 1754, contrat de mariage entre Augustin Lonctin et MarieCatherine Lamarque. 14 Ibid., 25 janv. 1754, contrat de mariage entre Joseph-Marie Lonctin et MarieJosephe Lamarque. 15 Barette, 11 juil. 1722, contrat de mariage entre André Babeu et Madeleine Mesny, ANQM.
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quelques heures plus tard dans l'église de La Nativité-de-la-saintevierge, à quelques pas du domicile du notaire. Dix-sept personnes, quinze parents et deux témoins, dont quatre peuvent signer au bas de l'acte, assistent dans le cabinet du notaire à la lecture faite à haute voix d'un contrat qui n'est pas plus éloquent que tous les autres que lui demandent de préparer les habitants de La Prairie. Deux ans plus tard, la veuve Babeu, qui a perdu son mari quelques mois après le mariage de son fils aîné, revient chez Barette et donne sa fille, Catherine, en mariage à Jean Mesny, frère de Madeleine.16 Elle n'apporte que ses « biens et droits échus et à échoir » et reçoit de son futur époux 500 livres « argent de France » à titre de douaire assis sur un capital qui reste à constituer. Cette structure d'alliance aussi commune que la précédente suit un mode différent, mais s'inscrit dans la même lignée. Mariages « remarquables croisés » qui unissent, cette fois-ci, un frère et une sœur d'une famille et à une sœur et un frère d'une autre famille. Ces mariages dits remarquables, un historien français les a repérés et bien analysés dans un cadre social et géographique qui n'a pourtant rien de commun avec La Prairie.17 Alain Collomp qui en a calculé la fréquence et étudié les caractéristiques dans les villages de Haute-Provence aux xvn e et xvm e siècles s'en est servi pour comprendre les mécanismes permettant à la société rurale provençale d'assurer sa reproduction sociale et d'élaborer un système familial très inégalitaire, dont le but premier était de privilégier un héritier, le plus souvent l'aîné, au détriment de tous les autres garçons et filles qui étaient exclus de l'héritage. Pour lui, le fonctionnement de l'institution matrimoniale en Provence repose sur deux règles fondamentales : exclusion des filles mariées et dotées de la succession et du domicile des parents; affirmation d'un héritier privilégié et résidence patrilocale des garçons. Les deux phénomènes sont liés, puisqu'en gros la situation est la suivante : un père A retient son fils dans sa maison et y accueille sa bru et sa dot; le même père offre sa fille dotée au fils d'un père de famille B, à condition qu'elle quitte la maison et renonce à son héritage. Les femmes et les dots circulent, mais les hommes ne bougent pas. Tout s'ordonne en termes d'échange et de réciprocité, puisque le père échange sa fille contre une bru et paie la dot de sa fille avec celle qu'il reçoit de sa bru. l8 16 Ibid., 23 oct. 1724, contrat de mariage entre Jean Mesny et Catherine Babeu. 17 Collomp, « Alliance et filiation », 445-477; La maison du père. 18 Collomp, « Alliance et filiation », 450. Claverie et Lamaison ont vérifié le même phénomène en Gévaudan : L'impossible mariage. (En particulier, le chapitre 5 : « Des histoires de famille », 88-110).
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Les mariages remarquables croisés en particulier répondent à ces objectifs et nourrissent un système fondé sur la circulation des épouses. Les stratégies matrimoniales analysées par Collomp sont le reflet d'une société inégalitaire qui repose en bonne partie sur la famille élargie et où le principal souci demeure la conservation intégrale du patrimoine familial dont le jeu des alliances assure la consolidation. Le modèle matrimonial proposé par l'historien français n'est cependant pas exclusif à la Provence d'Ancien Régime et n'est pas particulier à une société prisonnière d'un système de transmission qui avantage les hommes, exclut les femmes et favorise les aînés. Nous l'avons retrouvé également présent à La Prairie, peut-être davantage qu'il ne l'était en Haute-Provence à la même époque, dans un tout autre contexte social, économique et géographique où le partage égalitaire est la loi et la coutume et la famille nucléaire la norme. Le schéma présenté par Collomp convient sans doute à la plupart des anciennes communautés rurales, mais il semble très prononcé dans la seigneurie des Jésuites qui constitue à cet égard un laboratoire privilégié pour examiner la sociabilité familiale par le biais du mariage. À La Prairie, les alliances matrimoniales permettent souvent de tisser des liens plus serrés entre familles de la même seigneurie et il est possible d'établir que les relations sociales sont la plupart du temps contenues dans un cercle très étroit qui fixe les limites de la sociabilité et donne la mesure de sa densité. Les conséquences de ce système sont illustrées par les deux cas suivants qui font ressortir les fantaisies d'une telle pratique. En 1741, Louis Babeu épouse Geneviève Deniger19 dont la mère, Marie-Catherine Testu, était remariée depuis 173520 avec JeanBaptiste Babeu, frère de Louis. Les Babeu et les Deniger occupent des terres voisines à la côte Saint-Lambert et ce voisinage a occasionné trois mariages entre les deux familles déjà présentes à La Prairie à la fin du xvn e siècle. Par cette union, le frère de Louis devient son beau-père, sa belle-sœur est en même temps sa belle-mère et sa femme, Geneviève Deniger, sa nièce par alliance. Le 13 février 1752, le notaire Simonnet rédige le contrat21 qui doit fixer les conditions matérielles du mariage entre Jean-Marie 19 Barette, 22 janv. 1741, contrat de mariage entre Louis Babeu et Geneviève Deniger, ANQM. 20 J.-B. Adhémar, 18 juin 1735, contrat de mariage entre Jean-Baptiste Babeu et Catherine Testu, ANQM. 21 Simonnet, 13 fév. 1752, contrat de mariage entre Jean-Marie Montreuil et MarieMadeleine Giroux, ANQM.
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Montreuil et Marie-Madeleine Giroux, célébré le lendemain en l'église de La Prairie. Un an plus tôt, François Montreuil, père de Jean-Marie, avait épousé Marie-Angélique Maheu, mère de la future épouse et veuve de Pierre-François Giroux.22 Le père du futur époux devient donc son beau-père et Marie-Angélique Maheu sa belle-mère à deux reprises. Ces exemples singuliers sortent de l'ordinaire, bien sûr, mais ils soulignent les aberrations auxquelles peuvent donner lieu des stratégies matrimoniales la plupart du temps enfermées dans des limites étroites de sociabilité. Les mariages remarquables parallèles et croisés représentent la perfection formelle d'une coutume bien structurée qui débouche sur une très forte endogamie familiale et souligne l'assiduité, entretenue sur plusieurs générations habituellement, des relations de sociabilité maintenues entre certaines familles. À travers les quelque 500 contrats de mariage que nous avons retenus, nous avons compté 38 mariages parallèles et 40 mariages croisés qui unissent selon les termes déjà énoncés des frères et sœurs de familles A et B. Ces 78 alliances sont toutes conclues à la même génération et offrent la preuve que les familles de La Prairie cherchent, quand cela est possible, à s'unir à des familles avec lesquelles il y a déjà eu une première union. Si l'on pousse l'enquête plus loin et que l'on regroupe, cette fois-ci, toutes les autres alliances, doubles ou triples quelquefois, qui, sans respecter parfaitement le modèle du mariage remarquable parallèle ou croisé (limité aux seuls frères et sœurs), associent tout de même divers parents (frères, sœurs, cousins, cousines, oncles, tantes, neveux et nièces selon tous les couplages que cela peut supposer) d'un même groupe familial23 à ceux d'un autre groupe familial, il faut alors ajouter au total précédent 127 alliances dont la structure répond en gros au même patron. Ainsi, en 1741 et 1754, Louis et Marie-Anne Babeu, frère et sœur, épousent Geneviève et François Deniger, cousin et cousine.24 En 1737 et 1749, Joseph et Jean Boyer, oncle et neveu, se marient avec les deux sœurs Roy, Angélique et Marie-Charlotte, filles de Pierre.25 En 1754 et 1760,
22 Hodiesne, 13 août 1751, contrat de mariage entre François Montreuil et MarieAngélique Maheu, ANQM. 23 Ce vocable désigne ici les hommes et les femmes qui portent le même nom. 24 Barette, 22 janv. 1741, contrat de mariage entre Louis Babeu et Geneviève Deniger; Hodiesne, 6 juin 1754, contrat de mariage entre François Deniger et Marie-Anne Babeu, ANQM. 25 Barette, 3 fév. 1737, contrat de mariage entre Joseph Boyer et Marie-Angélique Roy; Souste, 10 fév. 1749, contrat de mariage entre Jean Boyer et Marie-Charlotte Roy, ANQM.
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Jean-Baptiste et Laurent Bourdeau, cousins, s'allient avec Anne et Marie Dupuis, tante et nièce.26 En 1733 et 1758, Louis et François Dupuis, cousins, et Jean Dupuis, neveu de ce dernier, épousent Marie-Anne et Marguerite Roy, sœurs, et Marie-Suzanne Roy, leur nièce.27 En 1748 et 1749, Marie-Anne et Pierre Gagné, cousine et cousin, sont unis à François et Marie-Catherine Lonctin, également cousin et cousine.28 Les combinaisons sont multiples entre les diverses familles alliées par le mariage et qui tissent entre elles des liens étroits dont témoignent la fréquence et la fidélité des relations matrimoniales qu'ils alimentent. On obtient donc au total 205 mariages (plus du tiers des unions analysées) à l'intérieur desquels se nouent des relations serrées toujours comprises dans un cercle restreint que nous pouvons apprécier. Théoriquement, ces 205 alliances auraient pu mettre en présence 410 familles différentes dans le cas où aucune d'entre elles n'aurait répondu aux critères de sociabilité que nous avons énoncés. Or, si l'on garde en mémoire la grille d'analyse déjà esquissée et que l'on regroupe ces mariages selon l'ordre suivi, on remarque avec autant d'étonnement que de certitude que 73 familles seulement sur un effectif potentiel de 410 ont constitué le réservoir matrimonial d'où sont sortis les 205 mariages que nous avons isolés. C'est dire toute l'étroitesse du cadre familial des solidarités dont on a plus tôt souligné l'exiguïté de l'espace territorial à l'intérieur duquel elles étaient comprimées. Quelques exemples extraits des dossiers de familles que nous avons constitués éclaireront notre propos. Ils sont tous choisis dans des familles nombreuses établies à La Prairie depuis le xvii e siècle qui montrent une préférence marquée pour le modèle du mariage remarquable dont on peut observer la récurrence dans certains lignages. Les Babeu, de la côte Saint-Lambert, sont un de ceux-là. L'ancêtre de la famille, André Babeu, Saintongeais de naissance, épouse en 1689 à La Prairie29 Anne Roy dont les parents étaient déjà établis 26 Lalanne, 20 avr. 1754, contrat de mariage entre Jean-Baptiste Bourdeau et Anne Dupuis; 6 nov. 1760, contrat de mariage entre Laurent Bourdeau et Marie Dupuis, ANQM. 27 Barette, 12 janv. 1733, contrat de mariage entre François Dupuis et Marie-Anne Roy; 6 mai 1733, contrat de mariage entre Louis Dupuis et Marguerite Roy; Lalanne, 20 août 1758, contrat de mariage entre Jean Dupuis et Marie-Suzanne Roy, ANQM. 28 Simonnet, 14 juin 1748, contrat de mariage entre François Lonctin et Marie-Anne Gagné; Souste, 15 fév. 1749, contrat de mariage entre Pierre Gagné et Catherine Lonctin, ANQM. 29 Registre des mariages de La Prairie, 14 nov. 1689, APLP.
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à la même côte. À partir du rameau primitif, nous avons suivi à travers les trois générations qui nous mènent jusqu'à la Conquête toutes les alliances (une trentaine au total) de ce lignage. On retrouve chez les gendres et les brus trois Baudin, trois Deniger, deux Mesny et deux Surprenant. La pratique matrimoniale suivie par la famille Bourdeau est encore plus significative et nous autorise à vérifier sur un plus grand nombre d'alliances une sociabilité familiale dont il est possible de mesurer les traits les plus prononcés. Le premier Bourdeau, Pierre, originaire comme Benoît Bisaillon et Claude Mesny, aussi habitants de La Prairie, de Saint-Jean d'Aubrigoux, en Auvergne, se marie en 1689 avec Marie Faye3° dont le père, Mathieu, également natif de Saint-Jean d'Aubrigoux, sera tué par les Iroquois en 1695. Onze ans après le décès de Marie Paye, en juin 1700, il se remarie avec Marguerite Lefebvre, de La Prairie.31 De ces deux unions sont issus une dizaine d'enfants, dont huit vont se marier entre 1719 et 1738 et pour lesquels nous avons pu retrouver les alliances des descendants qui nous conduisent jusqu'à la fin du Régime français, à la troisième génération des Bourdeau. De la trentaine de mariages célébrés sur 70 ans, 16 correspondent au schéma que nous avons décrit. Nous comptons cinq mariages remarquables parallèles, dont trois avec la même famille, et 11 mariages croisés entre frères et sœurs ou parents (cousins, oncles, neveux, cousines, tantes, nièces). Les 16 unions remarquables sont contractées à l'intérieur de sept familles (Guérin, Senécal, Duquel, Pomainville, Lefebvre, Paclin, Dupuis), dont les deux premières vont fournir chacune trois exemples de mariages croisés et parallèles. Le dernier cas retenu ici transcende les deux premiers à la fois par l'importance numérique des alliances et la propension de la famille Dupuis à obéir davantage que les Babeu et les Bourdeau à un archétype qui s'est imposé à la majorité des unités familiales de La Prairie. L'histoire des Dupuis de La Prairie débute en 1684, année où François, Limousin d'appartenance, reçoit des seigneurs du lieu une terre à la côte Saint-Jean, en bordure de la rivière SaintJacques.32 Marié depuis i67o,33 il aura sept enfants et trois fon30 A. Adhémar, 25 oct. 1689, contrat de mariage entre Pierre Bourdeau et Marie Paye, ANQM. 31 Ibid., 21 sept. 1700, contrat de mariage entre Pierre Bourdeau et Marguerite Lefebvre. 32 Maugue, 4 sept. 1693, concession à François Dupuis, ANQM. (Il en jouissait, écrit le notaire, depuis le 24 décembre 1684). 33 Jette, Dictionnaire généalogique, 390.
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deront des familles dont les registres paroissiaux et les minutes notariales ont conservé les traces. Répartie sur quatre générations, une quarantaine d'alliances dessinent les orientations majeures de la sociabilité familiale des Dupuis qui semble ici très concentrée. En effet, 17 mariages unissent en croisé des membres du clan Dupuis à des frères, des sœurs, des cousins, des cousines, des oncles, des tantes, des neveux et des nièces, tous regroupés dans six familles seulement qui ont accepté sur quatre générations de s'allier aux Dupuis. Quatre familles (Guérin, Robidou, Pinsonneau, Roy) ont fourni 13 des 17 alliances remarquables et l'une d'entre elles, les Guérin, s'est associée par le mariage à quatre occasions avec les Dupuis qui se sont alliés trois fois avec chacune des familles Robidou, Pinsonneau et Roy. Nous rejoignons ici avec les Babeu, les Bourdeau et surtout les Dupuis une structure de relations matrimoniales et parentales très accusée qui par les mariages remarquables donne plus de cohésion aux solidarités, sans toucher cependant à la consanguinité et à ses interdits. Si la pratique des unions remarquables sur une ou plusieurs générations permet de consolider les liens entre divers groupes familiaux, elle évite généralement les affinités consanguines qui sont prohibées par l'Église et requièrent normalement une demande de dispense auprès des autorités ecclésiastiques. Tout au plus, avonsnous retrouvé une dizaine de ces dispenses, toutes accordées, que les curés des trois paroisses de la seigneurie ont inscrites aux registres de mariage entre 1670 et 1760. Dans une petite communauté rurale comme celle de La Prairie, les mariages consanguins semblent moins fréquents que l'on aurait pu le croire. À moins qu'ils n'aient échappé aux intéressés eux-mêmes, au curé surtout qui n'avait pas les moyens de les identifier et devait se perdre rapidement dans les multiples ramifications de parenté que seule une étude généalogique serrée lui aurait permis de connaître. Sans un ordinateur bien programmé (que nous n'avons pas utilisé)34 qui révélerait les liens parentaux imperceptibles aux yeux des historiens même les plus attentifs, il est impossible de se retrouver dans cet océan d'affinités dans lequel on est vite submergé. Au-delà du tissu social qu'elles contribuent à créer, les relations parentales ordonnées par les unions remarquables peuvent déborder le cadre primitif de la sociabilité matrimoniale et déboucher sur la 34 Pour étudier sur ordinateur une méthode d'analyse des alliances qui fait ressortir les couplages et les enchaînements, on peut se reporter à l'ouvrage de Segalen (Quinze générations, 379-391) où il est démontré toute la complexité de cet exercice.
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vie économique de la communauté dont à l'occasion elles assurent le développement harmonieux. La coutume de Paris introduite dans la colonie canadienne institue le partage égalitaire entre héritiers qui occasionne quelquefois (pas toujours, on le verra) un endettement important du patrimoine familial mobilier et immobilier dont rend compte le déluge d'actes de vente et d'échange qu'ont rédigés les notaires. Les tentatives laborieuses de regrouper en partie ou en totalité les avoirs familiaux ont donné lieu à de multiples transactions dont la documentation notariée est le fidèle témoin statistique. Or, il semble bien que, dans un bon nombre de cas que nous n'avons pas chiffrés, mais observés au fil de nos dépouillements, la sociabilité entretenue par les mariages remarquables soit à l'origine de nombreux accords familiaux pour regrouper le patrimoine foncier émietté par les partages. Ainsi, les mariages remarquables parallèles conclus en 1748 et 1757 entre Joseph et François Caillé, fils de Pierre, et Agnès et Marie-Françoise Brosseau, filles de Pierre,35 ménagent la vente que Joseph consent à François de parts de terres à la côte de la Fourche provenant de la succession de Pierre Brosseau.36 Les alliances qui réunissent en 1747 et 1752 Jacques et Jean-Baptiste Deneau, frères, et Marie-Catherine et Marie-Jeanne Dumay, sœurs,37 sont aussi reliées à la vente que Jean-Baptiste effectue, deux ans après son mariage, lorsqu'il cède à son frère et à sa belle-sœur la part de terre au Mouillepied dont sa femme a hérité du côté maternel.38 Dans le même sens, la vente39 que Jean-Baptiste Guérin et Catherine Bourdeau consentent à Joseph Bourdeau et Marguerite Guérin des biens immobiliers que la veuve Bourdeau, mère de Catherine, leur a cédés n'est certainement pas étrangère aux mariages croisés40 qui avaient réuni, une dizaine d'années auparavant, les deux familles. De tels arrangements sont plus communs et davantage intelligibles quand ils prennent la forme d'échanges et résultent de mariages 35 Hodiesne, 17 fév. 1748, contrat de mariage entre Joseph Caillé et Agnès Brosseau; Lalanne, 31 janv. 1757, contrat de mariage entre François Caillé et MarieFrançoise Brosseau, ANQM. 36 Ibid., 15 janv. 1759, vente de Joseph Caillé à François Caillé. 37 Danré de Blanzy, 19 nov. 1747, contrat de mariage entre Jacques Deneau et Marie-Catherine Dumay; Souste, 30 avr. 1752, contrat de mariage entre JeanBaptiste Deneau et Marie-Jeanne Dumay, ANQM. 38 Hodiesne, 28 mars 1754, vente de Jean-Baptiste Deneau à Jacques Deneau, ANQM. 39 Barette, 5 oct. 1738, vente de Jean-Baptiste Guérin à Joseph Bourdeau, ANQM. 40 Ibid., 27 janv. 1725, contrat de mariage entre Jean-Baptiste Guérin et Catherine Bourdeau; 2 fév. 1728, contrat de mariage entre Joseph Bourdeau et Marguerite Guérin.
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croisés dont la forme se prête bien à de semblables transactions. En 1722 et 1724, André et Marie-Catherine Babeu ont épousé Madeleine et Jean Mesny.41 En 1736, les deux beaux-frères se rencontrent au village chez le notaire Barette et procèdent à un échange de biens42 dont les termes éclairent les liens qui unissent les deux familles. Jean Mesny abandonne à André Babeu les droits paternels de sa femme, Catherine Babeu, dans deux terres à la côte SaintLambert. En retour, André Babeu transfère à Mesny les droits maternels de Madeleine Mesny assis sur une concession à la côte Saint-Joseph. Dans un échange qui, implique cette fois les biens des maris, Laurent Deniger et Angélique Lonctin cèdent, en 1735, à Gabriel Lonctin et Marguerite Deniger les droits immobiliers paternels et maternels de Laurent à la côte de la Fourche, alors que son beau-frère se départit de ses.droits paternels et maternels à la côte Saint-Lambert.43 L'accord avait été précédé, quelques années plus tôt, des mariages croisés entre les Deniger et les Lonctin.44 Cette analyse de la sociabilité qui mériterait d'être approfondie avec des moyens plus sophistiqués dont nous ne disposions pas a eu toutefois le mérite de quantifier un phénomène dont on avait en partie déjà deviné l'ampleur,45 sans qu'il ait été possible jusque-là d'en apprécier véritablement le degré à l'échelle seigneuriale. L'endogamie que nous avons observée est non seulement territoriale, c'est-à-dire comprise pour l'essentiel dans l'espace seigneurial et paroissial, mais aussi familiale, puisque dans un très grand nombre de cas elle s'exprime à travers les liens serrés du mariage que quelques familles, les plus anciennes et les plus nombreuses, entretiennent entre elles grâce à un système complexe, mais parfaitement bien ordonné. À la proximité géographique qui encourage les relations de voisinage correspond une contiguïté sociale qu'alimentent au sein des familles les alliances remarquables. Cette double réalité nous autorise à affirmer que la communauté rurale de La Prairie est fortement structurée et que sa cohésion qui se nourrit de l'intérieur est le résultat, somme toute, d'un repli relatif sur elle-même 41 Ibid., 11 juil. 1722, contrat de mariage entre André Babeu et Madeleine Mesny; 23 oct. 1724, contrat de mariage entre Jean Mesny et Catherine Babeu. 42 Ibid., 6 juin 1736, échange entre Jean Mesny et André Babeu. 43 Ibid., 23 mars 1735, échange entre Laurent Deniger et Gabriel Lonctin. 44 Ibid., 7 janv. 1731, contrat de mariage entre Gabriel Lonctin et Marguerite Deniger; 28 avr. 1734, contrat de mariage entre Laurent Deniger et Angélique Lonctin. 45 Mathieu et: al., « Mobilité et mariage », dans Évolution et éclatement, 305-313;* Les alliances matrimoniales », 3-32; T. Barthélémy de Saizieu, « Les alliances matrimoniales », dans ibid., 315—323.
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révélateur d'une société, certes ouverte sur l'extérieur à bien des égards, mais dont la reproduction est passablement hermétique.46 LA C O M M U N A U T É D'HABITANTS
Au-delà de la famille qui constitue leur milieu naturel et primitif, les habitants de La Prairie sont intégrés à une collectivité plus large et autrement complexe, la communauté rurale, dont les activités s'expriment à travers l'assemblée villageoise où se retrouvent périodiquement, en nombre inégal, ses principaux membres. Institution depuis longtemps connue en France et fort bien étudiée,47 mais presque totalement ignorée par l'historiographie canadienne. Ignorance tributaire, il faut l'avouer, de la maigreur de la documentation qui est révélatrice sans doute de la faiblesse relative de cette institution qui n'a pas en France et en Nouvelle-France la même vigueur. Nous avons pu réunir une documentation suffisante qui, sans être imposante, justifie tout de même une analyse de ce second niveau de sociabilité (le seul auquel nous ayons accès après la famille) dont on pourra mesurer l'importance et découvrir les manifestations à l'aide des minutes qu'ont laissées les notaires de La Prairie. À La Prairie, l'assise territoriale favorise l'éclosion d'une forte conscience collective (on a pu le vérifier au chapitre précédent) et la communauté rurale s'insère dans un terroir, appartient à une paroisse, à une seigneurie qui se confondent presque complètement. Le sentiment d'appartenance est d'autant plus fort que les chefs de ménage, exploitants-résidents, sont les mêmes qui se rencontrent le dimanche à l'église paroissiale ou au manoir seigneurial une fois l'an pour acquitter leurs redevances. À La Prairie, les limites du terroir, de la paroisse et de la seigneurie coïncident à quelques arpents près et cette synchronie qui favorise les solidarités collectives donne plus de cohérence à une communauté d'habitants dont l'identité est bien affirmée. Cohérence ici confortée par la présence d'un important village très tôt fortifié qui, dans un pays d'habitat dispersé, est rapidement devenu le noyau de la communauté et le symbole de la cohésion paysanne. Pivot des habitations qui regroupe les hauts lieux de l'administration et où se trouvent rassemblés les principaux services offerts à la collectivité, il traduit dans son dessin et dans les frontières de son espace un esprit grégaire, une volonté de réunir ce que la géographie tendait à dissocier. 46 Sans doute parce que la plus grande partie de la population appartient à un petit nombre de lignages. 47 Entre autres par Saint-Jacob, Documents, et Gutton, La sociabilité villageoise.
160 La Prairie en Nouvelle-France Son pôle principal : l'église
À l'intérieur de la palissade qui ceinture le bourg, aucun autre monument ne matérialise mieux que l'église la sociabilité collective. Le village dans les sociétés d'Ancien Régime, c'est surtout l'église, cœur de la vie paysanne et lieu le plus familier pour chacun après la maison familiale, où se déroule tout le cycle de la vie religieuse : baptême, mariage et sépulture. Dans cette société profondément chrétienne, tout commence et s'achève à l'église. Centre de la vie spirituelle, l'église remplit cependant plus qu'une fonction religieuse; c'est aussi le centre de la vie matérielle du territoire48 et le carrefour de la sociabilité villageoise où sont concentrés les moments les plus forts. L'église est le siège administratif du village, la véritable « maison commune »49 des habitants de la seigneurie, le théâtre de la vie publique autant que de la vie religieuse parce que les deux s'y confondent couramment. Le dimanche, en particulier, se retrouvent dans ce haut lieu de la sociabilité campagnarde les populations éparses de la paroisse pour qui l'église représente (avec le cabaret) l'un des seuls lieux de rencontre. Pour ces gens que disperse un peuplement assez lâche, qui vivent dans des côtes souvent éloignées du bourg et subissent chaque année de longues périodes enneigées peu propices aux rapports sociaux, la réunion hebdomadaire à l'église revêt un caractère privilégié. L'obligation religieuse traditionnelle draine donc chaque dimanche vers le village les habitants qui autrement auraient peu de chances de se regrouper. L'assistance à la messe, c'est l'occasion de nouer toutes sortes de relations. C'est la possibilité d'un mouvement d'affaires, d'une activité de vente ou d'échange; c'est le moment de préparer le mariage de l'un de ses enfants. L'église, c'est l'endroit où l'on apprend les nouvelles, soit au prône, soit après la messe, quand le major ou le capitaine de milice proclame et affiche les dernières décisions du roi, de l'intendant et du seigneur. C'est aussi le lieu où se tiennent parfois les ventes de meubles et d'immeubles que crient aux enchères les officiers de la milice.50 C'est enfin, plus rarement, la scène de violences individuelles ou collectives qui éclatent à l'occasion à la sortie de la messe. Les archives du bailliage de Montréal révèlent trois cas de cette sociabilité querelleuse à laquelle l'église de La Prairie était peu habituée.
48 Goubert, L'Ancien Régime, 88. 49 Mireaux, Une province française, 231. 50 Bel exemple de cette forme de sociabilité dans Senet, 9 mai 1723, procès-verbal de la vente des biens de René Lonctin, ANQM.
161 Les solidarités
Le premier cas a opposé Jacques Hertaut, dit Saint-Pierre, de la côte Saint-Lambert, et Benoît Plamondon, son beau-frère, de la côte de la Fourche.51 Le dimanche 19 juillet 1722, Saint-Pierre assiste à la messe et y rencontre à la sortie Plamondon qui le charge « d'injures attrosse et diffamante », le traite de « bourge [sic] de fripon et bourge de voleur », se précipite sur lui, lui déchire sa chemise et sa cravate, lui « jette son chappeaux et sa perruque par terre et n'eut esté le nombre de personne qui se trouva pour lors sortant de la dite messe il auroit encore plus insulter et maltraitté le dit suppliant ». Objet d'un scandale public à la porte de l'église paroissiale, le plaignant demande donc que l'affaire soit instruite et que son beau-frère soit traduit devant le tribunal royal. Quelques années plus tard, le lieutenant général civil et criminel de Montréal entend une cause52 qui rappelle la première. Le dernier dimanche de février 1731, Louis Gervais, de La Prairie, se rend à l'église du lieu pour y entendre la messe. À l'issue de la cérémonie, « les paroissiens sortant en grand nombre », le nommé Charles Deneau prit Gervais par la main « disant mon amy je voudroit bien te dire un mot » et après qu'il l'eut accusé « d'avoir été faire ses ordures dans la maison de la veuve Bouchard », sa tante, à « deux ou trois fois il auroit tombé sur le suppliant à grand coup de point sur la face laquelle il luy auroit ravagé le sang luy sortant par les yeux ». L'affaire prend fin quand Deneau, pour éviter les frais d'un procès, accepte de verser 300 livres en dédommagement à Gervais.53 Le dernier exemple qui se présente dans les mêmes circonstances implique toutefois beaucoup plus de monde et, à certains égards, il rappelle (à une échelle réduite, il est vrai) les nombreuses « émotions » du xvn e siècle français. L'interrogatoire mené par Raimbault, lieutenant général, nous livre le détail des événements.54 À la sortie de la messe, le dimanche 7 mars 1728, le notaire Barette se présente sur le perron de l'église pour lire et publier un ordre du roi « portant défense de faire usage d'étoffe des Indes en cette colonie ». Au même moment, il est assailli par plusieurs femmes, toutes dans la quarantaine, assemblées à la porte de l'église pour protester contre la publication d'un édit qui risquait, selon elles, de leur enlever les indiennes qu'elles portaient. Elles le saisissent, lui bandent les yeux
51 Pièces détachées, 22 juil. 1722, ANQM. 52 Ibid., 25 fév. 1731. 53 J.-B. Adhémar, i er mars 1731, accord entre Louis Gervais et Charles Deneau, ANQM. 54 Pièces détachées, 15 mars 1728, ANQM.
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sans lui faire aucune violence cependant, lui arrachent le texte des mains et tour à tour le déchirent en plusieurs morceaux. Averties du geste que devait poser le notaire, les femmes s'étaient réunies avant d'entrer dans l'église pour décider de la forme que devait prendre leur action qui n'avait rien d'improvisé. Elles nièrent malgré tout que leur agression fût préméditée, ne reconnurent pas l'assemblée et déclarèrent finalement ignorer qu'il s'agissait d'un ordre royal. Ainsi donc, l'église du village concentre chaque semaine l'essentiel de la vie paroissiale,55 même la plus violente, et la messe dominicale représente pour l'habitant une « sortie » presque indispensable. Le roman rural québécois s'en est inspiré et a fréquemment retenu ce cadre pour réunir des paysans à qui il a donné la parole. Louis Hémon a bien saisi la portée de cette institution au Canada et il en a souligné toute la puissance dans son Maria Chapdelaine qui s'ouvre sur les mots suivants : « lie missa est. La porte de l'église de Péribonka s'ouvrit et les hommes commencèrent à sortir »56 et s'assemblèrent pour causer du temps, de leurs affaires et des nouvelles de la paroisse, eux qui ne se voyaient guère qu'une fois la semaine à cause des grandes distances et des mauvais chemins.57 On comprendra dès lors que l'église du village, lieu principal d'élection de la communauté rurale, et la cloche qui en convoquait les assemblées aient fait l'objet d'une attention aussi soutenue de la part des habitants. Nous ne reviendrons pas sur les circonstances exceptionnelles qui ont entouré la construction de l'église de pierre en 1705, année où il a fallu mobiliser une bonne partie des paroissiens pour ériger un monument que beaucoup de voyageurs admireront par la suite. L'ampleur des moyens déployés lors de son érection, la solennité qui a entouré sa bénédiction par l'archidiacre, l'importance des coûts que sa structure, son entretien, ses réparations et son embellissement vont occasionner sont à la mesure du symbole qu'elle représentait dans la vie sociale et religieuse des habitants de La Prairie.58 La cloche et le clocher de l'église occupent dans l'histoire religieuse de La Prairie une place à la hauteur de la considération que leur portait une population rurale dont les événements de la vie familiale et communautaire restaient traditionnellement liés au son familier du tocsin. On sait toute la valeur profane et sacrée que les cloches 55 56 57 58
Goubert, La vie quotidienne, 200. Hémon, Maria Chapdelaine, \. Ibid., 2-3. Voir le chap. 4.
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représentent dans l'histoire de la France d'Ancien Régime. Elles sont le symbole visible et sonore de la communauté et son signe de ralliement. Elles préviennent des réunions de l'assemblée, tentent d'éloigner la grêle en temps d'orage, appellent les paysans à combattre divers dangers et calamités (incendies, arrivée de soldats aussi bien amis qu'ennemis), avertissent, surtout au xvn e siècle, de la venue des gabeleurs,59 annoncent enfin les baptêmes, les mariages et les sépultures. À l'occasion, elles font même l'objet d'une réglementation rigoureuse de la part des autorités religieuses et civiles. La réforme catholique modère quelquefois leurs sonneries quand elles célèbrent d'anciennes coutumes jugées plus païennes que chrétiennes. Les cloches sont si bien identifiées à la communauté d'habitants par les autorités laïques que bon nombre de paroisses révoltées contre l'impôt, Louis xm régnant, en perdent le privilège quand elles sont descendues du clocher, détruites ou transportées ailleurs.60 C'est dire toute la symbolique qu'elles expriment dans une société profondément émotive où l'ouïe, bien plus que la vue, nourrit l'imagination et où l'information reste principalement auditive61. Les registres de la fabrique de La Prairie évoquent à maintes reprises l'histoire des cloches de la paroisse Saint-François-Xavier, devenue après 1705 La Nativité-de-la-sainte-vierge. Aux comptes des années 1687, l693, l694, l695, 1713, 1714, I7l8, 1721 et 1722,
le premier marguillier inscrit toutes les dépenses reliées à l'entretien de la cloche et du clocher. En 1722, la fabrique débourse 347 livres pour l'achat d'une nouvelle cloche que l'on apporte en barque de Montréal. Cette même année, son baptême donne lieu à une cérémonie qui constitue l'un des moments marquants de la vie religieuse et communautaire à La Prairie. Le 10 août 1722, le curé Ulric qui n'a pas voulu passer sous silence un fait aussi mémorable note au registre de la fabrique : En présence du R d Père de Lagrené représentant les seigneurs de la paroisse, des capitaines et lieutenants de milice et des marguilliers en charge Jean Gervais et François Lebert et autres personnes en grand nombre assemblées [...] fut bénite solemnellement avec les cérémonies ordinaires dans l'église de La prairie de la Magdeleine de la Nativité de la Sainte Vierge une cloche pesant environ cent quatre vingt livres par monsieur le curé de la ditte paroisse aiant à cet effet permission de M gr l'Evêque. Elle fut nommée Marie 59 Gutton, La sociabilité villageoise, 223. 60 Ibid. 61 Mandrou, Introduction à la France moderne, 69—70. Pour le Canada, voir Lachance, « La régulation », 330-331.
164 La Prairie en Nouvelle-France Jacques Françoise par son parrain Jacques Moquin habitant et Jeanne Françoise Ronceré ses parrain et marraine de la prairie de Saint-Lambert.62
Ce cérémonial imposant marque toute l'importance de la cloche du village dans la société rurale traditionnelle. Il est consigné au registre par le curé du lieu et il commande la présence des autorités religieuse, seigneuriale et civile qui précèdent en honneur les simples habitants « en grand nombre assemblés », nous dit le texte, venus assister à un événement unique dans les annales religieuses de La Prairie sous le Régime français. Le parrainage est offert à JeanneFrançoise Ronceray, femme de Jean Gervais, premier marguillier pour 1722, et à Jacques Moquin, principal propriétaire foncier de la seigneurie et personnage considérable qui intervient à divers niveaux de son histoire. Ce geste devait fixer pour longtemps les assises de la cloche paroissiale que l'on retrouvera aux registres de la fabrique une dernière fois en 1750, année où le curé devra convoquer au prône une assemblée pour délibérer sur les réparations nécessaires à faire au clocher de l'église. Au total, avant 1760, les cloches et le clocher de La Prairie auront nécessité des dépenses totalisant i 358 livres, soit à peu près l'équivalent d'une année de recette à la fin des années 1730. L'assemblée villageoise
Le pouvoir souverain de la communauté rurale appartient à l'assemblée générale des habitants réunie « au son de la cloche à l'issue de la grand-messe ». Selon les besoins du moment, les impératifs du climat et les vocations diverses de l'institution, l'assemblée se tient en plein air sur la place de l'église (aucune mention de rassemblement dans le sanctuaire lui-même), au domicile du notaire ou dans la maison presbytérale.63 De toute façon, on n'est jamais très loin de l'église, centre de vie des paroissiens autour duquel s'articule toute la sociabilité. Étudier à travers la documentation notariée et paroissiale les délibérations et les décisions de l'assemblée, c'est en même temps découvrir les différentes attributions de la communauté et son mode de gestion qui s'exerce dans des directions bien précises que nous révèlent les motifs des convocations. 62 Registres de la fabrique dé La Prairie, 10 août 1722, acte de bénédiction de la cloche, APLP. 63 Franquet (Voyages, 90) écrit que « suivant l'usage du pays, s'assemblent [au presbytère] les principaux habitants avant ou après la messe, pour discourir sur le bien et l'avantage de la paroisse ».
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Vocation multiple. En France, sous l'Ancien Régime, la communauté d'habitants a un cadre territorial et administratif précis avec lequel elle se confond le plus souvent, celui de l'unité fiscale. Elle n'est rien d'autre que la « collecte » et la cellule fiscale de base qu'utilisé la monarchie pour asseoir la taille dont la perception est confiée à quelques-uns de ses membres responsables devant l'administration royale de la bonne rentrée de l'impôt. La grande préoccupation de la collectivité, c'est donc l'assiette et la levée des impôts directs, particulièrement la taille qui constitue la cause la plus fréquente des réunions de l'assemblée et la source majeure de conflits entre les habitants souvent dressés les uns contre les autres. Il est significatif de constater qu'à partir du xvn e siècle, moment fort de la fiscalité royale, l'essentiel des réunions des assemblées d'habitants, au moins dans les pays de taille personnelle, est consacré à l'examen des litiges relatifs à l'impôt.64 Cette dimension fondamentale de la communauté rurale française qui lui a donné naissance et a justifié ensuite son existence ne se retrouve pas au Canada, exempt d'impositions directes. La communauté agricole canadienne et celle de La Prairie doivent donc chercher ailleurs la cohésion et la raison d'être qu'elles ne sauraient trouver dans une quelconque capacité fiscale qui n'existe pas en Nouvelle-France. En France, dans les régions de champs ouverts et d'habitat regroupé en particulier où régnent de fortes contraintes collectives, la communauté confondue avec un terroir bien délimité devient celle des exploitants du sol. À ce titre, elle règle la vie des champs et veille à protéger et à faire respecter les usages et les droits collectifs consacrés par la coutume qui demeurent avec le communal les supports essentiels de la communauté. Les travaux s'ordonnent autour de règlements communautaires auxquels les paysans sont contraints de se soumettre. Le finage a son assolement obligatoire, sa vaine pâture, ses gardes des récoltes, sa police des cultures. La fenaison, la moisson, les vendanges s'ouvrent sur une décision prise par la communauté. Le travail agricole est quelquefois un travail d'association et d'entraide et, dans de nombreuses provinces, un ordre commun gouverne la vie agraire qui laisse peu de place aux libertés personnelles. À La Prairie, seigneurie d'habitat dispersé surtout où dominent les champs clos que favorise l'individualisme agraire, les contraintes qui pèsent sur la communauté agricole française sont inconnues. Le paysage rural de la seigneurie des Jésuites, où la clôture est souvent présente et découpe le territoire, se prête mal 64 Duby et Wallon, dir., Histoire de la France rurale, 2 : 298.
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au régime astreignant auquel les habitants de la métropole doivent souvent obéir. Cette dimension, absente de l'histoire rurale de La Prairie, ne pouvait donc pas soutenir l'activité de sa communauté d'habitants qui a cependant découvert ailleurs sa triple vocation. Religieuse d'abord, quand la communauté confondue avec la paroisse prend la forme de la fabrique chargée matériellement d'assurer le service divin et de gérer les biens dont elle est dépositaire. La collectivité rurale est ici parfaitement liée à l'institution paroissiale et, chaque année, à la demande de l'archidiacre (qui en rappelle l'obligation dans ses visites), l'assemblée des habitants est appelée à se réunir au presbytère pour élire « à la pluralité des voix » les marguilliers préposés à la fabrique et obligés (malgré les retards inévitables) de rendre les comptes que vérifiera de façon plus régulière au xvin e siècle l'évêque ou le grand vicaire. À l'occasion, l'assemblée paroissiale est convoquée exceptionnellement en cas de nécessité. À notre connaissance, autant que l'on puisse en juger d'après les documents qui nous sont parvenus, cela s'est produit à quelques reprises seulement au xvm e siècle. La première fois, entre 1702 et 1705, époque où le curé Vilermaula fait appel aux habitants pour la construction de la nouvelle église de pierre. Une deuxième fois, en 1721, année où le procureur Collet, de passage à La Prairie, rassemble dans la maison presbytérale une trentaine de personnes pour entendre leur avis sur « la commodité et incommodité » de la paroisse. L'année suivante, les paroissiens « en grand nombre assemblés » assistent à la bénédiction solennelle de la nouvelle cloche apportée à grands frais de la ville voisine. Trois ans plus tard,65 ils se mobilisent pour demander aux Jésuites de verser à la fabrique 600 livres qui doivent servir à défrayer les coûts des deux chapelles que l'on vient d'ajouter à l'église. En 1729—1730, le curé Jorian convoque trois réunions extraordinaires66 « au prosne de la messe paroissialle et du son de la cloche » pour régler différentes affaires de la fabrique (rentes et augmentation des bancs, élection d'un troisième marguillier, etc.). Il propose en même temps aux habitants présents d'offrir aux quatre premiers chantres, qui emploient bénévolement tous les jours « le talent de leur voix », et à Jacques Moquin, parrain de la cloche en 1722, donateur d'une chapelle dédiée au Saint-Rosaire, la sépulture gratuite dans l'église du village. Finalement, en 175O67 et i75i, 68 on réunit la communauté pour 65 Barette, 25 juil. 1725, assemblée des habitants de La Prairie, ANQM. 66 Registres de la fabrique de La Prairie, assemblées des i er fév. 1729, 7 fév. et 3 avr. 1730, APLP. 67 Ibid., assemblée du 29 nov. 1750. 68 Ibid., assemblée du 28 fév. 1751.
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décider des réparations à faire au sanctuaire et pour approuver le prêt d'un tabernacle à l'église de Saint-Philippe, consacrée au culte peu de temps après. Service de Dieu, service du Roi aussi, puisque la communauté décharge l'État d'une partie importante de l'administration locale. L'entretien de la voirie et la construction des ponts surtout dépendent d'elle et en requièrent hommes et argent. La richesse du réseau hydrographique de La Prairie, arrosée par plusieurs rivières et une multitude de ruisseaux, a posé très tôt le problème des communications dans la seigneurie des Jésuites. Mais il faut attendre le début du xvui e siècle, période au cours de laquelle la population prend son essor et où la colonisation gagne progressivement le territoire, pour que les autorités coloniales et seigneuriales, alertées par les habitants, s'en préoccupent. Entre 1708, date de la première visite à La Prairie du grand voyer Robinau de Bécancour et la fin du Régime français, pas moins d'une douzaine de textes (enquêtes du grand voyer, ordonnances d'intendants, assemblées d'habitants) s'intéressent à la circulation des hommes et des marchandises dans la seigneurie, rendue particulièrement difficile par la présence en son centre et dans sa partie occidentale des rivières Saint-Jacques et de la Tortue. Ces deux cours d'eau, pivots originels autour desquels s'articulent les lignes du peuplement au xvn e siècle, coupent le territoire en deux, rendent les communications difficiles (au printemps et à l'automne, surtout au moment des crues) et isolent partiellement les habitants de certaines côtes qui sont quelquefois empêchés de se rendre au village, à l'église ou au moulin. Lors du rattachement du Mouillepied à la paroisse de Longueuil, l'un des motifs retenus par les autorités pour justifier une décision si mal reçue par les habitants invoque la « difficulté des chemins » pour aller du Mouillepied au village de La Prairie69 et l'impossibilité d'atteindre l'église de La Nativité-de-la-sainte-vierge « pendant les grosses eaux de l'automne et du printemps [...] la rivière de Sl.Jacques qu'ils sont obligés de traverser étans impraticable dans ces saisons, et celles ou les glaces charient ».7° Aussi tardivement qu'en 1723 donc, il n'y a toujours pas de pont qui enjambe la rivière Saint-Jacques, en dépit du fait que ses deux rives aient été au xvn e siècle les premières occupées. Quinze ans plus tôt, le grand voyer, de passage à La Prairie (escorté de Jean Cailioud, son commis, du capitaine de milice Pierre Gagné et de quelques habitants) pour 69 Collet, « Procès-verbaux », 311. 70 Vaudreuil et Bégon au ministre, 14 oct. 1723, Ci lA, 45, fos 56-57, ANC. Cité par Lemoine, « Le rattachement », 43.
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y délimiter dans toute la longueur de la seigneurie le chemin royal de 24 pieds, avait pourtant recommandé, en plus de nettoyer les routes des grosses pierres et cailloux, que l'on y élève un pont « bon, valable et propre à tenir le poids des charrois ». 71 Il faut attendre les années 1722-1723 pour que les seigneurs et l'intendant, pressés par les censitaires de la seigneurie, agissent et établissent une politique de construction des ponts. Cela n'ira pas sans difficulté et sera même à l'occasion une source importante de conflits entre les habitants divisés autour d'une question qui faisait ressortir les diverses identités géographiques du territoire et éclater provisoirement la belle unité habituellement maintenue au sein de la communauté. L'initiative dans ce domaine est prise par les habitants de La Tortue qui ont été les premiers à réclamer un pont sur la rivière du même nom. Au début de 1722, à la demande du gérant de la seigneurie, le notaire Barette se transporte à l'entrée principale de l'église paroissiale « issue de grand messe » et y invite les habitants qui sortaient en grand nombre à s'assembler chez lui pour y entendre la lecture d'une requête adressée aux Jésuites par les riverains de La Tortue. Réunis chez Barette, les paroissiens prennent connaissance de la lettre adressée au père d'Heu par les habitants de La Tortue dans laquelle ils exigent l'érection d'un pont royal sur la rivière dont ils occupent les rives.72 Tous acceptent de contribuer aux frais de construction, sauf deux, Pierre Moquin et Michel Marie. Ils quittent l'assemblée et refusent leur participation au projet communautaire, à moins qu'on ne leur accorde un pont semblable sur la rivière Saint-Jacques qui baigne leurs terres à la côte des Prairies. Cette dissension proclamée au cœur de la communauté nécessite quelques mois plus tard la venue à La Prairie de Pierre Raimbault, subdélégué de l'intendant. En vertu d'une ordonnance de son supérieur hiérarchique à qui ont eu recours plusieurs habitants de la seigneurie, Raimbault se présente au village et convoque au domicile du notaire, comme à l'accoutumée, l'assemblée des habitants de la paroisse pour délibérer sur la nécessité de construire des ponts sur les deux rivières, établir une estimation des dépenses et répartir entre les habitants les coûts selon l'étendue de leurs habitations.73 Une quarantaine de chefs de ménage y assistent, un sommet dans l'histoire des assemblées de La Prairie, et le subdélégué qui nous a donné le compte rendu des délibérations s'en retourne à Montréal, après avoir constaté les divergences entre les diverses factions d'habitants 71 Procès-verbaux des grands voyers, 9 août 1708, ANQQ. 72 Barette, 25 janv. 1722, assemblée des habitants de La Prairie, ANQM. 73 P. Raimbault, 10 août 1722, assemblée des habitants de La Prairie, ANQM.
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qu'il n'a pu rallier à une cause commune. Ceux de la côte SaintLambert excluent leur participation à l'érection d'un pont sur la rivière de la Tortue qui ne leur serait d'aucune utilité. En effet, pour se rendre au Sault-Saint-Louis, voyage qu'ils effectuent très rarement, ils empruntent le fleuve et évitent la traversée de cette rivière. L'emplacement de leur côte et leurs affaires qui les conduisent fréquemment au fort, à l'église et au moulin à vent leur commandent cependant de construire un pont sur la rivière Saint-Jacques pour mettre un terme à l'isolement relatif dont ils sont victimes selon les caprices des saisons. Les autres répliquent qu'un tel pont conviendrait mal à la rivière Saint-Jacques et qu'il serait rapidement emporté par les glaces ou le refoulement des eaux, alors que la rivière de la Tortue, moins capricieuse, qui ne donne jamais prise aux glaces à cause de la proximité des rapides du Sault-Saint-Louis, devrait constituer le lieu d'élection d'un pont ouvert à longueur d'année à la circulation. À la suite du désaccord que n'a pu empêcher Raimbault, l'intendant met un terme à la seule véritable dispute dont l'assemblée de La Prairie aura été témoin. Respectant la volonté des parties et confirmant le découpage naturel de la seigneurie, il ordonne74 que tous les censitaires, selon leur domicile et au prorata de l'étendue de leurs terres, soient mobilisés pour ériger et entretenir par la suite les deux ponts dont l'histoire avait, pendant un an, profondément divisé la communauté paysanne de La Prairie et avait partagé les membres entre deux clans. En liaison avec les seigneurs toujours présents lors des discussions, les officiers de la milice surveillent les travaux et perçoivent les contributions des habitants taxés à 4 deniers l'arpent de superficie.75 Il faut offrir 400 livres de France pour que, sur l'invitation du gérant de la seigneurie, Pierre Lefebvre, maître charpentier du village, accepte d'élever sur la rivière de la Tortue un pont protégé par une garantie d'un an.76 Dix-huit ans plus tard, le père Richer répète le même geste et, en accord avec l'assemblée des habitants de La Tortue, il requiert les services de Pierre Baudin, également charpentier de La Prairie, pour refaire « à la mode et façon engloise » le pont de la rivière de la Tortue, tombé deux ans auparavant.77 Si les quelques textes que nous venons de réunir permettent de suivre les débats de l'assemblée villageoise autour de l'épineuse ques74 75 76 77
Ordonnance de l'intendant Bégon du 17 janv. 1723, ANQQ. Barette, 25 août 1723, assemblée des habitants de La Prairie, ANQM. Ibid., 23 fév. 1724, marché entre les Jésuites et Pierre Lefebvre. Ibid., 14 mai 1742, assemblée des habitants de La Prairie.
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don des ponts, là n'est pas l'essentiel cependant, puisque le plus clair de ses délibérations et de ses activités sous le Régime français a porté sur la ou les communes, objet de la part des habitants de la seigneurie d'une attention jalouse et soutenue dont rend compte la copieuse documentation qui en est issue. Centre d'intérêt le plus constant, les biens communaux qui cristallisent l'esprit collectif et sur lesquels les censitaires n'ont cessé de veiller avec vigilance constituent le support fondamental de la communauté et définissent la vocation maîtresse de l'assemblée. Elisée Choquet, premier historien de La Prairie, l'avait pressenti et suggéré quand, dans les 1930, il avait réuni une partie des documents qui devaient servir à reconstituer l'historique des communes de La Prairie.78 La seigneurie possède deux communes très inégales en superficie. La première, que Choquet, se fondant sur le cadastre de 1867, a estimé à 90 arpents,79 occupe une mince frange de terre à la côte Saint-Lambert, en bordure du fleuve. Sa concession n'a jamais fait l'objet d'un acte spécifique, mais son existence nous est révélée par les premiers contrats octroyés à la côte Saint-Lambert dans lesquels apparaît cette mention : « comme il y a une prairie entre le bois de bout et le grand fleuve tout le long de la coste qui commence à un endroit appelle le marigot nous donnons la ditte prairie [...] en commune à perpétuité à tous les habitants de la ditte coste de Sainct Lambert ».8° Elle est réservée aux censitaires des côtes de Mouillepied et Saint-Lambert qui se sont assemblés très tôt pour réclamer aux Jésuites une diminution du droit de commune fixé dans les textes à 5 sols par bête. Alléguant la pauvreté de leurs terres, ils présentent, en juin 1672, une requête aux seigneurs de La Prairie pour que soit modifiée la rente communale et qu'elle soit réduite à 5 sols par famille, 10 tout au plus.81 Les Jésuites semblent avoir refusé en partie de céder à ce qu'ils ont perçu comme une forme de chantage et ont maintenu le taux de 5 sols par tête de bétail inscrit dans les contrats primitifs. C'est celui du moins qui apparaît au Terrier pour les terres du premier rang de la côte de Mouillepied. Le même document rédigé dans la première moitié du xvni e siècle souligne cependant que les concessions du deuxième rang du Mouillepied et celles des deux rangs de la côte Saint-Lambert doivent payer 30 sols chacune pour le droit de commune. Il s'agit en fait du taux auquel sont 78 Choquet, Les communes de Laprairie. 79 Fonds Elisée Choquet, ANQM. 80 Parmi d'autres exemples : Tissot, 9 oct. 1672, concession à Jacques Testu; 24 fév. 1674, concession à Fiacre Ducharme, fonds « Biens des Jésuites », ANQQ. 81 Voir le chap. 3.
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imposés tous les habitants fréquentant la commune principale, à proximité du village. Les seigneurs se sont-ils rendus aux demandes des contestataires et ont-ils accepté pour certaines terres seulement de corriger le taux établi à l'origine? Si c'est le cas, il n'est pas sûr que la correction les ait avantagés et, de toute façon, on était loin du taux exigé en 1672. Plus vraisemblablement, mais à une date que nous ignorons, les terres de Saint-Lambert ont dû être rattachées à la commune principale de la seigneurie, ce qui expliquerait la somme de 30 sols apparaissant au Terrier. C'est ce que semble suggérer le censier de 1750 qui donne dans l'une de ses dernières pages non numérotées la liste des terres ayant droit à la grande commune. Le Mouillepied n'y apparaît pas, mais les 57 concessions qui forment les deux rangs de la côte Saint-Lambert viennent en tête et précèdent toutes les autres dont on sait, grâce au Terrier, qu'elles sont greffées à la commune concédée en 1694. À part cette référence à l'épisode de 1672, la petite commune de Saint-Lambert disparaît ensuite presque complètement des textes et il faut attendre 1720 et 1734 pour que les autorités coloniales nous en rappellent finalement le souvenir. Une première fois, quand Bégon permet aux habitants de SaintLambert qui possèdent une commune séparée d'utiliser celle de La Prairie parce les emplacements qu'ils tiennent au village et les terres acquises à proximité leur en confèrent le privilège.82 Une dernière fois, en 1734, au moment où Hocquart ordonne, à la suite des doléances des habitants de la côte Saint-Lambert, qu'un gardien de barrière y soit établi et que chaque usager clôture un parc pour y enfermer le bétail la nuit et l'empêcher de causer des dommages aux terres voisines.83 Son histoire discrète, à la mesure de son importance, s'efface devant celle du principal communal de la seigneurie qui occupe une surface autrement plus vaste et sur lequel se porte surtout l'attention des habitants, des seigneurs et des intendants. C'est au printemps 1694 que le notaire Antoine Adhémar en rédige le contrat, à la demande expresse du père François Vaillant, gérant de la seigneurie.84 L'acte que reçoivent cinq représentants des principaux habitants du lieu délimite un territoire de 2 855 arpents (superficie précisée par l'aveu de 1723) pour servir de commune aux habitants de La Prairie « qui y sont présentement
82 Ordonnance de l'intendant Bégon du 29 juin 1720, ANQQ. 83 Ordonnance de l'intendant Hocquart du 8 juin 1734, ANQQ. 84 A. Adhémar, 19 mai 1694, concession de la commune de La Prairie de la Madeleine, ANQM.
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habituez et à ceux qui sy habitueront par la suite [...] despuis la coste de la Tortue jusques à la commune de la prairie St. Lambert, à la Fourche et à Fontarabie ». Cette commune commence en bordure du fleuve dans l'espace compris entre la frontière du village et le début de la côte Saint-François-Xavier puis, sur une distance d'une centaine d'arpents, gagne les profondeurs de la seigneurie et rejoint finalement les terres de Saint-Raphaël, après avoir rencontré sur son passage la rivière Saint-Jacques qui la traverse d'est en ouest. Son emplacement avantageux, la richesse de son sol, la variété de son paysage apportent à la communauté de précieuses ressources et lui offrent de nombreuses possibilités. Dans sa partie basse, les prairies naturelles qu'arrosé le Saint-Laurent donnent un fourrage abondant et nourrissent le bétail que les habitants y envoient pacager. La forêt dense qui domine ses profondeurs permet aux usagers d'y prendre tout ce qui leur est nécessaire pour se bâtir, et même du bois pour vendre (moyennant une taxe de 20 sols pour chaque pied d'arbre abattu), privilèges reconnus dans la concession originelle. On comprendra mieux alors pourquoi cette commune aux multiples avantages dont l'usage appartient à tous (ou presque) et la propriété à personne en particulier est devenue, sous le Régime français, l'objet d'une vigilance aussi étroite de la part de ses principaux bénéficiaires et la cible fréquente des législateurs qui avaient intérêt à protéger et à réglementer un patrimoine collectif aussi indispensable à la survie de la communauté paysanne. Le droit d'usage du communal de La Prairie est régi par un ensemble de prescriptions inscrites dans les actes de concession, précisées dans le Terrier de la seigneurie ou, à l'occasion, promulguées par les autorités coloniales. Son utilisation n'est pas liée au domicile du censitaire. Ce n'est pas le fait de tenir « feu et lieu » sur une terre qui détermine le droit de commune, mais la propriété de la terre même non habitée par son détenteur et l'obligation de payer la redevance de 30 sols comme celle de participer aux frais communs, de clôtures en particulier. Appelé à arbitrer un différend, l'intendant Bégon a été amené dans une ordonnance à définir le droit d'utilisation de la grande commune de La Prairie85 qu'aucun texte n'avait suffisamment clarifié auparavant. En 1720, les habitants de La Prairie lui adressent une supplique dans laquelle ils remettent en question le droit pour les habitants de la côte Saint-Lambert d'utiliser le communal principal. Malgré le fait que ces derniers possèdent des emplacements au village ou des terres à proximité, ils n'y tiennent 85 Ordonnance de l'intendant Bégon du 29 juin 1720, ANQQ.
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cependant « ni feu ni lieu », déclarent-ils. Ils prient donc Bégon de leur en interdire l'accès, « ce qui cause une trop grande confusion de bêtes et fait un tort considérable à la ditte commune », et de les inviter à se satisfaire de la commune de Saint-Lambert, toute proche de leurs habitations. L'intendant ne se rend pas à leur requête, mais ordonne plutôt que « lesdits habitans de la coste St-Lambert continueront de jouir du droit de passage dans la commune de laditte prairie de la Magdelaine suivant leurs titres de concessions tant qu'ils posséderont et feront valloir les terres à eux concédées de laditte prairie de la Magdelaine qui leurs donnent ledit droit ». Par ce règlement, Bégon distinguait donc le droit d'usage du lieu de résidence et confirmait que la seule propriété de la terre (sa mise en valeur et le versement au seigneur de la rente) conférait à son détenteur le privilège du droit de commune. Posséder une terre, bien sûr, mais pas n'importe où dans la seigneurie, puisque l'entrée du grand communal est réservée aux seuls habitants qui possèdent des concessions à l'intérieur d'un territoire dont les frontières ont été partiellement tracées dans l'acte de 1694. Le censier de 1750 qui établit le rôle des terres ayant droit de commune et le Terrier qui en dresse la liste côte par côte nous permettent de connaître celles qui en sont exclues. À part quelques emplacements au bourg auxquels le Terrier ne reconnaît pas l'accès au communal de La Prairie, elles sont toutes situées à la périphérie de la seigneurie. Ce sont celles du premier rang du Mouillepied qui sont greffées à la commune de Saint-Lambert, celles des Saints-Anges et de Saint-Constant, dans l'arrière-pays, à la limite de la seigneurie de Longueuil, celles, enfin, de Saint-Ignace (sauf une) et de SainteCatherine, sur la rive sud-ouest de la rivière de la Tortue, démarcation tracée dans la concession d'origine donnée par le père Vaillant. Ce n'est qu'exceptionnellement, « du consentement des habitans », « pour avoir retiré de l'eau le père Pierre Lagrené lors gérant des affaires de la seigneurie »86 que l'on accorde le droit de commune à Pierre Lamarque qui occupe la première terre de la côte SaintIgnace. C'est à travers les délibérations de l'assemblée villageoise, les requêtes nombreuses formulées par les habitants, les ordonnances répétées de l'intendance que l'on peut suivre depuis la fin du xvn e siècle l'histoire de la gestion communale qui s'est exercée dans des directions bien précises. Respect du territoire de la commune, d'abord, qui oblige les seigneurs de La Prairie à consulter en trois 86 Terrier de La Prairie, fonds « Biens des Jésuites », ANQQ.
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occasions l'assemblée, gardienne de son intégralité. Qu'il s'agisse d'ouvrir une nouvelle côte comme celle de Fontarabie en 1699,87 de prolonger les terres du côté sud-ouest de la rivière Saint-Jacques88 ou d'agrandir le village,89 toutes décisions qui supposent que l'on empiète sur la commune, les Jésuites doivent chaque fois réunir les habitants pour obtenir leur accord au prix de compensations diverses. Les deux premières fois, les seigneurs s'engagent à restituer en terres ce qui a été prélevé sur le communal; en 1725, ils promettent de verser 600 livres à la fabrique pour défrayer les coûts des deux nouvelles chapelles ajoutées la même année à l'église paroissiale. Protection de la forêt, en second lieu, qui occupe au début du xvm e siècle la plus grande partie de la commune, mais dont l'existence est très tôt menacée. Le problème s'est surtout posé en 1713— 1714, époque où François Leber, de La Prairie, et Jean-Baptiste Hervieux, marchand montréalais, ont fait construire en bordure de la rivière Saint-Jacques, sur la terre de Leber située à la côte de la Fourche, à proximité du grand communal, un moulin à scie90 qui va les opposer tout de suite à la communauté. Malgré l'appui de leurs seigneurs, les habitants de La Prairie ne sortiront pas vainqueurs de cette affaire et les deux associés trouveront dans l'intendant Bégon un ardent défenseur davantage intéressé à faire respecter les clauses du contrat de 1694 qu'à donner raison à la collectivité soucieuse de protéger un bien qu'elle savait menacé. Dès le début de l'année 1714, quelques mois après la mise en opération du moulin, les habitants, inquiets des coupes sévères (400 à 500 arbres abattus à l'hiver et au printemps 1713) que Leber et Hervieux ont effectuées dans la forêt communale, se présentent à Montréal devant le lieutenant général pour faire cesser une pratique qui risquait de diminuer considérablement, sinon de détruire totalement un patrimoine forestier indispensable à la communauté paysanne. Invoquant la menace de destruction qui guette à court terme les biens communaux, ils obtiennent du magistrat la révocation de l'une des dispositions particulières de la concession de 1694 permettant aux usagers de la commune d'y couper du bois de vente, 87 A. Adhémar, 23 fév. 1699, procès-verbal des terres de la côte de la Fourche, ANQM. On fait référence dans ce document à une assemblée tenue le 17 février pour discuter de l'ouverture de la nouvelle côte de Fontarabie. 88 Ibid., 21 janv. 1705, conventions entre les Jésuites et les habitants de La Prairie. 89 Barette, 30 nov. 1724, assemblée des habitants de La Prairie, ANQM. 90 M. Lepailleur, 14 déc. 1724, assemblée des habitants de La Prairie, ANQM. Cet acte contient en outre le procès-verbal d'une autre assemblée convoquée le 25 juillet 1725.
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moyennant une taxe de 20 sols pour chaque pied d'arbre abattu.91 Au printemps de la même année, les propriétaires du moulin s'adressent à l'intendant et, rappelant que « l'intention de sa majesté est l'établissement des manufactures pour le bien du commerce des colonies »,92 ils demandent d'être maintenus dans leurs privilèges reconnus par l'acte de 1694, que soit cassé le jugement de 1714 et que les habitants cessent de les troubler, notamment en obstruant avec des arbres la rivière Saint-Jacques qui alimente leur moulin. Bégon se rend aux exigences de Leber et d'Hervieux, révoque la décision du lieutenant général et refuse de modifier le contenu du contrat de concession de la commune qui a valeur de loi en cette matière. Quoi qu'il en soit, il semble bien que le problème ait été rapidement évacué, puisque les textes ne mentionnent plus le moulin de la côte de la Fourche au début des années 172O.93 De toute façon, on peut croire que tous les habitants eux-mêmes n'étaient pas parfaitement convaincus de la protection qu'ils devaient accorder à la forêt communale. Les documents font quelquefois état de négligences et de gaspillages qui rendent compte de leur indifférence à l'égard d'une politique de conservation de la forêt. Déjà en 1714, l'ordonnance de Bégon signale que «quelques habitans souvent et sans une grande nécessité abbattent les bois de laditte commune et les laissent pourir sur le lieu ». Vingt-sept ans plus tard, François Leber, premier capitaine des milices de La Prairie, fait observer à Hocquart que « les bois pour faire lesdittes clôtures [de la commune] sont très rares ce qui donne beaucoup de peine aux habitans, cela provenant de l'imprudence de plusieurs personnes qui ont mis le feu dans les saisons deffendues et de ce que plusieurs habitans sans aucun soucy se bûchent les clôtures de laditte commune dans les saisons d'automne et d'hyver pour en faire du bois de chauffage ».94 Observations révélatrices d'une attitude d'esprit faisant souvent peu de cas de la préservation forestière dans un pays où l'on s'inquiète fort peu d'une richesse qui semble inépuisable. Les paysans dilapident volontiers un capital forestier auquel ils sont peu sensibles et les autorités métropolitaines ne sentent pas le besoin d'exporter dans la colonie la Maîtrise des eaux et forêts réformée par Colbert.
91 Registres des audiences, 19 janv. 1714, ANQM. 92 Ordonnance de l'intendant Bégon du 20 mai 1714, ANQQ. 93 Le dernier document qui le concerne se trouve dans le greffe de M. Lepailleur, 2 janv. 1719, marché entre François Leber et Jean-Baptiste Desrosiers, ANQM. 94 Ordonnance de l'intendant Hocquart du 15 mars 1741, ANQQ.
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Aux yeux des habitants et de l'intendance, la vocation première de la commune n'est pas forestière mais pastorale, puisqu'elle doit d'abord offrir à la communauté les ressources nécessaires pour nourrir un cheptel ovin et bovin qui a trouvé dans ce vaste espace d'abondants pâturages en augmentation constante au fur à mesure du déboisement. C'est la préoccupation majeure des usagers de la commune et l'objet central des multiples ordonnances des intendants qui ont trouvé là une abondante matière à préciser et à réglementer. Deux aspects en particulier retiennent l'attention des uns et des autres, également intéressés à en assurer le bon fonctionnement : les clôtures et l'élection des gardiens ou syndics du communal. Le problème des clôtures qui doivent fermer la commune et retenir le bétail s'est sans doute posé très tôt, mais le plus ancien texte s'y référant remonte à 1723. Année charnière, semble-t-il, qui marque le point de départ d'une surveillance accrue et d'une gestion plus appliquée des biens communaux. À cette date, Bégon ordonne que tous les habitants ayant droit de commune à La Prairie complètent les clôtures qui manquent afin qu'elle soit entièrement close « de manière que les bestiaux ne puissent pas en sortir pour entrer dans les terres labourables ».95 Souci constant de l'administration que celui de parachever les clôtures ou de les rétablir et auquel les habitants répondent parfois très mal. À la requête des capitaines de milice de la seigneurie chargés avec les syndics de surveiller l'application des règlements, il faut répéter quatre fois les mêmes ordonnances entre 1723 et i74i 96 pour obliger les censitaires qui font la sourde oreille à se soumettre aux travaux commandés. Soumission qui n'est toujours pas totale en 1741, puisque le premier capitaine de la seigneurie doit, une fois de plus, en appeler à l'intendant parce qu'une « grande partie [...] [des habitants] qui sont tenus de faire laditte clôture au sud ouest et de déplacer des clayes au bord de l'eau négligent de faire leur part et portion et déplacer lesdittes clayes à quoy ils sont tenus ».97 Même si les frais individuels pour la clôture communale ne sont pas très élevés,98 l'esprit communautaire se désagrège quand
95 Ordonnance de l'intendant Bégon du 9 mars 1723, ANQQ. 96 À part l'ordonnance de Bégon du 9 mars 1723, il faut en compter trois autres de l'intendant Hocquart, toujours tenace mais mal écouté, qui vont dans le même sens : icjuil. 1734; 14 juin 1740; 15 mars 1741, ANQQ. 97 Ordonnance de l'intendant Hocquart du 15 mars 1741, ANQQ. 98 Claude Deneau, chargé de la tutelle des enfants de Charles Deneau, a déboursé 41 livres pour entretenir un arpent et deux tiers de clôture de la commune pendant cinq ans à raison de 5 livres l'arpent. (Hodiesne, 22 fév. 1751, tutelle de Claude Deneau, ANQM).
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les habitants doivent fournir de leur argent pour maintenir et entretenir un bien dont la propriété est collective. Ils sont cependant plus réceptifs aux appels de l'intendant et plus généreux de leur temps quand il s'agit d'élire les syndics de la commune, tâche qui ne requiert aucune dépense et ne sollicite que leur sociabilité. C'est aussi au début des années 1720 que s'organise le gouvernement du communal et que se tiennent les premières élections dont on a conservé les procès-verbaux rédigés succinctement par le notaire Barette. Cette pratique répond à une ordonnance de François-Marie Bouat, lieutenant général au tribunal de Montréal, datée du 28 juin 1717, que Barette lira pour la première fois en 1723" « à la sortie et issue de grand messe » et à laquelle se réfèrent ensuite toutes les assemblées. Elle stipule que les usagers de la commune doivent se réunir en principe tous les deux ans pour choisir les syndics qui en assureront la gérance, veilleront à faire exécuter les ordonnances de l'intendance et maintiendront les clôtures en bon état. Périodiquement depuis cette date, les capitaines de milice de La Prairie convoquent l'assemblée des habitants qui nomme trois ou quatre de ses représentants pour occuper les fonctions de syndics.10° Toutes ces réunions de « la plus grande partie des habitans » dont nous avons gardé les traces se tiennent en mai-juin, à la fin du printemps, au moment où doit débuter le pâturage et quand se pose chaque année le problème de la réfection des clôtures. À ces postes de syndics, on retrouve habituellement des noms qui appartiennent à ces mêmes familles dont on peut constater la présence au sein de la milice et de la fabrique. Comme si ces trois niveaux de gestion des affaires de la seigneurie avaient constitué les uniques voies que pouvaient emprunter les familles les plus en vue pour s'élever. Ainsi, à un moment ou à un autre avant 1760, les Bourdeau, les Gagné, les Dupuis, les Lefebvre, les Dumay, les Bisaillon, les Leber, pour ne retenir que ceux-là, ont tous compté dans leurs rangs au moins un marguillier, un syndic et un officier de milice. C'est à ces différents paliers de direction que s'est cristallisée l'homogénéité des élites paysannes de la seigneurie déjà associées entre elles par le mariage. Participation des habitants et mode de représentation. La vie communautaire perçue à travers le prisme de l'assemblée villageoise débouche 99 Barette, 17 mai 1723, assemblée des habitants de La Prairie, ANQM. 100 Seul le notaire Barette a transcrit les délibérations de ces assemblées qui sont conservées aux ANQM dans ses minutes aux dates suivantes : 17 mai 1723; 12 juin 1724; 27 mai 1725; 18 mai 1732; lojuin 1737; 22 mai 1740; 3 mai 1744.
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enfin sur la question de la participation de ses membres que l'on peut tenter de mesurer à l'aide des quelques informations éparses que nous livre la documentation rassemblée. Une dizaine de textes, tous des comptes rendus d'assemblées, sont plus explicites que d'autres et énumèrent la liste détaillée des participants, dont quelquesuns seulement peuvent apposer leur signature au bas des actes. Si l'on en juge d'après le nombre inscrit par le curé ou le notaire, la participation semble très variable et fluctuer selon l'importance des motifs de réunion et l'intérêt de la question discutée. Une assemblée comme celle que convoque en 1750 le curé de Lignery pour « délibérer sur les réparations qu'il est nécessaire de faire à l'église »101 ne réunit que 9 habitants, tous identifiés par le pasteur. Celle que l'on tient en 1724 pour élire les syndics de la commune ne regroupe que 14 censitaires.102 Par contre, lorsque le sujet est grave, qu'il concerne toute la communauté et suppose surtout des dépenses qui nécessitent des discussions serrées, alors seulement les habitants viennent plus nombreux assister à ces réunions extraordinaires dont on ne connaît que quelques exemples sous le Régime français. Quand Collet se présente à La Prairie en 1721 pour enquêter sur les limites et l'étendue de la paroisse, il réussit à regrouper dans la salle presbytérale 33 personnes venues là pour proclamer leur appartenance à la paroisse de La Nativité-de-la-sainte-vierge.103 En 1702, au cours de l'assemblée que tient le curé Vilermaula pour l'érection de la nouvelle église de pierre, 36 habitants présents offrent au Sulpicien leur argent, leurs matériaux et leurs bras.104 Finalement, il faut la présence du subdélégué de l'intendant, et une matière aussi litigieuse et coûteuse que les deux ponts que l'on veut construire sur les rivières Saint-Jacques et de la Tortue, pour pouvoir rassembler autour de Pierre Raimbault en 1722 une quarantaine d'habitants membres d'une communauté qui, selon le même document, en compte 140 au moins.1C*5 C'est là, si l'on se fonde sur les seuls textes d'archives que nous avons repérés, le plus fort total jamais atteint avant 1760 et la participation (en nombre absolu) la plus massive à une assemblée villageoise dans le fief des Jésuites. Pour le reste, nous retrouvons des chiffres qui oscillent entre le minimum et le maximum déjà cités: 16 présents lors d'une assemblée tenue en 1705,lo6 18 en 101 102 103 104 105 106
Registres de la fabrique de La Prairie, assemblée du 29 nov. 1750, APLP. Barette, 12 juin 1724, assemblée des habitants de La Prairie, ANQM. Collet, « Procès-verbaux », 304-305. Mémoire de Vilermaula du 24 juil. 1707, fonds « Biens des Jésuites », ANQQ. P. Raimbault, 10 août 1722, assemblée des habitants de La Prairie, ANQM. A. Adhémar, 21 janv. 1705, conventions entre les Jésuites et les habitants de La Prairie, ANQM.
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i7i4, 107 14 en 1722108 et le même nombre en 1743.109 Au total, c'est peu pour une seigneurie dont la population entre 1720 et 1750 passe en gros de quelque 500 personnes à un peu plus de i 500 et qui compte aux mêmes dates entre 100 et 300 feux. Cela pose non seulement le problème de la participation, mais aussi et surtout celui de la représentation. Que faut-il entendre par les expressions « assemblée de la plus grande partie des habitans », « ils ont assemblé un grand nombre d'habitans » ou « personnes en grand nombre assemblées » qui apparaissent dans tous les autres procès-verbaux d'assemblées où la présence des habitants n'est pas évaluée? Il semble bien que ces vocables imprécis renvoient aux chiffres que nous connaissons déjà dont ils sont quelquefois synonymes et qu'ils nous livrent des ordres de grandeur toujours compris dans les limites chiffrées énoncées plus haut. Ainsi, lorsque dans son mémoire Vilermaula relate l'assemblée de 1702, « la plus grande partie des habitans » à laquelle il se réfère ne comprend dans son esprit que les 36 individus qui y assistent. Si le notaire Barette utilise une formule analogue en 1724, ce n'est que pour désigner les 14 habitants qui ont bien voulu se réunir à la porte de l'église et élire leurs syndics.110 Aux yeux du curé, du notaire et des habitants euxmêmes, on le verra, « la plus grande partie », « le grand nombre » ne signifient pas nécessairement la majorité ou la totalité, mais la minorité agissante, la sanior pars qui constitue l'élite de la communauté et regroupe en son sein ses éléments les plus notables et les plus influents. Ainsi faut-il comprendre ce langage imagé d'Ancien Régime. Il assimile pluralité et minorité sans pour autant remettre en question la représentativité des assemblées qui n'est pas proportionnelle à la population totale de la communauté, mais dépend plutôt de la qualité des participants. Qu'un groupe restreint domine les réunions, y représente les autres et décide en leur absence, cela ne contrevient pas, semble-t-il, aux règles de la démocratie déléguée suivies par l'assemblée. Un cas très révélateur illustre parfaitement le mode de représentation accepté par les habitants qui ne se mesure jamais en pourcentage. Dans l'affaire qui les oppose aux usagers de la commune en 1714, François Leber et Jean-Baptiste Hervieux, propriétaires du moulin à scie de la côte de la Fourche, ne craignent pas, dans leur requête 107 « Réponse des habitants de La Prairie à la requête de Leber et Hervieux au sujet du bois de la commune », 1714, fonds « Biens des Jésuites », ANQQ. 108 Barette, 25 janv. 1722, assemblée des habitants de La Prairie, ANQM. 109 Requête des habitants de La Prairie aux Jésuites pour se plaindre du meunier Pierre Bertrand Desrochers, 6 juin 1743, fonds « Biens des Jésuites », ANQQ. 110 Barette, 12 juin 1724, assemblée des habitants de La Prairie, ANQM.
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à l'intendant, de mettre en question la représentativité de l'assemblée dont le consentement a été nécessaire pour obtenir du lieutenant général de Montréal le jugement interdisant aux deux associés de couper du bois dans le grand communal. Ils font valoir que les « habitans dudit lieu en assez petit nombre [...] se sont assemblés [...] et ont surpris la religion [...] du sieur lieutenant général [...] dans l'obtention d'une ordonnance [...] sans que les principaux habitans ayent été entendus [...] qu'il n'est pas loisible de casser et annuler un contract [celui de concession de la commune en 1694] sans une assemblée et une délibération générale de tous les interressez ». 111 À l'argument du « petit nombre », les habitants répliquent en écrivant à Bégon n'estre point de véritté puisque dans l'assemblée qui a esté fait audit lieu de la prairie de la magdeleine dans la maison de retirance dudit révérand père Vaillant [gérant de la seigneurie] pour obtenir [...] laditte ordonnance de mondit sieur le lieutenant, lesdits habitants estoient au nombre de dix-huict nommés ainsy [...] [suit la liste de ceux qui étaient présents] lesdits dénommés faisant tant pour eux que pour les absants qui ont alloué et aprouvé tout ce que lesdits des nommés ont fait à leur absence pour la conservation du bien de laditte commune. 112
Si, pour Leber et Hervieux, une assemblée de commune qui ne réunit que 18 personnes n'a aucune valeur parce qu'elle n'a pu mobiliser tous les intéressés, il n'en va pas de même pour les membres de l'assemblée dont le raisonnement n'a rien de mathématique. Pour eux, il n'y a aucune équation entre représentativité et majorité ou grand nombre. Leur argument est qualitatif et non quantitatif. Si les 18 habitants constituent une délégation valable et représentative de la communauté, c'est principalement parce qu'ils forment la partie la plus « saine », la plus forte des habitants du lieu, ce qui évoque moins le nombre que la qualité des participants. Figurent, en effet, dans cette courte liste : Pierre Gagné, capitaine de milice de la seigneurie, Jacques Deneau et Pierre Moquin, syndics de la commune, le notaire Barette et plusieurs notables habitants dont quelques-uns ont déjà été marguilliers. Comme dans toutes les autres assemblées, on n'y retrouve aucune femme et aucune veuve, même si leur qualité
111 Ordonnance de l'intendant Bégon du 30 mai 1714, ANQQ. 112 « Réponse des habitants de La Prairie à la requête de Leber et Hervieux au sujet du bois de la commune, année 1714 », fonds « Biens des Jésuites », ANQQ.
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de chef de ménage leur donnait le droit d'y siéger. Faut-il s'en étonner à une époque où tout le pouvoir (celui que l'on peut percevoir du moins) est masculin et la société ordonnée selon le mode patrilinéaire? Somme toute, un petit groupe bien placé socialement assiste plus régulièrement aux réunions et y assure une certaine continuité. Dans presque tous les cas, c'est une assemblée restreinte, une oligarchie qui décide seule. Comme en France, « l'apparente "démocratie paysanne" des assemblées d'habitants se réduit à une aristocratie ou, si l'on veut, à une manière de ploutocratie rurale ». 113 L'histoire de la communauté rurale de La Prairie et des assemblées d'habitants qui en sont les plus visibles manifestations est celle d'une institution bien réglée, certes, mais dont on peut dire cependant, en dépit de la parenté des formes, qu'elle n'a ni la capacité, ni la puissance des communautés rurales françaises d'Ancien Régime. À La Prairie, l'assemblée villageoise doit son existence à sa triple vocation et y trouve le plus clair de sa cohésion. Toutefois, c'est bien peu en regard des assises des communautés métropolitaines appelées à exercer des fonctions autrement plus importantes et obligées de se défendre contre les agressions de l'État et du pouvoir seigneurial. Au Canada, la communauté des habitants ne réglemente pas la vie des champs et n'assoit pas l'impôt, tâches qui, en France, constituent les motifs les plus fréquents (aussi les plus litigieux) de réunion et assurent le regroupement de la collectivité. Elle n'est pas davantage contrainte, ou si peu, de se protéger contre les guerres et de résister à l'oppression des seigneurs qui veulent usurper les communaux ou aux attaques de la monarchie la menaçant de tutelle. Multiples occasions de conflits dont La Prairie n'a jamais été le témoin, mais qui, en France, condamnent les communautés à la résistance dans laquelle l'esprit communautaire et le sentiment de solidarité trouvent souvent leur source. Autant de raisons de conclure que l'assemblée paysanne n'avait pas ici la vigueur qu'on lui connaissait outreAtlantique; il lui manquait, sinon le support démographique, du moins les motifs.
113 Braudel et Labrousse, dir., Histoire économique et sociale de la France, II : 577.
CHAPITRE SIX
La transmission du patrimoine
A P P R O C H E S DU P R O B L È M E I QUESTIONS POSÉES, MÉTHODOLOGIE, DOCUMENTATION
Par devant les notaires royaux furent présents sieur Jean Lefort dit laprairie habitant de la Tortue dans la seigneurie de la prairie de la Magdelaine, veuf de deffunte Marguerite Moreau vivante sa femme, auparavant veusve de feu Mathieu Faye dit lafayette tant en son nom que comme tuteur de Jean et Pierre Lefort enfans mineurs issus de son mariage avec ladite Moreau d'une part et sieur Gille Papin au nom et comme procureur de Joseph Benard et Marguerite Faye sa femme, Pierre Roy au nom et comme ayant épousé Angélique Faye, et encor ledit sieur Papin au nom et comme procureur de Jeanne, Marie Anne et Elisabet Faye, [...] et aussy lesdits sieurs Papin et Roy faisant pour et au nom de Pierre Moquin tuteur des enfans mineurs de deffunts Pierre Bourdeaux et Marie Faye tous habiles à se dire et porter héritiers desdits deffunts Mathieu Faye et ladite Marguerite Moreau [...] lesquelles parties [...] ont fait les comptes, et partages, reprises, déclarations, estimés, compensations et accords qui suivent. '
Cet accord en forme de partage concernant deux communautés, huit héritiers issus de deux lits, un veuf qui a reçu en mariage une part d'enfant de sa femme déjà mère de six enfants, va obliger le notaire Pierre Raimbault à remplir huit feuilles d'une écriture serrée pour démêler la part des biens meubles et immeubles revenant à
i P. Raimbault, 8 mars 1719, accord entre Jean Lefort, dit Laprairie et les héritiers Faye, dit Lafayette, ANQM.
183 La transmission du patrimoine
chacun des héritiers. Cette sorte de réunion, qui n'est pas exempte de discordes entre les parties, surtout lorsqu'elles sont le fruit de deux mariages, et suppose d'inévitables compromis pour aboutir à une solution acceptable pour tous, est familière aux habitants de La Prairie, puisqu'il y a de bonnes chances qu'au cours de leur existence, ils aient été témoins d'une telle assemblée familiale (quelquefois moins complexe, il est vrai) à laquelle, malheureusement pour nous, le notaire n'a pas toujours été convié. Ce document de premier plan pose le problème de la transmission du patrimoine (immobilier qui seul nous intéresse ici) qu'ont souvent vécu douloureusement les paysans de la seigneurie de La Prairie et que l'auteur de ces lignes, qui a tenté d'en saisir toute l'essence et de le résoudre, n'a pas vécu (pour d'autres raisons que les historiens du patrimoine seront les seuls à comprendre) avec moins d'angoisse. Étudier le mouvement des biens et leur circulation, c'est vouloir identifier les modalités diverses de leur transmission d'une génération à l'autre et observer la reproduction sociale des groupes domestiques assurée ou non par les pratiques de dévolution des avoirs familiaux. Préoccupation légitime et fondamentale qui est au cœur de la société paysanne d'Ancien Régime et à laquelle n'a pas été indifférente la littérature québécoise. Entre La terre paternelle de Patrice Lacombe, paru en 1846, et les Trente arpents de Ringuet, publié un peu moins d'un siècle plus tard, la plupart des romans de la terre sont des romans de succession2 où le sujet de la transmission du patrimoine est continuellement présent et occupe une place à la mesure de sa portée dans une société agricole dont l'un des principaux soucis demeure la confection et la conservation dans la famille du bien patrimonial. Le thème d'analyse retenu ici s'inscrit dans le cadre des recherches menées des deux côtés de l'Atlantique par des historiens de la famille soucieux d'étudier la reproduction sociale et de confronter le droit et la pratique.3 Il faut souligner, du côté français, les ouvrages remarquables de Claverie et Lamaison,4 de Collomp5 et les enquêtes conduites par Joseph Goy et son équipe.6 Travaux fouillés et convaincants, mais qui s'attachent uniquement aux sociétés du Midi de la France, réputées inégalitaires, dont les modèles de transmission 2 3 4 5 6
M. Lemire, préface à La terre paternelle de P. Lacombe, g. Bouchard et Goy, dir., Famille, économie et société rurale. Claverie et Lamaison, L'impossible mariage. Collomp, La maison du père. Goy, « Norme et pratiques successorales », dans Société rurale », Goy et Wallot, dir., 71-92.
184 La Prairie en Nouvelle-France
des biens conviennent mal à la société canadienne régie sous le Régime français par une coutume profondément égalitariste. Au Canada, les études de cas à l'intérieur du cadre seigneurial sont peu nombreuses et le terrain d'exploration pour la période qui a précédé la Conquête demeure pratiquement vierge.7 Faute d'enquêtes exhaustives avant 1760, les bornes de référence et les points d'appui manquent pour comparer nos résultats et les confronter à d'autres obtenus à partir d'un échantillon régional semblable à celui de La Prairie. Aussi faut-il ne voir ici qu'un bilan qui de par sa taille n'a pas valeur de modèle pour l'ensemble de la colonie canadienne. Notre démarche qui a demandé beaucoup de temps et a nécessité de très longs dépouillements (pas toujours féconds) est cependant modeste. À partir des ménages que nous avons isolés, nous avons tenté de suivre pour chacun d'eux la destinée du bien patrimonial autour duquel s'est constitué à l'origine le noyau familial. En d'autres termes, comment s'opère la transmission du patrimoine, quels en sont les modes les plus fréquents et qui en sont les bénéficiaires et les exclus? Derrière ces questions se cachent des réponses nombreuses et contrastées que mettent en lumière les dossiers familiaux que nous avons établis. Pour répondre à ces interrogations, il aura fallu au départ définir la période couverte par l'enquête et choisir la documentation appropriée. L'étude de la transmission du patrimoine est allergique au temps court et seule la longue durée du Régime français pouvait convenir à une observation continue. Une longue durée presque séculaire (1667 marque le début de la colonisation à La Prairie) qui nous a cependant semblé trop brève, puisqu'il a été possible de suivre tout au plus deux générations pour les familles établies dans la seigneurie dès le xvn e siècle et une seule pour toutes les autres venues plus tardivement au siècle suivant. C'est dire toutes les limites de notre recherche qui pour être davantage soutenue aurait dû nous conduire jusqu'à la fin du xvm e siècle et à l'aube du xixe. Approche sans doute souhaitée et réalisable par une équipe nombreuse, mais hors de portée d'un chercheur isolé rapidement noyé dans l'océan des minutes notariales. 7 Signalons parmi les quelques études que nous avons recensées dont certaines ne s'appliquent qu'à la fin du xvm e siècle et au xix e siècle : Dechêne, Habitants, 294-298, 424-433; Desjardins, «La coutume de Paris», 331-339'- Bouchard, « L'étude des structures », 545-571; « Les systèmes de transmission », 35-60; Bouchard et Thibeault, « L'économie agraire », 237-257; Michel, « Varennes », dans Évolution et éclatement, 325-340; Lavallée, « La transmission du patrimoine », 341-351; Gréer, Peasant, 71-81; Paquet et Wallot, « Stratégie foncière », 551581; Dépatie, « La transmission du patrimoine », 171-198.
185 La transmission du patrimoine
Deuxième étape : reconstituer à l'aide des registres paroissiaux et des ouvrages de généalogie l'histoire démographique de chaque famille retenue, en portant une attention particulière au nombre d'enfants (à la proportion des filles et garçons parvenus à l'âge adulte), aux dates de leurs mariages, à l'âge du décès des parents, et enfin, à la durée du cycle familial entre la naissance du premier enfant et le mariage du dernier. Finalement, c'est le travail le plus long, suivre le destin patrimonial des unités familiales et refaire l'histoire foncière de chaque ménage. Pour y arriver, quelquefois après d'invraisemblables détours, nous avons réuni quelques milliers d'actes notariés, de qualité fort inégale mais tous indispensables, pour suivre sur une longue période la trajectoire empruntée par chacune des familles. L'approche est simple : il faut ordonner chronologiquement tous les documents des parents et des enfants qui permettent d'établir la formation du patrimoine et de distinguer les manières de le transmettre. Figurent habituellement dans cette liste, les concessions, les mariages, les donations, les ventes, les échanges et tous les contrats notariés relatifs aux successions : abandons, partages, inventaires après décès et accords divers. Cette histoire de la propriété foncière, qui commence normalement avec les concessions de terres, est enrichie plus tard par les achats et les échanges et se trouve ensuite complétée par les abandons et les partages, se heurte trop souvent aux silences de la documentation notariée dont il est nécessaire de rappeler ici les lacunes. Si les contrats de concession, d'échange, de vente, les abandons et les inventaires sont communs et si les habitants les font d'ordinaire rédiger devant notaire, les partages, quant à eux, si précieux pour reconstituer les chaînes de titres, sont trop souvent verbaux, ou quelquefois faits sous seing privé. Combien d'échanges, de ventes ou d'accords notariés font référence à des partages non écrits réglés à l'amiable entre les héritiers qui veulent ainsi, selon les termes énoncés dans ces actes, éviter les frais du notaire? Cette procédure ouvre la porte à une extraordinaire incertitude quand il s'agit de connaître les modalités du partage, le nombre d'héritiers et la part de terre qui échoit à chacun. On peut toujours tenter de rétablir les termes du partage verbal en utilisant des renseignements fournis par les ventes et les échanges lors du rassemblement des parcelles. Mais beaucoup d'éléments font défaut, ce qui rend la tâche extrêmement difficile. S'il avait fallu s'en tenir aux seules minutes des notaires, notre tentative (et celles de tous les historiens sans doute qui voudraient poursuivre le même objectif) de refaire le puzzle patrimonial à la suite de la division des biens aurait été, dans un bon nombre de cas, vouée à l'échec. Sévère constat, nous dira-t-on, qui tranche sur
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la belle qualité des archives notariales, fréquemment proclamée à juste titre, mais que l'on devait dresser ici pour mettre en garde tous ceux qui se sentiraient attirés par un tel objet d'étude. Il faut cependant nuancer, pour La Prairie du moins, car le Terrier que les Jésuites ont tenu nous a permis, dans la plupart des cas, de corriger une situation qui autrement était sans issue. Ce document unique refait pour un certain nombre de côtes, jusqu'à une date assez tardive au xvm e siècle, l'historique de chaque terre à partir des multiples transactions qui en balisent les différentes étapes. Concessions, échanges, ventes, abandons, partages écrits ou verbaux, tout y est recensé, daté, depuis le début jusqu'à un moment variable selon les côtes qui se situe entre 1730 et 1760, et quelquefois au-delà. Cette comptabilité qui avait pour but de mieux percevoir les lods et ventes a supposé un effort considérable de la part des seigneurs ecclésiastiques dont on trouve peu d'équivalents dans les seigneuries laïques. Jumelé aux minutes notariales dont il est la synthèse spatiotemporelle, le Terrier de La Prairie demeure donc le corpus indispensable sur lequel repose en partie cette étude de la transmission du patrimoine et de la reproduction sociale. PRINCIPAUX MODES DE TRANSMISSION DU PATRIMOINE
Les paramètres du système
II convient au départ d'établir les paramètres autour desquels s'articulent les modes de dévolution et les normes de divers ordres auxquelles ils obéissent. La première norme a trait au régime juridique que commande la coutume de Paris, introduite dans la colonie en 1664. Elle stipule l'égalité des héritiers et elle n'est, en ce sens, que le prolongement de la tendance vers le nivellement et l'égalitarisme amorcé depuis la fin du Moyen Âge dans la France du centre et du nord. « Que l'espace américain, l'absence de lourdes pressions fiscales et la faible représentation nobiliaire authentique aient renforcé, accéléré cette tendance, c'est probable ».8 Le droit auquel les habitants se conforment généralement avec une obéissance remarquable institue le partage égalitaire et suppose, dans la majorité des cas, un émiettement des immeubles qui oblige les rassembleurs, par le biais des échanges et des ventes, à rétablir en tout ou en partie les dimensions primitives du patrimoine. S'il y a eu donations au 8 Dechêne, Habitants, 424.
187 La transmission du patrimoine
préalable, les meubles ou les immeubles doivent être rapportés à la masse au moment du partage parce qu'ils sont réputés donnés en avancement d'hoirie. S'il y a abandon des biens par un parent ou par les deux à l'un des enfants, les autres héritiers doivent donner leur accord à un geste qui favorise l'un d'entre eux. Au contraire du système inégalitaire qui s'articule autour d'une « maison » fortement valorisée sur le plan symbolique et dont les variantes sont toujours encloses dans les limites du modèle, le système égalitaire ouvre la porte à une large gamme de stratégies qui dépendent de la situation démographique, économique, personnelle du groupe domestique [...]Le système inégalitaire, bâti autour de la continuité de la maison, réussit, avec toutes ses variantes, à l'assurer. Le système égalitaire porte en germe son autodestruction. À chaque génération se repose le conflit entre idéologie, pratique et reproduction sociale.9
Deuxième trait qui conditionne la formation du patrimoine, les formes de dévolution et les tentatives de reconstitution : la démographie. Il est impensable de ne pas établir au départ la structure démographique des familles, même s'il faut se limiter à une simple esquisse. À La Prairie, la constitution des biens patrimoniaux, les modes de transmision, les stratégies des rassembleurs, et quelquefois l'âge des enfants au mariage, s'ordonnent en fonction de la dimension des familles, et surtout selon l'âge au décès des parents. Cette dernière donnée « agit un peu comme une loterie en introduisant une large incertitude sur la durée des mariages et en créant de fortes différences entre les ménages. Tantôt elle précipite la transmission des biens d'une génération à l'autre. Tantôt elle la retarde ».10 Au total, en s'appuyant sur l'article suggestif de deux démographes, c'est le cycle complet de la vie familiale que l'on doit reproduire pour repérer « les rapports entre le cycle démographique de la vie familiale et l'organisation familiale vue à travers [...] le système de transmission des avoirs fonciers ».11 Enfin, à La Prairie comme ailleurs dans la vallée du Saint-Laurent, l'écoumène est vaste et s'offre, au début du moins, gratuitement ou presque à tous les preneurs. Perçue sous l'angle de la formation et de la transmission du patrimoine, la distinction est réelle entre la France du « monde plein » de l'Ancien Régime, comprimée dans ses
9 Segalen, Quinze générations, 82-83. 10 Michel, « Varennes », 329. 11 Landry et Légaré, « Le cycle de vie », 20.
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étroites limites, et le Canada de la même époque. Le « système de transmission » 1 2 des biens que nous avons retrouvé à La Prairie aux xvii e et xvm e siècles suppose une toile de fond autour de laquelle s'articulent toutes les stratégies : l'abondante réserve de terres. L'espace disponible pour s'établir dans une seigneurie qui couvre à peu près 120 km 2 ne manque pas et, au début du xix e siècle, on concède encore des terres à la périphérie de son immense territoire. Très tôt cependant, dès le premier quart du xvm e siècle, une certaine rigidité des structures agraires se manifeste depuis que toutes les terres en bordure du fleuve, de la rivière Saint-Jacques et celles du centre de la seigneurie sont occupées. Il devient alors nécessaire, à partir des années 1720—1730, de gagner les profondeurs, et surtout d'investir progressivement le fief voisin du Sault-Saint-Louis, lieu d'élection de la deuxième génération des habitants nés à La Prairie et des nouveaux arrivants. Si nous avons rappelé ces vérités, c'est pour mieux saisir l'impact de la coutume qui se traduit différemment dans un espace clos fortement peuplé et dans un espace ouvert très peu habité. Il ne fait pas de doute que la structure de dévolution et les stratégies retenues par les parents pour établir leurs enfants rendent compte de la spécificité du territoire dans lequel elles s'insèrent. En d'autres termes, cela renvoie à l'indissociable relation qui doit s'établir entre le droit (coutume et pratique), le milieu physique et la notion d'espace. Des formules variées
La coutume de Paris offre aux détenteurs de biens une variété de formules d'inégale importance qu'ils utilisent selon des fréquences très variables pour transmettre leur patrimoine. Volontaires et arrêtées par les donateurs, comme dans le cas des testaments, des donations ou ventes en avancement d'hoirie, des abandons. Involontaires et laissées à la médiation des héritiers, comme dans le cas des partages requis par la mort souvent subite de l'un des parents ou les deux. Dans les limites permises par le droit successoral et selon les règles qu'imposé la coutume, le recours plus ou moins marqué à l'une de ces pratiques pose le problème de la volonté des parents de décider eux-mêmes par autorité des formes de transmission, de son temps et de son étalement dans un espace temporel, plus ou moins élastique, compris entre les mariages des différents enfants et l'âge de la retraite qui précède habituellement de quelques années 12 Selon l'expression de Bouchard, dans « L'étude des structures », 561.
189 La transmission du patrimoine
le décès du père ou de la mère. Cela inclut tous les modes cités plus haut, sauf les partages qui interviennent quand les parents décèdent, à un âge très avancé, sans avoir au préalable voulu régler leur succession selon une voie clairement définie, ou lorsqu'une mort fortuite avant le terme du cycle familial les a empêchés de le faire. Le testament. Le premier instrument que peut utiliser l'habitant de La Prairie pour disposer de son bien, c'est le testament dont la possibilité lui est reconnue par la coutume de Paris. À l'article 292, on peut lire : « Toutes personnes saines d'entendement, âgées et usant de leurs droits, peuvent disposer par testament et ordonnance de dernière volonté, au profit de personnes capables, de tous leurs biens, meubles, acquêts et conquêts immeubles, et de la cinquième partie de tous leurs propres héritages, et non plus avant, encore que ce fût pour cause pitoyable ».13 La liberté de tester existe donc bien au Canada avant la loi de 1774 mais, antérieurement à cette loi qui l'affranchit de toutes les restrictions, elle est limitée par la réserve qui touche les quatre cinquièmes des propres14 et par la légitime15 à laquelle ont droit les héritiers quelle que soit l'importance des legs faits par le testateur.l6 II faut donc attendre le troisième quart du xvni e siècle pour que l'on reconnaisse aux parents le pouvoir absolu de disposer de tous leurs avoirs en faveur de quiconque, sans que les héritiers puissent dorénavant invoquer la clause de la réserve ou celle de la légitime pour faire casser un testament qui pouvait les ignorer.17 Ces empêchements ont-ils suffi à réduire la puissance du testament sous le Régime français et à décourager les parents d'utiliser ce moyen pour transmettre leurs biens et avantager l'un de leurs enfants? Quoi qu'il en soit, c'est un acte exceptionnel dont nous n'avons retrouvé pour La Prairie qu'une vingtaine d'exemples perdus dans les quelques dizaines de greffes que nous avons consultés.
13 Perrière, Nouveau commentaire, II : 264. 14 La notion de propres n'est pas très répandue chez les habitants de La Prairie. Elle apparaît toutefois à l'occasion dans les contrats pour désigner des terres acquises et défrichées avant le mariage ou héritées en ligne directe ou collatérale. On veille alors à les protéger en les distinguant des biens communs au moment des partages. 15 Elle est la moitié de ce que chaque enfant aurait reçu en la succession de son ascendant si celui-ci n'avait fait ni donations entre vifs, ni libéralités à cause de mort. (Ibid., II : 280). 16 Morel, « L'apparition de la succession », 506. 17 Ibid., 506—507.
igo La Prairie en Nouvelle-France
Gestes plus souvent pieux que profanes, ils règlent habituellement la sépulture des testateurs, le nombre des messes de requiem et les legs aux pauvres de la paroisse et aux différentes communautés religieuses de la seigneurie et de la ville voisine. Quand le testament prend la forme d'une décision successorale, c'est parce que l'auteu1 n'a pas d'héritier et veut désigner un bénéficiaire pour éviter que son capital tombe en déshérence. C'est ce que font Léonard Laludière18 et Jean Cailloud19 lorsqu'ils demandent au notaire de prendre note de leurs dernières volontés et élisent leurs légataires. Il faut que le moment soit grave, l'affaire sérieuse et les motifs éminents pour qu'un habitant retienne cette procédure et règle par testament toute sa succession. L'attitude et la détermination de François Dupuis sont en ce sens exemplaires. Limousin d'origine et octogénaire, il rencontre, en 1707, le notaire Michel Lepailleur à Montréal et lui fait part de ses ultimes résolutions.20 Il veut être enterré dans la nouvelle église de pierre de La Prairie et que soient retenues sur ses biens 150 livres pour son service, son enterrement et une centaine de messes confiées aux Récollets de Montréal. Il décrète ensuite qu'après son décès, sa terre de 100 arpents située à la côte Saint-Jean sera partagée en trois parties égales entre ses seuls enfants : René, Moïse et Marie-Anne. Suivent, en forme d'épilogue, deux clauses qui éclairent les intentions premières du testateur et soulignent l'intérêt de ce document singulier. Le père donne aux enfants nés et à naître de René (son aîné) et d'Angélique Marie, son épouse, tout son mobilier et son cheptel pour assurer leur entretien et subsistance et attendu que [...] René Dupuys par ses entreprises de voyager qui luy ont mal réussy se trouve [...] obéré de debtes et qu'il seroit fâcheux [...] qu'un bien qu'il a acquis et conquis avec tant de peine et de travaux tombassent en des mains étrangères par la continuation des mauvaises entreprises dudi René Dupuy et la dissipation qu'il pourrait faire des biens qui luy pourraient revenir de sa succession [...], pour conserver lesdits biens dans la famille et pourvoir à l'avantage des enfans dudi René [...] [il ordonne] que ledi René Dupuy [...] ne puisse disposer, vendre, aliéner ni engager [...] aucune chose de ses biens tant meubles qu'ymmeubles qu'il délaissera au jour de son décès [...] et qu'il se contente de jouir du revenu [de son héritage].
18 Barette, 27 mai 1714, testament de Léonard Laludière, ANQM. 19 M. Lepailleur, 24 août 1716, testament de Jean Cailloud, ANQM. 20 Ibid., 2 juin 1707, testament de François Dupuis.
igi La transmission du patrimoine Curieux cas dont nous n'avons pas d'autres exemples où un père, inquiet des entreprises douteuses de son fils aux Pays d'en-haut et soucieux de protéger le patrimoine familial, ne lui réserve que l'usufruit d'un immeuble bien situé, en bordure de la rivière SaintJacques, à courte distance du village et, de ce fait, fort estimé. L'avancement d'hoirie. Plus fréquentes, mais sans pour autant constituer la forme majeure de la transmission du patrimoine, apparaissent les donations et les ventes en avancement d'hoirie qui sont quelquefois portées au contrat de mariage ou proposées aux enfants avant ou après leur mariage. On relève à peine une vingtaine d'occasions où les parents donnent ou vendent une terre qui représente une avance sur leur succession future et dont les bénéficiaires devront rendre compte à leurs frères et sœurs au moment du partage. Ces libéralités répondent à des causes diverses et s'expriment de multiples manières. Pierre Barette, de la côte Saint-Pierre, au SaultSaint-Louis, vend à son fils, Pierre-Amable, une terre de 90 arpents situés à la côte Saint-Régis, dont 10 arpents sont « désertés » pour la somme de 300 livres qu'il lui offre en avancement d'hoirie « veu qu'il a plus de paine que les autres enfants ». 21 André Babeu cède à son fils, André, 90 arpents situés à la côte Saint-Jacques avec une douzaine d'arpents de terre nette, une petite maison, un hangar, moyennant 300 livres qui lui sont données « en reconnaissance des bons services gratuits » 2 2 rendus par André à ses parents. Comme le fils Barette, André Babeu se marie quelques années plus tard. C'est parce qu'il a eu soin de son père que Pierre Gagné bénéficie d'une remise de 200 livres sur les 400 qui lui sont demandées lors de la vente d'une concession toute boisée, mais avantageusement située en bordure du fleuve, à la côte Sainte-Catherine.23 Ces deux dernières transactions qui avantagent un enfant au détriment des autres nécessitent cependant l'accord des héritiers dont il faut respecter les droits. En d'autres circonstances, moins fréquentes cependant, les parents préfèrent donner à leur fils en avancement d'hoirie l'argent nécessaire pour acquérir une terre achetée d'un étranger. C'est ce que font, en 1755, Suzanne Leber et Jeanne Rougier lorsqu'elles acquittent le prix d'achat des terres vendues à leurs fils, André 24 et François Dupuis. 25 21 22 23 24 25
Lalanne, 16 avr. 1755, vente de Pierre Barette à Pierre-Amable Barette, ANQM. Hodiesne, 27 nov. 1750, vente d'André Babeu à André Babeu, ANQM. Barette, 10 mai 1722, vente de Pierre Gagné à Pierre Gagné, ANQM. Lalanne, 23 mai 1755, vente de Basile Riel à André Dupuis, ANQM. Ibid., 9 juin 1755, vente d'Antoine Ménard à François Dupuis.
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La Prairie en Nouvelle-France
II faut aussi mentionner, parce qu'elles font partie du même mode, les quelques ventes, pas plus nombreuses que les précédentes, que les parents consentent à leurs enfants, mâles de préférence, pour des prix nominaux sans référence cependant à une quelconque avance sur leur succession future. À cet égard, il convient d'évoquer le cas de la famille Lériger qui résume tous les autres. Clément Lériger, écuyer, sieur de Laplante et lieutenant dans les troupes de la marine, s'établit à La Prairie au début du xvm e siècle où il épouse Marie Roy.26 Fort de son statut, considéré par les seigneurs qui ne manquent jamais dans les textes de lui donner du monsieur et de l'écuyer, il se fait concéder par les Jésuites, entre 1714 et 1727, 400 arpents 27 partagés entre trois terres, dont l'une occupe à elle seule 250 arpents à la côte Saint-Joseph, sur le cours de la rivière Saint-Jacques. Petit à petit, il établit au moyen de ventes ses sept garçons et l'une de ses filles, principalement en 1730-1731, époque où, dans une série d'actes analogues,28 il vend à six de ses enfants pour 10 livres seulement des terres d'égale superficie découpées à même les 310 arpents qu'il avait reçus en concession à la côte SaintJoseph en 1714 et 1727. Cet exemple donné (que fort peu de familles suivent à cause des moyens qu'il suppose), jumelé aux quelques autres que nous avons précédemment cités, illustre parfaitement le modèle, fréquemment décrit par les historiens, qui veut que le père acquière graduellement, au cours d'un cycle familial, un certain nombre de terres qu'il distribue ensuite sous forme de donations ou de ventes pour établir le plus grand nombre d'enfants. Or, ce bel archétype auquel nous avons déjà cru existe peut-être ailleurs dans la colonie, ou plus tard au xix e siècle, mais nous n'en trouvons guère la trace dans la seigneurie de La Prairie avant 1760. Le patrimoine n'est pas habituellement transmis de cette façon et les avancements d'hoirie ou les ventes nominales ne comptent pas parmi les manières les plus souvent retenues pour s'établir. Il faut les chercher ailleurs : dans les abandons, les regroupements de parcelles postérieurs aux partages, les achats de terres à des étrangers ou aux belles-familles, quelquefois soutenus par l'argent gagné aux Pays d'en-haut, mais surtout dans les con26 Registre des mariages de La Prairie, 8 sept. 1700, APLP. 27 Barette, 4 déc. 1714, concession à Clément Lériger; M. Lepailleur, 9 juin 1721, concession à Clément Lériger; Barette, 29 mars 1727, concession à Clément Lériger, ANQM. 28 Barette, 22 juil. 1730, ventes de Clément Lériger à Paul, René, Gilbert, Joseph et Jean-Baptiste Lériger; J.-B. Adhémar, 17 mai 1731, vente de Clément Lériger à Charlotte Lériger, ANQM.
1Q3 La transmission du patrimoine
cessions. Jusqu'à la Conquête, dans une seigneurie où le rapport hommes/terres est particulièrement favorable, la terre concédée demeure pour la plupart des ménages l'acte fondateur. Les exclus, les plus nombreux, qui n'ont bénéficié d'aucun abandon, n'ont jamais pu regrouper le patrimoine familial et n'ont rien acheté de qui que ce soit, ont trouvé là un moyen peu coûteux (en argent du moins) de s'établir que chercheront en vain leurs descendants, plus tard au xix e siècle, époque où l'énorme réservoir foncier de La Prairie sera tari. L'abandon. Au-delà du testament peu fréquenté, des avancements d'hoirie et des ventes nominales un peu plus répandues, il existe une autre formule plus commune que les précédentes, mais moins cependant que les partages, que peuvent utiliser les habitants de La Prairie pour céder leur patrimoine : l'abandon.29 L'âge au décès des parents, écrivions-nous plus haut, conditionne le mode de transmission. L'acte de démission des biens au profit d'un seul ou de plusieurs enfants dépend donc de la longévité des parents et suppose que le père ou la mère (ou les deux) a vécu jusqu'à un âge avancé et a vu la plupart des garçons et des filles ou tous se marier et s'établir. Selon une formule à peu près invariable, les parents « ayant considéré leur âge avancé et autres infirmités dont leur vieillesse est accompagnée quy les mettent presque hors d'état de faire valoir leurs biens » assemblent leurs enfants pour décider de leur avenir et léguer ou vendre quelquefois leur patrimoine contre une pension viagère qui assurera leur sécurité et leur bien-être. C'est à partir des 68 contrats d'abandon réunis que nous pouvons apprécier le sens d'une telle démarche et suivre le mode de transmission qu'elle véhicule. L'acte s'ouvre sur la donation proprement dite et énumère les biens meubles et immeubles qui sont cédés. Le document sur lequel repose la survie des parents décrit habituellement avec un luxe de détails les conditions auxquelles sont soumis le ou les donataires. Parce que la cession implique généralement la cohabitation, l'espace intérieur de la maison est partagé entre les donateurs et la personne qui a accepté l'abandon. La pension alimentaire (on se demande si elle n'est pas parfois volontairement gonflée, tant les quantités prescrites nous semblent énormes) à la-
29 II semble bien cependant que le xvm e siècle ait été marqué par le recours de plus en plus fréquent à cette forme de transmission des biens. C'est du moins ce que constatent Dépatie à l'île Jésus (« La transmission du patrimoine », 174) et Gréer dans la vallée du Richelieu. (Peasant, 80).
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quelle s'ajoutent les fournitures diverses (luminaire, chauffage, transport, bétail, vêtement, médicaments, argent liquide), les dispositions sur les obsèques et le nombre de messes à célébrer occupent le plus clair d'un texte dont toute la facture est quantitative. Suivent quelquefois, quand l'abandon est particulièrement généreux et ne représente pas pour le bénéficiaire un véritable sacrifice, un certain nombre d'obligations, souvent très lourdes, qui le condamnent à payer les dettes des parents, à dédommager en argent les autres héritiers exclus, à prendre soin de ses frères et sœurs mineurs jusqu'à leur majorité ou leur futur mariage. Enfin, le contrat se ferme sur une clause ultime que l'on oublie rarement d'inscrire : l'incompatibilité d'humeur. Si les parents ne peuvent s'entendre avec le légataire, ils se réservent le droit de quitter la maison commune et de loger ailleurs à ses frais. S'il y a mésentente entre les parties ou non respect des conditions portées au contrat, l'acte est révoqué, comme cela s'est fait à La Prairie en quelques occasions. L'abandon, à cause de son caractère pittoresque, bien sûr, mais aussi parce qu'il simplifiait singulièrement la tâche de l'auteur en résumant la succession à une seule personne, a abondamment nourri la littérature québécoise du terroir et Ringuet, en particulier, dans son Trente arpents, y a recours à deux occasions qui sont essentielles pour la compréhension du récit. Aucun autre que Patrice Lacombe, notaire et romancier, n'a toutefois mieux illustré dans un texte savoureux, paru d'abord en 1846, la cérémonie qui entourait ce geste grave. Il a réservé dans son bref roman deux chapitres qui décrivent les modalités de ce type de transmission. Le passage intitulé « La donation » rappelle les circonstances de l'accord conclu par la famille Chauvin et regroupe quelques-unes des dispositions présentes dans la documentation notariée du xvm e siècle. Le jour arrivé, raconte-t-il, le père, la mère et leur garçon se préparèrent à se rendre chez le notaire. Comme c'était une affaire qui intéressait toute la famille, Marguerite [leur fille] fut invitée à les accompagner; on invita même, suivant l'usage, quelques parents et quelques voisins, amis intimes de la famille; et tous ensemble se dirigèrent vers la demeure du notaire [...]. Qu'y a-t-il pour votre service? demanda le notaire. Nous sommes venus, répondit Chauvin, nous donner à notre garçon que voilà, et passer l'acte de donation [...]. Tout en parlant ainsi, le notaire avait pris une feuille de papier et y avait imprimé du pouce une large marge; puis après avoir taillé sa plume, il la plongea dans l'encrier, et commença : Par devant les Notaires Publics, etc., furent présents, J.-B. Chauvin, ancien cultivateur, etc., et Josephte Le Roi, son épouse, etc., lesquels ont fait donation pure, simple, irrévocable et en la meilleure forme que donation puisse se faire et valoir,
iQ5 La transmission du patrimoine à J.-B. Chauvin, leur fils aîné, présent et acceptant, etc., d'une terre sise en la paroise du Sault-au-Récollet, sur la rivière des Prairies, etc., [...] avec une maison en pierre, grange, écurie et autres bâtisses sus-érigées, etc. Cette donation ainsi faite pour les articles de rente et pension viagères qui en suivent, savoir : Le notaire s'arrêta un moment, et dit à Chauvin qu'il allait écrire les conditions à mesure qu'il les lui dicterait : 600 livres en argent. 24 minots de blé, froment, bon, sec, net, loyal et marchand. 24 minots d'avoine. 20 minots d'orge. 12 minots de pois. 200 bottes de foin. 15 cordes de bois d'érable, livrées à la porte du donateur, sciées et fendues. Le donataire fournira 4 mères moutonnes et le bélier, lesquels seront tonsurés aux frais du donataire. 12 douzaines d'œufs. 12 livres de bon tabac canadien en torquette. Une vache laitière. Deux... Pardon, monsieur, interrompit le père Chauvin; vous dites seulement : une vache laitière; mais je vous ai dit qu'en cas de mort, nous sommes convenus, mon fils et moi, qu'il la remplacerait par une autre. C'est juste, dit le notaire, nous allons ajouter cela. Une vache laitière qui ne meurt point. Bon, c'est cela, dirent les assistants... Deux valtes de rhum. Trois gallons de bon vin blanc [...] Un cochon gras, pesant au moins 200 livres Un... Mais, papa, interrompit le garçon, voyez donc, la rente est déjà si forte! mettez donc un cochon maigre; il ne vous en coûtera pas beaucoup à vous pour l'engraisser. Non, non, dit le père, nous sommes convenus d'un cochon gras, tenonsnous en à nos conventions. Là-dessus, longue discussion entre eux, à laquelle tous les assistants prirent part. À la fin, le notaire parut comme illuminé d'une idée subite : Tenez, s'écria-t-il, je m'en vais vous mettre d'accord; vous père Chauvin, vous exigez un cochon gras; vous, le fils, vous trouvez que c'est trop fort; hé bien, mettons : Un cochon raisonnable C'est cela, c'est cela, dirent ensemble tous les assistants [...]. Vinrent ensuite les clauses importantes de l'incompatibilité d'humeur, du pot et ordinaire, du cheval et de la voiture en santé et en maladie, et puis,
196 La Prairie en Nouvelle-France à la fin, l'enterrement des donateurs quand il plairait à Dieu de les rappeler de ce monde. Nous ferons grâce à nos lecteurs du reste des charges, clauses et conditions de ce contrat, lesquelles furent de nouveau longuement débattues, et qui en prolongèrent la durée bien avant dans l'après-midi. Aussi ce ne fut pas sans une satisfaction générale, que le notaire annonça qu'il fallait en faire la lecture [...]. Les discussions qui avaient eu lieu chez le notaire, pendant la passation de l'acte, avaient été si fréquentes et si prolongées, que, comme nous l'avons déjà dit, le jour était près de finir lorsque Chauvin et ses amis arrivèrent chez lui. Il les retint tous à passer le reste du jour et la soirée avec lui; on y convia même, suivant l'usage en pareille circonstance, d'autres voisins et amis, et tous ensemble félicitèrent le père et le fils sur l'acte qu'ils venaient de conclure; et ce jour fut joyeusement terminé par un abondant repas où les talents culinaires de la mère Chauvin et de sa fille se firent remarquer.30
Il faut cependant dépasser la narration colorée de Patrice Lacombe et s'attacher à deux questions principales qui se dégagent de cette forme de transmission : qui sont les bénéficiaires de cette formule et quel est son taux de succès? Du corpus que nous avons constitué, il est possible d'extraire un certain nombre de statistiques qui éclairent le fonctionnement du système, permettent d'en mesurer les ratés et identifient, en les ordonnant, les donataires. Les 68 abandons dont nous possédons les contrats favorisent dans l'ordre décroissant : le cadet tous les enfants l'aîné un gendre le deuxième garçon l'avant-dernier un étranger un neveu
15 cas 12 cas 10 cas 10 cas 5 cas 5 cas 4 cas 3 cas
et une fois chacun un frère, un beau-frère, une belle-fille et un petitfils. Oublions les 12 cas où les parents lèguent leurs biens à tous leurs enfants qui se chargent de payer collectivement la pension viagère. Soit que les parents, pour des raisons qui nous échappent, refusent de désigner un seul héritier, soit que les enfants n'acceptent 30 Lacombe, La terre paternelle, 42—49.
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pas que les biens soient dévolus à l'un d'entre eux ou qu'aucun n'a la capacité d'assurer seul la pension, c'est une procédure qui s'apparente au partage (à la fois dans la division et le rassemblement des parcelles quand il a lieu ensuite), sauf qu'elle a lieu du vivant des parents, ou de l'un d'eux, et qu'elle entraîne des obligations dont sont exempts les partages. Pour le reste (les 56 actes retenus), on pouvait s'attendre à ce que la démission favorise normalement les plus jeunes des enfants, les cadets d'abord, puis les avant-derniersnés. Compte tenu de l'âge des parents et du moment du cycle familial où a lieu l'abandon, ils sont en général les plus aptes à recevoir les biens. C'est ce qui s'est produit dans 35,7 % des cas (20/56). Célibataires la plupart du temps (16/20—80 %), ils paraissent tout désignés pour accepter la succession, alors que les autres héritiers sont habituellement mariés et établis depuis plusieurs années. Les cadets, qui jusque-là ont vécu sous le toit paternel, n'attendent habituellement que cette occasion pour fonder un foyer et dans les jours, les mois ou l'année suivant l'abandon, ils font rédiger un contrat de mariage. Leur désignation par les donateurs n'est toutefois pas exclusive puisque, dans tous les autres cas (36/56—64,3 %), on leur préfère des aînés, des neveux, des gendres, d'autres parents ou des éléments étrangers à la famille. Des circonstances diverses de nature démographique, économique ou familiale (d'autres sans doute qu'il n'est pas possible de saisir) ont pu jouer pour les écarter de la succession revenant alors à ceux qui occupent une position plus avantageuse. Les dossiers de famille élaborés à partir des registres paroissiaux ou les renseignements que nous livre la documentation notariée nous aident quelquefois à distinguer les raisons qui ont motivé tel ou tel choix. L'absence d'héritiers mâles, d'enfants ou de parents, l'échec d'une première tentative d'abandon à un parent expliquent la plupart des situations où des neveux, des gendres et des étrangers se retrouvent les bénéficiaires des biens patrimoniaux. Le prix souvent élevé que commande l'abandon, quand il prend la forme d'une vente, ou la valeur de la pension qui lui est attachée rendent compte aussi d'un certain nombre d'exemples où des aînés, des gendres, mariés depuis plus longtemps que les autres et mieux pourvus économiquement, ont accepté la démission. Le notaire inscrit alors dans le contrat pour justifier une décision qui ne semble pas coutumière : « il n'y a que lui qui peut se charger des parents ». En d'autres occasions, moins fréquentes, il est vrai, c'est par gratitude qu'une mère abandonne ses biens à son fils aîné ou par piété filiale que celui-ci se sacrifie pour s'occuper des parents, quand tous les autres enfants refusent la donation. Si Marie Roisnay, veuve d'Antoine Rousseau, cède en 1714
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tout son avoir à Antoine, son fils aîné, c'est parce qu'il l'a « toujours aidée dans ses besoins en ne l'ayant point abandonnée depuis que les Iroquois ont tué son mari »3* en 1697. Lorsque Jacques Boutin, fils aîné de Jacques, accepte en 1732,32 après que les autres héritiers l'eurent déclinée, la cession du bien familial que lui propose son père, il doit s'engager à dégrever une succession lourdement endettée, à prendre soin de son frère « infirme à tel point qu'il est hors d'état de pouvoir travailler » et à veiller sur sa mère « demeurée en démence depuis trente ans par diverses temps et depuis quelques années demeurée folle étant obligé de l'attacher sans quoi elle se jetteroit dans le feu ». Au terme de cette analyse, il faut donc noter qu'à La Prairie, l'abandon des biens rejoint une clientèle assez variée qui ne se conforme pas au modèle que l'on a hérité du xix e siècle et que défend, par exemple, Charles Gauldrée-Boilleau lorsqu'il écrit : Le domaine patrimonial est rarement divisé, mais il s'en faut qu'il soit constamment dévolu à l'aîné. Dans certaines paroisses, au contraire, c'est presque toujours le plus jeune des garçons qui hérite de la propriété sur laquelle son père a vécu. Ce fait s'explique aisément : on se marie jeune au Canada et les mariages y sont féconds. Quand l'aîné des garçons arrive à l'âge de s'établir, ses père et mère sont encore en possession de toutes leurs forces et ne songent même pas à renoncer à travailler; ils se contentent donc de fournir à leur fils les moyens d'ouvrir une exploitation agricole dans une paroisse peu distante de celle où ils résident, mais moins anciennement habitée et dans laquelle, par conséquent, les terres sont à meilleur marché. Le même plan est adopté à l'égard du second garçon, du troisième, et ainsi de suite; quand le dernier de tous est en état de diriger une propriété rurale, le père approche de la vieillesse et sent le besoin de se reposer; si ce plus jeune fils est intelligent, il devient le maître du domaine, moyennant une pension viagère assurée à ses parents par contrat passé devant notaire.33
Léon Gérin ne s'exprime pas autrement quand, quelques années plus tard, il observe que Les parents, en général, attendent qu'ils aient senti les premières atteintes de la vieillesse pour se décider à disposer de leurs biens. Et comme les mariages sont hâtifs, il se trouve d'ordinaire, lorsque les parents songent à 31 Barette, 18 mars 1714, abandon de Marie Roisnay à Antoine Rousseau, ANQM. 32 J.-C. Raimbault, 19 nov. 1732, donation de Jacques Boutin à Jacques Boutin, ANQM. 33 Gauldrée-Boilleau, « Paysan », dans Savard, Paysans, 59-60.
1Q9 La transmission du patrimoine faire le choix de l'héritier, que leurs garçons les plus âgés sont déjà mariés et établis à leur compte hors du foyer. C'est pourquoi l'héritier-associé est si souvent sinon le dernier des garçons, du moins un des plus jeunes.34
Type idéal, quelque peu simplificateur sans doute d'une réalité plus complexe en général, qui est loin de correspondre en tout cas à ce que nous avons retrouvé à La Prairie avant 1760. Pour que ce modèle convienne parfaitement et qu'il soit possible de tout réduire aux cadets ou aux plus jeunes des garçons, il faudrait supposer des conditions démographiques exemplaires, et que celles-là, alors qu'elles n'existent pas toujours, on le sait, et que d'autres facteurs, étrangers à la démographie, peuvent intervenir et modifier un processus dont la voie semblait toute tracée. Quels qu'en soient les bénéficiaires, la démission de biens, à cause de l'enjeu qu'elle représente, des avoirs qu'elle suppose, des lourdes charges qu'elle comporte et de sa portée économique, sociale et même affective, contient en elle-même les germes de désaccords qui vont de la protestation et de la contestation à l'annulation pure et simple. Ces désaccords peuvent naître de différends créés par la cohabitation quelquefois difficile à supporter mais, le plus souvent, ils trouvent leur source dans la pension dont les cessionnaires ne respectent pas les termes ou qu'ils refusent tout simplement de payer. Les minutes notariales et les archives judiciaires se font, à l'occasion, l'écho de ces litiges qui ne semblent pas cependant très nombreux. Lorsque Mathieu Gervais, de la côte de Mouillepied, se présente devant le bailliage de Montréal en 1718,35 c'est pour obtenir du magistrat la révocation d'une donation faite peu de temps avant à son fils, Pierre, qui le nourrit et l'entretient mal et ne le traite pas humainement. Quelques années plus tard, André Marsil, lui aussi établi au Mouillepied, s'adresse au même tribunal et, en des termes pathétiques, il formule une requête36 qui en dit long sur le sort que lui ont réservé ses enfants. Il se dit âgé de 95 ans, « hors d'état d'aucun travail », sans secours aucun et déclare qu'il y a cinq ou six ans, ses « enfans avoient convenu de le nourrir et entretenir [...] le reste de ses jours [...] chacun à leur tour ce qu'ils ne veulent plus faire en sorte qu'il se trouve abandonné de sesdits enfans à la réserve [de] [...] André Marsil son fils qui a eu la piété jusqu'à présent quoy qu'il ne soit pas opulent de le garder, nourrir et entretenir [...] ce
34 Gérin, « L'Habitant », dans Falardeau et Garigue, Léon Gérin, 88. 35 Pièces détachées, 21 mars 1718, ANQM. 36 Ibid., 16 nov. 1724.
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qui n'est pas juste et dans l'état déplorable où il se trouve il a recours à votre justice [...] pour luy voir ordonner une pension » à laquelle devront contribuer tous ses enfants. Si Louis Aguenier rencontre le notaire Barette en 1744, c'est pour obliger son fils, François, à qui il a consenti l'abandon de sa terre trois ans auparavant, de s'en tenir aux clauses de la pension que l'on ne manque pas de détailler et de rappeler dans le règlement qu'acceptent les parties. 3? Sur la foi d'expériences malheureuses dont ils ont pu être témoins, certains donateurs, plus vigilants, n'oublient pas d'inscrire au contrat une disposition particulière, sorte de police d'assurance, qui révèle leur suspicion à l'égard de la bonne volonté des bénéficiaires. Ainsi, lorsque Marguerite Beaudet, veuve de Noël Paquet, fait donation en 175838 de son avoir à ses enfants, assemblés chez le notaire pour l'occasion, elle précise bien que son fils aîné devra veiller à ce que chaque enfant paie sa quote-part de pension, au besoin en les traduisant en justice. Enfin, un certain nombre d'indices laissent croire que le consentement acquis de tous les donataires l'a été quelquefois au prix de pressions (morales ou physiques) qu'ont pu exercer sur l'un d'entre eux les autres parents, mais que par appréhension, pudeur ou respect, la victime d'un tel chantage n'ose avouer. L'une de ces victimes, Jean-Baptiste Monet, dit Laverdure, n'a pourtant pas craint de dénoncer l'agression dont il a été l'objet et la trop grande ardeur avec laquelle les membres de sa belle-famille ont voulu le contraindre à signer un acte d'abandon auquel il était opposé. Sa déposition, qui est unique, mérite d'être rapportée. Le plaignant, habitant de La Prairie, va rencontrer, à la fin de l'hiver 1744, le notaire Hodiesne et lui déclare : qu'ayant hier sur les quatre heures après midi consenti à la passation d'un acte pardevant le notaire susdit et soussigné par lequel il s'est obligé à donner à Ange Cusson et à Jeanne Bariteau ses beaupère et bellemère une rente viagère de cinquante livres par chaque année, ce qui est une sixième partie de trois cens livres de rente viagère que le dit Laverdure et les autres enfans et gendre sont convenus par le dit acte passé, comme dit est, du jour d'hier pardevant le susdit notaire. Il est à noter qu'à la première réquisition que luy en ont fait sesdits beaupère et bellemère dans l'assemblée de leursdits enfants et gendres, ledit Laverdure rejetta en partie ladite proposition, en répondant qu'il étoit juste que lesdits enfans et gendres assistassent leurs
37 Barette, 16 nov. 1744, règlement entre Louis Aguenier et François Aguenier, ANQM. 38 Lalanne, 25 sept. 1758, donation de Marguerite Beaudet à ses enfants, ANQM.
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dits père et mère, beaupère et bellemère, puisqu'ils se trouvoient presqu'entièrement sans bien, infirmes, et dans une caducité d'âge, mais que la plupart des dits enfans, et gendres ne se trouvoient pas en état de payer une si grosse somme par chaque année, et que son sentiment étoit qu'il faloit donner à sesdits beaupère et bellemère la nourriture et entretien, et qu'étant six, tant enfans que gendres, il seroit nécessaire que chacun desdits six enfans et gendres prit chez soy pendant deux mois chaque année lesdits veillards, les nourrit et entretient de son mieux, ce que ledit Laverdure qui est un pauvre homme chargé de trois enfans et de leur mère et lequel ne fait que commencer à s'établir sur une terre toute en bois debout et fredoches, et sur laquelle il n'y a pas plus de deux arpens de terre nette et à la charrue trouveroit plus doux, se trouvant entièrement hors d'état de pouvoir payer pour sa cotte part cinquante livres par chaque année, ce qu'ayant dit le susdit Laverdure, trois des dits enfans desdits Ange Cusson et Jeanne Bariteau, et ses beauxfrères sont sortis dehors avec ledit Laverdure ont dételé sa jument, l'ont mise à l'écurie malgré luy en luy faisant de grandes menaces s'il ne consentoit audit acte de rente viagère en faveur de leur père et mère, par lesquelles menaces ledit Laverdure a été tellement intimidé que sur le champs, il est rentré en la maison, et a déclaré audit notaire et témoins qu'il consentoit à ladite rente viagère de trois cens livres, contre laquelle, et ledit acte ledit Laverdure proteste, protestant de nullité de tout ce qui pourroit être fait en conséquence dudit acte, pour servir audit Laverdure en termes et lieu, ce que de raison; dont, et dequoi il a requis le présent acte à luy octroyé.39
Si elle n'est pas commune, une protestation aussi vigoureuse annonce cependant, dans les motifs économiques qu'elle invoque, les quelques annulations d'abandons que nous avons pu retracer dans les minutes notariales. Des 68 contrats de démission de biens que nous avons réunis, 11 (16,1 %) ont été résiliés. Cela donne la mesure des difficultés que soulève cette forme de transmission auxquelle n'est pas étrangère en général l'impossibilité dans laquelle se trouvent les donataires d'assurer une pension trop lourde ou de satisfaire au prix souvent élevé qui est demandé quand il s'agit d'une venteabandon. Plusieurs donateurs doivent s'y prendre à deux fois avant de découvrir celui qui pourra respecter finalement les clauses de l'engagement. Le record dans ce domaine appartient à Jean-Baptiste Desnoyers, du Sault-Saint-Louis, qui n'a trouvé preneur définitif qu'à la troisième tentative. Une première fois, en 1746, il abandonne ses biens à celui qui allait devenir un mois plus tard son gendre, mais 39 Hodiesne, 19 mars 1744, protestation de Jean-Baptiste Monet, ANQM.
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le contrat est révoqué peu de temps après.4° Sa deuxième démarche, entreprise en 1748, n'est guère plus heureuse, puisque son fils, Pierre, qui a reçu la nouvelle donation est obligé de se désister en 1 753-41 En désespoir de cause, il doit enfin se tourner vers un étranger, Joseph Brault, de Lachine, qui accepte de recueillir la succession et de payer pension aux parents.42 C'est pour mieux souligner les dangers et les possibilités d'échecs liés à une formule de transmission aussi exigeante que, dans son roman, Patrice Lacombe dépeint toute l'inquiétude des parents qui précède la décision de se démettre de leurs biens, qu'il décrit plus loin les suites funestes d'un geste malheureux dont le terme est la résiliation du contrat que n'a pas su honorer le fils aîné et qu'en conclusion, il fait dire à son héros « que la plus grande folie que puisse faire un cultivateur, c'est de se donner à ses enfants ».43 Déclaration un peu grosse, sans doute, que l'on doit nuancer puisque les réussites du système paraissent plus nombreuses que ses faillites, mais qui porte en elle un fond de vérité dont rend compte la vigilance qu'ont manifestée dans la rédaction des contrats ses principaux utilisateurs. Le partage. Plus fréquent que tous les autres modes de transmission, le partage égalitaire écrit ou verbal demeure la procédure habituelle et celle qui, à cause de l'émiettement qu'elle engendre, reste la plus difficile à suivre. Si l'abandon des biens désigne d'office, dans la majorité des cas, un héritier bien défini en qui se résume tout le problème de la transmission du patrimoine, le partage, au contraire, refuse un tel choix et, dans le respect de la coutume, il répartit également entre tous les héritiers les biens de la succession. Alors que la démission de biens paraît un geste réfléchi des parents au terme du cycle familial, le partage, quant à lui, n'est que la solution normale prévue par la coutume de Paris lorsque, pour des raisons diverses, les parents n'ont pas voulu ou n'ont pas pu décider euxmêmes de la forme que devait prendre la transmission de leurs biens. Il est rare qu'il ait lieu quand les parents décèdent à un âge avancé avant d'avoir choisi de « se donner » à quelqu'un. Presque toujours, 40 Souste, 9 janv. 1746, vente de Jean-Baptiste Desnoyers à Jean-Baptiste Saint-Yves moyennant pension viagère, ANQM. L'acte est annulé le 22 mai de la même année. 41 J.-B. Adhémar, 11 oct. 1748, donation de Jean-Baptiste Desnoyers à Pierre Desnoyers, ANQM. L'acte est annulé le 6 janvier 1753. 42 Ibid., 16 janv. 1753, vente de Jean-Baptiste Desnoyers à Joseph Brault moyennant pension viagère. 43 Lacombe, La terre paternelle, 95.
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il se fait quelque part à l'intérieur du cycle d'existence de la famille avant que celui-ci ait atteint sa maturité. Le décès prématuré du père ou de la mère, leur remariage, le cas échéant, qui oblige à liquider la communauté originelle, précipitent alors le processus de transmission d'un patrimoine dont la formation n'est pas nécessairement complétée. Il est permis de s'interroger sur les conséquences d'un régime fondamentalement égalitariste qui à chaque génération a de fortes chances de morceler le patrimoine. Éventualité à laquelle ne peuvent se soustraire les parents, condamnés à subir les hasards trop souvent répétés d'un régime démographique brutal où la mort, selon la formule de Jean Fourastié, est au centre de la vie. Assiste-t-on à un remembrement partiel ou total des terres ainsi divisées? Qui en sont les bénéficiaires? L'ardeur que l'on déploie pour regrouper les parcelles et reconstituer les biens patrimoniaux transparaît dans une multitude de ventes, d'échanges et d'accords divers (ces actes occupent une place très importante dans les greffes de notaires) qui témoignent, à la suite des partages, des efforts laborieux, toujours onéreux, tentés par l'un des enfants ou par tous, un parent, un étranger quelquefois, pour recréer l'intégralité ou une partie de l'avoir immobilier des parents. De ces tentatives n'émerge aucun modèle exclusif; les formules sont nombreuses, les possibilités diverses et les réponses différentes. Pour saisir l'essence de cette pratique et surtout identifier les raisons (quand cela est possible) qui expliquent la présence de tel ou tel rassembleur en particulier, il faut évoquer les facteurs déterminants auxquels obéissent les acteurs du remembrement et sur lesquels se fondent les conclusions que nous avons dégagées. Le premier facteur est de nature démographique. La chance ou la possibilité pour un individu de racheter les parts des autres héritiers dépend de l'âge au décès des parents (donc de la durée du cycle familial), du nombre d'enfants, de l'écart d'âge entre chacun, de sa place respective au sein de la famille, de son statut matrimonial, de la proportion de garçons et de filles enfin. Le second élément qui conditionne les modalités du partage, en détermine les conséquences et agit sur les rassembleurs est d'ordre économique. C'est dans l'importance et l'étendue du patrimoine, puis dans le pouvoir économique de ceux qui regroupent qu'il faut aussi chercher la source des succès et des échecs de ce mode de transmission et les raisons derrière lesquelles se cachent parfois les agents du remembrement. Jumelées aux conditions démographiques, les données économiques, quoique moins transparentes que celles-là et plus difficiles à capter, paraissent
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les seules qui soient à notre portée44 pour expliquer les conclusions variables auxquelles conduit la division en parts égales des avoirs familiaux. À des degrés divers, cette double causalité peut jouer et éclairer le rôle tenu par l'un des enfants ou quelqu'un d'autre lors du rachat des parcelles. Illustrons donc à l'aide de quelques exemples probants toute la complexité d'un système qui peut emprunter des voies variées au gré des caprices de la démographie et de l'économie. À l'instar de l'abandon, le partage tardif risque dans bon nombre de cas de favoriser le cadet qui se trouve alors mieux placé que les autres pour racheter les parts. C'est ce qu'a fait Augustin Barette, dernier-né du notaire Guillaume Barette. Lorsqu'en 1743 et 1744, il se présente aux partages des biens de ses parents,45 le cycle familial est à peu près complété et tous les enfants, sauf lui, sont mariés, ce qu'il s'empressera de faire en 1745-46 Sa qualité de cadet célibataire et le fait que tous ses frères et sœurs fussent établis le désignaient naturellement pour remembrer le bien paternel qui n'intéressait personne d'autre et que le notaire n'avait pas cru bon d'abandonner avant sa mort. À l'occasion, le statut de l'acheteur l'emporte cependant sur son rang à l'intérieur de la famille et le modèle le plus familier que nous venons d'évoquer se trouve bouleversé. Dans la succession d'Antoine Caillé, de la côte Saint-Lambert, présentant les mêmes caractéristiques que celles de la famille Barette (partage tardif, cycle familial presque terminé), c'est l'aîné qui regroupe le patrimoine et non le cadet parce que le premier est le seul célibataire au moment du partage.47 L'exemple de la famille Poissant est remarquable parce qu'il réunit les deux situations. Jacques Poissant, dit Lasaline laisse à sa mort, en 1734, deux terres : la première située à la côte Saint-François-Xavier de 60 arpents sur laquelle est établi le père et dont la moitié est cultivée; la seconde de même dimension située à la côte Saint-Joseph, sans bâtiment et à peine défrichée.48 Lorsqu'on partage verbalement les biens de la succession en 1740, 44 Pour être plus exact, il faudrait aussi s'arrêter sur les motifs psychologiques ou sentimentaux qui ont pu influer sur la désignation d'un rassembleur. Ils devaient intervenir rarement et, quand c'est le cas, il sont insaisissables la plupart du temps. Une seule fois, de mémoire, avons-nous retrouvé la mention où l'un des parents indique dans l'acte de partage sa préférence pour l'un des enfants qu'il souhaite voir regrouper le bien familial. 45 J.-B. Adhémar, 18 oct. 1743, partage des biens de Guillaume Barette, veuf de Jeanne Gagné, ANQM. Le notaire meurt l'année suivante et le second partage est verbal. 46 Ibid., 15 fév. 1745, contrat de mariage entre Augustin Barette et Marie Caillé. 47 Barette, 24avr. 1718, accord de partage dans la succession d'Antoine Caillé, ANQM. 48 Lepailleur, 9 nov. 1735, inventaire des biens de Jacques Poissant, ANQM.
205 La transmission du patrimoine
quatre des enfants sont mariés. Les deux autres, l'aîné et le cadet toujours célibataires, vont s'occuper de rassembler. Le premier, voyageur aux Pays d'en-haut, récupère pour 650 livres la terre paternelle de la côte Saint-François-Xavier;49 le second, moins fortuné que son frère aîné, doit se contenter de celle de la côte Saint-Joseph dont l'acquisition ne lui a coûté que le montant des arrérages.50 Si le partage est précoce et la transmission hâtive, accélérée par le décès de l'un des parents ou des deux, l'aîné des garçons se trouve normalement le bénéficiaire et en meilleure position que les autres pour rassembler les parts. C'est de cette manière qu'André Babeu a constitué la totalité de son patrimoine dont l'inventaire, préparé en 1755, nous livre une image presque complète.51 Il est le premierné d'une famille de 18 enfants dont 13 vont se marier. Quand, en 1730, on décide de partager les immeubles de son père,52 André Babeu, le fils aîné et quatre de ses sœurs sont les seuls enfants mariés. Aidé de sa femme, Madeleine Mesny, qui va poursuivre son œuvre après sa mort en 1753, il entreprend, à partir de 1730, une longue et laborieuse reconstitution du patrimoine dont il réussira à regrouper la majeure partie autour de la maison paternelle établie à la côte Saint-Lambert. Patient travail qui s'est échelonné sur près de 30 ans (de 1730 à 1758), a nécessité neuf visites chez différents notaires pour conclure les ventes et les échanges requis et a obligé le couple à débourser au total 615 livres auxquelles se sont ajoutées les quelques parcelles de terre échangées. Moins complexe que le précédent, le cas de la famille Poupart obéit cependant aux mêmes règles. Pierre Poupart meurt en 1699, à l'âge de 46 ans, et laisse une seule terre de 80 arpents située à la côte Saint-Lambert que les Jésuites lui ont concédée 26 ans plus tôt.5^ Après le partage verbal de 1713 qui précède de quelques mois son mariage,54 Jean-Baptiste, le fils aîné, rachète de ses deux sœurs, exclues du remembrement comme la plupart des filles, leurs parts d'héritage et regroupe en peu de temps, mais au prix de 650 livres, les trois quarts de la terre familiale.55 49 Barette, 7 mai 1740, vente des héritiers Poissant à Jean-Baptiste Poissant; 26 sept. 1740, 8 mai 1741, ANQM. 50 Souste, 18 juil. 1746, vente des héritiers Poissant à Claude Poissant, ANQM. 51 Hodiesne, 21 mars 1755, inventaire des biens d'André Babeu, ANQM. 52 Barette, 4 oct. 1730, partage des biens d'André Babeu, ANQM. 53 Tissot, 21 sept. 1673, concession à Pierre Poupart, fonds « Biens des Jésuites », ANQQ. 54 Barette, 8 oct. 1713, contrat de mariage entre Pierre Poupart et Marguerite Patenôtre, ANQM. 55 M. Lepailleur, 12 mars 1713, vente de Catherine Poupart à Jean-Baptiste Poupart; Barette, 26 déc. 1717, vente de Marie Poupart à Jean-Baptiste Poupart, ANQM.
2o6 La Prairie en Nouvelle-France
Le tableau sommaire que nous venons de brosser rend compte de la majorité des situations quand la transmission s'effectue au moyen du partage. Il repose sur les conditions démographiques suivantes (conditions idéales pour l'historien du patrimoine, puisqu'elles lui facilitent la tâche le plus souvent et l'autorisent à proposer un modèle en partie connu et déjà accepté) : un nombre variable d'enfants qui se présentent à la succession, mais la présence assurée d'au moins un garçon; l'absence de remariage de l'un des conjoints devenu veuf. Si l'une de ces modalités n'est pas respectée, il faut alors corriger légèrement le bilan trop général esquissé plus haut et le nuancer en tenant compte des particularités du régime démographique. Il arrive quelquefois, très rarement bien sûr, que l'absence d'héritier mâle favorise les filles, donc les gendres, qui autrement ont peu de chances de conserver ou de remembrer un patrimoine dont le propre est d'appartenir d'abord aux garçons. Dans cette société essentiellement patrilinéaire où tout, ou presque, s'accorde au masculin et s'ordonne en fonction des mâles, les filles sont généralement absentes des remembrements et leur rôle passif se limite habituellement à vendre à leurs frères les parts de terre qu'elles ont reçues en héritage.56 Rien de plus normal que cette pratique que personne à l'époque ne prétend remettre en question et dont il est aisé de suivre la marche à travers l'histoire foncière des familles. On peut imaginer l'amertume et le regret des parents de constater que leur descendance n'est que féminine et que l'un des gendres, par héritage ou rachat, mettra la main sur le bien paternel. Non seulement une telle situation les prive d'une main-d'œuvre à bon marché qu'auraient normalement fournie les garçons appelés à travailler sur la terre avec leur père mais surtout, et c'est là, on peut le croire, l'objet premier de leur déception, la terre paternelle sera dorénavant identifiée à un nom pas tout à fait étranger à la famille, mais différent de celui qu'elle avait porté jusque-là. Cette possibilité, nous l'avons retrouvée à quelques reprises dans la seigneurie de La Prairie. Faute d'héritier mâle, un patronyme disparaît et les biens fonciers qui en constituaient l'assise passent à une autre famille. Pour Benoît Bisaillon et Julien Piédalue, dit Laprairie, le problème de leur succession s'est posé en des termes simples. Dans les deux cas, une seule héritière est présente au décès des parents et elle
56 II y a très peu d'exceptions à cette règle et, quand elles existent, elles répondent à des arguments économiques. Ainsi, dans le cas des successions de Claude Faye et de Claude Guérin, ce ne sont pas les garçons qui rassemblent mais les gendres, seuls capables de racheter les parts d'héritage.
207 La transmission du patrimoine
recueille le patrimoine. La terre familiale des Bisaillon située à la côte Saint-Jean, achetée par le père en i686,57 échoit à CatherineAnne, fille unique de Benoît, qui l'apporte en mariage en 1718 à Etienne Deneau.58 C'est sous ce dernier nom qu'elle est inscrite au Terrier quelques années plus tard. Celle de Julien Piédalue située au rang des Prairies connaît le même sort. Elle est récupérée par Joseph Sainte-Marie, le gendre de Piédalue, qui a épousé la seule fille de son premier mariage. Le destin familial des Faye qui s'apparente aux précédents est cependant plus troublé, mais il conduit, en empruntant une autre voie, au même résultat. Une première fois, en 1693,59 on ouvre la succession de Mathieu Faye, dit Lafayette et Marguerite Moreau « qu'on croit morts n'ayant aucunes nouvelles » d'eux depuis leur capture par les Iroquois lors du combat de septembre 1690. Figurent à l'inventaire cinq filles dont deux sont mariées et un garçon âgé de 15 ans. Revenu à La Prairie dans des conditions que nous connaissons mal, Mathieu Faye tombe avec son fils, André, dans une nouvelle embuscade iroquoise qui, cette fois, leur sera fatale. Le 29 août 1695, le curé de la paroisse inscrit les deux décès à son registre. L'année suivante, nouvel inventaire60 où ne sont mentionnées, cette fois, que les filles du défunt. La suite de l'histoire appartient entièrement à Pierre Bourdeau, voyageur aux Pays d'en-haut, l'un des gendres, qui avec son fils, va réussir plus tard à rassembler les 150 arpents de terre que possédait la famille Faye le long de la rivière Saint-Jacques. Pour éviter que la terre familiale passe aux gendres quand il n'y a que des filles héritières, il faut alors avoir recours à une procédure exceptionnelle pour maintenir dans la famille un bien qui autrement lui aurait échappé en perdant son nom. C'est ce que fait en 1745, à l'âge de 66 ans, Jacques Caillé, père de deux filles, lorsqu'il abandonne à son neveu, JeanBaptiste Caillé, moyennant pension viagère,61 la terre paternelle de la côte Saint-Lambert que la famille possédait depuis 1675. Solution éphémère qui sert mal le père puisque, trois ans plus tard, l'un des gendres conteste, au nom des droits de sa femme, la décision et oblige le neveu à lui donner des terres en compensation.62 Cédant 57 Basset, 13 fév. 1686, vente de Jean Cailloud à Benoît Bisaillon, ANQM. 58 Barette, 2 fév. 1718, contrat de mariage entre Etienne Deneau et Catherine-Anne Bisaillon, ANQM. 59 A. Adhémar, 8 oct. 1693, inventaire des biens de Mathieu Faye, ANQM. 60 Ibid., 7 nov. 1696, inventaire des biens de Mathieu Faye. 61 Souste, 14 juil. 1745, cession de Jacques Caillé à Jean-Baptiste Caillé, ANQM. 62 Hodiesne, 28 juin 1748, accord entre Joseph Ménesson et Jean-Baptiste Caillé, ANQM.
2o8 La Prairie en Nouvelle-France
aux pressions et à la menace d'un procès, Jean-Baptiste doit finalement revendre63 au second gendre, en 1751, la terre abandonnée six ans plus tôt. Le remariage de l'un des conjoints complique singulièrement le mode de transmission, modifie à l'occasion le jeu, l'identité des rassembleurs et engendre parfois des tensions et des querelles qui se trouvent exacerbées lorsque les enfants de plusieurs lits sont en compétition pour la succession et que la tutelle est confiée au beaupère ou à la belle-mère. Le résultat premier d'une telle pratique est habituellement une parcellisation souvent considérable causée par la création de plusieurs communautés auxquelles des partages quelquefois fort complexes mettent un terme. A l'occasion, le remariage du père ou de la mère a des conséquences négatives sur l'avenir du bien familial dont il peut signifier l'appropriation partielle par une autre famille. Le premier exemple que nous avons choisi, celui de la famille Laroche, illustre bien la trajectoire qu'ont suivie quelques-uns des ménages de La Prairie sous le Régime français. L'ancêtre, Jean Laroche, s'établit en 1673 à la côte Saint-Lambert sur une terre de 40 arpents64 qui sera la seule que se partageront à l'amiable ses neuf enfants lors de son décès survenu en 1715. L'aîné, marié l'année précédente avec Catherine Dumay,65 entreprend alors le remembrement, reçoit de plus une terre en concession66 et quand il meurt prématurément en 1726, à l'âge de 39 ans, le notaire qui a préparé l'inventaire67 peut certifier, papiers à l'appui, qu'il a regroupé les 5/9 de la terre paternelle à laquelle s'ajoute la continuation de 40 arpents concédée en 1716. Veuve à 33 ans, Catherine Dumay se remarie la même année avec Guillaume Soucy68 sans rompre la communauté initiale et elle poursuit le regroupement qui est achevé lorsqu'elle meurt peu de temps après. Quand s'ouvre la succession en i73i,69 sept enfants mineurs se partagent les biens immeubles
63 Ibid., 15 oct. 1751, vente de Jean-Baptiste Caillé à Eustache Diel. 64 Tissot, 22 juin 1673, concession à Jean Laroche, fonds « Biens des Jésuites », ANQQ.
65 Barette, 26 mai 1714, contrat de mariage entre Jean Laroche et Catherine Dumay, ANQM.
66 Ibid., 15 oct. 1716, concession à Jean Laroche. 67 Ibid., 5 juin 1726, inventaire des biens de Jean Laroche. 68 Ibid., 18 juin 1726, contrat de mariage entre Guillaume Soucy et Catherine Dumay. 69 Ibid., 18 janv. 1731, partage des biens entre les enfants de Jean Laroche et de Guillaume Soucy.
2og La transmission du patrimoine
de la famille Laroche, mais deux d'entre eux portent un autre nom. Ainsi, en deux occasions, entre 1715 et 1731, la terre familiale des Laroche a été divisée. La seconde fois lui aura été plus nocive toutefois, puisque le décès subit du fils aîné et le remariage de sa veuve ont faussé le processus et laissé échapper à une autre famille une partie du bien ancestral. Sur le double plan des relations sociales et de la transmission du patrimoine, l'histoire des Lefort, de La Tortue, paraît beaucoup moins heureuse que la précédente, agitée par de nombreuses disputes auxquelles ne sont pas étrangers les remariages, la présence des enfants de deux lits et les questions d'héritage. Le premier de la lignée, Jean Lefort, dit Laprairie, Saintongeais de naissance, épouse en 1696 Marguerite Moreau70 qui lui apporte les six enfants de son précédent mariage avec Mathieu Paye. Lorsque quelques mois après la mort de Marguerite Moreau, en février 1719, les héritiers se réunissent pour régler la succession,71 on devine la tension qui règne dans la maison du veuf. Il faut estimer les augmentations faites sur les immeubles des deux communautés, priser tout le mobilier et à la fin de la séance Jean Lefort, affolé, est obligé de mentionner 40 minots de blé battus dans la grange qu'il a oublié de déclarer « estant hors de luy mesme [au moment de l'inventaire] à cause des chagrins que luy foisoient les enfans du premier lit ». Le partage des biens meubles nécessite plusieurs accords entre les enfants des deux lits, mais la terre de 120 arpents que possède le veuf à la côte Saint-François-Xavier reste intacte. La même année, Lefort se remarie avec Marguerite Bourgery,72 célibataire, de 12 ans sa cadette. Pour lui faire oublier cet écart d'âge et les deux enfants de son premier mariage, il lui consent une part d'enfant à prendre dans sa succession future sans deviner l'impact énorme que cette libéralité aura sur l'histoire de son patrimoine. En effet, quand Jean Lefort meurt en 1726, il ne subsiste qu'un seul garçon de son mariage avec Marguerite Moreau qui partage avec sa belle-mère la terre de la rivière de la Tortue.73 Sa part d'enfant lui vaut donc la moitié du bien paternel des Lefort (celle qui contient les bâtiments) et, à la suite d'une longue série de différends entre le fils unique et la veuve,
70 A. Adhémar, 7 nov. 1696, contrat de mariage entre Jean Lefort et Marguerite Moreau, ANQM. 71 M. Lepailleur, 23 fév. 1719, inventaire des biens de Jean Lefort, ANQM. 72 Tailhandier, 7 août 1719, contrat de mariage entre Jean Lefort et Marguerite Bourgery, ANQM. 73 Barette, 11 déc. 1726, partage des biens de Jean Lefort, ANQM.
2io La Prairie en Nouvelle-France
celle-ci décide, en 1752, de vendre pour i 500 livres à un étranger74 les 60 arpents que lui a rapportés son mariage avec le veuf Lefort. À ces deux cas s'en ajoutent beaucoup d'autres, tous plus ou moins semblables. Ils débouchent sur les mêmes conclusions, surtout quand c'est la mère qui se remarie et intègre dans une seconde communauté la part d'héritage laissée par son premier mari. Il y a là, du point de vue de la transmission du patrimoine, une dimension non négligeable dont il faudra un jour mesurer la portée. Cela suppose une connaissance exacte de la fréquence des remariages et un corpus plus abondant pour en suivre à long terme les conséquences sur l'histoire patrimoniale. L'influence des remariages sur la dévolution des biens familiaux est aussi réelle quand, au moment du rassemblement des parcelles, ils modifient l'identité des acteurs et bouleversent les stratégies habituellement déployées. Ainsi, pour conserver la totalité ou une partie du patrimoine partagé au décès de l'un des conjoints, le survivan remarié qui fonde une nouvelle communauté peut racheter (sous forme de ventes ou d'échanges) les parts des enfants du premier lit pour être en mesure d'offrir plus tard aux enfants du second mariage un héritage convenable, quelquefois semblable à celui qu'avaient reçu les héritiers de la communauté initiale. Les rassembleurs ne sont plus, cette fois, les enfants, mais les parents eux-mêmes devenus les bénéficiaires d'une stratégie commandée par les conditions démographiques. On aboutit à un paradoxe qui est le suivant : les auteurs de la formation d'un patrimoine, respectant les prescriptions de la coutume, doivent se soumettre au partage égalitaire de leurs biens qu'ils tentent ensuite de regrouper. Cela revient à dire qu'en certaines occasions bien particulières, il aura fallu un double effort des parents dans l'espace d'une seule vie pour maintenir dans ses dimensions originelles (ou à peu près) un bien patrimonial découpé par des mariages successifs. Le plus bel exemple de ce mécanisme est offert par la famille Lonctin, l'une des plus importantes de La Prairie. Suivons la entre 1684 et 1750 à travers les deux générations qui ont été témoins de son histoire patrimoniale. L'ancêtre, Jérôme Lonctin, épouse en 1684 Catherine Marie75 qui meurt en 1703, après avoir donné naissance à une dizaine d'enfants, dont six étaient encore vivants au moment de son décès. Veuf à 50 ans, le père se remarie l'année suivante avec
74 Hodiesne, 19 mai 1752, vente de Marguerite Bourgery à Michel Barette, ANQM. 75 Cabazier, 4 oct. 1684, contrat de mariage entre Jérôme Lonctin et Catherine Marie, ANQM.
211
La transmission du patrimoine
Marie-Louise Dumas76 qui n'a pas encore atteint la vingtaine. Lorsqu'en 1716, le partage des biens est demandé par les enfants du premier lit,77 Jérôme Lonctin possède deux terres à la prairie SaintLambert qu'il a acquises avec Catherine Marie. Il en conserve une moitié et l'autre va aux six héritiers de la première communauté. Commence alors un long travail de reconstitution du patrimoine entrepris par le père et poursuivi par sa veuve. Petit à petit, ils récupèrent toutes les parcelles en cédant aux enfants du premier lit des terres achetées ou concédées durant la seconde communauté. Par la même occasion, ces derniers renoncent à la succession future de leur père, mais trouvent dans ces transactions les moyens de s'établir à la rivière de la Tortue. Le remembrement, très avancé à la mort du père en 1723, est achevé lors d'un nouveau partage en 1 737-78 Si bien que la veuve de Jérôme Lonctin peut alors offrir à ses neuf enfants, tous issus du second mariage, un patrimoine intégralement reconstitué au prix de beaucoup de temps et d'efforts répétés. Mais tout est à refaire, puisque le dernier partage répète celui de 1716 et amorce un nouveau processus de rassemblement qui, cette fois, va profiter à l'un des cadets. Quand, en 1750, on rédige l'inventaire des biens d'Antoine Lonctin,79 avant-dernier fils du second mariage de Jérôme, on retrouve sous son nom à peu près la moitié des terres paternelles. Malgré deux mariages, deux communautés et deux partages, l'essentiel du bien familial des Lonctin a été préservé au fil des générations. Cependant, il aura fallu toute la ténacité des parents et de l'un des fils et surtout des moyens considérables (en terres et en argent) pour protéger un patrimoine que la démographie condamnait à l'émiettement. À cet égard, la réussite de Joseph Dumay paraît encore plus éclatante. Cet habitant de La Prairie, solide gaillard et certainement l'un des athlètes de la seigneurie, tolérait mal la solitude. Entre 1682 et 1712, il s'est marié à quatre reprises et a eu au total 14 enfants. Or, malgré ses multiples mariages, il a tout de même pu (dans des conditions que nous connaissons mal) garder intact jusqu'à sa mort, survenue en 1728, le bien familial composé d'une centaine d'arpents répartis entre les côtes Saint-Lambert et des Prairies. Ce n'est qu'à ce moment tardif que les huit enfants survivants peuvent se partager inégalement ses terres.80 76 M. Lepailleur, 4 nov. 1704, contrat de mariage entre Jérôme Lonctin et MarieLouise Dumas, ANQM. 77 Barette, 25 sept. 1716, partage des biens de Jérôme Lonctin, ANQM. 78 Ibid., 30 sept. 1737, partage des biens de Marie-Louise Dumas. 79 Hodiesne, 26 sept. 1750, inventaire des biens d'Antoine Lonctin, ANQM. 80 Barette, 20 avr. 1729, partage des biens de Joseph Dumay, ANQM.
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La Prairie en Nouvelle-France
RÉFLEXIONS ET CONCLUSIONS
Au terme de cette analyse, il convient de proposer quelques réflexions et de dégager un certain nombre de conclusions. L'étude de la transmission du patrimoine que nous avons menée à l'intérieur de la seigneurie de La Prairie nous a souvent paru une folle entreprise dont les résultats s'accordent mal avec le temps considérable que nous y avons investi. Il s'agit là d'une matière passablement embrouillée et, malgré la richesse de la documentation réunie, trop d'éléments font défaut pour porter un jugement définitif. En dépit des quelques milliers de documents rassemblés, nous avons été souvent incapable de quantifier les diverses pratiques et de mesurer avec précision la fréquence des modes de transmission les plus communs. Pour vérifier la justesse de notre bilan, il aurait fallu multiplier le nombre des unités familiales observées et prolonger la période couverte par l'enquête, ce qui aurait nécessité des dépouillements hors de notre portée. Faute d'avoir établi un inventaire statistique de toutes les pratiques de dévolution et d'avoir hiérarchisé, par exemple, les multiples modalités auxquelles donnait lieu la transmission par partage, nous avons été en mesure cependant d'offrir des ordres de grandeur parfaitement valables et d'ouvrir des pistes qu'il faudra suivre patiemment. Au-delà des réserves que nous venons de signaler, quelques certitudes émergent toutefois qui donnent plus de crédit à notre analyse. La première a trait au régime juridique. Nous avons pu vérifier la parfaite conformité de la pratique à la coutume. Partout est présent un égalitarisme qui est scrupuleusement observé. Qu'il s'agisse d'avancements d'hoirie, d'abandons ou de partages, une rigoureuse égalité prime et veille à ce que les intérêts de tous les héritiers soient respectés. Les avantages consentis aux enfants du vivant des parents sont soigneusement inscrits dans les contrats et les bénéficiaires doivent, en retour, renoncer à la succession ou rapporter à la masse, lors du partage, les biens qu'ils ont reçus. Quand elle favorise l'un des héritiers, la démission de biens requiert la présence et l'accord des autres qui doivent donner leur approbation à un geste dont ils deviennent les complices consentants. Cependant, c'est surtout au moment des partages que l'on peut constater la parité qui a régi cette société. Le notaire chargé de préparer le document doit détailler la part des biens meubles et immeubles qui revient à chacun et effectuer les calculs nécessaires (l'opération se traduit alors en deniers et en pouces) pour diviser en parties égales les avoirs familiaux. Si le notaire est consciencieux, il dresse la liste complète des héritiers et précise le montant d'argent et les parcelles de terre auxquels ils ont droit.
213 La transmission du patrimoine
Cet égalitarisme de droit, constamment rappelé dans les actes, est cependant tempéré dans les faits par une inégalité, tributaire des conditions démographiques et économiques, particulièrement visible lors des abandons et des remembrements. Si tous les héritiers sont égaux devant la loi, il n'en va pas de même en pratique, puisque certains d'entre eux se trouvent favorisés par le jeu très variable du régime démographique et la place qu'ils occupent dans la hiérarchie économique. Le nombre d'enfants, la proportion des garçons et des filles, le rang au sein de la famille, l'âge au décès des parents et le pouvoir économique de chacun sont autant de facteurs qui, au moment des abandons et des rassemblements de parcelles postérieurs aux partages, privilégient certains individus mieux placés que d'autres pour recueillir une succession abandonnée ou divisée en parts égales. Cette multiple causalité introduit dans un système homogène en apparence une diversification dont témoigne la variété des donataires et des rassembleurs. On peut se demander, enfin, si le mode principal de transmission par partage qui émiette considérablement le patrimoine foncier a eu une quelconque influence sur le paysage de La Prairie. Ouvrons le Terrier de la seigneurie aux côtes de Mouillepied et Saint-Lambert dont les terres du premier rang sont toutes concédées avant la fin du xvn e siècle. On y dénombre une multitude de mutations foncières qui remplissent des pages entières et que les Jésuites ont minutieusement consignées. Elles sont le reflet de l'instabilité des premiers occupants, mais surtout des nombreuses transactions liées aux inévitables remembrements qui suivent les partages. Or, nous constatons qu'entre 1672 et 1730, le paysage des deux côtes n'a pas été profondément bouleversé, qu'il a résisté aux découpages successifs et présente après une soixantaine d'années la même régularité. Le Mouillepied qui s'étend sur 47 1/2 arpents contient 13 maisons, soit une à tous les 3,7 arpents; la côte Saint-Lambert qui court sur 80 arpents comprend 23 maisons à raison d'une à tous les 3,5 arpents. Il faut attendre beaucoup plus tard, en 1781, pour que la progression de la population et la raréfaction des terres dans la seigneurie de La Prairie modifient ce rapport. À cette dernière date, le taux d'occupation maisons/nombre d'arpents passe pour le Mouillepied à 2,5 arpents et pour la côte Saint-Lambert à 2,2 arpents.81 Cette constatation nous autorise à rappeler après quelques autres historiens que le dessin des campagnes canadiennes sous le Régime français n'a pas été véritablement modifié par le mode de 81 Chiffres obtenus à partir de l'aveu de 1781 qui se trouve dans le fonds « Biens des Jésuites », aux ANQQ.
214 La Prairie en Nouvelle-France
succession. Derrière cette réalité se cache cependant un monde d'efforts, de stratégies, de moyens considérables déployés par les victimes d'un système devenus en même temps ses bénéficiaires.
C H A P I T R E SEPT
L'attrait des Pays d'en-haut
L'importance du commerce des fourrures dans l'économie de la Nouvelle-France est trop connue pour que nous en rappelions ici la nature et les principaux moments. Son impact au niveau régional l'est cependant beaucoup moins et, sauf l'exemple de Montréal, il reste à découvrir.1 C'est à l'intérieur du microcosme seigneurial qui jusqu'ici a encadré notre étude que nous voulons en vérifier la présence, en suivre l'évolution et en évaluer l'amplitude. À prime abord, La Prairie semble un choix privilégié, puisque sa géographie l'invitait naturellement à participer à une activité économique à laquelle elle restera longtemps attachée, même au-delà du Régime français. La seigneurie des Jésuites est au carrefour d'un réseau hydrographique, à la croisée des voies d'eau qui en direction de l'ouest et du sud conduisent aux Pays d'en-haut et à Albany, hauts lieux de la traite légale et illicite. Cet impératif géographique explique à lui seul la participation prononcée de La Prairie au commerce des fourrures qu'il est possible de quantifier à l'aide de la documentation principalement léguée par les notaires montréalais. LA D O C U M E N T A T I O N
Des greffes de tous les notaires qui ont exercé dans le gouvernement de Montréal sous le Régime français, nous avons extrait près d'un millier d'actes dont la majorité, la presque totalité, est constituée par les contrats d'engagement rédigés par les notaires montréalais. Com plètent ce corpus quelques contrats de société, divers accords qui i La seule historienne qui l'a mesuré est Dechêne, Habitants, en particulier 217230, 514-515.
216 La Prairie en Nouvelle-France
comptent pour peu dans le total et attestent que le rôle de La Prairie dans le commerce des fourrures passe bien davantage par l'engagé que par le « marchand-équipeur » ou voyageur. Sa contribution est presque essentiellement un service et se résume, faute de marchands capables d'y participer, à l'envoi, chaque année après 1715, d'engagés à la solde des équipeurs montréalais chargés de ramer ou de guider les convois. Il faut ajouter à cette documentation sérielle les archives judiciaires et celles de l'intendance qui, plus discrètement, nous livrent en peu de mots les dessous d'un commerce prohibé auquel se sont adonnés, quelquefois avec la complicité des Iroquois du SaultSaint-Louis, quelques-uns des habitants les plus audacieux de La Prairie. La documentation notariée sur laquelle est fondé l'essentiel de cette recherche appelle cependant quelques commentaires et nous oblige à formuler des réserves qui, sans remettre en cause la valeur globale de notre étude, en atténuent toutefois la portée et en marquent les limites. Les contrats d'engagement pour les Pays d'en-haut sont-ils le fidèle reflet des allées et venues dans l'Ouest et les répertoires des notaires constituent-ils des sources fiables pour en mesurer le mouvement total? Questions soulevées une première fois par Fernand Ouellet2 et reprises ensuite par un autre historien qui, chiffres à l'appui, y a répondu.3 Dans les deux cas, la réponse est négative. Gratien Allaire a voulu déterminer la représentativité des contrats d'engagement en les confrontant en particulier avec les congés qui donnent la liste chiffrée des futurs engagés. Pour la période comprise entre 1716 et 1745, il obtient des proportions de 38,7 % (1716-1730) et de 62,6 % (1731-1745) entre le nombre de personnes (engagés éventuels) mentionnées dans les congés et le total des engagements rédigés devant notaires.4 « Les contrats d'engagement pour la traite ne comprennent [donc] pas tous les engagements » 5 et il ne fait pas de doute que bon nombre d'entre eux ont été faits à l'amiable par entente verbale, sous seing privé ou par le biais des obligations.6 Les lacunes relevées par l'historien Allaire sont également présentes à La Prairie et, malgré la richesse de la documentation recueillie, nous n'avons pas la prétention d'avoir rejoint par le biais des contrats d'engagement la totalité des mouvements
2 3 4 5 6
Ouellet, « Dualité économique », 294-295. Allaire, « Les engagements », 3—26. Ibid., 21. Ibid., 25. Ibid., 14.
217 L'attrait des Pays d'en-haut
en direction des Pays d'en-haut. Jusqu'aux dates charnières de 17251730, très nombreux sont les exemples où des engagés dont nous ne possédons pas les contrats d'engagement apparaissent dans des obligations consenties par des marchands montréalais dans lesquelles est inscrite la mention d'un voyage aux Pays d'en-haut, garantie pour le prêteur d'un remboursement rapide. Au-delà du premier quart du xvni e siècle, les engagés sont moins souvent cités dans les actes de prêt puis, après 1750, en disparaissent presque totalement. Un fait demeure : malgré leur imperfection (qui est grande si on les compare, par exemple, aux contrats de mariage dont le taux de représentativité dépasse 90 %), les contrats d'engagement demeurent les sources les plus valables pour dégager le portrait du personnel de traite salarié et estimer, même grossièrement, la participation d'une micro-région à l'activité économique maîtresse en Nouvelle-France. C'est à cette proposition que se rallie, en définitive, Gratien Allaire lorsqu'il écrit que ces documents « sont suffisamment représentatifs pour permettre l'étude des conditions d'engagement et [...] pour peindre un tableau valable ». 7 Nier cette réalité au nom d'une critique trop sévère nous condamnerait à désavouer un corpus d'une grande richesse dont nous avons tenté d'extraire les informations les plus significatives. LA T R A I T E L É G A L E : LES ENGAGÉS
Elle emprunte des voies diverses d'inégale importance qui témoignent de la qualité et du niveau de participation de La Prairie au commerce des fourrures. Oublions les quelques voyageurs indépendants, trop peu nombreux avant 1725 pour faire l'objet d'une étude poussée. Ils sont présents dans les contrats d'engagement et dans les obligations signées devant les notaires de Montréal. Après cette date, le rétablissement des congés les voit disparaître au profit des engagés qui, à La Prairie, composent jusqu'à la fin du Régime français la quasi-totalité du personnel de traite. Les marchands-voyageurs et les « marchands-équipeurs » n'occupent guère plus de place et, jusqu'en 1760, nous en avons dénombré moins de cinq. Dans ce groupe, dont les membres appartiennent presque tous à la ville voisine pourvoyeuse du capital qui fait défaut à La Prairie, il faut faire une place à part à René Bourassa, marchand-voyageur, que ses affaires aux Pays d'en-haut ont promu au rang de l'un des 7 Ibid., 26.
2i8 La Prairie en Nouvelle-France
plus dynamiques personnages de la seigneurie. Fils de voyageur, établi chez son père à La Tortue avant de s'installer au bourg, il voyage sans arrêt entre 1720 et 1745, période au cours de laquelle est concentré le plus fort de ses activités. Engagé depuis peu dans la traite, il présente déjà en 1721, deux ans après le décès de sa première femme, un actif mobilier de 6 220 livres,8 total imposant pour La Prairie que bien peu d'habitants ont pu accumuler avant la Conquête. Un peu moins de la moitié (3 046 livres) de ses avoirs consiste en peaux de nature diverse que le notaire retrouve dans la cour avec deux canots d'écorce de huit places estimés à 120 livres. Figurent également au document 631 livres de marchandises de traite qu'il a laissées entre les mains de son associé à Michillimakinac. Après 1735, à la suite des expéditions de La Vérendrye qui ouvrent à la traite de nouveaux territoires, il prend part en plusieurs occasions aux entreprises de la mer de l'Ouest9 et semble cesser tout commerce en 1745. Si on le compare à ses collègues montréalais, Bourassa ne fait pas le poids et paraît un médiocre marchand qui ne pourra jamais investir dans la traite qu'un modeste capital. Si on le replace dans le milieu rural auquel il appartient, il retrouve un statut qui n'a jamais été le sien au cœur de la communauté des marchands montréalais. Il contracte deux beaux mariages qui lui permettent de s'associer à des familles dont les noms sont synonymes de puissance et notabilité. Il épouse une première fois, en 1710, Agnès Gagné,10 fille de Pierre, l'un des premiers colons de La Prairie, marguillier, capitaine de milice et personnage très important de l'histoire de la seigneurie que les Jésuites estiment et écoutent. Onze ans plus tard, sa réussite est achevée quand Clément Lériger, sieur de Laplante, seul noble établi à La Prairie, lui offre en mariage l'une de ses deux filles.11 Parallèlement à cette ascension sociale, il cumule les terres par concessions et achats (sauf une dont il hérite). En 1741, René Bourassa a réuni 378 arpents à La Prairie et au SaultSaint-Louis, total que de très rares habitants de la seigneurie ont atteint avant 1760. Singulière histoire dans les annales de La Prairie que celle de ce marchand-voyageur dont on ne connaît pas d'autres exemples pour8 Barette, 24 sept. 1721, inventaire des biens de René Bourassa, ANQM. 9 Champagne, Les La Vérendrye. Il y est question de René Bourassa à quelques reprises. 10 Barette, 23 oct. 1710, contrat de mariage entre René Bourassa et Agnès Gagné, ANQM. 11 Ibid., 28 sept. 1721, contrat de mariage entre René Bourassa et Marie-Catherine Lériger.
2ig L'attrait des Pays d'en-haut
tant nombreux à Montréal. Son originalité rend compte du rôle modeste qu'a joué la seigneurie des Jésuites dans l'organisation des voyages aux Pays d'en-haut et de la faible responsabilité d'une région rurale quant au financement d'une activité économique qui appartient d'abord à la ville. Si La Prairie est présente aux Pays d'en-haut, c'est à un tout autre niveau, soit celui du travail salarié qui a laissé dans les archives des preuves sérielles. Les habitants de La Prairie qui fréquentent les Pays d'en-haut sont donc surtout des engagés et leurs mouvements dans l'Ouest ont été consignés dans les 936 contrats d'engagement que nous avons retrouvés entre 1683 et 1759- De ce nombre, qui marque peut-être un sommet que les seigneuries voisines auront du mal à dépasser, 13 seulement ont été rédigés par un notaire de La Prairie. Tous les autres ont été signés par l'un des notaires montréalais spécialisés dans ce genre de pratique. Nos conclusions rejoignent ici celles de Gratien Allaire qui a démontré que la rédaction des actes était fortement concentrée à Montréal et que quelques notaires, parmi les plus importants (Jean-Baptiste Adhémar, François Lepailleur, LouisClaude Danré de Blanzy, François Simonnet), s'étaient attribués la majeure partie du travail.12 Il y a dans cette seule activité notariale, très inégalement partagée entre Montréal et La Prairie, une dimension éloquente de la domination urbaine et des relations villecampagne que nous ne retrouvons pas, avec la même ampleur du moins, dans les actes de concession, de vente et les inventaires. Ces derniers documents intéressent moins les rapports La Prairie-Montréal que l'histoire interne de la seigneurie qui commande peu, ou pas du tout, les services de notaires montréalais. Les campagnes, on le sait, vivent en retrait de l'économie agricole de marché et sont très faiblement greffées à Montréal. Cela tient à l'économie générale du pays et surtout au rôle de la ville dans cette économie qui n'est pas d'abord centrée sur l'agriculture mais sur le commerce des fourrures. Si un lien ville-campagne peut se tisser, si une emprise doit s'affirmer, c'est cette avenue qu'ils doivent emprunter. Le commerce des fourrures a orienté l'histoire de Montréal, a inspiré la vocation de ses marchands et a exercé sur les campagnes environnantes une profonde attraction.13 L'une des relations les plus durables qui unit Montréal à La Prairie se nourrit de cette activité économique de la ville, plus prosaïque que son mysticisme primitif. Avec ses 936 contrats d'engagement, la seigneurie des Jésuites occupe donc une place 12 Allaire, « Les engagements », 5-6. 13 Dechêne, Habitants, 514—515.
220 La Prairie en Nouvelle-France Tableau 7 Répartition mensuelle des contrats d'engagement pour les Pays d'en-haut (1683-1759) Mois
Janvier Février Mars Avril Mai
Nombre de contrats
15 18 39 126 379
Juin Juillet Août Septembre Octobre Novembre Décembre
246 35 27 36 3
Total
936
6 6
Source : 936 contrats d'engagement.
de choix dans le commerce des fourrures qui a puisé une bonne partie de son personnel salarié sur la rive sud du gouvernement de Montréal.14 Leur évolution en nombre
Le corpus rassemblé contient tous les éléments pour mesurer les variations mensuelles et annuelles de la traite, observer les points d'arrivée et dresser un portrait global des engagés. Exprimée en mois (graphique 3), la courbe des engagements montre les moments forts de la traite qui suit les saisons. Les voyages
aux Pays d'en-haut sont tributaires du climat et il faut attendre la belle saison, quand le fleuve et les rivières sont libres de glaces, pour que les premiers convois soient réunis. On doit compter quatre mois environ pour le voyage aller et retour à Michillimakinac ou à Détroit, principales destinations des engagés. Le commerce des fourrures est donc une opération printanière surtout et si 80,2 % (751/936) des contrats sont rédigés en avril, mai ou juin, 40,4 % (379/936) ont lieu au cours du seul mois de mai. Il suffit d'ouvrir les répertoires des 14 Ibid.
221 L'attrait des Pays d'en-haut Graphique 3 Répartition mensuelle des contrats d'engagement, Pays d'en-haut (1683-1759)
Source : 936 contrats d'engagement.
principaux notaires de Montréal pour constater que leurs greffes augmentent à cette période de l'année et présentent jour après jour la liste fournie des contrats d'engagement. En s'inspirant des mêmes répertoires et en isolant, par exemple, les dates des premiers départs chaque année en avril, il serait peut-être possible d'analyser dans la longue durée du Régime français les fluctuations climatiques et de déterminer grossièrement la rigueur ou la douceur des hivers canadiens.15 La courbe annuelle (graphiques 4.1, 4.2) trace sur trois quarts de siècle (1683-1759) les oscillations de ce mode de participation au commerce des Pays d'en-haut. Elle reflète, bien sûr, l'évolution à la hausse qui caractérise la population de la seigneurie, mais elle se conforme également aux différents types d'organisation qu'a connus la traite aux xvn e et xvm e siècles. Jusqu'en 1715, elle hésite, stagne et connaît de nombreux ratés. Cette première époque est celle de la confusion et des problèmes et elle culmine à l'aube du xvm e siècle, 15 C'est en utilisant des sources sérielles (les bans de vendanges en particulier) que Le Roy Ladurie a pu écrire son Histoire du climat.
222
La Prairie en Nouvelle-France
Tableau 8 Répartition annuelle des contrats d'engagement pour les Pays d'en-haut (1683-1759) Année
Nombre de contrats
1683 1684 1685 1686 1687 1688 1689 1690 1691 1692 1693 1694 1695 1696 1697 1698 1699 1700 1701 1702 1703 1704 1705 1706 1707 1708 1709 1710 1711 1712 1713 1714 1715 1716 1717 1718 1719 1720 1721 1722 1723 1724 1725 1726 1727 1728
1 —
5 1 — 5 — 5 — 1 — 1 3 2 — — — — — 1 — 1 — — — — — 1 — 3 5 — — 2 3 3 3 3 5 3 11 16 3 14 5 6
223 L'attrait des Pays d'en-haut Tableau 8 (suite) Répartition annuelle des contrats d'engagement pour les Pays d'en-haut (1683-1759) Année
Nombre de contrats
1729 1730 1731 1732 1733 1734 1735 1736 1737 1738 1739 1740 1741 1742 1743 1744 1745 1746 1747 1748 1749 1750 1751 1752 1753 1754 1755 1756 1757 1758 1759
3 5 12 11 18 26 18 13 21 19 25 22 24 32 23 32 41 13 16 19 27 7 60 91 37 69 25 32 54 14 15
Total
936
Source : 936 contrats d'engagement.
période au cours de laquelle s'effondre le commerce du castor.l6 En 33 ans (1683-1715), nous n'avons retrouvé que 35 contrats d'engagement pour une population qui devait osciller entre 200 et 500 habitants, mais notre documentation est en partie la raison de ce faible total, puisque « l'engagement n'est pas [alors] la formule pri16 Allaire, « Les engagements », 7.
224
La Prairie en Nouvelle-France
Graphique 4.1 Répartition annuelle des contrats d'engagement, Pays d'en-haut (1683-1721)
Source : 936 contrats d'engagement.
Graphique 4.2 Répartition annuelle des contrats d'engagement, Pays d'en-haut (1722—1759)
Source : 936 contrats d'engagement.
225
L'attrait des Pays d'en-haut
vilégiée de participation à la traite des fourrures ». 17 Après cette date, le rétablissement des congés par le roi, la réorganisation, la stabilité et la prospérité du commerce se reflètent dans le nombre d'engagés. Le territoire de traite s'élargit, surtout après 1731, année où, à la suite des expéditions de La Vérendrye, on s'engage à l'ouest du lac Supérieur. L'expansion géographique du commerce et la tendance à la concentration autour d'un petit groupe de personnes amorcée au début du xvm e siècle expliquent la « prolétarisation progressive » l 8 du personnel de traite dont les effectifs augmentent jusqu'à la fin du Régime français. Ces réalités nouvelles modifient sensiblement la courbe des engagements à La Prairie. Entre 1716 et 1759, elle est continue et, après quelques moments d'hésitation jusqu'à la date charnière de 1731, elle prend son essor définitif (mis à part le creux de 1746-1750) pour atteindre les plus hauts niveaux à la fin de la période étudiée. D'une moyenne annuelle de 6,9 contrats entre 1720-1729, on passe à 16,9 entre 1730—1739, 24,9 entre 1740—1749 avant de plafonner à 40,4 au cours des dix dernières années du Régime français. Cette remarquable progression, révélatrice de l'essor commercial des fourrures, se fait également au rythme de l'accroissement démographique que connaît la seigneurie des Jésuites à la fin du Régime français. La population de La Prairie dépasse les i 500 habitants en 1752 et il ne faut sans doute pas s'étonner de retrouver entre 1750—1759 une concentration de 43,1 % (404/936) de tous les contrats rédigés depuis 1683. La participation de La Prairie au commerce des fourrures est donc bien établie depuis le début des années 1730 et sa contribution par le mode de l'engagement doit être, à la veille de la Conquête, l'une des plus importantes au sein du monde rural de la région montréalaise. Profil du personnel de traite
À partir des données recueillies dans les contrats, des dossiers familiaux constitués à l'aide des registres paroissiaux et des dictionnaires généalogiques, on peut dessiner le profil des engagés et isoler les familles qui en ont fourni le plus. Des 936 contrats d'engagement dépouillés, nous en avons retenu 869 dans lesquels apparaissaient toutes les informations nécessaires à cette enquête. Les autres ont été écartés principalement en raison de l'homonymie qui nous a 17 Ibid., 14. 18 Dechêne, Habitants, 181-182.
220 La Prairie en Nouvelle-France
empêché quelquefois d'identifier avec précision les engagés ou parce que nous ne possédions aucun renseignement sur certaines familles de passage dans la seigneurie. Ces 869 voyages, qui conduisent dans 73 % (635/869) des cas vers Michillimakinac ou Détroit,19 principaux entrepôts et carrefours de la traite, ont été effectués par 348 individus appartenant à 125 groupes familiaux. Presque toutes les familles de La Prairie ont donc, un jour ou l'autre, envoyé un de leurs fils aux Pays d'en-haut, mais leur participation est cependant très inégale et dépend de leur importance numérique ou des traditions établies chez elles. La famille Aupry, par exemple, de dimension modeste, fait quatre voyages. Celle des Bourassa, pourtant prolifique, n'en réalise guère davantage. D'autres, au contraire, paraissent beaucoup plus engagées à la suite d'habitudes prises très tôt et entretenues. Les familles Beauvais, Caillé, Gervais, Guérin et Mesny accomplissent chacune 17 voyages; les Bertrand, dit Desrochers et les Raymond, dit Toulouse 18; les Gagné 19; les Lefebvre 21; les Bourdeau et les Lemieux 24; les Dupuis 28; les Boyer et les Lonctin 31; les Dumay 36. Le record appartient aux membres de la famille Deneau qui ont effectué, entre 1683 et 1759, pas moins de 6g voyages en direction des Pays d'enhaut. Ces statistiques suggèrent une concentration familiale assez prononcée déjà soulignée par d'autres auteurs 20 et que viennent appuyer les chiffres suivants. À La Prairie, 507 des 869 voyages (58,3 %) accomplis par les engagés sont le fait de 25 groupes familiaux parmi les 125 qui ont pris part à un degré quelconque à cette aventure. En d'autres termes, cela signifie que le cinquième des groupes familiaux seulement a réalisé un peu plus de la moitié des voyages. Cette concentration à caractère familial se comprend mieux si l'on observe les individus que l'on peut repérer par les contrats d'engagement. Des 348 engagés qui ont été identifiés, 165 (47,4 %) appartiennent à une vingtaine de groupes familiaux. Ce qui revient à dire que 16 % (20/125) des groupes familiaux qui sont engagés dans la traite ont fourni près de la moitié des effectifs. Cela fait ressortir le rôle éminent que certains d'entre eux y ont joué. Les Boyer comptent dans leurs rangs 10 engagés; les Lonctin 11; les Bourdeau 12; les Dupuis 13; les Dumay 14 et les Deneau, toujours premiers, 19. De
19 Michillimakinac l'emporte avec 44,9% (390/869) comparativement à 28,1 % (245/869) pour Détroit. 20 Dechêne, Habitants, 122; Charbonneau, Desjardins et Beauchamp, « Le comportement démographique », 222—223.
227 L'attrait des Pays d'en-haut
ce total de 348 engagés, 45 (12,9 %) ont fait 34,4 % (299/869) de tous les voyages et cette proportion suppose que le commerce des fourrures est devenu chez certains individus et certaines familles une activité majeure. À côté des engagés occasionnels qui n'effectuent qu'un, deux, trois ou quatre voyages, il y a les professionnels de la traite, guides ou simples rameurs, dont on peut suivre la trace sur plusieurs années. Ils proviennent de familles où la tradition de voyager est bien assise et le métier se transmet fréquemment de père en fils. Parmi ceux-ci on retrouve Louis Aguenier, Joseph Beauvais, Jean Boyer, Laurent Deniger, Charles et François Deneau, Paul Desrochers, François Dumay, Pierre Magnan, Louis Leclerc, Joseph Lefebvre et Joseph Saint-Pierre qui possèdent tous à leur actif plus d'une dizaine de voyages. Le contrat d'engagement pour les Pays d'en-haut concerne, d'autre part, une catégorie d'individus aux traits bien spécifiques. Solides gaillards recherchés pour leur résistance et leur robustesse, les engagés de La Prairie sont presque de parfaits analphabètes qui manient mieux l'aviron que la plume, ce qui n'enlève rien par ailleurs à leur courage et à leur témérité. Avec 6,9 % de signatures (24 sur 348 savent signer), ils paraissent trois fois moins alphabétisés que la population masculine de la seigneurie qui présente au moment du mariage un taux de 20,6 %. 21 Leurs talents se trouvent ailleurs et le marchand qui les embauche s'informe moins de leur capacité de lire et d'écrire que de leur force physique, de leur habileté à ramer et de l'expérience acquise, éléments qui vont peser lourd dans la balance quand il s'agira de déterminer le salaire. Selon la place occupée dans le canot et le nombre de voyages déjà réalisés, un engagé qui monte à Michillimakinac en 1740 et revient la même année reçoit entre 160 et 240 livres. L'autre engagé qui fait à la même époque le voyage à Détroit gagne entre 120 et 200 livres. Celui à qui est confiée la charge de guider le convoi (nous avons repéré une douzaine de guides à La Prairie) obtient pour ses services entre 300 et 400 livres, en plus d'être exempté des portages. Bien constitués physiquement et très peu alphabétisés, les engagés pour l'Ouest se recrutent surtout parmi les célibataires, ce qui s'accorde avec le nomadisme que requiert le métier. Des 869 voyages recensés, 547 (62,9 %) ont été réalisés par des célibataires et
21
Chiffre obtenu à partir de 125 signatures de futurs époux relevées dans 606 contrats de mariage entre 1670 et 1759. L'alphabétisation des femmes est un peu en deçà avec 19 % (i 15/604). Les documents retenus attestent que les futurs conjoints sont établis à La Prairie au moment du mariage.
228 La Prairie en Nouvelle-France
322 (37,1 %) par des hommes mariés, ce qui concorde avec les chiffres proposés par Louise Dechêne.22 Pour l'essentiel, ces pourcentages montrent l'écart qui distingue les voyageurs de carrière des voyageurs occasionnels et soulignent leur importance relative dans le commerce des fourrures. Les premiers, peu nombreux, sont généralement mariés; les seconds, qui constituent la grande majorité des engagés, effectuent la plupart de leurs voyages comme célibataires et mettent généralement fin à leurs activités avant le mariage ou dans les années qui suivent immédiatement leur mariage. Fréquemment, le dernier voyage aux Pays d'en-haut a lieu quelques mois après la rédaction du contrat de mariage qui annonce le terme d'une carrière de courte durée. Comment juger enfin après cette analyse de l'impact mental, social et économique que la traite a pu avoir sur la population de La Prairie? Peu d'éléments nous permettent de répondre à cette question que d'autres historiens ont posée avant nous. Est-il possible de croire, à la suite des propos alarmistes des intendants, auxquels a prêté foi une historiographie mal documentée soutenue par la seule correspondance officielle, que le commerce des fourrures est lié à une agriculture médiocre, qu'il a encouragé l'abandon des terres et qu'il a façonné le caractère des habitants plus volontiers insoumis et immoraux que respectueux des règles civiles et religieuses? Il est permis d'en douter et si ces choses s'avéraient fondées, ce qui est loin d'être sûr, sans doute devraient-elles peu à l'attrait des Pays d'en-haut. À La Prairie, la traite est une activité saisonnière, temporaire la plupart du temps, qui occupe (malgré l'ampleur de la documentation) relativement peu de monde en définitive. Replacés dans la longue durée du Régime français au sein d'une population masculine totale en constante évolution, les 348 engagés (chiffre minimum, bien sûr, à cause des lacunes déjà signalées) que nous avons identifiés se trouvent assez rapidement dilués. Jusqu'en 1734, on compte moins d'une vingtaine de départs chaque année et, plus fréquemment, moins de dix et de cinq. Entre 1734 et 1759, on enregistre en moyenne 29,8 départs annuellement, mais ce chiffre (minimum) augmente avec les quelques années fastes qui ont précédé la Conquête. Il n'est donc pas permis d'affirmer que la seigneurie des Jésuites, dont la population dépasse en 1752 le cap des i 500 habitants, se vide chaque année de ses éléments les plus dynamiques et que les terres en souffrent.23 Ceux qui quittent pour quelques 22 Dechêne, Habitants, 225. 23 Nous rejoignons ici le constat que pose Gréer (Peasant, 188) pour Sorel à la fin du xvm e siècle.
22g L'attrait des Pays d'en-haut
mois La Prairie ne sont pas, dans près des deux tiers des cas, encore établis et ne laissent derrière eux aucune terre en friche. Si l'agriculture piétine, connaît des défaillances et des blocages, il ne faut pas en imputer la faute au commerce des fourrures qui emploie relativement peu de monde, mais à son défaut d'intégration à une économie de marché par rapport à laquelle elle vit en retrait.24 D'autre part, il n'existe pas davantage de lien étroit entre la traite et l'abandon des terres que réunissent au domaine les seigneurs de La Prairie. Sur les 72 terres de La Prairie et du Sault-Saint-Louis réunies par les Jésuites,25 6 l'ont été parce que leurs propriétaires, retirés aux Pays d'en-haut, les avaient délaissées et ne payaient plus depuis longtemps les rentes seigneuriales. Il s'agit là de voyageurs professionnels qui avaient choisi de quitter La Prairie et dont les seigneurs n'espéraient plus le retour. Retenir finalement à l'échelle réduite de La Prairie, microcosme colonial, le commerce des fourrures et ses soi-disant comportements caractéristiques comme élément déterminant du caractère de ses habitants serait lui reconnaître une place trop grande qu'il ne mérite pas. On a du mal à imaginer que tous les engagés, a fortiori la plupart des censitaires, sont buveurs, prodigues, instables et irresponsables comme ce Louis Dupuis, voyageur de carrière établi à La Prairie en 1706, qui a « une très grande facilité avec les autres voyageurs en dépensant dans les auberges tout ou la majeure partie du provenu de ses voyages en telle sorte qu'il se trouve aujourd'huy engagé avec plusieurs marchands de sommes très considérables et sa famille réduite dans la dernière extrémité sans bien et sans aucun secours chargée de cinq filles en bas âge [...] qu'il ne veut faire aucun établissement et qu'il ne peut ny ne veut se captiver pour sa famille ». 26 La majorité des habitants de la seigneurie des Jésuites n'ont eu en général qu'un bref contact avec les Pays d'en-haut et les assimiler à ce modèle déformant serait faire preuve d'un psychologisme sommaire. Le paysan sédentaire domine et on le voit mal sous les traits que nous venons de dépeindre. Il reste cependant que la seigneurie de La Prairie, sans doute parce qu'elle participe davantage à la traite que les autres seigneuries de la région montréalaise (Montréal exclu) a été pendant longtemps (avec raison) identifiée à un réservoir important de voyageurs et cela a pu jouer contre elle sur le plan psychologique. À cause de cette tradition qui s'est perpétuée, elle traîne encore au milieu du xix e siècle une réputation peu enviable et le 24 Voir à ce sujet la conclusion de Dechêne, Habitants, 481-490. 25 Voir le chap. 3. 26 Pièces détachées, 24 août 1706, ANQM.
230 La Prairie en Nouvelle-France
père Tellier, qui décrit, en 1844, l'état moral de La Prairie, y retrouve un peuple voyageur et buveur, facilement porté au blasphème et à l'immoralité.27 LA TRAITE ILLÉGALE
Activité clandestine difficile à saisir parce qu'elle a laissé peu de traces dans les archives, le commerce illicite des fourrures est cependant présent à La Prairie et au Sault-Saint-Louis qui semblent en avoir été l'un des théâtres les plus importants. S'il est impossible d'en estimer l'étendue, un certain nombre d'indices qualitatifs nous permettent cependant tout au long du Régime français d'en vérifier l'existence, d'en suivre le mouvement et d'en connaître les auteurs et les principaux développements. Pour s'en faire une idée, même très approximative, il a fallu consulter les seules archives qui de par leur nature étaient susceptibles de nous en livrer les caractéristiques. Ces archives, qu'en d'autres circonstances Pierre Goubert a appelé les archives de la répression,28 se résument aux ordonnances des intendants, aux commissions qu'ils ont remises à leurs subdélégués et procureurs du roi pour enquêter, aux documents judiciaires qui en sont le complément, à la correspondance officielle, enfin, dont on peut tirer quelques informations très générales. Deux faits expliquent l'ampleur de la contrebande dans cette région sur la rive sud du fleuve, à proximité de Montréal. Le premier, de nature géographique, montre le rôle que La Prairie y a joué. La seigneurie des Jésuites demeure, de par sa position, raccordée à la voie d'eau qui mène en direction du sud par le Richelieu et l'Hudson jusqu'à Albany, point d'arrivée principal de la traite prohibée. Ce motif aurait pu à lui seul faire comprendre l'audace des habitants de La Prairie et la tentation à laquelle beaucoup n'ont pas su résister. Mais il se trouve conforté par un second facteur qui a également encouragé le commerce interdit. Il faut rappeler ici la présence à La Prairie d'une mission iroquoise qui, progressivement, a gagné le fief voisin du Sault-Saint-Louis et dont on ne peut nier l'implication, la complicité avec les Français quelquefois, dans la contrebande. Le voisinage des deux communautés et la tolérance manifestée par les autorités coloniales à l'égard des Iroquois a pendant longtemps nourri la traite illégale à laquelle, liés à l'occasion par des intérêts communs, Blancs et Indiens ont participé conjointement. 27 Tellier, 30 janv. 1844, dans Cadieux., Lettres, 145. 28 Goubert, L'Ancien Régime, 2:84. (À propos des soulèvements populaires).
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Cette histoire de la contrebande dans les deux fiefs jésuites se présente comme une chronique discontinue, souvent interrompue par les silences de la documentation comme si, incapables de la réduire ou satisfaites de l'avoir enrayée à certaines périodes, les autorités avaient jugé bon de ne pas se manifester. À d'autres moments, les autorités sont davantage présentes et, à intervalles réguliers, les autorités répètent les mêmes interdictions qui semblent avoir été entendues finalement par la communauté blanche du moins. Pour les besoins de la cause, distinguons Français et Indiens puisque leur participation à la traite illicite est inégale dans le temps et que leur histoire ne se lit pas toujours en parallèle. Les Français
Les quelques textes qui s'intéressent aux habitants de La Prairie soupçonnés d'avoir fraudé occupent un espace chronologique assez serré compris entre 1683 et 1724 et sont concentrés, pour l'essentiel, au cours de l'intendance de Bégon. Au-delà de 1724, les archives que nous avons consultées sont muettes et elles le resteront jusqu'à la Conquête. Avant les mesures sévères prises au xvm e siècle pour freiner la contrebande, une seule enquête est menée à La Prairie et elle a lieu en 1683. Cette année-là, à la suite des avis qu'il a reçus, le bailli de l'île de Montréal, accompagné de son greffier, se transporte à la côte de la Fourche, dans la seigneurie des Jésuites, pour y enquêter sur « quelques personnes [qui] se disposoient à partir [...] de laprairie de la magdeleine pour s'en aller chez les estrangers [...] et pour y transporter des castors ». 2 9 Sont recherchés, en particulier, Antoine Barrois qui a déserté la colonie et s'est réfugié avec sa famille chez les Hollandais et Philippe Jarny, premier meunier de la seigneurie, évadé des prisons de Montréal. L'interrogatoire que le bailli conduit auprès de six habitants convainc le magistrat de la culpabilité des deux accusés et du transport de pelleteries qui s'est fait. Après cette date et jusqu'en 1718, il n'y a plus rien dans les documents. Sans doute la contrebande est-elle toujours présente à La Prairie, mais les autorités semblent peu vigilantes ou n'ont pas les moyens d'y mettre fin. Ses habitants ne seront plus inquiétés pendant un long moment et la justice royale, faute de preuves, s'en désintéressera. Tout va changer au xvm e siècle et l'ineptie dont avait fait preuve l'administration fera place à une sévérité nouvelle contemporaine de l'arrivée de Bégon. Diverses mesures sont prises pour 29 Pièces détachées, 7 oct. 1683, ANQM.
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réglementer les déplacements et surveiller les lieux de passage habituellement empruntés par les fraudeurs. En 1716, l'intendant rappelle aux Canadiens l'interdiction de porter du castor chez les Anglais, mais leur défend également, sous quelque prétexte que ce soit, d'aller à « Orange, Manatte, Baston et autres lieux de la domination angloise sans une permission de Monsieur le gouverneur général [...] à peine [...] de deux mil livres d'amande pour la première fois et de punition corporelle en cas de récidive ».3° On encourage la délation en abandonnant aux dénonciateurs les captures et les amendes.31 La route qui mène à Albany est mieux gardée depuis l'érection, en 1710, du fort de Chambly et la présence constamment maintenue, entre 1717 et 1731, d'un détachement de soldats sur le lac Champlain.32 Les voyageurs qui pour une raison quelconque se rendent en Nouvelle-Angleterre doivent faire vérifier leur équipage à l'aller et au retour, passer par le fort de Chambly et y présenter au commandant leur passeport visé par l'intendant et enregistré au greffe de la juridiction de Montréal.33 À La Prairie, cette surveillance plus rigoureuse se traduit, entre 1718 et 1723, dans un nombre sans précédent d'enquêtes et d'interrogatoires qui sont cependant les derniers dont la seigneurie sera le témoin avant 1760. En l'espace de six ans, à la demande de l'intendant, son subdélégué et procureur du roi à Montréal recherche une vingtaine d'habitants tous accusés d'avoir gagné Orange sans permission et d'y avoir traité avec les Anglais. Un huissier leur signifie de comparaître et c'est devant le tribunal royal de Montréal qu'ils sont conduits et qu'on les interroge.34 Tous sont obligés de justifier leur absence de La Prairie aux dates précisées par le procureur, de lui révéler la durée de leur voyage et les noms de ceux qui les ont accompagnés. La plupart d'entre eux refusent d'avouer la faute dont on les accuse et trouvent divers alibis. L'un déclare qu'il est allé au Cap-de-la-Madeleine régler le bail d'une terre qu'il y possède; d'au30 31 32 33
Ordonnance de l'intendant Bégon du 2 avr. 1716, ANQQ. Salone, La colonisation, 394. Lunn, « The Illégal Fur Trade », 69. Déclaration du roi au sujet des voyages qui se font de Canada en la NouvelleAngleterre, 22 mai 1724, Édits, ordonnances royaux, I : 489—490. C'est la procédure à laquelle se soumettent quelques habitants de La Prairie qui, entre 1729 et 1740, ont été commandés à trois reprises d'aller en Nouvelle-Angleterre pour y porter des lettres et des effets divers. (Pièces détachées, 28 mars 1729; 29 juin 1736; 18 juin 1740, ANQM). 34 Ce dossier est constitué des pièces suivantes : Ordonnances de l'intendant Bégon des 8 juil. 1718, 16 juin, 15 juil. 1722 et 10 fév. 1723, ANQQ; Pièces détachées, 13 août 1718; 15, 18 fév. 1723, ANQM.
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très qu'ils se sont rendus à Québec chez des parents ou par affaire. D'autres enfin, ignorant qu'il fallait une permission pour aller chasser dans le fond des bois, reconnaissent avoir piégé la martre sur la rivière de Chambly ou la rivière de la Tortue. Même le notaire Barette est impliqué dans l'affaire. Également convaincu d'avoir pratiqué la contrebande, il confesse s'être absenté en mai lyiS, 35 nie cependant avoir fait le voyage à Orange et exprime son indignation au procureur en lui faisant savoir « que dès le moment qu'un habitant est deux jours absent on l'accuse d'y avoir été ».36 Quelques-uns, dénoncés par des habitants de La Prairie qui avaient « oui dire par un bruit commun » qu'ils s'étaient rendus à Orange, ou reconnus sur le lac Champlain par un soldat, admettent leur délit et livrent au subdélégué de l'intendant le détail de l'opération. Claude Deneau, Pierre Dumas et Benoît Plamondon sont partis de Montréal au printemps 1718 en compagnie de Phillipe You, sieur de La Découverte, qui leur a dit détenir un congé et les a approvisionnés. En possession de six paquets de peaux de chevreuil, ils ont quitté la ville le soir, ont rejoint La Prairie en canot et ont fait le portage jusqu'à SaintJean à travers les bois. De là, ils ont gagné Orange, y ont échangé leurs fourrures contre un « nègre », de l'argenterie et quelques « couvertes » non sans avoir rencontré en descendant sur leur passage « beaucoup de gens » qui s'y rendaient et, dans cette ville même, des Français qu'ils ne connaissaient pas.37 Très peu de prévenus sont relaxés, quelques-uns emprisonnés, la plupart mis à l'amende et ceux qui, comme François Dumay et Etienne Deneau, ne peuvent payer voient leurs biens saisis en justice, criés et vendus aux enchères à la porte de l'église paroissiale.38 Sans doute, le terme de l'intendance de Bégon coïncide-t-il à La Prairie avec une diminution significative de la contrebande (une disparition totale peut-être?), puisque l'on ne retrouve ensuite jusqu'en 1760 dans cette seigneurie suspecte et particulièrement bien exposée aucune accusation portée, ni aucune action intentée contre l'un de ses habitants. Jean Lunn rappelle qu'en 1740, les autorités canadiennes semblent satisfaites de constater que la pratique de la contrebande chez les Français est dorénavant enrayée.3$ Quoi qu'il en soit des dates et de la réussite présumée des autorités de freiner
35 36 37 38 39
II y a à cette date un trou d'un mois dans son greffe. Pièces détachées, 13 août 1718, ANQM. Ibid. Ibid., 15 fév. 1723. Lunn, « The Illégal Fur Trade », 72.
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la traite illégale, il faut en chercher la cause dans la surveillance plus étroite qui est exercée sur la route d'Albany grâce à la présence des forts de Chambly et Saint-Frédéric construits dans le premier tiers du xvm e siècle.40 Les Indiens L'exclusion des Français ne signifie pas pour autant la suppression totale de la contrebande. Le relais est assuré par les Indiens qui, depuis le xvn e siècle, n'ont jamais cessé de pratiquer le commerce illicite, encouragés sans cesse par l'attentisme des autorités et leur tolérance à l'égard de précieux alliés qu'ils ne veulent point offenser. Ils servent de principaux intermédiaires entre les marchands français et les Hollandais et les Anglais établis à Albany. Dans ce négoce, la mission iroquoise de La Prairie, puis du Sault-Saint-Louis, occupe une position-clé. À travers des sources diverses, la participation de ses Indiens à la traite prohibée est constamment attestée tout au long du Régime français. Déjà en 1679, Frontenac s'en plaint et veut empêcher que « les sauvages qui sont parmy nous, et principalement ceux de la Mission de la prairie de la Magdelaine qui sont en grand nombre et sur le chemin [d'Orange] ny portassent leurs pelleteries, comme ils font ordinairement ».41 Quatre ans plus tard, lors d'une enquête menée à La Prairie par le bailli de l'île de Montréal pour identifier des contrebandiers, les six habitants interrogés lui déclarent tous que plusieurs sauvages du Sault-Saint-Louis ont porté du castor « chez les Flamands » et en sont revenus chargés de marchandises.42 Au début du xvm e siècle, cette pratique a toujours lieu et Gédéon de Catalogne, appelé à commenter la situation dans les seigneuries, peut encore écrire: « Depuis quelques années, ils [les Iroquois du SaultSaint-Louis] se sont ouvert un commerce chez les anglois à Orange, où ils portent des castors et en rapportent des étoffes et autres marchandises qu'ils commercent chez eux et à Montréal, sans que la police les ait pu assujétir aux lois ».43 Leur activité n'a pas pris fin en 1724 puisque, cette même année, obéissant à un ordre de Bégon, le sergent Pineau, accompagné de huit soldats de la compagnie du sieur de Saint-Ours, commandant à La Prairie, saisit à la côte de la 40 41 42 43
Ibid. Frontenac au roi, 6 nov, 1679, CnA, 5, f° 21, ANC. Pièces détachées, 7 oct. 1683, ANQM. G. de Catalogne, « Rapport sur des seigneuries et établissements, (1712) », dans Munro, Documents, 109.
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Fourche44 33 paquets de castor sec et 5 paquets de peaux de chevreuil (pesant au total 2 625 livres) qui avaient été apportés là par des Indiens du Sault-Saint-Louis pour être acheminés ensuite en Nouvelle-Angleterre.45 L'année suivante, le même Pineau se rend au Sault-Saint-Louis et y confisque trois pièces de calemande, trois pièces d'indienne, deux pièces de mousseline et diverses marchandises de traite d'importation étrangère.46 En 1727, le gouverneur Beauharnois s'en émeut et pose un premier geste, qui sera suivi par beaucoup d'autres jusqu'à son départ en 1747, pour mettre un terme aux agissements des Indiens. Pour tenter « de rompre les liaisons de ces sauvages avec l'anglois » et « empescher le commerce que les jeunes gens [du Sault-Saint-Louis] [...] faisoient ouvertement avec les négociants d'Orange », il va rencontrer les chefs de la mission qui lui donnent leur assurance que ces pratiques allaient cesser.47 Peine perdue, puisque l'année 1727 marque l'arrivée au village du Sault-Saint-Louis des trois sœurs Desauniers dont la présence devait devenir synonyme d'une recrudescence de la contrebande que Beauharnois avait cru contenir. Marie-Madeleine, Marguerite et Marie-Anne Desauniers, filles du marchand montréalais Pierre Trottier Desauniers, s'établissent au Sault-Saint-Louis en 1727. Elles y ouvrent un magasin dans lequel elles débitent aux Iroquois des vivres et des marchandises sèches, ce qui doit les retenir davantage à la mission et les empêcher d'aller à Montréal où ils s'enivrent.48 Leur histoire mouvementée qui va de i 7 2 7 à i 7 5 2 a été racontée par Jean Lunn dans un article désormais classique49 qui leur accorde une grande place. Mis à part quelques documents notariés dont Lunn n'a pas tenu compte, tous les autres que nous avons reproduits, extraits de la correspondance officielle, lui sont empruntés. Elles ne sont pas inquiétées avant 1739, date à laquelle les agents de la Compagnie des Indes se plaignent à l'intendant des trois sœurs dont le magasin est « regardé comme fort suspect »5° et semble servir 44 Emplacement où la rivière Saint-Jacques bifurque vers l'ouest et au-delà duquel elle n'est plus navigable. C'est à partir de ce point que les Indiens gagnaient Chambly et le Richelieu à travers les bois. 45 Ordonnance de l'intendant Bégon du 14 août 1724, ANQQ. 46 Ibid., 7 juil. 1725. 47 Beauharnois au ministre, 25 sept. 1727, CnA, 49, fos 139-140, ANC. 48 Hocquart aux directeurs de la Compagnie des Indes, i er nov. 1739, CnA, 72, fos 38-39, ANC. 49 Lunn, « The Illégal Fur Trade », 61-76. 50 Hocquart aux directeurs de la Compagnie des Indes, i er nov. 1739, CnA, 72, f° 38, ANC.
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« d'entrepôt à la fraude ».^ Sans doute leurs affaires vont-elles bon train depuis l'ouverture du magasin, puisqu'en 1739 (quelques mois avant les soupçons évoqués par Hocquart), les Jésuites leur concèdent et vendent « au bout d'en haut du village des sauvages de la mission du Sault-Saint-Louis » un arpent de terre en superficie sur lequel sont déjà construites une maison de pièces sur pièces de 30 pieds par 20 et une boulangerie d'une facture semblable deux fois moins spacieuse.52 Les seigneurs leur demandent de contribuer aux rentes seigneuriales et de payer la somme de 500 livres qu'elles versent comptant. L'intendant Hocquart admet que toute l'affaire est louche, mais refuse de fermer le magasin parce que des « raisons de ménagement paroissent demander qu'on le tolère » et « si on suprimoit ce magazin, les sauvages ne manqueroient pas [...] de s'imaginer qu'on voudroit les priver des secours légitimes qu'ils y trouvent en vivres et marchandises à meilleur compte qu'à Montréal ».53 Moins circonspect, mais sans pour autant en imputer la faute aux Indiens eux-mêmes qu'il ne veut pas indisposer davantage qu'Hocquart, Beauharnois54 dénonce vigoureusement le « commerce étranger » qui se pratique au Sault-Saint-Louis considéré comme « une espèce de République » où les gens ont « presque tous le cœur anglois ».55 Sans mettre en cause directement les autochtones, il s'en prend plutôt aux missionnaires et aux sœurs Desauniers, véritables responsables de la fraude, selon lui, qui les encouragent à commercer avec les Anglais. Convaincu que les trois sœurs peuvent servir de lien entre les marchands de fourrures montréalais et les colonies anglaises ou qu'elles achètent le castor des Indiens euxmêmes, qu'elles utilisent ces derniers pour échanger à Orange ou Chouaguen les pelleteries contre des marchandises qui sont ensuite revendues à Québec ou dans les postes des Pays d'en-haut, le ministre de la Marine décide en iy42 56 de la fermeture du magasin et ordonne aux demoiselles Desauniers de mettre fin à leurs activités 51 Ibid., 3 nov. 1740, CnA, 73, f° 129. 52 Barette, 2 mai 1742, concession aux demoiselles Desauniers, ANQM. Cet acte fait référence au contrat original sous seing privé qui a été rédigé le 4 juin 1739. 53 Hocquart aux directeurs de la Compagnie des Indes, 3 nov. 1740, CnA, 73, f° 129, AN Y C. 54 Selon l'intendant, Beauharnois s'est opposé aux visites que voulaient faire dans le village indien et dans le magasin les agents de la Compagnie des Indes. Le gouverneur a pensé qu'elles « tireroient à conséquence à cause des sauvages qu'il convient de ménager ». (Hocquart au ministre, 29 sept. 1742, CnA, 77, f° 405, ANC.)
55 Beauharnois au ministre, 21 sept. 1741, CnA, 75, fos 202-203, ANC. 56 Lunn, « The Illégal Fur Trade », 74.
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commerciales. Au même moment, comme si elles voulaient marquer par ce geste leur soumission aux ordres reçus, elles font donation aux Jésuites du terrain concédé et des bâtiments vendus en 173Q.57 Mais la donation ne doit être effective que lors de leur départ de la mission ou à l'heure de leur décès. Cette réserve explique sans doute les soupçons qui pèsent par la suite de nouveau sur les trois sœurs. Persuadé « qu'elles y ont encore quelques veues indirectes par des moyens cachés qui résultent des liaisons qu'elles continuent d'avoir avec les sauvages [...] que le commerce étranger commencoit à s'introduire dans les côtes voisines du village du Sault par l'entremise des sauvages [...] [qu'elles n'ont pas cessé] d'y entretenir des commerces cachés et également deffendus par le canal des sauvages »,5& Beauharnois demande en 1743 qu'on les oblige à quitter la mission. L'année suivante, il réclame du ministre de la Marine qu'elles regagnent Montréal « où elles ont une grande et belle maison [...] dans laquelle elle pourroient faire tel commerce qu'elles jugeroient à propos et se garantir des soupçons qu'on ne peut s'empêcher d'avoir sur leur compte ».59 En 1745, elles reçoivent l'ordre de quitter le Sault-Saint-Louis.60 Mais, entre-temps, la guerre de la Succession d'Autriche éclate et, pour ne pas irriter les Indiens dont l'alliance est recherchée, on reporte la décision.61 Il faut attendre 1750 pour que La Jonquière révise le dossier. Plus que jamais convaincu de la culpabilité des sœurs Desauniers, celui-ci leur commande de partir,62 décision qui reçoit l'approbation de Versailles en 1751 et que maintient le ministre en 1752 en dépit des protestations des accusées.63 Malgré la maigreur du dossier qui témoigne d'une activité secrète que les auteurs n'avaient pas intérêt à dévoiler, l'histoire de la contrebande vécue à travers les cas de La Prairie et du Sault-Saint-Louis est remarquable par son exemplarité et nous instruit à plus d'un égard sur la politique suivie par les autorités coloniales. La double participation des habitants et des Indiens ne fait pas de doute, mais ces deux communautés semblent régies par des codes différents. La communauté blanche de La Prairie qui s'adonne à la traite illégale
57 Barette, 17 juin 1742, donation des sœurs Desauniers aux Jésuites du Sault-Saint Louis, ANQM. 58 Beauharnois au ministre, 13 oct. 1743, CnA, 79, fos 189—191, ANC. 59 Ibid., 11 oct. 1744, CnA, 81, f° 227. 60 Lunn, « The Illégal Fur Trade », 74. 61 Ibid. 62 La Jonquière au ministre, 25 juil. 1750, CnA, 95, f° 133, ANC. 63 Requête des demoiselles Desauniers au ministre, 1751, CnA, 97, fos 277-278, ANC.
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jusqu'en 1723 est de plus en plus surveillée et seule la réglementation qu'on lui impose et la sévérité des amendes dont elle est menacée ont raison d'elle. Le silence des archives au-delà de cette date charnière semble bien indiquer que la rigueur de l'administration a porté fruit et que les habitants de La Prairie n'ont pas, le premier quart du xvm e siècle passé, été directement impliqués dans le commerce prohibé des fourrures. Il en va tout autrement cependant des Indiens domiciliés dont la participation au commerce illicite est confirmée jusqu'à la fin du Régime français et se trouve accentuée, en particulier depuis que les Français en ont été progressivement évincés. Les autorités manifestent une attitude de profonde tolérance à leur endroit, car elles sont résignées à ne pouvoir encadrer une population qui vit en retrait et échappe en grande partie à sa surveillance. Elles sont surtout bien déterminées à ne pas s'aliéner par des gestes brutaux des alliés nécessaires en temps de guerre. Cela explique la prudence de l'administration qui, tout en étant consciente du rôle majeur que jouaient les Indiens dans la contrebande, n'a jamais osé les attaquer de front, les impliquer directement, leur en attribuer la responsabilité première et les soumettre à la justice des Français. Comment, par ailleurs, pouvait-on espérer contraindre les Iroquois du Sault-Saint-Louis à ne plus descendre vers Albany eux qui déclaraient sans ambages en 1751 préférer mourir plutôt que d'être privés des marchandises anglaises.64 Si les autorités peuvent se féliciter, vers 1740, d'avoir finalement réprimé la contrebande pratiquée par les Blancs, elles se gardent bien toutefois d'y inclure les autochtones parce qu'elles savent trop bien que leur politique a été un échec et que la répression n'a rejoint en fait que les premiers.
64 La Jonquière au ministre, 19 oct. 1751, CnA, 97, f° 139, ANC.
CHAPITRE HUIT
Une hiérarchie à découvrir
La population de La Prairie est en très grande majorité paysanne. Nous l'avons chiffrée, replacée dans son cadre seigneurial et paroissial. Nous avons ensuite identifié ses solidarités essentielles, reconnu les modes qu'elle avait retenus pour transmettre son patrimoine et assurer sa reproduction sociale avant de mesurer sa participation au commerce des fourrures. Jusqu'ici, notre enquête s'est bornée à décrire sans classer ni différencier cette paysannerie, comme si le groupe formait un tout homogène que rien ne venait disloquer. Il est maintenant temps de dépasser le plan horizontal et d'essayer de saisir la hiérarchie qui se cache derrière cette trompeuse homogénéité. Quels sont les degrés de cette stratification sociale, les limites qui l'enferment et les agents qui l'ordonnent? Autant de questions que nous voulons soulever afin de mieux comprendre la variété de ce monde paysan canadien qui, sans pour autant présenter l'image bigarrée de celui de la métropole (autrement diversifié celui-là), comporte tout de même en son sein suffisamment de nuances pour nous permettre de croire qu'il n'a pas été uniforme. On conçoit mal, en effet, que la population paysanne de La Prairie ait formé un seul bloc qu'aucune inégalité n'aurait brisé. Née de la diversité des conditions de départ, soutenue par un ensemble de facteurs pas toujours faciles à identifier, renforcée par le temps, confirmée parfois par la mentalité collective, une division sociale s'est établie entre les paysans de La Prairie et a donné naissance à des groupes distincts à l'origine d'une hiérarchisation qui reste à découvrir. LES A S S I S E S DE LA H I É R A R C H I E
Sur quelles bases l'établir et quelles sources exploiter? Des trois échelles que l'on aurait pu utiliser (celles des dignités, du pouvoir et des
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fortunes) et auxquelles ont habituellement recours les historiens français, une seule a vraiment été retenue, la dernière, plus facile à saisir parce que révélée par une abondante documentation qui faisait défaut dans les deux autres cas. Qualitatives
La hiérarchie de dignités décrite par les théoriciens français d'Ancien Régime à laquelle correspond une variété « d'épithètes d'honneur » soigneusement reproduites dans leurs actes par les notaires et les curés n'existe pas à La Prairie. Il n'y a d'autre vocable pour désigner le paysan que celui « d'habitant » et les quelques rares mentions « d'honnête personne » et « d'honorable homme » ou celles plus répandues de « sieur » données indistinctement ne nous permettent pas d'en tirer quelque chose. Cette uniformité dans le vocabulaire ne traduit pas une absence totale de hiérarchie, mais elle proclame que le monde rural canadien qui a précédé la Conquête n'a pas connu une stratification aussi prononcée qu'en France où la différence dans les appellations rend compte d'une division sociale beaucoup plus marquée. De l'échelle des pouvoirs nous sommes un peu mieux informé, bien qu'il soit difficile, faute de documents significatifs, de déterminer avec précision à qui appartiennent dans cette société villageoise la capacité de diriger la collectivité et les moyens pour l'exercer. « La difficulté vient d'abord de ce que l'ensemble du monde rural est tout naturellement soumis, dans cette société d'Ancien Régime, à des autorités qui lui sont extérieures. Les véritables pouvoirs, celui de la Seigneurie, celui de l'Église, [...] celui de l'État, ceux qui déterminent véritablement le sort des campagnards existent en dehors de ce monde paysan. Le problème est de savoir par quels chemins et avec quels hommes, ils agissent sur lui ».' À La Prairie, le pouvoir seigneurial n'est habituellement pas délégué. Si l'on excepte les quelques années, à la fin du xvn e siècle, pendant lesquelles Jean Cailloud, principal habitant du lieu, agit comme receveur des rentes, c'est un Jésuite, le gérant de la seigneurie, qui va administrer le fief tout au long du Régime français. Les habitants de La Prairie n'ont trouvé là aucune avenue pour affirmer leur puissance et ne l'ont pas davantage exprimée comme représentants d'une justice seigneuriale que les Jésuites n'ont jamais exercée. Le petit groupe choisi d'agents de la seigneurie, le fermieri Jacquart, La crise rurale, 469-470.
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receveur en particulier, qui occupe en France le premier rang dans l'échelle des pouvoirs au sein de la communauté paysanne n'existe pas à La Prairie. Faute d'un tremplin seigneurial qui leur a échappé, les habitants de La Prairie ont dû utiliser d'autres canaux pour permettre aux premiers d'entre eux d'occuper des postes de direction. L'Église et l'État leur ont offert ce que les seigneurs leur avaient refusé. La fabrique et la milice vont donc constituer les seules voies que pourront emprunter les principaux habitants pour commander à tous ceux qui reconnaissent en eux les éléments les plus notables de la seigneurie. Il suffit de consulter la liste des marguilliers et des officiers de la milice pour se convaincre que les mêmes familles, les plus anciennes et celles qui ont le mieux réussi sur le plan économique, ont sans cesse occupé les seules fonctions de gouvernement auxquelles leur statut donnait accès. Mais les postes sont limités en nombre et, de ce fait, réservés à une minorité que nous allons retrouver au sommet très effilé de la hiérarchie économique. Les marguilliers chargés de la gestion matérielle de la fabrique qui assure les besoins du culte et l'entretien de l'église ne seront jamais plus de trois chaque année. La milice, aux attributions multiples, en contact plus fréquent avec la population, requiert cependant davantage de personnel. En 1745, quand le père de Gonnor, gérant de la seigneurie, et les censitaires de La Prairie doivent s'entendre sur une nouvelle date pour le paiement des rentes seigneuriales,2 ceux-ci sont représentés par une douzaine d'officiers de la milice (major, capitaines, lieutenants) appartenant aux familles les plus en vue. Ils sont constamment présents dans les textes et interviennent à tout moment dans la vie quotidienne des habitants. Si rien ne nous renseigne sur leurs fonctions militaires, on est en revanche plus éclairé sur leurs responsabilités civiles qui ont fait de ces officiers des rouages importants de l'administration coloniale et les intermédiaires obligés entre les seigneurs et les habitants. Qu'il s'agisse de lire les ordonnances des intendants à la porte de l'église, d'assister le grand voyer pour l'ouverture des chemins publics et la construction des ponts, de visiter les terres laissées vacantes que l'on veut réunir au domaine, c'est à eux que l'on fait appel. En matière seigneuriale, ils ont la tâche de représenter les censitaires et de défendre leurs intérêts quand il faut rencontrer les Jésuites pour discuter de la banalité du moulin, du meunier dont on est mécontent, de la commune que l'on 2 Souste, 26 sept. 1745, contrat entre les habitants de La Prairie et le R. P. Nicolas de Gonnor, ANQM.
242 La Prairie en Nouvelle-France veut réduire ou des rentes et de leur nouvelle échéance. Ces multiples
charges les destinent à occuper une place importante au sein des assemblées villageoises qu'ils dirigent habituellement. Ils figurent toujours en tête de liste quand le notaire a dressé le procès-verbal de l'assemblée et y a inscrit les noms des habitants présents. Leur lieu de travail le plus familier demeure le parvis de l'église où se réunissent généralement, à la sortie de la messe, les paroissiens pour entendre le major ou l'un des capitaines de milice convoquer l'assemblée, lire des dépêches diverses et procéder à des ventes aux enchères. Quantitatives Une source unique : l'inventaire après décès. À une stratification qualitative imprécise et, dans le cas qui nous occupe, impossible à dresser, on doit préférer un tableau quantitatif établi à partir de l'échelle des fortunes et de leurs formes. Faute de documents fiscaux, qui font la richesse des archives françaises et sur lesquels s'appuient habituellement les historiens pour déterminer la structure sociale de la paysannerie, il faut avoir recours au seul document que l'on peut exploiter pour appréhender les niveaux de fortune et saisir les inégalités économiques et sociales : l'inventaire après décès. Malgré ses défauts qui sont nombreux,3 cette source demeure irremplaçable pour évaluer la fortune mobilière de la population paysanne et, à partir de cet indice, analyser la hiérarchie sociale qu'elle exprime. Pour nous livrer à cet exercice, nous avons utilisé 179 inventaires après décès (tableau 9) retrouvés dans les greffes des notaires qui ont pratiqué dans le gouvernement de Montréal sous le Régime français. Dans cette répartition fort inégale dans le temps, les dix dernières années du Régime français occupent une place de choix, puisqu'elles regroupent 34 % (61/179) de tous les inventaires rédigés. Plus que l'effet de la guerre et de son impact sur la mortalité des adultes, il faut y voir la conséquence de l'augmentation de population que la seigneurie a connue au xvm e siècle et qui apparaît notamment à travers la documentation notariée dont le volume s'est considérablement accru à la veille de la Conquête.
3 Pour une critique de ce matériau, voir, entre autres : Paquet et Wallot, « Les inventaires », 163-221; Morin, « La représentativité », 515-533; Roche, Le peuple, 59-61; Dessureault, « Les fondements de la hiérarchie sociale », 389-481.
243
Une hiérarchie à découvrir
Tableau 9 Inventaires après décès de paysans de La Prairie (1684-1759) Année
Nombre d'actes
1684 1685 1686 1687 1688 1689 1690 1691 1692 1693 1694 1695 1696 1697 1698 1699 1700 1701 1702 1703 1704 1705 1706 1707 1708 1709 1710 1711 1712 1713 1714 1715 1716 1717 1718 1719 1720 1721 1722 1723 1724 1725 1726 1727 1728
1 — — — — — — — —
2 — 1 2 — 1 4 4 1 — 1 1 2 1 1 1 1 2 3 3 2 2 1 1 6 4 1 3 1 1
244
La Prairie en Nouvelle-France
Tableau 9 (suite) Inventaires après décès de paysans de La Prairie (1684-1759) Année
Nombre d'actes
1729 1730 1731 1732 1733 1734 1735 1736 1737 1738 1739 1740 1741 1742 1743 1744 1745 1746 1747 1748 1749 1750 1751 1752 1753 1754 1755 1756 1757 1758 1759
2 3 6 1 5 3 5 6 3 2 2 2 — 3 3 1 2 1 8 2 4 8 3 4 10 10 4 6 10 3 3
Total
179
Source : 179 inventaires après décès.
Par ailleurs, si l'on veut rejoindre par l'étude des niveaux de fortune et leurs composantes la structure sociale interne de la paysannerie, il faut pouvoir s'appuyer sur un document suffisamment représentatif qui ne privilégie aucun groupe d'âge en particulier, mais nous offre plutôt un éventail adéquat de toutes les situations matrimoniales. Or, l'on sait qu'il a été souvent reproché à l'inventaire
245 Une hiérarchie à découvrir Tableau 10 Distribution des inventaires après décès de paysans de La Prairie selon la durée de vie conjugale (1684-1759) Temps écoulé entre le 1er mariage et l'inventaire
0 — 9 ans 10 — 19 ans 20 — 29 ans 30 — 39 ans > 40 ans Total
Nombre d'actes
45 46 45 31 12 179
%
25,1 25,7 25,1 17,3 6,8 100
après décès d'être une source trompeuse, l'acte spécifique d'une « période de la vie [...], saisie d'un moment exceptionnel, marquée par la vieillesse et la mort »,4 qui accuse les traits de l'âge, recense la plupart du temps des fortunes parvenues à maturité et ne donne qu'une idée fausse de leur échelle. La compilation que nous avons effectuée rend justice au document et prouve qu'il touche toutes les tranches d'âge et ne privilégie pas vraiment l'une d'entre elles. Cette affirmation s'appuie sur le tableau 10 où se trouvent ordonnés, selon la durée de la vie conjugale, tous les inventaires de paysans que nous avons analysés. La répartition que nous observons doit correspondre en gros à la structure d'âge de la population adulte et, loin de favoriser les fortunes parvenues à maturité, elle rejoint presque également les trois groupes rassemblant les familles ayant duré moins de 30 ans qui regroupent 75,9 % (136/179) du total des actes. En retrait par rapport aux précédentes, les deux dernières tranches n'en sont pas moins présentes, et en nombre suffisant, pour nous permettre d'étudier la fortune des ménages les plus anciens. Ces chiffres prennent toute leur importance, si l'on veut examiner l'influence du cycle de la vie familiale sur le niveau et la composition des fortunes paysannes, sur la structure sociale qu'il faut enfin préciser. Le découpage décennal que nous avons établi selon la durée de la vie conjugale permet non seulement de distinguer les différentes phases d'enrichissement ou de paupérisation, de situer à l'intérieur du cycle familial les écarts de niveau constatés, mais aussi de ne pas confondre, sans distinction de temps, toutes les unités familiales souvent ap4 Roche, Le peuple, 59.
246
La Prairie en Nouvelle-France
pelées à occuper des positions différentes dans l'échelle des fortunes selon leur rang chronologique. La méthode d'analyse retenue ici doit beaucoup au travail fouillé d'un jeune historien qui en a démontré toute la pertinence.5 Il a constitué notre guide le plus sûr et plusieurs des pistes que nous avons suivies lui sont empruntées. Influence du cycle de la vie familiale sur l'échelle des fortunes et leur composition. Pour mieux comprendre les effets du cycle de la vie familiale sur la hiérarchie des fortunes paysannes de La Prairie et leurs composantes, nous avons classé les ménages paysans selon la durée de dix ans de vie conjugale. Après avoir calculé la moyenne des avoirs mobiliers (dettes passives non incluses), nous avons retenu deux postes parmi d'autres (cheptel et dettes actives) qui ont servi d'indices et dont nous avons mesuré la part respective dans le total des avoirs mobiliers. Nous avons ensuite établi le pourcentage des dettes passives par rapport au total de l'avoir mobilier, et enfin, avons établi l'échelle des fortunes qui se soldaient par un bilan positif ou négatif. Le tableau 11 qui réunit toutes ces données n'est pas complet et ne tient pas du tout compte de la dimension immobilière des fortunes. Les terres et les bâtiments habituellement énumérés par le notaire ne sont à peu près jamais estimés et, faute de données précises et constantes sur leur valeur, nous ne les avons pas pris en considération. Aux meubles meublants nous avons préféré le cheptel et nous avons passé sous silence les stocks de grains, très variables selon le moment de rédaction du contrat, et le numéraire, trop souvent absent, dont nous n'avons recueilli qu'une vingtaine de mentions. Malgré ces omissions volontaires et les lacunes de la documentation, nous sommes en mesure de présenter une coupe parfaitement valable de la richesse au sein du monde paysan de la seigneurie de La Prairie sous le Régime français. Dans le processus d'accumulation des avoirs mobiliers que viennent confirmer les fortunes dont le bilan est positif, le sommet est atteint à l'intérieur de la tranche 20-29 ans et c'est au-delà de 30 ans de vie conjugale que l'on assiste à un déclin progressif des fortunes dont les niveaux vont retrouver, à peu de chose près, ceux de la phase initiale (0—9 ans). Replacée dans le cycle de la vie familiale, cette évolution se comprend mieux et rend compte des modalités qui l'ont conditionnée. La progression et la contraction des avoirs mobiliers s'accorde avec le rythme que suit la cellule familiale dans son développement. Au cours des 30 premières années de son 5 Dessureault, « Les fondements de la hiérarchie sociale », en particulier 422-494.
Tableau 11 Composition de la fortune mobilière paysanne selon la durée de vie conjugale (1684-1759) (en livres)
Temps écoulé entre le 1 " mariage et l'inventaire
0 — 9 ans 10— 19 ans 20 — 29 ans 30 — 39 ans > 40 ans Moyenne %
Nombre d'inventaires
45 46 45 31 12 —
Avoirs mobiliers moyens1 (179 cas)
675 925
1016 760 707 864
Moy.
%
Moy.
%
Moy.
%
Valeur moyenne
40 ans Total %
14 6 4 7 2 33 21,1 %
Valeur des bilans positifs (en livres)
Source : 156 inventaires après décès.
257-500
507-7 000
7 007-2 000
2 007-4 000
11 14 8 8 4 45 28,8 %
9 11 15 5 3 43 27,6 %
5 7 10 2 2 26 16,7 %
2 2 1 2 — 7 4,4%
4 001-8 000 1 1 — — 2
1,4%
Total
41 41 39 24 11 156 100,0 %
251 Une hiérarchie à découvrir
elles procèdent aussi de l'appartenance sociale des familles qui, à l'occasion, peut perturber le schéma établi en fonction du cycle de la vie familiale. Ainsi, proportionnellement, on retrouve les fortunes les plus modestes au début et à la fin de la vie conjugale. Leur importance en pourcentage diminue à l'intérieur des trois premières tranches du cycle de la vie familiale et augmente ensuite pour retrouver les niveaux du début. Exprimée en chiffres, cette évolution se lit comme suit : les bilans positifs inférieurs à i ooo livres représentent 82,9 % (34/41) de tous ceux de la phase initiale (0—9 ans) ce pourcentage passe ensuite à 75,6 % (31/41) (10-19 ans), 69,2
(27/39) (20-29 ans), 83,3% (20/24) (30-39 ans) et 81,8% (9/11) (plus de 40 ans). Les plus belles fortunes suivent un mouvement contraire ; leur poids s'accroît en proportion au cours des trois premières phases et s'affaiblit par la suite. Ainsi, les bilans positifs supérieurs à i ooo livres représentent 17 % (7/41) du total entre o et 9 ans; ce pourcentage s'établit ensuite à 24,3 % (10/41) (10-19 ans) 30,8% (12/39) (20-29 ans), 16,7% (4/24) (30-39 ans) et 18,1 % (2/11) (plus de 40 ans). La ligne de démarcation entre les bonnes fortunes et les fortunes médiocres suit la tranche d'âge de 20—29 ans, celle-là même qui marquait la limite de la progression et de la contraction des avoirs mobiliers moyens que nous avons repérée quand nous avons analysé la composition de la fortune mobilière paysanne. C'est donc au cours de la troisième phase de la vie con jugale (20—29 ans) que l'on retrouve la plus forte concentration d « belles fortunes » et que les familles paysannes de La Prairie atteignent sur le plan économique des sommets qui, en pourcentage, n se maintiendront pas au-delà de la trentième année. Les réussites existent toutefois indépendamment du cycle de la vie familiale et peuvent apparaître exceptionnellement à n'importe quel moment ou presque à l'intérieur des phases de la vie conjugale. À toutes les étapes, nous avons retrouvé des fortunes variant entre i 001 et 2 ooo livres mais, au-delà de ce dernier chiffre, la concordance n'est plus parfaite. Les fortunes qui varient entre 2 001 et 4 ooo livres se trouvent dans les quatre premières tranches d'âge et celles de plus de 4 ooo livres se situent entre 10 et 29 ans de vie conjugale. Pour expliquer ces cas singuliers qui faussent le tableau d'ensemble, il faut faire appel à d'autres critères pas toujours faciles à saisir. À la lecture des inventaires après décès confrontés aux dossiers de familles et à l'histoire économique des ménages que nous autorise à suivre la documentation notariée, on devine parfois les causes qui ont pu influer sur le niveau de fortune. L'appartenance sociale, l'appui d'un puissant réseau familial, les hasards de la con joncture démographique et économique, la fréquentation prolongée
252 La Prairie en Nouvelle-France
des Pays d'en-haut, etc., paraissent autant de motifs valables que l'on pourrait invoquer pour rendre compte des particularités d'un système en général cohérent et qui obéit dans son ensemble à la chronologie du cycle de la vie familiale. À l'autre extrémité de la hiérarchie, à la base de la pyramide sociale, les échecs ne sont pas plus nombreux que les réussites et rassemblent dans une commune médiocrité les quelques deshérités de la seigneurie. Cependant, la documentation n'est guère prolixe à l'égard de ceux que l'on appelle les « pauvres » qui ne font, et très tardivement, que de brèves apparitions dans les archives. De cette indigence, on a retrouvé une seule mention dans les censiers de la seigneurie quand, en 1737, le rédacteur note qu'il a remis « par aumône » à Jean-Baptiste Raymond, dit Toulouse le montant de ses rentes seigneuriales que l'habitant est incapable de payer. Les registres de la fabrique ne sont guère plus bavards et, à part quelques exceptions, année après année, le poste des dépenses ne tient pas compte des économiquement faibles. À cinq reprises, pourtant, entre 1738 et 1747, les marguilliers chargés de rendre les comptes ont inscrit au chapitre des dépenses de la fabrique des frais de sépulture (28 livres au total) que les « pauvres » de la seigneurie ne peuvent acquitter. Une dernière fois, en 1759, dans les circonstances tragiques qui ont mis fin à la guerre de la Conquête, l'administration paroissiale de La Prairie, du « consentement de l'assemblée », accepte de donner 48 livres aux « pauvres » de la paroisse. Ces données éparses et lacunaires ne signifient pas pour autant qu'il faille se désintéresser des plus humbles. Si l'on en juge par les silences de la documentation, leur nombre est certainement réduit. Mais ils sont néanmoins présents à La Prairie et leur existence précaire nous est révélée par les inventaires après décès dont nous pouvons extraire les bilans de fortune qui ont été dressés (tableau 13). Sur les 179 inventaires recueillis, 23 (12,8 %) présentent un bilan négatif, ce qui donne la mesure, très relative cependant, de la pauvreté dans la seigneurie de La Prairie. Relative, parce que ce document « privilégie ceux qui peuvent payer donc ceux qui ont quelque chose et si l'on rencontre peu de successions réellement négatives, [...] c'est le signe de l'exclusion de toute une partie de la population, celle qui n'a rien ou presque rien ».7 Quoi qu'il en soit, il faut observer que le paupérisme que l'on découvre dans cette documentation est souvent temporaire, n'est pas très accentué dans
7 Roche, Le peuple, 60.
Tableau 13 Distribution des bilans négatifs de fortunes mobilières paysannes selon la durée de vie conjugale (1698—1758) Temps écoulé entre le 1er mariage et l'inventaire
0— 9 ans 10— 19 ans 20 — 29 ans 30 — 39 ans > 40 ans Total %
1—250
2 5 3 2 — 12 52,2 %
Source : 23 inventaires après décès.
251-500 2
501-1 000
1 1
— 1 3
4
— 4
17,4 %
/ 001-2 000
2 001-4 000
4 001-8 000
— 1 1 1 3 13,0 %
— — — — — —
— — — — — — —
_
17,4 %
Total 4 5 6 7 1 23 100,0 %
254 La Prairie en Nouvelle-France
la plupart des cas et n'apparaît pas nécessairement tributaire d'une des phases de la vie conjugale en particulier. Ce sont moins les différentes tranches du cycle de la vie familiale qui distinguent les divers degrés de la pauvreté que les niveaux de fortune eux-mêmes très inégalement répartis. En effet, 52,2 % (12/23) des bilans négatifs sont inférieurs à 250 livres et 87 % (20/23) se situent en deçà de i ooo livres. Dans un peu plus de la moitié des cas, la marge demeure donc très mince entre une succession négative et positive et le passage de l'une à l'autre est aisément franchi. Des deux côtés d'une frontière pas très délimitée, on retrouve sans doute une égale médiocrité qui doit trouver sa source dans les mêmes causes. Quelques points communs réunissent les 23 successions dont le bilan est négatif. Toutes, bien sûr, comportent des dettes passives qui surpassent les avoirs mobiliers, mais ces derniers appartiennent essentiellement aux échelons inférieurs de la hiérarchie. En effet, la moyenne des avoirs mobiliers des 23 cas retenus s'établit à 325 livres, ce qui est bien en deçà de toutes celles que nous avons obtenues au tableau 11. Douze fois sur vingt-trois (12/23) (5 2 > 2 %)> IGS avoirs mobiliers sont inférieurs à 250 livres, dix-huit fois sur vingt-trois (18/23) (?8>2 %) à 500 livres et aucun n'excède 700 livres. De toute façon, une chose est certaine, c'est l'endettement qui ouvre la porte à l'appauvrissement. S'il n'est pas possible de connaître avec précision le montant et l'évolution des revenus, il est plus aisé en revanche de déterminer la composition des dépenses qui fait à long terme la différence entre un bilan positif ou négatif. Elle nous est révélée par la rubrique des dettes passives que les notaires les plus consciencieux nous livrent dans le détail lors de la rédaction de l'inventaire. Presque tous les ménages dont le bilan de la fortune mobilière est négatif doivent d'importants arrérages de rentes aux seigneurs (jusqu'à 200 livres); la plupart sont endettés auprès de marchands montréalais pour des dépenses de consommation courante dont nous n'avons pas le détail et qui sont quelquefois consolidées dans des obligations; quelques-uns, enfin, les moins nombreux, sont aux prises avec un endettement qui résulte de l'acquisition de biens fonciers. On pourrait objecter que l'endettement est très relatif, puisque nos calculs ne reposent que sur la seule valeur de la fortune mobilière et passent complètement sous silence le patrimoine foncier. En toute justice et pour être plus exact, il faudrait donc, pourrait-on croire, tenir compte des biens immeubles dans la constitution des bilans. « Dans la plupart des cas, cette opération ferait disparaître le déséquilibre. Elle n'en serait pas moins illusoire. Vendre [...] sa terre ou une partie de ses terres pour payer ses dettes, ce n'est pas seulement réaliser et convertir en argent quelques actifs,
255 Une hiérarchie à découvrir
c'est aussi se défaire de son gagne-pain, de ce qui assure à la famille une existence relativement indépendante ».8
LE P R O B L È M E DE L ' E N D E T T E M E N T ET LES RELATIONS VI LLE- CAMP AG NE La hiérarchisation des fortunes et l'identification des éléments les plus pauvres de la seigneurie nous obligent à poser en termes plus généraux le problème de l'endettement à La Prairie. Il touche la grande majorité des ménages incluant à la fois ceux qui présentent des bilans de fortunes positifs et négatifs. Cela suppose que l'on s'intéresse aux opérations de crédit quelquefois signalées dans les inventaires, mais pour l'essentiel transcrites dans les obligations rédigées par les notaires. Entre 1669 et 1759' nous avons compté
507 obligations et c'est à partir de ce corpus que nous voulons reconstituer la structure de l'endettement. L'obligation demeure l'instrument de crédit par excellence loin devant les rentes constituées dont nous n'avons recensé qu'une douzaine de cas éparpillés entre 1674 et 1752. Le crédit à court terme domine et, dans une économie aussi fragile, la rareté des rentes constituées assises à long terme sur la valeur des terres ne doit pas nous surprendre.9 Si l'obligation offre l'avantage d'identifier avec précision créanciers et débiteurs et de nous livrer les meilleures informations disponibles sur la source des dettes, elle n'est cependant que le reflet partiel de l'endettement. En effet, ce document ne dévoile qu'une partie de l'endettement, celle des dettes consolidées, officialisées par le notaire à la demande du prêteur. Tout un aspect du crédit échappe à l'écrit et demeure verbal. Le crédit sur compte courant qui concerne la consommation quotidienne ou n'implique que de petites sommes prêtées ne laisse habituellement pas de traces dans les actes notariés. Il prend la forme de promesses verbales ou de billets sous seing privé quelquefois repris dans la liste des dettes passives énumérées à l'inventaire. Il faut que la somme prêtée soit substantielle ou que le temps écoulé soit suffisamment long et justifie la consolidation des dettes pour que la visite chez le notaire devienne nécessaire. Dans les 507 obligations contractées par les habitants de La Prairie, on relève 538 mentions de débiteurs (quelques-unes sont signées par 8 Michel, « Aperçus », 6. 9 Dechêne, Habitants, 198-199.
256 La Prairie en Nouvelle-France Tableau 14 Origine des obligations contractées par les habitants de La Prairie (1669-1759) Obligation contractée pour
N
Commerce des fourrures Achat de marchandises Besoins de la famille Argent prêté Achat de terre Arrérages de rentes Divers Indéterminée
189 78 62 37 30 19 36 56
Total
507
%
37,3 15,4 12,3 7,2 5,9 3,7 7,1 11,1 100
Source : 507 obligations.
plus d'un individu). Le nombre de ces derniers se réduit en fait à 232 personnes différentes appartenant à 109 groupes familiaux. Certaines familles sont plus actives que d'autres dans les opérations de crédit et le marché des obligations accuse une nette concentration familiale que viennent éclairer les motifs des prêts. Un peu plus du tiers des 507 obligations (174/507—34,3 %) sont le propre de 5 groupes familiaux (5/109-4,6 %) et 7,3 % (8/109) des groupes familiaux ont contracté 43,3 % (220/507) de toutes les obligations que nous avons recensées. Cette polarisation très marquée s'explique en grande partie par les motifs des prêts qui nous sont révélés dans la plupart des obligations (tableau 14). Le commerce des fourrures occupe la première place parmi toutes les raisons qui ont conduit à contracter une obligation. Cela s'accorde parfaitement avec la vocation de La Prairie, important réservoir d'engagés pour la traite dans les Pays d'en-haut, et se trouve confirmé par la courbe mensuelle des actes de prêt (graphique 5) dont les sommets de mai-juin correspondent aux départs les plus nombreux des engagés vers cette région. Si l'on s'en tient donc aux seules obligations, les familles qui empruntent le plus sont en même temps celles qui fournissent le plus grand nombre d'engagés. De part et d'autre, on retrouve les mêmes noms. Les Deneau, les Dumay, les Lefebvre et les Boyer comptent parmi les familles les plus actives dans les opérations de crédit. Ce sont les mêmes qui paraissent les plus engagées dans la traite. Quand il n'est pas relié au commerce des fourrures, le prêt sur obligation est commandé par les dépenses de consommation courante (essentiellement l'achat d'objets importés qui ne sont pas produits à la ferme) dont le volume en argent semble
257
Une hiérarchie à découvrir
Graphique 5 Répartition mensuelle des obligations (1669-1759)
Source : 507 obligations.
bien en deçà cependant du montant requis pour fréquenter les Pays d'en-haut. Très en retrait par rapport à ces deux postes, viennent ensuite l'endettement foncier et l'endettement seigneurial dont les obligations ne donnent sans doute pas toute la mesure. Le premier qui apparaît dans les actes de vente de terres n'est pas toujours transcrit dans les obligations, puisque le vendeur devait souvent financer lui-même l'achat et se convertir en créancier, faute de prêteurs et de capitaux disponibles. Le second donne rarement lieu à la rédaction d'une minute parce que les arrérages sont en général relativement faibles et ne justifient pas la visite chez le notaire. On les laisse courir quelques années et les sommes dues sont simplement portées à l'inventaire. Entre 1669 et 1759, les habitants de La Prairie ont emprunté le total de 365 839 livres distribuées dans 504 obligations dont le montant nous est connu. Quoique variable, le volume des prêts accuse cependant une forte concentration autour des sommes les plus faibles (tableau 15) et cette polarisation montre les marges du crédit, les possibilités et les besoins des débiteurs en même temps qu'elle trace les limites du capital prêteur. Un peu plus de la moitié (51,6 %) des obligations contractées sont inférieures à 250 livres, 74,8 % demeurent en deçà de 500 livres e
258
La Prairie en Nouvelle-France
Tableau 15 Distribution des emprunts effectués par les habitants de La Prairie (1669—1759) Montant emprunté en livres j
Nombre d'emprunts
%
251 — 500 501 — 1 000 1 001 — 2000 2001 — 4000 4001 — 8000 8001 — 16000 > 16000
260 117 57 33 23 9 2 3
51,6 23,2 11,3
Total
504
100,0
250
6,5 4,6 1,8
0,004 0,006
Source : 504 obligations dont le montant est connu.
86,1 % ne dépassent pas le millier de livres.10 Si l'on oublie les 70 obligations supérieures à i ooo livres qui, presque toutes, concernent le personnel de traite (voyageurs associés ou marchandsvoyageurs très peu nombreux), toutes les autres donnent la juste mesure de l'endettement (souvent temporaire) dont le volume moyen présente au fil des ans une remarquable stabilité (tableau 16). Entre 1680 et 1759, la moyenne globale des obligations inférieures à i ooo livres s'établit à 268 livres, chiffre qui demeure très près de celui (298 livres — tableau 11) des dettes passives moyennes calculé à partir des 179 inventaires après décès. La médiocrité générale des fortunes rejoint donc celle de l'endettement et si l'on a pu constater la faible élasticité des premières, on comprendra mieux alors les frontières étroites du second. Peu de paysans riches, somme toute, pour la plupart médiocres, presque tous endettés, mais assez faiblement en général pour que le poids des dettes passives n'excède pas celui de l'actif et ne remette pas en question l'avenir de l'exploitation. La mesure de l'endettement et l'analyse des débiteurs posent aussi le problème de leurs créanciers qui restent à identifier. Cela revient à dire qu'il faut situer dans l'espace le pouvoir économique auquel sont soumis les habitants de La Prairie et reconnaître le capital prêteur dont ils dépendent. Des 507 obligations retrouvées, 128 (25,2 %) ont été consenties à des habitants de La Prairie, 366 10 À peu de chose près, ces chiffres s'accordent avec ceux de Pilon-Lé, « L'endettement des cultivateurs québécois », 138.
259 Une hiérarchie à découvrir Tableau 16 Obligations inférieures à 1 000 livres contractées par les habitants de La Prairie : évolution décennale (1680-1759) Périodes
1680-1689 1690-1699 1700-1709 1710-1719 1720-1729 1730-1739 1740-1749 1750-1759 Total
Nombre
Montant total en livres
Montant moyen en livres
14 42 51 52 54 66 81 74
2254 12023 15389 17298 15228 17505 16238 20285
161 286 302 333 282 265 200 274
434
116220
268
Source : 434 obligations.
(72,1 %) à des Montréalais et les 13 (2,7 %) dernières appartiennent à des Québécois et à des habitants de Longueuil. Au total, nous avons identifié 209 créanciers dont 67 (32,1 %) demeurent dans la seigneurie des Jésuites, 130 (62,2 %) à Montréal et 12 (5,7 %) à Québec et à Longueuil. Dans le quart des cas seulement, les opérations de crédit ont lieu à La Prairie et, la plupart du temps, elles impliquent les plus faibles sommes d'argent. En général, elles résultent d'achats de meubles, de cheptel, de terres, d'arrérages de rentes ou de prêts divers. Les Jésuites, dont la présence est mentionnée 18 fois dans les obligations, paraissent les principaux créanciers d'une population qui tarde souvent à payer ses redevances à des seigneurs habituellement patients. Deux noms reviennent ensuite à quelques occasions : Pierre HubertLacroix (12 fois), marchand établi au bourg dès 1743, et Jacques Lecompte (8 fois), négociant, qui apparaît dans les actes à partir de 1753. On ne retrouve à La Prairie aucun officier et très peu de marchands susceptibles de posséder le capital nécessaire pour investir dans des prêts. Nous en avons recensé huit au total, tous médiocres d'ailleurs, dont la moitié d'entre eux n'ont jamais rien prêté. La plupart se manifestent, bien timidement cependant, au cours de la guerre de Sept Ans, au moment où la seigneurie, lieu de passage des troupes et des vivres, est témoin d'une activité fébrile qui crée une demande nouvelle mais très artificielle, dont rend compte une offre éphémère appelée à disparaître avec les circonstances qui l'avaient créée.
2Ôo
La Prairie en Nouvelle-France
Près de trois fois sur quatre, c'est vers Montréal que doivent se tourner les habitants de La Prairie pour acheter des marchandises diverses ou emprunter de l'argent. C'est là que se trouve principalement le capital prêteur détenu par les marchands et les officiers et que résident tous les gros notaires spécialisés dans les opérations de crédit. Des noms reviennent plus fréquemment : Pierre Courreau-Lacoste, Jean Soumande, Charles de Couagne, Jean-Baptiste Hervieux, tous marchands qui avec une douzaine d'autres ont fait rédiger près de la moitié des obligations consenties par des Montréalais. Montréal a exercé sur La Prairie, véritable « seigneurie-faubourg », une attraction considérable qui est d'abord de nature économique et va bien au-delà des seuls engagés pour les Pays d'enhaut, en transit dans la ville voisine. Cette soumission économique de La Prairie à Montréal s'exprime donc parfaitement (c'est l'expression la plus manifeste de cette domination) dans les opérations de crédit qui, pour la plupart, sont montréalaises et en raison de l'incapacité de la seigneurie de constituer une communauté de marchands. 1 * Si nous n'avons repéré à La Prairie qu'un médiocre capital marchand, il faut en imputer la cause à la proximité de Montréal dont les marchands se sont substitués à ceux de La Prairie et leur ont livré une concurrence qu'ils ne pouvaient soutenir. Aux xvn e et xvm e siècles, les plus beaux espoirs de La Prairie, les réussites paysannes les plus remarquables qui débouchent sur la « marchandise » quittent la seigneurie pour gagner Montréal. Jacques Moquin demeure l'exemple le plus notable de ces défections. Fils de Mathurin, Saumurois d'origine établi à La Prairie dès 1671, il épouse à Montréal, en 1713, Anne-Agnès Tessier.12 Après avoir été marguillier et considéré comme le principal propriétaire foncier de la seigneurie, il traverse le fleuve au début des années 1730 et pratique pendant près de 20 ans son métier de marchand boucher, rue SaintPaul, à Montréal. Quand le notaire Simonnet dresse l'inventaire de ses biens en 1739,13 peu de temps après le décès de sa femme, il
11 Qu'il s'agisse de Varennes, Verchères ou Saint-Sulpice, ces seigneuries assistent au xvm e siècle à la formation d'importantes communautés de marchands dont La Prairie n'a pas été le témoin. Nous n'avons, bien sûr, retrouvé aucun individu qui s'apparente au très exceptionnel marchand que Michel a découvert à Varennes. Voir à ce sujet Michel, « Un marchand rural », 215-262; St-Georges, « Commerce », 323-343. 12 M. Lepailleur, 12 fév. 1712, contrat de mariage entre Jacques Moquin et AnneAgnès Tessier, ANQM. 13 Simonnet, 18 mars 1739, inventaire des biens de Jacques Moquin, ANQM.
261 Une hiérarchie à découvrir
recense 375 arpents de terre à La Prairie dont la majeure partie sont regroupés à la côte Saint-Lambert, lieu d'élection de domicile de la famille à l'origine. Jusqu'à sa mort, survenue en 1749, il conserve ses fermes qu'il augmente, entretient un imposant cheptel (9 bœufs, 12 vaches, 4 veaux, 16 moutons, 3 chevaux, 12 cochons et une soixantaine d'animaux de basse-cour, le tout valant plus d'un millier de livres) et il donne à bail à des habitants de La Prairie cette exploitation considérée comme la plus belle de la seigneurie. Cet exemple, le plus révélateur, s'ajoute à quelques autres14 qui nous permettent de suivre la fuite des capitaux hors de la seigneurie et de vérifier la forte attraction que Montréal a exercée sur ses agents économiques les plus dynamiques. Si La Prairie a tiré de la ville voisine l'essentiel de son dynamisme, elle a dû en retour subir son emprise particulièrement manifeste sur le plan économique. Le mouvement de transfert entre la ville et la campagne est cependant à sens unique et, à maints égards, il offre « l'image inversée du schéma traditionnel [métropolitain] ».15 « En Nouvelle-France, rien n'incite le capital commercial [urbain] à accumuler les fermages, à faire main basse sur la rente foncière, à transformer l'hypothèque en propriété. La ville n'investit pas dans les campagnes ».16 Ainsi, la « marchandise » montréalaise qui a précédé la Conquête n'a pas, à l'instar de sa contrepartie française, réservé dans l'aménagement de sa fortune de place à la terre qui n'est l'objet que d'exceptionnels investissements. L'exemple montréalais qui a été bien analysé prouve que la composition des fortunes marchandes diffère fondamentalement du modèle de la métropole. La part des terres dans les inventaires après décès est nulle ou infime.17 À cet égard, il est aisé de prouver que le riche terroir de La Prairie à la portée de Montréal n'attire à peu près pas ses marchands. Les statistiques que nous avons dressées sont éloquentes. Entre 1672 et 1759, sur un peu moins de 900 terres concédées à La Prairie et au Sault Saint-Louis, 12 seulement le sont à des marchands de Montréal (et dans les côtes les plus reculées à six occasions) qui s'en sont vite départis ou ne les ont pas exploitées. Le dépouillement de près de i 300 actes de vente confirme ce constat. Six d'entre eux (total insignifiant) voient intervenir des marchands
14 A la fin du xvn e siècle, Jean Cailloud connaît le même destin. Marguillier et gros propriétaire foncier, il quitte la seigneurie des Jésuites et va mourir à Montréal en 1717. 15 Dechêne, « La croissance », 178. 16 Ibid., 177-178. 17 Dechêne, Habitants, 390.
262
La Prairie en Nouvelle-France
montréalais qui achètent des terres dans la seigneurie des Jésuites. La Prairie est un lieu de passage très fréquenté et ses terres abondantes sont à proximité de Montréal. Malgré cela, la « marchandise » montréalaise s'en désintéresse presque totalement et ne trouve aucun motif valable pour se les approprier à l'achat ou par les voies de l'endettement paysan qui lui eût permis de s'en saisir. La sujétion de la campagne à la ville qui s'exprime en France essentiellement à travers la rente foncière n'existe pas ici ou si peu. La promotion économique et sociale en Nouvelle-France ne passe pas par la conquête des terres et la rente foncière se vend mal.l8 Perçu sous l'angle économique, le monde paysan de La Prairie que nous avons observé avant 1760 présente l'image d'une remarquable banalité qui reste la plus difficile à décrire. Peu d'échecs notoires, guère plus de réussites éclatantes, mais plutôt une majorité de paysans moyens, plus ou moins médiocres, dont l'indépendance économique semble cependant assurée. L'abondance des terres qui commande un statut presque exclusif de propriétaire mais, en même temps, la faiblesse de l'économie coloniale, la langueur du monde agricole et l'indigence de ses marchés mal soutenus par une population anémique expliquent sans doute cette réalité. Ce fait de longue durée trace les limites de la stratification qui, tout en étant réelle et nuancée, n'a rien de commun cependant avec celle de la métropole, autrement plus complexe et bigarrée. Si une quelconque promotion paysanne peut voir le jour à La Prairie, elle se trouve rapidement bloquée, sans issue et, pour se convertir en « marchandise », elle doit « s'évader », quitter la seigneurie et chercher à la ville voisine les leviers qui lui font défaut, au prix toutefois d'une émigration définitive et d'une renonciation partielle ou totale à son appartenance rurale.
18 Voir à ce sujet Lavallée, « Les relations », 255-265.
Conclusion
Au terme de cette enquête inscrite dans la longue durée du Régime français, il est maintenant temps d'en rassembler les éléments et de dresser le bilan. Toute notre démonstration centrée sur La Prairie a prouvé que notre choix de départ n'a pas été vain et que le lieu que nous avons retenu pour l'étudier présentait suffisamment d'unité pour constituer le cadre de notre observation. Unité définie à de multiples niveaux dont la réunion a marqué d'un trait distinctif le caractère spécifique de La Prairie et a justifié notre décision d'adopter le cadre seigneurial comme base d'analyse. Sa situation géographique, son histoire politique, ses activités économiques propres, tous ces facteurs ont joué pour permettre à La Prairie de découvrir sa vocation originale, son homogénéité confirmée par l'harmonie presque parfaite de ses frontières paroissiales et seigneuriales à l'intérieur desquelles s'est épanoui le plus clair des solidarités collectives. La seigneurie des Jésuites a donc bien constitué pour ses habitants, en majorité paysans, une unité de vie et de lieu1 au sein de laquelle ils ont pu définir leur sentiment d'appartenance qu'ils n'ont pas manqué d'affirmer à divers moments. Cette constatation nous oblige ainsi à reconnaître dans le cas présent toute la valeur du territoire seigneurial comme point d'observation. « L'histoire est d'abord toute géographique », écrivait Michelet. Infrastructure première, inscrite dans le sol, la géographie du lieu a orienté toute son histoire. Sur le plan physique d'abord, la richesse du réseau hydrographique de La Prairie formé par le fleuve, quatre rivières principales et une multitude de ruisseaux, a commandé les i Affirmation qui nuance ainsi celle de Harris, (The Seigneurial System).
264 La Prairie en Nouvelle-France
directions dans lesquelles s'est engagée aux xvn e et xvm e siècles son histoire foncière, paroissiale, administrative et économique. Reliée à Montréal par le Saint-Laurent, la seigneurie des Jésuites a nourri avec la ville voisine des relations étroites qui ont assuré sa dépendance. Ville-refuge en temps de guerre, réservoir d'hommes, centre administratif, économique et financier, Montréal a exercé sur La Prairie une profonde attraction qui a tissé entre les deux pôles des liens de sujétion durables en faveur de la première. Par ailleurs, les voies d'eau, comme partout ailleurs en Nouvelle-France, ont dicté les lignes directrices de l'occupation du territoire et ont défini trois grands espaces de vie tributaires du milieu physique. Sur le plan politique, sa géographie a fait de La Prairie un carrefour, une frontière et un lieu de passage. Cette vocation l'a obligée à jouer un rôle de premier plan dans l'histoire politico-militaire de la Nouvelle-France, réduite ici à la région montréalaise. La Prairie occupait une position stratégique dans le corridor qui, par le Richelieu et l'Hudson, conduisait aux territoires contrôlés par les Anglais et les Iroquois. À la tête de l'une des voies traditionnelles d'invasion, dernier bastion sur la route des forts qui, entre le lac Champlain et Montréal, balisent la vallée du Richelieu, la seigneurie des Jésuites va demeurer pendant longtemps le poste le plus avancé pour défendre Montréal. Aussi n'est-il pas étonnant que La Prairie soit devenue un lieu de passage obligé, de transit nécessaire entre Montréal, centre militaire et administratif, entrepôt de marchandises, et la vallée du Richelieu, point d'arrivée des approvisionnements en hommes et en vivres. Cette réalité a conféré à la seigneurie un caractère militaire qui a fortement marqué sa physionomie. Elle a par ailleurs entraîné la prolifération dans le village de cabarets devenus nécessaires depuis que celui-ci a été appelé à servir de relais aux nombreux voyageurs et militaires en route vers le Richelieu. Ces faits, résultat de ses attributs géographiques, ont marqué d'un trait indélébile la personnalité de La Prairie et pas toujours très bien servi sa réputation. On peut penser que cette infrastructure géographique a pesé lourd dans l'histoire démographique de La Prairie. La position stratégique occupée par la seigneurie des Jésuites (frontière des Anglais et des Iroquois) dans la plaine montréalaise, le contexte politicomilitaire auquel elle est assujettie au xvn e siècle ont en grande partie déterminé la date de fondation de La Prairie et l'arrivée des premiers colons. Il faut donc attendre la paix de 1667 pour que, dans des conditions de sécurité très relative, La Prairie s'ouvre à la colonisation. Entre la première vague d'établissements et la fin du Régime français, nous avons pu suivre l'évolution de sa population dont le
265
Conclusion
rythme a varié. À une courte période initiale de forte croissance démographique attribuable à une importante immigration succède une phase de croissance plus lente dont le seuil est atteint au cours des deux premières décennies du xvm e siècle. On retrouve ensuite un taux d'accroissement plus élevé qui explique que la population a triplé entre 1721 et 1752. À la veille de la Conquête, la population de La Prairie devait être de peu inférieure à 2 ooo habitants, ce qui en faisait alors l'une des seigneuries les plus peuplées du gouvernement de Montréal. Il est donc possible de croire que, sur le plan démographique du moins, la seigneurie des Jésuites a sans doute profité de la proximité de Montréal dont elle va devenir l'un des satellites et de sa position géographique avantageuse qui lui a permis, surtout au xvui e siècle, d'être le relais nécessaire, le lieu de passage obligé entre cette ville et la vallée du Richelieu. De cet accroissement du nombre des hommes au xvm e siècle témoignent divers indices. La première église de bois est remplacée en 1705 par une église de pierre qui est agrandie dès 1725. La carte paroissiale est redessinée à la fin du Régime français et SaintConstant et Saint-Philippe s'ajoutent à la paroisse de La Nativité-dela-sainte-vierge qui, seule, couvrait la presque totalité (le Mouillepied étant rattaché à Longueuil) de l'immense territoire seigneurial déjà très peuplé. Le village est agrandi et renferme en 1760 l'un des noyaux de population les plus denses de la région montréalaise. La seigneurie de La Prairie est suffisamment occupée au xvni e siècle pour pouvoir accueillir entre 1709 et 1760 trois notaires qui se sont succédé sans interruption. Finalement, c'est sans doute dans la documentation notariée qu'il faut chercher la manifestation la plus évidente de cette remarquable poussée de population que La Prairie a connue au xvm e siècle, en particulier dans les années qui ont précédé la Conquête. Son volume a augmenté considérablement au cours de la dernière décennie du Régime français et un peu plus de 30 % de tous les actes recueillis l'ont été à l'intérieur de cette courte période. En définitive, l'importance de cette population vérifiée à divers niveaux atteste que La Prairie a occupé sur le plan démographique une place maîtresse dans l'histoire seigneuriale de la Nouvelle-France. Cette population, en majorité paysanne, nous l'avons d'abord replacée dans son cadre premier, la seigneurie. Cette institution, qui dans le temps a précédé la paroisse avec laquelle elle va coïncider presque parfaitement par la suite, est demeurée jusqu'à la fin du Régime français la structure essentielle qui a encadré la vie des habitants de La Prairie. Elle a déterminé l'unité du terroir, orienté le mouvement du peuplement et en grande partie balisé les contours
266 La Prairie en Nouvelle-France
de la vie économique et sociale. L'importance de cette institution a justifié l'espace que nous lui avons réservé dans le texte dont l'ampleur est le résultat de la richesse de la documentation retrouvée. Il fallait au départ délimiter les frontières seigneuriales et préciser le cadre territorial à l'intérieur duquel les Jésuites avaient dirigé le mouvement d'occupation des terres. Cette démarche nous a obligé à déborder le territoire de La Prairie et à intégrer à notre enquête le fief voisin, le Sault-Saint-Louis, dont l'histoire foncière sera très étroitement liée à celle de La Prairie. Concédé à l'origine aux Jésuites pour y établir les Indiens, le Sault-Saint-Louis sera progressivement investi par les seigneurs de La Prairie qui vont profiter de l'ambiguïté des titres pour en occuper toute une portion en distribuant des terres à des colons français dans une seigneurie en principe réservée aux autochtones. C'est donc à l'intérieur de cet espace seigneurial réunissant La Prairie et une partie du Sault-Saint-Louis que nous avons suivi l'évolution du mouvement de peuplement. Inégale dans le temps et dans l'espace, l'occupation du territoire s'est en gros conformée aux frontières seigneuriales qui ont constitué à cet égard un cadre contraignant en dictant les limites du peuplement que les Jésuites ont donc eu, jusqu'à un certain point, la liberté de tracer. Pour le reste, l'avance du peuplement a été dictée pour l'essentiel par les impératifs de la géographie. Comme partout ailleurs au Canada, la colonisation a obéi à La Prairie aux contraintes imposées par le réseau hydrographique. Fidèles à un plan d'occupation des terres parfaitement bien établi, qu'ils ont appliqué dans toutes les côtes et que nous avons retrouvé en particulier à la côte Saint-Lambert, les Jésuites ont peuplé leur seigneurie en se laissant guider par la « dictature de la topographie » qui a commandé les lignes directrices du peuplement. Davantage que les seigneurs, la géographie du lieu a donc ordonné le paysage agraire et la carte foncière de la seigneurie, très bigarrée et plus capricieuse dans sa forme que le beau plan géométrique souvent proposé en modèle, a été dessinée en fonction des voies d'eau auxquelles se sont greffées les différentes côtes. Soumis à cette infrastructure inscrite dans le sol qu'ils ne pouvaient modifier, les Jésuites n'ont fait que diriger et encourager un mouvement de colonisation irréversible. La marche de l'occupation a donc connu aux xvn e et xvin e siècles une remarquable progression qu'il faut mettre en parallèle avec l'importante augmentation de la population. À la fin du Régime français, la colonisation à La Prairie est portée jusqu'aux confins de la seigneurie dont près de 85 % du territoire est alors concédé. Au même moment, elle déborde les frontières seigneuriales de La Prairie et envahit la partie orientale du Sault-Saint-Louis petit à petit conquise surtout depuis 1720.
267 Conclusion
La seigneurie était beaucoup plus qu'un cadre territorial qui contenait dans ses limites l'avance de la colonisation. Elle demeurait d'abord un véritable système de commandement par l'exercice d'une portion de la puissance publique sur un groupe d'hommes et un régime d'exploitation du sol. C'est en étudiant ce complexe dont se dégageaient des rapports de force que nous avons pu juger de l'importance et de la signification de l'institution seigneuriale à La Prairie. Nous y avons découvert un régime seigneurial juridiquement très près de son modèle métropolitain, mais en pratique, sur le plan économique en particulier, passablement différent de celui dont il était l'héritier. En refusant d'exercer le droit de justice reconnu par les titres, empêchés par la force des choses de réglementer véritablement les droits de pêche et de chasse difficiles à appliquer, sans cesse préoccupés par la gestion de la banalité du moulin, monopole tributaire des caprices du climat, de l'instabilité des meuniers, coûteux en entretien et réparations et auquel les censitaires tentent d'échapper quand ils le peuvent, en se réservant un minuscule domaine condamné à disparaître à cause de son faible apport, les Jésuites reconnaissaient de fait les conditions particulières à la Nouvelle-France qui les empêchaient de déployer tout le pouvoir contenu dans l'acte de propriété du fief de La Prairie. Ces limites à leur puissance ne leur ont cependant pas interdit de mettre en place un appareil administratif léger mais rigoureux qui s'est raffermi au xvm e siècle. La perception des droits fixes et casuels et la politique de réunion des terres menée par les seigneurs de La Prairie nous ont ainsi permis de constater que leur gestion s'était durcie après 1730. Bien appuyés par une administration qui s'est donné, entre 1730 et 1740, de nouveaux moyens comptables, stimulés par la croissance de la population gagnant rapidement l'intérieur d'un immense territoire à concéder, les Jésuites ont pratiqué, depuis le deuxième tiers du xvm e siècle, une gestion plus appliquée, sévère et vigilante, dont rendent compte un ensemble de gestes coercitifs transcrits dans les minutes notariales et les archives judiciaires. La seigneurie, analysée à travers le microcosme de La Prairie, nous est alors apparue non pas comme une institution statique mais flexible, qui a réussi à s'adapter aux conditions mouvantes de la société que les autorités seigneuriales ont tenté de suivre. À La Prairie, le régime seigneurial a évolué entre le moment où, au xvn e siècle, il encadre une population faible et instable et la fin du Régime français, époque où la colonisation a pris son essor définitif et les habitants occupent la majeure partie des terres. Il est devenu alors plus contraignant et presse davantage les censitaires sans pour autant avoir le poids et la portée de son modèle originel.
a
La seconde autorité à laquelle devaient se soumettre les habitants de La Prairie était paroissiale. Sauf pour un bref moment, pendant lequel les seigneurs de La Prairie ont été en même temps les curés du lieu, après 1686, les habitants ont dû obéir sur le plan temporel et spirituel à des autorités partagées qui ne s'accordaient pas toujours. Ce deuxième cadre géographique aurait dû normalement nous permettre de définir la nature du sentiment religieux des paroissiens et de mesurer la fréquence des pratiques individuelles et des dévotions collectives. Cette recherche s'est avérée vaine, faute d'une documentation appropriée pour mener une enquête de sociologie religieuse. Il a donc fallu revenir à une forme d'histoire religieuse plus traditionnelle, essentiellement institutionnelle, pas toujours connue par ailleurs, qui nous a obligé à revoir l'histoire administrative des paroisses et celle de leur gestion que nous invitait à reconstituer dans le détail une copieuse documentation souvent originale. Cette histoire paroissiale de La Prairie, nous l'avons reproduite selon les trois pôles autour desquels elle s'est articulée : les églises, les espaces paroissiaux et la fabrique. À travers cette triple grille d'analyse, c'est toute l'histoire de la seigneurie que nous avons revue, tributaire de son développement démographique, économique et social. En suivant chronologiquement la fondation et la construction des différentes églises (celle de 1705 en particulier, qui a alimenté une importante querelle entre Jésuites et Sulpiciens), la délimitation et la multiplication des cadres paroissiaux, la gestion de la fabrique enfin, nous avons pu constater que la vie paroissiale à La Prairie se conjuguait au même temps que la trame démographique et socioéconomique de la seigneurie et qu'elle rendait compte de l'avance de la colonisation et de l'évolution de la richesse de ses habitants dans un immense territoire progressivement gagné par le peuplement. Entre 1667 et 1760, La Prairie a connu trois découpages paroissiaux. Le premier qui a eu lieu en 1715 et a été officialisé en 1722 a détaché le Mouillepied de la paroisse primitive de La Prairie et l'a intégré à la paroisse voisine de Longueuil. Les deux derniers qui ont eu lieu en 1744 ont débouché sur la création des nouvelles paroisses Saint-Philippe et Saint-Constant regroupant les habitants de la partie occidentale de la seigneurie développée plus tardivement. La richesse des archives paroissiales nous a incité en particulier à reconstituer l'histoire de la gestion d'une paroisse en milieu colonial. Grâce aux livres comptables laissés par les marguilliers de SaintFrançois-Xavier, devenu La Nativité-de-la-sainte-vierge, nous avons
269
Conclusion
été en mesure de suivre sur près de trois quarts de siècle la manière adoptée par les administrateurs pour gérer la fabrique de l'une des paroisses les plus populeuses du gouvernement de Montréal sous le Régime français. Le budget de la fabrique s'est accordé avec le développement de la seigneurie et en a adopté le rythme. Alimentées pour l'essentiel par les quêtes et les rentes de bancs versées par une population qui croît rapidement au xvin e siècle, les recettes devenues excédentaires après 1717 vont permettre aux marguilliers de consacrer jusqu'en 1760 le plus clair d'un budget en croissance continue à l'entretien, l'embellissement et l'agrandissement de l'église de pierre érigée à grands frais en 1705. Il était normal que le symbole visible de la communauté paroissiale se réserve la meilleure part des revenus à la mesure de la place qu'il occupait dans la vie sociale et religieuse des habitants. L'étude de l'administration de la fabrique nous a également convaincu de la rigueur nouvelle manifestée après 1730 par les autorités ecclésiastiques qui était contemporaine de celle observée chez les autorités seigneuriales. Dans le deuxième tiers du xvm e siècle, il y a eu comme un commun accord des pouvoirs civils et religieux pour resserrer les méthodes de gestion et durcir les modes de perception que rendent plus impérieux l'augmentation de la population et le déploiement de la colonisation dans la seigneurie des Jésuites. La coïncidence presque parfaite des cadres paroissiaux et seigneuriaux a renforcé à La Prairie la cohésion sociale et cette juxtaposition nous a permis d'observer dans un décor unique les solidarités collectives dont les manifestations les plus significatives se
sont exprimées à travers le mariage et l'assemblée villageoise. C'est d'abord par le biais des alliances et des stratégies matrimoniales, au sein de la famille elle-même, que nous avons découvert la nature de la sociabilité qui a encadré la vie paysanne à La Prairie. La majorité des unions étaient conclues à l'intérieur du territoire seigneurial qui s'est affirmé une fois de plus comme l'espace de vie le plus fondamental des habitants. Leur horizon social le plus familier qui correspondait en gros au territoire parfaitement bien délimité au sein duquel ils vivaient et se déplaçaient n'allait pas au-delà de l'aire tracée par la géographie du mariage. Toute leur vie se trouvai enfermée dans les limites que leur imposait une réalité physique, économique et sociale qui s'harmonisait avec un espace habité dont ils s'échappaient rarement. Cette endogamie géographique très accentuée qui resserrait les liens de sociabilité et les enfermait dans un périmètre assez étroit était le corollaire d'une homogamie sociale et familiale très marquée à La Prairie. Elle nous a été révélée en particulier par l'importance
270 La Prairie en Nouvelle-France
des mariages remarquables qui sont venus souligner l'assiduité nourrie sur plusieurs générations des relations de sociabilité très serrées maintenues entre elles par de très nombreuses familles. À l'endogamie territoriale facilitée par la proximité géographique correspondait une contiguïté sociale alimentée par des alliances répétées entre les mêmes familles. Au total, perçue sous l'angle matrimonial, nous avons découvert une société rurale assez repliée sur elle-même dont la reproduction était passablement hermétique. Au-delà de la famille, les solidarités se sont manifestées à travers l'assemblée des habitants, haut lieu de la sociabilité paysanne, qui a symbolisé l'unité de la société rurale. Convoquée à l'issue de la messe paroissiale, à la porte de l'église, carrefour de la sociabilité collective où y sont concentrés les moments les plus forts et où se retrouvent chaque dimanche la majorité des paroissiens, cette institution, modelée sur celle de la métropole, a assuré la cohérence de la communauté. Elle a cimenté l'esprit grégaire des censitaires en permettant à ceux-ci d'affirmer leur sentiment d'appartenance à un cadre de vie dont les frontières correspondaient aux limites de la paroisse et de la seigneurie. En pratiquant une forme de démocratie déléguée par la majorité des habitants, l'assemblée villageoise, habituellement réduite à une oligarchie, a exercé dans divers domaines le pouvoir souverain de la communauté auquel se sont soumises volontiers les autorités coloniales et seigneuriales qui n'ont jamais contesté sa compétence ni sa représentativité. En défendant les intérêts de ses membres, en veillant jalousement à les préserver, à propos du grand communal en particulier, l'assemblée des habitants a cristallisé l'esprit collectif de la communauté et a exprimé à travers ses délibérations et décisions la volonté d'une partie des paysans les plus en vue de participer à l'activité des gouvernants. Malgré son faible taux de participation et l'absence de périodicité de ses réunions, cette institution, moins vigoureuse qu'en France, a cependant subsisté pendant tout le Régime français et a assuré aux paroissiens et aux censitaires les moyens de faire entendre leurs voix habituellement satisfaites et peu portées à la contestation. L'étude du mouvement des individus alliés par le mariage nous a ensuite conduit à analyser la circulation des biens fonciers dans la seigneurie et à identifier les modalités diverses de leur transmission. En d'autres termes, cela revenait à poser la question suivante : comment le patrimoine était-il constitué et transmis dans cette petite société et comment la reproduction sociale était-elle assurée? Les modes de dévolution des biens patrimoniaux obéissent à La Prairie, comme ailleurs sans doute en Nouvelle-France, à des normes diverses qui ont conditionné la reproduction sociale. À un régime
271
Conclusion
juridique, d'abord, hérité de la coutume de Paris, qui établissait entre les héritiers un égalitarisme scrupuleusement respecté. Égalitarisme de droit cependant tempéré dans les faits par une inégalité tributaire des conditions démographiques et du statut économique des individus concernés. Si tous les héritiers étaient égaux devant la loi, certains d'entre eux se trouvaient toutefois favorisés par le jeu très variable du régime démographique et la place qu'ils occupaient dans la hiérarchie économique. Le système de transmission pratiqué s'inscrivait enfin dans un espace foncier très vaste et l'abondante réserve de terres disponibles a atténué l'impact d'une coutume égalitariste qui encourageait l'émiettement du patrimoine. Cette dernière causalité a introduit dans le système une variable importante qui nous a obligé à distinguer l'ancienne France, enfermée dans un espace clos densément peuplé, et la nouvelle France, bien servie par un vaste écoumène très peu habité. Parmi les différentes formules qui s'offraient à eux pour transmettre leurs biens, les habitants de La Prairie en ont adopté deux en particulier : l'abandon et le partage préférés au testament et à l'avancement d'hoirie. L'abandon de biens en faveur de l'un des enfants supposait une condition démographique particulière, l'âge tardif au décès des parents. Quand elle a lieu, elle ne favorise pas toujours le cadet, loin de là, et ses bénéficiaires varient au gré des circonstances démographiques et économiques qui modifient les règles du jeu. En définitive, c'est par partage que les biens étaient le plus souvent transmis. Ce mode de transmission conduisait à un émiettement du patrimoine qui obligeait les rassembleurs à déployer de coûteux efforts et de savantes stratégies pour remembrer les biens familiaux. Bien qu'il soit possible de repérer des constantes, aucun modèle exclusif n'est apparu, quand il s'est agi d'identifier les agents du rassemblement et les manières retenues par eux pour reconstituer le patrimoine. Les formules de remembrement étaient nombreuses, les possibilités diverses et les réponses variées. Il demeure cependant un fait : quel que soit le mode retenu pour transmettre les biens, les exclus du système étaient plus nombreux que les bénéficiaires qui demeuraient les seuls à qui la transmission des avoirs immobiliers permettait de s'établir. Tous les autres qui n'avaient pu profiter du système devaient acquérir une terre pour fonder une exploitation. Parce que la réserve de terres neuves était grande à La Prairie sous le Régime français, la solution a été vite trouvée et la concession est devenue pour la plupart des ménages l'acte fondateur de l'établissement familial. Le blocage qu'aurait pu engendrer, en multipliant les exclus, le système de transmission du patrimoine n'a pas eu lieu avant la Conquête, à cause de ce réservoir foncier qui n'est pas encore
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La Prairie en Nouvelle-France
tari. Il faudra attendre plus tard, quand il sera épuisé et les possibilités d'établissement plafonneront, pour que, les règles du jeu étant modifiées, les habitants soient obligés d'avoir recours à d'autres moyens pour assurer leur reproduction sociale. Plutôt que de décrire les activités agricoles propres à la paysannerie que d'autres historiens avaient analysées avant nous, nous avons préféré ensuite mesurer l'impact que le commerce des fourrures pouvait avoir au niveau régional. L'exercice était tentant pour deux raisons en particulier. D'une part, parce que, malgré les nombreuses études qu'on avait consacrées au commerce des fourrures, son importance dans l'économie d'une microrégion restait mal connue et méritait d'être mesurée. D'autre part, parce que la seigneurie de La Prairie paraissait un lieu privilégié pour l'étudier à cause de sa situation géographique particulière qui invitait chaque année quelques-uns de ses habitants à participer à cette activité économique. La position qu'elle occupait à la croisée des voies d'eau qui conduisaient vers les Pays d'en-haut et Albany et la présence toute proche d'une mission indienne expliquent la participation marquée de La Prairie à la traite légale et illicite dont rend compte l'abondante documentation que nous avons rassemblée. À La Prairie, les engagés formaient la quasi-totalité du personnel de traite qui ne comptait parmi ses membres que quelques marchands. La contribution de La Prairie au commerce des fourrures passait d'abord par l'engagement et le travail salarié et se résumait pour l'essentiel à l'envoi chaque année d'engagés à la solde des « équipeurs » montréalais. Cette réalité que nous avons quantifiée nous a obligé à reconnaître le rôle modeste qu'a joué la seigneurie des Jésuites dans l'organisation des voyages aux Pays d'en-haut et la faible responsabilité d'une région rurale quant au financement d'une activité économique appartenant d'abord à la ville. De ces engagés de La Prairie, nous avons pu dessiner le profil. Ils quittaient la seigneurie surtout en avril, mai ou juin et se dirigeaient principalement vers Détroit et Michillimakinac. Presque tous analphabètes, célibataires en majorité, ils appartenaient surtout à des groupes familiaux pour qui la traite était devenue une sorte de tradition. Pour la très grande majorité d'entre eux, cette activité saisonnière n'était que temporaire cependant et prenait fin habituellement avec le mariage. Par le biais de l'engagement, La Prairie a donc occupé sous le Régime français (au cours de ses dernières années surtout) une place de choix dans le commerce des fourrures qui a puisé une bonne partie de son personnel dans la seigneurie des Jésuites. S'il a été facile d'évaluer la responsabilité de La Prairie quant à la traite légale, il s'est avéré impossible en revanche de jauger l'étendue
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Conclusion
de la contrebande dans les deux seigneuries jumelles appartenant aux Jésuites. Nous avons été en mesure toutefois d'en vérifier l'existence, d'en suivre le mouvement, d'en identifier, à l'occasion, les auteurs et d'en repérer les moments forts. Il ne fait aucun doute que La Prairie et le Sault-Saint-Louis ont été sous le Régime français l'un des théâtres les plus importants du commerce illicite des fourrures pratiqué par la population blanche et indienne. Grâce à une surveillance plus étroite exercée par les autorités coloniales au xvm e siècle, la contrebande à laquelle se livraient les Français a cependant pu être enrayée. Mais le relais a été vite assuré par les Indiens de la mission du Sault-Saint-Louis qui jusqu'en 1760 vont continuer de s'adonner à cette activité clandestine, encouragés par l'attentisme et la tolérance des autorités sans cesse gênées de réprimer une population alliée qu'elles craignaient d'offenser. Cette enquête a pris fin quand nous avons tenté de saisir la hiérarchie qui ordonnait le monde paysan de la seigneurie de La Prairie. À la stratification des dignités et du pouvoir qui nous échappait en grande partie, nous en avons préféré une autre que nous révélait l'échelle des fortunes. Un document unique, l'inventaire après décès, nous a permis d'appréhender les niveaux de fortune, leurs formes et de repérer les inégalités sociales et économiques qui nourrissaient la hiérarchie. La stratification que nous avons dégagée dépendait en grande partie du cycle de la vie familiale dont l'influence était marquante sur le niveau et la composition des fortunes, sur le processus de différenciation économique au sein de la paysannerie. En gros, la progression et la contraction des avoirs mobiliers s'accordaient avec le rythme que suivait dans son développement la cellule familiale. La tranche de 20—29 ans de durée de vie conjugale nous est apparue comme la charnière qui marquait le sommet du processus d'enrichissement en même temps qu'elle partageait les plus belles fortunes et les fortunes médiocres. Au total, les résultats chiffrés suggèrent une distribution inégale des fortunes, des clivages plus ou moins prononcés, mais ils marquent surtout les limites de l'enrichissement et de la paupérisation dans une économie coloniale qui tendait à atténuer les écarts sans pour autant réduire par le nivellement le monde paysan à une parfaite homogénéité. Dans cette petite société paysanne de La Prairie, moins complexe que celle de l'ancienne France, les réussites économiques n'étaient pas plus nombreuses que les échecs et l'image qui en ressort est celle d'une honnête médiocrité laissant relativement peu de place aux pauvres, mais n'en n'accordant pas davantage aux riches. La société rurale de La Prairie sous le Régime français pré-
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sentait les traits d'une remarquable banalité. On y retrouvait quelques pauvres, une majorité de paysans moyens, presque tous endettés auprès des marchands de Montréal, et quelques rares habitants bien pourvus, dont certains ont préféré gagner la ville voisine pour y nourrir des espoirs que ne leur offrait pas la seigneurie des Jésuites. Ainsi s'est exprimée à ce double niveau la sujétion de La Prairie à Montréal, qui marque l'attraction que la société urbaine a exercé sur le plat pays et les liens très inégaux tissés entre les deux. Cette recherche qui a débuté à la campagne devait donc inévitablement se terminer à la ville. C'était là la conclusion logique d'une démonstration qui n'a jamais voulu enfermer La Prairie dans un cadre étroit, mais a sans cesse tenté de l'associer aux éléments extérieurs ayant influencé son histoire et orienté son développement.
Abréviations utilisées
AAQ AESC ANC ANQM ANQQ APLP ASQ BRH CGQ CHA DEC HS-SH JR MSRC RAPQ RGM RHAF RHMC RS SCHEC
Archives de l'Archevêché de Québec. Annales : Economies, Sociétés, Civilisations. Archives nationales du Canada. Archives nationales du Québec à Montréal. Archives nationales du Québec à Québec. Archives paroissiales de La Prairie. Archives du Séminaire de Québec. Bulletin des recherches historiques. Cahiers de géographie du Québec. Canadian Historical Association. Dictionnaire biographique du Canada. Histoire sociale — Social History. The Jesuit Relations. Mémoires de la Société royale du Canada. Rapport de l'archiviste de la province de Québec. Revue de géographie de Montréal. Revue d'histoire de l'Amérique française. Revue d'histoire moderne et contemporaine. Recherches sociographiques. Société canadienne d'histoire de l'Église catholique.
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Bibliographie
SOURCES MANUSCRITES
Sauf dans des cas exceptionnels, nos dépouillements dans les fonds qui suivent se sont arrêtés en 1760. ARCHIVES DE L'ARCHEVÊCHÉ DE QUÉBEC (AAQ)
L'accueil que nous y avons reçu est égal au peu de documents qui s'y trouvent concernant La Prairie. ARCHIVES NATIONALES DU CANADA (ANC)
Séries B et Cl 1A. Correspondance générale des colonies. ARCHIVES NATIONALES DU QUÉBEC À MONTRÉAL (ANQM)
Minutes des notaires suivants : Antoine Adhémar, 1668—1714. Jean-Baptiste Adhémar, 1714—1754. Guillaume Barette, 1709-1744. Bénigne Basset, 1657—1699. Jacques Bourdon, 1677—1720. Hilaire Bourgine, 1685-1690. Henri Bouron, 1750-1760. Pierre Cabazié, 1673—1693. Nicolas-Augustin Guillet de Chaumont, 1727-1752. François Cherrier, 1751—1789. Charles-René Gaudron de Chevremont, 1732-1739. François Comparet, 1736—1755. Charles-François Coron, 1734-1767. François Coron, 1721—1732.
278 La Prairie en Nouvelle-France Louis de Courville, 1754—1781. Jean Cusson, 1670-1704. Louis-Claude Danré de Blanzy, 1738—1760. Jacques David, 1719-1726. Charles Doulon Desmarets, 1753—1754Jean-Baptiste-Janvrin Dufresne, 1733-1750. Jacques Crevier-Duvernay, 1748—1760. Antoine Foucher, 1746—1800. Antoine Grisé, 1756—1785. Gervais Hodiesne, 1740-1764. Joseph Lalanne, 1752-1767. François Lepailleur, 1733—1739. Michel Lepailleur, 1703-1732. Antoine Loiseau, 1730-1760. Claude Maugue, 1677—1696. Pierre Mezières, 1758-1786. Cyr de Monmerqué, 1731-1765. Pierre Panet, 1755—1778. Philippe-Pierre Pilliamet, 1755—1758. Claude Porlier, 1733—1744. Jean-Baptiste Pottier, 1686-1697. Joseph-Charles Raimbault, 1727-1737. Pierre Raimbault, 1697-1727. René Chorel de Saint-Romain, 1731-1732. Simon Sanguinet, 1734—1747. Nicolas Senet, 1704-1731. François Simonnet, 1737—1778. André Souste, 1745-1769. Marien Tailhandlier, 1699—1730. Thomas Vuatier, 1751-1785. Nous avons dépouillé dans les minutes de ces notaires tous les actes concernant les habitants de La Prairie et du Sault-Saint-Louis. Actes de notaires étrangers. Pièces détachées de documents à caractère judiciaire. Dossiers sur divers procès célèbres. Registres des audiences au bailliage de Montréal. Testaments olographes. Tutelles et curatelles. Inventaires et clôtures d'inventaires. Contrats de mariage sous seing privé. Contrats divers sous seing privé. Fonds Elisée Choquet.
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Bibliographie
A R C H I V E S N A T I O N A L E S DU QUÉBEC À QUÉBEC (ANQQ)
Fonds « Biens des Jésuites ». Très riche corpus au contenu varié. Nous y avons retrouvé, entre autres, les premiers actes concernant la seigneurie de La Prairie rédigés par le secrétaire des Jésuites, Joseph Tissot, qui a exercé ses fonctions entre 1671 et 1681. Le fonds contient également des aveux, divers censiers, un terrier que nous avons reconstitué, le mémoire de Vilermaula sur la construction de l'église de pierre, des documents administratifs, des procès-verbaux d'arpentage, etc. Les livres de comptes de la seigneurie ont cependant disparu. Ordonnances des intendants. Procès-verbaux des grands voyers. ARCHIVES PAROISSIALES DE LA PRAIRIE (APLP)
Le curé du lieu nous a aimablement ouvert ses archives qui sont très riches. Nous avons consulté les registres des baptêmes, mariages et sépultures entre 1670 et 1760, et surtout les registres de la fabrique qui s'ouvrent en 1687 et présentent chaque année jusqu'à la fin du Régime français (sauf dans quelques cas exceptionnels) les comptes détaillés des marguilliers. ARCHIVES DU SÉMINAIRE DE QUÉBEC (ASQ)
Très peu d'actes concernent La Prairie. Nous y avons trouvé en particulier l'aveu de 1677 préparé par Romain Becquet. SOURCES IMPRIMÉES
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Liste des tableaux
1 La croissance démographique et ses composantes dans la seigneurie de La Prairie au xvn e siècle 36 2 Nombre moyen de personnes par maison dans 41 paroisses du gouvernement de Montréal selon le recensement de 1765 41 3 La croissance démographique et ses composantes dans la seigneurie de La Prairie au xvm e siècle 43 4 Concessions d'emplacements dans le village de La Prairie (1671-1759) 66 5 Concessions de terres dans la seigneurie de La Prairie et au Sault-Saint-Louis (1672-1759) 70 6 Endogamie géographique (1670-1759) 147 7 Répartition mensuelle des contrats d'engagement pour les Pays d'en-haut (1683-1759)
220
8 Répartition annuelle des contrats d'engagement pour les Pays d'en-haut (1683-1759)
222
g Inventaires après décès de paysans de La Prairie (1684—1759) 243
2 go La Prairie en Nouvelle-France
10 Distribution des inventaires après décès de paysans de La Prairie selon la durée de vie conjugale (1684-1759) 245 11 Composition de la fortune mobilière paysanne selon la durée de vie conjugale (1684-1759) 247 12 Distribution des bilans positifs de fortunes mobilières paysannes selon la durée de vie conjugale (1684-1759) 250 13 Distribution des bilans négatifs de fortunes mobilières paysannes selon la durée de vie conjugale (1698-1758) 253 14 Origine des obligations contractées par les habitants de La Prairie (1669-1759) 256 15 Distribution des emprunts effectués par les habitants de La Prairie (1669-1759) 258 16 Obligations inférieures à 1 000 livres contractées par les habitants de La Prairie : évolution décennale (1680—1759) 259
Liste des graphiques, figures et cartes
GRAPHIQUES
1 Répartition décennale des contrats d'emplacement (1671-1759) 68 2 Répartition mensuelle des contrats de concession (1671-1759) 79 3 Répartition mensuelle des contrats d'engagement, Pays d'en-haut (16831759) 221 4. i Répartition annuelle des contrats d'engagement, Pays d'en-haut (16831721) 224 4.2 Répartition annuelle des contrats d'engagement, Pays d'en-haut (17221759) 224 5 Répartition mensuelle des obligations (1669-1759) 257 FIGURES
i. i Concessions de terres dans la seigneurie de La Prairie (1672-1715) 72 1.2 Concessions de terres dans la seigneurie de La Prairie (1716—1759) 72 2 Concessions de terres au Sault-Saint-Louis (1704-1759) 75
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La Prairie en Nouvelle-France
PLAN FIGURATIF
i L'ordre chronologique et spatial des concessions à la côte Saint-Lambert 80 CARTES
1 La seigneurie de La Prairie à la fin du Régime français 12 2 Les déplacements de la mission indienne 53 3 Le dessin de la carte foncière dans la seigneurie de La Prairie 77
Remerciements
Nous voulons remercier ici nos collègues John Dickinson, Yves Landry et Louis Michel qui ont accepté de relire le manuscrit et nous ont suggéré des retouches. A également droit à nos remerciements, le personnel des Archives nationales du Québec à Montréal qui, tout au long de ces années de recherches, nous a aimablement commu niqué les quelques milliers de documents que nous avons consultés. Il faut aussi exprimer notre gratitude à Roch Legault et JacquesPaul Couturier qui ont reproduit le plan figuratif, les graphiques et les figures. Nous nous en voudrions enfin d'oublier les secrétaires du département d'histoire de l'Université de Montréal qui ont dactylographié le texte. Qu'elles trouvent ici l'expression de notre reconnaissance.
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Index
Bertrand, dit Desrochers, famille, 226 Bertrand, dit Desrochers, Pierre, meunier, 88, 204, 233 Barette, Jean, 27 n. 44 9°-9i Besset, Jean, 144-145 Barette, Pierre, 191 Bigot, Vincent, Jésuite, Bariteau, Jeanne, 200i19—120 201 Barreau, Jean, 20, 22, 88 Bisaillon, Benoît, 155, 206 Barrois, Antoine, 231 Bisaillon, Claude, 56 Basset, Bénigne, arpenBisaillon, Etienne, 21-22 teur, 51 Bisaillon, famille, 177 Batiscan, 34 Blanchard, Raoul, 11 Baudin, famille, 155 Blanzy. V. Danré Baudin, Pierre, 169 Beaudet, Marguerite, 200 Blé, 89-90, 94-95, 104, Beauharnois de La BoisiSS-^6' X 39 Blondeau, Maurice, agent che, Charles de, de la Couronne, 7 gouverneur : contreBochard-Champigny, bande, 235—237 Jean, intendant, 133 Beauvais, famille, 226 Boisclerc. V. Lanouillier Babeu, André, 150, 154, Beauvais, Joseph, 227 158, 191, 205 Boquet, île, 51, 88 Bécancour. V. Robinau Babeu, Catherine, 151, Becquet, Romain, notaire : Bouat, François-Marie, 158 177 aveu de La Prairie, 35, Boucherville, 8, 35, 92 Babeu, famille, 152, 154— 5i 156 Bégon, Michel, intendant : Bouchette, Joseph, 11 Babeu, Jean-Baptiste, 152 commune, 171—176, Bougainville, Louis-AnBabeu, Louis, 152—153 180; contrebande, 231toine de, 19 Babeu, Marie-Anne, 153 Bourassa, famille, 226 234 Bardet, Jean-Pierre, 31 Belmont. V. Vachon Bourassa, René, 8, 217— Barette, Augustin, 204 Bénard, Joseph, 182 218 Barette, Guillaume, noBenoît, Marie-Anne, 144- Bourbon,Jean, 20, 144taire, 8, 39-40, 42, 45, H5 145
Adhémar, Antoine, notaire, 171 Adhémar, Jean-Baptiste, notaire, 22, 219 Aguenier, François, 200 Aguenier, Louis, 200, 227 Ailleboust de Coulonge, Louis d', gouverneur, 50 Aimard, Antoine, 140 Albany, 17—18, 30, 215, 230, 232, 234, 238 Allaire, Gratien, 216-217, 219 Ange-Gardien, côte de 1', 65 Angleterre, 122 Aumart, Claude, 137 Aupry, famille, 226 Averty, Julien, 133
124, !34- !43> 15°151, 158, 161, 168, 177, 179-180, 200,
296 Index Bourdeau, Catherine, 157 Bourdeau, Jean-Baptiste, 1 54 Bourdeau,Joseph, 157 Bourdeau, famille, 156, 177,226 Bourdeau, Laurent, 154 Bourdeau, Pierre, 137, 155, 182, 207 Bourgery, Marguerite, 209 Boutin, Jacques, 198 Boyer, Charles, 84 Boyer, famille, 35, 226, 256 Boyer, Jean, 153, 227 Boyer, Joseph, 153 Brault, Joseph, 202 Breslau, Jean, 27 Brisay de Denonville, Jacques-René de, gouverneur, 18 Brosseau, Agnès, 157 Brosseau, famille, 35 Brosseau, Marie-Françoise, 157 Brosseau, Pierre, 157 Brousseau, Denis, meunier, 23, 137 Bruyas, Jacques, Jésuite, 137 Buade de Frontenac, Louis de, gouverneur : contrebande, 234; ivresse, 27; Sault-SaintLouis, 52—54 Caillé, Antoine, 204 Caillé, famille, 35, 226 Caillé, François, 157 Caillé, Jacques, 207 Caillé, Jean-Baptiste, 207-208 Caillé, Joseph, 157 Caillé, Pierre, 157 Cailloud, Jean, 29, 114, 131, 167, 190, 240, 261 n. 14 Callière (Callières), Louis-Hector de, gouverneur, 21, 23 Callières. V. Callière
Cap-de-la-Madeleine, 34, 232 Carignan, régiment de, 34 Carillon, fort, 24 Cardon, Émery, 26 Caron, Claude, 22 Casot, Jean-Joseph, Jésuite, 7, 49 Catalogne, Gédéon de, 14; fortifie La Prairie, 18, 23; contrebande, 234 Caughnawaga, 54-55, 64, 74-75- 89 Chambly, 8, 18, 24, 92, 99; fort de, 24-25, 232, 234; rivière de, 24. 233 Champigny. V. BochardChampigny Champlain, lac, 18, 23 n. 37, 24, 232-233 Champlain, Samuel de, 14; décrit La Prairie, 63 Charlevoix, Pierre-François-Xavier de, Jésuite, 55 Châteauguay, 55, 92; rivière de, 57 Chauchetière, Claude, Jésuite, 33, 51 Chaunu, Pierre, 31 Chaussegros de Léry, Gaspard-Joseph, ingénieur, 24 Chevrières, V. La Croix Cholenec, Pierre, gérant de la seigneurie de La Prairie, 29, 116—118, 120, 123 n. 36 Choquet, Elisée, 170 Chouaguen, 236 Claverie, Elisabeth, 183 Coiteux, Jean, menuisier, 114 Colard, Pierre, notaire, 45 n- 5° Colbert, Jean-Baptiste, ministre, 54 n. 18, 175 Collet, Mathieu-Benoît,
procureur, 39, 124— 126, 166, 178 Collomp, Alain, 151-152, 183 Compagnie des Indes, 235 Confrérie du SaintRosaire, 141, 166 Congrégation de NotreDame, 6g, 118-119, 124 Contrecoeur, 35 Couagne, Charles de, 260 Coulonge. V. Ailleboust Courreau-Lacoste, Pierre, marchand, 260 Courville, Serge, 44 Coutume de Paris, 142, 146, 157, 186, 188189,
2O2, 21O, 212
Cugnet, François-Joseph, 87 Cusson, Ange, 200—201 Dablon, Claude, Jésuite, 96, 104 Danré de Blanzy, LouisClaude, notaire, 219 Dechêne, Louise, 48—49, 228 Delafaye, Louis, Sulpicien, 21 Delumeau, Jean, 108, 110 Deneau, Charles, 161, 227 Deneau, Claude, 233 Deneau, Etienne, 207, 233 Deneau, famille, 35, 226, 256 Deneau, François, 227 Deneau, Jacques, 23, 27 n. 44, 29, 85, 157, 180 Deneau, Jean-Baptiste, 157 Deneau, Joseph, 27 n. 44 Deniger, François, 153 Deniger, famille, 152, 155 Deniger, Geneviève, 152153 Deniger, Laurent, 158, 227
297 Index Deniger, Marguerite, 158 Deniger, Marie, 150 Denonville. V. Brisay Desauniers. V. Trottier Desnoyers, Jean-Baptiste, 201 Desnoyers, Pierre, 202 Desrochers. V. Bertrand Desrochers, Paul, 227 Détroit, 220, 226—227 Diel, famille, 35 Diel, Pierre, 22 Domergue, lieutenant, 21 Dosta, capitaine, 21 Duchesneau, Jacques, intendant, 27; clarifie les titres de La Prairie, 50, 82; mission du SaultSaint-Louis, 52—54 Dumas, Marie-Louise, 211 Dumas, Pierre, 233 Dumay, famille, 149, 177, 226, 256 Dumay, François, 29, 88, 117, 119-120, 227, 233 Dumay, Jacques, 149—150 Dumay, Joseph, 117, 211 Dumay, Madeleine, 150 Dumay, Marie-Anne, 150 Dumay, Marie-Catherine, 157, 208 Dumay, Marie-Jeanne, !57 Dumay, Pierre, 150 Dupuis, André, 191 Dupuis, Anne, 154 Dupuis, Barbe, 145 Dupuis (Dupuy), famille, 1 55-156> 177, 226 Dupuis, François, 154155. iQ0-^1 Dupuis, Jean, 154 Dupuis, Louis, 154, 229 Dupuis, Marie, 154 Dupuis, Marie-Anne, 190 Dupuis, Moïse, 145, 190 Dupuis (Dupuy), René, 57, 145, 190 Dupuy, Claude, Jésuite : aveu de La Prairie, 39, 59
Dupuy. V. Dupuis Duquel, famille, 155 Duval, Jean, 20 Eau-de-vie, 26—29, 52 Fausse monnaie, 26 Faye, dit Lafayette, André, 207 Faye, dit Lafayette, Angélique, 182 Faye, dit Lafayette, Claude, 206 n. 56 Faye, dit Lafayette, Elisabeth, 182 Faye, dit Lafayette, famille, 35 Faye, dit Lafayette, Jeanne, 182 Faye, dit Lafayette, Marguerite, 182 Faye, dit Lafayette, Marie, 155, 182 Faye, dit Lafayette, Mathieu, 155, 182, 207, 209 Floquet, Pierre-René, gérant de la seigneurie de La Prairie, 91-92 Fontarabie, côte de, 65, 73, 172, 174 Foquet, île, 51 Foran, André, 22 Fourastié, Jean, 203 Fourche, côte de la, 63, 6 5. 157~158' l 6 l > 172. 174-175' !79. 231, 235 France, 7, 30, 40, 47-49, 83, 85, 87, 89, 94, 107110, 129, 132, 141, 159, 163, 165, 181, 183, 186-187, 240241, 262 Franquet, Louis, 19, 24, 40, 42, 141 Frémin, Jacques, Jésuite, 27,84 Frémont, Jean, Sulpicien, 114 Frontenac. V. Buade Gage, Thomas, 54 n. 19,
57-60, 128 Gagné, Agnès, 218 Gagné, famille, 35, 177, 226 Gagné, Joseph, 56 Gagné, Marie-Anne, 154 Gagné, Pierre, 22, 27, 56, 85. 133- 137. 154. l67180, 191, 218 Gashier, Jean, Sulpicien, 114 n. 16, 138 Gauldrée-Boilleau, Charles, 198 Gaultier de La Vérendrye, Pierre, 218, 225 Geoffroy, Louis, Sulpicien, 20, 137-138, 144 Gérin, Léon, 60, 198 Gervais, Angélique, 150 Gervais, famille, 149, 226 Gervais, Jean-Baptiste, 150,163-164 Gervais, Jean-Louis, 150, 161 Gervais, Mathieu, 125, 149-150, 199 Gervais, Pierre, 199 Giffard, Robert, 60 Giroux, Marie-Madeleine, !53 Giroux, Pierre-François, 100, 153 Gonnor, Nicolas de, gérant de la seigneurie de La Prairie, 94 n. 84, 241 Goubert, Pierre, 31, 82, 230 Goy, Joseph, 183 Grès, chevalier de, 20 Guérin, Claude, 206 n. 56 Guérin, famille, 155—156, 226 Guérin, Jean-Baptiste, 157 Guérin, Marguerite, 157 Guerre de Sept Ans, 73, 134, 140, 259 Guerres iroquoises, 15, 33, 97 n. 90 Guy, François, 16 n. 13, 94 n. 84
298 Index Harris, Richard Colebrook, 44, 61 Hébert, Jean-Baptiste, z \ Hémon, Louis, 162 Henripin, Jacques, 31 Hertaut, dit Saint-Pierre, Jacques, 161 Hertaut, dit Saint-Pierre, Joseph, 227 Hervieux, Jean-Baptiste, marchand, 174—175, 179-180, 260 Hervieux, Laurent, notaire, 45 n. 50 Heu, Jacques d', gérant de la seigneurie de La Prairie, 90, 93 n. 81, 168 Hocquart, Gilles, intendant : Arrêts de Marly, 6g, 73, 102103; aveu de La Prairie, 39; chenilles, 110; commune, 171, 175, 176 n. 96; contrebande, 236; meunier Desrochers, 91; Sault-SaintLouis, 59 Hodiesne, Gervais, notaire, 200 Hôtel-Dieu, 99 Hudson, rivière, 17—18, 30, 230 Ile-à-la-Pierre, 32 Iroquois, 18—23, 28> 32, 54, 61, 137, 145, 155, 198, 207, 230; rivière des, 33 Jarny, Philippe, meunier, 231 Jésus, île, 85 n. 59, 91, 103
Joly, Nicolas, 30 Jorian, André, curé, 133, 166 Jourdain, dit Labrosse, Paul, sculpteur, 139 Kanatakwenke, 74 Kahnawake, 64, 74, 8g
Kahnawakon, 64, 74, 8g Kalm, Pehr, 19, 140—141 La Barre. V. Le Febvre La Boische. V. Beauharnois La Bretonnière, Jacques de, Jésuite, 91 Labrosse. V. Jourdain L'Acadie, rivière, 11, 65, 92, 129 Lachenaie, go, 114 Lachine, 202 La Citière, seigneurie de, 50 La Colombière, Joseph de, Sulpicien, i ig Lacombe, Patrice, 183, ig4, ig6, 202 Lacoste. V. CourreauLacoste Lacroix, Pierre-Hubert, marchand, 25g Lacroix, Yvon, 35, 52 La Croix de Chevrières de Saint-Vallier, JeanBaptiste de, évêque, log, 115, 121—122 La Découverte. V. You Lafayette. V. Paye Lafontaine, Jean-Baptiste, 56 La Fourche, 20, 23 Lagrené, Pierre de, gérant de la seigneurie de La Prairie, 163, 173 La Jonquière. V. Taffanel Lalanne, Joseph, notaire, 8, 45, 143, 150 Laludière, Léonard, 190 Lamaison, Pierre, 183 Lamarque, François, 150 Lamarque, Marguerite, 150 Lamarque, MarieCatherine, 150 Lamarque, Marie-Josephe, 150 Lamarque, Pierre, 173 Lamotte, 20 La Nativité-de-la-saintevierge, paroisse, 31,
38, 119, 123, 126, 129, 141, 143, 163, 178 Lanoraie, 8 Lanouillier de Boisclerc, Jean-Eustache, grand voyer, 56 Laplante. V. Lériger La Prairie : alphabétisation, 227; arrérages de rentes, 74, g7, gg-ioi, 103, 105, 205, 254, 257; artisans, 6g; aveux, 35, 39-40, 42, 51, 60, 68 n. 44, 78, 81; bancs, 133-134; bedeau, 136; billets de concession, 35, 78, 81 n. 51 ; cabarets, 26-30, 46, 112, 160; censiers, 78, 97—100, 105, 171, 173;chapon, 94-95, 98—gg, 104; cimetière, 14, 20-21, log, 114, 118, 132; cloches, 162— 164, 166; clôtures, 165, 172, 175—177; combats, 20—22; commandant, 25, 6g, 234; commune de, 14, 16, 45, 63-65, 68-69, 74' 88> i7°180, 241 ; comparée à la seigneurie française, 105—106; corps de garde, 69; domaine, 14, 22 n. 30, 52, 63-64, 80, 88, 113, 137; droit de chasse, 87-88 ; droit de commune, 15, 94, 98; droit de justice, 51 ; droit de pêche, 51, 8788; églises, 14, 19, 4445, 52, 61, 69, 102, iog, 124, 132-133, 136-139* 159. i67i6g, 178, igo, 233, 241-242; fondation, 32; forêt, 174-175; fort de, ig, 21, 25, 40, 88, i6g; histoire juridique, 4g-5i; hydrographie, 11, 13-14, 62-65, 76-78; lods et ventes,
299 Index 78, 95, 98, 186; maison du notaire, 6g; manoir, 52, 94, 99, 113, 159; mission indienne, 26, 33-34- 34 n - !2, 52-53. 63. 113- 23°. 234: moulins, 14, 22 n. 30, 63, 88-93, 99. l6 7> 169, 174-175. !?9. 241; ponts, 167—169, 178, 241; presbytère, 14, 6g, i15, 120, 124, 138, 164 n. 63, 166; quêtes, 133-136; recensements, 37—39, 42; rentes, 15, 22 n. 30, 64 n. 41, 78, 87, 93-101, 229, 241-242; réunion au domaine, 23, 74, 105, 229, 241; Terrier, 39, 62, 64-65, 68 n. 44, 78-79. 94. 98> 101> 103, 105, 170-173, 186, 207, 213; village de, 13-14, 19, 23, 2527, 40, 42, 44-46, 52, 63-64, 74, 76, 93, 102,
Lecompte, Jacques, marchand, 259 Leduc, Louis, 133 Lefebvre, famille, 35, 155. !?7. 226, 256 Lefebvre, Joseph, 227 Lefebvre, Marguerite,
Lunn, Jean, 233, 235
Magnan, Jean, 22 Magnan, Pierre, 227 Maheu, Marie-Angélique, 153 Maillet, Gilbert, maçon, 85 155 Marchand de Lignery, Lefebvre, Pierre, 22, 169 Jacques, curé, 40, 129, Le Febvre de La Barre, 135, 140-141, 178 Joseph-Antoine, gouMarie, dit Sainte-Marie, verneur, 28 Angélique, 190 Lefort, dit Laprairie, Marie, dit Sainte-Marie, Jean, 182, 209-210 Catherine, 210—211 Lefort, dit Laprairie, Marie, dit Sainte-Marie, Pierre, 182 Joseph, 149, 207 Lemaistre, Denise, 113 Marie, dit Sainte-Marie, Lemieux, famille, 226 Michel, 29, 168 Lepailleur, François, noMarsil, André, igg taire, 219 Mathieu, Jacques, 101Lepailleur, Michel, 102, 148 notaire, 121, 190 Ménard, Louis, 100 Lériger, dit Laplante, Clément, 114, 124, 145, Mesny, Claude, 150, 155 Mesny, famille, 155, 226 192, 218 Mesny, Jean, 151, 158 Lériger, dit Laplante, Mesny, Madeleine, 150— famille, 192 151, 158, 205 Lériger, dit Laplante, 1 1 1 , 1 1 3 , 1 l8, 1 2 1 , Meulles, Jacques de, inPaul, 145 150, 159—160, l66— tendant, 87 Léry. V. Chaussegros l68, 171-172, 174, Michelet, Jules, 263 Lignery. V. Marchand 191; violence, 160—161 Michillimakinac, 218, 220, Lonctin, André, 150 Laprairie. V. Lefort 226—227 Lonctin, Angélique, 158 Laprairie. V. Piédalue Milice, 15—16, 16 n. 13, Lonctin, Antoine, 211 Laroche, Jean, 208 Lonctin, Augustin, 150 Larose, 20 !9> 8 7> 9 1 » 94 n - 8 4102, 116, 124, 127, Lasaline. V. Poissant Lonctin, famille, 226 Lonctin, François, 154 La Salle, seigneurie de, !33. J39. H5' l6°. 163, 167, 169, 175-177, Lonctin, Gabriel, 158 56, 65 180, 218, 241—242 La Tortue, 16, 128, 168, Lonctin, Jean-Baptiste, Millet, Pierre, Jésuite, 137 150 182, 209, 218 Monet, dit Laverdure, Latreille, 20 Lonctin, Jérôme, 113, Jean-Baptiste, 200-201 Lauzon, François de, 50 210-21i Laverdure. V. Monet Montréal, 7, 30, 32—33, Lonctin, Joseph-Marie, 150 La Vérendrye. V. Gaul35> 42, 52. 59- 86. ^4. tier 116, 118, 139—140, Lonctin, Marie-Catherine, Leber, famille, 35, 177 168, 190, 215, 22g— 154 Leber, François, 102, 139, Longueuil, 8, 40, 45, 63230, 233, 235-237, 163, 174-175, 179-180 259; diocèse de, 44, 46, 64, 124-126, 148, 259; Leber, Suzanne, 191 50, 62, 137, 143, 14 paroisse de, 38 n. 25, Le Bras, Gabriel, 108, 220; justice, 28, 87, g7, 108, 167; seigneurie 110 99-100, 103, 105, 16 de, 15, 51, 63, 65, 80, 8 Leclerc, Louis, 227 174, 180, igg, 2315 "• 59. 147. 173
300 Index 232, 234; marchands, 218-219, 249, 254; notaires, 21—22, 215, 217, 219, 221, 242; relié à La Prairie, 8, 13, 17-18, 24, 32, 73, 87, 1 12, 148,
163,
262 ; réservoir de colons, 34 Montréal, rivière de. V. L'Acadie, rivière Montreuil, François, 153 Montreuil, Jean-Marie, 153 Moquin, famille, 35 Moquin, Jacques, 164, 166, 260—261 Moquin, Mathurin, 260 Moquin, Pierre, 168, 180, 182 Moreau, Marguerite, 182, 207, 209 Mouillepied, côte de, 15, 23, 38 n. 25, 40, 45 n. 47, 63-64, 73, 80, 94, 108, 124-127, 157, 167, 170-171, 173, 199. 213 Murray, James, 40 n. 36 New York, 23 n. 37, 30 Ouellet, Fernand, 47, 216 Paclin, famille, 155 Panneton, Philippe. V. Ringuet Paquet, Noël, 200 Pays d'en-haut, 8, 17, 191-192, 205, 207, 236, 252, 256—257, 260 Perras, Claude, 142 Ferras, famille, 35 Perras, Pierre, 113 Piédalue, dit Laprairie, Julien, 206—207 Pinsonneau, famille, 156 Pinsonneau, Pierre, 29, 85 Plamondon, Benoît, 161, 233 Poissant, dit Lasaline,
Jacques, 204 Pomainville, famille, 155 Portage, rivière du, 16, 62 n. 37, 64, 74-75, 88 Poupart, famille, 33 Poupart, Jean-Baptiste, 205 Poupart, Pierre, 205 Prairies, côte des, 23, 63, 65. 73» 81, 95 n. 87, l68,
207, 211
Prouville de Tracy, Alexandre, lieutenant général, 18, 33, 52, 113 Québec, 34, 52, 82, 103, 122, 126, 132, 137, 148, 236, 259 Rafeix, Pierre, gérant de la seigneurie de La Prairie, 33, 87, 97, 113, 117 Raimbault, Pierre, notaire, 115, 192; subdélégué de l'intendant, 168-169, 178 Raudot, Jacques, intendant : permet d'ouvrir un cabaret, 29 Raymond, dit Toulouse, famille, 226 Raymond, dit Toulouse, Jean-Baptiste, 100, 252 Richelieu, rivière, 17—18, 25, 230; vallée du, 18— 19, 24-26, 33, 40, 65, 73' 112 Richer, René, gérant de la seigneurie de La Prairie, 169 Rigaud de Vaudreuil, Louis-Philippe de, gouverneur, 110 Ringuet, 183, 194 Robidou, famille, 35, 156 Robinau de Bécancour, Pierre, grand voyer, 167 Roisnay, Marie, 197 Ronceray, Jeanne-Françoise, 164
Rougier, Jeanne, 191 Rousseau, Antoine, 197198 Rousseau, famille, 35 Roy, Angélique, 153 Roy, famille, 35, 156 Roy, Jean, 23 Roy, Marie, 192 Roy, Marie-Anne, 150— 1 1 1 5 ' 54 Roy, Marie-Charlotte, 153 Roy, Marie-Suzanne, 154 Roy, Marguerite, 154 Roy, Pierre, 15, 114 n. 16, 153, 182 Saint-André, côte, 65, 73, 95 n. 87, 128 Saint-Cirq, capitaine, 21 Saint-Claude, côte, 65, 73; ruisseau, 63 Saint-Constant, côte, 65, 73. 95' »73; église de, 128; paroisse, 15-16, 31, 38,45, 59, 62 n. 37, 75. »*7. 135. M3. 15° Sainte-Catherine, côte, 27 n. 44, 57, 61, 62 n. 37, 64, 74, 88, 133, 173, 191 Sainte-Hélène, île, 50 Sainte-Marie, rue, 69 Sainte-Marie. V. Marie Saint-François-Borgia, côte, 65 Saint-François-Xavier, côte, 40, 64, 74, 76, 81, 172, 204-205, 209; paroisse, 31, 76, 115, 119—120, 129, 163; rue, 69, 76 Saint-François-Xavier-desPrés, mission de, 34, 63-64, 76 Saint-Frédéric, fort, 19, 24-25- 234 Saint-Gabriel, fief, 60 Saint-Ignace, côte, 40, 64, 74, 173; rue, 69 Saint-Jacques, côte, 65, 73- 95. 95 n - 87. 1*8, 137, 191; rivière, 14—
3Oi
Index
Saints-Anges, côte des, 15. 23, 33- 4°. 52, 63, 65, 78, 80, 84, 88, 113, 65, 73.95. ï?3 Saint-Stanislas, côte, 65, 125, 127, 155, 167169, 172, 174-175, 73.95 178, 188, 191-192, 207, Saint-Sulpice, 260 n. 11 Saint-Vallier. V. La Croix 235 n. 44 Saint-Yves, 56 Saint-Jean, 23 n. 36, 23 Sarault, Pierre, maçon, n. 37, 24, 30, 65, 233; fort, 19, 25, 73 !39 Saint-Jean, côte, 63, 85, Sault-Saint-Louis, aveu, 155, 190, 207 59-60; cabarets, 54, Saint-Jean-François-Régis, 56; histoire juridique, 51—61; Iroquois, 18, 27 église, 127 Saint-Joseph, côte, 65, 69, n-44. 55.57.6o, 216; mission du, 27 n. 44, 81, 95 n. 87, 128, 132, 145, 158, 192, 20434. 74.89. 114; 205; rue, 69 moulin, 89, 91; populaSaint-Lambert, chapelle, tion, 34 n. 13 15; commune de, 15, Schuyler, Peter, 21 63, 69, 170—173; côte, Séminaire de Québec, 49 Séminaire de Saint-Sul15-16, 19, 40, 63-64, 69, 73, 80-81, 85, 121, pice de Montréal, 49 129, 152, 154, 158, Senécal, famille, 155 161, 204—205, 207— Senécal, Pierre, 133 204444444444444 Sillery, seigneurie de, 60 fort, 19, 113 ; habitants Simonnet, François, de, 15-16, 94, 96, 105, notaire, 152, 219, 260 113, 169; rue, 69; vilSorel, 18, 24—25, 228 lage de, 15 n. 23. Saint-Laurent, fleuve, 7, Soucy, Guillaume, 208 11, 13, 15-18, 25, 33, Soumande, Jean, mar50-51, 62-64, 74, 76, chand, 85, 260 78, 84, 113, 124, 172 Souste, André, notaire, 8, Saint-Louis, côte, 57 45. *43. H9 Saint-Louis-de-Gonzague, Sulpiciens, 76, 107, 114, côte, 65, 73, 95 122—123, 130; mission Saint-Marc, côte, 65, 95 des, 60; rivalité avec les n. 87, 128 Jésuites, 112, 115, 119, Saint-Michel, rue, 6g 121 Saint-Philippe, côte, 65, Supérieur, lac, 225 73, 127-128; église de, Surprenant, famille, 35, 1 127, 128 n. 53, 166; 55 paroisse, 14, 31, 38, 45, Surprenant, Jacques, 140 65, 127-128, 135, 143 Saint-Pierre, côte, 59, Taffanel de La Jonquière, 127, 191; paroisse, 128; Jacques-Pierre de, rivière, 128 gouverneur : contreSaint-Pierre. V. Hertaut bande, 237 Saint-Raphaël, côte, 65, Tellier, Rémi, Jésuite, 95 n.87, 172 110, 135, 230 Saint-Régis, côte, 191; Ténard, Marguerite, 84 rivière, 128 Terrebonne, 8
Tessier, Anne-Agnès, 142, 260 Testu, famille, 35 Testu, Marie-Catherine, !52
Tissot, Joseph, secrétaire des Jésuites, 34, 45 n. 50, 63, 88 Tortue, rivière de la, 14, 16, 40, 57, 62 n. 37, 64, 74-75. 78, 128-129, 150, 167, 169, 173, 178, 211, 233 Toulouse. V. Raymond Tracy. V. Prouville Trois-Rivières, 34, 52; justice, 51, 86—87, 97 Trottier Desauniers, Marguerite, 235—237 Trottier Desauniers, Marie-Anne, 235-237 Trottier Desauniers, Marie-Madeleine, 235— 237 Trottier Desauniers, Pierre, marchand, 235 Ulric, Paul-Armand, curé, 124, 126—127, 139, 163 Vachon de Belmont, François, Sulpicien, 115 Vaillant, François, gérant de la seigneurie de La Prairie, 69, 171, 173, 180 Varennes, 127, 260 n. 11 Vaudreuil. V. Rigaud Verchères, 260 n. 11 Vignal, Guillaume, Sulpicien, 32 Vilermaula, Louis-Michel, Sulpicien, 29, 115, 118—123, 1 3 1 > 138. 166, 178-179 Volant, Nicolas, marchand, 40 Well, Bernard, Jésuite, 57-58 You de La Découverte, Philippe, 233
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Table des matières
Introduction 7 1 La géographie de la seigneurie 2 La population
11
31
3 Les cadres : la seigneurie 47 4 Les cadres : la paroisse 107 5 Les solidarités
141
6 La transmission du patrimoine 7 L'attrait des Pays d'en-haut
215
8 Une hiérarchie à découvrir 239 Conclusion
263
Abréviations utilisées 275 Bibliographie 277 Liste des tableaux 289 Liste des graphiques, figures et cartes 291 Remerciements 293 Index 295
182