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French Pages [601] Year 2011
LA MORPHOGENÈSE DE ROME
Collection « Géographies en liberté » Fondée par Georges Benko
« Géographies en liberté » est une collection internationale publiant des recherches et des réflexions dans le domaine de la géographie humaine conçue dans un sens très large, intégrant l'ensemble des sciences sociales et humaines. Bâtie sur l'héritage des théories classiques de l'espace, la collection présentera aussi la restructuration de cette tradition par une nouvelle génération de théoriciens. Les auteurs des volumes sont des universitaires et des chercheurs engagés dans des réflexions approfondies sur l'évolution théorique de la discipline ou sur les méthodes susceptibles d'orienter les recherches et les pratiques. Les études empiriques, très documentées, illustrent la pertinence d'un cadre théorique original, ou démontrent la possibilité d'une mise en œuvre politique. Les débats et les articulations entre les différentes branches des sciences sociales doivent être favorisés. Les ouvrages de cette collection témoignent de la diversité méthodologique et philosophique des sciences sociales. Leur cohérence est basée sur l'originalité et la qualité que la géographie humaine théorique peut offrir aujourd'hui en mettant en relation l'espace et la société.
© L'HARMATTAN, 2011 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-55657-7 EAN : 9782296556577
Gilles Ritchot
LA MORPHOGENÈSE DE ROME De la discontinuité première au débordement actuel
Préface de Christophe Bayle
Du même auteur : Essais de géomorphologie structurale. Québec, Presses de l’Université Laval, 1975, 388 p. La Forme de la terre (avec P. Laplante). Longueuil, Le Préambule, 1984, 319 p. Forme urbaine et pratique sociale (codirection avec C. Feltz). Longueuil et Louvain-laNeuve, Le Préambule et CIACO, 1985, 303 p. Morphodynamique structurale de la terre et des astres (C. Pouliot, auteur principal). Longueuil, Le Préambule, 1988, 148 p. Études de géographie structurale. Québec, Université Laval. Centre de recherches en aménagement et développement, Cahier spécial n° 15, 1991 La géographie humaine structurale (coédition avec G. Mercier). Cahiers de Géographie du Québec, Vol. 36, n° 98, 1992 La modélisation dynamique en géographie humaine (G. Desmarais, éditeur principal). Cahiers de Géographie du Québec, Vol. 42, n° 117, 1998 Québec forme d’établissement. Paris, L’Harmattan, 1999, 508 p. La géographie structurale (G. Desmarais, auteur principal). Paris, L’Harmattan, 2000, 146 p. Québec et tabous. Québec, Nota Bene, 2003, 79 p.
Sommaire -
Préface Avant-propos Introduction
Partie I. La discontinuité critique 1. 2. 3. 4. 5.
Les trajectoires primitives La première naissance de Rome Le départ de la croissance urbaine Les manœuvres de la Grèce antique Carthage
7 11 17 31 33 57 77 93 115
Liminaire I. Crise religieuse et Révolution 6. L’Anti-Destinateur 7. L’espace de la guerre civile
135 137 155
Partie II. Le gradient Méditerranée 8. L’Occident de César 9. La Cité impériale 10. Le tombeau de Pierre 11. Les régions culturelles 12. L’innovation dioclétienne
177 179 199 223 247 269
Liminaire II. Le champ de ruines 13. Constantinople 14. Le vacuum Rome
285 287 303
Partie III. L’espace Europe 15. La trajectoire catholique 16. La fabrication de l’empereur 17. L’engendrement de l’Europe 18. L’équivoque 19. La fille aînée de l’Église 20. Rome féodale 21. Venise 22. Florence
321 323 343 359 381 397 413 429 447
Partie IV. Le bord Atlantique 23. La symphonie du Nouveau Monde 24. Rome passe le flambeau 25. Ville d’art 26. L’Amérique française
463 465 483 499 513
6 27. Ville d’archéologie 28. L’Occident débordé
533 551
-
571 581 591
Conclusion Bibliographie Index
Préface Au début des années 2000, le projet de Constitution européenne provoqua un débat sur les origines et les valeurs fondatrices de l’Union. Il achoppa, on le sait, sur la formule des « racines chrétiennes de l’Europe ». Rome, en l’occurrence le Vatican, s’en émut. Que seraient l’Europe en effet, la France et l’Occident en général, si Rome n’avait pas été christianisée ? Et qu’aurait été la Chrétienté si, auparavant, Rome n’avait pas été impériale ? Ce débat à peine (et mal) refermé, les peuples néerlandais et français rejetèrent par référendum le traité constitutionnel. Et on arrêta les consultations. Ces « non » ont rappelé que les traités, les législations et les institutions réalisent une géographie à la condition de rendre explicite un sens auparavant investi dans son espace. Manifestement, une contradiction s’est fait jour. Elle a porté sur le sens même de l’Europe et la crise est toujours là. L’Union Européenne n’est plus aussi sûre de son avenir ni même de sa viabilité. Le débat ne s’est pas laissé réduire aux affrontements politiques traditionnels. Il reste entier. La Morphogenèse de Rome par Gilles Ritchot montre que ce type de problèmes, récurrents dans l’histoire, peuvent être portés du terrain politique à celui de la science. L’auteur ne reproche pas à une pensée qui a inventé la philosophie et la démocratie de mal réfléchir, mais il constate la difficulté occidentale à comprendre l’Europe comme un objet géographique investi de sens. Or la science moderne s’est constituée en portant sur les choses un regard extérieur. Trois siècles après Galilée, les anthropologues et géographes dirigèrent ce « regard éloigné » sur les autres cultures et civilisations, à l’instar de Claude Lévi-Strauss citant Jean-Jacques Rousseau. Mais braquer ce regard de façon réflexive abolit la distance nécessaire à l’objectivation. Gilles Ritchot a comblé ce déficit de distance au moyen de la théorie. Bien des habitudes et des comportements empêchent la mise à distance, notamment ces débats sur les valeurs identitaires des territoires qui font florès de toutes parts. Dirigés vers ce qu’une communauté aurait de plus profond, ils écartent la figure de l’autre. Il n’en faut guère plus pour disqualifier le regard de l’étranger ou du nouvel arrivant. Cette forme d’exclusion n’est pas seulement immorale, elle conduit la raison et la science dans une impasse. Elle empêche l’assomption d’un point de vue externe à l’objet et, par suite, réduit l’objectivité géographique à sa composante la plus matérielle. Le moment est venu de reconnaître l’autre sous un rapport non pas politique ni moral mais ontologique. Il ne suffit pas de lui reconnaître une culture et une civilisation, ni d’admettre qu’il puisse porter sur lui le regard réflexif que l’Europe s’adresse à elle-même. Ce serait moins immoral mais ne suffirait pas à
8 sortir la raison de l’impasse. Cette sortie demande à revenir aux origines : à Rome. Au cours des siècles, Rome a polarisé une aire d’influence d’échelle globale, à savoir l’Occident, qui s’est étendue de la Méditerranée vers les rivages de la mer du Nord puis vers l’Amérique et l’Extrême-Orient. L’Occident aime à son tour se définir comme une civilisation déclinée selon certains pays au passé impérial. Ses gouvernants, ses entrepreneurs, ses media et ses intellectuels, même critiques, perçoivent souvent leur culture comme une machine à diffuser des valeurs. L’Occident déploie de par le monde sa technologie, ses méthodes administratives, ses religions, ses formes d’art, ses institutions juridiques et politiques, son système financier, etc. Cette liste, cependant, n’est pas celle de « ses » valeurs mais seulement des moyens idéels et immatériels qui lui ont permis de les faire émerger et de les cultiver en son sein. Le pôle civilisateur a déployé son aire d’influence mais il a toujours exporté ses outils immatériels au-delà d’une frontière qui, bien que mouvante, n’a jamais cessé d’exister. Allons de l’autre côté de cette frontière. Sous quelle forme y considère-t-on les pays occidentaux qui attirent par leur richesse et semblent promettre de meilleures conditions de vie ? Sous les traits d’une civilisation ? Mais une civilisation est une abstraction ambiguë et menaçante pour la façon de vivre et les valeurs locales. Elle reste toujours un démonstrateur des qualités attachées à un lieu émetteur qui font que des hommes ou des femmes songent à venir s’y établir. Or l’objectivité n’est pas dans la civilisation née du regard réflexif. Elle est dans l’établissement humain désiré par l’autre. Il n’est guère étonnant que la notion, traduite de l’anglais human settlement, soit utilisée par les géographes nord-américains habitués à comprendre leur milieu de vie comme une terre d’immigration. Mais tout établissement a également une mémoire. Celle-ci est autant omniprésente en Europe que tronquée en Amérique du Nord. Ces deux grands représentants de l’Occident portent sur eux un regard incomplet dissociant la géographie et le sens. Ce n’est donc peut-être pas un hasard si un regard indispensable à la géographie a été élaboré depuis le Québec : province nord-américaine, canadienne, française, britannique, romanisée et romanisante, et objet de l’ouvrage précédent de Gilles Ritchot [Québec forme d’établissement, 1999]. Nous (l’urbaniste et le géographe) avons eu le privilège de rencontrer l’auteur au début des années quatre-vingt. Il enseignait la géographie à l’Université Laval de Québec et travaillait avec plusieurs collaborateurs et étudiants sur le déploiement des morphologies urbaines. Sa théorie dite de la « forme urbaine » n’avait guère encore franchi l’Atlantique. L’urbaniste (Christophe Bayle) a connu Gilles Ritchot par l’intermédiaire de Daniel Le Couédic, directeur de l’Institut de géoarchitecture de l’université de
9 Brest. Il le fit écrire sur Paris dans la revue Urbanisme, à propos notamment du réaménagement des Halles et des grands projets du président François Mitterrand. Il envisagea à son contact la perspective de refonder les pratiques de l’urbanisme sur une géographie objective. Quelques années plus tard, le géographe (Jean-Paul Hubert) lui fut présenté par Jean Petitot, directeur d’études à l’EHESS. Celui-là explora avec passion les aspects philosophiques de la théorie de la forme urbaine [La discontinuité critique, 1993]. Il s’en servit pour révéler dans la pensée géographique des virtualités structuralistes oubliées voire refoulées après les tentatives de fonder la géographie à partir des autres sciences humaines. Précisons que ce travail reçut l’aide décisive et amicale de Gaëtan Desmarais, disciple de Gilles Ritchot et montréalais comme lui, installé à Paris pour en écrire la Morphogenèse [1995] à partir d’une thèse sous la direction de Jean Petitot. Depuis plus de vingt ans, nous avons vu se consolider ce travail théorique et naître un réseau de chercheurs en géographie structurale dans le cadre d’échanges France-Québec. L’approche s’est montrée particulièrement féconde à réarticuler la géographie avec les autres sciences humaines. Ce que Gaëtan Desmarais et Isabel Marcos avaient fait avec la sémiotique, Thierry Rebour le fit avec la science économique dans sa magistrale théorie du rachat [2000]. François Moriconi-Ébrard renouvela l’analyse démographique de l’urbanisation par sa théorie des 3A et son projet e-Géopolis [De Babylone À Tokyo, 2001]. Aujourd’hui se profilent des réalisations longtemps attendues dans les domaines de la modélisation urbaine et des applications pratiques en aménagement. La géographie structurale pose des questions inédites. Pour ces chercheurs, elle a été un catalyseur les amenant à produire des travaux bien différents de ceux de Gilles Ritchot. On croirait ces travaux indépendants mais, avec le temps, ils convergent avec la théorie de la forme urbaine et font système. Gilles Ritchot a intégré ces perspectives sémiotiques, philosophiques, économiques et démographiques dans le présent ouvrage. Sans doute n’aurait-il jamais pu le concevoir et le mener à terme sans cette intégration systémique. La géographie des formes d’établissement est néanmoins encore peu diffusée. Le rôle de préfacier peut aller jusqu’à essayer d’apporter un début d’explication. La géographie occidentale rencontre un blocage. Il tient à son incapacité à définir son objet du point de vue d’une altérité théoriquement comprise. Aux yeux de la majorité des géographes et des urbanistes cependant, le principal problème à considérer est celui de la complexité des territoires comme une conséquence obligée du grand nombre d’acteurs interagissant localement et, aujourd’hui, globalement grâce aux technologies de l’information. La diversité contradictoire des objectifs poursuivis par cette multitude d’acteurs et l’efficacité variable de leurs moyens seraient la seule cause du bazar Imago Mundi. En réinterprétant théoriquement la distance entre l’humain et le
10 lieu où il vit, le géographe Gilles Ritchot démontre qu’il n’existe pas d’établissement simple, fût-ce dans une île ou une oasis. La structure de l’espace est a priori complexe et discontinue. Elle est une forme abstraite qui met le sujethabitant à distance de l’objet-établissement. La discontinuité est une condition nécessaire pour que la plus petite communauté puisse s’installer quelque part et donner un sens à son occupation des lieux ainsi qu’à l’utilisation des ressources de la nature par les siens. Les anthropologues ne nous contrediront pas, qui ont prouvé l’universalité des pratiques de limitation de l’usage de la nature par des règles dont la transgression met la communauté entière en péril. Ainsi, tout établissement est une forme qui rend compte de ce sens. « Les formes mobilisent les forces », écrit Gilles Ritchot. Ces formes mettent les acteurs en mouvement et en concurrence, mais selon des règles attachées au sens de l’établissement et elles évoluent dans la longue durée. Lorsque des communautés croissent, se rencontrent ou s’affrontent, les établissements déploient leurs organisations et manifestations à toutes les échelles de la surface terrestre. Les formes s’interpénètrent, s’opposent, se clivent ou se recouvrent. Elles suscitent des généalogies fascinantes appelées Méditerranée, Occident, Orient, Europe, Chrétienté, Islam, Amérique, etc. La théorie pose le défi d’analyser et de reconstituer par un récit la séquence des trajectoires qui ont engendré ces formes, qu’il s’agisse de celles qui ont permis d’occuper un espace ou de celles qui en ont été détournées. Ce récit est scientifique au sens où il confronte non seulement à des faits mais à un espace qu’il permet de comprendre. Dans La Morphogenèse de Rome, Gilles Ritchot relève ce défi inédit sur près de trois millénaires. Toutes les trajectoires qu’il reconstitue ont donné une identité aux établissements humains. Il démontre aussi, par conséquent, que « l’autre » peut faire partie de l’identité d’un objet géographique. Ne tentons pas d’en dire plus sur une théorie et sur un livre qui conduisent la pensée vers le large et s’accommodent mal des formats restreints. L’ouvrage ne manque donc pas d’envergure et la théorie se comprend bien dans son application concrète aux événements, aux lieux, aux acteurs et aux formes. Christophe BAYLE urbaniste, Ancien rédacteur en chef de la revue Urbanisme et architecture et Jean Paul HUBERT géographe HDR Directeur de recherche à l’IFSTTAR
Avant-propos Cet ouvrage est né d’une discussion. En juin 1999, je rencontre Jean Petitot à Paris. Nous faisons le point sur la situation de la géographie structurale et pensons quelques projets. J’entends alors : « ce serait passionnant de vous intéresser à la morphogenèse de Rome ? » Venant d’un savant amoureux de la ville éternelle, la proposition me touche et, plus encore, elle me convainc. Je venais d’achever une morphogenèse du Québec. J’avais retracé les trajectoires génératrices d’un Canada aborigène vieux de cinq siècles et qui serait tenu par des Français, des Canadiens, des Québécois. Ce fut une étude régionale, presque classique, d’un vaste pays à histoire courte. Mais Rome ! Ce seraient le monde à visiter et trois millénaires à parcourir ! L’occasion de mes premières études sur un établissement aggloméré d’envergure remonte à 1976. Une direction de recherche sur le patrimoine immobilier de Montréal me fut confiée cette année-là. Je me suis trouvé devant une équipe d’une quarantaine de stagiaires dont les moniteurs avaient décelé les apories qui entravaient le corpus fonctionnaliste de l’École de sociologie urbaine de Chicago ainsi que la lecture marxiste de la Question urbaine selon Manuel Castells. Le fonctionnalisme achoppait sur l’impossibilité de comprendre la nécessaire valorisation économique d’un patrimoine culturel pourtant non indispensable à la subsistance matérielle. La lecture marxiste interdisait le calcul de la rente foncière en amont de la détermination de la plus-value corrélée au mode de production des biens utiles, soit ce que demandait le constat de la valorisation économique d’un phénomène de culture. Pour en finir avec ces apories, je proposai de renvoyer dos à dos les deux approches fonctionnaliste et marxiste, pour leur substituer une théorie neuve. Critique envers celle de la forme-marchandise, cette théorie à concevoir serait dite de la forme urbaine. La première version de la théorie de la forme urbaine figura dans un Rapport d’études en 1977. Il y en aura bien d’autres. Mais je m’attarde ici au précédent de toutes ces versions ainsi qu’à leur aboutissement le plus frais. Le précédent renvoie à une « nouvelle géomorphologie » conçue à Montréal entre 1964 et 1975. J’ai alors bâti un théorème démontrant la possibilité que la connaissance géographique rende compte d’une réalité géologique que la science géologique est pourtant incapable d’assumer. Cette réalité est concernée par une dynamique interne à la surface primitive des types de relief qui, seule à présent si je ne m’abuse, a justifié de soutenir la thèse de la dérive des continents relative à l’expansion du globe. L’aboutissement annoncé est la théorie du rachat de Thierry Rebour. À l’instar de la « nouvelle géomorphologie », cette théorie circonscrit une réalité économique utile à la connaissance géographique mais que la science écono-
12 mique en elle-même n’assume pas. Il s’agit de la rente, qui n’est pas un sousproduit du profit ou de la plus-value mais, bien au contraire, la condition de possibilité de la richesse. Seule la théorie de la forme urbaine, toutefois, sera derrière l’argument du présent ouvrage. Je vais citer celle du rachat, mais comme un développement et non pas comme une prémisse. En Introduction, je commence par mettre à jour les concepts-clefs de la théorie de la forme urbaine dont j’aurai besoin. J’explicite, notamment, la question du rapport des principes du politique et du religieux par la médiation de l’établissement géographique. Dans le corps du texte, je vais d’abord avérer le caractère conflictuel de trajectoires longues qui convergèrent sur l’Italie centrale entre les XIIIe et VIIIe siècles avant notre ère. La trajectoire légendaire et fondatrice de l’Énéide aurait sous ce rapport rivalisé avec l’hébraïque qui, au tournant du IIe-Ier millénaire av. J.-C., avait donné l’exemple d’un engendrement de pôle exceptionnel dans le fond oriental de la Méditerranée, à savoir : la Jérusalem du roi Salomon (chapitre 1). D’autres trajectoires ont par la suite visé l’environnement du site de la future Rome ; suivies par des Grecs et des Lydiens en particulier (VIIIe s), comme par des Phéniciens peu avant (IXe) puis des Osco-ombriens peu après (VIIe-VIe). Au demeurant, les grandes trajectoires se sont déployées en fonction d’une étendue d’emblée hétérogène ou anisotrope. Sur la partie de la botte italienne proche de l’embouchure du Tibre, ces diverses trajectoires ont convergé, mais pour s’arrêter net au bord abstrait d’un domaine sacré d’échelle régionale (chapitre 2). Le pôle Rome prendrait place au bord de ce vacuum Monte Cavo, pour en assurer la garde. Forte de son rôle sélectif, Rome a déclenché un expansionnisme continu qui confinerait les cités grecques et lydiennes-étrusques en des enclos tributaires d’essaimages discontinus (chapitre 3). Dès lors responsable de cette dynamique spatiale, l’établissement romain résisterait aux invasions celto-gauloises du IVe siècle. Les compétitions grecques puis carthaginoises seraient de la partie mais Rome les a conjurées à leur tour, en attendant de devoir envisager la maîtrise d’une aire d’influence aux dimensions de la Méditerranée. À compter de ce moment crucial, Rome assumerait la gouverne de la civilisation jadis transmise depuis l’Égypte à la ville de Jérusalem et aux cités du « miracle grec ». Rome n’a pas réinventé cette civilisation qui était déjà celle d’un Occident conçu – il y avait de cela un peu plus d’un siècle – à partir d’une Macédoine qui avait englobé la Grèce (chapitre 4). Plutôt, Rome aura mis le temps nécessaire à l’enracinement de cette civilisation. Il faudrait deux siècles pour que la civilisation Occident connaisse la stabilité de son espace : de la victoire romaine contre Carthage sous la République en - 202 (chapitre 5) ; à la consigne d’Auguste énoncée à l’avènement de l’Empire
13 (- 27 →) ; en passant par l’engendrement du long gradient Méditerranée sous les consulats et dictatures de César (chapitres 7 à 9). Une crise religieuse a ébranlé Rome aux lendemains de sa victoire sur Carthage, dans un écho de scandales commis par les promagistrats des premières provinces (chapitre 6). La crise inspira des emprunts aux religions exotiques et les scandales incitèrent à la mise au net d’un droit qui protégerait autant les étrangers que les citoyens réguliers. La crise religieuse a fini par avoir raison de l’axiologie traditionnelle lorsqu’un empereur – Constantin (IVe siècle AD) – risqua la tolérance de la farouche religion exotique qu’a d’abord été le christianisme (chapitres 10 et 13). Ce principe religieux surplomba le politique, au point de faire accepter comme sien le parcours de la civilisation Occident qui avait pourtant été au mérite d’une Rome dite païenne (chapitres 14 à 16). Un expansionnisme continu à la romaine allait reprendre aux dimensions d’une Europe destinée à être le continent initial de la chrétienté planétaire (chapitre 17). Et le sens religieux de cette dynamique redéployée dissimulerait, à compter du VIIe siècle, le sens politique des trajectoires missionnaires en conflit avec le diffusionnisme de l’établissement Islam. La traversée du Moyen Âge ne fut pas qu’un hiatus de barbarie (chapitres 11 et 12 ; 18 à 21). Elle s’accompagna de transformations : géographiques (régions culturelles, cathédrales urbaines) ; politiques (royaumes, couronnes) ; économiques (délocalisation du système esclavagiste vers l’Islam et apparition en Europe des rentes seigneuriales). À l’époque de la Renaissance majuscule et des Grandes découvertes, Rome passe le flambeau de la civilisation aux établissements Atlantique (chapitres 22 à 24). L’Occident prend l’Europe de l’Ouest et les Amériques tout en propa-
geant des avant-postes en Afrique et jusqu’en Océanie. La suite du texte prendra en considération ces trois importantes réalités : les trajectoires génératrices étant conflictuelles, elles rendent compte de la définition objectivement politique de l’établissement en général ; l’étendue étant anisotrope a priori, l’Occident à passif impérial ne peut pas ne pas être entouré d’une discontinuité critique l’ayant opposé et l’opposant toujours au reste du monde ; la nécessité inscrite à cette macro-organisation fait que l’Occident est à présent indispensable à la stabilité de l’écoumène global (chapitres 25 à 28 et conclusion). De nombreux passages pourront ressembler à des récits historiques. Mais l’ensemble ne racontera pas des histoires et encore moins l’Histoire. Mon ouvrage est de géographie théorique et non pas d’histoire factuelle. Il ne met pas l’accent sur les forces et les actions mais sur les positionnements et les rôles. Je vais développer un parcours significatif d’une physique non pas de forces explicatives de formes mais de formes mobilisatrices de forces.
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On me permettra de m’expliquer, relativement à une illustration et une bibliographie auxquelles on pourrait reprocher des excès de frugalité. L’illustration va se limiter à quelques tableaux, croquis et graphiques. Les dessins ne recherchent pas l’information topographique mais la représentation de rapports de positions spatiales. Je conseille au lecteur en quête de cartographie plus figurative la consultation de cartes d’Atlas, de dictionnaires ou de manuels scolaires1. C’est peu courtois mais je déclare, à ma décharge, qu’une illustration de ce genre aurait été plus nuisible qu’utile à la clarté d’une information destinée à une lecture de formes abstraites et non pas seulement de faits tangibles. La bibliographie est friande de culture générale. Mes sources sont rarement spécialisées ou de première main. Elles ne sont pour la plupart ni très anciennes ni très actuelles. Je lâche quelques allusions à des auteurs de l’Antiquité ; Hérodote, Polybe, Suétone, et d’autres. Comme ici et là j’utilise des textes pointus et de facture récente. Mais je cite plus volontiers des livres et articles qui, pour être un peu vieillots, n’en présentent pas moins l’avantage de laisser plus de latitude à la forme qu’à la force, à la propriété qu’au travail, à la valeur qu’à la richesse. Je propose plusieurs renvois à Encyclopædia Universalis. Les volumes que j’ai utilisés datent de 1968 (→ 1980). Ils sont d’actualité dans la mesure où ils se prêtent comme peu d’autres à des croisements de données sur des thèmes récurrents, c’est-à-dire au rapport de multiples phénomènes à des contextes macro en résonance avec la méthode structurale. Un Index des noms propres figure en toute fin, pour les toponymes ainsi que les personnages légendaires et historiques. Il n’y a pas d’Index des concepts puisque l’Introduction en tient lieu à toutes fins pratiques. Il n’y a pas non plus d’Index des auteurs puisque la théorie, encore elle, commande une bibliographie déracinée. Chaque renvoi interne entre crochets [ ] signale un numéro de sousdivision à consulter au besoin, ou encore un tableau, un graphique, un croquis, une source Internet, une notice du Thesaurus d’Encyclopædia (1974). Je remercie Renée pour son appui et sa patience, Stéphane et Nathalie pour leur compréhension et leur aide technique. Merci à Justine Manning Harvey, pour son indispensable et très difficile travail de mise en page. De Québec, je remercie Claude Pouliot pour ses mille et un petits et grands services. Claude Pouliot m’a convaincu de la pertinence d’analyser la trajectoire hébraïque avant celle de l’Énéide. Il m’a ainsi amené à saisir le rôle de 1 Entre autres : l’Histoire de la civilisation occidentale aux Éditions du Renouveau pédagogique Inc. Québec & Canada 2010, erpi-com / simard.cw ; l’Atlas d’histoire en quatre volumes de C. McEvedy. Paris, Laffont 1985.
15 l’ancienne Égypte dans l’engendrement de ces jumeaux qu’auront été l’Occident et l’Orient primitifs. Claude Pouliot m’a enfin, et toujours, rappelé qu’il ne faudrait pas oublier la géomorphologie qui aura été au départ de notre chère géographie structurale. Si ce commencement ne trouve plus le moyen de s’exprimer aux soins du projet scientifique actuel, faudra-t-il lui consacrer un roman ? De Montréal, je remercie Jean Décarie d’avoir mis à ma disposition son grandiose Atlas Le Piante di Roma. Depuis quelques années, Gérard Beaudet m’éblouit avec sa recherche en cours sur le Québec écossais. J’ai compris, grâce à lui, que mon intuition d’une géographie structuraliste remonte aux années 1950. Je m’étais alors intéressé à des études de savants britanniques qui étaient venus à Montréal au XIXe siècle. Ces distingués visiteurs avaient été familiers de la pensée de David Hume. Il y a longtemps, à Montréal, j’ai été immergé dans un environnement culturel prédisposant à la philosophie de Kant. Mes premières réflexions comme géographe ont de ce fait préparé, sans que je m’en aperçoive, mon adhésion au structuralisme dynamique. Je remercie Daniel Le Couédic pour m’avoir permis, tout au long des années 1980, de fréquenter l’Institut de Géoarchitecture de Brest. Cet échange FranceQuébec m’a accordé l’inestimable chance d’appliquer la théorie de la forme urbaine à la connaissance de la morphogenèse de Paris. Je remercie aussi Daniel Le Couédic de m’avoir présenté à Christophe Bayle, rédacteur en chef de la Revue Urbanisme de 1983 à 1990. Je remercie Christophe Bayle de m’avoir accueilli en qualité de correspondant auprès de sa Revue. J’ai appris, grâce à ce rôle, à rédiger de courts textes portant sur des objets sensibles : le désinvestissement des Halles centrales, l’urbanisme haussmannien, les Grands Projets du Président, le rôle de Paris dans l’Europe de Maastricht, l’héritage intellectuel de Le Corbusier, etc. Avec le sens de la responsabilité institutionnelle qui le caractérise, Christophe Bayle accompagne le bon sauvage que je suis depuis bientôt trente ans. Il a accepté de rédiger la préface à ce livre. J’en suis très honoré. Christophe Bayle a amplement aidé à la diffusion de la théorie de la forme urbaine et de son application à la connaissance de Paris. Le corpus alors fraîchement constitué a inspiré à Gaëtan Desmarais l’idée d’un « parcours morphogénétique » pour lequel seraient mobilisés les travaux d’Algirdas-Julien Greimas, de Jean Petitot et de René Thom. Je remercie Gaëtan Desmarais d’avoir repris mes prémisses théoriques et mes textes sur Paris pour en faire deux thèses et un livre qui ont légitimé la scientificité du corpus. Je remercie aussi Gaëtan Desmarais de m’avoir présenté à Jean Petiot. Il me fait plaisir et c’est pour moi un honneur d’exprimer ici ma reconnaissance à l’égard de Jean Petitot. Non seulement cet éminent confrère a consenti à plusieurs lectures critiques des premiers brouillons de cet ouvrage, il
16 m’a redonné espoir en des circonstances où j’étais affaibli. Il m’a recommandé l’articulation du plan général à mon développement sur le champ de ruines romain au Ve siècle de notre ère. Jean Petitot m’a organisé des rencontres. Il m’a fait partager – outre sa passion pour la science et l’art – sa connaissance intime de Rome et de l’Italie. Sans son dévouement vraiment exceptionnel, ce travail n’aurait pas été. Je remercie aussi Jean Petitot de m’avoir présenté à René Thom. Grâce à cette rencontre, en 1989, j’ai pu relancer la « nouvelle géomorphologie » que je croyais perdue. Mon théorème de base en cette matière a été mis à jour dans mes Études de 1991 puis dans le livre de l’an 2000 sur La Géographie structurale dont Gaëtan Desmarais est l’auteur principal. Je remercie aussi Jean Petitot de m’avoir présenté Jean-Paul Hubert. Je remercie Jean-Paul Hubert d’avoir fait remonter, dans ses écrits de 1992 et 1993, la théorie de la forme urbaine aux trois Critiques kantiennes. Jean-Paul Hubert m’a offert deux relectures attentionnées du manuscrit préparatoire à la présente étude. Il m’a particulièrement aidé à composer les paragraphes traitant de la géographie économique. Je remercie aussi Jean-Paul Hubert de m’avoir présenté Thierry Rebour et François Moriconi-Ébrard. La théorie du rachat de Thierry Rebour prend en charge rien de moins que la réalité à la fois terre à terre et vertigineuse qu’est l’économie générale. Elle est à la géographie humaine ce que la « nouvelle géomorphologie » a été à la géographie physique. La loi de métropolisation de François Moriconi-Ébrard confirme, à base de raisonnement mathématique, que l’établissement aggloméré est premier. François Moriconi-Ébrard m’a fait part d’un scénario qui, relativement aux postures et pathos propres aux grandes cultures et civilisations, m’a inspiré le montage du tableau 11.1. Thierry Rebour et François Moriconi-Ébrard m’ont hébergé et donné des occasions sans pareilles d’adresser la parole à des auditoires réceptifs. Je leur en suis reconnaissant. On aura observé que tous ces remerciements convergent sur un espace singulier – la France – pour ne pas dire sur une seule ville ; Paris. Ma démarche professionnelle m’a conduit de Montréal – où j’ai d’abord été immergé dans un environnement culturel favorable – à Paris d’où j’ai finalement eu droit à la reconnaissance de la communauté scientifique internationale. Le moment est venu de passer du « je » au « nous ». Gilles Ritchot
Introduction La théorie de la forme urbaine ; aujourd’hui Interdit, Loi et droit de propriété Nous proposons ci-après une mise à jour de la théorie de la forme urbaine. Il s’agit moins de la présenter in extenso – elle l’a été en d’autres ouvrages éventuellement cités – que d’en extraire les prémisses utiles à notre recherche. Nous partons de l’intuition, formulée dans nos Études de 1991, selon laquelle le rapport de l’être humain à l’environnement ne procède pas d’un mouvement compulsif vers les ressources qu’il contient. Il n’est pas certain a priori que le sujet humain se dirige d’emblée vers les ressources de son environnement afin de les utiliser ou de les transformer en choses utiles. Il se peut tout autant que ce sujet refuse l’utilisation immédiate des ressources à sa portée. D’où cette double implication : premièrement, le sujet humain qui refuse la prise directe n’est pas soi-même dans le besoin mais l’autre qui interdit à soi de se servir ; secondement, la définition d’un tel sujet par l’altérité requiert la médiation langagière, la parole de l’autre qui adresse à soi l’interdit de fusionner à la nature pour se rassasier. Le postulat de l’utilité relève de l’entendement. Il est logique que l’établissement – le fait de s’établir (settlement) – ait pour fonction d’organiser une exploitation et une transformation de ressources pour que soit assurée à tout le moins la subsistance de ses usagers. Si l’on s’en tient à cet entendement, l’évaluation de facteurs économiques, sociologiques et administratifs suffit à caser la géographie humaine. Cependant, l’interdit ci-dessus présupposé transmet obliquement une contrainte morale ; une éthique. Et cette raison pratique au sens kantien n’est plus du ressort de l’entendement (Hubert 1992, 2008). Cette raison ne saurait bénéficier de concepts ciselés conformément à l’exigence de la science empirique. Car le sujet – soi-même – ne s’interdit pas franchement la prise directe ou, pour dire la chose comme elle est, la prédation. Bien au contraire, il en voudrait, tant et si bien que l’autre doive lui adresser la parole afin de le convier à la modération. À terme, cet autre se réserve le pouvoir de soumettre son destinataire à l’éventualité d’une sanction s’il ne respecte pas la contrainte morale de l’interdit. L’autre fait la Loi, si l’on peut dire. Et cette Loi est judicieusement menaçante pour commencer, mais à condition de ménager une sortie le cas échéant. La Loi faite par l’autre nous enjoint de respecter l’interdit mais tout en reconnaissant à chacun le droit, en contrepartie, de faire lever localement cet interdit pourvu que certaines conditions soient satisfaites. La Loi supervise en chaque situation d’espèce la conversion de l’interdit en droit de propriété ; lequel accorde la possibilité à chacun de s’établir en une
18 position choisie. De proche en proche, nous avons croisé les trois ordres aristotéliciens du logos, de l’ethos et du pathos.
Trajectoires, valeurs et niveaux L’interdit ordonne le renoncement à la satisfaction ici et maintenant, en prévision d’une négociation avec l’autre là-bas et plus tard. Ce qui justifie de remplacer l’objectif de la provision par celui de la position. Le sujet renonce ainsi à la provision mais il aspire à la position. Il chemine du besoin au désir. Comment ? Chaque sujet est tenu de quitter le lieu de sa naissance – sous la pression de l’interdit qui à ce moment frappe la fusion incestueuse – afin de se diriger vers un lieu de substitution ; une position. Chaque sujet devra de la sorte pouvoir s’approprier une position dans l’étendue géographique pour avoir suivi une trajectoire l’y ayant mené. La trajectoire en question n’est pas que déplacement physique. Elle est conflictuelle, politique, car elle vise une position à distance dans la mesure où celle-ci est simultanément tenue par l’autre. Si chaque sujet doit quitter le lieu de la fusion à la parenté c’est-à-dire à la nature – les mots naissance et nature sont de même étymologie –, son humanité ne le renvoie pas à lui-même mais à l’autre en tant que destinateur d’interdiction. Le sujet humain – selon un tel abord – n’est pas autonome. Il est hétéronome pour ne pas s’en remettre à lui-même mais à l’autre. Puis cet autre, après avoir enjoint un tel sujet de quitter son lieu de naissance ou de nature, fait vouloir à celui-ci une position à distance. Chaque sujet devrait occuper une position au terme d’une trajectoire. Sauf que celle-ci entre en conflit avec celle de l’autre qui, justement, a déjà engendré cette position. C’est avancer que le sujet, après avoir quitté son lieu d’origine, n’erre pas au hasard en attendant de trouver un lieu distant où se cantonner. Il se dirige vers telle ou telle position en particulier dans la mesure où l’autre la lui fait vouloir en tant qu’objet. À ce stade intervient la saisie affective ou esthétique d’une signification investie dans la position désignée puis sollicitée. D’une part, la position enfin voulue ferait sens et, de l’autre, la saisie de cet objet ne serait pas cognitive mais passionnelle. Cette émotivité aurait partie liée avec l’admission du désir dans la justification de la trajectoire politique vers la position à distance en contrepartie de la fusion à la nature hic et nunc. Passion, émotion, ces mots résonnent dans l’ordre du pathos aristotélicien qui en impose aux deux autres ; logos et ethos (Aubenque 1968a, p. 401).
19 Une fois supposé que le sujet soit d’emblée dérangé par l’autre qui lui fait vouloir une position, il s’avère qu’est alors en cause non plus un besoin à satisfaire mais un objet désirable par le fait qu’il est publicisé par l’autre. Le secret de la valeur cède au fil de cette interaction. L’autre fait vouloir certaine position au sujet en la faisant valoir. Comment ? En persistant à contrôler la position indiquée. En conséquence, le sujet prend la position de l’autre quand ce dernier consent à s’en dessaisir. Étant donné au surplus l’aliénation en l’occurrence autorisée, la position obtenue par le sujet désirant a eu le temps de devenir un objet valant quelque chose. Le sujet contracte une dette envers l’autre quand il prend sa place. À terme, la dette ainsi évaluée sera payable en nature ou en monnaie. Mais au niveau profond sur lequel nous évoluons à présent, cette dette notifie la valeur au crédit de l’altérité. La valeur due est humainement spécifiée au point où l’on en est. Elle fait appel à la condition humaine. Cette valeur est anthropologique. De surface D’interface Intermédiaire Profond
économique géographique politique anthropologique
Niveaux
Objectivités
Tableau 0.1 Les quatre niveaux et les objectivités correspondantes
Un niveau vient d’être pris en considération. Lequel est profond pour être sousjacent à un niveau intermédiaire ; celui-ci étant sous-jacent pour sa part à une interface elle-même en dessous d’un niveau de surface. Chacun de ces quatre niveaux renvoie à une objectivité distincte (tableau 0.1) : le niveau profond est celui de l’anthropologique comme on vient de voir ; le niveau intermédiaire est celui du politique ; le niveau de l’interface est celui du géographique ; le niveau de surface est celui de l’économique. De la valeur est présente à tous les niveaux de cette superposition. Le concept de valeur est versatile. Le mot est souvent employé au pluriel et la chose signifiée revient aux quatre niveaux ci-devant notés de l’anthropologique, du politique, du géographique et de l’économique. Il pourrait effectivement être question à présent des valeurs anthropologiques au niveau profond ; comme il pourrait être question des valeurs morales au niveau intermédiaire du politique. Il sera sous peu question des valeurs positionnelles au niveau de l’interface géographique. Le mot valeur est davantage employé au singulier quand nous abordons le niveau économique de surface où foisonne la diversité empirique. Les concepts de rente et de rendement admettraient plus facilement la généralité à ce niveau ;
20 à cause de leur légitimité positiviste quantitative. En revanche, les valeurs profondes étant impalpables, non mesurables, elles s’entourent d’un certain flou que saurait accommoder l’usage d’un pluriel adversaire de la généralisation. De surface
économique
Valorisation par la rente
D’interface
géographique
Engendrement des positions
Intermédiaire
politique
Appropriation via trajectoires
Profond
anthropologique
Saisie du sens
Niveaux
Objectivités
Dynamiques
Tableau 0.2 Un abrégé du parcours morphogénétique selon Desmarais (1992a)
Prolongement interdisciplinaire Sur la base des réflexions ci-devant résumées, Gaëtan Desmarais a conforté la théorie de la forme urbaine des apports de la sémiotique d’Algirdas Julien Greimas, de l’épistémologie morphodynamique de René Thom et de Jean Petitot, enfin de la nouvelle anthropologie de René Girard. Chemin faisant, notre confrère a développé la théorie en un parcours morphogénétique. Ce parcours définit les objectivités aux quatre niveaux comme étant dynamiques (tableau 0.2) : -
au niveau anthropologique, le parcours morphogénétique débute par une saisie de valeurs profondes ; au niveau politique intermédiaire, l’appropriation actualise ces valeurs, au terme de trajectoires conflictuelles et significatives du contrôle de la mobilité ; à l’interface géographique, les trajectoires conflictuelles engendrent les positions, lesquelles sont investies des valeurs anthropologiques auparavant actualisées grâce au contrôle politique de la mobilité par l’appropriation ; au niveau économique de surface, les positions sont valorisées par la rentecrédit, soit ce que rachètent les occupations concrètes et les rendements qui en répondent.
Ces formules-clefs de la théorie et du parcours se conforment d’assez près à nos synthèses des années 1999-2000. Nous ne résumons pas les connaissances imputables aux apports interdisciplinaires. Nous les retenons comme des emprunts à expliciter au fur et à mesure de renvois pertinents. Nous signalons deux
21 pistes néanmoins, étant donné leur intérêt pour notre montage. La première conduit à la sémiophysique de Thom, la seconde à l’anthropologie de Girard. Au regard de la sémiophysique thomienne, les valeurs anthropologiques – comme nous les avons présentées – ne dénotent pas une abstraction qui demande toujours et toujours plus de réflexion mais un quelque chose de brut. En effet, ces valeurs sont profondes non pas à l’enseigne d’une intellection mais d’un enfoncement dans ce qu’il y a d’inavouable en nous : nos peurs irraisonnées, entre autres émotions plus ou moins aimables. Dans cette optique, Desmarais a relevé que les « valeurs [anthropologiques] fonctionnent comme des "prégnances" » (2000, p. 67). « Au sens de René Thom », ces prégnances sont des formes hyper-signifiantes de prédateurs, de proies et de partenaires sexuels (1988, pp. 15-34). Elles intéresseraient certains groupements animaux non pas du seul point de vue biologique des espèces mais de comportements territorialisés. Un exemple ; la vue ou l’odeur des restes d’une proie dévorée incite les congénères de celle-ci à s’interdire la fréquentation du lieu de l’expérience sensorielle. Le lieu en question – le « point noir » (p. 27) – polariserait par ailleurs un territoire que les animaux du groupe concerné jalonneraient de leurs cris d’alarme plus ou moins modulés. Des « animaux sociaux » parviendraient ainsi à circonscrire des territoires ; d’une part grâce à leurs déplacements stimulés par l’attractivité/répulsivité des prégnances et, de l’autre, par le moyen d’une communication certainement rudimentaire mais à la limite langagière. Au regard de l’anthropologie girardienne, nous en revenons à la condition plus humaine qu’animale, mais pour appréhender le fait que la divulgation de l’interdit y préluderait la violence. En effet, nous posons que le sujet n’est pas franc quand il renonce à son environnement immédiat pour se diriger vers la position indiquée par l’autre. Si cet autre fait vouloir cet objet en le faisant valoir, il est difficile d’imaginer que le sujet ne rêverait pas – ne fût-ce qu’un instant – de son élimination. La mort de l’autre évite quand même à soi l’inconvénient d’avoir à mériter sa place et à la payer. À terme, le sujet peut bien accepter une telle fatalité en échange d’une élévation à un mieux-être. Mais quand il est confronté au contrat avant d’avoir pris la peine de l’étudier, c’est une toute autre affaire. Surtout que la mimesis s’en mêle ! Ce qui paraît incontournable dans l’éclairage cru de la nouvelle anthropologie de Girard. Le sujet veut d’autant plus éliminer l’autre qu’il désire non pas tant prendre sa place qu’être lui-même cet autre. Ce qui lui accorderait tout de suite la compétence politique quant au contrôle de sa position et, partant, des trajectoires des autres sujets qui voudraient faire comme lui et le remplacer à son tour.
22 Le désir du sujet étant le désir de l’autre, celui de l’autre est celui de l’autre de l’autre et ainsi de suite jusqu’à ce que la mimesis répande l’exacerbation comme une épidémie. La violence est dite réciproque quand elle se propage dans cette mouvance d’escalade. Le propos illustre que la divulgation de l’interdit dans le langage n’entraîne pas une résorption de la violence. Bien au contraire, puisque cette divulgation fait passer du besoin au désir et que celui-ci, étant mimétique, suscite la lutte de tous contre tous. L’interdit n’empêche pas la violence. Il la culpabilise. En l’absence d’interdit en effet, comment saurions-nous que la violence est coupable ? Le problème est en conséquence celui d’une certaine sagesse recherchant moins la résorption de la violence que sa canalisation. Comme si le seul moyen de conjurer la violence réciproque était de lui trouver une solution de remplacement. In illo tempore, cette solution n’aurait cependant rien eu de reposant, car elle aurait tenu dans l’administration d’une violence sacrificielle victimaire. La violence victimaire consiste à sacrifier un individu ; un bouc émissaire unanimement jugé responsable de la dégradation du lien intersubjectif. Cette violence n’a rien de sympathique. Mais elle offre l’avantage d’être moins dangereuse que la réciproque pour la survie de la collectivité. La violence de tous contre tous disparaît alors au crédit d’une violence de tous contre un ; le lynchage. En proie à la violence qui la dissout, la collectivité devenue foule se débande en isolant un individu parmi elle pour l’accuser sans procès de tout ce qui ne va plus et l’on connaît la suite. Mais quand exactement serait survenu le premier moment critique du passage de la violence réciproque à la victimaire ? Lors du saut qualitatif de l’animalité à l’hominisation ? Mais comment savoir cela autrement qu’en l’imaginant ?
Écoumène et vacuum Une fois ou chaque fois accompli le bond de la violence réciproque à la sacrificielle victimaire, l’interdit est spatialisé. Il se manifeste sur-le-champ et durablement sous la forme d’un espace fini : un vacuum discontinuant un écoumène. Chaque établissement global correspond de prime abord à un écoumène ouvert mais s’arrêtant contre le bord d’un vacuum fermé. Les lieux où l’interdit est levé – afin de permettre l’établissement – composent l’écoumène. Mais les lieux où cet interdit spatial persistera fusionnent pour leur part en une place publique avant la notion ; un domaine fermé auquel la théorie a réservé le concept de vacuum. Considérons que le vacuum soit indispensable à l’appropriation positionnelle dans l’écoumène. Sans la préexistence du vacuum, la propriété personnelle ou privée n’aurait jamais pu avoir été enclenchée. Grâce à une interprétation de la
23 « rationalité juridique » selon Jean-Louis Gardiès, Jean-Paul Hubert a écrit de fort belles pages à l’appui de cette avancée (1993, pp. 137-142). La formation du vacuum découlerait du peuplement non aléatoire de l’étendue en laquelle il se trouve. Toute étendue territoriale en voie de peuplement correspond à une portion d’écoumène sans bord externe a priori mais dont le bord interne encercle un trou ; le vacuum. Celui-ci aurait pour fonction d’empêcher un peuplement de proche en proche donnant prise à des rivalités d’appropriations mimétiques et susceptibles de verser dans la violence réciproque. Le vacuum contribuerait de la sorte au désamorçage de la violence de tous contre tous. Mais il donnerait lieu ce faisant au pis-aller qu’est la violence de tous contre un. Par définition, de ce fait, le vacuum est sacré. La mise en situation d’un établissement, en fonction du domaine interdit qu’est le vacuum, suppose que la collectivité ayant fréquenté les lieux aura été sacrificielle. L’expression est-elle à prendre à la lettre ? Sacrifier veut dire faire du sacré après tout. Admettons au moins que l’existence d’un vacuum sacré, au cœur d’un établissement à ses origines, signifie que la collectivité qui y évolue a produit le sacré en question. Par le fait d’être sacré, le vacuum est réservé à la victime disparue c’est-àdire à la divinité à laquelle cet individu sacrifié participe désormais. Car, pour avoir évité à la foule de disparaître dans la confusion, l’individu sacrifié devient après sa mise à mort une divinité bénéfique. Étant dorénavant jugé responsable du retour à la paix sociale, l’individu hier abominé – le bouc émissaire – est glorifié outre-tombe. Il devient l’Autre avec la majuscule ; l’Autre lacanien qui « n’existe pas », le Destinateur greimassien, le Tiers majuscule de Pierre Legendre. Cet Autre asymétrique – comme nous l’avons convoqué en 1991 – délègue alors l’autre avec la minuscule. Ce dernier est l’autre symétrique, le compagnon, le frère.
L’État La notion d’État est bienvenue quand nous en sommes à ce point du raisonnement. L’État serait l’Institution actualisant l’altérité asymétrique comme nous venons de la concevoir. Selon cette approche, l’Institution État n’est pas projective mais émergentielle. Cette Institution – avec la majuscule et au nom de laquelle sont accréditées les institutions avec la minuscule – n’est pas faite de main d’homme. L’Institution État émerge de l’engendrement de l’établissement en tant que structure constitutive d’humanité à base d’interdit. L’État surplombe ainsi – mais sans se confondre avec lui – chaque établissement nommé. Chaque État souverainement identifié de cette façon regarde d’abord une étendue interrompue d’un vacuum sacré. On peut même parler d’espace qualifié si un bord externe à ce territoire est repérable au point de permettre le tracé d’une frontière. Ensuite, l’État solidarise les sujets de la
24 collectivité en chaque établissement nommé, en adressant à tous et chacun la même coutume en fait d’appropriation positionnelle. À terme, l’État gouverne son établissement en cautionnant le contrôle des mobilités par l’appropriation. L’État garantit ainsi le principe politique, à savoir ; la conversion de l’interdit spatial en droits positifs de propriété. Enfin, l’Institution majuscule qu’est l’État prescrit aux sujets établis sous sa vigilance de rendre hommage à l’Autre asymétrique et, par extension, aux disparus apparentés. Ces défunts ont droit de ce fait à des places mortuaires avec le décorum que réclament leurs sépultures. À mesure que progresse notre montage, nous observons que l’État – en tant qu’Institution actualisant l’altérité asymétrique – garantit les principes du politique et du religieux. La catégorisation spatiale jusqu’ici reconstituée permet le repérage sur le terrain c’est-à-dire pas seulement en fonction de coordonnées topographiques ou astronomiques comme les points cardinaux. Le vacuum amène les sujets de l’établissement – des acteurs – à s’orienter dans l’étendue de l’écoumène autour de lui. Les trajectoires prennent diverses directionnalités eu égard à ce centre organisateur : les trajectoires qui en approchent sont polarisantes ; les trajectoires qui en éloignent sont diffusantes. Par ailleurs, ces trajectoires étant conflictuelles par essence, elles font advenir le niveau du politique par l’intermédiaire du contrôle de la mobilité. Dès lors, certains acteurs préservent ce contrôle aux dépens d’autres qui le perdent. Cette dramatisation est inéluctable. Le constat est brutal mais il offre l’avantage de promettre une compréhension raisonnée du principe religieux ; et cela quoi que l’on suppose de l’une ou l’autre révélation surnaturelle. Quand une portion d’étendue territoriale avec son vacuum solidarise un ensemble de positions, les valeurs profondes investies ont alors eu le temps – quelques siècles, un millénaire ? – d’avoir été intégrées à des élaborations religieuses. Les valeurs au départ sont anthropologiques, prégnancielles, animales même. Le résultat des élaborations groupe à la fin des représentations d’ordre culturel. La forme urbaine médiatise le processus, si bien que – pour notre théorie – le dire religieux se singularise par le fait de corréler des concepts forgés à des prégnances. La morphogenèse d’établissement procède de trajectoires conflictuelles engendrant des positions qui se déterminent réciproquement au sein d’une interface géographique abstraite et sous-jacente aux occupations concrètes. Ces trajectoires sont accomplies par des acteurs dont certains contrôlent leur mobilité aux dépens de perdants. Ces derniers seraient ainsi victimes d’une injustice non pas sociale mais naturelle. En contrepartie, et comme pour remédier à pareille fatalité, l’élaboration religieuse interviendrait pour faire en sorte que des deuxièmes chances soient envisageables. Le principe religieux aurait pour rôle au moins second la réparation de l’injustice tributaire des inévitables conflits produisant l’interface géographique.
25 Les principes du religieux et du politique seraient de la sorte médiatisés par la forme d’établissement. Notre approche considère le principe religieux non pas tant du point de vue de sa substance que de son rôle dans le parcours. Endorégulation [ Urbain ]
Exorégulation [ Rural ]
Polarisation
Rassemblement
Concentration
Diffusion
Évasion
Dispersion
Tableau 0.3 Les trajectoires du niveau politique
Formes abstraites, espace géographique et structure de positions Quant aux gagnants et perdants pour cause d’injustice naturelle : les premiers sont les acteurs urbains, les nomades sélectifs ; les seconds sont les acteurs ruraux, les sédentaires et nomades résiduels. Du point de vue des objectivités dynamiques, l’urbain et le rural campent des positions engendrées par des trajectoires à définir sous l’angle des régulations de la mobilité : -
les trajectoires décidées par les acteurs urbains sont endorégulées ; les trajectoires imposées aux acteurs ruraux sont exorégulées.
Le croisement des directionnalités et des régulations permet ce classement : -
les trajectoires polarisantes endorégulées sont de rassemblement ( R) ; les trajectoires diffusantes exorégulées sont de dispersion (D) ; les trajectoires polarisantes exorégulées sont de concentration ( C) ; les trajectoires diffusantes endorégulées sont d’évasion (E).
Le classement intègre des contradictions ainsi que des implications et présuppositions : -
le rassemblement et la dispersion sont en contradiction ; la dispersion implique la concentration et celle-ci présuppose celle-là ; la concentration et l’évasion sont en contradiction ; l’évasion implique le rassemblement qui présuppose celle-là et à nouveau provoque la dispersion. Et ainsi de suite.
26 Le tableau 0.3 (supra) expose la taxinomie des trajectoires, lesquelles – étant conflictuelles – évoluent sur le niveau intermédiaire du politique. Les trajectoires urbaines et rurales étant différenciées qualitativement, elles engendrent des discontinuités informant un ensemble de formes abstraites. Celles-ci composent une étendue anisotrope ; une interface constituant le niveau du géographique ; l’espace géographique. Ces formes abstraites groupent les positions engendrées par les trajectoires définies au tableau 0.3. Le tableau 0.4 distribue ces groupements de positions ou formes abstraites : -
le rassemblement (R) engendre le massif ; la dispersion (D) engendre l’aire d’influence, la région ; la concentration (C) engendre la cuvette ; l’évasion (E) engendre le collier autour d’une forme abstraite polarisée.
Les couplages des formes abstraites articulent pour leur part : -
le seuil polarisé – la configuration de seuil – qui interpénètre des positions de rassemblement urbain et de concentration rurale (R/C) ; la ligne de talweg rurale qui conjoint des positions de concentration polarisante et de dispersion diffusante (C/D) ; le front d’urbanisation diffus qui conjoint des positions d’évasion urbaine et de dispersion rurale (E/D). la ligne de crête urbaine qui conjoint des positions de rassemblement polarisant et d’évasion diffusante (R/E). Massif
Seuil R
Crête Gradient +
R/E E
Collier
R/C
Cuvette C C/D
E/D
Front U
Talweg Gradient -
D
Aire d’influence Région
Tableau 0.4 Les principales formes abstraites de l’interface géographique
Les formes abstraites figurant au tableau 0.4 sont d’échelle locale. Certaines d’entre elles, cependant, sont engendrées aux échelles régionale et globale. Ce serait le cas des lignes de crête, à un degré moindre des lignes de talweg. Au
27 reste, ces lignes de crête et de talweg sont aussi apparentées à des gradients : courts à l’échelle locale et longs aux échelles régionale et globale. Les gradients de type ligne de crête sont dits urbains ou positifs ( + ). Les gradients de type ligne de talweg sont dit ruraux ou négatifs ( - ). La configuration de seuil est plus parfaitement engendrée là où elle superpose, justement, un gradient urbain et un gradient rural. Toutes ces formes abstraites en chaque établissement composent ainsi l’interface géographique : l’espace géographique. Différencié abstraitement et concrètement, cet espace n’est pas un substrat territorial sur lequel sont projetées des significations extrinsèques. Il n’est pas produit par les actions qui s’exercent sur lui par l’extérieur (Desmarais 1992b). Un tel espace – l’interface géographique – actualise une organisation qui lui est intrinsèque ; une structure de positions engendrée par une dynamique interne de trajectoires conflictuelles.
Valeur et richesse Posons qu’un peuplement primitif soit indifférencié, diffus, aléatoire, les prises de possession susciteraient alors – c’est plausible, on l’a vu – des rivalités mimétiques débouchant sur la violence réciproque. Le peuplement intégralement diffusant est par conséquent irréalisable car disparaîtrait, dans la violence de tous contre tous, la collectivité en train de se former en l’accomplissant. Le peuplement d’une étendue géographique jusque-là inhabitée ne peut pas procéder par diffusion indifférenciée en tache d’huile. Le peuplement d’une telle étendue disponible ne se théorise qu’en ayant débuté par des agglomérations, celles-ci ne seraient-elles que des amas de tentes ou de cabanes. Le peuplement spontané d’une étendue laisse s’y creuser le vacuum dont il faut maintenant comprendre qu’il détermine la formation d’aires densément occupées sur le pourtour c’est-à-dire d’agglomérations. N’importe quel peuplement de n’importe quelle étendue doit réaliser une diffusion anisotrope, laquelle présuppose le creusement du vacuum discontinuant l’écoumène en devenir. Ce vacuum commence par être vaste, d’une superficie de quelques milliers de km2 au minimum, si bien qu’il répartit la population concernée de telle manière que les rivalités puissent être tenues suffisamment loin. La distance produite par l’extension du grand vacuum actualise ainsi et à sa façon la fabrication de l’altérité. Les populations éloignées grâce à ce vacuum deviennent autres, pour ne pas dire étrangères voire ennemies. La violence sacrificielle sise dans le vacuum ayant évité le pire, la guerre peut commencer. En fonction d’une telle efficacité positionnelle canalisant l’agressivité loin de chez soi, les rivalités locales se résorbent au crédit de rapprochements sociétaux ; des attroupements que réalise le phénomène d’agglomération. Tout peuplement d’une étendue anisotrope conduit à la formation d’habitats com-
28 pacts, l’un d’eux se voyant confier la responsabilité de la garde du vacuum et devenant capital. Ce vacuum a une existence limitée dans le temps. La dynamique enclenchée provoque des déplacements de sa valeur vers les lieux qui permettent d’y tendre et, par extension, vers les lieux qui permettent d’accéder à tout autre lieu détenteur de valeur. Cela ne signifie surtout pas un diffusionnisme de la valeur autour d’un vacuum fixe. Escorté de pôles gardiens, le périmètre du vacuum évolue, comme il peut s’effacer, réapparaître ailleurs, etc. Le seuil – la configuration de seuil – est la forme abstraite la plus apte à stimuler le phénomène d’agglomération. La superposition d’une ligne de crête et d’une ligne de talweg détermine une compétition entre valeurs positionnelles urbaines et rurales. Laquelle est on ne peut plus favorable au phénomène. Mais comment et pourquoi le phénomène d’agglomération se produit ? À un moment critique donné du parcours de l’établissement – et comme nous l’avons anticipé –, la valeur atteint le niveau de l’économique après avoir traversé ceux de l’anthropologique, du politique et du géographique. Nous proposons, sous un tel rapport, que le sujet doit payer sa position, non plus seulement en reconnaissant l’humanité de celui qui s’en est dessaisi à son intention, mais en versant un tribut : soit à l’État ; soit au compagnon. Définissable au niveau superficiel de la valorisation économique, le tribut en question est la rente. Notre approche de la valorisation économique s’en remet à la théorie du rachat de Thierry Rebour (1996 ; 2000 ; 2008). Cette théorie n’applique pas, même en la critiquant, la notion classique de rente à la connaissance géographique. Elle forge un concept que la science économique ne livre pas. En voici nos trois énoncés : -
la valorisation économique des positions n’est pas d’emblée définissable en fonction de la force de travail échangeable sur un marché préexistant, mais en fonction de droits de propriété aliénables en rentes ; la richesse produite par le travail ne crée pas la valeur positionnelle, cette valeur est un déjà là que la richesse en cours de production « attire sur le marché » (1996, p. 59) ; la rente implique son remboursement, celui-ci dépendant d’une production de richesses dégageant un profit non pas ponctionné par la rente mais justifié par celle-ci.
La valorisation économique par la rente endette a priori la formation sociale établie. Cette rente primitive équivaut à du crédit. Lequel n’est pas une contrainte ad hoc quand par exemple la plus-value extorquée de l’achat à rabais de la force de travail ne suffit plus à honorer les dépenses de toutes sortes. Ce crédit est structurel.
29
Monument somptuaire
Pôle-seuil
VILLE
Faubourg
Massif
Cuvette R
Quartier
Crête Gradient +
R/E E
Collier
Banlieue ht gamme Villégiature
R/C
C C/D
E/D Front U
Talweg Gradient -
Village Graben
D Aire d’influence Région
Étalement (urbain)
Campagne
Tableau 0.5 Les unités de voisinage du niveau de surface La section encadrée reprend le tableau 0.4
La ville La ville serait apparue – quelque six millénaires av. J.-C. – dans l’écoumène du Proche-Orient. L’interdit spatial aurait alors frappé des biens durables – sols cultivables, points d’eau potable, gisements minéraux, etc. – en liaison avec une économie embryonnaire à base d’autoconsommation et de troc. Mais ces conditions de vie auraient brusquement évolué avec l’apparition du phénomène d’agglomération lui-même corrélé – d’après Thierry Rebour qui consulte à ce sujet Aydalot, Bairoch, Braudel et d’autres – à une création monétaire (2000 ; 2008). Il existerait une relation nécessaire entre les faits de l’agglomération dans l’étendue géographique et d’une économie assez organisée pour qu’elle doive faire appel à la technique monétaire. Ce qui nous conduit à poser que, le premier aménagement étant celui du pôle gardien du vacuum sacré, son achèvement met en route un système économique déjà assez performant pour que s’impose le recours à la monnaie. La fonction de la monnaie est radicalement repensée selon cette approche. La monnaie est tout autre chose que l’équivalent général permettant des échanges de biens. En effet, la monnaie doit accompagner l’apparition du phénomène d’agglomération, parce que la rente localement mise en route équivaut d’emblée à un crédit. Et comme ce crédit sera honoré dans le futur moyennant le profit généré au sortir d’une consommation de richesses, il faut qu’en attendant il soit évalué grâce à une monnaie créée spécialement pour lui.
30 La disparition de la richesse fongible laisse ainsi la monnaie intacte créer un « profit pur ». Au reste, Rebour insiste sur la certitude que l’économie générale doit être en déséquilibre dans la longue durée. L’économie ne saurait tendre vers l’équilibre, auquel cas le phénomène d’agglomération se serait dégradé ou devrait se dégrader avec le temps. Or le contraire exactement s’est produit et se produit plus que jamais sous nos yeux. Indice, donc, que l’économie est en déséquilibre, si bien que le phénomène d’agglomération doit en répondre. Nous prenons la liberté d’inverser la consécution. Le phénomène d’agglomération n’existe pas parce que l’économie est en déséquilibre. C’est plutôt parce que l’agglomération existe que l’économie en déséquilibre doit en répondre. Le phénomène de l’établissement aggloméré réalisant a priori une transformation de valeurs en rente différenciée, il déclenche le déséquilibre propre à tout système économique à base de crédit structurel et de création monétaire. Le tableau 0.5 distribue quelques exemples des formes concrètes du niveau de surface ou unités de voisinage. Les premières unités à se manifester seraient les pôles d’agglomération (noté Pôle-seuil). Nous faisons maintenant le tour du tableau à partir de la case VILLE et dans le sens horaire. La ville externalisant la configuration de seuil : -
le faubourg externalise la cuvette. Il est caractérisé par la location intégrale ; le village externalise la ligne de talweg, celle-ci correspondant à un gradient rural là où elle étire un axe ou graben industriel ; la campagne externalise ou du moins exemplifie l’aire d’influence. Elle se prête à des activités à faible composition organique de capital et requérant de vastes superficies ; l’étalement externalise le front d’urbanisation caractérisé par une implantation de formes endorégulées en positions exorégulées ; la banlieue haut de gamme et le front de villégiature externalisent des glacis d’évasion courbés (collier) comme des parenthèses enserrant un pôle ; le quartier externalise la ligne de crête. Il est généralement caractérisé par la superposition de formes de rassemblement centripète et d’évasion centrifuge ; enfin le monumental somptuaire externalise le massif.
La diagonale R-D exprime la dynamique du vacuum, où l’interdit d’établissement permanent se réalise à la faveur du rassemblement consenti mais périodiquement suivi de la dispersion contrainte. La diagonale E-C exprime la dynamique du quartier artisan, surtout composé d’immeubles résidentiels où se superpose, à la propriété banlieusarde du rez-de-chaussée (évasion), la location faubourienne aux étages (concentration).
Partie I
LA DISCONTINUITÉ CRITIQUE
1. Les trajectoires primitives 1.1. La trajectoire d’Abraham 1.1.1. L’axe syro-palestinien D’orientation nord-sud et d’une longueur de ~ 600 km au fond est de la Méditerranée, l’axe syro-palestinien se compose depuis fort longtemps de régions à la fois stables quant à leurs formes et agitées quant à leurs forces. Jusqu’au XIIIe siècle avant notre ère, il n’y avait eu là que des terres ; entre autres la terre de Canaan et la terre amorrite. Ces terres avaient été fréquentées par des Bédouins sémites venus des étendues faiblement différenciées du désert d’Arabie. Pendant les derniers siècles de l’Âge du bronze (→ Ier millénaire av. J.-C.), la terre de Canaan – la future Palestine – a été lentement pénétrée par les descendants d’un patriarche de basse Mésopotamie. La terre amorrite – la future Syrie – était pour sa part envahie par les Araméens qui laisseraient le souvenir d’une langue jadis entendue par divers groupes en ces milieux ; la langue de JésusChrist. Refoulés en direction nord-ouest sous la pression du mouvement migratoire venant par l’Est, les Bédouins de Canaan ou Cananéens sont devenus les Phéniciens de l’éventuel Liban. Sur ce bord externe d’une étendue ouverte en direction de la Méditerranée, les Phéniciens érigeraient les cités-États de Byblos, Sidon et Tyr. Leurs ancêtres semi-nomades du Sud avaient bâti quelques places fortes parmi les plus anciennes que nous connaissions ; dont Jéricho non loin au nord de la mer Morte (Bairoch 1985). Les Phéniciens se spécialiseront dans la fabrication de navires en cèdre. Leur vocation de navigateurs commerçants les conduira au-delà des Colonnes d’Hercule (~ Gibraltar) via le relais africain de Carthage en face de la Sicile. Au XVIIIe siècle avant notre ère, une famille quittait la localité d’Our en basse Mésopotamie. Sous la conduite du patriarche auquel nous venons de faire allusion – Abraham –, ce qui était déjà un clan nomadisa vers le Nord-Ouest, entreprenant la traversée de plaines drainées par l’Euphrate sur une longueur d’environ mille kilomètres : le Croissant Fertile. À quelque distance de la case-départ d’Our, le clan du patriarche Abraham avait eu le temps de proliférer au point de devenir une peuplade. Celle-ci essaima à la périphérie du Croissant. Elle ménagerait ainsi ses arrières avant de remettre le cap plus loin vers l’Ouest (Lemaire 1981, p. 6). En position d’arrivée enfin, la peuplade adopta « la langue de Canaan, l’hébreu » (Nahon 1968a, p. 525). L’hébreu fut d’abord une langue sémitique et les Hébreux seraient par la suite le peuple parlant cette langue.
34 L’identité hébraïque s’est de la sorte affirmée le long d’une trajectoire orientée. La position d’arrivée devait ancrer cette identité moins dans le groupe que dans un territoire ; Canaan. À l’approche de sa destination, la trajectoire d’Abraham serait sous contrôle. À la sortie de la Mésopotamie, la même trajectoire avait pourtant été contrainte puisque « Our aurait connu une crise économique prolongée ». Habituons-nous au cas de figure. La trajectoire d’Abraham a donné suite à la contrainte économique puis est devenue librement acceptée sitôt entrevue la position d’arrivée lui donnant sens. De ce point de vue urbain et pas seulement alimentaire, un changement opéra relativement à l’interprétation de la destinée humaine. À un pessimisme radical se serait substituée l’écoute d’un seul Dieu qui aurait éprouvé de la compassion pour l’humanité. La terre de Canaan avait été la promise et sa promesse fut celle d’un réel bonheur. 1.1.2. Enfin l’Égypte ! L’arrivée des Hébreux en terre de Canaan remonte au XVIIe siècle av. J.-C. Une partie de la population migrante resta sur les lieux mais une autre continua son chemin vers l’Égypte. Une famine a-t-elle suscité ce déplacement supplémentaire ? À moins que l’échange réciproque fût aussi recherché au terme d’une trajectoire de prolongement ; contrôlée celle-là, endorégulée. La puissante Égypte était alors soumise, depuis quelque 70 ans, à la dynastie des Hyksos. D’ascendance sémite eux aussi, ces Hyksos seraient bienveillants à l’égard des Hébreux, en même temps qu’ils compteraient sur eux pour protéger leur delta du Nil en direction de l’isthme de Suez et de la péninsule du Sinaï. Les semi-nomades du Sud, qui s’étaient avancés jusque dans les terres de Canaan et amorrite, ne devaient pas être inoffensifs à la latitude de Suez et du Sinaï. La trajectoire d’Abraham et des Hébreux évolua dans une étendue imprégnée d’influence sémitique. Originaires d’une région syrienne, les Hyksos étaient sémites. L’Égypte envahie par eux était d’emblée sous l’emprise de langues dites chamito-sémitiques. Toute l’Afrique du Nord, jusqu’au Tchad, était fréquentée par des Hamites de langue sémitique1. À l’occasion de transhumances dans la région du Sinaï, des pasteurs hébreux avaient conclu un accord avec les Égyptiens. La terre de Gessen fut attribuée à ces immigrés volontaires qui¸ en plus d’enfin verrouiller la région vulnérable de Suez, proposèrent à leurs maîtres des produits d’élevage et d’artisanat contre lesquels ils obtiendraient des produits agricoles comme le blé. La confiance était de mise, au point qu’un fils de Jacob – le dernier des patriarches bibliques – 1 Sémite = qualification des peuples du Proche-Orient ayant parlé des langues sémitiques ; sémitique = qualification des langues parlées ou des cultures partagées par les peuples sémites (arabe, araméen, berbère, hébreu, phénicien). Le lexème commun à ces mots vient de Sem, l’un des fils de Noé dans la Bible. Hamite = descendant de Cham, un autre fils.
35 devint vizir à la tête de la province qui, logée à l’est du delta, transformerait la terre de Gessen en un interstice administrativement déterminé. Se trouva préfigurée – par l’engendrement de cet interstice – la discontinuité nord-sud entre ce que seront un Occident et un Orient définissable en tant que double inversé. Les Hébreux ont fait leur première expérience de l’établissement en prenant position dans le Gessen. Mais cette province externalisait sur les entrefaites un segment de la discontinuité à laquelle nous allons bientôt rapporter l’axe syropalestinien dans son ensemble. Le destinateur égyptien aurait par ailleurs investi ces Hébreux de la vocation de protéger la civilisation contre les potentiels envahisseurs qu’étaient alors les semi-nomades d’Arabie ; ces Bédouins déjà présentés. À cette fin, les Hébreux se sont établis par-dessus les bords de la discontinuité que nous pourrons qualifier de « critique » (Hubert). Le peuple hébreu de Gessen fut dans les bonnes grâces de la dynastie régnante. Mais l’Empire pharaonique était restauré en l’an - 1590. Les Hyksos partis, la situation des Hébreux se serait dégradée. Ces derniers auraient même été mis en servitude. Les mauvais traitements les auraient mortifiés pendant au moins cinq générations. Ces lectures ont récemment été mises en doute. Les travailleurs manuels en Égypte, y compris les Hébreux captifs, auraient été des salariés au demeurant suivis par des médecins (Noblecourt 2004, pp. 188-189). Quoi qu’il en fût – et pendant que les Hébreux apprenaient la sédentarité –, se déroula le règne d’Aménophis IV ou Akhenaton (- 1370-1350). Ce roi instaura, avec la collaboration de la belle Néfertiti, le culte d’Aton, ce dieu unique symbolisé par le Soleil (Daumas 1968, p. 1015). Le culte à l’Aton égyptien aura été original par le monothéisme auquel il prétendit. C’est dire que le monothéisme d’Abraham entrerait en compétition avec un autre venant d’Égypte. La nouvelle religion apparue dans l’Égypte du IIe millénaire n’était pas tant astrologique que savante. Elle fit admettre que toute vie sur terre dépend de l’énergie solaire. Le Soleil Aton aurait été un être suprême symbolique. Il aurait assumé non pas la causalité à distance mais des abstractions comme la vérité et la justice. Se trouvaient évincés les fantômes témoins de la peur du mal. Les superstitions, la sorcellerie et la magie furent proscrites. Voire, « l’au-delà et l’existence après la mort », cette immortalité à laquelle la tradition égyptienne tenait pardessus tout, devenait une finalité désuète. Pour la raison que le dieu des morts, Osiris, ne devait pas déranger l’unicité positive d’Aton. Le nouvel ordre eut la vie courte. Une trentaine d’années. Les déboires d’Akhenaton découlèrent, très physiquement, d’un chambardement des pratiques courantes. En effet, la nouvelle religion aurait contaminé la forme d’établissement, au point de provoquer une réorganisation des activités. La capitale changea de lieu ; « les temples furent fermés et leurs biens confisqués, les trésors ecclésias-
36 tiques saisis » (Freud 1948, p. 32). Les prêtres et les fonctionnaires étaient désorientés et, plus grave encore, disqualifiés. Ils résistèrent, rejetèrent la vérité révélée et s’employèrent, après la mort du roi impie vers - 1350, à restaurer l’ordre ancien. La religion d’Akhenaton n’était pourtant pas en rupture de tradition. La figure solaire hantait l’imaginaire collectif au fondement de la qualité d’occupation sédentaire. L’agriculture égyptienne avait déjà mis en valeur les plaines riveraines inondées par le Nil. Chaque année, le fleuve débordait à l’aube du jour où était aperçue l’étoile Sothis (Sirius) après qu’elle avait disparu au-dessous de l’horizon pendant soixante-dix nuits. L’étoile annonçait qu’au prochain lever du jour surviendrait l’inondation annuelle et bienfaitrice (Noblecourt, p. 25). Le Soleil levant était devenu signifiant à l’observation prolongée de ces coïncidences célestes. Le dieu Aton aurait ainsi exalté l’astre du jour à la faveur d’une connaissance préscientifique suffisamment admise. La religion d’Akhenaton aurait élaboré une telle prescience spatialement investie en Égypte au fil d’une longue durée. Le rejet de cette religion n’aurait pas compromis cette prescience, par conséquent. La nomination du dieu solaire égyptien fut peut-être redevable de la révolution d’Akhenaton. Mais la représentation de ce dieu n’a pas existé en fonction. Elle ne s’est donc pas retirée sitôt passée l’émotion révolutionnaire. Bien au contraire, la figure s’est aussitôt emparé du personnage d’Horus (pp. 259-268) : ce fils que la déesse Isis engendra après avoir ressuscité son frère-époux Osiris ; celui-ci ayant été occis par le frère cadet Seth. 1.1.3. L’acteur Moïse Nonobstant son interruption provoquée par la réaction du clergé et de la bureaucratie, le mouvement révolutionnaire initié par Akhenaton allait avoir un effet douloureux prolongé. Le royaume sombra dans l’anarchie. Vers l’an - 1250, les Hébreux ont voulu profiter du désarroi général pour quitter le pays. Un chef prit la direction de leur Exode. Il s’appelait Moïse. Freud a proposé à ce sujet une thèse qui gravite autour de ces deux propositions : Moïse était égyptien ; ce chef charismatique fut assassiné. Selon Freud, Moïse ne fut pas un patriarche ni un prophète du peuple hébreu. Moïse n’aurait pas été un Hébreu mais un Égyptien. Il aurait été un dignitaire de la cour du pharaon, un grand prêtre, ou un haut fonctionnaire, ou un chef militaire, voire le gouverneur de la province de Gessen, peut-être un peu tout cela au gré des circonstances. Le Moïse égyptien aurait adhéré à la religion d’Aton. Freud avance que nous aurions alors assisté, non seulement à la formalisation d’un rigoureux monothéisme, mais à la « première tentative de ce genre dans l’histoire pour autant que nous sachions » (p. 28). Et le monothéisme d’Abraham ? Nous renonçons
37 au genre de question consistant à savoir par exemple lequel, du monothéisme d’Abraham ou d’Akhenaton, fut le premier. Il nous suffira de supposer que l’égyptien aura été le plus influent et que celui d’Abraham tenterait de lui faire écran. Moïse aurait voulu faire partager la spiritualité du monothéisme égyptien. Déçu par le mauvais accueil, il aurait aussitôt tiré parti de l’anarchie qui se répandait et du mécontentement des Hébreux prétendument maltraités. Ces conditions étant réunies, il était envisageable, pour un leader comme lui, d’enrôler les Hébreux de Gessen dans une expédition de retour vers leur Terre promise et de les rallier, chemin faisant, à son monothéisme irréprochable. Quelques décennies passèrent et l’Exode était envisagé. Les Hébreux d’Égypte iraient rejoindre leurs compatriotes demeurés en Canaan. Si nous glissons maintenant de la lecture psychanalytique à notre parcours géographique structural, nous pouvons définir cet Exode comme ayant réalisé non pas une dispersion contrainte mais une évasion sous contrôle. Les faits risquent de s’embrouiller, néanmoins, quand nous allons aux événements survenus dans la péninsule du Sinaï entre Gessen et Canaan. L’épisode de la donation des Tables de la Loi à Moïse – le Décalogue – attribue une importance telle à une autre divinité – Yahvé – que nous perdons la mémoire de la divinité mosaïque de provenance égyptienne. Le dieu Yahvé – Je suis – serait plutôt venu d’Arabie. Son symbole n’aurait pas été accordé par le Soleil mais par les éclairs et les volcans. Chemin faisant, le Moïse du Sinaï cessa d’être un personnage historique pour devenir une figure de légende (p. 47). Il y aurait eu deux Moïses : le premier égyptien et historique ; le second hébreu et légendaire. Nous sommes devant un hiatus, que Freud a surmonté en proposant que le Moïse égyptien fût assassiné. Son interprétation fait appel à la fatalité du meurtre du Père symbolique par les fils de la horde. L’anthropologie de René Girard y verrait un meurtre dû à la rivalité mimétique. Le Moïse égyptien a-t-il été tué par le prétendant à sa succession et jaloux de son charisme, Josué ? Quoi qu’il en soit, l’assassinat devait être tu. Les motifs œdipiens ou rivalitaires devaient être refoulés dans l’inconscient parce qu’inavouables. Les épopées propres au récit biblique – le miracle de la traversée, les dix plaies, etc. – auraient-elles d’ailleurs fait diversion en pareil drame ? Une chose paraît probable ; ces épopées auraient de quoi faire oublier le rôle de l’influence égyptienne dans l’éventuelle élaboration religieuse des Hébreux en route vers Canaan. 1.1.4. Jérusalem Que s’est-il passé dans le Sinaï ? La religion monothéiste ne fut pas retransmise là précisément et le message du Moïse légendaire serait tard venu. De fait, nous
38 aurions assisté à un compromis en vue de rapprocher les fidèles du Moïse égyptien assassiné – les Lévites – et les porte-parole du peuple qui était demeuré sur les lieux de Canaan ; les Israélites. Le compromis aurait penché en faveur de Yahvé, sauf que celui-ci prendrait les traits de la divinité d’inspiration égyptienne. Une sorte de récupération allait réussir, comme il arrive quand vient le temps, pour le descendant symbolique, de faire main basse sur la doctrine de l’aïeul sacrifié. L’influence égyptienne laisserait par conséquent des marques durables et cela d’autant plus qu’elle serait amnésiée. Des caractères égyptiens ont contribué à la personnalité acquise par les partenaires du compromis. Ainsi de la coutume de la circoncision, dont le maintien aurait conduit à une ségrégation positive avant la lettre (pp. 41-42). La croyance en l’immortalité, pour sa part, a propagé la disposition peut-être la plus égyptienne qui fût. Enfin un élitisme a été le lot des fidèles capables de s’élever à une spiritualité exempte de sorcellerie et de magie. Une frénésie des grandeurs aurait même emporté le Peuple élu dans une volonté de puissance impériale au premier degré. L’unité du peuple hébreu n’était pas pour autant réalisée. Les dissensions seraient tenaces entre les deux factions des Lévites et des Israélites. L’unité en puissance donna cependant à ces deux parties la force de prendre la terre des Cananéens au XIIIe siècle. Ce fut une conquête armée. La contrée avait eu le temps de se couvrir de places fortes, à commencer par Jéricho qui s’écroula « au son des trompettes ». Au tournant du siècle suivant, la région était envahie par les Philistins. Ayant donné leur nom à la Palestine, ces envahisseurs avaient participé au mouvement des peuples dits « de la Mer » (Gourbeillon 1986, pp. 43-57). Peu après la destruction de Jéricho, ces peuples de la Mer eurent un rôle à tenir dans la disparition des établissements archaïques de Mycènes dans le Péloponnèse, de Cnossos dans l’île de Crète, de bourgs syriens et d’établissements hittites sur le plateau anatolien (Asie Mineure). Seules les civilisations d’Égypte et de Mésopotamie auraient résisté (Morkot 1999, p. 30). La formation de la Palestine menaça les Hébreux, qui réagirent en organisant leur territoire en « douze tribus ». Lesquelles seraient fédérées et gouvernées par des magistrats élus ; des Juges. D’anciens bourgs cananéens étaient recyclés et d’authentiques cités virent le jour, dont Jérusalem non loin du site de Jéricho. L’unification serait complétée avec la mise sur pied d’une monarchie. N’aurait plus qu’à venir le « siècle d’or du roi David » qui soumit les Philistins et de Salomon qui fit bâtir le Temple (- 1030 à - 930). La royauté hébraïque fut militaire d’emblée, d’où l’abandon de la « confédération assez lâche » des « tribus ». Le roi « s’attachait des officiers en leur donnant les meilleures terres ». André Lemaire (pp. 24 et suiv.) fait remonter le « choix de Jérusalem comme capitale » à l’époque du roi David. Cette ville eut
39 pour objectif de réaliser l’unification ci-dessus relatée. Le roi Salomon – fils de David – donna suite en reconnaissant une fonction étatique à ce pôle. Ce qui bouleversa la structure sociale traditionnelle ; famille, clan, tribu. Le peuple hébreu passa d’une confédération d’unités tribales ou claniques plus ou moins indépendantes, à un ensemble de préfectures dépendant d’un État centralisé autour de la capitale, Jérusalem, avec deux institutions, l’armée et la corvée (pp. 33-34).
Sitôt unifié l’État destiné aux Hébreux, cependant, la scission est survenue. Deux royaumes allaient s’opposer : celui désormais restreint d’Israël au Nord et centré sur la localité de Samarie ; celui de Juda au Sud et polarisé par Jérusalem avec son Temple. Le royaume d’Israël est revenu aux Hébreux adorateurs de Yahvé. Il laissa son nom à l’entité politique. Le royaume de Juda – du nom d’un autre des douze fils de Jacob – est revenu aux Hébreux sortis d’Égypte et témoins de la loi mosaïque. Il identifia pour sa part le peuple dont la religion sera le judaïsme ; les Juifs (Vajda 1968, p. 521). Les deux royaumes seraient démantelés ; d’abord par les Assyriens vers - 720 et, sensiblement plus tard, par les Babyloniens vers - 580. Les populations juives, autant d’Israël que de Juda, ont été déportées vers l’Euphrate, où elles furent réduites en esclavage. L’exil dura près de cinquante ans. La domination perse, plus conciliante, allait s’étendre sur les deux siècles à venir, jusque vers l’an - 330. L’Empire perse fut de connivence avec les Sémites de ces régions. Les expatriés juifs pourront retourner chez eux sous sa protection. Que retenir des trajectoires anciennes au regard de l’axe syro-palestinien ? Les premières trajectoires provinrent d’étendues indéterminées au cœur de l’Arabie. Elles amenèrent des semi-nomades du Sud à l’origine d’un peuplement sémite des terres de Canaan et amorrite. Par la suite, la trajectoire d’Abraham – culturellement sémitique elle aussi mais provenant d’un pôle d’agglomération comme noté (Our) – dérangerait les nomades pérégrinant dans les terres indiquées, c’est-à-dire ; les Cananéens dès lors repoussés sur la côte libanaise où ils formèrent la Phénicie ; les Araméens qui pour leur part formeraient la Syrie. Enfin, la trajectoire des Philistins amena dans la section sud de l’axe une culture dite indo-européenne. Il ressort de cette reconstitution que l’axe syro-palestinien – sur lequel ont convergé trois classes de trajectoires – aura réalisé la discontinuité critique sous l’aspect d’un joint. Retenons que cette dynamique morphologique était d’ores et déjà en acte lorsque les Hyksos d’Égypte attribuèrent la province de Gessen aux ancêtres hébreux. Les Juifs ont identifié – à terme et définitivement – l’ensemble de la population d’ascendance hébraïque. L’établissement des Juifs – objectivement partagé – va régionalement surgir de la configuration illustrée ci-contre (graphique
40 1.1). Il va incarner une instabilité structurelle à vrai dire intrinsèque au Proche-
Orient. Ce pays serait à jamais incertain. SYRIE PHÉNICIE Philistins Abraham CROISSANT FERTILE
Our
PALESTINE Araméens Cananéens
Gessen
ARABIE
ÉGYPTE
Exode
Graphique 1.1 e Mise en situation de l’établissement des Juifs (→ II millénaire av. J.-C.) L’aire (en gris), polarisée par Jérusalem (icône +), réalise le joint à la convergence des trajectoires : des semi-nomades d’Arabie par le Sud-Est (flèches pointillées) ; des Hébreux du Croissant Fertile par l’Est (flèche pleine) ; des Philistins « de la mer » par l’Ouest (flèche en trait interrompu ; Morkot, pp. 30-31).
1.2. Le nomadisme primitif indo-européen 1.2.1. Des steppes du Nord à la Méditerranée Aux IVe et IIIe millénaires avant notre ère et quelque part entre les bassins du Dniepr (~ Ukraine) et de l’Ienisseï (~ Sibérie), dans la plaine de la basse Volga si l’on peut se permettre d’être un peu précis, des nomades du Nord auraient composé une population éventuellement indo-européenne. Nous rapportons habituellement cette population non pas au territoire où elle aurait vu le jour mais à sa compétence linguistique (Martinet 1994). L’existence d’une population virtuellement indo-européenne et spatialement unifiée aux origines est néanmoins concevable (Yoshida 1968). Cette population aurait migré en échappant des peuplades engagées dans des trajectoires divergentes. Depuis les milieux de la basse Volga, ces peuplades auraient atteint : direction Est, les steppes de la mer d’Aral puis de là des régions d’Iran au Sud et de l’Inde au Sud-Est ; direction Ouest, des régions européennes autant du
41 Nord (plaines balte, danoise et germano-polonaise) que du Sud (Balkans, Égée, Crète). Des Balkans furent poussées des antennes génératrices d’établissements audelà de l’Égée ; comme si un reflux migratoire sur l’Asie Mineure avait laissé les Phrygiens du littoral et les Hittites de l’intérieur (Anatolie), ceux-ci en rivalité avec les précédents puis exposés à des attaques venues « de la mer ». On s’y reconnaît ? Plus loin vers l’Est, une autre peuplade indo-européenne – les Philistins dont il vient d’être question – ont perturbé l’axe syro-palestinien. Le conflit Philistins versus Hébreux (sémites) y aurait externalisé un choc culturel mais, plus fondamentalement, la qualité critique de la discontinuité passant par là. Au IIIe millénaire, une peuplade indo-européenne et implantée en Caucasie développa la « somptueuse civilisation de Majkop » (Haüsler 1994). Cette peuplade serait entrée en contact avec des cultivateurs du Croissant Fertile ; des Akkadiens de langue sémitique (Lafforgue 1968, pp. 539-541). À leur contact, la peuplade de Majkop serait devenue un peuple sédentaire. Plus à l’Ouest, d’autres peuplades indo-européennes ont dérangé d’autres civilisations ou cultures dans la steppe d’Ukraine, dont celle de Marioupol (Aruz 2003). Ces groupes traversèrent les Balkans au-delà pour essaimer dans la péninsule du Péloponnèse (Morkot, p. 8). Deux civilisations en témoigneraient à l’arrivée : la minoenne en Crète à l’orée du IIe millénaire ; la mycénienne qui installa, vers - 1600, sa forteresse principale dans le Péloponnèse proprement dit (Orrieux et Schmitt Pantel 1995, pp. 8-11). Apparentés à ces civilisations, les peuples préhelléniques ou de l’Hellade mycénienne auront été des Achéens (Pouget 1968). Encore plus loin vers l’Ouest et via la Méditerranée, ces ancêtres des Grecs ont continué de se déplacer pour atteindre la Sicile ainsi que l’Italie méridionale et centrale jusque dans les environs de l’embouchure du Tibre. Le peuple des Latins s’est en l’occurrence singularisé en prenant l’embouchure du Tibre et le littoral de la Tyrrhénienne au Sud-Est sur une distance d’environ 50 km, d’où la plaine du Latium s’étend aux monts Albains. Les plus anciennes traces archéologiques de la présence indo-européenne en ce Latium font part d’une « période comprise entre 1 000 et 875 av. J.-C. » (Le Glay et alii 1991, p. 12). Des artefacts datés du VIIIe siècle attestent une provenance d’Ionie (frange littorale ouest de l’Asie Mineure) et d’une contrée péloponnésienne nommée Arcadie (Dumézil 1974, pp. 10 et 28). 1.2.2. Le clivage inaugural de l’identité indo-européenne Dans les plates-formes et les plaines continentales allant de la Baltique au sud des Alpes, les migrants indo-européens ont particularisé trois cultures ; les Celtes, les Vénètes, les Germains.
42 Les Celtes et les Vénètes sont généralement présentés ensemble. Leur première apparition en Europe du Nord remonterait au XIIIe siècle avant notre ère. Les Celtes ont occupé l’étendue continentale forestière de l’Europe septentrionale, en privilégiant les interfluves aux sources des rivières. Les Vénètes se sont positionnés aux confins de l’étendue occupée par les Celtes : dans le bassin de la Vistule au Nord ; dans le Morbihan Atlantique à l’Ouest ; sur les rivages en reculée de l’Adriatique au Sud. La présentation des Germains est délicate. Ces peuplades ont existé, c’est une certitude, avant d’avoir été ainsi nommées au IIe siècle av. J.-C. Il se peut même qu’elles se différencièrent des Celtes à l’origine. Quoi qu’il en soit, les premiers Germains ont réparti plusieurs groupes sur le pourtour du bassin Baltique (Riché 1968, pp. 265 et suiv.). Mentionnons : le groupe nordique composé des ancêtres des Norvégiens et Suédois actuels ; le groupe ostique en gros localisé en direction du golfe de Finlande ; le groupe westique des environs du Jütland, en gros le Danemark d’aujourd’hui. Il est certes insuffisant d’identifier la culture indo-européenne en fonction de territoires physiquement repérables. Le critère linguistique est retenu en contrepartie, nous l’avons noté. Mais demeure en suspens le problème du rapport de cette identité aux migrations. Il y a les régions naturelles occupées hic et nunc et auxquelles il ne faut pas s’arrêter. Soit ! Mais faut-il pour autant ignorer les lieux de provenance ? Le rapport d’une culture primitive à un groupe linguistiquement qualifié déplace le problème de définition au lieu de le résoudre. C’est pourquoi, selon nous, il est pertinent de ramener la culture indo-européenne : ni seulement à des langues ni seulement à des territoires mais aussi – et de préférence – aux trajectoires parcourues par les peuplades ayant façonné ces langues puis fréquenté ces territoires. Sous un tel angle, plus politique, la culture indo-européenne se définit par son rapport dynamique à l’interface géographique c’est-à-dire aux trajectoires des peuplades ayant transmis la culture en question et ayant sécrété cette culture pendant leurs déplacements. Des trajectoires accomplies par des émissaires d’une langue indo-européenne en formation auraient ainsi suscité la culture de Majkop au contact de la Mésopotamie. Une autre aurait dérangé celle de Marioupol dans la steppe d’Ukraine. Grâce aux rencontres réalisées, ces trajectoires auraient fait apparaître, à même des peuplades auparavant nomades, des peuples non pas tant sédentaires que sédentarisés. Et ces peuples évolués – non plus en quête de renforcement identitaire mais de conquête territoriale – auraient pris part à la traversée des Balkans pour s’approprier les positions éventuellement civilisées de la Crète et du Péloponnèse.
43 Nous allons qualifier de méditerranéennes ces trajectoires à considérer séparément. Elles renvoient à des origines secondes plus nettement spatialisées et elles vont allonger un gradient d’échelle globale où la sédentarité l’emportera, plus tôt que tard, sur un nomadisme primitif. Les trajectoires méditerranéennes ont ainsi refondé l’identité indo-européenne sur le territoire. Elles se sont démarquées des autres qui – tout en apportant la même langue de base – se sont déployées dans les étendues floues de l’Europe septentrionale pour y répartir les Celtes, les Vénètes, les Germains. 1.2.3. La trajectoire méditerranéenne de l’Énéide À la suite de la destruction de sa patrie et la ruine de Troie, le prince Énée prend
la fuite. Avec son escorte, ce fils d’Anchise et de Vénus vogue en direction de l’Ouest. En face du site dévasté, l’horizon maritime doit tomber sur un Occident audelà de tout environnement familier. Il faut que la trajectoire des fuyards évite les rivages de l’Hellade et du Péloponnèse. Elle va contourner les parages de ces contrées hostiles – la Grèce en un mot – puis mener à l’Afrique du couchant, à la Sicile, à l’Italie. L’équipage finira par échouer à l’embouchure du Tibre. La destination est trop précise pour avoir été redevable d’un hasard. Alors qu’Énée et ses Troyens pensaient atteindre enfin l’Italie, une violente tempête les jette en Afrique. Ils sont reçus avec bonté par la reine Didon. Au cours d’un banquet, Énée raconte la fin de Troie, les avertissements qu’il a reçus d’en haut d’avoir à émigrer en Occident. La reine, éprise d’amour, essaie de retenir le héros auprès d’elle ; mais sa mission l’appelle en Italie (Perret 1968, p. 856. Nous soulignons).
Comme bien d’autres à l’époque, la trajectoire longue relatée par la légende troyenne – L’Énéide – est contrainte au départ puis contrôlée à terme. Sinon comment comprendre que son héros soit en mission quand il parvient à remonter le cours inférieur du Tibre ? L’Arcadien Évandre était passé par là et, avec l’accord d’un chef aborigène, il avait fondé la cité de Pallantée sur le Palatin ; une petite colline trapue (Petit 1968a, pp. 238-241 ; Bloch 1968a, pp. 382-385). Énée fait alliance avec un chef aborigène, Latinus, épouse sa fille Lavinia et donne le nom de celle-ci à la cité de Lavinium qu’il fonde en retrait du littoral à environ 40 km au sud-est de l’embouchure fluviale. Un conflit s’ensuit, entre des Aborigènes Laurentes et Rutules, peut-être aussi fabuleux que le nuage dans lequel Énée disparaîtra. Nous en serions au XIIIe siècle avant notre ère. Coïncidence ? Les destructions légendaires de Jéricho au terme de la trajectoire des Hébreux sortis d’Égypte, et de Troie au départ de celle de l’Énéide, remontent à ce même siècle.
44 De la nécropole de Lavinium « nous sont parvenus des témoignages archéologiques de la plus ancienne présence indo-européenne en Italie ». La légendaire cité fondée par Énée a non seulement existé, il en est resté des traces concrètes dont l’étude confirme la justesse de l’inspiration poétique. L’Énéide est le poème épique écrit par Virgile deux décennies avant le début de l’ère chrétienne (- 29 à - 19). Le mythe des origines de Rome lui est associé, même si « nos connaissances » concernant ce qui a suivi la fondation de Lavinium « reposent principalement sur le récit de Tite-Live » (Lançon 2008, p. 12). Un fils est né de l’union d’Énée avec Lavinia. Ce fils, Ascagne, fonde Albe la Longue aux monts Albains. Mais à proximité est fondé Tusculum par le fils du Grec Ulysse, Telegonos. Celui-ci aura à son tour un fils, Italos, futur roi du Bruttium auquel sera donné son nom ; Italia. Une relation spatiale vient de mettre en proximité un Troyen – le fils Ascagne – et un Grec ; le fils Telegonos. Les générations se succèdent et nous voici au VIIIe siècle. Le treizième roi albain, Numitor, est détrôné par son frère Amulius. Ce dernier cloître sa nièce chez les vestales, ces vierges au service de l’entretien du feu sacré. Amulius espère de cette façon priver le rival fraternel d’une descendance. Mais Rhea Silvia, la vierge cloîtrée, est violée par le dieu Mars. De cette union maudite naissent les jumeaux Romulus et Remus. Amulius ne veut rien savoir des nouveau-nés. Il abandonne leur berceau à la dérive sur le Tibre, qui échoue avec bonheur sur la berge en rive gauche au pied du Palatin. Les deux enfants sont sauvés par une louve qui les allaite. Ils sont recueillis par le berger Faustunus qui, avec son épouse, veille à leur éducation. Romulus et Remus sont amenés à Albe la Longue, où ils demeurent jusqu’à l’âge adulte. Leur premier geste d’éclat consiste à prendre la tête d’une troupe, pour aller assassiner Amulius et réintégrer l’aïeul Numitor dans la fonction royale. Celui-ci ordonne à ses petits-fils de fonder un établissement près de là où ils avaient été nourris par la célèbre louve. Les deux frères retournent au Palatin, où il ne reste rien de la Pallantée d’Évandre. Favorisé par les présages, Romulus prend l’initiative du geste fondateur. Il érige un mur autour du sommet tabulaire, qu’il est interdit de franchir sans autorisation. Remus transgresse par dérision cet interdit. Même qu’il démolit le mur ! Ce pour quoi il est puni de mort. Le fondateur Romulus devient le premier roi de Rome sur les entrefaites (~ 753 av. J.-C.). Il trace autour du sommet Palatin la limite sacrée ou pomœrium (Rykwert 1976, p. 97). Que retenir avant tout de la légende troyenne ? Que la trajectoire supposée de l’Énéide est partie d’un établissement aggloméré – Troie – pour aboutir en une localité circonscrite ; le Palatin. De ce point de vue géographique dynamique, la légende troyenne raconte le déroulement d’une trajectoire analogue à celle
45 d’Abraham qui, rappelons, était partie d’un pôle – Our – pour aboutir en une région polarisée plutôt que diffuse ; Canaan. La description de la trajectoire de l’Énéide est légendaire. Mais a-t-elle pu avoir été imaginée en l’absence de tout ancrage dans le réel ? L’existence de Troie en tant que phénomène prête à discussion. Mais cette ville aura été un archétype plutôt qu’une unique forme concrète (Perret). La citadelle troyenne a pu avoir été définitivement « anéantie par un séisme » (Morkot, p. 35). Mais sa destruction par des Achéens au XIIIe siècle est quand même admise (Pouget, p. 137). Et nous allons voir sous peu que des recherches archéologiques ont récemment confirmé l’existence de cabanes et même de villages sur le site de Rome à l’époque réelle où aurait vécu le légendaire Romulus. De quoi interroger la légende autant sinon plus que l’histoire et l’archéologie ? Comme si certaines réalités pourtant avérées par la science positive avaient besoin d’un supplément de significations au demeurant accordées par la poésie. Ne perdons pas de vue que la légende de l’Énéide – qui aurait emprunté à une tradition orale « beaucoup plus ancienne que Virgile » – a été écrite. C’est probablement sérieux. 1.3. En Méditerranée à l’époque d’Homère 1.3.1. La Grande-Grèce Dans la Méditerranée des IXe-VIIIe s av. J.-C., nous remarquons d’abord la présence de Phéniciens qui tenaient, depuis Malte et l’éperon africain de la Tunisie actuelle, la région des Colonnes d’Hercule ainsi que les grandes îles de la Sardaigne, de la Corse et de la Sicile en sa partie ouest. Les Phéniciens venaient de cités ponctuant le rivage oriental nord-sud de la Méditerranée. L’île-forteresse de Tyr en aurait été la plus voyante. Nous avons proposé que les premiers Phéniciens avaient été des Cananéens refoulés par des Hébreux qui venaient d’atteindre l’axe syro-palestinien. Ces derniers n’iraient pas plus loin que l’Égypte tandis que les Phéniciens, eux, installeraient des comptoirs sur toute la côte africaine puis jusqu’aux sites Atlantique de Tanger et Lisbonne. Deux fondations phéniciennes furent marquantes : Naucratis sur l’embranchement ouest du delta du Nil ; Carthage qui ponctua dès le IXe siècle les parages de l’actuelle Tunis. De nombreux autres relais ont parsemé les littoraux du bassin occidental de la Méditerranée. Comme à Naucratis, le site de Cumes (~ Naples) a reçu un comptoir phénicien. À la confluence romaine du Boarium, les Tyriens installèrent un comptoir ayant donné vocation au Forum de ce nom, où ils ont laissé des vestiges d’un autel à Hercule. La cité de Carthage semble avoir été autonome par rapport à la Phénicie de l’axe syro-palestinien. Carthage fut moins la position d’arrivée de la trajectoire de sa cité-mère que celle de départs vers les grandes îles de la Méditerranée
46 occidentale et les Colonnes d’Hercule. Les Phéniciens de l’Ouest s’y nommeront Carthaginois. Au VIIIe siècle avant notre ère, nous assistions au « miracle grec » de la nouvelle cité. Pourquoi cet éloge ? Parce que le phénomène enraya les atavismes de l’archaïque Mycènes qui, des siècles auparavant, avait polarisé le Péloponnèse. La nouvelle cité grecque – la Cité avec la majuscule (Nemo 2004, p. 11) – démembra en effet l’ancien « pouvoir magico-religieux du roi sacré mycénien ». Mycènes avait chuté et son « paradigme » fut rejeté. Après la disparition de Mycènes et une traversée d’« âges obscurs » (Morkot, pp. 32-33 ; 38-39), la Grèce miraculée fit oublier l’Hellade et elle envoya des pionniers peupler une quarantaine de localités littorales en Sicile et en Italie méridionale. Des plantations d’oliviers et de vignes étaient introduites à l’intérieur des terres, davantage sur les interfluves que dans les vallées. Les pionniers grecs ont enfin touché le Latium et ses abords. Il y eut une présence grecque sur le site de la Rome des origines (pp. 54-55). De quelques centaines à quelques milliers d’habitants chacune, les nouvelles localités de Sicile et d’Italie circonscrivirent autant de cités grecques au pluriel et avec la minuscule. Les pionniers venaient de Chalcidique, de Mégare (→ Athènes), de Laconie (Sparte), de Corinthe, de Rhodes et de Crète. Le morcellement des lieux d’arrivée était à l’image de l’espacement entre les lieux d’embarquement autour de la mer Égée : 400 km entre Corinthe-Athènes et Rhodes ; 600 entre la Crète et la Chalcidique. La conception des établissements grecs d’Occident n’en fut pas moins cohérente puisque chaque fondation requérait la consultation préalable d’un oracle installé à Delphes2. Les Chalcidiens ont fondé Cumes. De concert avec les Athéniens et tout près, ils fondent Naples au Ve siècle. Les Corinthiens ont fondé Syracuse, les Lacédémoniens (~ Laconie) ont fondé Tarente, les Milésiens ont fondé Sybaris, etc. En Sicile, Syracuse, Gela et Himère ponctuèrent respectivement les façades est, sud et nord. En Italie méridionale, la cité de Cumes polarisa la Campanie. Tarente logeait au fond du golfe du même nom ; Crotone était bâtie sur l’éperon sud de ce golfe et Sybaris se réfugiait en son anse nord-ouest. L’ensemble du saupoudrage sicilien-italien – ajouté à ce qui existait autour de l’Égée et de la mer Noire – prit le nom de Grande-Grèce. D’un point de vue empirique, les nouvelles cités grecques furent de faibles tailles et entourées de domaines campagnards d’extensions réduites.
2 Dans Orrieux et Schmitt Pantel, p. 68. L’oracle était le prophète qui communiquait les volontés surnaturelles sur consultations. Le mot désigne plus couramment le sanctuaire où étaient rendues les réponses.
47 La cité est liée à un établissement urbain, mais elle ne se confond pas avec lui. La cité dépasse la ville. Le territoire des cités est modeste. Le plus souvent il est inférieur à 1 000 km2. À l’étroitesse du territoire répond la modicité de la population (Gaudemet 1967, pp. 146-147).
La « ville », ainsi mise en contexte, concerne la partie de la cité dont la population est agglomérée. C’est discutable en théorie mais considérons néanmoins que la définition de Jean Gaudemet vaut pour un chapelet de colonies accrochées aux rivages de la Méditerranée européenne et d’Asie Mineure. Les cités grecques auraient de prime abord été des centres agricoles créés exprès pour déjouer des crises agraires (Mossé 1968a, pp. 1005-1006). « C’est la disette qui pousse les Grecs à quitter leurs cités » (Orrieux et Schmitt Pantel, p. 65). Mais les nouveaux établissements, leur fondation passée, détenaient une certaine autonomie et pouvaient initier des essaimages à leur tour. Tel aurait été le cas des cités de Sybaris et de Crotone, comme de Gela d’où fut fondée Agrigente non loin de chez elle. Ces transplantations ne peuvent pas avoir seulement résulté d’impératifs d’économie de subsistance. Si tel avait été le cas, comment expliquer le phénomène d’agglomération ? Si le peuplement grec n’avait recherché que le rendement agricole, pourquoi ne fut-il pas diffus in extenso ? 1.3.2. L’Étrurie Comme celui de la Grande-Grèce, le peuplement de l’Étrurie remonte au VIIIe siècle, bien qu’il fût un peu plus récent (graphique 1.2). Les ancêtres des Étrusques seraient venus de la lointaine Lydie. Cette provenance a longtemps prêté à conjecture (Briquel 1991). Mais une enquête basée sur des tests ADN aurait récemment confirmé l’origine lydienne (Piazza 2007, p. 759). La Lydie était une contrée de l’Asie Mineure. Son étendue recouvrait le bassin-versant des trois vallées qui, drainant le plateau anatolien de l’actuelle Turquie, débouchaient sur la côte ionienne de la mer Égée. La Lydie était un « puissant royaume » qui menaça la Phrygie à son flanc nord et dont la capitale, Sardes, était promise à devenir un « centre florissant du commerce » (Palou 1967, p. 27). Or une partie de la population de ce « puissant royaume » migra vers l’Ouest. Pour y trouver de quoi se nourrir ? Sous le règne du roi Athys, une famine si cruelle éprouva le peuple lydien que le monarque dut se résoudre à prendre une décision très grave. Il demeura dans son pays avec une partie de son peuple, mais envoya le reste de la population à la recherche de terres nouvelles. Son fils Tyrrhenos prit la tête de cette troupe errante et vint s’établir sur les côtes italiennes en face des îles d’Elbe et de la Sardaigne (Bloch 1968b, p. 723).
48 Venu d’Hérodote, ce récit respire la légende tout en répandant l’idée qu’un royaume d’Orient pouvait projeter l’occupation strictement utilitaire d’un territoire d’Occident. Les Étrusques n’auraient été ni indo-européens ni sémites. Leur langue écrite est encore très peu compréhensible, même si dotée d’un alphabet « sans mystère » pour nous (Dumézil, pp. 611 et suiv.). La contrée des Étrusques – l’Étrurie – couvrit le littoral de la Tyrrhénienne sur près de 300 km entre les embouchures du Tibre et de l’Arno. Les Étrusques ont connu l’agriculture et la cité, alors que les Latins seraient plus longuement éleveurs et pasteurs. Et comme celle des Grecs transplantés en Sicile et en Italie du Sud, l’occupation étrusque fut hâtivement autonome. Les descendants des Lydiens fondèrent des établissements non contrôlés à partir de Sardes. Au moins une douzaine de cités virent le jour dans la foulée, dont Véies et Fidènes à proximité du site de Rome.
ADRIATIQUE Étrurie
ÉGÉE
Palatin Cumes TYRRHÉNIDE
CH
T S C
Himère Syracuse Gela
Lisbonne Carthage
Tanger
→ NOIRE
Chalcidique
Malte
GG
G
Troie(s) Lydie
Mégare Corinthe Laconie
Milet Rhodes Crète
→ Phénicie Naucratis
Graphique 1.2 e Positions relatives de localités en Méditerranée centrale (- VIII s) C = Crotone ; CH = Colonnes d’Hercule ; S = Sybaris ; T = Tarente ; GG│G = Grande Grèce │Grèce. Lydie-Étrurie = ~ 1700 km.
1.3.3. Naucratis Du VIIIe au VIe siècle av. J.-C., l’aire géographique méditerranéenne n’était pas le fait des seules trajectoires ci-dessus commentées. Les rivalités d’appropriation immanentes à ces trajectoires, qui opposaient les Grecs et les Phéniciens principalement, étaient elles-mêmes manipulées par les Empires qui recouvraient l’Asie Antérieure à ces époques.
49 Que montre la carte géopolitique du temps à ce propos ? Que les trajectoires grecques et phéniciennes parcouraient tout le bassin méditerranéen, à cette nuance près que les sites de la Phénicie étaient les seuls qui appuyaient des trajectoires parcourant les contrées de l’Asie Antérieure en plus de la Méditerranée. Dans ce lointain Orient se déploya l’Empire assyrien qui engloba les positions de la Phénicie au IXe siècle et de l’Égypte du delta du Nil au VIIe. Et les souverains de cet Empire donneraient l’exemple aux Achéménides de la Perse au VIe siècle. Il est connu que ces Empires jouèrent sur les rivalités entre les Phéniciens et les Grecs pour agir sur les circulations méditerranéennes (Hatzfeld 1965, pp. 117-122). Ces Empires firent pression contre les Lydiens, les Grecs ioniens de Milet et à terme les Grecs continentaux d’Athènes. Ils ont à cette fin dissimulé leur oppression aux dépens des Lydiens et des Ioniens, en dirigeant contre les peuples grecs en général la concurrence du commerce maritime phénicien. Dans ce contexte imprégné de manipulation, les Grecs et les Phéniciens devinrent d’irréductibles adversaires. Deux localités grecques ponctuèrent la côte africaine pendant la seconde moitié du VIIe siècle ; Cyrène et Naucratis, celle-ci déjà signalée. Du côté de la Libye, Cyrène était un centre agricole. Dans le delta du Nil, Naucratis était un emporion où s’effectuaient des rendez-vous entre « systèmes économiques différents » (Orrieux et Schmitt Pantel, pp. 73-74). Les Grecs y ont échangé – contre du blé égyptien – de l’huile d’olive, du vin et de l’argent. L’établissement de Naucratis fonctionna aussi comme un comptoir intellectuel. Pendant trois siècles, des contacts culturels entre Égyptiens et Grecs ont complété les échanges commerciaux qui se déroulaient là. Quelques maîtres grecs – Solon et Thalès de Milet (VIIe-VIe siècles), Hérodote et Platon (Ve-IVe s) – y ont séjourné. La philosophie d’Héraclite d’Éphèse (VIe-Ve s) aurait profité des idées qui transitaient par là. Comment les Grecs disposèrent-ils de Naucratis ? D’après Hérodote relu par Robert Morkot, un roi égyptien avait embauché, pendant la seconde moitié du e VII siècle, « des mercenaires de Carie et de l’Ionie » (p. 52). Ces Grecs orientaux – ils étaient environ 30 000 – auraient été appréciés par le pharaon Amasis, qui leur « donna Naucratis » en - 620. Le récit reconduirait celui des Hébreux de Gessen à l’époque des Hyksos. Comme les Hébreux jadis tenus de protéger l’Égypte du delta contre les agents rétifs du désert côté est, les Grecs ioniens et mercenaires de Naucratis auraient été installés à la lisière du même delta, mais pour fermer celui-ci au nomadisme de l’étendue désertique côté ouest. Ainsi positionnés, les Grecs de Naucratis ont pu se familiariser avec la civilisation de leurs hôtes. Celle-ci avait une longueur d’avance sur ce qui se passait dans l’ensemble du bassin méditerranéen. Surtout, l’Égypte était sédentaire. Le delta du Nil, aussi vaste que le Péloponnèse (~ 640 000 km2), était
50 intégralement mis en cultures. Au surplus, les plaines riveraines et inondables du Nil étaient arpentées sur des centaines de kilomètres vers le Sud. Les reliefs de la Grèce continentale et de l’Ionie cloisonnaient des campagnes minuscules en comparaison. Organisée dès la première moitié du IIe millénaire et pratiquée sur une grande échelle (Noblecourt, p. 208), l’agriculture égyptienne avait eu le temps d’enraciner un fort pourcentage des habitants du vaste pays. Les Grecs étaient plutôt commerçants et ils dotaient leurs établissements d’une agriculture locale d’appoint. À l’avantage des Grecs, donc, Naucratis était devenue la position-étape leur permettant de profiter du plus grand foyer de civilisation en liaison avec l’aire méditerranéenne à l’époque. Forts de cette expérience, les Grecs ont pu développer des significations contradictoires envers celles de leurs vis-à-vis orientaux, notamment des Phéniciens mobilisés par les Perses. Les Perses du roi Cyrus ont pris la relève des Assyriens au VIe siècle. Or ces Perses étaient d’ascendance indo-européenne. Le conflit qui les opposa aux Grecs était par conséquent interne à une étendue pénétrée de la culture ainsi qualifiée. Mais il fut exacerbé par un regain de concurrence sémitique en provenance de la Phénicie. En effet, le fils et successeur de Cyrus, Cambyse, prenait l’Égypte en - 525. Les Grecs perdaient le contrôle de leurs trajectoires en direction de la côte africaine. Ils gardaient le contact avec l’Égypte commerçante, culturelle, civilisée. Mais il leur devenait impossible d’y stabiliser une position. Les Grecs ont dû se replier dans leurs littoraux européens fatalisés. En revanche, les Phéniciens protégés par les Perses occuperaient encore plus le rivage lisse d’Afrique du Nord. Que les Grecs aient perdu le contrôle politique de Naucratis en - 525 a dû être pour eux une épreuve terrible. Il leur resterait tout au plus, en attendant qu’ils retrouvent leurs esprits, à entretenir les habitudes culturelles acquises là. Les Grecs ont pu se bâtir une identité grâce à leur contact prolongé avec les Égyptiens. La « Grèce fut profondément influencée par la pensée, les institutions, l’art et la technologie égyptiennes » (Noblecourt). Cette influence aurait incité les Grecs à se démarquer des Phéniciens. En s’inspirant d’un modèle de civilisation ancré dans le sol et en cela favorable à la définition spatiale des peuples, les Grecs se seraient identifiés comme étant non-phéniciens, c’est-àdire étrangers aux traits sémitiques du partenaire oriental que les Perses leur imposèrent. Après la conquête de l’Égypte par Cambyse en - 525, l’interaction irait, pour les Grecs, de la privation du modèle égyptien à l’intrusion du gêneur phénicien. Doublement contraints, les Grecs développèrent alors des idéaux de démocratie et de liberté individuelle pour les opposer au despotisme et au communautarisme orientaux. La culture phénicienne devint en l’occurrence le repoussoir
51 grâce auquel pourrait se concevoir la civilisation propre à la Méditerranée et qui deviendra celle dite d’Occident. Le « miracle grec » ci-dessus évoqué aurait ainsi été mis en contexte. La coupure avec l’archaïque Mycènes n’explique pas tout. Un principe politique objectif a généré la nouvelle cité au sens de Nemo. Celle-ci a émergé d’une interaction conflictuelle au sein d’une structure spatiale en laquelle les anciens Grecs ont été mis en compétition avec les Perses. La nouvelle cité n’a pas seulement rompu dans le temps avec Mycènes mais aussi dans l’espace avec l’Orient. 1.4. Le Latium 1.4.1. Les Aborigènes d’Italie À l’Âge du bronze, dans l’aire naturelle correspondant peu ou prou à l’ensemble
italien d’aujourd’hui, des peuplades aborigènes occupèrent : la Ligurie autour du golfe de Gênes (Ligures) ; la plaine du Pô et la région toscane (Villanoviens) ; le cours inférieur du Tibre c’est-à-dire les environs du site de Rome (Laurentes, Rutules) ; l’Apulie et la montagne entre celle-ci et la Campanie (Itales, Lucaniens) ; la Sicile (Sicules-Sicanes). Les mobilités aborigènes auraient engendré une interface géographique aux occupations fragiles et clairsemées. Il y aurait eu des villages amovibles (Terramares) en lien avec une agriculture tributaire d’activités de cueillette, de chasse et de pêche. Les Aborigènes de la Préhistoire n’ont pas ou très peu laissé de traces concrètes. Mais ils ont vraisemblablement été responsables de l’engendrement d’une spatialité profonde centrée sur des domaines vides. Un tel domaine – d’échelle régionale (~ 100 à 1000 km) – a existé dans l’Italie de ces Indigènes. Nous proposons que l’aire du Latium et surtout les monts Albains en aient localisé un. Quant à l’étendue au-delà de la discontinuité autour de ce grand domaine vide – l’écoumène –, elle n’était pas ou peu catégorisée. Dans l’Italie centrale du VIIIe siècle avant notre ère, des rencontres mirent en présence des immigrés venus de l’Est et des populations aborigènes déjà là. Le fait de tels contacts certifie que les localités produites par les nouveaux venus et leurs descendants ont fonctionné comme des corps étrangers. Ces localités – des colonies – interrompaient les pérégrinations aborigènes avec les formes d’occupation circonscrites qu’étaient les cités. Comment opposer la dynamique des peuplements aborigènes à celle des immigrés ? Les essaimages propres aux trajectoires des peuplements grecs puis étrusques engendraient des voisinages circonscrits, à la sédentarité manifeste et qui dès lors introduisaient des discontinuités d’un niveau intermédiaire –
52 politique – par rapport à un niveau plus profond – anthropologique – sur lequel s’étaient opposés l’écoumène et le domaine vide qu’aurait été le Latium. Avec l’actuelle prise en compte d’un niveau intermédiaire ou politique, nous nous apercevons que ce Latium – en tant que domaine vide – allait structurer un écoumène non plus réduit à une étendue amorphe mais différencié par des discontinuités répartissant des voisinages urbains et ruraux. Les essaimages grecsétrusques y donnèrent des cités entourées de campagnes et entre lesquelles les étendues aborigènes ne seraient plus que des restants. Les peuplements par immigration ont ainsi procédé par essaimage discontinu par-dessus un écoumène aborigène où prévalait de la diffusion. Les trajectoires des Grecs et des Étrusques ne furent d’ailleurs pas seules à se comporter de la sorte. Les trajectoires des Phéniciens, porteuses de culture sémitique versus indo-européenne et génératrices de comptoirs versus des cités, ont par endroits convergé : à la confluence du Boarium où leur Forum aurait attiré les ancêtres Latins ; en Afrique du Nord à la rencontre des Berbères ; idem en Ibérie et dans les grandes îles. Nous sommes sur la piste d’une classification de dynamiques spatiales (tableau 1.1). À présent, nous avons affaire à des essaimages discontinuant une étendue que différenciait auparavant le seul grand domaine vide. À terme, nous aurons affaire : à des polarisations recouvrant des étendues déjà parcourues de discontinuités ; à des invasions enclavant un pôle ; etc. L’important ne sera pas d’épuiser cette classification mais de l’affiner au gré des situations qui s’amèneront. Superficiel (économique)
Cités / campagnes agriculture
Interface (géographique)
Villages / Cueilletteélevage Domaines de la mort
Intermédiaire (politique)
Nomadisme sélect. ; sédentarité ; nomadisme résid.
Essaimages grec, étrusque, phénicien
Profond (anthropol.)
Nomadisme prim.
Pérégrinations aborigènes
Niveaux [Introduction]
Mobilités
Peuplements
Domaine vide /
Urbain / rural Écoumène
Catégorisation spatiale
Tableau 1.1 Classification des dynamiques spatiales (→ VIIe s. av. J.-C. ; / = versus)
53 La présence aborigène, avant la venue des Lydiens, des Grecs, des Phéniciens, induit la réalité d’un peuplement externe synonyme de prise de possession territoriale. Les populations aborigènes semblent n’avoir porté aucune stratégie expansionniste. Habituées à une économie de subsistance en autarcie, ces populations se sont retrouvées en présence d’immigrés indo-européens en quête de provisions alimentaires et de possession territoriale. Les Aborigènes furent ainsi destinés à un rôle de nomadisme si l’on peut dire résiduel. Les pérégrinants aborigènes étaient relégués aux marges des domaines rustiques et sédentaires que ponctuaient les cités. Il n’en demeure pas moins que ces Aborigènes devaient opposer de la résistance. Celle-ci n’aurait pas été quelconque en Grande-Grèce (Orrieux et Schmitt Pantel, pp. 69-72). Et elle aurait été assez forte, en Étrurie, pour y avoir canalisé les influences extérieures par la suite (Le Glay et alii, pp. 9-13 et 22). Dans l’aire du Latium, la situation semble n’avoir ressemblé à aucune de celles reconstituées jusqu’ici. Les premiers immigrés venus de l’Est n’y auraient pas croisé une occupation indigène de quelque importance. Certes, les légendes mentionneront la présence, dans le Latium du temps des premiers contacts : de quelques individus, dont le fondateur Évandre, le chef Latinus, le Troyen Énée ; puis de groupes n’ayant pas laissé de traces comme les Laurentes du Tibre et les Rutules d’Ardée ; enfin de Tyriens qui, eux, avaient laissé de telles traces mais quitté l’endroit. 1.4.2. Un Latium plus longtemps vide d’occupation humaine ? De la basse plaine Adriatique bientôt nommée Vénétie, les Vénètes contribuèrent au peuplement des bassins-versants de l’Adriatique. Il faut préciser que ces Vénètes du Sud avaient eux-mêmes été pénétrés par le peuple des Illyriens qui tenait les hauteurs de la côte est depuis l’Istrie jusqu’au Kotor (actuel Monténégro au NW de l’Albanie). e À peu près implantés au VII siècle, les Vénètes de la côte ouest de l’Adriatique discriminèrent pour leur part des peuples de dialecte osco-ombrien. Ces derniers iraient jusqu’au-delà de la crête Apennine, en direction de la vallée du Tibre. C’étaient : les bien nommés Osques et Ombriens du cours supérieur ; les Sabins et les Samnites qui, de même souche sabellienne, fréquentaient respectivement le cours moyen du Tibre en rive gauche et les Abruzzes non loin. Quelques peuples associés furent plus étroitement définis par les territoires qu’ils occupèrent à l’est du Latium. C’étaient, du Nord au Sud, les Èques de Tibur, les Marses et les Herniques de Præneste, les Volsques de la plaine Pontine (Antium). Avec les Latins, les divers peuples ci-devant énumérés ont formé les Italiques.
54 Le territoire du futur Latium semble avoir été plutôt vide d’occupation humaine à l’arrivée des premiers immigrés en provenance de l’Est. Peut-être était-il marécageux, inhospitalier ? Mais un territoire vide, même en un contexte biophysique rebutant, n’est pas forcément laissé à l’abandon. Il peut être sous surveillance. Tant qu’il y avait des Aborigènes ici et là dans toute la botte italienne, on peut supposer que l’ensemble des positions leur était acquises, y compris celles qui n’étaient pas occupées. Cela revient à dire que le territoire du futur Latium était soumis à la compétence politique des Aborigènes qui circulaient autour. Leur absence relative en ces lieux aurait probablement témoigné d’un acte volontaire. La plaine marécageuse du Latium était peut-être inhospitalière. Elle tarda sans doute à être peuplée. Mais il est tout autant plausible que ce territoire fût partiellement vierge lors des premières implantations indo-européennes, non point parce qu’il était à l’abandon mais parce qu’un maître des lieux se l’interdisait à lui-même autant qu’à autrui. Le premier héros mythique ayant touché le site de Rome, au XIIIe siècle avant notre ère, y aurait été accueilli par un chef aborigène consentant. L’endroit était disponible, sauf que la première présence étrangère y aurait été autorisée. Le héros en question – légendaire bien entendu – était l’Évandre à qui nous venons de faire allusion. Ce dernier serait venu de la Grèce d’avant l’Antiquité hellène, à savoir de la fameuse Mycènes dans l’Arcadie de l’Âge du bronze. Comment imaginer le Latium quand y arrivèrent les ancêtres indo-européens ? Ces pionniers auraient abordé une plaine littorale passablement vide d’hommes. Alors que la botte était parsemée d’habitats aborigènes, le territoire du futur Latium aurait été plutôt vierge quand il fut pénétré par les premiers immigrés venus de l’Est. Dans l’étendue géographique du futur Latium et mis à part les sites de Rome comme d’autres à distance et qui en auraient ponctué le pourtour, il n’y aurait eu pour ainsi dire personne avant l’arrivée des premiers migrants de culture indo-européenne. Dans cet éclairage, nous comprenons en quoi le site de Rome fut particulier. Il s’appuya sur un cadre naturel ayant offert certains avantages bien qu’il dût être amélioré et ne cessera de l’être. Mais, nonobstant ces caractères donnés et acquis, le site se distingua par le fait d’avoir été au bord d’un domaine vide discontinuant un écoumène d’extension indéterminée. Environ quatre siècles après l’arrivée en Latium des premiers migrants de culture indo-européenne – les plus anciennes inscriptions lisibles datent du Xe siècle (Grandazzi 2003, p. 51) –, des pionniers grecs s’y présentèrent à la faveur de leur mouvement de colonisation. Mais ils négocièrent avec des Italiques de même famille culturelle qui s’y trouvaient déjà.
55 La colonisation eut très peu de prise dans le Latium. Quelques fondations – d’Aricie et de Tusculum par exemple – resteraient isolées. De même pour le comptoir de Gravisca qui, en Étrurie, dénota une tentative de colonisation sans débordement (Morkot, p. 55). Les Italiques et les Étrusques ont ainsi échangé avec les Grecs, mais sans avoir jamais été soumis par eux. Milan Massilia ÉTRURIE Emporion IBÉRIE Sagonte
Rome
Corse S
Phocée
Capoue
B
Phénicie Gadès CH Carthage
SICILE
Graphique 1.3 e Conflits de trajectoires en Méditerranée occidentale au VI s av. J.-C. B = Baléares ; CH = Colonnes d’Hercule ; S = Sardaigne (Milan-Capoue = ~ 750 km)
1.4.3. Le triangle Grèce-Carthage-Étrurie Au VIIIe siècle d’Homère, nous assistions déjà à un essaimage d’établissements agglomérés aux dimensions de l’aire méditerranéenne. Ce mouvement d’expansion à relais ne ressemblait en rien à la poussée de périphéries clairsemées sous l’action d’un pôle en expansion continue. Des centres comme Sardes, Milet et Corinthe, Sidon et Tyr, ont présidé à la fondation de cités à distance. Mais celles-ci étaient relativement autonomes sur-le-champ. Les chefs de ces nouveaux établissements étaient des tyrans locaux et non pas des gouverneurs délégués par des souverains demeurés en métropoles, ces cités-mères. Indéniablement, les cités d’Étrurie et de Grande-Grèce furent des centres agricoles lors de leur fondation. À moins d’avoir été de simples comptoirs, ces établissements polarisaient autant de campagnes devant permettre à leurs populations d’échapper aux crises de subsistance. Mais ces centres, assez autonomes comme indiqué, étaient aussi des ports. En Afrique du Nord et en Grande-Grèce, les cités de l’époque jouxtaient des littoraux et se destinaient à un commerce maritime qui les maintenait malgré tout dans l’orbite de métropoles gardant l’initiative aux chapitres de la langue, des arts et de la religion (Orrieux et Schmitt Pantel, pp. 71-72). Des cités furent d’ailleurs fondées en fonction de l’activité portuaire en priorité. Les Phocéens d’Ionie installèrent le port de Marseille (Massilia) vers l’an - 600, lequel dis-
56 poserait d’une colonie en Corse (Alalia) ainsi que de relais proches des sites de Nice, de Barcelone (Emporion), de Valence (Sagonte), de Cadix (Gadès). Il ressort, des indications glanées ci-dessus, que les Italiques latins étaient encerclés de peuples navigateurs. Ces derniers étaient de grands nomades ayant le contrôle de leur mobilité : des nomades sélectifs qui rivalisèrent entre eux pour la mainmise sur la Méditerranée ouest jusqu’aux Colonnes d’Hercule (graphique 1.3). Les Carthaginois maîtrisèrent d’abord la Sicile, Malte, la Sardaigne et les Baléares. Ils perdirent Malte un certain temps et pour toujours les littoraux de la Sicile, qui étaient occupés par les Grecs au VIIIe siècle comme nous le savons. Les Carthaginois vont enfin partager la Corse avec les Phocéens à compter de - 540. Les Etrusques ont rivalisé : avec les Grecs pour le contrôle du Latium et de la Campanie (- 600) ; avec les Carthaginois pour le contrôle des îles d’Elbe et de la Corse (- 535). Les Grecs ont ainsi été confrontés aux Carthaginois par la Sicile et aux Étrusques par l’Italie au sud de Cumes. Leur expansionnisme – qui demandera explication – a pris fin quand, peu après - 525, les Carthaginois et les Étrusques ont fait collusion contre eux. Pendant qu’était bien engagée cette partie d’échecs entre navigateurs commerçants, les Italiques devenaient sédentaires ; laboureurs dans le Latium et pasteurs dans les Apennins. Faut-il pour autant opposer – sous l’angle du contrôle politique de la mobilité – les sédentaires italiques aux nomades sélectifs qui circulaient d’un bout à l’autre de la Méditerranée ? On peut penser que non. Les grands nomades sédentarisaient plutôt les résidents de leurs cités et, plus prosaïquement, les paysans des domaines rustiques attenants. Fort probablement, les premiers sédentaires du Latium et de la Sabine contrôlèrent eux aussi leur mobilité. Mais ils auraient choisi de prendre racine au lieu de circuler. Le nomade sélectif contrôle vraiment sa mobilité s’il peut aussi rester là où il est. Comme le roi de l’échiquier qui contrôle – autant que possible sans bouger – la mobilité de ses agents et, partant, celle des agents de l’adversaire.
2. La première naissance de Rome 2.1. Monte Cavo 2.1.1. Raison
d’être là
Le site de la Rome légendaire fut sélectionné à l’intérieur des terres, le long du Tibre et non pas en bordure d’un littoral comme c’était le cas pour la quasitotalité des localités grecques et phéniciennes de l’époque. Certes, d’autres cités – il en sera bientôt question – vont piquer les bas versants des monts Albains et la plaine du Latium. Ces établissements auraient-ils prolongé vers le Sud-Est la manière étrusque d’occuper le territoire ? Le site de Fidènes était fluvial, comme celui de Rome. Sous le rapport de la localisation, la singularité romaine n’est pas évidente. Le premier peuplement exogène du site de Rome semble bien avoir été redevable d’une transplantation peu ou prou sans contact sur les lieux mêmes, à la différence de ce qui prévalait alors en Italie centrale, en Étrurie et en GrandeGrèce. Dans tous ces cas en effet, les immigrés durent composer avec des occupants aborigènes. Or une telle présence aurait manqué dans le Latium ou du moins dans une bonne partie de celui-ci. La Rome légendaire semble n’avoir jamais été définie comme ayant été une colonie ou un comptoir. Cette Rome semble n’avoir jamais relevé d’une volonté a priori d’exploitation économique dictée depuis une métropole à distance. À ce que nous sachions, aucun commentateur, ni ancien ni moderne, n’aurait prétendu que les premiers acteurs de Rome y vinrent bâtir afin de coloniser une région déjà peuplée. Enfin Rome va se manifester en grossissant de proche en proche, au lieu de se multiplier et d’essaimer. Son expansionnisme sera polarisant et continu, donc unique par rapport aux autres qui – d’un bout à l’autre du bassin Méditerranée – étaient diffusants et à relais. Nous posons que Rome exista en son origine pour la garde du domaine vide au bord duquel elle vit le jour. Les acteurs locaux, investis de ce rôle, auraient choisi la sédentarité en ce sens. Exceptionnellement, ce genre de vie n’aurait pas accompli, là, une exorégulation corrélée aux trajectoires d’autrui. La sédentarité romaine aura été sélective, volontaire, consentie. Elle aura dénoté que les acteurs locaux en prise sur le domaine vide du Latium primitif ont recueilli la vocation de garder celui-ci. 2.1.2. Une convergence de trajectoires longues Comme phénomène géographique, les cités grecques du VIIIe siècle av. J.-C. étaient entourées de campagnes circonscrites et faiblement populeuses. Rappelons les formules de Gaudemet : l’« étroitesse du territoire » ou la moyenne de
58 2
1 000 km pour chaque unité incluant sa campagne ; la « modicité de la popu-
lation » ou la dizaine de milliers d’habitants. Le problème était que, la population globale étant ascendante, il fallut que ces voisinages à densité démographique invariante se multiplient à même un territoire soit d’emblée disponible soit à terme conquis. L’essaimage ayant été la dynamique de peuplement qui lui convenait, la cité démocratique et libre a vu le jour au prix d’un expansionnisme fédérateur ou impérial Pour les Grecs de l’époque, il fallait fuir l’Orient et déranger les Aborigènes. L’essaimage convenait d’une part et, de l’autre, il n’avait plus qu’à troubler la qualité d’occupation acquise par l’écoumène aborigène. Poussons un peu le raisonnement et nous comprenons que l’expansionnisme à relais de la Grande-Grèce, après avoir été stimulé par l’impérialisme perse à l’Est, devrait stimuler à son tour une dynamique contradictoire de la part du pôle romain à l’Ouest. La contradiction Rome/Grèce s’illustre dans la légende troyenne. Même si les Latins de la Rome des origines étaient d’ascendance mycénienne et grecque – ce qui est plutôt admis –, la décision a été prise par eux de s’opposer aux Grecs – et aux Étrusques ? – en se réclamant d’une ascendance troyenne. Les premiers Romains ont ainsi été aux Grecs ce que ces derniers avaient été aux Perses. De même que les Grecs avaient opposé leurs idéaux de démocratie et de liberté aux prédispositions despotique et communautaire des Perses, les Romains vont opposer des valeurs inédites – à l’enseigne d’un dépassement moral par exemple – aux idéaux grecs. Et comme annoncé, l’expansionnisme du pôle romain sera continu. L’essaimage hellène – à relais – avait été générateur de discontinuités. Mais la polarisation à la romaine, qui entrera en contradiction avec la dynamique d’essaimage à la grecque, sera continue. Avant son occupation par les premiers immigrés venus de l’Est, la région du Latium était passablement inhabitée. Comme indiqué, cette vacance n’avait pas relevé de l’hostilité du milieu biophysique environnant ni d’un peuplement inachevé. Les migrants venus de fort loin se seraient glissés dans les entourages de cette place disponible à condition – au mieux – de s’entendre avec les gardiens indigènes d’un interdit spatial. La trajectoire de l’Énéide ne fut pas seule à avoir ciblé le domaine vide qu’était alors le Latium et, plus manifestement encore, le relief albain à son Nord-Est. Postérieures de trois à quatre siècles, les autres mobilités ci-avant reconstituées semblent toutes avoir recherché la proximité de cette région (graphique 2.1).
59 → Osco-Ombriens (tardif) Étrurie ← Lydie (- VIIIe)
Cære Véies Fidènes
Tyr (- IXe)
MONTE CAVO
Èques Marses (Préneste)
Boarium Palatin
Énéide (~ - XIIe )
Tusculum Alba Longa Nemi Lavinium Ardée
Herniques Grèce (- VIIIe) ← Volsques
Antium
Campanie
Graphique 2.1 Le contournement du Latium des origines par les trajectoires archaïques Palatin-Lavinium = ~ 40 km
La mobilité phénicienne laissa peu de trace au Boarium et elle ne déclencha aucun peuplement. Les Phéniciens du IXe siècle n’avaient pas été indifférents aux régions italiennes. Mais ils y renoncèrent – y compris à l’embouchure du Tibre – en échange de la liberté de s’établir sur la côte de l’Afrique du Nord [1.3.3]. De même, les Grecs pour leur part confinés dans les littoraux fractalisés côté Europe semblent avoir été peu intéressés par la région éventuellement romaine. Il demeure que ces Grecs ont dû avoir été provoqués par les Étrusques, ces derniers ayant décidé un essaimage dans la botte italienne sitôt après que leurs vis-à-vis y eurent engagé le leur. Selon une information récemment transmise par des tests ADN et qui ont avéré leur origine lydienne [1.3.2], les ancêtres des Étrusques auraient suivi une trajectoire peu ou prou rectiligne via Lemnos dans l’Égée, les Balkans de la Macédoine à l’Illyrie, enfin la traversée oblique de l’Adriatique vers l’Italie centre-nord. Le plus remarquable, relativement à cette trajectoire Lydie-Étrurie, tient de sa concision. Cette trajectoire semble avoir été le plus court chemin que l’on pût imaginer entre les deux localités [graphique 1.2]. Il reste que la migration par cette sorte de voie rapide aurait duré plus que le temps d’une vie d’homme, contrairement à ce que prétendit Hérodote (Laronde 1968a, p. 200). Il aurait fallu
60 trois siècles ; le temps de permettre aux Lydiens de forger – au contact des Phéniciens avec leur alphabet ? – la nouvelle langue étrusque. Comme celles d’Abraham et de l’Énéide [1.2.3], la trajectoire Lydie-Étrurie est allée de pôle à pôle, à savoir ; de la région de Sardes vers le site que l’on peut bien nommer Rome puisque ce sont les Étrusques qui auraient eu la paternité de ce toponyme. D’une part, la trajectoire génératrice de l’Étrurie a dénoté une intentionnalité ferme. Elle a suivi le chemin le plus court ou peu s’en fallut pour atteindre sa destination proche du site de Rome. D’autre part, une telle intentionnalité aurait été suffisante pour susciter la méfiance des Latins déjà proches du site recherché, pour ne pas dire sur le site en question depuis quatre siècles et même plus. D’où une hostilité a priori qui aurait été celle des ancêtres des Romains envers ces « voisins et ennemis » que seraient les Étrusques (Grandazzi, p. 78). Par ailleurs, ces ennemis de toujours « se disaient Grecs ». Ils faisaient valoir leur objectivité spatiale par « l’univers prestigieux du mythe grec ». Jeux de masques ! Les Étrusques « se disaient Grecs » et les Romains se sont pensés Troyens. Et comme les Grecs et les Troyens s’étaient fait la guerre, fallut-il que soient ennemis les Étrusques apparentés aux premiers et les Romains apparentés aux seconds ? Les Étrusques ayant ciblé Rome en tant que destination ou objet, ils l’ont fait vouloir par les Latins. Mais comment les Étrusques ont-ils fait vouloir l’objetRome par les Latins ? En le faisant valoir par les Grecs. Il y a toujours eu du grec dans Rome et ce serait à l’encontre de cette présence que la provenance troyenne des ancêtres latins aurait été revendiquée. Cela bien avant Virgile. Puis un siècle s’écoulera, pendant lequel les peuples venus de Vénétie-Illyrie vont bloquer les régions à l’est du Tibre depuis l’Ombrie jusqu’à la Sabine. Pour s’approcher du site romain, eux aussi ? 2.1.3. Un autel à Jupiter ; un sanctuaire apollinien Nous sommes en mesure de soutenir que, pendant les cinq siècles ayant suivi la première occupation du Latium par les Latins – même étymologie –, plusieurs migrations ont ciblé le cours inférieur du Tibre qu’avaient remonté ces pionniers. Des Phéniciens fréquentèrent les lieux au IXe siècle. Des Grecs sont venus au VIIIe, suivis de Lydiens devenus étrusques. Puis enfin des peuplades osco-ombriennes se sont avancées jusqu’à contourner la région du Latium par l’Est. En attendant que tous les chemins mènent à Rome selon l’adage, le site choisi par les ancêtres latins était d’emblée un domaine vide. Or ce domaine ne serait ni passif ni insignifiant par la suite. Pour avoir été à la convergence de
61 trajectoires nombreuses, cette place creuse s’est comportée tel le centre organisateur du vaste écoumène appelé à devenir l’Occident. Nous avançons que le domaine vide aux origines de Rome fut un objet spatial convoité non pas en vue de son occupation ou de sa colonisation, mais bien à cause de sa capacité à structurer l’écoumène devant déjà apparaître, aux yeux des Orientaux méditerranéens de l’époque, comme un Occident de type nouvelle frontière. Comment se présenta le domaine vide en question ? Où le trouver si possible exactement ? Ce domaine a pu avoir été le Latium dans son ensemble. Mais il serait plus juste de le discerner quelque part sur une lisière à la fois virtuelle et physique de la région. Sur l’emplacement du relief volcanique nord des monts Albains, un domaine assez vaste autour du sommet Monte Cavo demeura épargné par les peuplements aborigènes puis indo-européens méditerranéens tout au long de l’Antiquité. Ce lieu privilégié a porté un autel à l’honneur du dieu antiquissimus Jupiter Latiaris (Dumézil, p. 214). D’après Alberto Crielesi (1997), qui se demande comment des milliers de personnes pouvaient y affluer, des sacrifices et commémorations étaient célébrés là de temps immémorial. Pendant plus d’un millénaire, le site a reçu des rassemblements festifs volontaires chaque fois suivis de dispersions obligatoires vers l’écoumène environnant. Nous en sommes à notre première mention d’une divinité non égyptienne ni orientale : Jupiter. Nous aurons à fréquenter les dieux de l’antique Rome, mais sans pour autant essayer de reconstituer les circonstances lors desquelles ces êtres auraient été admis à un panthéon. Il y aura de quoi être impressionné par la diversité des dieux de la mythologie et des religions admises à Rome [Thesaurus ; vol. 20, pp. 2132-2133] : à large champ d’action (Jupiter assurément, Cérès, Saturne, Tellus, etc.) ; d’intervention ponctuelle (Minerve, Portunus, Vulcain, etc.) ; du culte privé (Lares, Pénates, Mânes) ; étrangers (Hercule, Apollon, Esculape, Cybèle, Isis, Sérapis, Sol Invictus) ; destinateurs d’abstractions (Fides, Fortuna, Terminus, Concordia). Nous aurons aussi à distinguer les divinités principales – Jupiter en serait le patron – des secondaires à provenance locale (Cérès). Ces divinités, nous essaierons de les présenter au fur et à mesure de leur entrée en scène. Mais ce sera seulement pour en discerner la place et le rôle dans le parcours structural de l’établissement. Le Monte Cavo aura été un domaine vide parce que sacré. Le rayon de ce vacuum devait atteindre quelques kilomètres au temps des rois (Romulus →), si bien que le cercle pouvait accueillir une foule aussi nombreuse que la population latine au complet. Le vacuum Monte Cavo aurait-il d’ailleurs aidé à la différenciation des peuples circonvoisins ? Les populations latines, sabines et samnites ont pré-
62 existé au fonctionnement de ce vacuum. Ce que les provenances distinctes, maritime pour les premières et transalpine pour les secondes, ont confirmé amplement. Idem relativement à la population étrusque, celle-ci d’autant mieux différenciée qu’ennemie a priori comme on sait. Mais il y a de quoi supposer en plus que, en occupant les alentours du Monte Cavo, ces populations ont pu mieux reconnaître leurs différences respectives et exacerber en conséquence ce qui les opposait face à l’objet spatial. Nous interprétons de même façon la distinction des peuples qu’étaient les Èques, les Marses, les Herniques, les Volsques. Pelotonnés contre la bordure orientale du vacuum et d’un Latium en voie de peuplement, ces groupes se seraient mieux différenciés en bataillant les uns contre les autres pour assumer le contrôle de cette région organisatrice. D’après Alexandre Grandazzi (p. 86), « Albe n’a jamais existé ». Les Anciens le savaient-ils ? Une grande fête était célébrée chaque année en ce « site non urbain ». Elle leur faisait « imaginer une ville disparue, dont seul le sanctuaire principal aurait survécu » ! Grandazzi postule l’existence, à la place, d’une « fédération de villages ». « Cette Alba était dite Longa car elle semblait s’être étendue sur toute la zone occupée par de multiples villages bordant le lac albain ». La « zone » en question aurait dessiné une rangée de villages mais, ceux-ci ayant disparu, elle nomma en fait une ligne de crête abstraite d’orientation NWSE et originellement escortée d’un sanctuaire avec rien autour, cet autel dont parle Crielesi. La rangée de villages disparus aurait même inclus la localité d’Aricie collée au Sud-Est, avec son bois sacré dédié à la chasseresse Diane que vénéraient les Latins au bord du lac de Nemi. Au reste, plusieurs cités et peuples du Latium auraient « disparu sans laisser de traces ». Ces peuples « sacrifiaient chaque année à Jupiter Latial sur le mont Albain » (p. 36). Avaient-ils disparu ou avaient-ils été absents ? Considérons avec assurance que le vacuum sacré Monte Cavo a existé puis fonctionné. L’efficacité positionnelle de ce vacuum contribua à une fabrication d’altérité. En tant qu’établissement gardien de cette forme, Rome aurait de prime abord légitimé les identités des peuples aux alentours, sans oublier celle de son propre peuple qui ne devait plus être d’origine helladique-hellène mais troyenne. Nous avons les moyens d’être plus précis quant à la catégorisation la plus ancienne du site de Rome. Celle-ci n’a pas été donnée par le cadre naturel ni par les actions matérielles ayant transformé celui-ci en un milieu de vie. La nature locale fut coupée de ses transformations par une étendue géographique que différencia la forme abstraite d’un domaine sacré. La catégorisation première du site de Rome a offert un établissement aggloméré au bord d’un grand vacuum investi non pas en vertu d’actions sur la
63 nature mais de valeurs profondes concernées par la mort, la violence et le sacrifice. La reconstitution du vacuum Monte Cavo, requise par l’interprétation du site de Rome, pourrait-elle s’appliquer aux cités méditerranéennes qui se comptèrent par dizaines à l’époque ? Si la Rome primitive tira sa vocation du vacuum sacré dont elle eut la garde, peut-on penser que les nombreuses cités grecques, par exemple, auraient chacune jouxté son vacuum ? Nous retiendrons à cet égard que – depuis le VIIIe siècle jusqu’a l’avènement du christianisme (Morkot, p. 49) – le sanctuaire panhellénique de Delphes organisa les petites cités grecques aux dimensions de la Méditerranée. Dans un cirque du mont Parnasse perché sur le versant nord du golfe de Corinthe, ce haut-lieu était dédié au culte d’Apollon. Il a accueilli nombre de monuments prestigieux : temples, autels votifs, amphithéâtres, gymnases ; trésors authentifiant la reconnaissance de cités proches (Thèbes, Corinthe, Athènes), lointaines (Milet, Syracuse, Marseille), archaïques (Mycènes, Olympie), futures (colonies en attente de fondation). Presque à l’évidence, notre concept de vacuum convient à l’analyse du site de Delphes ; cet omphalos, ce « nombril du monde » comme l’appelle MarieFrance Baslez (1986, p. 287). Lors du passage de l’Âge du bronze au premier Âge du fer ou à l’Antiquité (- VIIIe s), l’aire méditerranéenne allait placer le long gradient déjà évoqué [1.2.2]. Plus qu’une ligne de crête, ce gradient est un axe structurant jusqu’à nouvel ordre appuyé sur les deux vacuums organisateurs du Monte Cavo et de Delphes. Des oppositions qualitatives élémentaires renvoient déjà à cette double polarisation : grandeur et singularité de Rome ; petitesse et pluralité des cités. 2.2. Un conflit de trajectoires d’échelle régionale 2.2.1. La trajectoire italique Aux temps légendaires des VIIIe et VIIe siècles av. J.-C., trois monarques alternativement sabins et latin ont gouverné l’établissement romain : Numa Pompilius (- 715 à - 672), Tullus Hostilius (- 672 à - 640) et Ancus Martius (- 640 à - 616). Numa Pompilius fut le roi sabin qui dirigea la transition de la mythologie religieuse archaïque à la religion officielle. Nous devons à Jean Dumézil la distinction entre ces deux types de religion. La religion archaïque aurait été proche d’une saisie de valeurs anthropologiques, tandis que l’officielle aurait groupé des représentations élaborées du transcendant. Nous allons revenir, plus loin dans ce chapitre et le prochain, sur ces représentations que Dumézil (1968) associa à des « fonctions » de souveraineté, de fécondité et de force.
64 La religion archaïque – la mythologie – avait disposé de magistratures sacerdotales – la royauté sacrée, le grand pontificat – et de collèges dont ceux des vestales et des augures. La religion officielle ordonnerait plusieurs pontifes et elle a introduit les flamines ; des prêtres. Numa Pompilius assuma aussi la responsabilité du transfert au Capitole de la mémoire de Romulus. Il gratifia ainsi ce Capitole d’une supériorité l’ayant constitué en point d’appui. Le Capitole est sur les entrefaites devenu le massif qui accrocherait le court gradient urbain de Rome. Le roi Numa assuma une responsabilité auprès de la forme urbaine. Il manipula celle-ci – à moins qu’il fut manipulé par elle – tout en dirigeant la transition de la religion archaïque à l’officielle. Quoi qu’il en fût, la morphogenèse urbaine réalisa, sous le règne de Numa, le passage d’une saisie de valeurs profondes – la religion archaïque ou mythologie – à une élaboration religieuse officielle par la médiation de l’établissement. Comme le fondateur Romulus, Tullus Hostilius fut un roi latin. Ce monarque aurait gagné contre les Albains au terme d’un duel truqué ayant opposé les champions Horaces et Curiaces (J.-P. Martin 1975). Pour sa part enfin, Ancus Martius aurait donné suite à une règle d’alternance en étant, comme son grandpère Numa, de provenance sabine. À l’époque de ce troisième successeur de Romulus, le port d’Ostie entrait en service. À l’embouchure du Tibre, des marais salants étaient mis en exploitation. Le sel extrait de là était distribué en divers points du Latium et de la Sabine. La trajectoire empruntée pour le transport de la denrée, orientée NE-SW, localiserait la Via Salaria. L’ouverture du port d’Ostie aurait pourtant daté de l’an - 335 seulement. Une exploitation de salines aurait également remonté au IVe siècle tout au plus. L’évocation de la royauté d’Ancus Martius, pour dater ces événements, consommerait donc un anachronisme (Jane De Rose 1985). Comme si l’histoire, à un moment donné, avait donné suite à un récit légendaire et non pas à une histoire plus ancienne. À l’époque des royautés, les réalisations d’architecture urbaine avaient besoin de justifications rituelles pour être agréées. Chaque site d’établissement était choisi en fonction de qualités physiques adéquates mais, selon que nous nous trouvions en contexte italique ou étrusque, un augure interprétait le vol des oiseaux ou un haruspice examinait le foie d’un animal sacrifié (Macaulay 1982, pp. 8-9). Si les présages étaient jugés favorables, la décision était prise de donner suite au projet architectural. L’enclos était délimité et le pomœrium tracé. Mais que révélaient de tels présages ? Que le lieu élu était propice à l’action envisagée dans la mesure où, en des temps reculés, un souverain légendaire y avait accompli le même type d’action (Choay 1980, pp. 138 et 216).
65 Le port d’Ostie fut officiellement ouvert en - 335. Mais Dumézil a apparenté l’établissement ainsi daté à une colonisation. Il est de ce fait plausible que ce port occupa une position spatiale appropriée à cette fin. Que signifiait alors cette phase d’appropriation présupposée ? Qu’elle avait donné suite à une phase d’expropriation encore plus ancienne. La position appropriée en vue de la réalisation du projet colonial n’avait pas été exempte d’occupation antérieure. Quand fut aménagé le port d’Ostie, il y avait déjà sur les lieux un village fréquenté par des artisans qui étaient des sauniers. Ce village avait été revendiqué par la cité étrusque de Véies. Il ponctuait la rive droite desservie par la Via Campana. Cette rive était l’étrusque versus la gauche qui était latine. La colonisation romaine d’Ostie présupposa donc la dispersion d’un établissement étrusque. Dans le même ordre de faits, la Via Salaria fut d’abord une trajectoire abstraite. Elle servit à l’appropriation politique de l’Italie centrale par les Latins et les Sabins. C’est pourquoi nous allons qualifier d’italique cette trajectoire. En tant que chemin concret, la Via Salaria – son nom l’indique – existait pour le transport du sel. Mais elle a permis en plus la transhumance comme l’acheminement des bestiaux depuis les lieux humides de leur élevage vers le Boarium. La colonie portuaire d’Ostie, les salines et la route concrète seraient aménagées au IVe siècle avant notre ère. Ces interventions ne remontent pas au règne d’Ancus Martius datant du VIIe. Mais les légendes n’ont-elles fait qu’embellir les choses ? Ces légendes ont plutôt levé le voile sur des occupations plus anciennes et des expropriations ayant eu cours réellement. Quand au juste ? À l’époque d’Ancus Martius ! Furent concernées en l’occurrence, ni l’installation du port d’Ostie ni la construction de la Via Salaria, mais l’appropriation sabine de l’embouchure du Tibre et l’émergence de la trajectoire italique. 2.2.2. La trajectoire étrusque Le concept de trajectoire, comme celui de valeur, est versatile. Aux significations anthropologique, politique puis économique, correspondent autant de classes de trajectoires. Les niveaux sont repérables au demeurant et induisent des langages spécifiques : les valeurs anthropologiques sont transmises par la tradition orale – la légende – en lien avec des trajectoires longues proches du niveau profond ; le sens politique, corrélé aux trajectoires régionales du niveau intermédiaire, appelle l’écriture historique ; la valorisation économique de surface, avec ses transports de ressources, de force de travail, d’énergie, etc., requiert le calcul chiffré. Les langages parfois s’entremêlent. La légende relève de la tradition orale mais celle de l’Énéide a été écrite en un contexte où l’histoire (res gestæ) avait déjà fait ses preuves. Remarquons au passage à quel point notre commentaire
66 sur la trajectoire italique a glissé de la légende de la fondation d’Ostie à la réalité économique du transport du sel (tableau 2.1). Le sel aurait tenu lieu de monnaie ou encore, et plus littéralement, de salaire. Au tournant du VIIe-VIe siècle av. J.-C., l’Étrurie connut un rapide et fort mouvement d’expansion. Deux antennes d’occupation territoriale progressèrent en direction de la plaine padane jusqu’au site de Milan côté nord ; vers le Latium, la plaine Pontine et la Campanie côté sud-est. La fondation de la cité de Capoue, non loin de Cumes, témoigna de cet expansionnisme qui devait être à relais. La colonie de Capoue était à l’origine un « centre agricole » (Le Glay et alii, pp. 13 ; 60). L’expansionnisme étrusque s’effectua par voie de terre. La côte italienne de la Tyrrhénienne était alors patrouillée par les navigateurs grecs. Les Étrusques étaient aussi des navigateurs et la piraterie ne leur était pas inconnue. Mais ils contrôlaient peu le littoral près de chez eux. Leurs équipements portuaires vont passer aux Romains – se rappeler l’expérience d’Ostie – après avoir servi à des échanges entre Grecs et Carthaginois. Superficiel (économique)
Urbs / Ager Romanus Chiffres
Salaria
Cités / campagnes Forum Lieux consacrés
I Intermédiaire (politique)
Urbain / rural
Vacuum
/
Trajectoires italique + étrusque superposées (site de Rome) Lydie → Étrurie Grèce → Ital.-Sicile Phénicie → Carthage Énéide
Écoumène
Profond (anthropologique)
Niveaux
Écriture Histoire
Trad. orale Mythes Légendes
Catégorisation spatiale
Langages
Trajectoires
Tableau 2.1 e Classification des dynamiques spatiales ; trajectoires (→ V s av. J.-C.) Cette classification développe celle du tableau 1.1. Les trajectoires étant conflictuelles par définition c’est-à-dire politiques, nous indiquons celles proches du niveau anthropologique – de l’Énéide entre autres – entre ce niveau profond et l’intermédiaire (double flèche pleine verticale).
À la fois maritime et terrestre, l’Étrurie fut la contrée forte de l’Italie centrale à l’époque (Bloch 1985 ; Coarelli 1973-75 ; Dennis 1985). Elle couvrait une éten-
67 due parsemée de cités rivales. Son unité provenait de sa culture urbaine empreinte d’influence hellène. Les Étrusques connaissaient la monnaie métallique et une certaine liberté de mœurs. Leurs agglomérations étaient de tailles suffisantes pour que soient rentabilisés des équipements sanitaires de drainage et d’adduction d’eau. Leurs nécropoles étaient prestigieuses. Au travers du Latium, la poussée expansionniste terrestre de l’Étrurie entraîna l’émergence d’une autre trajectoire d’orientation NW-SE. Cette trajectoire, que nous qualifions d’étrusque, se superposa d’emblée à l’italique. À vrai dire, ces deux trajectoires furent produites ensemble, si bien que leur superposition procéda d’un conflit d’appropriation qui les actionna l’une contre l’autre tout en les organisant. Et le site où s’actualisa ce conflit, on l’aura compris, serait l’assiette de la future agglomération romaine. Le gué de l’île Tibérine, d’orientation nord-sud, appuyait la trajectoire italique (Via Salaria en amont et Campana en aval). Le pont Sublicius, d’orientation est-ouest, appuya pour sa part la trajectoire étrusque juste en aval de la Tibérine et desservait le Boarium. Entièrement de bois et « chevillé sans un clou » (Pressouyre 1973, III), ce pont fut le premier à franchir le Tibre. 2.2.3. Le prérequis anthropologique à la première urbanisation Aux VIIe et VIe siècles av. J.-C., la trajectoire étrusque aura été de conquête coloniale. Les nouveaux établissements réalisés à sa faveur étaient dépendants mais bénéficiaires d’une certaine autonomie. Les colonies, dont l’exemplaire Capoue, prenaient la forme de cités et non pas de castra ou d’oppida. L’expansion coloniale étrusque fut donc à relais. Elle était plus continentale que maritime bien qu’elle actionna, comme en Grande-Grèce, un essaimage. Ainsi conçu, cet expansionnisme a suscité l’édification de cités conformément à un modèle dont voici les composantes principales. Rompus au savoir-faire hellène en la matière, les architectes étrusques ont fait la promotion de plans ordonnés en fonction des points cardinaux. Chaque cité inscrivait une agglomération pouvant accueillir quelque 8 000 à 12 000 résidents. De quoi permettre la rentabilisation d’une infrastructure de drainage (Boëthius 1970 ; Boitani 1975). En cas de croissance démographique excédentaire, la fondation d’autres établissements était envisagée (Macaulay, p. 5). Chaque agglomération tenait normalement dans une superficie de 1 à 2,50 km2, laquelle était entourée d’un pomœrium tracé avant les mises en chantier. Ce périmètre carré, d’une longueur de 4 à 6 km, était habituellement fortifié. Les axes nord-sud du cardo et estouest du decumanus organisaient le quadrillage des îlots, de même que la place centrale où ils se rencontraient et les quatre portes où ils conduisaient (Goudineau 1980, pp. 71-137).
68 Le modèle architectural apporté par les Étrusques avait été conçu dès le VIIIe siècle en Ionie (Vidal-Naquet 1968, p. 1021). Hippodamos de Milet le formalisait au Ve. « D’étroites correspondances unissaient les plans réguliers, orthogonaux, des [cités] étrusques d’une part et des [cités] du Proche-Orient et de la Grèce d’autre part » (Bloch 1968b, p. 725). Le modèle fut appliqué avec rigueur dans les plaines du Pô – Milan – et de Campanie ; Capoue. Car, dans ces étendues lointaines, des établissements pouvaient être projetés ex nihilo. Mais Rome, cette Urbs que les Étrusques nommaient pour la première fois en l’occurrence (Pressouyre, III), a résisté à cette projection. Était-ce dû aux accidents du relief qui en auraient entravé l’application ? Ou était-ce, simplement et politiquement, l’appropriation italique antérieure qui avait fait obstacle ? Projetée en Étrurie, l’architecture urbaine conçue en Grèce devait être frustrée à Rome (Bloch 1968a, p. 384). Le relief fut pris à partie et, plus encore, la prétendue anarchie d’anciens villages latins. En fait, le conflit des trajectoires italique-étrusque semble bien avoir stimulé la valorisation positionnelle du site romain et, partant, la première urbanisation. L’occupation étrusque dut en conséquence partager ce site avec des villages préexistants et cela sans les confondre. L’agglomération perdra en régularité topographique mais – au prix de la réputation de ces villages ? – elle gagnera en existence politique. Facilités par les routes qui convergeaient sur le Forum Boarium, les échanges de sel, de bestiaux, de bois, etc., ne sont pas explicatifs du déclenchement de l’urbanisation romaine. La dimension politique du conflit des trajectoires italique-étrusque est déjà plus éclairante. Ces trajectoires ont amené des rivalités d’appropriation qui ont fait valoir les positions à leur rencontre. Mais pourquoi ces rivalités ? Parce que les trajectoires ont suivi l’investissement des valeurs profondes dans les positions ciblées grâce à leur conflit. Les voisinages du Capitole, de l’Aventin et du Champ de Mars actualisèrent de cette façon les valeurs ou « fonctions » duméziliennes de la souveraineté, de la fécondité et de la force (croquis 2.1). Essayons de ventiler les influences culturelles en fonction des trajectoires. Le conflit d’appropriation déterminé par celles-ci amenait des valeurs contradictoires. La trajectoire italique transportait la « fonction » de fécondité. Elle ajoutait ainsi à l’attractivité des positions du Quirinal (Quirinus) et plus encore de l’Aventin (Cérès). La trajectoire étrusque, pour sa part, amenait le modèle architectural que les experts attribuent à la Grèce. Elle transporta ainsi la « fonction » de souveraineté et ajouta à l’attractivité du Capitole. La trajectoire italique fut ainsi à la romaine tandis que l’étrusque fut à la grecque. La question ne se pose même plus de savoir laquelle des deux tendances allait l’emporter. La contenance latine de la fécondité, de la prudence, de la frugalité, de la patience, va donner le ton à la forme urbaine éternelle, œcuménique, géante. Rome n’est pas la manifestation d’une fortune ou d’une
69 chance mais d’une fidélité à un destin des plus difficiles ; partir à la conquête du monde en pratiquant les vertus du laboureur timide. Trajectoire étrusque
Tibre
Trajectoire italique Via Salaria
Mars Ch. MARS Force
Tibérine Trastevere
Via Campana [Salaria]
Trajectoire italique
Quirinus QUIRINAL [ Fécondité ] Jupiter CAPITOLE Souveraineté Boarium Pt Sublicius
Tellus ESQUILIN [ Fécondité ]
Cérès AVENTIN Fécondité
Trajectoire étrusque
Croquis 2.1 Les trajectoires au site de Rome à l’époque des royautés Les routes concrètes externalisent des trajectoires sans rien enlever à leur qualité abstraite. Les voisinages (majuscules) sont indiqués entre les élaborations religieuses au-dessus et les saisies de valeurs anthropologiques au-dessous. Ces valeurs – ici notées souveraineté, fécondité et force – composent une triade de « fonctions » très présente dans l’imaginaire de la culture indo-européenne d’après l’œuvre de Dumézil. La divinité Tellus sera attribuée à l’Esquilin au IIIe siècle.
2.2.4. Rome sous les Tarquins La tradition enseigne que la dynastie étrusque a pris le contrôle de Rome en toute légitimité. Tarquin l’Ancien (- 616 à - 578) vient simplement y élire domicile et, les présages étant favorables, « il se fait élire roi par le peuple » (Bloch 1968a, p. 384). La suite est plus trouble. Tarquin l’Ancien est assassiné par les descendants d’Ancus Martius et remplacé par Servius Tullius (- 578 à - 534), possiblement un esclave affranchi d’origine latine. Celui-ci commandite la première enceinte en dur autour de ce qui est déjà la Ville. Il préside aux premières organisations d’une société romaine systématiquement divisée en classes. Servius Tullius est assassiné à son tour, par ses fils devenus gendres de Tarquin l’Ancien. L’un
70 d’eux prend le pouvoir et « va régner sous le nom de Tarquin le Superbe » (- 534 à - 509). La dynastie des Tarquins était d’ascendance corinthienne (Grimal 1981, pp. 23-24). La première diffusion de l’influence hellène dans Rome n’aurait pas témoigné d’un effet de mode ou de séduction, mais de cette filiation. À Tarquin le Superbe nous devrons les deux premiers grands temples dont des descriptions matérielles nous sont parvenues : à Jupiter sur le Capitole et à Saturne, en contrebas, sur la place du Forum républicain.
Pomœrium
Q Forum Capitole T. Jupiter
V
E
Cloaca (Égout)
PP
Villages Cæ
A
(V. Murcia) Piste projetée → Cirque Maxime
Croquis 2.2 e Les composantes de la première urbanisation (VI siècle av. J.-C.) A = Aventin ; Cæ = Cælius; E = Esquilin ; P = Palatin ; Q = Quirinal ; V = Viminal Ordre de grandeur ; diagonale Aventin ≈ 1 km
La mise en chantier de l’établissement aggloméré, sous les Tarquins, a d’abord nécessité le tracé définitif du pomœrium (Pressouyre, III). Ce périmètre – de la cité réduite à son cadre densément bâti – allait contenir les villages et en plus les lieux auparavant exclus du Viminal, du Quirinal et du Capitole, ainsi que le replat Oppius de l’Esquilin et, « au ras du sol », la place du Forum. Celle-ci devenait centrale en même temps qu’aurait été démantelé un mur palatin. Si nous traçons sur une carte la ligne du pomœrium ainsi repérée, nous reconnaissons la figure d’un carré parfait d’un peu plus d’un kilomètre de côté (croquis 2.2). L’orientation de l’enclos par rapport aux points cardinaux laisse à désirer. Ses bords ne sont pas nord-sud et est-ouest mais NNE-SSW et WNWESE. L’adaptation au versant ouest du Capitole-Quirinal et au vallon Murcia a
71 sans doute aidé. Mais plusieurs plans de cités antiques, non contraints par la topographie, ont aussi montré ce genre de torsion. Les orientations ne furent pas conformes sans pour autant avoir été hors norme. Le périmètre de la cité était d’une longueur d’environ six kilomètres. Les périmètres des douze cités connues d’Étrurie étaient de tailles comparables. De même pour la cité coloniale de Capoue et les cités de Grande-Grèce qui se multipliaient afin de préserver chacune une extension règlementaire. La place du Forum aura été la seule réalisation d’architecture urbaine qui se conformât à une composante du modèle de la cité inspiré de Grèce puis apporté par les Étrusques. Cette place publique a coïncidé avec la section centrale de l’axe decumanus. Linéaire, elle dilata une voie de circulation ; la Via Sacra. L’emplacement dallé a fait disparaître des cabanes ainsi que la nécropole qui gisait là depuis une époque antérieure à la fondation. Le mort ne fut pas complètement délogé par le vif, cependant. Il ne céda pas tout son domaine à la résidence des vivants. Il communiqua sa prégnance sacrée à cette place du Forum où chaque rassemblement d’un jour serait suivi d’une dispersion imposée. Le Forum républicain transposa ainsi, au cœur de la cité, l’efficacité du vacuum primitif discontinuant l’écoumène. En l’an - 670, selon certaines sources, cette place était déjà fascinante parce qu’interdite. Elle appelait l’édification monumentale qui attire et repousse à la fois. Les premières canalisations y étaient implantées dès - 650, à peu près en même temps que le fond marécageux était rehaussé « par des terrassements très importants » (Grandazzi, p. 67). Un urbanisme authentique figura au parcours de la civilisation étrusque. Même que sa discipline fut transmise aux architectes romains, telle une formation inconsciente pour ne pas dire un surmoi à jamais insatisfait. Car en liaison avec toutes les raisons pratiques, invoquées par cet urbanisme, opérait le principe religieux. Depuis le VIIIe siècle, le modèle architectural étrusque devait se conformer à des représentations qui spécifiaient un essaimage d’établissements agglomérés. À l’époque considérée, ces représentations étaient déjà formalisées en religion officielle et même, du côté de la Grèce, en idéaux de démocratie et de liberté individuelle. Nous avons supposé par ailleurs que ces représentations guidaient les manières de penser l’occupation territoriale et rationalisaient des expansionnismes déclarés. Nous pensons en particulier à la prescription ayant édicté que la partie urbanisée de la cité devait plafonner sa population à 8-12 000 et tenir dans un périmètre de 4-6 km. De ce seul point de vue à la fois topographique et combien religieux, l’agglomération romaine fit problème par le simple fait d’avoir repoussé ces limites alors obligatoires. La population de Rome, vers 500 av. J.-C., « devait s’élever tout au plus à 15 000 » (Alföldy 1991, p. 16). C’était peu mais déjà trop, en un contexte où
72 l’expansionnisme à relais avait force de loi. Bien plus que les tracés biscornus ayant déjoué la grille des architectes étrusques, ce chiffre de population signifia une transgression de règles rituelles. Rome était sur le point d’interrompre la dynamique d’essaimage pour lui en substituer une de polarisation.
QUIRINAL Temple
RUS URBS
SEUIL
Σ
URBS
Vicus Tuscus
RUS
Croquis 2.3 L’organisation morphologique de la Rome des Tarquins Le périmètre en noir donne le tracé approximatif de l’enceinte servienne. La flèche légère partant du Quirinal évoque le transfert de la mémoire romuléenne au Capitole.
2.3. À l’époque du crépuscule des royautés 2.3.1. Une configuration de seuil Nous disposons d’un aperçu des formes abstraites ayant segmenté a priori l’espace anisotrope de la Rome des Tarquins. C’étaient deux gradients courts (croquis 2.3) : l’un urbain, orienté WNW-ESE et noté URBS ; l’autre rural, orienté NNE-SSW et noté RUS. Les positions du gradient urbain étaient appropriées par une magistrature royale-religieuse et une noblesse patricienne, tandis que celles du gradient rural étaient attribuées aux acteurs de la base populaire dont sortira une plèbe religieusement crédibilisée. Les rapports sociaux, dans cette Rome, ont émergé de l’interface géographique sous-jacente et constituée de positions engendrées par des trajectoires conflictuelles : une structure de positions. Les rois étrusques ont mobilisé la base en l’attirant dans leurs parages et en y intégrant au surplus de nouveaux
73 venus artisans et commerçants. Ces souverains ont permis au petit peuple besogneux de gagner sa ration de sel en travaillant sur les chantiers urbains. À cette fin et aux dépens de familles patriciennes, les monarques ont débauché des esclaves qui, affranchis, pourraient devenir clients. Symétriquement, le patriciat mobilisa la base en partageant ses privilèges, dont celui de la propriété foncière. Des paysans devenus clients eurent droit à des lopins de terre (Alföldy, pp. 17-19). Nous constatons, au fil de l’argument, que c’est la structure abstraite des positions qui, en solidarisant spatialement les forces en rivalité, manipula tous les acteurs en présence. Le principal résultat de cette dynamique interne sera le confort de la base sociale. Les puissants s’ingéniaient à lui faire plaisir pour s’attirer sa fidélité, son affection même. Cette base bientôt noyautée par une plèbe pourrait se jouer, en retour, de la rivalité opposant la cour royale au patriciat. Des ruelles menaient du Forum républicain au Boarium via l’ensellement entre le Capitole et le Palatin puis l’Aventin. La première de ces ruelles était le Vicus Tuscus. Elle était bordée d’échoppes tenues par des artisans et petits commerçants qui, venus d’Étrurie, grossissaient la base. Le quartier associé fut déterminé comme le serait de nos jours une colonie ethnique. Il canalisa une convivialité typique d’une configuration de seuil, c’est-à-dire : le voisinage, noté Σ, où se superposent les gradients urbain et rural. L’Étrurie était pourtant toute proche. En rive droite du Tibre et jusqu’en face du Boarium, le Janicule et le secteur Trastevere étaient « toscans » (Pichon 1960, pp. 17-18). Nous avons reconnu que la région des salines d’Ostie, à l’embouchure du Tibre, avait été expropriée par l’actant romain aux dépens des Étrusques. Le Vatican était étrusque également. Il était le mont des oracles qui envoyaient des prophéties loufoques ; ces vaticinia devenues les vaticinations. Autant le passé étrusque d’Ostie fut dissimulé par la légende d’Ancus Martius, autant le versant étrusque de la Rome des Tarquins a été lessivé par la légende des frères Romulus et Remus. Il semble être allé de soi que Rome dût avoir été ancrée au Palatin par le simple fait que le berceau des jumeaux aborda la rive gauche tout près de là. Pourtant, la légende effaçait de cette façon la différenciation objective des deux rives du Tibre : la rive gauche, latine, était cotée positivement ; la rive droite, étrusque, était cotée négativement. La légende de la fondation de Rome, pour avoir occulté cette différenciation spatiale a priori, fut tout sauf innocente. 2.3.2. Légende et carte géopolitique Les Étrusques ont raté la communication avec leurs concitoyens et la postérité. Ils se sont cantonnés dans une religion hermétique (Bloch 1985, pp. 120-122). La Rome des Tarquins fut une ville bilingue, mais les traductions ont fait défaut.
74 Les rois étrusques et les patriciens ont rivalisé entre eux en courtisant la base. Ils se sont servi à cette fin de la structure des positions. Celle-ci solidarisait les forces en compétition. Le fait d’être romain, déjà sous les Tarquins, ne signifiait pas être né à tel endroit mais être positionné politiquement en fonction de la structure abstraite qui en l’occurrence prenait le nom de Rome. Être étranger à Rome signifiait, en contrepartie, ne pas respecter cette forme d’établissement investie de sens. Avant d’avoir été formellement institutionnalisés, la citoyenneté romaine, le sens civique ou la civilité furent des attitudes acquises en vertu de cette contrainte spatiale. La dynastie des Tarquins se retira de la scène en l’an - 509. Sa dissolution complète prit quelques années. L’événement a inspiré bien des légendes. L’une d’elles raconte le viol de Lucrèce par le fils de Tarquin le Superbe. Ce fils libidineux, Sextus, agressa l’épouse de son cousin. Il contrevenait ainsi à une loi d’hospitalité, aussi bien dire à l’interdit de l’inceste. Le roi tyrannique et son fils coupable furent bannis par le révolutionnaire Brutus. Certes, Brutus est un personnage fabriqué et les modifications apportées à la carte géopolitique du temps expliquent mieux ce qui s’est passé. C’était l’époque où la Grèce d’Orient envisageait la déprise de l’Empire perse. Vers le milieu du VIe siècle, les colonies ioniennes étaient subordonnées, en même temps que la Lydie, à cet Empire asiatique. Les historiens s’accordent pour dire que le maître de cet Empire, le roi Cyrus, ne fut pas un oppresseur impitoyable. Il se contenta de contrarier l’élite des cités ioniennes et grecques en soudoyant d’arrogants petits potentats (Hatzfeld, pp. 117-122). La situation devint plus tendue sous la gouverne de Cambyse, successeur de Cyrus et conquérant d’Égypte. À compter de l’an - 525, on le sait, les Grecs ne contrôlaient plus le comptoir de Naucratis dans le delta du Nil. Nous pensons avoir compris que ces Grecs furent alors sevrés de leur dépendance culturelle envers l’Égypte. Telle était la configuration géopolitique qui permit aux Carthaginois – ces Phéniciens de l’Ouest – de faire alliance avec les Étrusques pour paralyser l’expansionnisme hellène. Les Perses contenaient les Grecs par l’Est et le Sud. Les Phéniciens de l’Est et de l’Ouest les bloquaient sur le restant de la côte africaine jusqu’au large de la Sardaigne et de la Corse. Les Étrusques et les Celtes – dont les Cimmériens de Thrace qui avaient attaqué la Phrygie et la côte ionienne au VIIe siècle – empêchaient en plus ces Grecs de se déployer vers le Nord. En résumé, les Grecs étaient paralysés dans leur développement et les plus touchés d’entre eux, les Ioniens, se révoltèrent en l’an - 499. Le tyran de Milet – la seule cité pas encore inféodée aux Perses – lança un appel aux Athéniens, qui mirent à sa disposition une flotte de vingt navires.
75 2.3.3. Athènes C’était le début des guerres dites Médiques. La révolte des Ioniens est matée en l’an - 495. Par la suite, le deuxième successeur de Cyrus, le roi Darius, mène ses armées dans la Grèce continentale, qui cependant sont vaincues à Marathon en - 490. La guerre est à nouveau dirigée contre Athènes, qui est incendiée en - 480. Mais une flotte de deux-cents trières y est construite – à même les revenus d’une industrie extractive –, qui a raison de l’ennemi à Salamine. En - 479, l’armée perse est vaincue sur le champ de bataille de Platées, en la contrée de Béotie à environ 100 km au NW d’Athènes. La ligue de Délos est créée en - 477 (→ - 404). Il s’agit d’une alliance de cités qui, sous l’autorité d’Athènes, permet de porter la guerre en Asie. Le conflit armé se termine avec la paix de Callias en - 449. À la surprise générale, Athènes est la plus puissante ville du monde alors connu. Sauf que ; pour être venus à bout des Perses chez eux, les Grecs n’ont pas pour autant recouvré leur chère dépendance à l’égard d’une Égypte que les Perses contrôlent toujours. La récente victoire d’Athènes n’est donc pas la fin mais le début de son conflit avec l’Orient. Les colonies italiennes de Grande-Grèce n’ont pas pris part à ces affrontements, occupées qu’elles étaient à contenir les Carthaginois dont les Perses, bien installés en Égypte, étaient les alliés. Il y eut des ratés. En - 510, des dissensions internes provoquèrent la dislocation du réseau des établissements autour du golfe de Tarente. La cité de Crotone détruisait sa voisine Sybaris. Les Carthaginois en profitèrent pour prendre position à Himère sur la côte tyrrhénienne de la Sicile. Mais en - 480 un tyran de Syracuse les fit décamper. Peu après - 509, quand les premiers magistrats d’une République en devenir prenaient le pouvoir à Rome, des troupes étaient levées à Véies et Tarquinies. Un autre souverain étranger, Porsenna, tenta vainement de rétablir la dynastie des Tarquins. Les Latins, en proie au « réveil des peuples italiques », ont aussi résisté aux Tarquins. Or la contre-attaque étrusque n’était pas encore neutralisée que les Latins, les Èques et les Volsques portaient atteinte à la stabilité romaine. En effet, les Latins se liguèrent en - 501 (Le Glay et alii, p. 48). Ils venaient d’aider Rome à chasser les Tarquins. Mais était-ce justement pour mieux faire entrer ses habitants dans leur ligue ? Combien de temps allait durer cette mise en situation ? Jusqu’en - 343 selon certains, quelques années selon d’autres (Bloch 1968a, p. 387). Quoi qu’il en fût, les Grecs de Tusculum sont venus à la rescousse des Romains, qui gagnèrent contre la ligue latine en - 496 (Dumézil 1974, p. 414). S’ensuivrait une nouvelle alliance entre Romains et Latins qui permit de contenir, avec la collaboration des Herniques, les Èques de Tibur et les Volsques d’Antium. Les Étrusques se repliaient dans leurs quartiers après avoir
76 été défaits par les Romains sur le Janicule en - 476 et par les Grecs au large de Cumes en - 474. Les Romains ont donc effectivement été pour peu de chose dans l’évacuation de leur établissement par les Tarquins (Bordet 1969, p. 23). En réalité, les Grecs libéraient Rome des Étrusques et, pour un temps du moins, des Carthaginois. Mais comment comprendre que ces mêmes Grecs laisseraient aller Rome ? Vont-ils confier à une autre force le soin de s’en occuper ? En attendant de donner suite à toutes ces questions, récapitulons la temporalité propre à notre parcours structural, afin d’en discerner le rapport à l’historique. Nous avons associé – au passage de l’Âge du bronze à l’Antiquité (- VIIIe s) – l’engendrement du gradient Méditerranée le long duquel ont été singularisés les vacuums Delphes et Monte Cavo ; le premier en lien avec des cités et le second avec la Ville. Puis nous avons associé – à l’époque des royautés qui a suivi – l’émergence des trajectoires génératrices de la structure des positions de Rome. La correspondance des temporalités est faiblement significative, l’historique n’étant pas encore dégagée de la légende.
3. Le départ de la croissance urbaine Architecture urbaine et droit religieux 3.1. La plèbe religieuse 3.1.1. Changement de régime et transformation morphologique En vue de la longue traversée républicaine de l’établissement romain, considérons un événement historique et un phénomène géographique particuliers. L’événement est le changement de régime, à savoir la substitution aux rois sacrés de magistrats élus ; préteurs et consuls. Le phénomène est la croissance de la Ville unique versus les cités sans droit de grossir. Le changement de régime a pris une soixantaine d’années (- 509 →). Les responsabilités civiles et militaires étaient transférées à des magistrats n’ayant plus grand-chose à voir avec les sacerdoces du temps de Numa Pompilius [2.2.1]. Ces magistrats furent tout d’abord des préteurs ; des prætores dirigés par un prætor maximus individuel. Le pouvoir civil, militaire et religieux de ces préteurs avait tout pour être absolu. Sauf qu’il était accordé pour une durée d’un an, au terme d’élections convoquées par des comices (~ comités) et ratifiées par un Sénat ; cette assemblée de Sages d’une centaine de membres inscrits à un album. En - 449 « probablement », les préteurs ont été remplacés par deux consuls (Le Glay et alii, p. 49). La collégialité se trouvait introduite, pour contenir la tentation du pouvoir unique et, partant, tyrannique (Bloch 1968b, p. 386). À la différence de la préture, le consulat serait « une innovation proprement romaine ». La royauté allait devenir le régime honni, tellement qu’être soupçonné d’aspirer à la monarchie devint « une accusation gravissime » (Lançon, p. 18). Il y avait parfois retour au pouvoir unique, assumé non plus par un roi toutefois mais par un dictateur. Celui-ci était nommé par les consuls sur décision du Sénat. La durée de son mandat – six mois – convenait à des missions rares et précises. La collégialité consulaire était alors suspendue et le dictateur avait le loisir de s’adjoindre un maître de cavalerie. Les magistrats majeurs – consuls et dictateur – seraient précédés de « l’escorte honorifique des licteurs ». C’étaient des officiers qui arboraient des faisceaux de verges enserrant ou non une hache (pp. 18 et 25). Même dressée en repoussoir, la fonction royale allait survivre au travers d’un magistère sacerdotal. L’exception dictatoriale ferait épisodiquement revenir la souveraineté du roi sacré ou Rex sacrorum. À l’avènement de la République, la temporalité historique sera celle du changement de régime de gouvernement tandis que la temporalité géographique fait déjà appel au processus de croissance d’une population agglomérée. En cette conjoncture où l’Histoire se dégage mieux de la légende, un déphasage
78 apparaît nettement. En seconde moitié du Ve siècle, le changement historique est accompli avec l’élection des consuls mais, pour ce qui est du processus géographique, il était perceptible un demi-siècle auparavant [2.2.4]. Ce déphasage aurait dénoté l’antériorité des dynamiques conflictuelles et religieuses – davantage explorées en géographie structurale – sur les décisions de surface plus largement retenues par la science historique. Le changement de régime s’accompagna de guerres au dehors – il en sera question sous peu – et de rapprochements sociétaux au dedans. Les grandes familles, les patriciens, les aristocrates en général contrôlaient les centuries (unités de cent citoyens) y compris leur assemblée – les comices centuriates – grâce à des privilèges électifs fondés sur les armes et les fortunes. La plèbe était, de ce point de vue, guettée par le fatum de l’infériorité (Gaudemet, pp. 282-283). Notamment, les plébéiens ont contribué au service militaire tout en ayant été incapables d’influencer le gouvernement de la chose publique, la res publica ; la République. Il n’en demeure pas moins que les plébéiens composèrent une classe sociale. La plèbe a su définir une classe et pas seulement un groupement spontané. Mais comment les plébéiens auraient-ils pu bénéficier de ce que nous appellerions de nos jours une conscience de classe ? Y eut-il prise de conscience par le fait d’une opposition au patriciat ? Ou fallut-il qu’au préalable les plébéiens aient fait partie de la formation sociale ; le peuple, le populus, l’ensemble des citoyens ? La conscience de classe ne pouvait pas venir de la seule expérience des activités économiques ni de l’inégale répartition des richesses, aussi criante fûtelle. La plèbe n’aurait pas pu se reconnaître a priori dans son opposition au patriciat. Car elle devait se rapporter à un tout avant de pouvoir s’opposer à la partie adverse. Or le tout en question – la formation sociale – n’existait pas indépendamment de l’interface géographique. Les acteurs étaient positionnés spatialement. Mais les aristocrates en général se sont réclamés des lignages et des fortunes. Il ne resta alors aux plébéiens que la citoyenneté procurée par l’accrochage à la structure des positions. Et comme cette structure était d’emblée investie de valeurs profondes, il nous faut regarder du côté de celles-ci – et de leurs élaborations en religion – pour saisir la part de la plèbe. Témoins exceptionnels des valeurs et des croyances religieuses de tous les citoyens, les plébéiens n’ont pu être tenus à l’écart des organes de la vie civique. L’assemblée centuriate n’ayant pas réussi à les encadrer, une nouvelle fut convoquée. Cette assemblée moins haute serait les comices tributes. L’adjectif renvoie à des tribus spatialisées dans le cadre d’une réforme qui aurait remonté à Servius Tullius [2.2.4]. La dénotation est intéressante, pourvu qu’elle renvoie à une étendue géographique imprégnée de représentations en lien avec le religieux et des
79 attitudes dont nous entrevoyons déjà la dimension morale. Grâce à cette efficacité positionnelle indirectement admise sous la République et non redevable des seules institutions de celle-ci, les plébéiens ont pu se reconnaître citoyens. 3.1.2. L’affirmation de la plèbe À l’occasion du changement de régime, les plébéiens ont accédé à la propriété
positionnelle. Ils ont même acquis des droits en la matière, ce qui leur a permis de participer au commerce local. Les plus actifs d’entre eux n’étaient pas des clients de patriciens mais des artisans venus avec l’encouragement des rois étrusques. Certains plébéiens ont eu leurs entrées jusque dans la légion. Aussi ancienne que le Sénat, la légion était l’unité de base d’une armée. La plèbe est devenue une force politique. Douze préteurs plébéiens assumèrent la direction des affaires publiques de - 509 à - 499. Faut-il s’en surprendre ? Le patriciat va réagir en se réservant pour lui seul les magistratures et les sacerdoces. Il a empêché à cette fin les mariages mixtes. L’unité du populus était atteinte dans son fondement, si bien que le patriciat et la plèbe prouvèrent leur existence sociale en devenant « deux ordres prêts à s’affronter ». Par ailleurs, la lutte des classes annoncée fut redevable d’un contrôle de mobilité spatiale. Les plébéiens se sont déplacés vers les retombées nord et sud du gradient rural. Cette base sociale aurait d’elle-même conquis ses nouvelles positions : possiblement sur le Mont Sacré au nord de l’Anio ; plus certainement sur l’Aventin au sud du vallon Murcia, celui-ci recevant déjà une piste qui deviendra celle du gigantesque Cirque Maxime. Pourtant ! Les mobilités spatiales de la plèbe furent canalisées. Elles butaient contre l’impossibilité, pour cette classe, de s’emparer de l’axe du gradient urbain réalisé par le Forum. Ces mobilités ont engendré des positions appropriées mais seulement dans les limites de l’aire du gradient rural. Les plébéiens ont pris possession d’un axe auparavant attribué, pour ensuite s’en partager les positions. Les marges du Mont Sacré et de l’Aventin ont ainsi terminé, tout en l’étirant, le gradient rural NNE-SSW [Croquis 2.3]. L’agglomération de Rome était par conséquent « susceptible d’extension et considérée dans sa changeante réalité matérielle » (Pressouyre, IVa). Les unités de voisinage développées par les plébéiens réalisèrent, dans le concret, la transgression de la règle religieuse qui prescrivait l’invariance extensionnelle de l’établissement aggloméré et son plafonnement démographique. Les voisinages plébéiens sont devenus objectivement subversifs. En effet – nous étions en - 494 –, les plébéiens voulurent appuyer sur leurs positions l’existence d’un gouvernement souverain qui aurait enlevé à Rome une partie de sa force de travail et de son armée (Bordet, p. 34). Ils n’ont pas
80 réussi la séparation de leur gradient mais les délibérations, au Mont Sacré ( ? ) et à l’Aventin, amenèrent la mise sur pied d’un encadrement administratif rigoureux ; les concilia plebis. Les consultations prévues à ces assemblées conciliaires – qui n’étaient pas les comices tributes – prenaient la tournure de ce que nous appelons toujours des plébiscites. Et la charge d’un tribunat incomba à des représentants mandatés pour faire valoir les revendications plébiscitées. Les tribuns de la plèbe faisaient leur entrée en scène. Ces édiles étaient avant tout des magistrats municipaux chargés de l’administration des tribus. Deux étaient dans la place en - 494, lorsqu’était proférée la première menace de sécession. Ces tribuns étaient au nombre de quatre en - 471, quand leur désignation revint aux comices tributes ci-dessus présentés (Bloch 1968a, p. 387). Les plébiscites faisaient partie de la vie publique. Les tribuns prenaient la parole devant les citoyens rassemblés au Forum. Rome débutait sa traversée de la République. L’influence des tribuns de la plèbe a d’abord été nulle au chapitre de la prise de décision politique. Mais un statut particulier a valu à ces tribuns une inviolabilité sauvegardant jusqu’à leur intégrité physique. Au surplus, les magistrats de la plèbe jouissaient d’un droit de veto leur permettant de bloquer les décrets. Les plébéiens et leurs tribuns étaient écartés du pouvoir mais ils étaient en mesure d’empêcher les magistrats de passer à l’action. Même les avis du Sénat – des sénatus-consultes ayant force de loi – pouvaient demeurer sans effet. Seul le dictateur, en circonstance exceptionnelle par la force des choses, pouvait contourner les tribuns de la plèbe. Le statut des tribuns et des plébéiens fut énigmatique. Pierre Grimal pose la question. Quel pouvait bien être ce pouvoir des tribuns, qui s’interposait devant l’imperium et en annulait les effets ? Tout nous indique qu’il était, dans son essence, religieux. Les tribuns de la plèbe, placés sous la protection de Cérès, la déesse plébéienne de l’Aventin, étaient inviolables (p. 116).
Le religieux évoqué était non pas officiel mais archaïque, mythique, plus proche des valeurs anthropologiques que de représentations vraiment élaborées [2.2.1]. Grimal apporte des précisions montrant que le pouvoir plébéien a lié le destin de Rome à la bonne foi de son détenteur. Une chose est sûre. Les tribuns de la plèbe n’ont pas décroché leur pouvoir religieux par leurs seuls moyens. Un tel pouvoir est délégué et non pas immanent à la compétence de l’acteur qui l’exerce. Mais d’où vint ce pouvoir ? Qui le délégua aux tribuns ? La forme d’établissement à notre sens. Nous avons ce qu’il faut pour ne pas confondre les avantages dus à la lutte sociale avec ceux découlant du rapport à l’interface géographique. Les premiers ont concerné les grandes familles ou gentes de l’aristocratie qui ont fondé leur pouvoir sur les lignages, les armes et les richesses. Les seconds ont concerné les
81 plébéiens et les tribuns qui ont bénéficié d’une balance de pouvoir grâce au voisinage qu’ils s’approprièrent. Ils ont pu ce faisant se conjoindre aux valeurs profondes investies chez eux et transformables en religion officielle. 3.1.3. Fides En définitive, le pouvoir des tribuns est venu de l’Aventin en tant que forme. C’est pourquoi, à notre sens, ce voisinage se comporta comme un massif en rivalité avec le Capitole. Il y eut deux massifs inchoatifs à cette époque : le Capitole investi de souveraineté et attracteur de prestige hellène ; l’Aventin investi de fécondité et attracteur de culture latine. La lutte entre patriciens et plébéiens aurait ainsi externalisé la compétition qui montait entre le Capitole et l’Aventin. Avant d’être entrées en lutte, les deux classes du patriciat et de la plèbe ont émergé simultanément hors de cette spatialité anisotrope. Il ne suffit pas de retenir que le patriciat a perpétué ou voulu perpétuer les privilèges de l’aristocratie gentilice, ni que la plèbe s’est hypnotisée sur ses vaillances rustiques. Il convient en plus de chercher ce qui avait pu solidariser les deux actants pour qu’ils aient émergé tout en s’opposant1. Si nous considérons comme signifiante la spatialité anisotrope d’où les actants patriciat et plèbe ont émergé, il nous reste à trouver dans le seuil une sorte d’esprit des lieux qui aurait tenu ensemble le Capitole des patriciens au Nord et l’Aventin des plébéiens au Sud. Cet esprit, nous le respirons depuis quelque temps. Nous l’avons nommé convivialité [2.3.1] et venons d’en préciser le contour en évoquant la vertu de la bonne foi ; la fides. Le rôle tenu par la fides dans la morphogenèse de Rome aura été magistral. Posons d’abord que cette bonne foi dut être partagée au nom d’une divinité particulière. Un lieu de culte à Fides – avec la majuscule – aurait d’ailleurs existé dans Rome dès l’époque du légendaire Numa. La question n’est pas de savoir si est topographiquement exacte cette information communiquée par Tite-Live, mais d’en retenir le renvoi aux temps de la fondation de Rome. La fides romaine aurait été créatrice de l’Urbs. Giovanni Brizzi va jusqu’à divulguer que la fides ait été la « seule notion qui, devant les dieux, distingue les Romains des autres peuples » (2007, p. 200). Le roi fondateur de la religion romaine aurait ordonné à ses sacerdoces – pontifes et flamines – de célébrer le culte à cette vertu avec « la main enveloppée jusqu’au bout des doigts, afin de signifier que la bonne foi doit être protégée et que son siège est sacré jusque dans la main droite » [Thesaurus]. De cette pratique nous serait venue la tradition du respect infrangible de la parole 1 L’actant sera pour nous l’acteur (ou l’agent) dont le rôle est en interaction objective avec d’autres et non pas subjectivement intentionnel. Le rôle en question est dit actantiel.
82 donnée, laquelle s’est traduite dans le geste consistant à tendre sa main droite au partenaire. D’où cet effet apaisant de la poignée de mains jamais démenti jusqu’à nos jours. D’où peut-être aussi la primauté accordée, dans notre culture, à la droite de chaque corps sur sa gauche. « Pour un Romain, il n’y a pas de différence entre le concept qui règle les rapports entre groupes sociaux ou individus, d’une part, et le dieu qui garantit la validité de ces rapports, d’autre part. » Tellement que « la divinité honorée ici ne se distingue en rien du concept que dénote le mot "fides" ». Dans la notice ici consultée, l’on peut lire ; bien que la garantie des contrats soit un aspect fondamental de la souveraineté, le culte institué ici intéresse l’ensemble du corps social. Fait exceptionnel à Rome, les trois flamines majeurs le célèbrent conjointement. C’est qu’il ne s’agit pas d’une « croyance » mais de la confiance assurée que doit recevoir tout engagement contractuel. Qu’il s’agisse d’exercer le pouvoir royal, de faire la guerre ou d’assurer le bien-être de la société, cette confiance est indispensable pour fonder les rapports sociaux. Mais, comme la validité de cette confiance relève de l’exercice éminent de la fonction de souveraineté, le roi légendairement responsable de toute législation religieuse et civile s’est vu attribuer l’institution de son culte. Diviniser la fides, c’était proposer la représentation religieuse du principal ressort de la société romaine.
La souveraineté revient à deux reprises dans la citation. La fides romaine aura impliqué la fameuse « fonction » dumézilienne de souveraineté, c’est-àdire : l’Institution-État (Lançon, p. 9). Dès lors qu’a de particulier cette fides ? Sa romanité, justement, du reste enracinée dans la rusticité de l’humble laboureur. Giovanni Brizzi fait remonter ces caractères de la fides au coté paysan des Latins, « chez lesquels ce concept s’était initialement affirmé ». Sous ce rapport précis, les Romains d’ascendance latine seraient à jamais distincts « des autres peuples ». e 3.2. La singularité romaine à l’aube du V siècle av. J.-C.
3.2.1. L’empire des chiffres ? Y eut-il un rapport de détermination entre le changement de régime et la croissance urbaine ? Au regard du bilan démographique, la coïncidence temporelle porte à penser qu’un tel rapport existât. De 20 000 aux premiers temps de la République, la population romaine va grimper de 200 000 par siècle pour franchir le cap du million peu après l’avènement de l’Empire (an - 27). Le plus gros chiffre de population agglomérée jamais atteint était alors de e 300 000. Il était revenu à la Babylone mésopotamienne du II millénaire av. J.-C. Le pôle égyptien de Memphis totalisait environ 100 000 résidents vers l’an
83 - 1200. L’Athènes de Périclès (circa - 470) en compta 200 000, dont 25 000 citoyens. Du point de vue démographique, le phénomène romain de l’Antiquité fut sans précédent (Moriconi-Ébrard 2000, pp. 11-13). Dans le contexte de la Méditerranée occidentale au Ve siècle avant notre ère, la Ville ne fut pas seule à avoir défoncé le plafond démographique qui était alors fixé en moyenne à 10 000 [2.2.4]. À 150 km au Sud-Est, l’agglomération campanienne de Capoue avait déjà la réputation d’être une ville. À quelque 30 km au Nord-Ouest, la cité étrusque de Cære disposait d’une superficie protégée de 420 hectares (Le Glay 1990, p. 66). L’enceinte servienne de Rome contenait une superficie de 426 hectares. Avec son port de Pyrgi, la cité de Cære était donc une ville, et la plus grande d’Italie à l’époque (Grandazzi, p. 71). De même, les cités de Tarente, de Syracuse, et quelques autres en Sicile, auraient été trop populeuses. Ces cités de Grande-Grèce auraient donc été, elles aussi, des villes. À choses différentes mots différents. Le concept de ville remplace celui de cité chaque fois que sont nettement franchies les limites d’extension et de population assignées par la règle religieuse officielle. Cela étant, Rome se développait pendant que les grands établissements étrusques et grecs s’anémiaient, y compris Cære dont la superficie serait réduite à 150 hectares au IVe siècle. Quelque chose de très particulier se passait à Rome. Les nouvelles institutions apparues dans la Ville se montraient pourtant ailleurs. Les préteurs étaient des répliques de magistrats étrusques. De même, la dictature telle qu’appliquée à Rome avait été expérimentée en Étrurie. Le patriciat et la plèbe avaient leur équivalent en plusieurs établissements étrusques, italiques et grecs. Le changement de régime, sensible à Rome à l’aube du Ve siècle, survenait en Étrurie, en Ombrie, en Grande-Grèce. Athènes se dotait d’institutions démocratiques en - 507, mettant fin à cinquante ans de tyrannie. Pendant les années - 496 à - 493, une crise de subsistance aurait poussé la plèbe à invoquer les divinités agraires, et à se soulever contre le patriciat ! La première menace de sécession (- 494) en témoigna vraisemblablement. Aux temps de la dynastie des Tarquins, la rivalité entre les aristocraties royale et patricienne avait comme enjeu la fidélité de la plèbe, son poids démographique, sa force de travail et sa pugnacité. Les deux aristocraties attiraient les plébéiens vers Rome, chemin faisant. La croissance urbaine s’ensuivit. Celle-ci avait moins de chance en Étrurie et dans le Latium, où il n’y avait qu’une seule aristocratie versus des indigents. Dans Rome, il y avait deux aristocraties qui faisaient la cour aux pauvres et rivalisaient entre elles à cette fin. Cette interaction triangulaire eut pour effet d’agglomérer le populus. Celui-ci était évidemment incapable de produire, dans l’espace de la Ville, les provisions nécessaires à sa subsistance. Ce populus était dépendant de la campagne. Un Ager Romanus dilaté devait dorénavant satisfaire les besoins non plus seulement d’une caste d’aristocrates et de fonctionnaires mais en plus d’une masse
84 de pauvres guettés par le chômage. Un espace rustique serait conquis puis défendu à cette fin. Les premières guerres auraient donné suite à cette double nécessité. La guerre romaine a de prime abord conjuré des crises de subsistance immanentes à l’agglomération du populus (Dumézil, p. 320). Ces crises ont par ailleurs justifié la lutte des classes, si bien que les conflits au dehors et au dedans ont été dynamiquement liés. 3.2.2. La transgression de la règle religieuse officielle Pendant que la ville de Rome connaissait son premier essor, les cités des contrées voisines subissaient la stagnation voire le déclin et la destruction. Le pôle romain s’engageait dans un processus d’expansion continue tandis que les cités avaient réalisé un expansionnisme à relais, un essaimage. Les variations des paramètres externes (administratifs, sociaux, économiques) n’expliquent pas cette sorte de différenciation morphologique. La singularité romaine, de ce point de vue, témoigna plutôt de l’efficacité d’une dynamique interne d’essence anthropologique et politique. Comment concevoir maintenant cette réalité ? En recherchant ce qui a bien pu opposer la Ville de Rome aux cités d’Étrurie et de Grande-Grèce. Du côté des cités hellènes-étrusques, la contrainte du rituel religieux de fondation a prévalu. Le statu quo démographique a été respecté. Si chaque cité étrusque devait accueillir environ 10 000 résidents, chaque cité hellène – selon la loi numerus clausus que Platon immortalisera au premier tiers du IVe siècle – devait satisfaire les attentes d’environ 5 000 chefs de famille. Ce qui donnait une plus grande multitude tout en respectant l’ordre de grandeur. Le fait de contrevenir à ces restrictions était une perversion, une maladie. « Pour Platon, écrit Françoise Choay, la loi de la cité est et demeure d’origine divine » (p. 199). Du côté de la Ville ou de l’Urbs qui était déjà en croissance aux temps légendaires, faut-il alors conclure au sacrilège ? Considérons, d’un point de vue plus terre à terre, que la mythologie et la religion officielle ont sanctionné deux approches différentes de la matérialité urbaine. Autant la religion évoluée a prohibé la croissance physique et démographique des cités, autant la mythologie – la religion archaïque – a donné libre cours au développement de la Ville. La mythologie en question aurait gravité autour des trois « fonctions » duméziliennes sur lesquelles nous revenons, cette fois-ci pour reconnaître les rôles et les acteurs qui en répondirent au niveau de surface (Le Goff 1999, p. 69) : la souveraineté revenait aux oratores (magistrats y compris les tribuns, clercs, commerçants) ; la fécondité revenait aux laboratores (artisans, paysans, bergers) ; la force revenait aux bellatores (combattants). Rapportons les rôles et les acteurs ainsi définis à l’établissement Rome aux débuts de la République. Certains devaient élire domicile à l’intérieur de l’agglomération. C’était le cas, en particulier, des oratores. Par la force des cho-
85 ses, la subsistance de ces acteurs dans la Ville dépendait d’un approvisionnement apporté de l’extérieur, grâce aux surplus des denrées produites par les laboratores de la campagne agricole et pastorale. Mais il fallait protéger les travailleurs pourvoyeurs de tels surplus ainsi que leurs milieux producteurs de richesses. À cette fin la défense par les bellatores était nécessaire. Philosophie Dépassement moral Discipline
Idéalisme et anarchie
VILLE
cités
Expansionnisme continu d’un seul pôle
Multiplication des pôles ; essaimage
La règle religieuse est transgressée. La mythologie a le champ libre
La règle religieuse est respectée
La règle de la religion officielle barre la tendance à la croissance. La mythologie (religion archaïque) favorise la tendance à la croissance physique des pôles …
Graphique 3.1 Ville et cités : représentations mythiques et religieuses
Il reste à comprendre ce qui arrivait lorsque la population agglomérée augmentait en nombre, notamment à Rome où la plèbe envahissante dépendait de la campagne aussi bien que les magistrats et les clercs. Dans l’éclairage de la consécution ci-dessus déclinée, nous comprenons qu’un expansionnisme territorial était aussitôt mis en route. Car il fallait plus de terres cultivées pour approvisionner la population citadine en croissance et – par implication – il fallait mobiliser les bellatores pour en arriver à ce résultat et le maintenir. La spirale expansionniste était alors déchaînée. Le principe religieux en émergea autant pour la réfréner que pour la publiciser. La mythologie ou religion archaïque serait actualisée dans Rome tout en y virtualisant la contrainte religieuse officielle tandis que, dans les contrées voisines, l’urbanisme religieux aurait force de loi et la mythologie y serait virtualisée. S’en vient l’opposition de la seule Ville de grande taille et forte de la mythologie, à un semis de cités de tailles réduites et sous l’emprise de la règle religieuse officielle (graphique 3.1).
86 La Ville s’engagea dans la spirale d’un expansionnisme polarisant continu. À l’inverse, les cités enfermées dans leurs périmètres, démographiquement plafonnées, ont dû s’en tenir à un expansionnisme à relais, des essaimages. La religion officielle releva de la cité ; ou encore de l’archétype de la nouvelle cité grecque. Cette Cité – à laquelle Nemo accorde la majuscule – prescrivait la règle architecturale et urbanistique mais elle débouchait, dans le court terme, sur un idéalisme favorable à la discorde et même à l’anarchie. Pour sa part, la mythologie prévalut à Rome du fait de la transgression infligée par celle-ci à la règle religieuse officielle. La religion officielle était sophistiquée mais débouchait sur un idéalisme à la morale impossible. Elle ne pouvait empêcher une anarchie que seule une philosophie pourrait à terme ramener à la raison. Quant à la mythologie – la religion archaïque – elle était plutôt brute mais elle inspirait la fidélité, la discipline, le dépassement moral. 3.2.3. Expansionnisme récurrent Aux débuts de la République, le terroir agricole borné atteignait six milles (~ 9 km) de rayon autour de l’agglomération romaine (Le Glay, p. 111). D’une superficie d’environ 100 km2, le nouveau domaine rustique va s’agrandir aux dépens des Latins ainsi que des Èques et des Volsques qui rôdaient dans le Latium audelà d’Ardée. Le rapport entre Romains et Latins fut à géométrie variable en ce contexte [2.3.3]. De coopération quand l’adversaire étrusque avait été menaçant, ce rapport devint brusquement de compétition une fois écarté le danger. Pourquoi ? Parce que Rome victorieuse, enrichie et mieux peuplée, déclarait un plus grand besoin de terres. Cela aux dépens du domaine de son allié de la veille qui lui avait permis de gagner et qui, de surcroît, redeviendra fidèle. À moins que cet allié profitât de la vacance du pouvoir étrusque pour tenter sa chance. Prenait forme à vrai dire l’alliance entre Romains et Latins grâce à laquelle les premiers partageront leur citoyenneté avec parcimonie tandis que les seconds propageront un droit. Aux origines de Rome, la souveraineté signifia à peine autre chose qu’une intégrité physique de corps à nourrir. Ce qui a cependant suffi à justifier le recours à la force puisqu’il fallait défendre les provisions et les travailleurs qui les prodiguaient. Et cet usage de la force n’avait plus qu’à entraîner des débordements territoriaux ; des conquêtes. La religion officielle aurait été formalisée comme pour réfréner la pulsion expansionniste ainsi ramenée à une quête de souveraineté en quelque sorte biologique. Pour éviter que l’impératif de la subsistance d’un groupe localisé débouchât sur des excès de violence prédatrice, cette religion aurait prescrit de restreindre la mécanique des besoins en fonction de cités d’extensions et de populations limitées.
87 Or – c’est avéré déjà [2.2.3] – la croissance démographique générale a conduit, partout où il fut interdit d’agrandir et de grossir chaque cité en particulier, à en créer d’autres à distance. La croissance démographique générale devait par conséquent déterminer un essaimage de cités de tailles réduites et comparables, c’est-à-dire ; cet expansionnisme à relais qui relançait sur une base élargie l’expansionnisme polarisant antérieurement mis aux arrêts. Du reste, l’essaimage dilue la demande en foncier. Si la place manque, l’on va en quérir là-bas au lieu d’en redemander ici. Il découle de cette facilité que la densité démographique demeure faible. L’expansionnisme à relais réalise de la sorte une condition de l’esclavage. Les propriétés foncières valant moins cher parce que disponibles à distance, les fortunes vont leur préférer les corps asservis. 3.3. La Ville du droit et de la prudence 3.3.1. L’État ; la Loi des Douze Tables Dans la Rome républicaine de l’Antiquité, le conflit particulier entre patriciens et plébéiens a présupposé une solidarité qui avait uni ces acteurs en tant que citoyens. Le lien social a préexisté à la lutte des classes. Les consuls et les magistrats de la République romaine officiaient en retrait de la lutte des classes. Il n’y a pas de surprise. Ces gouvernants ne pouvaient rien contre ce genre de conflit. Ils se contentaient d’arbitrages car leur rôle visait plus carrément la conjuration des violences : les unes canalisées au dehors par les guerres ; les autres contenues au dedans par les vigiles (police). Bref, les gouvernants de l’Urbs garantissaient les interdits ; dont l’interdit spatial qui aurait d’ailleurs surdéterminé celui de l’inceste. Ces dirigeants montraient ainsi la figure de l’État en tant qu’il institutionnalise les pouvoirs (Van Effenterre, pp. 303-307). Dans Rome, la limitation des forces par la raison supérieure de l’État releva de l’inviolabilité des tribuns de la plèbe. Religieuse archaïque et intégrée autant que l’interdit à la structure géographique, cette inviolabilité impliquait une négociation en bonne foi devant prévenir autant l’arbitraire au sommet que l’anarchie à la base. Pendant la première moitié du Ve siècle, les conflits au dehors et au dedans se sont aggravés. Les guerres continuaient ou reprenaient, contre les Sabins en particulier, chez qui des affrontements vont persister jusqu’en - 448. La lutte des classes, pour sa part, dégénéra à compter de - 485, alors qu’un clan patricien – les Fabii – empêcha l’accession des plébéiens au consulat. En - 451, la direction des affaires publiques fut retirée aux préteurs et aux tribuns. Non pas un dictateur cependant, mais un collège de dix magistrats fut
88 délégué par le Sénat pour dénouer une situation devenue très tendue. À ces décemvirs revint le mandat de rédiger une législation ; la Loi des Douze Tables. Le collège des décemvirs entrait en fonction pour un objectif plus général. Il était une institution républicaine et il exista pour la bonne marche du nouveau régime en général. Il ne fut pas une création ad hoc pour la seule rédaction des Douze Tables (Grimal 1968, p. 412). Quoi qu’il en soit et en autant que fût concernée leur compétence législative, les décemvirs ont eu « le pouvoir de modifier la religion romaine ». Ce qu’ils firent. À l’époque de Numa, un sacerdoce avait conçu « un droit pontifical qui englobait l’ensemble du droit, [positif] aussi bien que religieux ». En rédigeant la Loi, les décemvirs ont affranchi un droit positif d’un naturel ; le premier spécialisant le droit civil et le second le religieux. Avant les Douze Tables, les droits civil – coutumier – et religieux étaient fusionnés. Après, ils seraient dissociés. Un passage de la Loi à des droits est constaté. Nous sommes en présence d’une transformation qualitative. Nous proposons à cet effet que la Loi en général – objectivement – émane de l’interdit spatial tandis que les droits en particulier – subjectivement – convertissent cet interdit en permissions au cas par cas. Les droits ne font pas que diversifier une Loi elle-même empiriquement déterminée. En ce sens, nous renvoyons la Loi à l’interdit spatial qui est un objet reconstitué et non pas un fait empirique donné ni produit. La Loi se découvre ainsi comme étant le négatif de base dont les droits sont le positif de surface. Il en irait ainsi des Douze Tables qui – explicitement – furent du ressort de la Loi. Les décemvirs responsables auraient de ce fait été les délégués de l’Institution énonciatrice de l’interdit – de l’État à vrai dire – et non pas des sujets détenteurs d’une autorité qu’ils auraient eux-mêmes méritée. Ces décemvirs étaient tout sauf des destinateurs. L’interdit et l’État qui les avalisèrent avaient été émergentiels. Or, entre la Loi négative qui interdit et les droits positifs qui permettent, la forme d’établissement est engendrée. L’interdit spatial obligeant les humains en devenir à s’engager dans des trajectoires politiques, celles-ci engendrent les positions d’une interface géographique. Ces positions sont par la suite appropriées par les sujets qui, en chaque situation d’espèce, doivent faire lever l’interdit contre tribut. 3.3.2. Production de l’établissement et principe religieux L’objectif de la Loi des Douze Tables n’était pas la mise au net d’une Constitution ex nihilo. Celle-ci était en voie de germer d’une diversification de pouvoirs et de contre-pouvoirs qui, dans l’esprit de la République, étaient graduellement appliqués pour s’équilibrer et assurer ainsi « une efficacité maximale à l’action nécessaire de l’État » (Bloch, p. 386).
89 Les Douze Tables concernèrent plus étroitement des droits coutumiers, qu’elles remplacèrent par des droits écrits. Les textes étaient complétés en - 450. Ils furent soumis à l’approbation des comices centuriates, qui votèrent leur adoption. Ils furent enfin gravés sur des plaques de bronze exposées au Forum. Les plébéiens avaient été les promoteurs de l’initiative. Leur compétence les y prédisposait. Les plébéiens ont connu l’ascension sociale grâce à la responsabilité administrative de leurs tribuns, et à leur éloquence. Les leaders cultivaient un art oratoire permettant de défendre l’intérêt de classe sitôt convoqués les débats judiciaires. Au demeurant, l’adoption de la Loi des Douze Tables fut le moment critique, pour ces plébéiens, d’un combat qui va durer plus d’un siècle : d’abord pour faire confirmer l’inviolabilité des tribuns, légitimer les décisions prises dans les réunions des comices tributes, reconnaître valeur de loi aux plébiscites (Le Glay et alii, p. 68), maintenir la formule du veto en cas d’unanimité tribunitienne ; ensuite et beaucoup plus tard – jusque vers le milieu du IVe siècle –, pour faire limiter les taux d’intérêt, partager la possession des terres conquises et ouvrir l’accès à la collégialité consulaire. Des amendements (- 449) et un compromis (- 367) formaliseraient à terme le nouvel ordre républicain (pp. 55-62). Les rapports des citoyens à la justice étaient améliorés. La fonction législative revint à une assemblée populaire voire au populus dans son ensemble (Humbert 1989). Les coutumes jadis confidentielles étaient enfin délogées par des règles de droit transparentes. Tous n’en étaient pas bénéficiaires. En gros, le nouveau droit n’était valable que pour les patriciens et les plébéiens détenteurs de la citoyenneté c’est-à-dire – soyons plus précis – d’un droit de cité. La citoyenneté était masculine. Les femmes la connaissaient par procuration. Un machisme méditerranéen était comme fondé en droit, pour ne pas dire sur la mythologie archaïque communiquée par la trajectoire de l’Énéide. Rappelonsnous. L’épouse d’Énée, Lavinia, n’avait pas alors assumé l’identité de sa descendance masculine. Privée d’existence politique, cette lointaine ancêtre maternelle du fondateur de Rome – qui était aussi la fille d’un Indigène – annonça au fond que les femmes en général seraient écartées de la définition citoyenne. Le droit d’être entendu avant jugement était accordé aux intimés. La véridiction serait passionnément plaidée, pour éventer le secret et confondre le mensonge. L’administration de la peine de mort était resserrée. La responsabilité des condamnations était retirée au pouvoir consulaire pour être transférée aux comices centuriates. Les exécutions publiques allaient continuer, pour l’exemple voire pour canaliser les stupéfactions et défoulements collectifs que ne cessaient de prodiguer les spectacles sacrificiels. Le système juridique était impuissant à cette profondeur. Trois régimes de gouvernement se sont équilibrés (Polybe) : monarchie, aristocratie et démocratie. Le consulat a dilué la monarchie mais il la perpétue en
90 situations d’exception grâce à l’institution de la dictature. Le Sénat est par ailleurs renforcé au sortir de cette dilution de la monarchie, si bien qu’il puisse faire valoir un régime aristocratique. Quant au peuple et à ses tribuns, ils préfigurent la démocratie élective moyennant un « contrôle de l’exécutif » par le biais d’initiatives en matière de législation (Laugier 1967, p. 25). Il n’y eut pas de changement concernant la production de l’établissement. La coutume régissant les possessions et les propriétés était reconduite et peu importe qu’en la circonstance seraient légiférés des transferts du domaine public à la propriété du peuple. La production de l’établissement demeura sous l’emprise du principe religieux : la religion officielle édicta la règle de l’organisation des cités ; la religion archaïque ou mythologie donna libre cours à la changeante réalité matérielle en faveur de la Ville, Rome. Gardons présent à l’esprit ce lien exceptionnel du religieux au juridique chaque fois qu’il s’agit de forme urbaine. Le droit civil ou coutumier a envahi les divers champs d’activités, sauf celui relevant de la production de l’établissement. Les occupations économiques de surface ont confirmé la dichotomie. Les activités productrices des richesses fongibles génèrent des profits tandis que l’établissement durable s’appuie sur la rente ; donc sur la valorisation des positions investies de représentations profondes, celles-ci en lien avec le principe religieux. La Loi des Douze Tables a dénoté un fait de civilisation qui, au Ve siècle, s’épanouissait aux deux pôles du long gradient Méditerranée. Ses rédacteurs profitèrent d’ambassades. La législation athénienne, déjà ancienne d’un siècle, fut mise à profit. C’était l’époque où la Grèce, sous la conduite d’Athènes, surmontait ses dissensions internes pour se déprendre de l’Empire perse. Une civilisation était en train de naître. Méditerranéenne car prenant appui sur Rome et Athènes, cette civilisation bientôt épinglée à l’Occident déclasserait les cultures familiales et de tradition orale. La nouvelle réalité juridique romaine dégagerait, avec la puissance militaire, une référence qui s’éloignera de la mémoire identitaire pour en devenir une de guerres conquérantes, de luttes sociales et de débats judiciaires. Remarquable ? Un tel passage de l’identité à la référence aurait accompagné l’avènement d’un État hébreu-israélite il y avait de cela quelque cinq siècles. Le royaume de Salomon avait alors renoncé à son organisation sociale clanique au crédit d’un État « avec deux institutions, l’armée et la corvée » [1.1.4]. Le parallèle est fascinant. L’armée intervient dans les deux cas mais le corpus juridique – dissocié du principe religieux à Rome – y prend la place de la corvée. 3.3.3. Prudence La plèbe romaine n’a pas connu l’ascension sociale pour avoir bénéficié du droit nouvellement écrit. Plutôt, cette plèbe a contribué à l’œuvre des décemvirs parce qu’elle était déjà en train de s’émanciper. Comment s’y est-elle prise ?
91 Revenons à sa menace de sécession. Nous savons qu’elle fut proférée une première fois en - 494. Or elle a refait surface jusqu’en - 449. Cette menace aura été persistante pendant un demi-siècle. La plèbe était spatialisée, si bien que sa menace a pu se prévaloir de l’efficacité positionnelle avant la conscience de classe. Les plébéiens ont réussi à proférer leur menace, et à arracher des droits écrits en conséquence, non point en tant que classe sociale mais en tant que sédentaires ayant localement sécrété un acteur urbain. Les plébéiens ont tiré parti de la structure des positions pour se doter d’un tel acteur, incarné par leurs tribuns. Un acteur urbain, au sein de la plèbe et dans les limites du gradient rural, a ainsi concentré ses collègues de classe tout en disposant, désormais et pour luimême, d’une compétence de rassemblement. Les faubourgs du Mont Sacré peut-être et de l’Aventin certainement auraient de ce fait évolué en quartiers artisans colocalisant des propriétaires et des locataires. Cette mise en situation amènerait une élite de la plèbe à partager des pouvoirs avec le patriciat. La formation sociale, au IVe siècle, sera patricio-plébéienne. Plus en profondeur, les plébéiens et leurs tribuns surent se prévaloir de la structure des positions. Et pas seulement pour contrôler leur mobilité de l’intérieur du domaine rural ; mais pour tirer avantage, nous l’avons noté, du statut religieux que leur avait procuré leur positionnement. Si les gentes patriciennes ont tiré avantage de leurs lignages, les plébéiens ont su mettre à profit l’investissement anthropologique de leur Aventin. De retour dans le champ de l’urbain – sur lequel les droits coutumier et civil étaient presque sans prise comme nous l’avons compris –, considérons et rappelons même qu’un statut religieux a permis aux plébéiens et à leurs tribuns « d’entraver l’action de n’importe quel magistrat » (Grimal 1981, p. 30). Les plébéiens auraient pu faire avorter la morphogenèse de Rome, comme auraient pu les patriciens s’ils n’avaient pas respecté l’inviolabilité de leur vis-à-vis. Paradoxe. En gratifiant l’acteur subordonné, la religion autorisait le rapport de forces au niveau politique tout en inspectant la violence au niveau anthropologique. Le principe religieux amena les partenaires urbains à se maintenir dans les limites de cette prudence dont nous devenons familiers et qui sera favorable autant au perfectionnement de la langue latine qu’à la loyauté envers les institutions. La prudence romaine ne fut pas un agrément surajouté aux interactions pragmatiques. Elle s’enracinait dans la mythologie brute, pour son dépassement moral. Dans le contexte permissif de la religion archaïque qui avait le champ libre dans Rome, il n’y aurait pas eu de morphogenèse urbaine en l’absence d’un tel dépassement. Par ailleurs, cette morphogenèse accompagna l’élaboration de la prudence – indispensable à ce dépassement – en ce culte à Fides dont nous avons aperçu l’importance.
4. Les manœuvres de la Grèce antique 4.1. Le verrou 4.1.1. La grande Celtique et les Gaules La formation de l’aire européenne de peuplement celte date du XIIIe siècle av. J.-C. Nous savons à peu près que les Celtes occupèrent des régions forestières aujourd’hui repérables aux sources des fleuves d’Europe centrale ; Vistule, Elbe, Rhin, Rhône. Leurs plus anciens gîtes étaient – selon les toponymes d’aujourd’hui – en Bohême, en Bavière et dans le Jura jusqu’à la latitude du site de Lyon. Cela rappelé, posons qu’une culture dite hallstattienne fixa les Celtes au premier Âge du fer (VIIIe-Ve s av. J.-C.). Deux antennes ont été poussées vers la vallée du bas Danube à l’Est et la grande île de Bretagne à l’Ouest. En direction du Danube, les Celtes ont fait le contact avec des guerriers venus de Thrace et des Scythes arrivant par le nord de la mer Noire. Ces derniers étaient de langue iranienne donc indo-européenne [1.2.1-2]. Localisés depuis quelque cinq siècles au nord de la mer Noire puis entre le bas Danube et le Don, ces peuples avaient développé une métallurgie adaptée à des fabrications d’armes et d’outils aratoires. Cette connaissance technique fut transmise aux Celtes qui dès lors ont sécrété une caste de cavaliers (Hatt et Gourevitch 1968). Fait intéressant, ces nobles ont fait bâtir des oppida fortifiés en guise d’abris pour des places de marché et des ateliers d’artisanat. De concentration rurale, ces oppida ponctuaient des clairières trouant des étendues forestières dans lesquelles la chasse était une activité sacrée. La sylva – la forêt non exploitée – plaçait des vacuums au cœur desquels étaient blottis des sanctuaires et des palais (Rebour 2000, pp. 153-154 ; Audouze et Buchsenschutz 1989). La sylva dissimulait les occupations de prestige au lieu de les exhiber au milieu de cités entourées de campagnes, comme cela devenait la norme aux abords de la Méditerranée. Pendant le second Âge du fer, de l’an - 450 environ au début de notre ère, une autre culture – la Tène – accompagna la formation d’une grande Celtique dont les confins touchaient l’Anatolie à l’Est, l’Hibernia (~ Irlande) et l’Ibérie (~ Espagne) à l’Ouest, l’Adriatique au Sud. Les Gaules ont par la suite défini l’étendue européenne de l’Ouest infiltrée par les Celtes : -
la Gaule Transalpine s’appuyait sur le bassin du Rhône en aval du site de Lyon ; la Gaule Chevelue s’étendait du Rhin aux Pyrénées par les bassins Atlantique de la Meuse, de la Seine, de la Loire et de la Garonne (Aquitaine) ; la Gaule Cisalpine prenait la plaine du Pô moins sa frange littorale.
94 Les Gaules n’auront-elles été que la partie de la grande Celtique ultérieurement conquise par Rome ? Pas vraiment. Les contrées dites gauloises se sont formées par étapes (Grenier 1970, p. 16). Le sillon rhodanien était singularisé dès le Xe siècle, l’aire Chevelue l’était au VIIIe et la plaine padane le serait à compter du VIe (Le Glay et alii, p. 11). Les Gaules ont été des régions géographiques objectives. Et les Gaulois ne furent pas que des Celtes vivant en ces régions. L’écoumène commençait à se différencier en la partie ouest du continent et les peuplades y évoluaient en peuples. Plusieurs d’entre elles se disputèrent alors le contrôle de la route de l’Étain qui reliait Marseille aux rivages de la Manche en contournant le marais de la Seine sur le futur site de Paris (Lombard-Jourdan 1985, pp. 18-19). Des Celtes étaient dans la vallée du Rhône depuis trois siècles lorsque les Grecs de Phocée fondèrent la colonie portuaire de Marseille en - 600 (Grenier, pp. 9 et 55). Ils aidèrent d’ailleurs ces Phocéens à contenir les Ligures pour ensuite commercer avec eux ainsi qu’avec des navigateurs d’Étrurie. Sur les entrefaites, une route d’évitement était ouverte via la région rhénane et les cols de l’Helvétie. S’agissait-il seulement de routes ? Les Celto-gaulois ont tenu au grand commerce. Mais à cette fin ils ont dû contrôler à tout le moins des sections de trajectoires politiques. À défaut de quoi n’auraient pas été possibles leurs échanges de matières premières extraites dans le Nord (étain, ambre, cuivre) contre des amphores et denrées produites dans le Sud (huile d’olive, vin). À la période de la Tène entra en scène une paysannerie entreprenante. L’usage d’un outillage encore inédit – fourches et araires – permettait le labour des terres lourdes et l’affectation de prairies à des pâturages. La forêt de la Celtique commençait à reculer, à la fois au profit de clairières cernant des palais et de champs cultivés que dominaient des oppida. L’écoumène celte devenait autre chose qu’un territoire de cueillette et de chasse. Il admettait une mise en valeur agricole significative d’une catégorisation en voisinages urbains et ruraux. Il n’y avait pas de villes. Mais il y avait des refuges d’évasion – les palais – ainsi que des pôles de concentration ; les oppida pour la défense et la production artisanale d’objets utiles. 4.1.2. Væ Victis Les Gaules ont été sous la gouverne d’une aristocratie guerrière qui partageait le pouvoir avec des druides gardiens de domaines sacrés. L’écoumène régional était de la sorte soumis à une grande propriété terrienne qui subordonna un paysannat. Des vacuums sacrés ont perforé l’écoumène celte. Anne LombardJourdan en a repéré deux ; en Gaule Chevelue – le Lendit – et en Irlande (1989, p. 92 ; Desmarais 1998a, pp. 399-420). Les Gaules du second Âge du fer ont ainsi connu la centralisation de l’interdit spatial, c’est-à-dire : le contrôle politique de la mobilité et les trajec-
95 toires. L’aristocratie celto-gauloise a appuyé les siennes sur des oppida en lien avec des sanctuaires et palais isolés en forêt. Cette dynamique nomade sélective a impliqué la formation d’un acteur sédentaire composé de paysans laboureurséleveurs mais qui devaient aussi être des combattants, des soldats à la rigueur ou encore des mercenaires. Ces derniers ne partaient pas d’eux-mêmes à l’aventure. Ils étaient mobilisés par des chefs de guerre, dont il reste à savoir où ils voulurent en venir. Une telle dynamique spatiale dénote une interaction politique. Celle-ci aurait normalement concerné les Grecs contactés depuis quelque temps déjà, peut-être même les Romains qui n’avaient pas encore rendu visite. Mais un autre éventuel voisin doit ici être aperçu. Dans les terres centrales et occidentales du continent européen – il n’est pas trop tôt pour y penser –, des Germains devaient commencer à se faire sentir par le Nord, et suffisamment pour intriguer non pas tant les Grecs que les Romains à la fois plus distants et vigilants. Les Celtes en ces régions d’intérieur auraient vu venir une rencontre entre Germains et Romains chez eux. Ils seraient devenus Gaulois dans la mouvance de cette appréhension (graphique 4.1).
Hibernia Bretagne
Germains
↓
Étain
Suèves Scythes
GAULES Chevelue Danube
Transalpine
NOIRE Anatolie
Cisalpine →
Thraces
IBÉRIE ROME
Graphique 4.1 e La différenciation gauloise de la Grande Celtique au IV s av. J.-C. Bretagne → Angleterre ; Hibernia → Irlande ; Hibernia-Anatolie = ~ 3500 km Une convergence d’intérêts germains et romains pour l’axe celtique entraîna la différenciation des trois Gaules en direction de l’Ouest.
L’occupation gauloise de la plaine padane eut pour conséquence, au Ve siècle, la diminution des échanges via Marseille. En effet, la route commerçante nord-sud délaissait le Rhône pour relier via l’Helvétie la région rhénane à l’Étrurie. Par après, les Celtes du Pô attaquaient l’Étrurie et Rome (Le Glay et alii, pp. 58-59).
96 Le drame va durer une soixantaine d’années. Entre - 390 et - 380, Rome fut rançonnée, mise à sac et incendiée. Les envahisseurs ne venaient pas seulement de la plaine du Pô. D’autres – plus authentiques ou légendaires ? – sont venus de la Gaule Chevelue, sous la conduite de l’ineffable Brennus. Seul le Capitole fut épargné. Væ Victis ! Malheur aux vaincus ! Le Sénat avait désigné un dictateur du nom de Furius Camillus alias Camille. Celui-ci venait de laisser sa marque à Véies et, aux prises avec les envahisseurs, il sut profiter de l’intervention providentielle des Vénètes qui sauvèrent la situation. De - 358 à - 354, des Gaulois occupent l’Étrurie et prennent Felsina (~ Bologne). Vers - 347 à - 343, Rome réussit à imposer une paix de trente ans avec le concours de peuples voisins en voie d’être annexés. Les Gaulois quittèrent Rome avec de l’or pendant que celle-ci maintenait et augmentait même son capital foncier. En procédant ainsi, les Gaulois retiraient la valeur à une forme de rassemblement entourée de campagnes, pour la diriger vers des formes d’évasion entourées de forêts. Pour les Celtes qu’étaient ces Gaulois, la valeur logeait encore dans la forêt. L’or des Romains les intéressait, mais pas leur ville. Cet or servirait leur médiation commerçante entre Nordiques et Méditerranéens. La courte description précédente justifie l’emploi du mot invasions. Les trajectoires gauloises ont peut-être réalisé un expansionnisme. Celui-ci, cependant, n’aurait pas été polarisant. Il n’y avait pas de pôle d’agglomération remarquable dans aucune des contrées gauloises. L’expansionnisme gaulois était-il à relais pour autant ? Peut-être, mais l’essaimage associé déborda à peine la Cisalpine ; en particulier le long d’une antenne vers le Picenum sur l’Adriatique (~ Ancône dans les Marches). En Italie péninsulaire et en direction de Rome, nous aurions pu parler d’essaimage s’il y avait eu création d’oppida et de villages. Ce ne fut pas le cas. Les Gaulois ont déferlé dans ces directions pour amasser des butins et les ramener chez eux. Ils n’ont pas essaimé en Italie centrale autour de Rome. Ils ont envahi ces régions. 4.1.3. Tribulations en Sicile L’hégémonie athénienne, après la paix de Callias en - 449, progressa non point du côté de la force mais de la beauté. L’Athènes de Périclès, de - 460 à - 430, a suscité l’admiration par ses performances architecturales et sculpturales. Dans l’orbite du discours, la perfection du raisonnement et de la parole annonçait une compensation du manque politique par l’art. Car la puissance athénienne laissa à désirer sitôt après qu’elle eût surpris le monde. Nous savons que la cité grecque fut petite. Mais fut-elle trop petite ? « Cette brillante civilisation avait un point faible. Elle était fondée sur le principe de la petite cité autonome [dont] l’esprit municipal n’admettait pas les concessions qui rendent possibles les grandes fédérations. » La remarque, de Jean Hatzfeld
97 (p. 114), rend compte de la fragilité qui guettait la puissance athénienne nonobstant sa récente victoire. La ligue de Délos – opérationnelle de - 477 à - 404 [2.3.3] – rassembla plusieurs cités contre les Perses bien plus que de concert avec Athènes. Les dissensions internes à la Grèce n’ont jamais été vraiment bridées. Les guerres civiles, dites du Péloponnèse, ont fragilisé Athènes en une trentaine d’années. En plus d’avoir joué en faveur de Sparte, ces guerres fratricides ont conduit à la perte de la Sicile en - 415 (Orrieux et Schmitt Pantel, pp. 209-219). Ce qui permit aux Carthaginois de reprendre pied dans l’ouest de l’île. Denys l’Ancien, un autre tyran au goût de Syracuse (- 405 à - 367), chassa les indésirables. La Sicile est redevenue grecque mais coupée d’Athènes. La trajectoire est-ouest de la Grande-Grèce méditerranéenne se trouva interrompue sur le méridien de Syracuse. Cette ville devenait sur les entrefaites la position à la merci d’une trajectoire de substitution. Or ce fut justement au cours des années ayant suivi la désunion de Syracuse qu’allaient sévir les invasions gauloises contre l’Etrurie et Rome. L’objectif second des invasions gauloises semble bien avoir été la jonction avec la Sicile. En effet, les Gaulois ont fait signe aux Grecs de Sicile. Ils ont envoyé une troupe de mercenaires aux armées syracusaines et concocté un traité d’alliance. Ce qui leur a donné l’occasion d’avancer vers le Picenum. De son côté, Denys l’Ancien fonda des comptoirs sur la côte de l’Adriatique donc en direction du Picenum, également. Les Gaulois ont fini par faire la jonction avec les Syracusains par l’Adriatique. Le pôle Rome s’affirma en l’occurrence comme le verrou que la trajectoire gauloise a dû contourner. Nous pourrions ainsi repérer, chez les Gaulois du Nord et de connivence avec les Syracusains du Sud, le recours à une stratégie d’enclavement tributaire d’un essaimage. Le verrou a été envahi mais provisoirement et en contexte d’essaimage enclavant. La trajectoire de cet essaimage n’est pas allée de pôles à pôles (au pluriel), comme dans le cas des fondations de Grande-Grèce [1.3.1], mais d’étendue à pôle (au singulier). Au stade où elle en est, notre analyse permet le montage du tableau 4.1. La compréhension du peuplement celto-gaulois amène à placer les migrations associées sur un pied d’égalité avec celles des Grecs et même – est-ce à voir ? – des Phéniciens et Carthaginois. Les Celtes et à terme les Gaulois du Nord recherchaient les occasions d’échanges et d’approvisionnements. Mais ils ont contrôlé et même réalisé à cette fin des trajectoires. Qu’en a-t-il été, à terme, du principe politique sous-jacent à ces activités et ambitions ? Les Gaulois ont été entraînés dans un expansionnisme à relais nordsud qui allait à la rencontre d’un autre de même type et sud-nord depuis Syracuse. La jonction aurait pu s’effectuer via Rome mais, le verrou ayant tenu bon, elle eut lieu dans le Picenum.
98 La mise en situation évolue en faveur de Rome. Nous avons ce qu’il faut pour comprendre que la libération du joug étrusque [2.3.3] lui a permis la traversée de la République malgré les prétentions des Gaules et d’une Sicile enfin dissociée de la Grèce. Au final, les envahisseurs celto-gaulois du IVe siècle ont pris en charge la résistance étrusque et les Grecs comptèrent sur cet agent pour s’occuper de Rome. La stratégie a échoué. Les Grecs ont perdu la Sicile et les Gaulois ont dû contourner Rome au lieu de la vaincre. [Relais expansionniste] Invasion / polarisation
Celto-gaulois Samnites, Grecs Sicile / Romains
Routes commerçantes [jonction]
IVe s
Polarisation / essaimage
Romains / Étrusques
Ville Urbs + Ager Romanus / cités
Ve s
Essaimage enclavant / essaimage enclavé
Cimmériens / Ioniens Phéniciens / Grecs
Essaimage / pérégrinations
Immigrés / Aborigènes
Cités grecques, étrusques / villages
XIIe -VIIIe s Av. J.C
Dynamiques
Acteurs
Établissements
Chrono
VIIe s IXe s
Tableau 4.1 e Classification des dynamiques spatiales ; expansionnismes (→ - IV s) Les entrées sont modifiées par rapport à celles des tableaux 1.1 et 2.1 ; / = versus. e
4.2. Le contrôle géopolitique de l’Italie centrale au IV s av. J.-C. 4.2.1. Capoue L’histoire de Rome, des débuts de la République aux invasions gauloises, apparaît comme une succession presque ininterrompue de guerres locales. Ces guerres ne furent pas destinées à la seule extension de l’Ager Romanus. Elles consolidaient les positions proches en fonction de trajectoires d’échelle régionale. Fidènes était aussi bien placée que Rome pour capturer le carrefour des trajectoires. C’est maintenant plus qu’une hypothèse, car cette cité était sous la coupe de Véies qui entendait « contrôler la voie du sel et le commerce du blé entre la Campanie et l’Étrurie » (Le Glay et alii, pp. 57-58). Il allait de soi, donc, que Rome délogeât Fidènes, ce qu’elle fit en - 435 pour ensuite prendre Véies au terme d’un siège qui va durer de - 406 à - 396. Entre-temps, la guerre était menée contre Volsinies et Tarquinies. La prise de Fidènes ajouta au patrimoine des terres cultivables, mais elle permit plus sûrement un contrôle d’échanges en voie de couvrir toute l’Italie
99 centrale. De même, Volsinies était un centre religieux, si bien que l’offensive contre elle a visé une action sur la culture au moins autant que sur l’économie. Le raisonnement vaut pour la lecture des trois guerres Samnites (- 341 à - 291). À première vue, ces guerres ont intercepté les Sabelliens qui « descendaient de leurs montagnes » (Bordet, p. 23). Ces reliefs localisaient la contrée du Samnium d’où étaient convoitées les terres fertiles de la Campanie. Et pour cause ? Les pentes fortes du Samnium avaient subi des défrichements (Demangeot 1984, p. 222 ; Cauvin 1997). Lesquels provoquaient des érosions par ruissellement et, partant, la dispersion des montagnards. Les Étrusques avaient colonisé la région. Mais, affaiblis par les attaques grecques et romaines de la première moitié du Ve siècle, ils lâchaient prise. Les Samnites s’y substituèrent, mais à condition de sceller un accord avec les Romains qui seraient maîtres de ces lieux en - 354. Pourtant ! La déclaration de guerre allait être soigneusement préparée, moyennant des interventions ponctuelles à Tusculum et Tibur. Les terres basses de la Campanie ont alors été produites, en contrepartie de celles des hauteurs qui avaient subi des érosions rapides. Les collines et les chaînons s’en allaient à la friche pendant que les plaines étaient comme renflouées. Mais les terres basses virtuellement fertiles étant lourdes, elles requéraient des travaux de drainage et un outillage ferré pour servir adéquatement. De tels travaux préparatoires n’allaient pas sans investissements qui avaient pour effet de faire gonfler les valeurs foncières, valeurs qu’il fallait par la suite racheter moyennant les gains dégagés grâce à un échange de richesses. Or ce mécanisme de rachat appela la création d’une monnaie sitôt que le phénomène de la ville apparut en Campanie. Fondée par les Étrusques au VIe siècle, Capoue fut une cité coloniale qui évolua en marché agricole pour ne pas dire en place financière. Assez tôt, Capoue a frappé sa propre monnaie (Picard 1968a, p, 814). Pourquoi ? Parce qu’elle en avait besoin pour le rachat des valeurs foncières accrues par la fertilisation – et non pas la fertilité – de la Campanie. Le débouché de ce marché devait-il être le pôle romain en expansion ? Capoue embarqua dans la spirale expansionniste. Cette cité défonça, elle aussi, le plafond démographique prescrit par l’urbanisme religieux. La capitale de la Campanie, « de simple centre agricole, était devenue une ville importante » (Le Glay et alii, pp. 60-61. Nous soulignons). Il s’agissait bien de ville, pour ne pas dire d’une « seconde Rome » comme la nommeront quelques commentateurs et témoins. Mais Rome devait être l’unique Ville en mesure de débrider la mythologie pour assujettir les autres cités à la règle religieuse officielle. Elle ne laissera pas Capoue la doubler. Cære courut le même risque. Elle collabora avec Rome à compter de - 377 (p. 67). Capoue accepterait de se soumettre en - 343. Mais les Samnites, pourtant
100 liés par l’accord de - 354, menacèrent cette « capitale » deux ans plus tard. Pourquoi leur volte-face ? Qualifiées de terribles par les historiens, les guerres Samnites ont fait subir aux Romains la mémorable humiliation des Fourches Caudines. Elles ont fini par tourner en leur faveur mais n’en ont pas moins duré une cinquantaine d’années. Un bras de fer entre deux villes ne justifie pas un tel effort. Il y a encore à savoir. Capoue fut la première cité reliée à Rome par voie terrestre rectiligne et pavée de dalles. C’était la voie Aptienne, ainsi désignée en l’honneur du consul Appius Claudius qui fit aussi bâtir le premier aqueduc sur arcades. Est-il besoin de noter que la fonction première de cette route – qui externalisa elle aussi une trajectoire politique – fut militaire ? 4.2.2. La part d’un expansionnisme gaulois Sitôt annoncées les invasions gauloises – par les oies du Capitole ? –, une interruption des guerres locales aurait eu lieu. Une paix aurait même été convenue avec les Étrusques. Si l’on s’en tient à ces deux faits, les invasions gauloises n’auraient été qu’un intermède. Les guerres locales auraient signifié une volonté expansionniste romaine et les invasions gauloises auraient retardé, sans plus, le déroulement d’une histoire tributaire de cette seule et irrésistible volonté. Les guerres locales, avant et après les invasions, ont pourtant été difficiles. Pensons au siège de Véies qui dura dix ans et à l’ampleur des affrontements contre les Sabelliens. Les résultats, bien que positifs, n’étaient pas spectaculaires cependant. La sujétion de Capoue sauvait la suprématie de Rome en Italie centrale et lui accordait un domaine rustique agrandi. Mais c’était peu au regard des cinquante années qu’avait duré le conflit. Les apparences sont trompeuses. Complétons le récit des interventions locales qui ont repris comme si la menace gauloise avait persisté. Outre la paix avec l’Étrurie en - 390, nous avons signalé la collaboration de Cære devenue en - 377 une cité de droit incorporé ; un municipe. D’où le transfert à Rome de la traditionnelle alliance Étrurie-Carthage. Un accord était conclu en - 348, qui permit à Rome de commercer avec la Sicile occidentale à condition qu’elle renonce à la Sardaigne et à la quasi-totalité de la côte africaine. Les guerres locales ont conduit à des fédérations, voire à des annexions dont les objectifs visaient une collaboration mêlée de sujétion. Trois modalités ont vu le jour. -
D’abord, les annexions – des fédérations à ce stade – réalisaient l’incorporation de territoires dont les occupants étaient admis à la citoyenneté romaine, avec ou sans suffrage (sud de l’Étrurie, Sabine, Campanie) (Van Effenterre, pp. 318-324).
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Ensuite, il y eut des implantations de colonies locales ; ici et là dans toute la péninsule et exceptionnellement en territoires incorporés. Ont prévalu enfin des unifications de territoires officiellement alliés ; l’Étrurie, éventuellement l’Italie du Sud, la Cisalpine.
Aux deux premières modalités a répondu le partage des responsabilités juridiques conformément au renouvellement d’alliance qui – à l’orée du Ve siècle – avait été convenu entre les Romains et les Latins. Les cités bénéficiaires de l’incorporation devenaient des municipes soumis à un droit soit romain soit latin. Le premier accordait la citoyenneté mais pas le second. Grâce à une entente entre son aristocratie et celle de l’Urbs, Capoue devenait en - 334 un municipe fédéré et bénéficiaire du droit romain (Nicolet 1977, pp. 294 et suiv.). D’échelle locale et d’exploitations intensives, les colonies ont recyclé d’anciennes cités avec leurs campagnes proches. Certaines ont été installées dans le corridor de la trajectoire italique ; à Ostie après la dépossession de Véies en - 335 comme on sait [2.2.1], à Antium l’ancien chef-lieu des Volsques (- 338), à Terracine (- 329), etc. Devenus latins, ces établissements auraient ainsi payé pour leur tiédeur pendant les invasions gauloises (Bloch, p. 387). Plus nombreuses ont été les colonies installées en territoires alliés et tenues de composer avec des traités inégaux. Comment interpréter cette évolution ? Les guerres Samnites ont ciblé la Campanie mais des légions [3.1.2] ont été détournées vers l’Ombrie en - 295. Le conflit venait de reprendre contre les Sabins en plus, lesquels seront rayés de la carte en - 290. Pourquoi ? Parce que les Gaulois du Picenum étaient derrière les Sabelliens, aux sens propre et figuré ! Ces Gaulois, justement, auraient attiré des légions en Ombrie et à nouveau sur Volsinies (Le Glay et alii, p. 75). Celle-ci tombait en - 265 et c’était « la fin de la grande Étrurie ». Les modalités d’annexion s’éclairent de la stratégie adverse. Les territoires de fédération et d’incorporation ont couvert l’Italie centrale ; du sud de l’Étrurie, du Latium et de la Campanie vers le Picenum Adriatique en passant par la Sabine. Les unifications par traités inégaux ont sélectionné les contrées de part et d’autre de ces régions centrales de l’Italie. Le régime d’occupation y serait plus dur car il fallait contenir une combativité qui, éconduite par Rome, pourrait se donner à l’ennemi. Les invasions et occupations gauloises ne furent pas un intermède qui retarda tout au plus l’expansionnisme romain. Plutôt, ces dérangements témoignèrent de la pression celto-gauloise exercée contre l’Italie avant et après les débordements les plus bruyants. Les guerres romaines du temps ont témoigné d’une stratégie générale pour stopper un expansionnisme adverse de grande échelle. Ces guerres locales débouchèrent sur l’annexion de l’Ager Gallicus Adriatique (Bloch, p. 389). La jonction entre la Cisalpine gauloise et la Sicile grecque était coupée et tel semble bien avoir été l’objectif des guerres alors menées par Rome en Italie centrale.
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4.2.3. La paye Les Gaulois de la Cisalpine, au terme de leurs invasions à travers la péninsule italienne, avaient enfoncé un coin entre l’aire orientale de la Méditerranée sous l’emprise d’Athènes et l’aire africaine occidentale de plus en plus soumise à Carthage. La Sicile était ainsi devenue un enjeu géostratégique puisqu’elle localisait la discontinuité entre les deux principales aires d’influence en Méditerranée. De quel côté penchait Rome ? Du côté de la Grande-Grèce, Rome commençait à être sollicitée par des cités qui en avaient assez de leurs tyrans et de leurs impôts. Du côté de Carthage, elle ratifia l’accord de - 348. Les Gaulois du Nord, pour réussir leur jonction avec la Méditerranée et y profiter de la faiblesse sicilienne, devaient par conséquent faire sauter le verrou romain. N’ayant pu le prendre de front, ils ont occupé le Picenum derrière les Sabelliens qui dès lors n’avaient plus qu’à « descendre de leurs montagnes ». Ce fut ainsi que les Gaulois s’occupèrent finalement de Rome et cela vraisemblablement à la demande implicite des Grecs [2.3.3]. Les Gaulois ont voulu transformer le verrou – qui avait contraint les trajectoires adverses à le contourner – en une enclave qui empêcherait le développement depuis son intérieur. À cette fin, ils ont fait faire le travail par les Samnites. Les implications sont fascinantes. Les Grecs espèrent des Gaulois puis ces derniers font guerroyer les Samnites pendant que Rome résiste en devenant le verrou rond, compact, minéral et dur. Qui aura été le bénéficiaire indirect de la victoire de Rome contre les Samnites et, par effet d’entraînement, contre les Celto-gaulois ainsi que les Grecs de Sicile ? Les plébéiens. Les plébéiens avaient les moyens de négocier leurs services, comme soldats sur les champs de bataille et comme ouvriers sur les chantiers de construction. Nous savons que la formation d’un acteur urbain parmi eux leur donna le moyen de contrôler la mobilité dans les limites de la Ville, d’où les menaces de sécession et même des grèves ; « il y en eut ! » Marcel Le Glay dixit. Nous sommes en mesure de mieux comprendre la mise qui donna son efficacité à la lutte sociale des plébéiens. Ces derniers auraient pu faire sécession et ils ont débrayé parce qu’ils avaient sécrété un acteur urbain. Soit ! Mais les moyens de pression ont réussi parce que, dans les circonstances, les plébéiens auraient pu se placer au service des adversaires de Rome. Dès lors, leur défection n’aurait pas seulement retardé la performance romaine à l’échelle locale. Elle l’aurait retournée à l’échelle globale, puisque les guerres locales étaient surdéterminées par la nécessité de stopper un expansionnisme celto-gaulois aux dimensions du continent. Forts d’une telle mise en situation, et de leur statut particulier, les plébéiens ont réussi à obtenir la limitation des taux d’intérêt et l’accès à de hautes
103 fonctions. Ces gains et privilèges amenèrent cependant les patriciens à instituer des magistratures étanches. Des pouvoirs étaient enlevés aux consuls et réservés à ces magistratures qui devaient demeurer inaccessibles aux plébéiens. Ces procédures dilatoires ont duré près d’un siècle (- 443 à - 366). Une censure fut mise sur pieds, pour les recensements des citoyens et de leurs biens. Une préture judiciaire fut instituée en - 366. Des préteurs d’un type nouveau faisaient leur entrée en scène. Ils étaient les magistrats responsables de la justice, lesquels n’auraient évidemment plus rien à voir avec les prætores de l’ancienne Étrurie. Une édilité curule revenait à des magistrats chargés de l’approvisionnement, des vigiles et de la voirie. Un grand pontificat demeurait enfin la fonction la plus difficile d’accès. Tous ces clubs cédèrent un à un. Le Sénat passa à 300 membres recrutés au mérite et non plus en fonction des privilèges que procurait la filiation à une grande famille. Les plébéiens pourraient accéder à l’édilité curule en - 364, à la préture judiciaire et à la dictature en - 356, à la censure en - 351, enfin au grand pontificat en - 300 (Pressouyre, IVb). D’ores et déjà, les tribuns « exercent un véritable contrôle de l’exécutif et ont l’initiative des lois » (Laugier, p. 25). En fait et en droit, donc, la formation sociale romaine devenait patricio-plébéienne. Les familles patriciennes ouvertes à l’émancipation de la plèbe, peu nombreuses, ont noyauté une nouvelle nobilitas oligarchique. Le sens moral romain commençait à malmener la démocratie. À la liberté individuelle étaient préférées l’excellence et la vertu, qui revenaient à une élite capable de discerner l’intérêt supérieur de la civilité. La société se composerait de citoyens tous égaux devant la Loi mais de fortunes et de compétences diverses. À qui s’opposeraient de tels citoyens, y compris les plébéiens chômeurs qui en étaient désormais ? Moins à l’aristocratie ascendante qu’aux esclaves étrangers qui commençaient à être transportés depuis les champs de bataille en même temps que les butins. Les citoyens pauvres seraient entretenus en conséquence. Ils n’auraient plus à se vendre et ils seraient même divertis aux frais de l’État. Les premiers combats de gladiateurs, au Boarium, étaient officialisés à compter de - 264. Entrée libre ! Et aux prisonniers de guerre gaulois d’avoir froid dans le dos ! 4.3. Le modèle de la Macédoine 4.3.1. Du miracle de la cité à la cité en crise Quittons Rome pour aller voir du côté de la Grèce. Le royaume voisin qu’est la Macédoine s’apprête à déployer, côté Orient, une aire d’influence à imprégner de culture hellène. Dans son commentaire sur le « miracle grec », Philippe Nemo avance que l’innovation civique des Grecs de l’Antiquité a fait advenir l’État de droit (pp. 15 et suiv.) : « dès lors », écrit-il,
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que c’est seulement à une règle générale, égale pour tous, anonyme, que le citoyen est censé obéir, et non pas à un commandement d’une personne plus haut placée dans une hiérarchie sociocosmique, et dès lors, par ailleurs, que la règle est publique, certaine et stable, le citoyen sait toujours a priori comment agir pour n’être soumis à la coercition de personne. Ayant les moyens cognitifs sûrs d’anticiper ce qu’il est licite ou illicite de faire, il peut prendre lui-même sa vie en charge, il devient un être libre.
Un peu plus loin, l’auteur convoque le savant Aristote. Il apprend de lui qu’un régime de liberté intellectuelle (pp. 17-21) est caractérisé non pas « par le fait que des ordres soient donnés au nom de tous, mais qu’il n’y ait que des règles générales, non des ordres particuliers. Le juge ou le gouvernement ne donnent d’ordres particuliers que là où il s’agit de combler les lacunes inévitables de la loi. Ce que les Grecs ont inventé, en définitive, ce n’est donc pas, comme on le dit ordinairement, la démocratie, mais bien l’"État de droit" » (souligné dans le texte). Au sens aristotélicien, la démocratie cautionnerait, non pas l’exercice du pouvoir par le peuple et pour le peuple, mais bien le gouvernement au nom de tous les citoyens égaux devant la Loi. Les Grecs et notamment les Athéniens auraient constitué la civilité pour faire en sorte que leurs individus puissent « s’agréger indépendamment [des] appartenances lignagères et ethniques ». Le citoyen libre se rapporte non plus à une communauté d’origine mais à la Loi et à son corrélat, l’État de droit. La démocratie représente un tel État d’abord, le peuple ensuite. Ce qui vient d’être écrit à propos de la cité grecque, avec ou sans la majuscule, relève de l’énoncé de principe et non pas du principe de réalité. Il ne s’agit pas de s’en formaliser mais de cheminer du premier au second. Après la défaite d’Athènes contre Sparte au sortir de la guerre du Péloponnèse en - 404, et considérant que Sparte serait elle-même brisée par Thèbes non loin de Platées en - 371, une crise de la cité s’est manifestée au grand jour (De Romilly 1975, pp. 119-198). En - 337, « les cités grecques signaient à Corinthe un pacte d’alliance » avec le roi Philippe II de Macédoine (Festugière 1968, p. 996). Ce monarque dépouillait alors la Grèce de son existence politique. La crise avait devancé l’événement autant qu’elle en découla. L’épuisement dû aux guerres civiles et aux transferts d’hégémonie y avait contribué. Plus fondamentalement, cette longue crise aurait signifié, pour la cité, une impossibilité d’accomplir ce qui avait été, si l’on peut dire, sa mission sacrée. La règle religieuse officielle l’avait placée dans une impossibilité a priori d’atteindre la démocratie et la liberté.
105 La Macédoine du temps était une contrée continentale. Son accès à la mer se limitait, par le port de Pydna, à l’échancrure du golfe de Thermaïque entre la Thessalie et la Chalcidique. Tout le reste n’était que relief accidenté ménageant une seule grande voie de pénétration naturelle, la vallée Axios. La population était hellénisée en raison d’influences apportées à l’occasion des guerres Médiques [2.3.3]. Quelques « cités au sens grec du terme » étaient édifiées pendant les deux dernières décennies du Ve siècle. La principale, Pella, polarisait une région intérieure vouée à une économie d’élevage et d’extraction de matières premières. Sous le règne de Philippe II (- 356 à - 336), la Macédoine devint un écheveau de trajectoires dont Pella était le carrefour et Pydna le port. À l’abri des hauteurs du Balkan au Nord, le carrefour appuyait des trajectoires en liaison avec la Thrace côté est, l’Illyrie côté ouest et la Grèce côté sud. Non loin de Delphes, à Chéronée et en - 338, une victoire macédonienne interrompit une coalition de circonstance entre Athènes et Thèbes. L’année suivante, c’était le pacte et l’ensemble de la Grèce était comme avalé. La Macédoine réunit dès lors les caractères d’une aire polarisée d’échelle continentale. Philippe II sut profiter, habilement quoique sans vergogne, des ressources réparties dans les antennes de cette aire. La Thrace offrait des gisements métallifères et des accès à la côte. L’Illyrie et l’Épire situaient un bassin de force de travail d’ailleurs propice à la défense contre les Celto-gaulois du Nord. Depuis la Grèce, qui était l’antenne la mieux pourvue, le roi Philippe vit au rapatriement de son développement technique y compris de sa grande culture ; la science, l’institution de la monnaie, un art de la guerre. 4.3.2. Du philosophe de la Cité au savant de l’Empire Dépouillés de leur compétence politique et de leurs points d’appui en direction de l’Hellespont, les Athéniens ont pourtant accueilli le roi Philippe avec ferveur. Tellement qu’ils lui ont élevé une statue sur leur Agora. C’est que le vainqueur fit aux Athéniens la promesse d’une revanche contre les Perses qui, n’oublions pas, les avaient sevrés de leur dépendance culturelle envers l’Égypte. Il leur proposa en douceur une paix commune transformée « en alliance militaire contre les Barbares » (Orrieux et Schmitt Pantel, pp. 328-337). Le pacte de Corinthe marqua en réalité un tournant dans le cours d’une longue série de guerres en partance de la Macédoine. Celles-ci se sont succédé pendant une trentaine d’années, depuis le couronnement de Philippe II (- 357) à la mort de son fils et successeur Alexandre (- 323). Avant le pacte, les guerres macédoniennes avaient soumis les contrées voisines incluant la Grèce. Par la suite, elles seraient dirigées, avec la collaboration de cette Grèce, contre l’Asie Mineure et les satrapies de l’Empire perse. Mise en évidence par le pacte de Corinthe, la crise de la cité éclata comme une fatalité. La cité autonome ne pouvait plus exercer quelque contrôle politique
106 que ce fût. Cette cité n’a pas disparu mais elle devint l’enveloppe d’une culture désarmée. Jusqu’alors, la religion, la philosophie, la morale et la science avaient eu pour objectif le bon gouvernement de la chose publique. La démocratie débouchait sur la liberté individuelle mais surdéterminait moralement celle-ci au nom de l’intérêt collectif. La République de Platon avait défini en ce sens les normes régissant la bonne conduite et l’éducation du citoyen consciencieux. Le moment était venu pour le disciple de Platon, Aristote, de se faire entendre. Autant Platon avait été le philosophe de la Cité, autant Aristote sera le savant de l’Empire. Il ne sera pas au service de cette instance, cependant. Il conçoit celle-ci comme responsable de la liberté intellectuelle en général. Aristote a consacré le réalisme de la liberté intellectuelle. Par exemple, sa doctrine concernant le rôle de la monnaie dans les échanges serait utile aux magistratures qui auraient à se prononcer sur des litiges économiques. Mais ce savant développa une théorie conséquente selon laquelle la monnaie opère tel un équivalent général (Nicolet 2000, p. 140). À ce stade, la science n’est plus en quête de liberté car, désintéressée, elle en dispose d’emblée. L’œuvre du Stagirite a inclus la rédaction de La Constitution d’Athènes et la fondation du Lycée (Mossé 1996). Pour faire durer la démocratie et la liberté individuelle, il fallait chapeauter l’État de droit – garant de ces idéalités civiques – d’un régime impérial que l’Égypte avait procuré jusqu’à ce que les Perses de Cambyse s’en emparent en - 525. Il serait donc souhaitable, pour les Grecs, de récupérer cette aimable dépendance géopolitique non seulement en chassant les Perses de leur pays mais en allant les vaincre dans leurs quartiers. D’où l’honneur rendu par eux à Philippe II de Macédoine, c’est-à-dire : au principe politique d’un éventuel Empire à mettre en relation avec la mission toujours sacrée de la « petite » cité. 4.3.3. La phalange macédonienne Instruit de l’ordre de bataille oblique mis au point en Béotie [2.3.3], le roi Philippe organisa la formation tactique dite phalange. Dès les années - 379 à - 362, la phalange avait donné de la consistance à de minuscules armées citoyennes naguère entraînées pour combattre les Spartiates (Devautour 1968, p. 415). La Grèce continentale était morcelée. Ses reliefs permettaient mal le déploiement de fronts légionnaires. La phalange pouvait grouper un grand nombre de combattants tout en ayant besoin de peu d’espace pour se mouvoir. La légion romaine était alors composée d’une infanterie légère de vélites qui les premiers étaient envoyés dans la tourmente. Puis trois rangs de citoyens selon l’âge ventilaient l’infanterie lourde ; les jeunes à l’avant, les vétérans à l’arrière et les aînés entre. La cavalerie des patriciens était une force d’appoint dix fois moins nombreuse que l’infanterie (~ 300 pour 3 000).
107 Qu’en était-il de la phalange ? Chaque unité d’infanterie dessinait non pas un front mais un carré compact. La formation ne fut pas macédonienne d’emblée. Son usage aurait même devancé le recours à la légion chez les Romains (Nanteuil 1968, p. 986). En fait, la phalange aura été normalisée par le Thébain Épaminondas (→ 362) qui avait fait de la guerre une technique ; un art. En dépit d’une massivité qui se prêtait à l’indifférenciation de ses hommes, la phalange thébaine sut mettre en valeur l’adresse individuelle de chacun. Il en irait un peu autrement de la formation revue et corrigée par les stratèges de Philippe II (- 356 →). La phalange thébaine avait été conçue pour évoluer en terrain accidenté, tandis que la macédonienne le serait pour se mouvoir en terrain dégagé : 256 hoplites en 16 X 16 rangs et maniant la sarisse (Devautour, pp. 416-417) ; plus une cavalerie en deux escadrons de soixante guerriers. La cavalerie romaine n’avait encore rien de comparable. Le roi Philippe eut enfin l’idée de doter son armée d’une flotte. Il fallait à cette fin neutraliser celle d’Athènes en rançonnant ses bases navales de Thrace. Rome devra attendre au moins un siècle avant de disposer d’un tel équipement. À l’instar de la Grèce, la Macédoine était d’un environnement culturel autant
accoutumé à la quête d’affirmation individuelle qu’allergique au comportement communautaire. Le recours à la phalange, telle que reconfigurée en son espace, a de ce fait requis un changement de mentalité. Peut-être la menace celto-gauloise – qui venait d’impressionner Rome et inquiétait la Grèce – inspira-t-elle le changement ? En effet, les envahisseurs du Nord formaient des hordes et non pas des additions d’individus. Les guerriers « occidentaux » des temps légendaires, écrit Giovanni Brizzi, avaient été habitués « à se battre davantage au corps-à-corps ». Ils avaient appris « l’affrontement comme une longue série de duels individuels » (p. 58). C’est apparemment cette conception de la bataille qui a dû être abandonnée face à certains dangers inédits, si bien que : depuis quatre siècles, l’action guerrière collective s’est progressivement substituée, dans l’Hellade ( ! ), au combat entre individus. L’affrontement n’est plus confié au seul guerrier doté de qualités exceptionnelles, mais à un groupe compact d’hommes qui acceptent de s’assujettir à une règle commune. D’une discipline librement consentie est ainsi née la phalange, et une nouvelle forme de combat s’est imposée, qui pénalise toute initiative individuelle (p. 55).
Les guerriers grecs et romains avaient dû consentir à des manières de se battre auxquelles leur culture ne les avait pas prédisposés. Les guerriers nordiques, eux, se déplaçaient en groupes et n’avaient que faire de ces précautions. En revanche, ils étaient indisciplinés. Tout compte fait, la tactique de
108 la phalange allait convenir aux guerriers occidentaux qui, même de posture individualiste, avaient assez de discipline pour accepter la synthèse avec le groupe. Via Appia Thrace
M Tarente
NOIRE
Épire ÉGÉE
Anatolie
Delphes Chéronée Thèbes Athènes Corinthe Tyr
Sparte
Perse →
Alexandrie d’Égypte
Graphique 4.2 Localités méditerranéennes associées aux conquêtes d’Alexandre M = Macédoine. La voie Appienne atteindrait Tarente en - 273.
4.3.4. La civilisation Occident comme objet géographique Le roi Philippe II fut assassiné un an après la conclusion du pacte de Corinthe – en - 338 –, alors qu’il préparait son expédition contre les Perses. Son fils Alexandre donna suite, à la tête d’une armée de 35 000 combattants. Il fallut seulement treize années (- 336 à - 323) pour que l’immense territoire perse passât aux mains d’Alexandre dès lors surnommé le Grand. À la même époque, une cinquantaine d’années étaient nécessaires aux Romains pour venir à bout des Samnites. L’expansion macédonienne s’effectua par voie de terre. C’était « le triomphe du principe de la continuité territoriale ». De même que la prise des bases navales de Thrace avait déjoué la flotte athénienne, le blocus des ports de Phénicie neutralisait maintenant la flotte perse. Le siège de Tyr à lui seul dura sept mois, au dam de Carthage. Après un détour réparateur en Égypte, Alexandre gagna l’Asie Antérieure pour y faire tomber les satrapies une à une. L’Empire d’Orient fut atteint en son cœur (graphique 4.2). Les populations soumises ont été faiblement assimilées. La Perse était quand même l’autre nom d’un Iran de culture indo-européenne et qui se prêtait à la cohabitation comme à la tolérance religieuse (Gignoux 1968, p. 803). Une acculturation opéra au chapitre du réaménagement des propriétés foncières. Au niveau des occupations concrètes, une urbanisation extensive serait favorable à la
109 diffusion d’un hellénisme (Palou, pp. 50-74). Plusieurs villes ont été fondées ; les Alexandries. En - 323, Alexandre est à Babylone, d’où il projette un retour vers la Méditerranée via l’Arabie et la mer Rouge. Il fait bâtir deux flottes et planifie l’unification de la Grande-Grèce. Mais il est terrassé par la maladie. Sans héritier naturel et sentant venir son trépas, il désigne un exécuteur testamentaire. Il meurt à l’âge de 33 ans. L’Empire sera démantelé, mais au crédit d’un monde hellénistique qui vient de mettre fin à la Grèce dite de l’Âge classique (Orrieux et Schmitt Pantel, pp. 363-373). Un équilibre des forces parvient malgré tout à s’imposer, qui permet à trois dynasties de se partager le gros des juridictions sur les territoires récemment soumis : la Macédoine à Antigonos ; l’Asie Mineure, le ProcheOrient et la Perse aux Séleucides ; l’Égypte aux Ptolémées, ces souverains masculins de la dynastie des Lagides (Morkot, pp. 126-127). Continuité territoriale VILLE(S) / campagnes Morale pratique
Essaimage CITÉS / enclos agric. Règle religieuse
MACÉDOINE
GRÈCE
Altérité radicale
Perse
OCCIDENT
ORIENT
Graphique 4.3 L’Occident comme objet géographique Rome serait déjà prête à prendre la place de la Macédoine [graphique 3.1].
L’expansionnisme macédonien communiqua un dessein civilisateur. Nous écartons les interprétations voulant par exemple que l’entreprise ait répondu d’intérêts économiques ou encore d’un désir de vengeance contre les exactions du temps des guerres Médiques, voire d’une volonté de puissance personnelle. Nous préférons interpréter la signification des conquêtes d’Alexandre au regard d’un Occident à concevoir comme civilisation. L’Empire d’Alexandre ne fut pas un phénomène dont l’apparition brutale fut suivie d’un retour à la situation qui avait prévalu antérieurement. Cet Empire eut la vie courte mais il changea à jamais la face du monde. Il y avait davantage que la transition historique de l’Âge classique grec à la période hellénistique. L’Occident venait de se manifester comme civilisation rendue à un objet spatial (graphique 4.3). Nous considérons essentielles au concept de cet Occident inédit les deux composantes que voici : d’une part, la Cité démocratique et libre ; d’autre part, l’Empire réalisant la condition de possibilité politique des idéalités civiques.
110 Pour des siècles voire des millénaires à venir, nous prenons acte d’une extraordinaire manœuvre de la Grèce antique (Van Effenterre, p. 347). Les objectifs de démocratie et de liberté individuelle devront s’en remettre à un pouvoir impérial présumé de complaisance. Bienvenue à la dépendance. 4.3.5. Alexandrie d’Égypte Peu avant son décès à Babylone en - 323, Alexandre était déjà sur le chemin de son retour. Son expédition s’était arrêtée à l’Inde, où il fit la découverte de l’usage des éléphants comme machines de guerre. Il n’alla pas plus loin. Parce que les moyens manquaient ? Parce que ses troupes étaient épuisées voire révoltées ? Mais la possibilité d’en lever de nouvelles sur les lieux avait été confirmée. Alexandre était au courant de l’existence du Gange et il aurait pu désirer une nouvelle frontière dans cette direction. Mais il préféra rappliquer à l’Ouest – à l’Occident ! –, pour y conforter la colonisation grecque en marche depuis plusieurs siècles. Quoi qu’il en soit, l’étendue des conquêtes d’Alexandre s’est arrêtée quelque part et, côté Est, ce fut à la rive de l’Indus. Comme si le demitour avait transmis la pertinence de respecter une discontinuité autour d’un espace sous protection de l’Empire. Tout empire prétend à la domination de l’écoumène total mais il demeure tel à condition de couvrir un espace borné, aussi vaste soit-il. La contradiction n’est qu’apparente. Le rapport de forces – au niveau intermédiaire du politique – n’a pas de limite. Mais s’il implique la polarisation expansionniste au niveau de l’interface, les forces en cause repoussent alors une périphérie en soi limitative. Nous aurons maintes occasions de confirmer ce trait de caractère propre à la géographie impériale. L’Empire macédonien n’avait pas de ville-capitale désignée comme telle à la mort de son fondateur. Pella demeurait modeste et le principe politique étant toujours en crise à l’échelle de la Grèce, il fallait convier au rôle de métropole un établissement à distance de celle-ci. Deux établissements étaient sur les rangs : Rhodes, la cité insulaire au sud-est des Cyclades et au sud de la côte d’Ionie ; Alexandrie d’Égypte, la ville élancée sur le littoral de la Méditerranée et tournée vers l’Occident par le nord-ouest de la Naucratis d’illustre mémoire. La grande ville égyptienne détenait l’avantage. Elle capturait le potentiel d’une civilisation forte d’une occupation stable et d’une bureaucratie aguerrie. Alexandrie d’Égypte aspirait le réalisme propre à la conception impériale et l’idéalisme d’une hellénisation sans précédent. En quelques décennies, cette ville allait devenir cosmopolite, amoureuse de la littérature, des arts et des sciences. Sa population était d’environ 300 000 à l’époque. Alexandrie d’Égypte compensa – oh combien ! – la perte de Naucratis survenue en - 525. Elle va relancer, grâce à un transport d’idées permis par son port
111 flambant neuf, la liberté intellectuelle qui avantagera comme jamais l’Occident grec puis romain. Son temple des Muses – le Musée – abrita la « première société financée par l’État pour l’avancement des sciences ». En - 283 serait adjointe la Bibliothèque, dont les 700 000 rouleaux ont renfermé « toute la littérature grecque et les connaissances du monde antique » (Schneider 1960, p. 118). Les artistes et les chercheurs soumettaient à qui de droit des demandes de subvention, lesquelles étaient évaluées en comités puis attribuées en fonction. Sous les deux premiers Ptolémées (- 305 à - 246) – alors que le lauréat Euclide rédigeait sa géométrie –, le Phare d’Alexandrie était érigé. La nuit, des esclaves entretenaient le feu à son pinacle. Réfléchi par des miroirs, ce feu visible de loin orientait les équipages. A-t-il symbolisé en plus la lumière du monde ? Comment ne pas imaginer que la manutention des marchandises réalisait en bas ce que la lumière simulait en haut ; l’offre au monde du « fabuleux héritage de l’Égypte » ? D’une altitude de 133 m, l’édifice va s’écrouler sous l’effet d’un tremblement de terre en 1303. 4.4. Destination Rome 4.4.1. Le mérite oublié de l’apport égyptien Nous développons ci-après un témoignage qui, à propos d’Héraclite, ne sera pas sans conséquence pour la suite de notre argument. Après avoir spécifié qu’Alexandre le Grand fut bien plus « libérateur contre les Perses » que vainqueur des Égyptiens (p. 275), Christiane Desroches Noblecourt écrit : [au] cœur des temples égyptiens, on vénérait efficacement et journellement le neter. Il s’agit de ce que nous traduisons, faute de mieux, par le mot « dieu » et susceptible d’être appliqué à toutes les manifestations essentielles et multiples de la nature, lesquelles, pour les Égyptiens, régissaient ses forces. Cette religion n’était pas une mystique mais bien plutôt une physique qui rappelle – ou inspira plutôt – étrangement les idées d’Héraclite d’Éphèse (p. 291).
L’antique religion égyptienne aurait de la sorte préfiguré, non pas une philosophie ni une science mais une physique. Et la physique en question concernait, non pas immédiatement les forces, mais ce qui dans la nature régit ces forces, c’est-à-dire : les formes. Les Ptolémées eurent l’ambition de ramener la lumière du monde, symbolisée par le Phare, dans les foyers d’Ionie et de Grèce. En cette occurrence, un culte prétendit conjoindre les religions grecque et égyptienne. Le dieu grec alors convoqué fut Sérapis. Sa statue était à Sinope, dans le royaume du Pont constitué en - 301 au nord-est de l’Asie Mineure. Elle serait transportée en Égypte où
112 quelques grands temples à l’honneur de Sérapis furent édifiés. Une religion dite de confluence vit le jour, pour la promotion d’un syncrétisme qui fera école. Le cas de Sérapis n’est pas un héritage de l’Égypte pharaonique ; c’est une création décidée par Ptolémée Ier Soter [→ - 283] pour unir en une même personne divine Osiris-Apis, le vieux dieu funéraire égyptien de Memphis, et des divinités grecques comme Zeus, Asclépios ou Dionysos, et réaliser ainsi une synthèse entre les deux religions. Le plus étonnant (sic) est que Sérapis ait conquis des fidèles, à Memphis où son culte est né, à Alexandrie où Ptolémée III lui élève un vaste sanctuaire, et dans l’Égypte entière, avant de gagner tout le bassin de l’Égée et le Pont-Euxin [mer Noire], puis de s’imposer à Rome même (Lévêque et Festugière 1968, p. 1034).
La « synthèse entre les deux religions » n’est rien d’autre que le syncrétisme annoncé. Celui-ci aura été ambigu, pour ne pas dire trompeur. En principe, ce syncrétisme est « entendu comme une ouverture de l’Occident aux civilisations orientales » (Sabbatucci 1968, p. 655). Mais cette « ouverture » a généralement recherché l’aliénation de la religion courtisée. La « synthèse » opérée par Sérapis a renforcé le mérite de la culture hellène aux dépens de l’égyptienne. Avec cette expérience réussie du syncrétisme – une autre manœuvre ? –, l’établissement hellénistique aliénerait la civilisation du Nil à celle que définirait l’Occident. De quoi faire croire que les idéalités de la cité grecque – l’État de droit comme prérequis à la démocratie et aux libertés individuelles – seraient des créations d’une civilisation Occident à l’abri de toute dette envers une Égypte qui avait pourtant inspiré Héraclite. 4.4.2. Tarente Revenons à l’équilibre ayant permis, quelque temps après la mort d’Alexandre, le partage des pouvoirs sur les territoires auparavant conquis. Cet équilibre ne pouvait pas durer. Le royaume de Macédoine était aux prises avec des cités nostalgiques. Celui d’Égypte ne suffisait pas au désir de sa grande ville. Le royaume asiatique avait les dimensions d’un territoire impérial de substitution mais il était condamné à l’éclatement (Morkot, pp. 110 et suiv.). Les cités grecques de la côte ionienne ressemblaient à des miettes oubliées au coin d’une table. Il y avait trop de frustration en chaque demeure pour que la coexistence pacifique fût viable. L’Empire d’Alexandre n’avait pas été qu’un régime de domination à l’adresse des cités et de la grande ville. Il recouvrait un espace qui avait tenu ensemble ces établissements férus d’idéalités hellènes. Sous peine de rater l’innovation que serait la civilisation Occident, ces établissements devaient tous ensemble relancer la dynamique interne à leur commune géographie.
113 Assez curieusement, la tentative la plus remarquable en ce sens ne vint pas de l’Égypte urbanisée et prospère, ni des nombreuses et vastes satrapies séleucides, mais d’une contrée montagneuse et à économie retardataire aux confins sud-ouest de la Macédoine ; l’Épire (~ Albanie). À compter de - 295 y régnait Pyrrhus, petit-fils du héros grec Achille. Le domaine de Pyrrhus était marginal mais y transitaient les escouades macédoniennes et lacédémoniennes (Sparte) allant porter secours aux Grecs d’Italie du Sud. Tout au long du siècle et demi ayant suivi la chute de Sybaris en - 510 [2.3.3], les cités de cet entourage défendaient autant d’autonomies municipales. Les Aborigènes de Lucanie y causaient des ennuis. Parmi les cités enclines aux querelles de voisinage et que tourmentaient ces montagnards, Tarente était seule à se bien porter (Orrieux et Schmitt Pantel, pp. 313, 335 et 369). Proche du site de Sybaris, la cité de Thurii eut des problèmes avec les Lucaniens. Elle demanda l’aide de Rome en - 284. Or cette alliée de Rome contre la Lucanie était aussi la rivale de Tarente. D’où une interaction qui allait déplacer le conflit sur la trajectoire de Rome à Tarente. Signe ? La voie Appienne était prolongée par le sud de la Campanie. Une garnison romaine fut installée dans Thurii, « ce qui inclina » plusieurs cités du Bruttium à « se rallier aux Romains ». La rivalité s’emballa, jusqu’à ce que la puissante colonie de Tarente – nous étions en - 282 – envoyât une armée à Thurii. L’opération échouait au bout d’un an et Tarente fit appel à Pyrrhus. Après la traversée du détroit d’Otrante entre la côte illyrienne et le talon de la botte (150 km), les troupes épirotes débarquent en - 280. Les Tarentins ont financé leur transport. Ces troupes sont nombreuses (~ 25 000 combattants) et rompues à la tactique de la phalange. L’affrontement avec la légion romaine ne tarde pas. Celle-ci échoue – contre la phalange ou ses blindés que sont des éléphants ? – à la première rencontre d’Héraclée. Enivré par son effet de surprise, Pyrrhus s’engage dans des expéditions vers la Campanie. La défaite y alterne avec des victoires ruineuses dites à la Pyrrhus. La négociation avec Rome est envisagée. Mais il est trop tard. En effet, Carthage et Rome transforment leur ancien accord commercial de - 348 [4.2.2] en une alliance militaire. Trop persuadé de la répulsion de Rome l’indoeuropéenne versus Carthage la sémite, Pyrrhus sous-estime la probabilité que ces deux villes puissent faire front commun contre lui. En - 278, Pyrrhus est pris de court. Et un malheur n’arrivant jamais seul, des Celto-gaulois installés dans la plaine de l’actuelle Serbie profitent de l’affaiblissement de la Macédoine pour passer au travers et attaquer Delphes. Puis ils sautent les détroits et vont se fixer à l’intérieur du plateau anatolien. Ils y laissent le souvenir d’une Galatie (~ Ankara) bientôt récupérée par le roi de Pergame, cette ancienne colonie grecque devenue royaume indépendant depuis - 282. Dans ce contexte incertain, Pyrrhus n’est plus qu’un aventurier en mal de faire-valoir. Il répond à des appels de détresse. Il réussit à intimider les Cartha-
114 ginois en Sicile, échoue à Bénévent (Campanie nord) et il laisse une garnison à Tarente avant de retourner se faire acclamer dans ses terres. Il est tué presque par accident en - 272. La même année, Tarente est prise par Rome. Et l’année précédente était complétée la voie Appienne jusque là. Après le retour de Pyrrhus en Grèce, Rome étendit sa domination sur les contrées allant de la Campanie aux détroits d’Otrante et de Messine, celui-ci d’une largeur de 5 km entre l’avancée du Bruttium et la pointe nord-est de la Sicile. Avec ceux du Samnium et du Picenum sous contrôle depuis quelque temps, les territoires désormais soumis à Rome étendent la désignation italienne, jusqu’alors spécifique au Bruttium, à l’ensemble de la péninsule entre : d’une part, le fleuve Arno et le ruisseau Rubicon au Nord ; d’autre part, la Méditerranée au Sud. À la différence des peuples d’Italie centrale incorporés dans la citoyenneté romaine, les Aborigènes et les Grecs d’Italie du Sud, comme la plupart des Étrusques localisés au nord-ouest de la Sabine, deviennent de nouveaux alliés astreints aux unifications par traité inégal. Ces Italiens malgré eux sont marqués de la réputation d’avoir été des insubordonnés. Quatre colonies de droit latin disloquent leurs patries (Gaudemet, pp. 374-375), dont celle de Pæstum (- 273). Il est notoire que les déboires de Pyrrhus aient été pour partie redevables de la déloyauté des citoyens placés sous sa juridiction. Les Siciliens ont collaboré avec les Carthaginois après avoir demandé à Pyrrhus de les en délivrer. Les Tarentins se sont comportés en conquis alors qu’ils avaient tout pour continuer l’effort de guerre. Était-ce affaire de mentalité ? Plutôt, ces devanciers d’un Mezzogiorno à jamais rebelle auraient alors compté sur leur situation à miparcours entre Rome et Carthage pour profiter au maximum des largesses des deux métropoles en devenir.
5. Carthage 5.1. La Sicile 5.1.1. Capoue entre Rome et Carthage Après la prise de Tarente en - 272, l’expansionnisme romain semblait promis à l’occupation de la péninsule italienne au complet. Celle-ci s’ouvrait par le Nord sur les régions du Pô qu’habitaient les Gaulois cisalpins. Pour le reste, le contour italien donnait sur les horizons de la Méditerranée, de l’Adriatique et de la Tyrrhénienne. De la part de Romains sédentaires, devait-on s’attendre à ce que leur expansionnisme continuât en direction de la plaine du Pô. Là résidaient tout de même les Gaulois du Væ victis. Mais tout mouvement dans cette direction serait reporté car – depuis - 311 – Rome était à se pourvoir d’une flotte que le Sénat confia à des amiraux (Le Bohec 1996, p. 76). Rome avait maintenant 6 000 km de côtes à surveiller. Sur la rive gauche du Tibre en aval de l’Aventin, un Emporium serait implanté pour la desserte d’un port marchand, d’un chantier naval et de greniers. Des entrepôts relayaient ces équipements à Ostie. Rome pourrait profiter en plus de l’expérience des Étrusques habitués à la navigation, puis des Campaniens de Naples et des Grecs de Tarente qui détenaient des compétences en matière de construction navale et de pilotage. Les navires nouvellement construits étaient conçus pour la guerre. Mais la guerre contre qui ? Contre les pirates d’Illyrie et plus certainement contre Carthage, cette république oligarchique et sympathique à l’égard des hors-la-loi d’Illyrie (Lévêque 1968, p. 105). Nous entrions dans le siècle des grandes guerres Puniques (264 à 146 av. J.-C.). Cependant : depuis qu’existait un ensemble étatique romano-campanien – depuis le IVe siècle et alors que la Campanie avait été fédérée [4.2.2] –, l’initiative de l’expansionnisme polarisant se déplaçait de Rome vers Capoue. Élevée au rang de municipe en - 334, cette capitale de la Campanie avait eu le temps de devenir autant sinon plus cosmopolite que Rome. Celle-ci demeurait même foncièrement latine pendant que Capoue réservait des voisinages à des Samnites pacifiés, des Osques belliqueux et des Carthaginois indiscrets (Picard, p. 814). Rome et Carthage projetaient chacune la maîtrise de la Méditerranée. Ces deux pôles étaient déjà d’authentiques villes d’où partaient des trajectoires conquérantes. Mais leurs aires d’influence ne pourraient « retrouver la prospérité que dans l’unité » c’est-à-dire dans le « rassemblement des États méditerranéens » (Picard 1968b, p. 237). Rome et Carthage sont-elles entrées en conflit sur le mode mimétique ? L’une et l’autre villes auraient-elles désiré le même objet Méditerranée ? Dans
116 l’affirmative, le conflit aurait eu comme enjeu le contrôle de la mobilité de l’autre par l’une et vice versa. Ce ne fut pas le cas. En effet, les dynamiques d’occupation étaient asymétriques. Continu et terrestre, l’expansionnisme romain se déployait dans la partie européenne de la Méditerranée tout en poussant vers l’Est. À relais et maritime, l’expansionnisme carthaginois se déployait dans la partie africaine tout en poussant vers l’Ouest. Pourrions-nous penser, en revanche, que les agents carthaginois auraient désiré selon le désir des Grecs qui, eux aussi, avaient essaimé des cités portuaires sur leurs côtes ? C’est admissible du point de vue de la dynamique spatiale et, peut-être même, de la motivation culturelle de la cité démocratique. Mais de fortes différences anthropologiques auraient opposé les multiples cités grecques à l’unique Carthage, dont le vacuum effrayant n’aurait été que la gueule de la fournaise dédiée à la divinité Baal et en laquelle étaient périodiquement précipités des enfants d’esclaves. 5.1.2. Ailleurs Pendant le premier tiers du IIIe siècle avant notre ère, le bord externe de l’aire romaine dessinait une ligne circonscrivant un espace qualifié. Car ce bord était engendré au terme d’un expansionnisme qui, étant continu, ne pouvait que fermer son aire d’influence. L’aire carthaginoise n’était pas de même style. Son bord était repérable en Sicile telle une cloison à quelque distance d’une aire romaine ne débordant pas le Bruttium. Mais, vers le Sud saharien, l’aire carthaginoise était ouverte à des surveillances de routes plutôt qu’à des possessions de territoires. À ce que nous sachions, l’aire romaine était investie de valeurs indo-européennes méditerranéennes tandis que la carthaginoise l’était de valeurs sémitiques. Au niveau de l’interface, l’espace fermé de l’aire d’influence romaine recelait plus explicitement une culture encline à la sédentarité, à l’agriculture, l’industrie, bref à la surdétermination urbaine de la ruralité. Pour sa part, l’étendue ouverte de l’aire carthaginoise offrait une culture portée sur une réalité urbaine faite d’enclaves ; des oasis symboliques sinon réelles et en liaison avec un semi-nomadisme plus commerçant que producteur de biens utiles. Le long gradient Méditerranée était en voie de redéfinition. La signification des mots pour en caractériser le cloisonnement avait changé. L’Occident s’était opposé à l’Orient dans la mesure où le premier, naguère associé à la Grèce, se démarquait du second associé à l’Asie Mineure, à la Phénicie et à la Perse. Or cette distinction convenait moins depuis que l’Occident incluant Rome s’opposait aussi à l’Afrique par le Sud, à l’Ibérie par l’Ouest ainsi qu’aux Gaules par le Nord. L’Occident n’avait plus que le seul Orient traditionnel en face de lui. Il allait devoir se rapporter à un ailleurs le cernant de toutes parts. La Sicile était alors le seul terrain où les trajectoires divergentes de Rome et de Carthage évoluèrent l’une près de l’autre. Depuis les défaites de Pyrrhus,
117 l’Italie du Sud allait sous l’emprise de Rome et la Sicile évoluait comme un territoire sans maître. Les Grecs maintenaient leur présence à Syracuse mais la pointe à l’ouest du site de Palerme était sous l’ascendant de Carthage. Entre ces positions acquises à Rome et à Carthage (300 km), le territoire sicilien demeurait grec bien que ramené à une mosaïque de localités orphelines. En fait, l’intérieur de la Sicile était traversé par les deux bords de la discontinuité critique localement ouverte. Nous avons repéré cette discontinuité sur les lieux de Gessen et de l’axe syro-palestinien à l’époque déjà très ancienne de l’engendrement de l’établissement des Hébreux puis des Juifs. Sauf qu’au Proche-Orient la discontinuité se présentait sous l’aspect d’un joint [1.1.4]. Tandis qu’en Sicile la même discontinuité se présente actuellement sous les traits d’une diaclase, une fissure, une béance. Explorons quelques spécificités corrélées à la différence qualitative entre les deux aires romaine et carthaginoise, comme nous venons de les reconstituer. La société romaine avait sécrété un peuple citoyen à la faveur de sa longue lutte de classes entre patriciens et plébéiens. La société carthaginoise s’en remettait pour sa part à une oligarchie marchande qui jugulait sa base. Il y eut des élans démocratiques à Carthage, mais aucune restructuration sociale ne donna suite. L’oligarchie carthaginoise n’eut jamais de citoyens sûrs à interposer entre elle et ses tâcherons. Dans cet environnement culturel, l’oligarchie eut les mains libres pour se doter d’une armée confiée à de grandes familles qui fournissaient les généraux mais qui – faute de citoyenneté – devaient recruter ses combattants chez des étrangers qui apprendraient à guerroyer sur le tas. D’où la double tendance : à exalter une dynastie militaire s’éternisant aux commandes ; à se fier à des mercenaires dans la précarité pour la conquête et la défense. Carthage fournirait quelques chefs de guerre aussi auréolés que des rois tandis que la Numidie voisine lui enverrait des cavaliers, les Baléares des frondeurs, l’Ibérie des sabreurs, la Celtique des fantassins. 5.1.3. Messine Aux alentours de la Sicile et en son intérieur, comme on vient de voir, la discontinuité entre les aires romaine et carthaginoise n’opéra pas comme un joint mais comme une fissure. De part et d’autre des bords de celle-ci, les forces évoluaient de façon étrange. Les trajectoires allaient en directions opposées mais sans s’éloigner de la discontinuité qui les répartissait. Comme si leurs agents avaient envie de s’affronter mais n’osaient pas le faire. Ces trajectoires conflictuelles mais hésitantes font penser à des mouvements de populations habitées par la peur. La collision entre forces romaines et carthaginoises ne pouvait pas être massive en pareilles conditions. Elle a eu lieu mais très localement, comme si
118 un agent était sorti de son champ pour se retrouver dans celui de l’autre après avoir franchi – par curiosité ? – la fracture entre les deux. Un tel accident, que Yann Le Bohec appelle une erreur, se devait de survenir en Sicile. Et ce fut sur le versant du détroit de Messine. « Carthage, qui avait envoyé une flotte au large de Tarente en 272 ou 270, qui contrôlait les Baléares et, au moins en partie, la Sardaigne et la Sicile, commit l’erreur, en 264, de prendre Messine » (pp. 25-26. Nous soulignons). La recherche d’un déterminisme, comme il se doit en science, prescrit que l’« erreur » en question dût être nécessaire. Il n’y a pas de contresens. En prenant Messine, un agent carthaginois aurait franchi – inopinément ? – la discontinuité critique. À proximité d’une telle discontinuité sensible, les agents sont saisis d’effroi et restent sur leurs gardes, prêts à prendre la fuite au moindre bruit. Sitôt nargué le danger par l’un cependant, l’autre réagit à sa frayeur en attaquant au lieu de fuir (Thom 1983, pp. 78-79). L’attaque et la fuite sont structurellement liées en fonction d’un suspense qui introduit de la nécessité dans les accidents et les erreurs a posteriori dépistés par la science historique. Au cours des siècles ayant précédé puis enchaîné le premier Âge du fer (→ VIIIe av. J.-C.), les identités s’étaient affinées grâce à des rencontres autant rares que cruciales ; entre nomades du Nord et sédentaires du Croissant Fertile par exemple, ou encore entre Celtes et Germains. Or nous aurions présentement affaire à une autre de ces rencontres ; entre Romains et Carthaginois cette fois-ci. Il n’est pas superflu d’envisager que ces rencontres exceptionnelles peuvent faire peur. Rome et Carthage ne furent pas en opposition mimétique au IIIe siècle avant notre ère. Aucune de ces deux métropoles ne pouvait incarner une altérité désirable. Rome et Carthage ont été des obstacles l’une pour l’autre, mais pas des modèles-obstacles. Pour Rome, l’autre Punique ne fut donc pas le rival ni même l’ennemi, mais le monstre. Carthage n’a pas été monstrueuse d’emblée. Elle l’est devenue. Sa trajectoire l’a fait émerger comme monstre car elle s’est déroulée dans une structure de positions sans articulation possible avec celle de Rome. La première guerre Punique a débuté par un prétexte (Le Bohec, pp. 68 et suiv.). Des Campaniens sont en Sicile depuis - 285 ; à Messine, soyons précis. Non loin au Sud, des mercenaires hier au service de Syracuse sont mis au chômage. Ils s’emparent de Messine et font payer tribut aux voisins. Tout près mais de l’autre bord du détroit, des alliés officiels de Rome – des socii – contrôlent le détroit. Mais ils sont tenus de s’en remettre à l’autorité romaine. Ce qui vient de se produire en Sicile ne les regarde pas. Nous sommes en - 264. Les Syracusains s’estiment lésés et engagent la guerre contre les usurpateurs. Les Campaniens de Messine perdent la bataille mais, divisés, ils demandent
119 l’aide et de Carthage et de Rome. Une garnison carthaginoise stationne aussitôt dans la place forte. Depuis Rome, le consul Appius Claudius acquiesce à l’idée de se porter à la défense des Campaniens, c’est-à-dire : d’agresser les Carthaginois tombés dans leur piège. La garnison carthaginoise est chassée avant même que soit réussi « le premier débarquement des Romains hors d’Italie ». Personne n’entend plus jamais parler des fauteurs par la suite, signe qu’on s’en est servi comme prétexte pour entrer en guerre. Les nouveaux occupants romains de Messine sont dès lors assiégés par Syracuse et Carthage qui contrôlent le reste de l’île. Sous le commandement de deux nouveaux consuls, une armée prend Syracuse et obtient à l’intention de Rome des provisions de blé, des machines de guerre et des indemnités. Commence une séquence de sièges destinés à la mainmise sur la totalité de la Sicile. La technique implique une occupation stable, c’est-à-dire l’implantation de camps militaires aux allures de cités coloniales. Les Carthaginois sont refoulés derrière Palerme. De son côté, Rome encadre l’industrie de construction navale d’une administration permanente et finance le montage d’au moins 500 navires-galères. L’usage de la flotte de guerre tarde à donner des résultats. Il faut à cette fin l’invention du corbeau, ce « pont d’assaut » permettant le déplacement à pied d’un navire à l’autre. Une victoire est remportée au large de Myles (- 260), non loin de Messine. La contagion belliqueuse s’ensuit. La Sicile n’est pas encore sous contrôle que des escadres sont envoyées vers la Sardaigne et la Corse. Les positions carthaginoises y sont déstabilisées. Les forces romaines rappliquent en Sicile et dans les Lipari. La côte africaine est en vue. L’offensive y est portée jusque vers - 255. Carthage nomme un chef de guerre – Hamilcar (→ - 229) – qui oblige les troupes attaquantes à refluer vers la Sicile et la côte italienne mise à sac. Les trois quarts des navires-galères romains ayant été détruits lors d’une tempête au sud de la Sicile, la construction d’une nouvelle flotte doit compter sur le dévouement civique. Chaque famille aristocrate finance l’équipement d’un vaisseau. L’offensive est reprise avec succès en - 242 et Carthage capitule l’année suivante. La Sicile est annexée, Carthage est taxée et Rome, épuisée, a perdu le sixième d’une population d’environ 300 000. 5.1.4. Leçons La première dura vint-trois ans. Quelles leçons en tirer ? Il y eut de la surprise – la puissance terrestre romaine triompha sur mer – et de la nouveauté ; la montée du culte de la personnalité. Le mérite de la légion s’estompait devant la gloire individuelle du magistrat militaire ; le général. Premier territoire conquis hors d’Italie, la Sicile allait devenir non pas un essaim de colonies mais une province placée sous la conduite d’un gouverneur délégué. Généraux et gouverneurs
120 constituent une force sociale qui en imposera aux trois instances républicaines ; les consuls, les sénateurs et les tribuns. Les armées carthaginoises se ressaisissent. Elles conçoivent des tactiques à mi-chemin entre celles de la légion et de la phalange. Leurs généraux ventilèrent les rangs de type légionnaire de façon à pouvoir les faire alterner frontalement ou les étirer latéralement. Ils n’ont pas éduqué leurs fantassins mais ont su en revanche escorter leurs rangs clairsemés d’une cavalerie fournie par les Numides et de loin plus nombreuse et mieux entraînée que la romaine. Ces généraux avaient enfin appris d’Alexandre et de Pyrrhus l’usage des éléphants. La dimension économique de la première guerre Punique a été certaine. Carthage n’eut pas le monopole des appétits à ce propos. La hiérarchie romaine n’a pas été indifférente aux avantages matériels de cette guerre. Les indemnités réclamées l’ont démontré, comme certaines exemptions fiscales accordées au commerce du blé et qui firent de la Sicile le grenier de Rome. La participation des grandes familles romano-campaniennes au financement de la dernière flotte aurait moins relevé de la fibre patriotique que d’un attrait pour le risque en affaires. Les plébéiens et les paysans, qui avaient contribué à l’effort collectif, obtinrent des parcelles aux dépens du domaine foncier public (Ager Publicus). Ils étaient représentés par le général Flaminius qui, tribun de circonstance, fit voter envers et contre le Sénat une loi agraire favorable aux travailleurs (Le Bohec, p. 120). Une région proche du Picenum était mise en valeur. La Campanie profita pour sa part de l’industrie de la construction navale et devenait une marqueterie de magnifiques jardins aux cultures diversifiées puis savamment gérées (Nicolet 1977, p. 98). Pas étonnant que la volonté de guerroyer soit revenue aux Campaniens ! 5.2. La guerre d’Hannibal 5.2.1. La révolte des mercenaires Aux lendemains de la guerre de Sicile, la carte géopolitique de la Méditerranée occidentale fut redessinée. Mais la structuration interne à l’étendue géographique demeurait intacte. Rome se retrouvait en position de force mais Carthage n’était pas mise hors d’état de nuire. Dans l’entourage de celle-ci, une révolte de mercenaires s’est enchaînée à la crise économique provoquée par la ponction fiscale romaine. Cette crise aurait amené le gouvernement punique à ne pas honorer le paiement d’arriérés de soldes (Picard, p. 815). La base sociale demeurée à Carthage fut elle aussi atteinte par la crise qui, en suscitant la révolte des mercenaires au dehors, actionna au dedans une mouvance révolutionnaire paradoxalement inspiratrice de démocratie.
121 Les trahisons ont déferlé. Rome n’en voulut pas. Dans la Sardaigne d’où partit la révolte – une guerre d’esclaves ? –, la situation se compliqua d’un soulèvement d’Aborigènes. Carthage s’adonna à une intervention d’une « inexpiable cruauté » contre les mercenaires sardes. Cela au risque d’intercepter des navires de ravitaillement italiens. La réaction de Rome fut ambivalente, pour dire le moins. La Sardaigne et la Corse furent occupées et devenaient la deuxième province romaine (Gaudemet, p. 129). Puis Carthage fut sommée de verser une indemnité supplémentaire pour avoir contre-attaqué en un territoire de juridiction romaine ; à savoir la Sardaigne et la Corse, justement ! Scandale, hypocrisie, cynisme, tels ont été les mots retenus par plus d’un historien pour qualifier cet « accord » de - 237. Carthage se transforme. La révolte sociale y est réfrénée par Hamilcar, qui en profite pour mettre fin au régime oligarchique. La cité est dorénavant gouvernée par deux sulfètes élus par l’assemblée souveraine du peuple (Picard, 1968c, p. 996). Le duo fait penser à celui des consuls à la tête de la République romaine, à cette différence près qu’il fait gagner la démocratie de préférence à l’aristocratie qui continue de prévaloir à Rome. Le chef Hamilcar prenait la route de l’Ibérie sitôt accomplies les annexions par Rome de la Sardaigne et de la Corse. Il procéda à des prises de possession aux alentours des Colonnes d’Hercule. Dans les régions d’une Espagne superposée à l’Ibérie méridionale et nommée Ultérieure, Hamilcar a soumis une zone à son pouvoir militaire. Il partagea Gadès avec les Grecs et entreprit le ralliement des Ibères. La vaste colonie serait un « Eldorado célèbre jusque dans la Bible », avec plein d’hommes en état de porter les armes et de chevaux. Mieux définie en tant que « zone militaire », l’Espagne Ultérieure devenait une étendue assumée politiquement et dont les talents furent méthodiquement acculturés. Un État vit le jour, dit barcide pour immortaliser le surnom du chef ; à savoir Barça, la foudre, l’éclair. Ainsi désignée, la zone – dite « stratégie d’Espagne » d’un point de vue plus technique – devait détenir une certaine autonomie nonobstant sa dépendance envers Carthage (Le Bohec, pp. 115-116). D’elle partira la trajectoire de la revanche. Le comptoir de Barcino est implanté en - 230, à quelque 100 km au SW de la colonie portuaire de l’Emporion grec. Le toponyme, comme l’adjectif barcide, vient du surnom d’Hamilcar. En - 226 et à environ 400 km au sud de Barcino, le gendre d’Hamilcar – Hasdrubal – fonde la nouvelle Carthage ibérique ; Carthagène. 5.2.2. Rome progresse pourtant Les trajectoires génératrices de l’Espagne Ultérieure se compliquent. Certaines, parties d’Afrique, ont comme sauté en face des Baléares pour cibler le littoral
122 d’une Espagne Citérieure. À mi-chemin entre Barcino et Gadès, cette autre Espagne localiserait Carthagène (~ Murcie) puis Sagonte (~ Valence). Que se passait-il à Rome pendant ce temps ? Les Phocéens de Marseille y firent part de leur inquiétude. Barcino était proche de leur comptoir d’Emporion. En - 225 ( ? ), un traité Rome-Carthage fit de l’Èbre la frontière officielle entre les deux aires d’influence (p. 118). Barcino devenait l’avant-poste romain de Barcelone. Rome pénétrait ainsi, par le biais d’un protectorat sur Marseille, dans l’Ibérie punicisée. Elle était davantage occupée, cependant, à relancer son expansionnisme à la frontière nord de ses territoires italiens à l’instigation du clan conservateur des Fabii. Les aristocrates romains – non suivis par les Campaniens à cet égard – en avaient contre le pillage ligure, la rapacité gauloise et la piraterie illyrienne soudoyée par le roi de Macédoine, Philippe V. D’où une série de corrections : la bourgade de Gênes est réduite à la conclusion d’un accord en - 230 ; la Gaule Cisalpine est soumise en - 219, un an après la mise en service de la Via Flaminia y conduisant. Par la suite, l’ordre romain règne en Illyrie. Mais Philippe V porte assistance à celle-ci aussitôt. La situation devient tendue de ce côté. Les pirates continuent de folâtrer à l’abri des anfractuosités de la côte Dalmate, y soignant leurs affinités avec d’éventuels mercenaires carthaginois en Italie. Tout au long du IIIe siècle, l’édification monumentale dans Rome se limite à quelques temples dédiés à la République, notamment dans l’aire sacrée Largo Argentina au cœur du Champ de Mars (Le Glay et alii, p. 121). Cette aire magnifie un massif urbain dont la dynamique de polarisation éliminera la qualité d’occupation rurale des alentours. Le croquis 5.1 illustre la superposition des deux organisations morphologiques qui à l’époque se sont partagé le même espace de la Ville : l’une, radioconcentrique, oppose le faubourg en cuvette de Subure (petit cercle) au périmètre campagnard (grand cercle) déjà interrompu d’un corridor funèbre (voie Appienne) ; l’autre, diamétrale, oppose le gradient urbain (flèches convergentes), non pas au gradient rural peu repérable mais au seuil désormais receveur de la rue des Argentiers en plus du Vicus Tuscus [croquis 2.3]. L’organisation radioconcentrique distribue des qualités rurales (concentration et dispersion) tandis que la diamétrale aligne une qualité urbaine (rassemblement). Quant au seuil (icône-croissant), il met ces qualités en compétition. Entre la cuvette et le périmètre – l’enceinte servienne donne l’échelle – se déploie le collier des quartiers. 5.2.3. Le serment de Gadès Nous sommes au printemps de l’an - 218. À l’âge de 29 ans, Hannibal – fils d’Hamilcar et « fou de la guerre » – prend la tête d’une « armée immense »
123 depuis le Guadalquivir et Carthagène (Le Bohec, p. 129). La formation mise en route comprend « 90 000 fantassins, 12 000 cavaliers, 37 éléphants » (p. 160). La même année, les Romains annexent Malte. Via Flaminia
Argentiers CHAMP DE MARS Largo Argentina
SUBURE Fl
BOARIUM Marché Holitorium Tellus PALATIN ESQUILIN
Via Aurelia AVENTIN
Via Appia
Croquis 5.1 e Les organisations radioconcentrique et diamétrale au III siècle av. J.-C. Bulle Fl = voisinage des prés Flaminiens
Placé sous les ordres d’Hasdrubal – non pas le gendre d’Hamilcar mais le frère d’Hannibal –, un contingent de 20 000 combattants reste en Espagne Ultérieure. Officiellement, c’est le début de la deuxième. Et s’était présenté, pour cette prochaine comme pour la première, un prétexte (pp. 132-137). Il s’appelait Sagonte. Comme à Messine, deux factions s’y affrontèrent ; l’une punique l’autre romaine. Hannibal assiégea Sagonte en - 219. L’opération dura huit mois sans que Rome n’intervînt. Il fallut un échec des négociations pour que se dévoilent les intentions belliqueuses. Sauf quelques dissidents des deux bords, les Romains et les Carthaginois « voulaient la guerre ; et Hannibal la voulait encore plus ». L’exemple donné par Alexandre et Pyrrhus a-t-il porté ? Une éducation hellénisante fait son œuvre. Hamilcar et Hannibal ont baigné dans la culture
124 grecque, le dernier ayant d’ailleurs eu droit à une éducation de qualité aux soins du lacédémonien Sosylos. Pour avoir répondu à sa demande de l’amener à Gadès, Hamilcar aurait fait jurer par son fils Hannibal de vouer une haine éternelle à Rome. Le serment aurait été couché par écrit. Une autre version avance que le serment n’aurait pas été dicté en vue d’un dessein haineux mais d’une exhortation à l’intransigeance. Hannibal aurait été enjoint, non pas de haïr au-delà de toute considération, mais de « ne jamais plier devant la suprématie de Rome » (Brizzi, p. 14). Trop de réalisme vend la mèche. Ce n’est pas assez de supposer qu’Hannibal ne fût pas enjoint de haïr Rome. Car son père l’ayant tenu de ne pas plier devant la suprématie romaine, il lui aurait fait délicatement savoir qu’il n’en viendrait jamais à bout. Sinon le serment aurait requis de faire plier Rome et non pas de « ne jamais plier » devant elle. La même remarque à la rigueur s’applique au vœu de la haine éternelle. Le sentiment n’est pas joli mais ne promet en rien la victoire. Haïr est une chose. Vaincre en est une autre. L’« armée immense » du jeune Hannibal débute son odyssée. Elle entre en guerre sitôt traversée la frontière de l’Èbre. La formation reprend Barcelone, d’où elle bifurque vers un col des Pyrénées à l’ouest de la route d’Héraclès (Le Bohec, p. 160). Cette route passe par le comptoir d’Emporion. Hannibal n’ose pas défier les Grecs alliés de Rome en traversant leur colonie, d’où la bifurcation par l’Ouest. L’itinéraire terrestre se justifie au surplus d’une raison technique. L’armée carthaginoise va devoir compter sur des mercenaires. Certes, elle a accès – grâce à la zone militaire d’Espagne – à un réservoir de forces prêtes pour la conscription. Mais elle va devoir s’éloigner de cette zone sécurisée pour aller défier Rome qui, dans ses terres, dispose d’un réservoir de forces citoyennes en efficace reproduction. 5.2.4. Le parcours du combattant Hannibal a évité le pire en cheminant par l’ouest de la route d’Héraclès. Il eut toutefois à gérer des escarmouches avec des Ibères et des Celtes. Les pertes s’évaluèrent en milliers de fantassins et de cavaliers avant même qu’ait été franchie la barrière des Pyrénées. Hannibal fut ainsi tenu de laisser un autre contingent nombreux en Ibérie septentrionale ; la Celtibérie (~ Catalogne). Pour le reste, la logistique semble au point. Avisés quant à la manière de cheminer en montagnes, des guides gaulois accompagneraient les marcheurs. Mais, outre qu’il faudra enrôler des mercenaires en cours de route, les imprévus s’additionnent. Les Celtes ne forment pas une population cohérente ni très bien renseignée. Ils sont les alliés objectifs d’Hannibal mais des groupes isolés ignorent le fait.
125 Rive droite ; les Celtes subissent la pression d’un mouvement général nordsud parti de la Gaule Chevelue. Ils ne savent trop comment composer avec Hannibal. Rive gauche ; d’autres Celtes – les Gaulois transalpins – sont ameutés par les Ligures alliés des Grecs de Marseille eux-mêmes alliés de Rome. Hannibal doit improviser un détour par le Nord pour traverser le Rhône. Et maintenant les Alpes ! À flanc de pentes escarpées, l’incursion est interrompue de guérillas s’ajoutant aux aléas d’une nature hostile ; coups de froid, éboulis, avalanches, etc. Parvenus au site de Turin, les effectifs ont fondu de moitié. Rome réplique, par mer évidemment. Un Scipion, prénommé Publius, appareille de Pise à destination de la Celtibérie via Marseille. Le patricien ne réussit pas à intercepter Hannibal qui, nous savons pourquoi, a dû pousser plus au Nord que prévu. À quelqu’un retard fut bon ? Scipion revient à la case-départ, afin de voir venir la jonction des Carthaginois avec les Gaulois Cisalpins. Il ne réussira pas mais son frère Cneius prend en charge deux légions à Marseille et les conduit à l’embouchure de l’Èbre, où il remporte une victoire navale. La Celtibérie tombe sous contrôle romain dès - 217. Le chef-lieu ne sera pas Barcelone mais Tarragone plus au Sud (p. 167). L’Emporion grec est épargné. Puis d’autres escadres romaines mettent le cap sur la Sicile et l’Afrique via Malte. La méthode romaine consiste à récupérer ce que l’armée carthaginoise laisse derrière elle. 5.2.5. Les glorieuses Hannibal doit lever de nouvelles troupes dans la plaine du Pô. Les vétérans de Libye et d’Ibérie éduquent les recrues. La cavalerie numide est d’attaque. Les éléphants meurent un à un. En deux années, quatre glorieuses font sensation. Pendant le pénible hiver de l’an - 218, deux victoires sont remportées au Tessin et à La Trébie. L’année suivante, une troisième est remportée au lac Trasimène en Ombrie. Hannibal est à 150 km de Rome. Mais il dédaigne sa proie pour aller rassembler les Italiens du Sud. Il balaie le terrain dans cette direction ; anticipant la défection de Capoue qui héberge de précieux amis carthaginois. En - 216, un traquenard est tendu à Cannes. À la latitude de Capoue et audelà de l’étroite barrière des Apennins, cette citadelle d’Apulie domine une grande plaine en rive de l’Adriatique. Des entrepôts de vivres y sont destinés aux légions romaines. La famine menace car plusieurs jardins de Campanie ont été saccagés. La splendeur des patrimoines sacrifiés met en évidence la cruauté du « terroriste ». Textuel. Pour attirer les socii dans le camp punique, des bandes pourchassent parmi eux les citoyens. Vieillards, femmes et enfants sont passés au fil de l’épée. Puis les entrepôts de Cannes sont rançonnés.
126 Les légions donnent l’assaut et c’est l’occasion pour Hannibal d’atteindre l’apogée de sa carrière. Les soldats romains sont tués par milliers. Le chiffre 46 000 a été avancé. Le désastre est effarant. Le Sénat nomme un dictateur. Capoue abandonne Rome pour rejoindre le camp punique. Son exemple est suivi par Tarente et Syracuse. Le Mezzogiorno déloyal n’en reviendra pas. Les glorieuses d’Hannibal – cet envoyé du dieu Baal – ont donné des résultats qui auraient médusé son maître lacédémonien. Giovanni Brizzi (p. 33) impute la démesure à la personnalité punique de l’« homme de guerre ». Mais, selon nous et nous y revenons, Hannibal oublia les conseils de Sosylos parce que l’établissement auquel il avait été assujetti ne lui avait pas permis de les suivre. Hannibal est devenu un monstre pour s’être avancé dans une structure spatiale indésirable pour lui. Hannibal n’a pas réalisé une trajectoire politique pour s’être trouvé en Italie. Il a emprunté des routes. Les armées puniques en Italie étaient coupées de tout contact avec un bassin de population citoyenne ou alliée. Nous connaissons le fait. La zone d’Espagne a permis la conscription dans son espace et les alentours. Mais elle n’alimenterait pas l’armée punique sitôt franchies les Pyrénées. Au-delà, les troupes devraient continuellement faire appel à des mercenaires. Or ces derniers, comme les Celtes nordiques [4.3.3], étaient indisciplinés. Il était impossible de les entraîner au même degré que les soldats citoyens qui assumaient une part de responsabilité sur le champ de bataille. C’est pourquoi la réussite des combats puniques demanda plus que sa part au cynisme du chef carthaginois. La stratégie fut ainsi presque entièrement ramenée à des façons autant que possible imprévisibles de tendre des pièges. Elle consista pour l’essentiel à faire réussir des armées mi-légion mi-phalange moyennant des opérations de commandos terrés à quelque distance et qui surprenaient les légionnaires pendant leurs déplacements. La façon de procéder a été expérimentée à Trasimène. Deux légions montaient à travers les Apennins en direction de la plaine padane, lorsqu’une embuscade empêcha l’une de faire la jonction avec l’autre. Chemin faisant, l’attentat plutôt que la vraie guerre a mis à contribution la géographie physique. Alors que la traditionnelle bataille rangée exigeait, de la part des adversaires, qu’ils choisissent l’affrontement bilatéral en terrain dégagé, les stratagèmes puniques prisèrent le harcèlement avec le concours de commandos qui provoquaient des escarmouches après s’être dissimulés derrière des accidents de relief. Hannibal a ainsi réussi à duper presque fatalement son adversaire ingénu : d’une part dans la grande plaine où il avait réussi la reconfiguration à son avantage de la bataille rangée ; d’autre part en terrain accidenté où il détenait l’avantage de sa culture.
127
5.3. L’Empire punique ; un mirage ? 5.3.1. Empereur, roi ou chef de bandes ? Après la victoire de Cannes – et contre l’avis de conseillers chevronnés –, Hannibal s’est abstenu d’assiéger Rome. Quelques sources mentionnent à cet égard qu’Hannibal avait résolu au départ de ne pas anéantir Rome ; cela même à supposer qu’il en aurait le moyen. Selon Brizzi (p. 107), Hannibal eut comme seule intention « d’abattre la puissance de l’État ennemi » et de ramener Rome « à sa dimension originelle de simple cité latine ». L’auteur précise (p. 173) que tout projet d’assiéger Rome n’a jamais effleuré l’esprit du général punique. Le souvenir de Sagonte avait été tenace. L’opération y avait duré huit mois puis l’incertaine proie avait été une bourgade et non pas la Ville entourée de son enceinte. Le siège de Rome était impensable parce que les troupes puniques, composées de mercenaires, auraient été incapables de se renouveler adéquatement tout au long de sa tenue. Il n’en demeure pas moins qu’Hannibal fut persuadé d’avoir mis Rome à genoux. Ses glorieuses à elles seules avaient été plus concluantes que les victoires d’Alexandre. Et comme celui-ci avait fait plier l’Empire perse, il irait de soi que Rome capitulerait étant donné la gravité des coups venant de lui être assénés. Hannibal aurait alors estimé que ses victoires forceraient Rome « à trouver sa place à l’intérieur d’un Empire punique ». Elles lui permettraient de faire de Capoue – qui en était venue à frapper monnaie [4.2.1] – le chef-lieu italien de son Empire. La prospère Campanie serait entraînée dans l’aire d’influence carthaginoise qui déjà englobait le Sud italien et la Sicile. Comme si, d’emblée, les deux pôles Rome et Carthage avaient chacun centralisé une aire d’influence virtuellement impériale. Comme si, autrement dit, l’une et l’autre métropoles avaient envisagé un même régime de gouvernement par-dessus le long gradient Méditerranée. Tout cela est bien possible. Mais l’acteur Hannibal n’eut pas vocation à devenir empereur. À cause de ses crimes ? Peut-être, mais plus sûrement à cause de la dynamique interne à l’interface géographique en laquelle il se déplaça. Son positionnement à lui ne pouvait pas devenir rivalitaire étant donné qu’il n’était pas inversement symétrique à celui de Rome. Sa posture était non pas étrangère mais étrange, indésirable. Au terme de ses glorieuses, le problème pour Hannibal aura été que Rome refusa de se rendre. Ce fut la seule éventualité que l’homme de guerre « hors du commun » n’avait pas prévue. Hannibal fut persuadé que la bataille de Cannes serait la dernière des dernières. Mais après ?
128 La raison subjective de la non-reddition aurait trouvé son moteur dans l’élaboration religieuse de la fides. Rappelons que cette vertu était en lien avec les valeurs investies dans le site romain comme dans aucun autre. Giovanni Brizzi consacre plusieurs pages à ce présupposé (pp. 190 et suiv.). Nous savons un peu de quoi il retourne depuis que nous consultons cet écrivain, à qui nous empruntons aussi la citation qui suit. Laquelle devrait nous permettre d’avancer vers la réponse au « problème pour Hannibal » comme nous venons de le formuler : la fides représentait vraiment pour les Romains, surtout de noble extraction, le fondement essentiel de toute activité. […] cette abstraction était interprétée au sens de « comportement correct et loyal ». Divinisée au temps du roi Numa pour en souligner la force morale intrinsèque et pour confirmer les rapports très étroits qu’elle entretenait avec la sphère du sacré, Fides tenait dans la main droite son symbole le plus ancien, une sorte de sanctuaire corporel. Le collège sacerdotal des Fétiaux s’occupait du respect de la religion à travers les questions relatives aux rapports entre les peuples. C’étaient précisément les Fétiaux qui concluaient officiellement les traités ; ces derniers étaient ensuite ratifiés par un serment, un acte intimement lié depuis toujours à la fides. De cette manière, le respect des conventions était – selon le Romain – garanti non par la volonté humaine, par nature inconstante et fallacieuse, mais par la tutelle de la divinité suprême, qui protège la sacralité de la parole donnée.
Un peu plus loin, l’auteur expose que, selon le point de vue romain, la bataille était « soumise à des lois inflexibles ». La ruse utilisée par Hannibal aurait constitué une « grave violation » de ces lois, notamment à Cannes où tous les coups furent permis comme il est dit quand on est bouche bée. L’impiété aurait de ce fait et « inexorablement » condamné Hannibal à la « défaite finale ». L’erreur d’Hannibal aurait été de s’attendre à ce que Rome se comportât en ennemie vaincue. Reprenons la formule de Brizzi ; « abattre la puissance de l’État ennemi ». Si tel avait été l’événement, Rome aurait été « obligée » de se rendre. Mais la stratégie punique ayant été fondée sur la ruse, le subterfuge, l’art de tromper, Rome n’avait pas été abattue en tant qu’ennemie. Aux yeux des Romains pénétrés de leur fides, Hannibal ne fut pas un roi ennemi. Il fut un chef de bandes. Cela expliquerait pourquoi Rome ne s’est pas rendue, malgré Trasimène et Cannes. 5.3.2. L’enclavement Lors de nos précédents renvois à l’œuvre de Brizzi, nous avons volontairement omis une expression touchant la « bataille soumise à des lois inflexibles ». Cette expression est celle de rase campagne. Dans le cas de figure analysé par Brizzi
129 (p. 201), la rase campagne n’étant pas mise en opposition avec quoi que ce soit, elle est une étendue isotrope. Il n’y a pas d’étendue isotrope ou continue ? Soit ! Mais l’expansionnisme romain continu n’est pas un attribut de l’interface géographique. Il se rapporte à l’engendrement politique de celle-ci. La rase campagne postulée par les Romains a ainsi été un concept dénotatif de leur comportement politique en profondeur. Les Romains croyaient au conflit en vue duquel les protagonistes doivent être repérables a priori ; ce à quoi se prêtait la rase campagne sur le modèle de l’étendue isotrope. Or Hannibal a contrevenu à ce schéma en instrumentalisant la morphologie discontinue du terrain physique comme à Trasimène ou en recomposant son armée en bandes morcelées comme dans les plaines du Pô et de Cannes. Ces bandes arrivaient en rangs aérés et interchangeables puis ici et là transformables en phalanges biscornues voire en commandos sortis comme de boîtes à surprise. Ce que nous avons relevé à propos de la fides trouve ainsi son sens au niveau du politique. Cette vertu aurait emballé les valeurs initialement saisies par les ancêtres de la Rome latine. Mais l’expansionnisme continu aurait actualisé spatialement ces valeurs par la suite, si bien qu’il convient d’explorer le niveau du politique objectif pour en comprendre un peu plus. Le culte à la fides n’a pas impliqué à lui seul l’expansionnisme continu ni la bataille en rase campagne. Parce que cette dynamique interne de nature politique a dû entrer dans un rapport de détermination réciproque avec une autre. Nous avons déjà considéré que l’expansionnisme continu du pôle Rome avait jadis contredit les essaimages grec puis étrusque. Or nous serions actuellement en présence d’une interaction analogue. Sauf que ce serait au tour de Carthage d’avoir opposé à l’expansionnisme polarisant continu de Rome un essaimage cependant mieux défini par l’expression enclavement dans notre tableau 5.1. La capitale punique ne fut jamais un pôle annexant des territoires le long de ses trajectoires conquérantes. Ses bases d’opération à distance – pensons à l’Espagne Ultérieure – n’étaient pas soumises à des administrations provinciales corrélées à autant de poussées périphériques. Aussi, les peuples mobilisés comme les Numides et les Celtes ne furent pas inscrits dans des territoires fédérés ou soumis à des traités, inégaux ou pas. En gros, la dynamique interne à l’engendrement politique de l’établissement global explique ainsi ce qui s’est passé en Méditerranée au IIIe siècle avant notre ère. En amont de cet engendrement, les valeurs et leurs élaborations religieuses ont confronté la fides romaine à la ruse carthaginoise. En aval, les actions ont confronté la bataille en rase campagne à des harcèlements propres à inspirer la terreur. Le monstre est alors apparu. Il a témoigné d’un positionnement étrange en vertu duquel aucune paix ne serait jamais faisable. Dans une interface dont les
130 ensembles sont dynamiquement liés même si différenciés par des discontinuités, le conflit est soluble dans la paix. Une telle éventualité n’est pas concevable à présent. Si Rome se rend, elle ne résoudra pas pour autant un conflit. Elle s’enfoncera un peu plus dans l’affolement. Son vainqueur n’entendra rien. Expans. polar. continu / Enclavement Expans. polar. continu / polar. multiples
Rome / Carthage
Dictature militaire / Oligarchie
e
III s
Rome / Royaume Épire-Macédoine
République romaine / Cités-États
Expans. diffus. continu /(?)
Monde hellénistique / Satrapies perses
Empire macédonien / Empire perse
IV s
Invasion / polarisation
Celtique-Gaules / Rome
Castes / Royautés sacrées
→ IVe s
Polarisation / essaimage
Rome / cités étrusques
Essaimage enclavant / enclavé
[Cimmériens / Ioniens] Cités phéniciennes / cités grecques
Tyrannies / État de droit
Essaimage / pérégrinations
Grande-Grèce / écoumène aborigène
Colonisation / Commun. tribales
Modalités
Cultures et civilisations
Régimes
e
Chrono
Tableau 5.1 Classification des dynamiques spatiales ; expansionnismes (suite) Sous le pointillé figurent certains mots-clefs du tableau 4.1. La définition des entrées verticales est modifiée d’un tableau à l’autre ; / = versus.
Côté Rome, l’impérialisme saura dramatiser la modalité de l’expansionnisme polarisant. Côté Carthage, le harcèlement dramatise l’enclavement. Du moins dans le contexte où nous l’avons aperçue jusqu’à maintenant, Carthage ne fut pas promise à l’expansionnisme continu. Elle a maîtrisé un bord non pas destiné à contenir un tel expansionnisme mais à éparpiller des bases d’où serait mené l’enclavement d’établissements adverses. Par ailleurs, l’expansionnisme polarisant continu de Rome réalise la condition de possibilité de son éventuel Empire. L’expansionnisme punique ayant été enclavant, le pôle Carthage ne fut jamais promis à devenir impérial en conséquence. La vision d’un Empire de Carthage aura été un mirage. Et si l’enclavement carthaginois n’a pas pu impliquer l’Empire ni l’impérialisme, à quoi a bien pu mener cette dynamique d’étendue à pôle ? À du harcèlement. Au tournant du IIIe-IIe siècle avant notre ère, le harcèlement est déjà une pathologie punique structurellement opposée à celle de l’impérialisme romain.
131 L’une et l’autre pathologies – des pathos [Introduction] – commencent à faire déraper les dynamiques de l’expansionnisme polarisant continu et de l’enclavement. L’impérialisme est déjà à l’expansionnisme continu romain ce que le harcèlement est à l’enclavement carthaginois. À chacun sa pathologie. Illyrie - 205 Cis -219 G - 230 Marseille Pise - 217 Barcino Èbre CELTIBÉRIE Sagonte
Rome
Corse Sardaigne - 237
- 209
X
Capoue
Carthagène ESPAGNE ULT. Gadès
Sicile - 241 Carthage Zama - 202
Malte - 218
Graphique 5.1 L’expansionnisme romain sous la République G = Gênes (Ligurie) ; Cis = Cisalpine ; ULT = Ultérieure Cet expansionnisme fut à la mesure de conquêtes carthaginoises. Il fut plus défensif qu’offensif. Les flèches représentent une poussée d’expansion générale et non pas des tracés de trajectoires en réalité plus complexes (Rome-Sicile = ~ 550 km).
5.3.3. Zama En - 215 est projeté le transfert à la Macédoine des territoires illyriens de l’Adriatique. Philippe V n’aurait plus qu’à orchestrer la jonction de ses pirates de la côte Dalmate avec les mercenaires puniques d’Italie. La première guerre de Macédoine est déclarée aussitôt, qui fragilise la mainmise de ce royaume sur la Grèce et conduit finalement à un pacte de non-agression en - 205. Un répit est comme accordé par la mise en situation, laquelle fait constater un blocage structurel. D’une part, Rome est à genoux mais son expansionnisme polarisant continu est inextirpable. D’autre part, Hannibal enclave Rome mais il est incapable de l’assiéger.
132 La dynamique romaine était d’emblée la condition de l’impérialisme tandis que la dynamique carthaginoise était celle du harcèlement. Hannibal a donc fort bien pu agenouiller Rome. Mais il ne pourrait jamais prétendre à son pathos impérial. Il a su vaincre mais ne sut profiter de la victoire. Sis vincere sed …. Rome demeure le centre d’un établissement dramatiquement réduit mais autant irréductible. De son côté, l’enclavement carthaginois s’épuise. Rome n’a plus qu’à refaire ses forces et passer à l’offensive, sous le dehors de la plus banale des guerres d’usure. Hannibal installe ses quartiers autour du golfe de Tarente. De là il pilote les interventions en Sicile et il remonte en Campanie pour aller libérer l’infidèle Capoue. Il va plus loin même ; jusqu’en rive nord de l’Anio en vue de Rome. Il a espéré entraîner dans sa poursuite les forces romaines stationnées en Campanie. La manipulation positionnelle ne réussit pas cette fois. Deux consuls s’occupent de Capoue pendant que Rome vocifère Hannibal ad portas ! Capoue capitule en - 211. Ses notables sont flagellés et décapités. Les propriétés rustiques de Campanie sont confisquées et reversées dans le domaine public. Capoue n’est plus qu’un village (graphique 5.1). Le Romain pieux et ingénu a vraiment appris à être méchant. En Ibérie, la situation se retourne avec autant d’intensité. Une rébellion d’Indigènes fait perdre aux Romains leurs possessions au nord de l’Èbre. Les deux Scipions tombent au combat et le fils de Publius, dit le Jeune et bientôt surnommé l’Africain, prend la relève à Tarragone. De là il soumet Carthagène et l’Andalousie (- 209). C’en est fini de l’État barcide. Mais Hasdrubal le frère a tout juste eu le temps de déjouer la vigilance de ses occupants et reconduit l’odyssée transalpine. Énergie du désespoir ! Faute de pouvoir recruter des mercenaires en Italie, ce qui y reste de la formation carthaginoise doit compter sur des renforts amenés depuis la lointaine Ibérie. Les renforts sont dirigés vers le Picenum mais neutralisés en Ombrie en - 207 (Métaure). La guerre est portée dans la Sicile récupérée – dommage pour Archimède ! – puis en Afrique enfin. L’enclavement de Rome, son étouffement – le mot est de Le Bohec – ne réussira pas. L’homme de la situation est Scipion l’Africain. Les conditions de possibilité matérielles sont réunies. L’économie et la démographie se portent bien malgré les épreuves. La guerre d’usure est à l’image de l’expansionnisme continu romain. Elle va récupérer les relais du diffusionnisme adverse tous azimuts. La cité de Carthage ne contrôle plus qu’une chôra moins étendue que l’actuelle Tunisie. Comment qualifier cette position ? Où est la discontinuité critique ? À peu près là où elle avait été : sur mer en deçà de Malte et en face de la Numidie. Ce royaume était l’allié de Carthage car un ancien chef destitué – Massinissa – vient d’offrir sa collaboration à Rome. Il reçoit le domaine de son
133 ex-rival mais à condition de s’engager en retour à surveiller la chôra carthaginoise. Nous sommes en - 202. Hannibal est rappelé chez lui et s’embarque avec le restant de ses troupes à Crotone. Il contre-attaque non pas à proximité de Carthage mais de Zama – le chef-lieu de Numidie – pour faire payer à celle-ci sa complicité avec Rome. Hannibal s’aperçoit que son vis-à-vis – nul autre que Scipion l’Africain – a bien appris de lui à Cannes. Il perd la dernière bataille c’est-à-dire la guerre. Carthage conserve la main haute sur son proche voisinage africain. La discontinuité change localement de signification. Elle est moins subtilement critique pour devenir trivialement séparatrice. Au-delà réside non plus l’autre monstrueux mais l’inférieur. Rome a répliqué à la haine et à l’intransigeance par le mépris. Hannibal est soupçonné de complot et mis sous enquête chez lui. Pour éviter les représailles contre ses fidèles à domicile, il s’enfuit chez sa mère-patrie phénicienne. Il bifurque aussitôt vers la cour syrienne du roi séleucide Antiochos III qui, défait par les Romains, est sommé de le leur livrer (- 188). Hannibal s’évade vers la Bithynie et il y aide un roitelet à prendre Pergame (- 183 ?). Mais il est trahi et, voyant qu’il n’y a plus de sortie honorable, il s’enlève la vie.
Liminaire I
CRISE RELIGIEUSE ET RÉVOLUTION
6. L’Anti-Destinateur 6.1. Le perfectionnement du droit 6.1.1. De Delphes à Rome La guerre d’Hannibal fut interprétée telle une preuve de colère divine. Les dieux ayant été irrités, ils auraient manifesté leur courroux en faisant abattre le fléau. La pax deum sembla en défaut, à tel point qu’« il fallait la rétablir par des rites inconnus de la religion traditionnelle » (Bloch, p. 389). L’impératif donna son élan à une crise religieuse. Les premières divinités grecques célébrées dans Rome avaient été les Dioscures. Leur temple était édifié, en - 484, en bordure sud du Forum. La chose à retenir dans l’immédiat ? Non pas l’aide grecque qui avait justifié cet honneur, mais le fait qu’en l’occurrence des divinités exotiques trouvèrent place à l’intérieur de l’enceinte sacrée. En - 431, l’Apollon Medicus eut son temple dans les prés Flaminiens, sur la rive du Champ de Mars en face de la Tibérine et en contrebas du Capitole [croquis 5.1]. Ce nouveau temple ne fut pas construit hors de l’enceinte par manque de place à l’intérieur. Et il ne réaliserait jamais un massif autonome comme le Largo Argentina. La divinité en cause fut positionnée extra muros pour avoir été convoquée par un collège de décemvirs à autorité réduite [3.3.1]. Ces magistrats n’en recevraient pas moins l’agrément de pontifes et d’un Sénat qui ordonna la consultation de prophéties consignées en des Livres Sibyllins. Fut alors révélée la pertinence d’accompagner l’Apollon traditionnel de son héritier Esculape. En - 292, ce dieu originaire d’Épidaure amènerait dans la Tibérine l’identité apollinienne proclamée à Delphes. L’Apollon des prés Flaminiens rompait avec son homologue de Cumes, pour devenir l’équivalent du patron du sanctuaire de Delphes. La présence delphique à proximité du Capitole allait cependant être mieux déclarée au plus fort de la deuxième guerre Punique. Au lendemain du désastre de Cannes (- 216), le Sénat envoya Fabius Pictor consulter l’oracle de Delphes [1.3.1, note 2]. Ce premier des historiens latins avait eu accès au « relevé annuel des décrets sénatoriaux » – les Annales – ainsi qu’au « recueil attribué à la sibylle de Cumes », les fameux Livres. Le dieu Apollon installé au Champ de Mars, naguère protecteur de la santé, serait honoré au nom de la victoire (→ - 204). La religion de Rome remonta alors de l’immanence au surnaturel. Il avait fallu gagner une guerre dure et l’Apollon de la santé devait devenir celui de la victoire. De nouveaux rituels honorifiques et ludiques étaient mis à l’essai. Les cultes hellènes et orientaux allaient se multipliant : à Vénus Érycine dont il sera question sous peu ; à la phrygienne Cybèle accueillie au Palatin ; à Dionysos
138 qui fera parler de lui (en mal). Sensiblement plus tard viendront les cultes au Soleil syrien, à l’égyptienne Isis, etc. En ce contexte d’effervescence intellectuelle, la démarche romaine reconduisit la méthode du syncrétisme [4.4.1]. Déjà vieux d’un siècle, le syncrétisme avait été conçu, nous l’avons vu, pour subordonner l’apport religieux égyptien aux croyances grecques. Le mouvement actuel de la religion romaine vers les cultes exotiques anticipe le même genre de rapport, bien qu’il préfère l’allégeance à la sujétion. Il n’empêche que la religion romaine prétendra subordonner tous les apports religieux externes. Rome vient d’être ébranlée mais elle est victorieuse après tout. 6.1.2. Espaces polarisé de la décision et diffus de la conquête Une Vénus figurait au panthéon romain depuis que la légende troyenne en avait fait la mère d’Énée [1.2.3]. Mais la Vénus dont il est question ci-après avait pour sa part été l’Aphrodite grecque vénérée dans le sanctuaire sicilien d’Éryx. Cette Aphrodite devint Vénus Érycine sitôt qu’elle trouva place au Capitole puis non loin de l’extrémité nord du périmètre fortifié. Il n’a pas suffi à l’Aphrodite grecque d’être admise dans l’enceinte sacrée de Rome pour qu’elle y devînt la nouvelle Vénus. Il lui a fallu en plus être positionnée dans le massif inchoatif du gradient urbain. Et une autre place lui serait réservée extra muros. Les temples à Vénus Érycine allaient être construits plus tard. Mais entretemps deux positions leur étaient réservées. Pourquoi ? Le mont Éryx avait été pris pendant la première guerre Punique. Mais ce serait pendant la deuxième, seulement, que la divinité sicilienne paraîtrait favorable aux armées romaines. Le lieu du sanctuaire sicilien ne serait jamais reconquis par les forces carthaginoises. Ce qu’il a fallu célébrer dans Rome surle-champ. Les apports exotiques ne furent pas tous admis sans réserves. Par exemple, la mathématique et la mystique du vieux Pythagore – qu’Hannibal avait fréquenté – allaient avoir droit de cité. Mais l’accueil réservé à cet héritage venu de Crotone n’aurait d’égal que le rejet du culte secret et subversif de ce « dieu grec de lointaine origine » qu’était Dionysos. L’ouverture aux influences étrangères n’empêcha pas les rites de la religion traditionnelle de se maintenir avec aplomb. Les pontifes et les magistrats ont préservé leur autorité morale. Les consuls furent chargés par le Sénat de superviser les suites à donner aux présages des augures. Il ne fut jamais question d’éconduire la religion traditionnelle. La crise religieuse – ce qui se passe en fait foi – ne fut pas qu’une réaction mentale à l’épreuve de la deuxième guerre Punique. Elle confirma une transformation signifiante de l’interface.
139 L’aire d’influence romaine fut considérablement dilatée. À l’Italie péninsulaire – entre l’Arno et le détroit d’Otrante [4.4.2] – étaient ajoutées les grandes îles de la Sicile, de la Sardaigne et de la Corse. La Gaule Cisalpine était en voie d’être annexée. Avec la sujétion des Espagnes alors constituées, le territoire sous contrôle couvrait une superficie de l’ordre des 500 000 km2. Ce qui était nettement plus que l’Italie actuelle. L’interface transformée étant anisotrope, le changement venant d’être décrit fut de prime abord qualitatif. Nous lui associons l’émergence de la force sociale que constituèrent les généraux et les gouverneurs de provinces [5.1.4]. Car ces acteurs allaient bénéficier du vide juridique qui prévalait en territoires conquis. Dans l’espace polarisé de Rome, les sénateurs décidaient de ce qui était permis ou non en cas de conflit. Mais dans les espaces diffus de la conquête, les magistrats délégués ont bradé ces décisions. Ils prenaient les moyens de détourner à leur avantage des butins destinés au Sénat et à ses « corps constitués ». Les magistrats de province allaient ainsi se prévaloir de pouvoirs officieusement monarchiques qui, advenant qu’ils perdurent le moindrement, évolueraient en imperiums préjudiciables à la concertation républicaine vantée par Polybe (Laugier, pp. 28-30). La rivalité – mimétique? – entre sénateurs en Ville et magistrats de provinces fut d’emblée préjudiciable aux institutions républicaines. Il découlait déjà, des tentatives menées par les généraux et promagistrats, des fautes morales qui alimenteraient la crise certes religieuse mais plus profondément politique. 6.1.3. Tous égaux devant la Loi, même les étrangers ! Après avoir exposé que Rome va tenter de résoudre sa crise religieuse en intégrant des croyances exotiques, portons notre attention sur une autre réaction qui fait penser à celle de la Cité grecque. Celle-ci avait surmonté la vulnérabilité de sa rigide religion officielle en instituant la science fluide qu’est la philosophie. Rome, pour sa part, perfectionnerait son droit. La religion romaine de base n’était pas l’officielle mais l’archaïque en lien avec la mythologie et se prêtant au dépassement moral [graphique 3.1]. L’antique Rome misa sur son réflexe moral quand sa religion et ses valeurs furent assaillies par le doute. Au reste, le savoir-faire hellène avait eu beau opposer l’État de droit au gouvernement par le peuple, elle n’a fait égaux devant la Loi que des citoyens grecs. Les étrangers en Grèce – les métèques – sont demeurés ethniquement épinglés. Il en alla différemment à Rome. Toute proportion gardée, la présence étrangère y serait plus grosse qu’à Athènes. Rome est depuis quelque temps destinée à un certain cosmopolitisme et nous savons que Capoue n’a pas réussi à la faire pâlir sous ce rapport [5.1.1]. Au stade où nous sommes, l’Urbs doit tester son exigence de citoyenneté en accueillant plus d’étrangers.
140 Nous avons observé qu’une préture judiciaire fut instituée à Rome au IVe siècle avant notre ère. Les magistrats chargés de rendre la justice devinrent en l’occurrence ces préteurs [4.2.3] qui, en l’actuelle conjoncture, parviennent à dégager les citoyens de l’Urbs de leurs attaches ethniques : « en 242 av. J.-C., les Romains créent un prætor peregrinus », lequel doubla le « préteur urbain » classique (Nemo, pp. 24-25). Les justiciables étrangers dans Rome n’étaient pas familiers du glossaire juridique expert. Ce à quoi leur préteur a remédié en développant un vocabulaire de remplacement. Ce préteur des étrangers fit usage à cette fin de formules dénuées de tout renvoi à des « religions ou institutions ethniques particulières ». Le langage juridique est de la sorte devenu pratique tout en ne versant pas dans la vulgate facile. Ce fut ainsi que le droit civil fut enrichi d’un « droit honoraire constitué par les formules inventées année après année par les magistrats ». D’où une méthodologie par essais et erreurs, dont a découlé la mise en place d’un « même corpus de formules éprouvées » en continuité avec une « capacité permanente d’innovation » (p. 26). Les décisions au nom de la justice vont ainsi accumuler une jurisprudence non plus seulement fonction de litiges sans précédents mais d’interprétations sans cesse renouvelées de la loi. La compétence judiciaire ne procède plus d’applications de droits déjà avérés mais d’une science de la loi. D’où un retour, selon Nemo, à la science grecque « de cette loi commune à tous les hommes et accessible à la "conscience" de tout honnête homme ». Un droit spécialement romain s’harmoniserait avec le droit naturel « postulé par les philosophes » [3.3.1]. La « source du droit » serait trouvée « dans la nature humaine objective. Celle-ci étant universelle, connaissable par la raison et la conscience, la formule du préteur avait elle-même vocation à être universellement admise » (p. 28). De quoi agir sur la crise, à cette hauteur, en déclarant juridiquement fondée la condition humaine non seulement des citoyens mais d’étrangers même conquis. 6.1.4. Terminus Au lendemain des invasions gauloises et alors que la reconstruction de Rome battait son plein, les sanctuaires Fides et Terminus étaient installés l’un proche de l’autre et non loin du temple au Jupiter capitolin. Remarquons le crédit accordé par le prestigieux voisinage à l’obligation de bonne foi et au respect des bornages. L’exaltation de la parole donnée et incarnée dans la pierre de bornage a conduit à une grandeur morale. Grâce à son droit, on vient de le voir, Rome a prétendu à la définition globale de l’être humain.
141 L’humain à Rome sera l’individu jaloux de ce qui lui revient en propre. Le droit romain procura le moyen le plus efficace « de définir la propriété privée ». Il a permis « de garder trace de façon inambiguë de ce qu’il advient du mien et du tien à travers les événements de la vie ». Plus loin, Nemo rattrape son argument avec les mêmes termes ; « les outils intellectuels forgés par le droit romain permettent de faire en sorte que le mien et le tien restent précisément délimités. Chacun retrouve ce qui lui revient ». Les soulignés redoublés transmettent selon nous une hésitation quant à la qualification du droit dans la définition de la propriété au sens romain. Car celle-ci demeura partiellement redevable du principe religieux [3.3.2]. Si le domaine propre de chacun « est ainsi défini et garanti dans le temps, c’est le moi lui-même qui prend une dimension qu’il n’avait eu dans aucune autre civilisation. Les vies individuelles cessent alors de se fondre dans l’océan du collectif ». Les précédents sont instructifs. Le droit romain ne veut plus rien savoir de « l’océan du collectif », puisqu’il sanctionne une disposition de la « petite » Cité grecque qui avait actualisé l’objection de la liberté individuelle aux communautarismes antérieurs et d’ailleurs [1.3.3]. Mais l’Urbs est allée plus loin que cette Cité par le simple fait qu’elle en avait devancé la théorie. La propriété romaine aura été fiable (pp. 30-31) non pas seulement à cause de l’exemple grec mais aussi de la tradition des gentes qui, presque en vase clos, avaient jadis légué des héritages à des noms propres. En ayant conçu le droit privé, les Romains ont inventé la personne humaine individuelle, libre, ayant une vie intérieure, un destin absolument singulier, réductible à aucun autre – un ego. Le droit romain est, de ce fait, la source de l’humanisme occidental.
Le concept de personne est amené. L’établissement romain a non seulement recyclé la citoyenneté de droit, il a prétendu à la définition unitaire de l’humanité. La quête romaine de la bonne foi a témoigné de cette distinguée vocation. La consécration de la propriété privée serait de portée comparable. La propriété romaine, du moins celle de la position si ce n’était celle des choses et des esclaves, aura été un droit – naturel ! – dont la dimension anthropologique et politique devança celle du juridique. Avant d’avoir relevé du droit, la propriété à Rome a élaboré des valeurs profondes en principe religieux par le défilé de l’engendrement politique de l’interface géographique. Nous avons admis que ce parcours procède de levées d’un interdit spatial qui serait forcément antérieur et sous-jacent aux droits positifs de propriété [Introduction]. En lien avec un tel commencement théorique, il sied d’accorder quelque importance aux divinités destinatrices d’abstractions. Le respect des bornages ou de la délimitation prescrit par le culte à Terminus a en ce sens présupposé,
142 non plus seulement les « outils intellectuels » évoqués par Nemo, mais le respect des contrats en continuité avec le culte à Fides. C’est pour avoir externalisé ces dimensions profondes que la Rome sédentaire et rustique s’est emplie d’une autorité religieuse et morale dont voudrait le monde. Rome n’aura pas imposé une définition universelle de l’humanité. L’incontournable anisotropie spatiale empêche partout et à jamais la définition univoque de l’humain. Mais comme aucun autre établissement, Rome aura fait la promotion de l’interdit constitutif d’humanité en général. D’où la célébrité à venir du droit romain. Étant entendu que ce droit – notamment sous le rapport de la propriété des biens-fonds – aura été religieux avant d’être civil. La propriété des positions – en tant que prérequis à celle de ces biens – présuppose effectivement un engendrement politique à base d’interdit spatial et en lien avec le principe religieux. 6.1.5. Le conflit fondamental Rome-Jérusalem Les trajectoires de pôle à pôle, étroitement localisées, stimuleraient l’identité par le repérage territorial et non pas en fonction du groupe humain en déplacement. Ce qui favoriserait la posture individualiste [4.3.3] et le pathos impérial [5.3.3] consistant à célébrer l’être d’exception au lieu de pousser tout un chacun à se fondre dans son groupe. À la différence des trajectoires de pôle à pôle, les trajectoires parcourant des étendues peu différenciées amèneraient leurs agents à se rapporter les uns aux autres au lieu de se rapporter chacun à des repérages environnementaux lacunaires de toute façon. De telles trajectoires stimuleraient l’identité par le groupe en déplacement d’abord, puis ensuite par le territoire. Les trajectoires d’étendue à étendue, ou encore d’étendue à pôle comme celles des Celto-gaulois [4.1.3] et des nomades du Sud [5.3.2], favoriseraient des postures fédérative ou communautaire et, partant, des mouvements sociaux peu favorables au pathos impérial. D’où, par exemple, le harcèlement par les seminomades du Sud versus la polarisation impériale romaine. Nous n’avons pas encore eu affaire à une mobilité d’étendue à étendue. Attendons. Et ne cherchons pas à corréler les postures et pathos aux grandes catégories du nomadisme primitif, par exemple : l’individualisme et l’impérialisme aux Indo-Européens de la Méditerranée ; le communautarisme et le harcèlement aux Sémites du désert ; etc. Les Hébreux ancêtres des Juifs avaient suivi une trajectoire culturellement sémitique mais méditerranéenne avant la lettre. Tous ces cas de figure composent un scénario ; une séquence de situations envisagées par hypothèses. Leur pertinence vaudra pour la description – des mises en contexte – plus que pour l’explication (Moriconi).
143 À peine quinze ans après le déclenchement de la crise religieuse, le joint syropalestinien localisa le foyer d’une émigration vers Rome et quelques localités de son aire d’influence. Étaient mobilisés le peuple juif, la nation juive, des familles juives (Leon 1995, p. 4). Les premiers Juifs arrivés à Rome – en - 188 – y furent amenés avec le butin de la guerre gagnée contre Antiochos III [5.3.3]. Nous n’avons pas fini d’analyser le rapport dynamique de l’établissement des Romains à celui des Juifs. C’est pourquoi nous allons ici au fondamental, à savoir que la trajectoire génératrice de l’établissement juif a été comparable à celle de l’établissement romain. Principale différence : la trajectoire d’Abraham à l’origine du premier a transporté de la culture sémitique ; tandis que celle de l’Énéide à l’origine du second a transporté de la culture indo-européenne méditerranéenne. Mais pour le reste, les concordances sont remarquables. Les deux trajectoires sont allées de pôle à pôle (au singulier). Deux destructions de villes ont accompagné leur déroulement au XIIIe siècle avant notre ère ; celle de Jéricho au terme de la première et de Troie au départ de la seconde. Enfin, les deux trajectoires ont été interprétées par le moyen de légendes écrites. Nous estimons que Rome pensa un impérialisme sitôt qu’elle entreprit d’amalgamer les religions exotiques en réaction au drame punique. Rome était déjà rompue au pathos impérial quoi qu’il en fût. L’actant Rome dut alors avoir toisé l’actant Juif qui, comme lui, aurait expérimenté le même pathos. Les trajectoires étant conflictuelles en théorie, il serait allé de soi que celles aux origines de Jérusalem et de Rome – toutes deux polarisantes et enclines au pathos impérial – aient été problématiques a priori. Pour rendre compte de la majestueuse rivalité ainsi mise en scène, l’usage d’un vocabulaire sophistiqué est bienvenu. Nous proposons celui de la sémiotique de Greimas1. La rivalité Rome-Jérusalem n’a pas opposé un Sujet à un Anti-Sujet mais bien un Destinateur – Rome – à un Opposant de même envergure, à savoir : l’Anti-Destinateur Juif.
6.2. Le pôle et le réseau 6.2.1. Le gendarme Le gouvernement romain est reconfiguré. Le régime républicain demeure en place, sous la conduite de deux consuls bien que désormais l’un d’eux puisse s’absenter pour aller gouverner une province ou prendre le commandement d’une armée au loin. Les contrées récemment conquises ou annexées ne pourraient pas partager la sédentarité laborieuse de Rome et des campagnes du Latium. Même à proximité 1 Desmarais 1995, pp. 84-91 ; 1998b, pp. 37-53 ; 2000, pp. 70-77. Plusieurs concepts empruntés à la sémiotique de Greimas (Sujet et Anti-Sujet, Destinateur, Adjuvant, etc.) s’écrivent avec la majuscule.
144 de Rome – autour de la Tyrrhénide –, les contrées en question avaient été : commerçantes et maritimes (Étrurie, Campanie, Grande-Grèce d’Italie) ; forestières et pastorales (Corse, Sabine, Samnium, Sardaigne). Transmises par les familles romaines qui exploitaient les campagnes proches de leur pôle en formation, les valeurs culturelles locales n’auraient pas touché les populations des contrées nouvellement recueillies. À l’interface géographique, l’étendue restreinte du pôle romain et l’aire d’influence allaient camper deux entités distinctes. Le conservatisme de la tradition orale s’est maintenu au dedans de l’espace polarisé de la décision, tandis que l’ouverture à la culture écrite et savante serait bienvenue aux dimensions des espaces diffus de la conquête. La première dilatation de l’aire d’influence romaine réalisa – l’expression devient-elle banale ? – un expansionnisme polarisant continu. Lequel déploya une couverture territoriale par-dessus une étendue pré-organisée. Le mouvement d’expansion était continu mais l’interface demeura anisotrope malgré le changement. La couverture n’opposerait plus quelques villes à plusieurs cités mais dégagerait une seule grande ville au centre d’un espace fini. La coupure entre la région restreinte autour du pôle central et l’aire d’influence limitée – couverte – s’est reproduite au niveau superficiel des pratiques administratives. L’expansionnisme romain laminait les compétences politiques des populations soumises. Mais il s’adaptait aux positions de chacune moyennant des modalités d’annexion diversifiées. Nous les connaissons déjà un peu et les avons situées : incorporation dans la citoyenneté (partie centrale de l’Italie) ; unification d’alliés sans octroi de citoyenneté (parties nord et sud) ; colonisation intensive [4.2.2]. En territoires alliés ou italiens, les colonies confinaient des exploitations intensives à l’intérieur d’enclaves de la taille des cités moyennes et de leurs proches campagnes. L’expansionnisme était dans l’ensemble continu mais l’occupation coloniale associée – la description ne ment pas – était à relais. Les colonies enclavées en territoires alliés procédèrent d’une « sorte d’essaimage », a écrit Claude Nicolet (p. 77). La fondation des provinces introduisait dans la classification une différence de degré. Les provinces hors Italie encadraient de plus vastes territoires voués à la colonisation extensive. Elles étaient placées sous la gouverne d’un promagistrat – propréteur ou proconsul – pour une durée de deux ans. Rome était disposée à surveiller ses partenaires culturels. D’où le rôle de gendarme qui lui est revenu et son corrélat ; la conquête au cas où la surveillance ne suffirait pas. Il y eut incitation à la conquête mais pas préméditation. En - 188 « se trouve pour la première fois formulée explicitement la doctrine impérialiste par les soins du consul […] Vulco : pour lui, il est d’urgente et absolue nécessité d’assurer la paix sur terre et sur mer d’une part, de
145 surveiller tout l’Orient d’autre part. Politique du gendarme » (Le Glay et alii, p. 96). Deux langages ? Le consul en question fut aussi un magistrat militaire. Sa doctrine a été pensée dans un espace de la conquête. Plus encore, elle y a été expérimentée dans l’approximation. « En 189 Manlius [Vulco], dépité de trouver la paix faite à son arrivée dans sa province, attaque les Galates » (Laugier, p. 33). Curieuse façon d’« assurer la paix » ? 6.2.2. Fragmentations outre-mer et annexions Admettons candidement que Rome à l’époque voulut sincèrement gérer la paix. Pour les hauts dirigeants de la République, mieux valait une paix gagnée de haute lutte qu’une escalade dans la conquête. Les magistrats romains délégués en régions ont vu les choses autrement. Rome dut intervenir outre-frontière tout au long de la première moitié du IIe siècle av. J.-C. Dans la péninsule ibérique éclatèrent deux rébellions en - 206 et - 197. La répression fut efficace puis deux provinces prétoriennes étaient confirmées ; les Espagnes Citérieure (Tarragone) et Ultérieure (Cordoue). En Gaule Cisalpine, du terrain perdu serait bientôt repris. À la collaboration conjoncturelle des Vénètes s’ajoutèrent des coups de main qui eurent pour conséquence l’implantation d’une colonie latine sur le site de Bologne (Le Bohec, pp. 271272). La Gaule Cisalpine devenait province en - 190. La situation était critique en Macédoine. Nous savons que Philippe V y eut droit à une première guerre pour avoir concocté la jonction de ses pirates dalmatiens avec les mercenaires puniques d’Italie (- 215 à - 205). Il fit peu après alliance avec Antiochos III [5.3.3], auquel nous devons penser encore une fois. Rome avait des appuis en Asie Mineure, à Rhodes et Pergame. Les Attalides de Pergame et les Étoliens de Grèce, inquiets des intentions de Philippe et d’Antiochos, ont lancé un appel à la vigilance. Il n’en fallait pas davantage pour que soit déclarée une deuxième guerre (- 200 à - 196). Les légions de Flamininus commencèrent par diviser les forces macédoniennes pour les vaincre en Thessalie. Le général fit aussitôt déclarer l’indépendance de la Grèce devant la foule du stade de Corinthe (pp. 267-268). Comme si la souveraineté pouvait être donnée en cadeau ! En fait, la Grèce devenait un protectorat-client tout juste bon à faire réussir une balkanisation. Si la Macédoine n’avait plus la main haute sur la Grèce et si Rome abandonnait celle-ci au défoulement d’une liberté sans interdit, il ne restait à ses cités qu’à devenir la proie d’un autre pouvoir ; celui du roi de Syrie bien sûr. Le prédateur Antiochos III – sur les entrefaites conseillé par Hannibal – s’employa à rétablir la cohésion dont ses royaumes avaient bénéficié sous les Perses entre - 192 et - 188. Il soumit à cette fin un peuple qui commençait à se singulariser dans le nord du plateau iranien ; les Parthes. Et il enleva le Proche-Orient du littoral
146 méditerranéen aux Lagides d’Égypte. Les Étoliens et les Rhodiens, récemment bénéficiaires d’une aide romaine, apprécièrent le libérateur syrien. Ils furent battus avec lui en Asie Mineure. Le royaume des Séleucides était dépecé. La Syrie s’enfermait dans un périmètre préfigurant les frontières d’aujourd’hui. Elle ressemblait à une roue dentée sans engrenage, centrée sur la localité d’Émèse et dont les axes s’arrêtaient sur les sites : d’Antioche au Nord-Ouest ; de Damas au Sud ; de Tripoli sur la Méditerranée à l’Ouest ; enfin de Tadmor en vue de la Mésopotamie à l’Est, la future Palmyre (Laronde 1968b, p. 428). Quant au Proche-Orient du littoral méditerranéen, il préfigurait une Palestine sans Philistins parce que devenue juive. Le versant égéen de l’Asie Mineure était attribué au royaume de Pergame. Une mosaïque d’États se déploya plus à l’Est – Bithynie, Pont, Cappadoce, Arménie –, permettant aux Parthes de se constituer un royaume en vase clos sur une partie de la Mésopotamie et le plateau iranien. Le successeur de Philippe V, Persée, profita à sa manière de la fragmentation générale pour essayer de « rendre à ses États leur ancienne puissance » (p. 269). La troisième et dernière guerre de Macédoine était déclarée en - 172 et, au bout de quatre ans, elle termina comme les deux précédentes. Le général vainqueur, Æmilius Paulus, était le fils de Scipion l’Africain. 6.2.3. La première colonisation romaine de l’établissement des Juifs Le reflux des Carthaginois d’Afrique du Nord, après la deuxième guerre Punique, avait complété celui des Phéniciens de l’axe syro-palestinien. Ces derniers, nous le savons, avaient été désorganisés par Alexandre le Grand [4.3.4]. Quant aux Carthaginois vaincus par Scipion l’Africain en - 202, ils se sont mêlés aux Berbères d’Afrique du Nord [1.4.1]. La troisième guerre de Macédoine (- 168) acheva de mettre le domaine des Séleucides en morceaux. Pour contrer cet effet délétère, le nouveau roi de Syrie – Antiochos IV – occupa l’Égypte et Chypre puis il entreprit l’hellénisation du territoire de l’ex-royaume de Juda qui avait identifié les Juifs ; la Judée. Mais « l’appui de Rome ayant été demandé puis obtenu » (Nahon, p. 529), le roi syrien fit marche arrière. Ce qui donna au peuple juif l’occasion d’un soulèvement à l’instigation de la famille des Maccabées. Au lieu de devenir une province séleucide, cette Judée serait d’emblée un « État indépendant ». Les ambassadeurs du Sénat romain convinrent d’un traité en - 161 et la souveraineté d’un « royaume hasmonéen » serait déclarée en - 145. Sauf que ces Juifs, qui auraient une patrie bien à eux, allaient devoir se réengager dans les trajectoires d’un nomadisme résiduel à n’en plus finir (p. 530). En réalité, les Romains enlevèrent aux Séleucides le contrôle de la mobilité juive, mais pour se l’approprier. En la circonstance, l’indépendance de la Judée
147 dissimula la formation d’un État vassal c’est-à-dire d’une province qui, de séleucide qu’elle avait été, attendrait de devenir romaine. Il importe de noter que, dans les circonstances, les Juifs avaient demandé à Rome de se porter à la défense de leur religion par-dessus tout [Internet Maccabée]. Or les Romains – tourmentés par la crise que nous connaissons – étaient eux-mêmes vulnérables en la matière. Ils ont acquiescé à la demande des Juifs, mais à condition de coloniser leur établissement. Par la médiation de la morphogenèse, donc, les Juifs se sont de la sorte piégés. Au sens où ils acceptèrent le protectorat de leur religion en échange du contrôle dynamique de leur espace dès lors aliéné à Rome. Ils ont consenti à payer de leur compétence politique leur sécurité culturelle et religieuse. Nous allons retenir l’expression double bind pour épingler ce fatum colonial exceptionnel. Ce n’est pas désinvolte pour peu que nous sachions la dynamique en cause politique et non pas psychologique. 6.2.4. L’inévitable polarisation impériale Une séquence d’annexions débute, en - 197, avec la constitution des deux provinces espagnoles Citérieure et Ultérieure (supra). Deux îles en face de l’embouchure du golfe de Corinthe y passent en - 167. Trente ans viennent de s’écouler. Dans les Cyclades, l’île de Délos déclasse Rhodes, en devenant un port franc affecté au trafic des esclaves. Les années coulent et, en - 146, ont lieu les annexions les plus dignes de mention. Du côté de la Macédoine, de la Grèce et de l’Asie Mineure, un rôle de chien de garde était revenu à Pergame. Les avertissements en provenance de ce royaume ont permis la neutralisation de la bravade séleucide mais pas le rétablissement de l’ordre dans les protectorats. Les rébellions ayant repris en Espagne(s), des agitateurs profitent de la situation pour déstabiliser la présence romaine en Macédoine. Le préteur Metellus réduit celle-ci en la province de Thessalonique. Un imposteur persuade le petit peuple de menacer Sparte l’alliée de Rome. Et les Corinthiens se permettent d’éconduire une ambassade. Le général Mummius s’empare de leur cité et, fidèle à un ordre sénatorial, il la fait saccager. La Grèce devient la province d’Achaïe. Va pour la répression et même l’annexion. Mais pourquoi la destruction de Corinthe ? En Afrique, la Numidie est mise à contribution pour surveiller les ambitions de Carthage. Mais le gardien numide ne contrôle pas ses propres appétits. Massinissa – le gardien en cause – veut se payer lui-même pour sa fidélité à Rome. Il surveille Carthage mais tout en se constituant un royaume compétitif. Les empiétements numides deviennent tels que, en - 150, les Carthaginois de la dernière chance répliquent. Ce qui leur vaut la troisième ! Parole de Caton dit l’Ancien et censeur depuis - 184 ; « il faut détruire Carthage ».
148 Les annexions et les destructions, précipitées au mitan du IIe siècle, accomplissent au final une riposte compulsive à l’enclavement punique. Nous avons retenu qu’Hannibal étouffa l’Italie centrale autour de Rome, non pas dans le but de la faire disparaître physiquement mais de l’immobiliser, de la perturber moralement, de l’affoler. En conséquence, il n’a pas suffi à Rome de résister ni de contre-attaquer. Il lui a fallu se déprendre d’un carcan. Rome a peut-être un penchant pour l’impérialisme. Mais il est plus juste d’avancer que, dans les circonstances, elle ne peut pas ne pas s’en tenir à un expansionnisme polarisant continu. Rome ne va pas gagner du terrain aux dépens d’une étendue-substrat isotrope. Car celleci inscrit d’emblée, non pas d’autres polarités radioconcentriques, mais un réseau. L’Urbs doit étendre son aire d’influence. Mais elle ne peut pas essaimer, entourée qu’elle est d’une étendue déjà parsemée de cités. Rome ne peut subséquemment que renforcer son processus d’expansion continue. La polarisation et l’essaimage vont devoir se déterminer réciproquement dans les limites de l’aire en expansion. 6.2.5. De Capoue à Corinthe et à Carthage Les récentes annexions n’ont pas donné suite à des offensives. « Rome a répondu à des guerres qui lui ont été imposées ; elle s’est défendue » (Le Glay et alii, pp. 94-95). Mais Rome ne pouvait pas essaimer. Étant donné que l’étendue en voie d’être recouverte par ses trajectoires conquérantes devait se superposer aux relais d’un réseau, l’expansionnisme territorial romain n’a pu être que polarisant continu. Or cet expansionnisme verse dans la pathologie de l’impérialisme ; pas à cause de l’essaimage à contredire mais de l’enclavement punique qui vient de lui servir sa pathologie du harcèlement [5.3.2]. Comment Rome a-t-elle relevé le défi ? En adoptant la posture d’un individualisme transformant la valeur de souveraine liberté non plus en un idéal mais en une idéologie. La riposte virtuellement impériale aux essaimages de l’autre, suscitée par la lutte contre le harcèlement carthaginois – et le communautarisme de la culture sémitique – a trouvé sa méthode. Rome réussira son expansionnisme continu quand elle saura faire usage du réseau pour y déléguer ses pouvoirs. L’Urbs est en l’occurrence destinée à grossir, donnant libre cours à une posture individualiste puisant peut-être aux sources de la mythologie indo-européenne mais qui doit plus impérativement admettre un contrôle moral exigeant. En revanche, les cités du réseau sont condamnées à rester petites, au nom d’une religion ayant du mal à contenir la liberté des individus. Les contraintes topographiques et démographiques cessent de dénoter le respect de la règle urbanistique religieuse, pour répondre des exigences impo-
149 sées par Rome aux prérogatives des cités. Le réseau réalise, de ce fait et en faveur de Rome, ce que Moriconi appelle l’« effet chef-lieu ». Le chef-lieu est chaque localité du réseau accusant réception d’une délégation de pouvoir par Rome mais qui n’a pas le droit de déléguer du pouvoir à son tour. L’« effet chef-lieu » assure ainsi au pôle délégateur une position de pouvoir juridiquement impartageable. Nous interprétons dans cette optique la destruction des trois cités au terme des récentes guerres ; Capoue, Corinthe et Carthage. Les prétextes ont été flagrants ; de la trahison à l’insubordination en passant par l’ingratitude. Mais ces cités ont présenté en commun la particularité d’avoir rivalisé avec Rome du point de vue de l’opulence, des échanges et de la croissance. Ces trois cités étaient simplement devenues trop grosses. 6.3. Le surcreusement des inégalités 6.3.1. Valeurs profondes duelles Les dommages causés par la deuxième guerre Punique ont été considérables : ~ 100 000 tués pour une population de ~ 900 000 (Le Bohec p. 259 ; Nicolet, p. 81).
Les institutions ont écopé. Le Sénat a perdu des dizaines de membres. La collectivité romaine vient d’éprouver le sentiment d’avoir risqué la perte de son existence. L’Occident venait de naître. Étaient coordonnés, pour leur commune réussite, l’idéal de la liberté individuelle et le réalisme de la sécurité garantie par l’État de droit. Or cette organisation civilisatrice avait failli disparaître. D’où la crise religieuse à long terme et, dans l’immédiat, un traumatisme certain. La centralisation a prévalu à tous les niveaux. Serait-elle allée de soi, comme la direction que prenaient les butins de guerre depuis les champs de batailles vers le Forum et le Capitole ? Et vu qu’il en est question, ces butins recelaient des valeurs culturelles converties en œuvres d’art. Aux valeurs culturelles célébrées dans le pôle central se sont conjointes celles enlevées aux cités du réseau. Mais la spatialité demeurant anisotrope, ces valeurs ont cohabité avec leurs singularités respectives. Elles ont aménagé un couplage. Nous suggérons – à la sauvette ? – que le pôle romain et le réseau de ses « chefs-lieux » devaient coordonner des approches stoïcienne et épicurienne avant la lettre. La formule, vague à souhait, évoque des prédilections fluides et non pas les philosophies du stoïcisme et de l’épicurisme au sens strict. La première approche préconisait le sens moral et le service public. Tandis que la seconde vantait les bienfaits de la liberté individuelle et de l’œuvre d’art. Le parcours de la civilisation, maintenant aux bons soins de Rome, prétendait au couplage de ces penchants contradictoires ; stoïcien-épicurien, pragmatique-idéaliste, etc. Mais n’y avait-il, au regard de ces investissements
150 différenciés, que le pôle et le réseau ? Non. Parce que le pôle conjoignait deux massifs en rivalité : le massif de l’Aventin était local et allait dans le sens de la prédilection stoïcienne ; le massif du Capitole – topographiquement local mais symboliquement global – allait profiter de la prédilection épicurienne venue des cités orientales du réseau. Examinons dans cet éclairage le conflit personnalisé qui, pendant les premières années du IIe siècle, monta entre Scipion l’Africain – le vainqueur d’Hannibal – et Caton l’Ancien ; le pourfendeur de Carthage. Consul en - 195 et censeur en - 184, Caton a laissé le souvenir d’avoir combattu l’influence des Scipions sur la place publique et dans les officines. Le glorieux général de ce nom fut cité à comparaître devant le tribunal en - 187. Caton en aurait voulu à la gloire de Scipion. Jaloux et grognon, il aurait attaqué les goûts de la famille rivale pour la culture hellène et ses circonférences jouissives (Nicolet 2000, p. 148). Caton objecta, à l’encontre de ces inclinations, les avantages traditionnels de la frugalité, du dévouement, du labeur. Mais les propensions subjectives ont-elles suffi ? Plutôt, les deux acteurs discriminèrent les significations objectivement couplées dans le pôle romain : les valeurs locales défendues par Caton imprégnaient l’Aventin et les globales reprochées à Scipion distinguaient le Capitole. 6.3.2. Espace géographique contrasté La compacité devenue manifeste du pôle romain aurait donné suite au traumatisme constaté, tel un repli sur soi au demeurant corrélé à la sécurisation d’une vaste étendue. Le résident sédentaire, vertueux et choqué, a barricadé sa demeure. Il s’isola en se pourvoyant d’un domaine aussi vaste que possible autour de lui. La peur de l’autre inapprivoisable était conjurée. Mais pourquoi au fond ? Pour désormais avoir peur de ses proches et de soi-même ? La Ville concentre ses activités de production. Les approvisionnements sont peu sûrs. D’où la significative reprise des activités et de la croissance démographique. De - 225 à - 70, la population romaine et italienne monte de ~ 900 000 à trois millions (Nicolet 1977, pp. 79-85 ; Le Bohec, p. 261). Ces chiffres donnent une approximation du total des bénéficiaires de la citoyenneté. La population de la Ville oscille entre les 300 et 400 000. Au pôle romain centralisateur sont assujetties des périphéries dépouillées de leurs valeurs. La description des triomphes montre à l’envi que les butins n’exhibent pas tant des richesses fongibles que des valeurs durables ; des œuvres d’art mais aussi des maquettes de cités et enfin des coffres remplis de pièces d’or et d’argent. Est-ce l’acompte sur les indemnités et redevances attendues des vaincus et des alliés ? Trésors rançonnés, amendes, impôts. Ce qu’il faut pour occasionner la mobilité d’un capital.
151 Nous rejetons le lieu commun voulant que les trésors étrangers aient été pillés sans nuance. Le vol des monnaies au loin ne fut pas irrationnel. Il réalisa un transfert dont le but était la transformation de masses monétaires en un capital circulant. Des conquêtes et des annexions sur une aussi vaste échelle impliquaient une refonte du système économique. À cette fin, il fallait prélever un acompte – nous gardons le mot – qui aurait eu pour fonction de stabiliser les cours. Si notre interprétation est juste, il faut envisager que des quantités de monnaie ont dû être rançonnées par des magistrats « hors de Rome » (Laugier). Les quantités transférées à Rome ont ainsi réalisé une accumulation de capital qui permettrait un usage rentable des quantités demeurées en provinces. Rome est alors devenue banque ; une Banque centrale. Le capital présuppose un déracinement de masses monétaires et leur intégration à des butins – des rentes-crédits – transportés vers une basilique édifiée à cette fin en bordure nord du Forum ; l’Æmilia. La dépréciation des périphéries provoque depuis quelque temps un transfert de valeurs des domaines forestiers vers les pôles entourés de campagnes. Rappelons-nous les Samnites « descendant de leurs montagnes » et s’appropriant Capoue [4.2.1]. Or les défrichements associés à ce transfert accordent présentement une abondance de terres favorable à la demande c’est-à-dire à une perte de valeur. L’augmentation des chiffres de population est fonction d’un Ager agrandi, de telle sorte qu’elle entre dans un calcul de densités décroissantes. De 980 km2 au début du Ve siècle, la superficie de l’Ager Romanus est de ~ 390 000 en - 124 (Le Glay et alii, p. 111). Une baisse des prix du foncier donne suite, qui amplifie le discrédit dont la propriété du sol souffre déjà. La masse des capitaux mise à la disposition de la puissance romaine se détourne alors de la propriété des biens-fonds pour aller s’investir dans celle des corps des esclaves (Rebour, pp. 157-158). 6.3.3. Écartèlement social Le contraste allait être vertigineux entre Rome et son aire d’influence. L’écart devrait se creuser entre acteurs sélectifs et résiduels. Il y avait belle lurette que ces rôles n’étaient plus tenus par les patriciens et les plébéiens. Non pas que ces acteurs étaient parvenus à s’entendre au point d’avoir composé une nouvelle nobilitas. Cette situation était révolue également. La formation sociale allait se compliquant. Le patriciat et la plèbe étaient toujours de la partie. Mais des classes censitaires, remontant à la royauté de Servius Tullius [2.2.4], allaient brouiller les juridictions. Au surplus, ces classes furent ventilées. De nouvelles strates voyaient le jour ; non pas seulement des classes mais des ordres (Nicolet, pp. 148 et suiv.).
152 Pour sa part, la montée du pouvoir personnel des généraux vainqueurs donnait libre cours à des juridictions parallèles. Les prorogations donnaient parfois l’opportunité à un consul de s’absenter au-delà des deux années réglementaires. Scipion l’Africain fut élu consul avant l’âge légal et serait prorogé dans ses fonctions pendant neuf ans (Lévêque, pp. 117-118). Ce consul en itération n’a pas comparu sans raison devant le tribunal. Quel fut le facteur diviseur de la formation sociale ? Une lecture du recensement ayant fait abstraction d’une dévaluation de la monnaie étrusque ; l’as. Sur les entrefaites, le denier remplaça cette monnaie. Et à terme le sesterce surpassera le denier. Mais l’estimation des fortunes n’a pas tenu compte de la monnaie dévaluée. En conséquence, le « gonflement artificiel du nombre des contribuables » poussa les consuls à inventer des catégories fiscales nouvelles (Nicolet, p. 153). À ces « catégories » ont correspondu les ordres annoncés ; le sénatorial et l’équestre. Le Sénat est enfin remplumé. Les quelque 300 membres de cette assemblée sont taxés non pas en fonction de leur fortune mais de leur dignité. L’institution de l’ordre équestre est l’innovation la plus marquante au cours de ces années. À l’époque des royautés tarquiniennes, une première classe censitaire avait compris 1 800 cavaliers (18 centuries). Or il y en a 2 400 d’officiellement recensés en ce présent IIe siècle, en attendant que 23 000 soient inscrits. L’ordre équestre a été issu des sociétés privées de publicains, ces fermiers des impôts à l’œuvre depuis - 215. Grâce à ce nouvel ordre, les cavaliers sont devenus des chevaliers ; de « riches propriétaires fonciers » (Gaudemet, pp. 299 et suiv.). Dans les territoires alliés de l’Italie centrale et du Sud, des cités étaient municipalisées et entraient en rivalité avec les concentrations coloniales. Dans ces places urbaines inédites se rassemblèrent les élites de la propriété foncière, comme en un vivier favorable au recrutement des chevaliers. Les villæ d’évasion vont privilégier certaines régions dans cette partie de l’Italie, dont les rivages de la Campanie et les îles à proximité (baie de Naples, Capri). Les privilèges de classe devenaient accessibles à ceux qui étaient en mesure d’accumuler un certain capital. D’où une ventilation des classes supérieures. À la base se développait une plèbe recomposée, à la fois revendicatrice et condamnée à la pénurie chronique. Était-ce une plèbe urbaine remplie de vétérans et de paysans chômeurs contraints à l’exode rural ? Ou un prolétariat non pas utile par sa progéniture mais par le faible coût de sa force de travail ? Nous allons qualifier cette plèbe de résiduelle. Reconfigurée, la hiérarchie sociale demeurait tributaire des propriétés et, par l’intermédiaire de celles-ci, des capitaux détenus. L’enrichissement des propriétaires venait de capitaux que les biens fonciers permettaient d’aller chercher. Le cens de chaque citoyen correspondait à une évaluation de capital et servait
153 au recrutement militaire ainsi qu’à la perception de l’impôt. La censure existait depuis - 443. Mais les censeurs sont actifs en la présente conjoncture seulement. Les calculs ont été encadrés par une loi ; la lex Claudia. Dès l’an - 218 mais pour un temps limité, cette loi a interdit aux sénateurs « toute activité à base de commerce » c’est-à-dire ; le conflit d’intérêts. Mais en ayant voulu refuser de telles pratiques lucratives aux sénateurs, les législateurs ont nui à l’accès des plébéiens aux magistratures élevées. Nombre de législateurs sont de la plèbe, effectivement. L’ensemble de la formation sociale renoue paradoxalement avec la morale traditionnelle, qui était aristocratique (Lévêque, pp. 116 et suiv.). « Le second siècle représente incontestablement l’apogée de la Rome républicaine, c’est-à-dire de la Rome oligarchique de la nobilitas. »
7. L’espace de la guerre civile 7.1. La cassure 7.1.1. La naissance d’un marché foncier Vers la fin du IIe siècle av. J.-C., les magistrats – sénateurs, préteurs, censeurs, etc. – dominaient la formation sociale aux chapitres du religieux, du politique et du judiciaire. La commande économique revenait à la nobilitas dont il vient d’être fait mention. Il s’agissait moins d’une classe que d’un groupe de pression politique : une oligarchie déjà ancienne [4.2.3] que composent à présent de rares et puissantes familles de propriétaires terriens. Après avoir commenté la récente extension de l’aire d’influence romaine [6.1.2], examinons la part de l’accroissement démographique due à l’ajout autant récent de masses d’esclaves de guerre : 50 000 captifs en provenance de Carthage, 30 000 de Tarente, 150 000 Épirotes (Nicolet, p. 100). Ces esclaves étaient mis en vente au port franc de Délos [6.2.4] et en Cilicie où grouillaient des pirates ayant dû lâcher prise en Illyrie. Cette région bordait le rentrant nord-est de la Méditerranée à la jointure de l’Asie Mineure et de l’axe syro-palestinien. Est-il permis d’avancer qu’une forme de rente exista à l’époque ? Écoutons Claude Nicolet (p. 40) et Sylvia Pressouyre (Vb) : « des terrains furent aliénés par l’État c’est-à-dire vendus » ; « le Sénat mit en vente quelques terrains car il fallait de l’argent pour préparer l’expédition de Bithynie ». Des terrains du domaine public ayant été vendus, le montant obtenu au sortir de l’échange était une rente capitalisée. Observons que l’État et sa délégation sénatoriale sont à l’origine de la rente sitôt qu’il en est question au nom des faits. Et comprenons que, dans les circonstances évoquées, un marché foncier était en gestation. La rente a existé au IIe siècle en tant que condition de possibilité des prix. Elle a signifié, plus formellement, que l’économie générale s’est alors activée à la faveur d’un fait géographique ; le foncier. Les oligarques du temps ont ainsi eu le choix entre de nouvelles disponibilités et en foncier et en esclaves. Mais les valeurs foncières étant à la baisse [6.3.2], le capital se serait déprécié en allant s’y investir. Il sélectionna en contrepartie les corps asservis (Rebour, pp. 157-158). Il n’en demeura pas moins que le commerce de ces corps permettrait des profits susceptibles de se destiner à un rachat de valorisation positionnelle sur laquelle il commencerait à être intéressant de spéculer. Avec moins ou pas d’esclaves du tout, non seulement de bonnes affaires n’auraient pas été menées, la rente aurait baissé davantage. Le rapport capital-travail serait déterminant au niveau superficiel de l’enrichissement. Mais il présupposa un rapport propriétévaleur évoluant sur l’interface géographique.
156 Les propriétaires ne pouvaient pas compter, pour s’enrichir, sur la rente qu’ils retiraient de leurs biens fonciers. Soit ! Ils y ont cependant tenu, au point même de vouloir grossir leurs patrimoines. Des regroupements de propriétés foncières progressèrent dans les campagnes. Ils absorbaient les petites propriétés et réduisaient les paysans au métayage et même à l’errance. Où a logé l’intérêt de faire évoluer les choses ainsi ? D’elle-même, la rente n’était pas source d’enrichissement. Mais les acquisitions et regroupements des propriétés foncières ont rapporté sur un autre plan. Ces domaines devenaient des moyens de production dans le cadre d’un système esclavagiste en amélioration (sic). Lequel accomplirait au demeurant le passage de la technologie artisanale à la manufacturière. Le travail qualifié des artisans fut remplacé par le travail manuel des esclaves qui posaient des gestes répétitifs sous le signe de la sériation. Le système est devenu mode de production. 7.1.2. L’esclavagisme ; système et mode de production Dans les campagnes romanisées – Italie, colonies, provinces –, le travail manufacturier était recyclé en fonction d’une agriculture désormais extensive et qui exigeait, pour chaque secteur de production, de plus vastes domaines. Une bureaucratie fut mise en place pour diriger cette mutation. De « grands ensembles relativement spécialisés » – les latifundia – ont pu se constituer et être mis en valeur sous l’œil d’une technocratie (Nicolet, p. 99 ; 2000, avant-propos). C’est ainsi que les campagnes de la Sicile – bénéficiaires d’une fiscalité sélective [5.1.4] – devinrent un grenier spécialisé dans la culture du blé. La plaine du Pô fut vouée aux élevages de moutons et de porcs. Les coteaux d’Étrurie se couvrirent de vignobles. Les jardins restaurés de Campanie sont retournés à des pâturages. La transhumance a repris dans le Samnium. Les propriétés foncières étaient rentables en fonction de cette réorganisation. Les qualités des sols n’étaient pas décisives. C’était leur usage en tant que moyen de production qui rapportait. Et dans le cadre d’un système esclavagiste devenu mode de production à technologie manufacturière, ces propriétés étaient intéressantes à condition de se prêter à des regroupements latifundiaires. La force de travail des esclaves était prisée parce que disponible, peu chère et pliable aux exigences de la déqualification comme de l’extensivité. Dans un Ager dilaté, les paysans n’ont pas résisté et, sauf quelques métayers, ils ont subi l’exode rural puis grossi les rangs du nouveau prolétariat ou encore de la plèbe résiduelle [6.3.3]. Les oligarques achetaient des esclaves et les concentraient dans des camps de travail au milieu de pâturages, tandis que les plébéiens concentrés dans les faubourgs n’avaient plus rien, sauf des droits de vote échangeables contre du pain et des jeux. Dans les colonies intensives d’Italie et les provinces, les chevaliers et les magistrats délégués – généraux, propréteurs et proconsuls – se mirent de la partie. Des commissaires étaient désignés pour l’attribution des domaines. Ils rete-
157 naient pour eux-mêmes, comme pour des proches et des amis, des réserves foncières (Nicolet, p. 43). Cette procédure des excepta signifia mieux que tout le rôle instrumental de la propriété foncière. Le mode de production esclavagiste organisa l’ensemble des activités au prix d’une déqualification cependant incomplète de l’artisanat. Certaines professions – médecine, enseignement, calligraphie, etc. – ont relevé du travail qualifié même si exercé par des esclaves et à terme des affranchis. Ces derniers ont aussitôt rehaussé la clientèle [2.3.1] en une force sociale distincte. La motivation esclavagiste semble avoir été le transport libre des capitaux et de la force de travail. La direction bureaucratique de l’occupation matérielle des territoires exigea en effet la possibilité de déplacements sans entraves des forces productives ; en fonction des allocations de ressources d’une part et, de l’autre, des attentes d’une population socialement stratifiée et spatialement distribuée de façon arithmétique selon Rebour (p. 158). Du capital accéda à une certaine liberté à la faveur de cette mobilité générale. Des quantités de monnaie ont été convertibles en ce sens et pour avoir d’abord circulé avec les butins. Le profit s’est déplacé de la sphère du commerce des esclaves à celui de la finance. Un capitalisme d’un type nouveau – financier – est en progression. Ce ne sont plus seulement les corps asservis qui attirent la monnaie mais la Banque centrale romaine logée dans la basilique Æmilia. 7.1.3. Le déclenchement révolutionnaire des guerres civiles En -150, les rébellions reprennent en Ibérie. Elles échouent en - 133 avec le siège de Numance. Sous la conduite de Scipion Émilien d’illustre mémoire, le territoire des deux Espagnes [6.2.2] s’étend désormais à presque toute la péninsule continentale. Le branle-bas sur ce front est exploité par des agitateurs grecs. À terme, des meneurs d’esclaves s’en mêlent (Le Bohec, pp. 272-273). Une guerre servile embrase la Sicile de - 135 à - 132. Elle révèle d’étonnantes capacités d’organisation. Les révoltés vont jusqu’à se prévaloir d’un conseil à leur manière. Des insurgés viennent en renforts, accompagnés de plébéiens. Des citoyens se servent-ils d’esclaves en cavale pour régler des comptes ? Que déduire de l’interaction, si ce n’est que des citoyens moins fortunés savent manipuler le mécontentement de plus vulnérables qu’eux pour faire assassiner des latifundiaires ? La guerre servile se déroule sur un arrière-plan de guerre civile. L’esclavagisme a présupposé la libre circulation des valeurs et l’interchangeabilité des forces. Les agents de la guerre servile ont ainsi été mobilisables au travers de campagnes ouvertes. Cette guerre a surtout montré que la condition de possibilité du mode de production devenait celle d’une mobilisation
158 subversive de la force de travail parallèle à celle d’une monnaie transformée en capital. En - 133, le fabuleux royaume de Pergame est légué au Sénat romain. L’héritage est contesté mais récupéré sous la contrainte. Le domaine constitue la province d’Asia en - 126 ; « la plus belle et la plus recherchée par les candidats au proconsulat ». Éphèse en est le chef-lieu. L’année même où est confirmé l’héritage de Pergame, la guerre servile fait encore rage en Sicile. L’affrontement dégénère en guerre civile. La révolution est en marche, d’abord portée par un aristocrate élu tribun du peuple ; Tiberius Gracchus. Depuis près d’un siècle, les annexions outre-mer et l’expropriation de renégats en Italie engendrent un Ager Publicus [5.1.4] qui s’ajoute à l’Ager Romanus. Les lots y sont : soit attribués à des colons ; soit assignés à des particuliers en échange de redevances. Ils doivent pour partie être confiés à des plébéiens résiduels, par exemple ; des légionnaires licenciés et incapables de refaire leurs conditions de vie. Or le domaine du peuple est usurpé par de puissants propriétaires, aristocrates en bonne part et qui ont les moyens de tenir de vastes exploitations extensives. Le tribun Gracchus s’emploie, devant l’immoralité, à faire la promotion d’une réforme agraire. Des lois sont votées pour : limiter la superficie des domaines latifundiaires ; confier l’administration de ceux-ci à un triumvir ; attribuer des lopins aux citoyens pauvres. Mais un autre tribun – propriétaire foncier celui-là ! – oppose son veto. Il est sur-le-champ relevé de ses fonctions. Les entorses à la tradition vont se multipliant. Le garde-fou religieux est sur le point de céder. Privée de cette protection, la morale stoïcienne, chère à la famille gracchienne, sombre dans une idéologie conservatrice, ruraliste. Une émeute a suivi l’échec du projet gracchien de réforme agraire. Manipulée par un grand pontife conservateur, elle se termine avec l’assassinat de l’inviolable Tiberius lors d’une bataille de rue. Son frère Caius prend la relève. Il amende la législation. Le nouveau tribun s’attire la complaisance de chevaliers qui obtiennent – outre des sièges réservés au théâtre, au stade, etc. – des positions sélectives en Campanie et l’exploitation de la très désirable province d’Asia. Le « tribut fixe y est remplacé par une dîme levée par les publicains » (Lévêque, p. 136). Où est la différence ? Le tribut est fixe tandis que la dîme ne le sera pas. Les consuls et les sénateurs vont subir, de la part des chevaliers et des publicains, une concurrence de type politique. L’escalade débouche, en - 121, sur le massacre du tribun et d’environ 3 000 partisans pour la plupart d’anciens esclaves affranchis c’est-à-dire clients. La guerre civile fait son entrée par la grande porte.
159 7.1.4. Entre anarchie et dictature La révolution proprement dite remonte au tribunat de Tiberius Gracchus à compter de - 134. Les plébéiens ont alors lancé des revendications tous azimuts. Leur réflexe de classe est à ce point affûté qu’il donne une orientation à tout ce qui arrive. Le vote par bulletin écrit remplace le vote oral. La technique avantage les comices tributes [3.1.1], facilitant des interventions populaires non seulement à l’occasion d’élections mais de débats préparatoires à des adoptions de lois ainsi qu’à des délégations de gouverneurs. Les plébéiens se trouvent en mesure d’influencer la direction de certaines provinces, la composition des jurys et l’incorporation d’alliés italiens dans la citoyenneté. Enfin et grâce à eux, une « loi judiciaire enlève aux sénateurs le monopole des jurys » (p. 135). L’acquisition de tels pouvoirs se retourne contre les plus démunis parmi les plébéiens. Une loi frumentaire a réglé la distribution mensuelle de boisseaux de blé à prix dérisoire. Il a fallu en conséquence rentabiliser des exploitations serviles à distance, c’est-à-dire ; couper l’herbe sous le pied à la réforme agraire en Italie centrale. Il devient impossible d’organiser de cette façon l’enrichissement de la base sociale. La réforme des conditions de travail des plébéiens cause préjudice au système économique en soi. Le coût de la force de travail subit une pression à la baisse. Ce qui réduit à presque rien le retour de la petite propriété foncière et de l’artisanat pour le compte des salariés. Faire cadeau de la propriété – comme de la liberté – équivaut généralement à en donner plus à celui qui en a déjà. Les chevaliers sont les premiers à profiter des largesses octroyées par la réforme gracchienne. Plus présents dans les jurys, ils ont non seulement l’occasion de s’enrichir en province mais sont à même de former une élite urbaine en Campanie. Redevenue un jardin, cette Campanie n’est plus articulée à des villages de dispersion. Elle est ponctuée de nouvelles cités et bordée de fronts de villégiature d’évasion. La réforme agraire a fini par s’imposer ; mais précisément là où la montée du coût du foncier – sa conséquence contradictoire – profite aux grands propriétaires contre les petits. La révolution gracchienne a profané les représentations élaborées du religieux. Elle a porté atteinte à la bonne foi fondatrice du lien social. Le préjudice sera plus ou moins gommé, mais ce scandale majeur consomme d’emblée une perte d’innocence. La suspicion se propage. Les sénateurs sont accusés d’être sordidement égoïstes et les plébéiens chômeurs le sont de préférer l’oisiveté citadine au travail des champs. Où trouver le moteur du scandale ? À notre sens, dans la dilution de l’inviolabilité des tribuns. Deux attitudes ont révélé cette fatalité : pour l’une, l’opposi-
160 tion d’un veto par un tribun contre un autre ; pour la seconde, la participation des plébéiens à la « loi judiciaire » ayant attaqué la compétence du Sénat. En affaiblissant le Sénat, les tribuns ont précarisé leur inviolabilité. Celle-ci tirait son efficacité d’une reconnaissance du Sénat garant des principes du politique et du religieux. Coupés de cette instance et à leur initiative, les tribuns ont pu alors se contester entre eux. Ce dont aucun autre acteur n’aurait été capable. Rappelons-nous la citation de Grimal [3.1.2]. De ce drame a procédé, selon nous, la cassure révolutionnaire des années - 130. La Rome républicaine s’était prévalue d’une seule organisation politique en laquelle les exigences du fonctionnement de l’État étaient négociables. Mais avec la rupture du lien de confiance, le gouvernement de la chose publique et l’assemblée populaire vont actionner deux entités distinctes et rivales. Dès lors : ou le peuple gagne contre l’État et c’est l’anarchie ; ou l’État gagne contre le peuple et nous avons droit à la dictature de longue durée, en attendant l’Empire. 7.2. L’espace polarisé aux dimensions de l’Italie centrale et du Sud 7.2.1. Le péril barbare Après les annexions de l’an - 146 et le legs de Pergame en - 133, la périphérie de l’aire d’influence romaine est repoussée : en Numidie et en Mauritanie au-delà de Carthage ; en Gaule Chevelue au-delà de la Transalpine ; dans la Germanie naissante au-delà des Alpes ; en Dacie au-delà de l’ensemble montagneux des Dinariques ; dans le Pont et en Bithynie au-delà de la province d’Asia. La première guerre civile n’est pas terminée (- 121) que déjà des interventions sont menées en Gaule Transalpine. À la demande de Marseille que menacent les Ligures, des garnisons campent sur les sites d’Aix et de Narbonne (- 122). La province de la Gaule Narbonnaise – la Transalpine – est créée en - 119. Une nouvelle route militaire est projetée entre l’Espagne et l’Italie, agrippée aux versants escarpés par respect de l’emprise grecque sur le littoral. En - 113, une peuplade germanique envahit le Norique, la région montagneuse au nord-est de la Cisalpine. En provenance du Jütland et de la plaine littorale au sud-est de l’actuel Danemark, ces Germains sont des Cimbres. L’année suivante, il y a de la bagarre en Numidie (Nicolet 1978, pp. 631634). Un aspirant au trône, Jugurtha, menace la stabilité des positions romaines en Afrique du Nord. Des ordres sénatoriaux sont prononcés contre lui. Le roué Berbère vient à Rome pour y répondre de ses actes mais, trop bien informé du relâchement des mœurs locales, il réussit à compromettre un tribun dans une malversation. En rupture avec le Sénat, l’assemblée populaire déplore avoir perdu la face. Un incorruptible prend l’affaire en mains ; l’ex-préteur Metellus, maintenant consul. Il piétine à son tour. Le peuple exige que le commandement de l’opération soit confié à l’un des siens, fils de paysan, vétéran de Numance et tribun
161 en - 119 ; Caius Marius. Admis au consulat en - 107, Marius fait casser un décret sénatorial pour obtenir la destitution de Metellus. Il est général sur-le-champ puis son lieutenant et chef de cavalerie, le patricien Lucius Cornelius Sylla, fait trahir Jugurtha par le roi de Mauritanie, son beau-père. Le duo Marius-Sylla prend sa place. Son action met en évidence une situation inédite. Les conflits au dehors et au dedans sont devenus interdépendants. Ce n’est pas la guerre civile à Rome quand se déroule le combat contre Jugurtha. Mais ce dernier sait profiter de la dissension qui y règne pour faire durer son plaisir. La situation est normalisée lorsque se manifeste à nouveau ce qu’il faut bien appeler le péril barbare. La menace vient encore des Cimbres, qui n’entendent pas s’en tenir au Norique. Un ordre consulaire les enjoint de rebrousser chemin. Les envahisseurs obtempèrent mais pour être pris en embuscade. Ils neutralisent la contre-attaque et mettent le cap sur la Transalpine. Les Cimbres font des gains à Orange (- 105), mais ils sont incapables de pénétrer en Espagne Citérieure. Ils rôdent au nord des Pyrénées où les rejoint une autre peuplade ; les Teutons eux aussi venus des anses danoises de la Baltique. À nouveau le peuple de Rome fait appel à Marius qui, réélu consul, mène une défensive réussie. Les Cimbres se dirigent vers la Cisalpine et sont stoppés à Aix en - 102. Les Teutons font de même mais par un autre chemin. Ils sont coincés, l’année suivante, à Verceil à mi-distance entre les sites de Milan et Turin. Les victoires de Marius apportent sur le marché de Rome un contingent de 140 000 esclaves (Le Glay et alii, p. 108). Le péril a menacé de - 113 à - 101. Le marché foncier vient de donner lieu à celui des esclaves. 7.2.2. Réforme de l’armée L’action contre Jugurtha avait révélé les difficultés auxquelles était confrontée l’armée romaine. Des prolétaires, « des condamnés et des esclaves » venaient d’y être enrôlés (Lançon, p. 34). Dès son premier mandat consulaire en - 107, Marius entreprit une réforme de cette armée (Nicolet 1977, pp. 303-312 ; Lévêque, pp. 138-139). Depuis les guerres contre Pyrrhus, l’unité de base qu’était la légion alignait 3 300 combattants. La formation fut divisée en « dix cohortes de six centuries » ayant à leur sommet autant de centurions. Puis les effectifs furent portés à environ 6 000 hommes répartis en unités tactiques de 200 fantassins chacune ; les manipules. Le commandement de chaque légion revint à un légat. L’armée de Marius serait de conception bien différente. Après que la classe censitaire supérieure fut remaniée moyennant l’adjonction de l’ordre équestre [6.3.3], la classe inférieure était subdivisée à son tour. Un droit électif était accordé aux prolétaires, afin de permettre leur admission dans l’armée réformée.
162 Les cavaliers étaient recrutés parmi les alliés italiens. L’armée n’était plus citoyenne. Elle était de métier. La réforme militaire de Marius donna suite à la reconfiguration des forces due à l’adjonction, à l’espace polarisé romain, d’espaces de conquête allant de la Mauritanie à l’Asie Mineure (circa 3 000 km) et de l’Afrique saharienne aux Alpes (circa 1 000). Les généraux y étaient des magistrats de provinces désormais capables de tenir tête au Sénat et, de ce fait, ils eurent pleine initiative quant à la composition de leurs armées. Au reste, les gouverneurs propréteurs ou proconsuls s’entendirent avec les généraux pour se refaire en régions éloignées. Tous ces magistrats délégués n’eurent dès lors qu’à se donner la main pour emporter des esclaves-butins dans leurs entreprises. Ils ont ainsi mis bien des plébéiens au chômage. Prolétarisés au sens moderne de l’expression, ces nouveaux sans-emploi ne demanderaient qu’à s’enrôler dans l’armée réformée presque à leur intention. Les citoyens aisés avaient de moins en moins intérêt à se mêler des combats se déroulant au loin. Il parut même incongru aux sénateurs que des sujets d’élite aillent se battre outre-frontière pendant que dans la Ville traînassaient des chômeurs en quête de subventions frumentaires et de spectacles gratuits. La réforme de Marius remédia aussi à ce dysfonctionnement, en gardant plus de citoyens socialement intégrés à Rome et en offrant aux laissés-pour-compte la chance de bonifier leurs conditions d’existence à l’autre bout du monde. 7.2.3. La romanisation de l’Italie La première guerre servile est survenue en Sicile (- 135) avant que fût terminé le siège de Numance (- 133). Cette guerre, civile dans son fondement, a interféré avec la révolution sous les Gracques (- 133 à - 124). Elle est encore en marche lorsque des légions occupent la Transalpine en - 125. Il y a un répit mais les fondations d’Aix et de Narbonne (- 122 ; - 119) précèdent de six ans à peine l’avancée des Cimbres et des Teutons. Le péril est contenu en - 101 mais, entretemps, il faut guerroyer contre Jugurtha puis la guerre servile reprend en Campanie et en Sicile (- 103). L’enchaînement des conflits au dehors et au dedans est affolant. Et voici que se prépare un autre conflit ; « le plus important qu’ait connu l’Italie depuis Hannibal » (Nicolet, p. 290). Les comices tributes avaient été en mesure, à l’époque des Gracques, de voir à l’incorporation des alliés dans la citoyenneté romaine. Des lois agraires et judiciaires seraient ficelées à cette fin vers l’an - 95. Mais ce fut un échec. Les alliés n’étaient donc pas plus avancés. Un groupe isolé massacra « tous les Romains » d’une cité. Était déclarée la guerre des alliés ; la guerre sociale (- 91 à - 88). Son but n’était plus la rupture des traités inégaux suivie de l’incorporation, mais la sécession pure et simple. Les Marses et les Samnites donnent le ton.
163 Une cité rivale de Rome est projetée dans les Abruzzes, pourvue d’un Sénat, d’une députation, d’une monnaie et d’un projet d’assemblée populaire. Ce n’irait pas de soi car en d’autres régions, en Étrurie et en Ombrie, les liens de clientèle fonctionnent mieux et indiquent la voie de la revendication sans velléité d’indépendance. Grâce à cette ouverture localisée de la négociation, la citoyenneté est accordée à des demandeurs modérés. Avec ses onze millions de sujets, l’Italie est romanisée. Le recensement des citoyens ajoutés, techniquement difficile, profite à l’aristocratie qui intègre ces alliés tout en mettant la plèbe de Rome en minorité. Enfin réalisée, « l’unification de l’Italie » agrandit aux dimensions de la péninsule le domaine de l’espace polarisé naguère apparenté à la décision [6.1.2]. Dans l’intimité de la botte, les espaces de la conquête sont repoussés au nord de l’Arno et du Rubicon. La mouvance révolutionnaire égara les responsables de la chose publique. Les taux d’intérêt et d’imposition se sont emballés. Les chevaliers profitèrent de l’indiscipline générale pour pratiquer l’usure en Italie et les publicains, grâce au remplacement du tribut par la dîme en province, allaient percevoir des redevances disproportionnées. Les contribuables de Sicile, de Grèce et d’Asie ont été détroussés puis, en proie au découragement, ils ont réagi comme les conjurés de la guerre sociale. En se révoltant. Par le front oriental, le roi du Pont, Mithridate, vient d’ouvrir les hostilités. En - 88, lorsque dénouées les hostilités en Italie, des insurgés non repentis envoient une ambassade auprès de ce roi belliqueux « pour réclamer du secours » (Nicolet, p. 293). Mithridate mobilise les pirates du Bosphore. Ses bandes occupent la frontière de Bithynie et elles infiltrent les provinces orientales gagnées par la rébellion. Environ 80 000 sujets romains sont tués. Voilà pour le « secours » offert aux récalcitrants d’Italie. Le roi Mithridate profite de ce succès pour concevoir le projet de « rafler les dépouilles des dynasties hellénistiques ». Une entente est convenue avec le souverain d’Arménie qu’inquiète la montée de la puissance des Parthes à son Orient. Mais le lieutenant de Marius – Sylla – est affecté au proconsulat de Cilicie, celle-ci réduite en province depuis - 101. Sylla s’illustre en maîtrisant Mithridate. Il recrute une clientèle et il obtient, par-dessus l’Arménie, la conclusion d’une entente avec la Parthie. 7.2.4. De l’atteinte à l’inviolabilité tribunitienne au désarroi général La conduite des opérations asiatiques s’accompagne d’un conflit rivalitaire dans Rome. Le Sénat confie le commandement des dites opérations à Sylla, élu consul à cette fin. Marius ne l’entend pas de cette façon. Il s’est pourtant tenu à l’écart de la guerre sociale et, âgé de 68 ans, il est mûr pour la retraite. À quoi rime sa volonté soudaine de replonger dans la mêlée ?
164 Le général Sylla part en mission mais aussitôt Marius et un tribun persuadent l’assemblée populaire de désavouer la décision du Sénat. En contexte de cassure révolutionnaire, l’agissement n’a rien pour surprendre. Le commandement retourne à Marius. Mais Sylla rapplique sur Rome sans tarder et rétablit la situation à son goût. Marius prend la fuite, mais pour revenir sitôt que Sylla a le dos tourné. Il se fait proclamer consul une autre fois. Accompagné d’esclaves fugitifs et de légionnaires licenciés, Marius sème la terreur dans toute l’Italie. La deuxième guerre civile éclate l’année même, - 88, où la guerre sociale tire à sa fin. Elle va justifier un septième consulat ! Marius s’arroge le droit de vie et de mort sur n’importe qui, au hasard des rencontres et n’importe comment. Il a perdu la raison. Le vieillard mal en point a pu agir à sa guise pendant trois ans. Il passe la main à son fils et décède en - 86, un an avant que soient récupérées les possessions d’Orient. Le peuple est-il éberlué ? La désaffection religieuse a-t-elle un rôle à tenir ? Mais la « déchéance de la religion traditionnelle » (Lévêque, p. 181) n’en est qu’à ses premiers signes. Alors que la révolution gracchienne avait ébréché l’inviolabilité des tribuns une quarantaine d’années auparavant, c’est moins la religion qui est atteinte à présent que sa condition de possibilité objective ; l’interdit spatial. L’affrontement Marius/Sylla évoque la querelle Caton/Scipion. Comme Caton avant lui, Marius a été rural, laborieux, terrien. Et à l’instar des Scipions, Sylla a été urbain, jouisseur, lettré. Les passes d’armes ayant opposé ces illustres personnages peuvent toujours être ramenées à des différences d’états psychologiques ; la jalousie par exemple, ou encore le ressentiment qu’éprouve volontiers un vieux héros comme Marius quand il se fait doubler par son exlieutenant. Ces interprétations sont accessoires. Caton et Marius, Scipion et Sylla, ont assumé à tour de rôle des représentations contradictoires investies dans la structure des positions : à l’Aventin la fécondité, le labeur, etc. ; au Capitole la souveraineté, la jouissance, etc. Nous proposons que la révolution sous les Gracques – en ayant abîmé l’inviolabilité des tribuns – n’a pas tant atteint le principe politique ou religieux que l’interdit sous-jacent aux deux. Cette révolution a fait miroiter l’illusion d’une forme d’établissement sans interdit. L’atteinte aux institutions républicaines ne résulta pas seulement de la perte du sens moral ni de l’abus de pouvoir. Elle signifia que l’interdit spatial, propre à faire savoir que ces comportements sont coupables, a été dénié. La formation quand même récente des marchés fonciers et des esclaves explique en partie un tel déni. Le phénomène de la rente a en effet transformé en valeur économique ce qui avait été jusque-là la valeur positionnelle si l’on peut dire transparente. Le respect de la propriété foncière impliqué par le culte à
165 Terminus a ainsi été malmené objectivement. D’où un oubli négatoire de l’interdit spatial sous-jacent. L’altérité s’est alors enfermée non pas seulement dans la symétrie mais plus encore dans la similitude ; une sorte de gémellité symbolique. Étant inexprimable de ce fait, l’autre identique à soi est apparu comme étant le monstre. Eh oui ! Le monstre avait cessé de hanter depuis la discontinuité aux périphéries puisqu’il était désormais un revenant. Dans la Rome révolutionnaire de Marius et de Sylla, le monstre – l’étrange, l’indésirable – a terrifié à domicile. La guerre civile aura été le syndrome de cette dramatisation. Il ne doit pas y avoir de différence étant donné que, sous-entendu, il n’y a pas d’interdit. En ce sens, la guerre civile découle de la tentative d’éradiquer la différence locale comme s’il n’y avait pas d’interdit. À la discontinuité macro, aux périphéries, réplique alors une discontinuité micro qui gêne au dedans de Rome et, partant, de son espace polarisé. Dilaté aux dimensions de l’Italie centrale et du Sud, cet espace n’est plus celui de la décision. Il est celui de la guerre civile. 7.3. Une dictature de longue durée 7.3.1. Coup d’État En - 88, Sylla s’emparait de Rome pour en déloger Marius et ses partisans. C’était le départ de la troisième guerre civile en forme de « coup d’État » (Le Glay et alii, pp. 131-133). « Pour la première fois, un général romain en armes, avec ses légionnaires, foulait le sol sacré de Rome. » Marius avait-il donné l’exemple ? Moins d’un an auparavant, il avait également attaqué Rome par l’intérieur. Mais il était accompagné de parias et non pas de légions. Marius avait fait irruption comme un bagarreur tandis que Sylla est revenu sous les apparats d’un chef de guerre en fonction. Marius avait répandu la terreur. Sylla allait exercer la répression. Pendant cinq ans, de - 88 à - 83, Sylla a géré une occupation militaire à l’Orient en même temps qu’un lendemain de guerre civile dans Rome. Il a offert la négociation à Mithridate, comme si telle avait été la concession à faire pour ménager ses arrières dans la capitale. De retour en Italie, Sylla fut confronté à une mise hors-la-loi. Sa résidence au Palatin et sa villa campanienne avaient été incendiées. Il combattit avec succès l’armée sénatoriale chargée de l’intercepter. Il se rendit maître de Rome après des affrontements qui firent quelque 70 000 morts. 12 000 prisonniers furent exécutés au Champ de Mars. Débordé par cette quatrième guerre civile, Marius fils se suicida. Les abus de pouvoir commis en provinces commencent à rencontrer des limites. L’amélioration de la règle du droit, en marge de la crise religieuse depuis le IIIe siècle, a effectivement permis l’accumulation d’une jurisprudence susceptible d’apeurer l’abuseur de retour à Rome. Nous avons par ailleurs noté
166 que Scipion l’Africain a comparu devant le tribunal pour une raison de ce genre [6.3.3]. Le coup d’État de Sylla aurait-il eu pour but de prévenir pareille infamie ? L’année - 82 fut celle de proscriptions. Nous pourrions reprocher à leur méthode d’avoir été libre de toute moralité. Il n’en demeure pas moins que méthode il y eut, et rigoureuse de surcroît. Les victimes n’étaient pas prises au hasard mais choisies en fonction de leur collaboration directe ou indirecte, réelle ou supposée, avec Marius. Les proscriptions syllaniennes substituèrent la purge sélective au meurtre à l’aveuglette. Les cibles furent désignées quelques jours d’affilée et en nombre somme toute limité. Quatre listes de noms furent affichées au Forum, proscrivant plus de 500 personnes : « 80 membres de rang sénatorial, tous anciens magistrats marianistes » ; ainsi que 440 chevaliers ! Ces derniers constatent qu’ils sont en danger chez eux depuis que leur Campanie d’origine est englobée dans l’espace de la guerre civile au sud du Rubicon. Ils se transplantent dans l’espace de la conquête d’Asie Mineure, où ils l’auront plus facile. Il était défendu, sous peine de mort, d’offrir asile ou aide aux individus visés. Le citoyen délateur ou meurtrier d’un proscrit recevait en revanche une prime de 40 000 sesterces. L’esclave qui faisait de même était affranchi. Les avoirs des réprouvés étaient confisqués. Quoi de mieux pour faire gagner la négation de l’interdit spatial ? 7.3.2. L’homme-dieu Autant Marius a été l’agent de la folie, de l’affect et de la terreur, autant Sylla fut celui de l’amoralité, du calcul cynique et de la répression. Celle-ci fut méthodique, appuyée sur de nouvelles réformes minutieusement conçues puis garantie par une dictature sans limite de temps. Les institutions ne sont plus reconnaissables. Les élections aux magistratures – annuelles – continuent comme à l’accoutumée mais le nombre des sénateurs est passé de 300 à 600. Pour éviter la reconduction du consulat à tout venant – Marius en avait collectionné sept ! –, un délai de dix ans serait requis entre deux mandats à l’avenir. L’exercice d’un tribunat exclut pour toujours l’accès aux autres magistratures. Ce qui radie d’un coup sec les prérogatives de la plèbe. Les chevaliers sont évincés des jurys. La censure est abolie. La responsabilité du partage des terres du domaine public est retirée au Sénat et à l’assemblée populaire, pour revenir en exclusivité au dictateur tombé du ciel. Plusieurs colonies voient le jour de l’intérieur de l’Italie centrale. Enfin les actes passés sont légalisés, si bien que les proscriptions ont force de loi sur le mode rétroactif. L’épuration du Sénat a permis aux créatures syllaniennes de s’en emparer. La mainmise sur les terres publiques et les royaumes vaincus, aidée de la
167 récente création de colonies italiennes, permet la formation de clientèles dociles. Les biens et propriétés confisqués sont vendus à l’encan. Mais personne n’ose offrir davantage que le suppôt déclaré du dictateur. Quelques initiés deviendront immensément riches. La méthode ne fut pas tant immorale qu’amorale. Sylla vient tout crûment de jeter les bases d’un capitalisme d’État. Le système économique est devenu capitalistique. Les proscriptions ont été le moyen employé, en toute rationalité, de parfaire l’accumulation polarisée du capital. En janvier - 81, Sylla s’accorde un fastueux triomphe. La propagande le présente comme « le chef béni des dieux, protégé particulier de Vénus », qui lui vaut d’être « un éternel vainqueur ». La Vénus de Sylla est la felix ; la bienheureuse. L’importance accordée au symbole religieux paraît excessive en contexte de désaffection. Mais celle-ci voile la substitution – au polythéisme traditionnel et surnaturel – d’un monothéisme actuel et incarné. À la différence de Marius, Sylla a consenti à prendre sa retraite. Il abdique en - 79, à la satisfaction de patriciens en mal de retour à un ordre pas très ancien (Carcopino 1968, pp. 7-11). Les réformes syllaniennes ont en effet débarrassé les oligarques des tribuns et des chevaliers. Pourquoi ne pas profiter des conséquences de l’initiative ? Rédigé dans le confort d’une villa campanienne, le testament spirituel de Sylla transmet la sensibilité monothéiste de l’époque. Ce personnage aurait communiqué « le premier exemple d’un accaparement d’une divinité au service de l’ambition personnelle d’un Imperator » (Le Glay). La divinité en cause doit être unique car le monothéisme convoqué sied au pathos impérial. Un seul dictateur donc bientôt un seul empereur et immédiatement un seul Dieu ? Le judaïsme est disponible en tant que modèle. À cause de son exemplarité morale ? Ou parce que Rome assume la responsabilité politique de cette religion qui d’ailleurs n’a pas été imperméable à l’influence d’un monothéisme égyptien [1.1.3]. Et l’Égypte, à la différence de la Judée, a expérimenté l’Empire dans la longue durée. 7.4. Périls aux confins et en la demeure 7.4.1. Réforme de l’armée et rénovation urbaine À l’époque de Sylla, l’architecture urbaine était à court de réalisations voyantes depuis une centaine d’années. La déficience ne fut pas sans lien avec la réforme de l’armée sous Marius. Avec ce changement, les plébéiens dépossédés iraient davantage risquer leur vie au loin, si bien qu’entre-temps Rome pourrait garder chez elle plus de citoyens socialement intégrés. Nous explicitons ainsi une raison urbaine à la réforme de Marius. Il fallait libérer les forces requises par l’édification. Il convenait de recycler l’organisa-
168 tion de ces forces, question de laisser la possibilité aux plus vives d’entre elles de faire la Ville. L’érosion des valeurs, la conquête de vastes territoires, la polarisation du capital, la lancée d’un système esclavagiste rapidement parvenu à la phase financière, l’avènement de ces conditions appelait une relance d’urbanisation. Il n’y avait pas eu que des inconvénients au ralentissement de l’édification. Les valeurs étaient en transformation et l’appropriation continuait de progresser. De tels processus sont plutôt lents et ils ont par conséquent tardé à inspirer des représentations cohérentes, affectivement saisissables et susceptibles de conversions en architecture. Au niveau anthropologique et bien avant que Sylla s’en fût mêlé, nous avions assisté à une disjonction – dans l’espace de la Ville – des représentations de la triade archaïque. Le Capitole spatialisa la souveraineté, l’Aventin la fécondité et le Champ de Mars la force [croquis 2.1]. En filigrane, le polythéisme devenait un legs patrimonial. Par la suite, la disjonction spatiale des représentations a tourné à l’avantage de Sylla et au désespoir de Marius. Spatialement discriminée, la valeur de souveraineté favorisa la montée d’un monothéisme à l’impériale qui ne profiterait qu’à Sylla. Mais ce dictateur est devenu un homme-dieu sur le mode allégorique. Il est parvenu à incarner seul la souveraineté suprême. Sauf qu’il n’en fut pas le Destinateur. L’homme-dieu Sylla n’aura ainsi été que l’acteur-Sujet ayant le premier assumé la valeur de souveraineté transformée en monothéisme dans Rome. Mis en situation, l’acteur Sylla s’employa de ce fait à réaliser – à travers la forme d’établissement – le spectacle de la valeur profonde transformée. La structure morphologique a fait agir Sylla en ce sens, qui fit œuvre de « rénovation urbaine » (Le Glay et alii, p. 133). La ligne du pomœrium fut ramenée en deçà de l’Aventin. Profané, ce quartier de la plèbe et de Cérès fut ainsi relégué à l’extérieur de la frontière sacrée (Pressouyre, Va-b-c). La valeur de souveraineté accapara de ce fait toute la place officiellement consacrée. Étant donné l’âpreté du terrain marécageux à l’est du Forum, la valorisation urbaine continua de sélectionner le Champ de Mars. Dès l’avant-dernier consulat de Marius (circa - 90), la pointe du Tarentum avait été ouverte aux lotissements. Les premières mises en vente – par le Sénat – remontèrent au consulat de Sylla en - 88. Elles étaient destinées au financement d’une guerre en Bithynie (supra). Les entraînements militaires et sportifs iront sur l’autre rive du Tibre, en direction du Vatican.
169 7.4.2. De l’Espagne Citérieure à la Bithynie Peu avant que la dictature de Sylla ait mis un terme à la guerre civile au plan local (- 80), une tentative de restaurer un État populaire était menée depuis l’Espagne Citérieure. L’instigateur en était Quintus Sertorius, ex-lieutenant de Marius et gouverneur par surprise de cette province en - 83. (Carcopino, pp. 1826). Sertorius fut sommé de céder sa fonction en - 81. Mais il défia l’injonction et, à la tête de troupes gagnées à sa cause, il se permit d’éconduire le successeur désigné. Était mise en route, de - 77 à - 72, une autre de ces rébellions dont les Espagnes étaient familières. Sertorius proposa une alliance avec Mithridate (pp. 2930). La collusion était manifeste en - 75, l’année où la Bithynie était léguée à Rome. Pour Mithridate qui prétendait à la maîtrise de ce royaume situé à l’ouest du sien, la nouvelle d’un tel héritage équivalut à un casus belli. L’offre de Sertorius ne pouvait mieux tomber pour lui en cette occurrence précise. Une distance d’environ 3000 km séparait les positions tenues par Sertorius et Mithridate. Comment ces deux belligérants ont-ils pu communiquer avec les moyens du temps et malgré la barrière du nouvel espace polarisé italien qui – même devenu celui de la guerre civile – aurait dû les en empêcher ? Qui amenaient les messages ? Qui colportaient les rumeurs ? C’étaient les pirates qui sillonnaient toute la Méditerranée depuis quelque temps. Les patriciens caressent l’espoir de récupérer un pouvoir de caste dont ils ont la nostalgie. Lors de l’interrègne ouvert avec le décès de Sylla (- 78), les patriciens renforcent l’assemblée sénatoriale en vue de la soustraire à la corruption. En réunion officielle, ils conviennent de faire échec aux menées de Sertorius en Espagne Citérieure. Il est décidé, en - 75, d’envoyer des renforts sous les ordres d’un homme de confiance ; Cnæus Pompeius, Pompée. Jeune aristocrate du Picenum, héritier d’une clientèle généreuse, Pompée apparaît aux patriciens de l’après-Sylla comme étant « le seul homme de guerre à la mesure des événements ». Ce « pur dynaste militaire » n’a cependant aucune expérience de magistrature (Laugier, p. 34). Mais l’époque est aux carrières privées dans les espaces de la conquête, voire dans l’espace polarisé pourvu que la guerre civile y ait mis le feu. En cet étrange contexte est déférée à Pompée « la conduite de la guerre avec un imperium proconsulaire indéfini » (Carcopino, p. 27). Fort de cet imperium – un pouvoir quasi-monarchique et de surcroît militaire c’est-à-dire provincial – le « dynaste » rejoint l’Espagne Citérieure, où il fait assassiner Sertorius en - 72. Sur le front oriental et depuis - 74, la guerre est relancée contre Mithridate. Un important corps expéditionnaire rejoint un autre chef de l’assemblée sénatoriale ; Licinius Lucullus (pp. 69-77). L’offensive ne fera pas dans la subtilité. Mithridate contre-attaque en investissant l’Arménie de son gendre, ce qui n’empêche pas les légions de pénétrer en Mésopotamie. L’occupation romaine
170 n’était jamais allée aussi loin vers l’Est. Mais Lucullus excelle dans l’art de se faire des ennemis. Il est disgracié en - 67. 7.4.3. Des esclaves aux pirates Pendant que les légionnaires de Lucullus pourchassent les troupes pontiques vers l’Arménie, la capitale est aux prises avec une nouvelle révolte servile. Sous la conduite de Spartacus, un Thrace de haute naissance, les apprentis gladiateurs de la caserne de Capoue neutralisent leurs geôliers et s’évadent. Ils ramassent les mécontents sur leur passage et vont tenir un conseil sur le Vésuve. Nous sommes en l’an - 73. Sans trop le savoir, les révoltés traquent le capital financier expérimenté depuis à peine une décennie. En effet, les nouveaux riches découvrent l’attrait de la spéculation sur la monnaie. Et les proscriptions de Sylla viennent de centraliser ce moyen de valorisation entre les mains d’une clique d’optimates. Ces financiers prennent conscience de leur existence sociale en s’apercevant que leur monnaie rapporte pourvu qu’elle soit placée. La guerre de Spartacus, à cause des pillages qu’elle suscite dans la campagne italienne, porte atteinte à la productivité des colonies centrales où Sylla avait installé ses créatures. Les optimates, comme les chevaliers avant eux, apprennent à interpréter la nouvelle réalité de la bourse au moment exact où les cours s’effondrent. Contre les pillards responsables de pareilles déconvenues, la défense armée revient normalement au « plus opulent magnat du capitalisme romain » ; Marcus Crassus (p. 42). L’optimate Crassus vient à bout de Spartacus à cause de la dissension qui s’empare des insurgés. L’issue macabre est consommée en - 71. Des centaines d’esclaves sont crucifiés le long de la voie Appienne. En Étrurie, Pompée de retour d’Espagne par voie de terre intercepte les derniers fuyards et récolte le mérite de la victoire. Au dam des patriciens nostalgiques, le Sénat est affaibli pour avoir été associé à Lucullus et à ses revers. L’assemblée populaire en profite pour réclamer la reconduction de l’imperium en faveur de Pompée. Ce héros doit réussir là où Lucullus a échoué. Lui revient la mission de vaincre Mithridate une fois pour toutes mais il va falloir, pour en arriver à ce résultat, tuer l’hydre sans cesse renaissante que le potentat oriental sait manier comme un mauvais génie ; les pirates. Depuis plus de trente ans, des raids sont dirigés contre ces hors-la-loi. Des provinces ont été créées dans le but exprès d’y stationner des garnisons capables de les déjouer ; outre la Cilicie (- 101), la Cyrénaïque (- 74) et la Crète (- 68). Mais chaque victoire remportée quelque part est aussitôt annulée par l’apparition d’une nouvelle situation périlleuse ailleurs. Le problème est que la piraterie fait le bonheur des optimates romains. Les chasses à l’homme ont déversé des esclaves à prix réduit sur le marché. Ce qui
171 permet aux acquéreurs délinquants de faire de l’argent sans lever le petit doigt. Enivrés par le succès facile, les pirates se permettent des razzias en Italie. Ils iront jusqu’à paralyser le port d’Ostie. Les optimates constatent que les pertes dues à la piraterie – qui finissent par se retourner en menaces de pénurie et même de famines – deviennent plus lourdes que les gains réalisés (pp. 82-83). En ces circonstances, en - 70 précisément, nous sommes les témoins d’un ressaisissement moral. Les deux héros du jour, Pompée et Crassus, préviennent l’affrontement et même la guerre civile en se présentant conjointement au consulat. Leurs candidatures sont illégales (p. 46) mais acceptées par un Sénat empressé d’éviter le pire. Le coup d’État pacifique donne lieu à des mesures intéressées : réhabilitation des tribuns ; rétablissement de la censure ; révocation de sénateurs coupables de prévarication ; incorporation d’Italiens dans la citoyenneté ; réintégration des chevaliers dans les jurys. Le « dynaste » sait amadouer les forces dans l’espace de la guerre civile. Il en aura besoin. 7.5. La raison pratique 7.5.1. Le mauvais exemple L’homme d’État Pompée est reconnu comme le seul chef capable de venir à bout de la gangrène. Il est à nouveau investi de l’imperium infinitum, par les soins d’un Sénat hésitant mais rallié à une assemblée populaire qui gagne contre l’obstruction tribunitienne (p. 85). Réussir à réhabiliter une telle autorité tient du miracle, quand on connaît la multiplicité des occasions de faire trébucher la démarche. Il suffit d’un seul veto. Mais le tribun audacieux éconduirait le bienfaiteur venant de le réhabiliter. Le moment est venu d’éradiquer le mal de partout à la fois. Le commandement suprême s’applique sur la Méditerranée et les côtes jusqu’à 50 milles à l’intérieur des terres. Cette distance (≈ 70 km) englobe Rome à 20 km seulement du littoral. Est-ce dire qu’il faut pourchasser les pirates jusque dans la capitale ? Bien sûr, puisqu’il il y en a ! Le combat aura été à la fois contre l’autre et contre soi. Comme il arrive lorsque le scandale fait contagion par mimesis. Comme si, autrement dit, les optimates avaient été complices. Et sans oublier surtout que Sylla ne fut pas le moindre des pirates à domicile. Au fond, les optimates ont suivi l’exemple de leur dictateur. Celui-ci avait fait confisquer des domaines qui par la suite seraient cédés à vil prix grâce à des encan truqués. Ce viol politique de la propriété se traduisit par une perte de valeur économique des positions. La baisse de la valeur des esclaves a ainsi concordé avec une baisse de valorisation positionnelle orchestrée par le gardien de la chose publique. Forts
172 de ce mauvais exemple, les optimates imitateurs de Sylla – des capitalistes – ont agi comme s’ils avaient été eux-mêmes des pirates. Depuis le Bosphore aux Colonnes d’Hercule, la Méditerranée est divisée en secteurs et chacun d’eux est pourvu « d’une escadre de charge aux ordres d’un légat chargé d’y multiplier les croisières » (p. 86). Vingt légats, vingt légions et 500 navires ! L’intervention est foudroyante. En trois mois, de mars à mai - 67, c’en est fait de l’hydre. La dernière offensive contre Mithridate suit aussitôt. L’imperium militiæ est à nouveau confirmé en faveur de Pompée, pour une durée illimitée. Après deux années de manipulation et de ruse, Pompée réduit son adversaire à l’errance. La nouvelle province Bithynie-Pont (- 64) offre des lieux d’avant-poste pour la reconquête des contrées encore sous l’emprise du royaume d’Arménie. Un chapelet d’États dévoués s’étend sur toute l’Asie Mineure. La Syrie capitule sans coup férir et devient province en - 63. L’armée pompéienne poursuit sa route en direction sud. L’Égypte n’est pas à l’agenda. Les patriciens viennent de s’objecter à l’annexion de ce royaume à la souveraineté fantôme (- 65). Ce serait pourtant envisageable. L’Égypte est offerte par testaments vrais ou supposés et ses ressources sont alléchantes (p. 212). En fait, l’oligarchie ne refuse pas l’Égypte mais empêche deux ambitieux de s’en emparer dans le dos de Pompée. Qui sont-ils ? Pourquoi pousser plus loin au sud de la Syrie ? Il faut, paraît-il, dénouer une querelle en Judée et mener une expédition punitive à la frontière de l’Arabie. Suivons le convoi militaire. Il emprunte la vallée du Jourdain en direction du royaume des Nabatéens de Pétra ; une fondation d’Alexandre. En cours de route cependant, il bifurque sans préavis vers Jérusalem. Pendant que la surprise produit son effet, le siège est organisé avec le concours des Syriens (pp. 103-107). Jérusalem est prise et c’est le début d’une nouvelle ère pour l’établissement des Juifs. 7.5.2. La Diaspora Pourquoi en vouloir à la Judée à présent ? Parce qu’elle est riche, populeuse (environ deux millions) et capable d’énormes tributs ? Mais l’Égypte est riche, elle aussi. La motivation est plus profonde. Les communautés juives donnent l’exemple d’un monothéisme dont le pouvoir romain a envie. Rappelons-nous la prétention de Sylla. Le conquérant Pompée écoute « la puissante association des pharisiens ». Celle-ci réclame le remplacement d’une royauté en sursis par un « régime sacerdotal » (p. 106). Le roi est vassalisé alors qu’est créé le conseil suprême de la religion juive. À la présidence de ce sanhédrin, le grand prêtre gardera intacte son autorité religieuse. Pompée témoigne ainsi du « respect que sa patrie sait témoigner à la
173 religion des autres ». À l’automne 63, il réussit de la sorte « à mettre fin au rôle politique des Juifs, sans créer entre eux et le peuple romain l’irréparable du fanatisme » (p. 107). L’artifice colonial est d’un raffinement consommé. L’Opposant juif continue de renoncer à son existence politique pour avoir droit au respect de sa religion. Le piège du double bind se referme avec plus de précision sur l’actant Juif ou – mieux ? – sur son établissement. Comment échapper à un tel piège, à moins de renoncer toujours plus au contrôle de sa mobilité ? La dispersion des Juifs est enclenchée. La migration n’amène pas des esclaves dans des camps de travail mais des familles de travailleurs en des voisinages de concentration, les refuges de la Diaspora. Ce mot grec – à traduire par Dispersion – désigne l’ensemble des communautés juives localisées horsPalestine. Le critère de la position est essentiel. Il éclaire, entre autres, la condition des Juifs de Rome pendant les dernières décennies de la République. Ces Juifs ne furent pas des esclaves ni des ruraux expropriés mais quelque chose d’apparenté à ce que nous appellerions aujourd’hui des immigrés parrainés. Leur transplantation à Rome – dans le Trastevere (Leon, pp. 4-5) – a peutêtre ressemblé à celle des artisans et petits commerçants du Vicus Tuscus à l’époque des royautés, comme elle modélisera celle de Syriens qui aboutiront dans le même faubourg. La communauté juive de Rome compte environ 50 000 personnes à la fin de la République. Il y a 125 000 Juifs à Alexandrie à la même époque (Nahon, p. 530). La Diaspora passe « de quelques milliers d’âmes à quelque trois millions. » Les Juifs sont libres de pratiquer leur religion, mais à la condition expresse qu’ils laissent tranquilles les non-Juifs. 7.5.3. La grande cause de l’Avocat En - 70, Pompée et Crassus avaient gagné le consulat dans l’esprit d’une sorte d’union sacrée. Suivraient les opérations contre les pirates et Mithridate sauf que, peu après le nettoyage de - 67, les luttes électorales déstabilisèrent la vie urbaine. Les élections revenant chaque année, il fallait préparer la suivante sitôt la précédente terminée. À mesure qu’étaient connus les succès de Pompée, l’échéance de son retour à Rome était redoutée. Parmi d’autres, Crassus voulut saper l’autorité morale de son ex-partenaire. Il prit la tête d’un mouvement contre l’oligarchie. Le Sénat avait été affaibli avec les infortunes de son protégé Lucullus. Se promettant de grignoter cette assemblée un peu plus, Crassus était porté à la censure en - 66. Son lieutenant et débiteur était Caius Julius Cæsar ; Jules César (Carcopino, pp. 134-135). Crassus, César et un autre censeur convinrent de faire accéder deux compères au consulat. Leur démarche électorale va échouer au terme d’une action judiciaire instruite par des sénateurs modérés.
174 Voici enfin nommés les deux ambitieux qui ont voulu s’emparer de l’Égypte à l’insu de Pompée en - 65. Et nous comprenons pourquoi les patriciens se sont objectés et pourquoi, à présent, Crassus et César ont un compte à régler. N’ayant pu contrôler la situation par voie électorale, Crassus voulut en imposer par un coup de force. Il convoqua d’autres collaborateurs dépités et endettés. Outre les deux prétendants récemment éconduits et le lieutenant César, figuraient parmi les futurs justiciers au moins cinq individus dont le plus célèbre sera Catilina. La conjuration qui s’ensuivit a porté le nom de ce dernier, bien que l’« instigateur occulte et bénéficiaire éventuel » fût Crassus. La conjuration – le complot – va faire passer à l’Histoire les prouesses d’un avocat à l’éloquence irrésistible, à la fois défenseur de la grande cause et témoin de la raison pratique ; Marcus Tullius Cicero. Issu d’une famille de chevaliers (p. 144), ce Cicéron s’est d’abord fait remarquer pour avoir confondu un criminel notoire et un propréteur de Sicile (Verrès). Le but avait été d’exemplaires condamnations mais, d’un point de vue plus culturel, la diffusion de l’argument selon lequel la cupidité est une faute morale c’est-à-dire pratique. Le moment était venu, pour Cicéron, de s’en prendre au plus voyant des conspirateurs de son entourage et ex-propréteur en Afrique celui-là, Catilina. Reconnu coupable, Catilina avait eu le temps de se retirer en Étrurie où il avait formé une armée que les troupes du Sénat encerclèrent à la hâte. Il fut tué, ainsi que ses acolytes. Une guerre civile – la cinquième ? – avait duré de - 66 à - 63. Le Sénat relève la tête. Les plaidoyers cicéroniens – entre autres les quatre discours-Catilinaires qui nous sont parvenus grâce à la technique de la sténographie – renseignent sur les tensions qui ont troublé l’orateur aussi bien que son époque. Tout en se portant à la défense d’un État fort et virtuellement impérial, Cicéron a subtilement plaidé pour des oligarques nostalgiques de l’ordre ancien. Il a dénoncé les exacteurs tout en se portant à la défense des tribuns et des chevaliers (pp. 53-61). Que penser de la prétendue faiblesse de Cicéron ? Reconnaissons une chose ; Crassus et César – les deux ambitieux de l’affaire d’Égypte (p. 138) – étaient derrière le complot. Ils laisseraient Catilina se commettre pour ensuite intervenir tels des redresseurs providentiels. Cicéron aurait alors mis son talent en relief en s’acharnant sur le dos d’un agitateur médiocre. S’il avait affronté les vrais fomenteurs, ses discours auraient été moins flamboyants. La réalité fut plus délicate. En fustigeant les ennemis trop évidents de la chose publique, Cicéron a été plus à même de faire valoir la dimension anthropologique de l’enjeu. Il a défendu la cause de la raison pratique de l’interdit. Si l’orateur avait affronté Crassus et César, il lui aurait été impossible de faire ressortir la beauté de la cause. Cicéron fut proclamé Père de la patrie pour s’être fait valoir aux dépens de la réputation d’un incendiaire déclaré. C’était moins noble mais néanmoins
175 précurseur de l’idéal voulant qu’il soit possible de réussir par la parole et l’argument ce que les puissants obtiennent d’ordinaire par les armes. Cicéron voulut devenir un homme public sans gloire militaire. Nous approchons une mise en situation où les personnalités deviennent complexes. Cicéron fut un être complexe, éclectique même. Il s’en prit à Catilina, non point pour avoir la victoire facile mais pour saisir une occasion de défendre la grande cause de L’État de droit au fondement de la civilisation Occident. Ne perdons pas de vue que le garde-fou religieux était moins robuste. Il fallait miser sur le discours juridique, non plus seulement pour rendre à chacun ce qui lui appartenait mais aussi pour raison garder. Cicéron a laïcisé le principe religieux. Éblouissant ! 7.5.4. Un étalement urbain Au bilan des expéditions de Pompée, les gains matériels ont été considérables : quatorze nations de plus ; douze millions de nouveaux sujets, presque l’équivalent de la population italienne ; 480 millions de sesterces (p. 115). Le déroulement des opérations sur le terrain n’en laissa pas moins la marque d’une sensibilité religieuse et morale. La négociation et la diplomatie l’avaient emporté sur l’affrontement à la manière de Lucullus. Le retour de Pompée en Italie, par le port de Brundisium en - 62, ne fut pas exempt de risques. Il n’y avait pas seulement Crassus et César qui, après avoir brûlé Catilina, demeuraient hostiles. Revenu bredouille d’Orient, Lucullus en avait contre son remplaçant ingrat à qui il avait préparé le terrain. Confronté à ces oppositions et peut-être par crainte d’une accusation en justice magnifiquement plaidée, Pompée renonça à la garde du pouvoir suprême. Il licencia son armée (pp. 189-190) et il obtiendrait à terme la ratification de ses actes proconsulaires en Orient (p. 212). En guise de compensation, si l’on peut dire, Pompée eut droit à un fastueux triomphe (pp. 195-197). Dans la foulée, Rome allait connaître sa plus sérieuse relance d’édification depuis environ 80 ans. En - 61 : on commença la construction sur le Champ de Mars du plus extraordinaire complexe architectural jamais élevé dans l’Urbs ; le premier théâtre permanent en dur, sommé d’un temple de Vénus victrix, avec un jardin entouré d’un portique, le tout orné des statues colossales des quatorze nations vaincues et de la statue de Pompée lui-même.
Vénus est de retour, victorieuse plutôt que bienheureuse. L’ensemble monumental pompéien a jouxté l’aire sacrée Largo Argentina par l’Ouest [croquis 5.1]. Il a composé un massif dont l’ampleur dénote autre chose qu’un débordement extra muros. Le massif pompéien ne vient pas seule-
176 ment étendre, côté ouest, la qualité urbaine réalisée au Forum et au Capitole. Ce massif n’est pas terminatif mais inchoatif. Il polarise une endorégulation d’emblée extra muros c’est-à-dire – au sens géographique structural – un étalement urbain. Ce phénomène projette en positions rurales – là le Champ de Mars – des formes concrètes urbaines ; ici le massif pompéien. Typiques de la tendance à l’étalement sont aussi les premières formes d’évasion ; les villæ pour rentiers prospères et qui ne gardent plus grand-chose de la campagne antérieurement caractérisée par elles. Ces formes ne signifient pas le rapatriement d’un sacré jadis réfugié au fond des bois. Elles anticipent le récit du retour à la terre. Les nouveaux jardins proches de Rome sont des champs soigneusement cultivés et non pas des simulacres de forêts protectrices.
Partie II
LE GRADIENT MÉDITERRANÉE
8. L’Occident de César 8.1. Jules César, homme de situation 8.1.1. Le populaire César Lorsqu’en - 62 Pompée licencia son armée, il respecta un droit de conquête récemment et indirectement plaidé par Cicéron. Mais la convention autour de cette jurisprudence était précaire. Les troupes sénatoriales et la police édilitaire devaient suffire au maintien de l’ordre en Italie romanisée et dans l’Urbs. Mais la guerre civile menaçait à tout moment en cet espace polarisé. Affaibli et même menacé, Pompée accepta un pacte secret proposé par les deux adversaires de la veille. Compromis dans le complot, Crassus et César offrirent leur collaboration à Pompée qui, désarmé, ne pourrait pas se défiler. Un triumvirat fut formé en - 60. En ce collège ad hoc, Pompée récupéra son prestige militaire et Crassus sut quoi faire de son argent puisque les triumvirs disposeraient d’une caisse parallèle à celle du trésor public (Carcopino, pp. 202203). Quant à César – de retour d’Espagne Ultérieure après une lucrative propréture d’un an –, il était le leader des populares. Alors âgé de 39 ans, César avait déjà été flamine de Jupiter en - 84. Il avait aussi échappé aux proscriptions de Sylla en - 82 et aux pirates de Rhodes en - 75. Puis il aurait à son actif : un tribunat militaire et un pontificat (- 73) ; une questure (- 69) ; une édilité curule (- 65) ; un grand pontificat (- 63) ; une préture (- 62) (Lançon, pp. 24-27). Avec un tel curriculum et profil bas, César se fait élire au consulat en - 60. La fonction sacerdotale n’était pas seulement honorifique dans les circonstances. Nous pourrions penser que, dans le climat de désaffection religieuse qui se répandait, le grand pontificat aurait fait partie d’un décorum sans portée pratique. Ce ne fut pas le cas. Les divinités de l’au-delà s’effaçaient, mais comme pour donner plus de latitude à leurs délégations de l’ici-bas. Le grand pontife César honorait l’unique divinité encore « véritablement vivante ; la Vénus qu’a chantée Lucrèce, la Vénus felix dont [Sylla] s’est proclamé le favori, la Vénus victrix qu’adore Pompée » (Carcopino, p. 125). Le religieux dans l’immanence se porte bien. Il tend vers un monothéisme enfin porté par la personne de César ; « descendant d’Iule, fils d’Énée, donc petit fils de Vénus ». Et cette Vénus est genitrix ; la génitrice. Comment César a-t-il pu être populaire avec une pareille ascendance ? Son illustre lignée avait été ponctuée d’une alliance matrimoniale avec la famille plébéienne de Marius (Le Glay et alii, pp. 140-141). César va soigneusement se pourvoir d’une double personnalité.
180 8.1.2. Le législateur Quelques réformes institutionnelles ont souligné le consulat de - 59. Après avoir laissé à des comparses le soin de précariser les attributions judiciaires des nobles, César rédige une loi « contre la concussion » (Carcopino, p. 206). La lex Julia de repetundis prescrivit – aux magistrats et à tout citoyen pourvu qu’il détînt « une parcelle de la puissance publique » – des règles de conduite en matière de revenus et de contributions aux caisses électorales. Il fallait soustraire l’exercice de la justice aux caprices des conflits d’intérêts. Il fallait accorder aux victimes d’extorsion des moyens d’obtenir réparation. Une assistance aux démunis fut envisagée. Les pots-de-vin seraient réglementés (sic). Les provinces étaient mieux encadrées. Rendues célèbres grâce aux tout premiers plaidoyers de Cicéron – contre Verrès en particulier –, les prévarications avaient atteint là une ampleur telle que même la triviale exploitation des ressources était enrayée. Les paysans de Sicile avaient été à ce point dépouillés qu’ils perdirent jusqu’à leur capacité de cultiver le blé destiné à l’approvisionnement de Rome. Des campagnes sont retournées à la friche. Une loi agraire fut proposée en guise de correction. La lex Julia agraria couronna plusieurs tentatives de redistribuer les lots du domaine public en fonction de l’intérêt collectif. Il fallait nourrir la plèbe et en même temps donner du travail aux prolétaires, encore trop nombreux dans la Ville, ainsi qu’aux vétérans qui méritaient au moins autant que les pirates convertis. César apprenait à dissimuler son intentionnalité politique : en se tenant en retrait du processus ; en respectant les droits acquis de l’aristocratie en Campanie ; en faisant financer l’acquisition de terres à lotir à même la præda de Pompée (pp. 207-208). Après quelques tentatives d’obstruction sans suite, une deuxième loi agraire était votée pour l’abrogation du décret de l’exception campanienne inclus dans la précédente. Que ce fût en matière de fiscalité, d’élection au consulat ou de question agraire, les réformes de César ont déclaré des objectifs moraux tout en laminant les compétences politiques des sénateurs et juridiques des tribuns. Avant le scrutin de - 60, les promagistratures avaient été réparties. Les sénateurs avaient vu venir la victoire électorale de César et convenu de ne lui mettre sous la dent que « deux misérables » régions italiennes. Même pas des provinces ! Un tribun convainquit l’assemblée populaire de contrer la mesquinerie du Sénat en offrant à César le gouvernement de la Cisalpine et de l’Illyrie. Et le gouverneur de Narbonne venant de décéder, la Transalpine serait concédée en plus. Quatre légions étaient levées pour les cinq années à venir (→ - 54). En fait, le nombre des légions va atteindre la dizaine et des troupes supplémentaires seraient adjointes. La leçon de Pompée a porté. Pour avoir de l’influence à
181 Rome en l’occurrence, il fallait avoir le commandement d’une force armée. Mais pour détenir une telle responsabilité, il fallait assumer le gouvernement d’une ou plusieurs provinces. Les légions étaient affectées à des gouvernements de provinces car c’est de là qu’il fallait sécuriser les frontières externes. Trois marges de l’aire d’influence romaine faisaient problème : la périphérie arménienne et syrienne aux confins est, que menaçait la Parthie ; le Danube inférieur, où la Dacie [7.2.1] commençait à faire pression sur l’Illyrie par-dessus la barrière des Dinariques (~ Slovénie) ; au-delà de la Transalpine, la Gaule Chevelue était infiltrée par des Germains. Du côté de la Parthie, César aurait été trop loin de Rome. Il s’intéressa à la Dacie. Il eut ses entrées en Illyrie au cas où mais, ayant une connaissance limitée des Dinariques et du Danube, il préféra s’abstenir (pp. 228-230). Il lui restait à privilégier les Gaules. Les opérations en ces endroits pas trop lointains seraient bien reçues étant donné que les Gaulois avaient peur des Germains et que les Romains craignaient et les Gaulois et les Germains. Une légion fut postée à Ravenne, sur le littoral Adriatique à environ 50 kilomètres au nord-ouest de l’embouchure du Rubicon. De cette localité étaient rapidement accessibles la plaine padane et le littoral illyrien, outre Rome qui n’était qu’à cinq jours de marche en passant par le castrum de Florence récemment implanté. 8.2. La conquête de la Gaule 8.2.1. L’échiquier Il y avait trois Gaules : la Cisalpine ; la Transalpine ; la Chevelue. Les deux premières étaient apprivoisées. La romanisation gagnait la Transalpine. En cette province déjà vieille d’une soixantaine d’années, le voisinage germain donnait à réfléchir. La venue des Cimbres n’était pas oubliée et, depuis - 61, les Helvètes de la plaine suisse – un peuple celte sur la défensive – projetaient d’émigrer « en traversant le nord de la Province » qui laissera son nom à notre Provence. Qu’en était-il de la Gaule Chevelue ? Elle était divisa in partes tres : -
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la partie centrale et la plus importante – la Celtique – s’étendait au nord-ouest de la localité de Lugdunum sur la frontière de la Transalpine par le Nord. La Celtique couvrait en gros l’ouest du Rhin moyen, le Jura et le corridor de la Saône, le Massif Central, tout le bassin de la Loire, enfin les interfluves sud de la Seine et nord de la Garonne ; la partie nord – la Belgique – couvrait le bassin moyen-inférieur de la Meuse, le val de Marne ainsi que les plaines aujourd’hui champenoise, picarde et flamande ; la partie sud-ouest – l’Aquitaine qui touchait la Transalpine au site de Toulouse – s’étendait de la Garonne aux Pyrénées.
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Ces trois partes réalisaient une étendue différenciée par des transitions graduelles. La Chevelue tenait dans la partie Celtique à vrai dire, avec pénétration d’influences germaniques en la frange Belgique et ibériques en la frange Aquitaine. C’est de la Celtique qu’il sera question chaque fois que nous traiterons de la Gaule, sans qualificatif et au singulier. Les peuplades gauloises ont traîné la réputation d’avoir été chicanières (Reddé 2003, p. 45). Il reste que, vers le milieu du Ier siècle av. J.-C., ces peuplades comprirent qu’il leur fallait s’astreindre à une concertation sérieuse. Le péril Cimbre avait fait impression là aussi. Les cavaliers ont pris et gardé l’initiative en ce sens. Mais la congrégation sacerdotale des druides n’aurait pas fait sa part (Carcopino, pp. 238-239). Au lieu d’aider les leurs à se doter d’un cadre axiologique commun, les druides se laissèrent envoûter par la romanisation qu’apportaient les échanges avec la Transalpine et Marseille. Les druides devenaient moins des guides pour leurs semblables que de beaux esprits anxieux d’impressionner Rome. Les Celto-gaulois sont tiraillés. En tant que celtes, ils sont attirés par les Germains portés sur la solidarité, la posture fédérative et la fusion de l’individu d’exception dans le groupe. En tant que gaulois, ces mêmes agents sont fascinés par les Romains enclins à la compétition et à l’individualisme. Les cavaliers incarnent la composante celte tandis que les druides – les beaux esprits – incarnent la part gauloise. La fédération voit le jour malgré cela et sa conduite revient aux Arvernes du Massif Central. L’oppidum local est Gergovie. Intéressé par la Gaule, César aurait pu intervenir pour exacerber la « chicane » en train de l’affaiblir. Mais il laissa un guerrier germain profiter de l’aubaine. Ce guerrier, Arioviste, était d’une peuplade parente des Cimbres, les Suèves qui laissèrent leur nom à la Souabe. Instruit de l’état des lieux par Posidonius d’Apamée, César connaissait le potentiel inouï de la Gaule. Cette vaste contrée était culturellement malléable et l’homme de situation qu’était César savait que son éventuel conquérant y trouverait son compte. Comme il savait aussi que les Suèves convoitaient ardemment ce pays de cocagne avant la lettre. Prise comme un tout, la Gaule était un objet de désir, un objet-valeur convoité à la mesure de la convoitise du vis-àvis. Après avoir été affaiblis par des voisins et ayant senti la menace des Suèves, les Arvernes voulurent « ressaisir leur prééminence » (p. 232). Ils s’allièrent à la peuplade des Séquanes du Jura. Or ces derniers avaient obtenu d’Arioviste qu’il leur envoyât des mercenaires. Ainsi renforcés, les Séquanes s’approprièrent – aux dépens de leurs voisins Éduens du Nivernais et du Morvan – une section du fond alluvionnaire de la Saône. Tout en se prêtant à la mise en valeur agricole requise par le ravitaillement des troupes, le terrain sélectionné situait le carrefour des routes reliant les
183 régions nordiques à la Transalpine et à Marseille (Hatt 1968, p. 490). Parmi ces routes, celle de l’Étain réalisait l’embranchement nord-ouest vers la Manche en frôlant le site de Paris par l’Est [4.1.1]. Il allait de soi, on s’en doute, qu’Arioviste demandât à être payé. Le prix de son aide serait le tiers du territoire aux mains des Séquanes. Ces derniers s’objectèrent, appelant à l’aide les Arvernes qu’ils avaient mis dans l’embarras et les Éduens qu’ils avaient doublés. Les Arvernes ne répondirent pas à l’appel et, aux prises avec les troupes d’Arioviste, les Séquanes et les Éduens ont subi une débâcle. Les Suèves d’Arioviste prenaient possession du territoire à l’ouest du Rhin et correspondant à celui de la haute Alsace d’aujourd’hui. Il eut été trop coûteux, pour César, de défier Arioviste en disputant à la hâte le domaine qu’il venait de se tailler dans le nord-est de l’étendue gauloise. Il valait mieux, pour lui, occuper la Gaule et ce faisant empêcher l’adversaire de s’en emparer. Dans un premier temps, il s’agissait d’utiliser l’ambition des Suèves pour fragiliser davantage les Gaulois. Dans un second temps, il serait possible d’utiliser les proverbiales discordes chez ces derniers pour désorienter les premiers (Carcopino, p. 233). Les Séquanes et les Éduens ont fait front commun néanmoins et ils ont amené les Helvètes à les joindre. Les trois peuplades tiendraient ainsi le tronçon moyen du corridor de la Saône où se déployait le grand carrefour. Les peuplades locales étaient enfin prêtes à se concerter. Leur fédération était viable, si bien que la Gaule était partie pour se sauver d’elle-même. Coïncidence ? Un druide éduen – domicilié à Rome ! – orchestra une fuite qui fit déraper la bonne entente et provoqua le suicide de son mentor. Puisqu’il fallait un coupable, les Helvètes eurent à porter le blâme. Et puisqu’il fallait une sanction, les fautifs seraient exposés à la « fringale germanique ». Effrayés, les Helvètes programment l’exode auquel ils pensent depuis deux ans. Ils veulent rejoindre la lointaine région des Santons à l’embouchure de la Garonne (~ Saintonge). Ils brûlent leurs villages et obtiennent des Séquanes la permission de passer par chez eux. César avait rejeté leur itinéraire par la Transalpine. L’étendue gauloise commence à se transformer en un échiquier qui est bien autre chose qu’un champ de bataille. Cet échiquier est un espace de conflit d’appropriations dans la longue durée et en lequel les guerres auront ponctué des instants critiques tout au plus. Les peuplades sont disposées à stabiliser la structure des positions. Mais le chaînon helvète a cédé à cause du zèle proromain d’un bel esprit. L’acteur suève profite de la brèche. L’Helvétie devient une case vide, dans la suite des interventions conjointes de l’Adjuvant druide et de l’Anti-Sujet suève. César les avait manipulés tous les deux.
184 8.2.2. La partie d’échecs Dans la case laissée vide par les Helvètes, en la localité de Genaba (~ Genève), César installe des troupes qu’il « ébranle » aussitôt. Un cortège helvète traverse le Jura sans faire de bruit. Mais, dans la plaine du corridor de la Saône, il s’en trouve parmi les migrants qui succombent à la tentation du pillage. Le médiateur des Éduens, qui avait organisé la venue des « brigands », est destitué. Son remplaçant fait appel à César, qui acquiesce « avec joie » mais laisse ses « alliés » pourchasser les Helvètes qui approchent de Bibracte (~ Autun). À l’été - 58 a lieu la victoire au nom de cette place forte des Éduens. La décision de guerroyer revenant toujours à ces derniers, leur contrée n’est pas réduite en province. Un protectorat s’installe plutôt. Les Helvètes sont dispersés. Ceux échappant à la chasse errent vers le NordEst. La formation « alliée » de César les rattrape, pour les diriger vers leur expatrie où ils devront rebâtir les villages. L’Helvétie va renaître, pour la renommée de la clémence de César mais aussi pour faire en sorte que les Suèves puissent à nouveau surveiller de près cette région (p. 246). César ne prend pas possession de la contrée des Éduens. Il veut que ce soient eux, et non pas lui, qui en aient assez de la fourberie des Suèves. Une « assemblée de tous les peuples de la Celtique » est convoquée. César se tient en retrait et la délégation gauloise prend le chemin de la haute Alsace. Le colloque a lieu sur une éminence topographique un peu à l’Ouest. La réponse d’Arioviste est une « proposition de partage » ; à lui la Gaule et à César le « reste du monde » (p. 248). L’ambiance est imprégnée de désir. Si Arioviste désire la Gaule, il faut surle-champ que César la désire tout autant et au diable le reste du monde ! Les légionnaires passent à l’attaque, remportent une autre victoire et refoulent les combattants suèves dans leur Germanie natale. César maintient en Gaule septentrionale les Germains qui s’y trouvent déjà, pour en faire des colons qui empêcheront leurs compatriotes outre-Rhin de revenir chez eux. Les Suèves ont déguerpi mais les légions romaines continuent de stationner en divers points de la Gaule ; Lugdunum (~ Lyon), Bibracte, Vesontio (~ Besançon). Les Éduens ont reproché aux Séquanes d’avoir fait venir les Suèves mais voilà qu’à leur tour ils se font reprocher d’avoir fait venir les Romains. Les Arvernes regrettent une prééminence aussi désuète que leur contrée naguère inchoative. On est en plein déclin de l’Âge du fer. Le domaine des Arvernes, de Central qu’il a été, va devenir à la marge. Déjà il est concurrencé par celui des Éduens. Les Arvernes essaient de renverser la tendance en offrant une alliance à certaines peuplades d’un plat pays. Ils attribuent à la présence romaine la cause d’un déclin en réalité redevable d’une dévalorisation positionnelle.
185 Les peuples belges proches de la Germanie – les Rèmes (~ Reims) et d’autres dont les Trévires de la Moselle (~ Trèves) – n’embarquent pas. Les Belges proches de la Gaule, en revanche, reçoivent la proposition des Arvernes. Parmi eux, les Suessions et les Bellovaques lancent une guérilla mettant à profit leur connaissance de la forêt (pp. 249-253). Ils sont épaulés par les Ambiens (~ Amiens) ainsi que par les Nerviens et les Éburons proches des Cimbres du cours inférieur de la Meuse. Il faut à César l’envoi de trois légions supplémentaires. Une autre victoire est remportée, suivie d’un effet-domino ? Les Gaulois de la Belgique ont bénéficié de renforts venus de Bretagne. César effectue des interventions préventives en Armorique, où il vainc les Vénètes du Morbihan en - 56 (~ Vannes). Il fait construire une flotte pour effectuer une reconnaissance des lieux outre-Manche. Preuve est faite que l’occupation y est possible, mais sans plus. Le Rhin est franchi la même année (- 55) ; juste pour aller voir également ? En deçà de la Manche et du Rhin, dans les régions atlantiques jusqu’à l’Aquitaine plus au Sud, l’occupation territoriale progresse et elle promet le contrôle de la totalité de la Gaule. 53 000 prisonniers sont vendus à l’encan comme esclaves. La frontière du Rhin, qui sépare de nos jours la France et l’Allemagne, est déterminée une première fois en - 58. Elle est annonciatrice de l’entité territoriale qui graduellement va se déployer aux dimensions de la France moderne (Goudineau 2003, pp. 35-39). Dès l’an - 56 sont repérables les régions d’une seule Gaule s’affublant d’une identité sous la pression des avancées du conquérant romain. Territoriale, cette identité se fonde sur un réseau d’oppida et non plus sur l’appartenance à un groupe de culture celte. 8.2.3. Règlements de comptes à Rome et incertitudes à l’Orient Le triumvirat de - 60 n’a pas fait que des heureux à Rome. Alors intégré au Sénat, Cicéron fustige cette dictature à trois têtes. Mais cette fois il écorche non pas un agitateur comme Catilina mais César en personne. Le triumvir réagit en faisant traquer son contestataire par un tribun de la plèbe qui a un compte à régler avec lui. Ce tribun, Publius Clodius, vient tout juste d’entrer en fonction grâce à une intervention de César en tant que grand pontife. Clodius ordonne l’exécution de son proscrit au dedans d’un rayon de ~ 750 km centré sur Rome. Cicéron a la vie sauve à condition de se morfondre jusqu’en Thessalonique (Carcopino, pp. 256-258). Il n’est pas seul à devoir s’éloigner. Son collègue Porcius Caton, dit le Jeune et petit-fils du Censeur, accepte une mission à Chypre. Lorsque César reprend le contact avec Rome en - 56, il n’est pas question de triomphe pour célébrer ses exploits gaulois. Bien au contraire, le moment est à la promotion de la poursuite des opérations. César rédige à cette fin les deux premiers livres de ses Commentaires.
186 Ce n’est pas l’occupation d’un territoire avec ses richesses qui dans l’immédiat est recherchée par l’homme de lettres. C’est l’appropriation d’une étendue où un réseau d’oppida attend la vague expansionniste (Ferrier et alii 2005, p. 246). La colonisation aura le champ libre, pour les défrichements à compléter, comme pour l’implantation d’infrastructures de longue portée ainsi que pour la substitution, aux oppida, de cités dites civitates. Au retour de son exil, Cicéron fait ratifier les actes passés de César. Les précédents en faveur de Sylla et de Pompée ont fait jurisprudence. César convoque Pompée et Crassus à Lucques, non loin au nord de Pise. La rencontre a lieu au printemps - 56, pour une nouvelle répartition des promagistratures. César retourne dans sa Gaule pendant que Pompée et Crassus – fondés de pouvoir – contrôlent le consulat avec l’appui des soldats envoyés par César (sic). Pompée restera à Rome bien qu’il soit responsable des deux Espagnes réunies en une seule province à compter de - 55. Pompée aide un Ptolémée d’Alexandrie – Aulète surnommé le flûtiste – à se maintenir sur le trône contre la volonté de ses sujets. Mais sans force armée, Pompée doit « lâcher jusqu’à l’ombre de sa proie ». Une garde militaire prend pied en Égypte et un prêt d’argent est consenti. En - 55, le flûtiste réintègre son palais avec le concours d’une cavalerie commandée par le tribun Marcus Antonius ; Marc Antoine. Crassus part en guerre contre les Parthes (Carcopino, pp. 290-301). Les dirigeants, y compris César, sont favorables (Galsain 2003). Les légions affectées sont aussi nombreuses que dans la Gaule. Mais les préparatifs sont insuffisants et les forces de l’adversaire sous-estimées. Les précipitations alternent avec les retards. Crassus, son fils et ses soldats sont anéantis à Carrhæ en - 54. Le triumvirat perd un membre. 8.2.4. Échec et mat À l’approche de l’hiver - 53, les Carnutes se rebellent et commettent un assassinat politique. Leur domaine (~ Chartres) prend le quart sud-ouest de la région des Parisii, les trois autres quarts étant ceux : des Senones au Sud-Est (~ Sens) ; des Suessions au Nord-Est (~ Soissons) ; des Bellovaques au Nord-Ouest (~ Beauvais). D’une superficie d’environ 10 000 km2, cette région est centrée sur un vacuum : le Lendit [4.1.2] que ponctue le tumulus de Montjoie et que protège la bourgade de Lutèce. La Seine y localise la frontière entre la Celtique au Sud et la Belgique au Nord (Desmarais 1995, p. 120). Un massacre n’attend pas l’autre. Dix légions sont mobilisées. L’échiquier est aéré. Les acteurs encore en état de se mouvoir n’ont d’autre choix que de préparer l’affrontement définitif. Un conseil gaulois est tenu dans la forêt des
187 Carnutes. Les fédérés accordent leur confiance à un « noble Arverne de bon augure » ; Vercingétorix. L’offensive gauloise est portée au plus fort de l’hiver - 52-51. César est à Ravenne. Vercingétorix dresse deux fronts : l’un au Nord, proche d’Agedincum (~ Sens) et non loin de la région des Lingons où campent les forces de Labienus, lieutenant de César en Gaule ; l’autre au Sud, en vue de la Province et de Narbonne. César fait route vers le Rhône, ce qui amène Vercingétorix à relier les Arvernes aux Carnutes. Mais César bifurque sans préavis vers la région des Lingons d’où, à la tête des légions localisées là, il prend Agedincum (Carcopino, pp. 308-309). Aussitôt, Vercingétorix recentre ses forces plus au Sud. Il les dirige vers un oppidum tenu par ces alliés privilégiés de Rome que sont les Éduens. César feint de s’intéresser à cet oppidum sélectionné par le chef gaulois et il profite du calme revenu au Nord-Ouest pour aller punir les Carnutes. Il s’empare en cours de route des fourrages de la plaine et de la place forte d’Avaricum (~ Bourges). Nous sommes au printemps de l’an - 52. Quelques mois s’écoulent. La Gaule sera non seulement soumise mais elle aura subi une inversion de ses polarités. César semble avoir senti comme un changement d’époque en cette partie du continent européen. Le Massif Central aux sources des rivières est en déshérence. Les oppida jadis centraux – Gergovie sur le haut Allier affluent de la Loire et non loin de la source de la Dordogne, Bibracte à la source de l’Yonne, Alésia à la source de la Seine – deviennent périphériques. En revanche, la confluence des Parisii va devenir le centre dégagé d’une Gaule romaine d’emblée imprégnée des valeurs de la triade indo-européenne (Desmarais, pp. 122 et suiv.). Les légions de Labienus vont s’occuper du territoire des Parisii et celles de César vont s’occuper des oppida. Les légions font mauvaise figure à Gergovie. César s’en éloigne, non point pour en avoir été dessaisi mais pour jeter son dévolu sur Alésia. Il sait que Vercingétorix va se barricader dans cette place forte. Pourquoi ? Parce qu’aux yeux des Gaulois elle est l’une « de ces acropoles que la nature semble avoir bâties pour la résistance » (Carcopino, p. 320). La colline d’Alésia « devait exercer sur les Gaulois une attraction d’autant plus irrésistible qu’elle était consacrée par la présence de leurs dieux et par la foi qui en remplissait les sanctuaires ». César a contrôlé la mobilité de Vercingétorix et de ses hommes en exploitant l’attractivité qu’exerce sur eux le site d’Alésia, investi comme il est de représentations religieuses fortement identitaires. Il laisse l’ennemi s’enfermer dans son sanctuaire et, avec l’ingénierie dont il dispose, il transforme ce dernier retranchement gaulois en un cul-de-sac positionnel. Vercingétorix s’y offre en sacrifice expiatoire. Il n’aura pas droit à la clémence.
188 8.2.5. Le Forum de César La Gaule est conquise. Les célébrations tardent cependant à être offertes. César doit compléter ses Commentaires à l’appui de nouvelles levées de fonds pour la conduite d’une autre série d’opérations militaires par tout le bassin Méditerranée. Les frontières sont déplacées. L’Aquitaine est agrandie vers le Nord, jusqu’à frôler la Loire. La Belgique entame la Celtique, au point de jouxter la Transalpine par le Sud-Est. La Gaule romaine va s’articuler à une charnière fixée à Lyon – la capitale au centre-sud – et à Reims ; la place commerciale au centrenord. Les Commentaires sont enfin copiés dans leur totalité. Sept livres ! Le Sénat donne son assentiment aux objectifs militaires projetés. Mais les missions de César ont-elles assez duré ? Et si le moment était venu de confier la suite des opérations gauloises à quelqu’un d’autre ? Des instants d’anarchie scandent les allers-retours de César. Pompée est dépassé. Un consulat solo n’arrange rien. Victime d’une machination sénatoriale, Clodius est assassiné. Ses partisans dressent un bûcher funéraire au Forum. Ils mettent le feu à la Curie. L’incendie se répand aux îlots proches du Subure. Nous sommes toujours en - 52. Quelle année ! Tout au long de la conquête de la Gaule, les légions étaient financées à même le trésor public. Cependant, les mêmes légions amassaient des butins qui allaient garnir autre chose que les coffres de la basilique Æmilia. En attendant d’imposer sa présence aux Gaulois en général, César leur a fait vouloir le combat contre eux-mêmes. En conséquence, les butins de guerre crédibilisaient la participation gauloise avant la responsabilité romaine. De quoi justifier la rétention des butins sur place, n’est-ce pas ? La caisse parallèle des triumvirs est disponible. Des gains d’argent reliés au commerce des esclaves ont rempli l’escarcelle personnelle de César. La conquête de la Gaule n’est pas célébrée tout de suite. Les guerriers gaulois y ont eu plus de mérite que les légionnaires, n’est-ce pas ? Mais quand César aura lui-même remporté ses propres victoires – en - 46 et - 45 –, les triomphes auront lieu en grande pompe. À propos de l’indépendance financière acquise par César alors même que la conquête de la Gaule n’est pas encore chose faite, Jérôme Carcopino mentionne que le produit de certaines « criées » a été tel que « César a pu envisager, pour soixante millions de sesterces, l’expropriation à ses frais des coûteux terrains de Rome où sera érigé un Forum à son nom » (p. 285). Le Subure n’est plus le cloaque du temps d’Appius Claudius. Le Forum au nom propre de César sera érigé aux dépens d’îlots récemment incendiés à l’extrémité sud-ouest de ce faubourg. Le foncier ne s’y donne pas. Cicéron compte parmi les propriétaires dédommagés.
189 La première pierre du Forum de César est posée en - 51. Ce Forum et le républicain ont composé comme un seul vaste espace public. Une basilique – la Sempronia – a été désaffectée et reconstruite au nom de César également. Cette basilique Julia, tel un Forum couvert, est presque aussi vaste que le nouveau Forum à ciel ouvert. De petits sanctuaires vont se multipliant. Un temple-édicule à Janus – un avant-poste du Janicule au centre-est du Forum – dispose d’un portail à double face ouvert en temps de guerre et fermé en temps de paix. D’autres sanctuaires sont dédiés ; à la Liberté, à la Clémence, à la Félicité, et à combien d’autres béatitudes ? 8.3. La re-catégorisation de l’aire d’influence 8.3.1. Ensembles polarisé, médians et périphéries À l’hiver - 50, le Sénat rappelle en Italie deux unités de combat jusque-là
prêtées à César. La raison invoquée est leur transfert à Palmyre en vue de protéger la frontière externe de la Syrie contre les Parthes. César sait fort bien que ces troupes iront mener la guerre civile depuis Capoue (pp. 351-352). Il stationne à Ravenne, où il prend acte du parti-pris aristocrate d’un Pompée toujours présent à Rome et muni des pleins pouvoirs. César accuse réception de son avis de révocation. En toute vraisemblance, Pompée gage sur l’horreur que la guerre civile inspire à César pour l’amener à se passer de sa force armée. Mais même déjà privé d’une grosse fraction de celle-ci, César peut s’en constituer une de remplacement dans la Gaule soumise. En janvier - 49, César et une escorte armée quittent le quartier général de Ravenne pour aller franchir le Rubicon non loin au Sud. Depuis l’an - 88 [7.2.3], ce ruisseau localise la frontière administrative entre la Cisalpine et l’Italie centrale. Discontinuités
Catégorisation
Territoires
Conflits
Périphéries
Ailleurs
Invasions
Espaces médians
Provinces
Conquêtes
Espace polarisé
Rome + Italie
Guerre civile
Macro
Limes
Méso Micro
Repères
Rubicon Capitole/Aventin
Tableau 8.1 La catégorisation de l’aire d’influence romaine à l’époque de César
L’aire d’influence romaine est maintenant re-catégorisée en trois ensembles qualifiables de polarisé, de médians et de périphériques. Le mot espace convient
190 aux ensembles polarisé (singulier) et médians (pluriels) délimités par des bords. Les périphéries campent des étendues sans bords externes. Récapitulons les dimensions profondes de cette différenciation spatiale : l’autre fusionne avec soi dans l’espace polarisé ; l’autre est en présence bien qu’à distance de soi dans les espaces médians ; l’autre est exclu de soi aux périphéries. Le classement n’est pas bizarre si les interactions conflictuelles en répondent de la manière suivante (tableau 8.1) : la guerre civile menace et gronde dans l’espace polarisé ; les rapports de forces et les guerres associées – de conquête – vont déboucher sur la colonisation extensive dans les espaces médians ; les tentatives d’invasion l’emportent aux périphéries. Concernant la dimension politique, administrative : l’espace polarisé procède à présent d’incorporations dans la citoyenneté ; les espaces médians localisent les réductions en provinces ; les périphéries sont l’ailleurs. Nous associons de plus : -
à une discontinuité micro, la frontière religieuse – depuis Sylla [7.4.1] – entre le Capitole et l’Aventin dans Rome ; à une discontinuité méso, la frontière administrative entre l’Italie des territoires annexés-incorporés et les provinces (Rubicon) ; à une discontinuité macro, la frontière politique entre les provinces et l’ailleurs à sécuriser ou à envahir.
À l’aire d’influence avec ses transitions floues se substitue l’espace structural parcouru de discontinuités. La traversée du Rubicon a fait sens au regard de cette réalité. Le petit pas en avant a réalisé un changement qualitatif brusque. Avant, l’acteur César est dans un espace de conquête. Après, l’acteur César est dans l’espace de la guerre civile. Même s’il l’a déclenchée, le geste de César n’a pas causé la guerre civile en - 49. L’espace italien positionnait cette sorte de guerre d’emblée. L’acteur César a joué le tout pour le tout. Il aurait pu licencier ses soldats. Peut-être même aurait-il dû ? Mais il n’aurait pas pu éviter son immersion dans un espace où la guerre civile était en acte. César perdit le contrôle de sa mobilité sitôt qu’il entra en Italie. Ses promagistratures étaient échues et un allongement de la prorogation était indéfendable dans les circonstances. Le triumvirat était à court d’un membre depuis - 54 et il n’avait plus aucune raison d’être puisque, désormais, César et Pompée poursuivaient des buts divergents.
Les factions en présence sont clairement démarquées. Les forces de César prennent le parti de la Révolution. Les forces adverses, réunies sous le commandement de Pompée, prennent le parti de la République (pp. 366-378). Pompée quitte Rome en compagnie de sénateurs. Il compte tenir un conseil de guerre en Apulie (~ Pouilles). Il bat le rappel des troupes rapatriées depuis la
191 Gaule il y a un an à peine. Mais la mobilisation tarde à s’enclencher et l’armée de César encercle une formation républicaine stationnée dans les Abruzzes. Pompée perd 12 000 hommes, débauchés plutôt que supprimés. Il prend le chemin de Brundisium, d’où il s’embarque à la hâte pour la Macédoine en compagnie d’optimates et de combattants n’ayant pas rejoint le camp de César. Entre-temps, la Cisalpine cesse d’être une province pour devenir un territoire d’incorporation dans la citoyenneté. La « naturalisation » de l’Italie est chose faite (pp. 502-503). La frontière du Rubicon vient de disparaître comme par enchantement. Les forces révolutionnaires vont triompher des républicaines en les faisant se déplacer hors de Rome et d’Italie. La guerre civile va céder la prédominance à la guerre de conquête par ce biais spatial. La guerre à distance finalisera une victoire dont l’issue était déjà tracée à domicile. Les forces de César vont affronter celles de Pompée en Espagne, en Macédoine et ailleurs. Mais pour les vaincre seulement après les avoir dispersées. 8.3.2. La chasse aux forces républicaines César n’a plus qu’à talonner les Républicains où qu’ils se trouvent. Il oublie un temps l’exil de Pompée. Celui-ci a commis l’impair de n’avoir jamais été présent auprès de ses légions espagnoles. César va les cueillir à Ilerda (Lérida) et il assiège Marseille en cours de route (pp. 379-399). Il brigue un deuxième consulat en - 48. Les forces révolutionnaires passent à l’attaque côté Macédoine. Les forces républicaines résistent en Illyrie mais elles sont doublées par celles de César qui les attirent en Grèce continentale. Elles sont vaincues à Pharsale (Thessalie), d’où Pompée s’enfuit vers l’Égypte. Il compte sur le remboursement de la dette contractée par le flûtiste. Non loin d’Alexandrie, le comité d’accueil lui tend un traquenard et l’assassine. César se rend en Égypte, avec l’intention de capturer son rival défait. Il est informé du crime sitôt débarqué. Il désavoue, se promet de réparer la faute puis il prend sur lui de récupérer la fameuse dette. Le peuple d’Égypte se soulève, refusant de payer tribut pour honorer un emprunt contracté par celui-là même qu’il a voulu détrôner quelques années auparavant. César réussit à imposer un protectorat par la force (pp. 419-430). Il assiège et prend Alexandrie (hiver - 48-47). Des événements mémorables surviennent, entre autres un incendie de la flotte ancrée dans le port et qui s’est propagé à la Bibliothèque. L’inestimable patrimoine culturel déposé là est détruit. Aussi, César réussit à contrôler la situation égyptienne non pas tant avec la collaboration du flûtiste qu’avec celle de sa fille ; Cléopâtre. César s’absente de Rome, le temps d’organiser la venue de troupes en Égypte. Le temps aussi de profiter d’une croisière sur le Nil en compagnie de son hôtes-
192 se. La situation se dégrade en Asie Mineure. Pompée disparu et César occupé en Égypte, le roi du Bosphore – Pharnace fils de Mithridate – se permet de soustraire son domaine à l’emprise romaine. Après avoir rétabli la situation en Égypte, César retourne à Rome mais par voie de terre et moyennant un détour par la Syrie. Il défait le roi du Bosphore à Zela dans le Pont oriental (été - 47). Veni, vidi, vici ! César bifurque franc ouest pour atteindre Rome au plus tôt. Les Républicains ne désarment pas. Leur nouveau leader, Caton le Jeune, met son escorte au service de Pharnace. Il recule à temps et accompagne ses troupes vers l’Afrique du Nord. Il s’arrête à Utique, non loin au nord de Carthage. César remporte la victoire à Thapsus non loin au Sud. Caton d’Utique se donne la mort (- 46). La Numidie devient la province Africa nova. Son premier gouverneur est un protégé de César. Caius Sallustius – Salluste – est historien de formation et nouveau riche. Derniers sursauts républicains en Espagne du Sud. Un aller-retour par mer, en - 45, se termine avec la victoire de Munda (~ Séville).
GAULE (Chevelue) Belgique Celtique Aquitaine
CISALPINE
Rubicon
TRANSALPINE E. CITÉRIEURE
[ Orient de Pompée ]
E. ULTÉRIEURE
Rome
BITHYNIE-PONT MACÉDOINE ÉPIRE ACHAÏE
Gradient Méditerranée Carthage
CRÈTE
ASIA CILICIE SYRIE CHYPRE
AFRICA
Jéru CYRÉNAÏQUE
Alex ÉGYPTE
Graphique 8.1 Le long gradient Méditerranée, consolidé sous la dictature de César La double flèche représente l’espace polarisé de la guerre civile appelé à devenir celui de la pax romana. Les noms en majuscules renvoient aux principales provinces des espaces médians de la conquête en voie de devenir ceux de la colonisation.
193 César profite de sa nouvelle villa entourée de jardins sur le versant méridional du Janicule. Cléopâtre et son frère époux – reine et roi d’Égypte depuis - 47 – y effectuent un agréable séjour qui, cependant, ne doit pas durer. Deux ans au maximum. Les apparences font jaser. Les espaces médians de la conquête sont stabilisés en - 46. Le long gradient Méditerranée est consolidé (graphique 8.1). Ce n’est pas suffisant ? César stationne une formation en Macédoine en prévision d’une expédition contre les Parthes. Il cumule les consulats et se permet deux dictatures, la seconde à vie (- 46 et - 44). César s’adjoint un maître de cavalerie, Lépide. Il est couvert de triomphes et d’honneurs divins. Son effigie est gravée sur les monnaies. 8.4. La passion 8.4.1. L’assimilation et la ségrégation ; l’exception juive Vers - 55, Rome devenait la plus populeuse des villes de son aire d’influence. Alexandrie d’Égypte était déclassée. Le chiffre – un demi-million d’habitants – n’était pas dû au seul résultat d’une croissance naturelle et d’immigration. La composition de l’effectif était redéfinie. Le recensement ne listait plus les seuls citoyens mâles, adultes, en état de payer tribut, de voter et de porter les armes. Les marginaux admis aux subventions frumentaires étaient dénombrés eux aussi, de même que les femmes et les enfants. Les esclaves commençaient à être comptés, indice que des affranchissements étaient calculés. La colonisation était lancée dans une optique civilisatrice. La colonisation effective s’appliqua à des étendues transformées en tabula rasa. En effet, l’inversion des polarités, typique du déclin de l’Âge du fer, s’était traduite par l’abandon des forêts sacrées aux sources des rivières, puis par la sélection des confluences drainant de vastes plaines alluvionnaires à déboiser. Sur le terrain nouvellement disponible étaient projetés des quadrillages en centuries tracés « au cordeau » (Rebour, p. 158). Tout en définissant l’unité administrative et fiscale de cent citoyens [3.1.1], la centurie désignait l’unité foncière d’une superficie d’environ cinquante hectares [Internet]. Beaucoup de vétérans sont devenus colons agricoles à la faveur de cette grille. La colonisation effective composa avec l’honoraire. Ce n’était plus l’appropriation d’une étendue disponible qui était accomplie mais l’occupation d’un établissement déjà constitué. Pour ce qui était des établissements agglomérés, la règle religieuse officielle valait toujours. Chaque ville neuve serait en fait une cité encadrée de remparts et à population tout juste suffisante (~ 10 000) pour rentabiliser un aqueduc. La règle religieuse officielle finit par imposer aux populations des densités limitées de toutes parts. Les populations des cités doivent tenir dans des périmètres de quelques kilomètres et les populations campagnardes doivent se répartir en fonction des contraintes de la centuriation. Or la croissance démogra-
194 phique est inéluctable dans son ensemble, tant et si bien que – étant rapportée aux invariants ci-devant énumérés – elle détermine l’extension territoriale. Nous reconnaissons le moteur de l’expansionnisme conquérant [3.2.3], lequel ne pourra pas être sans fin. Des limites vont bientôt transformer la vaste étendue engendrée par cet expansionnisme en un espace d’échelle continentale voire globale ; soit ce que nous appelons déjà l’aire d’influence et que nous allons désigner aussi par l’expression orbis romanus. Les deux types de colonisation – effective et honoraire – ont exprimé une volonté générale d’assimilation (Carcopino, p. 544). En fonction du premier type, cette assimilation était assurée sur la base d’un peuplement de culture latine. Elle rendit compte de la politique d’intégration sociale sous-jacente aux nouvelles définitions du recensement. Les assistés sociaux étaient mis au travail à titre de colons déplacés. Des esclaves étaient affranchis dans le même but. En fonction du second type, l’assimilation est passée par la nécessité de recourir aux institutions romaines pour réussir le moindre échange. Le paysan gaulois ne pouvait même plus vendre son bien ni plaider contre son voisin à moins de passer par le magistrat qui attendait de lui qu’il s’exprime dans la langue de Cicéron. La méthode de gouvernement des provinces devenait autoritaire, paternaliste, providentielle, à la limite répressive. En préconisant l’assimilation, cette méthode facilita la mobilité de la population et les conversions. Il valut mieux être laboureur en Gaule qu’assisté social à Rome. Les entrées du recensement furent ventilées en fonction de ces visées. L’objectif d’assimilation toléra l’exception. L’altérité ne fut pas toute entière tenue au-delà de la périphérie lointaine. Elle n’était pas le fait du seul inconnu des steppes du Nord ni du Sémite derrière Pétra. L’altérité guettait aussi au dedans de Rome. Au gré des circonstances, c’était l’invasion menaçante au loin ou la guerre civile hic et nunc. Comment gérer cette double éventualité ? En tolérant la seule altérité susceptible d’être exceptionnelle aussi bien dans Rome qu’aux périphéries, à savoir la juive. Avec la prise de Jérusalem par Pompée en - 63, le roi juif fut vassalisé mais le grand prêtre garda intacte son autorité religieuse [7.5.2]. César sut s’en tenir à ce compromis. Il accepta même qu’une partie du tribut versé par les Juifs servît à l’entretien de leur Temple (pp. 541-542). En - 188 et - 168, alors que les Romains enlevaient la Judée aux Séleucides, les premiers Juifs déplacés l’avaient été en compagnie des butins. Mais ils ne furent pas massivement mis en esclavage. Par la suite, les promagistrats et généraux allaient parrainer une immigration de familles juives à concentrer en des faubourgs comme le Trastevere. Dans la foulée, les immigrés juifs et leurs descendants occupèrent des fonctions dans les secteurs des échanges et du commerce. Il n’était pas question
195 de les amoindrir. Surtout que leur rôle second consista en l’occurrence à manifester la différence identitaire, notamment au chapitre d’une religion monothéiste qui intéressa des dictateurs empressés de s’ériger en hommes-dieux. L’assimilation des identités culturelles était envisagée dans toutes les parties de l’orbis romanus. Pour conférer une réelle efficacité à cette opération, toutefois, il fallut ségréguer spatialement le groupe le plus exceptionnel. Comme pour donner l’exemple par défaut. Qui d’autres que les Juifs – anthropologiquement sémites et politiquement méditerranéens – auraient pu se prêter à un tel procédé ? 8.4.2. Ville ouverte Avec la réalisation du Forum de César, la responsabilité de la valorisation positionnelle était retirée au Sénat pour devoir être transférée aux triumvirs et, finalement, à celui d’entre eux qui deviendrait le monarque divinisé. Il découla de ce transfert que du capital fût retiré du trésor public pour fructifier au crédit de la caisse des triumvirs et finalement de César en personne. Nous avons suivi d’assez près la mise en route de ce processus pour en déduire qu’il n’y eut pas détournement de fonds. Les débours du trésor public ont profité à la fortune de César ; parce que le régime républicain était en voie de s’évanouir pour faire place à un régime de gouvernement de monarchie militaire. L’argent de l’État est alors devenu celui de César. L’Empire n’existait pas encore. Mais était engendrée la forme de son établissement. En vertu de celle-ci, la propriété et le contrôle de la mobilité générale ont relevé de la compétence politique d’un seul homme. César a préparé l’avènement de l’Empire en réalisant son Forum et en le nommant. César eut les moyens de penser son établissement comme un produit façonné à sa convenance. Il en fit la démonstration quand, pour les célébrations de - 46, il ordonna une autre réfection du Cirque Maxime ainsi que l’aménagement d’une Naumachie au Trastevere et d’une Piscine publique à la sortie de la Porte Capène au Sud. La propriété personnelle du premier Forum impérial avait déclaré une ambition de contrôler à tout le moins la centralité urbaine. La Rome de César fut désignée comme un tout à la fois organique et extensible. Elle fut « prolongée dans toutes les directions à 1 000 pas [~ 1½ km] » de l’enceinte servienne « tout au plus bonne à démolir » (p. 521). Rome n’est plus la ville en rupture avec la cité. Elle est maintenant la capitale d’un Empire en puissance. Elle ne se soumet pas au principe religieux ni ne le transgresse. Elle l’assume. César a projeté une canalisation du Tibre depuis le méandre du Monte Mario jusqu’au saillant du Tarentum (Pressouyre, Va). La dérivation du Tibre de ce côté, corrélée au remplissage de la section délaissée, aurait permis la cession du
196 Champ de Mars « aux bâtisseurs ». L’urbanisation de ce voisinage était toutefois déjà en marche, avec la réservation de l’aire sacrée Largo Argentina [5.2.2] et la récente implantation du complexe pompéien [7.5.4]. Nous posons que l’humanité de César – sa laïcité – soit venue d’une leçon apprise sous la contrainte de la dynamique spatiale urbaine. À l’instar des rois et consuls d’antan, César a vécu le drame de sa Ville incapable d’atteindre l’équilibre. César a voulu lui aussi soustraire son établissement aux occupations erratiques qui l’avaient toujours fait mal paraître. Il était mieux équipé que quiconque pour confronter ce mal. À titre d’homme-dieu unique et de naissance, aurait-il dû avoir le moyen de réussir là où ses prédécesseurs avaient échoué ? En dilatant le périmètre urbain, César eut le loisir d’aérer les places et les quartiers chic. Son engouement pour les monuments stimula l’activité résidentielle d’une « foule de petits fonctionnaires » utilisateurs des édifices publics. Mais ces voisinages somptuaires ne modélisaient en rien le développement des autres quartiers ni des faubourgs qui, loin de se relâcher en de lointaines banlieues impensables à l’époque, allaient s’interpénétrer en des voisinages compacts. Au Champ de Mars, les domus et les insulæ – maisons familiales et de rapport – vont se juxtaposer. Le temps de marche, pour rejoindre les places centrales depuis n’importe quel lieu de la Ville, ne devait pas excéder une heure. La Rome de l’Antiquité dut tenir dans une superficie de 16 km2. Le confort des voisinages sélectifs déterminait une pression sur les autres par conséquent. Il y avait quelques villæ de proximité mais qui se comptaient sur les doigts d’une main. La circulation fut réglementée, y compris celle des cortèges sacerdotaux et triomphateurs. César gardait la main haute sur la spatialisation des liturgies ostentatoires. Il affirmait une autorité suprême tout en étant incapable d’empêcher les bouchons de circulation. La livraison des marchandises fut prohibée de jour. Mais il fallait bien stationner les chariots qui, en activité la nuit, entraînaient une pollution sonore préjudiciable au sommeil des résidents. Le dilemme fut mortifiant, ironique même. L’homme-dieu César, qui ordonnait le transport de la gloire et des esprits, fut incapable d’améliorer le fonctionnement d’une agglomération où les gens pourraient circuler le jour et dormir la nuit. 8.4.3. Idéologie, sexe et rumeur Le dictateur César réforme le calendrier en fonction de l’année de 365 jours ; plus un jour tous les quatre ans. Le mois de juillet est le sien. Hélas, ce calendrier d’inspiration égyptienne servira très bientôt à dater la mort de quelqu’un ; le 15 mars de l’an - 44. Ce jour-là – les ides de Mars –, une assemblée sénatoriale est convoquée à la Curie du Portique de Pompée. César s’y pré-
197 sente mains nues. Ainsi le veut le nouvel ordre. Puisque la sécurité est désormais basée sur la foi des serments et que ces derniers sont prêtés sur le nom propre de César, une amnistie générale est prononcée et la garde personnelle est licenciée. Les assassins sont décidés. Dans les jours prochains, le monarque militaire quittera pour la Syrie et la Parthie. Le complot est mené par Cassius (Longinus) et (Junius) Brutus. Il a mobilisé une soixantaine de révoltés, dont Marc Antoine à présent consul. César reçoit vingt-trois coups de poignard. Il s’écroule comme un fœtus enroulé dans sa toge. Tu quoque fili ! Les conjurés veulent jeter le cadavre dans le Tibre, comme on fait avec les dépouilles des ennemis publics. La foule en colère s’en empare et dresse un bûcher funéraire au centre géométrique du Forum républicain. Les conjurés – les césaricides – eurent sûrement leurs raisons. La motivation d’ensemble, d’après les spécialistes, a répondu de l’idéal politique. Soit ! Mais une erreur de compréhension, à ce propos, aurait donné libre cours à l’idéologie qui, par la suite, ferait bon ménage avec la rumeur. Caton d’Utique avait été l’inspirateur le plus édifiant de la grogne. Il avait été un nostalgique des représentations romanisantes associées à l’idéal républicain. Stoïcien comme son aïeul, Caton d’Utique a estimé que les valeurs de fécondité, de frugalité, de labeur, de mérite, étaient fondatrices de la République. L’adhésion à de telles valeurs n’oblige pourtant pas à endosser un régime de gouvernement particulier. Le meurtre de César ne fut pas redevable d’une controverse idéologique. Caton a certes résisté à César. Mais Cassius et Brutus ont combattu celui-ci à Pharsale. Et Brutus – gendre de Caton – aurait été influencé par Cassius qui était notoirement enragé. Ceux-là, à la différence de Caton, ne se sont pas donné la mort. Ils l’ont donnée. Pas étonnant dès lors que, pour justifier le geste fatal, il fallut non pas la controverse mais la rumeur. La liaison entre César et Cléopâtre était connue. Un fils en serait né, Césarion. Et nous avons signalé que, aux lendemains de la victoire de Thapsus, César a convié Cléopâtre et son frère-époux à sa villa du Janicule. César a-t-il joué dans le dos de Rome depuis sa villa toute neuve ? Avait-il négligé son royaume quand il s’accorda le repos du guerrier non loin de la première cataracte du Nil ? Césarion fut-il vraiment son fils ? César a-t-il projeté de résider en Égypte en compagnie d’une ensorceleuse, quitte à transplanter à Alexandrie la capitale de l’éventuel Empire ? L’historien Carcopino fait ainsi la part des choses. César a pris quelques journées de vraie vacance tout au plus. Sa croisière dura deux mois, mais elle était une reconnaissance des lieux et le renseignement sur ce qui se passait à
198 distance ne connut point de répit. Césarion n’aurait pas été le fils de César. L’agréable séjour du couple royal au Janicule fut en réalité une captivité. La rumeur triompha néanmoins. Le séducteur chauve aurait subordonné sa libido de pouvoir à l’autre. Brutus a été perçu et s’est perçu lui-même comme étant le fils de César. Il a été jaloux de ce père – symbolique ou réel peu importe – en même temps que furieux contre lui. Il a donc reconduit la gestuelle de son héros homonyme qui avait chassé les Tarquins dans un écho de scandale sexuel. César a-t-il manqué de vigilance ? Mais le suspect concerné par la rumeur est le seul n’ayant pas le privilège de l’écoute. Le testament saura la démentir. Mais il était nécessaire pour cela que sa victime ne fût plus de ce monde. Il n’y avait rien dans le testament qui pût bénéficier à l’Égypte. Bien au contraire, tout le patrimoine de César alla à Rome et à son peuple, y compris à ses meurtriers. Les jardins du Janicule étaient rendus publics. C’était le premier domaine somptuaire à entamer la rive droite. Il était à un kilomètre au sud du Trastevere et en face oblique de l’Emporium. Étrange choix de localisation ou défi adressé à la valorisation positionnelle que les Juifs étaient en train de réussir non loin ?
9. La Cité impériale 9.1. Transformations géographiques majeures 9.1.1. La succession Pendant les jours qui ont suivi la mort de César, printemps - 44, les forces en présence sont figées. Marc Antoine, consul unique, incarne la tutelle légale. Lépide, le maître de cavalerie [8.3.2], attend les ordres. Brutus et Cassius, les césaricides, pressent Antoine et Lépide de les rallier. Adversaire de César la veille, le consul Antoine veut la réhabilitation de la République. Mais en tant que dépositaire d’un testament qui a fait plaisir à bien du monde, il doit être à l’écoute. Par ailleurs, ce testament a révélé l’existence d’un empêcheur. César a adopté son petit-neveu – Octave – et le déclare légataire d’un pouvoir qui, transmis de cette façon, contrevient à l’esprit de la République. Antoine doit se faire une raison. Cicéron fait entendre sa voix. Il appuie Octave en dénigrant Antoine. Mais Octave ignore ses harangues puis se réconcilie avec Antoine et convoque Lépide. Une loi les déclare « triumvirs constituants » (Nicolet 1968, p. 792). Nous sommes à l’automne - 43. Le second triumvirat décrète une proscription à la Sylla. Tel est le moyen employé pour renflouer les caisses de l’État, récemment saignées par nul autre qu’Antoine. Les césaricides font mieux de s’enfuir. La purge fait autour de 300 victimes chez les sénateurs et d’environ 2000 chez les chevaliers. Cicéron n’y échappe pas cette fois. La proscription occasionne la guerre civile qui – c’est devenu une habitude – est dénouée moyennant la dispersion des opposants. Réfugiés en Macédoine avec leurs acolytes, Brutus et Cassius prétendent au gouvernement de la partie orientale de l’aire d’influence. Soucieux de ne pas laisser le patrimoine de ces régions entre les mains d’indésirables, Octave et Antoine recrutent des combattants par milliers. Ils sont victorieux à Philippes en - 42. Brutus et Cassius se donnent la mort. Un nouveau partage du monde est arrêté en - 40. À Octave l’Espagne, la Sardaigne et la Sicile. À Antoine la Gaule, l’Égypte et le Proche-Orient. À Lépide – l’oublié – l’Afrique du Nord. Incluant la Cisalpine désormais, l’Italie sera restructurée. Le triumvirat Octave-Antoine-Lépide dure une dizaine d’années. Antoine prend l’initiative d’une mission contre les Parthes. Octave ne l’approuve pas et de toute façon cette mission sera un échec. Un autre duo tragique se forme ; Octave-Antoine après Scipion-Caton, Sylla-Marius et César-Pompée. L’orbis risque l’éclatement. Les choses tournent mal pour Antoine. Il fait de nombreux mécontents à cause des impôts prélevés pour le financement de sa mission ratée contre la
200 Parthie. Antoine continue néanmoins de parader en vainqueur dans ses terres. Il entend s’accorder un triomphe à Alexandrie. C’est provoquer Rome dans son rôle de capitale. Antoine donne l’impression de vouloir régenter l’orbis depuis le palais égyptien de Cléopâtre. La guerre est inévitable. L’affrontement a lieu quelque 100 km au nord de l’embouchure du golfe de Corinthe. Les troupes d’Octave remportent la victoire emblématique d’Actium en - 31. Antoine et Cléopâtre regagnent Alexandrie, pendant qu’Octave est demandé à Rome où une rébellion vient d’éclater. Après avoir maté celle-ci, Octave fait route vers la Syrie pour y préparer l’occupation de l’Égypte. Il obtient à cette fin l’appui du roi-vassal de Judée. Le trésor des Ptolémées échappe à Antoine et Cléopâtre, qui se suicident. En - 30, l’Égypte est une province et, en - 29, le portail de Janus est fermé. 9.1.2. L’accru De son vivant, César donna l’impression de piloter le cours des événements. Il n’avait pourtant pas changé l’ordre des choses. C’est cet ordre qui avait changé. Le changement ne s’est pas moqué des libres arbitres. Le nouvel ordre a contraint les puissants à se comporter en acteurs qui, dès lors, eurent le choix entre en vouloir ou pas. Comme César avant lui, Octave en a voulu : au cours d’une séance mémorable du Sénat. Il feint de se retirer et de restituer la République, sachant bien que ce régime est révolu. Les sénateurs le supplient ; il accepte de partager avec eux le pouvoir et les provinces. Pour sceller cette alliance contre nature, l’unanimité des Patres lui confère trois jours plus tard le titre d’Augustus, littéralement « l’accru » (Lévêque, pp.187-189).
La date de la « mémorable » séance est le 13 janvier - 27. Octave va s’appeler Auguste. Le titre d’imperator ne fut pas revendiqué, parce qu’à l’usage le mot imperium était moins associé à la magistrature qu’à la monarchie. De quoi inspirer les Brutus de ce monde. Le régime de gouvernement alors mis en place ne fut pas l’Empire mais un Principat. Monarchique de fait, ce régime n’en sauvait pas moins les apparences républicaines. Octave Auguste – Auguste pour faire court – n’a pas été l’empereur ni le roi mais le prince ; de princeps civium, le premier des citoyens. Selon l’écrit de Cicéron sur la République, le prince était un leader devant se contenter de privilèges honorifiques et d’influence. En prétendant n’être « que le princeps, Auguste entendait repousser tout soupçon de monarchie ». Le premier des empereurs romains a joué sur les mots. Car le passage effectif de la République à l’Empire a bel et bien déterminé le renforcement du pouvoir personnel non pas du prince mais d’Auguste ; du verbe augere à traduire par
201 augmenter. La dénotation religieuse de l’auctoritas et de l’augure est certaine (Lamboley 1995, p. 61). L’Empire existe depuis quelque temps quoi qu’il en soit. Des dictatures de longue durée l’appellent de leurs vœux depuis - 82 [7.1.4]. Le monarque militaire César fut empereur avant la lettre : non pas à cause de gestes historiquement définissables mais du fait géographique qu’aura été le Forum « impérial » à son nom [8.4.2]. Et quant au déphasage de quelques décennies entre les temporalités géographique et historique ici constaté, il n’est pas sans précédent [3.1.1]. Depuis la sanction des Douze Tables, il y avait cinq siècles de cela, la Loi avait prescrit des droits positifs conformes aux implications morales du principe religieux. Ce qui avait force de loi devait avoir préséance sur la force brute. Or les choses venaient de changer, du fait que la force se retrouva en elles c’est-àdire en elle-même au lieu de se rapporter à la Loi. Une législation doit être conçue en guise de prévention à cette dérive. Elle « supplante l’activité créatrice des préteurs », d’où une mutation qui fera de l’empereur le maître de l’organe législatif. Les magistrats sont relégués à des rôles subalternes (Gaudemet 1986, p. 58). Incidemment, le politique fusionnerait avec le religieux au lieu de dialoguer avec lui. En son temps, Octave avait été « élu » consul et reçut légalement « des pouvoirs exorbitants ». Il bénéficierait en plus de l’inviolabilité tribunitienne et d’autres reconnaissances qui en ont fait un imperator avant la notion en - 29. Mais après l’an - 27, l’Auguste de substitution n’est plus le destinataire de compétences attribuées, car désormais en mesure de se destiner à lui-même prérogatives et privilèges. Il banalise une illégalité présupposant le pouvoir augmenté ou accru ; d’abord l’abus de pouvoir et, à terme, l’autorité ? L’autorité inspire l’obéissance en bonne foi. Le prince Auguste gouverne un espace polarisé qui – naguère livré à la guerre civile et parce que César vient d’en disperser l’agent dans les espaces médians – est devenu celui de la paix romaine ; la pax romana. De même, les espaces médians, hier de conquête, viennent d’être destinés à une colonisation somme toute salutaire. Quant aux périphéries, elles seront stabilisées au lieu d’être repoussées. 9.1.3. La consigne Dans l’espace polarisé de l’Italie et à Rome, l’organisation se complexifie. « Entièrement peuplée de citoyens romains », l’Italie est divisée en onze régions administratives confiées à des magistrats sénatoriaux. Les guerres civiles ayant été désamorcées grâce aux déplacements des conflits vers les espaces médians [8.3.1], l’Italie devient une fédération de cités. Les colonies de citoyens s’y multiplient, pour l’accueil des vétérans. L’agriculture redevient intensive, surtout en Campanie d’où les denrées de première qualité sont acheminées vers de somptueuses villæ sur le littoral (Baïes) et dans les îles (Capri).
202 Lors de sa confrontation avec Antoine, Octave s’est fait « prêter serment par toute l’Italie ». Ce fut « le véritable acte de fondation de l’Empire ». Lequel fit correspondre l’Occident à une Italie unifiée avant terme et, partant, à Rome (Laugier, pp. 39-41). Le renversement révolutionnaire vient de s’accomplir spatialement. César avait préparé les esprits et Auguste ne se prive pas d’intervenir sur le terrain de l’édification urbaine. À l’exemple des premiers magistrats républicains d’il y a longtemps, le prince offre la bienvenue au changement millénaire à coups de réalisations architecturales. La certitude de l’imminence d’un renouveau universel se répand. Inscrites aux Livres Sibyllins [6.1.1] rangés sous le temple capitolin de Jupiter (Lamboley, p. 232), des prophéties font part de l’avènement d’un nouveau siècle voire d’une nouvelle ère. Dans les espaces médians, c’est le statu quo. Les annexions sont peu nombreuses. La Galatie est soumise en - 25. La Rhétie (~ Tyrol) et le Norique alpin oriental sont des provinces en - 15. La frontière orientale de la Syrie est intégrée et celle du centre-nord se déplace du Balkan aux abords du Danube. De petites provinces vont s’interposer entre la Cisalpine et la Transalpine (- 9 à - 6), aux dépens de pirates montagnards. En Judée, l’administration semble sereine. Que ce soit à Jérusalem ou dans les lieux de la Diaspora [7.5.2], les Juifs préservent leur autorité religieuse mais la condition politique de celle-ci demeure sous contrôle romain. Les Juifs ont le droit de pratiquer leur religion mais pas d’y convertir les non-Juifs, les gentils, les païens. Le pacte n’est pas parfaitement honoré. Il y a des conversions au judaïsme et quelques Juifs hellénisés circulent un peu trop librement au goût du prince. Aux périphéries, les interventions furent contradictoires. Elles ont fait gagner du terrain sur à peu près tous les fronts, mais pas au-delà d’une certaine limite. Comme s’il avait fallu envahir certaines contrées limitrophes à seule fin de sécuriser leur frontière. Les opérations sont difficiles côté Germanie. Trèves est fondée sur la Moselle vers l’an - 15. À compter de - 12 et jusqu’en - 6, des armées avancent du Rhin vers l’Elbe et au-delà elles s’en prennent aux Marcomans. Ce peuple parent des Suèves évite le pire, car une révolte dans les territoires occupés non loin oblige les forces romaines à faire du surplace. Trois légions sont perdues (Petit 1967, p. 105). La Pannonie (~ Hongrie) est occupée en - 12, mais le rêve d’une grande Germanie est évanoui. La frontière externe va s’appesantir sur le Rhin. À la frontière danubienne, la Mésie (~ Bulgarie) devient province vers l’an 6. La Thrace au Sud est un royaume protégé. En Espagne, vingt et une nouvelles
203 colonies sont fondées en vue d’une complète pacification (- 19). La région Lusitanie, en périphérie sud-ouest, est constituée en province. En Afrique, des actions militaires sont menées à seule fin de savoir où faire commencer les solitudes désertiques au sud de la Mauritanie et de la Numidie (- 23). Côté Orient, l’Éthiopie forme un protectorat au sud de l’Égypte en - 27 et le Yémen d’en face est sous surveillance en - 24. La Parthie relâche son étreinte sur l’Arménie, qui devient un royaume-client en - 20. En l’an 6, la Judée cesse d’être un État vassal [6.2.3] pour devenir une province en attente de confirmation et gouvernée « par un préfet dépendant du légat de Syrie ». La fonction royale, même si occultée par un régime sacerdotal [7.5.2], va se maintenir en cette province. Le roi local va d’ailleurs survivre au côté du gouverneur en chaque province romaine recyclant l’une ou l’autre ancienne possession hellénistique (Lançon, p. 18). Les opérations aux frontières externes, sous Auguste, ont recherché la maîtrise de la discontinuité critique. Le maintien de l’ordre à ces frontières ne pouvait plus se traduire par des gains territoriaux importants. Les poussées expansionnistes ont été tardives, peu nombreuses et pas toujours réussies. Le prince n’en a pas voulu à la fin. D’où sa consigne : qu’on se contentât des limites actuelles sans chercher aucunement à les étendre ; car [elles seraient] difficiles à garder, et on courait par là le risque de perdre même ce qu’on possédait en ce moment (attribué à Dion Cassius vers 229, dans Le Glay et alii, pp. 242-243).
Alexandre avait été confronté à la même réalité. 9.1.4. Apollon au Palatin Un temple à Mars Ultor – Mars vengeur – est voué en - 42, l’année de la victoire de Philippes. Il appartient à un deuxième Forum impérial contigu à celui de César, avec lequel il est en équerre. De son côté, le peuple réclame et obtient un temple au Divin Jules sur le centre géométrique du Forum républicain. Deux arcs de triomphe sont érigés contre ses parois latérales (Picard, 1968d, p. 272). À la gloire d’Auguste, ils commémorent la victoire d’Actium. Complétés en - 29, ils sont les premiers qui agrémentent la morphologie urbaine. En - 36 est dédié le temple de Cybèle. Le culte à cette phrygienne Magna Mater est célébré au Palatin depuis deux siècles [6.1.1]. Or le quartier patricien à qui ce culte avait été destiné n’est plus. Il est devenu un domaine sacré ; le massif monumental qui conviendra aux résidences impériales. Auguste y possède deux maisons. Elles ne sont pas extravagantes mais leur propriétaire est divin de naissance, comme César et pour la raison qu’il en est l’héritier légitime.
204
Mausolée (J. Pompée) J. Lucullus-Salluste
P. Livie J. Mécène
Champ de Mars
P
Trastevere
Aventin J. César
Esquilin (Carines)
Limites : Maxime
Domaines funéraires
périmètre collier ancien Palatin somptuaire ou Cité impériale
Croquis 9.1 La nouvelle organisation radioconcentrique autour du Palatin
Les traits pointillés circonscrivent le collier engendré au IIIe siècle [5.2.2]. Les traits pleins en gras circonscrivent le collier en son état actuel, entre le Palatin (P) et grosso modo le périmètre fixé par César [8.4.2]. Entre le Palatin et le périmètre de l’ancien collier vont s’entasser les quartiers-faubourgs et, entre les deux périmètres, l’espace revient aux domaines de la mort et voisinages d’évasion. L’ellipse en trait fin et dont le Palatin est un foyer donne l’extension de l’éventuel domaine d’Agrippine-Néron. L’échelle est réduite par rapport à celle du croquis 5.1.
Au reste, les deux maisons d’Auguste ne tardent pas à escorter un temple offert par le Sénat à la gloire d’Apollon. Dressé sur un podium à triple escalier, jalonné d’un colosse haut d’une douzaine de mètres et tenant une lyre de la main gauche, le nouveau temple apollinien domine un parvis en replat au-dessus du Cirque Maxime [croquis 2.2 ; 3.1.2]. Une galerie a surmonté le talus emmuré. L’Apollon accueilli au Palatin partage le mérite de la victoire avec le Mars Ultor du deuxième Forum impérial. Il est celui du promontoire d’Actium, successeur de Jupiter et, à ce titre, gardien des Livres Sibyllins venant tout juste d’être amenés du Capitole. Le Palatin est actuellement engendré en tant que seconde aire sacrée. Depuis l’époque des royautés, le Capitole avait été investi de représentations religieuses logées dans l’au-delà. Or le Palatin est à présent affecté à de telles représentations mais rapatriées dans l’ici-bas. Réservées aux princes divinisés bien que mortels, les résidences du Palatin sont néanmoins autant sacrées que les temples du Capitole.
205 La forme en collier naguère centrée sur le Subure [5.2.2] est ainsi agrandie autour de la nouvelle aire sacrée qu’est le Palatin (croquis 9.1). Nous n’avons plus un collier de quartiers autour d’un faubourg, mais de quartiers-faubourgs contenant le Palatin et que contiennent des domaines de la mort dont plusieurs sont déjà convertis en voisinages d’évasion. 9.1.5. Un Mausolée dans un parc public La Rome d’Auguste a été une ville d’eaux. Trois aqueducs y furent implantés, qui ont alimenté plusieurs fontaines. La gestion de ces équipements fut alors retirée aux édiles municipaux pour être confiée à un curateur. Le premier serait Vipsanius Agrippa ; le gendre qu’Auguste appela à son service en - 27. En amont de l’Esquilin, un cimetière a cédé sa place à un domaine privé et à un portique-marché ; de Mécène pour le premier et de Livie pour le second. Des jardins y ont chevauché l’enceinte servienne localement retapée. La porte Esquiline fut entièrement refaite. Le paradoxe du Principat s’est exprimé dans la pierre. La ville impériale va enterrer la républicaine tout en rachetant certains signes culturels de celle-ci. Dans le même esprit patrimonial, le pomœrium est réhabilité sur le tracé de la vieille enceinte, y compris autour de l’Aventin. Côté ouest – c’est particulier –, les jardins de Pompée sont transformés en un parc public qui accueille le Mausolée de la famille d’Auguste. Les aînés de la première dynastie vont reposer en ce monument de forme tambour, parmi les cyprès mais aussi les citadins présents aux alentours. Nous nous permettons d’interpréter le rapprochement des vivants et des morts qu’aura réalisé l’édification de ce Mausolée au sein d’un parc ouvert aux passants de l’entourage. Cette colocalisation – même si hors de l’enceinte servienne et tout contre le périmètre décidé par César [8.4.2] – a contrevenu à une antique prohibition de sépulture intra urbem. Le problème posé par les localisations, conjointes ou non, des domaines de la mort et des milieux de vie a été l’un des premiers à susciter la réflexion en géographie humaine structurale. Résumé en Introduction, notre argument à ce sujet veut que la sacralisation ait été – à des époques reculées – la modalité du passage de vie à trépas en vertu de laquelle un individu mis à mort par sacrifice ici-bas devienne une divinité bénéfique dans l’au-delà. Il y a glorification dans la mesure où la victime a été auparavant reconnue coupable à l’unanimité. La mise à mort conséquente est de ce fait sacrificielle. Elle procède d’un lynchage par la foule. Les circonstances d’un tel drame, parce qu’il n’y a pas eu de procès, s’entourent normalement de secret et de mensonge. Lesquels réussissent même s’ils sont à la merci d’un paralogisme déconcertant, à savoir que ; la victime isolée est coupable parce que seule de son avis, tandis que la foule est innocente parce que tous ne peuvent pas avoir tort en même temps.
206 L’implication est paradoxale. Pour avoir donné suite à ce genre de non-sens autant naïf que têtu, la sacralisation de la victime antique aurait entraîné des effets morphologiques propres à l’étendue géographique. Le secret – la victime est innocente mais ne le paraît pas – et le mensonge – la foule paraît innocente mais ne l’est pas – auraient fait rejaillir sur la mort de la victime en particulier, et par extension sur la mort à venir des compagnons en général, une prégnance de répulsion (Ariès 1977, pp. 37-38). Or une telle répulsion aurait donné sens au creusement du vacuum sacré. En localisant la mort par sacrifice, ce domaine vide se trouverait à tenir le secret et le mensonge à l’écart des milieux de vie. Telle aurait été la raison pour laquelle les lieux de sépulture, même les plus modestes, seraient coupés des milieux de vie (Desmarais, pp. 117 et suiv.). Réexaminons dans cet éclairage la situation présente. La jonction du mort et du vif, telle que réalisée par le Mausolée dans son voisinage d’évasion, serait allée de pair avec une émotion libératoire. La séparation spatiale de ces deux états ayant traduit un mensonge corrélé à la mise à mort par sacrifice, il irait de soi que leur jonction en un même espace restitue une véridiction. L’émotion en cause n’aurait pas été sans lien avec l’apparition de lieux bénéfiques dans l’entourage (Toner 1995). Au Champ de Mars et en bordure nord du massif pompéien, par exemple, le gendre et ministre Agrippa fait aménager les premiers grands Thermes de Rome ainsi qu’une piscine immédiatement à l’Ouest et que les usagers appelleront un lac. L’Aqua Virgo est construit pour alimenter ces bains publics en priorité. Un fait est à remarquer, en liaison avec ce renversement de signification. Il s’agit de la désaffectation du Monte Cavo. Depuis deux siècles, ce vacuum naguère structurant [2.1.3] ne sert plus qu’à des fêtes en marge de triomphes menant – par une Via Sacra tortueuse [Google Earth] – à des sacrifices de bœufs et de brebis (Crielesi). Pour tout dire, le Monte Cavo n’opère plus à compter du changement de millénaire célébré par Auguste. 9.2. Vienne l’Empire ! 9.2.1. Syncrétisme et tolérance ? Dès son entrée au service du Principat d’Auguste, en - 27, Agrippa a fait bâtir le Panthéon. À l’angle nord-ouest de la Sæpta Julia – le hall que César avait destiné aux comices tributes et à des rendez-vous électoraux –, ce temple réunit les sept divinités planétaires. Il sera incendié en l’an 80 de notre ère puis reconstruit au IIe siècle. À nouveau exhibé au travers de la monumentalité urbaine, le polythéisme ne dénote pas un retour des mentalités au religieux de l’époque des royautés. Il s’enferme, sinon dans du folklore, du moins dans un patrimoine de symboles attachants. Les signes tangibles du religieux d’antan sont culturels. En revanche,
207 le religieux à l’ordre du jour est incarné en la personne exerçant le pouvoir suprême, si bien qu’il publicise le monothéisme. Par ailleurs, le monothéisme n’étant plus porté par un consul ni par un dictateur mais par le prince, le culte associé se doit d’être impérial. En harmonie avec la nouvelle sensibilité, ce culte impérial est initié, installé par Auguste en personne, au terme d’une série de gestes administratifs minutieux et d’interventions urbanistiques en divers établissements de l’aire d’influence (Le Glay et alii, pp. 219-213 ; 361-362). Sont fusionnés les rôles de l’empereur et du pontife souverain. Le culte impérial étant romain, il accueille les influences extérieures à condition de les absorber. Il n’y a même plus de tension entre les religions locales et lointaines. Le syncrétisme a le dernier mot et place à la tolérance, donc ? Une lignée sacerdotale syrienne s’organise à Émèse depuis l’époque des campagnes de Pompée dans la région. Le culte d’Émèse est rendu à une divinité solaire qui, comme l’égyptienne, prétend à l’unicité. Auguste « reconnaît officiellement [la] dynastie émésienne » (Salles 1997, p. 284). Le Trastevere est désormais juif et syrien. Le territoire de la Ville est divisé en quatorze arrondissements eux-mêmes subdivisés en 196 vici (voisinages). La toponymie est désacralisée. Les arrondissements sont rapportés à leurs occupations profanes. Le seul connoté religieusement – le troisième – honore deux divinités exotiques ; Isis et Sérapis. Nous avons peu fréquenté la divinité égyptienne Isis, mais assez pour savoir qu’elle fut mariée à Osiris, son frère-époux et dieu des morts [1.1.2]. Quant à Sérapis, rappelons qu’il tenait de plusieurs divinités dont l’Osiris égyptien cidessus évoqué et le Zeus grec [4.4.1]. Observons maintenant que la toponymie du troisième arrondissement fait appel à Isis tout en occultant la mémoire d’Osiris grâce à la mention de Sérapis. Domiciliée dans la géographie administrative de Rome, la divinité Isis ne peut pas être dissociée des innovations que réalisèrent, outre le calendrier julien : peut-être la conjonction de lieux récréatifs et funéraires ; sûrement certaines formes évocatrices dont une pyramide – Cestius – et quelques obélisques qui auraient témoigné d’une allégeance d’Auguste au Soleil (Salles, p. 282). L’Osiris masculin a perdu au profit de l’Isis féminine mais il est relayé par la divinité solaire qui surpasse l’un et l’autre. 9.2.2. La symbolique du marbre En - 29 commence à être érigé, en face de la Tibérine, le théâtre de Marcellus. En - 17, il est prêt pour la fête solennelle devant souligner le changement de millénaire annoncé par les Livres Sibyllins ou réalisé par le renversement révolutionnaire (c’est selon). Ce gros théâtre va offrir au peuple des divertissements
208 de qualité jugée douteuse par les historiens de l’art. Et son enveloppe physique aux allures de forteresse empêchera les passants de la Tibérine de voir la lugubre Roche Tarpéienne, du haut de laquelle étaient jadis précipités les ennemis publics. Les spectacles de mise à mort sont toujours fascinants mais ils sont tenus à quelque distance des voisinages de la vie quotidienne. Les combats de chasses délaissent le Boarium pour s’enfermer dans l’arène Taurus construite à la pointe du Tarentum (Dodge 2000, pp. 189-190 ; Coleman 2000). Mis en chantier en - 29 lui aussi, ce double théâtre – un amphithéâtre – est construit en pierre. Comme au complexe de Pompée qui avait innové en fait de technique architecturale [7.5.4], les hémicycles de gradins reposent sur des galeries voûtées rayonnantes. Le premier des beaux-arts – l’architecture – devient une profession ; un savoir-faire auquel l’ingénieur militaire Vitruve consacre un Traité. Est-ce un texte réalisateur, prescriptif, étant donné la définition indéfectiblement religieuse de l’établissement ? « L’apparente laïcisation de l’activité bâtisseuse de la Rome impériale ne doit [pas] faire oublier ce dont la Rome républicaine conservait rituellement la mémoire ; l’origine religieuse des villes » (Choay, p. 28). Face « à l’idée de décadence, liée en définitive à la théorie que, tels des humains, les cités vivent un cycle biologique (naissance, croissance, maturité, déclin, mort), s’affirme l’idée nouvelle qu’une "cité doit être construite de telle sorte qu’elle soit éternelle" » (Le Glay et alii, p. 184. Nous soulignons). L’incise emprunte à la République de Cicéron. Elle suggère que la construction physique puisse être inspiratrice d’éternité. Pareille vision put effectivement compter sur la durabilité du marbre qui, à la satisfaction d’Auguste, remplaça la brique. Mais cette condition de possibilité n’était pas acquise. Le marbre s’emparait des monuments mais la brique remplaçait tant bien que mal le bois des insulæ. Les conversions axiologiques ont-elles misé sur une métaphore qui, du simple fait d’avoir été dite, aurait suffi à faire advenir le changement ? Prenons la citation au mot. Il y est question de théorie. L’éternité de Rome, à l’avènement de l’Empire, était l’expression d’une morphogenèse accordant une stabilité structurelle aux transformations. Ce que la durabilité du marbre aurait symbolisé. 9.2.3. Rome et les provinces Qu’en est-il de l’administration à l’avènement de l’Empire ? Le Sénat demeure l’assemblée souveraine de 600 membres et il désigne en plus une société de personnes reliées par certains privilèges ; un ordre au reste comparable à celui des chevaliers apparu deux siècles plus tôt [6.3.3]. Le nouvel ordre sénatorial et l’ancien ordre équestre composent l’élite d’où va sortir le corps des fonctionnaires.
209 Dans les provinces, les chevaliers devront partager leur influence ou avec des sénateurs ou avec l’empereur. Certaines provinces sont ainsi sénatoriales et d’autres impériales. Il y aura de même façon des provinces consulaires, équestres, etc. Les provinces dotées de légions sont placées sous la gouverne d’un exconsul accompagné d’un procurateur de rang équestre. Des consuls et des préteurs élus continuent d’officier mais les fonctionnaires font le travail. Les sociétés de publicains sont à l’agonie. Au palier municipal, le chef de l’administration, « après l’empereur, est le préfet de la ville dont l’influence et les attributions (voirie, vigiles, état civil, archives, enseignement) ne cesseront de croître jusqu’à la fin de l’Empire » (Pressouyre). En matière d’architecture, les fonctionnaires remplacent les artistes et, plus encore, les magistrats qui jusqu’alors ont eu un ascendant sur l’art. Sous l’autorité du prince, ces fonctionnaires imposent des normes inédites. Par exemple, la hauteur des édifices privés est réglementée, mais pas celle des plafonds intérieurs … Les places centrales sont spacieuses et les voisinages d’évasion sont relaxants. Rome devant toutefois s’accommoder d’une superficie de 16 km2 [8.4.2], les quartiers avec ou sans faubourgs ont peu de place entre le centre somptuaire et les domaines diffus du collier. Qu’en est-il de l’armée à l’avènement de l’Empire ? Elle est de métier et permanente, bien que l’enrôlement volontaire relègue le service obligatoire pour tous. Cette armée comprend de vingt-cinq à trente légions ainsi que des corps auxiliaires. Les légionnaires – 5000 fantassins et 120 cavaliers par formation – sont recrutés parmi les citoyens de Rome et d’Italie. Les auxiliaires, dix fois moins nombreux, le sont parmi les étrangers sans citoyenneté. Les unités tactiques et les commandements – légats, préfets, centurions, etc. – sont finement hiérarchisés. Le gros des effectifs militaires est réparti à travers les provinces. Les castra à proximité des frontières externes, du fait de leur permanence, deviennent autant de villes fortifiées. Deux bases navales protègent la Méditerranée. Avec les navires d’Antoine et Cléopâtre récupérés à Actium, le bassin oriental est patrouillé depuis Ravenne et l’occidental l’est depuis Misène (~ Naples). En raison de cette nouvelle organisation défensive passablement excentrée, l’Urbs se pourvoit de deux garnisons spéciales ; les cohortes prétoriennes et urbaines. Sous le commandement de préfets du prétoire pour les premières et de vigiles pour les secondes, ces cohortes ne tardent pas à constituer une armée parallèle et aussi nombreuse qu’une à deux légions. Elles veillent surtout à la sécurité de l’empereur. Un nouveau rapport de forces est organisé spatialement. Les cohortes prétoriennes et urbaines se militarisent et contiennent l’influence des légions stationnées en provinces. Les prétoriens exercent un ascendant sur l’empereur qu’ils ont pour mandat de protéger. Rome est opposée aux provinces comme
210 toute métropole à ses colonies. Symétrique, ce rapport de forces peut se retourner contre le pôle qui l’a fait exister. 9.2.4. Une volonté politique à plusieurs Les événements, les calculs et les gestes reliés au succès du Principat d’Auguste sont multiples et de complexité inhabituelle. Il faut savoir être modeste à leur égard, en reconnaissant que les spécialistes eux-mêmes interprètent de diverses manières certains faits pourtant marquants. Nous pensons à la mémorable séance du Sénat tenue le 13 janvier de l’an - 27. L’avènement du Principat – de l’Empire – a-t-il découlé d’un enchaînement spontané de circonstances ? Les acteurs du temps se sont-ils simplement adaptés aux déterminations de la force des choses ? Ou, à l’inverse, les transformations apportées à l’exercice du pouvoir – comme à l’organisation technique des forces – ont-elles procédé d’une volonté politique ferme ? Nous proposons qu’une telle volonté ait sous-tendu le passage de la République à l’Empire. Revenons à la séance du Sénat de janvier - 27. Avant d’être surnommé Auguste, Octave fit semblant de vouloir le retour à la République pour mieux rebondir en faveur d’un Principat inédit. Considérons maintenant – il n’est pas trop tard – qu’Octave échangeait déjà avec deux compagnons qui vont devenir ses hommes de confiance ; Agrippa et Mécène. Le premier voulait le retour à la République tandis que le second recommandait la monarchie sans le nom. Il apparaît que, d’un point de vue sémiotique, Agrippa et Mécène ont tenu des rôles d’Adjuvant. Certes les conseils de l’un et de l’autre ont divergé. Mais Octave parvint à satisfaire Mécène sans éconduire Agrippa. Il attendit que le Sénat rejette le conseil de ce dernier. Le Sujet Octave savait que le Sénat ne voulait pas de retour à la République. Mais il feignit d’en vouloir. Il ménagerait ainsi Agrippa pour aussitôt le laisser être débouté par les sénateurs. Le conseil de l’Adjuvant Mécène a été suivi de cette façon. Mécène ne fut pas que le bailleur de fonds à la solde du prince ni l’idéologue qui força la main d’artistes et d’intellectuels en les subventionnant. Il fut le conseiller de l’aspirant au Principat, c’est-à-dire le porte-parole des représentations profondes à l’ordre du jour et dont il n’avait pas décidé. Or ces représentations allaient dans le sens des béatitudes césariennes, voire de certaines réalisations tels les Thermes et la piscine. Sur ce point, les Adjuvants Agrippa et Mécène se sont entendus. Le voisinage ludique au Champ de Mars a été engendré dans cet esprit. La symbolique de l’eau y a valu au moins autant que celle du marbre vantée par Auguste. Les Thermes vont en ce sens et pour longtemps réaliser la manifestation par excellence de l’intentionnalité civilisatrice qui à présent fait agir le premier prince de l’Empire romain et ses Adjuvants. Un « Âge d’or » est annoncé :
211 « celui où le bonheur n’aurait pas été donné mais acquis par l’effort et par le dévouement aux affaires de l’État » (p. 193). Le bonheur est dans la piscine d’accès gratuit et il dispose enfin de l’État garant d’un pouvoir augmenté c’est-à-dire du régime impérial à sa juste mesure. Tout est consommé ? Nous pouvons le penser, bien qu’il faille prévoir d’inévitables revers. Les prochains princes ne seront pas tous en excellente santé, certaines frontières externes seront difficiles à tenir et les Juifs seront bientôt moins accommodants. 9.3. Beaux quartiers et villégiatures de luxe 9.3.1. Le palais de Tibère et sa résidence secondaire L’empereur Auguste fut le premier des cinq de la dynastie des Julio-Claudiens. Ses quatre successeurs seraient Tibère (14-37), Caligula (37-41), Claude (41-54) et Néron (54-68). La durée du seul règne d’Auguste a été de 41 ans (- 27 à 14), contre 54 pour les quatre suivants (14-68). La petite histoire des Julio-Claudiens ne fut pas toujours exemplaire. La parenté a toléré les relations incestueuses, les adultères, a fortiori les divorces et secondes noces qui ont compliqué les héritages. Chaque prince pouvait se trouver à l’origine de trois lignées et même plus. Il lui fallait donc procéder à un choix malaisé quand venait le temps de désigner un successeur. La procédure de l’adoption avait la cote et l’on comprend pourquoi. Réglementées ou non, les pratiques successorales ont causé des ennuis. Le prince avait la liberté de désigner qui il voulait parmi ses proches. Mais la vie de l’héritier présomptif était en danger sitôt connu son nom. Des crimes ont été commis par et contre des souverains. Auguste et Tibère ont été les seuls de leur dynastie à être morts dans leur lit. Caligula fut assassiné, Claude empoisonné. Néron fut mêlé à plusieurs meurtres, dont celui de sa mère. Il y eut de bons empereurs et d’autres méchants. Tous ces césars, en revanche, ont été tragiques. Les prédispositions personnelles n’ont introduit que des différences de tonalité. Comme son prédécesseur, l’empereur Tibère (14-37) sélectionne le Palatin pour y résider. Il y fait bâtir un palais. Le Palatium va désigner aussi bien l’endroit que la demeure du souverain. Dès lors, la nouvelle aire sacrée du Palatin se transforme en Cité impériale. Le massif monumental somptuaire qu’est ce Palatin constitue même la résidence symbolique des empereurs à venir. Ce que la Maison de chacun va externaliser. En 26, le sombre Tibère prévoit de s’évader. Dans l’île de Capri au large de la baie de Naples, il fait bâtir une villa en nid d’aigle. Il confie les affaires courantes à Séjan, le préfet du prétoire. Cet homme de confiance est couvert
212 d’honneurs et s’entoure de courtisans. Il sera suspecté de déloyauté et mis à mort. Tibère a malgré cela fait confiance à l’institution de la garde prétorienne. Les cohortes y sont à la solde de l’empereur, qui sait pouvoir compter sur leur dévouement puisque celui-ci, payable, justifie leur existence. L’échange de bons procédés est tangible. Sur l’interfluve du Viminal, une caserne est implantée pour le logement de la garnison. Le chantier d’un temple au Divin Auguste est ouvert juste au sud de la basilique Julia. Y sera célébré le rituel de l’apothéose, cet honneur naguère réservé aux héros disparus et maintenant inscrit au culte impérial. Des autels ponctuent plusieurs cités de provinces. Tibère est sur ses gardes. Comme s’il voulait atténuer la part du religieux dans le gouvernement de l’Empire, il réunit en une administration centrale les fonctionnaires recrutés parmi les sénateurs et les chevaliers. Il multiplie les « postes de techniciens ». Une bureaucratie spécifique à l’Empire est en voie de formation. Digne successeur d’Auguste (Laugier), Tibère a néanmoins laissé le mauvais souvenir d’avoir instruit des procès de lèse-majesté. Ces procès ont reconduit la pratique des proscriptions. Sauf que les sanctions conséquentes n’entraîneraient pas des mises à mort mais des confiscations de propriétés. La résidence du Palatin est spacieuse mais positionnée en un domaine dont l’extensibilité est structurellement limitée par le collier des quartiers-faubourgs. Pour le prince Tibère peut-être divinisé malgré lui et plus certainement en quête de souveraine solitude, ce n’est pas suffisant. D’où le projet d’une forme d’évasion dans l’île de Capri ? La fusion aux splendeurs naturelles de l’endroit aura donné suite à un désir d’échapper à une place urbaine non pas tant trop petite que normalement structurée. À Capri, la résidence impériale serait dans l’azur : dans le ciel, là où il y a de la place à l’infini. Au début des années 30, pendant que Tibère s’isole avec sa garde rapprochée dans son ciel, un prédicateur juif est crucifié à Jérusalem. Il s’appelle Jésus : Jésus le Christ ; Jésus-Christ ; le Christ. La condamnation a été prononcée par Ponce Pilate, le procurateur d’une Judée-province depuis l’an 6. La population de Rome vient de franchir le cap du million. Celle de l’Italie est de cinq à sept millions. Celle de l’orbis est de l’ordre des soixante-dix millions. Nul ne sait que le prochain millénaire amorcera en réalité une ère au demeurant qualifiée de chrétienne. 9.3.2. Un temple à Isis et Sérapis Petit-neveu et fils adoptif de Tibère, Caligula monte sur le trône en 37. Il est âgé de vingt-cinq ans et sera assassiné avant d’avoir entamé la trentaine. Il a toute-
213 fois eu le temps de maîtriser la machine administrative, de vider le trésor et d’annexer la Mauritanie. L’empereur Caligula a laissé peu de monuments urbains. Pour sa résidence, il récupère le palais de Tibère auquel il intègre le temple des Dioscures en guise d’antichambre. Comme pour relocaliser certaines activités naguère tenues au Champ de Mars [7.4.1 ; 8.4.2], Caligula fait ériger un autre cirque au Vatican. Piquée d’un obélisque amené d’Héliopolis, cette piste sépare une nécropole, côté nord, d’un jardin à l’honneur de la mère impératrice, côté sud. Le temple au Divin Auguste est inauguré sous ce règne. Mais plus significative a été l’édification du temple à Isis et Sérapis. Jouxtant le portique Sæpta Julia [9.2.1], ce temple est le pendant, côté est, du Panthéon côté ouest. En plus du troisième arrondissement et de quelques géosymboles (pyramide Cestius et obélisques), la culture égyptienne a enfin son monument religieux dans Rome. Sans composer avec le polythéisme traditionnel, le culte à Isis et Sérapis confirme la déification de l’empereur vivant. Tel un pharaon, Caligula est divin en tant qu’être. En filigrane opère un changement non seulement de mentalité mais de comportement. Le culte impérial se prête à une intolérance encore peu coutumière. Les cultes exotiques sont suspectés d’un mysticisme qui discrédite la médiation sacerdotale. Le culte dionysiaque a eu droit à la persécution pour ce motif en priorité. Or, avec le culte à Isis et Sérapis, « le courant du mysticisme franchit tous les barrages » (Grimal 1968, p. 413). Moins sûr de sa propre culture religieuse qui lui avait permis d’agir sans trop se poser la grande question, le Romain de l’Empire commence non seulement à blinder ses allégeances mais à discréditer celles d’autrui. Qui va écoper le premier ? La réponse est incarnée d’avance, par le Juif condamné à l’exceptionnalité [8.4.1]. Caligula essaie de faire admettre son effigie dans le temple de Jérusalem. Il sème la rancœur et ne récolte rien. 9.3.3. Le désenclavement du Cælius Le troisième prince de la dynastie des Julio-Claudiens – Claude neveu de Tibère laissé sur la touche – est investi par les prétoriens en 41. L’événement, précipité, constitue un précédent qui s’explique volontiers. Le règne de Caligula a tellement fait horreur que le Sénat pense un retour à la République. Or, nous l’avons vu, la garde prétorienne existe pour la protection de l’empereur. Menacés dans leur statut, les prétoriens sont prêts à n’importe quoi pour qu’il y ait un nouvel empereur. Ils emmènent le neveu Claude croisé au hasard d’une traque et la proclamation a lieu le soir même dans leur caserne du Viminal. Né à Lyon en - 10, Claude traîne une réputation de timide sans charisme. Empereur malgré lui, il semble démuni face à l’exercice du pouvoir. Une fois en fonction cependant, Claude élabore patiemment une œuvre novatrice. Le prince est sombre mais pas inoffensif. Il est capable de tuer, même une femme.
214 Le côté intellectuel du personnage est remarqué. Claude rédige des volumes d’histoire et se penche sur la question religieuse. Il impose la discipline au culte de Cybèle. Il confirme la Judée dans son statut de province et, s’il ne menace pas les Juifs dans leurs croyances à l’exemple de Caligula, il leur inflige des sévices économiques. Claude oublie ces marginaux toutefois, pour mieux s’occuper de sa Gaule natale. Les « beaux esprits » y brûlent ce qu’ils ont adoré. Claude abolit la religion druidique en 43 et réussit dans ce but la conquête de la Britannia ; la Bretagne. L’équivalent de l’actuel territoire anglais est sous occupation. Claude neutralise ainsi les foyers celtes d’un druidisme dont il veut empêcher le rayonnement en Gaule. L’initiative militaire de Claude contrevient à la consigne – donnée par Auguste et endossée par Tibère – de renoncer à plus de conquêtes territoriales. Mais le druidisme breton rayonnait en Gaule sous forme de rébellions. D’où la transgression de la consigne. Pour encore six ans, le même type de transgression est risqué (→ 49) : en Asie Mineure où des annexions sont menées ; en Mauritanie et en Thrace réduites en provinces ; sur le cours inférieur du Rhin où est installé le castrum de Cologne (Colonia). Une incursion parthique, en 51, produit un effet de surprise en Arménie. Le gouvernement de Claude est plus original au chapitre de l’administration. La censure est restaurée en 47-48. Plus largement, l’empereur ventile le service public grâce à une démarcation de l’orbis selon deux étendues linguistiques distinctes : de l’Ouest – l’Occident – où la langue latine prend toute la place ; de l’Est – l’Orient – où les deux langues latine et grecque cohabitent. Claude confirme ainsi la définition topographique de l’Occident voulue par Auguste. Sous Tibère, le corps des fonctionnaires avait été fourni par les sénateurs et les chevaliers. La rivalité entre ces acteurs s’est alors transportée dans l’administration centrale. Sous Claude, cette administration – une double chancellerie – est confiée à des affranchis. Les services – des bureaux – deviennent autant de ministères, lesquels rendent le prince « indépendant des sénateurs et des chevaliers » (Le Glay et alii, pp. 253-254). La bureaucratie enfin constituée évolue en un instrument de gestion des rapports sociaux. De grands travaux ont marqué le Principat de Claude. Un magnifique aqueduc aérien est édifié pour l’alimentation du Cælius y compris, à la retombée ouest de celui-ci, d’un vaste enclos réservé au temple de l’empereur. Mis en chantier à l’initiative de la troisième épouse – Agrippine la Jeune1 –, le temple au Divin Claude sera à la limite du champ de vision du Capitole et regardera le Palatin par-dessus un talweg jouxtant le Forum républicain par l’Est. Désen-
1 Agrippine la Jeune était la sœur de Caligula et la fille d’Agrippine l’Aînée à qui avait été dédié le jardin au sud du cirque du Vatican. On reconnaît le nom d’Agrippa en ces prénoms.
215 clavé et drainé, le Cælius va se couvrir d’un quartier confortable et destiné à l’accueil des particuliers fortunés qui n’ont plus accès au Palatin. 9.4. Morphogenèse et urbanisme volontaire 9.4.1. Domus Transitoria Nous sommes en 54. Claude meurt, empoisonné. Il laisse dans le deuil un fils et une fille – Britannicus et Octavie2 – ainsi que sa chère moitié. Agrippine avait eu un fils avant d’épouser Claude. Ce fils – Néron – aurait droit à l’adoption impériale ainsi qu’à une éducation aux soins de Sénèque, un sage stoïcien. Il est communément accepté qu’Agrippine fut intéressée à faire monter son petit Néron sur le trône impérial. Si tel a été le cas, elle désira probablement la disparition du père adoptif et du prétendant naturel qu’était Britannicus. Agrippine a-t-elle trempé dans le meurtre de Claude ? Comment va-t-elle gérer sa relation avec Britannicus ? Le pouvoir au féminin, instillé par cette histoire de famille, n’a pu être que symbolique. Nous sommes depuis longtemps informés de la texture strictement masculine du citoyen romain [3.3.2]. Une femme romaine ne pouvait pas prétendre à la citoyenneté de droit et encore moins à quelque magistrature susceptible de figurer à un cursus honorum (Barrett 1996, p. 2). À cause de son sexe, Agrippine n’eut aucune occasion d’agir en direct sur quelque fonction relevant du gouvernement. Il n’empêche que cette femme émancipée influença les puissants de son entourage. Agrippine put non seulement recevoir une éducation de haut niveau mais l’utiliser à des fins politiques. Fini le temps où seules les vestales et les prostituées – les louves – sont publiques. Agrippine la Jeune ne pouvait pas prétendre à l’exercice du pouvoir en direct. Cela admis, cette ambitieuse aurait entrepris d’influencer le gouvernement de l’État impérial à travers la personne de son fils. Il lui fallait à cette fin : d’une part contrôler la nomination du préfet du prétoire ; d’autre part compromettre le demi-frère Britannicus. Les manœuvres ont réussi. Profitant d’une absence de Britannicus, le préfet choisi, Burrus, s’empresse de présenter Néron aux prétoriens. Le jour même celui-ci fait lecture, devant le Sénat, d’un discours préparé par Sénèque. Néron est acclamé. Il a dix-sept ans. Pendant les huit années à venir, jusqu’en 62, l’empereur évolue sous la tutelle de Sénèque et de Burrus, le premier s’appuyant sur le Sénat et le second sur l’armée (Lepelley 1968, p. 697). Néron est sous surveillance. Au reste, les 2 Homonyme de la sœur d’Auguste ; le prénom Britannicus a commémoré la soumission de la Bretagne.
216 rivalités de palais se compliquent de liens familiaux soigneusement tissés. Néron épouse la fille de Claude, Octavie, mais il craint la jalousie de Britannicus. Ce dernier est empoisonné en 55. Le doute quant à la responsabilité du meurtre jaillit sur Néron. Le jeune empereur s’aperçoit que la vie est difficile même avec les moyens matériels de n’en faire qu’à sa fantaisie. Octavie sédentarise Néron dans la famille, dont il s’échappe en fréquentant les louves. Il est envoûté par une égérie de redoutable réputation, Poppée. Agrippine craint cette rivale assez rusée pour lire dans son jeu. Néron choisit l’égérie. Il répudie Octavie et liquide l’obstacle à la possession de Poppée en faisant périr sa mère. Le drame survient en 59, au bord d’un lac à Baïes en Campanie. En 62, Burrus décède et Sénèque démissionne. Néron est un grand garçon prestement philhellène. Il n’a pas attendu la majorité pour s’intéresser à l’architecture. Les Thermes à son nom, pour la tenue de joutes musicales et gymniques, sont inaugurés en 60. L’architecture est audacieuse, avec son assemblage de voûtes-coupoles surmontées de toitures à quatre eaux. Très tôt, Néron entend plier Rome à son établissement personnel. Il commence par l’aménagement d’une résidence prenant le quart nord-ouest du Palatin. Les palais antérieurs de Tibère et de Caligula sont rançonnés. L’empereur prévoit relier ses propriétés du Palatin – un nymphée en face du domaine d’Auguste lui aurait aussi appartenu – aux jardins légués par Mécène à environ un kilomètre au Nord-Est. Pour une fois, l’étang marécageux à l’est du Forum républicain est promis à une valorisation intégrée. Le temple au Divin Claude, dont les fondations seulement sont achevées, est transformé en un réservoir alimenté par l’aqueduc haut perché qui d’ailleurs sera prolongé jusqu’au Palatin. Le réservoir se déverse par canalisations vers des pavillons et l’étang appelé à devenir le lac. Le tout doit composer non pas un domaine de villégiature mais une Cité impériale agrandie. En effet et à la différence de l’orbis impérial tenu d’être borné, la Cité de l’empereur divin tolère mal la limite. Elle doit se dilater aux dépens du collier des quartiers. Néron n’imitera pas Tibère. Il ne s’évadera pas dans l’azur. Agrippine a déjà eu, à son intention, l’idée de désenclaver le Cælius pour l’édification d’un temple au moins assez achevé pour que son podium transformé en réservoir serve à l’irrigation du centre liquide d’une Domus Transitoria. Pourquoi avoir ainsi nommé cette extension de la Cité impériale réservée à Néron ? Parce qu’il faudra tout recommencer ! 9.4.2. Rome flambe La transformation morphologique en cours n’est pas évidente au point de ressembler à l’emboîtement d’un creux dans un plein. Nous ne sommes pas en
217 présence de la perforation d’une forme de rassemblement par une forme d’évasion. Il y aura – au cœur de Rome effectivement et pas seulement au Palatin d’ailleurs – des apparences d’évasion. Il reste que ce cœur bat actuellement au rythme d’un massif monumental somptuaire. Des formes d’évasion vont s’y complaire, qui cependant ne feront pas disparaître la nouvelle aire sacrée. Nous ne revenons pas à la fortune récente de la religion égyptienne dans Rome pour comprendre une telle inversion du relief urbain, ni à quelque récente émancipation au féminin. Nous préférons rapporter ces représentations, plus superficielles que profondes, à un effet indirect de la consigne d’Auguste. L’arrêt des conquêtes stipulé en l’occurrence aurait frustré la valorisation d’un machisme [3.3.2] qui ne trouverait plus à s’exprimer sur les champs de bataille. D’où une axiologie de substitution à l’enseigne de l’évasion dans le féminin. La tendance morphogénétique est depuis peu dominée, au cœur de la Ville compacte, par l’engendrement d’une aire non seulement sacrée mais qui serait extensible. L’ensemble Domus Transitoria n’a jamais trivialement tenu dans un domaine de villégiature. Ce complexe a réalisé une extension de la Cité impériale. Sa désignation rappellera à la postérité qu’il fallut tout recommencer. Mais pourquoi ? Parce qu’entre-temps Rome a flambé. En juillet 64, la conflagration se propage depuis les environs du Cirque Maxime, lesquels sont anéantis ainsi que le Palatin et la retombée de l’Esquilin. Le reste est détruit à divers degrés. La plupart des familles sont sur le pavé. Un imposant patrimoine d’œuvres d’art et d’archives est perdu. Les habitants qui le peuvent se réfugient dans les campagnes et les cités proches. Le découragement est général. Des secteurs sont épargnés à l’Esquilin extra muros et au Viminal. Seul le Trastevere est vraiment sauf. La rumeur accuse Néron. Cet excentrique a été capable de faire tuer sa mère et, à l’écoute de ses caprices, il impose une Cité impériale extensible au point de ressembler à une villégiature prodigue au centre de l’agglomération en manque de place et dont le peuple est anxieux de devoir se tasser jusqu’à Véies. Quoi de mieux, pour ce despote, que porter atteinte à Rome dans sa matérialité la plus coriace ? Citant les historiens Suétone et Tacite, Elisabetta Segala rapporte que Néron se trouvait dans sa localité natale d’Antium lorsque l’incendie éclata. Il attendit quelques jours avant de venir contempler la propagation des flammes (Segala et Sciortino 1999, p. 5). « Nero was "watching this fire from the Towers of Mæcenas". Dressed up in theatrical clothes and gladdened by what he called "the beauty of the flames", he sang of the destruction of Troy. The rumour went around that, while the city was burning, he had jumped up on the stage of the imperial palace and sung "The Fall of Troy", representing in this ancient calamity the present disaster ». L’émotion est stupéfiante. Le phénomène est saisi esthétiquement – la magnificence des flammes – et l’ironie est d’une effronterie consternante. Un
218 demi-siècle après avoir été célébrée dans le récit de fondation virgilien, l’éternité de Rome est tournée en dérision. Rome devient Troie ; absolument le contraire de ce que la mémoire officielle a voulu qu’elle soit. La rumeur ne s’y est pas trompée. Non pas que Néron ait mis le feu. La vérité qui éclate est plutôt celle d’une haine contre Rome homologue à celle contre la mère. Néron aurait contemplé l’incendie de Rome comme si c’était l’araignée Agrippine qui s’était tordue devant lui. 9.4.3. Domus Aurea Acceptons que l’incendie de 64 fût un accident. Son effet n’aurait pas alors été essentiel à la conception de la future Domus Aurea ; cette Maison d’Or dont les composantes vont, quoi qu’il en soit, reprendre celles – antérieures à l’incendie – de la Transitoria. L’évolution de la Cité impériale sous Néron ne répondit pas d’un urbanisme programmé mais de la morphogenèse objective. Celle-ci n’a pas été redevable des ambitions personnelles de Néron, ni de sa mère, mais de la dynamique interne à la seconde aire sacrée dans Rome depuis que la divinité naguère située dans l’au-delà ait été rapatriée ici-bas en la personne des empereurs. La programmation de l’urbanisme néronien n’a fait que se couler dans la morphogenèse objective. L’engouement de Néron pour l’art hellénistique – nous lui devons le sauvetage du Laocoon (Petitot 2004, pp. 19-20) – n’aurait pas tant infléchi cette morphogenèse qu’il en aurait tiré parti. Agrippine et Néron n’ont pas été les destinateurs qui – forts de leurs enthousiasmes pour la culture orientale et pour l’hellénisme, voire à cause de travers psychotiques – auraient donné à la Cité impériale des Julio-Claudiens la forme que nous lui avons connue. Ces personnages auront été des acteurs manipulés par l’engendrement de la seconde aire sacrée dans Rome, si bien que leurs goûts ont trouvé à s’exprimer profusément à la faveur de cette dynamique objective. La partie de la Ville la plus détruite n’a pas libéré du terrain pour la réalisation de ce qui aurait été un fantasme urbanistique. Comme d’autres, Néron était familier du viol du droit à la propriété personnelle. Mais il n’a pas profité de la désolation causée par le sinistre pour perpétrer un tel viol. Il s’y est pris autrement. La récupération de la plaie ouverte par l’incendie a convergé sur une expropriation en bonne et due forme d’une surface de 80 ha environ. Le sinistre a facilité l’opération mais il ne l’a pas réalisée pour le compte de l’empereur. La plaie centrale n’a pas fait cadeau à Néron de son voisinage résidentiel. Elle lui a permis d’en faire la condition de possibilité de son urbanisme. Dès lors, la forme abstraite engendrée – et que la plaie a symbolisée – a été investie de valeurs apprêtées en représentation néronienne du monde. L’urba-
219 nisme conséquent ne s’est pas dressé contre la morphogenèse. Il a exploité une blessure tributaire de celle-ci. De ce point de vue seulement, selon nous, le feu a été signifiant. Il a comme brûlé le terrain là où devrait s’ériger la Neropolis dont parle Jean-Do Brignoli (2008). L’entreprise de reconstruction est gigantesque, d’abord par le travail requis pour l’évacuation des décombres. Les navires à blé laissent leurs cargaisons sur les quais de l’Emporium et retournent lestés de débris vers les marais du littoral. Ensuite, la conception des quartiers est repensée ; rues élargies et plus directes, etc. Enfin, la réglementation est resserrée. Les rez-de-chaussée des insulæ sont désormais construits en dur et flanqués de parois coupe-feu. L’époque est à l’inventivité. Les premiers échantillons de verre à vitre sont essayés. La nouveauté romaine marquante à l’époque est l’« appareil » en blocage. La maçonnerie est de gravats jetés dans un mortier entre des parois. En plus d’avoir aidé à la productivité, cette invention a permis les revêtements de stuc, les fresques et les éléments décoratifs surajoutés. Des murs de maçonnerie brute seraient recouverts d’apparats stylistiques non fonctionnels. Des colonnades seront ajoutées à des murs pouvant tenir debout sans elles. Symétriquement aux palais de Tibère et de Caligula somme toute compacts, le temple au Divin Claude – opportunément inachevé – localise la source de la résidence princière à présent constitutive de la Cité impériale et non pas – quelles que soient les apparences – d’un domaine de villégiature diffuse. Le réservoir dans les fondations du temple de Claude est couvert et surmonté d’un nymphée qui alimente le lac et les pavillons autour de lui. Les descriptions varient relativement à l’architecture de ces unités cellulaires. Pour ce qui est du pavillon principal – l’Oppius conçu par les architectes latins Severus et Celer –, il n’a pas la légèreté des volumes hellènes. La barre qu’est le pavillon Oppius est parfaitement orientée est-ouest. Ses ouvertures en façade regardent en direction du soleil de midi. L’architecture respecte une règle que Le Corbusier rendra célèbre vingt siècles plus tard. La maison d’un homme – ainsi Néron s’y est aperçu lors de l’inauguration – doit se positionner en fonction de repères cosmiques et organiser la nature environnante en fonction. Le lac ne fut-il que l’étang marécageux rehaussé ou une piscine encadrée d’un portique costaud ? Le Stagnum Neronis a reproduit le lac de Baïes (Segala et Sciortino, p. 13). Or – est-il besoin de rappeler ? – Agrippine fut assassinée sur ordre de Néron au bord d’un tel lac à Baïes. Et cette mère phallique aurait auparavant voulu une Cité impériale agrandie au point de permettre une villégiature en quelque sorte transcendante au cœur de Rome. Le lac ne pouvait qu’y reproduire celui de Baïes. Le palais de Tibère est recyclé en qualité de dépendance. Le nymphée du Palatin est restauré. Ces équipements sont reliés par des galeries semi-souterraines à un quartier des gardes. Un vestibule de la grosseur d’une basilique est
220 aménagé en liaison avec le Forum. Dans l’embouchure orientale est érigé un colosse haut de 35 m ; trois fois la taille de l’Apollon au Palatin ! Couronné de rayons solaires et tenant un globe de la main gauche, ce colosse a déposé sa lyre à l’intention d’un Néron transfiguré en poète chantant. « Les séductions de l’héliolâtrie sont particulièrement sensibles. Se déclarant né sous le signe du soleil et fort influencé par la théologie mazdéenne d’Iran, l’empereur rêve de devenir le "Roi-Soleil" » (Salles, p. 283). Un complément aux descriptions de Segala et Sciortino ? Si la culture orientale a emballé Agrippine et l’hellénisme a galvanisé Néron, le Soleil les aveugla l’un et l’autre ? 9.4.4. La fin de la récréation Comment Néron s’y est-il pris pour résoudre le problème du financement de son urbanisme ? Le système économique devenait moins performant, mais Néron l’endigua en endettant le trésor public. Comment rembourser la dette en revanche ? En dévaluant la monnaie mais, plus bêtement, en procédant à des confiscations. Néron instruisit à cette fin des procès de lèse-majesté, comme Tibère avant lui mais avec moins de retenue. L’empereur prodigue a financé son urbanisme par le transfert à son compte de biens mal acquis aux dépens de ses intimés. Une famille aristocrate deviendra illustre pour avoir été spoliée ; les Laterani qui possédaient une partie du Cælius. Au reste, beaucoup de victimes sont sélectionnées parmi les membres de la famille proche d’un empereur immanquablement dépassé par la morphogenèse de son établissement. Les derniers descendants d’Auguste, y compris Octavie, sont non seulement ruinés mais éliminés. La dynastie des JulioClaudiens est acculée à l’extinction complète. Il n’y aura pas de succession. Qu’en déduire, si ce n’est que Néron s’est livré à des viols de propriété ? Ces viols ont empêché plusieurs acteurs – en droit d’occuper certaines positions – de s’y trouver à terme. Soit ce qu’ont réalisé, littéralement, les confiscations prescrites par les procès de lèse-majesté. L’incendie de 64 n’a pas brûlé les propriétés d’autrui. Il en donna l’idée à Néron, qui s’y est employé en dépossédant les siens. Une conspiration concoctée par un sénateur est éventée en 65. Elle est noyée dans le sang. L’élite intellectuelle est décapitée. Sénèque – Socrate romain – est libre de se donner la mort. Insatisfait des gains apportés par ses mesures fiscales au plan local, Néron s’en est pris aux provinces. Il décréta des hausses d’impôt et, en guise de reconnaissance pour sa culture, il dispensa la Grèce des sacrifices économiques exigés de partout (Segala et Sciortino, p. 17). C’était l’erreur à ne pas commettre. À la rigueur, une crise financière est socialement viable. Elle relève alors d’une force des choses devant laquelle le maître semble autant vulnérable que les subordonnés. Il en va autrement quand il y a injustice flagrante, ce qui est à présent le cas.
221 Les gouverneurs et les généraux se dissocient. Les prétoriens baissent la garde. Les sénateurs lancent l’anathème. Terrifié, errant en compagnie de quelques irréductibles fidèles, l’empereur déchu se réfugie dans une villa de la campagne proche et, sur le point d’être arrêté, il s’enfonce un poignard dans la gorge. Comment l’Empire a-t-il pu être gouverné – somme toute assez efficacement – en dépit de l’insouciance d’un prince qui n’aurait eu d’attention que pour l’agrément de sa demeure ? Comment comprendre que les conseillers de Néron – capables de faire creuser le canal de Corinthe ? – aient fermé les yeux sur un projet urbanistique à l’évidence insensé ? Le rachat de la folie des grandeurs fut assurément impossible, mais il gagna du temps à force d’interventions coup de poing sur l’endettement, la monnaie et la fiscalité. L’abus de pouvoir accumula les précédents pendant que rien ne l’endiguait. La situation n’était pas si mauvaise dans les provinces et les périphéries. Depuis qu’Auguste avait recommandé le maintien des limites de l’orbis en l’état, l’expansionnisme territorial était au ralenti. La conquête de la Bretagne était achevée. La frontière orientale était stabilisée. Une victoire fut remportée contre les Parthes et l’Arménie redevenait un royaume vassal. Les conquêtes se font quand même exceptionnelles, si bien que la livraison des prisonniers de guerre s’essouffle. Le marché aux esclaves en est fragilisé. Cette force de travail étant le premier des moyens de production du temps, sa rareté relative entraîne une pression à la hausse sur les prix. Le mécanisme explique les innovations techniques dans l’industrie de la construction et, plus encore, que de grands propriétaires latifundiaires en manque de main-d’œuvre servile aient dû céder des lots à des particuliers. Va en résulter une refonte du domaine agraire favorable à la qualité de vie des paysans-cultivateurs.
10. Le tombeau de Pierre 10.1. Des chrétiens à Rome 10.1.1. Une condition impossible Nous sommes en 68. Néron est mort sans avoir désigné de successeur. La guerre civile secoue la capitale et l’Italie. La première depuis César ! Une menace latérale vient de Judée. La révolte y est endémique (Nahon, p. 530). Vingt-six « soulèvements armés » en un demi-siècle ! Et depuis l’an 66 les Juifs mènent la « guerre sainte » contre Rome (Bardet 2002). L’entrée en scène d’une communauté religieuse associée aux Juifs transforme le contexte. Cette communauté groupe les disciples de Jésus crucifié à Jérusalem au début des années trente. Sauf exceptions, ces chrétiens refusent de se rallier à la cause des soulèvements en Palestine. Nous avons commenté déjà la convention coloniale, mise à l’essai avec la prise de Jérusalem par Pompée en - 63 puis appliquée avec succès quelque vingt ans plus tard. En vertu de cette convention exceptionnellement axée sur la ségrégation des Juifs et non pas sur leur assimilation, la responsabilité religieuse était remise à un sanhédrin [7.5.2] en même temps que – et avec l’assentiment de ce conseil – la responsabilité politique de la Judée serait retenue par Rome. En un établissement identitaire et nommé, la relation entre les principes du religieux et du politique est nécessaire [Introduction]. Surnaturellement révélé ou pas, le principe religieux élabore des valeurs profondes spatialement investies. C’est dire que ces valeurs sont transformables en religion à condition d’avoir auparavant imprégné une interface géographique engendrée par des trajectoires conflictuelles c’est-à-dire politiques. Nous posons qu’aucun groupe humain territorialisé ne saurait assumer sans préjudice la séparation des principes du religieux et du politique. Or le peuple juif avait pu préserver sa pratique religieuse à condition de renoncer à l’ordre politique, on vient de le rappeler. Il a donc dû dissocier des principes en réalité corrélés l’un à l’autre par la médiation de l’établissement. Dans les limites de son aire d’influence, Rome a partout confisqué le pouvoir politique tout en laissant libres les religions locales. L’originalité de la condition juive a tenu d’un consentement à une telle aliénation du principe politique. Comme si le religieux y avait trouvé son intérêt. Aussi, Rome a su appliquer la méthode du syncrétisme à l’ensemble des religions et de cette manière procéder à l’assimilation culturelle des populations concernées. La religion monothéiste des Juifs fit toutefois exception [8.4.1], si bien que ce peuple serait ségrégué et non pas assimilé. Les Juifs de Palestine avaient été plutôt conservateurs et ceux de la Diaspora seraient plus ouverts. Lors de la tentative d’hellénisation par les Séleucides
224 [6.2.3], les ancêtres de Palestine s’étaient singularisés en défendant « âprement leur indépendance politique et religieuse » (Petit 1968b, p. 296. Nous soulignons). Mais en même temps les Juifs d’Alexandrie étaient remués par la culture hellénistique au point d’en oublier leur langue maternelle. Au plan de la tradition religieuse, les Juifs de Palestine sont devenus les gardiens d’un judaïsme prescrivant le culte du Temple de Jérusalem. Pour leur part, les Juifs de la Diaspora deviendraient surtout les pharisiens plus strictement attachés à la Loi de Moïse. Les refuges de la Diaspora étaient des enclaves peu étanches. Des résidents trouvaient le moyen de circuler et d’échanger des biens, des services, des idées. En vertu de la sujétion coloniale, ces rapprochements étaient malvenus. Il était cependant difficile pour les Juifs d’être réservés à cet égard étant donné que leurs compatriotes chrétiens « de la onzième heure » ne se privaient pas d’enseigner. 10.1.2. Douze plus un Aux lendemains de la disparition du Christ, la communauté des premiers chrétiens réunissait les seuls disciples qui avaient fréquenté le maître directement. Leur témoignage ne récusait pas le judaïsme quant au fond. Il plaçait la foi avant la Loi mais sans oublier les Écritures relatant l’Alliance du peuple juif avec son Dieu unique. De vieux livres en langues hébraïque et araméenne ont constitué un Ancien Testament autant pour les chrétiens que pour les Juifs. Les disciples autorisés à la prédication de la Bonne Nouvelle – les évangiles qui en étaient encore à la tradition orale – devaient avoir vu la personne physique du Christ et avoir été envoyés par lui (Congar 1968, p. 161). Douze apôtres auraient été privilégiés. Il y eut quelques défections et même une trahison, mais les remplacements suivaient aussitôt. Car le total devait être respecté étant donné que chacune des douze tribus de la nation d’Israël – à la mémoire des fils de Jacob [1.1.4] – devait accueillir son apôtre. Le premier des apôtres était un nommé Simon, appelé Pierre de la bouche du maître. Sur cette pierre serait fondée une Assemblée ; l’Église. Le message évangélique fut adressé à tous et en toutes circonstances de lieu et d’époque. Rien d’exagéré en cela puisque le royaume projeté ne serait pas de ce monde. Il y eut des conversions assumées par les chrétiens de Jérusalem. Les apôtres pensèrent la tournure que prendrait la délégation de leur autorité à des témoins non-oculaires. Lesquels seraient des diacres en instance de prêtrise. Ce qui présupposa la reconnaissance d’une hiérarchie conçue par ces apôtres ; le collège apostolique. Et ce qui impliquait la convocation d’une hiérarchie épiscopale – inscrivant diacres et prêtres – sous la houlette d’évêques.
225
Pierre et Paul sacrifiés sous Néron (68)
Église apostolique Arrestation de Paul (63)
Le conflit est déclaré entre Pierre et Paul (49) Arrestation de Pierre (43)
Dénonciation des chrétiens hellénisés par les pharisiens (ou les judéo-chrétiens ?)
Paul Chrétiens hellénisés
Pierre Judéo-chrétiens Expulsion
Persécution des chrétiens sous les grands prêtres ; martyre d’Étienne Chrétiens < Juifs « fidèles » Révélation du Christ
Hellénisation Pharisiens d’obédience mosaïque
Confinement Grands prêtres gardiens du culte du Temple
Palestine
Diaspora
Prise de Jérusalem par Pompée en - 63
ROME ENDO > EXO
JÉRUSALEM JÉRUSALEM EXO > ENDO
Graphique 10.1 Mise en situation des Juifs et des chrétiens à l’époque de Néron Les doubles flèches renvoient à la dynamique de conflit liée au contrôle politique de la mobilité (entrées endo et exo).
Des Juifs étaient tiraillés entre, d’une part, le devoir de fidélité envers leur religion traditionnelle appuyée sur l’écrit et, d’autre part, l’appel de la nouvelle foi
226 appuyée sur la parole. Les grands prêtres d’une secte peu connue – les sadducéens – ont plutôt mal réagi à la critique introduite sur les entrefaites. D’autres sectes furent plus permissives, dont les esséniens et les zélotes. Les pharisiens se sont montrés tolérants envers les judéo-chrétiens encore respectueux des observances juives (Daniélou 1968, p. 995). Les mêmes pharisiens – pourtant eux-mêmes hellénisés – étaient toutefois agressifs envers les chrétiens « qui parlaient grec ». Les chrétiens ont ainsi hérité du clivage entre Juifs dont certains étaient hellénisés et d’autres non (graphique 10.1). Les premiers chrétiens hellénisés furent représentés par le diacre Étienne. Accusé d’avoir accordé la préséance à la foi sur la Loi, Étienne fut lapidé en 37. Ses confrères étaient aussitôt expulsés. Dès lors se constituèrent les premiers foyers chrétiens hors Palestine, à savoir Antioche (~ Antakya) et Damas en Syrie. Parmi les pharisiens de province se trouvait un Juif et citoyen romain surnommé Paul, Saül de son nom hébreu. Né en Cilicie entre les années 5 et 15, Paul alla parfaire sa formation à Jérusalem peu après la disparition de Jésus. Le dessein général était la persécution des chrétiens et cela jusqu’en Syrie s’il fallait. Là s’étaient échappés, justement, les témoins du martyre d’Étienne et qui seraient exposés à l’hellénisation. En route pour Damas, en l’an 38, Paul a une vision miraculeuse du Christ. Il est enjoint de renoncer à la persécution et de partir en mission à son tour. Paul se convertit moyennant la traversée du rite initiatique qu’est le baptême. Il devient un apôtre puisqu’il a vu le Christ et que celui-ci l’a mandaté pour témoigner de sa révélation. Compagnon de l’apôtre Barnabé sur les chemins d’Arabie, d’Asie Mineure, de Grèce, de Chypre, Paul découvre le dieu inconnu des religions grecque et romaine. Ce dieu avait été invoqué par les anciens en toute circonstance où un culte ne trouverait pas à qui s’en remettre. Paul lit une inscription à son adresse sur un autel d’Athènes. Il fait savoir que le « Seigneur » inconnu des Grecs – le « Dieu qui a fait le monde et tout ce qu’il contient » – « n’habite pas les temples construits par les hommes » (Jean-Paul II 2005, p. 115). La divinité est humainement reconnue au Seigneur et le message est de cette façon annonciateur de l’élaboration d’un christianisme en tant que religion. De Corinthe, en 55-56, l’apôtre Paul rédige son Épître aux Romains. Ce bâtisseur de religion « est résolu de passer par Rome » (Bonnard 1968, p. 613). 10.1.3. Vers un christianisme paulinien La communauté des premiers chrétiens avait ce qu’il fallait pour s’enraciner dans Jérusalem. Si elle n’y a pas réussi, ce ne fut pas tant sous la contrainte externe que dans la foulée d’une discorde qui s’en empara par l’intérieur. Comme le maître, Pierre n’a pas été prophète en son pays.
227 Pierre quittait Jérusalem en 40. Dans quelles conditions ? Difficile de préciser. Le système esclavagiste était propice à la libre circulation des personnes. Mais un Juif de la Judée colonisée comme Pierre ne devait pas contrôler sa mobilité. Pierre a-t-il été déplacé comme un esclave ? Sans doute pas. Comme un migrant parrainé ? Pierre dut avoir été accompagné par un Juif hellénisé et bien intentionné, celui-ci n’ayant été nul autre que Paul (p. 612). L’évangélisation adopta ainsi très tôt la formule de la mission étrangère. Ses premiers succès durables ont été remportés auprès de Juifs soit déjà hellénisés soit exposés à l’être, d’abord en Syrie (Antioche, Damas), puis en Asie Mineure (Éphèse), en Grèce (Corinthe), enfin à Rome et cela dès les années 50 (Henry 1968, p. 97). Paul contrôla sa trajectoire avant que Pierre suivît la sienne. Pierre était mis aux arrêts en 43, tandis que Paul ne connaîtra le même sort que quelque vingt ans plus tard. À l’évidence, Pierre était plus vulnérable. C’est trop peu dire que son arrestation réalisa l’exorégulation de sa mobilité. C’était plutôt une exorégulation a priori qui se prêta à l’infortune. À l’époque de Claude, les judéo-chrétiens œuvraient de l’intérieur des localités
de la Diaspora tandis que les chrétiens hellénisés évoluaient au dehors (Nahon, p. 531). Les judéo-chrétiens, à la suite de Pierre, ont partagé les lieux de culte juifs – les synagogues –, allant jusqu’à y prêcher. Pour leur part, les chrétiens hellénisés, à la suite de Paul, ont rompu avec les Juifs en abandonnant certaines de leurs coutumes, dont la circoncision. En contact avec les chrétiens et témoins de leur sans-gêne, les Juifs sont alors entrés en concurrence avec eux pour convertir les gentils, les païens [9.1.3]. Les chrétiens qui s’éloignaient des établissements juifs étaient, sinon assimilés, du moins apprivoisés par les Romains auxquels ils ne pouvaient pas ne pas faire de concessions. Revenons au phénomène de la circoncision. Cette marque distinctive (De Dominicis, pp. 25-26) aurait plus anciennement fonctionné, depuis l’Égypte, comme un signal offert à la ségrégation [1.1.4]. La circoncision continua ainsi d’être administrée aux Juifs ségrégués en fonction des voisinages exorégulés de leur Diaspora. Mais elle perdrait sa signification auprès des chrétiens sortis de ces voisinages et dès lors apprivoisés voire assimilés par les Romains. Le rite du baptême s’y est substitué. 10.1.4. Les trajectoires de Pierre et de Paul Paul sera à Rome en 62, bien qu’en résidence surveillée et après avoir été déféré devant un tribunal impérial pour cause de dénonciation par les autorités juives. Et si c’étaient des judéo-chrétiens qui l’avaient perdu ? Quant à Pierre, il sera à Rome en 64. Au reste, des chrétiens se sont trouvés à Rome dès les années 4950. Claude était l’empereur et il fit part de son jugement hostile envers ces sectateurs qu’il assimila aux Juifs selon Suétone.
228 À Pierre reviendra l’honneur d’avoir été le premier chef du collège apostolique de l’Église à Rome. Son martyre a lieu au Janicule, entre 64 et 67, et une sépulture lui est accordée dans la nécropole du Vatican au nord du cirque de Caligula-Néron. Les fouilles (1939-1949) n’ont pas permis le repérage du tombeau mais des traces d’une memoria remontent à 120 (Krautheimer 1999, pp. 49-51). Paul endure le martyre vers 64, sur le site dit des Trois Fontaines au sud de l’Aventin. Ses restes sont inhumés le long de la route d’Ostie non loin de là. Paul a patronné des églises en plusieurs cités orientales. D’autres églises, au pluriel, vont ponctuer les pôles de l’orbis y compris Rome. Nous allons revenir sur le sens de la distinction à faire entre l’Église et les églises.
Avant de commenter la mobilité des premiers chrétiens, une mise au point est bienvenue relativement au séjour égyptien de la Sainte Famille alors que Jésus était encore un jeune enfant. Posons que cette fuite en Égypte eut pour but de soustraire le Divin Enfant – réfugié politique ? – à un massacre d’Innocents ordonné par le roi vassalisé Hérode de Jérusalem. Mais un véritable exil aurait suivi, lequel aurait duré plusieurs années, peut-être sept (Noblecourt, p. 290). Pendant les quinze premières années de leur apostolat, on l’a vu, Pierre et Paul ont vécu des expériences géographiques qualitativement différentes. Pierre n’eut pas le contrôle de sa trajectoire sortante de Jérusalem, tandis que Paul contrôla sa mobilité spatiale de la Cilicie à Jérusalem et à Damas. Les apôtres du Christ – ceux qui l’avaient connu de son vivant – ne furent pas des réfugiés mais des missionnaires animés par la volonté de parcourir l’écoumène. Ils n’avaient surtout pas le contrôle de leur mobilité. Ces tout premiers chrétiens étaient des Juifs ordinaires sous ce rapport. Leur sujétion à Rome ne cessait d’être coloniale. Plus encore, les chrétiens ont été doublement piégés en aval de cette exorégulation. Ils n’étaient qu’un groupe marginal parmi les Juifs. Ils étaient l’Opposant des Juifs qui eux-mêmes étaient l’Opposant des Romains. Les chrétiens ont de prime abord été l’Opposant second, si l’on peut dire. Le manque grave de compétence politique, excitant les rivalités personnelles, expliquerait la dissension qui eut lieu au sein de la chrétienté primitive. Les chrétiens doublement exorégulés ne pouvaient pas aller enseigner. Car les Juifs de Palestine ne pouvaient pas sécréter un Opposant chrétien en mesure de se déplacer comme il voulait. Mais les Juifs de la Diaspora, hellénisés et plus largement bénéficiaires de la citoyenneté, étaient capables de générer un tel acteur. La révélation devait se répandre. Mais comme à cette fin il n’y avait pas d’apôtre contrôlant suffisamment sa mobilité depuis Jérusalem et la Palestine, il a fallu qu’un apôtre ainsi doué se présentât par le dehors. Cet Adjuvant politique de la chrétienté primitive aura été Paul. Certes, celui-ci n’avait pas vu le Christ
229 ni reçu l’appel explicite. Mais la vision miraculeuse et ce qui s’ensuivit eurent raison de l’inconvénient. Une persécution a sévi sous Néron (Borie 2008, p. 28). Elle ne fut pas religieuse mais anthropologique. La persécution dans la Rome néronienne s’en prit aux Juifs et – par ricochet – aux chrétiens qui en étaient selon Claude. Que le Trastevere ait échappé au sinistre n’aida pas ses résidents juifs et encore moins les chrétiens. Mais ces derniers furent traqués en tant que bouc émissaire et non pas en tant qu’infidèles au plan religieux. 10.2. Rome virile 10.2.1. Lamentations Aucune succession n’ayant été confirmée à la mort de Néron, il en résulta une course à la prise du pouvoir. Des gouverneurs, légats et généraux de provinces se sont empressés. Un certain désordre devait s’ensuivre c’est-à-dire, on le sait, la première guerre civile depuis César. Celle-ci va durer de juin 68 à décembre 69. Au lieu d’éclater à Rome pour se résoudre hors Italie comme c’était devenu coutumier, cette guerre partit des provinces pour enfoncer la capitale. Depuis les campements militaires d’Espagne, de Lusitanie, de Gaule et d’Égypte, quatre empereurs étaient lancés en moins de deux ans. Deux ont été assassinés et un autre se suicida. Un seul parvint à s’imposer ; Flavius Vespasianus ou Vespasien. Il avait deux fils – Titus et Domitien – lorsque proclamé à l’initiative des légions d’Égypte. La succession était de ce fait assurée et la nouvelle dynastie des Flaviens, identifiée au prénom de son premier prince, voyait le jour. Vespasien était légat en Syrie quand il s’intéressa au pouvoir impérial. Il venait d’être affecté au commandement des troupes de Judée pour l’écrasement des Juifs en guerre. Une fois empereur, en décembre 69, Vespasien confia la répression armée à son fils Titus qui, l’année suivante, remportait la victoire. Le Temple de Jérusalem était détruit. Ne subsisterait que son mur des Lamentations. « Quelques places fortes résistèrent encore ; Massada, l’ultime bastion des insurgés, fut prise le 2 mai 73. La Judée était en ruines […]. Le sanhédrin disparaissait, la liturgie du Temple était supprimée et il fut interdit de construire un nouveau lieu de culte » (Le Glay et alii, p. 266). L’aristocratie sénatoriale était en déclin. Les grandes familles devenaient fantomatiques. À l’inverse, les chevaliers profitaient d’une ascension lente et tenace. Ils s’emparaient des tâches administratives et professionnelles qui étaient confiées à des affranchis depuis l’époque de Claude. La bureaucratie devenait une mécanique, une machine. À la limite, les fonctionnaires n’étaient plus au service du prince, ni comme soutien ni même comme instrument. Les hauts postes tombant aux mains des chevaliers, la fonc-
230 tion publique devenait une force sociale assez autonome pour en imposer et aux sénateurs et au prince. La rente foncière était enfin à la hausse. Rome et l’Italie entraient dans une phase de création de valeurs. Des biens fongibles devraient être produits en vue du rachat de cette valorisation positionnelle, mais à distance. La briqueterie de l’Emporium fut peut-être la seule entreprise manufacturière viable qui demeurât à Rome. La destruction massive de Pompéi et d’Herculanum, par une éruption du Vésuve en août 79, a certes entraîné des chutes de valeurs en Campanie. Ce cataclysme – quelque 200 000 morts ? – n’a cependant pas infléchi le comportement de l’économie régionale. La valorisation avait été assez forte, à Rome et dans l’Italie en général, pour diluer les pertes sur le front campanien. Les légions recrutaient leurs soldats en provinces, si bien que les forces italiennes et romaines ne fournissaient plus que les cohortes prétoriennes et urbaines. Les provinces allaient à l’offensive tandis que Rome allait à la défensive. Ce qui donnait sens à l’opposition entre production de richesses en provinces et création de valeurs en Italie et à Rome. 10.2.2. Rappel à l’ordre La dynastie des Flaviens fut confrontée à l’urgence de réparer les dommages causés par les délires de Néron. Mais il n’était pas question de réformer le système, surtout pas de restaurer la République. La réaction était plus tamisée, subtile, en un mot spirituelle (Salles 2002). Dans cette sorte d’ambiance, Vespasien a dû faire preuve de comportement exemplairement et même trivialement moral (Caratini 2003). Le premier des Flaviens renoua ostensiblement avec les faire-valoir rustiques de la fécondité, de la frugalité et du labeur. Soit ce qu’il fallait à nouveau opposer virilement à l’esthétique hellénisante dont Néron avait gavé les siens. Il reste que les Flaviens développèrent le culte à Isis. Le temple égyptien était fréquenté comme jamais. Était-ce la faveur des légions d’Égypte à l’égard de Vespasien qui rapportait ainsi ? Quoi qu’il en fût, le religieux mis en scène n’a pas empêché le retour des clameurs viriles plus proches de la mythologie archaïque. Dans cet environnement culturel, le pouvoir personnel de Vespasien se réclama du choix de l’armée qui d’ailleurs reçut l’acquiescement du Sénat. La mémoire d’Auguste était ravivée et celle de Néron, autant que faire se pouvait, éradiquée. Les provinces furent soumises à un équilibrage. De l’Espagne, il ne restait plus que la Citérieure nommée Tarraconaise. Aux dépens de l’ancienne Ultérieure avaient été créées la Bétique (~Andalousie) et la Lusitanie, du nom de la région qui couvrait peu ou prou l’étendue du Portugal actuel. Dans les autres confins, la réorganisation fut précipitée sous le coup d’expéditions et pacifica-
231 tions : en Judée avec le résultat que l’on sait ; en Afrique, en Bretagne, en Syrie et en Germanie où commençait l’aménagement d’un bord fortifié ; le limes. Le peuple est mis au travail, sur les chantiers de construction et pour la garniture de l’assiette fiscale. Les taux d’imposition sont rehaussés tous azimuts en même temps que les finances sont assainies. Il faut refaire le cadastre d’un bout à l’autre de l’orbis, pour la conduite du recensement c’est-à-dire la mise à jour de la liste des revenus taxables. Vespasien et Titus ont gouverné l’orbis en étroite collaboration. Le père et le fils prirent ensemble le consulat à sept reprises. Vespasien décéda en 79. Titus lui succéda. Celui-ci décéda à son tour en 81. Son frère Domitien va maintenir la continuité jusqu’en 96. Sous le règne de Domitien – le dernier des Flaviens –, le problème de la défense des périphéries refait surface. La région entre le Rhin moyen et le haut Danube – les Champs Décumates – est annexée. Mais la décentralisation des forces amène certaines formations provinciales à conclure des pactes avec des clans outre-frontière. Par ailleurs, la peuplade qui a donné son nom à la Dacie – les Daces – accueille des immigrés nomades en provenance des steppes du nord de la mer Noire. Ces arrivants – non pas des Scythes mais des Sarmates également de provenance iranienne et qui remplacent les précédents – rendent les Daces conscients de leur insertion dans le territoire de la basse vallée du Danube. Ce qui les amène à défendre la frontière sud de leur contrée en envahissant la Mésie. Les légions ripostent mais sans succès facile. Elles subissent des pertes. Des redoutes sont ajoutées au limes de la Germanie et de la Dacie. Quatre provinces sénatoriales sont créées : deux Germanies, l’une supérieure (amont) l’autre inférieure (aval) ; deux Mésies signalées de même façon. Le limes est jalonné de castra légionnaires, appelés à devenir autant de villes-frontières en Europe médiane (Jacques et Sheid 1990). La principale est déjà Carnuntum (~ Bratislava), non loin à l’est du site de Vienne. Des sources d’eau chaude sont mises en exploitation ; les futurs Bath de Bretagne, les Baden des Germanies et les Aix de la Gaule. 10.2.3. L’amphithéâtre Flavien Nous entrevoyons que le calme dans Rome contrebalançait une instabilité caractérisant les périphéries nordiques (Bretagne, Gaule, Germanies, Dacie) et orientales (Parthie, Palestine-Judée). Rome se retrouvait comme dans un œil de cyclone. Il y avait de la turbulence, mais à distance seulement. Ce qui se passait dans les Germanies était particulièrement surveillé. Car tout ce qui bougeait en Gaule et en Dacie y trouvait son moteur. À la marge orientale de l’orbis, la Parthie semait l’inquiétude du simple fait d’être trop loin en même temps que pas assez. Ou elle était soumise mais le coût
232 de l’occupation s’avérait exorbitant. Ou elle était laissée en l’état mais le contrôle de sa frontière côté Syrie était peu sûr. La consigne d’Auguste était déjouée. Comment garder l’extension invariante de l’orbis si une section de la limite externe est soit trop coûteuse à tenir soit intenable par effet de calcul raisonnable ? Le réel défi, en ces confins, n’est cependant pas venu de la Syrie ni de la Parthie, mais de la Palestine. Avec la conquête de la Judée et la destruction du Temple de Jérusalem, le rapport de forces intrinsèque à l’établissement des Juifs s’est inversé. Les Juifs de la Diaspora se trouvaient mieux placés que leurs homologues de Palestine, de même que les chrétiens hellénisés à la suite de Paul l’emportaient sur les judéo-chrétiens à la suite de Pierre. L’Opposant second n’était plus le chrétien mais le Juif. Les derniers moments de la dynastie des Flaviens furent plus éprouvants pour la personne de l’empereur que pour l’Empire. Il y eut prétention, de la part de ce prince, à une monarchie absolue « presque à l’orientale ». Domitien s’acclama dominus et deus de préférence à princeps civium. Non plus le premier des citoyens mais le Seigneur au-dessus de tous. Domitien a été moins négligent que Néron. Il a pris la précaution de désigner son successeur, le rassurant sénateur Nerva. Mais il ranima l’habitude des procès d’intention – de lèse-majesté ? –, lesquels attaquèrent des philosophes et des astrologues, des Juifs et des chrétiens, enfin des membres de la proche parenté y compris l’épouse. Celle-ci n’attendit pas et un « complot décisif » – le poignard aidant – eut raison du « tyran ». Le redressement de la situation économique, sous les Flaviens, s’accompagna de reconstruction urbaine. Celle-ci était créatrice de valeurs et non pas productrice de richesses. Elle devait par conséquent stimuler le labeur en aval d’une exemplarité urbaine imprégnée de valeurs édifiantes et, dans les circonstances présentes, viriles. La reconstruction relevait presque du modus vivendi depuis l’incendie de 64. Et un autre affligerait le Capitole en 69. Il fallait refaire la Ville en partie et, ex abrupto, il y eut une urgence ponctuelle à rebâtir le temple de Jupiter. Fait significatif, le financement de la reconstruction du temple capitolin absorba la dîme que les Juifs avaient eu le privilège de destiner à l’entretien de leur Temple. L’expiation avait un prix. Les travailleurs salariés, en cette période où le marché aux esclaves fonctionnait au ralenti, devaient faire confiance à la bienveillance des nouveaux maîtres. Quant aux Juifs ayant mal tenu leur mauvais rôle, ils payèrent double. La réfection des autres monuments sinistrés fut moins hâtive, mais néanmoins efficace et massive. Au Champ de Mars, l’arène Taurus [9.2.2] n’était pas réhabilitée (Coleman, p. 228). Et pour cause ! L’empereur Vespasien avait entrepris, en 72, l’édification d’un double théâtre au moins quatre fois plus vaste et sur les
233 lieux mêmes où Néron avait fait rehausser son lac. Cet amphithéâtre Flavien dessina une ellipse de 188 m par 156. La hauteur serait de l’ordre des 60 m, soit au moins deux fois celle du colosse de Néron d’où lui viendra son surnom de Colisée. La localisation de l’amphithéâtre géant – le Colisée – semble avoir été on ne peut plus réfléchie. Elle tomba parfaitement sur le lac c’est-à-dire sur le centre de l’ex-domaine de Néron. Le pavillon Oppius de la Maison d’Or est enseveli. Le lac est converti en un bassin de naumachie. Le vestibule deviendra le portique Margaritaria concédé à des marchands de perles. L’éperon du Cælius est restitué au temple de Claude enfin édifié. Un gigantesque escalier permet d’atteindre celui-ci depuis la nouvelle place publique aménagée autour de l’amphithéâtre. En moins de huit ans, le Colisée est complété et son inauguration, sous Domitien, est suivie de cent jours de festivités. Cet amphithéâtre ne peut pas avoir été érigé pour l’amusement trivial. Les combats de gladiateurs y étaient les plus fréquents. Or ces combats « n’appartiennent pas à la catégorie des jeux publics ; ce sont des formes adoucies de sacrifices humains » (Grimal, p. 409). De même pour les chasses rituelles et nonobstant l’affichage du toponyme Ludus attribué à la caserne des gladiateurs non loin à l’Est. Faut-il pour autant apparenter le Colisée à un monument religieux ? Peutêtre, bien que la signification de cette œuvre urbaine fût trop brute pour cela. Le Colisée semble avoir réussi une revanche au niveau de la saisie du sens anthropologique. Ce n’était pas une culture à l’égyptienne et féminisante qui était célébrée en cette forteresse. C’étaient des valeurs profondes en harmonie avec une approche masculine de la réalité. Le Colisée célébra, pour tout dire et pour longtemps, la fortune du machisme méditerranéen. Il se comporta allégoriquement comme un bouchon, ayant obturé une morphologie de centre liquide imprégnée de féminité. Le centre de la Ville existe désormais là où Néron avait troué son domaine d’un lac. Car le bouchon qu’est Colisée aura dénoncé cette forme creuse en empêchant de la voir. 10.3. La mise en situation d’un destin tragique 10.3.1. Deux religions distinctes À compter de l’an 70, c’est annoncé, le rapport entre Juifs et chrétiens s’inversa
complètement. Côté Juif, la Palestine était peu sûre et les refuges de la Diaspora devenaient autant de micro-enclaves plutôt étanches. Côté chrétien, la pédagogie de Pierre, enracinée dans la culture juive, était reléguée par celle de Paul qui se prêtait à une hellénisation émancipatrice. Le christianisme est paulinien.
234 L’avenir n’était pas évident, quand on sait que la propriété des positions spatiales était intégralement détenue par l’empereur ; soit directement soit indirectement. Il est certain que les chrétiens de la seconde moitié du siècle ont quitté – ils ont dû quitter même – les enclaves de la Diaspora. Mais comment ont-ils pu ? L’explication à portée de main veut que d’influents citoyens romains se soient convertis, pour ensuite consentir à un partage de leurs propriétés avec les chrétiens. La largesse aurait alors permis à ces derniers de circuler au point d’infiltrer les voisinages de la Ville. Le problème théorique saute aux yeux. Pour aller convertir de tels citoyens, les chrétiens devaient se disjoindre de leurs lieux enclavés. Mais comment faire s’ils n’avaient pas encore le pied-à-terre de remplacement que leur vaudraient les hypothétiques conversions ? Il faut supposer l’existence d’un instant critique, lors duquel les chrétiens n’ont séjourné ni dans les enclaves de la Diaspora ni dans l’établissement autour de celles-ci. Tenus de se mesurer aux Juifs et à la civilisation Occident qu’il leur faudrait bien fréquenter, les chrétiens ont conforté leur tradition orale d’un enseignement écrit. Les témoignages concernant la vie de Jésus, qui arrivaient jusqu’alors par fragments, furent colligés en un Nouveau Testament écrit surtout en grec (Daniélou, p. 996). Les principaux de ces textes ont été les quatre évangiles officiels ou l’Évangile autorisé lors de réunions conciliaires entre les années 70 et 95. Les Actes des apôtres, moins doctrinaires, datent de la période. Pendant que les chrétiens fondaient leur tradition écrite sur le Nouveau Testament, les Juifs continuaient de ramener la leur aux cinq premiers livres de l’Ancien Testament ; le Pentateuque, la Torah. Rédigée entre les IXe et IVe siècles av. J.-C., la Torah avait transmis l’essentiel de la Loi mosaïque (Gœtschel 1968). Le Talmud compilerait par la suite les commentaires relatifs à la Loi juive, pour en fixer l’enseignement (IIe-VIe s AD). Nous n’étions plus en présence d’un judaïsme dont se distinguait la révélation du Christ. Nous nous trouvions à la croisée de ces deux religions distinctes que seraient le christianisme apostolique et le judaïsme rabbinique (De Dominicis). 10.3.2. Infidélités Les chrétiens de l’Église apostolique (63 →) avaient refusé de s’associer aux Juifs dans leur guerre. Les judéo-chrétiens parmi eux n’ont toutefois pas été unanimes. Les uns y acceptèrent le pouvoir impérial tandis que d’autres – de concert avec les Juifs révoltés – en ont désiré le renversement. Il n’en demeura pas moins que ces chrétiens, à la majorité, ne pouvaient pas ne pas être suspectés de déloyauté de la part des Juifs.
235 Les Juifs sont tenus de se passer d’existence politique à cause du piège structurel que le pouvoir romain a conçu à leur adresse depuis plus d’un siècle. Par ailleurs, ces mêmes Juifs disposent d’une forme d’établissement ancrée en Palestine et dont les avant-postes distribuent les voisinages de la Diaspora. Or le sens politique intervient dans l’engendrement de l’interface géographique où se déploie une telle morphologie. Et comme le religieux est au moins partiellement élaboré au fil de cet engendrement, il est impossible – pour un peuple territorialisé comme les Juifs – d’ignorer le principe politique. Puisque le peuple juif a été tenu de séparer le religieux du politique en de telles conditions, il ne pouvait pas ne pas réduire le principe politique à l’autre. Le sens politique est en l’occurrence revenu telle une obsession et, par implication, la déloyauté forcément politique des chrétiens envers ces Juifs est devenue synonyme d’infidélité envers leur religion. Église épiscopale
Christianisme
Les chrétiens accusent les Juifs d’infidélité (religieuse) ≈ antijudaïsme
Judaïsme rabbinique
Les chrétiens se disjoignent des refuges de la Diaspora. Destruction du Temple Guerre juive (66-70) À la majorité, les chrétiens refusent la révolte. Les Juifs les accusent de déloyauté politique c’est-à-dire d’infidélité religieuse. Église apostolique
Chrétiens hellénisés
Judéochrétiens
Chrétiens Diaspora
ROME
Juifs fidèles
Palestine
JÉRUSALEM
Graphique 10.2 Le retournement de la situation en faveur des chrétiens après 70 Sous le trait interrompu figurent les mots-clefs du graphique 10.1.
Ces méprises ont joué en faveur des Juifs tant que les chrétiens étaient dans le rôle de l’Opposant second. Mais elles ont permis aux chrétiens de s’en
236 prévaloir aux lendemains de 70, lorsqu’à leur tour les Juifs devaient assumer le second rôle. L’intolérance envers le judaïsme – un antijudaïsme – a percé en la circonstance (graphique 10.2). Le pouvoir romain a confiné la culture juive – voire sémitique en général – en des voisinages engendrés au terme de trajectoires exorégulées. La ségrégation des Juifs aura été un fait de géographie dynamique. Or les chrétiens se sont détournés des Juifs. Ils ne les ont pas suivis dans la guerre, moins pour cause de pacifisme que de leur sortie hors des localités de la Diaspora. Les chrétiens déracinés penchent vers l’assimilation, bien qu’ils pratiquent une religion en désaccord avec le culte impérial. Il reste à savoir où ils iront et comment ils vont s’y prendre pour réussir leur dessein. Pour sa part, le destin des fidèles du judaïsme rabbinique s’annonce tragique. Où que ce soit à l’intérieur des frontières de l’orbis, ces Juifs préservent leur identité à condition d’accepter la ségrégation [8.4.1]. Ils sont de ce fait condamnés à être des étrangers. Ceux parmi les leurs qui s’échappent des enclaves de la Diaspora deviennent candidats à l’assimilation mais alors ils deviennent autres. En un tel sens, les Juifs christianisés ne sont plus, si l’on peut dire, de vrais Juifs. Dégagés des refuges de la Diaspora, non circoncis au demeurant, ces chrétiens d’origine juive doivent réapprendre à corréler le religieux au politique tout en dissociant le religieux du juridique. Ils se soustraient par conséquent à la situation juive qui continue de dissocier le religieux du politique – du fait de la colonisation – tout en corrélant le religieux au juridique ; à cause de la tradition. La dissociation du religieux et du politique étant impossible, les Juifs qui y sont astreints réagissent – on l’a observé – en faisant s’équivaloir ces deux principes. Quant aux chrétiens parmi eux, ils se dérobent à l’injonction paradoxale mais ils doivent se passer de la synagogue. Les Juifs et les chrétiens ne peuvent plus officier dans les mêmes lieux de culte. Les uns et les autres affinent par un tel biais la catégorisation de l’établissement romain sur lequel il est temps de revenir. 10.4. De l’expansionnisme à l’organisation 10.4.1. Quel apogée ? La désignation de Nerva à la tête de l’Empire s’effectua en douceur. Domitien avait tout prévu et les sénateurs, dont Nerva était, savaient à quoi s’en tenir. Le règne de ce dernier fut de courte durée (96-98). Nerva était âgé de 70 ans lorsqu’il annonça l’adoption du légat de Germanie supérieure, Ulpius Traianus ou Trajan. Du coup était résolu le double problème : de la succession qui revenait à la procédure de l’adoption de préférence à la filiation naturelle ; de la direction de l’armée étant donné que Trajan était non
237 seulement un militaire de carrière mais un régent de province donc un habitué des lieux où les légions avaient les coudées franches. Trajan était né en Espagne vers 53. Il fut le premier provincial à gravir les plus hauts échelons du pouvoir (98-117). Et à l’exemple de son mentor, Trajan fit l’unanimité. Il persuada les gouverneurs, les magistrats et le peuple qu’il avait mérité son éminente fonction (Cizek 1983). L’Empire était à son apogée. Rome s’accoutumait à la paix mais il suffisait de quitter l’Italie pour devoir craindre le chaos. À peu près tout devenait tolérable à Rome – y compris le christianisme – en même temps que le moindre bruit paraissait douteux aux périphéries. Le gouvernement de Trajan a été saisi du problème de tenir en l’état les frontières de l’orbis. Côté nord et nord-est : les Vénètes de la Vistule avaient peuplé une étendue vague au-delà des Germanies ; des Sarmates remplaçaient les Scythes dans l’étendue de l’actuelle Ukraine et des Slaves vont se montrer entre eux et les Germains. Côtés sud et sud-est ; les nomades du Sahara et les Bédouins d’Arabie animaient des solitudes imprenables. Côté Orient, les Arméniens et les Syriens retenaient les Parthes dont le territoire, vers le Nord-Est, se fondait en des steppes où il n’y avait qu’une route commerçante – la route de la Soie – comme singularité. En respect de la consigne d’Auguste, Trajan s’employa à consolider les frontières externes en multipliant les garnisons puis en facilitant les communications entre elles. Alors que les dynamiques de rassemblement et d’évasion prévalaient dans l’insouciance à Rome et en Italie, celles de dispersion et de concentration s’entouraient d’inquiétude aux périphéries. 10.4.2. Sursauts expansionnistes La dynastie des Antonins entra en scène avec le règne de Trajan. La conjoncture ne se prêtait ni à l’offensive ni à la défensive, mais à l’organisation. Il y aura de nouvelles annexions territoriales, non pas cependant pour continuer l’expansionnisme mais pour en assumer la finitude. Une conquête a servi d’exemple à cet égard, celle de la Dacie qui plaçait la frontière externe au plus près de l’espace polarisé de l’orbis. Les confins nordest de la Cisalpine n’étaient séparés de cette contrée que par la barrière topographique des Dinariques (~ 250 km). Les Scythes avaient contribué à l’occupation du bas Danube lorsque, au premier Âge du fer, ils s’étaient mêlés aux Thraces pour joindre les Celtes d’Europe centrale [4.1.1]. Et plus récemment les Sarmates faisaient de même, sauf que ce n’était pas l’intérieur continental qui subirait leur pression mais la marge centre-nord de l’aire d’influence romaine. Le territoire de la Dacie correspondit, au nord du Danube inférieur, à la partie centre-ouest de l’actuelle Roumanie. Le peuple dace, pour sa part, fut apparenté à des Thraces ayant migré dans cette région.
238 Sous la conduite de Trajan, les conquêtes de la Dacie surviennent en 101-102 et en 105-106. Les visées économiques sont évidentes : un accès aux matières premières que sont le sel, le fer « et surtout l’or » puis à terme la force de travail (Philippot 1968, p. 453). Les légions font des rafles. Le mode de production esclavagiste est revitalisé puis les échanges marchands disposent soudainement d’un abondant butin monétaire. L’empereur Trajan a produit ex nihilo une contrée neuve sur les lieux de la Dacie, pour faire en sorte qu’une limite nette et distante contienne l’orbis romanus par le Nord. La Dacie n’a pas été au menu expansionniste de l’Empire mais de son organisation. Avant sa conquête, la Dacie n’était pas un espace fini avec une formation ethniquement identifiable. Elle était une étendue sans bord externe, encore parcourue de trajectoires génératrices plutôt que structurée de positions stables. La conquête devait par conséquent réaliser une transformation de cette étendue en un espace. La réduction de la Dacie en province était chose faite en 107, soit quatre ans après sa conquête (Wilkes 1998). À l’époque de César, il fallait un délai de deux à quatre décennies entre le temps d’une conquête et celui de l’annexion. Pourquoi un empressement avec la Dacie ? Le même réflexe aurait guidé le contrôle de l’Arabie. La soumission des Nabatéens de Pétra, ces péagers trop présents sur les chemins de la mer Rouge, en fut la raison officielle. Mais la frontière tracée autour de cette localité engloba un territoire en gros équivalent à celui de l’actuelle Jordanie. Il fallait : d’une part, réguler une immigration bédouine vers une Palestine juive densément occupée ; d’autre part, ne pas perdre de vue l’incertaine dispersion dans l’étendue du désert en direction opposée. La Syrie, juste au Nord, a droit à un limes en vue de Palmyre [6.2.2 ; 8.3.1]. Cette ville détourne à son profit le contrôle du commerce oriental jusqu’alors détenu par les Nabatéens. Et elle continuera d’accueillir la garnison chargée de surveiller les Parthes. 10.4.3. Les premiers Thermes géants Au terme de conquêtes ayant permis l’accumulation de copieuses réserves d’or et la reconduction du système esclavagiste, le prince Trajan s’est gardé d’encourager l’enrichissement facile de ses sujets. Il a tout dépensé, ou presque, à la reconstruction quasi-complète de la Ville. Comment approcher les interventions urbanistiques à l’époque de Trajan ? En considérant d’abord l’accomplissement d’un travail titanesque de terrassement. Une tranchée est pratiquée à la retombée sud-ouest du Quirinal. Profonde de plus de trente mètres par endroits, cette tranchée permet le prolon-
239 gement de l’axe des Forums impériaux vers le Nord-Ouest. S’y installe le complexe le plus imposant de la série. Le nouveau Forum de Trajan est aussi vaste que ceux de César et d’Auguste réunis (Packer et alii 2001). Des magasins couverts et solidement construits effectuent la jonction, côté nord, entre ce complexe et le Quirinal. Pour contrebalancer l’influence du Boarium et de l’Holitorium, ce marché à galeries étagées a conjointement desservi le Subure, le Quirinal et l’extension du Champ de Mars à l’est de la Via Lata (ex-Flaminia). Le Forum républicain devient presque désuet, comparé au complexe de Trajan qui, bien que linéaire, dessine un lien oblique entre les parties nord et sud de la Ville, comme entre ses parties est et ouest. Tel un corridor diamétral entre le Quirinal et l’Aventin d’une part, le Champ de Mars et l’Esquilin d’autre part, le Forum de Trajan ordonne un espace urbain à la fois rond et différencié aux quatre points cardinaux. Une quadrature de cercle ! Non loin du Colisée et à la retombée de l’Esquilin, côté est, l’empereur fait édifier les premiers des Thermes géants qui vont durablement symboliser la générosité du pouvoir impérial. La technique de la voûte d’arêtes permet la conception architecturale d’enveloppes cubiques, rigoureusement symétriques et spacieuses. Les Thermes de Trajan sont implantés sur des terrassements à même la charpente du rez-de-chaussée de l’ex-pavillon Oppius de la Maison d’Or. Ils couvrent une superficie de plus de dix hectares, le double de celle occupée par le Colisée ! Leur enceinte peut accueillir jusqu’à 1 500 plaisanciers, plus les esclaves qui gardent les vestiaires et entretiennent le chauffage. L’enceinte borde un jardin autour du bâtiment central groupant les palestres ainsi que les piscines reliées à un réservoir externe qu’alimente l’Aqua Julia. Sans doute, ces Thermes ont transmis une impulsion au secteur de l’Esquilin, mais sans pour autant avoir profité aux seuls bien-portants de ce quartier aisé. Tous les citoyens de la Ville bénéficient d’un accès gratuit et les montants exigés pour les suppléments – massages, épilations, etc. – sont minimes. Les Thermes de Trajan ont reconduit l’intentionnalité de la civilisation Occident en sa version la plus explicitement romaine. Les citoyens de toutes conditions ont pu communier au bien-être de la sorte mis en scène et après l’avoir mérité au prix d’un dur labeur. La ville millionnaire est ronde et ses constructions sont massives. À l’exemple du Colisée et des Thermes, des immeubles trapus immobilisent le cadre bâti. Les insulæ comblent les interstices. Il n’y avait pas de zonage social dans la Rome des Flaviens (Krautheimer, pp. 38 et suiv.). Le foncier valait cher uniformément partout dans le collier des quartiers.
240 10.5. L’Église épiscopale 10.5.1. Les catacombes La tâche des premiers adeptes du christianisme semble avoir été l’enseignement. Il n’y aurait pas eu vocation pour eux à devoir transformer le monde extérieur afin de le rendre plus réceptif. Les chrétiens auraient cultivé la conversion des consciences, quittes à compter sur les effets subversifs de leur message pour le reste. Il fallait toutefois être quelque part pour annoncer l’ailleurs bienheureux. Et ce quelque part n’était plus dans les positions naguère attribuées aux Juifs. Les chrétiens devaient se pourvoir d’autres lieux qui, marqués de leur présence, sous-tendraient leur action missionnaire. Les chrétiens circulaient, donc, mais pour aller où ? Où les chrétiens pouvaient-ils aller enseigner, n’était-ce que le temps de célébrer la cérémonie reproduisant le dernier repas en compagnie du Christ ? Le moment de cette assemblée rituelle – l’eucharistie – avait été fixé au lendemain du sabbat des Juifs. Au jour du repos hebdomadaire consacré à Dieu par la Loi mosaïque, s’ajouterait le dimanche jour du Seigneur des chrétiens. Voilà pour le jour, mais qu’en était-il des lieux ? Où était célébrée la cérémonie dominicale qui deviendra la messe incluant le sermon ? Les traques et les arrestations n’aidèrent sûrement pas la mobilité spatiale de ces chrétiens. La première persécution vraiment religieuse remonte aux années 94-95, pendant le règne de Domitien. Le christianisme fut alors attaqué non pas comme prétexte à lynchage mais en tant que message déclarant la supériorité d’un Dieu majuscule sans lien aucun avec le panthéon traditionnel ni avec le culte impérial. Ainsi justifiée, la persécution n’était pas immanquable. Il y eut des conversions malgré elle et cela jusque dans les hauts rangs de la société. Les chrétiens étaient surveillés mais ils ont quand même partiellement réussi à contrôler leur mobilité. Ils eurent recours, pour ce faire, à la législation impériale régissant les assemblées populaires. Cette législation autorisait de telles assemblées à se transformer en associations désignées pour l’acquisition et l’exploitation de cimetières (Pichon 1948, pp. 23-25). C’était le seul moyen légal qui s’offrît aux chrétiens pour qu’ils disposassent d’une place bien à eux dans un établissement où la propriété était sous contrôle impérial. Les premiers chrétiens ont ainsi réuni des assemblées populaires qui, constituées en associations, auraient leurs propres cimetières. Ces cimetières mutualistes – en fait des catacombes puisqu’il fallait creuser des galeries souterraines par manque de superficie – étaient réservés aux sépultures ainsi qu’aux cérémonies funéraires.
241 Comment les chrétiens du temps ont-ils pris connaissance du moyen légal de s’approprier des cimetières et par là de prendre pied dans l’établissement profane ? En s’inspirant des Juifs qui, avant eux, avaient procédé de cette façon. Les pratiques juive et chrétienne ont d’ailleurs tellement bien concordé à cet égard que Harry Leon les commente simultanément (pp. 54-55). Dès l’époque des Julio-Claudiens, les cimetières des laissés-pour-compte étaient souterrains. Les premiers cimetières de la judéité et de la chrétienté romaines ont été souterrains eux aussi, moins pour la cache cependant qu’en raison de l’exiguïté des voisinages comme du coût des lots disponibles. Où ont donc été les premiers cimetières juifs et chrétiens ? En rive droite du Tibre. Une catacombe juive exista non loin à l’ouest du Janicule. Et à propos de la memoria dédiée à saint Pierre, découverte sous la basilique moderne au mitan du XXe siècle, Richard Krautheimer écrit : « À l’intérieur d’un cimetière regroupant principalement des mausolées somptueux, dont bon nombre appartenaient à des dévots des cultes orientaux provenant du quartier oriental voisin du Trastevere, la communauté chrétienne avait soigneusement réservé un bout de terrain occupé par quelques pauvres tombes » (p. 49). Remarquons à nouveau l’absence relative de zonage social. Dans les domaines de la mort autant que dans les milieux de vie, le foncier se vendait relativement cher. Comme en plusieurs quartiers résidentiels où les monuments, les domus et les insulæ furent colocalisés, des mausolées ont avoisiné des pigeonniers et des catacombes dans les domaines de la mort. La catacombe est devenue le symbole de la pénétration de l’espace romain par le christianisme. La catacombe chrétienne a en effet accueilli des cérémonies funéraires alternant avec des rituelles qui n’en étaient pas, à savoir les célébrations eucharistiques ; les messes. La propriété chrétienne de cimetières a ainsi été l’occasion d’un subterfuge. Elle a permis à la chrétienté du premier siècle de célébrer sa religion en toute légalité, bien que dans un établissement qui n’avait rien d’inclusif à son adresse. Le subterfuge a servi aux Juifs également, mais à un degré moindre étant donné que ces derniers avaient les synagogues pour célébrer leur religion. 10.5.2. Un instant critique Les chrétiens du premier siècle n’ont pas contracté l’habitude de se cacher dans les catacombes pour déjouer des raids policiers. Les vigiles savaient où étaient ces abris, au demeurant exigus et non recherchés sauf en cas de très pressante nécessité. Les célébrations auxquelles nous venons de faire allusion ont été tenues en des catacombes parce qu’elles étaient malvenues dans les synagogues (Pergola et alii 2000). Une idée reçue a pourtant fait son chemin, voulant que les premiers chrétiens aient durablement vécu dans des catacombes. Il n’y a pas de document qui ait validé cette lecture. C’est pourquoi nous préférons, au lieu de chercher la confir-
242 mation à tout prix de la réalité historique d’un tel moment, considérer que celuici fut théorique. Il s’agirait d’un instant critique dont la réalité aurait entièrement relevé d’états qualitativement distincts d’un avant et d’un après. Alors disjoints des localités de la Diaspora, les chrétiens n’ont pu diriger leurs trajectoires qu’en fonction de cimetières sous leur juridiction. Mais en se conjoignant à des lieux de mort pour y tenir des célébrations liées au déroulement de la vie, les chrétiens – à la différence des Juifs qui avaient leurs synagogues pour concélébrer – admettaient un voisinage que la culture environnante avait longtemps proscrit. Nous estimons, sous un tel rapport, que les représentations investies dans les cimetières chrétiens aient pu en l’occurrence se prévaloir d’un présupposé de véridiction. Nous avons compris que la séparation spatiale des vivants et des morts, aux époques les mieux réglées de l’Antiquité romaine, aurait transmis le mensonge de la violence sacrificielle en général. L’efficacité positionnelle du vacuum Monte Cavo aurait réalisé la séparation en cause dans les circonstances. Nous avons plus tard admis que cette séparation fut défiée par l’édification du Mausolée d’Auguste dans un domaine d’évasion ouvert au public [9.1.5]. Cette localisation ayant contrevenu à l’antique prohibition de la sépulture intra urbem, elle aurait dénoté une érosion du sacré traditionnel. Revenons en plus sur le fait que la jonction du mort et du vif en un même voisinage spatial aurait alors été libératoire. La séparation spatiale de ces deux états ayant jusque-là traduit le mensonge corrélé à la violence sacrificielle, il serait allé de soi que leur colocalisation restituât la vérité de l’innocence de la victime lynchée. Celle-ci convergea sur la révélation du christianisme. Nous proposons que le message chrétien a récupéré cette véridiction que le parcours de l’établissement romain était en voie de propager. En convoquant des assemblées rituelles dans leurs cimetières, les chrétiens ont effectivement colocalisé des êtres morts et vifs. Or cette colocalisation, fût-elle aussi furtive que l’instant critique ci-dessus repéré, actualisa une dénonciation du mensonge naguère signifié par la séparation spatiale de ces états. Réunis pour vivre leur foi en des lieux de mort, les chrétiens ont intuitivement transmis la vérité de l’innocence de la victime lynchée par la foule. Quant au moment précis de l’instant critique lors duquel eut lieu cette révélation, il semble avoir recouvert le troisième tiers du premier siècle et les premières décennies du deuxième. Les persécutions sous Domitien, en 95, auraient marqué un temps fort. Grâce à des legs fonciers accordés par des citoyens convertis, les cimetières chrétiens de la rive gauche commenceraient à s’ouvrir par la suite. Ceux réservés aux Juifs seraient accessibles un peu plus tard (Via Nomentana au NordEst). Puis, à leurs cimetières désormais mieux intégrés civilement, les chrétiens pourraient associer des lieux de culte en remplacement des synagogues aux-
243 quelles ils n’avaient plus accès, à savoir des églises. Pour un temps, ces lieux de culte chrétiens seront discrets, dissimulés à même le cadre bâti. 10.5.3. Le culte des martyrs Un passage de l’Évangile illustre que la victime est innocente tandis que le lyncheur est coupable. Le malfrat Barabbas y est préféré à Jésus, ce qui valut la vie sauve au premier et la condamnation à mort du second. Nous ne pensons pas que l’anecdote ait eu pour but de faire porter par les Juifs la responsabilité en réalité romaine de la condamnation de Jésus. La délivrance de Barabbas y est réclamée par la foule anonyme et non pas par le peuple juif. Nous estimons que l’interprétation de ce drame doit être théorique et non pas historique. D’un tel point de vue, l’incident Barabbas aura confirmé que la victime est innocente tandis que la foule est coupable. Plus insidieusement, cet incident a signifié que la jonction spatiale du mort et du vif, comme accidentellement expérimentée par les chrétiens, allait se normaliser. Se répandait en effet un culte des martyrs qui, d’origine africaine selon Philippe Ariès [9.1.5], traverserait les cinq premiers siècles de notre ère. « Autant païen que chrétien », ce culte récuserait le mensonge lié à la culpabilité du héros divinisé au crédit de la vérité liée à l’innocence de la victime sanctifiée. Les chrétiens des cimetières mutualistes auraient notoirement contribué, mais sans avoir été les seuls de leur époque, à la saisie de cette vérité moins eschatologique qu’anthropologique. Comment aller d’une telle saisie de valeurs au christianisme en tant que principe religieux ? En démêlant ce qui est revenu à l’institution ; aux églises, à l’Église. Considérons que les mots église et assemblée sont de même signification. Sauf que le mot grec église renvoie à la religion en dessus du sens politique – au niveau de l’occupation – tandis que le mot latin assemblée renvoie en dessous ; au niveau anthropologique de la saisie des valeurs. Les assemblées des premiers chrétiens sont devenues des ecclesiæ, à savoir les églises. Et les diverses assemblées composèrent une assemblée universelle, à savoir l’Assemblée avec la majuscule. Nous connaissons l’expression, qu’il faut bien traduire en grec par le mot Ecclesia ou ; l’Église avec la majuscule également. Et comme l’Assemblée contenant les assemblées, l’Église a contenu les églises. Nous ne saurions rapporter le culte des martyrs à une Église qui – hélas ? – aurait renoncé à l’informel convivial et à la compassion pour le compte d’un formalisme institutionnel hautain et pompeux. L’Église avec la majuscule ne fut jamais populaire de cette façon. Sitôt implantée en fonction de la structure spatiale engendrée politiquement, cette Église a cultivé l’image d’une inébranlable rigidité hiérarchique. Les assemblées des premiers chrétiens, au pluriel et
244 avec la minuscule, ont été populaires, subversives si l’on veut. Mais pas leur Église. 10.5.4. La place de l’Église Le royaume des chrétiens n’était pas de ce monde ? Soit ! Mais – le temps de l’instant critique ci-dessus analysé – nulle part en ce bas monde ne fut accordée à ces chrétiens la possibilité d’exprimer leur foi. Les premiers chrétiens furent ainsi astreints à célébrer dans leurs cimetières la félicité d’un ailleurs irréductible à l’ici-bas. Mais le problème pour eux fut qu’ils ne pouvaient pas s’installer durablement en de tels endroits. Les chrétiens ont dû par conséquent – faute de pouvoir ni séjourner en leurs cimetières ni refluer dans les voisinages juifs – s’approprier des positions dans l’établissement non chrétien. En ce contexte inédit, les églises ont été des lieux de culte en même temps que des assemblées. Pensons moins aux immeubles qu’aux lieux évoqués c’està-dire aux positions où les assemblées se tenaient. Nous comprenons que la relation des assemblées à la structure des positions a dû se réaliser. Les successeurs des apôtres – les évêques – ont été associés d’emblée aux villes sous leur garde. Les églises ont de tout temps été rapportées à des noms urbains ; églises d’Alexandrie, d’Antioche, de Carthage, etc. Et au-dessus de toutes ces églises, l’Église avec la majuscule loge à Rome. Son évêque – le pape – est le chef des évêques en général, si bien que « l’ensemble des croyants de tous les pays doit demeurer en accord avec l’Église de Rome » (Duval 1968, p. 997). Le constat s’impose. L’évêque de Rome est déjà – dès le premier siècle de notre ère – de stature impériale. Non plus apostolique mais épiscopale, la hiérarchie ecclésiastique1 repose sur des interactions tributaires d’une catégorisation spatiale qui est celle de l’établissement impérial : -
-
l’évêque de Rome – le pape – sera à l’Église ce que l’empereur aura été à l’orbis romanus ; les évêques seront à leurs circonscriptions – des diocèses à définir sous peu – ce que des gouverneurs et des préfets ont été aux provinces, aux territoires annexés-incorporés ainsi qu’aux tribus territoriales et aux pôles d’agglomération ; les prêtres (~ presbytres) secondent les évêques et ils seront à leurs paroisses ce que les édiles municipaux ont été aux arrondissements voire aux vici ou voisinages ayant subdivisé ces derniers [9.2.1].
Certaines correspondances restent à préciser, concernant les diaconies, les curies, etc. Quoi qu’il en soit, le recours à un même vocabulaire, pour la des1 Ecclésiastique = de l’Église comme instance temporelle ; ecclésial = de l’Église comme instance spirituelle.
245 cription des organisations de l’Empire et de l’Église, est saisissant. La convergence ne vient pas d’un effet de mimesis ni d’un placage arbitraire mais du fait que l’Église a romanisé le christianisme. En tant que pôle d’arrivée d’une trajectoire partie du pôle troyen [graphique 1.2], la Rome de l’Antiquité a accompli le même type parcours que l’établissement des Juifs – Jérusalem – avait réussi avant elle. Du fait que la trajectoire de l’Énéide avait dû être en conflit avec celle d’Abraham [6.1.5], Rome aurait alors su qu’elle pourrait se prévaloir de la dynamique polarisante à condition d’empêcher Jérusalem d’avoir ce pouvoir. Il convient, à ce sujet, de rappeler le procédé employé par Rome afin qu’elle soit le pôle unique au milieu du gradient Méditerranée. On le sait ; Rome a dépouillé son actant rival du contrôle politique de sa mobilité. Elle a obtenu de celui-ci qu’il renonce à sa compétence politique en échange de la sécurité religieuse [6.2.3]. L’actant Juif a ainsi pris sur lui de vouloir ce que l’actant romain lui a fait vouloir. Nous retrouvons la formule du piège structurel transmettant un pathos de double bind opposé à l’impérial dans le présent cas de figure. Repensons le christianisme sous un tel éclairage. De prime abord, cette religion s’est singularisée en se démarquant du judaïsme. Le christianisme a de la sorte commencé par indiquer la montée d’une secte parmi les Juifs. Nous n’entendons pas la secte en question d’un point de vue actoriel mais actantiel. Il y eut des sectes à conflits de tendances mais nous envisageons ici la secte en général c’est-à-dire en tant que rôle. Piégé comme il a été, l’actant Juif était colonisé. Or – c’est une règle générale (Desmarais 2000, p. 75) – la perte de la compétence politique à la faveur d’un tel état détermine la scission de l’actant qui y a acquiescé. Le Juif s’est ainsi divisé contre lui-même en s’enfermant dans le piège structurel. Comment ? En sécrétant le sectarisme qui a fragilisé son judaïsme traditionnel. Dès lors, la secte des chrétiens s’est imposée pour réussir là où les parents juifs avaient échoué. Ces derniers avaient perdu contre Rome dans la mesure où ils ne feraient pas de Jérusalem le pôle d’un expansionnisme continu. C’est pourquoi leurs sectaires chrétiens vont quitter cet établissement, pour occuper celui du gagnant. De quoi comprendre que l’institution-Église a dû voir le jour à Rome et pas ailleurs ? Bien sûr, si nous acceptons que le christianisme ait rompu avec le judaïsme dans une mouvance de piège structurel. Le christianisme n’avait plus dès lors qu’à évoluer comme une riposte à la colonisation de l’établissement des Juifs par Rome. L’Institution-Église se serait implantée à Rome, non pas afin de copier le modèle de la hiérarchie impériale, mais de se l’approprier. Nous faisons l’hypo-
246 thèse que l’Église voulut, au moment de sa fondation, reprendre à son compte la domination impériale romaine. Elle en aurait adopté l’organigramme administratif pour s’emparer du pouvoir qu’il servait. La Parousie – le retour glorieux du Christ – sembla imminente à l’époque, tant et si bien que l’Église se serait installée à Rome pour en prendre la place au premier degré. Elle aurait été comme imbue d’un pathos impérial qui avait aussi été celui de l’actant Juif dont furent issus ses premiers fidèles. Mais ce pathos imprégnerait ce monde-ci non pas tel qu’il est mais en tant qu’il serait devenu autre une fois revenu son Sauveur. Ce qui ne saurait tarder.
11. Les régions culturelles 11.1. L’invasion comme dynamique spatiale objective 11.1.1. L’Âge d’or des Antonins Août 117, Trajan revient d’Orient. Il meurt en chemin. Ses cendres sont transportées à Rome puis déposées dans la base d’une Colonne à son nom. Lui succède Hadrien, un autre provincial. Que retenir du personnage ? Des états d’âme auxquels Marguerite Yourcenar a rendu un éclat fugitif ? Ou des aptitudes certaines à voyager, à militariser les périphéries, à légiférer et à organiser ? Hadrien a consacré plus de la moitié du temps de son règne à parcourir les régions de l’orbis (Boatwright 2000). Le moment était venu de devoir gérer l’Empire loin des coulisses de la capitale. Une curiosité touristique, pour les genres de vie exotiques et les phénomènes hors normes de la nature, a été de la partie (Le Glay et alii, pp. 300-307). Côté sud, la frontière au contact des territoires africains de Numidie et de Mauritanie était fortifiée. Ce limes protégerait l’espace africain sous juridiction de Rome contre des semi-nomades du Sud devenus cavaliers du désert. Côté nord, un mur était érigé en travers de la grande île de Bretagne. En 122, ce mur d’Hadrien isola la presqu’île de Calédonie où serait retenue la peuplade des Pictes d’ailleurs guettée par les Scots d’Hibernia (Irlande). Des retraits et morcellements stratégiques eurent lieu en d’autres confins. Les conquêtes orientales de Trajan sont lâchées. La Dacie outre-Danube est subdivisée en deux puis trois provinces au cours des années 120-133. Les castra s’y multiplient, appelant un peuplement composé de vétérans et travailleurs déracinés. Les basses terres danubiennes à la retombée des Carpates méridionales prennent le nom de Romania ; la Roumanie. Dans les régions provinciales proches des périphéries, des latifundia sont organisés, en liaison avec des villæ concentrationnaires tenues par des intendants, procurateurs affranchis et maîtres d’esclaves. Mais ces grands domaines partagent depuis peu leur espace avec des exploitations plus intensives et admissibles à la polyculture [9.4.4]. Des colons citoyens (Petit 1968c, p. 399) en font l’acquisition et ils rentabilisent leurs entreprises « avec ou sans esclaves ». Des propriétés libres et de tailles réduites font par conséquent leur apparition. Une « classe de petits possessores » est sur pieds. Avec le salariat, elle déstabilise le système esclavagiste. Les édifications monumentales sous Hadrien sont peu nombreuses mais spectaculaires. La première en date est la villa de Tivoli versus Tibur, à 30 km à l’est de Rome c’est-à-dire dans le prolongement du gradient urbain dans cette direction (Picard 1968e, p. 428). Cette villa fut un pôle de valeurs qui suscita la mise en place de dépendances à proximité.
248 Direction ouest, le même gradient est prolongé jusqu’au Vatican. Le pont Ælius est jeté par le nord de la pointe du Tarentum et en face est érigé, de 130 à 138, un autre Mausolée tambour à 61 mètres de diamètre et d’une hauteur de 21. Hadrien rival d’Auguste ou de saint Pierre ? Pourquoi valoriser la rive vaticane, si ce n’est pour faire obstacle à l’appropriation chrétienne de lieux cémétériaux un peu plus loin à l’Ouest ? Le Forum républicain se transforme. Contre le portique Margaritaria et sur le site du vestibule de la Domus néronienne [10.2.3], Hadrien conçoit lui-même l’architecture du sanctuaire de Vénus et Rome. Ce temple est le premier à déclasser le Jupiter capitolin. L’année même où débutent les travaux de Tivoli (118), le chantier pour la reconstruction du Panthéon d’Agrippa est ouvert. Ce temple avait été sinistré avec l’ensemble du Champ de Mars en 80. La coupole, inspirée d’Asie puis expérimentée par Néron dans son domaine, est enfin exhibée pour le plus grand plaisir des passants d’hier ; et d’aujourd’hui. En 130, Hadrien décida la substitution à Jérusalem d’une Colonia romaine. Les opposants au projet transformèrent aussitôt la ville sainte en un camp retranché (Nahon, p. 530). En 134 Jérusalem était reprise par les légions romaines, et détruite. En 135, la Judée devint « la province consulaire de Syrie-Palestine ». La terre juive n’était plus reconnaissable. Les quatre millions de Juifs sous Hadrien n’ont pas été victimes de génocide. Ce peuple n’a pas été sacrifié comme un tout. Mais son établissement a été victime d’urbanicide. En 135, la Judée fut rayée de la carte. Les concentrations de la Diaspora, en revanche, ont vu leur population augmenter mais dans l’inconfort de faubourgs fragiles. L’Empire se portait bien pourtant. La paix semblait assurée. Comment comprendre un drame aussi aigu en des circonstances autant permissives ? Nous devons, avant de répondre à cette question, examiner conjointement les situations et des Juifs et des chrétiens. Aménagés en rive droite du Tibre en face de l’Aventin, les Jardins de César ont en leur temps mis à l’épreuve la valorisation du faubourg Trastevere. Quant à l’édification du Mausolée d’Hadrien, elle vient de faire valoir la rive vaticane en face de la pointe du Tarentum, rendant plus ardue l’appropriation chrétienne du voisinage de la memoria de saint Pierre non loin. Les Juifs et les chrétiens ont rivalisé conjointement avec le pouvoir romain sous les Antonins. Faut-il en déduire que les deux groupes ont dû avoir été traqués indistinctement ? Dans Rome même, la question est pertinente. La valorisation positionnelle de la rive vaticane a été préjudiciable aux deux groupes. Aux dimensions de l’orbis, cependant, les situations des Juifs et des chrétiens ont été complètement différentes. Les Juifs étaient identifiables à un pays – la Judée – polarisé par une ville ; Jérusalem. À l’inverse, les chrétiens s’éparpillaient dans les établissements au point de ne pouvoir exprimer quelque
249 appartenance de voisinage que ce fût. Les Juifs furent exposés à l’urbanicide par conséquent. Pas les chrétiens. Force est d’admettre, en bout de ligne, que le pouvoir romain en a voulu à l’établissement des Juifs, et à lui seul. Un problème reste en suspens ; celui du bénéficiaire indirect du crime. La réponse est toute proche. Il s’agit de la Syrie. La Judée vient de se fondre dans la nouvelle province Syrie-Palestine (graphique 11.1). La lignée sacerdotale d’Émèse avait été reconnue par Auguste [9.2.1]. Puis des légions seront postées non loin de ce pôle syrien – à Palmyre –, afin de surveiller une frontière orientale toujours menacée par les Parthes. Enfin des Syriens, eux aussi, sont admis au Trastevere dans Rome. L’urbanicide perpétré contre la Judée en 135 semble avoir été le négatif d’une préférence accordée à la Syrie voisine, pour des raisons occupationnelles dont la stratégique militaire.
BRETAGNE
GERMANIE(S) GAULE Alpes
DACIE(S) Carpates
Dinariques ILLYRIE
NARBONNAISE
MÉSIE(S)
TARRACONAISE Rome
LUSITANIE
NOIRE [ Pont-Euxin ]
BÉTIQUE
Macédoine Thessalonique Cappadoce SYRIE-
MAURITANIE NUMIDIE
PALESTINE TRIPOLITAINE
LIBYE ÉGYPTE
Graphique 11.1 L’orbis romanus à l’Âge d’or des Antonins Trait méridien interrompu = ligne de démarcation claudienne ; traits-hachures = limes
250 11.1.2. Stoïcisme et craquements En 138, Hadrien décède au terme d’une longue maladie. Il ne laisse pas que de bons souvenirs. Son apothéose est reportée. Antonin prend la relève (138-161). Il nomme la dynastie au pouvoir de 98 à 192 ; de Nerva à Commode. Moins il y a de changements, mieux c’est (Rémy 2005). Il y en a quand même. Un autre mur est érigé en Bretagne, plus au Nord que celui d’Hadrien (141-143). Que signifie l’intervention, si ce n’est que le nouvel ouvrage fortifié concerne la population du dedans de l’orbis ? Il faut toujours dissuader les habitants de Calédonie – les Pictes – mais contenir en plus les dissidents de Bretagne qui voudraient tenir leurs assemblées druidiques chez ces voisins du Nord. Quelques désordres surviennent ailleurs, en Égypte, en Mauritanie et en Dacie où de nouvelles expéditions militaires sont requises. Il y a deux siècles que la justice n’est plus du ressort d’un préteur élu ou désigné pour une ou quelques années. Cette justice relève maintenant d’un droit impérial confié à des juristes détenteurs de postes permanents. Un édit perpétuel, rendu public en 131, « restera la base du pouvoir d’agir en justice jusqu’au VIe siècle » (Le Glay et alii, p. 306). Un Conseil impérial a aussi été institué, réunissant des sénateurs, des juristes et des chevaliers à qui reviennent les tâches de faire fonctionner la machine administrative. La pax romana entre dans les habitudes, notamment à Rome où les choses vont à ce point calmement que les problèmes ne viennent plus des conflits d’intérêts, ni même de la diminution des postes à pourvoir, mais de la dénatalité. La densité du peuplement de l’orbis est de 80 millions d’habitants pour 15 millions de km2. Elle est jugée insuffisante. Marc Aurèle, le premier des deux fils adoptifs d’Antonin, prend la succession en 161. Il rétablit la collégialité au sommet, comme au temps de la République des consuls (Roussot 2005). Son frère, Lucius Verus, partagera avec lui l’exercice des hautes fonctions, sauf le grand pontificat. Depuis plus de quarante ans, la paix est pour ainsi dire complète. Tellement que des acteurs influents de la vie urbaine – les Acilii, Sura, et d’autres – en viennent à laisser leur marque dans la géographie au lieu de prétendre à l’inflexion du cours de l’Histoire. Examinons dans une telle optique le legs intellectuel de Marc Aurèle. Cet empereur a été le porte-parole d’un stoïcisme non plus spontané [6.3.1] mais savant. Ce stoïcisme est venu jalonner une doctrine issue de la Grèce du IVe siècle avant notre ère et qui traverserait la longue durée jusqu’à nos jours. Le premier trait que nous retenions du stoïcisme, ainsi approché, touche l’étymologie. Le nom de cette doctrine serait venu « de l’endroit où sa voix s’est fait entendre pour la première fois », à savoir « la Stoa poikilè, à Athènes » (Brunschwig 1968, p. 394. Nous soulignons). Le stoïcisme est né en Grèce, com-
251 me l’épicurisme. Sauf qu’il ferait carrière à Rome tandis que l’épicurisme ferait la sienne en Grèce, on l’aura noté. Les stoïciens romains ayant précédé et accompagné Marc Aurèle furent Sénèque (précepteur de Néron) – puis Épictète ; un esclave affranchi. Nous savons de Sénèque qu’il fut sage. Quant à Épictète, il fut le contemporain du nouvel empereur et réalisa avec lui la rencontre raisonnée – hégélienne avant le mot ? – du maître et de l’esclave (Aubenque 1968b, p. 348). Hélas ? À un moment où il semble enfin possible de penser librement, d’« aimer ses ennemis » et de réhabiliter la collégialité au faîte de la chose publique, des craquements sont entendus aux positions les plus excentrées de l’aire impériale. C’est bruyant côté Orient. Les Parthes lancent des offensives guerrières en Arménie et en Syrie. C’est agaçant côté Occident. Dans les provinces de Bretagne, de Germanie supérieure et de Rhétie, l’agitation se répand. Finis les retraits stratégiques ? Des légions sont concentrées sur le limes de Syrie. « En 163, l’Arménie est reconquise, les Parthes sont chassés de Syrie. Mieux ; en 165, Avidius Cassius prend l’offensive, envahit la Mésopotamie, y crée un protectorat romain, pénètre jusqu’en Médie. En 166, une paix est conclue avec les Parthes » (Le Glay et alii, p. 312). Ce général Cassius est syrien. Il appartient à un « grand commandement militaire » instauré pour l’occasion. L’expression désigne non pas les trois légions allouées mais la zone militaire jadis de conception carthaginoise [5.2.1]. Le grand commandement est en ce sens l’étendue militarisée – la zone – d’un Proche-Orient incluant l’Égypte. Devient opérationnelle l’opposition des provinces, où l’armée se réclame d’une autonomie de plus en plus altière, envers Rome où ce sont les cohortes prétoriennes et les vigiles qui maîtrisent la force. 11.1.3. De peuplades barbares à peuples singularisés Les Germains avaient jadis sécrété – au fil de leurs migrations parmi les Celtes – les Suèves et les Marcomans. Les premiers avaient été des peuplades tandis que les seconds seraient des peuples issus des précédentes. En théorie [1.2.2], ces peuples n’ont été identifiables ; ni à des positions de départ qui se perdaient en des étendues de contours indécis, ni à des régions géographiques d’arrivée qui devraient autant aux populations dérangées qu’à leurs envahisseurs. Les Germains et leurs descendants ont ainsi été identifiables aux trajectoires réalisées à travers les plaines et forêts d’Europe septentrionale. Ils ont de ce fait été des migrants encore plus portés sur le grégarisme que le furent, notamment, les communautés semi-nomades des franges désertiques du Sud. Celles-ci venaient d’étendues indéterminées mais pour aboutir en des localités étroitement délimitées, tandis que les nomades du Nord cheminèrent entre étendues de départ et d’arrivée à contours flous.
252 Ces faits nouveaux permettent de compléter notre taxinomie des dynamiques spatiales. Nous avons aperçu les trajectoires de pôle à pôle en lien avec la posture individualiste et le pathos impérial ; ainsi que les trajectoires d’étendue à pôle en lien avec la posture communautaire et le pathos du harcèlement [6.1.5]. Nous avons maintenant à présenter les trajectoires d’étendue à étendue qui, pour leur part, seraient en lien avec une posture fédérative et un pathos totalitaire. Nous allons plus tard justifier ces emplois terminologiques ici récapitulés à l’aide du tableau 11.1. Pathos
Extinct.
Totalitaire
Dépendance
Impérial
Harcèl.
Double B.
Postures
Autarcie
Fédér.
Individual. (démocratie)
Individual. (aristocratie)
Commun. (ligue)
Résist.
Cultures Civilis.
Aborig.
CeltoGaulois Germains
Grecs
Romains
Phénic. Carthagin.
Juifs
Peuplem.
Pérégr.
Invasion
Essaimage
Polarisation
Enclavem.
Polaris.
Traject.
Nomad. Pr.
Nomad. N (étendueétendue)
Méditerr. (étenduepôle)
Énéide (pôle-pôle)
½ nom. S (étenduepôle)
Abraham (pôlepôle)
Tableau 11.1 Taxinomie récapitulative des dynamiques spatiales Partiellement inspiré de Moriconi (verbatim)
Pendant une bonne partie du IIe siècle et depuis les rivages sud-est de la Baltique voire du golfe de Finlande, des Germains de l’Est ont migré vers les steppes d’Ukraine proches de la mer Noire. De même que les peuplades germaniques de l’Ouest avaient réalisé les trajectoires génératrices de régions où furent identifiés les peuples Suèves et Marcomans (→ Souabe → Bavière), celles de l’Est réaliseraient des trajectoires génératrices de régions où d’autres peuplades vont se transformer en Goths ; un peuple. Les migrants germains devenant Goths ont dérangé, à la traversée de ce qui deviendrait la Moscovie puis la Russie d’Europe, d’autres peuples déjà singularisés dont les Burgondes et les Vandales de la plaine polonaise. Et ces derniers ont déjà fait signe aux cousins Suèves et Marcomans, en attendant de faire sortir de leurs repaires les nouveaux figurants que seraient : les Francs du Rhin septentrional ; les Lombards de l’Elbe parmi les Angles du Jütland et les Saxons tout près ; les Frisons du littoral de la mer du Nord entre les embouchures du Weser et du Rhin ; les Alamans du Main et des Quades encore réservés.
253 Non seulement les Germains ont évolué en peuples au terme de leurs migrations, ces derniers interagissaient avec des groupes déjà sur leur chemin et qui dégageraient d’autres peuples. Ainsi des Sarmates qui, sous la pression des Germains de l’Est devenus Goths, manifestèrent par contraste la culture des Slaves. Au cœur de l’Europe continentale, des peuplades slaves auraient témoigné là d’une migration iranienne alors ancienne de deux millénaires (McEvedy). Une fois singularisés et capables d’entraîner à leur suite des groupes aborigènes, les Slaves se dispersent aux dimensions d’une vaste cuvette (Garde e 1968). L’étendue qu’ils parsèment au II siècle recouvre un peu plus que la moitié nord de l’Ukraine actuelle ainsi que l’équivalent de la Polésie (~ Belarus). La superficie de la cuvette slave des origines – informant la centralité de Kiev – est de l’ordre des 250 000 km2. Au reste et pour partie, les Goths eux-mêmes se sont constitués en absorbant le genre de vie semi-nomade de Sarmates cavaliers (Musset 1968a, p. 49). Comme pour les laisser passer, les Burgondes et les Vandales se déplacent vers la région du Rhin moyen. Ils y croisent les Suèves. Plus au Sud, les Sarmates ne tardent pas à former – en le tassant – le nouveau peuple des Iazyges à la frontière Dacie-Pannonie. Les Marcomans, les Iazyges et les Suèves sont refoulés contre la frontière en coin de l’orbis adaptée aux tracés Danube ouest-est et Rhin sud-nord. Les Marcomans subissent toutes les pressions. Leur étendue sera traversée par les Burgondes et les Vandales. Les Sarmates devenus Iazyges bloquent leur sortie côté est puis, côtés sud et ouest, deux autres peuples germains prétendent à l’existence ; les Quades et bientôt les Alamans. 11.2. Les invasions barbares 11.2.1. Désespoir politique L’on constate que tous les peuples ci-dessus considérés n’ont pas existé d’emblée pour ensuite entrer en collision les uns contre les autres. Ces peuples ont tiré leur identité des trajectoires parcourues et qui, celles-là, ont interagi spatialement. Dans le même ordre de faits et à l’époque ici explorée, les migrations évoquées – des invasions – ont accompli des peuplements surtout graduels. Oublions les Gaulois du IVe siècle av. J.-C. [4.1.2], comme si les invasions barbares – lâchons l’expression – ne faisaient que commencer. Elles amenèrent des peuplades identifiables en tant que peuples au terme de trajectoires, enchevêtrées peut-être, conflictuelles sans doute, mais orientées. Il en procéda l’émergence de pays sans pôles et qui étaient en quelque sorte séparés les uns des autres par des frontières virtuelles, à savoir : des régions culturelles (tableau 11.2). La région culturelle va définir pour nous une étendue territoriale de moyenne échelle et à la merci d’une population s’y étant établie au terme de trajec-
254 toires orientées (Desmarais, pp. 19-29). Les invasions barbares ont engendré de telles régions plus petites que les aires provinciales et plus vastes que les organisations ville-campagne. Leur dynamique différencia l’étendue au nord de l’aire romaine à compter du IIe siècle de notre ère. → Régions culturelles
Rome / Marcomans
→ Orbis limité. / instabilité au-delà
Rome / Daces, Parthes Rome / Bretagne
Expans. polarisant / essaim. gaulois
Rome / Suèves, Gaulois
[ MARC AURÈLE ] [ TRAJAN ] [ CLAUDE ] [ AUGUSTE ] Empire romain [ CÉSAR ]
IIe s Ier s AD
Expans. polarisant / piraterie
Rome / Asie Mineure
Imperium infinitum [ POMPÉE ]
Ier s av. J.-C.
Expans. polarisant / conflits civils, révoltes serviles, invasions
Rome / Esclaves, Alliés, Germains
Dictature longue durée [ MARIUS, SYLLA ]
IIe s
Expans polarisant / enclavement
Rome / Carthage
Expans. polarisant / essaimage
Rome / Cités-États
Diffusion continue / ?
Aire hellénist. / Perse
Invasion / polarisation Polaris. / essaimage Enclavant / enclavé Essaim. / pérégr.
Gaules / Rome Rome / Cités étrusques Cités phénic. / Gde-Gr. Grande-Grèce / Abor.
Castes Royautés Tyrannies
→ IVe s
Modalités
Cultures
Régimes
Chrono
IIIe s Dictature courte durée République romaine Empire macédonien [ ALEXANDRE ]
Tableau 11.2 e Classification des dynamiques spatiales (→ II s) Ce tableau complète les 4.1 et 11.1. Les mots-clefs remplacent les formules. Les noms d’acteurs entre [ ] rendent compte de l’affirmation montante du pouvoir personnel : / = versus.
Les invasions barbares ont été bien autre chose que des déferlements agressifs avec cris de guerre. Elles ont réalisé des trajectoires génératrices de régions au sein desquelles les peuplades en mouvement ont évolué en peuples. Les peuplades barbares épanouissaient leurs langages et légendes au fil de leurs déplacements. Elles devaient consentir à l’effort de mémoire et de parole que réclamaient leurs marches. Et c’est grâce à cette culture acquise en cours de
255 route que les peuplades pourraient se transformer en peuples capables de stabilité. En commentant ainsi les invasions barbares qui alarmèrent les Romains au cours du IIe siècle, nous comprenons que – sous la pression des Goths, des Burgondes et des Vandales – les peuples déjà formés en Germanie supérieure et non intégrés à l’orbis aient été coincés contre le limes par le Sud et l’Ouest. En ce contexte de désespoir politique où ce ne sont pas les entrées qui sont bloquées mais les sorties, les Marcomans, les Quades et les Iazyges conviennent de la seule solution à leurs yeux viable ; envahir les basses terres de la Pannonie, du Norique et de la Dacie. La mise en situation est favorable aux intrus. Lors de la récente guerre contre les Parthes (161-166), les légions postées en Dacie ont été transférées en Syrie. La frontière d’Europe centrale s’en est trouvée dégarnie, y donnant libre cours aux avancées Nord-Sud. Des mines d’or sont attaquées. C’est la guerre ouverte en 167 et les conflits vont perdurer jusqu’en 180. Rome est indirectement menacée, si bien que – le fait est sans précédent – le domicile impérial est relocalisé en province. La localité portuaire d’Aquilée (~ Trieste) est sélectionnée. Deux légions y sont installées. En 170, sur fond de crise financière et de recrutement militaire, l’offensive est portée au sud du Danube. En même temps, l’Italie du Nord est envahie par les Marcomans et les Quades. Marc Aurèle vient de perdre Lucius Verus. Il se retrouve seul pour diriger une occupation sur deux fronts distants d’environ 500 km et que séparent les Alpes. Un autre grand commandement est instauré pour les provinces de la Dacie et de Mésie supérieure. L’empereur constate que l’avenir se décide à Carnuntum, ce carrefour à la croisée des grands axes WNW-ESE Rhin-Danube et SSW-NNE Aquilée-Baltique. Les efforts de guerre visent le contrôle de la trajectoire Aquilée-Carnuntum. Des offensives sont dirigées contre le pays des Marcomans où est repérée la menace. Celles-là sont couronnées de succès. Il y a entente pour que les Quades refluent vers le Nord. Marc Aurèle conçoit la création de nouvelles provinces germaniques à l’intention de Marcomans maintenant identifiés à des Bavarois romanisables. La conjoncture est favorable à un traçage plus systématique de la ligne de démarcation – anticipée sous le règne de Claude [9.3.3] – entre les deux parties Occident et Orient de l’orbis. Aquilée et Carnuntum localisent les avant-postes septentrionaux de cette ligne (Le Glay et alii, p. 325). En direction sud : coté Afrique, la même ligne est placée à l’ouest de la frontière entre l’Égypte et la Libye (Cyrénaïque).
256 11.2.2. Le système économique à un tournant La paix de 166 – aux dépens des Parthes – avait permis à l’Empire de transformer le Proche-Orient y compris l’Égypte en une zone militaire. L’innovation du grand commandement, en accentuant l’autonomie des forces stationnées en provinces, exposa la capitale à plus d’insécurité. Sur les entrefaites, cependant, un mal de loin plus terrible accabla autant les périphéries que les provinces et Rome elle-même, à savoir une épidémie de peste comme on n’en avait peut-être jamais connue. Les soldats de retour du front répandirent le fléau. L’épidémie a duré quinze années. Elle affola la population en plus de la décimer. Des groupes germains en profitèrent pour attaquer la Pannonie et le Norique. C’est quand même la peste, et non la guerre, qui emporta Marc Aurèle aux abords de Carnuntum en 180. L’épidémie des années 170 envoya un signal. La peste ayant dénoté une privation d’hygiène que l’ingénierie avait su conjurer, elle fit constater une régression au chapitre d’une dimension essentielle au parcours de la civilisation Occident. Cette dimension est la technique. Les Barbares pourront composer avec les axiologies des peuples envahis par eux. Ils pourront contrôler certaines règles de droit qui leur permettront de négocier des accords de voisinage. Mais la technique, pour ainsi dire impliquée par ces faits de culture, leur est à présent étrangère et le restera. La barbarie ne vient pas d’amener la peste. Elle en a suscité la condition de possibilité en ignorant la technique. Nous avons proposé que l’esclavagisme devînt système économique au terme du IIe siècle avant notre ère. Rappelons par ailleurs que le financement d’une action contre la Bithynie a dénoté l’existence d’un marché foncier en - 88 [7.4.1]. Un expansionnisme crypto-impérial avait auparavant déterminé la dévalorisation du foncier [6.3.2], si bien que le capital sélectionnerait pour quelques siècles les corps des esclaves. Or à l’époque où nous sommes présentement, cette relation est inversée. Le foncier est valorisé aux dimensions du continent Europe. Les invasions barbares ayant exercé une pression centripète sur l’aire d’influence romaine, il va de soi que le foncier y soit davantage en demande et que sa valeur à l’unité croisse en conséquence. Dès lors, la rente foncière à la hausse ferait concurrence au profit découlant du commerce des esclaves. Le système économique à l’œuvre depuis bientôt quatre siècles est de ce fait condamné à l’obsolescence. Cette interprétation requiert une critique tenant compte de la dynamique interne à la morphogenèse. La voici. La valorisation positionnelle a été descendante, jusqu’au siècle de la guerre d’Hannibal, dans la suite d’un expansionnisme territorial préjudiciable à la densité démographique et, partant, à la demande en foncier. Soit ! Mais en provo-
257 quant la valorisation des corps des esclaves, cette évolution impliqua une production accrue de richesses. Le système est devenu mode de production au demeurant assisté d’une technologie manufacturière corrélée à une déqualification du travail manuel artisan. Or une telle production accrue de richesses impliqua leur vente donc le dégagement de profits en partie disponibles pour un rachat de valeur positionnelle [7.1.1], à défaut de quoi les prix des biens produits n’auraient pu tenir la route. La dévalorisation positionnelle avait entraîné l’érection de l’esclavagisme en système mais celui-ci, en retour, entraînerait une production de richesses réclamant un rachat pour sa part tributaire d’une revalorisation. De la spéculation a été possible sur cette base, c’est-à-dire : le crédit, la rente-crédit indispensable en l’occurrence. Nous en serions au tournant lors duquel la valorisation positionnelle, indirectement stimulée par l’esclavagisme, serait telle que ce système s’enrayerai. Ce n’est pas la pression des invasions barbares sur l’aire romaine qui y actionna la valorisation positionnelle au détriment du système esclavagiste. C’est plutôt ce système lui-même qui, en ayant encouragé la spéculation sur la valorisation en puissance, permit la formation d’un crédit qui alimenterait une production de richesses dès lors en mesure d’appuyer une rente préjudiciable au système. 11.2.3. La pénitence Avec la récente invasion des Marcomans et l’épidémie de peste venue d’Orient, la persécution se déchaîne à nouveau contre les chrétiens. Les Juifs sont relativement épargnés, puisque désormais leurs prosélytes sont instruits à Babylone pour de là infiltrer l’Arabie jusqu’au Yémen. La présente persécution contre les chrétiens est sérieuse mais pas acharnée. Les chrétiens écopent bien plus à cause de leur zèle que d’une intolérance générale. Les interprétations doctrinaires foisonnent. La plus extrême prétend que la Parousie est toujours imminente mais qu’il est urgent – au lieu de compromettre ce monde-ci en le récupérant [10.5.4] – de le rejeter sans ambages. Nous assistons à la première hérésie qui, on s’en doute, ne sera pas la dernière. L’hérésie en question est le montanisme. Elle s’inscrit dans le courant plus général du gnosticisme ; la gnose selon laquelle la préparation du salut dans l’au-delà doit se méfier de la matière étant donné la soumission de celle-ci aux forces du mal (Trevett 1996). La pureté d’intention est telle que le martyre est non seulement subi mais recherché. Le montanisme contrevient de la sorte à la prédication d’une miséricorde à faire espérer. Pour y faire échec, le rite de la pénitence est ajouté à ceux du baptême et de l’eucharistie (Duval, p. 997). Ces rites deviennent des sacrements ; des actes dont les formules immuables assurent la pérennité de l’institution ecclésiale.
258 Auprès des Juifs encore nombreux à résider dans l’orbis, la persécution fait relâche. C’est plutôt une répression sournoise qui opère, voire un abandon à ce point oublieux qu’il contraint son destinataire à se faire une raison. Si nous rapportons l’herméneutique selon Bruno De Dominicis (p. 19) à la lecture que nous avons menée jusqu’ici de l’établissement des Juifs au cours de l’Antiquité, que remarquons-nous ? Que le destin de la nation juive, en réalité contraint par le conquérant romain, a été transmué en une volonté divine à laquelle le Sujet s’est conformé librement par la suite. Notamment, « l’injonction divine de s’arracher à son origine territoriale » aurait incité le Juif à symboliser l’« origine du monde et de l’homme sous l’espèce de la pierre du fondement ». « Pour le judaïsme antique, la souveraineté territoriale légitime est couronnée par le Temple. Depuis sa destruction en 70, le Talmud de Jérusalem a conservé la mémoire de cette fondation du fondement » (p. 20). La résignation est prodigieuse. Le fondement n’est pas le Temple mais la pierre trouvée sous lui après que l’« arche d’alliance fut enlevée ». Cette pierre était là avant l’édification majestueuse. On peut donc survivre à la destruction du monument. Revenons enfin à la circoncision [10.1.3], pour apprendre que ; « en assurant la ligature de la corporalité au corps, [elle] garantit l’unité de l’ Être du sujet et la longévité du peuple juif, seul pérenne parmi les contemporains des pharaons. Corrélativement, l’investissement territorial et institutionnel est marginalisé » (p. 29). En d’autres mots : la marginalisation de l’« investissement territorial et institutionnel » ne doit pas à la destruction du Temple ni à l’urbanicide mais à « la mémoire de [la] fondation du fondement » ; la Diaspora des Juifs n’est pas significative de l’exorégulation de leur mobilité mais de cet « arrachement à l’origine territoriale » librement accepté parce que voulu par Dieu ; la pérennité du peuple juif ne renvoie pas à la ségrégation spatialisée mais à la circoncision. Les chrétiens ici-bas ont résisté à ces contraintes au risque de l’hérésie. Les Juifs les ont subies. Les chrétiens ne sont pas de ce monde mais ils en sont à leur corps défendant. Les Juifs sont de ce monde mais ils en sont dépossédés. 11.3. L’émergence d’un réseau urbain 11.3.1. La responsabilité impériale à un commandement frontalier Le fils et successeur de Marc Aurèle, Commode, est né dans la pourpre. Avant même de monter sur le trône, il incarne le symbole d’une monarchie héréditaire. Le Sénat n’aime pas. Le dominat de Commode débute, en 180, sous des auspices apparemment favorables. Le moment est à la négociation d’une paix avantageuse avec les Marcomans (Le Glay et alii, p. 318). L’épidémie de peste est résorbée. Le
259 Conseil impérial réintègre Rome. Deux années s’écoulent et un complot familial-sénatorial passe près de réussir. Commode vit dans la peur. Le préfet du prétoire exploite la méfiance du monarque envers les sénateurs pour exacerber la compétition entre ces derniers et les chevaliers. Les décisions cruciales reviennent au Conseil institué sous Hadrien. Commode n’a qu’à les parapher. L’abandon du sens des responsabilités civiques est sensible aux divers paliers de la sécurité publique, de la gestion, de l’économie. La machine est rodée mais, dans la capitale, elle est sous la garde de chevaliers ayant la haute main sur des affranchis ballottés entre sénateurs et prétoriens qui se querellent. En un tel environnement d’instabilité sociale, les acteurs publics sont exposés à la vindicte populaire. Commode – ce dernier des Antonins – est empoisonné puis étranglé la veille du premier jour de l’an 193. Les prochaines années sont aussi troubles qu’aux lendemains du règne de Néron. Il n’y a pas de successeur, ni héréditaire ni désigné. Les conspirateurs présentent le préfet de la Ville aux prétoriens et aux sénateurs. Mais une faction dissidente fait assassiner, en mars 193, cet « excellent préfet-empereur » qu’est Pertinax. Son règne n’a pas duré cent jours, le temps de lancer l’idée d’un retour à la République auquel Marc Aurèle avait pensé. Pertinax disparu, le pouvoir reviendra à celui qui offrira la plus alléchante contribution aux prétoriens. L’Empire est mis à l’encan. Deux compétiteurs sont sur les rangs. Un richissime sénateur fait monter les enchères et l’emporte. Mais deux soulèvements militaires, l’un en Pannonie l’autre en Syrie, viennent tout chambouler. Les armées de province haussent le ton. Provincial et frontalier, le corps militaire est en mesure de porter l’Empire et il le sait. Mais à quel grand commandement incombera la responsabilité de redresser la situation ? Celui du limes danubien est déterminé en plus d’être le mieux placé. Le gouverneur de la Pannonie, Septime Sévère, est proclamé empereur par les légions de Carnuntum. Choqué par les intrigues sénatoriales et prétoriennes qui coûtèrent la vie à un homme d’exception et qui ont réduit l’Empire à une valeur d’échange, Septime Sévère marche sur Rome au cours de l’été 193. Aussitôt, il doit combattre les récalcitrants de Syrie et de Bretagne (193-197). Il gagne mais au terme d’une guerre civile sans faux-fuyants. Il n’y a plus d’espaces de la conquête [8.3.1]. La totalité de l’orbis impérial choit dans un espace agrandi de la guerre civile. Et au-delà, aux périphéries, l’invasion est tangible partout. Des ententes sont conclues avec des légats d’autres provinces, qui envoient des légions. Le nouvel empereur attaque la Bretagne à travers son avant-poste gaulois de Lyon. Et comme beaucoup de prédécesseurs, il doit guerroyer contre les Parthes qui à nouveau menacent la Syrie (197-199). Septime Sévère y réussit
260 mieux que Trajan car, non seulement il enlève la Mésopotamie, il donne le nom de celle-ci à une province. Près des sources du Tigre et de l’Euphrate, cette nouvelle province entame une Syrie elle-même subdivisée en deux autres. L’instabilité est récurrente en direction de la Parthie. La frontière orientale est toujours trop coûteuse à défendre aussi bien qu’à lâcher [10.2.3]. Et au défi de la défense contre les Parthes vient de s’ajouter celui de la discipline à rétablir au sein du grand commandement syrien. Surtout que l’allégeance de l’Égypte oscille au gré de ce qui se passe là. Instituée sous Tibère, organisée sous Claude, investie par les chevaliers sous les Flaviens, l’administration centrale est assiégée par les provinciaux. Des sénateurs et prétoriens sont licenciés puis remplacés par des vacataires recrutés en régions. Une nouvelle légion, venue du limes oriental, est stationnée aux portes de Rome. Les magistratures ne sont pas abolies mais leurs juridictions sont diluées. À l’exemple de la justice sous les Antonins, retirée aux préteurs puis confiée à des titulaires de postes permanents, l’ensemble des responsabilités revient à des fonctionnaires désignés au sommet. Parallèlement à un pouvoir militaire mieux organisé que le Sénat, la bureaucratie déclasse les magistratures. Sous la pression de ce double mouvement de militarisation et de bureaucratisation, le pouvoir est concrètement revenu à un grand commandement frontalier. D’où une mise en tutelle de l’Italie ? Les aristocrates urbains sont remplacés par des chevaliers et soldats qui peinent à entendre le latin. Une aristocratie barbare s’empare des postes de gérance. 11.3.2. Une monarchie héréditaire cousue de fil blanc Originaire de Leptis Magna – chef-lieu de la province d’Afrique proconsulaire (~ Libye) –, Septime Sévère a souffert de son accent punique. Pour en atténuer les inconvénients, il a fait croire à son adoption par Marc Aurèle. Septime Sévère fut légat d’une légion syrienne en 180 et il connut « une sorte de demi-exil » à Athènes de 183 à 185. Il a voyagé, comme Hadrien, mais en cheminant dans les périphéries et sans presque jamais passer par Rome. Son plus long séjour y fut de cinq ans (203-208). Issu d’une famille de notables, Septime Sévère bénéficia d’une formation de juriste et de rhéteur polyglotte. Son cursus lui permit d’occuper divers postes : d’abord en Espagne ; puis en Afrique, en Syrie, en Lyonnaise et en Sicile ; sans oublier la Pannonie dont il reçut le grand commandement plus la Bretagne où il terminera ses jours en 211. À Émèse, Septime Sévère avait « pu rencontrer le grand prêtre du Soleil, Julius Bassianus, et ses filles Julia Domna et Julia Mæsa. En 187, il [épouserait] en
261 secondes noces Julia Domna, dont il [eut] deux fils, Bassianus (Caracalla), né à Lyon en 188, et Geta, né à Rome en 189 » (p. 374). Le premier fils – Caracalla – a fait assassiner le second – Geta – et il périra de même façon en 217. Julia Mæsa, la belle-sœur, fit courir le bruit que ses deux filles avaient été les maîtresses de Caracalla. C’était dire que ses deux petits-fils adultérins étaient les descendants légitimes de cet empereur (Salles, pp. 284285). La rumeur ayant été crue, les deux petits-fils en question – Varius Bassianus alias Élagabal et Sévère Alexandre – ont pu alors reconduire une monarchie héréditaire cousue de fil blanc. Élagabal va régner de 218 à 222. Il meurt, assassiné, à l’âge de dix-huit ans. Il a eu le temps d’adopter – à la demande de l’ineffable belle-sœur et grandmère – son cousin germain. Cet autre fils adultérin succédera sous le nom de Sévère Alexandre, qui sera assassiné lui aussi, en 235. La dynastie romaine des Sévères – la dernière ! – est sauve. Mais au prix de quelles contorsions ! Sommes-nous en voie de changer d’époque ? L’arbitraire qui menace vaut-il l’emploi du diminutif bas ; pour Bas-Empire ? Il va de soi que l’expression BasEmpire s’oppose à l’idée d’un Haut quelque peu embelli. Sous l’angle de la spatialisation, cependant, ce Bas est associable à une implosion qui à présent commencerait à retourner la périphérie contre le pôle. C’est pourquoi nous allons préférer l’expression Empire tardif, pour noter le changement d’époque. Il suffit d’avancer un peu dans cet Empire tardif, en effet, pour oublier le phénomène des cités. S’il en est question, c’est moins pour célébrer leur idéal de liberté individuelle que pour noter leur subordination aux établissements lourds que sont les villes. Au réseau serré des cités va se superposer un réseau urbain. Les villæ compliquent cette organisation tout en la faisant évoluer. Par le passé, ces unités cellulaires étaient d’évasion. Actuellement, elles sont tournées vers les pôles d’agglomération voire intégrées à ces derniers. Les villæ de campagnes deviennent ainsi des noyaux de faubourgs essentiels au phénomène des villes. Nous attribuons à l’amoindrissement des cités, au profit des villæ puis des VILLES, la pertinence conjoncturelle de l’édit de Caracalla. Cet acte législatif accordait en 212 le droit de cité à « tous les habitants de l’Empire » (Petit 1968c, p. 403). Le citoyen est devenu l’individu sans qualité dont le statut juridique est surdéterminé par la volonté de l’empereur héréditaire. L’interprétation pose que la décision de 212 aurait comme entériné une implosion amorcée de l’espace impérial. Symboliquement affaissé, cet espace était envahi d’immigrés qu’il fallait digérer en nivelant par le bas la formation sociale. Le droit de cité n’a pas converti l’immigré en citoyen. Il a mis le citoyen sur un pied d’égalité avec l’immigré de statut précaire. Ce ravalement enleva leur prestige aux cités.
262
11.3.3. La trajectoire des Sévères L’octroi gonflé du droit de cité, en 212, a dissimulé une érosion de la qualité citoyenne en général. La société s’atomise sous le coup d’une recomposition de la hiérarchie. Au remplacement des citoyens par des sujets répond celui des magistrats par des fonctionnaires venus de partout. L’administration centrale est barbarisée. Les chevaliers profitent du discrédit jeté sur les prétoriens et les sénateurs pour s’emparer des commandes. « L’ordre équestre a partout le rôle principal ». L’armée en est la pépinière. La garde prétorienne est moins altière. Son préfet n’est pas pour autant disqualifié. Bien au contraire, il devient le second personnage de l’Empire en importance. Le préfet se dissocie des prétoriens pour aller tenir un rôle d’adjoint auprès de l’empereur. Stationnées en provinces, les armées sont mieux subventionnées. La défense des frontières et la conquête territoriale ne sont plus leur raison d’être. Les armées ne font pas que servir le pouvoir politique et le système économique. Elles fondent ces instances. La décennie 180 fut celle de rencontres multiples à Émèse. En plein désert de Syrie, cette oasis était à la fois : un centre religieux ; une étape sur la route caravanière reliant Palmyre au port de Tripoli ; un lieu de prédilection pour les légionnaires d’un castrum non loin. Plus qu’une cité, Émèse fut alors la position où Septime Sévère : exerça une fonction militaire ; pactisa avec le grand-prêtre Bassianus ; assura une succession à celui-ci en épousant sa fille ; se familiarisa enfin avec le dieu solaire syrien. Si l’on suit l’argument de Catherine Salles, le culte à ce dieu invincible – Sol Invictus – avait séduit les légionnaires avant même qu’ils fussent placés sous les ordres d’un Septime Sévère en l’occurrence légat. L’engouement des légions syriennes pour le culte régional a fait partie d’un calcul dirigé contre la religion traditionnelle, c’est-à-dire ; contre le pôle romain. Septime Sévère endossa autant la volonté politique de ses légionnaires qu’il en fut l’instigateur. Et en épousant la fille du grand-prêtre, il conféra un encadrement institutionnel et dynastique à cette volonté comme au culte bénéficiaire. Un fils et un petit-fils vont témoigner de l’ascendance syrienne de la dynastie sévérienne. Caracalla et Élagabal ont été des Bassianus, le nom du grand-prêtre d’Émèse transmis par Julia Domna. Le surnom Élagabal (pour Varius Bassianus) a été emprunté au dieu solaire syrien qui lui-même transmettait la mémoire du dieu Ba’al. Ce fut ainsi que le jeune empereur Élagabal a fait rapatrier en grande pompe, dans l’enceinte sacrée de Rome, un bétyle d’Orient : une pierre sacrée à la gloire de cette divinité cananéenne dont s’était réclamé Hannibal !
263 Au fond de pareille extravagance, nous repérons l’efficacité du mécanisme de l’implosion ayant réalisé la condition de possibilité : d’abord de trajectoires qui ont préféré certains confins aux positions de l’espace polarisé ; ensuite de la montée des légions provinciales au détriment des cohortes urbaines ; enfin des rencontres d’Émèse qui – surdéterminées par la nécessité géopolitique de défendre la frontière orientale contre les Parthes – ont donné le coup d’envoi à une utilisation sans précédent des représentations orientales du sentiment religieux. 11.3.4. De grosses villes aux périphéries Les sénateurs et les magistrats n’influencent plus le gouvernement impérial tout en comptant sur les armées pour la défense et la conquête (Daquet-Gagey 2000). Ce sont les militaires qui désormais ont la capacité de sanctionner le pouvoir. Les Sévères furent les premiers d’une théorie d’empereurs à soldats. Nous serions les témoins d’une phase militaire en lien avec deux autres respectivement qualifiées, par Moriconi, de territoriale et de monétaire ou financière. Ces trois phases ont été articulées entre elles au moyen d’un diagramme qui les fait alterner avec autant de crises (2000, p. 304). En général : -
la première phase est la territoriale ; qui débouche sur une guerre. Vient la deuxième phase, la militaire ; qui débouche sur une crise économique. La troisième phase est la monétaire ou financière ; laquelle échoue sur une crise de subsistance préparatoire à la prochaine phase territoriale.
Rapportons aux quatre premières entrées certains événements et faits. -
La période de l’Âge d’or des Antonins (117-160) correspond à une phase territoriale (Limes ; Tivoli et Mausolée d’Hadrien). Cette phase territoriale a débouché sur la guerre avec les Parthes et les Marcomans à l’époque de Marc Aurèle (161-180). La phase militaire a été marquée, sous le règne de Septime Sévère, par la refondation de la société sur les armées de provinces (193-211). Cette phase militaire a débouché sur une crise économique.
Il y a crise économique à présent, comme d’habitude marquée par une dévaluation monétaire et des mesures fiscales, notamment l’annone. Cet impôt annuel sur les prix des produits agricoles finance l’approvisionnement frumentaire des populations dans le besoin. Or celles-ci sont agglomérées. Les plus nombreuses sont encore dans Rome.
264 L’annone provient surtout des provinces africaines vouées à la culture extensive du blé (Carthage, Numidie, Mauritanie) et à la production de l’huile d’olive (Tripolitaine d’Afrique du Nord et Espagne). Ces denrées sont offertes en d’autres provinces, mais en y partageant le marché avec des produits vinicoles, de transformation artisanale et d’extraction minière. Les latifundia se développent aux périphéries pendant que, dans les provinces comme déjà indiqué, les grands domaines d’exploitation sont démembrés en faveur d’exploitations intensives admettant la polyculture et la propriété privée. L’Afrique du Nord s’en tire mieux, grâce à une occupation colonisatrice qui y développe les terres à blé. Comme à présent les valeurs montent en direction des marges, les surplus de rentes sont siphonnés par le fisc puis déversées en de grosses villes. Nous réservons l’expression aux agglomérations d’emblée plus volumineuses que les cités et polarisant les régions périphériques. Rome n’est pas pour autant déclassée. Du moins pas encore. Les grosses villes auxquelles nous pensons sont africaines, égyptiennes et syriennes. La population d’Antioche oscille autour des 300 000. Carthage, relevée de ses cendres, a la réputation d’être la seconde capitale de l’Empire (Fredouille 1968, p. 992). La population d’Alexandrie d’Égypte atteint les 800 000 (Moriconi, p. 13). Côté européen, plusieurs pôles ne donnent pas leur place, en Espagne, en Gaule (Lyon), le long du limes danubien (Carnuntum). Bref, les frontières externes sont ponctuées de villes imposantes. Rome prend sa part mais, pour la première fois, elle n’est pas la seule ni même la principale bénéficiaire de la croissance. L’implosion est devenue décentralisation, nonobstant le fait que la capitale réunisse 1 200 000 habitants ! Son plus gros chiffre de population jamais atteint. Qu’en déduire ? Que l’implosion ne soit pas encore terminée ? Rome demeure la Ville. Mais elle n’est plus seule à dominer un réseau de cités. D’autres villes sont maintenant capables de rivalité. Elles sont surtout africaines et syriennes. À cause des accumulations de rentes permises par les exploitations latifundiaires ? Sans doute car – l’implosion suivant son cours – les acteurs dominants aux périphéries sont désormais en mesure de retenir une part des valeurs accumulées chez eux. De riches familles étalent leurs domaines aux frontières externes sud et est. Les cultures régionales sont réappropriées conformément. Les vestiges carthaginois et hellénistiques sortent de terre pour ancrer de nouvelles places somptuaires : Timgad édifiée sous Trajan en Numidie (~ Algérie) ; Leptis Magna et Sabratha dans la Tripolitaine natale de Septime Sévère (~ Libye) ; la Volubilis de Caracalla en Mauritanie. En Asie Mineure, en Syrie, en Arabie, en Égypte, les villes romaines en formation doivent leur prestige à d’anciens établissements témoins de l’Empire d’Alexandre ; Pergame, Antioche, Palmyre, Pétra, Alexandrie. Des civitates
265 gauloises profitent de la situation générale. Les monuments de Provence et du Gard en témoignent (amphithéâtres, aqueduc-pont). Décidément, les périphéries se relèvent et pas seulement à cause de la magnanimité d’un pouvoir impérial au reste incapable de tenir le centre. 11.3.5. Un réseau urbain hiérarchisé ? Les réalisations romaines dues à Septime Sévère remontent à son séjour de 203 à 208. En fin de carrière, l’empereur fait ériger à l’entrée ouest du Forum républicain un arc à trois baies. Son palais, à l’angle sud-est du Palatin, ressemble à une fabrique de l’âge industriel. Au Forum de la Paix récemment aménagé à l’est du complexe de Trajan, Septime Sévère fait agencer les dalles d’un plan de Rome. Les contours des formes cellulaires sont gravés un à un. Des fragments de ce Plan de marbre figurent dans l’Atlas Le Piante di Roma (1962). Ils illustrent que la Ville était alors pleine comme un œuf. Deux grandioses réalisations urbaines remontent au règne de Caracalla (210 →) : le temple à Sérapis et les Thermes à son nom, dont les onze hectares accaparent l’arrondissement Piscine publique jadis réservé par César dans la section du collier au sud de la porte Capène [8.4.2]. Une douzaine de jardins sont sur le point de couvrir le périmètre. Même la rive droite maléfique, entre le Janicule et le Trastevere, a droit aux siens. Seul le secteur de l’Emporium, avec son dépotoir Testacio, en sera dépourvu. Tous ces jardins ne viennent plus seulement rehausser la valeur de voisinages naguère réservés aux cimetières. Ils composent une ceinture verte protectrice. Les Thermes de Caracalla y auraient ainsi assumé une fonction seconde de forteresse. Au Palatin nord-est, des jardins d’Adonis sont expropriés pour la mise en place d’un voisinage monumental à la fois place publique, temple et demeure d’Elagabal (220-221). Un autre complexe à la dévotion de ce jeune empereur est aménagé dans les jardins du Vieil Espoir. Intégrant un temple – le Sessorium –, ainsi qu’un cirque et un amphithéâtre, ces jardins prolongent ceux de Mécène par le Sud et ils occupent l’avancée orientale du périmètre. La tendance urbanistique romaine est à l’aménagement de domaines verts confortant le périmètre. Le signal avait été donné par l’implantation, sur le pédoncule du Viminal, de la caserne prétorienne sous Tibère [9.3.1]. Celle-ci a perdu en exemplarité, car les cohortes furent discréditées même si leur préfet a monté en grade. Mais une autre caserne vient d’être implantée sur le replat du Cælius ; pour la garde impériale à cheval (Pressouyre, X). La maison des Laterani est construite tout contre. La famille de ce nom, spoliée sous Néron, a réintégré son domaine grâce à une intervention de Septime Sévère. La retombée de l’éperon demeure le Cælius, mais au pédoncule échoira le toponyme Latran.
266
Trèves
Carnuntum Lyon Aquilée Rome
Grèce Antioche Carthage
= Leptis Magna
Jérusalem Alexandrie
Graphique 11.2 Le réseau urbain hiérarchisé à l’époque des Sévères La place centrale – Rome – grossit à l’instar des villes aux angles d’un polygone inachevé. Le trait gras en échelons est-ouest illustre le long gradient Méditerranée. Le trait interrompu nord-sud illustre la ligne de démarcation entre un Occident et un Orient intrinsèques à l’orbis depuis l’époque de Claude. Ordre de grandeur ; Trèves-Lyon ≈ 550 km.
L’étendue de l’orbis est devenue comme un récipient dont le centre et les bords ont été relevés. Bien des questions se posent. Pourquoi l’implosion n’a-t-elle pas débouché sur une décentralisation achevée ? Pourquoi la poussée provinciale n’a pas donné son coup de grâce à l’Italie et à Rome ? Pourquoi l’orientalisation de l’Empire a-t-elle reflué sur le pôle occidental au lieu de le dédaigner ? Nous avons anticipé la réponse : l’implosion en cause n’est pas terminée. Les forces ont beau se déployer aux périphéries, le pôle-centre continue de dominer. La population agglomérée de l’orbis a eu beau avoir augmenté à la faveur de grosses villes aux périphéries, la population du pôle romain a augmenté elle aussi. La Ville est ainsi devenue la place centrale d’un réseau urbain (Rebour, pp. 186-190) ; une métropole physique. Le réseau urbain de l’orbis à l’époque des Sévères a dessiné une géométrie de pentagone autant inachevé qu’irrégulier. La Rome sévérienne a été au centre de ce polygone dont les angles ont correspondu à autant de pôles seconds (graphique 11.2). Que signifie la configuration ? Qu’est révolu le réseau des cités dominé par un seul pôle [6.2.5]. Actuellement, le pôle Rome est non seulement majeur mais hypertrophié. Il domine un réseau répartissant de grosses
267 villes à distance et réduisant les cités entre lui et ces pôles seconds à des localités déqualifiées. Les établissements agglomérés paraissent hiérarchisés selon une distribution dénotative d’allométrie. Comme si la croissance démographique du pôle majeur devait désormais se traduire par la croissance proportionnelle de pôles seconds. D’après le traitement pointu récemment apporté à l’étude de ce processus par Rebour (2008), une telle distribution allométrique signifie un état d’avancement du système économique typique de la phase capitaliste industrielle des récents siècles. Or, dans le présent ici considéré, l’Antiquité esclavagiste n’est même pas terminée. Qu’en déduire ? Si ce n’est que la morphogenèse urbaine ait plutôt devancé le comportement de l’économie générale. Le propos donne-t-il à penser que la forme est causale ? Il n’en est rien. La causalité va ici de forces économiques à formes concrètes. Sauf que ce rapport intercepte l’engendrement politique de l’interface géographique comme condition de possibilité. Le réseau urbain hiérarchisé appartient à cette interface tel un ensemble de formes abstraites qui mobilisent les forces productrices des formes concrètes de surface, celles-ci externalisant le réseau.
12. L’innovation dioclétienne 12.1. Seule l’Église n’est pas en crise 12.1.1. L’Église catholique Sous le règne de Commode, les chrétiens ont un peu mieux contrôlé la propriété foncière. Ils ont réussi à chapeauter leurs assemblées informelles d’associations juridiquement enregistrées [10.5.1]. Sitôt reconnu le droit des chrétiens à détenir des lieux d’inhumation spécifiques, leurs assemblées devinrent des ecclesiæ et rappelons que la première d’entre elles – l’Ecclesia dûment localisée à Rome – devenait l’Église. L’Église avait été qualifiée d’universelle au moment de sa fondation [10.5.3]. Le mot Assemblée correspond au grec Ecclesia. Mais le mot universel correspond pour sa part au grec catholique. Au fil de la reconnaissance institutionnelle imposée par l’appropriation de domaines funéraires, l’Assemblée universelle des premiers chrétiens est devenue l’Église catholique. La dénomination fut consacrée à Antioche aux premiers jours du deuxième siècle (Duval, p. 996). Incidemment, le territoire global serait redécoupé en diocèses. Chaque grosse ville – Carthage, Alexandrie, Antioche, Éphèse, etc. – évolue depuis lors sous la houlette d’un évêque. Et Rome reviendra au premier des évêques et vicaire du Christ ; le pape. Les villes polarisent des espaces d’envergure provinciale. Les évêques sont responsables de villes mais les circonscriptions où s’exerce leur ministère doivent correspondre à des diocèses dont les frontières redessinent celles des provinces. Par ailleurs, les évêques remplaçant celui de Rome en chaque diocèse, ils sont autant de vicaires. D’où l’homologie avec le gouverneur de province remplaçant l’empereur. Le mot vicaire a d’abord voulu dire remplaçant. L’organisation de l’Église aura été parallèle à celle de l’Empire. Les acteurs ecclésiastiques parviennent encore péniblement à se pourvoir de domiciles fixes. Ce qui ne les empêche pas de s’attribuer des places en fonction des rôles prévus à leur organigramme. Des prêtres secondent les évêques et les diacres assurent des tâches d’assistance. Ces clercs attendent un redécoupage en paroisses. Les chrétiens de l’Empire tardif disposent d’une forme d’établissement encore largement abstraite mais opérant comme une structure parallèle. Une seconde hiérarchie de places interfère avec celle qui existe déjà [10.5.4]. Et toute une distribution de rôles prétend faire double emploi avec celle de l’État qui est encore en pleine activité fonctionnelle. Les fidèles du Christ vont « enseigner toutes les nations », disposant à cette fin d’une organisation prête à remplacer l’officielle quand les occasions se présenteront.
270 À l’époque de Commode, la revendication de cimetières mutualistes n’est plus menée par les chrétiens au nom de leur Église. Elle est assumée par la hiérarchie épiscopale. Ce ne sont plus les chrétiens, personnes physiques couvertes par des associations ou protégées par des citoyens convertis, qui accèdent à la propriété cémétériale. C’est désormais l’Église qui, en tant que personne morale, s’autorise de la jurisprudence régulière. Les chrétiens ayant disposé de domaines mortuaires à condition de réunir une Église institutionnelle sur-le-champ, il alla de soi que cette Église catholique devint propriétaire privée de tels domaines. C’est chose faite dans le cours de la décennie 180. Le premier cimetière propriété de l’Église est aménagé en bordure de la voie Appienne à faible distance du périmètre urbain. À l’orée du IIIe siècle, ce cimetière inaugural prend le nom de Calixte, diacre et administrateur à la demande du pape Zéphyrin (198-217). La situation des chrétiens va s’améliorant mais le progrès s’accomplit sur un arrière-plan de persécutions. 12.1.2. Non au syncrétisme La crise religieuse persiste depuis quatre siècles. Elle est devenue chronique. Le culte impérial n’y a pas mis fin. La crise peut signifier ou le choix ou la critique. L’épisode à présent commenté est critique, étant donné que la religiosité romaine piétine à l’approche d’un choix qui se fait attendre faute d’adhésion suffisamment partagée. La conjoncture est à l’indécision : pour les païens tiraillés entre les allégeances aux cultes impérial, solaire, à Mithra d’Iran, etc. ; pour les chrétiens dont les purs se préparent à une imminente fin des temps pendant que d’autres – les indécis – apprennent à composer avec notre monde voué aux forces du mal. Nous avons apparenté les purs au montanisme [11.2.3]. À la demande d’évêques réunis en synode, cette hérésie rigoriste est officiellement condamnée par le pape Zéphyrin au tournant du IIe-IIIe siècle. Elle n’en continue pas moins de troubler les esprits. Réconfortés par le sacrement de pénitence, les indécis vont faire gagner la retenue. L’aspect le plus intéressant de cet aboutissement est l’entrée en scène d’intellectuels chrétiens. Des écrivains ont particulièrement fait honneur à quelques grosses villes africaines, notamment Alexandrie et Carthage qui ont donné Tertullien (155-222) et Origène (185-254). La provenance africaine de ces deux premiers Pères de l’Église ne sera pas sans conséquences ; non seulement pour avoir décentralisé la production des idées mais pour avoir associé la pensée chrétienne de l’Empire tardif au culte des martyrs d’origine africaine [10.5.3]. Les Romains de l’époque des Sévères commençaient à se définir en fonction du christianisme. Il y avait les chrétiens et les autres, les mondains, les païens. Sauf exceptions dans les circonstances, ces derniers réagirent à ce qui aurait pu avoir
271 été une ségrégation à leurs dépens ; soit en affichant un radicalisme déréglé, soit en proposant un syncrétisme modéré. Quelques exemples. Radicalement ; Septime Sévère a réagi contre la dépréciation du paganisme en aliénant le nom de sa descendance à celui de son épouse qui rendait hommage à Sol Invictus. Nous pensons aussi à Elagabal, qui prit le nom du dieu solaire et le claironna dans la Cité impériale du Palatin. Modérément ; Caracalla rendit hommage au premier dieu porte-parole de syncrétisme qu’était Sérapis [4.4.1]. Nous pensons aussi à Sévère Alexandre, qui renvoya les symboles des divinités exotiques dans leurs foyers afin de laisser libre cours, dans Rome, au syncrétisme en question (Le Glay et alii, p. 400). Qu’attendre de ces tribulations ? Que la religion qui réussira à dire non au syncrétisme prendra la mise. Ce à quoi prétend le christianisme. La tâche des Pères de l’Église fut, à telle fin, de contenir le rigorisme confinant à l’hérésie tout en préservant la doxa d’un relativisme qui aurait dilué la religion du Christ (Sabbatucci). 12.1.3. La « monarchie absolue tempérée par l’assassinat » L’instabilité est récurrente à la frontière de la Parthie [10.2.3 ; 11.3.1]. Pendant le premier quart du IIIe siècle, le royaume des Parthes s’épuise de l’intérieur sous l’effet d’un mouvement de sécession. Le prince Artaxerxès déclare l’indépendance de son royaume d’Iran en 226. Coïncidence ? La dynastie des Sévères – la dernière des romaines – quitte la scène côté Occident pendant que les Parthes – ces opposants habitués de Rome – sont disqualifiés côté Orient. Artaxerxès délaisse Babylone pour fonder à proximité sa nouvelle capitale ; Ctésiphon. Il règne sur les Sassanides (Christensen 1971). Ces nostalgiques de l’Empire achéménide centralisent la monarchie tout en assistant leur prince devenu roi des rois – le chah – d’un commandeur et d’un grand prêtre. Ils restituent les satrapies d’avant Alexandre et entraînent une cavalerie. La grande Perse renaissante fait comme Rome en aval de sa crise religieuse. Elle accueille des philosophies et croyances exotiques à ses yeux ; le bouddhisme apporté de l’Inde et le judaïsme rabbinique échappé de Jérusalem. Happée par la localité de Nisibis dans le fin fond de la Mésopotamie, la route de la Soie [10.4.1] aboutit sur Antioche. Le relais de Palmyre et le port de Tripoli en souffrent. Mais le terminus d’Antioche demeure sous contrôle romain. Tel est en gros le portrait de la situation au Proche-Orient, lorsque le gouvernement de l’Empire romain revient au jeune Sévère Alexandre et à Julia Mamea, sa mère. En 230-231, les Perses font comme les Parthes avant eux. Ils envahissent la Mésopotamie et lancent des raids en Syrie puis en Cappadoce. Après de vaines négociations, la contre-attaque est organisée à Antioche. Des contingents militaires du Rhin et du Danube s’y rendent pour de là aller renforcer le limes syrien.
272 La contre-attaque romaine connaît un succès mitigé à l’Est et les Germains profitent encore une fois d’une frontière dégarnie [11.2.1], cette fois-ci pour franchir le Rhin et le Danube. Accompagné de sa mère, Sévère Alexandre abandonne le Proche-Orient. Il regagne au plus vite le camp de Mayence sur le Rhin. Les postes rhénans et danubiens recouvrent leurs troupes. La confiance n’est plus là. Les soldats se mutinent et assassinent le duo impérial. Entre-temps, les Goths ont pénétré en Dacie et les Carpes, un peuple nouvellement singularisé à la rencontre des Slaves et des Iazyges, sont entrés en Pannonie. Débute en 235 une période d’instabilité. Il n’y a plus de dynastie romaine. Il y aura quelques hommes forts mais peu de successions assurées. Parmi ces hommes pourrait figurer Maximin. Aucune procédure n’a légitimé sa montée sur le trône ; ni élection, ni héritage, ni adoption. Originaire de Thrace, le nouvel empereur incarne à son tour l’aptitude des provinces orientales à fournir du personnel politique et militaire. Vont défiler les empereurs d’un jour et nombre d’usurpateurs. L’Empire est devenu une « monarchie absolue tempérée par l’assassinat » (Le Glay et alii, p. 438). Contre toute attente, le Sénat persuade les Italiens de se soulever contre le roi barbare et sa fiscalité outrancière. Maximin n’est reçu ni comme un empereur ni comme un prince mais comme un roi. Nous changeons d’époque. Maximin prend le chemin de la capitale, en 238, pour y ramener l’ordre (sic). Mais ses soldats l’ont occis en cours de route. Comment le Sénat a-t-il réussi son coup de force ? Tout en évitant de déplaire à l’ordre équestre, Sévère Alexandre avait fait admettre seize membres de cette assemblée haute à un conseil de régence (p. 400). En 222, le Sénat avait rétabli sa présence dans l’armée ainsi qu’en certaines administrations municipales et provinciales. 12.1.4. De régions culturelles à royaumes ; de l’esclavage au servage Les nouveaux souverains prennent et perdent le pouvoir au gré des assassinats. Et comme ils ont besoin des organes de la civilisation pour gouverner, ils doivent se retourner contre les auxiliaires de la veille. Le préfet du prétoire s’en mêle et des attaques sont menées contre les Carpes et les Goths, ces intrus qui avaient profité de la faiblesse de Sévère Alexandre. Philippe l’Arabe est le premier empereur à devoir composer avec des usurpateurs. Il réussit à se maintenir sur le trône pendant cinq ans (244-249). Il achète la paix aux Perses, le temps de mener la lutte contre les Alamans en Alsace. Les Carpes et les Goths envahissent à nouveau le cours moyen du Danube. Plus au Sud, les Goths s’avancent jusque dans la région de Naissus (~ Nīs), là où se nouent les frontières de la Dacie supérieure, de la Thrace et de la Macédoine. L’empereur Decius (249-251) sauve l’honneur en pratiquant un évergétisme dans Rome. Il s’agit d’une ancienne disposition voulant « qu’un homme de bien
273 soit généreux envers ses compatriotes en offrant à sa cité des revenus [pour] l’édification de temples, de bains publics, de bibliothèques » (p. 286). Quelques années passent. Les Francs et les Alamans font un aller-retour via la Gaule et l’Espagne. Les Goths envisagent la formation de royaumes au sud du Balkan, lesquels vont faire évoluer des régions culturelles. En restant dans le vocabulaire de la géographie classique, les royaumes annoncés vont constituer de telles régions en espaces politiquement définis et placés sous l’autorité non pas d’empereurs mais – le vocable en fait foi – de rois. Ces royaumes vont couvrir des entités spatiales aux dimensions des anciennes provinces. Changement d’époque ! L’empereur Valérien réussit à gouverner pendant sept ans (253-260). Il est un aristocrate au cursus sénatorial avéré. Lui, au moins, n’est pas un Barbare. Les Goths pénètrent en Grèce et en Asie Mineure. Jusqu’en 258, les Francs et les Alamans reviennent en Gaule. Et comment tenir celle-ci à moins de tenir en même temps la Bretagne et l’Espagne qui l’enserrent ? La Gaule menace de former un Empire au flanc ouest de l’orbis. Valérien délègue son fils Gallien qui contient les Saxons au Nord et les Berbères de Mauritanie au Sud, les Maures. Au Proche-Orient, en 260, Valérien est capturé et mis à mort par le roi Sassanide Sapor. La Syrie n’est pas pour autant occupée. Des Alamans sont en Gaule et d’autres sont bloqués en Italie du Nord. La Gaule de Postumus et la Palmyre d’Odeynath, deux usurpateurs, font sécession. Pour se déprendre de tous ces revers, faudra-t-il pointer du doigt le bouc émissaire ? Vers 250, sept évêques étaient ordonnés à Rome pour aller évangéliser la Gaule (Desmarais 1995, pp. 140 et suiv.). Le plus célèbre d’entre eux serait Denis, à qui fut confiée la Lutèce gallo-romaine qui devint Paris sur les entrefaites. Les évêques élurent domicile en des cités mais leur apostolat s’est répandu en un milieu rural graduellement parsemé d’abbayes en liaison avec des bourgs attenants à des basiliques cémétériales. La Gaule redevenait forestière. Des vestiges d’anciennes infrastructures – aqueducs et tracés routiers – résistent à l’érosion. Mais les quadrillages en centuriation s’effacent sous la segmentation irrégulière de lotissements clairsemés. Le système esclavagiste est en recul depuis un siècle [11.1.1]. La question se pose évidemment de savoir ce qu’il advient de la force de travail maintenant que l’esclavage a cessé de faire système. Dès l’époque des Antonins (~ IIe siècle), la force en question évolua en un salariat. Et depuis lors ? Ce salariat verse dans un servage. Faute d’esclaves pour en assurer la rentabilité, les grands propriétaires ont d’abord morcelé leurs latifundia en domaines de tailles réduites et confiés à des possessores. Mais désormais la petite propriété prévaut à peu près partout en contexte rural. Les possessores n’ont pas disparu mais les rétributions qu’ils
274 offrent à leurs travailleurs sont trop insuffisantes. Ces derniers sauvent alors leurs conditions d’existence en devenant des serfs pendant que leurs maîtres deviennent des seigneurs. Le système esclavagiste est en voie d’être déclassé par un système seigneurial. Chaque seigneur s’en remet à un roi – un grand seigneur – à qui a été transférée la responsabilité du territoire ou royaume dont relève son domaine. Les seigneurs ne sont donc plus les possessores d’antan, pour la banale raison qu’ils n’ont pas les moyens de salarier leur main-d’œuvre. Pour autant qu’il s’agisse d’étendue géographique, chaque seigneur dispose d’un domaine terrien à cultiver et à défendre. Et aux anciens travailleurs salariés de se transformer en serfs ; lesquels mettent en valeur des domaines seigneuriaux à la fois pour y produire de quoi subsister et mériter leur droit de résidence. 12.1.5. Non-lieu Nous en sommes à un moment exceptionnel de la crise religieuse, lors duquel la paix des dieux doit être renégociée puis rétablie. Nous avons remarqué en ce sens des allégeances à plusieurs divinités exotiques. Nous avons observé aussi diverses applications de la méthode du syncrétisme. Un ultime appel en ce sens vient d’être lancé par Julia Mamea, qui est allée jusqu’à tendre la main au christianisme. Lequel ne lui a donné aucune chance, s’exposant ainsi à la rancœur. « "La paix des dieux a été rompue parce qu’il existe au sein de l’Empire une secte impie, qui ne les honore pas". On aura deviné qu’il s’agit des chrétiens, d’où les persécutions » (Le Glay et alii, p. 439). La « secte » en cause était quand même sur le point de composer près du tiers de la population agglomérée dans Rome (Krautheimer, p. 46). Au reste, diverses croyances ont prétendu à la Bonne Nouvelle de l’amour et du pardon. Les chrétiens n’ont pas eu le choix de partager avec les païens la vérité de l’innocence de la victime lynchée, l’impératif de ne pas seulement aimer ceux et celles qui nous aiment, etc. Mais les mêmes chrétiens ont prétendu à l’intervention de leur Dieu dans l’Histoire et à l’exclusivité de sa révélation à l’humanité (Liégé 1968, p. 454). Sur ces deux points, aucune concession. L’impiété ne fut pas tant reprochée au message évangélique qu’à ce ferment de désunion qu’était le sectarisme. Cette impiété a été significative de déloyauté envers le corps social. Il fallait, au point où nous en étions, faire avouer par les chrétiens qu’ils étaient seuls responsables du bris de confiance. Le moyen ajusté à cette fin serait le harcèlement judiciaire. Persécuter, au IIIe siècle, « ce fut poursuivre en justice » (Torris 1968, p. 824). Les intimés perdent leurs biens – ils commencent à posséder –, cèdent sous la pression, se suicident ou encore sont livrés à un martyre dont la foule assumera l’odieux. L’empereur Maximin avait traqué les évêques des principales villes. Un Édit de Decius (250) a fait durer les poursuites pendant une dizaine d’années. Valé-
275 rien a émis des décrets interdisant le culte chrétien (257-258). L’évêque Cyprien de Carthage fut victime de son zèle. Plusieurs chrétiens vont abjurer – les lapsi –, qui seront admis à la pénitence sacramentelle [11.2.3]. L’Afrique du Nord est toutefois marginalisée. L’absolution sera refusée aux lapsi de Carthage nonobstant les instructions romaines. Ce qui se passe au niveau de l’interface géographique est plus crucial encore. Des cimetières appartiennent à l’Église depuis l’époque pas très lointaine de Commode. Mais les demeures des chrétiens sont égarées dans les divers arrondissements de la Ville. Elles sont des salles intégrées à des bâtiments d’habitation quelconques et se prêtant à diverses fonctions. Les localisations ne sont pas transparentes. Tout au plus sont-elles repérables par « leur titre de propriété qu’il était d’usage de placarder à l’entrée comme une enseigne » (Pressouyre, XIb). Chaque lieu de réunion chrétien est ainsi apparenté à un titulus. Environ vingt-cinq tituli sont connus au IVe siècle, parmi 44 000 insulæ (Krautheimer, pp. 46-50). Nous avançons qu’un trait du christianisme a trouvé le moyen de se réaliser par ce biais spatial discret. L’Église a eu besoin de la jurisprudence romaine pour s’approprier des cimetières et de là prendre pieds dans l’espace de la Ville. Mais une fois ainsi intégrés, les chrétiens ont tout fait pour passer inaperçus. Ils s’étaient habitués à se cacher depuis l’époque de la persécution sous Domitien. Ils avaient aussi observé que les Juifs souffraient de ségrégation pour avoir été spatialement repérables. Nous interprétons, en raison de cette stratégie d’occupation, l’aptitude à l’intransigeance. Le christianisme a tenu tête au syncrétisme parce que, pendant la seconde moitié du IIIe siècle où il était vulnérable sous ce rapport, il ne fut pas localiste. Le christianisme aurait alors bénéficié d’un non-lieu au sens littéral. 12.2. Deux Soleils 12.2.1. Le resserrement de l’aire impériale Le fils et successeur de Valérien, Gallien, reconnaît la souveraineté au royaume de Palmyre pour remercier Odeynath d’avoir éloigné les Perses de la Syrie, de la Mésopotamie et de l’Arménie. Antioche est sauve mais n’est toujours que le terminus de la route de la Soie, celle-ci sous contrôle perse depuis NisibisCtésiphon jusqu’au Kouchan (~ Cachemire). L’empereur Gallien va exercer le pouvoir pendant huit ans, de 260 à 268. Ce « dernier grand souverain issu de l’aristocratie » mise sur la culture, les arts et la philosophie néoplatonicienne de Plotin. Hélas ? Le retour à la vie de l’esprit n’empêche pas le retour des Goths. Depuis la région de Naissus, ces Goths envahissent la Grèce ainsi que l’Illyrie. Le commandant des troupes de Milan se proclame empereur et fait assassiner Gallien.
276 Les prochains monarques seront illyriens. Ces souverains provinciaux donnent suite à la remise en ordre amorcée par l’aristocrate Gallien (Petit 1968c, p. 405). Un affrontement à Naissus, en 269, fait perdre aux forces gothiques des dizaines de milliers de combattants. Mais la Gaule reste entre les mains des successeurs de Postumus et, côté Syrie, la veuve d’Odeynath – la brillante Zénobie – rompt le pacte de loyauté récemment convenu entre la famille de son prince arabe et le pouvoir romain. Contre l’intérêt de Rome – et de Milan –, la nouvelle Cléopâtre étend la domination de Palmyre sur l’Égypte et l’Asie mineure. Par-devers les invasions et usurpations, le prochain empereur – Aurélien (270275) – va réussir la cohésion de l’orbis. Des Goths reviennent pacifiquement dans la vallée du Danube. Les y rejoignent des Marcomans, des Vandales et des Slaves. Les Saxons et leurs proches parents, les Angles, quittent les plaines inondables de la Frise au Jütland pour aller explorer les côtes de la Manche. Ils observent que l’occupation romaine est moins étanche en Bretagne qu’en Gaule. Des Francs font pression contre la frontière du Rhin et des Alamans rôdent dans la plaine du Pô. Avec la Gaule et Palmyre sur le point de s’affranchir à la cantonade, l’éclatement menace de partout. Comment remédier à cela ? En proposant aux envahisseurs gothiques un compromis tout en procédant à la reconquête des marges gauloises et syriennes. Bien que les Goths aient subi une éprouvante défaite à Naissus en 269, la Dacie leur est cédée à peine deux ans plus tard. Par ailleurs, le souverain du prétendu Empire gaulois abdique et les provinces sont rétablies à l’Ouest. À l’Est, les troupes de Zénobie sont vaincues. Les nomades proromains d’Arabie sont incapables d’amadouer Palmyre, dont l’imposant patrimoine est rasé. Zénobie sera humiliée à Rome. L’aire impériale se resserre. Le long gradient est-ouest est comme une barre ancrée à ses extrémités mais dont les appuis latéraux sont inintéressants. La Dacie vient d’être lâchée au Nord et l’Égypte est oubliée au Sud. Depuis trois siècles, les forces romaines sont tellement sollicitées à la frontière orientale de la Syrie qu’elles négligent ce qui se passe dans les autres directions. 12.2.2. L’avènement d’un monachisme chrétien Les empereurs illyriens renoncent aux persécutions contre les chrétiens. Aurélien se permet une ultime tentative en faveur du syncrétisme. Fils d’une prêtresse de Sol Invictus, Aurélien est l’homme de la théologie solaire. Le retour au culte affilié ne ramène pas les extravagances d’Élagabal. Bien au contraire, le culte solaire est restauré à l’aune d’une romanisation jalouse. Aurélien caresse le projet de refaire l’unité de l’Empire autour du dieu Soleil. « En 274, par décret de l’empereur, Deus Sol Invictus est acclamé comme divinité officielle. Cependant, [ce] dieu solaire occupe le même rang que les
277 divinités existantes et le syncrétisme de son culte, empruntant divers éléments aux religions occidentales et orientales, entraîne l’adhésion générale » (Salles, p. 291). L’adhésion publicisée n’impressionne pas les chrétiens. Bien au contraire. Car ces derniers font de leur Jésus un « Soleil de Justice », « invaincu » de surcroît. Sur un fragment de mosaïque « daté du IIIe siècle et trouvé dans la nécropole chrétienne des grottes vaticanes, le Christ est représenté sous la forme d’Hélios, montant au ciel sur son char » (p. 290). Le 25 décembre « est considéré comme l’anniversaire de la naissance du Soleil ». Or ce même jour – aussi remarqué par les Égyptiens – est réservé par les chrétiens à la célébration de la naissance de Jésus ; notre fête de Noël. Pour la réussite de son plan, Aurélien utilise son autorité religieuse en tant que Pontifex Maximus ; en attendant que l’évêque de Rome – le pape – soit reconnu comme étant le souverain pontife des chrétiens. L’Église rejette le syncrétisme, ce qui ne l’empêche pas d’emprunter aux symboles des religions qu’elle éconduit. Pendant le siècle qui a suivi le martyre de Cyprien de Carthage (258 →), des ermites du Proche-Orient ont exploré les rebords désertiques de la vallée du Nil. Parmi ces moines, un missionnaire entreprenant – Antoine le Grand ou saint Antoine (~ 251-356) – fait l’expérience d’un genre de vie permettant la première pénétration d’un monachisme chrétien en domaine rural. Par définition, le monachisme est anachorète. Il est pratiqué par des religieux ayant choisi la solitude. Le mouvement initié par l’ermite Antoine serait cependant repris par le moine Pacôme (287-347), qui fonde des monastères voués à la vie cénobitique c’est-à-dire en communauté. L’entreprise monastique ne doit pas tout à ces récentes initiatives. Les abbayes déjà érigées autour du Paris de l’évêque Denis sont autant de monastères. D’emblée, le monachisme chrétien a fait appel et à des anachorètes et à des cénobites (Duméry et alii 1968, pp. 205-206). Ce qui ne lui aurait conféré aucune originalité. Ces deux types de monachisme existent dans toutes les religions connues. Que trouver alors de particulier au monachisme chrétien ? Le genre de vie anachorète y a répandu un culte des martyrs potentiellement subversif envers l’Église [10.5.3]. Quant au genre de vie cénobitique proposé par les moines missionnaires, il rivaliserait avec la colonisation légionnaire pour la mise en valeur de campagnes délaissées par le système esclavagiste. D’après Christiane Desroches-Noblecourt, l’Église a emprunté aux récits, rituels et fastes de la religion du Nil, la mise en scène de ses propres liturgies (pp. 252-255). Cette action avait été exceptionnellement préparée, on s’en doute, par le séjour de Jésus enfant [10.1.4]. Depuis lors – quelque trois siècles – la christianisation a fait siens plusieurs récits inspirés de l’imaginaire religieux local ; dont ceux de l’annonce faite à Marie, de la Nativité, des rois mages
278 venus adorer le Divin Enfant, etc. Le monachisme chrétien en Égypte a sans doute facilité cette récupération. Selon la même source, le sacrement chrétien de l’eucharistie emprunta aux Égyptiens leur rituel de « l’apparition provoquée du dieu » ? Le geste consistait en l’élévation d’un vase portant le soleil levant au matin de la résurrection (pp. 294-295). L’hostie consacrée à la messe des chrétiens – exhibée au-dessus du calice d’or et tellement éclatante qu’il faut en éviter la vision directe en baissant la tête – réaliserait de même façon la transsubstantiation du corps christique en tant que Soleil divin. L’ostensoir, dans lequel est exposée l’hostie sur l’autel et lors de processions, est la pièce d’orfèvrerie simulant le disque solaire projetant dans l’éther ses rayons flamboyants. L’Église et les chrétiens de l’époque ont élaboré leur propre théologie solaire quand les Romains se familiarisaient avec le Sol Invictus syrien. Pendant que les forces impériales n’avaient d’yeux que pour la Syrie côté est, les délégués du christianisme – en toute discrétion – auraient soumis la religion égyptienne à un syncrétisme de leur cru. 12.3. La ligne de crête Europe 12.3.1. La claustration Au dernier tiers du IIIe siècle, de nouvelles associations sont mises sur pieds, pour la défense d’intérêts corporatifs et non plus seulement pour permettre à des marginaux d’obtenir des lots cémétériaux. Des équipes se constituent, maçons, briqueteurs, charpentiers, etc. (Krautheimer, p. 29). Les travailleurs sont des artisans en quête d’autonomie. Nous assistons à une réorganisation des occupations de surface. Le moteur de ce changement est actionné par la demande en force de travail qui, en matière de construction en particulier, est adressée par les dirigeants à une base sociale de moins en moins pourvue en esclaves. Les chantiers urbains – en panne depuis Caracalla et Elagabal (211-222) – reprennent vie. Dans Rome et sans surprise, l’empereur Aurélien fait ériger le premier temple réservé au culte solaire, en vue d’un camp de cohortes urbaines qui a délogé un marché aux porcs. Et pour enfin concrétiser le périmètre que César avait tracé [8.4.2], le même empereur commande l’édification d’une monumentale muraille. Longue de 18 km, cette muraille d’Aurélien relève solidement la ceinture verte [11.3.5]. Le vaste chantier est ouvert en 272 et la première étape des grands travaux se termine en 279, sous la gouverne du successeur Probus (276-282). La muraille sera rehaussée en 309-312 puis en 402-403, pour atteindre une volumétrie encore présente dans le décor d’aujourd’hui.
279 Rome était-elle menacée ? La première tâche à laquelle fut confronté l’empereur Probus a été de « chasser les Francs et les Alamans de Gaule, les Burgondes et les Vandales de Rhétie, et enfin les Goths et les Gètes des provinces danubiennes ». La Ville était tout à fait sûre, comparée à ces régions éloignées. Pourquoi l’avoir autant fortifiée ? La muraille d’Aurélien a exprimé la nouvelle réalité voulant que Rome ne soit plus le pôle d’Italie opposé aux provinces et aux périphéries. Rome est encore grosse mais, fatiguée, elle entre dans ce qui deviendra un très ordinaire couplage ville-campagne. En tant que pôle opposé à ce qui l’entoure, sans plus, Rome est en fait devenue un cloître à l’adresse des institutions qu’il fallait préserver de la disparition. Les souverains illyriens ont enfermé dans Rome la mémoire de ces institutions à conserver tel un bien culturel. D’une certaine manière, la muraille d’Aurélien a inversé la signification de l’ancienne enceinte servienne. L’agglomération était alors en croissance et en quête d’ouverture. Elle est maintenant en décroissance et en quête de claustration. L’Urbs – la Ville avec la majuscule – appartient désormais à la seule Antiquité. En quelque sorte ; la muraille d’Aurélien protège la temporalité antérieure, si bien qu’elle livre son dehors à un nouvel Âge à définir. 12.3.2. La multiplication des résidences impériales Après l’an 235, les investitures impériales se sont succédé jusque dans la précipitation. Certains règnes n’ont duré que quelques années : deux pour Decius ; cinq pour Philippe l’Arabe et Aurélien ; six pour Probus ; sept et huit pour Valérien et Gallien. La situation change avec les grands règnes de Dioclétien et de Constantin. Deux hommes forts ! Le premier va gouverner pendant vingt et un ans (284-305) et le second pendant trente et un (306-337). Plus remarquable encore, ces deux souverains – illyriens eux aussi – sont morts dans leur lit et sans l’aide de personne. L’empereur Dioclétien conçoit un gouvernement à quatre régents. Marc Aurèle avait hissé deux têtes au sommet de la hiérarchie. Dioclétien en brandit quatre. Il commence par s’adjoindre un corégent ; Maximien (≠ Maximin). Aussitôt, l’empereur et son corégent – deux augustes – adoptent chacun un corégent subalterne ; les césars Galère et Constance Chlore (Constance Ier). Le principe monarchique demeure toutefois indivisible, à l’avantage de Dioclétien qui règne au-dessus de ce gouvernement à quatre ou tétrarchie. Le premier des tétrarques – Dioclétien – reconduit la procédure de l’adoption. Une fois les deux augustes partis, les césars prennent leur place. Mais ils deviennent augustes sur les entrefaites et ils seront tenus d’adopter à leur tour deux nouveaux césars qui à terme deviendront augustes. Et ainsi de suite. Pour éviter que l’éventuel partage des pouvoirs soit préjudiciable à l’indivisibilité du pouvoir impérial, Dioclétien renforce le culte à sa divinité. Les audiences sont passées au crible. La chaise du grand personnage est tenue au-dessus
280 des têtes. Ces déférences donnent lieu à des pompes apparemment exhibées à seule fin d’intimider le commun des mortels. Mais en une conjoncture où l’empereur unique doit déléguer des responsabilités, la divinisation accrue de son être paraît nécessaire à la sauvegarde des représentations communes. Démarcation Résidences Impériales
Milan
Constance Ier
Césars Augustes
[Occident] Trèves
Sirmium
[Orient] Nicomédie
Antioche
Galère
Maximien
Dioclétien
Tableau 12.1 L’organigramme de la tétrarchie sous Dioclétien
Le concept de la tétrarchie donna suite à la nécessité conjoncturelle de partager l’exercice du pouvoir suprême. Il aurait convenu de rendre celui-ci plus accessible aux divers pôles du réseau urbain venant de compliquer l’aire d’influence. La conséquence territoriale d’un tel partage a pris la tournure d’une pluralisation de résidences impériales (tableau 12.1). -
Dioclétien a localisé ses offices à Nicomédie (Bithynie) moyennant des allers-retours à Antioche (Syrie). Maximien a élu domicile à Milan (plaine du Pô ou Transpadane). Galère a séjourné à Sirmium (Mésie). Constance Ier – Chlore – a pris position à Trèves (frontière-Moselle entre Germanies supérieure et inférieure).
L’organigramme de la tétrarchie dioclétienne a transmis une double intentionnalité : éviter que les luttes de pouvoir basculent dans la guerre civile chaque fois que décède un souverain ; faire en sorte que le partage des juridictions au sommet permette la défense du territoire depuis une chaîne de postes décisionnels. Lesquels sont articulés à la frontière nord de l’orbis au contact des régions culturelles corrélées aux invasions. Aucun partage territorial ne découle de ces arrangements. S’effectue seulement une répartition de troupes par secteurs d’opération. L’efficacité est au rendez-vous : les troupes de Maximien évincent un usurpateur de Bretagne et retiennent les Maures en Afrique ; celles de Constance Ier chassent les Francs et les Alamans de la Gaule ; celles de Dioclétien et de Galère attaquent les Iazyges et les Carpes en Dacie et en Pannonie, ainsi que les Perses qui enrôlent des nomades d’Égypte, des Bédouins et des Juifs d’Arabie (Petit 1968c, p. 405). La ligne de démarcation Occident-Orient [9.3.3 ; graphique 11.1] devient efficace à force de visibilité :
281 -
les deux pôles Milan et Trèves ponctuent un espace virtuel d’Occident ; les deux pôles Nicomédie et Antioche ponctuent un espace virtuel d’Orient ; le pôle Sirmium est sur la ligne de démarcation.
Cette réorganisation imposée externalise toutefois une structuration significative de dynamique interne. Le pôle Rome n’opère plus, non pas pour avoir été déclassé par un autre mais pour avoir été tenu à l’écart d’une ligne de crête NNW-ESE composée des villes converties en résidences impériales. Nommons Europe cette ligne de crête, que nous ne présentons pas comme un autre gradient long analogue à celui de la Méditerranée. Nous observons que les provinces africaines sont sous-représentées et surtout que Rome n’est plus la capitale de fait. Les décisions importantes sont prises à Nicomédie et Milan. Cinq résidences à la place du pôle unique ! Sans doute, cette substitution d’une pluralité d’établissements à l’Urbs d’antan suscite la réaction offusquée. Quatre têtes au lieu d’une seule, passe encore. Mais quatre à cinq résidences au lieu du pôle si longtemps unique, c’est l’identité par le territoire qui est bouleversée. Surtout que la première de ces nouvelles résidences est au-delà de la Grèce et même parfois au Proche-Orient ! Non seulement le pouvoir suprême ne réside plus à Rome, il choisit des localités du côté d’un Orient exotique. Essayons d’imaginer un peu l’appréhension que doit causer aux consciences le constat d’une dynamique spatiale d’invasion barbare qui, graduellement, interagit avec la polarisation romaine. Pour le moins, l’orbis connaît une multiplication des places et des rôles réclamant de sérieux arrangements au niveau des activités de surface. Le règne de Dioclétien a été exemplaire au chapitre de l’économie. Les associations professionnelles ont d’abord été transformées en corporations. Et les travailleurs, dans les divers secteurs d’activités, ont été obligés de s’incorporer. Une fois instituées par contrainte administrative, les corporations – des collegia – ont été fiscalisées en fonction de capacités de production collectives et non pas de revenus particuliers. Il fallait par conséquent et en chaque cas maintenir les rendements et le moyen d’y arriver consista à stabiliser le lien de dépendance entre la main-d’œuvre et les fabriques d’État. Chaque travailleur incorporé a été comme fusionné à son atelier, à sa manufacture, à son entreprise. De cette évolution a découlé une sédentarisation non pas seulement des salariés émancipés du servage mais aussi de leurs employeurs. Les autres secteurs d’activités ne pouvaient pas être en reste. Pour que les employeurs pussent payer un impôt fixé en fonction des capacités de production à l’unité foncière, il fallait limiter la mobilité de la main-d’œuvre agricole. Un Conseil d’État a donné suite à l’exigence en fixant, autant que possible, les tra-
282 vailleurs de la terre. Plus ou moins « attachés à la glèbe », les paysans sont devenus des colons à domicile. Ces réformes sociales ont permis la restauration du système monétaire. Les échanges étaient repartis et la monnaie nouvellement frappée pour les créditer serait, en toute simplicité, l’argent ; plus des sous d’or ou solides. En 301 était promulgué l’édit du maximum, qui laissera le souvenir d’une tentative plutôt réussie de régulation des prix. Dioclétien fut l’empereur capable de soumettre la décadence des institutions à une évolution orientée. La civilisation a été reconduite sous son règne, grâce à une reconfiguration de l’appareil d’État comme à des réformes sociales ainsi qu’à une remise à flot de l’économie. Hélas ? La procédure d’adoption, au menu de la tétrarchie, va devoir composer avec les prétentions d’héritiers naturels. La paix civile est de ce fait en péril et, pour l’expiation de cette déconvenue infligée au plan de Dioclétien, il faut encore une fois faire payer les chrétiens. À nouveau des abjurations sont entendues et de nouveaux lapsi sont admis à la pénitence. Sauf à Carthage où l’évêque Donat (~ 313 →) refuse toute absolution aux chrétiens ayant renié leurs convictions sous la torture. Dans le contexte d’une Afrique marginalisée par une ligne de crête Europe franchement nordique sur le méridien de Carthage, l’évêque récalcitrant donne son nom à un mouvement qui fera parler de lui pendant les trois prochains siècles ; le donatisme. 12.3.3. Le réseau urbain en transformation Miné par la maladie, Dioclétien dépose le pouvoir à Nicomédie en 305. Il persuade Maximien d’abdiquer lui aussi. Il fait bâtir, sur le littoral Dalmate, un vaste ensemble palatial aux dimensions d’une cité qui deviendra, quelques siècles plus tard, la ville de Split. Comme prévu, les deux césars Galère et Constance Ier deviennent augustes. Ces derniers adoptent leurs césars, qui cependant n’auront pas l’occasion de donner suite à l’organigramme de la tétrarchie. Galère gouverne la partie Orient de l’orbis et Constance la partie Occident. Constance Ier (Chlore) meurt en 306 et aussitôt l’armée de Bretagne proclame empereur son fils naturel, Constantin. Les prétoriens de Rome répliquent en proclamant empereur le fils de Maximien ; Maxence. Fini le plan de Dioclétien ! S’enchevêtrent des successions où alternent des procédures d’adoption et de transmission héréditaire. En 308, à Carnuntum, Galère réussit à imposer un corégent à Constantin – Licinius – et Maximien sort de sa retraite pour venir en aide à son fils Maxence. Les rivalités s’emballent et culminent en un face à face Constantin/Maxence. La bataille décisive, dite du pont Milvius, a lieu en 312. Elle tourne en faveur de Constantin, qui en attribue l’heureuse issue pour lui au Dieu des chrétiens. Maximien et Galère ne sont plus de ce monde. Licinius est maître de l’Orient à
283 compter de 313. Il sera éliminé en 324. Désormais l’unique, Constantin élit domicile à Nicomédie (Petit 1968d, p. 939), comme son prédécesseur. Un édit est promulgué à Milan en 313. Il s’agit d’une Lettre garantissant aux chrétiens une « reconnaissance officielle de leur religion ». Au reste, l’auguste Galère avait fait sa part en ce sens, dès 311, en promulguant un édit de tolérance. La fraction chrétienne de la formation sociale approchait les 50 %. Carnuntum Trèves
Lyon
Sirmium Milan
Rome Nicomédie Grèce
Antioche
Carthage Jérusalem Leptis Magna
Alexandrie
Graphique 12.1 Le réseau urbain centrifuge à l’époque de Dioclétien La signification de l’étoile blanche est donnée dans le prochain chapitre. Noter la localisation de la ligne de crête européenne (trait oblique interrompu), ponctuée des résidences impériales (étoiles noires) ; sauf Milan, sélectionnée au sud des Alpes en raison de l’attractivité défective de Rome. Pour fin de commodité, les distances est-ouest au côté droit sont raccourcies, ce qui confère à la ligne de crête une obliquité plus marquée qu’en réalité (← graphique 11.2).
Pour avoir partagé son prestige avec les résidences impériales, Rome est devenue capitale symbolique. De gigantesques Thermes sont édifiés, mais à la gloire d’une grandeur plus symbolique que réelle. Ces Thermes de Dioclétien publicisent le dessein civilisateur d’appuyer sur le pouvoir impérial la consécration de la liberté individuelle. L’intentionnalité civilisatrice de l’Occident – il y a de quoi y revenir parce qu’elle opère depuis six siècles ! – remonte à Philippe II de Macédoine et à l’Empire d’Alexandre le Grand. Mais sa première intuition [4.3.4] n’a pas suffi à la perpétuation qui a suivi. Seule la morphogenèse de Rome en aura été capable. La civilisation occidentale est devenue la chose de Rome.
284 Cependant. En ce moment de grâce où la stabilité paraît triompher de l’écoulement du temps ; Rome se dépeuple. Depuis à peine un siècle, sa population a baissé du tiers ; de 1 200 000 à 800 000. L’actuel déclin démographique de Rome dénote assurément le transfert de ses fonctions gouvernementales vers les autres villes ayant accueilli les résidences impériales de la tétrarchie dioclétienne, en particulier Nicomédie et Milan. De façon plus générale, Rome en vient à perdre une population de fonctionnaires au crédit des villes ayant capturé les administrations à distance. Par ailleurs, d’anciens castra ont été transformés, pendant les premières décennies du IIIe siècle, en concentrations d’artisans. Aux nouveaux pôles administratifs de rassemblement ont pu ainsi se conjoindre des faubourgs de concentration. Ces quelques mises au point justifient d’approcher la transformation du réseau urbain, en la présente conjoncture, comme étant émergentielle jusqu’au niveau superficiel de l’économique. Le pôle Rome n’est pas sur le point d’être déclassé par un ou d’autres pôles distants et désormais plus puissants. C’est plutôt la dynamique de la polarisation elle-même qui, bien que toujours opérationnelle, perd en efficacité. Ce changement dans la dynamique spatiale étant admis, il convient de suivre l’évolution du réseau de villes qui l’aurait réalisé au tournant du IIIe-IVe siècle. Ce réseau délaisse à présent la figure du polygone [11.3.5] pour adopter celle de la ligne de crête (graphique 12.1). En nous inspirant de Rebour, nous interprétons la transformation de la manière suivante. L’économie à base de monnaie étant à jamais en déséquilibre, le polygone en formation à l’époque des Sévères a rendu compte d’un réseau urbain centripète en vertu duquel ce déséquilibre favorisa la rémunération du travail versus la valorisation positionnelle. Le pôle central était alors capable de mobiliser les richesses produites jusqu’en la périphérie organisée. Lorsque, à l’inverse et comme c’est présentement le cas, le déséquilibre économique favorise la valorisation positionnelle versus la rémunération du travail, les salariés plus nombreux et sous-payés sont concentrés en des faubourgs d’où les richesses doivent être écoulées en direction de l’aire d’influence. Or cette aire vient d’être agrandie des régions culturelles tributaires des invasions barbares et qui deviendront les royaumes d’Europe. Le réseau urbain devient alors centrifuge. Il abandonne la figure du polygone pour adopter celle de la ligne de crête. Considérons les résidences impériales corrélées à ce réseau urbain transformé : Trèves et Milan qui décroche d’Aquilée ; Sirmium qui supplante Carnuntum ; Nicomédie et Antioche. Sauf Milan, ces villes-résidences impériales sont à la frontière externe septentrionale d’un orbis qui ne cesse d’imploser. Elles externalisent le flux centrifuge du fait qu’elles regardent aussi du côté des régions culturelles qu’engendrent les invasions barbares.
Liminaire II
LE CHAMP DE RUINES
13. Constantinople 13.1. Rome christianisée 13.1.1. La tolérance Les Romains du IVe siècle sont d’un orbis aux dimensions du gradient Méditerranée et de la façade Atlantique allant de la Bretagne à la Mauritanie en passant par la Gaule et la Lusitanie. Cet orbis vient toutefois d’être restructuré en fonction de la ligne de crête Europe composée de plusieurs résidences impériales substituées à Rome. Depuis la guerre d’Hannibal – six siècles ont passé –, le principe religieux dans l’établissement Rome est en crise. Les syncrétismes et le culte impérial n’y ont rien pu. Les magistrats n’ont récemment rien négligé pour accommoder les diverses religions exotiques mais l’une d’elles – le christianisme – ne cesse d’opposer une intraitable résistance. Dans l’éclairage de ces rappels, nous comprenons qu’il a bien fallu, à un moment donné, qu’un empereur prenne le risque de soutenir les chrétiens et leur Église. Cet empereur serait Constantin (306 →). Sa mère – l’impératrice Hélène – a appuyé la démarche et sa fille a emboîté le pas. Le rôle des femmes romaines dans la christianisation se fait remarquer. Constantin s’est-il converti au christianisme ? Il continua d’être le pontife suprême d’un paganisme institué en religion d’État (Duval, p. 997). Au reste, Constantin n’eut pas l’entière initiative du risque qu’aurait pu représenter l’adhésion d’un empereur au christianisme. Galère proclama un édit de tolérance en 311, deux ans avant que Constantin proclame le sien à Milan. Constantin a accepté le titre impérial en 306 tout en tolérant officiellement le christianisme en 313. Ce qui ne veut pas dire qu’il se soit converti cette annéelà. Relativement au principe religieux, notre théorie veut qu’il procède d’une élaboration de valeurs profondes par la médiation de l’établissement [Introduction]. La religion en général aurait alors pour rôle second de contrer une injustice inhérente à la morphogenèse. Tout établissement étant structuré par une interface géographique engendrée par des trajectoires conflictuelles, il présuppose le déroulement d’un rapport de forces dont certains acteurs sortent gagnants et d’autres perdants. La religion aiderait par la suite à la réparation de cette injustice naturelle. Est-ce là la raison d’être du principe religieux ? Peu importe, car il nous suffit de proposer que ce principe fasse admettre, même à son insu, une eschatologie de deuxième chance, de résilience, de paix ou de salut. Selon un tel point de vue, Constantin aurait bravé le principe politique en ayant ouvertement toléré le christianisme. Il aurait incarné le politique tout en prétendant corriger
288 son injustice consubstantielle par la religion. Constantin aurait ce faisant politisé le christianisme. La tolérance de Constantin à l’égard du christianisme inspire de la gêne. Cet empereur fut peut-être sincère mais il aurait moins escompté l’adhésion de tous à la foi chrétienne que le bénéfice indirect d’une religion enfin capable de rallier les esprits. La réserve que nous inspire cette tolérance vaudrait pour la participation impériale à la doxa. Si Constantin a misé sur le christianisme en tant que religion en harmonie avec l’exercice du pouvoir, il a dû se soucier de la cohérence interne des idées, de la pensée, du credo. Examinons dans cette optique le comportement de Constantin face à la grande hérésie en voie de se propager ; l’arianisme. Prêché depuis Alexandrie à compter de 320 (Meslin 1968a, p. 369), l’arianisme soutient la subordination de la personne du Christ en tant que Fils à celle de Dieu le Père dans la Trinité. La théologie officielle du christianisme déclare à l’inverse que ces deux personnes sont consubstantielles. L’arianisme donne suite à la philosophie néoplatonicienne qui est en vogue et qui recommanderait, à l’instar de la gnose et du montanisme [11.2.3], le rejet de la matière et du corps. Pour les questions de doctrine, Constantin a été conseillé par les papes Miltiade (311-314) et Sylvestre (→ 335), ainsi que par un riche chrétien cultivé. Il aurait cependant été peu à l’aise avec les débats contradictoires (Le Glay et alii, pp. 456-457). Constantin n’en a pas moins convoqué un concile œcuménique à Nicée, non loin de sa résidence impériale de Nicomédie. Ce n’est pas le premier événement dans le genre. Des conciles scandent le parcours de l’Église depuis qu’elle existe. Mais la convocation de Nicée est originale au sens où l’initiative en revient à un souverain temporel. Plus de deux cents évêques répondent à l’appel, en 325, pour revêtir d’une conclusion dogmatique la théologie trinitaire selon laquelle le Fils Jésus est de même substance que Dieu le Père (Pohlsander 2004, pp. 48-56). L’arianisme est rejeté. Sa présomption n’est pas pour autant éradiquée. Cette hérésie va persister grâce à d’habiles formulations dilatoires. Constantin a pris part au débat. Pour en orienter l’issue ? Plutôt, selon nous, l’empereur veut d’une religion réunifiée comme son pouvoir et son Empire. Il ne dicte pas la pensée des théologiens. Il demande à ces derniers de s’entendre. La recherche du consensus l’emporte sur la critique de l’hérésie. La démarche constantinienne renforce la désignation du premier des évêques – l’évêque de Rome – en tant que pape. Il faut qu’un évêque soit plus éminent que les autres, afin qu’il puisse faire prévaloir la réconciliation c’est-à-dire – gare au pléonasme – le concile. L’empereur Adjuvant du christianisme reconnaît dans l’Église un principe d’autorité devant correspondre à celui qu’il incarne [6.1.5 ; note 1]. Entre la communauté des fidèles et le pape, un palier administratif est ajouté. Certains évêques y deviennent électeurs. Ce sont les cardinaux d’un Saint Collège réunis en
289 conclave chaque fois qu’il faut élire un successeur à saint Pierre. En retour, le pape nommera les cardinaux. Le prestige institutionnel préservé dans Rome est volontairement mis au service d’une Église dès lors portée sur le dogme, les pompes et les fastes au demeurant transmis par les officiants des cultes solaires exotiques. Dans la mouvance, les apparats somptuaires vont éclipser la réalité sainte autant qu’ils vont fasciner la troupe des fidèles. Le dogme pourra faire concurrence à la foi, comme les temples aux rassemblements et les liturgies à la parole. Jusqu’à nouvel ordre, les évêques sont choisis par le peuple (Duval, p. 997). Mais les cardinaux parmi eux seront choisis par le pape. L’épiscopat se trouve coupé de la base populaire. Laquelle deviendra un laïcat appuyé d’un clergé séculier. 13.1.2. La cathédrale du Latran et les basiliques martyriales Victorieux et empereur, Constantin le Grand fait bâtir plusieurs temples destinés au culte chrétien ; sept à Rome, un à Jérusalem. Ses architectes conçoivent un plan qui vaudra pour chacun d’eux. Il y aura des différences de tailles, bien que l’enveloppe physique soit en général celle de la halle, de la grande salle aux fonctions polyvalentes, voire du forum couvert à l’exemple des basiliques Æmilia et Julia. La modalité d’attribution des sites continue d’être le don. La discrétion n’est plus de mise, cependant. Le bienfaiteur est l’empereur en personne et non plus le néophyte fortuné. Intra muros, les sites retenus sont au Latran et au palais Sessorium [11.3.5]. Ils font partie des propriétés impériales de la ceinture verte : le premier libéré grâce à la démolition de la caserne de la garde à cheval ; le second récupéré aux dépens de l’héritage des Sévères. Dès l’an 312, le chantier de la première basilique chrétienne est ouvert au Latran. Consacrée à l’apôtre Jean, cette basilique – la cathédrale selon Krautheimer (p. 54) – ressemble à un hangar de style classique brut. Les murs extérieurs sont sans artifices, surmontés de toitures rebattues entrecoupées de clairesvoies et dont l’axiale est à deux eaux. La nef répartit quatre collatéraux. Une ébauche de transept délimite une abside semi-circulaire ajoutée derrière le chœur. Le tout, vu en plan, ressemble à une croix. Le baptistère est en retrait de l’immeuble principal et la maison des Laterani à proximité [11.3.5] devient la résidence du pape. En 324, l’empereur enfin unique impose sa marque dans l’Orient de l’orbis naguère sous la coupe du corégent Licinius [12.3.3]. Il fait bâtir à Jérusalem la basilique à cinq nefs du Saint-Sépulcre. Grâce à cette édification, l’endroit supposé de la crucifixion – le Golgotha – devient « la destination entre toutes » des pèlerinages chrétiens.
290 Au sens littéral, le pèlerinage est le voyage accompli par le croyant désireux de témoigner sa dévotion à la mémoire d’un saint martyr là où précisément son corps avait été meurtri. Le souvenir de l’offrande ne suffit toutefois pas à sélectionner le lieu en question. Il faut en plus qu’y aient été préservées des preuves physiques du drame. Celles-ci sont des reliques : corporelles, comme des ossements ; de contact comme des morceaux de vêtement ou de tout objet que l’illustre disparu aurait touché de son vivant. Le Golgotha devint la destination la plus recherchée étant donné qu’auraient dû s’y trouver des preuves de la passion du Christ lui-même. En ce lieu, les Romains « avaient construit un temple en l’honneur de Jupiter ». Lequel serait « abandonné à la suite de la conversion de Constantin ». Des fouilles permettraient, par après, « de retrouver le caveau abritant le Sépulcre du Christ ainsi que la vraie croix. L’empereur Constantin fit construire sur le Calvaire [Golgotha] un vaste ensemble monumental dédié au Christ » (Demurger 2006, p. 24. Nous soulignons). Notons l’allusion à la conversion de Constantin. Nous n’en sommes pas sûrs. Cet empereur a toléré le christianisme et il a tout fait pour que ce principe religieux ait droit aux célébrations et aux monuments. À ce que nous sachions, toutefois, Constantin ne s’est pas converti. Il serait baptisé sur son lit de mort et son confesseur à ce moment crucial serait arien. Sanctuaires
Ste-Croix-Jéru.
St-Sépulcre
St-Paul h-m St-Sebastian SS-Marcellin… St-Laurent h-m Ste-Agnès St-Pierre
Basiliques martyriales Cathédrale
St-Paul
St-Jean-Latran Rome intra muros
Rome extra muros
Jérusalem
Tableau 13.1 e Les lieux de culte chrétiens au IV siècle
Lors même qu’est édifiée la basilique du Saint-Sépulcre, la mère-impératrice Hélène accomplit un pèlerinage au saint lieu. Elle en ramène un fragment de la vraie Croix. Une fois de retour à Rome, vers 328, Hélène fait aménager une salle du palais Sessorium pour le dépôt de cette relique de contact des plus extraordinaires. L’appartement abritera le sanctuaire nommé Sainte-Croix-de-Jérusalem. Incidemment, Rome rivalise avec Jérusalem pour attirer des pèlerins. Jusqu’aux années 330, quelques basiliques d’envergure surgissent de la campagne romaine, notamment là où celle-ci est déjà interrompue de cimetières et catacombes affectés au culte des martyrs. À la différence de la basilique intra
291 muros et sans tombeaux qu’est la cathédrale du Latran, les basiliques extra muros sont cémétériales (tableau 13.1). Krautheimer les qualifie de martyriales (pp. 59-65). Les unes occupent des propriétés impériales. D’autres occupent des domaines mortuaires appartenant à l’Église. Ces édifications sont en quasitotalité subventionnées par l’empereur. Accordons une mention spéciale, dans la catégorie, à l’imposante basilique Saint-Pierre au Vatican. Avec sa cour d’honneur, cette basilique empiète sur les lieux du cirque de Caligula-Néron et des jardins d’Agrippine l’Aînée qui – cela va de soi – appartiennent à l’empereur. Plus encore, la basilique Saint-Pierre déloge la nécropole voisine déjà en décrépitude. Enfin elle obstrue une route ; la Via Cornelia (p. 133). 13.2. Christianisme romanisé 13.2.1. Romanisation et romanisation La basilique du Latran n’est pas cémétériale. Cette cathédrale reconduit de ce fait l’antique prohibition d’inhumer les défunts dans cet espace des vivants qu’est la ville de Rome entourée de sa muraille. Pour leur part, les basiliques hors-les-murs sont cémétériales. Elles occupent non pas un espace de la mort mais un espace où le mort saisit le vif. Nous avons explicité ces mises en situation lors de notre commentaire sur l’édification du Mausolée d’Auguste au Ier siècle de notre ère [9.1.5]. Nous en retenons que la séparation spatiale des morts et des vivants aura été un legs de mythologie transmis à la religion romaine antique. La conjonction du mort et du vif, en revanche, a rompu avec cette religion si l’on peut dire païenne depuis l’époque des Sévères [12.1.2]. Où loge le christianisme au regard de ces deux catégories ? II les assume l’une et l’autre. Un christianisme romanisé s’en tient à la disjonction du mort et du vif et un autre – non-romanisé celui-là et admettant le culte des martyrs [10.5.3] – souscrit à leur jonction. La romanisation ne signifie pas ici une copie de ce qui est romain [10.5.4], ni une intégration en douceur dans l’aire d’influence romaine [11.2.1]. Dans ces deux exemples parmi les nombreux autres rencontrés jusqu’à maintenant, le processus définit l’attribution transitive de caractères romains à un phénomène exogène. Or nous somme à un stade où, à l’inverse, la romanisation définit une appropriation réflexive de tels caractères. Si nous retenons par ailleurs que le judaïsme est exclu des voisinages inducteurs de ce type de romanisation et que le paganisme est défini par la négative, nous comprenons que le christianisme soit la religion qui, en définitive et dans le présent considéré, assume en exclusivité l’opposition du romanisé au nonromanisé. En lien avec l’anisotropie de l’interface géographique, la pratique du christianisme a ainsi fait ressortir une opposition entre :
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d’une part, un domaine romanisé, solennel et manifesté par la cathédrale ; d’autre part, un domaine non-romanisé, plus compassionnel et manifesté par les basiliques martyriales.
Les significations s’enchaînent. Au christianisme romanisé correspond l’institutionnel, si bien qu’au non-romanisé correspond le contraire de l’institutionnel c’est-à-dire quelque chose comme ; le terrain. À Rome : le christianisme de terrain ou non-romanisé est spatialisé en banlieue ; le christianisme institutionnel ou romanisé demeure en ville. Au regard de cette catégorisation, la récente muraille d’Aurélien aurait de prime abord cloîtré un patrimoine propre à l’Antiquité [12.3.1]. Nous lui associons maintenant une répartition des domaines romanisé et non-romanisé du christianisme. Il reste à interroger l’externalisation économique de ces domaines doublement investis culturellement. Rebour propose à cet égard que les murailles non défensives à l’époque, comme celle d’Aurélien, allaient répartir des voisinages de positions revalorisés-dévalorisés, les premiers favorables à des accumulations de rentes – des « espaces-valeurs » – et les seconds se prêtant à des rendements productifs ; des « espaces-richesses » (2000, pp. 160-161). Les voisinages enclos étaient alors du côté « richesse » tandis que les étendues ouvertes étaient du côté « valeur ». Mais, par la suite, les espaces enclos seraient revalorisés aux dépens des étendues ouvertes. D’où une inversion des qualités d’occupation qu’aurait devancée une édification de murs solides. Nous rapportons le fait général de la dévalorisation à l’implosion commentée dans le chapitre 11. L’édification de la muraille romaine d’Aurélien aurait ainsi préparé le renversement de cette tendance. Idem quant à l’érection de la cathédrale du Latran, qui aurait témoigné d’une espérance de revalorisation dans le sens d’une accentuation du déséquilibre économique [12.3.3]. L’évolution fut particulière en Gaule. Des cathédrales auraient ponctué l’étendue ouverte pour être remplacées par celles des enclos fortifiés le moment venu. Deux « concathédrales » ont rivalisé entre elles à Paris (Desmarais, p. 157), comme si l’on n’avait pas attendu que l’une soit disqualifiée avant de consacrer l’autre. 13.2.2. Le donatisme Nous avons fait allusion déjà au mouvement du donatisme parti d’Afrique du Nord pendant la deuxième décennie du IVe siècle [12.3.2]. L’évêque Donat de Carthage (~ 313-340) avait alors refusé toute absolution aux chrétiens ayant abjuré leurs convictions sous la torture. Le moment convient d’examiner de plus près ce mouvement.
293 Le donatisme a relevé de la discorde disciplinaire et non pas théologique (Meslin 1968b, p. 87). Il ne fut pas une hérésie mais un schisme. Son contentieux serait parti d’une double élection épiscopale en 311-312, laquelle opposa un candidat recommandé par l’Église de Rome à un autre incarnant les aspirations de Carthage. L’argument du donatisme a été le suivant. Les sacrements donnent la grâce parce qu’institués par Jésus-Christ. À moins cependant qu’ils soient administrés par un clerc indigne. Il suffit ainsi d’être persuadé de la faute d’un ministre du culte pour déclarer non valides les sacrements reçus de lui. À cette prétention, une réaction spécifiquement catholique [12.1.1] opposera que la sainteté des sacrements est conférée par le Christ, si bien qu’un clerc délinquant puisse les administrer sans préjudice pour les fidèles bénéficiaires. La discorde aura signifié – la transposition n’est pas évidente mais fondée – un conflit d’appropriation entre ouvriers agricoles et latifundiaires en Afrique du Nord. Les travailleurs furent partisans d’un donatisme provincial apparenté au culte des martyrs donc au christianisme non-romanisé. Les grands propriétaires, pour leur part, furent partisans d’un christianisme romanisé agréé par l’autorité papale et – c’était de circonstance – impériale. Le schisme a finalement traduit à la surface des choses un conflit qui, plus en profondeur, aurait menacé l’unité de l’orbis dans les possessions africaines de Rome. Tout compte fait, le donatisme signifia un mouvement d’autonomie provinciale versus la centralisation impériale. D’où une réaction qui aura été autant sinon plus romaine que catholique. Dès lors et dans la mesure où le schisme donatiste a prétexté une discorde religieuse pour renforcer un mouvement de revendication locale, l’empereur alors en exercice – Constantin – aurait fait la part belle au christianisme afin d’empêcher qu’en Afrique ce principe religieux en difficulté y motive une érosion du principe politique qu’il incarnait. Remarquons la concordance de certaines dates. Le litige en lien avec la double élection à l’épiscopat de Carthage a fait du bruit en 311-312. C’était un an avant l’édit de Milan. Et l’évêque Donat a été intronisé l’année même de cet acte législatif, 313. Sur un autre plan, le litige avait surgi sous Dioclétien. Une menace à l’unité de l’Empire fut ainsi attribuable à l’innovation de ce prédécesseur. D’où un conservatisme dont Constantin allait se faire le porte-parole. Cet empereur est soudainement devenu désireux d’en revenir à la polarisation impériale unique. 13.2.3. Nouvelle Rome ? Malgré sa « conversion », Constantin a aussi favorisé l’architecture édilitaire païenne. Selon Krautheimer (pp. 69-71), il aurait ainsi agi à son corps défendant.
294 L’empereur aurait voulu faire de Rome un établissement tout chrétien. Sauf qu’un Sénat encore puissant l’aurait frustré. Soyons plus critiques, en reconnaissant que la propriété du foncier urbanisé demeura partagée. Constantin avait le contrôle des domaines d’évasion de la ceinture verte et de la banlieue. Tandis que les magistrats païens avaient le contrôle des voisinages densément construits autour de leur bastion qu’était devenu le Forum. Indirectement impériales, ces propriétés auraient pu être transférées par expropriation. Elles ne le furent pas. En réalité, l’espace sous-jacent ne cessait d’être anisotrope. L’occupation d’ensemble de la ville ne pouvait donc pas ne pas faire ressortir une différenciation qualitative découlant de conflits d’appropriation. À présent, le Sénat prend la part contradictoire. Est-ce l’unique raison pour laquelle, selon Krautheimer (p. 71), Constantin va rompre avec cette instance en 326 ? L’empereur at-il vraiment voulu faire de Rome une ville purement chrétienne ? En 324, la décision est prise de relocaliser la capitale de l’Empire romain à Byzance. Une ville neuve est conçue puis fondée par-dessus l’ancienne cité coloniale. Des repères évocateurs sont, soit retrouvés à même le site choisi, soit créés de toutes pièces ; sept collines, quatorze arrondissements, un Forum, un Capitole et un Sénat. La nouvelle Rome – Constantinople – est dédicacée le 11 mai 330. Les deux facteurs habituellement invoqués pour expliquer cette fondation urbaine sont : d’une part, un déplacement du centre de gravité économique de l’Italie vers la partie orientale de l’orbis ; d’autre part, la rupture ouverte de l’empereur avec le Sénat de Rome. Autant la démonstration de ce double lien causal n’est plus à faire, autant elle est insuffisante. Le poids de la partie orientale de l’aire d’influence impériale est encore faible lorsque Constantin choisit Byzance. Nous savons que les grosses villes aux périphéries dessinèrent deux accolades enserrant une étendue en laquelle le bassin de l’Égée parut délaissé. La relocalisation de la capitale sur le site de Byzance aurait ainsi dénoté une parade à un déficit d’occupation. Soit tout le contraire d’un déplacement de centre de gravité d’Ouest en Est. Dans le même ordre d’idées, le choix de Nicomédie et d’Antioche, comme lieux de résidence impériale par Dioclétien, aurait dénoté une première tentative de rétablir un équilibre de forces autant favorable à l’Orient qu’à l’Occident de l’aire d’influence. Sauf que, ce faisant, Dioclétien n’a pas prétendu réhabiliter la polarisation unique. Plutôt, ce souverain avait compris que ce genre de polarisation était chose du passé. Le réseau urbain où s’est inscrit Constantinople étant centrifuge [12.3.3], la nouvelle capitale aura eu beau prétendre à la polarisation unique, elle serait au mieux la plus puissante des villes de la ligne de crête Europe [graphique 12.1 ; étoile blanche]. La structure de l’étendue continentale a changé. Dioclétien avait pluralisé les résidences impériales au lieu d’en refonder une seule. Constantin a
295 fait le contraire. Pourquoi ? Parce qu’il n’est pas venu à bout du Sénat ou parce qu’il a voulu couper court à l’innovation de son prédécesseur ? Autant Dioclétien a été visionnaire, autant Constantin serait conservateur. En fondant sa capitale du Bosphore, Constantin a souhaité en revenir à la polarisation unique, au système esclavagiste, etc. Plus que Néron avec sa Maison d’Or au cœur de Rome, Constantin a prétendu réussir un urbanisme sans morphogenèse. 13.2.4. Césaropapisme ? Nous estimons que l’empereur a fondé sa nouvelle Rome pour couper l’herbe sous le pied à l’établissement de l’ancienne qui devait composer avec les deux domaines romanisé et non-romanisé du christianisme. La capitale du Bosphore n’aurait pas à composer avec le christianisme non-romanisé, de terrain. Celui-ci resterait en banlieue de Rome et si bien que Constantinople pourrait enfin ancrer le seul christianisme romanisé, institutionnel. L’empereur Constantin semble avoir rêvé d’un urbanisme sans morphogenèse. Projeté sur le site d’une ancienne cité coloniale et non pas sur un site imprégné de sens comme la Rome des Julio-Claudiens, un tel urbanisme aurait offert l’avantage de faire l’économie de la contrainte spatiale. Ce qui permettrait à l’empereur de maîtriser les significations à investir dans sa nouvelle Rome et de résoudre ainsi la crise religieuse. Michel Meslin admet la sincérité de Constantin dans son rapport au christianisme. Ce qui ne l’empêche pas de retracer – dans la doctrine officielle de cet empereur prétendument converti – une intention de césaropapisme dont le concept ne sera énoncé qu’au XIXe siècle : « ce mot anachronique a été forgé pour définir l’absorption par l’empereur (césar –), souverain temporel, des fonctions spirituelles dévolues au chef de l’Église chrétienne (– pape) ». Dans le même article (1968b), Meslin prête à Constantin la volonté de réaliser « l’unité politique » nécessaire à une indéfectible « unité religieuse ». Cette « théologie politique » aurait adapté en contexte chrétien « la vieille théorie de la royauté sacrée » ; laquelle « plonge ses racines dans la tradition hellénistique de l’autorité du souverain et témoigne d’une très profonde fidélité à l’idéal traditionnel de l’empereur-pontife » (p. 87). Rappelons que le prince Auguste fusionna en son temps les rôles d’empereur et de pontife [9.2.1] et qu’Aurélien utilisa son autorité religieuse en tant que Pontifex Maximus [12.2.2]. Constantin aurait donné suite à la tendance moyennant un transfert de compétence politique à l’Orient de tradition hellénistique. Paul Petit attribue à Constantin le souci « de la majesté impériale, comme il sied à un souverain qui tient de Dieu son pouvoir ». « Les influences hellénistiques, orientales et chrétiennes vinrent dénaturer quelque peu (sic) l’héritage d’Hadrien et de Dioclétien, les plus grands de ses prédécesseurs. Sa cour, avec ses chambellans, ses di-
296 gnitaires titrés et ses eunuques, annonçait celle de Byzance » (1968d, p. 938. Nous soulignons). Puisque Néron avait sacrifié sa réputation à force de rendre hommage à la Grèce, puisque Domitien avait raté sa monarchie absolue « presque à l’orientale », puisque Élagabal n’avait pas réussi à répandre jusque dans le Palatin les saveurs du Proche-Orient, le moment serait venu de transplanter le siège du pouvoir politique en Orient. Question de pouvoir enfin se conjoindre, là, aux agents culturels que l’on aurait été incapable d’importer dans Rome. D’où la fondation de Constantinople. Quant à préférer l’institutionnel au terrain, aussi bien en finir avec celui-ci et gouverner depuis un établissement neuf d’où le culte des martyrs ne risquera plus de subvertir la tolérance impériale. Le problème est que cette tolérance sans entraves devra composer avec un césaropapisme aux apparats orientaux et que l’Église romaine – sous peine de disparaître – ne pourra jamais accepter. 13.3. Romanisation exacerbée 13.3.1. La part du paganisme Le règne de Constantin se termine en 337. La succession, héréditaire, est périlleuse. Trois fils se font la guerre civile. Des neveux sont de la partie, plus des oncles, des cousins. Les assassinats se multiplient, auxquels échappent le fils Constance II et le neveu Julien. Le fils occupe le trône, d’abord accompagné d’un usurpateur, puis seul pendant la décennie 351-361. Le neveu est délégué en Gaule. La direction des affaires de l’État est enfin relocalisée à Constantinople. Constance II (→ 361) « passe pour le premier empereur byzantin ». Dans Rome enfin livrée à la chrétienté, des tituli sont convertis en églises paroissiales conçues moins pour être belles que pour être vues. Leur édification est financée par « de riches donateurs – laïcs ou clercs – ou par l’évêque de Rome, autrement dit par le pape » (Krautheimer, p. 91). Il n’y a pas si longtemps, les dons privés venaient de néophytes romains qui d’ailleurs attribuaient des lots cémétériaux le long de routes extra urbem. À présent, il semble aller de soi que les subventions – toujours privées bien que destinées à des positions plus centrales et non soumises à la propriété impériale – viennent de l’actant chrétien, sans plus de précision. Un fait nouveau ? Les dignitaires ecclésiastiques sont fortunés. Un évêque touche un revenu équivalant à celui d’un haut fonctionnaire dit clarissime. Plus largement, l’Église comme institution est enrichie, à tel point que « ses intérêts économiques [coïncident] avec ceux des grandes familles de propriétaires terriens » (p. 104). Un indice est donné concernant la source de l’enrichissement. La propriété terrienne procure des revenus, mais non plus seulement par l’intermédiaire de l’exploitation de la force de travail qu’elle permet. Ces revenus proviennent
297 d’un excédent au niveau d’une mise en valeur de ces propriétés terriennes en tant que telles. Cet excédent paye des rentes avec pour effet de faire croître à la fois les prix et la production puis de générer du profit (Rebour). Seigneuriales, ces rentes de production confirment l’obsolescence du système esclavagiste. La ville de Rome est en difficulté. Les fonctions gouvernementales s’en vont. La population agglomérée décroît. C’est que l’implosion fait plus que suivre son cours. Elle est en voie d’atteindre le pôle Rome tout autant sinon davantage que l’aire impériale affaissée autour de lui. Constantinople ne compensera pas. Elle est promise à devenir un pôle fort mais qui n’aura pas le privilège d’être l’unique. La récente conversion de tituli en églises paroissiales aurait au mieux ralenti la dévalorisation générale des positions dans Rome. La revalorisation corrélée à la muraille d’Aurélien (supra) n’aurait pas encore renversé la tendance. Nous comprenons que la christianisation de Rome aura eu besoin du paganisme. Il semble clair que l’objectif de Constantin n’a pas été d’utiliser la forme urbaine pour en évincer le paganisme au crédit du seul christianisme. Ce monarque a plutôt fait vouloir Rome par les chrétiens, en accordant sa part à un Sénat qu’il fallait confiner dans le paganisme. Le christianisme ayant spatialement constitué le paganisme en religion rivale, il a donné prise à la volonté impériale de subordonner celui-ci non pas en le faisant disparaître mais en l’instrumentalisant. Nous interprétons dans cette optique la loi de 331 ayant prescrit l’inventaire des temples (Le Glay et alii, p. 511). Le but de cette loi est le déguisement d’une confiscation sans scrupule. Mais sont-ce l’Église et les chrétiens qui en profitent ? Pas vraiment. Les trésors enlevés des temples païens deviennent de la monnaie utile à l’édification de Constantinople. La loi de 331 arrive à temps, c’est-à-dire tout juste assez tard. Elle suit l’acte de fondation (324) et l’inauguration de la nouvelle ville-capitale (330). Au fait, cette loi confirme l’évolution de la Rome de l’Antiquité en un patrimoine culturel. Les institutions encore valides y sont emmurées. Le paganisme y devient un folklore de luxe au reste dévalisé. Il demeure que, sur ces entrefaites, des valeurs entrent dans Rome. La relique de la Croix de Jérusalem, amenée par sainte Hélène en 326, vaut déjà suffisamment pour stimuler la transformation d’une salle du palais Sessorium en un sanctuaire fastueusement ornementé. Les valeurs païennes sortent de Rome en même temps que, à l’inverse, les chrétiennes y entrent. Constantin a-t-il recherché l’intérêt du christianisme en fondant son établissement du Bosphore ? À notre sens, il a plutôt voulu faire bénéficier cette religion de sa compétence impériale. Ce faisant toutefois, Constantin a subordonné le principe religieux au politique. Il a ainsi promu un césaropapisme abandon-
298 nant à Rome la contrepartie d’un principe politique subordonné au religieux, c’est-à-dire ; la condition de possibilité d’une théocratie. 13.3.2. Turbulences Peu après la mort de Constantin, en 337, une attaque en provenance de la Perse des Sassanides [12.1.3] est contenue. La défense impériale entraîne cependant une conséquence indirecte. Le siège d’une localité d’Asie Mineure a permis aux armées de Constance II de revenir en compagnie d’un groupe de Goths en captivité. Ces derniers n’ont pas à voir directement avec ceux que Probus avait évincés de la Dacie quelque soixante ans plus tôt [12.3.1]. Peut-être sur les traces de son père et à l’insu de ce dernier, Constance II adhère à l’arianisme. Soucieux de christianiser les Goths nouvellement arrivés, il en confie l’éducation à un apôtre également arien, Ulfila (→ 383). La conversion des nouveaux immigrés connaît un succès sans faille. À moyen terme, les Goths dispersés du Danube vont massivement adhérer au christianisme arien. Par ailleurs, le missionnaire Ulfila fait la promotion d’une langue gothique « pourvue d’une écriture dérivée du grec » (Musset, p. 49). Mais que signifient ces événements ? Que les Goths sous la coupe de Constantinople vont faire leur entrée dans une civilisation occidentale grécoromaine. De gré ou de force ? Probablement un peu les deux. Quoi qu’il en soit, la conversion à l’arianisme rend le groupe des Goths disponible envers une acculturation par le biais du christianisme, celui-ci serait-il arien. Et l’écriture gothique « dérivée du grec » assure la possibilité, pour ce groupe en voie d’intégration, de passer de la tradition orale et de la légende à l’écriture et à l’histoire. En 357, le neveu Julien, alors général, sort victorieux d’une bataille contre les Alamans près de Strasbourg. L’empereur Constance II demande un transfert de troupes du front germanique [germain] vers les postes stratégiques d’Orient. Les soldats s’objectent et, de Lutèce, ils acclament Julien en 360 (Bowersock 1997). Une année passe et Constance II n’est plus de ce monde. Le nouvel empereur Julien élit domicile à Constantinople. Ébranlé à l’âge de six ans par une tuerie ayant entouré la mort de son oncle, ultérieurement scandalisé des outrances du « très chrétien Constance glorieusement régnant » qui n’a reculé devant aucun moyen pour l’évincer « de la pourpre de ses ancêtres » (Jerphagnon 2008), Julien surnommé l’Apostat n’est pas tant revanchard que redresseur de torts. Il faut dire que le prédécesseur Constance II avait poussé dans un cul-de-sac idéologique le conservatisme constantinien. Sous ce règne, en effet, le pouvoir temporel a été instrumentalisé en tant que bras séculier.
299 Les dissidents de toute sorte sont rejetés de la communauté romaine car, en faisant de leur propre orthodoxie une obligation légale, les empereurs chrétiens imposent un critère de discrimination civile qui tend à faire de l’hérétique et du schismatique, du païen comme du Juif, non seulement un infidèle, mais un séparé, frappé d’incapacités juridiques et exclu des cadres de l’Empire. On voit ainsi apparaître de nouvelles différenciations juridiques dans le droit romain ; les citoyens de seconde zone. L’hérésie, faute religieuse, devient crimen publicum relevant de tribunaux civils et l’excommunication ecclésiastique a pour corollaire la mise au ban de l’Empire (Meslin, p. 87. Nous soulignons).
L’apostasie de Julien est-elle la réponse qui convient ? Toute dialectique entre les tendances opposées – l’innovation dioclétienne et le conservatisme constantinien en l’actuelle conjoncture – est empêchée par un principe religieux fusionné à la règle de droit. Dès lors : ou la civilité est perdue sous la pression d’un intégrisme religieux ; ou elle n’a d’issue que dans la rupture. L’empereur Julien réagit à cette alternative close en développant une compétence intellectuelle. Il a propagé la pensée païenne en ce qu’elle avait de noble. Un regain du culte des martyrs lui en est redevable. Il y a néanmoins riposte contre les chrétiens et à peu près à la hauteur des brimades que ces derniers ont fait subir aux païens. Le règne de Julien l’Apostat est de courte durée. Deux ans ! Tout juste le temps de donner un coup de main au donatisme ? Venant de déclarer leur solidarité avec les ouvriers agricoles, les dissidents donatistes sont rétablis « dans tous leurs droits » en 361. En 364 et jusqu’en 392, une grande famille prend le contrôle des affaires de l’État. C’est la dynastie valentinienne, laquelle conforte les résidences impériales dans leur ambition de reléguer Rome. Il n’y a pas retour à la tétrarchie mais ce n’est pas non plus le pouvoir unique depuis peu transplanté à Constantinople. Valentinien 1er (364-375) prend Milan pour capitale et il envoie son frère Valens (364-378) à Constantinople. La situation se complique là, en 365, d’une usurpation favorable à la restauration du paganisme. Mais il est trop tard pour empêcher le triomphe du christianisme. La conséquence essentielle de l’administration valentinienne est la retenue de deux résidences impériales ; l’une à Milan, l’autre à Constantinople. L’orbis est gouverné depuis deux pôles respectivement représentatifs d’un Occident depuis Milan et d’un Orient depuis Constantinople. 13.3.3. Saint-Paul-hors-les-murs L’Église connaît une accalmie, dont profite le pape Damase (366 →). Est récupérée à son crédit la pratique de l’évergétisme. La grande initiative de Damase remonte à 384, peu avant sa mort. Elle prend la tournure du concept de
300 la plus grosse basilique martyriale après Saint-Pierre. Le long de la route d’Ostie, à faible distance au sud de la pyramide Cestius [9.2.1] incorporée à la muraille d’Aurélien, le chantier est ouvert sur les lieux de la sépulture de Paul. Les travaux vont s’échelonner sur une dizaine d’années. La basilique Saint-Paul-hors-les-murs commémore le martyre du second prince des apôtres aux Trois Fontaines [10.1.4]. La ferveur populaire a voulu cet « apôtre des gentils sur un pied d’égalité » avec Pierre. La nouvelle basilique devra « faire pièce à Saint-Pierre ». Grâce aux interventions de Damase, selon Krautheimer, les empereurs financèrent la construction. Le préfet de la Ville ayant remis son rapport sur le site, les empereurs déclarent leur ardent désir d’honorer le sanctuaire vénéré depuis si longtemps par un nouvel édifice qui puisse accueillir le flot important des fidèles. En conséquence, le préfet de la Ville est chargé d’obtenir du Sénat et du peuple de Rome la permission de construire en empiétant sur une voie située extra muros, de manière à disposer du terrain suffisant (pp. 111-112).
Un actant collectif romain-chrétien est en émergence ; qui réunit le pape, le clergé, l’empereur, le préfet. Les familles sénatoriales s’en démarquent et paient leur dissidence d’une mise en minorité au sein de la formation sociale. Tout autant remarquable est la persistance du partage des responsabilités selon les catégories de l’espace anisotrope. Le pape et les aristocrates chrétiens viennent de financer des églises paroissiales intra muros. Mais des empereurs chrétiens – depuis Constantinople – reprennent en charge un financement de basilique extra muros. La décision de bâtir Saint-Paul-hors-les-murs a certes reposé sur des motivations noblement religieuses. Toutefois, quelques déclarations ayant accompagné cette décision incitent à rechercher une intentionnalité d’un autre ordre. En effet ; « [à] partir du pontificat de Damase, l’Église de Rome s’efforce d’atténuer ses racines étrangères orientales et de se présenter comme d’origine et d’inspiration proprement romaines ». En conséquence, tout martyr « répandant son sang à Rome pour sa foi » devient un « citoyen romain » (pp. 109 et suiv.). Le martyr ne devient pas un Romain ni même un sujet de l’Empire mais un citoyen. « Pierre et Paul, venus de l’Orient, se sont acquis, en mourant pour le Christ à Rome, les droits du citoyen romain. » Or la citoyenneté romaine, à l’époque du pape Damase c’est-à-dire quelque 150 ans après l’édit de Caracalla [11.3.2], ne veut plus dire grand-chose. Nous reconnaissons, dans le propos, moins l’anachronisme que le parti-pris en faveur d’une romanisation exacerbée du christianisme. Le Père Jérôme (347420) en aurait été le premier porte-parole. Mandaté par le pape Damase au demeurant, saint Jérôme fut le latiniste de l’Église de Rome à l’époque. Il est
301 connu pour avoir traduit la Bible comme pour avoir amadoué un sénateur qui subventionna une construction d’église. Les martyrs dont les tombes encerclaient Rome remplaçaient les héros de l’Antiquité païenne, de même que Pierre et Paul, les Princes des Apôtres, patrons de la Ville, venaient se substituer à Remus et Romulus comme nouveaux fondateurs de la Rome chrétienne (p. 109).
Le christianisme a refusé le syncrétisme pour lui. Il a refusé de faire front commun avec la religion romaine comme avec les divers apports exotiques ayant enrichi celle-ci. Or tout se passerait comme si, désormais, un christianisme devenu avide était disposé à récupérer non seulement divers apports religieux antérieurs – pensons aux liturgies égyptiennes – mais en plus le sédiment de la culture locale ; de la mythologie à la vocation civilisatrice romaines. Chaque grande route sortant de Rome est sur le point d’être fortifiée d’une basilique. L’une des rares à ne pas encore être escortée est l’Ostiensis. Le moment est venu de la barrer conformément. À l’instar de Saint-Pierre, Saint-Paulhors-les-murs obstrue une grande route. Ces basiliques sont martyrisâmes donc à l’intention du christianisme non-romanisé, répondra-t-on ? Mais leurs enveloppes physiques romanisent le christianisme par le simple fait d’être à Rome. Le christianisme non-romanisé est dilué. Il a beau être célébré en de majestueuses basiliques, celles-ci sont architecturalement romaines et, partant, romanisantes. La visibilité bascule dans l’ostentation. Il est impossible de sortir de Rome, ni d’y entrer, à moins de voir une citadelle lourde et massive à la gloire de l’Église. Le mot romanisé veut dire romain, au point où l’on en est. Comme les autres basiliques martyriales (et la cathédrale), celle de Saint-Paul-hors-les-murs a été subventionnée par les « empereurs régnants ». Il y a donc de quoi supposer que ces derniers y trouvèrent leur compte. Comment ? En tirant parti d’une romanisation qui, exacerbée, exporte le césaropapisme jusque dans Rome y compris dans sa banlieue du culte des martyrs. Cette romanisation serait l’autre nom du césaropapisme. Ce à quoi le pape fera opposition avec sa théocratie.
14. Le vacuum Rome 14.1. Du simple au double 14.1.1. Les Grandes invasions Au troisième quart du IVe siècle, de Grandes invasions ont amené des hordes depuis les steppes d’Asie centrale vers celles d’Ukraine. Du nord de la mer d’Aral viennent les Huns, qui mobilisent des Alains originaires d’Iran et cherchant à se positionner – comme les Sarmates d’hier – au nord de la mer Caspienne. Les Huns étaient des nomades du Nord originaires des hauteurs de l’Altaï aux confins des contrées actuelles du sud de la Sibérie et de l’ouest de la Mongolie. Comme certains ancêtres indo-européens qui seraient partis d’arrière-pays comparables, ces nomades du Nord asiatique furent identifiés au trait linguistique. Les Huns ont été des Turco-Mongols ou turcophones. Les Huns se sont présentés comme un actant économique. Le principe politique a été de la partie, comme présupposé toutefois et non pas comme enjeu. « Le butin seul les intéresse », écrit Lucien Musset. Réduction mentale ou constat ? Sommes-nous dérangés par le premier clin d’œil à notre obsession contemporaine de l’économique ou par la plus ancienne mention de la pathologie totalitaire ? À moins que l’un et l’autre s’équivalent. Le totalitarisme n’est pas approché, dans ces pages, comme un système de gouvernement mais comme un pathos en lien avec la posture fédérative et la dynamique spatiale d’invasion [11.1.3]. Celle-ci caractérise des trajectoires longues dont les étendues de provenance et d’arrivée sont pour ainsi dire amorphes. La trajectoire hunnique, comme les germaniques avant et après elle, relia de telles étendues. Mieux que les trajectoires d’étendue à pôle [6.1.5], celles d’étendue à étendue stimulent l’identité par le groupe en déplacement d’abord, par le territoire ensuite. Ce qui favorise la posture fédérative incitant à rapetisser l’être d’exception c’est-à-dire au pathos totalitaire [tableau 11.1]. À compter de 374, les Huns traversent la Volga et envahissent l’étendue de
l’actuelle Ukraine sous contrôle gothique. Le roi des Goths est vaincu et se donne la mort. Il suffit d’une vingtaine d’années pour que les envahisseurs occupent les plaines danubiennes. Les Goths vaincus forment deux groupes ; les premiers – les Wisigoths ou Goths de l’Ouest – veulent quitter leur Ukraine tandis que les seconds – les Ostrogoths ou Goths de l’Est – acceptent un protectorat offert par les nouveaux occupants. En 376, une délégation wisigothe demande à l’empereur Valens la permission de développer une région chevauchant la basse Mésie et la Thrace.
304 La cession demandée fait penser à celle obtenue, en vain, il y a une centaine d’années [12.2.1]. Ce qui se prépare est plus prometteur. Est projetée l’implantation d’une organisation stable. La permission est donnée et un royaume prend corps dans l’aire orientale de l’Empire. La situation se dégrade sans tarder. Les habitants préinstallés réservent un mauvais accueil aux Wisigoths et ces derniers reprochent aux fonctionnaires impériaux de les avoir fourvoyés dans une crise de subsistance. Ils se soulèvent en 378. Les soldats de Valens les affrontent à Andrinople à 200 km à l’ouest de Constantinople. Ils sont battus et Valens est tué. Les Wisigoths percent la frontière danubienne et laissent couler le flux migratoire. Au fil de deux décennies, une vague de migrants sème la désolation dans les Balkans. Ce nomadisme résiduel entraîne de nombreux désœuvrés, dont les mieux portants composent une armée au pied levé (Devilliers 1995, p. X). Un seigneur de guerre en saisit le commandement en 396 ; le roi Alaric. Les Ostrogoths, quant à eux, profitent du protectorat hunnique. Quelques récalcitrants égarés dans les Carpates échappent cependant des bandes en direction de l’Italie. 14.1.2. La division La dynastie valentinienne est en place depuis 364. En 375, Valentinien II (→ 392) et son frère Gratien (→ 383) prennent le contrôle de l’Occident à partir de Milan. Gratien est délégué à Trèves. Le contrôle de l’Orient revient à une dynastie sœur, la théodosienne qui sera présente à Constantinople jusqu’en 457. Le premier de cette dynastie, Théodose Ier (379 →), est seul au sommet de tout l’Empire de 392 à 395. Théodose refuse le grand pontificat en 380. C’en est fini du paganisme comme religion officielle. Le christianisme devient la religion de l’État et au tour des païens de subir la persécution. Les cultes antiques sont prohibés. Le patrimoine de l’Antiquité est discrédité. Les temples païens sont mis à sac en 394. C’est l’année du moment crucial de l’extinction du feu sacré qu’avaient entretenu les légendaires vestales. Le geste est solennisé en présence de l’évêque de Milan et du gendre de Théodose. Au désespoir des sénateurs ! En 395, l’année de la mort du premier des Théodosiens, l’Empire est confronté à la division de fait. L’ancienne convention avait projeté le dédoublement d’un seul pouvoir. Or la division nouvellement indiquée pose deux pouvoirs disjoints ; deux Empires au lieu d’un seul. La démarcation entre les deux aires d’influence, tracée depuis l’époque des Julio-Claudiens, ne bouge pas. Les fils de Théodose Ier accusent réception de leur part : Arcadius prend l’Orient (395408) ; Honorius l’Occident (395-423). À l’aire impériale d’Orient reviennent, dans le sens horaire : la Grèce, les Balkans, l’Anatolie et l’Arménie, la Syrie et la Palestine, l’Égypte et la Cyré-
305 naïque. L’aire impériale d’Occident comprend : l’Italie, l’Illyrie, les îles de la Tyrrhénide et l’Afrique du Nord, La Bretagne, l’Espagne et la Gaule. La division a procédé d’une double détermination. D’une part, elle donne suite à ce qui serait la pulsion séparatrice d’une Église romaine certes globalement chrétienne mais en voie de devenir plus spécifiquement catholique. D’autre part, cette division procède de mobilités spatiales sous le coup d’invasions et aussi – était-ce à prévoir ? – d’intrusions perses en Anatolie. Les Sassanides font des progrès dans cette région depuis leur déclaration d’indépendance de 226 [12.1.3]. Ils ont reconfiguré un Empire qui, menaçant la frontière arménienne, amène les stratèges de l’Empire d’Orient à canaliser les invasions barbares vers l’Occident. L’empereur d’Orient, Arcadius, compte sur le roi barbare Alaric. Pour sa part, l’empereur de l’Occident enfin séparé, Honorius, fait appel au général le plus en vue de l’époque ; Flavius Stilicho, alias Stilicon. Gendre de Théodose Ier et responsable de l’extinction du feu sacré en 394, le général Stilicon est un Barbare romanisé. Il est d’origine vandale quoique proche d’une lignée romaine grâce à une alliance matrimoniale. Les troupes d’Alaric sont stoppées à Aquilée en 401 et des Ostrogoths sont interceptés à Florence. D’autres contre-attaques sont menées en Afrique, où manœuvre un délégué d’Arcadius. Les Alains se détournent de la Perse pour cheminer du nord du Caucase vers la cuvette slave qu’ils traversent de part en part. Ces cavaliers accompagnent les Huns loin vers l’Ouest, poussant ainsi dans le dos des Germains. Le dernier jour de l’an 406, les Vandales et les Suèves – en compagnie des Alains – franchissent le Rhin couvert de glace. Les Alains s’éparpillent en Gaule. Certains d’entre eux accompagnent les Vandales et les Suèves qui migrent jusque dans la péninsule ibérique. Les Burgondes sont entraînés dans le mouvement. Toutes ces invasions portent atteinte au prestige de Stilicon. Des soldats de l’armée d’Occident trament une intrigue contre lui, qui conduit à son exécution en 408. Entre-temps, en 407, une armée de campagne est dépêchée en Gaule (Musset, p. 56). Elle n’en reviendra pas. Les Saxons et les Angles préparent leur invasion des côtes de Bretagne. En 408, l’année de la mise à mort de Stilicon, les Huns amorcent une migration nord-sud. Le maître de l’Empire d’Occident concocte une entente avec l’envahisseur. Tout en appréciant aussi ouvertement la compétence des Huns, Honorius oriente leur trajectoire en direction des Balkans. La compétition entre les Empires d’Orient et d’Occident tourne à l’escalade. Mais la dynamique structurale évolue en défaveur de l’Occident séparé. Les Wisigoths d’Alaric profitent de l’incroyable bourde d’Honorius envers Stilicon pour se reprendre en mains. Anéanti pour avoir cru à la rumeur contre son général, Honorius se barricade dans Ravenne. Alaric laisse Florence, menant ses
306 troupes en vue de la muraille d’Aurélien. Il assiège Rome et, le 24 août 410, il s’en empare. La mise à sac est déchaînée trois jours durant. 14.1.3. La Cité de Dieu Les Livres Sibyllins ont été détruits en 407 (Chastagnol 1976, p. 11). Le fils d’Arcadius et petit-fils de l’empereur déshonoré par les premiers débordements chrétiens – Théodose II (408-450) – reformule le droit dans un Code à son nom. Les non chrétiens sont dépouillés de la capacité de « vivre selon le droit romain » (Meslin). Des évêques d’Occident – dont Ambroise de Milan qui assista à l’extinction du feu sacré en 394 – dénoncent cette dérive digne de Constance II. Le Code théodosien réhabilite malgré tout quelque chose de la millénaire prudence romaine. Pour la tenue d’un nouvel ordre qui ne réussira pas à faire table rase de l’ancien, faut-il revenir au respect d’un écart entre les directives de la religion et celles du droit ? D’anciennes pratiques victimaires et festives sont éradiquées, dont les crucifixions et les combats de gladiateurs. Les interprétations du sac d’Alaric n’ont pas manqué. Les païens accusent les chrétiens d’avoir attisé la colère de leurs dieux déchus. Les chrétiens accusent les païens d’avoir attisé la colère de leur Dieu mal aimé. Une troisième voix se fait entendre. Le sac avait été le « juste châtiment causé par les péchés des chrétiens eux-mêmes ». Cette voix est celle du Père de l’Église Augustin (354-430) ; saint Augustin (Mesnil 1968c, p. 798. Nous soulignons). La romanisation voulue par le pape Damase et le Père Jérôme n’est surtout pas désavouée. Car nous entamons le nouvel Âge [12.3.1] lors duquel la chrétienté s’approprie réflexivement la romanité [13.2.1]. Comme si sa religion était en continuité avec les valeurs profondes, les institutions et l’intentionnalité civilisatrice dont la Rome des temps anciens avait été la matrice. Dans cet esprit, et sur les traces de Jérôme, Augustin est le Romain d’Afrique attaché à l’usage et au raffinement de la langue latine. Il a reçu son catéchuménat à Milan, où il est baptisé par Ambroise en 387. Ce grand converti s’est objecté en fait aux théologiens ayant reconnu dans le règne de Constantin le prélude à l’avènement du royaume de Dieu sur terre. Admettons, de la part d’Augustin, l’énoncé d’un acte de contrition au nom de l’humanité de son époque. Sont visées non pas des personnes mais l’illusion d’une Cité de Dieu réalisable ici-bas ainsi que moult doctrines simplement absconses ou jugées franchement impies. Le commentaire savant de l’œuvre d’Augustin nous met sur le chemin de toutes les tendances balayant l’Europe et la Méditerranée au Ve siècle du christianisme triomphant (Fitzgerald et Lancel 2005).
307
Reconquête byzantine 525 Rome
Conquête franque
500 Ravenne Théod. Gd Macédoine
Ch. Catalau. Attila Orléans Attila Europe centr. (Pannonie)
Aquitaine Catalogne Théod. II
475
Rome Sicile, etc.
450
Genséric Théod. I
Carthage Afrique N 425
Toulouse Rome Alaric
Andalousie Gaule
Balkans Danube
400 Balkans
Ukraine HUNS Nomad. primitif
375 WISIGOTHS / Huns 376
VANDALES / Huns 406 / W-goths 418
OSTROGOTHS Mission 488
Chrono
Graphique 14.1 Les trajectoires associées aux Grandes invasions par les Huns Icônes : bannière = prise de possession ; X = destruction, saccage ; cœur = accord de voisinage ou fœdus. Absence d’icône = dérangement sans occupation durable (razzias). Seules sont illustrées les trajectoires ayant eu ou qui auront une influence assez directe sur la morphogenèse de Rome. e
14.2. L’exorégulation des trajectoires longues au V siècle 14.2.1. La formule du fœdus Quelques jours après le sac de Rome en 410, Alaric fait route vers la Sicile et l’Afrique. Il meurt en chemin et son successeur, Athaulf, fait demi-tour. Les Wisigoths sont trop peu nombreux pour envisager seuls la domination d’une région culturelle de la taille d’une province. Aucun des peuples germaniques installés en Gaule n’aurait compté plus de cent mille personnes, alors
308 que la population gallo-romaine approchait les « dix millions » (Le Goff 1968a, p. 260). La situation vient de changer. Progressant vers l’Ouest, les Huns menacent autant les Romains que les Germains. Le moment n’est plus à la fuite. Il est à l’alliance contre l’ennemi. Où se positionner pour voir venir l’envahisseur asiatique ? Pas en Afrique ni en Italie. La Gaule est mieux placée. Les Wisigoths vont donc rejoindre leur éventuel partenaire de ce côté (graphique 14.1). À point nommé, l’alliance entre Wisigoths et Gallo-romains déclare l’urgence d’arrêter les Huns dans leur marche vers l’Ouest par le nord des Alpes. L’idée d’alliance entre Wisigoths et Gallo-romains n’est pas une nouveauté, si l’on considère qu’elle est formalisée en Gaule Belgique – avec des Germains toutefois – depuis au moins un siècle. Sa formule est celle du contrat appelé « accord de voisinage » ou encore « alliance officielle avec l’empereur » ; le fœdus (Musset 1968b, p. 370). Le premier peuple ayant eu recours à la formule du fœdus aurait singularisé des migrants issus de divers clans peu différenciés en rive droite du Rhin, à savoir les Francs. En chemin, certains de ces clans ont renoncé à l’invasion bruyante afin de se constituer en collaborateurs de l’Empire. Ces clans ont formé le groupe des Saliens, lequel a finalement réussi à intégrer les peuples gallo-romains du Brabant à la Loire. Ces Francs Saliens n’ont cependant pas obtenu un unique fœdus, une fois pour toutes et pour l’ensemble de leur formation. Ils ont négocié le contrat en pièces détachées. Alors que les Wisigoths songent à s’entendre de même façon avec les Romains de la partie Aquitaine de la Gaule, les Burgondes s’approchent du Rhin moyen. Notons que ces derniers séjournent, depuis plus d’un siècle, « au contact des défenses romaines » de la Souabe. Ils ont l’habitude de l’environnement militaire impérial, si bien qu’ils ont appris à se prévaloir d’un fœdus valable pour toute leur formation (Musset 1968a, pp. 49-51). Ainsi avantagés, les Burgondes franchissent en masse le Rhin à la hauteur de Worms en 413. Ils n’y resteront que le temps de leur conversion au christianisme arien. 14.2.2. L’ébauche d’un royaume wisigoth en Gaule ; Bretagne et Irlande En 412, les Wisigoths sont à l’embouchure de la Garonne. Le roi Athaulf épouse la sœur d’Honorius et fille de Théodose Ier, Placidia. Emmenée en captivité dans la suite du sac de 410, cette impératrice malgré elle doit donner l’exemple d’une coopération entre Romains et Goths. Athaulf fonde « le premier royaume germanique implanté sur le sol romain ». La constitution est menée à terme par son successeur, Wallia, qui conclut en 416 un fœdus faisant coexister « sur un même territoire l’autorité de principe de Rome, cantonnée dans le domaine civil, et l’autorité essentiellement
309 militaire ». À compter de 418, ce royaume wisigoth est gouverné par Théodoric Ier. Celui-ci installe sa résidence à Toulouse puis il étendra son aire d’influence au sud des Pyrénées. L’empereur Honorius sort de l’ombre. Il envoie les guerriers gothiques de Wallia aux trousses des Vandales, des Suèves et des Alains. Les Vandales cheminent vers la Bétique (~ Andalousie). Les Suèves organisent un petit royaume dans le Finistère ibérique ; l’« embryon du futur État portugais » (Bourdon 1968, p. 383). Les Alains sont vaincus et assimilés. En 429, l’évêque Germain d’Auxerre est délégué en Bretagne. Il devra y combattre l’hérésie du pélagianisme qui prétend à la possibilité du salut éternel par la pratique de la seule vertu personnelle (Greene 1968, p. 107). L’événement illustre que les missions orchestrées depuis Rome se destinent à des populations déjà familières d’un christianisme qui, cependant, a eu le temps d’être altéré depuis la mission de l’évêque Denis à Paris il y a un siècle et demi [12.1.4]. La Bretagne romaine est alors affaiblie sous la pression de mouvements migratoires convergents. Les Saxons et les Angles convoitent les régions bretonnes de part et d’autre du site de Douvres. Et subissant une pression maintenant qualifiable d’anglo-saxonne, les Bretons – ces survivants celtes et romanisés outre-Manche – investissent les régions en retrait de la Cornouaille, du futur pays de Galles et de la région des lacs. De leur côté, les Celtes d’Irlande – les Scots – franchissent les détroits à l’est de leur île puis occupent les régions-refuges ciblées par les Bretons. De là ils vont occuper leur terre d’élection au nord du mur d’Hadrien. La Calédonie deviendra la terre des Scots ; l’Écosse. Les Aborigènes d’Irlande – les Celtes demeurés là ? – se sont singularisés comme peuple en ces circonstances. Paradoxalement, c’est en occupant le versant ouest de l’île de Bretagne qu’ils se découvrent comme ayant formé un seul peuple. Ces Irlandais font des prisonniers à l’occasion de leurs raids. L’un d’eux – Patrick – est d’origine bretonne et il passe six années en esclavage (401406). Sitôt élargi, Patrick entre dans les ordres. Les années coulent et il fait la rencontre de Germain d’Auxerre, dont il sera le disciple. Patrick est nommé évêque d’Irlande en 432. Il sera le saint patron de ce pays. Pendant une dizaine d’années – 430-440 –, l’île de Bretagne est occupée par les Anglo-Saxons (Musset, p. 56). Elle devient la terre des Angles ; l’Angleterre. Et les Pictes de Calédonie, dérangés par les Scots, migrent à leur tour vers les culs-de-sac de la Cornouaille à la région des lacs. La convergence des trajectoires en ces régions-refuges y amène les Bretons à envisager la traversée de la Manche. Déjà au Ve siècle commence leur transplantation en Armorique ; cette Bretagne du continent aujourd’hui région de la France de l’Ouest.
310 14.2.3. Le fléau de Dieu Honorius décède en 423 et lui succède Valentinien III (→ 455). Cet empereur passe la main à Ætius, son maître de milice qui doit se défaire de l’usurpateur Johannes. Délégué du pouvoir impérial d’Occident, Ætius observe le mouvement des Huns en voie de maîtriser l’étendue continentale du Caucase au Rhin et du Danube à la Baltique. En 423, Ætius se permet une mission dans la Pannonie que sélectionnent les Huns. Il y recrute des mercenaires, qu’il entraîne en Italie afin d’avoir raison de l’usurpateur. Mais à son retour il apprend que ce gêneur a été occis. Ætius constate le fait accompli et va s’installer en Gaule. Il y est accueilli par la veuve Placidia, qui a l’influence voulue pour en faire un général en chef. Nous sommes en ~ 425. Une décennie passe et le général réussit à réorganiser l’espace gaulois. Ce « lieutenant » contient les Wisigoths au sud de la Loire. Il isole les Alains dans la région de l’Orléanais puis il déplace les Burgondes de leur contrée du Rhin vers les vallées de la Saône et du Rhône (Riché, p. 93). La région du Rhin autour de Worms est dégarnie. Qu’à cela ne tienne, Ætius compte faire du « royaume des Huns » le socle d’un Empire reconfiguré par lui et dont il sera le maître. Le problème est qu’en 438 ses partenaires d’occasion se donnent un chef, Attila, et qu’ils aménagent un vaste camp militaire au nord de Sirmium. Est pris qui croyait prendre ? Ætius prévoit utiliser le passage du Rhin pour contrôler la mobilité des Huns. Or l’inverse se produit. En 451, la formation d’Attila franchit le Rhin à Worms et s’avance en Gaule jusque sur le cours moyen de la Loire. Théodoric Ier vient à la rescousse d’Ætius. Les deux chefs conduisent leurs combattants aux Champs Catalauniques (~ Troyes), où ils ont raison de l’ennemi commun. Romains et Goths, même combat ! Paris est placée sous le patronage de Geneviève. Cette religieuse de grande renommée soutient la lutte de son peuple contre le fléau de Dieu. Attila se retire avec le restant de ses hommes. Ætius ne les pourchasse pas, croyant encore une fois en la possibilité qu’un de ces jours il pourrait avoir besoin d’eux ; contre les Wisigoths (sic). Attila envahit l’Italie mais il s’abstient de prendre Rome en 452. Il exauce de la sorte la prière du pape Léon le Grand (440-461), et d’un préfet. Attila fait demi-tour. Il détruit Aquilée puis, en route vers son camp de Sirmium, il rend l’âme en 453. Le roi Théodoric Ier n’a pas survécu à la lutte contre les Huns. Son successeur, Théodoric II (453-466), réussit à « bâtir », aux dépens de la Gaule romaine, « un véritable État entre la Loire et l’Èbre », plus un « protectorat sur le reste de la péninsule Ibérique ». Les guerriers de Wallia aident à l’extension de ce royaume wisigoth jusqu’au Tage (Defourneaux 1968, p. 512). La Gaule Belgique n’est pas entamée. Les Francs continuent de s’y positionner et ils ne sont pas disposés à partager leur demeure avec les Goths. La
311 formule de l’accord de voisinage a donné le résultat escompté. L’organisation de la défense est asymétrique. Les forces gothiques bénéficient d’une clause d’hospitalité leur permettant de recevoir une partie des terres romaines. Les forces impériales, cantonnées en des enclaves coloniales, ne jouissent pas d’un tel privilège. Elles sont moins argentées. Le roi Alaric II met au point une législation gothique en 506. Celle-ci jette les bases d’un droit romain médiéval. Le nouvel Âge annoncé sera le Moyen Âge. Les excès du Code théodosien sont contenus. L’actuelle rénovation juridique reconnaît la séparation des principes du religieux et du droit positif. 14.2.4. Les royaumes germaniques d’Afrique et d’Italie En 429, le roi des Vandales, Genséric, décide le franchissement des Colonnes d’Hercule et l’installation de son peuple dans les établissements romains d’Afrique. La conquête de la Numidie prend à elle seule quelques années. Le siège d’Hippone nécessite une durée d’un an. Son évêque – Augustin – y trouve la mort en 430. Genséric est « roi d’un peuple et non d’une nation » (Riché, p. 104). La population attroupée en Afrique du Nord avoisine les 80 000 contre « plusieurs millions de sujets romains ». Mieux vaut s’en tenir à l’identité par le groupe que par le territoire. En 439 Carthage est enlevée. Elle devient la capitale du deuxième royaume germanique « en sol romain ». Des raids sont menés en plus vers les grandes îles de la Sicile, de la Corse, de la Sardaigne et des Baléares. En 455, les Vandales assiègent et attaquent Rome. La mise à sac dure quinze jours, après quoi les assaillants remettent le cap sur Carthage. Leurs navires coulent à pic, avec les trésors du Capitole dont ils sont pleins. Le général romain Ricimer, Suève d’origine, maîtrise l’Italie entre 456 et 472. Et à l’Est ? Les Ostrogoths concluent un fœdus avec l’Empire d’Orient. Leur chef – un autre Théodoric – les conduit en Macédoine. Mais cette contrée, récemment pillée, n’a pas grand-chose à offrir. Dans la foulée, un ex-habitué de la cour d’Attila – Odoacre – s’improvise monarque de Hérules et envahit l’Italie du Nord. Il demande la fédération, qui lui est refusée. Odoacre réplique par la destitution de l’empereur d’Occident, Romulus Augustule. Il envoie aussitôt à Constantinople les insignes impériaux. Cela se passe en 476. L’Empire d’Occident n’est plus. D’un autre point de vue – plus étroitement chronologique –, c’est la fin de l’Antiquité donc le début du haut Moyen Âge. L’Empire d’Orient prend le nom de Byzance, cette ancienne cité coloniale grecque qui avait donné son site à Constantinople. L’Occident n’est plus impérial et vive l’Empire byzantin ! L’empereur romain est-il byzantin ? Bien sûr. Nous passons de l’Antiquité au Moyen Âge. Or la muraille d’Aurélien externalise depuis un siècle l’opposition de l’Antiquité en son intérieur à un nouvel Âge qui, à son extérieur, deviendrait le Moyen [12.3.1]. Il n’y a aucun
312 anachronisme dans le propos. La temporalité actuellement repérée – l’année 476 – est l’historique tandis que celle corrélée à la muraille est géographique. Un tel déphasage entre les deux types de temporalités est dans l’ordre des choses [3.1.1 ; 9.1.2]. Pendant que les Wisigoths stabilisent leur royaume au-delà des Alpes puis du sud de la Loire au Tage, les Ostrogoths sont toujours à la recherche d’un domaine. Leur chef – cet autre Théodoric devenu le Grand en 473 (→ 526) – approche l’empereur Zénon (474-491), de la dynastie de Thrace ayant pris le relais de la théodosienne en 457. Théodoric le Grand persuade Zénon de la pertinence d’aller combattre le rebelle Odoacre. Il obtient un ordre de mission en 488. Il fait route vers l’Italie, enrôlant sur son chemin des peuplades esseulées depuis la mort d’Attila. En quelques années, Théodoric le Grand soumet la Vénétie et Ravenne. Odoacre capitule. Il est mis à mort en 493. Le roi Ostrogoth « et ses alliés étaient donc maîtres du cœur de l’Empire romain » (Musset 1968a, p. 50). Si l’Empire d’Occident n’est plus depuis 476, comment avoir pu maîtriser le « cœur de l’Empire romain » en 493 ? Le quiproquo ne vient pas de la citation mais de la retenue en son temps affichée par l’empereur. En effet, l’empereur byzantin a hésité à déléguer un dignitaire autorisé à Ravenne. Et s’il a procédé, ce ne fut pas sans une discrétion certaine. Est-ce faute de n’avoir pu un temps s’adresser à un tel dignitaire – un exarque – que le roi des Ostrogoths aurait cru qu’il assumerait ce rôle ? Avec ses partenaires italo-romains, il tomba dans la « fiction d’une délégation de pouvoir consentie par l’Empire d’Orient » (Ibidem). L’ordre de mission contre Odoacre, en 488, n’avait pourtant rien promis de tel. La méprise sera grosse. D’abord – et c’est très ordinaire à présent –, les Ostrogoths n’ont pas la force du nombre. Le rapport de la population de ces Goths à celle des Italo-romains aurait été de 100 000 pour 4 000 000 (Devilliers, p. XII). Aussi, l’empereur Zénon a confronté les Ostrogoths à un groupe rival ; les Isauriens. Zénon était lui-même originaire d’Isaurie, la région d’Asie Mineure centrée sur la partie médiane de l’arc du Taurus central. Montagneuse, cette région anatolienne « était occupée par une population remuante ». L’Isaurien Zénon a confronté les Goths à son groupe, dans le but exprès de les faire neutraliser (Grosdidier de Matons 1968, p. 714). Au reste, la cour impériale vient de se déprendre d’une controverse religieuse ayant opposé Constantinople à Alexandrie. L’enjeu en était le monophysisme, la nouvelle hérésie proche de l’arianisme et qui avait prétendu faire contenir la divinité du Christ dans l’ordre naturel. La situation n’est pas simple, à Constantinople, au moment où les Ostrogoths se complaisent en Italie et à Rome. Il y a lieu de penser que, pour avoir espéré un
313 gain facile à la faveur de leur ordre de mission en Occident, ces Ostrogoths s’en sont laissé accroire. Il y a donc eu méprise et c’est en aval de celle-ci que l’Italie devient – au passage du Ve au VIe siècle – le troisième royaume germanique « en sol romain » ; le premier ayant été celui d’Athaulf en Gaule et le deuxième celui de Genséric en Afrique du Nord. Théodoric le Grand honore les propriétés italoromaines, dont celles de l’Église en voie de devenir importantes. Mais il distribue aux siens les terres évacuées par les partisans d’Odoacre. Théodoric aime Rome (Pressouyre, XIIIa). L’effort déjà séculaire consenti par les Goths rapporte-t-il enfin ? Rappelons que ces prétendants à la civilisation se sont dotés d’une langue écrite et que par ce moyen ils sont allés de la légende à l’histoire. Le moment est venu d’écrire cette histoire (Devilliers 1995, pp. XIII-XXVI). Le mérite en revient à Cassiodore, un sénateur promu préfet du prétoire à la cour des Ostrogoths. 14.3. La relève papale 14.3.1. Rome à l’abandon ? Les invasions barbares n’ont pas provoqué l’investissement, dans leurs positions d’arrivée, des représentations apportées par les acteurs germaniques et asiatiques. Les nomades du Nord ont été labiles. Notamment, les Goths n’ont pas imposé leur langue. Bien au contraire, ils en ont apprivoisé une, dérivée du grec comme on sait [13.3.2]. De même pour la religion. Les Goths n’ont converti personne. Eux-mêmes, en revanche, se sont convertis. À un christianisme dérivé lui aussi, faut-il également noter. Rome a-t-elle été prise en 410 ? Nous avançons qu’elle a plutôt été frappée. Rome n’est plus un enjeu géopolitique. La défense n’y a plus rien de l’attaque. Rome n’a plus qu’elle-même à défendre. Rome est en l’occurrence apparue vulnérable. Assez curieusement, seuls ses secteurs aisés ont souffert de l’épreuve. Parce qu’ils avaient davantage à offrir aux pillards ? Ou parce que leurs résidents les avaient délaissés ? Les déprédations et les incendies ont effectivement endommagé les voisinages de rassemblement et d’évasion après que les magistrats et les fonctionnaires avaient déménagé. La population de la ville est en décroissance rapide, effrayante même. De 800 000 en 400, elle est descendue à 500 000 en 452 et peutêtre « à 100 000 vers 500 » (Krautheimer, p. 172). L’hémorragie semble avoir cependant signifié autre chose en plus. Étant donné que seules les formes de rassemblement et d’évasion intra muros sont largement désertées, la place urbaine répartit : d’une part, des voisinages où la concentration l’emporte nettement ; d’autre part, des voisinages où l’endorégulation persiste mais pour laisser des domaines vides.
314 La concentration se cantonne dans les faubourgs résiduels Holitorium et Trastevere de part et d’autre de la Tibérine. La désertion – une évasion – affecte les quartiers des hauteurs. Une discontinuité se dessine entre ces deux catégories de voisinages exo- et endo-, laquelle passe par les quatre Forums : Républicain et Impériaux au Nord-Est ; Boarium et Holitorium au Sud-Ouest. Les voisinages naguère endorégulés laissent donc des cavités qui, toutes ensemble, ont ce qu’il faut pour composer un vacuum Rome. Lequel, dans le présent d’alors, réaliserait le stade final de l’implosion que nous suivons depuis assez longtemps et dont le tournant aurait coïncidé avec la claustration d’il y a un siècle environ [12.3.1]. Le recul aidant, nous observons que cette claustration – par la muraille d’Aurélien – a évolué comme un auto-enclavement. Il s’agirait d’une involution du périmètre urbain qui, de bord externe qu’il avait été, correspond maintenant à un bord interne faisant tomber dans un vacuum ce qui est en dedans, par exemple ; l’Antiquité ! Il n’est pas trop tôt pour apparenter notre très spécial vacuum Rome à ce que certaine convention du XVIe siècle apparentera à un disabitato. Et à celui-ci sera opposé un abitato. La description conséquente a normalement fait appel à des critères quantitatifs de densité démographique et d’occupation : « fort peuplement » versus « vaste étendue comprenant des vignes » (p. 177). Mais nos concepts signifient une différence qualitative : polarisation exérogulée à l’origine de faubourgs (~ abitato) ; diffusion endorégulée à l’origine du vacuum (~ disabitato). Nous tenons à l’approche qualitative. Car, s’il est question d’un vacuum en voie de formation aux dépens de la ville intra muros, c’est que de la valeur doit s’y investir. À témoin ? Les ruines ! Les formes à l’abandon restent là, tels des squelettes pétrifiés et agrégés au sol comme des concrétions. En fait, les formes désertées évoluent en un champ de ruines. Un vacuum – pas seulement un disabitato – est en voie de se creuser au fur et à mesure qu’il est investi de valeur qualitative. Mais par qui ? Si Rome n’est plus un enjeu géopolitique, c’est qu’elle redevient un objet anthropologique que la papauté n’a plus qu’à cueillir comme un fruit mûr (pp. 117-118). L’église Sainte-Marie-Majeure est construite sur l’Esquilin en 440. Est révolu le temps où les formes tangibles du christianisme étaient des corps étrangers devant s’accommoder des permissions d’un milieu construit n’ayant rien à voir avec elles. À l’intention du catholicisme d’un nouvel Âge – du Moyen Âge –, la catégorisation de la ville doit faire de la place a priori. Sainte-Marie-Majeure s’intègre aux résidences en décrépitude de l’Esquilin par l’intermédiaire d’une place publique à sa mesure (Pressouyre, XIIIb). Étrange, cette place qui valorise un environnement de ruines ? Elle structure le premier quartier aisé à reprendre vie ; le Latran. Appuyé sur la cathédrale et borné de trois églises à « statut particulier » (Krautheimer, pp. 141-143), ce
315 voisinage a ce qu’il faut pour devenir la place urbaine de l’Église. Il est d’emblée prestigieux et, tenant la mort extra muros, il est romanisant. 14.3.2. Un objet de désir Pendant les dernières décennies du Ve siècle, le financement de l’édification urbaine n’est plus de provenance locale en exclusivité. Les dons privés peuvent maintenant être accordés au loin puis être transférés dans une capitale de la chrétienté au demeurant catholique. Et les acteurs qui y consentent incluent des fidèles reconnus bien que non cléricaux, des laïcs. e À l’orée du VI siècle, l’Église détient « d’immenses propriétés foncières tout autour de la Méditerranée » (pp. 179-180). Des rentes seigneuriales de production en dérivent [13.3.1]. Mais ces rentes ont-elles créé la valorisation positionnelle comme nous venons de la signaler dans le voisinage en ruines qu’est le Latran ? Nous en serions plutôt au moment du renversement de tendance, antérieurement examiné [13.2.1], de la dévalorisation implosive générale à la revalorisation localisée. La dimension des domaines possédés – le patrimoine de Saint-Pierre – n’est pas explicative en soi. Il faut que ces domaines soient rentables – ils le sont – et que les revenus tirés de leur exploitation soient transférés à Rome ; ce qui a été fait. « Les sommes dégagées permirent à la papauté de poursuivre [au] Ve siècle un programme édilitaire ambitieux » (pp. 180-181). Mais ce « programme » a procédé d’un faire-valoir de domaines ecclésiastiques en milieu rural. Et quel fut le moteur de ce faire-valoir ? La maximisation de la rente découlant des transformations agricoles ? Ou la valorisation positionnelle présupposée et tributaire de l’intervention d’un rival en train de s’approprier, lui aussi, les terres italiennes ? La réponse a droit à la nuance. Les Ostrogoths de Théodoric le Grand, pendant le dernier quart du Ve siècle, ont respecté les propriétés de l’Église mais ils se sont emparé des terres ayant appartenu aux partisans d’Odoacre. Les propriétaires ecclésiastiques et les envahisseurs gothiques ont ainsi voulu de l’Italie en même temps. Comme indiqué toutefois, l’administration papale a dépensé dans Rome des rentes seigneuriales qui, émanant d’« immenses propriétés » en dehors d’elle, étaient de production. La rivalité entre les seigneurs ecclésiastiques si l’on peut dire natifs et les Ostrogoths immigrés s’est transportée dans la place urbaine sur les entrefaites. Laquelle est devenue un objet de désir. La quantité des richesses transférées – ou plutôt des produits de leurs ventes – se trouvait-elle alors à créer la valeur investie dans Rome ? Non ! Et pour reprendre la formule de Rebour citée en Introduction (1996, p. 59), la quantité en question n’a pas créé cette valeur, elle l’a attirée sur le marché. La valeur investie dans Rome a dû préexister à une mise en marché de richesses. En ce
316 sens, le disabitato fut surdéterminé par un vacuum investi de valeur positionnelle. À quoi donc rapporter cette valeur, si ce n’est à des trajectoires génératrices ? Puis ces trajectoires ont été réalisées par qui ? Les prélats n’y ont été pour rien directement. Ils étaient déjà installés en leurs positions endorégulées et devaient manipuler les trajectoires en question. Les travailleurs agricoles et autres, pour leur part, demeuraient en positions rurales du fait qu’il leur était impossible de générer des rentes de production en situation urbaine. Les trajectoires génératrices de la (re)valorisation positionnelle romaine, en la circonstance, ne pouvaient être réalisées que par les pèlerins du culte des martyrs. Jusqu’à présent [13.1.2], Rome a laissé venir ces pèlerins. Mais dans pas longtemps, Rome va les faire venir. Des chantiers sont ouverts dans le champ de ruines. Le chapitre de la Rome des papes est ouvert. 14.4. De la réussite de Clovis à la reconquête de Justinien 14.4.1. Le pays des Francs Pendant que les Wisigoths stabilisaient leur royaume d’Aquitaine en façade Atlantique, les Francs Saliens infiltraient la Gaule Belgique jusqu’à la hauteur du site d’Orléans (~ 450-475). Des roitelets offrirent leur collaboration et – moins barbares que d’autres ? – ils se sont intégrés à l’administration galloromaine. Parmi eux ; Childéric, fils du légendaire Mérovée, donnerait la dynastie des Mérovingiens. Sous la conduite d’Ætius, les Wisigoths s’étaient arrêtés à la rive sud de la Loire. Pour la défense de l’étendue gauloise en rive nord du grand fleuve, les commandants de l’armée romaine allaient devoir compter, par conséquent, sur la fidélité et la combativité des Francs. Le fils Clovis change la donne. Ce premier des Mérovingiens est le loup dans la bergerie. En 486, il commence par agresser un chef romain de l’armée de campagne, gagne contre lui et s’empare de Soissons. Clovis fait de Paris la capitale de son domaine. La guerre est ensuite portée contre les Alamans outreRhin, les Burgondes de la Saône et enfin les Wisigoths. La victoire décisive a lieu à Vouillé (~ Poitiers) en 507. Clovis maîtrise les bassins de la Seine, de la Loire et de la Garonne, plus les corridors de la Saône et de la Meuse. Les Wisigoths se replient au sud des Pyrénées. Ils entreprennent une nouvelle carrière en Espagne. La conquête réalisée par Clovis « ne ressemble en rien à une invasion, mais plutôt à une sorte de coup d’État » (Musset 1968b, p. 370). Et le coup de maître ? Ce sera la conversion au catholicisme romain ! En marche depuis le IIIe siècle, l’évangélisation de la Gaule porte fruit. En 498 et en compagnie d’un millier de combattants, Clovis reçoit le baptême des mains de l’évêque Rémi de Reims. Cette conversion de masse exprime que les Gallo-romains déjà familiers
317 du catholicisme se distinguent des Wisigoths alignés sur Constantinople c’est-àdire sur l’arianisme. Clovis a-t-il été visionnaire ? A-t-il systématiquement pactisé avec les évêques et le pape ou a-t-il intuitivement compris que la partition territoriale en devenir procède de la dynamique interne au vacuum Rome ? Ce disabitato est parsemé de ruines, de fantômes et de temples trop nombreux pour la population qui y tient. Mais, en tant que vacuum, il est déjà attractif pour les Ostrogoths. Dès lors, les Francs de Clovis ciblent le vacuum Rome parce qu’il est désiré par les Goths et ils adoptent le catholicisme pour mieux s’opposer à l’arianisme du vis-à-vis. La séparation de l’Occident catholique suit son cours. En 511, Clovis meurt après avoir éliminé de proches roitelets rivaux. Il lègue à ses quatre fils un pays couvrant les trois quarts de la Gaule. Ces héritiers ravissent la contrée des Burgondes qui devient la Bourgogne (534), puis la Provence (536). Le pays des Francs transforme la Gaule en une Francie. Mais l’unité de ce royaume n’est pas pour bientôt. Entre-temps, la dynastie justinienne s’installe dans les palais en construction de Constantinople. Cette dynastie est la troisième au sommet de l’Empire byzantin, après la théodosienne et celle de Thrace (518-610). 14.4.2. Œuvre législative justinienne et guerre gothique L’Italie de Théodoric le Grand n’a pas survécu à la mort de celui-ci, survenue en 526. Le long règne de ce roi Ostrogoth avait donné un répit. La prospérité était revenue dans les campagnes et une revalorisation culturelle a gratifié l’urbanité. Cependant ; le roi et son Adjuvant romain – le sénateur Cassiodore – ont eu le tort de croire au retour à l’existence d’un Empire d’Occident confié à leur gouverne. Depuis quelque temps, les souverains de l’Empire byzantin ne cessent de surveiller les Sassanides. Ils concentrent des troupes au flanc est de leur aire d’influence. Mais vont-ils abandonner le flanc ouest en contrepartie ? On dirait. Car – à la suite d’Arcadius – les Byzantins ne cessent de canaliser dans cette direction les trajectoires germaniques. Tout au long du VIe siècle, les stratèges byzantins ont dû s’occuper de la Perse et si bien qu’ils ont fait faire le travail à l’Ouest par leurs sujets gothiques. Le dernier acte de cette exorégulation est ouvert par l’empereur Justinien (527-565). À ce souverain nous devons Sainte-Sophie et une œuvre législative d’envergure : un Code regroupant les lois promulguées depuis Hadrien ; un Digeste ou recueil de jurisprudence qui restitue jusqu’à la « loi contre la concussion » jadis arrêtée par César ; des Novelles ou lois postérieures à 533. Nettement plus lourde que le Code théodosien et son relais gothique de 506, l’œuvre justinienne illustre que le seul vecteur recommandable de certaine référence soit à présent le système juridique. L’autre vecteur – l’armée – est renvoyé aux sombres forces de l’argent.
318 De quoi s’agit-il ? Il faut remonter loin dans le temps. Une culture avait évolué dans la Rome des familles ancestrales mais, à l’échelle de l’aire polarisée par elle, nous aurions eu affaire à un assortiment de plusieurs cultures. À défaut de pouvoir coordonner leurs identités respectives, ces cultures – romaine et grecque principalement – s’en remirent alors à une unique référence en mesure de prendre appui sur le partage de certaines institutions confirmées. Pour ce qui est de Rome et de son aire d’influence à l’époque républicaine tardive et depuis lors, nous avons proposé que ces institutions auraient été le droit et l’armée [3.3.2]. C’est donc une alternative très ancienne qui refait surface. L’œuvre justinienne porterait ombrage à l’armée en échafaudant un système juridique. Le retour à ce vecteur de la référence annoncerait par conséquent une option civilisatrice. Est entrepris un énorme travail de compilation de la jurisprudence accumulée au jour le jour depuis l’institution de la préture judiciaire aux IIIe-IIe siècles avant notre ère. L’œuvre de Justinien va ainsi constituer le gisement des connaissances pratiques dont la civilisation en panne aura bientôt besoin (Nemo, p. 65). Hélas ? Le Code Justinien va interpeller les infidèles refusant « de se soumettre à la foi ». Ces impies « devront s’attendre à être châtiés selon la décision que le Ciel [aura] inspirée ». Sur la trace de Constance II [13.3.2] et de Théodose II, l’« Empereur Très Chrétien » n’agira pas autrement – écrit Meslin (1968b, p. 87) – que « l’empereur païen, pontifex maximus ». Les Goths accueillent pourtant dans l’enthousiasme l’initiative juridique de Justinien. Ces convertis à la civilisation pensent faire gagner la référence au droit contre la force brute. Mais l’empereur déclare – peu après 530 – le projet de rétablir l’unité de l’Empire autour de Constantinople. Byzance n’avait pas oublié Rome ! Elle n’avait tout simplement pas eu le temps de s’en occuper elle-même ces dernières années. Confiée au commandement du général Bélisaire, la reconquête byzantine de l’Occident est d’abord menée contre l’Afrique des donatistes et des Vandales en 533. Puis en 536 – l’année où les fils de Clovis contrôlent la quasi-totalité de la Gaule –, la Sicile et l’Italie du Sud sont reconquises. Deux bassins de population offrent des mercenaires à bon prix ; en Arménie sous le regard des Perses et dans une Pannonie en manque de débouchés depuis que les Huns sont partis. Une peuplade offre son concours ; les Lombards de l’Elbe qui, au lieu d’avoir migré vers les contrées Atlantique comme leurs voisins, viennent de se diriger vers les Alpes orientales. Ces Lombards vont se prévaloir de l’effort de guerre sous Justinien pour envahir l’Italie. La préméditation byzantine explique la dureté de la guerre gothique aussitôt dirigée contre Rome et ses alentours. Pendant plus de quinze ans, les Goths « font le blocus, ravagent la campagne, coupent les aqueducs » (Pressouyre,
319 XIIIb). Désespéré, celui qui avait été « porte-parole de Rome dans l’État de Théodoric, Cassiodore, se retira dans un monastère » (Musset, p. 50). Les derniers résistants parmi les Ostrogoths sont anéantis au pied du Vésuve. Ce peuple auto-policé quitte la scène de l’Histoire en 552. Sa culture héritée d’Ulfila périt avec lui.
Tout en devenant un vacuum à force d’implosion, Rome évolua en un objet de désir. L’établissement a été désiré par les Italo-romains catholiques et les Ostrogoths ariens, qui l’ont fait valoir en proportion. La quête d’un tel objet de désir – comme l’amour-passion – aura-t-elle rendu aveugle ? Pendant qu’ils s’emballaient pour le même objet, les rivaux auraient ignoré que leur faire-valoir avait été aiguillonné par un faire-vouloir administré depuis Constantinople. Par ailleurs, la reconquête byzantine, sous Justinien au mitan du VIe siècle, a laissé à désirer (sic). La division des forces en Gaule – due à l’inégalité des chances induite par certaine clause d’hospitalité (supra) – empêcha la défense organisée contre les troupes des premiers rois mérovingiens. La Gaule franque a pu alors se constituer. Elle a barricadé les Wisigoths au sud des Pyrénées. Lesquels pouvaient aussitôt développer un royaume aux dimensions de la péninsule ibérique et avec Tolède comme capitale. La reconquête byzantine resta inachevée au flanc ouest.
Partie III
L’ESPACE EUROPE
15. La trajectoire catholique 15.1. L’Europe de l’Ouest 15.1.1. Évasion et affluence La Sicile et l’Italie sont officiellement rattachées à l’Empire d’Orient en 552. Sauf que, « mal reprise en mains », l’Italie devient « un domaine vacant, attendant de nouveaux envahisseurs » (Musset, p. 50). Rome est épuisée. Les aqueducs sont coupés et les canalisations endommagées. Plus rien ne peut contenir les inondations ni la malaria. La famine menace (Camelot 1968, p. 11). La guerre gothique terminée, les Lombards ajoutent à la désolation. En 590, l’année où débute le pontificat de Grégoire Ier dit le Grand (→ 604), la population de Rome baisse sous le chiffre 40 000. Elle squatte des rez-de-chaussée d’insulæ dont les étages supérieurs s’effondrent. La population évadée avait le contrôle de sa mobilité. En gros et naïvement dit, cette population avait cédé la place pour aller offrir ses services dans les pôles de la ligne de crête Europe [12.3.2]. Les acteurs intégrés à la vie urbaine auraient suivi la fonction gouvernementale dans ses déplacements vers Milan, Trèves, Constantinople alias Byzance (Favier 1999, p. 56). En direction inverse, les pèlerins viennent plus nombreux. Fervents et indigents, ils s’attroupent aux abords des basiliques extra muros. Celles-ci boulonnent déjà des banlieues dont le Vatican est l’archétype (Krautheimer, pp. 202 et suiv.). Les rares nantis parmi les pèlerins portent assistance aux démunis en aménageant des gîtes, des hospices, pour ne pas dire – sont-ils parrains sous ce rapport ? – des voisinages complets. Ils contribuent de la sorte à la reconfiguration de l’établissement. Qu’est-ce qui au juste attirait les pèlerins à Rome et en assez grand nombre pour que sa physionomie en fût transformée ? Étaient-ce seulement les reliques des saints martyrs qui communiquaient, dans l’euphorie de la rencontre, la véridiction libératoire associée à la colocalisation des disparus et des vivants [9.1.5 ; 10.5.3]. Le « plaisir d’être ensemble », d’entrer en communion avec les autres pèlerins, devenait finalement l’objectif essentiel des pèlerinages (Ariès 1975, p. 30). Mais les pèlerins ont aussi afflué à Rome parce que le champ de ruines qu’elle était devenue constitua en soi un gros reliquaire. Les ruines sont apparues comme les reliques de l’antique Rome imprégnée de ses valeurs, de son droit et de son intentionnalité civilisatrice. Un nouveau palais pontifical est projeté au Vatican (Pressouyre, XIIIb). Les papes logent à l’autre bout de la ville, au Latran. Depuis Constantin, cependant, ces pontifes doivent aussi officier à Saint-Pierre. Il leur a été « nécessaire d’avoir au moins quelques pièces pour s’abriter. De leur côté, les clercs de la
324 Basilique vaticane avaient besoin d’un logement. Ces diverses constructions constituèrent la première amorce des Palais apostoliques » (Pichon 1960, p. 23). Des monastères sont implantés au Vatican et au Latran (Krautheimer, p. 198). En 630 – quelque vingt ans après la mort du grand pape –, il y aura dixsept monastères à Rome et vingt-quatre avant la fin du siècle. Au VIIe siècle, l’occupation monastique se propage non seulement autour de basiliques mais d’églises et de grandes demeures intra muros (p. 185). La multiplication des monastères caractérise alors les établissements christianisés en général. Du côté de la Gaule, ces monastères – des abbayes [12.1.4] – sont déjà organisés en fonction de bourgs médiévaux en rivalité avec des cités épiscopales ou pôles-cathédrales. Le modèle mérovingien des cités épiscopales et des bourgs abbatiaux ne s’applique pas à Rome. Le Latran n’est pas une cité mais un quartier de ville. Nous ne sommes pas en présence d’un pôle-cathédrale entouré d’un domaine rural où se concentrent des bourgs abbatiaux associés à des basiliques puis dotés ou non de monastères. Nous observons à Rome les unités que sont : le vacuum (~ disabitato) ; les faubourgs résiduels annoncés déjà [14.3.1] ; le quartier du Latran ; les voisinages banlieusards des basiliques martyriales. La muraille d’Aurélien contient le vacuum, les faubourgs résiduels et le quartier du Latran. Elle exclut les voisinages banlieusards des basiliques martyriales. Les représentations vont se rapporter à une interface géographique reconfigurée. La séparation vie/mort ne concerne plus que le Latran. Naguère reléguée dans les banlieues, la fusion du mort et du vif va pénétrer toute la ville moins le Latran. À l’orée du VIIe siècle ; Rome est la capitale d’un duché comprenant le Latium et la frange méridionale de l’Étrurie. L’exarque de Ravenne y est représenté par des fonctionnaires militaires et civils, au nombre desquels subsiste le préfet de la ville. La milice byzantine, casernée au Quirinal non loin des marchés de Trajan, est commandée par un duc qui réside au Palatin. Rome à nouveau s’hellénise. Un quartier grec se forme près de l’ancien Forum Boarium, autour de Sainte-Marie in Cosmedin (Pressouyre, XIIIb).
Le poste de préfet est un legs d’administration assez ancienne [9.2.3]. Grégoire l’a occupé avant d’être pape. Le Quirinal se transforme. La nouvelle caserne en fait le quartier des milices. Autre fait nouveau ? Un exarque se présente. Il était temps. Pourquoi le délai ? Parce que les Byzantins, en plus d’avoir à surveiller leur défense contre les Perses, sont dérangés par les Slaves qui commencent à compliquer les circulations dans les Balkans. Les trois derniers souverains de la dynastie justinienne (565-602) vont finalement venir à la rescousse de l’exarchat de Ravenne (Grosdidier, p. 714). Mais à l’avantage de qui ? De la papauté qui
325 enfin pourra compter sur le pouvoir impérial de Byzance ? Ou des Lombards qui vont profiter du laxisme byzantin ? Byzance a finalement voulu « faire de Rome une circonscription territoriale, un duché responsable de l’administration et de l’armée » (Krautheimer, pp. 237238). L’empereur byzantin et l’exarque deviennent « en principe les souverains de Rome ». Mais le confinement de Rome en un duché ne saura durer. Trop peu pour ce champ de ruines, investi comme il est. Le quartier grec – aussi mentionné dans la citation – évoque la présence d’une population « originaire soit de Constantinople, soit d’Italie méridionale » (pp. 195-196). Il fait partie des faubourgs résiduels qui, nous le savons, groupèrent les îlots du Trastevere et des prés Flaminiens contigus au site Holitorium (pp. 177-178). Les quatorze arrondissements d’Auguste [9.2.1] sont remplacés par sept divisions ecclésiastiques gravitant autour de diaconies (Pressouyre, XIV). Celles-ci – des centres d’assistance – seront cependant plus nombreuses que les divisions ecclésiastiques : quinze avant 750 ; vingt-trois avant la fin du millénaire (Krautheimer, pp. 187-188). Les premières diaconies (→ 600) ont ponctué un tracé en arc de cercle allant du Boarium au Champ de Mars en passant par la retombée ouest du Forum. Nous retenons les noms de Sainte-Marie in Cosmedin, au Boarium et non loin des bureaux de l’annone (Statio annonæ), puis de Sainte-Marie-Antique en contrebas de la résidence ducale perchée sur le Palatin. Ces centres d’assistance sont associés à autant d’églises comme à plusieurs greniers (p. 197). 15.1.2. L’appropriation catholique du gradient urbain de Rome Le Statio annone avait centralisé les distributions frumentaires aux démunis de la Rome impériale. Il incarna un socialisme avant la lettre, cette bienveillance césarienne à présent relayée par la charité chrétienne chez Sainte-Marie in Cosmedin. Le voisinage du Boarium demeure affecté à une distribution de denrées alimentaires cependant axée sur l’entreposage. Les diaconies, pour leur part, président à une distribution de biens d’usage courant allant de la nourriture à l’hygiène. La première d’entre elles va indirectement influencer la toponymie. En effet, une ancienne plaque d’égout à l’effigie d’une divinité océane a été conservée sous le portique de Sainte-Marie in Cosmedin. La bouche du monstre est devenue au Moyen Âge celle de la vérité. Elle devait happer la main du menteur qui s’y risquait. Elle va donner au carrefour Boarium le nom de Piazza Bocca della Verità. Les pèlerins ont été les tout premiers bénéficiaires des diaconies. Celles-ci tinrent lieu pour eux de dortoirs. Certaines étaient des hôtelleries ou des hospices financés, aménagés et entretenus par les pèlerins fortunés qui d’ailleurs
326 « constituaient » – auprès de l’établissement romain – « une source de revenus permanents » (p. 205). La livraison et l’entretien des literies suffisaient au roulement d’une industrie. Des piscines furent remises en état. Les diaconies accueillant les pèlerins étaient dans Rome. Le culte des martyrs, cher à ces visiteurs, devenait praticable intra muros. Comment interpréter ce changement ? En le rapportant non pas au périmètre fortifié mais au vacuum exceptionnel que ce périmètre contient et dans lequel commencent à proliférer, outre les diaconies, les églises paroissiales [13.3.1] qui vont admettre – elles aussi – des dépôts de reliques corporelles. L’église aux martyrs Côme et Damien, déjà vieille d’un siècle, aura défié le bastion du paganisme qu’était devenu le Forum. Nous discernons trois jalons posés au fil d’une temporalité longue de trois siècles : -
après 312, l’empereur Constantin installe la résidence de l’évêque de Rome ainsi que la cathédrale au Latran ; peu après 530, l’église aux saints Côme et Damien est en service au Forum ; e au VII siècle, le Vatican de Saint-Pierre devient la banlieue archétypale.
Comme illustré sur le croquis 15.1, l’appropriation catholique a très lentement progressé de l’ESE à l’WNW, faisant ressortir dans l’espace de la ville le gradient urbain en ce qu’il a de structurant depuis l’époque des royautés tarquiniennes. La population urbaine est montée de 40 000 à 90 000 sous le pontificat de Grégoire le Grand. Les Lombards ont rançonné les campagnes, si bien qu’une fraction de la population rurale vint se cantonner au Quirinal « pour défendre Rome » contre l’assaut de ces Barbares « en 578 » (p. 190). C’est alors que le Quirinal devient le quartier de la caserne et des milices. Un secret est-il éventé ? La milice installée au Quirinal est sans doute byzantine mais les milices, au pluriel, semblent déjà ne plus faire partie de l’armée officielle. Elles seront des troupes de renfort pour ne pas dire clandestines ou encore – et à la limite – hors-la-loi. 15.1.3. L’action missionnaire sous Grégoire le Grand En 609, le pape Boniface IV (608-615) obtient d’un usurpateur – Phocas – « l’autorisation de faire du Panthéon une église consacrée à la Vierge Marie et à tous les martyrs » (p. 185). L’église géante reçoit le nom de Sainte-Marie Rotunda. Elle ne confirme pas outre mesure que la mémoire des martyrs soit bienvenue dans l’espace intime de la ville. Car le culte à ces derniers est dilué, remplacé qu’il a été – sous Grégoire le Grand d’ailleurs – par un culte des saints. Le changement de sensibilité anticipait la communion avec les saints en général, y compris ceux (et celles)
327 qui n’avaient pas souffert le martyre. La première d’entre eux est une Marie. Depuis le concile d’Éphèse en 431, cette Marie est reconnue comme ayant été Mère de Dieu. Était désavoué le nestorianisme qui refusait cette filiation (Riché, pp. 116-117). Proche du monophysisme [14.2.4], le nestorianisme est la prochaine hérésie qui fera parler d’elle. Sainte-Marie Rotunda aurait réalisé la synthèse de l’urbanisation catholique. Avec son enveloppe architecturale qui va persister jusqu’à nos jours et, plus encore, en vertu de sa position au cœur d’un Champ de Mars devenant central, cette église monumentale réalise le massif-substitut chrétien du Capitole païen.
MARS Ste-Marie Rotunda VATICAN
QUIRINAL Milices
FORUM Ste-M.-Antique SS-C.-Damien FAUBOURG
BOCCA VERITÀ Ste-M. Cosmedin Satio annonæ
LATRAN Rés. ducale PALATIN
Croquis 15.1 e e Le gradient de la capitale de la chrétienté (IV -VII siècle) Les deux flèches en gras illustrent la direction prise par l’appropriation catholique de la ville : du Latran au Forum (saints Côme et Damien) ; puis à la banlieue-Vatican. L’arc de cercle localise à peu près les premières diaconies, à la jointure de l’abitato (noté Faubourg et Mars) et du disabitato c’est-à-dire du vacuum sur le point d’être colmaté en direction du Latran. Grand périmètre = muraille d’Aurélien [12.3.1].
Un moment fort de la biographie de Grégoire le Grand a relevé de son action missionnaire ; vis-à-vis de la Bretagne, où l’invasion des Anglo-Saxons avait, dès 428, ruiné entièrement le christianisme. Il fait acheter en Gaule de jeunes
328 esclaves anglais pour les faire élever dans des monastères et, en 596, il envoie chez les Angles une équipe de quarante moines missionnaires (Camelot, p. 11).
Grégoire le Grand applique un plan d’ensemble (Henry). Il aura été le chef religieux qui – pour cause de relâchement politique – dut cumuler des fonctions d’homme d’État ; « avec tout ce que cela implique d’affrontements militaires, de manœuvres diplomatiques, de décisions judiciaires et administratives » (Milot 2004, p. 25). Le pape Grégoire apprit ainsi à négocier avec les Lombards, en faisant peser sur eux la pression exercée par les Francs christianisés à leur flanc ouest. Il négocia de même façon avec les Byzantins au moment où, au flanc est et comme nous allons bientôt le voir, ils étaient occupés à contenir des seminomades d’Arabie. Avec ces mises en situation convergentes et son expérience de préfet, Grégoire le Grand a réussi la relance des travaux édilitaires. Il entreprit rapidement la remise en service de l’Aqua Virgo dont le Champ de Mars repeuplé avait besoin. Et il programma l’obtention de subventions impériales pour la réfection du drainage dans son ensemble. Les monastères ont vu le jour à Rome après avoir parsemé le domaine rural en Gaule. Depuis le mont Cassin à mi-distance de Naples, le mouvement monastique venait de subir une refonte à l’enseigne d’une législation stricte. L’initiative était revenue à Benoît de Nursie, saint Benoît (529-547). Les moines de l’ordre des Bénédictins s’employèrent aussitôt à intéresser la papauté. La dilution du culte des martyrs en un culte des saints avait préparé les esprits. Le mouvement monastique, dans la foulée, a prétendu à l’ascèse mystique tout en s’intéressant au recyclage des écoles ainsi qu’au travail servile ; agriculture, artisanat, copie, etc. Les corporations du temps de Dioclétien évoluaient en une « sorte de tiers ordre ». Dans l’orbite des monastères, cette catégorie sociale accueillait des « guildes d’artisans » (p. 79). Les Bénédictins sont les premiers clercs à subvenir à leurs besoins sans compter sur les dons de fidèles. Les vœux de pauvreté, d’obéissance et de chasteté ont figuré à la règle de l’ordre (Dubois 1968, pp. 144-145). Ces dispositions avaient tout pour convenir à une prédication grégorienne donnant suite à la conclusion d’Éphèse ci-haut évoquée. Les membres de la Sainte Famille auraient tous été chastes. La Mère de Dieu devint la Vierge des catholiques (Roux 1968). Et nombreuses ont été les églises dédiées à cette Marie sous le pontificat de Grégoire. Alors que deux lieux saints seulement lui étaient consacrés vers l’an 500, une dizaine sur quarante l’était en 600 (Krautheimer, p. 90). Le célibat des prêtres n’était pourtant pas obligatoire, du moins pas encore. D’où pouvait venir cet intérêt soudain pour la chasteté ? Pourquoi fallait-il se persuader, à l’orée du VIIe siècle, que Marie et Jésus n’avaient jamais consom-
329 mé de rapports sexuels ? La raison théologique aura sans doute été la meilleure. Mais fallait-il en plus désamorcer une théologie parallèle qui aurait réhabilité une autre Marie dite Madeleine ? 15.1.4. Le contrôle politique de la mobilité des pèlerins La législation de saint Benoît a concerné l’Italie et Rome. Mais elle ne tarderait pas à être appliquée à des ordres institués en Gaule, en Bretagne et jusque dans la Frise. Les conversions en certaines contrées nordiques donneraient lieu – en seconde moitié du VIe siècle – à un monachisme affirmant son « originalité sous l’influence du milieu celtique » (Greene, pp. 106-107). La Gaule franque avait eu le temps de s’enferrer dans une décadence morale à peine descriptible. Les successeurs de Clovis et leurs femmes se seraient entre-déchirés (Favier, p. 21). En 511, la Gaule de Clovis était répartie entre ses quatre fils. Le dernier d’entre eux, Clotaire, eut à son tour plusieurs fils qui s’allouèrent ainsi les régions : -
« Sigebert régna sur l’Austrasie, région orientale qui allait de Reims [à Mayence] ; Gontran fut roi de Bourgogne, de l’Orléanais jusqu’à la Provence ; Chilpéric vit sa part augmentée après la mort de Charibert et lui est revenue toute la région occidentale, appelée par la suite la Neustrie » (Riché, p. 104). 2
À la tête de ces royaumes de superficies appréciables – circa 90 000 km pour l’Austrasie et la Neustrie, 40 000 pour la Bourgogne –, les Mérovingiens se sont
livrés à des intrigues leur ayant valu une réputation tellement mauvaise qu’il faut se demander si elle n’a pas été noircie. Sous certaines réserves, admettons que ces ensorceleurs firent gouverner leurs domaines par des portiers, des majordomes, des maires de palais. Ces derniers n’étaient pas tous de la descendance de Clovis. L’un d’eux, Pépin de Landen (~ 580-640), s’est occupé de l’Austrasie. Il est le premier de la lignée des Pippinides qui ferait perdre aux Mérovingiens leur position de pouvoir. Entre-temps, des autodidactes irlandais assimilent les connaissances que leur apportent des intellectuels incompris des Mérovingiens. L’élite d’un Âge d’or irlandais réunit aussitôt un bataillon de moines. Le plus hardi d’entre eux – Colomban – quitte sa localité de Bangor en 590. Il va semer des établissements de proximité dans la petite île d’Iona et dans la grande de Bretagne. Puis il traverse la Manche pour aller au-delà de la Gaule mérovingienne. Il implante des monastères dans les Vosges et à Luxeuil en haute Saône. Il fuit une conspiration de cour en cheminant vers la Suisse – où il prêche aux Alamans – et finalement jusqu’à Bobbio en Italie (614). Une rivalité peut difficilement ne pas avoir existé entre le mouvement irlandais et l’action missionnaire de Grégoire. Les trajectoires de l’un et de l’autre ont visé le même objet spatial qu’était déjà l’Europe de l’Ouest. L’agent
330 pontifical a certes recherché la romanisation du christianisme par tout cet Occident rétréci mais plus encore – au niveau du politique – la capture de la mobilité irlandaise afin d’en canaliser l’énergie vers Rome. Cette mobilité opère depuis 590 et l’action missionnaire en Bretagne – rappelons – a été décidée par le pape en 596 ! Il reste que la rivalité Rome-Irlande doit être dépassée par une volonté commune d’opposition à la tendance – manifestée à l’Orient – d’institutionnaliser le christianisme pour le subordonner au pouvoir temporel. La papauté a neutralisé le christianisme non-romanisé ou de terrain côté ouest [13.2.1], mais tout en devant s’y allier pour combattre le césaropapisme [13.2.4] en train de figer côté est. Parallèlement à la conversion des Anglo-Saxons et des revenants celtiques : celle des Lombards est en cours ; celle des Wisigoths d’Espagne est envisagée. L’action missionnaire de Grégoire le Grand – chef religieux et homme d’État – a souscrit à la modalité de l’expansionnisme polarisant et continu. Le christianisme romanisé des cités épiscopales et des cathédrales – auxquelles vont se joindre les nombreux monastères bénédictins – saura contenir le christianisme non-romanisé des bourgs abbatiaux et des avant-postes irlandais. Le célèbre monastère suisse de Saint-Gall – une fondation irlandaise du nom d’un compagnon de Colomban – deviendra une abbaye bénédictine au VIIIe siècle. La mission de Winfrith est alors cruciale. À cet évêque anglo-saxon et « apôtre de la Germanie » (716 →) revient la responsabilité de relever la mission irlandaise ; et de réorganiser le clergé des Francs. Le raz-de-marée arien est chose du passé (Henry). La doctrine ecclésiale est unifiée grâce au culte des saints. La trajectoire celto-irlandaise est capturée. Rome peut-elle enfin prétendre au monopole de l’axiologie ? Dans l’étendue de la chrétienté, le projet semble devoir réussir. À l’échelle de l’écoumène global, en revanche, Rome et l’Église sont loin du compte. Car nous assistons à la montée d’un rassemblement contradictoire sous la conduite d’un prophète d’Arabie. Nous allons sous peu le rencontrer. 15.2. De la capitale de la chrétienté à la ville sainte de l’Islam 15.2.1. Les Turcs Les successeurs de Justinien ont été incapables de recouvrer leur aire d’influence à l’ouest des Balkans. Ils ont gardé l’Italie du Sud, la Sicile et Malte, mais ils ne purent empêcher les Lombards d’occuper la plaine du Pô et l’Italie centrale. Puis – fait imprévu ? – d’autres peuplades asiatiques jusqu’alors inconnues envahissent à leur tour l’Europe des steppes et de la vaste plaine. Ce sont les Avars, qui manifestent leur présence vers 570.
331 Nomades du Nord et turcophones comme les Huns, ces Avars viennent de la lointaine Mongolie (Riché, pp. 17 et suiv.). Ils avaient été entourés de Turcs en lutte pour le contrôle de la Grande Muraille de Chine, ce limes d’ExtrêmeOrient érigé à compter du IIIe siècle av. J.-C. Certains parmi ces Turcs quittent également leurs étendues pour migrer vers l’intérieur du continent asiatique. Sauf qu’ils s’approchent des steppes de l’actuel Turkestan au lieu de se diriger vers l’Oural. Par la suite, des Bulgares viennent des mêmes confins pour évoluer dans les horizons de la Volga et du Don inférieur d’où les Slaves avaient creusé leur vaste cuvette [11.1.3]. Et ces Bulgares sont suivis de Khazars qui s’en tiennent aux alentours de la mer d’Azov. Considérons que les Huns, les Avars, les Turcs, les Bulgares et les Khazars auraient nommé des groupes tribaux d’une même grande famille linguistique. Les Bulgares sont repoussés en direction de la Pannonie puis les Lombards restés là subissent la pression et des Avars et des Bulgares (565 →). Les Avars pénètrent dans les Balkans en plus (582 →), si bien que les Lombards de Pannonie doivent, comme leurs parents, aller en Italie. Tenus à l’écart des pôles Rome et Ravenne, les Lombards forment les duchés de Pavie en l’Italie du Nord-Ouest puis de Spolète et Bénévent en la partie centrale de la botte. Les populations déjà marginalisées doivent trouver refuge en des milieux non viables a priori, par exemple ; les lagunes de l’Adriatique au large d’Aquilée qu’Attila avait dévastée en 452. Sur ces entrefaites se trouvent libérés les Slaves en la partie orientale de leur cuvette. Un sous-groupe de paysans s’accroche en Ukraine, que rejoignent les Bulgares en route vers la Mésie depuis lors nommée Bulgarie. Pour les deux siècles à venir (→ fin VIIIe siècle), c’est l’ensemble de la population slave qui va bouger. Elle commence par barrer la route commerçante de l’Adriatique à la Baltique, installant à mi-parcours le protectorat de sa future Bohême (Musset, p. 55). Les lagunes de l’Adriatique accueillent des réfugiés demandant qu’on les oublie.
L’Empire byzantin est affaibli et son trésor est épuisé. Le roi perse a fait main basse sur l’Arménie. Il domine le rapport de forces et réclame un tribut que les successeurs de Justinien sont incapables de verser. Sauf un neveu qui toutefois rouvre les hostilités et impose un traité aux Sassanides en 591. L’Empire récupère l’Arménie et contrôle Ravenne. Les choses vont-elles trop bien ? Les troupes se soulèvent et proclament empereur le centurion Phocas. Cet usurpateur (602-610) fait parler de lui à Rome, à cause d’une colonne à son nom et de la conversion du Panthéon qu’il a autorisée (supra). À part cela, Phocas laisse le souvenir d’un régime de terreur qui a sonné le glas de la dynastie justinienne et donné aux Perses l’occasion de revenir en Cappadoce.
332 La dynastie héraclide prend le relais (610-717). Le ton change. Finie la mégalomanie et place à un recentrage de l’aire d’influence impériale. L’orbis romain d’Orient est devenu byzantin. Promis à être spacieux et sédentaire [14.1.2], cet orbis évolue pourtant en une ligne de crête d’échelle sous-continentale et sur laquelle prévaudra l’activité du grand commerce. Les armées byzantine et perse vont et viennent sur les champs de bataille de l’une et de l’autre. L’enjeu de la rivalité est le port d’Antioche où aboutit la route de la Soie. Les Perses de Khosrô II (→ 628) mobilisent les Turcs d’Asie centrale pour assiéger Constantinople et piller Jérusalem. Les Byzantins d’Héraclius mobilisent les mêmes Turcs pour reprendre les positions perdues et sauver les reliques du Saint-Sépulcre (Riché, p. 150). Le pape Martin Ier est intronisé en 649 ; sans recevoir l’approbation de Constant II (641-668), le successeur d’Héraclius. Il paie d’une déportation son outrecuidance. Un calme relatif revient dans les Balkans et le recentrage de l’aire byzantine est enclenché. Nous sommes à l’époque où un prophète d’Arabie parle à son peuple. 15.2.2. La trajectoire arabique La péninsule d’Arabie est talonnée par le Yémen. En rive du détroit entre le golfe d’Aden et la mer Rouge (Mab-al-Mandab), la région Yémen a été sous surveillance romaine dès l’époque d’Auguste (- 24) puis reliée par deux routes à la Palestine sous Trajan (~ IIe siècle). Ces deux routes – l’une maritime l’autre terrestre – ont servi jusqu’à la fin du Ve siècle. Par la suite, les Éthiopiens alliés de Byzance occupent le Yémen mais les Sassanides en prennent aussitôt le contrôle. Ces derniers n’arrivent pas à escorter la route de la Soie jusqu’à Antioche. D’où la voie d’évitement qu’ils tracent via le Yémen. Côté Arabie, la route terrestre est désormais plus fréquentée que la maritime puisqu’utilisée à l’appui d’une trajectoire réclamée par Ctésiphon [12.1.3]. Nous qualifions d’arabique cette trajectoire. Une bifurcation vers Pétra fait naître le carrefour Hedjaz au cœur de la péninsule. D’autres routes vont s’y embrancher. Des tribus se manifestent en fonction de cette dynamique spatiale (Lewis 1993, pp. 29 et suiv.). En particulier, les Ghassanides et les Lakhmides interceptent les deux embranchements sud-nord sitôt qu’ils sont opérationnels. Contre les Bédouins semi-nomades du Sud : les Ghassanides (~ Rhassanides) protègent les Byzantins de Pétra ; les Lakhmides protègent les Perses de Ctésiphon (Milot, pp. 44-45). La trajectoire arabique permet le transit de marchandises venues d’Inde et de Chine. Elle relie le Yémen à la Perse via le carrefour Hedjaz et la régiontampon des Lakhmides. Deux places urbaines ont déjà pris corps en ce carrefour : le sanctuaire de La Mecque ; l’oasis de ravitaillement Yathrib à 300 km au Nord. Djedda est le port de La Mecque sur la mer Rouge.
333 e
À l’orée du VII siècle, les Juifs sont présents à Yathrib (Mantran 1968a, p. 136). Les chrétiens y sont également, avec moins de succès que les Juifs
cependant. Ils n’ont pas d’arrière-garde. Les Juifs ont derrière eux les Sassanides qui contrôlent le Yémen. Ils ont unifié leur tradition autour de la Torah et du Talmud, pendant que les chrétiens d’Orient sont tiraillés entre des orthodoxes grecs puis de nouvelles confréries de coptes égyptiens et de maronites syriens. À La Mecque, un être d’exception voit le jour vers 570. Son nom est Mahomet : Mohammed selon certains islamologues (Milot) ; Muhammad selon d’autres (Lewis, Mantran). Le lieu natal de ce fondateur de religion est celui d’où la trajectoire arabique bifurque en ses embranchements. Et il s’y trouve déjà un vaste enclos sacré entouré d’un portique puis centré sur un édifice cubique. Une pierre noire est incrustée dans une paroi de cette Kaaba. Le bétyle aurait été destiné à Abraham, cet ancêtre des Juifs par son fils Isaac et des musulmans par son autre fils Ismaël. En 610, Mohammed reçoit ses « premières révélations » à La Mecque. Par l’intermédiaire d’un ange bien connu des chrétiens, le « Dieu unique et tout puissant » Allah transmet oralement à Mohammed – en langue arabe – les versets et les « chapitres » constituant la matière de ce qui sera, deux décennies plus tard (→ 632), le Coran. La « fixation » écrite et « définitive du texte coranique » remonterait à ~ 650 (Milot, p. 30). Mohammed est dès lors le Prophète ou le dernier d’une lignée de « vingthuit » (p. 35). Mohammed détient à ce titre la « mission » de transmettre les révélations d’Allah à « ses compatriotes mecquois ». « Mission peu commode, et qui le forcera à fuir vers Yathrib, en 622. Yathrib était une oasis fertile organisée en fonction de l’agriculture. C’est là que s’implantera l’islam en donnant naissance à la première communauté des croyants musulmans » (pp. 16-17). La parole du Coran y est transmise, dans la maison du Prophète donnant le plan de base de la mosquée. L’Arabie centrale de l’époque était vouée au nomadisme alors que la sédentarité prévalait à Yathrib et au Sud-Ouest (Riché, p. 163). Et dans la mesure où le nomadisme devance la sédentarité en théorie, le carrefour de La Mecque, où prévalait le nomadisme, aurait appuyé des trajectoires génératrices de sédentarité à Yathrib et au Yémen. Le nomadisme en question est sélectif et urbain, surdéterminant la sédentarité rurale et enfin, en marge de celle-ci, le nomadisme n’est plus que résiduel. Les Bédouins – jusqu’à nouvel ordre ? – sont nomades résiduels. D’emblée, l’islam ou religion musulmane est en lien avec la place urbaine nomade sélective ; La Mecque. Le toponyme Yathrib est remplacé par celui de Médine. Le premier est à consonance juive tandis que le second – de Hedjaz – est à consonance arabe.
334 La transparence de l’islam est un caractère fascinant. Cette religion parle d’un Dieu unique sans la complexification trinitaire, comme d’un premier messager seulement humain. L’islam impose à ses fidèles des rituels ou « piliers » aisés à retenir ; profession de foi, prières quotidiennes, aumône, jeûne du Ramadan, pèlerinage à La Mecque une fois dans sa vie si possible. Comme toutes les religions, l’islam compose avec le principe politique. Mais comme le judaïsme en particulier, il postule la ligature des questions relevant de la foi et de la loi ou charia. Remarquons les prescriptions de l’aumône et du pèlerinage. La première a été présente à Rome tout au long de l’Antiquité, avec ses distributions frumentaires et de l’annone. Et elle vient de prendre le visage de la charité chrétienne grâce aux diaconies sous Grégoire. Depuis lors, l’aumône n’a cessé d’être un devoir chrétien aussi bien que musulman. Nous ne pouvons en dire autant des pèlerinages à Rome, qui deviendraient plus facultatifs que leur équivalent mecquois. Les choses se sont compliquées à la mort de Mohammed (632). Le Prophète n’avait pas d’héritier naturel, si bien que deux courants s’affrontèrent pour la désignation du successeur ; le calife. Le courant chiite préconisa l’attribution du rôle à un parent de Mohammed. Tandis que le courant sunnite entendit « désigner les successeurs par consensus plutôt que par hérédité ». Les sunnites ont eu gain de cause, mais aux dépens de deux martyrs chiites (662-680). Une théologie « du sens caché » allait découler de ce drame primordial, qui eut pour conséquence de priver la communauté des croyants – l’oumma – d’un clergé unifié. 15.2.3. L’Islam avec la majuscule L’Islam avec la majuscule ne disposera jamais d’une instance unitaire comparable à celle de la papauté pour les catholiques. De même, « le mot hérétique [s’applique] mal aux réalités islamiques » (Demurger, p. 20). Il n’y a pas d’arbitre, chez les musulmans, pour la réconciliation au-delà du débat contradictoire. En cas de désaccord doctrinal, il faut vivre avec le schisme. Au VIIe siècle, les pouvoirs byzantin et perse avaient de moins en moins les moyens de contrôler les mobilités aux périphéries de leurs aires d’influence respectives. C’est pourquoi le cœur de la péninsule arabique – périphérique eu égard aux deux polarités impériales alors peu fiables – évolua en un vacuum que la région Hedjaz a constitué et dont La Mecque est l’établissement-gardien. Convergence ? Le vacuum Rome évoluait de même façon à la même époque. Il dénota une incapacité conjoncturelle, de la part de Constantinople, à bien tenir l’Italie. Le Prophète d’Arabie cumula, comme le pape Grégoire, les fonctions religieuse, politique et judiciaire. Ce n’était pas par volonté de puissance mais pour suppléer à l’incompétence des souverains temporels de part et d’autre. L’islam
335 est actuellement à La Mecque ce que le christianisme est à Rome. À chacun son vacuum corrélé à l’affaiblissement des Empires. L’islam est une religion de la parole. Et de la parole en arabe, faut-il savoir (Milot, p. 27). Peut-être même, la langue arabe a-t-elle été largement élaborée à l’écoute des révélations d’Allah. Considérons que le Prophète ne fut qu’un humain et que le message entendu en arabe ne souffre pas l’interprétation étant donné qu’il vient d’Allah. Une telle prémisse interdit toute fréquentation du Coran de la part d’un non familier de la langue arabe. La traduction devient plus que suspecte en l’occurrence – traduttore traditore –, elle risque d’être jugée profanatrice et à la limite blasphématoire. Peut-être au demeurant, « Allah ne parle pas que la langue arabe » et que « selon la tradition, il a lancé son "appel" à toutes les nations de la Terre, mais seuls les Arabes l’ont entendu » (Moriconi 2003, p. 29). Mais en quoi, justement, ces destinataires bien disposés étaient-ils des Arabes ? Comment interroger les Arabes à moins de commenter leur identité d’origine en fonction de critères préislamiques ? Bernard Lewis propose une lecture philologique (p. 15). Nous risquons pour notre part une approche de l’Arabe en fonction de son établissement. D’un tel point de vue, l’identité arabe émergea de la structure spatiale engendrée au carrefour Hedjaz. La forme d’établissement Arabie a existé avant que se fassent entendre les Arabes en tant que totalité organique. Ce peuple aurait pris corps grâce à l’appropriation des positions engendrées par la trajectoire arabique et ses bifurcations. La religion islam aurait en ce sens donné suite à l’appropriation du carrefour Hedjaz. En amont, cette religion aurait évolué sur les valeurs profondes investies en ce carrefour. Et en aval, les Arabes seraient mieux identifiables une fois la religion islam entrée dans les mœurs. Des Arabes ont été identifiés comme tels avant l’islamisation de l’Arabie. Nous pensons à un empereur prénommé Philippe [12.1.4] et à la famille du prince de Zénobie [12.2.1]. Mais les Arabes ont vraiment réussi à composer une totalité organique quand des trajectoires ont transformé leur vacuum-écoumène régional en l’espace-terreau de la religion musulmane. Jean-René Milot écrit : « en 632, Mohammed avait réussi ce que personne avant lui n’avait pu faire ; unifier l’Arabie sous son contrôle » (p. 22). En effet : -
l’Arabie était alors engendrée sous l’effet d’une appropriation spatiale de son centre organisateur ou carrefour Hedjaz ; ce qui a permis aux Bédouins de se reconnaître comme peuple et nation ; c’est-à-dire en tant qu’Arabes désormais dépositaires d’une religion ayant eu le temps d’élaborer à sa façon certaines valeurs profondes et sémitiques.
336 Ces valeurs étaient déjà spatialement investies grâce à la trajectoire appropriative du carrefour Hedjaz. Et cette trajectoire avait été politique d’emblée puisqu’il fallait a priori la soustraire au contrôle des Juifs et des chrétiens respectivement et explicitement associés aux Empires des Perses Sassanides et de l’Orient grec byzantin. La proposition offre l’avantage de pondérer certains traits de l’islam au regard des valeurs transformées. Par exemple, la coutume du talion et d’autres plus choquantes – couper la main du voleur par exemple – seraient venues de dispositions sémitiques antérieures à l’islam et que la doctrine n’endosse pas. De même pour le rituel de la circoncision d’ailleurs retenu par les Juifs, comme pour celui de l’excision pour sa part originaire de cultures chamito-sémitiques et dont il n’est pas fait mention dans le Coran (p. 89). L’élaboration religieuse islamique, réalisée par-dessus les valeurs profondes auparavant actualisées dans la structure des positions de l’Arabie, a procédé de l’appropriation de ces positions aux dépens des Perses Sassanides et des Grecs byzantins. Elle s’est donc constituée à l’encontre des représentations du judaïsme et du christianisme orthodoxe notoirement présents en Arabie à l’époque de Mohammed. Les Bédouins ont bien dû s’adapter. Ils se sont disciplinés – au risque d’avoir la main coupée ? – et ils ont contribué à la formation du peuple cohésif que sont devenus les Arabes. En d’autres termes, parmi les Bédouins jadis nomades résiduels, un acteur nomade sélectif s’est singularisé. Lequel a rassemblé ses compatriotes en tant qu’Arabes. Mais au prix d’un rapport de forces impossible à résoudre en parfaite justice et qu’est venu pondérer la religion islam. 15.2.4. L’expansionnisme arabe Au terme de son exil à Médine (632), Mohammed revient à La Mecque avec son escorte. Il y transforme le sanctuaire archaïque en Grande Mosquée. À sa mort, ses troupes ont mis le carrefour Hedjaz et le Yémen sous leur gouverne. Et en une douzaine d’années (→ 645), « la Mésopotamie, la Palestine, la Syrie et l’Égypte passent aux mains des Arabes » (Mantran, p. 136). Damas est prise en 635-636, Jérusalem en 638-640, Alexandrie en 642. L’année même de la prise de Jérusalem, Ctésiphon est occupée. L’Empire des Sassanides a pratiquement cessé d’exister. Les Perses deviennent des Persans. Pour ce qui est de l’Empire byzantin, il perd « deux de ses plus belles provinces ; la Syrie et l’Égypte ». Il n’empêche que les patriarches de Constantinople accueillent la nouvelle presque avec bonheur. Ils n’ont plus les hérétiques d’Alexandrie sur les bras. La papauté romaine est dans l’embarras. L’Église répugne à l’abandon du Saint-Sépulcre. Cette privation procure néanmoins un avantage. La destination
337 Jérusalem bloquée, les trajectoires des pèlerins chrétiens vont davantage converger sur Rome. Les chefs religieux du judaïsme – les rabbins – craignent pour leurs lieux mémoriels dans Jérusalem. La Mosquée d’Omar y est érigée, à compter de 688, sur l’esplanade recouvrant le « rocher vénéré par les Juifs, les chrétiens et les musulmans » (Riché, p. 175). Les habitudes se perdent et la succession fait à nouveau problème. Les cousins et gendres de Mohammed, du courant chiite, ne sont plus capables de tenir le fort. Des clans se font la guerre civile et l’un d’eux – celui des Omeyyades – prend le pouvoir en 660-661. Les nations subordonnées deviennent autant d’États si l’on peut dire laïcs. Le califat est repositionné sur Damas, qui capture la route de la Soie. Le portterminus en sera Beyrouth ou Saïda (ancienne Sidon), à environ 300 km au sud d’Antioche. Damas évolue en ville d’art. La grande culture grecque y est récupérée grâce à la mise au travail de moines copistes qui transcrivent des textes de Platon, d’Aristote, d’Hippocrate et d’autres. L’expansion reprend, à moins qu’elle continue ? Les relais progressent selon trois directions et simultanément : côté est, vers l’Afghanistan (699-700), l’Asie centrale et Samarkand (705-712) ; côté nord, vers l’Asie Mineure et Constantinople ; côté ouest, vers Carthage et la Mauritanie (695-708). Il y eut trois tentatives de prendre Constantinople (669, 680 et 718). Elles ont échoué, en raison du recours à l’arme dissuasive du « feu grégeois » (pp. 231-232). L’Afrique du Nord passe aux mains des Arabes et c’en est fini du donatisme. Des émirats vont se substituer aux diocèses et provinces. Des colonies militaires y sont fondées, qui deviendront des villes de remplacement ; Tripoli au lieu de Leptis Magna, Tunis au lieu de Carthage, Fès au lieu de Volubilis. Comme d’autres, les Berbères de Mauritanie – les Maures – adoptent la religion du conquérant. La partie nord de leur pays devient le Maroc, tel un avant-poste assez autonome et comptant sur ses seules ressources pour faire rebondir l’expansionnisme musulman de l’autre bord des Colonnes d’Hercule. Décidément, cet expansionnisme – arabe ou pas – est à relais. À la tête de milliers de combattants, un seigneur de guerre laisse son nom au rocher d’en face ; Gibraltar. Au-delà de celui-ci attend un royaume roman. Comme la Perse devenue persane en cette époque de transition vers le Moyen Âge, l’Espagne romaine et wisigothe devient romane. En Espagne, comme en Égypte et en Syrie, des mécontents collaborent avec le conquérant. L’Espagne romane sera le prochain émirat avec Cordoue comme chef-lieu. Gibraltar est sous contrôle en 711. En 720 les Pyrénées sont franchies. Les Maures d’Allah approchent le pays des Francs. Ils font demi-tour à hauteur d’Aquitaine, stoppés qu’ils sont par les bataillons de Charles Martel en 732.
338 15.2.5. La modalité spatiale de l’expansionnisme arabe En exactement un siècle – 632-732 –, l’expansionnisme arabe – de la Mauritanie à Samarkand d’Ouest en Est et jusqu’au Yémen vers le Sud (circa 40 X 106 km2) – aurait procédé de l’énergie spirituelle dégagée par l’islam. Rien n’aurait pu arrêter la ferveur des militants de la première heure qui dès lors n’auraient eu qu’à chevaucher – sabre au clair ! – envers et contre toutes les résistances. La réalité fut autre (Milot, p. 49). À tout le moins, cet expansionnisme aurait-il pu avoir été porté par un calcul d’intérêt fiscal ? Les conquis n’avaient pas à renier leurs valeurs ni à les aliéner, pourvu qu’ils paient de l’impôt. Mais qu’arrivait-il quand il y avait adhésion à l’islam ? Il y avait dispense. Les partenaires y trouveraient-ils leur compte ? Les vainqueurs ont perçu des impôts dans un premier temps et, dans un second, l’islam a tenu lieu d’abri fiscal en faveur des conquis d’hier. Est-ce ainsi que la religion des musulmans a été propagée ? Ce serait trop simple. Comment aborder l’éparpillement des prises de possession arabes aux VIIee VIII siècles ? Les conquérants sont-ils allés rançonner des populations autres – les Égyptiens du Nil par exemple – pour s’emparer de provisions alimentaires qu’ils ne pouvaient pas produire chez eux ? Une telle explication présente l’inconvénient de ne rien apprendre quant à la modalité spatiale de l’expansionnisme réalisé en l’occurrence. L’expansionnisme arabe n’a été ni polarisant ni continu mais diffusant et à relais. La conquête de l’Espagne par les Maures a été significative de cela. La culture profonde – et non la faim – a seule pu susciter un tel rebond. Pouvons-nous parler d’un Empire arabe ? Peut-être mais pas en fonction d’une couverture territoriale dominée par une seule grande ville au centre d’un espace fini [6.2.1]. Il n’y eut pas de pôle arabe à proprement parler écrasant. La Mecque est devenue la ville sainte de l’Islam mais pas l’unique pôle-métropole de cette aire d’influence. L’Opposant de l’Arabie musulmane, au tournant du VIe-VIIe siècle, semble avoir été la chrétienté prise comme un tout. Les trajectoires parties du carrefour inchoatif de l’Islam ont été dirigées aux confins les plus extrêmes de ce qui avait été plus anciennement l’aire d’influence romaine. Comme s’il avait fallu étirer deux antennes qui, au-delà de leurs avancées les plus lointaines, pourraient se retourner puis se refermer sur l’espace de la chrétienté en lieu et place de l’orbis romanus d’hier. 15.3. L’organisation touristique des pèlerinages à Rome 15.3.1. La régulation de la mobilité des reliques Si les trajectoires de l’expansionnisme arabe ont étiré des antennes éventuellement adaptées à l’enclavement d’une Europe en voie de christianisation inté-
339 grale, nous comprenons ainsi la signification des trajectoires ayant convergé sur Rome depuis quelque temps. L’expansionnisme arabe ayant été diffusant et à relais, il aura été en relation de détermination réciproque avec un expansionnisme polarisant et continu qui demeurait la chose de Rome en exclusivité. Au plan religieux, l’islam transporté par l’expansionnisme arabe en avait contre le judaïsme et le christianisme à Ctésiphon, Jérusalem, Constantinople et Rome. Mais sous l’angle de la dimension géopolitique immanente à la spatialisation, seul le christianisme romain fit contrepoids à l’islam à l’époque du haut Moyen Âge (Ve s →). La dynamique d’engendrement de l’écoumène a fait levier aux intentions personnelles des deux figures alors marquantes ; Grégoire le Grand et Mohammed. Les libres arbitres ont été de la partie, mais sans avoir déterminé l’objectivité des trajectoires globales qui se déroulèrent dans les circonstances. Le pape Grégoire le Grand a fait objection à toute translation des restes corporels des martyrs (Krautheimer, pp. 199-200). Si les trajectoires des pèlerinages valorisaient les voisinages romains, les translations des restes vénérés en d’autres lieux auraient fait perdre leur attractivité à ces voisinages ainsi que leur valeur. Il fallait donc, sous la menace de présages funestes, fantastiques, miraculeux, superstitieux même, empêcher que de tels déplacements ne se produisent. Il demeure que la mobilité de certaines reliques a été permise. C’étaient les reliques ex corpore ou de contact [13.1.2]. Nous connaissons l’exemple du morceau de la Croix amené dans Rome en 326. Trois siècles plus tard, de telles reliques – nettement moins prestigieuses il est vrai – seraient admises à des transports loin de Rome. Tel aura été le cas de fragments d’objets tout à fait atypiques et maniables, par exemple ; de la limaille échappée des chaînes qui avaient lié les membres de l’apôtre Pierre ! Par la suite, les reliques de contact se sont vues affublées des vertus naguère prêtées aux restes des corps suppliciés. Les objets en question seraient ainsi non seulement transportables mais, au surplus, reproductibles. Dès lors de menues marchandises n’ont qu’à être produites en série. De « petites gourdes d’huile » furent vendues comme souvenirs de pèlerinage (p. 242). Une production de richesses fongibles a de ce fait substitué au culte des martyrs une manipulation des signes de ce culte. De quoi reconnaître, non pas une efficacité de pratiques naïves, mais bien le moteur d’un tourisme de masse en ce qu’il a de tout à fait actuel (pp. 207 et suiv. ; Gagnon 2003). Revenons à la citation de Krautheimer à propos des pèlerins fortunés qui « constituaient une source de revenus permanents » (p. 205). Ces acteurs seraient venus à Rome en tant que parrains à la fois responsables de pèlerins démunis et influents auprès des élites locales. À terme – au VIIIe siècle –, ces parrains sélectionnent des voisinages au Vatican, tout en les affublant de
340 toponymes évocateurs d’identité ethnique. Exemples ; l’hôpital des Saxons, Saint-Sauveur-des-Francs, etc. Chaque parrain – un seigneur, une communauté religieuse, un moine – s’approprie de cette façon un voisinage réservé à des « fondations pieuses » (Pressouyre, XVb), puis doté d’équipements institutionnels et résidentiels. Dès lors, l’acteur parrain encourage à venir – dans les limites de son voisinage – des pèlerins de conditions modestes et originaires de sa région. Les premiers à avoir procédé de la sorte ont été des Saxons. Ils seront suivis par des Francs, des Lombards, des Frisons. Un voisinage saxon est en place au mitan du VIIIe siècle. Il occupe des positions non loin à l’ouest du Mausolée d’Hadrien récemment converti en prison. Ponctué d’une église et d’un hôpital, le voisinage saxon est assumé par un parrain qui contrôle sa mobilité tout en contrôlant celle de ses compatriotes migrants. À la lettre, ce voisinage situe une « colonie ethnique » ou, plus laconiquement, un « quartier ethnique » aux sens donnés à ces expressions par Gilles Lavigne (1987 ; et alii 1995). Nous allons cependant retenir l’expression voisinage ethnique, étant donné l’exiguïté de l’unité spatiale ici examinée. 15.3.2. L’irruption d’un sentiment national dans Rome La papauté romaine des VIIe et VIIIe siècles n’avait pas les moyens d’assumer les conditions matérielles de l’hébergement des pèlerins. C’est pourquoi l’aménagement de cette fonction résidentielle fut confiée à des parrains de diverses provenances et qui s’occuperaient de pèlerins dès lors ethniquement ségrégués par la médiation de la forme urbaine. Ces appropriations locales n’avaient rien à voir avec la formation d’un orbis impérial ni avec la polarisation urbaine de celui-ci. L’ethnique est de prime abord l’autre comme étranger. Et nous avons plus haut noté, à propos de la judéité, que le mot étranger induit dans ce cas d’altérité le concept de nation [6.1.5 ; 8.4.1]. L’ethnique est l’étranger quand cette équivalence exprime une nationalité. L’établissement romain n’eut rien de national tant qu’il déploya une civilisation inductrice d’histoire écrite et de référence à des institutions juridicomilitaires. Mais en l’époque où nous étions parvenus, les Romains n’étaient plus les citoyens d’un orbis impérial. Ils découvraient un sentiment d’appartenance nationale par le simple fait de s’opposer aux étrangers arrivant chez eux. Comme par magie, des lignages ont alors refait surface. De nouvelles grandes familles étaient formées par des Italiens hellénophones du Sud et des Grecs arrivés de Constantinople, plus des Lombards « assimilés depuis une ou deux générations » (Krautheimer). « Rome à nouveau s’hellénise » et « un quartier grec se forme », écrit Sylvia Pressouyre. Dès le VIIe siècle, les descendants d’immigrés de fraîche date « avaient donné naissance à une nouvelle classe de propriétaires fonciers im-
341 plantés à Rome même et dans son territoire ». Ces descendants étaient des Romains de quelques générations seulement. Il n’empêche qu’ils étaient de plus anciens citadins que les arrivants des voisinages ethniques. Les natifs d’avant-hier se sont ainsi permis d’inonder les immigrés de la veille de la fierté que devait inspirer à tous le souvenir de leurs glorieux et lointains ancêtres. La nationalité des nouveaux Romains de souche eut quelque chose d’incroyablement romantique. Dans la mouvance, de grandes familles récemment formées ont envoyé des appels du pied à des familles de vieille ascendance. Par exemple ; Grégoire le Grand, « né à Rome », serait venu d’une « famille patricienne apparentée à la gens Anicia » (Camelot, p. 10). Le prestige de grands lignages n’avait plus qu’à rejaillir sur la renommée de familles formées sur le tas. La Rome des papes n’était plus antique ni impériale. Mais ayant dû faire comme si, une élite locale a émergé de grandes familles imbues d’une fierté non pas civique mais nationale. Une noblesse médiévale, qui en était à ses premiers pas, s’est autorisée d’une organisation sociale analogue à celle des gentes primitives. Elle s’entoura d’un simulacre de légions, ainsi que d’un Sénat et d’un consulat fictifs. Rome était socialement rajeunie. Sa population avait été presque totalement renouvelée. Sauf que certains des nouveaux venus – ceux des voisinages ethniques – étaient jugés moins romains que les natifs qui étaient là « depuis une ou deux générations ». Ces natifs ont prétendu à la vieille souche en transmuant les légendes d’origine en une rhétorique qui, en elle-même, releva de l’imposture. Mais gare au jugement de valeur, car Rome était en cause et ne mentait pas pour sa part. Le mythe de Rome (Krautheimer, p. 381) n’a pas fini de faire parler de lui. Comment faire venir les pèlerins dans les voisinages romains conçus pour eux ? En misant sur l’attractivité des lieux centraux associés puis affectés aux dévotions. Le flot des pèlerins alimenterait ainsi la « deuxième activité » après le tourisme qu’était « le bâtiment » (p. 207). L’Église entreprit « de nouveaux travaux autour des tombes de martyrs ». Les restants corporels étaient peu déplacés, voire pas du tout. Leur environnement, en revanche, serait réaménagé. Furent conçus à cette fin de nouveaux sanctuaires plus accessibles et « d’une admirable beauté » (pp. 209-212). L’architecture a été redessinée de telle manière que le chœur fût relevé en dessus de cryptes annulaires. Les excavations requises placèrent le plancher de ces cryptes à la hauteur de tombeaux dès lors dégagés puis accessibles à la contemplation. Le culte des martyrs du christianisme non-romanisé est banalisé à force de récupération [13.3.3]. Les pèlerins sont manipulés par l’espace architecturé. La « beauté » leur fait accepter le rituel de la file d’attente.
342 Le temps lui-même est manipulé. Chacun doit se recueillir à la va-vite, question de permettre à la masse de circuler. Le temps est compressé. Le passé est ramené à hauteur du présent. Le pèlerin n’a plus à descendre dans les catacombes pour le sentir. La crypte annulaire fait monter le fond à la surface. Écrasement du temps !
16. La fabrication de l’empereur 16.1. Rome franque 16.1.1. La naissance des États pontificaux En 732, Charles Martel remportait la victoire contre les Maures sur le champ de bataille de Poitiers. Cette victoire eut pour conséquence – outre le refoulement des musulmans au sud des Pyrénées – l’intégration de l’Aquitaine, de la Provence et de la Bourgogne au pays des Francs. Charles Martel était le petit-fils de Pépin de Landen et le fils de Pépin de Herstal (~ 635-714). Nous savons à peu près que Pépin de Landen avait été maire de palais (613-656) et qu’il assuma – pour le compte de rois mérovingiens – le gouvernement de l’Austrasie [15.1.4]. Quant à Pépin de Herstal, il procéda à l’unification de l’Austrasie et de la Neustrie en 687. Le fils Charles Martel serait ainsi maire de palais pour ces deux royaumes. Le trône mérovingien était inoccupé depuis cinq ans lors de la victoire de 732. Charles Martel en transmit la prérogative à ses deux fils légitimes ; Carloman et Pépin le Bref. Carloman abdiqua et Pépin « put se faire élire roi par les Francs en 751 ». Ce n’est donc plus un maire de palais qui a la responsabilité de gouverner mais bien le roi Pépin. Et le sacre de ce monarque fut administré par un évêque franc avec l’assentiment du pape Zacharie. Aussitôt élu, Pépin le Bref inaugura la dynastie des Carolingiens. L’empereur Constant II était allé se permettre un séjour à Rome en 663. Pour y affirmer sa juridiction. Le résultat serait nul. Les réconciliations – trop tard offertes par l’empereur et l’exarque [15.1.1] – sont restées sans lendemains. La papauté était perdue pour Byzance et l’heure viendrait où elle pourrait changer de camp. Le royaume franc – et catholique depuis le baptême de Clovis [14.4.1] – serait mobilisable en ce sens. Mais il faudrait être patient. Près d’un siècle s’écoula avant que l’occasion se présentât de mobiliser les Francs contre Byzance. Cette occasion fut une attaque lombarde. Les liens venant de se nouer entre la royauté carolingienne et l’Église « s’affermirent encore quand, menacé par les Lombards qui avaient pris Ravenne et marchaient sur Rome, le pape Étienne II vint en 754 en Gaule franque solliciter l’intervention du roi Pépin » (Foltz et Heitz 1968, p. 967). Pépin le Bref mène deux campagnes contre les Lombards. Il prend Ravenne en 756, ainsi que ses dépendances. Les domaines enlevés aux Lombards sont remis au pape, et non pas à l’empereur byzantin qui en est pourtant le souverain de plein droit. Les États pontificaux voient le jour. Ils contiennent Rome, le Latium, le sud de l’Étrurie et le domaine ravennois. Avec la naissance de ces États, Rome s’émancipe de l’Empire byzantin. Vat-elle pour autant relever du royaume des Francs ? Le pape a plutôt voulu s’in-
344 féoder ce royaume. En l’ayant mobilisé contre Byzance, le pape a convoqué ce royaume dans un rôle de contre-pouvoir. Le roi sera sacré par le pape tandis que l’élection d’un pape n’aura pas à être validée par un souverain temporel. Les papes Martin Ier [15.2.1] et Zacharie viennent de créer les précédents. L’Église étant désormais responsable d’un gouvernement étatisé, elle a ce qu’il faut pour institutionnaliser ses pouvoirs. Au troisième quart du VIIIe siècle, l’Église dispose d’une bureaucratie qui est déjà un système d’organismes secondant le pape dans ses fonctions étatiques et qui vont composer le SaintSiège ; la Curie romaine. Tout au long du VIIe siècle et avec un pic aux alentours de 650, une immigration de provenance orientale est en marche. Nous avons évoqué ce mouvement qui, d’ampleur limitée, a influencé la physionomie d’une Rome alors en repeuplement (~ 100 000 h). Ce mouvement a procédé de la fuite devant les incursions arabes au Proche-Orient mais aussi de controverses théologiques. En 645 : un groupe venu de Palestine s’est installé « sur le Petit Aventin ». Mais quelques années auparavant, en 641, des moines originaires d’Asie Mineure s’étaient établis « aux Trois Fontaines, apportant avec eux le chef du martyr perse Anastase » (Krautheimer, p. 240). La trajectoire de 645 part de la Palestine alors occupée par les Arabes ; celle de 641 est partie de l’Asie Mineure sous contrôle byzantin mais où sévissent les controverses religieuses. Des membres du haut clergé orthodoxe sont aussi venus à Rome (p. 239). Entre 678 et 752, onze papes ont été originaires de familles syriennes ou grecques. D’autres communautés religieuses d’Orient se réfugièrent dans les domaines ecclésiastiques d’Italie méridionale. L’immigration se poursuit au VIIIe siècle, comme on vient de voir. Sa courbe dessinera un autre pic vers 750. À ce stade cependant, les réfugiés viendront davantage d’Asie Mineure et de Constantinople, ce pôle ayant d’ailleurs déjà fourni une fraction de son effectif démographique au quartier grec indiqué par Sylvia Pressouyre [15.1.1]. 16.1.2. L’iconoclasme En 725 était lancée, par l’empereur Léon III de Byzance (717-741), une propagande contre les représentations figuratives du Christ. En 730, un édit proscrivit l’usage liturgique des images pieuses, les icônes. L’argument de l’iconoclasme était qu’aucune image de facture humaine ne pouvait être sacrée et de ce fait avoir droit à l’exposition dans les temples. Nous étions saisis d’un retour de tradition propre aux religions monothéistes en général (Gouillard 1968, p. 709). Mais les officiants du christianisme avaient temporisé. Leur croyance en l’Incarnation se prêtait aux représentations figuratives du divin.
345 Une fois devenue la religion de l’État, le christianisme a même facilité le rapprochement du visage humain de son Seigneur avec l’image de l’empereur. La religion romaine d’antan avait reconnu à cette image du souverain temporel un caractère sacré. En harmonie avec le décorum impérial, les images pieuses détenaient ainsi une efficacité fétichiste voire superstitieuse. Comme s’il fallait absolument chercher querelle après que bien des hérésies eurent été infirmées (~ 680), l’iconoclasme a nourri la controverse tout au long du VIIIe siècle. La propagande en a d’abord été exacerbée par les Isauriens. Comme son prédécesseur Zénon, l’empereur Léon III était d’Isaurie. Cet usurpateur fut même le premier de la dynastie à ce nom, quand elle prendrait la relève de l’Héraclide en 717. La controverse autour des icônes a par la suite été assumée par les clergés – évêques et patriarches –, qui l’ont menée à son terme dans le cadre de deux conciles. En 754, les icônes étaient jugées idolâtres et rejetées au crédit d’une eschatologie opposable à l’Histoire. En 787, un autre concile casse l’acte de 754. L’iconoclasme est condamné. Le pape et les moines sont satisfaits, sauf que le dernier concile n’a pas mis un point final à la controverse. Les pourfendeurs de l’icône étaient issus des régions orientales – d’Isaurie à la Palestine – à exploitations rurales de monastères devenus grands. Ces objecteurs ont fait en sorte que les entreprises monastiques soient expropriées. Question de morceler leurs vastes domaines en fermes de tailles réduites. Les petites unités agricoles donneraient du travail à des artisans qui pourraient payer des impôts à l’acteur temporel au lieu de rentes à l’acteur religieux. En revanche, les défenseurs de l’icône étaient de régions ouvertes aux entreprises monastiques. Les exploitants chassés de l’aire byzantine trouvèrent refuge dans les régions occidentales qu’étaient les domaines italo-romains du patrimoine de Saint-Pierre. De nouveaux monastères y seraient implantés, susceptibles de générer des rentes intéressantes pour l’Église. Le débat ne pouvait pas rester serein. Les plaideurs étaient tiraillés entre des intérêts divergents selon les régions. Tous les protagonistes étaient forcés de se positionner dans une étendue d’emblée différenciée par la démarcation opposant les régions de l’Orient orthodoxe à celles de l’Occident catholique ; les premières soumises à l’acteur temporel en quête d’impôts et les secondes à l’acteur religieux en quête de rentes. 16.1.3. Un renouveau culturel orientalisant et hellénisant L’identité grecque de plusieurs arrivants à Rome – aux VIIe et VIIIe siècles – n’a pas seulement influencé la composition démographique ou encore l’occupation spatiale dans la ville et en Italie du Sud (Riché, p. 162). Elle a induit une nouvelle vague d’hellénisation affectant l’orbis impérial dans son ensemble.
346 La vague amène dans Rome un lot de coutumes exotiques, dont la translation des reliques corporelles des saints martyrs. Proscrite sous Grégoire le Grand, la mobilité de telles reliques est soudainement admise. Faut-il s’en formaliser, puisque cette pratique joue désormais en faveur de Rome ? Pensons au transport du chef d’Anastase au site des Trois Fontaines en 641. Une vingtaine de nouvelles églises-diaconies et paroissiales sont instituées (Krautheimer, p. 188). Ce n’est pas beaucoup, compte tenu des deux siècles à présent balayés. Faut-il penser à la stagnation d’une quelconque demande, ou à un renouveau qualitatif dans l’optique d’une hellénisation de l’art ? À l’implantation des nouveaux lieux de culte s’associe effectivement la diffusion d’un courant artistique venu de l’Orient byzantin. Certaines églises ayant témoigné de l’influence byzantine avaient même été bâties avant la période signalée. Parmi les églises-diaconies alors transformées, il y eut Sainte-Marie in Cosmedin et Sainte-Marie-Antique. Pourquoi ces renseignements un peu trop détaillés ? Pour en inférer que la relation à l’Orient – une hellénisation – et la domination byzantine ont enrôlé l’œuvre d’art. Et que la sensibilité artistique inhérente aux influences exotiques est allée jusqu’à devancer le phénomène d’immigration ci-dessus noté. Le style classique brut, hérité de Constantin [13.1.2], a peu souffert du renouveau. Celui-ci a moins caractérisé des architectures que des mosaïques et fresques intérieures qui, elles, feraient étalage de traditions hellénistiques et orientales. De telles mosaïques ont fait la fortune des monuments de Ravenne. À Rome, des fresques byzantines ont copieusement décoré l’intérieur de SainteMarie-Antique, auxquelles Krautheimer consacre de nombreuses pages. Les voisinages ethniques retiennent leur place au Vatican. Après avoir été convertie en prison-forteresse, l’enveloppe physique du Mausolée d’Hadrien est incorporée à un château-forteresse ; le château Saint-Ange. Ce complexe architectural, qui contient une chapelle, étend l’emprise du Vatican pontifical à la rive droite du Tibre en face du Champ de Mars. Au Latran, un gigantesque palais est édifié. Il intègre la basilique-cathédrale dédiée à saint Jean, le baptistère, le monastère, le cloître, etc. La réfection des édifices fournit maintes occasions de littéralement copier la ville impériale du Bosphore. Les papes ont à l’évidence voulu « égaler le palais des empereurs byzantins » (pp. 319-320). Rome imite-t-elle Constantinople selon un esprit provincial ? Ou pour l’avertir qu’elle n’a rien perdu de sa compétence impériale ?
347 16.2. La civilisation dans les terres d’Allah 16.2.1. Les Abbassides L’aire d’influence arabo-musulmane est troublée en 750. La dynastie des Abbassides y renverse celle des Omeyyades (Mantran, p. 139). Douze années passent puis le califat est transféré de Damas à Bagdad, la nouvelle capitale persane qui supplante Ctésiphon. Les facteurs de la chute des Omeyyades sont d’interprétation accessible. Les conversions à l’islam avaient accordé aux conquis d’hier la possibilité d’échapper aux contraintes fiscales. Mais ce monnayage ne donna pas les résultats promis. Là où il y aurait moins d’impôts à payer, la force de travail serait davantage sous-évaluée. Comment se présentait le nouvel ordre établi pour les convertis ? Ces derniers entraient dans l’oumma musulmane. Mais ils s’apercevaient au fil des ans qu’il était préjudiciable pour eux de ne pas être arabes. Il y avait ainsi – dans l’esprit du courant chiite pourrions-nous penser ? – les musulmans arabes qui prenaient les bonnes places c’est-à-dire le beau rôle et les autres – les convertis non arabes – qui n’avaient qu’à bien tenir leur mauvais rôle en voisinages exorégulés. Les prétendants non arabes à la religion musulmane ont ainsi été piégés. Dès lors ; ou ils renonçaient au contrôle de leur mobilité après en avoir été dessaisis, ou ils se révoltaient (Milot, p. 51). Ce que firent notamment les Persans et Espagnols romans [15.2.4], tant et si bien que nous assistâmes à une restructuration de l’aire arabo-musulmane en son entièreté. Les qualificatifs arabe et musulman ne sont plus nécessairement associés. L’aire devient arabe et musulmane, sauf en certaines régions où elle n’est que musulmane. Le changement de dynastie s’accompagna de l’accession au pouvoir d’éléments musulmans non arabes. La dynastie des Abbassides était arabe comme la précédente. Mais les Persans qui l’ont soutenue ne l’étaient pas tous. Des autochtones ont de la sorte réussi à partager le pouvoir – le contrôle de la mobilité –, et cela tout en n’étant pas des Arabes de naissance. Cependant ; la résistance des pôles de proximité – Constantinople et Rome – a fait verser l’expansionnisme arabe dans la dispersion. Avant même que Rome ne soit apparue hors d’atteinte, cet expansionnisme avait allongé une antenne jusque chez les Turcs de Mongolie. Lesquels ont réussi à mobiliser les Chinois (Riché, p. 171). Le diffusionnisme arabe impressionna la Chine mais il avait raté la conquête du bord, adverse pour lui, de la Méditerranée européenne. Le changement dynastique est donc aussi significatif d’une évolution de l’expansionnisme qui a engendré l’aire d’influence arabe et musulmane. Cet expansionnisme avait cherché à se refermer sur la polarité adverse pour l’enclaver. Certes, nous n’en étions pas là. Rome a échappé à la tentative d’enclave-
348 ment ; la première dans le genre depuis celle d’Hannibal au IIe siècle avant notre ère. Puis, par le biais du contrôle de la mobilité des pèlerins, Rome a de plus renoué avec son expansionnisme polarisant continu. Des régions appuyant la désormais longue trajectoire arabe1 ont pu alors profiter de la dissémination des forces du conquérant pour recouvrer une relative autonomie. Profitant de cette tendance et de sa marginalité, l’Espagne fait sécession en 750. Un prince Omeyyade, qui a refusé le changement apporté par les Abbassides, trouve refuge à Cordoue qui devient un califat indépendant en 756 (Defournaux 1968, p. 513). 16.2.2. Bagdad Essayons de définir avec plus de précision l’aire d’influence arabe et musulmane. Cette aire n’est pas un orbis impérial centré sur un pôle-métropole ni même un réseau répartissant des cités. L’aire en question ressemble plutôt à un rayonnement d’antennes. Mais quel est le caractère de ces antennes diffusantes si ce n’est qu’elles se dirigent – mais sans le déstabiliser – vers le bord adverse ci-dessus associé aux pôles Constantinople et Rome ? De quoi déduire que l’aire d’influence arabe et musulmane soit elle-même un bord ; c’est-à-dire ce bord-ci en tant que ses antennes génératrices le singularisent dans son opposition à ce bord-là venant d’être qualifié d’adverse. « Le califat abbasside n’est pas caractérisé par une expansion territoriale ; il n’y a plus de guerres de conquête » (Mantran, p. 139). Dans moins d’un siècle, pourtant, il y aura de nouvelles annexions et des gestes de harcèlement seront posés. Pas contre Byzance qui sait garder le secret de son feu grégeois [15.2.4], mais contre Rome. Au final, le renversement des Omeyyades par les Abbassides a signifié, en profondeur, l’échec du piège structurel tendu aux conquis de la première moitié du VIIIe siècle. D’une part, les conquérants sont trop dispersés pour réussir à correctement gérer ce piège ; d’autre part, les groupes conquis ne sauraient reconduire autant de royaumes pleinement autonomes. C’est alors que les partenaires du contrat impossible ont sauté dans le changement qualitatif. La domination arabe et musulmane de l’écoumène n’est plus possible sur un fondement de pouvoir politique. Et l’élaboration religieuse ne pourrait pas, dans le contexte, montrer une porte de sortie au rapport de forces né de la conquête. La référence au droit l’emporte de ce fait sur le recours au rapport de forces. Or le droit – le juridique – présuppose le savoir non pas révélé
1 Arabique = de l’Arabie ; arabe = identité culturelle. La trajectoire arabe a déjà parcouru l’étendue entre Samarkand et Gibraltar mais l’arabique concerne l’Arabie seulement [ 15.2.2].
349 surnaturellement mais humainement construit par les moyens de la raison [6.1.3] ; la science. Se trouve liquidée l’alternative close donnant le choix entre le désespoir politique – l’impossibilité de quitter – et la Dispersion majuscule ; l’impossibilité de rester là. Le saut qualitatif annoncé a fait arriver – à mi-chemin entre ces destins renvoyés dos à dos – la civilisation. Pleine du patrimoine des Achéménides aux Sassanides, Bagdad devient la capitale non pas d’un Empire mais de la civilisation digne des précédents égyptien, grec et romain (Lewis, pp. 101 et suiv.). Les œuvres des savants et philosophes antiques sont traduites en la langue du Coran. Des mosquées veillent à l’institution-Université. Les innovations architecturales feront leur chemin jusqu’au Maroc et en Espagne. De l’Inde nous viennent les nombres en chiffres dits arabes et, à terme, l’invention du point décimal ainsi que du zéro. L’université fait partie de la place urbaine. À chaque grande ville son institution de haut savoir, pendant que l’Europe s’en va dans son Moyen Âge ombrageux. 16.3. Un orbis carolingien continental et replié sur lui-même 16.3.1. L’occupation de la campagne romaine sous Adrien I
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Dès les années 630 – un siècle avant la création des États pontificaux –, des domaines d’Italie centrale avaient été inopinément aliénés à des possessores privés. Les pillages lombards n’aideraient pas par la suite, ni les ponctions fiscales imposées aux monastères d’Italie du Sud par Byzance (Krautheimer, pp. 238-239). Ajoutées à ces épreuves, des expropriations aux dépens du patrimoine de Saint-Pierre perturbèrent le ravitaillement de Rome. Mais avec maintenant un appareil d’État entre les mains, deux papes ont enfin recours à une méthode de mise en valeur inédite. Le premier est Zacharie (741-752) et le second Adrien Ier (772-795). Les deux pontifes constituent « de vastes domaines appartenant à l’Église et exploités par elle ». Ces biens fonciers sont des domuscultæ inaliénables et tenues de livrer des quantités fixes de denrées diversifiées aux différents acteurs sociaux de l’établissement romain. Les prix sont régulés et certaines quantités sont réservées aux paroisses, diaconies et membres du clergé. Parmi les sept domuscultæ fondées à cette époque, « l’une au moins [est] destinée au ravitaillement de la cour pontificale ». Il s’agit de la domusculta Capracorum qui, près de Véies, occupe « l’emplacement d’une ancienne villa romaine » (p. 295). À retenir de ce progrès ? La compétence politique acquise par la papauté romaine – à la faveur des États qui sont les siens depuis 756 – lui permet à présent de revoir à sa discrétion la jurisprudence du droit de propriété.
350
Irlande Patrick ~ 450
Aix-la-Chapelle Charlemagne → 800 → Bretagne
Clovis 507 →
Saxe Lotharingie Franconie Bavière Alémanie
Pépin le Bref 751 → St-Denis Paris
Germain d’Auxerre 429 Grégoire Ier 596
Denis 250 R Allah 732
R
Graphique 16.1 La trajectoire du catholicisme européen de l’Ouest e
e
dans la longue durée (III -IX s) R-R = Rome-Ravenne, corridor des États pontificaux
En 768, Pépin le Bref décède à Saint-Denis ; le bourg au nord de Paris gardant la mémoire du premier évêque en Gaule. Le roi franc laisse dans le deuil deux fils ; Carloman – du nom de feu son frère († 747) – et Charles. Le premier monte sur le trône mais lui aussi décède, en 770. Le second prend le sceptre et est surnommé Charlemagne ; une contraction de Charles Ier le Grand. Charlemagne ajoute au royaume des Francs de nouvelles conquêtes territoriales. Celles-ci engendrent une étendue préfigurant une Germanie unique et non plus double comme après le règne de Domitien [10.2.2]. Cette Germanie va contenir plusieurs duchés formés à partir des régions (graphique 16.1) : de la Lotharingie à l’Ouest et – dans le sens horaire – de la Saxe, de la Thuringe, de la Franconie, de la Bavière, de la Souabe enfin. À cette dernière région les Francs de l’Ouest donnent le nom d’Alémanie, dont sortira le toponyme Allemagne (Gaussin 1968, p. 689). La résidence princière est édifiée à Aix-laChapelle (Aachen) ; 45 km à l’est de Liège, 100 à l’ouest de Cologne et 200 au nord de Trèves.
351 Bien que d’envergure continentale, l’aire d’influence carolingienne en devenir s’enferme dans une mise en valeur terrienne, rurale. Il n’y a pas de flotte adaptée aux « trafics à long rayon » (Favier, p. 389). Le monarque sait ouvrir certaines routes fluviales d’appoint (haut Danube). Mais il préfère la construction de ponts à l’aménagement de ports. Charlemagne abandonne Ravenne. Cette ville d’art mais portuaire est ramenée au rang de ressource minérale. Des matériaux prélevés aux dépens d’un palais ravennois servent à la construction de la résidence d’Aix. Les papes contemporains ont adopté la même attitude carolingienne face aux rivages et peut-être, même, l’ont-ils commandée. L’Emporium de Rome est retourné à la friche. 1453 → 1259-1453 1204-1261 1081-1204
(Empire 0ttoman) Paléologues Lascaris (Empire de Nicée) Comnènes
867-1081
Macédonienne
717-867 ( ! ) 610-711 518-610 457-518
Isaurienne Héraclide Justinienne Thrace
379-457 → 395
Théodosienne (Empire d’Orient)
Chrono
Dynasties
Michel VIII Alexis Ier Romain Lécapène Louis VI le Sage Basile Ier Michel Ier Nicéphore Ier Irène Léon III Héraclius Ier Justinien à Phocas Zénon Théodose II Arcadius Acteurs marquants
Tableau 16.1 Aide-mémoire ; principales dynasties byzantines
16.3.2. 25 décembre 800 Pendant plus de trente ans – 772-804 –, Charlemagne dirige ses opérations contre les régions des Saxons et des Marcomans ; la Saxe et la Bavière (Foltz 1968, p. 175). Au nord de l’Austrasie pour sa part dilatée vers l’Est, la vaste région saxonne recouvre les basses terres de Weiser à l’ouest de l’Elbe et en direction de la Frise pour sa part annexée en 785. Au Sud, la région bavaroise des Marcomans est incorporée en 788. La Pannonie est libérée des Avars en 796. Quelques échappées au loin sont risquées. La plus remarquable remonte aux années 773-774. Elle fait du bruit dans la région padane autour de Pavie et non loin au sud de Milan ; la Lombardie. Charlemagne s’en proclame le roi en
352 réponse à un nouvel appel du Saint-Siège. En effet – et pour cause ! – un monarque lombard, avec la complicité des neveux de nul autre que Charlemagne, venait d’envahir le territoire pontifical. Une autre attaque lombarde contre Rome ! Et comme la précédente qui avait mobilisé Pépin le Bref – le père –, celle-ci est occasion et prétexte favorable à une intervention de Charlemagne ; le fils. En 778, Charlemagne essaie de s’immiscer dans un conflit interne à l’Espagne musulmane. Le gouverneur de Saragosse, en lutte contre le califat sécessionniste de Cordoue, demande un appui qui se termine par l’infructueuse expédition de Roncevaux (Favier, pp. 228-239 ; Defournaux, p. 513). La tentative de rejoindre Constantinople sera moins malheureuse. À cause de l’embellie accordée par la régente Irène – de la dynastie isaurienne (tableau 16.1) – qui acquiesce à une autre condamnation de l’iconoclasme en 787. Le jour de Noël de l’an 800, en la basilique Saint-Pierre, le pape Léon III2 couronne Charlemagne empereur des Romains. Plus explicitement, le roi des Francs (770 →), des Lombards (774 →) puis maintenant des Romains (800 →), est sacré empereur d’Occident. Charlemagne n’a pas été pris de court et le pape n’improvise pas. Il faut, pour comprendre l’événement, corréler ce qui se passe en Europe à la formation du bord arabe et musulman. Nous avons commenté le comportement de ce bord. Il allonge des antennes divergentes qui ont réalisé une diffusion jusqu’à la Chine. Or ce diffusionnisme aurait préparé un enclavement du continent Europe en voie de se reconnaître en fonction de la Rome des papes. La dynamique spatiale a évolué comme si le bord arabe et musulman avait étiré ses antennes pour les refermer sur la proie globalement européenne mais localement romaine [15.2.4]. La mission de Charlemagne aurait consisté à faire en sorte que les royaumes chrétiens d’Europe se reprissent en mains. Il y serait allé de l’urgence, pour cette Europe globale, de se soustraire à l’étouffement que pourrait réussir la tenaille arabe à sa marge méditerranéenne. 16.3.3. Lien de dépendance coloniale et mimesis La papauté romaine a pour ainsi dire commandé à Charlemagne l’organisation de son orbis en vue de donner suite à l’actualisation politique et spatiale des missions de Grégoire le Grand et de Winfrith. En cette mise en situation, les Saxons soumis par Charlemagne ont été massivement convertis au catholicisme. De gré ou de force et avec ou sans allégements fiscaux. C’est de mode. La catégorisation de l’aire d’influence carolingienne a dénoté une dépendance coloniale à la Rome pontificale. Cette aire a été engendrée par un expansionnisme polarisant mais sa place urbaine inchoative fut à la lisière italienne. 2
Homonyme de l’empereur byzantin à l’origine de la controverse iconoclaste (supra).
353 La résidence carolingienne est à Aix mais la capitale – Rome – est en un territoire pontifical à tout le moins autonome. Rome est-elle seulement capitale religieuse ? Mais elle est aussi capitale de la chrétienté. Ce à quoi doit correspondre l’aire carolingienne. Aix-la-Chapelle est sans doute la capitale administrative mais Rome est la capitale de fait. Au reste, il n’y a pas de pôle majeur franc digne du qualificatif. L’orbis au nord de Rome distribue au mieux de gros bourgs. Comme pour obéir à un modèle d’expansionnisme exorégulé puis condamné au repliement, Charlemagne a organisé des régions-tampons aux confins de son espace continental. Ces régions sont des marches. Mentionnons : la Bretagne qui nommera l’Armorique franque puis française ; l’Ostmark qui deviendra l’Autriche aux dépens de la partie ouest de l’ancienne Pannonie ; le Danemark plus au Nord. Chaque marche est placée sous la garde d’un marquis. Les marches aux destins les plus mémorables correspondent, au tournant du e e VIII -IX siècle, aux régions autonomes de Catalogne et de Navarre. Ces deux régions recouvrent les contreforts ibériques des Pyrénées. La Catalogne de Barcelone accapare les hauts versants au nord du bassin de l’Èbre jusqu’à l’éperon oriental de la chaîne. La petite Navarre de Pampelune s’étend des sources de l’Èbre à la retombée occidentale. Ces deux marches ibériques attestent le reflux musulman au sud des Pyrénées. Dans les hauteurs des Asturies à l’ouest de la Navarre, des réfugiés wisigoths ont résisté à la poussée des Maures après s’être donné un royaume chrétien. Oviedo en est le chef-lieu depuis 718 (Defournaux, p. 514). Pour la surveillance des élites locales, Charlemagne a nommé des missi dominici. Ces envoyés du maître (Favier, pp. 319-323) ont préparé l’intervention du pouvoir franc – germanique ? – dans les affaires de l’Église et du gouvernement de Rome. Ils n’y ont pas réussi. L’établissement carolingien aura été dépendant de cette ville. Acquiesçant à la version selon laquelle le couronnement du 25 décembre 800 a été un geste papal prémédité, Krautheimer commente un trait de l’édification romaine au VIIIe siècle (pp. 319-320). Nous avions été témoins d’une volonté presque indécente de copier au Latran des composantes du palais impérial de Byzance. Puis, en 792, le « palais et la chapelle de la résidence d’Aix doivent être la réplique de ceux de Constantinople » (nous soulignons). Ces interventions urbanistiques ont préparé l’événement du fameux jour de Noël. La salle des festins du Latran – le triclinium – aurait été conçue pour la célébration du couronnement. Depuis des années, les papes utilisent les formes concrètes de l’établissement pour réussir leur dessein. Ils n’imitent pas Constantinople comme des provinciaux, mais comme des métropolitains convaincus de leur bon droit. L’initiative de faire du roi des Francs un empereur est « venue de la papauté » (Foltz, p. 177). L’empereur Charlemagne a été fabriqué.
354 À Byzance – et pour cause –, la fabrication de l’empereur carolingien a été reçue telle une usurpation. La mimesis y aurait signifié un vol d’identité. Certes, le pouvoir byzantin était devenu mièvre à Ravenne et à Rome. Mais les pertes qu’il vient de connaître au Proche-Orient et dans les Balkans amènent l’empereur à s’agripper aux circonscriptions d’Italie du Sud et de Sicile (Krautheimer, p. 237). Pour régulariser le statut des possessions en ces régions, il faut maintenir une allégeance de Rome à Byzance, celle-ci fût-elle nominale. Le couronnement de Charlemagne par le pape a coupé court à cette exigence pourtant fluette.
Peu après le couronnement : « Charlemagne reçut en 801 et 807 les envoyés du calife ; il obtint un droit de protection sur les lieux saints de Palestine » (Riché, p. 221, note 98). Une trentaine d’années auparavant (778), la démarche de Charlemagne auprès de musulmans, chez eux, s’était terminée avec l’insuccès de Roncevaux. Mais la venue d’ambassades persanes auprès du même Charlemagne, chez lui, va donner satisfaction. Continental et sans ports, l’orbis carolingien s’est replié sur lui-même. Ce qui ne l’a pas empêché d’entrer en relation avec son ailleurs ; à l’initiative d’un calife ! L’obtention du « droit de protection » concerne la basilique constantinienne du Saint-Sépulcre de Jérusalem. Tout contre celle-ci, à son flanc sud, est fondé un hôpital destiné à un accueil de pèlerins. Un changement dans l’approche du pèlerinage est introduit (Demurger, pp. 24-25). La sensibilité a évolué. Est révolu le temps où s’allongeait la liste des sites voués aux cultes des martyrs et des saints. Il est maintenant demandé au pèlerin de faire pénitence dans le lieu saint où l’Esprit devient présence. 16.4. La renaissance carolingienne 16.4.1. Une légende urbaine ? En 754 a été divulguée une Donation prétendument destinée au pape Sylvestre (314-335). Par cet acte, l’empereur du temps, Constantin, concède au pape et à tous ses successeurs « une puissance souveraine supérieure à celle que possède ici-bas notre bienveillante sérénité impériale », en lui accordant les honneurs et les insignes impériaux ; il lui cède le palais du Latran, « la ville de Rome ainsi que toutes les provinces, localités et cités de l’Italie et des régions occidentales » ; en raison de ce privilège, il transfère sa capitale en Orient (Krautheimer, p. 305).
Le traducteur prend soin de bien compléter la citation, celle-ci attribuée à Constantin qui s’exprime à la première personne du pluriel (pp. 363-364, note 40).
355 Ainsi jugeons-nous opportun de transférer notre empire et puissance souveraine dans les régions orientales et de construire dans la province de Byzance, sur le site le meilleur, une ville qui portera notre nom et sera la capitale de l’Empire. En effet, là où la souveraineté sacerdotale et la capitale de la religion chrétienne ont été installées par l’Empereur des cieux, il n’est pas juste que l’empereur terrestre exerce son pouvoir.
Rédigé au mitan du VIIIe siècle – pendant le règne de Pépin le Bref –, l’acte de la Donation de Constantin est reconnu comme ayant été un faux. Comme en toute fabulation, cependant, il y aurait eu à ce document quelque fondement réel. Nous pensons en particulier aux gestes contradictoires posés au cours de la décennie 320 : l’un, par Constantin justement, consista en un transfert de biens monétisés de Rome vers sa nouvelle capitale [13.3.1] ; l’autre, par sainte Hélène, avait consisté à détourner la trajectoire des pèlerinages de Jérusalem vers Rome [13.1.2]. Auraient alors été discriminées les fonctions : politique côté Constantinople ; religieuse côté Rome. Le célèbre faux du VIIIe siècle aurait de la sorte servi un projet politique en conférant leur sens à quelques gestes prémonitoires. La Donation ayant été divulguée quelque cinquante ans avant le couronnement de Charlemagne, elle aurait donné le portrait du futur empereur selon le vœu d’une Église décidée à l’institution d’une théocratie pontificale. Diffusée quatre siècles après le fait supposé et en tant que faux, la Donation de Constantin confirmera effectivement la fabrication de l’empereur carolingien par le pape. Rapportons cet événement supposé à l’objectivité structurale comme elle s’impose en l’actualité de la fin du VIIIe siècle. La religion catholique – alors en ascension – avait besoin d’un pouvoir impérial et d’une forme d’établissement proportionnée. Or ce pouvoir avait failli et l’établissement laissait encore à désirer. Devait donc compenser le couronnement d’un empereur fabriqué ; auquel aurait répondu un littéral aménagement de la Rome d’Adrien Ier et de l’orbis carolingien. Nous ne sommes pas sûrs que la célèbre Donation fût seulement un faux. Peut-être Constantin en son temps eut-il l’intention de distancier les capitales politique et religieuse afin de mieux servir l’intérêt de la seconde. Mais plus probable apparaît le fait que les grands papes de Rome, après Constantin, aient voulu soustraire leur capitale religieuse à l’impériale. Car le pouvoir exilé à Byzance – nous pensons l’avoir démontré – a objectivement utilisé le site de cette nouvelle Rome pour la promotion d’un césaropapisme. Le faux qu’est la Donation a ainsi fait mentir Constantin, autrement dit. Et sur la base de ce mensonge, Charlemagne a pu être fabriqué tel le vrai empereur qui, lui, ne détournerait pas au crédit de son pouvoir temporel le pouvoir spirituel du pape. La Donation de Constantin est en quelque sorte une légende urbaine. En tant que faux, elle contient tout juste la parcelle de vérité permettant de tenir secret
356 un mensonge. Constantin n’a pas fondé sa nouvelle Rome d’Orient parce qu’il eût été inconvenant à ses yeux d’exercer son pouvoir sur les lieux de la capitale de la chrétienté. Nous posons, bien au contraire, que cet empereur temporel ait établi sa nouvelle capitale à Byzance afin de pouvoir subordonner à partir de là l’ancienne capitale romaine qui avait été destinée par « l’Empereur des cieux ». Le financement impérial de Saint-Paul-hors-les-murs aurait plus tard connoté une telle volonté politique [13.3.3]. 16.4.2. La transformation en programme du parcours de la civilisation La Donation de 754 a induit, outre la fabrication de l’empereur, une assomption des traits culturels de l’Empire d’antan. Le pape n’a pas été seul à y voir. Il a eu de grandes familles romaines autour de lui. Les influentes familles syriennes ou grecques avaient quitté le devant de la scène. La langue latine allait retrouver son étendue traditionnelle à la faveur de cette prétention. L’étendue en question serait celle d’un Occident à redéfinir comme romano-chrétien et non plus comme gréco-romain. Charlemagne a implanté des institutions scolaires, dans le but d’imposer le recours à la langue latine pour l’enseignement du Nouveau Testament, des Pères de l’Église ainsi que – ce point est crucial – d’une jurisprudence comme inscrite dans les gènes de la ville éternelle (Gaudemet, p. 64). Le Code Justinien avait été égaré mais nombre d’extraits recopiés étaient soigneusement préservés et consultés. Sur une telle base, la langue latine ferait concurrence à la grecque en laquelle venait de résonner, sur le registre des beaux-arts, le renouveau orientalisant et byzantin des mosaïques de Ravenne et de Sainte-Marie-Antique. La langue latine serait par conséquent le véhicule d’une renaissance carolingienne. Cette renaissance – « la première et la plus féconde », écrit Georges Duby (1986, p. 200) – influencerait l’architecture urbaine moyennant retour au style classique brut du temps de Constantin. Ce retour mettrait fin aux artifices byzantins en vogue depuis deux siècles. Les églises construites, pendant la première moitié du IXe siècle, remplacent d’anciens lieux de culte et les nouvelles « témoignent sans conteste de cette détermination à faire revivre le passé chrétien de Rome ; la Rome de Constantin ». Krautheimer énumère une dizaine d’églises, la plupart reconstruites (p. 323). Sainte-Marie-Nouvelle se substitue à Sainte-Marie-Antique. Le volontarisme atteint jusqu’à la toponymie. Les principes du religieux et du politique évoluent-ils conjointement ? À l’époque de Grégoire le Grand, le contrôle de la mobilité des pèlerins a conduit à un tourisme de masse, si bien que le culte des martyrs fut dilué au crédit d’un pouvoir magique attribué aux reliques de contact [15.3.1]. Mais n’y eut-il que cela ? À l’époque de Charlemagne, celle que nous quitterons bientôt,
357 l’expansion de l’Europe catholique a impliqué maintes conversions ainsi que le confort de la doxa moyennant réhabilitation de la langue latine. Observons maintenant que, derrière cette renaissance, les principes en évolution conjointe du politique et du religieux ne cessent d’être en relation grâce à la morphogenèse d’établissement. L’Empire carolingien vient justement d’externaliser ce type de relation entre : -
un orbis continental, replié sur lui-même mais articulé au pôle romain situé hors de lui ; l’engendrement de cette géographie selon la modalité d’un expansionnisme polarisant continu.
Cet engendrement a par ailleurs dilué les cultes aux martyrs et aux saints pour le compte d’une romanisation exacerbée. À terme, la relation a débouché sur une nouvelle phase du principe religieux, moyennant -
la christianisation effrénée des peuples soumis, surtout les Saxons.
Puis cette relation a sous-tendu le retour à la langue latine, pour la lecture des enseignements patristiques et d’un droit cher à la tradition romaine. Le retour au latin a-t-il été seulement adressé à des théologiens ainsi qu’à des juristes orphelins ? Supervisée par Charlemagne, la renaissance via le latin a de plus rendu hommage aux valeurs profondes prises en charge par la morphogenèse d’établissement dans la longue durée. De ce point de vue, la renaissance aura été celle du parcours civilisateur sur les entrefaites transformé en programme. Charlemagne a laissé la réputation d’avoir procédé à des conversions forcées mais aussi d’avoir été bon nageur. Sa résidence d’Aix a offert une « piscine dont on sait que cent personnes y nageaient à l’aise » (Favier, p. 504). Le pape et l’empereur fabriqué par lui n’ont pas pu ne pas corréler leur principe religieux au parcours civilisateur induit par la dynamique interne urbaine. Sauf que ce parcours émergentiel est désormais transformé en un programme synonyme – gare au pléonasme – de projection subjective. Ce qui avait été le parcours civilisateur de l’Occident se découvre à présent comme étant le programme de la christianisation elle-même. Le message sous-entendu n’a qu’à faire son chemin. Impossible de goûter aux bienfaits de la civilisation à moins d’être chrétien ! 16.4.3. Monnaies carolingienne et musulmane Pour la gestion des récentes acquisitions territoriales, il fallait disposer d’une monnaie stable. Celle-ci était le denier d’argent. (Foltz et Heitz, p. 971). Les mises à jour de Jean Favier (pp. 98-101) et de Pierre Riché (1983) ont de quoi
358 persuader du repli sur soi qu’aura aussi réalisé l’économie monétaire carolingienne. Charlemagne n’a « pas restauré le monnayage de l’or mais au contraire consolidé la monnaie d’argent, le denier ». Le problème fut que la monnaie d’or musulmane avait alors fixé un étalon au commerce transfrontalier. L’empereur byzantin tenait encore à Ravenne à l’orée du IXe siècle, non plus comme chef-lieu d’un exarchat à jamais disqualifié mais en tant que port. Or Charlemagne n’en voulut pas. L’administration d’Orient envisagea par conséquent l’implantation d’un port-substitut sur la flèche littorale au Nord-Est. Mais Charlemagne envoya une troupe pour empêcher la mise en place de cet équipement. Ce à quoi l’Isaurien Nicéphore Ier allait répondre, entre 803 et 810, par l’envoi d’une flotte armée (Thiriet 1968, p. 682). Malgré l’obstination de Charlemagne – et du pape –, l’Europe continentale doit s’ouvrir à Byzance et, par implication, au bord arabe et musulman avec lequel la capitale de l’Empire d’Orient développe à présent un flux marchand. L’Empire carolingien a donc beau dédaigner l’économie-monde et la monnaie d’or musulmane, il ne peut pas ne pas être dans l’œil de l’aigle. Surtout que d’irrésistibles innovations surviennent au-delà de la grande discontinuité. Le système monétaire de la civilisation arabe et musulmane fait alors autorité par son aptitude à normaliser la monnaie fiduciaire. La tolérance religieuse y donne sa chance au prêt à intérêt que d’ailleurs pratiquent surtout les Juifs. Une astuce, dite de la double vente3, a accommodé la décriminalisation de cette pratique. L’invention du chèque (≈ sakk) est également typique de l’esprit de l’époque. « Au IXe siècle, on pouvait encaisser au Maroc un chèque émis à Bagdad » (Milot, p. 115). La lettre de change, plus compliquée, va opérer de façon similaire en Europe [Internet]. Les monnaies d’or musulmane et d’argent carolingienne ont actionné des techniques bancaires communes. Aux conclusions de Braudel quant à l’emboîtement des échanges locaux dans l’économie-monde, nous ajoutons pour notre part que l’Occident carolingien et son ailleurs musulman aient en l’occurrence externalisé deux modalités expansionnistes en relation de détermination réciproque au sein de la structure spatiale. Depuis le niveau intermédiaire du politique, une telle détermination implique la valorisation économique au niveau de surface et, partant, l’interaction des systèmes monétaires enrôlés dans les échanges.
3 Exemple hypothétique : j’ai besoin d’un montant de 100u. Vous me vendez un objet pour 110u, montant que je m’engage à payer dans un an. Aussitôt, je vous vends le même objet pour 100u, montant que vous me payez immédiatement. J’ai ainsi les 100u dont j’ai besoin, vous êtes toujours en possession de l’objet et dans un an vous toucherez 110u « sans que personne ait parlé d’intérêt » (Ibidem).
17. L’engendrement de l’Europe 17.1. Le morcellement féodal 17.1.1. Les trois Francies Charlemagne obtint en 812 la reconnaissance de l’empereur Michel Ier, neuvième représentant de la dynastie isaurienne (Grosdidier, p. 716). Quelques mois avant sa mort, le 28 janvier 814 (Foltz, p. 178), Charlemagne transmettait sa couronne, « sans aucune participation du pape », à son fils Louis le Pieux (→ 840). Et celui-ci laissa des fils dont seul l’aîné, Lothaire Ier, serait promis au trône impérial en 817. Les deux derniers petits-fils – Charles le Chauve et Louis le Germanique – seraient adjoints en sous-ordre. L’unité de l’Empire pourrait-elle refléter celle de l’Église ? L’intégralité de l’Empire échappe à Lothaire Ier en 829. La guerre civile éclate entre les partisans des trois frères. En 843, quelques années après la mort du dernier d’entre eux, la formule germanique du partage est imposée avec la conclusion d’un traité à Verdun (150 km au sud de Liège et 100 au SSW de Trèves). Nous avons droit à la formation de trois Francies. La première est celle de l’Ouest, la future France. La deuxième Francie est celle de l’Est, la Germanie préfigurant l’Allemagne moderne. La troisième – la médiane – comprend la Lombardie italienne au nord des domaines pontificaux [16.3.2], la Provence et la Bourgogne du corridor Rhône-Saône, enfin les pays du Rhin à la Frise. La Francie médiane se désagrège à son tour en trois royaumes dont les territoires dessinent autant de corridors orientés NNW-SSE (→ 855) : une Italie avec dignité impériale et centrée sur Gênes ; la Provence et les pays rhodaniens ; enfin une Lotharingie comprenant les contrées de la Frise au plateau de Langres. Au Ve siècle, les propriétaires fonciers ou possessores avaient été remplacés par des nobles qui réduisirent leurs paysans à un servage. Puis ces paysans devenus serfs mettraient en valeur des unités terriennes d’exploitation, pour y produire de quoi permettre la résidence et la subsistance. Les nobles ou seigneurs étaient assujettis à des monarques-suzerains. Ils devenaient des vassaux tenus, sur parole d’honneur ou sous serment d’allégeance, d’accorder obéissance et assistance. À l’époque de Charlemagne, le contrat d’homme à homme a tenu la route. La situation change, cependant, sitôt affaibli le régime de gouvernement monarchique. Certains vassaux en position de force relative sont dès lors capables de rompre avec leur suzerain sans pour autant être pénalisés. C’est ainsi que, dans l’esprit du traité de Verdun, les domaines concédés à ces récalcitrants
360 évoluent en autant de baronnies relativement autonomes et sous la responsabilité de feudataires ou seigneurs féodaux. Les seigneurs les mieux émancipés de la tutelle royale sont en mesure non seulement d’avoir pleine juridiction sur leurs censitaires mais en plus de vassaliser d’autres seigneurs. Ces grands seigneurs inédits sont moins que des rois mais plus que des roitelets, c’est-à-dire : des barons qui se permettront jusqu’au non-retour de biens-fonds au suzerain une fois dégagés de leur garde. Ils pourront par conséquent léguer par testament de tels biens-fonds à des héritiers. Comme en chaque cas d’espèce il peut y avoir plus d’un héritier par donation, les propriétés foncières iront se morcelant (Duby 1968, pp. 1012-1013). Le système féodal – permis par la dégénérescence du seigneurial qui luimême avait périmé l’esclavagiste – a ainsi entraîné un morcellement général de la formation sociale et de l’occupation de surface. Mais, à terme, les baronnies ayant désagrégé les royaumes seront regroupées en duchés et comtés susceptibles de restaurer des royaumes inédits, des principautés, des États-nations en puissance, voire « l’Empire qui semblait revivre » (Foltz et Heitz, p. 968). 17.1.2. Le Borgo et l’enceinte léonine Pour ce qui est des établissements agglomérés en système féodal, des bourgs font concurrence aux cités et à ce qui reste des villes de l’Antiquité. Naguère typiques de milieux ruraux reculés – pensons aux concentrations abbatiales de la Gaule mérovingienne [12.1.4] –, ces bourgs entament à présent la Rome des papes. Comme forme concrète d’occupation, le bourg correspond à l’agglomération plus petite que la cité et fortifiée en soi. Le mot germanique burg signifie à peu près le château-fort. L’occupant du bourg ne compte plus sur les troupes de l’empereur ou du monarque pour sa défense. Il doit composer avec une noblesse militaire de chevaliers. Laquelle n’a évidemment plus rien de l’ordre du temps de l’Empire. Ces chevaliers reçoivent de leurs seigneurs des lots appelés fiefs (Riché 1968, p. 341). Ils en retirent un revenu leur permettant de se procurer l’armement dont ils auront la charge. Par extension, les fiefs en sont venus à désigner tous les domaines terriens détenus par les barons. Nous observons pour l’instant un seul vrai bourg féodal dans Rome. C’est le château Saint-Ange, sous le contrôle du premier seigneur des lieux apparemment pressé de se barricader pour l’assomption de sa défense ; le pape. Une autre concentration de nature comparable mais de plus grande taille développe le voisinage ethnique saxon. C’est le burgus saxonum. Latinisé, le toponyme « s’est conservé dans celui du quartier situé entre Saint-Pierre et le Tibre, le Borgo » (Krautheimer, p. 206).
361 Au IXe siècle, la conquête arabe fait relâche. Des ajustements ont quand même lieu, qui ont leur importance même si les gains territoriaux sont limités. Les musulmans enlèvent aux Byzantins : Chypre et la Crète vers 827 ; la partie ouest de la Sicile en 843 ; Malte en 870 (→ 1090). La discontinuité entre Europe chrétienne et Afrique musulmane se déplace légèrement vers le Nord. Elle évolue en un front dénotant la résistance de Byzance. Des raids rayonnent depuis Tunis et traversent ce front localement appuyé sur la Sicile (J.-M. Martin 1968a, p. 971), l’Italie du Sud et la Dalmatie. Un émirat est fondé à Bari sur l’Adriatique à environ 100 km au nord-ouest de Tarente. Des incursions sont conduites en Sardaigne, en Provence et jusqu’à Saint-Gall. Tous les musulmans sont indistinctement nommés Sarrasins. En 846, Rome subit un raid commandé depuis le Garigliano à la frontière entre le Latium et la Campanie. Les attaquants y arrivent par le Tibre. La négligence envers les équipements portuaires et les moyens de transport par bateau fait sentir son effet pernicieux. À regret, le pape doit diriger une coalition navale confiée aux armateurs de Naples, Gaëte et Amalfi. Il faut compter sur cette aide pendant trois ans avant que les intrus soient repoussés. Les marchands d’Amalfi – zone franche après 839 – entretiennent des échanges commerciaux avec ces corsaires. Les assauts sont portés en des points de la banlieue extra muros de Rome. Les basiliques Saint-Pierre et Saint-Paul sont mises à sac (Krautheimer, pp. 313e 314). Les Romains s’aperçoivent que la muraille d’Aurélien, érigée au III siècle et retapée depuis lors, n’a rien perdu de son efficacité. L’exemple fait impression. Un mur de prolongement et autant solide est édifié autour du quartier « de la basilique » ; l’enceinte du pape Léon IV (847-855) ou léonine. La présence musulmane en Italie va durer moins d’un siècle. Une troupe carolingienne reprend Bari en 871 et l’armée impériale de Byzance occupe Tarente en 880 puis le Garigliano via Bari en 915. La situation évolue différemment en Sicile, où Palerme est promise à devenir un haut lieu de l’islam. Les musulmans maintiennent leur présence en Dalmatie également. Pendant la seconde moitié du IXe siècle et la durée du suivant, les habitats des Francies et d’Italie font penser à un épandage de rugosités. Il n’y a que bourgs et villages plus de rares cités épiscopales. Seules Byzance et Rome font exception. Et encore ! Rome commence à ressembler à un semis de faubourgs parmi des monastères et des églises curieusement nombreuses. Les campagnes jadis extensives – celles héritées de l’ancienne Gaule romaine entre autres – sont pour leur part envahies par la forêt. Les lotissements en parcelles et aux contours biscornus y font disparaître les tracés grand format des anciens quadrillages en centuriation. Les rapports de forces sont décentralisés. Non seulement les rois « de peuples » [14.2.4] font oublier les empereurs et leurs magistrats, ils partagent les prérogatives avec des seigneurs eux-mêmes aux prises avec des barons en quête
362 de duchés, de comtés et de principautés. Les contrats écrits disparaissent au crédit d’échanges en paroles (Duby 1988, pp. 70-79). 17.2. Un Occident romano-chrétien 17.2.1. Le resserrement de l’aire d’influence byzantine En 645, la conquête arabe fit perdre à l’orbis byzantin la Syrie et l’Égypte [15.2.4]. En 751-756, les conquêtes lombardes et franques l’amputaient de l’Italie et du port de Ravenne [16.1.1]. Et les récentes prises musulmanes de Chypre à la Sicile – 827-843 – viennent de priver cet orbis de sa rangée de sentinelles en Méditerranée. Les empereurs byzantins – notamment ceux de la dynastie des Macédoniens prenant le relais de l’isaurienne à compter de 867 – compenseraient les pertes territoriales au Proche-Orient et dans les Balkans par des gains au sud du Caucase. Ils sont sur le point de réoccuper l’Arménie ; ce pays réputé pour la combativité de ses mâles. Nous savons que l’expropriation des grands monastères byzantins au VIIIe siècle avait préparé le terrain à une réforme de fiscalité foncière [16.1.2]. Or celle-ci n’a pas tardé à impliquer son revers. Car cette fiscalité appuyée sur la petite propriété a découragé les exploitants que d’ailleurs dérangèrent les Slaves évincés des Balkans par les Bulgares. En conséquence, l’exigence de rendement nécessita le regroupement foncier donc le retour de grands propriétaires. Le conflit de localisation sera aigu. La place disponible va perdre en superficie sous les avancées convergentes des musulmans et des Bulgares. L’Empire byzantin doit néanmoins agrandir la partie rurale de son aire d’influence, pour les grands propriétaires devant y revenir comme pour de petits exploitants refoulés qui, en Arménie, vont non seulement continuer de verser des redevances mais constituer une réserve de mercenaires. L’aire d’influence byzantine, avec sa nouvelle antenne arménienne à l’Est (885 →), paraît resserrée, étirée en longueur. Elle se résume en un flux marchand reliant les localités de la mer Noire et de l’Adriatique via la Méditerranée orientale. Ce flux se démarque à la fois de la ligne de crête Europe et du gradient Méditerranée. Il réalise une ligne de crête de remplacement d’une longueur d’environ 2000 km et dont Constantinople est le pivot. Mais cette ligne étant polarisée, structurante, elle correspond à un gradient autonome ; le gradient Byzance. Nous observons ainsi comment le gradient Méditerranée – en désuétude – a été doublé par la ligne de crête Europe puis comment celle-ci évolue en gradients d’échelle intermédiaire ; le gradient Byzance étant le premier d’entre eux (graphique 17.1).
363 Ligne de crête Europe
Venise
Ligne de crête bulgare
Rome Gradient Méditerranée
Constantinople = Byzance Gradient Byzance
Graphique 17.1 e Mise en situation du gradient Byzance au IX siècle Ordre de grandeur ; longueur de la ligne de crête Europe ≈ 4 000 km (← graphique 12.1)
Les marchands de Byzance vont éviter les Bulgares en naviguant sur les mers Noire et Adriatique. Quant aux musulmans, il faut les maintenir à distance ; dans l’arrière-pays libanais du port de Beyrouth voire dans le delta du Nil en amont d’Alexandrie. L’échange est lucratif à condition de se dérouler sur des trajectoires longues (Braudel). Les Byzantins pourront commercer avec les musulmans à condition de les tenir à bonne distance. L’Empire byzantin doit accroître la productivité de ses exploitations rurales et défendre la trajectoire de son commerce au loin. Côté Orient, cette trajectoire tire parti de la présence arabe en Syrie et en Égypte, dont les ports suffisamment éloignés sont bien aménagés en plus. Côté Occident, la même trajectoire byzantine vise l’intérieur de l’Europe mais elle ne peut atteindre celui-ci que par l’anse au fond de l’Adriatique. Or les ports manquent dans cette région. Le site d’Aquilée est dévasté et Ravenne, on le sait, a été boudée par Charlemagne et les papes. Pour remédier, l’administration byzantine décide l’établissement d’un port d’évitement dans la plaine d’eau où s’évanouit l’Adriatique par le Nord-Ouest. Les lieux sont hantés par des réfugiés qui, vers 580, avaient échappé aux Lombards en route vers l’Italie sous la pression des Avars [15.2.1]. Longtemps oubliés, ces réfugiés sont à leur insu enrôlés dans une polarisation urbaine qui sera la plus importante de la Méditerranée à l’ouest de Byzance ; Venise.
364 Mais comment aménager un bassin portuaire à même de hauts-fonds en pente quasi-nulle ? La plaine d’eau est parcourue de chenaux à méandres qu’épargnent de la sédimentation certains courants concentrés de la marée. Mais l’abordage ! Comment faire stationner en ces informes et invisibles rives des navires habitués aux quais d’Alexandrie et du Liban ? Faut-il renoncer ? À moins de concevoir un nouveau type d’embarcation à faible tirant d’eau ? La fondation urbaine aura lieu. Elle permettra aux marchands byzantins d’échanger des biens exotiques transitant par le Proche-Orient contre des produits utiles en provenance de l’intérieur continental européen. L’implantation d’un établissement viable au fond de l’Adriatique n’arrive pas par surprise. Rappelons l’obstruction de Charlemagne et la riposte d’une flotte byzantine entre 803 et 810 [16.4.3]. Un pacte romano-carolingien est conclu en 814, qui tranche en faveur de « l’appartenance des lagunes à l’Empire byzantin » (Thiriet, p. 682). Par la suite, un duché est constitué puis confié à l’autorité d’un doge. 17.2.2. La Moravie et la ligne de crête bulgare e
À l’orée du IX siècle, la Moravie nommait la région occidentale de l’actuel territoire tchèque. L’État portant ce nom est pensé dès 830, ayant réuni plusieurs tribus sous la conduite d’un chef dont le successeur – en 846 – « se convertit au
christianisme grâce à des missionnaires venus de Germanie ». La Moravie de 846 fut un État slave (Riché, pp. 325 et suiv.). Les États slaves – il y en aura plus d’un – ont été des entités politiques fédératives de tribus. Nous sommes donc encore en présence d’identités rapportées à des peuples plutôt qu’à des territoires. Comment dès lors peut-il être question d’États qui, par définition (Gaudemet, pp. 47-48), renvoient non pas à des peuples mais à des souverainetés exercées sur des territoires ? La constitution de la Moravie, en tant qu’État fédérateur de tribus, a besoin de religion élaborée et si bien que la christianisation doive l’accompagner (Kazanski 1999). Le principe religieux sanctionne le politique par ce biais, le dégageant de son rapport atavique à l’ethnie. Une ébauche d’expansionnisme donne suite. La Moravie devient Grande. Elle s’étend aux régions de la Pannonie au Sud-Est puis de la future Silésie à l’Est. La première évangélisation de cette Grande-Moravie a été confiée à des missionnaires germaniques. Mais pour échapper à la tutelle de ce clergé franc avec sa liturgie en langue latine, le souverain « fait appel à d’autres missionnaires, byzantins cette fois, Cyrille [827-869] et Méthode [825-885]. Ces deux frères réussirent à établir une Église morave dotée d’une liturgie en langue slave » (Riché, p. 325). Les saints Cyrille et Méthode ont appris la langue locale « en transposant les sons en un certain nombre de signes graphiques qui formèrent le premier alphabet slave, appelé ensuite cyrillique » (Jean-Paul II, p. 123). Les mission-
365 naires imposent l’usage d’une langue slave hellénisée ; pour opposer la christianisation de l’aire d’influence byzantine à celle d’un Occident où la renaissance carolingienne avait imposé le recours à la langue latine. En la personne de Nicolas Ier (858-867), la papauté protégea ainsi la jeune Église byzantine et slave. Pourquoi cette soudaine ouverture de Rome à un tel clergé ? Remontant à 846, la conversion du premier souverain de la Moravie suit de trois ans la résolution de la controverse iconoclaste. La réconciliation a été célébrée dans Sainte-Sophie de Constantinople. Un œcuménisme fut alors envisageable, qui libéra l’énergie missionnaire du clergé byzantin en Moravie. En seconde moitié du IXe siècle, les Bulgares étirent à leur tour une ligne de crête au sud du Danube tout en contrôlant des postes en vue de la mer Noire et de l’Adriatique. Cette ligne est en échelon par rapport au gradient byzantin, rivalisant avec celui-ci pour le contrôle de Venise. Le tsar Boris Ier (852-888) s’est aperçu que « le christianisme pouvait renforcer la cohérence de l’État bulgare » (Riché, p. 375). Il reçoit le baptême d’un missionnaire byzantin en 864. C’est l’époque où, en Moravie comme on vient de voir, les missionnaires Cyrille et Méthode disqualifient le clergé franc. Or le tsar converti « se tourne vers l’Occident ». Des missionnaires carolingiens sont venus en Bulgarie et « des ambassades bulgares avaient été reçues par Louis le Germanique ». La Moravie fait volte-face de même façon. Les missionnaires Cyrille et Méthode en sont délogés. Tout semble prêt, au troisième quart du IXe siècle, pour la refondation d’un Empire germanique aux dimensions d’un orbis d’échelle continentale et imprégné de christianisme à la romaine. Le projet n’en est pas moins différé. Pourquoi ? La résolution de la controverse iconoclaste a frustré un partenaire à l’origine d’un parti des intransigeants à Byzance. Plus encore, leur patriarche – Ignace – est lestement éconduit par le pape Nicolas Ier puis remplacé par Photius. Ce « théologien érudit » est plus que le concurrent redouté, il est dénoncé comme un ex-complice de « fanatiques » (Grosdidier, p. 716). Photius ne réveille pas la controverse, sauf qu’il redonne son souffle à l’Église byzantine et grecque ; celle de Cyrille et Méthode. Sitôt réhabilité dans sa fonction, le patriarche Ignace dépose le pape Nicolas. Le conflit Rome-Byzance est reparti. Volte-face à répétition ? Dans un premier temps, la liquidation de la controverse théologique avantage Byzance, d’où l’accueil réservé à Cyrille et Méthode en Moravie. Mais dans un deuxième temps, l’affaire Photius (885-886) avantage obliquement Rome et la Germanie, d’où le retour de la Bulgarie dans le giron de ces établissements. Le clergé germanique reprend pied en Moravie par ailleurs, aux dépens de Cyrille et de Méthode. Il y aura un troisième temps. Le pape n’avait pu qu’applaudir à la nomination de missionnaires germaniques en Bulgarie. Le problème est qu’il refuse
366 maintenant la constitution d’une Église nationale bulgare. Résultat ; le tsar Boris – encore lui – offre sa collaboration à Byzance en 870. Il congédie sur-lechamp les missionnaires germaniques, pour les remplacer par Cyrille et Méthode auparavant délogés de Moravie. À travers ces hésitations, l’Occident est en train de mieux se séparer de l’Orient sur une ligne quelque peu à l’ouest de l’ancienne démarcation ayant traversé la Méditerranée ainsi que le continent depuis la lointaine époque des Julio-Claudiens. L’Empire byzantin – l’Empire grec – échoit à la dynastie des Macédoniens qui aura longue vie (867 →). Le premier souverain de cette dynastie – l’Arménien Basile Ier (→ 886) – est un usurpateur (pp. 717-718). Sa légitimité lui vient de son aisance à faire face aux Arabes. Son successeur – Léon VI dit le Sage (886912) – préfère la législation à l’action. Lui revient – hélas pour cet intellectuel – le défi de croiser le fer avec le fils héritier de Boris, Syméon (893-927). Ce second grand tsar manœuvre contre Byzance et sait faire profiter les Arabes de ses bons coups. Du côté de l’Adriatique, les Bulgares supplantent les musulmans mais ils deviennent aussitôt les alliés objectifs de ceux demeurés en Sicile. Les Sarrasins de Tunis en profitent pour diriger de nouveaux raids contre Rome (904-916). Les papes en appellent encore une fois aux Amalfiens qui fréquentent toujours ces corsaires. Grâce à la médiation d’un habile patriarche, Syméon est couronné empereur des Bulgares (~ 919). Ce tsar ne se calme pas pour autant, bien qu’il soit déjoué par un autre Arménien usurpateur – Romain Lécapène (920-944) – qui lui fait perdre l’alliance avec la Dalmatie. L’expansionnisme bulgare est neutralisé à l’Ouest et si bien que Byzance reprend espoir. 17.3. Les trajectoires longues au IXe siècle 17.3.1. Dublin Nous réexaminons l’aire carolingienne en tournant l’attention sur ce qui bougeait à sa périphérie. Les changements survenus du côté de Byzance – et d’une Méditerranée devenue un lac musulman – n’ont donné qu’un aperçu partiel de la situation globale. Car celle-ci concernait aussi ces cousins des Germains que seraient les hommes du Nord ; les Normands, les Scandinaves Vikings et Varègues. Les premiers groupaient les Norvégiens et les Danois ; les seconds les Suédois et les Finnois. Les Scandinaves du temps n’ont pas quitté leurs régions par effet de surpeuplement (Musset 1968c, p. 799). Peut-être l’évolution sociale a-t-elle fait valoir, à un moment donné, les voyages dangereux et les butins. Mais pourquoi avoir
367 accordé crédit aux pirates nordiques du jour au lendemain ? Pourquoi avoir révolutionné à leur intention les techniques de navigation ? Étaient conçues, en effet, les « grandes barques élégantes et stables, naviguant à la fois à la rame et à la voile ; suffisamment peu profondes pour n’avoir pas besoin de ports » (pp. 800-801). Les reliefs des côtes nordiques sont pourtant découpés de baies abritant nombre de havres. L’absence de ports caractérisait en fait des littoraux de l’étendue franque-germanique à cibler. Les Scandinaves ont réagi à l’expansionnisme carolingien bien plus qu’ils n’ont agi contre son espace une fois celui-ci engendré. Le sens des incursions scandinaves était politique. Le style des « barques élégantes » – avec leurs proues ornées de drakkars – était signifiant sous ce rapport. Actionnées par des dizaines de rameurs, ces barques filant sur l’eau étaient capables de longs déplacements. Leur maniabilité permettait la remontée des rivières et l’abordage des rives fuyantes. Dès avant la fin du VIIIe siècle, de petits groupes de Norvégiens cinglent en direction du nord de l’Écosse puis débarquent sur les côtes crypto-anglaises et irlandaises. Ces Norvégiens ne sont pas des commerçants mais des fondateurs de colonies. Ils sélectionnent des havres pour l’établissement de postes de traite. Dublin est le plus mémorable d’entre eux. De ces postes servant aussi au ravitaillement, les Norvégiens explorent jusqu’en 840 les rivages de la Manche, du golfe de Gascogne, du détroit de Gibraltar et enfin de la Méditerranée d’où ils remontent le Rhône. Dès 860 ils apprennent à faire la traversée en ligne droite de Bergen à l’Islande via les Shetland et Féroé (Mollat 1968, p. 620). Plus organisés, les Danois déplacent des armées jusque dans les terres anglaise et française (Logan 2005). Fait curieux ? Ils sont moins pressés de fréquenter les côtes proches et pourtant tenues par les Saxons ennemis d’hier. Ils s’arrêtent à l’embouchure de l’Oder mais ne remontent pas ce fleuve. Puis ils comptent sur des explorateurs norvégiens pour remonter le Rhin et, plus au SudOuest, la Seine. Les identités de l’Ouest se transforment au contact de ces Danois et Norvégiens. Les Anglo-Saxons sécrètent les premiers Anglais et les Francs les premiers Français. Les Anglo-Saxons et les Francs étaient de royaumes rapportés à des peuples. Tandis que les Anglais et les Français vont identifier des royaumes rapportés à des territoires. Les premiers construisent une flotte et les seconds des ponts fortifiés. Peine perdue ! Sitôt débarqués, les envahisseurs nordiques se muent en cavaliers demandeurs de rançons en monnaie d’or. Les Vikings obtiennent satisfaction. Il ne leur reste qu’à revenir, pour désormais réclamer des rétributions en terres. Ce qui est chose faite en Angleterre où prend forme le royaume d’York entre 845 et 876. En 885, Paris est assiégée. Elle résiste à l’assaut de sept cent navires ; « le moine Abbon de Saint-Germain-desPrés peut chanter l’héroïsme de ses défenseurs dirigés par Eudes, ancêtre des
368 Capétiens » (Riché, p. 270). La dynastie carolingienne y sera à l’agonie pour la durée d’un long siècle. En 911 est concédé, à l’embouchure de la Seine, le territoire du bien nommé duché de Normandie. Les Vikings ne sont plus seulement réactifs et encore moins vengeurs. Ils font leur entrée sur la scène de l’Histoire, emportés qu’ils sont dans la morphogenèse globale et urbaine c’est-à-dire conflictuelle. 17.3.2. Novgorod et la Russie des grands fleuves La première exploration des côtes de la Manche par les Vikings s’est terminée en 840. La prise de la Sicile par les musulmans survenait trois ans plus tard. Nous étions en 843, l’année du traité de Verdun qui confirma la fragmentation de l’orbis carolingien. Selon Lucien Musset (p. 801) ; « l’étendue des dégâts subis par l’Occident, Allemagne exceptée, est effrayante » (nous soulignons). La Germanie – l’Allemagne ? – est épargnée. L’embouchure de l’Oder a été touchée mais une région slave en a souffert et non pas la Saxe. Les incursions des Vikings en avaient eu pourtant contre la Saxe qui avait réduit leur pays des Danois à une marche. Les Vikings n’en dirigeraient pas moins leurs raids contre l’Angleterre et la Francie de l’Ouest. Et depuis la Méditerranée, les musulmans ont pénétré la Provence, l’Italie jusqu’à Rome, la Dalmatie. Mais ils n’ont pas dérangé, eux non plus, le môle saxon. Les Suédois ont formé une peuplade à part ; les Varègues ni prédateurs ni colonisateurs mais trafiquants et mercenaires. Instruits de l’existence des grands fleuves russes par les Finnois, les Varègues atteignent le site de Narva (~ Saint-Pétersbourg) à l’entrée d’un portage conduisant à la localité de Novgorod. De là – où ils stimulent un commerce de la fourrure –, les Varègues amènent leurs barques aux sources : du Dniepr qu’ils descendent jusqu’à la mer d’Azov via le site de Kiev (839) ; de la Volga qui les conduit à la Caspienne (864). Puis à l’est de cette mer intérieure, les Varègues vont explorer la steppe tenue par les Abbassides et que traverse la route de la Soie. « Un Varègue suédois, fixé à Kiev vers 882, est l’ancêtre de la principale dynastie russe du Moyen Âge ». Sur le point de faire le lien avec les Abbassides au Sud-Est, les Varègues rouss offrent une garde aux Byzantins (Riché, p. 273). Ils poussent des Khazars, qui se trouvent sur leur chemin, à s’allier aux Byzantins contre les musulmans et les Bulgares. Le pôle de l’Empire d’Orient se transforme en un carrefour. Constantinople domine un orbis plan et dilaté jusqu’à la latitude de Kiev. La Russie évolue en un État slave de type principauté. Son étendue va allonger une ligne de talweg touchant les mers Noire au SSW et Blanche au NNE (~ 2000 km). Le pays des
369 Khazars – l’Ukraine (Halter 2001) – se singularise au sud de cette étendue, jusqu’à l’Oural vers l’Est où piétinent les Hongrois. Les Khazars adoptent la religion du judaïsme rabbinique au VIIIe siècle (Brook 2006). Nous n’avons pas oublié les Juifs. Ce sont plutôt eux qui nous délaissent depuis quelque temps. Pourquoi ? Privés de l’accès au droit à la propriété positionnelle depuis Hadrien, l’actant Juif a été confiné dans la pratique du prêt à intérêt. Or ce métier devient impraticable dans l’Europe en cours de formation. La monnaie d’argent n’y fait pas le poids face à la monnaie d’or. Les Juifs collaborent avec les musulmans qui détiennent cette monnaie et qui pratiquent, eux aussi, le prêt à intérêt [16.4.3]. Ils parviennent à prendre position en des régions de convergence dont, justement, le pays des Khazars d’où la trajectoire des Varègues conduit à la Perse des Abbassides. Dans l’autre direction, les Slaves sont globalement infiltrés voire soumis par les mêmes Varègues. Si le contact des Vikings avec les Anglo-Saxons et les Francs a fait advenir les royaumes d’Angleterre et de France, les rencontres entre Varègues et Slaves le long des fleuves russes ont entraîné la multiplication des États de ce nom. En pratiquant le commerce de la fourrure – et des esclaves –, les Varègues « en viennent vite à jouer un rôle déterminant dans le processus qui fait alors des cités fluviales russes le foyer de cristallisation de formations étatiques » (Musset). Le commerce des esclaves n’a pas seulement suivi la pénétration du continent par les Varègues. Car il y aurait motivé l’appropriation politique de positions urbaines. Les Slaves ont ainsi été nommés selon le phénomène. Les Varègues les ont mobilisés tout en préparant leurs contacts avec les Arabes et musulmans qui, eux, actionnaient un système esclavagiste – un système de Slaves – en fonction de l’occupation de leurs marges désertiques et steppiques allant de l’Afrique du Nord à l’Asie centrale. 17.3.3. L’espace géographique structural de l’Europe médiévale Si nous esquissons les trajectoires longues suivies par les Vikings et les Varègues en seconde moitié du IXe siècle, ainsi que celles en liaison avec l’expansionnisme arabe au cours des deux siècles précédents, nous sommes en présence d’un vaste hexagone dont les bords s’appuient : -
au Nord-Ouest, sur la côte Atlantique de la Norvège à l’Irlande via l’Écosse ; au Nord-Est, sur la Finlande et la plaine russe via le lac Ladoga; à l’Ouest, sur les rivages externes de l’Irlande et du Finistère ibérique (Galice) ; à l’Est, sur la section intracontinentale et massive de l’Oural ; au Sud-Ouest, sur la marge désertique de l’Afrique du Nord à la Libye ; au Sud-Est, sur la marge désertique de l’Égypte au Kazakhstan (graphique 17.2).
370
Scandinavie
Novgorod
MÔLE SAXON
Dublin
Prague
Kiev
Paris
Compostelle Venise Rome
Gibraltar
Sicile
Caspienne Rte de la Soie Constantinople
Jérusalem
Graphique 17.2 La mise en forme de l’Europe par les trajectoires normandes et arabes e (IX siècle → ; Dublin-Gibraltar ≈ 2000 km)
Comment qualifier l’espace à l’intérieur de cet hexagone ? D’échelle continentale, cette forme abstraite serait qualifiable en fonction d’une tendance générale à l’avènement : de royaumes d’Occident guettés par le morcellement féodal ; d’États slaves identifiés à des territoires et non plus aux seules communautés tribales d’antan. Il reste à rappeler que ces entités territoriales ont dû se pourvoir d’une élaboration religieuse adéquate. La formidable diffusion du christianisme en notre espace hexagonal a-t-elle été redevable de la seule force persuasive de son message ? Nous proposons que cette diffusion a externalisé, non pas l’énergie intrinsèque au principe religieux, mais la relation entre celui-ci et le principe politique par la médiation des établissements reconfigurés. Les nouveaux royaumes de l’Ouest et les États slaves de l’Est ont récemment vu le jour comme si l’adhésion de leurs peuples au christianisme avait été la condition de possibilité de l’événement.
371 Positionnée à Rome pour s’emparer de son efficacité positionnelle, avonsnous observé [10.5.4], l’Église catholique a pris en charge les valeurs localement investies au point de faire croire qu’elle les avait elle-même établies. L’action missionnaire a diffusé les évangiles mais tout en ayant persuadé ses auditoires qu’ils jouiraient des bienfaits de la civilisation une fois convertis. Nous renonçons à imputer la rhétorique en question à un comportement biaisé. Si manipulation il y eut, elle n’est pas tant venue de l’habileté des prédicateurs que de la structure des positions. Nous revenons, dans cette optique, à l’analyse de ce que nous avons pris l’habitude d’appeler la relation. Celle-ci tient ensemble, nous insistons : la forme d’établissement ; l’engendrement politique de l’interface où se déploie cette forme ; l’élaboration religieuse des représentations au fil de cet engendrement. C’est précisément une application édifiante de cette relation qui à présent nous permet de caractériser l’espace continental venant d’être mis en forme par les trajectoires arabes et scandinaves, à savoir ; l’Europe. Cette Europe, d’ores et déjà composée de royaumes et d’États polarisés par autant de villes-cathédrales, fut le continent inchoatif de la chrétienté planétaire. Rome est imprégnée de valeurs rustiques, porteuse de la référence aux institutions et de la civilisation destinant le pouvoir impérial au service du bien-être civique. Rome a ainsi permis à l’Église de répandre le christianisme avec en prime les acquis d’un parcours civilisateur transformable en programme [16.4.2]. Et celui-ci agirait par la suite comme un aimant. Nous discernons, dans cette dynamique assez complexe, la raison efficiente de la conversion de l’Europe. L’émergence de l’Europe médiévale semble avoir indiqué, sinon un progrès, du moins une évolution. Les trajectoires récemment parties du Sud – les arabes et musulmanes – puis du Nord – les scandinaves – se sont-elles jointes autour du continent en information comme par hasard ? La jonction des trajectoires scandinaves avec les arabes et musulmanes semble avoir été organisée. Les raids scandinaves ont été en réaction contre l’expansionnisme continental qui affecta la Frise danoise en priorité. Or – fait apparemment étrange – ces raids ont épargné l’Allemagne tout contre. Les Vikings ont visé loin vers l’Ouest, jusqu’à l’Islande, le Groenland et Terre-Neuve (sic). Vers l’Est, les Varègues ont atteint la steppe d’Asie centrale. Comment les Vikings et les Varègues ont-ils pu en avoir voulu à l’orbis carolingien tout en ayant déployé leurs trajectoires aussi loin en latitude ? Nous supposons qu’ils ont partagé avec les Arabes et les musulmans le projet de contenir leurs proies européennes seulement après avoir étendu leurs antennes de part et d’autre [15.2.5]. À telle fin, il convint de contourner l’Europe pour au final s’en prendre aux proies ; le môle saxon et Rome. Sauf que, à un moment donné, le commerce – et la civilisation – firent échec à la guerre. Un échange d’esclaves européens contre de l’or soudanais s’en est suivi, lequel donnerait son poids à l’argent
372 carolingien. L’invention arabe du chèque inspire désormais le concept de la lettre de change européenne [16.4.3]. Dans l’immédiat et à la surface des choses, la jonction des trajectoires scandinaves et arabes a permis une reprise du commerce des esclaves. Peut-être ce commerce de bras a-t-il été relancé seulement après la rencontre. C’est dire que, peut-être également et a contrario, la rencontre des trajectoires a eu lieu dans le but de permettre ce commerce. Il est tout de même révélateur que le système esclavagiste soit sorti d’Europe en ces circonstances (Riché, p. 342). Ce système allait caractériser le bord arabe et musulman ; comme d’ailleurs les bords viking (Irlande) et varègue (servage russe). Force est d’observer que l’Europe engendrée au Xe siècle a connu des transformations non seulement axiologiques – la christianisation massive – mais économiques. Nous sommes à l’époque de l’apparition des villes-cathédrales. Or la multiplication de tels pôles d’agglomération allait normalement se traduire par une évolution de la propriété foncière, notamment un accroissement de la rente différenciée à la source d’une accentuation du déséquilibre économique [13.2.1]. Même si les implications occupationnelles d’un tel processus sont encore peu sensibles, des changements sur le plan de l’économie générale sont perceptibles maintenant. Le mode de production des biens évolue, lui aussi. Le morcellement féodal a affaibli le système seigneurial mais tout en ayant préparé l’avènement d’une production définitivement capable de substituer le salariat à l’esclavage et même au servage. Une économie bourgeoise de remplacement est en vue. 17.4. Le Saint Empire romain germanique 17.4.1. La restauration de la monarchie en Allemagne En début de Xe siècle, l’Europe répartit quatre ensembles politiques majeurs : la Bulgarie tard venue ; la Moravie bientôt dévastée ; une Germanie nostalgique de l’Empire carolingien ; l’Empire byzantin en route vers son apogée. En Bulgarie, rappelons que le second tsar y a réussi à exciter la pugnacité des musulmans de l’Adriatique contre les Byzantins et les Romains ( → 916). Mais ce n’alla pas plus loin. La retombée ouest de la ligne de crête bulgare est sectionnée. La Moravie est en danger. Les stratèges byzantins viennent de mobiliser les Hongrois et des Turcs asiatiques récemment arrivés chez les Khazars d’Ukraine. Ces Petchenègues poussent les Hongrois à franchir les Carpates (Grosdidier, p. 719). En 895, la moyenne vallée du Danube est envahie. De là, les Barbares
373 de l’Oural « charrient » des femmes et garçons à vendre comme esclaves (Riché, p. 329). En quelques années – 902-908 –, la Moravie est dévastée. Jusqu’en 918, la Germanie juxtapose ses duchés autonomes. La dynastie carolingienne n’y est plus que symbole mais son souvenir alimente, « au Xe siècle et au début du XIe [,] la politique des rois de Germanie ». Mus par quelque romantisme apparemment, peut-être aussi par l’inquiétude qu’inspirent les Hongrois après que les Vikings se sont calmés, des ducs saxons s’entendent pour renverser la tendance au morcellement féodal. Ils se proclament princes électeurs et mettent au point une procédure – à faire sanctionner par le peuple – pour le choix d’un roi parmi eux. Le premier de cette nouvelle génération de rois germaniques, Conrad de Franconie (911 →), est populaire mais infortuné. Il transmet ses insignes à un adversaire, Henri l’Oiseleur, qui obtient l’agrément des princes et du peuple en 919. Ce chasseur d’oiseaux doit défendre le môle saxon contre les Danois exvikings, les Slaves de l’Elbe (Wendes) et surtout les Hongrois sur le point de s’emparer de la Pannonie. L’État slave de Bohême voit le jour en 924. Il prend la place de ce qui reste de la Moravie. Les Tchèques vont désigner le peuple issu de la fédération des tribus slaves enracinées en cette région déjà focalisée sur Prague. La transmission héréditaire alterne aussitôt avec la procédure électorale. Fils d’Henri l’Oiseleur, Otton Ier – le premier des Ottonides – est sur le trône en 936 (Riché, p. 330). Il traîne au sommet de l’État des intrigues de famille qu’il dénoue moyennant des transferts de propriétés. Levées par Henri l’Oiseleur en 955, des troupes saxonnes parviennent à vaincre les envahisseurs hongrois au Lechfeld (~ Augsbourg). Le commandement a été confié à Otton Ier, surnommé le Grand pour l’occasion. Les Hongrois se mêlent par la suite à d’autres tribus asiatiques ou slaves. Il y en aura sept, dont celle des Magyars qui « imposera son nom à tout le peuple ». Son « premier prince [est] converti par l’archevêque de Prague » en 972. Les Hongrois laisseront leur nom à cette Hongrie européanisée. L’habitude est prise de défendre le territoire de la Germanie par l’Est. De nouvelles marches sont créées puis centrées sur la localité de Brandebourg. La colonisation y est envisagée. En 987 meurt le dernier des Carolingiens. Hugues Capet – un duc – est aussitôt élu roi des Francs. Ce petit-neveu d’Eudes – premier des rois de France – est préféré « à un concurrent carolingien » (Le Goff 1968b, p. 899). La dynastie des Capétiens est en place. Le royaume de France existe. Sa superficie correspond à environ deux fois celle de l’Île-de-France d’aujourd’hui (~ 20 000 km2). Paris en est le centre principal. La Francie de l’Ouest avait eu le temps d’évoluer en un agrégat de principautés territoriales : les comtés de Flandre, Blois, Champagne et Toulouse ; plus à l’Ouest, les duchés d’Anjou, de Bretagne et de Guyenne s’ajoutèrent à la
374 Normandie concédée depuis 911. Puis les « vassaux et fidèles s’étaient rapidement rendus indépendants et avaient profité des invasions normandes pour se renforcer » (1968a, p. 261). La féodalité s’est répandue. Le jeune royaume de France va se construire dans son opposition à une Germanie qui est déjà l’Allemagne. Les trajectoires partant de ces deux entités – France et Allemagne – sont divergentes, transformant la Lotharingie en une béance. Au reste, deux duchés se libéraient de cette Lotharingie pour devenir autonomes en 960 ; la Lorraine et le Brabant. La France est partie pour juguler le morcellement féodal. La France est polarisante et individualiste en attendant d’être centralisatrice et défenderesse de méritocratie. À l’inverse, la Germanie est morcelée. À la différence du royaume capétien focalisé sur une seule grande ville – Paris –, l’Allemagne est déjà parsemée de plusieurs pôles de tailles moyennes [16.3.3]. À présent, Cologne est la seule ville médiévale allemande à pouvoir se prévaloir d’un passé romain. En un contexte où la renaissance rendait hommage à tout ce qui témoignait de la romanité antique, une telle singularité était prestigieuse en soi. Mais il n’y avait pas que cela. Au tournant du XIe-XIIe siècle, la ville de Cologne rompt avec l’habitude carolingienne du repliement dans un intérieur rustique. La phobie de la navigation est comme dissipée. Au Xe siècle, Cologne est un port dont les bateliers rivalisent avec ceux de la corporation des nautes de Paris. Les barques scandinaves y permettent des échanges entre un intérieur continental sédentarisé et des localités portuaires ouvertes sur le large, Bruges étant la principale. 17.4.2. Cluny, Le Puy, Compostelle Pendant la seconde moitié du Xe siècle, l’établissement romain est objet d’occupation paradoxale. Les positions de l’Église, au Vatican et au Latran, aspirent comme de coutume des revenus accumulés à distance. En revanche, les exploitations ecclésiastiques proches de Rome sont en difficulté. Les territoires pontificaux sont squattés. Les domuscultæ du temps d’Adrien Ier sont passées à des intérêts privés (Krautheimer, p. 377). Les grands propriétaires fonciers des environs ne sont plus dépendants de l’Église tout en n’étant pas encore inféodés à l’un ou l’autre royaume des environs (Italie génoise, Lombardie milanaise, Naples). Ces propriétaires se comportent en seigneurs solitaires. Les prolétaires à domicile que sont les paysans consomment leurs surplus tout en retenant une part offerte en échange dans les faubourgs Holitorium-Trastevere. Les deux classes ne se parlent pas. Aux alentours de l’an 910, un renouveau monastique est observé. L’abbaye de Cluny, en une Bourgogne lotharingienne qui s’enlise dans la féodalité, prend l’initiative du mouvement (Heitz et Dubois 1968, p. 635). Elle diffuse quelques centres le long d’un axe SE-NW allant de la haute Loire à la Manche en passant
375 par La Charité et Saint-Martin de Paris. Cet axe redessine une section du tracé de la trajectoire suivie par l’évêque Denis il y a sept siècles [graphique 16.1]. Plus significatif aura cependant été un détournement de trajectoire. En 951, un évêque du Puy complète un pèlerinage dans la Galice du Finistère ibérique (Péricard 2000). Le lieu recherché et vénéré – Compostelle – vient d’être sanctifié à la suite de la récente « "découverte" du corps de saint Jacques [le Majeur] » (Defournaux, p. 514). Une basilique y sera édifiée. D’un point de vue géopolitique, ce premier pèlerinage officiel à Compostelle est un événement marquant. La décision en a été prise en Auvergne – la région au SSW de la Bourgogne – alors que le contrôle de la mobilité des pèlerins revenait à Rome depuis l’époque de Grégoire le Grand. Aux confins ouest de l’Europe chrétienne, la position de Compostelle jouxte la discontinuité au-delà de laquelle la péninsule ibérique est islamisée. Les Suèves avaient organisé dans ces parages un royaume embryon du futur Portugal [14.2.2]. Lequel est demeuré distinct de la région du Finistère nommée Galice et dont Compostelle fait partie. Le nouveau lieu saint est ainsi proche de l’Espagne islamisée en même temps que protégé à son flanc sud par un royaume portugais accaparant la vallée du Douro (Bourdon, p. 383). À son flanc est, Compostelle entre en lien avec le royaume des Asturies qui répand l’influence de la Navarre depuis peu reconquise aux dépens de l’Islam. Ce royaume naguère wisigoth [16.3.3] est à l’origine d’une migration qui commence à engendrer la Castille du haut plateau de la péninsule ibérique. Cette région est un comté vers 850, avec Burgos comme capitale. Quant à la Catalogne également reconquise sur le versant nord-est de la péninsule ibérique, elle s’emboîte pour sa part dans un comté dont Barcelone est le chef-lieu. Ce comté va inféoder, pour les deux siècles à venir, le Roussillon outre-Pyrénées (~ Perpignan). Une rivalité oppose à présent les communautés religieuses à la papauté en matière d’appropriation foncière. À l’exemple des rois germaniques, les moines fréquentent les papes mais s’en dissocient au niveau de l’interface géographique. Les monastères ne destinent pas leurs rentes au Saint-Siège retranché dans les limites d’un Vatican maintenant fortifié. Un lignage prend les affaires en mains à Rome. Un noble de souche – Théophylacte – se proclame « sénateur ». Au premier quart du siècle (→ 927), ce père de famille usurpe le titre jadis prestigieux entre tous. Non seulement l’« Empire romain chrétien » semble « revivre » – rappelons la formule –, il va revivre. À preuve ? Un Sénat est convoqué. Le fils de Théophylacte – Albéric (→ 954) – hérite du titre convoité. Il se réclame de la réforme du monachisme bénédictin présentement assumée par le mouvement de Cluny et qu’appuient les moines d’Italie. L’objectif de cette réforme est, notamment, la guérison de l’Église. Albéric « fait de Rome la pre-
376 mière principauté d’Italie centrale », écrit Krautheimer (p. 377). Et il ne suffit pas à ce laïc de contribuer à la réforme monastique. Il « s’arrange pour faire élire pape son fils, sous le nom de Jean XII » (955-964). L’Europe médiévale est en voie de se former et Albéric a réorganisé Rome au cœur d’une principauté solide. Le pape Jean XII est un faible. Mais peu importe et peut-être même est-ce préférable. Car la responsabilité pontificale est pour cette raison assumée par un clan plus porté sur la production d’un établissement national que sur des intrigues de familles. 17.4.3. La chevauchée Peu avant la victoire du Lechfeld, en 950, Otton le Grand avait acquis des droits sur une Italie récemment constituée en un royaume centré sur Gênes mais à l’étroit entre la Lombardie et les territoires pontificaux. Le décès d’un monarque vient de libérer un legs à l’intention du souverain germanique. Un usurpateur s’empare cependant de la succession. Et pour ajouter l’injure au mépris, il emprisonne Adélaïde, la jeune veuve du roi défunt. L’occasion est parfaite, pour Otton, de se porter au secours de la captive. Il accomplit un exploit chevaleresque guidé par son irrépressible désir d’aller confondre le traître et délivrer la beauté. Le prince s’élance au galop, défiant la barrière des Alpes. Hélas ( ! ), l’irremplaçable otage a trouvé le moyen de s’évader avant qu’arrive son valeureux libérateur. Otton est quand même reçu en héros. À Pavie, il s’attribue le titre royal, épouse Adélaïde puis la hisse sur sa monture pour la ravir en sa brumeuse Allemagne. Les mécontents dans l’entourage royal font dans le tapage et des Hongrois récidivent. L’Italie est menacée et Jean XII appelle Otton à l’aide. Celui-ci retraverse les Alpes avec autant de fougue que la fois précédente. En 962, Otton et Adélaïde sont couronnés empereur et impératrice. Devient réalité le rêve de « l’Empire romain chrétien qui semblait revivre ». Il a un nom ; le Saint Empire romain germanique (Pacaut 1968a, p. 599). Le pape Jean XII préside la cérémonie. Espère-t-il recouvrer la crédibilité en fabriquant, lui aussi, un empereur ? Rien n’est moins sûr. Jean XII est soumis en l’occurrence et il le restera, non plus à son clan familial cependant mais bien à la tête couronnée de sa propre main. Débarrassée du césaropapisme byzantin, la papauté romaine devra composer avec sa copie allemande. L’histoire de cœur entre Otton et Adélaïde est évocatrice du mythe de saint Georges. Ce « saint fabuleux », « patron de la Russie, de l’Allemagne et de l’Angleterre » aurait terrassé un dragon pour la délivrance d’une princesse. Jean Petitot a proposé une étude de la sémiotique de ce mythe (1979). Nous n’en reprenons pas l’argument mais nous permettons de rapporter l’esthétique propre au mythe de saint Georges à l’avènement du Saint Empire romain germanique.
377 La protestation ne tarde pas, de la part de l’empereur d’Orient. Le chevaleresque empereur d’Occident réplique en occupant, dans la Calabre, les positions byzantines ayant échappé à la rapacité musulmane. La tension se relâche lorsque des pourparlers débouchent sur des fiançailles entre la princesse byzantine Théophano et le fils Otton II. La paix est convenue, en 971, entre les empereurs d’Occident et d’Orient. Il n’y a pas de répit à Rome. Jean XII se compromet avec l’usurpateur de Pavie en train d’orchestrer une attaque hongroise. Informé, Otton le Grand marche sur Rome, fait déposer le sans génie et persuade le peuple de choisir les prochains pontifes avec l’assentiment de l’empereur romain germanique. Cet empereur gouverne au nom de la défense de la foi. Son projet politique ne relance pas l’expansionnisme auquel Charlemagne avait habitué ses sujets. La Pologne, le dernier en date des États slaves (962), n’est pas revendiquée. La Bohême est tributaire mais la Hongrie, souveraine depuis 972, est tenue à l’écart. Deux archevêchés sont confirmés, à Magdebourg et Prague. La conversion des peuples slaves de l’Elbe est l’objectif de ces créations. Il faut une sanction religieuse à la colonisation allemande des marches de l’Est. Le Saint Empire ne connaîtra jamais d’institution purement impériale. Le souverain gouverne « en tant que roi avec des services peu développés » – Diète ou Reichstag – et il ne possède que « ses biens propres ». La spatialisation est à jamais inachevée. Le souverain ne dispose même pas, pour son usage personnel, d’une parcelle du domaine public. La constitution déclare pourtant la prétention à la domination universelle, à la maîtrise du monde. Les formules paraissent arrogantes bien que, dans les faits, elles promettent plutôt l’adhésion de tous les peuples de la terre aux croyances de la chrétienté européenne. Nécessité fait loi ? Otton II a misé sur l’alliance byzantine initiée par son père pour réunir les forces des deux Empires contre les musulmans du bord Méditerranée. Mais comment intéresser les Byzantins à l’opération, quand on sait que l’alliance invoquée leur avait été proposée après une dépossession en Italie du Sud ? À plus tard l’expansionnisme (Gaussin, p. 701). e
17.4.4. L’Europe chrétienne au X siècle L’Empire byzantin, nous y revenons, se porte plutôt bien. Mais le voisinage russe n’est pas reposant. Le commerce avec Kiev fut menacé par des tentatives de coups de force en 941 et 970. Un prince russe s’empare finalement de l’Ukraine et soumet la Bulgarie. Et il dresse contre Byzance « les forces de son jeune et immense empire » (Grosdidier, p. 718. Nous soulignons). Depuis une dizaine d’années, les hommes de guerre byzantins passent à l’offensive. Ils ont eu plus de succès qu’Otton II en Italie du Sud. Ils reprennent
378 Chypre et la Crète, forcent l’arc du Taurus puis pénètrent en Cilicie et en Syrie. Ils enlèvent la Bulgarie aux Russes en 971. Ils reprennent enfin la côte libanaise des mains d’une dynastie musulmane nouvellement apparue ; les Fatimides. Du nom de Fatima, la fille de Mohammed, la dynastie avait été fondée en 910. Elle suivit le courant chiite des partisans d’Ali, quatrième calife époux de Fatima donc gendre du Prophète (Lewis, pp. 139 et suiv.). Depuis lors, la dynastie des Fatimides divise les musulmans par l’intérieur autant qu’elle ajoute à la menace sarrasine sur le rivage européen de la Méditerranée. Les trésors de Gênes sont pillés en 935. La Sicile tombe aux mains de ces Fatimides en 948, qui dotent Palerme d’une prospère administration (J.-M. Martin, p. 972). Mais la ville de Gênes regagne le contrôle de sa position en 958. Elle obtient du roi d’Italie, dont elle est le chef-lieu, « la reconnaissance de ses coutumes » (Balard 1968a, p. 545). La population génoise « reconstruit ses murs ». Les Fatimides sont en voie de contrôler la Sicile et la côte africaine, d’où ils entretiennent le conflit avec les Abbassides du courant sunnite (Demurger, pp. 20-21). Ils sont en Égypte depuis 969. Ils tiennent Jérusalem en 970, qu’ils doivent quitter en 971 lorsque les Byzantins reprennent la côte libanaise. Les Fatimides restent en Égypte où ils fondent Le Caire en 973. Leur renforcement en Afrique du Nord-Est précarise définitivement la puissance des Abbassides au Proche-Orient. Ce dont profite l’Empire byzantin dès lors en plein apogée. La christianisation se répand aux lisières nord du continent Europe. Les récits mythiques chers aux Vikings et aux Varègues doivent à présent se prévaloir d’une religion élaborée pour avoisiner correctement ce qui est devenu le modèle européen. Et seul le christianisme est disponible. Des princes scandinaves acceptent le baptême (~ 966). Des missions ont été envoyées en Russie par Boris et Otton. Mais la conversion du grand-prince, au nom sonore de Vladimir, n’a pas lieu avant 988. Le pays se couvre aussitôt d’églises et de couvents. Les signes païens de Kiev sont jetés bas et ce futur pôle organisateur de l’Ukraine contient 400 églises à l’orée du XIe siècle. La définition religieuse de l’Europe, incluant désormais le bord scandinave mais sans prise sur le bord musulman, n’est pas homogène. Le partage du continent chrétien en deux aires de liturgies et de rites opposables fait problème en soi. Le moment convient à la reconsidération de la ligne de démarcation nordsud d’échelle continentale : sous la séparation linguistique à l’époque des JulioClaudiens [9.3.3] ; sous la première division de l’Empire romain en deux orbis Occident et Orient en 395 [14.1.2] ; à présent sous la différenciation superficielle des liturgies et des rites germaniques latins à l’Ouest, byzantins et grecs à l’Est (tableau 17.1). Et loin d’être destinée à un effacement, la catégorisation fondamentale de l’Europe va se complexifier aux soins de royaumes et d’États fédérateurs.
379
St Empire Rom. germanique
Môle saxon
Apogée
Hexagone trajectoires scand. + arabes
Paris Royaumes d’Occident
Prague États slaves
Liturg. rites : germ. latin / byzantin grec
R.-Lécapène 944-945
Expansion. continental
Occident romano-chrétien
Expropriation monastères Asie Mineure
Saxe Conversions forcées
Charlemagne 768-814
Recentrage + resserrement de l’orbis
Culte des martyrs dilué ; superstitions
Mohammed 610-632 Grégoire Ier 590-604
Vacuum Champ ruines
Fondation Constantinople
Concile Nicée
Constantin 306-337
ROME
BYZANCE
Contrôle de la mobilité des pèlerins Implosion
Évén. politiques
Tourisme Cryptes annulaires
Interface géographique
→ Schisme Orient 1054
Évén. religieux
Ottonides 972-1002
Acteurs
Actualisation + transformation de valeurs profondes
Tableau 17.1 L’évolution de la relation entre les principes du politique et du religieux Déduit de la morphogenèse de Rome et de l’Occident entre les V e et XIe siècles
La frontière entre les deux blocs de liturgies opposables est en vue de l’Italie à la latitude des Balkans ; et elle enfonce la Pologne dans la Russie à la latitude des plaines du Nord. Car le rite byzantin-grec se répand dans la sainte Russie après avoir été imposé à la Bulgarie par Boris ; tandis que la Pologne, à l’ombre de la Germanie, adopte le rite latin. Chaque nouvelle entité politique, y compris la principauté russe, dispose de sa place urbaine protectrice d’une église-cathédrale ; Prague en Bohême, Gniezno en Pologne (~ Poznan), Kiev en Russie. Et sur le versant occidental de cette Europe imprégnée de christianisme, la place urbaine de Paris est à présent engendrée de manière à ce que le pôle-cathédrale en l’Île de la Cité structure un collier de massifs abbatiaux (Desmarais, pp. 131 et suiv.). Se profile – de part et d’autre de la fameuse ligne de démarcation – une opposition Paris versus Prague. Paris ponctue l’aire d’influence de l’Europe de l’Ouest en formation depuis l’époque de Grégoire le Grand. À l’inverse, Prague ponctue une aire d’influence que l’Allemagne ne peut que déployer vers l’Est.
18. L’équivoque 18.1. L’actant Rome 18.1.1. L’Adjuvant populaire En moins de deux ans – 962-963 –, le roi germanique Otton Ier était couronné empereur par le pape Jean XII puis il déposait ce dernier. Par la suite, les papes couronnent les empereurs et les seconds investissent les premiers. Nous quittons le haut Moyen Âge (→ Xe-XIe siècle). Dans Rome, le rapport de forces confronte le roi-empereur non seulement au pape mais à des clans familiaux qui, dressés les uns contres les autres, doivent composer une noblesse seigneuriale devenue consciente de son rôle politique. Les clans rivaux mais socialement solidaires en cette noblesse [17.1.1] s’activent au recouvrement de leur responsabilité concernant la promotion de candidatures à la papauté. Dans l’éventualité où le pape est mis hors-jeu, la formation sociale – en l’état où elle est – ne laisse au roi-empereur et à la noblesse romaine que la possibilité de s’affronter en duel. Comme pour éviter cette fatalité toutefois, les deux adversaires en devenir partent à la recherche d’un Adjuvant qui fera pencher la balance d’un côté ou de l’autre. Mieux vaudra être perdant que disparaître. L’Adjuvant disponible est un populus de faible définition. La noblesse et le populus actuels campent deux classes non prédisposées au dialogue mais qui néanmoins ont fini par se parler. Avant même le couronnement d’Otton Ier et la déposition de Jean XII, la noblesse s’est adressée au populus par la bouche d’Albéric. Et ce populus a répondu. Le souverain et son pape-fantoche ne pouvaient pas rester passifs. Ils sont allés aux devants du populus afin de le soustraire à l’influence de la noblesse. Mais comment intéresser celui-là ? Les acteurs dominants lui font la cour en comptant sur le sens investi en la forme urbaine pour le juguler. Rome saurait produire l’acteur dominé qui n’aura plus qu’à se conformer. Il y a quelque chose de l’antique plèbe religieuse en cette base sociale. En droit, « l’empereur devait être couronné à Rome, sans qu’il soit précisé si cette prérogative revenait au pape, au populus Romanus » ou encore à cette ville elle-même ; « résidence d’où les empereurs avaient gouverné le monde » (Krautheimer, p. 378). Rome est présentée comme un acteur à part entière, voire un rôle sémiotique en soi ; un actant. Peu importe à qui revienne la prérogative du couronnement impérial. Pourvu que le geste soit posé à Rome. 18.1.2. Xénophobie Il y a quatre siècles, la Rome de Grégoire le Grand opposa de grandes familles aux immigrés concentrés en des voisinages ethniques. Ces familles étaient d’installation récente mais certaines d’entre elles ont prétendu à la vieille
382 souche. Elles se sont inventé une ascendance remontant aux gentes primitives [15.3.2]. Ces familles de la fin du VIe siècle et du VIIe ont pu ainsi déprécier les immigrés de la onzième heure – en particulier les Saxons du Borgo – en tant qu’ils étaient non seulement des ethniques venus d’ailleurs mais des étrangers dans la place. Sauf exceptions rares et discutables au demeurant, les familles de l’entourage papal du temps de Grégoire étaient de cette population rajeunie qui se fit la porte-parole d’une Antiquité révolue. Cette population se réclama d’une ascendance par procuration. D’où une renaissance. La carolingienne a déjà eu cours et il y en aura d’autres. Dans les limites de Rome et sous cet angle aigu, la renaissance carolingienne aura été un événement politique d’abord, culturel ensuite. Tout événement ayant lieu à Rome, désormais, doit porter le fardeau du sens naguère investi au fil de la morphogenèse. Il doit faire renaître la morphologie signifiante jadis politiquement assumée au coin de l’individualisme et de l’impérialisme. S’il n’y a pas d’empereur, il faut en fabriquer un. Si le parcours civilisateur est battu en brèche, il faut le transformer en programme. En la période présente où les papes et leurs familles sont dépouillés de leur compétence politique, les rois de Germanie – empereurs ou pas – ont affaire à un populus récalcitrant par le fait de son identification à Rome. En effet, Rome en tant que forme pénétrée d’Antiquité latine a fait apparaître les souverains germaniques et leurs suites comme des étrangers. Albéric a lancé des exhortations véhémentes en ce sens et le populus y a mordu. Pourquoi ? Parce que Rome lui a parlé à travers le discours du tribun. Sitôt que les nobles familles sont entrées en compétition avec les rois et empereurs germaniques, donc, elles n’ont eu aucune difficulté à persuader le populus que tous les Saxons du monde seraient bien inspirés de rester chez eux. Au nom de la « dignité de sa ville de Rome », Albéric appela les Romains à la révolte « contre les étrangers » (p. 379). En se réclamant d’une Antiquité qui est celle de l’établissement et non pas la leur propre, les nouvelles grandes familles romaines et Albéric à leur tête se sont servi de Rome en tant que forme signifiante pour conditionner le populus. La ville médiévale n’a pourtant plus rien d’une capitale d’Empire. Elle est le pôle d’une principauté d’Italie centrale en quête de l’« idée de nation » (Timbal 1968, pp. 566-567). Or cette « idée », inscrite au menu de l’identité populaire, n’a rien d’un sentiment d’appartenance territoriale pour le compte d’une culture et d’une tradition orale spécifiques. Approchée comme elle est, l’« idée de nation » fait plutôt appel à une attitude défensive contre autrui. Rendue là, l’idée de nation est inductrice d’orgueil. Signe ? La formation sociale se perçoit destinatrice d’un Empire promis à la domination universelle ! Elle en revendique les droits « à un gouvernement universel. Renouant avec le passé, les nobles [reprennent] les anciens titres et noms romains » (Krautheimer,
383 p. 378). Parmi ces titres, celui de sénateur que Théophylacte s’est arrogé n’a pas été le moindre. Quant aux « droits » revendiqués et par la noblesse et par le populus, ils sont ceux des empereurs non pas d’aujourd’hui mais de l’Antiquité ! 18.1.3. La théocratie double d’Otton III Albéric a fait ériger deux palais : à l’angle sud-ouest de l’Aventin et, sur le Quirinal en vue du Champ de Mars, dans les ruines du temple à Sérapis [11.3.5]. Vers le milieu du Xe siècle, Albéric utilise la Rome des papes pour exhiber le contrôle qu’il en a. La structure d’interaction exige cependant que l’empereur romain germanique manifeste sa présence de même façon. Le modeste Saint Empire ne peut pas ignorer Rome, sa capitale. Le dernier des Ottonides – Otton III (996-1002) – rafraîchit la mémoire de son peuple romain en faisant bâtir un palais, sur l’Aventin également et non loin au nord de la première résidence d’Albéric. Les familles d’un parti romain n’apprécient pas. Elles voient d’un mauvais œil que le nouvel empereur, lui qui doit son diadème à la papauté, élise domicile chez eux. Choquées, ces familles enrôlent des milices réparties dans les « paroisses indépendantes » puis les « douze ou quatorze arrondissements » recomposés bien qu’aux limites changeantes. Ces milices ont quelque chose des pittoresques bandes de hors-la-loi contrôlant chacune son voisinage indépendant et même – pour chaque petite d’entre elles – sa rue. Les Crescenzi exhibent l’honneur des descendants d’Albéric. Cette famille plus grosse que grande érige sa demeure fortifiée à l’entrée du pont Æmilius (voisin du Sublicius). Les Crescenzi sont-ils plus bourgeois que nobles ? Ils s’emparent de trois monumentales carcasses en rive gauche pour les transformer en bourgs de fortune ; du château Saint-Ange dont le pape est dépossédé, des Thermes de Néron et de Constantin. Pendant les cinq dernières années de son règne – et de sa vie (~ 997-1002) –, Otton III profita de l’accalmie qu’il sut faire régner après avoir eu raison de ces barons qu’avaient été les Crescenzi. Il décréta le retour à la procédure électorale en faveur du Saint-Siège. Sauf que « ce n’est pas un hasard » si le « précepteur » que l’empereur « fit élire pape adopta ce nom de Sylvestre qui n’avait été porté jusqu’alors que par le pape de l’époque constantinienne ». Une nouvelle image de Rome s’imposa vers l’an mil. Otton III concevait une théocratie double placée sous l’autorité de l’empereur, dans un système d’alliance entre la papauté et l’Empire. Au cœur de cette vision, il y a le mythe de Rome, capitale d’une monarchie universelle, siège du gouvernement de l’Empire chrétien exercé par le pape et l’empereur. L’idée d’une capitale double semblable à celle qu’on croyait, à l’époque, avoir réellement existé du temps de Constantin, s’inscrit dans une théorie
384 politique destinée à justifier les prétentions impériales. La renaissance de l’Empire et de l’Église ne pouvait s’accomplir qu’à Rome (Krautheimer, p. 381).
L’enchaînement des propositions est corsé. D’abord, la « théocratie double » est conçue par l’empereur. Ensuite, le « mythe de Rome » – qui a tout de même aidé l’Église à convertir l’Europe en masse – est « au cœur de cette vision ». Puis le pape vient avant l’empereur quand il s’agit de projeter le « gouvernement de l’Empire chrétien ». Enfin, il est fait allusion à Constantin. Rome étant le « siège du gouvernement de l’Empire chrétien exercé par le pape et l’empereur », ces acteurs ne produisent pas Rome puisque celle-ci les positionne, les saisit des significations converties en elle et les manipule en conséquence. Comment comprendre autrement que certaine renaissance ne puisse « s’accomplir qu’à Rome » ? Krautheimer soutient, en s’exprimant de la sorte, que Rome est une forme non seulement signifiante mais empreinte de nécessité. Ainsi, l’empereur fait passer le pape avant lui en autant qu’il soit question du gouvernement de l’Empire chrétien. Mais c’est lui qui conçoit la théocratie double en l’investissant du mythe de Rome. L’empereur prétend donc à une autorité morale sur Rome. Ce qui l’amène à miser sur cette forme urbaine pour subordonner le pape. Il n’y aura qu’une seule théocratie. Laquelle reviendra à la papauté. Quant à la seconde reconstituée par l’empreur germanique, elle dissimule le césaropapisme ayant eu force de loi à Byzance. D’où l’allusion à Constantin. Le concept ottonien est transmetteur d’équivoque. 18.2. Styles rustique à Rome et roman au-delà des Alpes 18.2.1. L’Église, puissance féodale En 1016, un roi de Bourgogne sans héritier lègue son domaine à son neveu Henri II, empereur romain germanique de la dynastie saxonne (→ 1024). Constitué grâce à la jonction d’un duché à l’ouest de la Saône et d’un comté à l’est (~ Franche-Comté), ce vaste domaine passe en 1032 sous la suzeraineté de Conrad II, de la dynastie franconienne (1027-1039). L’orbis du Saint Empire est ainsi renforcé d’une épine dorsale allant du Jura ouest à la Provence. Plusieurs seigneurs ecclésiastiques « de France, d’Angleterre ou d’Allemagne » comptent parmi les vassaux du monarque germanique (Krautheimer, p. 383). Mais à partir du moment où le pape lui-même redevient la créature de ce monarque c’est-à-dire un vassal de plus, le portrait change complètement. Car le pape, à la différence de ses collègues épiscopaux, a les moyens de s’émanciper. Il n’est plus, comme au temps de Jean XII, un acteur vulnérable. Il est redevenu un important propriétaire foncier. Les domaines de ses États et du
385 patrimoine de Saint-Pierre [14.3.2] sont reconstitués et même agrandis tout au long du XIe siècle. Bref, le pape dispose à présent des moyens matériels d’ignorer la suzeraineté impériale et de s’ériger en un grand seigneur temporel. L’Église « devint ellemême une puissance féodale », écrit Krautheimer. À preuve que le pape est émancipé de la suzeraineté impériale ? Son clergé – évêques et prêtres – fait de même avec lui. Le système féodal a force de loi au dedans de la hiérarchie ecclésiastique, après avoir altéré de même façon la hiérarchie impériale. Le pape est comme un prince tenant la dragée haute aux rois et empereurs. Sauf que son clergé est plein de seigneurs et de barons qui font ce qu’ils veulent (p. 384). Les acteurs religieux pouvant prendre femmes et avoir des enfants avec elles, ils n’ont qu’à léguer des biens à leurs descendants naturels. Or parmi ces biens figurent des terroirs constitutifs du patrimoine de Saint-Pierre. C’est ainsi que, en une conjoncture où ce patrimoine est en promesse de prospérité, le morcellement féodal menace de priver l’Église de certains avoirs. Car la tenure permet aux clercs mariés de consommer de tels avoirs en famille (Gaussin, p. 702). 18.2.2. Les campaniles En seconde moitié du XIe siècle, des comtes de Tusculum ont remplacé les Crescenzi. Ils étendent leur domination à l’éperon du Quirinal (Krautheimer, p. 408) où ils transforment en bourg l’îlot du temple à Sérapis. Des familles rivales font de même. Les Pierleoni occupent les restes du théâtre de Marcellus et les Corsi les locaux dégarnis du Tabularium ; cet édifice-barre qui, au Ier siècle, allait recevoir des archives sur tablettes. La période est surtout marquée par la restauration et la construction d’un grand nombre d’églises. Trois monastères – un monastère et deux hôpitaux en fait – sont implantés. À quelque distance de Rome, deux autres monastères diffusent la réforme clunisienne en Italie (Heitz et Dubois, p. 635), dans la Sabine (Farfa) et dans le voisinage du Mont Cassin un peu plus loin au Sud-Est. Cela donne en tout cinq monastères pour la région romaine. La dernière vague d’édification religieuse remonte au VIIIe siècle, alors que le renouveau artistique byzantin et grec [16.1.3] n’avait pas encore été interrompu par la renaissance carolingienne. L’actuel boom diffuse une architecture typique d’environnement féodal. Dans Rome et ses environs, le style ignore tout de l’innovation qui déferle sur l’ensemble de l’Europe occidentale. Car, effectivement, un art roman se répand dans l’Europe au nord des Alpes. Il fait écho aux langues romanes qui à l’époque assuraient la transition du latin aux langues nationales. Pour sa part, l’architecture dite romane a alors permis la découverte du « premier grand style de l’Occident chrétien » (Durliat 1968a-b, p. 338).
386 L’architecture ainsi qualifiée a retenu du modèle romain traditionnel certaines composantes comme le plan basilical et l’arcade. Elle a laissé un héritage ottonien réputé ainsi que maints chefs-d’œuvre dans l’étendue de la future France ; Saint-Germain-des-Prés à Paris, Sainte-Madeleine à Vézelay, SaintPhilibert à Tournus, etc. La première basilique martyriale de Compostelle fut conçue dans le style roman. Or, on vient de le confirmer, cet art roman a laissé moins de traces en Italie et pas du tout à Rome. Nous ne lui opposons pas les bric-à-brac nouveau riche tel par exemple la résidence des Crescenzi (supra). Nous ne lui opposons pas non plus les bourgs de fortune aménagés à même des carcasses. Nous portons l’attention, plutôt, sur les églises somme toute présentables et dont beaucoup sont escortées de tours-clochers percées de meurtrières ; des campaniles. Le Champ de Mars est le secteur le plus densément reconstruit. Il attire le populus harangué par les nobles et parmi lesquels figurent plusieurs prêtres de paroisses. Les églises neuves et restaurées y étant nombreuses (~ 19), le cadre bâti se hérisse de piquets intéressants du point de vue architectural mais aux allures agressives. Ces campaniles ne doivent rien à l’évergétisme traditionnel. Ils jalonnent un découpage de la trame urbaine au gré des ambitions rivales de petits seigneurs et même de vavasseurs. Les vavasseurs sont les arrière-vassaux tenus au plus bas degré de la noblesse seigneuriale. Les marginaux parmi eux se livrent à certaines activités louches ; le prêt à intérêt, l’usure, le change. Les vavasseurs fréquentent les premiers bourgeois. Pour ne pas dire qu’ils en sont eux-mêmes. Le nouvel acteur bourgeois sait s’enrichir mais il est incapable de conquérir la moindre compétence politique. Une famille fait exception ; les Pierleoni (Krautheimer, p. 386). Ils sont de « grands financiers récemment convertis du judaïsme au christianisme ». De cette famille bourgeoise sera issu, en 1073, le deuxième grand pape du Moyen Âge ; Grégoire VII. La fréquentation des vestiges de la Rome impériale prescrit la sélection d’une forme saillante et visible du Champ de Mars repeuplé, à savoir ; le Capitole. La grosse église Sainte-Marie Rotunda ne lui fait plus contrepoids. L’abitato prend de l’ampleur. Sa population, de l’ordre des 100 000, n’a rien de la millionnaire de l’époque des Sévères. Mais elle croît. Les seigneurs ecclésiastiques contrôlent les campaniles plus présents le long du Tibre. Les nobles laïcs tiennent aussi quelques-unes de ces tours-clochers, pour la surveillance des barques sur le fleuve. Les nobles et les bourgeois transforment enfin les ruines couronnant les hauteurs en casemates de fortune. Les grands aqueducs sont rénovés mais les dérivations destinées au drainage des interfluves sont déficientes. Les décombres perchés demeurent
387 largement figés, par conséquent. Les postes de guet improvisés y disposent de glacis avantageusement désordonnés. Les demeures papales sont multiples. La principale est accolée à la basilique Saint-Pierre. Celle du Latran, en reconstruction, est devenue secondaire. Il arrive que la cour pontificale doive trouver refuge dans le château Saint-Ange ou encore dans la demeure fortifiée de l’un ou l’autre clan familial prêt à l’accueillir en cas de danger. La ville évolue comme un terrain de sport pour factions rivales. Les bandes de rues nouent des alliances dans l’espoir de trouver l’acteur à juger responsable de la discorde générale. Il y a de la bagarre, des rixes, des émeutes, des meurtres et quoi encore ! La possession de Rome est présumée garante d’hégémonie universelle. « Que ce soit pour la papauté, pour l’Empire ou pour les Romains, toute prétention à une hégémonie universelle était fondée sur la possession de la Ville » (p. 379). De quels excès sont capables des ambitieux imaginant que la possession de Rome va leur mériter le monde ? 18.3. Aventures normandes en Méditerranée 18.3.1. La revalorisation du pèlerinage à Jérusalem Au troisième quart du Xe siècle, l’Empire byzantin est à son apogée. Bien que saccadée voire éclectique, la prospérité de cet Empire va se maintenir jusqu’en 1070 environ. Des opérations guerrières menées en Bulgarie sont couronnées de succès au premier quart du XIe siècle. Elles se compliquent de luttes d’influence entre noblesses civile et militaire. Sitôt surmontées ces divisions au sein de l’aristocratie dominante, un imbroglio financier sème l’inquiétude auprès de petits exploitants agricoles en l’occurrence dépossédés par les grands propriétaires laïcs et monastiques. Incidemment, diverses peuplades turques se faufilent au travers de la frontière nord de l’orbis byzantin redéployé et de la Perse des Abbassides. Aux Petchenègues déjà rencontrés en Ukraine [17.4.1] s’ajoutent à présent les Polovtzi de Russie et les Seldjoukides en route vers Bagdad. Comme les nomades du Nord en général, ces Turcs sont d’humeur labile [14.3.1]. Ils assimilent l’axiologie des Perses Abbassides au fur et à mesure qu’ils s’installent chez eux. À l’exemple de leurs hôtes, les Seldjoukides seront musulmans sunnites (Demurger, p. 21). Les forces byzantines sont mobilisées sur deux fronts. Pour la protection du littoral Dalmate où menacent toujours les musulmans et les Bulgares, « les empereurs feront appel à leurs vassaux vénitiens ». Mais Venise exige des compensations « exorbitantes » (Grosdidier, p. 719). Cette cité maintenant indépendante
388 contrôle un littoral long de 600 km : vers le Sud-Ouest jusqu’à l’embouchure du Pô (Chioggia) ; vers le Sud-Est jusqu’au site de Dubrovnik (Pacaut, p. 600). Depuis le milieu du Xe siècle, le pèlerinage à Compostelle entrait dans les habitudes des chrétiens de Bourgogne, d’Aquitaine et même de Paris où la rue SaintJacques en indiquait la direction. Mais ce pèlerinage « n’avait encore qu’une renommée "provinciale" » (Demurger, p. 24). En revanche, et un peu plus tard ; « le pèlerinage de Jérusalem connut un essor considérable, supplantant celui de Rome [alors] en perte de vitesse ». Une intervention musulmane auprès de Charlemagne avait réhabilité Jérusalem en début de IXe siècle [16.3.3]. Par la suite, les pèlerins pourraient recommencer à fréquenter ce lieu saint sans trop de tracas. Le sanctuaire romain de Sainte-Croix en a pris ombrage. Les lieux imprégnés de présence divine relèguent désormais les cimetières et catacombes qui, hier encore, valorisaient les dévotions aux reliques. Le pèlerinage à Jérusalem véhicule un changement de sensibilité dans l’optique d’une pénitence non exempte d’épreuves physiques, celles-ci incluant le combat au corps-à-corps. Les musulmans des régions environnantes doivent accorder des permissions de circuler. Les Fatimides (chiites) se réinstallent à Jérusalem en 1009. Ils sont plus tolérants à l’égard des chrétiens qu’envers les Abbassides (sunnites). Des rixes entre ces formations compliquent les circulations entre la Palestine et l’Égypte. Les permissions accordées aux pèlerins peuvent à tout moment être ignorées d’un groupuscule aux réactions imprévisibles. Le changement de sensibilité est essentiel. La pénitence – qui relève au fond de l’effort physique dû aux déplacements – évolue en un exercice obligatoire en vue de la rémission des péchés. Il n’y a pas si longtemps (~ 880), cette rémission donnait suite à une absolution (Richard 1968, p. 146). En cas de mort, cette absolution garantissait au repenti la vision béatifique ; le paradis, le ciel. Sinon c’était la damnation éternelle ; l’enfer. Nous approchons le moment où la croyance en ces deux destinations admet l’existence, après la mort, d’un état de purification en vertu duquel certaines âmes doivent attendre le temps de parvenir à la perfection requise par la vision de Dieu. Cet état est le purgatoire. Le politique qualifie la morphogenèse qui a besoin du religieux comme réponse à l’injustice induite et qui, si elle est subie par l’un, doit être commise par l’autre et vice versa. Il découle de cette nécessité que même les chrétiens ne peuvent pas ne pas agir injustement. Car toute action sur la mobilité – inévitable au fil d’une morphogenèse compromettant désormais ces chrétiens – entraîne des inégalités forcément accompagnées d’accidents et, partant, de fautes, de péchés. Il ne s’agit plus de seulement vouloir faire le bien mais d’agir le moins mal possible.
389 Le purgatoire a été pensé tel un artifice destiné à la liquidation de fautes dites mortelles et jusque-là méconnues des chrétiens. C’est qu’à un moment donné ces chrétiens ont dû consentir à des accomplissements de tâches jusque-là réservées à d’autres. Ils sauront qu’ils font un mal mortel, mais ils seront pardonnables étant donné leur impuissance à bien faire en certaines circonstances. Pour la réparation de ce genre de fautes atypiques, le purgatoire a été pensé. D’après Jacques Le Goff, la « naissance définitive du purgatoire » remonte aux décennies 1170 à 1220 (1981, 1986, 1999, p. 523). Nous n’en sommes pas là. Une centaine d’années doivent encore s’écouler. Il demeure que la croyance en une première forme de purgatoire se prépare en l’époque où nous sommes (Nemo, pp. 52 et suiv.). Car à l’absolution jusqu’ici reconnue peut maintenant s’ajouter et même se substituer l’indulgence. L’indulgence est une remise totale ou partielle de peines temporelles dues pour des péchés déjà absous. L’indulgence concerne la durée du séjour en purgatoire. La croyance en celui-ci n’était pas encore la règle au tournant du XIe au e XII siècle. Mais une indulgence plénière n’en fut pas moins accordée par le pape Urbain II (1088-1099) à des pèlerins de l’époque. Il fallait qu’existât la croyance en un purgatoire pour qu’un tel geste fût posé. La faute atypique l’ayant justifié serait l’homicide que réclamera une cause non seulement juste mais sainte ; le pèlerinage à main armée que sera la croisade. 18.3.2. La couture de l’hexagone Nous sommes à l’époque où les Normands – ces Vikings transplantés loin de leurs terres ancestrales – se présentent en Méditerranée. Une soixantaine d’années après leur acquisition de la Normandie (~ 970), « quelques guerriers » en quête de commanditaires « s’avisèrent de l’état de trouble et d’insécurité » qui régnait en plusieurs duchés d’Italie du Sud (Guillemain 1969, p. 184). Mais en quoi ces aventuriers iraient-ils trouver là des occasions de fairevaloir ? La présence normande en Méditerranée expliquerait-elle à sa manière le regain actuel des lieux de pèlerinage excentrés ? Les Normands sont à la fois nouveaux convertis et habitués à fréquenter des régions éloignées de Rome. Comment comprendre que les Normands se soient intéressés à la Méditerranée à l’époque ? Dans l’optique d’une renaissance qui devait ramener en faveur de l’Europe chrétienne l’ensemble des significations de la Rome des empereurs de l’Antiquité, les Normands auraient-ils assumé la responsabilité de doter cette Europe d’un espace fini ? Les trajectoires scandinaves avaient informé l’Europe médiévale par les quatre côtés nord de son hexagone [17.3.3]. Il restait à terminer cette information en
390 contrôlant les trajectoires en travers de la Méditerranée entre Europe chrétienne et Afrique musulmane. Ce serait la tâche des Normands. Les sites de Compostelle et de Jérusalem, en plus d’avoir fait diverger les trajectoires de pèlerinage loin de Rome, ponctuaient les confins de la discontinuité critique au-delà de laquelle les forces musulmanes avaient le champ libre. Ces lieux saints étaient les deux avant-postes éloignés de l’Europe chrétienne versus le bord arabe et musulman. Or la présence normande en Italie du Sud donnerait le troisième avant-poste, de proximité celui-là et à la convergence des bords de l’hexagone respectivement orientés WNW-Sud et Sud-ENE. En l’occurrence, une rencontre a eu lieu entre les Normands et le pape. « C’est probablement en 999, à Salerne, que des chevaliers normands apparaissent en Italie méridionale. Mais il faut attendre 1016 pour que d’autres Normands, recrutés par le pape et les princes lombards, participent aux luttes contre les Byzantins » (J.-M. Martin, p. 972). Le pape fut-il l’incitateur de la venue de ces bandes normandes ? Nous pouvons le penser. Vers 1030, « le duc de Naples cède à l’une de ces bandes le comté d’Aversa, origine de la principauté normande de Capoue. Vers 1040, un nouveau contingent s’installe à la frontière de la Pouille. Il s’organise sous l’autorité de Tancrède de Hauteville, s’étend aux dépens des Grecs et, après avoir battu le pape en 1053 à Civitate, lui promet fidélité ». Le pape est preneur mais, à ce qu’il semble, il marche sur des œufs. Il a voulu des Normands comme auxiliaires. Mais ces derniers bougent pour leur propre compte. Nous posons que les Normands viennent de coudre l’espace européen pour orchestrer à partir de lui une éviction sans retour de l’esclavagisme. Leurs trajectoires périphériques enferment l’Europe de la ville bourgeoise dans un déséquilibre économique croissant. Cette Europe est obligée de produire de la richesse en proportion. D’une part, le système esclavagiste n’opère plus en cette Europe et, de l’autre, celle-ci a besoin de renouveler son crédit. À cette fin, de la monnaie est créée avec l’or recueilli depuis le Soudan grâce à la vente des esclaves que les mêmes Normands auront initiée dans cette direction. 18.4. Disputes cruciales 18.4.1. Avant et après le schisme d’Orient La Rome des premières décennies du XIe siècle voit la construction d’une vingtaine d’églises et l’implantation d’un seul monastère. Au VIIIe siècle, une vingtaine de nouvelles églises étaient apparues également, mais autant de monastères. Le mouvement clunisien est en progression depuis les premières décennies du Xe siècle. Il peut maintenant se prévaloir d’une charte qui, remodelant la règle bénédictine, semble laxiste au plan de l’ascèse. Car sont ramenés en avant-
391 plan les « principes d’obéissance, de pauvreté et de chasteté » (Riché, pp. 344345). Mieux vaudra le vœu que la mortification. Les moines de Cluny rallient les souverains germaniques qui veulent, eux aussi, assagir la papauté (Heitz et Dubois, p. 636). Et à l’instar des moines, les prêtres des paroisses et les chanoines des cathédrales réclament « qu’il soit mis fin à la vénalité des charges ecclésiastiques, à la féodalisation et au concubinage des clercs, [à] la corruption morale et financière » (Krautheimer, p. 384). La papauté a fait siennes les recommandations monastiques et cléricales. Mais elle n’a pas eu d’aide de la part de son clergé pour la raison que celui-ci est d’ores et déjà féodal. Car le pape a féodalisé son clergé pour lui-même se déprendre de la vassalisation, rappelons cela. Depuis lors, par conséquent, le pape est incapable de réformer son clergé. C’est pourquoi il mettra l’accent « moins sur le renouveau moral du clergé que sur l’indépendance de l’Église et sa liberté ». « Du coup, débordant de son cadre moral, l’opposition révéla la dimension politique du conflit » (p. 385. Nous soulignons). En 1054, le pape Léon IX excommunie le patriarche œcuménique de Constantinople. Le patriarche pénalisé, Keroularios, riposte en excommuniant le pape à son tour. Les désaccords semblent minimes entre les deux Églises. L’affaire Photius avait excité des passions au IXe siècle [17.2.2] mais elle demeura un épisode sans lendemain. Et à présent les divergences concernent les rites et presque pas la doctrine (Demurger p. 38). La rupture n’en sera pas moins brutale. Ce qui « demeure et s’intensifie [est] l’estrangement entre deux mentalités qui, depuis longtemps, se développent chacune dans sa propre sphère » (Duval, p. 999). C’est presque avancer que la raison fondamentale de ce schisme d’Orient est inscrite dans la catégorisation spatiale du continent Europe depuis l’époque des Julio-Claudiens. Et c’est presque oublier que l’Église d’Occident avait été séparatrice de son côté [14.1.2]. Les deux « sphères » évoquées par Duval correspondent en effet aux catégories spatiales désignées – depuis un millénaire ! – comme étant latine à l’Ouest et grecque à l’Est. Certes, la « sphère » latine connaît à présent une montée de langues romanes en plus de contenir une région hellénophone. Mais les traditionnelles prédispositions identitaires auraient suffi, au mitan du XIe siècle, à persuader l’acteur byzantin de profiter d’un apogée en l’occurrence culturel pour rendre à la papauté romaine la monnaie de sa pièce (Grosdidier, p. 719). L’Église d’Orient, grecque orthodoxe, emportera la quasi-totalité de l’Europe slave. Tandis que l’Église de Rome, catholique latine, se retrouvera au bord d’un Occident européen rétréci. En 1059, le pape « Nicolas II trouva plus sage de reconnaître les conquêtes de Robert Guiscard et de Richard de Capoue ». Ces guerriers normands recevaient
392 une investiture ducale. Leurs conquêtes territoriales étaient reprises « en fiefs de l’Église romaine ». Avec leur « sens politique aigu » (Guillemain, p. 184), les ducs normands d’Italie se préparent à en éloigner les Byzantins. Le duc Robert Guiscard « s’empare de Bari en 1071. Parallèlement, son frère Roger entreprend la conquête de la Sicile ». Palerme tombe en 1072 et, vingt ans plus tard, « l’île tout entière est normande ». Cette Sicile normande se pourvoit d’une « administration perfectionnée » au carrefour des « traditions byzantine et arabe » (J.-M. Martin, p. 972). Bari est perdue pour les Byzantins et la Sicile l’est pour les musulmans. À la même époque et dans la péninsule ibérique, il est question de reconquista. Les Indigènes de Navarre ont réussi à former un petit royaume autonome à force d’avoir résisté à tous les envahisseurs ayant passé par chez eux ; wisigoths, mauresques et francs. Pendant le premier tiers du XIe siècle, le roi de Navarre maîtrise presque toute l’Espagne christianisée. Celle-ci n’est pas encore très étendue mais elle entame tout de même le haut plateau au nord du Douro ainsi que les contreforts pyrénéens jusqu’à Barcelone. En 1035, l’héritage royal de la Navarre était divisé à l’avantage de plusieurs fils. Dans la foulée, la population des Asturies déploya la Castille [17.4.2]. Celleci est devenue royaume également et son souverain, à la tête d’Espagnols, prend Tolède en 1085. « La "reconquête" ibérique a d’abord été l’œuvre des chrétiens espagnols », écrit Guillemain (p. 185). Quand il concerne le pape, l’Église et les chrétiens en général, le mot résonne dans le registre de l’idée de renaissance. Si l’Église reconquiert à présent des domaines ayant jadis été sous juridiction de l’Empire, c’est qu’elle se prend à présent – rhétorique oblige ? – comme ayant été ellemême cette antique puissance qui à présent renaît. 18.4.2. La réforme grégorienne En 1061, Alexandre II est élu pape (→ 1073), au terme d’une procédure quelque peu irrégulière. L’impolitesse a été commise par un archidiacre ; un nommé Hildebrand. L’on s’aperçoit que les papes ne sont plus choisis par les rois allemands. Ils sont à nouveau élus par les cardinaux d’un Saint Collège. Un parti de nobles romains, fidèle à la couronne germanique et outré des gains réalisés à l’avantage du Saint-Siège, convoque un Anti-Sujet désigné comme tel. Un antipape est suscité (1058-1060), qui morcelle la résidence pontificale (Krautheimer, p. 387). Le phénomène n’est pas sans précédents, ceux-ci remontant à 964 et 997. Les partisans du pape et de l’antipape vont se pourchasser dans le dédale, si bien que cinq « points stratégiques » se singularisent ; outre la cité léonine [17.1.2] ainsi que la basilique Saint-Pierre et le château Saint-Ange qui s’y emboîtent, mentionnons le Latran, enfin la forteresse des Pierleoni dans la Tibérine à moins que ce soit un recoin de la carcasse du théâtre de Marcellus
393 lors de traques insistantes (pp. 390-391). Nous sortons du haut Moyen Âge et entrons dans celui dit classique. En 1073, Hildebrand est acclamé pape. Il prend le nom de Grégoire VII. Ce deuxième grand pape laisse son nom à la réforme qui prescrira jusqu’à nos jours les deux conditions non négociables posées par le gouvernement temporel de l’Église : « le refus de l’investiture laïque » des candidats à la papauté et aux cléricatures ; « une direction unique et ferme » (Pacaut 1968b, p. 13). Ces deux conditions impliquent le conflit : d’une part avec le souverain germanique qui ne cesse de prétendre à l’investiture des dignitaires ecclésiaux ; d’autre part avec le patriarche œcuménique de Constantinople qui rejette, au nom de l’Église grecque orthodoxe depuis 1054, l’autorité unique du pape romain. La réforme grégorienne émet des directives concernant aussi bien les conduites morales que l’assainissement des revenus du Saint-Siège et la centralisation de son pouvoir : « Grégoire VII adopta une attitude très énergique à l’encontre des évêques simoniaques ; il se proclama adversaire absolu du mariage des prêtres et prit des mesures contre les clercs vivant en concubinage » (p. 12). La courte citation fait la distinction entre une exigence de chasteté des plus ordinaires – contre le concubinage – mais tout en précisant que les prêtres devront a priori renoncer au mariage. Le célibat ne sera imposé au clergé qu’au e XII siècle. Mais cette obligation est déjà écrite dans le ciel en lettres de feu. Or le célibat, ce n’est pas la chasteté. En un contexte où il faut combattre le monnayage des sacrements et autres charges – la simonie –, le célibat est en fait destiné au maintien des clercs en leur état de vassalité. En tant que célibataires, effectivement, ces clercs seront empêchés de léguer leurs avoirs et fiefs à des héritiers qu’ils auraient d’une femme. Dans cette optique, le célibat est à présent le moyen employé pour empêcher les clercs de s’émanciper de leurs seigneurs ecclésiastiques c’est-à-dire – au bout de compte – de la personne du pape. Cet acteur féodal libéré de l’empereur va prévenir toute émancipation de même nature en faveur de son clergé. La réforme grégorienne a ainsi stabilisé un patrimoine d’échelle continentale et en ce sens déclenché l’accumulation d’un capital foncier à même les propriétés ecclésiastiques où qu’elles se trouvent. Cette réforme a fait « du clergé la première classe transnationale, transtribale et transféodale qui est à l’origine de l’unité politique et légale de l’Europe » (Berman 1983, p. 108 ; cité dans De Dominicis 2004, p. 6). Nous reconstituons moins un accaparement de rentes que la médiation d’un établissement d’échelle continentale qui, pour être à la hauteur, a dû en l’occurrence être débarrassé de la féodalisation à la base. Le moyen de réussir cette condition de possibilité a tenu dans l’obligation célibataire. Les propriétés constitutives de l’établissement de la chrétienté ont de cette façon été solidarisées aux dimensions de l’interface européenne.
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Les rois-empereurs et les acteurs religieux, surtout monastiques, ont réclamé la réforme de l’Église. Mais ils sont devenus impuissants à seconder le pape puisqu’ils n’en étaient plus solidaires au niveau de l’interface géographique. Le pape est donc seul et il n’a plus qu’à convertir son isolement en volonté d’indépendance et de liberté. C’est pourquoi Grégoire VII se réclame d’une libertas ecclesiæ le justifiant de jouir d’une juridiction universelle, qui se traduit par un monopole en matière de déposition des évêques et une autorité supérieure à celle des synodes et des conciles ; « aucun texte ni aucun livre ne peut prendre une valeur canonique en dehors de son autorité », et lui seul peut « établir de nouvelles lois » ; le pouvoir temporel est toujours subordonné à celui de l’Église, le pape peut déposer les empereurs et « lui seul peut user des insignes impériaux » (pp. 387-388. Nous soulignons ; l’auteur emploie le mot seul à trois reprises dans un même paragraphe).
Grégoire VII se permet d’ignorer tous ses auxiliaires. Dans la mouvance du morcellement féodal, il prend congé de l’empereur. Mais il se passe en plus des moines. Le fait n’est pas nouveau et expliquerait même qu’un monastère seulement fut récemment implanté à Rome. Le pape n’essaie pas davantage de se rallier le clergé. Il l’éconduit plutôt et il s’éloigne des évêques-cardinaux même quand ils sont désignés par lui. Le pape oublie enfin les nobles familles romaines (p. 386). Le populus est proche de la papauté étant donné qu’il partage avec elle la position romaine. Mais cet Adjuvant n’est jamais remercié pour sa loyauté. Le peuple à la base, à l’exemple du pape au sommet, se retrouve seul. 18.4.3. La querelle des Investitures Le pape Grégoire VII a été seul. Mais il n’a pas agi seul. Ses deux prédécesseurs avaient consommé la rupture avec le Saint Empire (1061 →). Puis des Adjuvants sont venus à sa rescousse : les Pierleoni avec leur fortune ; le peuple qui l’a délivré d’une séquestration en un « point stratégique » ; enfin les Normands présents en Italie du Sud et en Sicile. Grégoire VII a défié le roi allemand Henri IV (1056 →), qu’il excommunia en 1077 après avoir été lui-même la cible d’une requête en destitution. Le roi est désavoué par les princes électeurs qui l’enjoignent d’obtenir l’absolution lors d’un semi-exil dans une localité d’Émilie, la proverbiale Canossa. Entre-temps éclate la célèbre querelle des Investitures (1075 →). Nous en devinons l’enjeu : le pape et le souverain revendiquent tous deux la charge solennelle et officielle de la dignité ecclésiale. Empereur à compter de 1084, Henri IV récidive. Il s’empare de Rome et s’y fait couronner par l’antipape de la cité léonine.
395 Grégoire VII réplique en sollicitant le roi normand de Sicile. Robert Guiscard chasse les impériaux en 1084 mais tout en soumettant Rome à une « répression sauvage » (Pressouyre, XVIa). Cinq églises sont incendiées. Grégoire VII meurt à Salerne en 1085, en fuite devant la récidive d’Henri IV. Ce roi-empereur doit cependant abdiquer sous la pression de son fils et même de ses sujets en révolte contre lui. Ce fils – Henri V – est d’emblée populaire et relance la querelle avec plus d’audace. Le règne d’Henri V dure une quarantaine d’années. Ce monarque monte sur le trône en 1086 puis il accède à la dignité impériale en 1111 (→ 1125). Pendant ce temps, le Saint-Siège accueille cinq papes, les plus célèbres ayant été Urbain II et Calixte II. Les batailles électorales dégénèrent presque en guerre civile. « Durant six des onze ans de son pontificat, le pape Urbain II, élu en 1088, fut empêché de pénétrer dans Rome et, lorsqu’il y parvint, il dut chercher refuge dans l’une ou l’autre des demeures des Pierleoni » (Krautheimer, p. 390). En 1122, le pape Calixte II obtient de l’empereur Henri V la signature du concordat de Worms, au terme duquel la querelle est dénouée. Ce concordat établit le principe de la séparation des pouvoirs spirituel et temporel. À court terme, il annonce que l’exemple de la fabrication de monarques par le Sacerdoce sera suivi. De nombreux sacres auront lieu à Reims et en d’autres cités épiscopales. Au sortir du haut Moyen Âge – nous y sommes – Rome est pleine d’une théocratie dont nous devons maintenant observer qu’elle remonte à l’époque impériale pour ne pas dire plus avant. Car une théocratie archaïque aurait jadis composé avec un héritage de royauté sacrée qu’assumerait un empereur-pontife [13.2.4]. Nous comprenons que la dignité du Rex sacrorum fut à l’origine conjointe à celle du Pontifex maximus : la première ayant renvoyé à la prétention d’un césaropapisme avant la lettre et la seconde à celle d’une théocratie presque déjà nommée comme telle. Mais ces deux prétentions ont été disjointes à la faveur de la fondation de Constantinople au IVe siècle de notre ère. En effet, le césaropapisme deviendrait alors oriental tandis que la théocratie deviendrait strictement romaine et, partant, occidentale. La théocratie papale a connu une certaine quiétude lorsque le pouvoir byzantin s’est détourné de Rome aux VIIe-VIIIe siècles. Mais devant la menace d’une invasion lombarde, l’Église fit alors appel aux Francs de Pépin le Bref. Ce qui lui valut une remise d’États pontificaux. Puis une autre attaque lombarde amènerait la papauté à se fabriquer l’empereur carolingien. Ainsi mis en route, l’Empire de Charlemagne préluderait celui des Ottonides. Or les princes de cet Empire germanique reconduiraient l’ambition d’un césaropapisme jusque-là administré depuis Constantinople. L’équivoque de la « théocratie double » d’Otton III n’aurait pas signifié autre chose.
19. La fille aînée de l’Église 19.1. La croisade comme phénomène géographique 19.1.1. Jérusalem turque En 966, quatre ans avant la première prise de Jérusalem par les Fatimides et cinq ans avant le retour des Byzantins en cette sainte cité ; « des musulmans et des Juifs attaquèrent le Saint-Sépulcre et y mirent le feu. La violente persécution déclenchée par le calife fatimide contre les chrétiens et les Juifs (mais aussi contre les musulmans sunnites) interrompit le pèlerinage » (Demurger, p. 25). Une chronique fait connaître ces événements aux chrétiens d’Occident, assortie d’une dépêche incriminant les conseillers juifs du calife. La mise en situation n’est pas rigide. Des Juifs ont d’abord collaboré avec des musulmans. Puis les Juifs en général sont persécutés par les Fatimides. Ces comportements discordants ont peut-être été redevables du schisme installé parmi les musulmans. En milieu chrétien, où l’hérésie l’emporte sur le schisme, l’attitude face aux Juifs est plus évidente. Exemple ; une vague de violence va s’abattre sur ceux de Lorraine entre 1007 et 1012. Entre-temps – 1009 –, Jérusalem est réoccupée par les Fatimides [18.3.1]. Le calife du Caire fait « détruire l’ensemble des constructions constantiniennes du Sépulcre ». Cette basilique est reconstruite en 1048. L’empereur byzantin en récupère la responsabilité. « C’est aussi de Byzance que vint l’initiative de construire un nouvel hôpital ; des commerçants d’Amalfi financèrent l’établissement qui deviendra le siège de l’ordre des Hospitaliers de Saint-Jean-deJérusalem » (p. 26). Les Fatimides ferment les yeux mais le pire est à craindre lorsque – en 1073 – Jérusalem change de maître. Pendant la seconde moitié du XIe siècle, les Turcs Seldjoukides prennent le contrôle de Bagdad. Ils n’y renversent pas les Abbassides mais « poursuivent leur progression en Asie Mineure ». Rendus là, les Seldjoukides défont les défenses de l’« empereur grec ». « Profitant ensuite des divisions byzantines », ils conquièrent pratiquement toute la péninsule anatolienne ; « le véritable cœur de l’Empire ». En 1071, Antioche est tombée « sous leur contrôle » (p. 21). Un sultanat s’installe en Anatolie, que surveille le califat de Bagdad. En 1073, les Seldjoukides « deviennent les nouveaux maîtres de Jérusalem ». Les Fatimides refluent de Palestine vers l’Égypte qu’ils tiennent toujours et d’où ils contre-attaquent l’année suivante. Grégoire VII était sur le trône pontifical lors des premières occupations de l’Asie Mineure et de Jérusalem par les Turcs. Il avait projeté, en vain, une expédition d’aide et de secours à l’intention de l’empereur byzantin et des pèlerins de Jérusalem qui, on s’en doute, subissaient parfois des dommages collatéraux dus aux bagarres entre musulmans de la région.
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19.1.2. Mobilités d’émigration Pendant que les Seldjoukides envahissent l’Asie Mineure et prennent Jérusalem, il se passe des choses au royaume de France en devenir ainsi que dans les principautés aux alentours. Les défrichements reprennent, refaçonnant un plat pays dont les terres étaient retournées à la forêt. Jacques Le Goff décrit le royaume de France ou capétien à l’époque – ainsi que des comtés et duchés avoisinants – en y constatant « l’importance de l’émigration » (1968a, p. 262). Mais il précise que cette émigration s’accompagna de conquêtes. Faut-il penser aux aventures normandes en Méditerranée tout au long du XIe siècle ? Certainement, si nous apprenons qu’elles ont été contemporaines de l’envahissement de l’Angleterre – en 1066 – par les bataillons de Guillaume le Conquérant, duc de Normandie depuis 1035. L’historien observe aussi une reconquista « française » aux dépens d’infidèles en péninsule ibérique. Un objectif religieux est-il en cause ? Considérons que l’intervention donne suite à une tendance amorcée depuis la victoire de Charles Martel contre les Maures en 732. Rappelons en plus les annexions carolingiennes de la Navarre et de la Catalogne en début de IXe siècle, ainsi que les pèlerinages à Compostelle à compter de 951 [17.4.2]. Ces prises de possession et voyages ont convergé avec la migration wisigothe des Asturies vers la Castille, laquelle déboucha sur la prise de Tolède par les catholiques en 1085 [18.4.1]. Ces mobilités sont classifiables du point de vue d’un contrôle politique de trajectoires orientées et porteuses d’intentionnalité religieuse. Leurs localités inchoatives sont culturellement et ethniquement différentes : les unes commerçantes et sous parenté scandinave (Normandie) ; les autres agricoles et sous parenté germanique (Massif Central, val de Loire, Paris). Mais, toutes ensemble, ces localités composent un espace ; celui de la France fille aînée de l’Église. Dans l’ensemble, la communauté musulmane – l’oumma – est toujours aux prises avec un schisme qui semble devoir s’incruster dans les habitudes. Les califats sont disjoints. Celui de Cordoue est démantelé (Demurger, p. 20). La sécession de 756 [16.2.1] avait permis au morcellement féodal d’en entamer la proche région côté ouest (Defournaux, p. 513). De petits royaumes dits taifas en profiteraient (1031). Un fils du premier roi de Navarre hérite, en 1035, d’un domaine qui évolue en un nouveau royaume en direction de Saragosse ; l’Aragon. La cohabitation entre chrétiens et musulmans s’y annonce possible (Wolff 1968, p. 244). Un descendant navarrais de deuxième génération fonde un relais pour l’accueil d’artisans français et l’ouverture d’une route à péage, et à obstacles puisqu’elle relie le nouvel établissement aragonais à Toulouse et Paris à travers Pyrénées et Massif Central.
399 Nous sommes en 1089. Encore petit, le royaume d’Aragon est vassalisé par le Saint-Siège ou, soyons précis, par le pape Urbain II. Pendant que se dénouait la querelle des Investitures sur fond de campagnes électorales agitées, deux papes ont réussi à influencer le cours des événements. Nous savons que, en attendant que Calixte II (1119-1124) sortît grandi de cette querelle, Urbain II (1088-1099) a vécu son pontificat soit à l’extérieur de Rome soit en s’y réfugiant dans les forteresses des Pierleoni. Observons que ces deux papes étaient virtuellement français. Urbain et Calixte étaient respectivement originaires du comté de Champagne et du duché de Bourgogne promis à la suzeraineté capétienne. Urbain II exerça son pontificat en Auvergne, notamment au Puy et surtout à Clermont où est convoqué un concile de paix en 1095 (Demurger, p. 16). À l’occasion de ce concile, le « pape français » tient un « meeting » informel « sur le parvis de la cathédrale ». Il engage les chevaliers à renoncer aux guerres privées, les appelant à « libérer les Églises d’Orient du joug turc et délivrer Jérusalem, la ville du Christ alors aux mains des infidèles » (p. 17). Le pape convie les acteurs sociaux du pays à surmonter leurs conflits en allant guerroyer pour une juste et sainte cause loin de chez eux. En filigrane sont indiquées deux cibles ; d’une part les Turcs menaçant les « Églises d’Orient » et de l’autre les musulmans trop présents dans la « ville du Christ ». Or les Turcs sont musulmans. Nous n’avons donc repéré jusqu’ici qu’une cible, à l’enseigne de l’islam. 19.1.3. Le sens anthropologique de la croisade d’Urbain II Une France est en voie de naître comme nation, en vue de la guerre sur le point d’être portée chez les infidèles d’Asie Mineure et du Proche-Orient. Cette guerre va s’appeler croisade. Soyons explicites. La croisade a requis la naissance de la nation française (même étymologie). La condition de possibilité de l’entreprise aura été une solidarité d’acteurs qui, positionnés dans l’étendue propre à la future nation, se sont concertés pour sévir contre les infidèles en leurs terres. La nation française va sortir du projet de la croisade tel que conçu par le pape Urbain II à Clermont en 1095. Nous n’oublions pas que le sentiment national, à l’époque et en chaque cas d’espèce, devait orgueilleusement discréditer le voisin [18.1.2]. Or qui est le voisin étranger auquel s’oppose à présent la nation française en émergence ? Ce voisin est allemand. La future nation française va envoyer des combattants aux confins du monde connu de l’époque. Dans l’immédiat et dans la proximité, toutefois, elle en veut à l’Allemagne. Une rivalité entre le pape et l’empereur est à l’œuvre. Le pape est français et l’empereur est germanique.
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La croisade va cibler les musulmans. Mais elle requiert à présent la naissance d’une France qui pour sa part discrédite le voisin allemand. Nous pouvons à la limite retenir – de sa définition littérale – que la croisade est une expédition militaire dont la délivrance de Jérusalem est l’enjeu. Il suffit cependant – et comme y autorise Demurger – de circonscrire cet enjeu comme ayant été un prétexte pour qu’il soit aussitôt permis de faire équivaloir la croisade et la guerre. Dans cette optique, la croisade présuppose la théocratie. Jusqu’à nouvel ordre à tout le moins, l’ordonnateur en est le pape. Lequel plaque le principe du religieux sur celui du politique car il doit réaliser l’objectif du premier – la sauvegarde du christianisme à Jérusalem – tout en assumant la dimension belliqueuse du second, à savoir ; la guerre de croisade comme condition de possibilité. Au demeurant, le pape qui revendique la théocratie est virtuellement français. Il se trouve ainsi à défier une Allemagne où a été pensée la « théocratie double » d’Otton III, c’est-à-dire ; le césaropapisme comme on sait [18.1.3]. Nous avons mentionné qu’encore à la fin du IXe siècle la rémission des péchés donnait suite à une absolution accordée par le confesseur. Nous avons par ailleurs anticipé qu’à terme l’indulgence apporterait un complément voire une solution de remplacement à cette absolution. Celle-ci évitait la damnation éternelle [18.3.1] mais le pécheur gracié devrait néanmoins subir plus ou moins longtemps, après sa mort, un état de purgatoire dont l’existence était supputée voire postulée. L’indulgence a été introduite pour agir sur cette temporalité dans l’au-delà. Nous abordons l’époque – celle de la croisade – où l’indulgence partielle ou totale est offerte au pécheur repenti pourvu que sa faute soit utile à qui de droit. Or le pape vient d’en allouer une plénière aux « pénitents du voyage à Jérusalem » (Richard, p. 146). Que signifie la faveur pontificale, si ce n’est que la guerre à l’origine de ce voyage mérite la sanctification ? La guerre de croisade est sainte. Mais la guerre en soi n’en est pas moins et a priori un mal. En faisant la guerre sainte, le chrétien commet l’homicide. Certes, il ne mérite pas la damnation puisque ce mal est un moyen à juste fin. Le chrétien homicide devra néanmoins purger dans l’au-delà un temps d’attente dans les flammes avant d’accéder à la vision béatifique. Le purgatoire existerait pour faire payer par le soldat du Christ la part maléfique d’une guerre cependant juste et sainte. À moins évidemment que le pauvre pécheur ait obtenu une indulgence plénière avant de passer de vie à trépas. En pareille condition, il ira directement au ciel même après avoir tué sans ménagement.
401 19.1.4. Le sens politique de la première croisade Aperçue aux dimensions de l’écoumène connu depuis l’Europe du XIe siècle, la configuration religieuse est symétrique. Deux schismes opèrent. Côté Islam, le schisme opposant les chiites aux sunnites est normalisé. Il entre dans les habitudes. Côté chrétienté, à l’inverse [18.4.1], le schisme opposant le patriarche byzantin au pape romain est mortifiant. C’est pourquoi Urbain II commence par vouloir réaliser le plan de Grégoire VII. Il entend sécuriser la trajectoire des pèlerinages jusqu’au Sépulcre de Jérusalem. Mais qui va profiter de l’intervention ? L’empereur byzantin ? Ou le pape qui entend attirer vers lui les chrétiens acquis au patriarche de Constantinople ? Les Grecs orthodoxes sont présents à Jérusalem. Ils y entretiennent la basilique ainsi que l’hôpital naguère financé par les marchands d’Amalfi. L’empereur et le patriarche rendent service aux pèlerins qui, de tous les lieux de la chrétienté, se rendent à Jérusalem pour y faire leurs dévotions. L’acteur byzantin est l’allié objectif du pape sous ce rapport précis. En conséquence, il va de soi que le pape se porte à la défense de Byzance contre les Turcs sitôt que ces derniers menacent la sécurité des chrétiens d’Asie Mineure et de Jérusalem. Est-ce à prévoir ? Le pape va diriger ses chrétiens contre les musulmans dans le but, non pas de permettre à Byzance de recouvrer l’Asie Mineure et Jérusalem, mais d’en prendre la place. De cette façon, le pape contrôlera le lieu de pèlerinage dans l’intérêt supérieur de la foi et d’une chrétienté orientale qui n’aura d’autre choix que s’en remettre à son autorité. La cible ci-devant repérée – les Turcs ou plus largement les musulmans à combattre pour la délivrance du Sépulcre – se superpose à la présente composée des Byzantins qu’il est temps d’affaiblir pour en finir avec le schisme d’Orient. À ces deux cibles s’en ajoutera une troisième. Le but de la croisade ordonnée par Urbain II a été autant sinon plus politique que religieux. Car le pape a voulu « rassembler Grecs et Latins dans une entreprise commune à résoudre le schisme. En d’autres termes, faire reconnaître aux Grecs et aux Églises orientales la primauté du Siège romain » (Demurger, p. 38). Impossible d’être plus clair ! La croisade d’Urbain II – la première d’une série – n’a pas eu comme seul objectif la sécurité des pèlerinages à Jérusalem. Les dévotions au Sépulcre ne sont pas entravées outre mesure quoi qu’il en soit. Le sens de cette croisade tient en priorité d’une condition prescrite par la réforme de Grégoire VII, à savoir la « direction unique et ferme » au sommet de la chrétienté. La première croisade a donc essentiellement procédé de la riposte du pouvoir théocratique romain au schisme orthodoxe de 1054. Elle a été menée par la théocratie d’Occident contre le césaropapisme d’Orient. Pour ne pas dire contre
402 le césaropapisme en général, dont celui déjà revendiqué par le Saint Empire germanique. Deux faits confirment cette avancée. Considérons la participation de Gênes à la construction d’une flotte. Avec les excédents de leurs revenus fonciers, les Génois construisent des bateaux qui vont attaquer les Sarrasins en Sardaigne ( 1016), en Tunisie (1087) et en Espagne (1092-1093). Le butin rapporté de ces expéditions de représailles alimente le commerce et permet d’armer de nouveaux navires. Gênes est ainsi prête à répondre à l’appel d’Urbain II en fournissant aux croisés l’aide de sa flotte (Balard 1968a, p. 545).
La citation renseigne sur l’intentionnalité belliqueuse a priori du pape. Un tel déploiement de forces – intégré à des activités de commerce et de finance – ne pouvait avoir pour seul but que tranquilliser des pèlerinages qui malgré tout continuaient de se dérouler. Par ailleurs, la mise en route de la première croisade est fixée à une date précise – 15 août 1096 – bien qu’en plusieurs localités distantes les unes des autres. Quatre armées doivent s’ébranler ce jour-là : depuis Clermont, Vézelay et Toulouse en France ( ! ) ; Brindisi en Italie. Une mobilisation autant éclatée spatialement et aussi parfaitement chronométrée indique le montage d’une organisation belle à force d’avoir été soignée. De nombreuses lettres ont circulé entre le pape et des légats de cités où seraient recrutés les pèlerins armés sous la conduite de chefs de guerre : Godefroi de Bouillon (Vézelay) ; Raymond de Saint-Gilles (Toulouse-Clermont) ; Robert de Flandre, Robert de Normandie, Étienne de Blois (Bruges-Lyon) ; Bohémond (Brindisi). Bohémond, prince normand de Tarente, est le fils de Robert Guiscard, maître de Naples après Bari [18.4.1]. Celui-là avait achevé, aux alentours de 1080, la conquête de l’Italie byzantine. Ce qui donna l’occasion aux Dalmatiens de déclarer leur indépendance. Indirectement, les Normands menacent de fermer l’Adriatique. Ils ont coupé le gradient Byzance à l’Ouest peu après que les Turcs Seldjoukides avaient fait de même à l’Est. L’apogée byzantin n’est que souvenir. La première croisade fut-elle française à l’état pur ? En une conjoncture où plusieurs nations étaient en voie de se former tout en se toisant les unes les autres, le fait d’une expédition réunissant des Français – encore appelés Francs – mais aussi des Italiens, des Lorrains et des Flamands, laisse présager moins une concertation d’acteurs d’emblée différents qu’une rivalité constitutive de cette diversité. L’extraordinaire logistique mise au point par Urbain II sera peut-être compromise ou encore détournée par une rivalité si l’on peut dire internationale et dont nous venons de supposer l’existence. Il y a eu pire ? La logistique a été
403 comme enlaidie par des redresseurs de torts. Sans attendre le signal de départ, des hordes se sont jetées dans l’aventure. Une croisade dite populaire a en effet doublé la principale ; l’officielle. D’une certaine manière, la première croisade fut double. D’où la distinction possible entre celle ordonnée par le pape – l’officielle – et une avant-première pour sa part instruite par un prédicateur indépendant ; la populaire. Les pèlerins de celle-ci seront anéantis par les Hongrois. Il y aura des survivants cependant massacrés par les Turcs au-delà du Bosphore (Richard, pp. 146-147). La croisade populaire n’a pas été spontanée. Son « but liminaire était de convertir les Juifs des villes rhénanes et, s’ils refusaient le baptême, de les exterminer » (Demurger, p. 43). Aussi qualifiée de missionnaire, cette croisade ne rapporte pas un incident banal. Elle ne s’est pas démarquée de l’autre à cause de la sociologie de ses agents. Elle a été définie à part, pour avoir été adressée ni aux musulmans ni aux Byzantins mais aux Juifs ; cette troisième cible. 19.1.5. Les Juifs de retour Les Juifs du Moyen Âge ont étendu leur Diaspora aux villes où devait être localisé le prêt d’argent à intérêt. En quel Moyen Âge étions-nous ? Nous entrions dans le classique. Ce Moyen Âge du XIe siècle en serait un de villes, ce phénomène corrélé à la propriété foncière immobilière et à l’argent créé à cette fin. Au reste, cet argent créé ou prêté a priori était depuis fort longtemps une affaire de Juifs. Ces derniers n’avaient pas eu accès à la propriété foncière depuis l’époque d’Hadrien. C’est pourquoi, entre autres raisons circonstancielles, ces mêmes Juifs n’auraient par la suite que la manipulation de l’argent créé et prêté pour trouver de quoi être utiles. Avec l’entrée dans le Moyen Âge classique, le trio ville-argent-Juifs redevint opérationnel. D’où la dramatisation sans précédent de la pratique du prêt d’argent à intérêt. Apparentée à une usure même quand le taux réclamé par le prêteur était raisonnable, cette pratique fut comme d’habitude jugée coupable a priori (Le Goff 1999, pp. 1265 et suiv.). Elle était par conséquent refusée aux chrétiens comme d’ailleurs aux musulmans qui pouvaient de moins en moins miser sur leur astuce de la double vente [16.4.3] pour la rendre acceptable. En ces circonstances où les deux religions monothéistes dominant le monde la condamnaient, la pratique du prêt d’argent a été laissée aux Juifs. Faute de pouvoir exercer les tâches ordinaires – cultiver la terre, porter les armes, etc. –, ces derniers « sont contraints de se livrer au commerce de l’argent. L’Église condamne le prêt à intérêt qu’elle qualifie d’usure. Au moment où se constituent les premières communautés urbaines, aux XIIe et XIIIe siècles, on ne peut pourtant éviter ces opérations financières » (Madaule 1968, p. 118). Ces « communautés » en émergence sont déjà le fait de bourgeois qui devront se compromettre dans le marché de l’argent. Heureusement que, pour eux, il y aura le purgatoire et l’indulgence !
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Sous la domination romaine antique, les Juifs avaient dû abandonner le contrôle politique de leur mobilité. Mais leur était restée une responsabilité religieuse. À présent, les Juifs sont toujours dépouillés de compétence politique mais ils sont menacés en plus de devoir renoncer à leur religion. C’est que la croisade populaire déchaînée contre eux a été – autant sinon plus que l’officielle – de conception théocratique. La croisade a ainsi été non seulement une guerre sainte mais de religion. Dès lors, les Juifs du Moyen Âge sont confrontés à cet antijudaïsme par lequel les chrétiens sont tentés depuis l’époque des Flaviens [10.3.2]. Bref, ce n’est plus la seule compétence politique des Juifs qui est attaquée. Ce sont aussi leurs croyances religieuses. Par conséquent, il ne leur restera rien en puissance : ni compétence politique, ni responsabilité religieuse, ni identité, ni même leur nom. Certes, les Juifs n’ont pas tous été soit exterminés soit baptisés. Mais la pression sur eux va s’amplifier, même si l’extermination n’en sera pas la seule issue en cas de non-conversion. La confiscation aura ses avantages. La situation présentement faite aux Juifs annonce une régression ; un retour à la violence sacrificielle. Par le fait que les Juifs seraient de retour ? La croisade populaire ne fut pas une opération libre, marginale et subversive au regard de celle ordonnée par Urbain II. Elle a été fonctionnelle. Le sale travail lui étant revenu, elle ne devait pas entacher l’intentionnalité pontificale qui eut pleine latitude à promouvoir l’objectif louable entre tous ; la délivrance du Sépulcre de Jérusalem. Les premiers massacres de Juifs en pays rhénan furent la conséquence du grand mouvement populaire qui, en 1096, entraîna des masses chrétiennes vers le Saint-Sépulcre. Il paraissait naturel que, comme préface à la délivrance du Saint Tombeau, on massacrât les Juifs, ces ennemis de Jésus-Christ.
La proposition, de Jacques Madaule (ibidem), illustre que la croisade populaire n’a fait qu’une avec celle ordonnée par le pape. Celle-ci, en revanche, ne s’arrêtera pas en chemin. Elle va atteindre sa destination ; Jérusalem. Fait significatif ? L’armée de Godefroi de Bouillon suit le même trajet que celui des aventuriers de l’avant-première ; via Ratisbonne, le Danube et la Bulgarie. Pour leur part : Raymond de Toulouse chemine par Milan, la Vénétie et la Dalmatie ; Robert de Flandre, Robert de Normandie, Étienne de Blois, mettent le cap sur Gênes et Rome puis de là vers l’Épire via la traversée d’Otrante ; le prince normand Bohémond accomplit la même traversée et rejoint la formation de Raymond de Toulouse en Macédoine. Les quatre armées font la jonction à Constantinople, d’où elles franchissent le Bosphore. Puis elles défient le sultanat Seldjoukide jusqu’à la Syrie.
405 Jérusalem est assiégée en 1099. Et elle sera conquise au terme d’un inqualifiable combat. Des carnages ont été gratuits. Des actes de cannibalisme ont été commis. Devant des fidèles ne demandant qu’à émigrer, les prédicateurs avaient diabolisé les musulmans dans le ton de la « littérature épique ». Alain Demurger évente les formules-chocs (pp. 45-46) : la « souillure » de la sainte cité « justifiait la violence purificatrice et le massacre de 1099 est devenu l’accomplissement de la guerre de Dieu ». Qui y a cru ? 19.1.6. Les États du Levant La croisade d’Urbain II ayant recherché la subordination de l’Église grecque orthodoxe au Siège romain, elle a échoué. Il suffit d’observer que le schisme d’Orient court toujours pour nous en convaincre. Le rapport de forces stimulé par la première croisade a confronté l’empereur byzantin aux chefs de guerre. Ces derniers devaient enlever des cités et des territoires aux Turcs. Mais c’était pour les remettre à l’empereur en échange de soutiens matériels que ce dernier enverrait aux croisés. Tel était le contrat, qui à peu de choses près n’a pas été honoré (Richard, p. 147). Les déboires essuyés par les chefs de guerre furent sur-le-champ compensés par la rétention de domaines qui auraient dû être restitués à Byzance. Trois États chrétiens dits du Levant ont vu le jour dans ces conditions : le comté d’Édesse en la partie continentale de la Syrie, fondé en 1098 par Robert de Flandre, Robert de Normandie, Étienne de Blois (Démurger, p. 18) ; la principauté d’Antioche fondée par Bohémond, également en 1098 ; le royaume de Jérusalem fondé par Godefroi de Bouillon en 1099. Nous observons que des Francs – et non pas des Français – ne sont pas seuls à profiter de ces acquisitions territoriales. À très court terme, en 1100 et jusqu’en 1118, le roi de Jérusalem sera un Baudouin originaire de Liège, en Lorraine. Et l’un des fondateurs d’Édesse est de Flandre, ce comté jaloux de son autonomie. Puis la principauté d’Antioche est fondée par un prince normand. L’initiative de la croisade à l’origine de ces États est venue d’une France en voie de formation. Cependant, ces États renvoient à des nationalités distinctes. Ces États sont chrétiens du point de vue de la religion mais plutôt latins que « francs » du point de vue identitaire ; celui-ci au demeurant significatif de rites opposables à ceux de l’Orient byzantin orthodoxe [17.4.4]. Le royaume de Jérusalem dispose d’un établissement portuaire ; Acre. Ce port ignore Saïda et concurrence Beyrouth. Il s’anime de convois qui amèneront des contingents de croisés par mer. Les prochaines croisades vont délaisser l’objectif territorial qu’est la grande péninsule d’Asie Mineure. Les croisés vont même confier le Sépulcre aux pèlerins. Mais les prochaines expéditions vont servir la cause de la souveraineté politique des États du Levant c’est-à-dire l’intérêt de chefs de guerre ; les chevaliers du Christ sans liens avec une
406 noblesse féodale [17.1.2] ni a fortiori avec un ordre équestre encore plus ancien [6.3.3]. La création des États latins du Levant a contrarié la volonté papale. Urbain II avait appelé à libérer Jérusalem « et non pas à créer des États » (p. 47). De même que la croisade populaire avait enlaidi la logistique d’Urbain II, la création des États du Levant viendrait dénaturer le dénouement de la croisade ordonnée par lui. Le problème aura été que l’objectif explicite de cette croisade officielle – la délivrance du Sépulcre et de Jérusalem – avait lui-même été dénaturé par celui – implicite – de la résolution du schisme d’Orient. Les chevaliers du Christ à la tête des nouveaux États – contrairement aux orthodoxes schismatiques de Byzance – n’ont rien enlevé au pape en fait de pouvoir spirituel et même culturel. Leurs domaines ont cependant composé une mosaïque d’États constitutifs d’une Terre sainte qui échapperait au contrôle de la papauté. 19.2. Le phénomène communal 19.2.1. L’évêque, le fou de l’échiquier ? Une dynastie forte – la macédonienne [tableau 16.1] – n’a pas survécu à l’envahissement turc de l’Asie Mineure au troisième quart du XIe siècle. Un usurpateur – Alexis Ier Comnène – profita de la tourmente pour « s’installer au Grand Palais » de Byzance. Au service de la caste et non pas du peuple, la prochaine dynastie des Comnènes (1081-1118) va réussir la reconquête presque complète du terrain perdu. Celle-ci prendra du temps, si bien que l’Empire va « conjurer pour un siècle le péril turc en Asie [Mineure] et en Europe » (Grosdidier, p. 719). Le pape n’aura pas été en mesure d’exploiter l’épreuve venant d’être infligée à l’Empire byzantin. Il s’est même retrouvé en situation de plus grande faiblesse qu’auparavant. Car l’Église orthodoxe – plus autarcique maintenant que son empereur doit cohabiter avec un sultan – n’a plus qu’à négocier à reculons la résolution du schisme. La chrétienté doit vivre avec son schisme, comme l’Islam vit avec le sien. Les Normands d’Italie ont participé à la croisade et leur prince Bohémond a été de la première expédition. Mais les Vénitiens avaient prêté leur « concours naval » à Alexis Comnène. Les Byzantins ont ainsi été en mesure d’intercepter la trajectoire normande en Adriatique au large de Brindisi. Sauf que ce fut au prix d’« énormes avantages » à consentir en faveur de Venise en échange de son aide. Grâce à des « privilèges commerciaux » octroyés en 1082, la cité des doges parvint à se pourvoir d’une « indépendance complète ». Côté Orient, Venise ouvre donc l’Adriatique à Byzance mais c’est elle qui profite au mieux de l’opération. Côté Occident, Venise est prudente. Elle évite de s’immiscer dans le conflit opposant le pape à l’empereur germanique sorti
407 perdant de la querelle des Investitures : « les Vénitiens veillent à maintenir ouvertes les routes de l’Adige vers le col du Brenner et celles du Pô vers Pavie. Ainsi, vers 1100, Venise a consolidé ses positions commerciales en même temps que son indépendance, aux confins de l’Orient et de l’Occident » (Thiriet, p. 682). Venise est partie pour devenir le massif urbain le plus puissant de la Méditerranée. Elle tient déjà la côte est de l’Adriatique jusqu’au détroit d’Otrante via Dubrovnik. La papauté a été incapable de se rallier Venise. Pour cette raison probablement, Urbain II attend de Gênes qu’elle reconfigure à sa manière et avec lui le contrat politique général. Mais cette cité réagit en s’imposant à elle-même un accord : « la Compagna, association jurée de tous les habitants […]. De la Compagna naît la Commune où [des] consuls exercent l’autorité qu’exerçait jadis l’évêque » (Balard, p. 545). Doit-on retenir que les marchands génois – des bourgeois – tiennent tête à l’évêque après lui avoir obéi ? Si oui, il convient d’envisager que les bourgeois et l’évêque n’ont plus qu’à s’accorder pour faire collusion contre un tiers ; les seigneurs que nous n’oublions pas et, à terme, le pape. La collectivité communale est urbaine, rapportée à un territoire aux dimensions de l’agglomération et placée sous administration municipale. L’appellation donne surtout l’échelle de l’établissement concerné, tout en dévoilant l’indépendance de la dite administration vis-à-vis la noblesse féodale. La Commune ajoute ainsi à la menace contre le pouvoir pontifical par le fait qu’elle introduit une brèche dans le système féodal. Son enjeu économique n’est pas la rente mais le profit commercial y compris l’intérêt sur prêt d’argent. Plus étroitement, la bourgeoisie communale en une ville, voire en une unité de voisinage (quartier, arrondissement ou rione), est « composée surtout d’artisans et de petits commerçants » (Krautheimer, p. 405). Bien qu’en rupture avec les seigneurs et le pape, cette bourgeoisie n’est pas l’adversaire de la hiérarchie ecclésiastique en général. Elle saura même s’allier l’évêque de la cathédrale urbaine contre des seigneurs d’abbayes retranchés en des bourgs. L’évêque étant vassalisé par l’empereur et les monarques, il échappe à la suzeraineté pontificale. Ce qui lui permet d’être allié aussi bien des rois que des bourgeois. Il suffira dès lors qu’un évêque en particulier joue la monarchie contre la bourgeoisie pour que la contestation de la part de celle-ci se réclame de la réforme grégorienne (Balard 1968b, p. 244). En cas de tel revirement, l’évêque doit s’en remettre au pape théocrate – parole de bourgeois – et le roi sera généreux envers on sait qui. La bourgeoisie apprend de cette façon à marchander avec les monarchies nationales – les rois capétiens par exemple – en vue de décrocher des avantages corporatifs et fiscaux ; abolition de taxes d’entrée et de circulation de marchandises, liberté de franchises, etc.
408 La bourgeoisie ascendante puis nationale sait s’allier à un acteur contre un autre pour ensuite monter celui-ci contre celui-là. À présent, elle est avec l’évêque contre les seigneurs abbés (et le pape) afin de s’affirmer face à la monarchie. Mais elle ne tardera pas à s’allier le roi contre l’évêque sitôt que celui-ci aura gagné avec sa collaboration contre les seigneurs. Au fil de cette complexification du rapport de forces, les villes surclassent les bourgs abbatiaux. La Commune est une association de bourgeois ou, mieux : toute collectivité communale est d’une ville mais toute bourgeoisie en chaque ville ne devient pas communale. Pour ce qui est de la ville alors typique, retenons en gros qu’elle est pourvue d’une cathédrale sans tombeaux puis encerclée d’un collier de basiliques cémétériales débordées ou non par des bourgs. Nous avons reconstitué cette sorte d’organisation spatiale lors de l’analyse de la morphogenèse romaine au siècle de Constantin [13.1.2]. La cathédrale fut implantée au Latran puis les cimetières de banlieue ont perdu en extension pour être surmontés, en chaque unité de voisinage appropriée, de basiliques martyriales. Cette organisation serait mieux réalisée dans le royaume de France, notamment à Paris où la cathédrale en l’Île de la Cité aura plus de magnificence que les basiliques abbatiales du collier (Desmarais, pp. 167-210). Mieux qu’à Rome où la cathédrale fut excentrée puis en compétition avec des églises martyriales jusqu’aux abords du Forum, la cathédrale de Paris va polariser la Cité – une ville – versus des bourgs. La morphogenèse urbaine en France se trouve à exemplifier les transformations des valeurs et des interactions sociales en voie de se répandre aux dimensions de l’Europe du Moyen Âge classique. Les villes-cathédrales n’y sont pas étrangères au retour, ci-dessus évoqué, à la violence sacrificielle. Ces villes ont retiré la mort des espaces de la vie urbaine, s’harmonisant ainsi avec le mensonge de la violence victimaire en vertu duquel les lieux d’inhumation sont retenus au dehors de ces espaces. Le souvenir du culte des martyrs est gardé mais en ces lieux à la fois peu distants et qualitativement distincts que sont les bourgs abbatiaux. L’évêque prépare la chrétienté à constater son alliance avec une bourgeoisie en voie de prendre ce qu’elle n’avait pas ; du pouvoir. Cette bourgeoisie est urbaine. Elle apprend les comportements chevaleresques tout en étant astreinte à se compromettre dans le marché de l’argent. D’où la rivalité avec les Juifs jusqu’alors spécialistes en la matière et avec lesquels il faudra disputer une place non seulement dans la division du travail mais dans la catégorisation spatiale. Les bourgeois y seront les natifs tandis que les Juifs n’y seront toujours que des étrangers.
409 19.2.2. Rome ville communale Les associations et corporations qui à présent cautionnent le phénomène communal ne sont pas inédites. Nous avons noté que dans la Rome d’Aurélien, cela dès le IIIe siècle, des associations de type professionnel se portèrent à la défense d’intérêts privés pour l’attribution de lots cémétériaux. Des équipes de maçons, de charpentiers, etc., ainsi que des associations de bateliers, d’agriculteurs, de copistes, etc., se sont manifestées [12.3.1]. Sous le règne de Dioclétien – vers la fin du même siècle et alors que le système esclavagiste commençait à se rider –, les associations professionnelles ont été transformées en corporations auxquelles les travailleurs des divers secteurs d’activités étaient tenus de s’inscrire [12.3.2]. Ces corporations ont en l’occurrence évolué en un tiers-ordre pour l’accueil de guildes d’artisans. Le phénomène communal à présent examiné dénoterait une sorte de réveil. « Dès la fin du Xe et le début du XIe siècle », à Rome et vraisemblablement dans l’ensemble de l’Italie, « les artisans renforcent leur position en s’organisant en scholæ ou guildes. Il se constitue ainsi une classe de citoyens qui revendiquent un pouvoir politique. […] ce sont eux qui préparèrent la révolution de 1143 » (Krautheimer, p. 403). La convergence est lisible entre : les bourgeois, notamment les « armateurs et les marchands » sans doute plus puissants que les artisans (cordonniers, tailleurs, etc.) ; le « pouvoir politique » de ces bourgeois au reste méritoire d’un « rôle économique important » ; enfin l’alliance-collusion de ces bourgeois avec les « petits vassaux contre les grands propriétaires fonciers » c’est-à-dire contre le système féodal. Mentionnée au fil de la citation, la révolution de 1143 – prémonitoire comme nous allons bientôt vérifier – a imposé la Commune à Rome. Le peuple, « aidé de la petite noblesse, s’est emparé du Capitole, il s’est donné un Sénat » (Pressouyre, XVIc). Comme celui de Gênes s’était donné des « consuls », rappelons. « Tous les nobles sont expulsés » et de « splendides palais » sont pillés. L’assemblée sénatoriale occupe les locaux à l’abandon du Tabularium. Improvisée mais viable, l’assemblée haute réunit 56 membres recrutés parmi les citoyens. La plus haute charge y est confiée à un patricius. Il est exigé du pape qu’il renonce à son pouvoir temporel au crédit de ce notable. Le pape refuse et fait aussitôt appel au « roi d’Allemagne ». Il compte en plus sur l’appui de « grands féodaux » et du roi normand de Sicile – qui vient de prendre le duché de Naples – pour « donner l’assaut au Capitole » (Krautheimer, p. 397). Cet assaut n’aura pas lieu. La Commune et la papauté vont négocier. Si dans l’Antiquité il n’y eut d’empereur qu’à Rome, si à présent il n’y a de pape qu’à Rome, on ne peut en dire autant de l’acteur bourgeois. Celui-ci prend du pouvoir à Rome – et au Capitole qu’il confie à un Sénat –, mais il est d’une classe et non pas l’incarnation d’une institution ancrée là et pas ailleurs.
410 L’on s’aperçoit que, au fil de la transformation de l’établissement local et de son administration, la terminologie s’adapte. La notion de bourg est en voie de nuancer celle de ville. Le bourg est le voisinage plutôt concentrationnaire et défensif tandis que la ville est l’agglomération incluant une ancienne cité transformée en pôle de rassemblement. En lien avec le bourg, la ville médiévale s’oppose à la campagne en tant que pays. Pour leur part, les gens de la ville et de la campagne sont désormais des bourgeois et des paysans. Le premier magistrat municipal en certaines régions du Nord sera le bourgmestre ; le maire du bourg comme avait été au palais certain maire de l’époque mérovingienne.
N VENISE GÊNES
Bologne
Pise
Sienne
F
(A) ROME
(B)
Graphique 19.1 e La sélection du site Florence comme éventuelle place financière ( XII s) Les ordres de grandeur sont signalés dans le texte. À droite du trait pointillé = États pontificaux. À gauche du même trait = royaume d’Italie dépendant du Saint Empire. F = Florence
19.2.3. Une ébauche de réseau urbain en Italie du Nord Confrontée au phénomène communal, Rome doit non plus dominer un réseau mais en faire partie. Et dès lors quels sont les autres pôles avec lesquels Rome pourrait actuellement composer un tel réseau ? Nous pensons évidemment à Gênes et Venise, qui chacune rivalise avec les deux autres tout en occupant le sommet d’un triangle apparemment significatif d’une solidarité structurelle sous-jacente aux rivalités (graphique 19.1). La Rome des papes accumule des rentes et redevances (décime, dîme et autres taxes). Les rentes proprement dites sont extraites de valorisations positionnelles transnationales à la faveur, notamment, de l’imminente imposition du célibat aux clercs. Pour sa part, Gênes a financé la flotte de la croisade à même des profits tirés d’un commerce à concevoir comme bourgeois. Et Venise –
411 reconnue république aristocratique l’année même où la Commune prend Rome (1143) – devient comme la plaque tournante d’un commerce international. Plus rien ne transparaît de l’organisation impériale de l’Antiquité. L’organisation actuelle des occupations de surface ne retient plus rien de la structure des positions engendrée par l’expansionnisme polarisant continu de la Rome de l’Antiquité. La ville sans la majuscule fait partie d’un réseau sans pour autant dominer celui-ci. Le triangle illustré sur le graphique 19.1 est isocèle. Les côtés NNW-SSE – Gênes-Rome – et nord-sud – Venise-Rome – sont chacun d’une longueur d’environ 450 km. Le côté WSW-ENE – Gênes-Venise – est pour sa part d’une longueur d’environ 350 km. À l’intérieur de ce triangle, en A, sont localisés les pôles seconds Pise, Sienne et Bologne. Pise sera d’une arrière-croisade avec Gênes et Venise. Sienne sera la première place financière à intéresser le pape. Bologne sera la ville de la première université médiévale européenne. Le centre du triangle demeure ainsi virtuel. Il ne s’y trouve pas encore de place urbaine en état d’échanger avec les trois pôles majeurs aux sommets du triangle. Essayons quand même de prévoir quel castrum ou cité, en ces parages, pourrait tenir tête aux trois pôles excentrés que sont Rome, Venise et Gênes. En la section B du graphique, nous insérons à cette fin trois doubles flèches à l’intérieur du triangle et si bien que chacune soit d’une longueur d’environ 225 km. Nous voyons en creux – à la convergence des trois doubles flèches – la position de Florence qui, dans deux siècles environ, accédera à l’autonomie communale (La Roncière 1968a, pp. 49-50). Pourquoi le délai ? Parce que la cité de l’Arno est trop minuscule pour s’immiscer dans les rivalités confrontant les trois pôles majeurs ? Ou parce que ces pôles rivaliseraient justement entre eux pour la disposition de ce site exceptionnel ? Le pôle Florence accueillera, effectivement, la première place financière d’Italie qui, de surcroît, saura capturer Pise et Sienne en une aire d’influence nommée Toscane. En plus d’être à peu près à égale distance des pôles majeurs, Florence sera à la frontière entre les domaines des États pontificaux et du Saint Empire. Son site ponctue d’avance une discontinuité de conflit.
20. Rome féodale 20.1. Bologne 20.1.1. Révolution pontificale Deux événements ont accompagné l’institution de la Commune dans l’Italie du Moyen Âge classique. À Bologne et aux alentours de l’an 1140, une vaste compilation – le Décret de Gratien – récapitulait les sources du droit [Thesaurus]1. Ont été réunis des « milliers de textes » relevant aussi bien du Nouveau Testament que de conclusions conciliaires. Ce Décret a jeté les bases du droit canonique de l’« Église latine […] jusqu’en 1917 » (De Naurois 1968, p. 881). Au troisième quart du XIIe siècle, une autre volumineuse compilation était revisitée. C’était le Code Justinien, cette grosse part de l’œuvre législative impériale qui, au VIe siècle, avait mis l’esprit du droit romain antique au service d’un christianisme absorbé par le principe politique [14.4.2]. Rapiécée et recopiée autant que faire se put, la documentation justinienne fut déposée dans la bibliothèque d’une école épiscopale qui deviendrait le temple du Droit. Nous avons proposé que la référence aux institutions ait généralement relégué le processus identitaire en lien avec la culture profonde. Nous en avons repéré les deux vecteurs ; le corpus juridique et la puissance militaire [3.3.2]. Lesquels évoluent en sens inverse ; le droit va de l’avant quand l’armée est en retrait et vice versa. Nous sommes à présent confrontés à cette sorte de changement. La croisade belliqueuse et militarisée d’Urbain II ayant échoué, il irait de soi – même si nous n’en avons pas fini avec les croisades – que la conduite des interactions conflictuelles fît à nouveau confiance au droit. D’où la rédaction du Décret et le retour au Code. Le droit civil a été plus souvent qu’autrement séparé du principe religieux dans le cadre de la civilisation et du christianisme romains. Car, « au contraire du Coran et de la Torah dans lesquels droit et théologie sont intriqués dans la substance du Texte, les évangiles sont laconiques pour ce qui concerne le droit » (De Dominicis). La récente compilation du moine Gratien a donné suite. En devant s’en instruire, l’acteur religieux laissera le droit séculier ou civil à l’acteur laïc. Le droit canonique issu du Décret est ainsi adressé au clergé responsable des questions religieuses et théologiques, tandis que le droit civil issu du Code est adressé à un laïcat responsable des affaires profanes. Il va de soi, cependant, que
1 Le moine bolognais est l’homonyme de l’empereur qui partagea l’Occident avec Valentinien II au troisième quart du IVe s.
414 le droit civil – même si relativement autonome – ne doit pas entrer en contradiction avec le canonique. La parution du Décret de Gratien et la restitution du Code Justinien ont déclenché la deuxième renaissance de la romanité antique, comme l’appelle Georges Duby (1986, pp. 205 et suiv.). Nous rapportons cette « deuxième » aux réformes récemment mentionnées ; la clunisienne et surtout la grégorienne qui – à l’adresse d’un clergé désormais astreint au célibat – aurait constitué celui-ci en cette « classe transnationale » dont parle Harold Berman [18.4.2]. Nous proposons par ailleurs de corréler les deux réformes – monastique et papale – au phénomène révolution. Comme au temps des Gracques, nous serions en présence d’un saut qualitatif mettant fin à des réformes pour le compte d’une cassure révolutionnaire. Au reste, cette cassure serait plurielle. Nous serions les témoins de plusieurs révolutions au tournant du XIIe-XIIIe siècles. La première – la communale de 1143 – semble avoir fait mal à la papauté ou – soyons moins obliques – à sa théocratie. Mais l’autre révolution n’en serait pas moins pontificale. De quoi il retourne ? Les chrétiens avaient projeté le salut dans l’au-delà de la mort. Mais ils croyaient qu’aux alentours de l’an mil surviendraient l’Apocalypse du Nouveau Testament et la Parousie. Les fidèles avaient accepté les privations, les labeurs pénibles, comme autant d’acomptes sur le mérite du salut promis dans l’au-delà de ce monde. Il avait toutefois été entendu que cet au-delà deviendrait réalité sitôt passé l’an mil. Or l’Histoire suivit son cours, tant et si bien que les événements prophétisés n’eurent pas lieu. Nous étions confrontés à un « non-événement », qui fit mentir les interprétations autant « allégoriques » que « littérales » de la révélation millénariste (Nemo, pp. 45 et suiv.). Mais cette révélation ne fut pas remise en cause, pour seulement être soumise à une ré-« interprétation ». Il ne suffirait plus de simplement attendre que soit mis fin à notre monde en souffrance pour être délivré du mal. Il conviendrait, plutôt, de rendre un tel monde digne du retour du Christ, en le transformant. Le moment – révolutionnaire – était venu de rapatrier sur terre ce qui avait été la traditionnelle économie du salut chrétien. Investir maintenant mais pour récolter non seulement après la mort mais même avant. Cette économie donnerait la permission de transformer le monde matériel afin de le rendre meilleur au regard de l’eschatologie repensée. 20.1.2. L’université La restitution du Code Justinien fut à l’origine de la vocation universitaire qui allait faire la renommée de Bologne. L’engouement suscité par cette jurisprudence alimenta l’enseignement du droit indispensable à la fondation univer-
415 sitaire : « à côté de la philosophie, de la théologie, de la médecine, le droit suscite la transformation des écoles épiscopales en universités » (Gaudemet). L’université d’Occident n’est cependant pas apparue au terme d’une mutation spontanée. Celle de Bologne – l’une des premières d’Europe sinon « la plus ancienne » – aurait été fondée « vers 1080 » à la demande expresse de Grégoire VII (Nemo). L’institution universitaire européenne ou occidentale en général eut ainsi son modèle, lequel serait pontifical d’emblée. Si l’école de la chrétienté médiévale fut épiscopale, l’université serait pontificale. Pour exister au bas Moyen Âge en lequel nous entrons (XIIIe s →), chaque université devrait – comme à Bologne – introduire l’étude du droit dans son cursus. Les écoles épiscopales avaient groupé chacune trois facultés ; de théologie, de philosophie et de médecine. Il aurait suffi que s’ajoutât une faculté de droit pour que l’école bénéficiaire devînt une université pontificale. Les juristes et les théologiens ont en l’occurrence fait parler d’eux en fonction de leur compétence professionnelle à divulguer de tels savoirs. Le XIIe siècle voit l’avènement de « corps sociaux de juristes et de théologiens » (De Dominicis, p. 6, citant Legendre). L’enseignement du droit a prospéré dans la mesure où les maîtres ont pu développer une science sous l’aile de la pratique juridique. Cela convenu, l’Église dépositaire de la science du divin ne pouvait pas censurer celle élaborée pour le droit. D’où une exigence de liberté académique. Dans la mesure où cette liberté a procédé d’une séparation entre droits civil et canonique, elle a plongé ses racines dans la lointaine Antiquité. La liberté était alors au service d’une science réclamée par les plaideurs qui en avaient besoin pour intervenir dans les débats judiciaires. Le libre enseignement instauré à Bologne au bas Moyen Âge n’était donc pas entièrement inédit. Ainsi approchée, la liberté académique a profité et au droit et à la science (Le Goff 1985a, p. 123). Il demeure que la science est réapparue au bas Moyen Âge comme un sous-produit du droit. Elle ne pourrait pas prétendre à l’autonomie, par conséquent. À supposer, cependant, que la science évolue effectivement vers l’autonomie – une liberté n’ayant d’autre intérêt que le sien [4.3.2] – , il faudra sévir. La liberté académique protège la science, à moins que celle-ci soit prétendument désintéressée et ne devienne ainsi – au regard du droit canonique que doit servir le droit civil – une ivraie à brûler le moment venu. Dans l’université médiévale, la liberté académique est un pouvoir-faire en matière d’enseignement. Elle définit la capacité d’assumer une tâche prévue dans la nouvelle division bourgeoise du travail rémunéré. Le Goff insiste sur cet aspect. La liberté académique de l’universitaire médiéval a relevé du privilège corporatif. Le recours à l’examen est promu en ce sens (Desmarais, p. 186). L’appartenance à une classe sociale ou à une famille de haut rang ne suffit plus à la
416 reconnaissance d’une fonction pédagogique, comme c’était la norme dans les écoles monastiques ou épiscopales. L’intellectuel doit avoir passé des examens pour être habilité. Sous un tel angle, l’institution universitaire de l’Europe médiévale n’a pas de précédent connu. Saint Augustin en avait été le précurseur, puisqu’il respecta le potentiel de la dispute et qu’il était salarié comme donneur de leçons. Mais l’enseignant universitaire avait désormais la responsabilité professionnelle d’une connaissance orientée. L’accomplissement de la tâche enseignante n’est enfin possible que dans la mesure où le travailleur intellectuel – cet « intellectuel critique » selon Le Goff (1985b, II) – a la possibilité de se faire entendre en cas d’objection. Sa science a droit à la critique. 20.2. La couronne de France et le foyer économique italien 20.2.1. Une course aux armements ? À l’époque des premières fondations universitaires européennes, le droit s’avéra plus efficace que la langue latine pour faire renaître la romanité antique. Incidemment, la « doctrine politique » était recyclée par les « juristes romains » qui dès lors ont fourni « arguments et modèles aux conseillers des princes ». Ce fut ainsi qu’un roi-empereur – Frédéric Ier de Barberousse (1155-1190) – prétendit à la renaissance ( ! ) de la règle du droit romain édictant qu’« on ne peut prescrire contre le prince ». Dans un premier temps, les Capétiens ont redouté la montée du droit romain ré-usiné pour l’occasion. Car, de la règle invoquée par Frédéric aurait pu être déduite une dépendance du jeune royaume de France au Saint Empire. Mais cette règle, selon la même source et dans un second temps, justifia la maxime voulant que le « roi [soit] empereur en son royaume ». « Indépendance par conséquent vis-à-vis des souverains germaniques ; égale autorité des princes qui font valoir l’adage, en prenant pour référence une fois encore Rome » (Gaudemet, p. 67). La deuxième renaissance ne fit pas tant revivre l’Empire centralisateur aux dimensions de l’Europe qu’elle suscita une mimesis accordant à chaque royaume viable la vocation de devenir un Empire à sa façon. Sorti indemne de la mutation, l’Empire germanique n’a toutefois pas couvert l’étendue continentale. Il a été tenu de partager celle-ci avec des royaumes en quête d’impérialisme même si bloqués dans cette aspiration. Les royaumes ne sont plus seulement des régions culturelles améliorées [12.1.4]. On commence à les appeler des couronnes. « Le terme de couronne, de plus en plus usité, reflète la croyance en une idée et une réalité monarchique transcendant la personne du roi. Celui-ci devient "empereur en son royaume" » (Le Goff 1968b, pp. 900-901). C’est assez juste, au point que le roi incarnant sa
417 couronne pourra se placer au-dessus des lois ! Plus trivialement, la couronne de France va signifier un principe politique se voulant tellement grand que le royaume réel paraîtra trop petit. Derrière ces distinctions un peu éclatées, comment ne pas discerner l’intérêt agissant de l’Église ? La papauté veut l’Empire pour la sauvegarde de ses institutions et la stabilité de sa géographie. Mais elle redoute le pouvoir de cet Empire dans la mesure où le gouvernement associé s’applique à l’espace du continent qu’elle prétend rallier in extenso. Dès lors, il y va de l’intérêt de l’Église qu’elle soit universelle : et que le Saint Empire pourtant à sa mesure prenne la dimension d’un établissement certes vaste mais en compétition avec des couronnes insatiables. Même si elle a échoué, la croisade ordonnée par Urbain II n’en fut pas moins la première d’une série d’au moins huit. Les trois prochaines – 1147-1204 – ne viseront plus la résolution du schisme d’Orient. Elles vont plutôt prétendre à la stabilité des États chrétiens du Levant. Sitôt terminée la première croisade, « des contingents venus par mer – Génois, Pisans, Vénitiens, Norvégiens – arrivèrent sans encombres et aidèrent ceux des croisés qui s’étaient fixés en Terre sainte à occuper les villes de la côte » (Richard, pp. 147-148). Aux itinéraires multiples, ces expéditions d’arrière-croisade ont accosté au nouveau port de Jérusalem ; Acre. Pour le gouvernement des États du Levant, des ordres religieux-militaires sont initiés par des chefs de guerre ou ces chevaliers dont il a été question il y a peu [19.1.6]. Le premier de ces ordres à voir le jour est celui des Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem. Son siège administratif est intégré à l’hôpital naguère financé par les commerçants d’Amalfi. En 1120 est fondé – à Jérusalem également – « le premier ordre religieuxmilitaire médiéval, l’ordre du Temple » (Demurger 2002, p. 11). Cet ordre ne fait pas disparaître celui des Hospitaliers, même s’il en a été le rejeton. L’Église reconnaît la légitimité de ses chevaliers – les Templiers – au début de 1129 (2005, p. 29). Les Templiers déclarent vouloir à la fois défendre les pèlerins « sur les routes » et protéger la « Terre » ; les États latins. Si l’action des Templiers vise la protection de la Terre sainte, les pèlerinages en celle-ci sont sécurisés et dès lors à quoi bon cette protection ? L’ordre du Temple sera sanctionné par le pape en 1129. Les chevaliers auront été seigneurs de guerre avant d’avoir été serviteurs de l’Église et du pape. Nous laissons maintenant derrière nous – quittes à y revenir – la guerre en général et la première croisade en particulier. Car le moment convient pour nous d’interpréter un peu plus l’arrière-croisade ci-dessus évoquée. Moins guerrière et plus militaire au sens où elle a conforté des occupations post-conquête, cette
418 arrière a réalisé – pendant les premières années du XIIe siècle – des déplacements maritimes convergeant sur le port d’Acre. Ces déplacements sont partis de Venise, Gênes, Marseille, Londres. Ils ont requis des constructions navales onéreuses. La mise en branle simultanée de contingents non seulement génois mais pisans, vénitiens, norvégiens, etc., a de ce fait réalisé une phase militaire distincte de la croisade et caractérisée par quoi ? Par une course aux armements. Une telle course, d’après Moriconi, est normalement annonciatrice de crise économique que relaie une phase financière [11.3.4]. Dès lors, l’enrichissement ne vient plus de rentes ni de plus-values mais d’intérêts sur prêts d’argent. Le changement, dans le présent cas, a duré le temps d’une génération ; entre 1080 et e 1120 environ. Le XII siècle débuta dans un écho de spéculations. 20.2.2 Les premiers banquiers d’Italie du Nord À l’époque de César, Reims avait ponctué une route méridienne allant de régions septentrionales au tronçon moyen du corridor de la Saône. Ces régions
du Nord sont devenues la Lorraine (~ Wallonie) et la Flandre ; à savoir un comté de la Francie de l’Ouest au Xe siècle [17.4.1] et depuis lors en quête d’autonomie [19.1.6]. Cette Flandre si l’on peut dire française échange actuellement avec Londres et Cologne. Bruges en est le berceau. Pour sa part, Reims est devenue la ville-cathédrale où seront sacrés bien des rois de France. Elle polarise les foires de Champagne. C’est en de telles places commerçantes qu’ont pu être levées les incertitudes quant aux évaluations monétaires. La nécessité s’est imposée, écrit Le Goff, d’avoir recours à des monnayeurs qui aménagent le Pont-au-Change à Paris et fréquentent les foires non seulement de Champagne mais de Saint-Denis tout près de Paris. La future France est loin d’être seule concernée par les récentes tribulations financières. En effet, « l’Italie du Nord devient le plus puissant foyer économique de l’Occident » (Balard, p. 244). Au reste, des « privilèges commerciaux » avaient été obtenus par Venise en 1082 [19.2.1] ; lesquels ont par la suite permis à l’Italie de profiter d’échanges avec le Proche-Orient. Ce qui devait s’ensuivre s’ensuivit. La rivalité a monté entre les villes du réseau Venise-Gênes-Rome. Les valeurs se sont accumulées dans Venise qui avait eu la chance de vampiriser Byzance. Mais les autres villes du réseau n’ont pu s’empêcher d’envier la ville des doges. En particulier, Gênes avait les moyens d’espérer mieux faire. Pour ce qui est de la Rome du XIIe siècle, Krautheimer mentionne « l’importance croissante et sans doute rapide des activités bancaires. Il fallait des changeurs pour les devises apportées par les pèlerins étrangers. Mais surtout les
419 banquiers devaient financer le trafic commercial » (p. 406. Nous soulignons). Les destinataires de tels services inédits étaient les bourgeois. Les grands propriétaires n’étaient pas mis hors-jeu, puisqu’ils « avaient également besoin de numéraire ». Certains seigneurs sont devenus bourgeois à leur corps défendant. La formation sociale se complexifie. Les bourgeois se réclament de nations, avons-nous proposé. Nous pourrions dire la même chose des seigneurs propriétaires fonciers, mais pas des seigneurs de guerre que sont les chevaliers. Ces derniers forment un acteur international. Les Templiers sont déjà de plusieurs villes en France et en Espagne. Les seigneurs de la chevalerie apparaissent – aux yeux des bourgeois et des seigneurs natifs – comme étant des étrangers. Quant à l’Église, ajoute Krautheimer, elle « était sans cesse contrainte de recourir aux services des banquiers ». Même si mieux garanties depuis que les clercs-vassaux étaient astreints au célibat, les rentes ne suffisaient plus aux obligations de la papauté. Les commanditaires ont fait plus que leur part. Les Pierleoni ont été disponibles de pères en fils. S’y sont ralliées d’autres familles pas toujours loyales mais plus puissantes, par exemple ; les Frangipani sur le point de contrôler les glorieuses ruines entre le Champ de Mars et le Latran. Les subsides fournis sur une base personnelle demeuraient cependant insuffisants à force d’être peu sûrs. Il faudrait en plus des « fonds réguliers » et faire transférer à Rome les « deniers de Saint-Pierre » (pp. 406-407). Le moment n’est pas loin où le destin de Rome va dépendre de ses consœurs italiennes du Nord, y compris Florence qui prend sa place au centre du réseau de villes en l’occurrence formé [19.2.3]. Sienne est dans la course. 20.2.3. Notre-Dame de Paris Relativement au financement de la croisade, un trésor de guerre a été institué. Y seraient versés des impôts et aumônes incluant des engagements de terre (Demurger 2006, pp 119-125). En retour, les donateurs seraient récompensés moyennant allocations d’indulgences (Richard, p. 150). D’une part, les terres engagées étaient grevées d’hypothèques dont les intérêts sur remboursement iraient au trésor. D’autre part, les donateurs étaient les familles qui, en plus de fournir des combattants à Dieu, étaient de la bourgeoisie seule capable de détenir des droits sur les engagements indiqués. Les Juifs perdirent aussitôt l’exclusivité des intérêts escomptés de la valorisation financière. Car les bourgeois admissibles aux indulgences partageraient avec eux la responsabilité du commerce de l’argent. Les activités de change furent confiées aux Lombards. Le péché d’usure ne méritait plus l’enfer éternel mais un purgatoire au temps mesurable et même susceptible d’être écourté voire aboli par le prélat indulgent [19.1.3]. L’argent des intérêts n’a plus à être confisqué comme aux dépens des
420 Juifs. Il est donné de bonne grâce par le chrétien catholique anxieux de brûler le moins longtemps possible après sa mort. Au plan international, ce sont les Templiers qui financent la croisade, par exemple quand il s’agit de défendre leurs établissements chrétiens du Levant déjà attaqués par les Turcs et même conquis à l’occasion. La deuxième croisade (1147-1149) a été en ce sens « provoquée par la chute d’Édesse » en 1144. Elle fut prêchée par le premier abbé de l’ordre des cisterciens – Bernard de Clairvaux – puis commanditée par un roi capétien – Louis VII – et le premier empereur germanique de la dynastie des Hohenstaufen ; Conrad III. Les Templiers vont prendre position en des établissements urbains qu’ils influenceront à terme. L’ordre y acquiert des propriétés. Une abbaye du Temple est implantée à Paris, alors que le roi Louis VII (1137-1180) procède à la réservation d’un corridor foncier pour la desserte du marché des Champeaux. Le site de ce marché est en rive droite de la Seine et tout contre les positions à venir du Palais de la Cité et du Louvre. Le roi capétien transige avec les Templiers dans les circonstances (Desmarais, pp. 174-175 ; Willesme 1985, p. 140). Le marché des Champeaux deviendra celui des Halles centrales, pour le contrôle des échanges commerciaux par les bourgeois de Paris. L’intervention du roi dans l’appropriation de ce site, qui a réalisé un conflit d’appropriation avec l’abbaye du Temple, illustre la reconfiguration des rapports de forces ; des bourgeois avec le monarque contre les seigneurs y compris les chevaliers du Temple. Les bourgeois ont par ailleurs réussi leur ascension après s’être alliés à des évêques qui seront habilités, eux aussi, à octroyer des indulgences. Relativement autonome dans son rapport à la papauté, l’évêque de Paris recueille des sommes provenant d’intérêts sur prêts d’argent par le biais de legs testamentaires (Kraus 1991 ; Desmarais, p. 207). C’est de circonstance et surtout significatif du fait que l’évêque a enfin le pouvoir d’être, lui aussi et à la lettre, indulgent. Ce prélat en retour magnifie la place urbaine de ses bienfaiteurs moyennant l’édification de l’œuvre architecturale la plus innovante à l’époque ; la cathédrale gothique. Le chantier Notre-Dame de Paris est ouvert en 1163. 20.2.4. Le style gothique L’innovation de l’architecture gothique – de la cathédrale gothique – a donné lieu à nombre d’interprétations : certaine voulant que cette cathédrale exprimât un mouvement intellectuel propre à l’époque (Panofsky 1967) ; une autre proposant que l’œuvre d’art rendît hommage à une théologie de la Lumière divine (Duby 1976). Le style gothique – avec ses croisées d’ogives et arcs-boutants – a modélisé des formes architecturales nettement distribuées dans l’étendue géographique. Même si les premiers spécimens ont été repérés en Angleterre et en Italie du Nord (Erlande-Brandenburg 1968, p. 812), la diffusion spatiale de ce style mor-
421 phodynamique – du moins dans le champ de l’architecture – est partie du royaume de France (Kimpel et Suckale 1992). Les cathédrales gothiques seront nombreuses dans un rayon de 200 km autour de Paris (Chartres, Sens, Reims, etc.). Elles seront éparpillées en Allemagne (Cologne, → Prague) et en Espagne (Burgos, Tolède). Elles seront exceptionnelles au sud des Alpes (Milan). Rome a été plus que réservée. Pendant que l’art gothique prospérait dans le bassin de la Seine, il n’y avait place à Rome que pour de grossières forteresses serrées les unes contre les autres. À propos de l’efflorescence artistique et intellectuelle typique du XIIIe siècle européen, Krautheimer avance que Rome était alors une ville fondamentalement conservatrice. Si son passé païen et chrétien faisait son orgueil, il la surchargeait en même temps d’un poids considérable, et la maîtresse du monde avait du mal à admettre les innovations. Rome n’a pas eu d’université au Moyen Âge ; c’est à Bologne et non à Rome que s’est développé le droit [médiéval] et c’est à Paris qu’est née la scolastique (p. 558).
La scolastique – cette tentative de concilier la foi chrétienne et la raison – aurait donné sens au concept architectural selon Edwin Panofsky. L’auteur a toutefois développé son argument dans la suite d’une analyse de ce chefd’œuvre dans le style qu’aura été la basilique de Saint-Denis, celle-ci au demeurant martyriale et hors les murs de Paris à faible distance au Sud. Nous n’interprétons pas ce commencement particulier, pour seulement nous demander si un courant de pensée – même la scolastique – suffit à rendre compte du phénomène de la cathédrale gothique en général. La citation de Krautheimer explicite selon nous une opposition de l’innovation à la renaissance ; laquelle aurait été tributaire, à un moment donné, de l’anisotropie spatiale. Les deux parangons contradictoires – innovation et renaissance – ont été spatialisés en fonction de la bipolarité Paris versus Rome. Centrée sur sa cathédrale gothique sans tombaux, Paris innove tandis que Rome – recentrée sur une basilique avec tombeaux – ploie sous le fardeau de son passé autant païen que chrétien. La différenciation est significative de dynamiques profondes. Nous devrions y rechercher l’expression – non pas de productions intellectuelles même lumineuses – mais des révolutions communale et pontificale ci-dessus notées. Au niveau de l’édification architecturale, les cathédrales n’ont pas seules témoigné du changement révolutionnaire en cours. Seulement dans Paris, il y eut construction rapide de l’évêché, d’un hôpital et de nombreuses églises et maisons de charité. Selon Desmarais, qui cite Boussard (1976) et Roux (1989ab) : « les rois capétiens ont concédé le droit de propriété privée immobilière aux bourgeois ». Vers 1200, ces derniers furent soumis à une « obligation de bâtir » bien que, en contrepartie : « ils ont obtenu le droit d’accéder à la propriété pri-
422 vée des maisons » et celui de les vendre pour « en retirer des rentes de situation ». Chaque transaction était soumise à l’assentiment du seigneur propriétaire du foncier, « qui recevait une redevance calculée en proportion du prix de vente » (p. 204). Mais pourquoi l’obligation ? Le roi capétien a besoin d’accroître ses revenus en contexte de phase financière. Il lui faut des rentes. Il les aura grâce aux constructions résidentielles mais il n’a pas les moyens de s’endetter. Il transfère aux bourgeois cette responsabilité, ceux-ci acceptant parce que le commerce et le prêt d’argent les enrichit. 20.2.5. Rome à la merci de clans rivaux Que se passe-t-il à Rome à cette époque ? Le morcellement est expérimenté jusqu’au bout de ses possibilités. L’agglomération est réduite à une marqueterie de demeures fortifiées, aux murs aveugles et surmontées de tours massives. Les « nouvelles familles étaient urbaines », écrit Krautheimer (p. 407). À l’instar des « anciens lignages de propriétaires terriens » avec lesquels « elles fusionnèrent », ces familles « bourgeoises achetaient, faisaient agrandir ou construire des résidences fortifiées en ville ». Ce ne sont toutefois pas des édifices de style gothique qui ont empli cette Rome conservatrice mais des forteresses alvéolées aux donjons remplaçant les campaniles. Pendant que le roi bâtisseur Philippe Auguste (1180-1223) installe à Paris son Palais de la Cité pour y déposer des archives auparavant transportées lors de campagnes militaires, le roi germanique en principe responsable de Rome devient fantomatique à force de voir son pouvoir laminé par le pape. Ce qui ne l’empêchera pas de susciter des antipapes c’est-à-dire des bagarres entre clans familiaux ou, en mettant les choses au mieux, partisanes. L’agitation dans Rome est la rançon du pouvoir impérial affaibli en Allemagne. Les bourgeois de Rome se fondent alors aux nobles grands ou petits. Et à leurs familles de se morceler en factions rivales ; les unes occupant le château Saint-Ange et d’autres les palais du Latran à Sainte-Marie-Majeure. Puis des caïds hérissent des tours verrouillant les accès soit vers le Latran soit vers le Vatican via un Capitole ressuscité telle une Grand-Place par le Sénat de la Commune. Les rôles sont décidés à l’improviste par des clans barricadés. La caricature qu’est le croquis 20.1 permet de repérer un dégagement de points d’appui : du Vatican à l’Ouest où se retranche le pape ; du Latran et de SainteMarie-Majeure à l’Est où vont et viennent les antipapes ; du Capitole au centre où le Sénat de la Commune vient de transformer ce qui restait du Tabularium [18.2.2] en une demeure à l’architecture raffinée (p. 549). Trois palais pontificaux sont repérables. Il y en a un au Vatican ; indice que celui plus officiel du Latran est parfois occupé par un antipape. Un autre palais est aménagé au cœur du quartier neuf Sainte-Marie-Majeure. L’interfluve du
423 Capitole évolue en un micro-espace plus populaire que public, avec les étals d’un marché et son gibet.
Passetto
COLONNA
ORSINI Montegiordano
VATICAN
CÆTANI Tour Milices
CONTI di SEGNI
MARIEMAJEURE
CAPITOLE Palais sénatorial (vs Tabularium)
Capocci
Papareschi Pierleoni Tebaldi
ANNIBALDI FRANGIPANI Savelli
LATRAN
Croquis 20.1 e Rome, cité féodale (mi-XII siècle →)
Au XIIIe s, les Orsini seront au Champ de Mars et les Cætani à la Tibérine puis à la tour des Milices.
Le cadre bâti devient un agrégat de résidences fortifiées ponctué de tours massives (trame en quinconce). Les forteresses sont nombreuses vers l’Ouest (une quinzaine) tandis que les tours parsèment la rive gauche (une trentaine au moins). Une dizaine de tours boulonnent l’abitato densément construit, au Champ de Mars pour l’essentiel. Les églises nouvellement édifiées ou reconstruites sont également fortifiées. Bien des campaniles sont remplacés par des tours. Les grandes familles contrôlent ces édifications lourdes. Il y a autant de forteresses que de familles. Pour la raison, dirions-nous, que toute famille non barricadée n’a pas sa place en cette Rome féodale. Les familles s’attroupent en des voisinages comparables à des bulles. À l’Est : les Conti di Segni se resserrent autour de Sainte-Marie-Majeure ; les Annibaldi surveillent les flâneurs du Latran au Colisée ; les Capocci se retranchent dans l’enceinte des Thermes de Trajan, etc. À l’Ouest : les Colonna
424 tiennent les positions du Mausolée d’Auguste au versant du Quirinal ; les Pierleoni sont au Trastevere, etc. Le long d’une charnière abstraite orientée nord-sud – du Quirinal au Cirque Maxime en passant par le Forum et le Palatin – les forteresses et les tours sont contrôlées par quelques puissantes familles qui – au lieu de garder l’un ou l’autre des points d’appui – agissent sur les mobilités entre ces derniers (pp. 407-409). La famille des Frangipani est championne en la manière. Elle est présente au Cirque Maxime, au Quirinal, au Colisée éventuellement entre les mains des Annibaldi. Les Frangipani détiennent aussi l’arc de Constantin et ils érigent des tours sur le ressaut du Palatin au-dessus du Forum en plus d’avoir fait main basse sur celle des Milices. Au XIIIe siècle, les Orsini contrôlent le Champ de Mars jusqu’au fief des Colonna ; après avoir délogé les Crescenzi de l’îlot Montegiordano et des ruines du théâtre de Pompée. Les Cætani prennent la place des Pierleoni puis ils délogent en plus les Crescenzi de la Tibérine et les Frangipani de la tour des Milices. À l’instar des Pierleoni, les Cætani appuient des papes romains. Et les Colonna – ennemis jurés des Cætani – vont appuyer une papauté française. À la suite de quoi les Orsini viennent à la rescousse des Cætani, etc. Surtout quand le pouvoir impérial est affaibli, de telles interactions conflictuelles – dans Rome – se complexifient jusqu’à exprimer l’anarchie. 20.3. Aux alentours du royaume de France 20.3.1. Le gradient du Nord Au XIIe siècle, le roi germanique était paré d’un prestige impérial « très audessus du roi capétien » (Le Goff, p. 262). La monarchie d’Angleterre était pour sa part « mieux organisée » que celle de France. Le royaume français résista à ses deux grands voisins qui, en l’occurrence, déployèrent chacun son aire d’influence en direction du Massif Central. L’Allemagne a appuyé une antenne NE-SW sur le royaume de Bourgogne [18.2.1]. L’Angleterre appuya pour sa part une antenne NNW-SSE sur la Normandie [17.3.1] et l’Anjou [17.4.1]. L’espace du royaume de France est en voie d’être fermé par les antennes allemande et anglo-normande en sa périphérie intracontinentale. Et dans la région où les extrémités de ces antennes vont se toucher (Auvergne-Yonne), nous trouvons les positions inchoatives des pèlerinages à Compostelle (Le Puy) et de la première croisade vers Jérusalem (Clermont, Vézelay). La convergence des antennes germanique et anglo-normande sur le Massif Central aurait fait pression sur la population localisée là. D’où une émigration contrainte qui cependant a été convertie en expéditions volontaires de pèle-
425 rinage et de croisade. De quoi forger une identité que les pèlerins de Compostelle et les croisés de Jérusalem n’auront plus qu’à recueillir comme si elle avait été la leur propre. Cette identité sera française. Des artisans crypto-français avaient peuplé le relais de l’Aragon au demeurant vassalisé par le pape Urbain II en 1089 [19.1.2]. Qu’ils fussent passés par Compostelle pour y arriver semble hors de doute. Mais plus intéressante apparaît ici la mise en place de la trajectoire qui par la suite relierait l’Aragon et la France. Laquelle nécessiterait une percée ardue des Pyrénées et du Massif Central. La jeune France a participé à la reconquista mais elle n’a pas été pour beaucoup dans la prise de Tolède en 1085. Cette conquête fut plutôt au crédit du royaume des Asturies en voie de redéfinir l’Espagne catholique dans l’étendue de la Castille. Cette reconquista, nettement plus espagnole que française à ce stade, sortira renforcée de la prise de Saragosse en 1115. En 1137, le royaume d’Aragon est réuni au vaste comté de Barcelone qui englobe depuis longtemps – 850 comme signalé [17.4.2] – la Catalogne et le Roussillon. Une confédération d’États – la couronne d’Aragon – va bientôt enrôler en plus le royaume de Valence (Wolff, p. 244). De la Barcelone des Catalans est enfin envisageable une nouvelle trajectoire en direction de la France via la Costa Brava, le Roussillon et Carcassonne. Les bataillons français et allemands de la deuxième croisade, à mi-XIIe siècle, sont partis de Vézelay grâce à Louis VII et de Ratisbonne grâce à Conrad III. Sensibles à ce qui aurait pu avoir été une sorte d’union sacrée, les croisés français et allemands ont marché vers Antioche et Acre en longeant d’abord le Danube, comme les prédécesseurs. Mais en vue de la même croisade, des combattants frisons et anglais ont emprunté la route maritime au large de la Galice et par Gibraltar (Richard, p. 148). Une autre source mentionne un départ de Cologne, non pas en direction de Ratisbonne par voie terrestre mais de la mer du Nord par voie fluviale (Gaussin, p. 703). Certains croisés allemands ont ainsi fait route vers la Flandre d’où ils rejoindraient des Frisons et Anglais sur le point de prendre le large par l’Atlantique. La Flandre est un comté depuis le début du Xe siècle [17.4.1]. Quant à la Frise, elle est devenue le comté de Hollande vers 1015. Ces deux comtés sortent à présent de la léthargie. Des moines et « familles nombreuses » transforment leurs plaines d’eau en pâturages à bergeries et en terres à blé. Les premières digues en ces Pays-Bas sont édifiées dès le XIe siècle et l’innovation technique des polders remonte à l’époque (Genicot 1968, pp. 83-84). Berceau du comté de Flandre, Bruges participe d’un mouvement communal en quête de chartes d’affranchissement dont vont profiter d’autres villes dans les bassins des rivières Meuse et Sambre – Lorraine liégeoise ou future Wallonie, Hainault – et Escaut (Arras, Lille, Gand). Ces cours d’eau accumulent des
426 plaines deltaïques en coalescence avec celles du Rhin. Leur étendue est rentabilisée grâce à une production manufacturière de « draps en laine anglaise ». Un réseau urbain profile, entre Londres et Cologne, un gradient structurant. En liaison avec la prospère Italie septentrionale, l’émergence encore timide de ce gradient de la mer du Nord explique déjà l’animation des carrefours de Paris et de Reims. De quoi en déduire que la ligne de crête Europe soit à présent recomposée en deux gradients d’échelle intermédiaire disposés en échelons ; en direction ESE le gradient Byzance et en direction WNW le gradient de la mer du Nord (graphique 20.1). Londres
Bruges
Gradient Nord Kiev Cologne
Paris
Reims
Venise
Rome
Constantinople Gradient Byzance
Graphique 20.1 Mise en situation du gradient de la mer du Nord (← graphique 17.1)
20.3.2 Lisbonne Suivie par les Frisons et les Anglais de la deuxième croisade, la route maritime de l’Atlantique nord paraît significative d’une rivalité envers le royaume de France. La prédication cistercienne de cette croisade s’est déroulée dans l’orbite de ce royaume. L’abbaye de Clairvaux est à la frontière de la Champagne et de l’Ardenne. Mais les trajectoires prochainement suivies par les croisés ont été divergentes, aux sens propre et figuré. En effet, les croisés frisons et anglais ont profité de leur détour pour aborder le Portugal du Douro. De cette contrée sise tout juste au sud de la Galice et de Compostelle, les croisés ont évolué vers le Sud en compagnie des Portugais pour aller enlever Lisbonne aux musulmans (Bourdon, p. 383). Ils détournent à leur avantage les occupations de Porto par les rois des Asturies et de Castille (910-1064). À l’abri de petits royaumes taifas récemment formés et assez nombreux dans les retombées ouest des mesetas espagnoles [19.1.2], le Portugal trouve le moyen
427 d’exister comme éventuel État séparé d’une Espagne appelée à devenir catholique bien que trop proche des Français. C’est pourquoi les croisés frisons et anglais ont touché la péninsule ibérique à l’occasion de son contournement par Gibraltar. En faisant éclore la nation portugaise en façade sud-ouest de la péninsule ibérique, ils ont coupé l’herbe sous le pied aux Français de Compostelle et d’Aragon. En 1154, les régions à l’ouest du royaume de France et du comté de Toulouse sont massivement anglo-normandes, pour ne pas dire anglaises. La transformation aura été à base de droit, même si ponctuée d’une conquête. Jusqu’en 1135, le roi d’Angleterre Henri Ier Beauclerc, quatrième fils de Guillaume le Conquérant, a su maintenir l’unité des États anglo-normands. Par testament, ce roi désigna la reine Mathilde héritière de ce patrimoine. Mais quelques années auparavant, en 1128, Mathilde avait épousé le comte d’Anjou ; Geoffroi V le Bel surnommé Plantagenêt. Or celui-ci conquiert la Normandie en 1144. Par la suite : en 1151, Geoffroi transmet la succession angevine (Anjou) à son fils Henri II ; en 1152, Henri II épouse Aliénor, héritière du comte du Poitou et du duc d’Aquitaine ; en 1154 ( ? ), Mathilde décède. Ce qui vaut à Henri II la couronne d’Angleterre et le duché de Normandie acquis par son père en 1144. Ce fut ainsi que, sur la tête d’Henri II Plantagenêt ont été réunis – cela en une dizaine d’années (1144-1154) – des héritages territoriaux allant de l’Angleterre à la Gascogne en passant par la Normandie, le Maine, l’Anjou, le Poitou, le Saintonge (La Rochelle), le Périgord et la Guyenne (Bordeaux). L’« agglomérat de principautés autour d’États patrimoniaux » aura formé un « Empire » (Foreville 1968, p. 1052). La souveraineté de cet Empire angevin a prévalu pendant un demi-siècle. L’expansionnisme associé est demeuré à base de droit. Puis l’espace de l’« agglomérat » va connaître une expansion presque instinctive. Henri II reçoit des domaines d’un roi d’Écosse en 1157. Il pénètre en Bretagne en 1158, où il marie son fils à l’héritière du duché (1166). Il accueille l’Irlande, en 1172, au terme d’hommages suscités par le pape. Enfin, il étend le « ressort de l’Aquitaine » sur le Toulousain et l’Auvergne (→ 1180). Effectuée par les Normands il y a un siècle et demi [ 18.3.2], la couture de l’espace européen se détend côté Atlantique. Les régions dites anglo-normandes sont moins hybrides que changeantes. Anglaises autant sinon plus que normandes, ces régions composent une périphérie opposant un dedans familier à un dehors moins étrange. L’Angleterre insulaire et la France continentale apprennent à jauger, elles aussi, l’« épouvantable océan ».
21. Venise 21.1. L’inquisition 21.1.1. Un tribunal d’exception Il est habituel d’associer le concept d’inquisition en général au nom du pape Innocent III en particulier, ce troisième grand pape du Moyen Âge (1198-1216). Il y aurait, dans cette corrélation d’une chose à un nom, comme un calcul de moyenne des moments compris entres les années : 1139 d’une part, quand un autre concile au Latran prescrivit la « punition des hérétiques et l’anathème contre les ennemis de la foi » ; 1231 d’autre part, lorsque le pape Grégoire IX orchestra la répression de l’« hérésie » (Dossat 1968, p. 1038). Entre-temps est institué un tribunal d’exception en marge des tribunaux ecclésiastiques qui prolifèrent depuis que le droit canonique cohabite avec la théologie. Ce Tribunal de l’Inquisition – avec la majuscule – date de 1199 ; l’année de l’intronisation d’Innocent III. L’Inquisition pourchasse les hérésies. Cependant, les débats relatifs à cellesci seront tranchés non plus dans le cadre de conciles mais de procès. Les conciles statuent désormais sur les questions de dogmes tandis que les procès vont qualifier les controverses au registre des hérésies. L’Inquisition « n’aurait pu remplir son rôle sans le concours du pouvoir civil qui lui fournissait ses moyens d’existence et assurait l’exécution des sentences ». L’Inquisition est affaire de droit canonique d’abord, de théologie ensuite, de bras séculier enfin. L’Inquisition sera dramatiquement performante et aura longue vie. La procédure de l’interrogatoire est soigneusement ajustée. Le recours à la torture en fait partie. Les châtiments sont classifiés par ordre d’intensité ; de l’emprisonnement du condamné à la destruction de son corps par le feu. L’inquisition au sens large – avec la minuscule – aura été une réaction de plus – mais non la moindre – à l’échec de la croisade telle que menée jusqu’à présent. Celle-ci, nous avons explicité le fait, avait valorisé le vecteur militaire de la référence [20.1.1]. Le vecteur juridique a pris sa revanche, par conséquent, et c’est dans la foulée que le drame inquisitorial – fort du droit canonique – a tourné vers le dedans de la chrétienté catholique l’énergie persécutrice naguère dépensée vers son dehors. L’inquisition n’a pas ciblé les infidèles dénoncés à l’étranger par des prédicateurs de croisades. Elle fut adressée aux baptisés récalcitrants ou encore à de potentiels schismatiques en la demeure. De ce point de vue, l’inquisition fait penser à un événement typique de la situation de l’Empire romain sous la dynastie des Sévères. Aux IIe-IIIe siècles, les Sévères ont renforcé le vecteur militaire de la référence aux institutions. Cette action n’avait toutefois pas été destinée à la
430 conquête territoriale mais à une refondation de la société. Alors que la frontière externe autour de l’aire impériale semblait tenable et que le pôle romain était plus que millionnaire, la filière juridique put de ce fait être privilégiée en marge de la militarisation de la société. Or cette filière serait utilisée en fonction d’une persécution judiciaire contre la secte impie des chrétiens. Le même type de persécution sévirait sous Maximin, Decius et Valérien [12.1.5], puis sous Constance II qui, au IVe siècle, en fit profiter le christianisme pour la première fois. Cet empereur aura supervisé l’excommunication non seulement hors de la chrétienté mais de la société civile [13.3.2]. Et cette intercession toute orientale ne semble pas avoir été accidentelle. L’empereur Justinien l’a juridiquement codifiée au VIe siècle [14.4.2]. 21.1.2. La part de la morphogenèse En ayant eu recours au droit canonique au tournant du XIIe-XIIIe siècles, l’inquisition – comme Tribunal ou banale réaction – aurait réactivé la méthode de la persécution judiciaire sous les empereurs du IIIe siècle au VIe. Cela rappelé, la question se pose quant à savoir ce qu’il y aurait eu de commun et à l’inquisition médiévale et à la persécution antique. L’une et l’autre ont avili le droit selon Cicéron et sous-estimé la liberté religieuse mais, plus fondamentalement, ces rétorsions étalées dans le temps ont sévi en un seul espace ; d’abord celui de l’Empire et à terme celui de la chrétienté. L’espace en question est géographique structural [Introduction]. Il n’est pas un substrat territorial sur lequel seraient projetées des significations extrinsèques comme, par exemple et dans le présent cas, des prestations judiciaires. Cet espace actualise une organisation qui lui est intrinsèque et dont les positions ont été engendrées par des trajectoires conflictuelles. Le fait de l’inquisition se distingue ainsi – géographiquement et structuralement – de la croisade. L’inquisition est à un espace ce que la croisade aura été à des trajectoires. Bien sûr, et empiriquement parlant, les trajectoires de la croisade n’ont pas engendré tout l’espace de la chrétienté. Elles ont complété celui-ci d’adjonctions et d’enclavements. Sur un autre plan ; autant la croisade a donné suite à un dessein théocratique [19.1.3], autant l’inquisition va présupposer le césaropapisme. En effet, les excommunications envisagées par Constance II et Justinien ayant précédé de plusieurs siècles l’institution d’Innocent III, elles témoignèrent plus d’une survivance de l’Empire antique d’Orient – avec son césaropapisme – que d’une anticipation de l’Église médiévale d’Occident ; avec sa théocratie. Afin de confirmer la part de la morphogenèse dans l’avènement du phénomène inquisitorial, consentons à un petit développement autour de deux passages du monumental ouvrage d’Henri-Charles Lea (1997). Le premier vient de la préface (Sala-Molins) et le second d’un « court traité ».
431
Au cœur de l’Inquisition [avec la majuscule], un personnage construit la « somme » de la logique pontificale. Tout ce qui lui préexiste en Inquisition converge en son œuvre. Tout ce qui lui est postérieur s’y enracine. Le personnage, c’est Nicolas Eimeric. Son œuvre, le Directorium Inquisitorium, Lea le cite constamment (p. 12).
Ce Directorium est le « court traité » de la juridiction des Inquisiteurs. Il est traduit et repris comme un « prologue » au gros ouvrage. En voici l’extrait annoncé. Tous les Inquisiteurs ont pouvoir de droit non seulement sur les fidèles, mais aussi sur les infidèles coupables à l’égard de la foi catholique et contre elle, et tout cela relève de leur juridiction. Cette conclusion se prouve de dix manières. - 1 [la seule que nous retenons] Les juifs, les sarrasins et les autres infidèles demeurant dans les terres des fidèles peuvent être et sont fréquemment des bienfaiteurs, des défenseurs et des protecteurs des hérétiques. Par conséquent, les Inquisiteurs peuvent les punir de ces crimes, qui tombent sous leur juridiction (p. 22. Nous soulignons).
Considérons, d’une part, que les « fidèles » du temps avaient des « terres » puis que, de l’autre, les mots droit et juridiction figurent en bonne place dans la dernière citation. Nous corrélons – en théorie pour notre part – la dimension juridique à l’objectivité spatiale. Dans cet éclairage, le droit en question présuppose l’interdit anthropologique qui opère en profondeur et qu’actualise l’engendrement politique de l’interface. Bref, l’inquisition en tant que phénomène juridique aura été spatialisée. Dans le présent du XIIIe siècle, l’espace de cette inquisition est celui de la chrétienté, à savoir celui de cette Europe mise en forme par les trajectoires scandinaves au Xe siècle et que compléteraient les adjonctions (Levant) et enclavements (Languedoc) dus aux croisades. Il n’y a rien du raisonnement circulaire en cette proposition. Car l’espace ici reconstitué n’est pas que le support ou le contenant passif de l’inquisition. Cet espace structural fait partie de la définition du phénomène juridique. L’inquisition a prescrit en droit la surveillance des infidèles aussi bien que des fidèles. Mais il a fallu en ce sens que les uns et les autres devinssent solidaires d’une même structure de positions. L’inquisition est donc étroitement corrélée à une jurisprudence de droit canonique mais elle aura auparavant été redevable de l’engendrement de l’Europe médiévale en tant qu’espace géographique structural. Dynamiquement engendré par des trajectoires ayant converti des valeurs profondes à partager au niveau supérieur de l’élaboration religieuse, un tel espace ne peut pas ne pas favoriser le consensus autour de ce qui y est jugé crédible. Les excès dus aux persécutions et inquisitions auraient alors découlé
432 de radicalisations judiciarisées d’un tel consensus hier en faveur du paganisme et par la suite en faveur de christianismes arien puis catholique. 21.2. Avant, pendant et après la quatrième croisade 21.2.1. Vive la pauvreté À l’encontre de la tendance au durcissement dogmatique corrélée à la montée de
l’inquisition, la fondation d’ordres mendiants a proposé le mouvement de pauvreté. Parmi ces ordres et d’un point de vue chronologique, notons ceux des frères mineurs (1209 →) et prêcheurs (1216 →). Le premier réunit les franciscains à la suite de François d’Assise. Le second réunit les dominicains à la suite de Dominique. Un réformateur italien avait pris les devants, Arnaud de Brescia (→ 1155). Réfugié en France, cet « homme de réflexion » avait, selon Krautheimer, une conception claire du nouveau type de relation à établir « entre la Commune et la papauté » (p. 596). Arnaud de Brescia souleva le peuple de Rome contre le pape. Il fut arrêté par la police impériale et exécuté. En la principauté ecclésiastique de Lyon, en 1176, un marchand aisé s’était converti à la pauvreté si l’on peut dire absolue. Ce marchand – Pierre Valdès ou Pierre de Vaux – avait créé un groupe identifié à cette cause et qui, assez curieusement, lui survivrait aussi efficacement que les ordres mineurs et prêcheurs. Le cheminement de Valdès est captivant. Ce personnage gêna la hiérarchie ecclésiastique du simple fait d’avoir affiché des comportements irréprochables. Valdès n’entra dans aucun ordre et n’en fonda aucun. Au reste, il prétendit à la prédication en un contexte où les évêques sanctionnèrent la « victoire » de la réforme grégorienne à l’occasion d’un concile (1179). Le premier des Vaudois eut conséquemment à souffrir de démêlés avec l’Église (Tourn 1980, p. 17). Ainsi alimenté, le mouvement de pauvreté se laissa un temps impressionner par « l’essor de l’État pontifical » et « l’accession des prélatures à la grande propriété foncière ». Il s’éloigna toutefois de la subversion en devenant intellectuel. Avant même d’avoir fondé son ordre, François d’Assise (1182 →) avait proposé dans cet esprit la méditation sur les Écritures saintes qu’avait négligées la théologie officielle. L’ordre des franciscains, une fois reconnu en aval de cette invitation à plus d’humilité, a épargné la contradiction critique des dérives sectaires ; entre autres une folklorique et scandaleuse croisade des enfants (1212). L’époque est à la crise de subsistance. Nous n’en retenons que le témoignage de sa fatalité rendu par le poète du Cantique des créatures invitant à l’écoute d’un chant d’oiseau ou à la contemplation d’une fleur.
433 Comment corréler la pauvreté à présent célébrée au parcours de l’établissement ? En la confrontant à un conflit de tendances qui déjà secoue l’Europe catholique et ne laissera pas de répit à celle-ci pendant encore au moins trois siècles. Georges Tourn situe la vocation de Valdès à l’aune de ce conflit « entre guelfes et gibelins » (p. 31). Les guelfes et gibelins ont épinglé deux factions dont l’existence fut observée une première fois en Allemagne au troisième quart du XIIe siècle [Thesaurus]. « Guelf (Welf) est le nom de famille des ducs de Bavière dont la puissance féodale est hostile à la maison impériale des Hohenstaufen [20.2.3]. Gibelin (Waiblingen) est le cri de guerre des impériaux. Avec Frédéric Ier de Barberousse, le conflit entre le pape et l’empereur se confond avec la lutte entre celuici et les communes lombardes ». Les antagonismes germaniques sont par la suite « transférés en Italie ». Les « communes lombardes » ont alors constitué une Ligue. Les rapports entre ces communes et l’empereur venaient de se tendre. Frédéric prétendit augmenter ses rentrées fiscales aux dépens des municipalités. Appuyée par le pape en la circonstance, la Ligue s’est formée pour contrer cette prétention. Ce à quoi l’empereur allait riposter en patronnant un antipape. Comment aborder, malgré la complexité des interactions entre papauté, Empire et Commune (Balard, p. 244), le conflit à vrai dire simple entre guelfes et gibelins ? Non étranger à la querelle des Investitures, ce conflit venait d’opposer des acteurs à la fois sensibles aux controverses et soucieux de défendre deux régimes de gouvernement antagonistes : l’un – pontifical – axé sur la théocratie et l’autre – impérial – axé sur le césaropapisme. Or ces deux régimes présentent en commun la particularité de servir un christianisme romanisé, institutionnel. Si bien que l’autre christianisme – celui-là non-romanisé ou de terrain – serait à jamais ignoré. À notre sens, le mouvement de pauvreté a procédé d’une tentative de ramener au niveau de l’occupation concrète, justement, le christianisme de terrain. La pauvreté en cause ne fut pas économique au premier degré mais symbolique. Cette pauvreté médiatiserait ainsi des vérités plus ou moins anciennes comme celle de l’innocence lynchée ou encore de la simplicité apaisante que procure la vertu de frugalité. À l’inverse, la richesse symboliserait les déviations récurrentes du mensonge de la violence sacrificielle et de la spéculation sur les intérêts d’argent. Le mouvement de pauvreté aurait de ce fait interpellé moralement et les papes et les empereurs. Ce n’était pas que ces acteurs dominants étaient riches. Plutôt, de la richesse était drainée par eux dans des dépenses somptuaires. Une exhibition de fastes, de pompes et d’apparats aurait alors opéré à leur avantage comme autant de masques. Le pape du bas Moyen Âge était masqué. Sa richesse ostentatoire lui a permis de dissimuler la théocratie. Pour sa part, l’empereur masqué de même
434 façon a dissimulé le césaropapisme. En vertu d’un tel conflit implicite somme toute banal, les deux actants pontifical et impérial – guelfe pour le premier, gibelin pour le second – seraient entrés en guerre ouverte. L’un et l’autre auraient toutefois profité de la mêlée pour faire passer inaperçue l’inspiration du christianisme de terrain. Le mouvement de pauvreté les aurait tous deux confondus. 21.2.2. La politique romaine d’Innocent III En 1187, la situation se dégrade au Proche-Orient. Un sultan – Saladin – fait chuter la sainte cité, Jérusalem. La troisième croisade (1189-1192) est décidée puis menée par : Frédéric de Barberousse (→ 1190), qui part de Ratisbonne et suit la route terrestre traditionnelle Danube-Bosphore-Asie Mineure ; Philippe Auguste [20.2.5], qui s’embarque à Marseille, fait escale à Gênes et met le cap sur Acre ; Richard Cœur de Lion (→ 1199), qui navigue de Londres à Acre moyennant escales à Lisbonne, Marseille, la Crète et Chypre. Ce Plantagenêt s’empare de Chypre et du port d’Acre. Des intrigues le font trébucher. Un glissement sémantique est en cours. En principe, la défense de Jérusalem assigne à la croisade un but religieux. Tandis que la défense de la Terre sainte est politique [19.1.6 ; 20.2.1]. La papauté – en la personne de Clément III (11871191) – devra en conséquence bénir la première et désavouer la seconde. Mais, imperceptiblement, l’une et l’autre défenses sont parties pour s’équivaloir. La défense de Jérusalem est l’objectif louable au plan religieux. Sauf qu’il faut aussi défendre la Terre sainte afin de protéger la sainte cité qui s’y trouve. Bienvenue à Saladin ? En 1190, Frédéric Ier de Barberousse meurt noyé en Cilicie. Pendant une trentaine d’années, la couronne germanique sera prise dans un dilemme de succession soit par hérédité soit par élection (Gaussin, p. 704). Des vacances de pouvoir ont alterné avec des gouvernements minoritaires. Ce qui s’est passé en Allemagne pendant la dernière décennie du XIIe siècle a facilité l’avènement du pontificat d’Innocent III. La carrière de ce troisième grand pape, que Krautheimer réussit à résumer sans faire allusion au Tribunal de l’Inquisition (pp. 400 et suiv.), a pu ainsi influencer la chrétienté des prochains siècles tout en se focalisant sur des conflits domestiques. Habituons-nous au cas de figure. Quand l’Empire germanique est en difficulté ou simplement affaibli, l’agitation grimpe dans Rome. De quoi prouver par défaut l’utilité d’une autorité impériale forte et respectée. La vieille aristocratie « avait accepté les innovations de 1143 et était largement représentée au Sénat ; des familles nouvelles, les Capocci, les Orsini, les Annibaldi, faisaient leur apparition sur la scène politique ; qu’elles fussent issues des couches supérieures de la ville ou – comme la famille d’Innocent III, les Conti di Segni – originaires de la campagne romaine ».
435 Pour avoir infiltré ces « groupes issus de strates diverses », les factions qui actuellement dominent la scène vont camper deux partis. Le parti guelfe milite pour le pape et penche du côté de la réaction aristocrate, rentière, improductive. Le parti gibelin milite pour l’empereur et – bourgeois, laborieux, productif – il penche du côté de la Commune. Faut-il dès lors anticiper que la Commune gibeline sera toujours alliée de l’empereur ? Pas vraiment, puisque cet organisme se permet de rallier la papauté quand l’empereur déçoit les attentes. La Ligue lombarde a joué sur cette ambivalence. Elle était communale et par vocation anti-pontificale. Mais vu la faiblesse de l’empereur en son temps et nonobstant sa sympathie pour un « rameau » des Vaudois en 1218 (Vinay 1968, p. 637), cette Ligue a recherché l’appui du pape. Les interactions sont tordues, tant et si bien que le pape doit tenir deux langages. Dans Rome et ses alentours ainsi que dans l’immédiat, la mécanique des interactions est à la fois sociale et familiale. Des classes se font la lutte – bourgeois contre aristocrates – pendant que des agents de l’une et de l’autre défendent des intérêts de mêmes clans familiaux. 21.2.3. Une part de lion La croisade n’est plus ce qu’elle était. L’objectif religieux n’est plus opposé à sa conséquence temporelle. Dès lors, le pape a pu se persuader qu’il n’avait qu’à ordonner des croisades puisque la part maudite reviendrait aux Templiers. Tout n’est pas clarifié pour autant. Car des échecs, il y en aura d’autres. Dirigée contre les Ayyubides d’Égypte qui avaient délogé les Fatimides en 1171 (Wiet 1968, p. 1067), la quatrième croisade (1202-1204) est détournée par les Vénitiens contre Byzance. Invraisemblable ! Une croisade sert indirectement l’intérêt de l’adversaire musulman, puisqu’elle affaiblit un établissement certes habité par le schisme orthodoxe mais qui n’en demeure pas moins chrétien. Constantinople est pillée en 1204. Les chefs de la quatrième y logent le gouvernement d’un Empire latin (Bosphore-Athènes). Dépossédés de leur pôle, les Byzantins fondent l’Empire de Nicée en forme de talweg au Sud-Est (→ Rhodes). L’opération est conduite par Théodore Ier, de la dynastie des Lascaris prenant le relais de celle des Comnènes. La croisade de 1204 a réduit l’aire byzantine à presque rien. En revanche, elle apporta à Venise la part du lion : avec les principaux ports et la plupart des îles, un très vaste quartier de Constantinople, une franchise commerciale dans tout l’Empire et le monopole de l’élection du patriarche, les Vénitiens devenaient les véritables maîtres de la conquête franque et en recueillaient les meilleurs bénéfices. Le reste du territoire, sous la suzeraineté d’un empereur élu qui fut Baudouin de Flandre, était distribué entre les chevaliers et devenait une mosaïque de principautés féodales, dont les plus importantes furent le royaume de Thessalonique que s’attribua Boniface de Montferrat [de
436 Lombardie] et la principauté française d’Achaïe dans le Péloponnèse (Grosdidier, p. 721).
Le Péloponnèse prend le nom de Morée. Une conséquence cruciale se profile à l’horizon du royaume de France. Il apparaît certain que Venise échange déjà avec les établissements du gradient de la mer du Nord [Graphique 20.1]. Venise a en effet partagé le butin de Byzance avec un partenaire flamand, c’est-à-dire : d’un comté franc donc crypto-français bien que toujours en quête d’autonomie [19.1.6 ; 20.2.2]. Quelques hérésies traquées par l’Inquisition ont reconduit d’anciennes controverses théologiques. L’hérésie dite cathare – l’une des premières concernées et qui a même justifié la mise sur pieds du Tribunal selon certains – a réveillé des prédispositions manichéennes vieilles de plusieurs siècles (Van Dick 1968). À l’époque où le Tribunal était à l’essai, cette hérésie prospérait au pays de la langue d’Oc du comté de Toulouse. Polarisé par Albi, Carcassonne et Narbonne, ce Languedoc aurait été comme encore imprégné de l’arianisme du temps de la Gaule wisigothe. Entre les moments des quatrième et cinquième croisades ( 1204-1217), une autre est mise en route en 1209. L’inquisition contre l’hérésie cathare fut alors définie comme ayant été la croisade des Albigeois (→1244). La contradiction dans les termes n’est pas rédhibitoire. Cette croisade très spéciale a été dirigée vers le dedans d’une Europe déjà christianisée et non pas vers un dehors peuplé d’infidèles. L’opération a été inquisitoriale de ce point de vue. Mais l’on peut parler de croisade quand même, au sens où cette lutte a visé un but politique d’appropriation spatiale. Elle a en effet permis « aux seigneurs de la France du Nord d’envahir le Languedoc, de la mettre à feu et à sang, et de s’emparer de nombreuses terres » (Sentou, p. 782). Il n’y a rien de neuf en cette information d’un point de vue général. Bien des contrôles de mobilités et prises de possession territoriale – au nom des religions y compris le christianisme – s’effectuent à l’abri de controverses théologiques [16.1.2]. Reste donc le fait que la croisade des Albigeois – une boucherie ! – a dégagé par le Sud la percée du Massif Central où doivent passer les routes de Saragosse-Toulouse et de Barcelone-Perpignan-Carcassonne vers Paris. À l’instar de la quatrième croisade ayant donné l’assaut contre Byzance, celle contre les Albigeois a suscité une énorme rancœur. Son chef de guerre – le seigneur français Simon de Montfort (→ 1218) – s’est mérité une réputation de cruauté aggravée par de l’arrogance. Le pape Innocent III fut le premier négociateur international de l’Église romaine (Pichon, pp. 455 et suiv.). Il n’a pas ordonné ses croisades – dont la désastreuse quatrième – à titre de chef d’État à la tête de forces armées. Le pouvoir pontifical est devenu oblique. Il a préféré l’excommunication à l’affrontement
437 physique, par exemple ; contre Otton IV de Brunswick en 1210 et pour faciliter la candidature d’un Frédéric. La « diplomatie du Saint-Siège », selon Krautheimer, a encadré l’arbitrage des conduites militaires dont les initiatives reviendraient à des souverains laïcs – le roi capétien au Languedoc ? – et dont le financement servirait les intérêts des Templiers. Cette diplomatie va envoyer des légats « à l’étranger », des ambassades. Au crédit du vecteur juridique de la référence – faute de mieux ? –, le pape s’en est remis à un rapport de forces cependant gouverné en des limites spatiales trop restreintes : le Latium ou quelque chose d’approchant. Innocent III n’a pas fait appel à l’Adjuvant impérial sauf que, à un moment donné, un roi germanique a offert son service. Héritier naturel de Frédéric Ier de Barberousse puis symbolique « des rois normands de Sicile et d’Italie du Sud », ce roi – l’empereur Frédéric II (12201250) – met fin à l’indécision qui prévaut en fait de succession depuis le décès de son aïeul. Il redonne une impulsion au Saint Empire qui s’apprête à « menacer » Rome et le pape (p. 411). Ce dernier a pourtant soutenu sa candidature. Le successeur d’Innocent – Honorius III (1216-1227) – a pensé pouvoir préserver son positionnement en s’alliant aux rois de France. Mais ces Capétiens ont fini « par se révéler encore plus dangereux ». Dangereux pour qui ? 21.3. La phase territoriale du XIIIe siècle 21.3.1. La route des Épices Nous avons mentionné l’existence de la Mongolie quand nous avons commenté l’invasion des steppes d’Ukraine par les Huns au troisième quart du IVe siècle. Nous lui associons maintenant la réalité d’une « domination » qui, au XIIIe, est celle « du plus vaste Empire qui ait jamais existé » (Rioux 2002). À cet Empire mongol est resté associé le nom de Gengis Khan. Ce « fédérateur de tribus » a d’abord établi un foyer de culture sur le haut plateau du désert de Gobi ; depuis les monts Kentheï au sud du lac Baïkal vers les parages de la Grande Muraille au nord de Pékin [15.2.1]. De cette Mongolie, les hordes du « Khan suprême » ont conquis en onze années les étendues de la Chine du Nord, de la Transoxiane (Samarkand), de l’Afghanistan et d’une partie de l’Iran (1211-1222). Trois petits-fils ont continué l’œuvre : le premier, Batu, occupe la Russie et les territoires de la Hongrie à l’Adriatique en 1242 ; le deuxième, Hulagu, prend Bagdad puis sonne le glas de la dynastie des Abbassides en 1258. Son héritier impose un protectorat jusqu’en Anatolie (Mantran 1968b, p. 289). Enfin Kubilay – le troisième petit-fils – fonde la dynastie des Yuan puis en installe la capitale à Pékin. La conquête de la Chine est achevée en 1279 (→ 1368).
438 Le nouvel Empire ne fait pas mentir la réputation de labilité qui aura été celle des nomades du Nord en général [14.3.1]. La tolérance de la dynastie Kubilay à l’égard du bouddhisme a été garante de la diffusion de cette sagesse aux dimensions du continent asiatique. Le christianisme a été toléré, si bien que les missions déjà installées en Chine, teintées de nestorianisme [15.1.3], ont acquis les moyens matériels de s’enraciner durablement. Deux marchands de Venise ont su profiter de la « situation exceptionnelle » (Baudry 1968, p. 268 ; Heers 1983). Ce sont les Polo, le père et l’oncle du célèbre Marco. Vers 1255, ils se procurent des pierres précieuses à Constantinople et « vont les vendre à la cour du khan de Russie ». Ils y croisent un « enquêteur-messager » de Kubilay qui les invite « à se présenter à la cour du Grand Khan en qualité d’Européens »1. La route commerçante de la Soie [10.4.1] est disponible. Les marchands Polo se sont rendus à la Cité impériale de Pékin en 1265, peut-être aussi à la résidence d’été de Mongolie. Ils sont chargés de deux missions. Pour l’une, ils reviendraient en Italie à titre d’ambassadeurs de l’Empire auprès d’une papauté récemment rompue à la compétence diplomatique. Mais le pape alors régnant – Clément IV – meurt en 1268. Il doit s’écouler un interrègne de trois ans avant que lui succède Grégoire X. Les marchands ne peuvent quitter Venise avant 1271. Ils amèneront avec eux le jeune Marco puis, non pas les « cent savants chrétiens » qu’avait demandés Kubilay dans une lettre, mais une « sainte huile ». Quant à la seconde mission, elle a fait bénéficier l’armée mongole de la technologie d’une catapulte qui deviendrait la machine la plus appréciée de ses chefs. Les parents Polo remportent un succès d’estime qui permet à Marco d’entreprendre une carrière de « chargé de missions » en plusieurs établissements d’Extrême-Orient. Il voyage de la Chine au Japon et en Inde. Il fera un autre aller-retour via l’Iran en 1291-1292 puis rentrera finalement chez lui en 1295. Marco Polo a fait converger sur Venise – outre la route de la Soie depuis la Chine – celle des Épices depuis les Indes. Il investit une « fortune en pierres précieuses » dans la guerre que sa ville « mène alors contre Gênes ». Des égoïsmes sacrés exacerbent la rivalité entre les deux pôles d’Italie du Nord ; au dam des Byzantins qui assistent, impuissants, à l’envahissement de l’Asie Mineure. Les intrus redoutés sont de nouveaux Turcs d’une tribu adversaire des Seldjoukides : les Osmanlis ancêtres des Ottomans (Grosdidier, p. 722) Les Byzantins offrent au pape de se rallier à son autorité – donc de mettre fin au schisme d’Orient – en échange d’une autre croisade cette fois menée contre
1 Les passages entre guillemets dans ce paragraphe viennent de ; Internet Marco Polo, Wikipedia. Il nous a été impossible d’en identifier le ou les auteurs.
439 les Osmanlis. Rien n’y fait. Le pape est un diplomate et c’est tout. Rome et l’Occident abandonnent Byzance et l’Orient. Le conflit Venise-Gênes tourne mal pour le grand voyageur. Marco Polo est fait prisonnier et, dans sa cellule, il rédige un livre à l’intention d’un compagnon d’infortune. L’œuvre paraît être sortie de l’imagination de ce grand voyageur. Mais des vérifications rendront justice à la « probité intellectuelle » de Marco. Ce haut fonctionnaire fera mieux connaître le jeu d’échecs, la technique bancaire du papier-monnaie et les désormais irremplaçables pâtes alimentaires. 21.3.2. Le « danger » français Aux lendemains du pontificat d’Innocent (1216 →), et comme nous l’avons noté, les rois de France se sont montrés dangereux auprès de la papauté romaine. Mais comment le pouvaient-ils ? Pour répondre à cette question, analysons enfin et brièvement la phase territoriale ayant caractérisé le royaume des Capétiens tout au long du XIIIe siècle. Un fait nouveau ? La France en devenir garde pour elle son effectif rural. La population de son étendue passe de douze à vingt millions. L’étendue allemande est peuplée de quatorze millions ; l’italienne de huit et l’anglaise de quatre (Le Goff, 1968b, p. 900). L’économie générale connaît la prospérité. Des réformes agraires améliorent la productivité des exploitations céréalières et vinicoles. La monnaie de compte – la livre tournois – fait son apparition, en attendant que soient frappés les écus d’or du roi saint Louis (1226 →). Vers 1215, la corporation universitaire de Paris « détrône Bagdad jusque-là capitale des savoirs » (De Dominicis 2001, p. 24). Les collèges d’un clos de la rive gauche – la place du futur Quartier Latin (Desmarais, pp. 183-187) – collectionnent les écrits auparavant rassemblés par plusieurs savants « dans Tolède reconquise » : « des traducteurs font passer en latin une série d’ouvrages grecs, conservés en traduction arabe. D’autres traductions font connaître la pensée des philosophes juifs et musulmans, en particulier celle d’Averroès » (Defournaux, p. 515). L’effervescence intellectuelle s’étend à l’Europe et Paris mise sur sa vocation universitaire pour la capturer à son crédit. L’université parisienne prend l’initiative de la scolastique puis elle accueille la Somme théologique de Thomas d’Aquin non pas traduite mais rédigée en latin (~ 1266-1273). Un transport des idées donne sens aux trajectoires parties de l’Aragon vers Paris. Il a suffi que Tolède fasse la jonction avec Saragosse – une fois engendré l’Aragon et possédé le Languedoc – pour que le bien culturel de la Castille puisse être acheminé vers la France tel un butin de reconquista. Paris va devenir la plus populeuse des villes de la chrétienté occidentale (→ 200 000 h). Le fait n’est pas anodin. Aussi longtemps que la Rome pontificale eut la main haute – même symboliquement – sur les espaces carolingien et du Saint Empire, elle a réussi à y empêcher la formation de grandes villes
440 [16.3.1]. Même quand Rome n’était qu’un champ de ruines, l’Allemagne est demeurée parsemée de bourgs parfois de bonnes tailles mais qui ne devenaient pas des villes imposantes. La population actuelle de Paris traduit ainsi le fait que le royaume ou mieux la couronne de France rivalise dangereusement avec son voisin allemand et, plus encore, avec Rome qui à l’évidence relâche son étreinte sur l’ensemble de l’Europe. Nous avons aperçu la progression de l’Empire angevin à compter de 1154. Cet agglomérat de principautés en façade Atlantique [20.3.2] serait réuni à la couronne de France par Philippe le Hardi en 1271. Entre-temps, l’ensemble anglo-normand était adéquatement hiérarchisé mais l’unification institutionnelle n’a pas suivi. Les fils de la dynastie Plantagenêt se sont révoltés et les « intrigues de la féodalité poitevine » donnèrent au roi Philippe Auguste « l’occasion de prononcer la commise des fiefs continentaux » en 1202 et de « procéder à leur conquête ». En 1205, « Philippe Auguste a sommé les barons anglo-normands d’opter entre leurs fiefs anglais et leurs fiefs normands » (Foreville, p. 1053). L’Angleterre garderait le contact avec le continent moyennant un accès privilégié aux ports de La Rochelle et de Bordeaux. En 1214, Philippe Auguste amenait ses « milices communales » au champ de bataille de Bouvines (~ Lille). Il y remporta une victoire contre l’empereur excommunié Otton IV et ses alliés qu’étaient le roi d’Angleterre et le comte de Flandre. Avec ses récents gains territoriaux – de la Flandre à l’Anjou en passant par la Normandie –, la monarchie capétienne en impose aux vassaux récalcitrants. Elle affine sa mécanique de centralisation administrative contre le laisser-aller du morcellement féodal. L’alliance papale avec cette monarchie – qui est aussi une collusion contre les princes allemands ayant tardé à élire Frédéric II – porte fruit. La papauté n’en profite pas. Frédéric n’a pas remercié Honorius III et les Capétiens sont, effectivement, dangereux. Quant à l’action de Philippe Auguste en direction sud, elle a été secondée par la croisade contre les Albigeois. Est enfin nommé le roi capétien qui profita de la mise « à feu et à sang » du Languedoc. 21.3.3. La monarchie capétienne dans Rome En 1223, le fils et successeur de Philippe Auguste – le roi Louis VIII – ajoute au domaine capétien le comté de Champagne. L’année suivante, il soumet « l’ensemble du Poitou et de la Saintonge » puis il enlève le port de La Rochelle à l’Angleterre. En 1226, il participe à la poursuite de la croisade des Albigeois, qui ne se terminera pas avant 1244. La prise d’Avignon est l’événement marquant de la période (Levron 1976, pp. 28-29). Louis VIII épousa Blanche de Castille en 1200. Une alliance entre la France et l’Espagne allait prendre effet de ce mariage, au déplaisir du Saint Empire, du
441 Portugal et de l’Italie du Nord. Louis VIII n’est pas resté longtemps sur le trône. Il décède en 1226. Un fils lui succède au titre d’héritier de la couronne ; Louis IX, saint Louis (→ 1270). Un autre avait été désigné comte du Maine et d’Anjou ; Charles Ier d’Anjou. Louis IX a d’abord fait « renoncer le roi d’Angleterre à ses droits sur les territoires perdus [et] prêter hommage pour la Guyenne » (Le Goff, p. 901). Les Anglais vont maintenir leur lien avec Bordeaux et disposeront de son arrièrepays gascon. La sixième croisade (1228-1229) a été ordonnée par Honorius III. Dirigée par Frédéric II en vue de négociations avec les musulmans pour le contrôle de Jérusalem et de lieux saints avoisinants, cette croisade a connu un dénouement positif sous le pontificat de Grégoire IX seulement (→ 1241). Le problème est qu’en 1244 Jérusalem retombe aux mains des Turcs qui, au passage, « détruisent l’armée franque ». Les septième et huitième croisades (1248-1254 ; 1270) ont été largement organisées et menées par Louis IX en personne. Ces grandes dernières de la liste française ont accompagné des initiatives en matière d’architecture (SainteChapelle de la Cité à Paris) et d’urbanisme (ville-port d’Aigues-Mortes). Soigneusement préparées (Demurger 2005, p. 498), ces croisades ont donné des résultats « décevants ». Pourquoi ? L’Empire de Nicée se ressaisit après avoir laissé un tsar bulgare vaincre Baudouin de Flandre. Venise perd ses possessions. Mais pour une raison connue – Venise et Gênes se livrent à une féroce concurrence –, les stratèges byzantins en exil sont impuissants face au nouvel arrivant qui bouscule les Seldjoukides par le front est. Depuis que le califat de Bagdad est tombé sous les coups des Mongols en 1258, cet arrivant – la tribu des Osmanlis – traverse l’Asie Mineure tout en faisant chuter les établissements chrétiens un à un. L’autre fils de Louis VIII – Charles Ier d’Anjou (1227-1289) – a été actif pendant tout le temps que dura le long règne de son frère. En 1246, il épouse une héritière qui en fait le comte de Provence. Jalouse de son autonomie, cette Provence subit une suzeraineté capétienne qui aura un rôle à tenir dans la vocation d’Avignon prise par le père il y a une vingtaine d’années. En 1253, le pape propose à ce « comte de la deuxième maison d’Anjou » l’inféodation du royaume de Sicile [Thesaurus]2. Charles constitue aussitôt un parti en Italie, lève une armée puis remporte une victoire à Bénévent. Ce qui lui vaut d’être reconnu roi de Sicile en 1266. L’Italie de Naples à la Calabre est emportée dans la mutation. La dynastie capétienne est bien placée pour faire son entrée dans Rome. Ce qu’elle fait, grâce à un pape qui, en affrontant la Commune, donne prétexte à celle-ci de 2 La maison désigne ici l’ensemble des civils et militaires attachés à la personne du souverain. Noter : la maison des Habsbourg (sans s) ; la dynastie des Sévères (avec s).
442 revenir à la charge en compagnie de nul autre que Charles d’Anjou (Krautheimer, pp. 412-414) : « la maison de France devint la protectrice de l’Église. Durant vingt et un ans, Charles fut le maître de Rome et de la papauté. Entre 1261 et 1277, six papes français se succédèrent ». Les familles romaines et italiennes rompent avec leurs habituelles dissensions pour opposer une union sacrée aux étrangers angevins et français. Elles mobilisent les cardinaux et chanoines issus de leur milieu italien. Elles investissent leurs avoirs en des campagnes électorales pour faire en sorte que l’un des leurs – romain et patriote si possible à l’excès – devienne pape. En 1277 est élu Nicolas III (→ 1280). Lequel évince Charles d’Anjou. Une émeute – dite des Vêpres siciliennes – a raison de Charles en Sicile en 1282. Pierre III d’Aragon en est l’instigateur. La Sicile va échoir à cette couronne en 1285. Le royaume de Naples, de la Campanie à la Calabre, demeure angevin. Les papes romains passent à l’offensive. Le plus énigmatique d’entre eux, de la famille des Cætani ayant pris la place des Pierleoni, est Boniface VIII (12941303). Sans diplomatie, Boniface se permet d’attaquer les avoirs de la famille des Colonna ; ces ennemis des Cætani [20.2.5]. Sur-le-champ, les Colonna se « liguent avec les Français pour renverser » Boniface. Entre-temps, les fils et petit-fils de Frédéric II sont dépouillés de leur héritage politique à Bénévent. Le parti guelfe, « l’or florentin et les troupes francoprovençales de Charles d’Anjou écrasent les Hohenstaufen » (J.-M. Martin 1968b, p. 244). L’alliance entre Charles et la papauté même italienne sera de mise. Le fils de Charles attaquera Florence au nom de Boniface en 1301. Pour un temps, il fait triompher des guelfes intégristes. La dynastie allemande quitte la scène en 1268. Celle de la maison des Habsbourg prendra la relève cinq ans plus tard (Gaussin, pp. 703-794). Le Saint Empire est affaibli par la transition. 21.3.4. Avignon En l’an 1300, Boniface VIII instaure « le premier jubilé de l’histoire » (Krautheimer, p. 413). Est annoncée la tenue d’une année sainte tous les cent ans puis, à compter du XVe siècle, tous les vingt-cinq. Deux millions de pèlerins se sont rués, à raison de quelque 200 000 par jour ! L’agenda sera modifié en 1350, puisque le prochain jubilé aura lieu cette année-là. Peut-être, le coup publicitaire n’est pas sans rapport avec la bulle de fondation de l’université de Rome ; l’Università della Sapienza. En date de l’an 1303, la lettre apostolique indique la volonté papale d’enlever à Bologne – et à Pavie – le monopole des enseignements de haut savoir en Italie. La mise en chantier du palais universitaire, au Champ de Mars, n’est pas pour bientôt toutefois.
443 Le « premier jubilé » a pour objectif l’exhibition de « la grandeur du pape et de Rome » (nous soulignons). Le pontife et sa ville constituent « désormais un couple indissociable » (p. 416). Pourquoi le désormais, si ce n’est pour suggérer que, dans l’actualité, il n’est pas sûr que le pape et Rome forment un vrai couple ? En vue du XIVe siècle, le pape et Rome risquent en effet de ne pas réunir un vrai couple. Le jubilé de l’an 1300 aurait eu pour objectif indirect la prévention d’un divorce ou – soyons laconiques – d’un abandon de domicile. Le jubilé de l’an 1300 a bénéficié d’un rassemblement. Une telle mobilité rappela que le pape doit contrôler celle de ses fidèles à partir de Rome. Mais depuis deux siècles environ, des papes ont séjourné à distance de Rome. Jean Favier mentionne des absences ayant remonté à l’an 1007 (2006, p. 25). Depuis 1243, « six papes ne se sont pas montrés une fois à Rome ». « Nombreux sont les pontifes qui, menacés et chassés au fil des derniers siècles, ont trouvé loin de Rome et souvent en France une terre d’accueil. » Donnée par Favier (nous soulignons), cette explication rejoint celles avancées par de nombreux commentateurs, dont Krautheimer. La mobilité aurait alors réalisé une dispersion. Le rassemblement à l’occasion du jubilé serait ainsi venu renverser la tendance à la dispersion auparavant provoquée par l’agitation urbaine. Pourtant, nous sommes à l’époque où est engendrée la région des Castelli Romani aux monts Albains. Plusieurs villages ont été aménagés en places fortes où les nobles familles pourraient trouver refuge en cas de luttes urbaines, et de canicule ! À cet égard, le pape Innocent III avait aussi été l’initiateur d’une nouvelle mode, à savoir « passer l’été au frais hors de Rome ». Parmi les villages aménagés en refuges voire en places de villégiature, figure Castel Gandolfo qui deviendra en permanence la résidence d’été des papes à compter du XVIIe siècle. Le refuge et la villégiature sont engendrés par la trajectoire diffusante non pas de dispersion mais d’évasion. Endorégulée, l’évasion investit dans la position d’arrivée une signification librement consentie de la part de l’acteur qui s’y est engagé. Bref, le pape est en voie de contrôler sa mobilité hors de Rome. Dans l’actualité du bas Moyen Âge, la possibilité pour « le successeur de saint Pierre » de négliger « la tombe du Vatican » est d’abord reçue comme un « scandale » (p. 26). C’est pourquoi, par la suite, « on » aurait « inventé une justification qui trouvera une ample application au temps de la papauté d’Avignon ». Les théologiens et bien des canonistes ont rationalisé la transplantation de la cour pontificale en Avignon à l’aide de formules consacrées. Par exemple ; « ce n’est pas le lieu qui sanctifie l’homme, c’est l’homme qui sanctifie le lieu ». D’où la déduction ; « le pape n’a nul besoin de résider en un lieu déterminé ».
444 Dans un premier temps, le pape doit s’éloigner de Rome à cause de ses désordres. Dans un second temps, il réside là où il veut bien. La dynamique spatiale n’en restera pas là. La papauté s’expose à l’exorégulation de sa mobilité quand elle s’exile en Avignon. Car l’attend près de là un monarque qui n’hésite pas à transformer le refuge d’évasion en une enclave de concentration aux allures de prison dorée. Ce monarque est Philippe le Bel. 21.3.5. L’étrange apogée de la France médiévale Fils de Philippe le Hardi (1270-1285) –, Philippe le Bel (→ 1314) conduit son royaume à un apogée qualifiable d’étrange. Ce dernier roi célèbre de la dynastie des Capétiens soigne d’abord son image, en amenant Boniface VIII – avant de se disputer avec lui – à canoniser son grand-père, Louis IX (le Goff 1968c, p. 955). Il réforme la constitution de son État en partageant son pouvoir de décision avec des conseillers qui auront bon dos. Même si la rente féodale a été à la base de l’économie du royaume de France à l’époque, les subsides recueillis auprès des villes ont davantage intéressé Philippe le Bel. Pour plusieurs raisons. Outre une incompétence à évaluer les revenus fonciers, il y a en positif le lien en l’occurrence développé entre la monarchie capétienne et la bourgeoisie des villes. Le roi a poursuivi une politique d’expansion territoriale. Sous ce rapport, il a escompté des gains par « accords de pariage » et alliances matrimoniales qui lui ont valu la Navarre ainsi que des coseigneuries dans le Massif Central (Cahors). Le roi procède par ailleurs à la mainmise sur les administrations municipales. Il enlève la charte d’affranchissement à des villes flamandes qui aussitôt relèvent directement de ses « agents royaux ». « L’acquisition la plus importante [est] celle de Lyon » en 1307. Laquelle entraîne une extension du domaine royal en direction de Grenoble ainsi que l’affaiblissement de Dijon. Pourquoi le roi Philippe s’est-il à ce point intéressé aux villes ? Pour nouer un lien avec la bourgeoisie, comme on vient de voir. Mais pourquoi avoir sélectionné cette classe sociale comme partenaire privilégié ? Parce qu’elle est nationale. Philippe le Bel a purgé ses domaines des éléments étrangers. Quelque 100 000 Juifs en ont été expulsés pendant la seule année 1306. Entre 1277 et 1311, les arrestations ont frappé les changeurs lombards [20.2.3]. Ces persécutions ont été sanctionnées par des spoliations de circonstance. Philippe le Bel a orchestré des croisades fictives lui ayant permis de resquiller la décime destinée au clergé. Le célèbre « procès inique » intenté aux Templiers, au cours de ces années, s’est déroulé dans le même esprit (Demurger, pp. 494-499). Leur Trésor passerait « aux mains d’agents royaux », ces nouveaux « banquiers du roi ». Il ne fut jamais retrouvé.
445 Au tournant du XIVe siècle, nous l’avons noté, un conflit civil éclate entre les Cætani – la famille de Boniface VIII – et les Colonna. Ces derniers s’entendent avec les Français : aussi bien dire, au point où nous en sommes, avec Philippe le Bel. Le pape est « humilié » à Anagni – en 1303 – à l’instigation de ce roi maudit qui avait obtenu de lui qu’il canonise son grand-père. L’archevêque de Bordeaux est élu pape en 1305. Il renforce l’apogée capétien et, quatre ans plus tard, il transfère sa cour en Avignon. Prise par Louis VIII en 1226, la ville à ce nom n’est pas en France mais tout juste à côté ; dans le comté de Provence échu à Charles d’Anjou en 1246. Un comtat sur mesure est circonscrit autour de la ville maintenant fortifiée ; le comtat Venaissin qui sera possession papale à compter de 1274 (Favier, p. 64). La nouvelle ville des papes dispose du premier pont sur le Rhône depuis la mer – le Saint-Bénézet (p. 67) – et de la vaste ville-port d’Aigues-Mortes à 50 km au Sud-Ouest. L’influence de Philippe le Bel dans le destin d’Avignon – et d’une Europe reconfigurée en fonction de la couronne de France – paraît certaine.
22. Florence 22.1. L’éveil d’un sentiment national italien 22.1.1. La fortune de Florence e
À mi-XIII siècle, la tribu des Osmanlis dérange les Seldjoukides jusque dans l’Asie Mineure. Cette tribu doit son nom à Osman Ier, fondateur de la dynastie
ottomane. Les Osmanlis ne sont pas très différents des Seldjoukides. Les premiers comme les seconds sont turcophones. Ils proviennent des régions asiatiques de Transoxiane et ils ont accompli à peu près la même trajectoire via Samarkand pour entrer dans la Perse des Abbassides devenue celle des khans mongols en 1258. Déplacés à travers l’Asie Mineure sous la surveillance des Seldjoukides, les Osmanlis ont d’abord contribué à la chute des États chrétiens du Levant puis ils ont formé un « échelon d’assaut » en vue du « limes byzantino-turc ». Comme envoyés au front, ces Osmanlis ont eu intérêt à embrasser l’islam sunnite avec une ferveur sans pareille. Ils ont fait leur un positionnement vers lequel ils avaient pourtant été « refoulés » (Mantran, p. 289). De la dynastie des Paléologues au pouvoir depuis 1259, l’usurpateur Michel VIII reprend Constantinople en 1261. L’Empire byzantin revient à la vie mais il n’est pas bien entouré. Osman installe un émirat à Bursa en début de XIVe siècle. La position inchoative des premiers Ottomans est ainsi en rive sud de la petite mer de Marmara, non loin de Nicée. Côté ouest, les ambitions d’un « tsar de Bulgarie » et d’une « coalition » de quatre royaumes – Sicile, Épire, Achaïe et Serbie – ne sont pas rassurantes. Michel VIII (→ 1282) a cru pertinent d’octroyer à Gênes les mêmes privilèges que ceux déjà obtenus par Venise (Grosdidier, pp. 722-723). Tant de générosité enlève ses moyens à l’Empire restauré. À peine réhabilités, les stratèges byzantins ruinent leur trésor de guerre à embaucher des mercenaires. L’Italie du Nord continue de prospérer mais elle va se trouver assise entre deux aires vers lesquelles les trajectoires seront de contrôle difficile ; d’une part vers l’Asie Mineure allant sous contrôle ottoman et de l’autre vers une France qui se ferme. En 1326, l’année de la mort d’Osman, Bursa est reconnue capitale d’un État ottoman en attente de prospérité. Pendant la seconde moitié du XIIIe siècle, Florence est en voie de devenir « la plus puissante cité de l’Italie centrale et l’une des plus considérables de l’Occident chrétien ». Selon un analyste de l’œuvre de Dante Alighieri : « un gouvernement communal avait mis fin [dès 1250] à la suprématie des maisons nobles. Deux ans plus tard étaient frappés les premiers florins d’or, qui allaient devenir pour bientôt, et pour trois siècles, les "dollars" de l’Europe marchande. Les conflits [entre les guelfes et les gibelins] tournaient le plus souvent à
448 l’affrontement entre les bourgeois et les nobles ou aux guerres entre cités voisines et rivales » (Renucci 1968). La situation va se compliquant. Il n’est plus possible de s’en tenir à l’homologie selon laquelle les guelfes sont à la papauté ce que les gibelins sont à l’Empire. Les guelfes de Florence sont à présent papistes parce que proches de Rome d’un point de vue d’appartenance territoriale c’est-à-dire national. Et quel serait le motif d’un tel sentiment d’appartenance ? Une riposte que l’Italie centrale doit maintenant servir à la France nationale de Philippe le Bel. Un signe de cette évolution serait venu d’une division interne au parti guelfe. D’un point de vue international, les guelfes d’Italie ont l’habitude de s’opposer aux gibelins du Saint Empire. Mais du point de vue national en émergence, les mêmes guelfes doivent résister en plus à la France. Deux sous-factions sont sorties de cet enchevêtrement d’influences, à savoir : les guelfes noirs papistes et même intégristes ; les guelfes blancs antipapistes parce que des souverains pontifes ont été français depuis quelque temps (1265-1268 ; 1305-1314). Alors que Florence devenait « la plus puissante cité » de l’Italie toscane, d’où lui est venu l’or qu’elle transforma en florins ? Du Soudan, soit dit facilement. La « poudre » est transportée de là par caravanes « vers les bords de la Méditerranée » (Mauro 1968a, p. 378). Nous avons appris que, depuis au moins les dernières décennies du XIIe siècle, l’Italie du Nord – ou toscane, ou centrale quand elle est en lien avec Rome – est « le plus puissant foyer économique de l’Occident ». Cette information renseigne sur l’actuelle fortune de Florence qui a récemment pris sa place dans le réseau urbain d’Italie du Nord [20.2.2]. Cette fortune grandit présentement à la faveur d’une rencontre entre les guelfes noirs – qui ont su profiter d’absences nombreuses de la délégation impériale germanique en Italie – et la cour angevine du royaume de Naples. Ces deux instances ont orchestré un partage d’avoirs pontificaux entre Florence et Rome. Les Lombards sont au XIIIe siècle les intermédiaires financiers entre l’Italie et les foires de Champagne. Ils s’effacent ensuite devant les compagnies siennoises et florentines qui deviennent de véritables institutions bancaires, recevant des dépôts, consentant des prêts, assurant les transferts de fonds de leurs clients. Le Saint-Siège demande aux Siennois de transférer à Rome le produit des décimes. […] les compagnies florentines se disputent la clientèle de la Chambre apostolique (Balard, p. 245).
L’effacement des « intermédiaires » Lombards devant les Siennois et les Florentins fait penser à celui – plus général et à l’échelle de l’Europe chrétienne – des Juifs « usuriers » devant les bourgeois créanciers repentants. L’on s’aperçoit du reste que les Siennois sont déclassés par les Florentins qui cependant doivent partager avec Rome les dépôts bancaires. Enfin, les avantages obtenus par Florence attisent une compétition entre diverses compagnies. Un
449 nom de famille commence à être sur toutes les lèvres, celui des Médicis. Ces Florentins de souche s’adonnent au commerce ainsi qu’à l’appropriation foncière (La Roncière 1968b, p. 713). Aux alentours de 1320, Florence devient république. Elle tient en respect les localités Pise et Sienne puis organise autour d’elle une circonscription rurale (contado). 22.1.2. Des écrits Analysons quelques commentaires et citations relatifs aux écrits de Dante Alighieri (→ 1321). Nous ne prétendons pas remonter de ces témoignages à l’œuvre ou aux Œuvres1. Nous allons plutôt nous laisser guider par eux dans notre exploration du parcours de l’Occident. La question du partage des rôles actantiels politique et religieux – non seulement à l’échelle de Florence mais de l’Italie, de l’Europe et du monde – a pris un tournant dramatique à l’orée du XIVe siècle. Jean Favier commente à ce sujet la position de Dante, pour qui tout a procédé « de cette catastrophe qu’a été la Donation de Constantin ». Celle-ci a « poussé le pape à prendre la place de l’empereur et l’empereur à ne plus exercer son pouvoir » (p. 379). La captivité d’Avignon a déroulé la toile de fond à partir de laquelle fut tissée la dénonciation de cette catastrophe. Celle-ci aura d’abord consacré la réduction théocratique du politique par le religieux, ce qui est néfaste en soi étant donné l’irrationalité en l’occurrence induite par la confusion. Pis encore cependant, le déni du politique a fait le jeu de papes non seulement théocrates mais français, ce qui permettait au monarque capétien de faire ce qu’il voulait étant donné l’émasculation de son vis-à-vis impérial dont relevaient tout de même encore Florence, Rome et l’Italie. En résumé, la célèbre Donation vient de faire le jeu du nationalisme d’un Philippe le Bel que Dante – ce guelfe blanc – n’a pas manqué de soumettre à une « violente attaque » (Le Goff, p. 957). Un éveil national italien se devait de répliquer. Comment maintenant amorcer l’unification nationale italienne ? En pourvoyant l’espace du futur État-nation d’une langue qui ne sera ni latine ni française. Le philologue qu’est aussi Dante fabrique à partir du dialecte toscan cette langue qui sera celle de la nation dilatée aux dimensions de l’univers et dont Rome finira bien par redevenir l’altière capitale : l’horizon s’élargit « de Florence à la Toscane, de la Toscane à l’Italie, de l’Italie à l’Europe, de l’Europe à la Terre entière » (Renucci, p. 338). Déploiement universel à base de la nouvelle
1 = Œuvres complètes parues en traduction française chez Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965. Deux titres sont mentionnés dans les prochains paragraphes ; La Divine Comédie et De la monarchie.
450 langue italienne qui reléguera la latine de la renaissance carolingienne et la française de la diplomatie pontificale. En 1301, Boniface VIII envoie guerroyer en Toscane le fils de Charles d’Anjou alors roi de Naples. C’est la victoire des guelfes noirs. L’année suivante, le poète est condamné au bûcher. Ce que le pape lui évite en obtenant son bannissement à Ravenne. Pendant les années lors desquelles fut rédigée la Comédie (~ 1307-1321), le pape est en Avignon. Tout au long de ces années, le pape est français de par la position qu’il occupe dans l’espace géographique, cette position étant sous influence capétienne. En tant que guelfe blanc, Dante aura été plus national que papiste modéré. L’objection à la captivité d’Avignon a de la sorte pris à partie la nationalité française du lieu de la papauté. Cette objection a ainsi divulgué la nationalité italienne en devenir. Dante a voulu l’Empire à sa place autant pour renvoyer le pape à son devoir que pour mettre la nation française à la sienne. Pendant sa réclusion à Ravenne, Dante compose, outre sa Comédie, l’essai De monarchia. Dans ce texte politique, un éloge est adressé à un régime « universel » garant de justice. Ce régime est impérial et nécessite une prise en charge, sinon par une Allemagne qui hésite à « exercer son pouvoir », du moins par le peuple héritier de l’Empire selon le droit. 22.2. Prague 22.2.1. La guerre de Cent Ans En 1337, la guerre éclate entre la France et l’Angleterre. Le royaume anglais est tenu par Édouard III (→ 1377). Ce souverain développe le commerce des laines avec la Flandre et fidélise plusieurs capitalistes en ce comté aux mains de milices communales. Mais il s’autorise de revendiquer le trône de France. En effet, Édouard III est petit-fils de Philippe le Bel par sa mère. Une vieille loi héritée des Francs-Saliens – la loi salique – est aussitôt invoquée par le roi de France d’alors – Philippe VI de Valois – contre la prétention du roi anglais. Cette loi avait exclu les femmes de la succession « à la terre ». Ce qui, encore au XIVe siècle, est interprété de telle manière que l’ordre de succession au trône de France doive passer par la parenté mâle. Philippe VI est le fils de Charles de Valois, le frère de Philippe le Bel. Philippe VI de Valois est ainsi le neveu de Philippe le Bel. Il vaudrait mieux – selon lui ou la loi salique ? – être neveu que petit-fils de l’ancien roi de France étant donné que la seconde filiation – celle d’Édouard – est aussi redevable d’une ascendance maternelle. Le litige ne donne pas lieu à un procès mais au départ d’une guerre qui passera à l’Histoire sous la dénotation « de Cent Ans » (→ 1453).
451
Les deux gradients aux limites du continent Europe sont mieux définis. Le gradient Byzance est devenu l’Ottoman. Il s’étire : vers l’Est, en direction du plateau d’Ankara au cœur de l’Asie Mineure ; vers l’Ouest, dans les Balkans jusqu’aux limites de la Bulgarie, de la Thrace et de la Grèce-Épire. Le gradient de la mer du Nord se développe à partir de la Flandre et jusqu’aux points d’ancrage que sont Cologne et Lübeck à l’Est, Londres à l’Ouest. L’espace national français, que polarise une grande ville, entre en compétition avec l’espace impérial germanique encore parsemé de bourgs. Nous avons reconstitué l’engendrement de l’espace français en lien avec la trajectoire Tolède-Barcelone-Paris via Toulouse-Carcassonne [20.3.1 ; 21.3.2]. Trajectoire périlleuse ! Languedoc « à feu et à sang » et percée du Massif Central à la convergence des antennes germanique et normande qui auraient suscité les premiers départs vers Compostelle et Jérusalem. Trajectoire au surplus bénéficiaire de la proximité d’Avignon qui, forte de son palais des papes disqualifiant Rome, ferait de la France la matrice d’un Empire. Amsterdam
Lübeck Gradient Nord
Londres
Cologne Paris
Prague
Languedoc Toulouse
Avignon Barcelone → Istanbul
Tolède
Gradient Ottoman
Naples Athènes
Graphique 22.1 Mise en situation de l’opposition Paris-Prague La trajectoire Aragon-Paris (flèche SW-NE) capture Avignon aux dépens du Languedoc et annonce la volonté française de refaire l’Empire. D’où l’opposition de l’Allemagne : qui réactive l’antique ligne de démarcation (en la décalant vers l’Ouest ; trait méridien interrompu) et qui élève Prague au rang de grande capitale européenne. La ligne de crête aragonaise (double flèche WNW-ESE) va bientôt affaiblir le gradient Byzance et expliquer en partie sa prise de contrôle par les Ottomans (← graphique 20.1).
Or la nouvelle carte européenne de l’Ouest va profiter à l’Italie toscane qui sut la concevoir : d’une part, en ripostant aux pertes subies par elle du côté de Constantinople et de Lyon ; d’autre part, en attendant de l’Allemagne qu’elle appuie la retombée est du gradient de la mer du Nord (graphique 22.1). Ces
452 établissements vont se destiner des trajectoires autour de l’Espagne et d’une France qui, enclavée, n’aura plus qu’à se retrancher dans ce rôle de contrepouvoir [16.1.1] auquel la croisade venait de l’accoutumer. Nous avons entrevu que, cinq années après la disparition de la dynastie des Hohenstaufen en 1268 [21.3.3], le premier souverain de la maison des Habsbourg occupa le trône germanique (1273-1291). Ce « roi des Romains » – Rodolphe er I – fut à l’origine d’un actif constitué de son vivant par l’appropriation de la basse Autriche (1278) et que sa postérité étendrait aux Pays-Bas de la Flandre à la Hollande, puis à la Castille et à l’Aragon. La maison des Habsbourg a partagé la responsabilité du Saint Empire avec celle des Luxembourg. Dès 1312, ces derniers placent l’un des leurs à la tête de cet Empire et font « triompher », en 1316, le « roi de Bohême » Charles IV. Ce monarque donne à l’institution impériale sa « forme définitive » (Gaussin, pp. 707-708). En 1356, le pouvoir impérial est déclaré indépendant de celui du pape. La Bohême « prend de l’importance » et la belle Prague n’est pas un gros bourg mais une vraie ville. Elle accueille en 1347 la première université allemande. Et de cette nouvelle place urbaine est menée la conquête de Brandebourg. C’est l’époque où commence à être envisagé le retour de la papauté à Rome (Favier, p. 530). Dirions-nous que s’effectue enfin le partage des instances et compétences espéré par Dante ? Les principes du politique et du religieux sont discernés en pleine clarté. L’empereur germanique réapprend à exercer le pouvoir et l’Europe catholique en tire parti comme l’atteste la conquête de Brandebourg. Pour sa part, la papauté va reprendre le chemin de Rome où l’attend une Italie qui va parler la langue du poète florentin. Sous l’empereur Charles IV de Bohême, Prague est d’ores et déjà la première grande ville du Saint Empire. Rome a relâché son étreinte en effet. Paris en a profité [21.3.2] mais la trajectoire de son engendrement, sous Philippe le Bel, est entrée en conflit avec celle de l’Italie de Dante puis de son empereur ; lequel enfin « exerce son pouvoir » en réalisant la trajectoire pragoise. 22.2.2. La Peste noire et le Grand Schisme En 1346 est venue de Crimée et par le port de Gênes une épidémie d’une rare virulence. La Peste noire ou Grande Peste va durer plus de cinq années. Elle aurait tué autour de 25 millions de personnes dans l’ensemble de l’Europe, environ le tiers de sa population. Le fléau a décrit un cycle pandémique après des à-coups aux VIe et VIIIe siècles puis avant la récidive du XVe. Avec la guerre qui aggrave tout, la Peste accumule un « bilan lourd » au décompte de réformes sociales et administratives (Le Goff 1968a, p. 264). Les seigneurs se braquent et empêchent les bourgeois – talonnés par les artisans – de réformer le régime de gouvernement.
453 Les épreuves, au mitan du XIVe siècle, ont fait craindre la fin de l’humanité. La révélation millénariste de l’Apocalypse fut réactivée. Le Jugement dernier n’avait pas eu lieu après l’an mil [20.1.1], mais était-ce seulement partie remise ? Tous les secteurs de la production tournent au ralenti. Des manufactures ferment et des champs retournent à la friche (La Roncière 1968a, p. 50). Pénuries, famines et chasses aux sorcières en découlent. Pensant pouvoir échapper à l’épidémie, le peuple romain fait bâtir en 1348 un escalier dédié à la Vierge. Lequel conduit à une église en forme d’entrepôt aveugle (Pressouyre, XVII) et plantée sur le Capitole ; Sainte-Marie d’Aracœli. Krautheimer présente cet escalier, encore visible aujourd’hui, comme le « seul grand monument » romain de l’époque. Il aurait reflété « le songe fantastique de Cola di Rienzo qui rêvait d’instaurer une Commune supérieure à l’empereur et au pape, siégeant en ce Capitole où était établi autrefois le gouvernement du monde » (p. 595. Nous soulignons). Nicolas Gabrino (~ 1310-1354) – alias Cola di Rienzo [Thesaurus] – est un autre fomenteur de révolte visant la restauration du pouvoir communal. Il soulève le peuple, comme avait fait Arnaud de Brescia il y a plus d’un siècle [21.2.1], sauf qu’il n’a pas droit à l’ire du pape mais à une réelle compréhension de sa part, voire de la compassion. En 1343, Cola di Rienzo participe d’une délégation romaine auprès du pape Clément VI (1342-1352). Cette « ambassade » essaie de persuader le prélat avignonnais de regagner Rome. C’est alors que le pape éprouve de la sympathie à l’égard de Romains « privés des pompes du Saint-Siège » et qui aimeraient « retrouver celles de César ». De retour à Rome, Cola di Rienzo vocifère une rhétorique de retour aux mérites de l’Empire d’antan. De nobles familles sont ébranlées, des barons écopent et le peuple attend trop de son rêveur compromis dans plusieurs émeutes, dont celle de 1354 où il perd la vie. La papauté finit par réintégrer la ville éternelle. Mais reste en suspension une atmosphère de deuil qu’il faudra apprendre à respirer. Rome pourra redevenir la capitale de la chrétienté. Mais de là à redevenir celle d’un Empire ! En cette ambiance trouble, le peuple et les bourgeois échouent à réformer le régime de gouvernement dans l’optique de ce qui serait une monarchie institutionnelle tempérée (Le Goff). Ces acteurs ont néanmoins eu le temps de garnir le Capitole d’un palais à l’honneur des « porte-bannières » Branderesi et d’une enceinte protectrice du palais sénatorial. Nous avons analysé la captivité d’Avignon dans l’optique d’un retour inéluctable de la papauté à Rome. Comme si un tel retour avait relevé de la fatalité. Aussi bien dire du rêve. Avignon ! L’architecture de cette ville, décrite par Favier, préfigure un design contemporain de ville nouvelle. Avignon oublie la morphogenèse. Elle voit strictement à ce que tous les services soient regroupés de manière à réduire
454 au minimum les délais dus à la division des tâches. Mais les communications entre les régions française et italienne sont onéreuses et périlleuses. Et pendant que les papes sont élus en Avignon, trois empereurs germaniques vont se faire couronner à Rome ; « qui par un légat, qui par un antipape de son choix » (Pressouyre). Le premier exemple illustre la volonté impériale de fréquenter une Église proche de l’Italie de Dante et non pas de la France de Philippe le Bel. Le second renseigne quant à la montée de la bourgeoisie romaine. En 1378 se manifeste l’ascension de deux Médicis à la tête d’une banque dotée de « filiales à Rome, Gênes, Bruges, Venise ». La même année, une élection au pontificat concède la victoire à deux candidats. L’Église doit composer avec deux papes. L’un – Urbain VI – revient à Rome ; l’autre – Clément VII – persiste en la résidence d’Avignon. Le pape de retour à Rome attaque les libertés communales et fait abolir, en 1398, le gouvernement des Branderesi. Depuis une vingtaine d’années, la présence française perd en importance à Rome. Mais son influence auprès du collège cardinalice y demeure puissante. Les dissensions partisanes débouchent en conséquence sur un autre schisme, grand celui-là ; le Grand Schisme. Entre 1409 et 1415, Rome, Avignon et Pise ont chacune leur pape. Les nobles et le peuple exploitent la situation. Un pape doit s’enfuir et la noblesse romaine sollicite la cour angevine de Naples elle-même en butte à une crise interne. Rome passe aux Napolitains, au terme d’une occupation dévastatrice. Un concile met fin au Schisme. Rome est restituée au pape Martin V en 1417 ; au terme d’un marchandage avec une reine de Naples. Avec l’arrivée de Martin V dans Rome en 1420, l’Occident « transformé » (Favier) quitte le Moyen Âge pour faire son entrée dans la Renaissance du quattrocento ; le XVe siècle italien. 22.3. La science délivrée du dogme 22.3.1. Un nationalisme grec La Renaissance du quattrocento n’est pas venue compléter la liste des renaissances aperçues depuis l’époque de Charlemagne. Cette Renaissance, avec la majuscule, va moins devoir aux héritages constantiniens et carolingiens qu’à celui de la Grèce antique. Les « pays grecs » étaient alors saisis d’un appel à l’affirmation nationale (Kitsikis 1968, p. 1080). L’exhortation était venue d’une élite qui, pour la promotion de sa cause et de sa culture, sut profiter de la vulnérabilité du pouvoir byzantin après l’attaque de 1204 par les croisés. Tout au long du XIIIe siècle, un nationalisme grec en recrudescence a ainsi agacé par ses revendications un gouvernement impérial certes affaibli mais
455 encore capable de faire mal. Blessés par l’antipathie sans équivoque de ce gouvernement, les chantres nationalistes se sont adressés à l’Église de Rome. Il y eut quelques rencontres mais sans grand résultat. L’élite nationaliste grecque s’est alors tournée vers l’Italie toscane. Les épreuves de la Grèce ne sont pas finies. La reprise de Constantinople par Michel VIII, en 1261, n’avait pas ramené l’unité à l’Empire d’Orient ni la stabilité aux « pays grecs ». Aux « trois lambeaux de l’Empire byzantin » qu’avaient dispersés les croisés (Épire, Trébizonde, Nicée), « deux autres s’ajoutèrent », dont l’un correspondant à la Morée Il a été question plus haut de stratèges byzantins qui ont ruiné leur trésor de guerre à embaucher des mercenaires. C’est chose faite depuis un certain temps. Après avoir semé la destruction sur leur passage, ces mercenaires – des Catalans – fixent en 1311 leur duché d’Athènes aux dépens des derniers « Francs » de la quatrième croisade (Wolff, p. 245). L’établissement grec est morcelé en minuscules régions auxquelles ne convient même plus la notion de pays. Jusqu’en 1387, la couronne d’Aragon – dont relèvent les Catalans – sera présente en cette Grèce émiettée. Plus à l’Ouest, les Aragonais annexent le royaume de Majorque en 1344 (Baléares et Sardaigne). Ils détiennent la Sicile depuis 1285 et convoitent le royaume de Naples. La couronne d’Aragon a ainsi jalonné la Méditerranée au XIVe siècle. Elle y a étiré une ligne de crête [graphique 22.1] qui n’aiderait pas Constantinople. Venise est victorieuse de Gênes en 1381. Les deux ennemies ne font pas la paix. La curieuse générosité de Michel VIII n’a inspiré aucun rapprochement. Cela malgré la menace d’un expansionnisme ottoman qui, sitôt implanté l’émirat de Bursa, avale Nicée puis enjambe les Dardanelles. e À compter de la première décennie du XV siècle, les Ottomans campent non loin de Constantinople et les Catalans contrôlent Athènes. Les villes-ports d’Italie du Nord voient leurs échanges se compliquer en direction du ProcheOrient. Ce n’est guère mieux en direction opposée, où les Catalans chez eux à Barcelone et les Français à Lyon bloquent les déplacements. 22.3.2. La part de l’Europe de l’Ouest dans la Renaissance majuscule La Renaissance du quattrocento s’est prévalue d’un élan nationaliste grec incapable de s’épanouir dans les limites d’un établissement agressé par les croisés, envahi par les Ottomans puis réduit en miettes par les Catalans. La trajectoire grecque de la revanche – faute d’avoir pu sélectionner Rome – a néanmoins réussi à intéresser l’Italie toscane grâce à un contenu culturel prisé des intellectuels florentins ; la pensée de Platon. Qu’en est-il ? La diffusion en Italie d’un platonisme si l’on peut dire moderne est revenue au philosophe byzantin Gémiste Pléthon (→ 1450). Installé en Morée où il enseigne « dès 1414 », cet humaniste fréquente le duché d’Athènes occupé par
456 les Catalans mais où « règne une famille de banquiers florentins ». Gémiste Pléthon se fait remarquer dans la colonie italienne locale. Ce qui lui vaut d’être invité à Florence en 1439. La famille des « banquiers florentins » alors régnante, on le devine, est celle des Médicis. Le « chef » en est Côme l’Ancien qui, depuis 1434, conjoint à son rôle de banquier ceux de mécène et de leader intellectuel. Assez bizarrement, Côme de Médicis prépare Florence à l’accueil de Gémiste Pléthon en y faisant venir les Juifs de Toscane. La péripétie n’est pas anodine. En faisant venir des Juifs dans Florence, Côme de Médicis a enrôlé son établissement dans une subversion de l’allégeance à l’Église en même temps qu’il aurait prétendu à la reconfiguration d’un Occident déjà qualifié de romano-chrétien [16.4.2 ; 17.2]. En fait, cet Occident accorde sa substance à une Europe de l’Ouest engendrée comme un espace singulier depuis près d’un millénaire [15.1.4]. Nous pouvons certes imputer le grand souffle de la Renaissance majuscule à la venue de penseurs grecs dans Florence. Mais, ce faisant, nous devons supposer en plus que cette inspiration a d’emblée convergé sur des remises en question surgies de l’intérieur d’un Occident à présent reconfiguré et rétréci aux dimensions de l’Europe de l’Ouest. La prise en compte de cette composante spatiale nous paraît indispensable à la compréhension de la Renaissance. En cette grande rénovation culturelle comme en bien d’autres, la temporalité géographique a précédé l’historique [3.1.1 ; 9.1.2 ; 14.2.4]. Considérons, dans cette optique, le rôle particulier en l’occurrence assumé par les Juifs de Florence. Leur présence en cette ville a permis à des apprentis la fréquentation d’un ésotérisme dont l’influence se faisait sentir chez d’illustres lettrés comme Marsile Ficin (→ 1499) et Pic de la Mirandole (→ 1494). Mais plus fascinante est apparue, dans ce contexte d’effervescence intellectuelle, la conception d’une économie adaptée aux aspirations des banquiers. « En faisant venir les Juifs, [Côme] se rendit très populaire auprès des gens du peuple. En effet, [ces derniers] pouvaient dorénavant obtenir des prêts comme les riches et être en mesure de rembourser des dettes » (Blech et Doliner 2008, p. 68. Nous soulignons). Nous pourrions discerner, dans ce partage de responsabilités, une cynique récupération du talent des Juifs en affaires. Comme si, au lieu de les dépouiller comme naguère, les « riches » allaient compter sur ces derniers pour se pourvoir de débouchés en direction de la base sociale. Autrement dit, les banquiers auraient fait venir des Juifs dans Florence afin qu’ils y aident les moins nantis à les rembourser, eux. Un tel dessein fut possible. Ce qui n’enlève rien à la positivité de ces deux primeurs : d’une part, un crédit populaire avant la notion est lancé ; d’autre part, ce crédit valorise une disposition de la pensée judaïque en faveur d’une miséricorde d’ailleurs admise chez les chrétiens adeptes du sacrement de
457 pénitence [11.2.3]. En la conjoncture présente, la miséricorde est l’état d’âme proche du christianisme de terrain et, plus encore, du mouvement de pauvreté qui subvertit la doctrine officielle de l’indulgence. Philippe Nemo (p. 35) y reconnaît la « construction de l’esprit » ayant fait profiter l’Occident de « la prophétie éthique et eschatologique de la Bible ». La « construction » en cause aurait fait partager par l’Occident romanochrétien – l’Europe de l’Ouest – cette « morale judéo-chrétienne de l’amour et de la compassion ». En apportant « une sensibilité inédite à la souffrance humaine », cette morale actionna un esprit « de rébellion contre l’idée de la normalité du mal » (souligné par l’auteur). Cet esprit aurait « donné le premier branle à la dynamique du progrès historique » (nous soulignons). La « morale » révélée converge alors sur la réclamation du mouvement de pauvreté qui accomplit un véritable travail de sape contre le christianisme romanisé depuis environ deux siècles. Les Vaudois ne sont pas inactifs de leur côté. Ils nomadisent et cueillent en cours de route des collaborations, notamment auprès des Tchèques en éveil national eux aussi et à l’écoute d’un réformateur. Accusé de complaisance envers un « hérétique » anglais dont les ouvrages sont brûlés à Prague en 1410, ce réformateur – Jan Hus (→ 1415) – prend la tête d’un mouvement qui va lui survivre et d’où fusent maints réquisitoires contre la doctrine des indulgences. Les Vaudois font la jonction avec ce mouvement. Au seuil du XVe siècle, une Internationale valdo-hussite répand la protestation, à partir de Prague, jusqu’à Strasbourg et Erfurt à l’Ouest, Vienne au Sud-Est, Briançon et Toulouse au Sud-Ouest, puis l’Italie de part en part au Sud (Tourn, pp. 63-66). Prague est la place inchoative des trajectoires qui vont diffuser le message d’une authentique réforme aux dimensions de l’Europe de l’Ouest. C’est l’Occident articulé spatialement à cette Europe – et pas seulement Florence à la convergence de trajectoires grecque, juive et valdo-hussite – qui à présent renaît. 22.3.3. Platon à Florence En 1439, Florence jubile. Gémiste Pléthon y est reçu « avec les plus grands honneurs ». Il est accompagné d’un disciple de choix ; Bessarion. Ce dernier abandonne l’orthodoxie puis est « créé » cardinal l’année de sa première visite. Bessarion se transplante en Italie où il fait fortune en gérant des propriétés abbatiales [Thesaurus]. Ce qui lui permet l’exercice d’un mécénat dévoué à l’enseignement de l’œuvre de Platon et auquel participent les humanistes qu’inspire la présence juive. Bessarion monte une bibliothèque de huit cents volumes ; « le fonds le plus imposant qu’ait connu la Renaissance ». Florence profite des apports de Gemmiste Pelton et de Bessarion pour accueillir – cela pour la première fois en Occident depuis l’Antiquité – un
458 « esprit rationaliste » (Kitsikis) facteur de science au service d’une cause sans lien avec le droit inquisitorial. Naguère impliquée par les cursus universitaires, la liberté académique ne concerne plus la science fonction du seul droit canonique. Elle doit renouer avec l’esprit d’une liberté intellectuelle qui n’est plus celle du professionnel de l’enseignement recruté par l’université pontificale [20.1.2], mais du citoyen en règle avec l’État de droit civil. Cette liberté avait été revendiquée par les institutions de la Cité grecque du VIIIe au VIe siècle avant notre ère [4.3.1], puis par celles que furent le Musée et la Bibliothèque d’Alexandrie au IIIe [4.3.5]. À rappeler toutefois qu’Aristote [4.3.2], plus que son maître Platon, fut l’artisan incontournable de cette liberté. De ce qui précède, nous retenons que la Renaissance du quattrocento – florentine et par extension occidentale c’est-à-dire européenne de l’Ouest – aura délivré la science du dogme pour substituer au droit de l’Inquisition celui d’un « État qui serait exemplaire » (Dante). Promu par un Médicis banquier de Florence, ce droit aurait enrôlé la liberté intellectuelle dans l’émergence d’une économie d’un type nouveau. L’économie de marché – c’est d’elle qu’il s’agit – n’est pas lancée sur les entrefaites. Elle n’en dispose pas moins de la condition de possibilité de son érection en système. Cette condition est le précédent de l’économie de salut à l’essai depuis le dénouement de la révolution pontificale au XIIIe siècle [20.1.1]. Nous reportons l’analyse de cette économie – que nous ferons à base d’homologie – afin d’examiner un peu le contexte qui dans l’actualité lui est favorable. Le nouveau crédit à la petite propriété – introduit par les Juifs ? – implique un rachat de valeur positionnelle désormais accessible à une plus large fraction de la société. À cette fin, une production accrue de richesses-marchandises est nécessaire. Par ailleurs, la faute commise sur une base élargie à cette occasion – le prêt à intérêt – appelle non plus l’indulgence à prix fort mais une miséricorde accessible à toutes les bourses. Le talent juif en affaires aura fait bon ménage – en Europe de l’Ouest ! – avec le christianisme de terrain et le mouvement de pauvreté. Sous un tel angle, la Renaissance partie de Florence fit barrage à une axiologie de l’Est qui aurait communiqué un rejet de l’éthique biblique de la miséricorde. C’est que l’Orient orthodoxe avait réservé un mauvais accueil à la révolution pontificale qui, nous l’avons admis, a été derrière le concept de l’économie de salut et, partant, de l’économie de marché sur le point d’éclore. Philippe Nemo ne mentionne pas explicitement à ce propos la ligne de démarcation qui catégorise le continent depuis l’époque des Julio-Claudiens [17.4.4 ; graphique 22.1]. Mais il y fait clairement allusion, en associant la divergence de mentalités entre Occident et Orient à une « séparation géographique et politique » (p. 58. Nous soulignons). Rappelons la notion d’« estrangement » [18.4.1].
459 L’Occident comme civilisation se cantonne dans l’espace de l’Europe de l’Ouest. En cet espace sont en effet réunies les conditions d’un rachat corrélé aux rentes différenciées par les villes-cathédrales du Moyen Âge. Ces pôles ont creusé un déséquilibre impliquant une production de richesses à base d’un crédit de longue date calculé en monnaie d’or [18.3.2]. Les nouvelles réalités économiques – y compris un crédit populaire – expriment la tendance qui, pour cause de refus doctrinal côté Est, caractérise désormais l’Europe de l’Ouest. La révolution pontificale a suscité l’économie de salut qui, aux XIIe-XIIIe siècles, autorisa la transformation du monde matériel, de la nature dirons-nous plus tard. La Renaissance majuscule vient de susciter l’économie de marché qui, dans la foulée de la précédente, autorise le progrès. Un christianisme particulier – le catholicisme – et un judaïsme sans doute particulier lui aussi furent derrière ces mutations d’une économie essentiellement occidentale. Est-ce dire que la civilisation Occident doit tout à ces élaborations religieuses ? Ce serait oublier l’évolution, alors manifeste, des villes en « espaces de la valeur » au sens rebourien [13.2.1 ; 14.3.2]. La valeur en ville serait de ce fait urbaine et donc à racheter, tant et si bien que la campagne évoluerait en un « espace de la richesse » au demeurant rural. Cette évolution autant manifeste de la campagne aurait été destinée au rachat de la valeur créée en ville à la faveur, notamment, de l’édification des cathédrales. 22.3.4. L’aporie En 1452 paraît à Rome le De re ædificatoria de Leon Battista Alberti. D’après Françoise Choay (p. 24), ce livre aurait marqué une rupture avec les méthodes de l’architecture, incluant celles amenées par Vitruve à la Rome de l’Antiquité. Le projet albertien a dégagé trois registres nommés necessitas, commoditas et voluptas. La necessitas a été ramenée à des questions si l’on peut dire d’ingénierie et appliquées à la façon de réaliser des édifices solides, durables. Seules les « formes élémentaires » sont considérées, d’où une exclusion de la ville « du registre de la nécessité » (p. 98). Si la ville est un agrégat de formes élémentaires solides, elle n’est qu’un donné empirique non théorisable en soi. C’est pourquoi la ville est projetée, par Alberti, sur le registre de la commoditas ; une « mécanique des besoins » (Desmarais, p. 55). La ville n’est pas rapportée à une structure abstraite d’organisation mais aux utilités qui devraient faire le bonheur de ses résidents. À terme, la voluptas prend en charge la saisie esthétique non pas de l’apparaître morphologique mais de l’apparence des formes concrètes édifiées. Dans la mesure où l’ordre politique engendre la structure des positions par des trajectoires conflictuelles, cet ordre est forclos si l’établissement-ville n’est plus qu’affaire de commodités. Le montage albertien a ainsi transmis une
460 volonté selon nous inflexible d’évincer l’ordre politique du champ de l’établissement aux dimensions de la ville. La négation du principe politique prescrite par le paradigme albertien n’a aucun fondement scientifique. Ce paradigme n’a pas tant donné lieu à des erreurs corrigibles qu’à une aporie empêchant le raisonnement a priori. Alors que la science était délivrée du dogme, le savoir relatif à l’architecture urbaine et à la ville comme phénomène était poussé vers l’aporie d’où seul un autre dogme pourrait le sortir. Engendrée politiquement et déployée aux dimensions de la ville, la forme abstraite de l’établissement est écartée par Alberti avec ce genre de proposition : « la ville est une grande maison et à l’inverse la maison est une petite ville » (Choay, p. 96). Digression ou pas ? La ville est un espace public tandis que la maison est un espace privé. Nier une telle différence qualitative dans la question de la forme signifie bien la volonté d’écarter la propriété, comme l’interdit spatial, de toute la problématique de l’engendrement de cette forme. Or cette différence public/privé devant être réintroduite, la proposition albertienne doit être dédoublée. Quand la maison sera-t-elle suffisamment grande pour être une ville ? Et quand la ville sera-t-elle assez petite pour être une maison ? Il n’est possible de répondre à cette double question qu’à condition de sousentendre la comparaison non pas en fonction de l’essence mais de l’apparence morphologique. La ville est comme une grande maison et la maison est comme une petite ville. D’où l’obligation de faire la distinction qualitative entre ce que sont, en soi : et la maison grande ou petite ; et la ville petite ou grande. Nous avons fait remonter la définition du champ de l’urbain par le principe religieux à l’époque des tyrannies préhelléniques et des royautés romaines. Quand fut rédigée la Loi des Douze Tables au Ve siècle av. J.-C., la production de l’établissement est demeurée sous l’emprise non seulement du principe mais du droit religieux [3.3.2]. Nous proposons que l’architecture urbaine ait toujours déjoué le droit civil parce que tributaire du droit religieux ou de quelque chose d’approchant ; l’idéologie. Le dictateur César serait devenu humaniste voire un acteur laïc lorsque contrarié par cette défection [8.4.2]. Et quelques empereurs ont à l’inverse réagi à cet embarras en essayant de faire l’économie de la morphogenèse. Nous pensons moins à Néron à cet égard qu’à Constantin. La « Rome républicaine » – et de Vitruve – avait conservé la mémoire de « l’origine religieuse des villes » [9.2.2] ; Platon avait édicté que « la loi de la cité est et demeure d’origine divine » [3.2.2]. Le platonisme amené en Italie toscane à la Renaissance a délivré la science du dogme ; mais Platon avait fait de la cité une émanation du divin. La cité ayant été un fait religieux selon lui, il irait de soi que le savoir sur l’architecture urbaine serait lui aussi religieux, même dans la Florence du quattrocento.
461 Nous n’avons pas à déplorer que le Traité d’Alberti soit dogmatique. Seule compte à présent la précaution consistant à déceler, dans l’œuvre, une détermination religieuse de très longue date et qui, pour avoir été sous-estimée par la suite, verserait dans l’idéologie. En 1337, le roi anglais Édouard III avait rompu avec le roi français Philippe VI (→ 1350). Ce monarque était le premier de la maison issue de Charles de Valois, frère de Philippe le Bel (supra). Sous le règne de ce Valois direct, la France perd la position de Calais en 1347. En 1349, Philippe VI achète la seigneurie de Montpellier puis le Dauphiné de l’Isère et des Alpes à la frontière de la Savoie et du Piémont italien. En 1356, le deuxième Valois direct – Jean le Bon fils de Philippe VI et de Jeanne de Bourgogne – est fait prisonnier à Poitiers par le fils aîné d’Édouard ; le Prince Noir. Dix ans plus tard, Paris doit se déprendre d’une discorde provoquée par un contemporain de Cola di Rienzo ; Étienne Marcel. Déstabilisée, la France conclut le désavantageux traité de Brétigny de 1360. Lequel ratifie la cession à l’Angleterre des contrées de la façade Atlantique allant du Poitou aux Pyrénées (Le Goff 1968d, p. 105). La dépendance des royaumes de Bourgogne-Provence et d’Italie envers les Allemands se relâche depuis la fin du XIIIe siècle. En 1363, la Bourgogne échoit en héritage à Jean le Bon. Mais celui-ci décède l’année suivante et des États sont aussitôt groupés autour d’une Bourgogne constituée en duché (~ Dijon). Ces États bourguignons vont gagner en extension tout en échappant à la couronne de France. En 1380, les Anglais sont confinés aux alentours de Calais et de Bordeaux. Mais quatre décennies passent et ce sera au tour des Français de trépigner. Au terme d’un traité, la reine Isabeau de Bavière (→ 1435) reconnaît le roi anglais Henri V comme héritier du trône de France. Son fils naturel – futur Charles VII – est mis sur la touche. Et c’est l’épopée de Jeanne d’Arc. Une armée d’occasion lui est confiée. Jeanne délivre Orléans puis elle va quérir Charles VII à Chinon pour de là gagner Reims tout en bravant des barrages anglo-bourguignons en cours de route. Le compagnon de voyage est sacré roi de France en 1429. Destination Paris ? La Pucelle d’Orléans doit renoncer et bifurque vers Compiègne. Elle est capturée en chemin puis déférée devant le tribunal inquisitorial de Rouen présidé par l’évêque de Beauvais. Comme sorcière, entre autres qualificatifs, elle est brûlée vive sur la place du marché en 1431. Les Anglais seront finalement défaits sur les champs de bataille normand de Formigny et girondin de Castillon (1450-1453). La France se relève. Jeanne d’Arc a réveillé l’imaginaire de la croisade à l’origine – est-ce enfin admissible ? – du processus identitaire de la France continentale. L’Angleterre doit en
462 conséquence être renvoyée à son insularité. C’est la fin de la guerre de Cent Ans et nous avons droit aux leçons d’Alberti.
Partie IV
LE BORD ATLANTIQUE
23. La symphonie du Nouveau Monde 23.1. Istanbul 23.1.1. La vocation impériale d’Istanbul La première extension du gradient Ottoman fut menée à l’initiative du fils d’Osman. Elle permettrait à ce dernier – Orkhān – de « posséder une large façade maritime bien située face aux territoires européens de Byzance ». Curieusement, ce « chemin de l’Europe » fut ouvert aux Ottomans « par les Grecs euxmêmes ». Un « ministre » issu de la nation grecque avait convoité le trône impérial réservé à un Paléologue. À telle fin, le « ministre » intervient auprès d’un « émir dont les troupes sont passées en Thrace en 1343 » (Mantran). Il mise sur le « don en mariage » de sa fille à Orkhān. Le gendre n’aurait plus qu’à faire plaisir au futur beau-père en s’emparant d’une position intéressante pour les deux. Mais l’émir refuserait au Grec le partage de cette position. Il la garderait pour lui seul. En 1362, Orkhān passe de vie à trépas et les Ottomans, « solidement implantés en Thrace », stabilisent leur front égéen. Andrinople est prise et avec elle la Macédoine, la Bulgarie ainsi que la Grèce continentale en direction d’Athènes. L’expansion ottomane est sur sa lancée. Elle est interrompue par une récidive d’invasion mongole en 1402 (Tamerlan). Mais elle reprend de plus belle, sous la conduite d’un sultan qui avance ses troupes – côté européen – vers la Serbie au Nord-Ouest puis, au Sud-Ouest et au Sud, vers l’Épire, Athènes et la Morée. Et pourtant ! Venise relance la rivalité avec Gênes au lieu de contrer avec elle le « danger turc ». La Sérénissime abandonne l’établissement byzantin à l’avancée ottomane. Le comportement n’est pas inédit. Il est l’aboutissement d’une série d’inattentions qui ont d’abord permis, en 1204, le détournement impromptu de la quatrième croisade sur Constantinople [21.2.3]. Mentionnons – ce n’est pas trop tard – que cette croisade avait été ordonnée par Innocent III. Peut-être pour oublier le dommage collatéral causé en l’occurrence, ce pontife institua une diplomatie plus portée sur le vecteur juridique que sur le militaire. Mais cette diplomatie serait préjudiciable à sa manière. Car la nouvelle fonction du Saint-Siège justifierait un successeur – Grégoire X – de ne pas répondre à un appel à l’aide de Byzance [21.3.1]. Nous en étions au troisième quart du XIIIe siècle. Les Byzantins auraient voulu une intervention militaire des chrétiens d’Occident contre les Ottomans qui menaçaient Constantinople. Rome n’intervint pas et les égoïsmes sacrés eurent à nouveau le champ libre.
466 Nous avons suivi les Aragonais qui, plus récemment, ont étiré une ligne de crête Barcelone-Athènes [graphique 22.1]. Sur les lieux de l’antique gradient Méditerranée, ce déploiement de positions a été plus nuisible qu’utile aux Byzantins qui, pourtant et indirectement, subventionneraient les Aragonais en recrutant des mercenaires catalans parmi eux. Tous ces précédents signifient que Venise – et l’Occident derrière elle – ont fait en sorte que l’Empire d’Orient tombe sous les assauts des Ottomans. Comme si les Byzantins – nonobstant leurs croyances et institutions qui gardaient malgré tout quelque chose de l’Ouest, à commencer par le christianisme – n’avaient été que des demi-étrangers qui seraient mieux de le devenir complètement. Il manquait à l’État ottoman une capitale pour qu’il devînt Empire. Cette capitale n’a plus qu’à être ravie comme une princesse. En 1453, Constantinople est prise par Mehmed dit le Conquérant. L’église Saint-Sophie est transformée en mosquée et Constantinople va s’appeler Istanbul1. L’Empire ottoman existe. Plus continental que maritime et musulman sans être arabe, cet Empire est exceptionnel. Istanbul n’est pas un pôle neuf placé à proximité d’un ancien comme avaient été – en d’autres régions islamisées – Bagdad versus Ctésiphon, Tunis versus Carthage, Fès versus Volubilis, Le Caire versus Alexandrie. La capitale turco-musulmane sera là où les Byzantins avaient gouverné leur Empire. Le parcours d’Istanbul serait de la sorte indiqué par le destin de l’exConstantinople. Istanbul va remplacer Constantinople en fonction d’une dynamique spatiale moins significative de morphogenèse globale que d’un rôle actantiel localement réservé à la surdétermination du principe religieux par le politique. Ce que l’ex-empereur byzantin n’a pas réussi – subordonner le christianisme à son pouvoir –, le sultan ottoman va l’essayer avec la religion musulmane. L’imaginaire du césaropapisme, naguère la chose de la chrétienté d’Orient, atteint l’Islam saisi de pathos impérial comme en témoigne la vocation d’Istanbul. 23.1.2. Adaptation Au niveau de l’interface géographique, l’expansionnisme ottoman sera polarisant continu. Mené par des nomades du Nord convertis à la religion musulmane de semi-nomades du Sud, cet expansionnisme à la romaine n’a vraiment rien du diffusionnisme naguère envahissant des Turco-mongols ni de l’essaimage enclavant des Arabes. 1 Certaines sources datent de 1930 seulement le remplacement du toponyme Constantinople par Istanbul.
467 Au lieu d’avoir progressé à leur rythme en Asie Mineure, les Osmanlis y avaient été propulsés en première ligne, rappelons [21.3.1 ; 21.3.3 ; 22.1.1]. Ces premiers de la dynastie des Ottomans ont ainsi appris leur mise en situation non pas des Seldjoukides derrière eux mais des Byzantins habitués sur place à la polarisation impériale jadis voulue par Constantin. L’Empire n’étant plus byzantin, l’ottoman de remplacement a devant lui – côté ouest – une Europe et un bord arabe fragilisés. Dès lors, le domaine impérial ottoman est polarisant continu dans la mesure où il contraint, au-delà de l’ineffaçable discontinuité critique, un diffusionnisme sans bord externe et peu importe qu’il soit envahissant ou enclavant. La dynamique d’interaction est structurale. Les forces à l’œuvre ne l’expliquent pas. Elles sont positionnées par elle et de ce fait soumises à des règles de mouvement analogues à celles du jeu d’échecs. La grande discontinuité s’est non seulement déplacée autour de l’aire ottomane, les dynamiques spatiales de part et d’autre sont inversées. Cette discontinuité réalise le bord externe non plus de l’Occident mais d’un Proche-Orient polarisé par Istanbul. L’Occident avait perdu une section de son bord externe depuis quelque temps de toute façon. La discontinuité normande, tracée au IXe siècle [graphique 17.2], a été délestée de ses avant-postes français en 1144 et irlandais en 1172 [20.3.2]. À présent, l’on peut considérer l’Occident comme une étendue sans bord externe côté Atlantique mais s’arrêtant, dans l’autre direction, contre un bord interne derrière lequel se retranche le nouvel orbis ottoman. L’expansionnisme ottoman sera donc polarisant, si bien que les établissements à l’ouest de son aire seront diffusants. Si le nouvel Empire ottoman reconduit avec succès la volonté politique constantinienne, il faut que l’Occident en face de lui s’adapte. Ce déterminisme est structural et n’enlève rien à la contingence historique. Nous comprenons ainsi une conséquence locale de l’expansionnisme ottoman. En « Europe balkanique » vient d’être appliquée une « politique systématique de peuplement turc » (Mantran, p. 291). Mais en cette Europe morcelée se cherche déjà une Grèce qui, depuis quelque temps, échappe des migrants vers la Toscane. L’actuel « peuplement turc » des Balkans a de ce fait moins impliqué le diffusionnisme de l’élément grec qu’il l’a présupposé. À une toute autre échelle spatio-temporelle, l’Occident était préparé au diffusionnisme que semble déterminer actuellement la polarisation ottomane. Rappelons que la mise en forme de la grande Europe par les trajectoires normandes et arabes a organisé, dès le IXe siècle et en Afrique du Nord, un échange d’esclaves contre de l’or [18.3.2]. Les Vikings atteignirent presque aussitôt l’Amérique jusqu’à Terre-Neuve, rappelons cela aussi. Le servage se répandait en Russie.
468 À présent que l’Occident est rétréci aux dimensions de l’Europe de l’Ouest, la multiplication des villes-cathédrales y accentue de ce fait un déséquilibre d’autant plus caractérisé. Les positions rachetables risquent de manquer en cet espace, par conséquent. Mais cet Occident reconfiguré – à la fois bloqué par l’espace ottoman à l’Est et confiné dans l’Europe de l’Ouest – va envahir le monde nonobstant l’obstacle de l’« épouvantable océan ». Non seulement la périphérie Atlantique est politiquement ouverte, mais l’Occident est culturellement disposé à prendre le large. Il sait déjà, à tout le moins, qu’il y a des terres neuves qui, depuis l’autre bord, pourraient offrir de nouvelles valeurs positionnelles à racheter.
23.2. Les Grandes découvertes 23.2.1. La Cité pontificale Lorsque le pape Martin V fait son entrée dans Rome en 1420, il la trouve la ville dans un état désespéré. La population agglomérée ne dépasse pas les 25 000 personnes. Les activités sont à plat ; « ni industrie ni commerce », écrit Sylvia Pressouyre (XVIIIa). L’agitation due à l’inconstance du pouvoir impérial germanique, de quasi-folklorique qu’elle avait été, a dégénéré en guerre civile chronique. Les décombres jonchent les rues. Les immondices traînent partout. La malaria menace. Mais sitôt amorcé le pontificat de Nicolas V (1447-1455), des « officiers municipaux » sont recrutés à la solde de la Chambre apostolique. Des règlements sont édictés contre le rejet des dépouilles animales « sur la voie publique », pour le « balayage hebdomadaire » et autres tâches d’entretien. Le « pape moderne » apprécie le champ de ruines – parsemé de monuments « voluptueux » il est vrai – comme étant la tabula rasa exigée par la projection urbanistique de l’Édification. Les « démolisseurs d’Alberti » sont à l’œuvre (Pichon, p. 38) et pas seulement parce que l’Architecte a dédié au pape son savant Traité avant même sa traduction en italien à Florence. Nicolas V a aussi appris de l’expérience d’Avignon. Il procède au regroupement des fonctions ecclésiastiques dans l’espace informé par l’enceinte léonine [17.1.2]. Une Cité pontificale y est conçue de telle manière que les organes du gouvernement de l’Église y fonctionnent à pleine efficacité. Il n’y avait jamais eu pareille Cité dans Rome. Il y eut un quartier pontifical articulé au Latran au Ve siècle, qui cependant demeura en l’état d’embryon [13.1.2]. De même, un palais pontifical fut projeté au Vatican à l’époque de Grégoire le Grand, mais c’était pour limiter les allers-retours au Latran [15.1.1]. Des territoires pontificaux existent depuis sept siècles mais ils n’ont jamais disposé d’une Cité pontificale en bonne et due forme pour les focaliser. Entre-
469 temps, le contrôle ecclésiastique du Vatican a été renforcé mais les palais se sont éparpillés au XIIe siècle et le pape a dû nomadiser comme on sait. En peu de mots, le concept de Cité pontificale est pour la première fois expérimenté à Rome. Ce concept renseigne, selon nous, sur une volonté politique de faire repartir une entreprise d’unification des forces de la chrétienté occidentale. Observons que, dans cette perspective : d’une part, le Grand Schisme est chose du passé ; d’autre part, le schisme de l’Orient orthodoxe est puni sous le joug de l’occupation ottomane. La vieille basilique constantinienne Saint-Pierre est remise en chantier. La résidence du pape est enfin cohérente, et fixée. Adossée à la muraille du palais intégré à la résidence des papes, une chapelle est édifiée sur l’ordre d’un successeur de Nicolas, le pape Sixte IV (1471-1484). C’est la chapelle Sixtine, consacrée en 1481. Le chantier renaissant de la Cité pontificale donne des résultats tangibles de part et d’autre de la cour d’honneur en face de Saint-Pierre. Mais la réfection de la basilique a tourné court après le décès de Nicolas en 1455. La Cité pontificale profite indirectement de la déqualification du Capitole depuis la révocation des Branderesi en 1398. En 1478, le marché public est transféré du Capitole à l’espace laissé vacant par l’ancien stade Domitien en décrépitude. Cet espace prend le nom de place Navone, qui lui restera jusqu’à nos jours. À deux îlots au Sud, le pâturage aux chevaux du Campo dei Fiori est pavé, pour l’accueil d’un marché aux herbes et aux grains, qui est encore là lui aussi. Le sens politique de la Cité pontificale est peu évident néanmoins. Parce que la dimension esthétique se répand jusqu’à la manie. C’est la recherche de la voluptas au sens albertien. Seront épargnés du pic des démolisseurs quelques « monuments antiques que les humanistes étudiaient passionnément » (Pressouyre). Des bavures auraient quand même été commises. Des percées rectilignes sont ouvertes à travers le cadre bâti en ruines, comme autant d’applications du mode alors inédit de la représentation en perspective. Des « pouvoirs discrétionnaires en matière d’expropriation » sont accordés ; à l’intention d’un architecte disciple d’Alberti, pour ne pas dire de l’Architecte en personne qui s’attaque enfin au plan de la Cité. Ceinturée de l’enceinte léonine, cette Cité est comprimée. Elle sera percée de rues rectilignes mais anxiogènes comme des entonnoirs. 23.2.2. Les premières trajectoires des Grandes découvertes Nous venons d’anticiper la nécessaire adaptation à laquelle l’Occident devrait consentir une fois constitué l’Empire ottoman. Istanbul à la place de Constantinople-Byzance allait relancer la polarisation de l’aire d’influence orientale, si bien que l’Occident européen – en contrepartie et comme pris dans une impasse au surplus – ferait l’apprentissage du diffusionnisme. D’où le dé-
470 clenchement des trajectoires dites des Grandes découvertes ? La proposition est un peu abrupte mais néanmoins admissible pour peu que nous y recherchions l’expression de la mise en situation en cours d’analyse et non pas d’un lien de cause à effet. e À compter du XV siècle, les Grandes découvertes ont concerné un mouvement mondial d’appropriation au nom de souverains d’Europe de l’Ouest. Il est habituel de rapporter ces découvertes à des causalités économiques appuyées d’innovations scientifiques et techniques puis relayées de projets missionnaires (Mauro 1968b). Les premières parmi les trajectoires des Grandes découvertes sont parties de la région de Lisbonne ; cette moitié de ville dont Isabel Marcos a retracé la sémiogenèse (1996 ; 2007). Désireux « d’occuper sa noblesse » alors que l’esprit de la croisade faisait « place à l’intérêt national », le roi Jean Ier (→ 1433) commence par conquérir l’indépendance de son Portugal contre les prétentions d’un roi de Castille (1385). Il s’emploie par la suite – avec l’aide de son fils Henri le Navigateur – au contrôle des voisinages en vue du détroit de Gibraltar, pour de là lancer des expéditions au large de la côte occidentale du continent africain. Une simili-croisade est menée contre les musulmans du Maroc. Les « raisons médiévales et chevaleresques » sont explicites bien que, derrière elles, « apparaissent des mobiles économiques. La noblesse d’affaires désirait pour ses navires la liberté et la sécurité des mers, qui passait par la maîtrise du détroit de Gibraltar. Quant au roi, il entendait maîtriser à Ceuta le débouché des caravanes qui apportaient du Soudan l’or dont la pénurie engendrait alors en Europe une grave crise monétaire » (Bourdon, p. 383). Le versant marocain de Gibraltar est conquis en 1415. Mais les « mobiles économiques » espèrent davantage. Même contrôlant Gibraltar, le Portugal est coincé dans son développement territorial par une Castille qui – nonobstant deux reculs dus à des Berbères du Maghreb (~ le Couchant) – avait étendu sa reconquista jusqu’à Séville depuis 1248 (Defournaux, p. 514). Dans l’ensemble de la péninsule ibérique, seul le royaume de Grenade est encore aux mains des musulmans. Une bien petite région ! Ce royaume recouvre une bande d’à peine 300 km de longueur en bordure de la Méditerranée à l’est de Gibraltar. Il suffit de traverser le bras de mer et nous tombons dans un espace Islam recouvrant, de part et d’autre de l’Arabie : l’Afrique saharienne du Sénégal au Soudan, la partie de l’Asie méridionale contenant l’Iran, une partie de l’Inde, l’Indonésie. L’extension latitudinale atteint les 11 000 km en 1483, d’après l’Atlas de McEvedy. Cela vaudrait le détour ? Comme nous venons de la résumer, la mise en situation du Portugal éclaire la volonté royale d’y concevoir une conquête territoriale outre-mer. À cette fin, les biens patrimoniaux d’un ordre religieux-militaire local sont mis à contribution. Il s’agit de « l’ordre du Christ » qui a su profiter de l’expropriation des Tem-
471 pliers de Tomar. Ces biens sont investis dans l’organisation d’une colonisation qui toucherait les côtes africaine et de l’Inde. Les archipels de Madère, des Açores et du Cap-Vert sont occupés au fil des années 1416 à 1457. En 1487, l’explorateur Bartolomeu Dias navigue à contrecourant jusqu’au cap des Tempêtes. Celui-ci contourné, la trajectoire de l’Inde est devant soi. Le Portugal est alors gouverné par Jean II (1481-1495), qui rebaptise le cap des Tempêtes du nom de Bonne-Espérance. Le Portugal a-t-il raison d’espérer le rivage autre ? Le concept est localisé quoiqu’il en soit. Lequel, selon Isabel Marcos, porte un idéal de mondialisation jusqu’en sa version contemporaine. Le moyen de transport qu’est la caravelle est dessiné à Sagres. À mi-chemin entre Lisbonne et Cadix, sur la pointe de l’Algarve, cette cité accueillait vers 1420 un laboratoire de conception tout à fait moderne. Fondé par Henri le Navigateur ci-dessus rencontré, ce laboratoire abrita une équipe de maîtres charpentiers qui allaient inventer les « petits navires » à voiles [Internet Sagres]. En 1440, un chantier naval lisboète est ouvert, pour le montage de ces caravelles d’assez faibles tonnages et « rapides » (Unger 1980, pp. 201-250). À mesure que les Portugais explorent le pourtour méridional de l’Afrique, les routes traditionnelles de la Soie et des Épices en direction de Venise sont de plus en plus difficiles d’accès pour les Occidentaux. L’expansionnisme ottoman progresse, côtés sud et est ; en Égypte, en Arabie au nord de Médine, en Palestine et en Syrie. Il n’est plus possible d’éviter le guet d’Istanbul même en transitant par les ports de Beyrouth et d’Alexandrie. Sitôt expérimentée, la route maritime circum-africaine fait espérer aux Portugais le contrôle de l’indispensable trajectoire d’évitement. La collusion Venise-Istanbul tient toujours. Mais elle commence à coûter cher non seulement à l’Europe de l’Ouest mais à la Sérénissime elle-même. Cette collusion ne promet plus à ses partenaires – dans les limites du monde connu de l’Occident – le monopole du commerce international. Les Portugais en détournent une bonne part. Leur moyen de transport est économe et les intermédiaires à satisfaire le long de leur nouvelle trajectoire – y compris les conquérants indigènes du Mali – sont moins avides que les douaniers d’Istanbul et de Venise. 23.2.3. La terre est ronde mais grosse Il va presque de soi que les royaumes européens de l’Ouest – eux aussi à l’étroit – apprennent avec intérêt et curiosité la nouvelle de la trajectoire expérimentée par les Portugais. Les techniques progressent. Les équipages en mer sont capables de s’orienter grâce à la boussole et à l’astrolabe d’invention arabe. La navigation devient une profession distincte du pilotage et les trajectoires transocéaniques sont envisageables.
472 Ces progrès donnent leur impulsion à de nouvelles fondations universitaires : à Lisbonne qui cependant doit céder la fonction à Coimbra 200 km au Nord ; à Salamanque et Alcalá en Castille ; à Florence où il y a autre chose à étudier que le droit ; sans oublier Rome où Boniface VIII avait projeté la fondation non sans lendemain de l’Università della Sapienza [21.3.4]. Tel est à peu près le contexte en lequel Christophe Colomb se fait remarquer. Ce Génois ignoré de Venise défend l’idée que – la terre étant de forme sphérique et grâce aux instruments de navigation désormais disponibles – il est possible de rejoindre l’Extrême-Orient en cinglant franc ouest au large de Lisbonne. Mais la longueur du rayon de la boule est sous-estimée. La traversée sera longue et, plus encore, entravée par l’obstacle d’un Nouveau Monde refoulant l’écoumène connu dans l’ancienneté. L’Europe vieillit. Comment avoir pu méconnaître à ce point le témoignage des Vikings de l’après l’an mil ? Ce témoignage est connu des Portugais qui avaient échangé avec le Danemark. Mais il ne semble pas l’avoir été de Pierre d’Ailly qui aurait induit Colomb en erreur avec son Imago mundi publiée à Louvain en 1485. Quoiqu’il en soit, le « pauvre Génois » monte un projet soumis à Manuel Ier de Portugal (→ 1521), qui l’éconduit pour cause d’exigences « démesurées » (Mauro, p. 371). Colomb s’adresse alors aux souverains espagnols. Mais ceux-ci, sur le conseil de l’université de Salamanque, rejettent ses propositions. Ce n’est qu’en 1491 que le Génois obtient d’Isabelle l’autorisation d’organiser avec les armateurs de Palos [~ Cadix] une petite escadre de trois navires. Parti le 3 août 1492, [la flottille] fait escale aux Canaries et, dans la nuit du 11 au 12 octobre, [on] aperçoit la terre. Colomb se croit sur les rivages d’Asie. Il explore les Antilles, cherchant les souverains de Cipangu et de Cathay, à qui il doit remettre des lettres de créance.
Les « souverains espagnols » sont les Rois Catholiques Ferdinand II et Isabelle Ire dont le nom figure dans la citation. Ferdinand (→ 1516) est roi de Sicile à compter de 1468. L’année suivante, il épouse Isabelle (→ 1504), qui est reine de Castille en 1474. En 1479, Ferdinand est l’héritier de la couronne d’Aragon. Il met la main sur les possessions de cette couronne, délestées du duché d’Athènes en 1387 mais augmentées du royaume de Naples enlevé aux Angevins à mi-XVe siècle. Ferdinand sera souverain de ce royaume en 1504. L’alliance matrimoniale permet aux Catholiques d’amorcer l’union des couronnes d’Aragon et de Castille. Avec la prise de Grenade en 1492 – l’année du grand départ de Palos –, une Espagne catholique remplace la musulmane naguère perceptible comme un tout aux dimensions de la péninsule ibérique et en lien avec un espace Islam dont nous avons aperçu l’immensité. Côté Nouveau Monde, Colomb se croit sur les rivages de l’Inde. Les Indigènes qu’il y croise sont pour lui des Indiens. Leurs animaux domestiques sont le coq d’Inde devenu la dinde, le cochon d’Inde. De même avec le blé d’Inde,
473 cette grande céréale qu’est le maïs. Le 15 mars 1493, Colomb « rentre triomphalement à Palos. Il est toujours persuadé d’avoir atteint l’Asie. Colomb ne sera jamais détrompé, malgré trois autres voyages (1493-1502) [lors desquels] il explore les Antilles, l’embouchure de l’Orénoque et l’isthme de Panama ». Les Aborigènes des pays neufs outre-Atlantique, aperçus comme une collectivité non encore différenciée c’est-à-dire sauvage, ne cesseront d’être désignés comme des Indiens. La seconde moitié du XVe siècle a été marquée, dans les diverses régions de l’écoumène que nous parcourons depuis quelque temps, d’excès généralisés au plan religieux. Les Ottomans ont fait leur part en radicalisant la religion islam. Les chrétiens catholiques feront la leur. En 1478 est « créé en Castille le Tribunal de l’Inquisition ». Il s’agit de l’Inquisition qui, dite espagnole, se démarque de la précédente désormais qualifiée de pontificale pour sa part. Les premiers visés par l’Inquisition espagnole sont les Juifs. Ces derniers « doivent choisir entre la conversion et l’expulsion [1492] ; [peu après], les Maures grenadins font l’objet d’une campagne de conversions forcées qui provoque un soulèvement général. Après son écrasement [1502], les Maures doivent s’exiler ou accepter le baptême » (Defournaux, p. 516). Des précédents quant à ce genre de forcing remontent à Charlemagne. Des Juifs de Rhénanie eurent le choix entre le baptême et l’extermination à l’occasion de la première croisade [19.1.4]. Au reste, la nouvelle Inquisition donne consistance à cette Espagne qui, autour de la Castille, va réunir Saragosse et Grenade. Les infidèles d’Andalousie se retrouveront « dans les terres » des fidèles [21.1.2] et sera ainsi réalisée la condition de possibilité spatiale de leur comparution à un Tribunal spécialement conçu pour eux. L’atmosphère en ce pays devient pesante. Comme si les mœurs n’avaient eu le temps de se relâcher que pour à nouveau se crisper, hélas ? Doit-on imputer cela à un « malaise économique » ainsi qu’à des « tensions sociales ». À un déclin de conditions socio-économiques aurait répondu « un recul de l’esprit de tolérance à l’égard des minorités religieuses ». La relation a évolué selon nous en sens inverse. C’est le « recul de l’esprit de tolérance » qui aurait sous-tendu un « déclin de conditions socio-économiques ». Selon Roxana Paniagua Humeres (1995, p. 25), une opération d’envergure vise actuellement « l’élimination des deux autres grandes religions monothéistes » que sont l’islam et le judaïsme. Il ne s’agit plus d’immoler des boucs émissaires mais de faire disparaître jusqu’aux racines de ce qui est défini comme mal. Des collectivités entières sont sur les dents. Paradoxalement, la nouvelle intolérance s’éclaire des récentes conquêtes ottomanes. Ces conquêtes auraient fait espérer à la papauté et aux monarchies catholiques la possibilité d’instaurer des « statuts de pureté de sang ». D’où l’idée d’un Occident restreint composé de diverses entités politiquement
474 nationales bien qu’inféodées à une seule religion à jamais expurgée des schismes. Le Grand Schisme est chose du passé et celui d’Orient est châtié. 23.2.4. Tordesillas et la fonction seconde des Grandes découvertes En 1493 – l’année ayant suivi le premier départ de Colomb – le pape Alexandre VI (→ 1503) promulgue la bulle Inter Cætera octroyant au Portugal et à l’Espagne un « droit d’accès » aux « îles et continents trouvés et à trouver ». En 1494, le traité de Tordesillas arrête le partage du monde pour le bénéfice des deux puissances. En attendant la convention définitive de 1529 – le traité de Saragosse (Mauro, p. 372) –, la planète est répartie en deux hémisphères en gros délimités par les longitudes 45° ouest et 125° est (Duby 1987, pp. 64-65). L’hémisphère portugais enclave virtuellement – outre l’Europe et l’aire ottomane – l’Afrique, l’Inde, la Chine et l’ouest de l’Océanie. Pour sa part, l’hémisphère espagnol contient l’est de l’Océanie, le Japon et les Amériques pas encore nommées comme telles ni même explorées. Seules exceptions de ce côté : l’éperon oriental du Brésil et les Bancs de Terre-Neuve entament l’hémisphère portugais. En 1497-1498, le Portugais Vasco de Gama atteint le cap de Bonne-Espérance après s’être éloigné de la côte africaine. Il écourte la distance à parcourir, à la suite de quoi il explore quatre sites de la côte africaine de l’Est pour finalement cibler le port de Calicut du fabuleux Dekkan. Le voyage dure une centaine de jours. Des gisements de métaux précieux sont repérés du Mozambique à l’Éthiopie. Mais les Arabes fréquentent ces régions depuis huit siècles. Portugais et Arabes doivent partager la destination Calicut, car le prince local mise sur la rivalité entre ces partenaires commerciaux pour faire valoir ses épices. Les compétiteurs repartent de l’Inde avec les mêmes marchandises, mais leur transport est moins onéreux pour les premiers que pour les seconds. Pendant que Vasco de Gama met en route la colonisation portugaise outremer (Mauro 1968a), le navigateur italien Giovanni Cabotto accomplit un allerretour de Bristol à la marge terre-neuvienne. À la solde d’une compagnie anglaise, ce John Cabot est mandaté pour explorer les ressources en poissons au-delà de l’océan. Il est déjà prévu que les pêcheurs anglais, français et basques devront évoluer loin de leurs côtes de plus en plus patrouillées par les Hollandais. En 1499, Amerigo Vespucci, navigateur florentin, requiert les services d’un pilote portugais qui le conduit des Canaries vers l’embouchure de l’Amazone. Il examine la côte sud-américaine de l’Est et certifie qu’elle n’a rien des caractères alors connus aux marges orientales de l’Inde au Japon. L’explorateur laisse son prénom italien au continent récemment touché par Colomb. 1500-1502 ; Pedro Alvarez Cabral reprend le périple de Vasco de Gama. Mais il accomplit une plus ample boucle au large de l’Afrique, si bien qu’il
475 touche l’éperon nord-est du Brésil attribué au Portugal depuis 1494. De là, Cabral fait route le plus directement possible vers Calicut. 1501 ; Corte Real cingle en direction des Bancs de Terre-Neuve. Il effectue pour le compte de son Portugal la recherche auparavant menée par Cabot à l’intention de l’Angleterre. 1502-1503 ; Vasco de Gama reprend le large et fonde le premier comptoir portugais en Inde. Il contrevient au contrat proposé par le prince de Calicut en faisant attaquer son établissement par une cité rivale. Il met quelques années à prolonger la route des épices vers Malacca, aux dépens d’une flotte envoyée par une dynastie d’Égypte – les Mamelouks – dans la mer d’Oman. Il suffit d’une vue sur le Pacifique, obtenue par Balboa depuis une hauteur du Panama en 1513, pour qu’il soit enfin avéré que le continent récemment découvert à l’occident de l’Atlantique est bel et bien neuf. S’il est clair que la trajectoire du Portugal fut efficacement rentabilisée par le profit commercial au tournant des XVe-XVIe siècles, il est moins certain qu’il en fut ainsi des voyages de Colomb pour le compte de l’Espagne. La trajectoire transatlantique alors essayée demandait plus d’investissements au départ, ne serait-ce que par la nécessité de faire subsister des équipages tenus de séjourner des années outre-mer. De plus, les marchandises importées des Antilles, par exemple, n’étaient pas concurrentielles au même degré que celles provenant des premiers comptoirs portugais installés jusqu’en Asie du Sud-est. Ce commentaire critique justifie de revenir à la trajectoire inaugurale de la mondialisation portugaise en fin de XVe siècle et d’inverser l’interprétation habituellement fournie de son succès. Cette trajectoire circum-africaine eut comme objectif la maximisation du taux de profit commercial moyennant la limitation au minimum du nombre des intermédiaires à satisfaire en chemin. Soit ! Mais l’abolition du contrat politique avec autrui était autant sinon plus recherchée. L’apport de quantités d’or dans l’Europe de la Renaissance n’a pas résolu la « grave crise monétaire » qui avait préoccupé Jean Ier de Portugal (Bourdon). La transformation de métaux précieux apportés de fort loin a même généré une inflation de type monétaire en Espagne (Chaunu et Gascon 1977). Ce fut alors que les monceaux d’or et de métaux précieux transférés en cette Europe eurent raison des réserves monétaires des pays musulmans. Ce transfert a de la sorte conduit à la valorisation des positions européennes relativement à la dévaluation monétaire dans les terres d’Allah (Milot, pp. 94-96). Sans avoir été nommée comme telle, cette guerre économique fut partie prenante de l’éventuel déclin de l’Islam. Le comportement de l’économie générale à l’époque dut réagir à une valorisation positionnelle indirectement préjudiciable à la production des richesses en maintes régions d’Europe de l’Ouest. Était à l’œuvre le déséquilibre économique corrélé à la valorisation différenciée des positions de l’étendue anisotrope
476 aux dimensions du globe. Du point de vue de l’enrichissement régional, ce déséquilibre avantagea la Hollande manufacturière au détriment des pays européens de la façade Atlantique y compris l’Espagne. La Hollande – un comté allemand depuis 1015 – contrôla ainsi les marges néritiques de l’Angleterre au Portugal sous le nez de la France. Ce qui contraignit les pêcheurs de ces régions – dès 1504 – à traverser l’Atlantique nord afin de lancer leurs filets au large de la « nouvelle terre trouvée » – New Found Land alias Terre-Neuve – puis dans le golfe de Saint-Laurent (Trigger 1992, pp. 174-175). Le poisson et l’huile de baleine apportés de ces lointains parages ont réalisé tout le contraire d’un dumping (Delâge 1985, p. 20). Ces ressources ont été importées sous la contrainte d’une mobilité globalement orchestrée depuis l’Europe. 23.3. Italie morcelée et contre-pouvoir à la France e e 23.3.1. La trajectoire France-Italie au tournant du XV -XVI siècle
Moins d’une décennie avant que se termine la guerre de Cent Ans, le royaume de France voit ses horizons lui échapper. À proximité, les États bourguignons atteignent leur extension maximale. Dans la foulée d’acquisitions, d’alliances et d’héritages, la Bourgogne dijonnaise contrôle un maillage de territoires étalé jusqu’aux Pays-Bas ; ces pays de la Flandre à la Hollande incluant maintenant l’Artois (~ Arras) et le Brabant (~ Bruxelles). À distance, le royaume angevin de Naples est conquis par l’Aragon en 1442 (J.-M. Martin 1968a p. 973). En 1450 et 1453, les victoires de Formigny et de Castillon [22.3.4] retournent néanmoins la situation en faveur d’une France épuisée. Le roi Louis XI (14611483) – fils et successeur de Charles VII – s’en prend au duc de Bourgogne, Charles le Téméraire (1467-1477). L’affrontement débouche, en 1475, sur le dénouement de l’alliance entre l’Angleterre et le duché qu’a bravé Jeanne d’Arc une cinquantaine d’années plus tôt. Les cantons suisses et la Lorraine se rangent aux côtés de la France. De 1474 à 1479, les Rois Catholiques ont uni les couronnes de Castille et d’Aragon puis constitué l’Espagne moderne avec son Inquisition sur mesure. La France est soudainement confrontée, via l’Italie, non plus à l’Aragon mais à une Espagne d’échelle continentale, étatique et nationale. Louis XI – ce rival des Catholiques d’Espagne – accueille l’Anjou et la Provence puis sa part des États bourguignons au traité d’Arras (1482). L’autre part va à la maison des Habsbourg devenue aussi celle d’Autriche. Louis XI s’adonne en plus à une réforme militaire ainsi qu’à une relance économique focalisée sur Lyon. L’on s’aperçoit que des jalons sont plantés vers l’Italie. Avec l’acquisition du Dauphiné depuis 1349 et la récente reprise partielle de la Bourgogne, la trajectoire France-Italie est réalisable – via Grenoble – jus-
477 qu’au Piémont de Turin au demeurant sous le regard de la région alpine et francophone de Savoie ; un comté. Louis XI décède en 1483. Son fils Charles VIII assume la succession (→ 1498). Ce dernier des Valois directs épouse Anne de Bretagne en 1491 ; d’où l’annexion presque immédiate du pays armoricain à la France. Mais une seule chose intéresse vraiment Charles VIII ; sa politique étrangère en Italie. Le Roussillon est cédé à l’Espagne. L’Artois et la Franche-Comté passent à la maison d’Autriche. Ce qui permet au monarque français de rassembler les énergies de son État national hérité de Philippe le Bel en vue d’une expédition dans les terres italiennes. Côme de Médicis – chef de Florence depuis 1434 – vient de mériter pour sa ville la réputation de capitale de l’humanisme. Mais un petit-fils – Laurent Ier (→ 1492) – entraînera les filiales de la compagnie domestique en des faillites à répétition. Les Médicis dominent la scène locale mais ils ne marquent pas de leur empreinte le destin de l’Europe des nations modernes. Ostensiblement dévoué à l’idéal artistique de la Renaissance florentine, le prince Laurent doit abandonner à des familles de son proche entourage la responsabilité de subventionner les artistes les plus fameux de l’époque ; l’architecte Alberti, le peintre Botticelli et quelques autres (La Roncière 1968b, p. 713). De précieuses alliances sont concoctées, en particulier avec la noblesse des Orsini qui remplace les Cætani. Les Médicis sont fortunés, mais le Saint Empire ne les protège pas des armées de Charles VIII. Pierre fils de Laurent écope. Il est chassé en 1494. Et au monarque français de se permettre une promenade militaire jusqu’à Naples ! Les Médicis sont en manque d’un César. 23.3.2. Rivalité France-Espagne Avec les adjonctions territoriales du Dauphiné, de la Provence, de la Bretagne, d’une partie des États bourguignons, la France semblait repartie pour enfin réaliser le pays continental et protectionniste au goût de Philippe le Bel. Or la France n’a cessé de désirer plus. Elle n’évolue pas – au sens de la terminologie de Rebour – en un réseau de lieux centraux auto-suffisant, polarisé. L’actuelle France s’inscrit de préférence en un réseau de lieux excentrés, linéaire, diffusant, plus ouvert sur l’échange que replié dans la consommation de richesses produites en son sein. La France est en voie de négliger son vaste territoire pourtant dessiné comme s’il était fait pour la plénitude, afin de se disperser en des alignements de « bases de départ » autant que possible « éloignées » (Durand 1968, p. 268). Parlant des « guerres d’Italie » induites par cette dynamique, Le Goff écrit :
478 [la] prospérité et la puissance retrouvées, les rois de France allaient, à partir de 1494, les utiliser et les compromettre dans une chimère, les guerres d’Italie, dont le seul avantage fut d’aider la France à rattraper son retard culturel et artistique en la faisant participer tardivement au mouvement de la Renaissance (1968a, pp. 264-265).
Ajoutons, à cette lecture accordant la signification à un geste contingent posé par l’acteur historique, l’hypothèse selon laquelle la décision française de l’époque donnait suite à une tendance lourde du parcours de l’établissement aux dimensions de l’Europe de l’Ouest. Au XIVe siècle, la transplantation de la cour pontificale en Avignon avait eu lieu. La papauté l’avait décidée par raisons de sécurité et de pragmatisme. Ce sur quoi aurait cependant convergé l’ambition d’un Philippe le Bel sans doute désireux de faire profiter son pays d’une efficacité positionnelle enlevée à Rome [21.3.4-5]. Nous avons corrélé la tentative d’Avignon à l’appropriation des positions ayant appuyé la trajectoire Aragon-Paris entre la fin du XIIIe siècle et le milieu du XVe [graphique 22.1]. Cette trajectoire aurait recherché l’engendrement d’un axe nord-sud France-Espagne versus l’axe Allemagne-Italie alors précarisé. Philippe le Bel avait-il vu juste ? La France s’isola sous son règne, mais peutêtre avec la conviction tranquille qu’elle polariserait l’Europe – via la résidence des papes en Avignon – aussi sûrement que l’Allemagne du Saint Empire avait eu vocation à polariser la même Europe via la Rome de l’Italie. La prise de Naples par l’Aragon et l’Espagne – pendant la seconde moitié du e XV siècle – dut paraître intolérable aux rois de France d’alors. D’où la chimère des guerres d’Italie ? Et si la chimère avait été Avignon ? La France a constaté, sinon la méprise, du moins la conséquence de celle-ci. Avignon ne fut jamais Rome même si le pape y résida (Favier). L’acteur ne décide pas de la destinée de l’établissement. Plutôt, ce dernier manipule l’acteur : celui-ci n’exerçant son libre-arbitre qu’à la mesure du contrôle politique de sa mobilité que cet établissement permet. Les guerres d’Italie auraient été le moyen employé par les rois de France pour compenser la chimère d’Avignon. D’où la promenade de 1494, lors de laquelle Charles VIII « revendique la succession des princes d’Anjou. Il s’y fait couronner "roi de Naples, de Sicile et de Jérusalem" ». Charles VIII défie les Espagnols l’année même où la diplomatie pontificale concède à leur couronne la disposition de tout l’hémisphère antipode. Il prétend régner en plus sur la Sicile, celle-ci possession aragonaise depuis 1285. L’Italie est à présent tiraillée à la convergence de deux puissances en compétition pour la possession du monde : l’une – l’Espagne – tournée vers le dehors et sur le point de conquérir voire coloniser les Amériques ; l’autre – la France – tournée vers le dedans et en mal de rivaliser avec l’Espagne en disposant d’un continent Europe à nouveau centré sur Rome.
479 Trop sûre d’elle-même depuis que les schismes sont soit résolus soit punis, la Rome des papes redevient simoniaque et même satanique. En 1492, Alexandre IV Borgia était monté « sur le trône pontifical après avoir acheté des voix cardinalices ». Pendant ce temps, Florence est galvanisée par un ardent prédicateur convaincu de l’urgence de réformer les mœurs de l’Église. Ce prédicateur– le prieur dominicain Savonarole – est un exalté cependant assez astucieux pour esquiver l’hérésie (Favier 1968, p. 698). Il vient d’accueillir Charles VIII à Florence « comme l’envoyé de Dieu venu remettre les Italiens dans le droit chemin ». Charles VIII veut Rome, à défaut de régir la papauté à côté de chez lui et sous couvert d’une révolution impromptue à faire prêcher par le dominicain de service. Un allié encombrant s’il en fût ! 23.3.3. Une élection typiquement moderne Ni l’Espagne ni les États italiens n’acceptent le triomphe de Charles VIII à Naples. Les stratèges en ces pays « suscitent une coalition anti-française », si bien que Charles VIII doit « regagner la France » après une victoire sauve-quipeut en 1495. Les Espagnols ne se contentent pas d’occuper le royaume de Naples. Ils l’annexent. Le flamboyant Savonarole rate l’occasion du passage de Charles VIII pour obtenir la déposition du pape Borgia. Il essaie alors de persuader ses concitoyens de faire traduire ce voleur d’élections devant un concile à sa façon. En gros, il profite de l’affaiblissement des Médicis pour s’imposer comme étant la « conscience officielle » de ses compatriotes. Les « intérêts » de Florence « sont trop liés à l’alliance pontificale » pour qu’une démarche contre un pape puisse y avoir quelque chance de succès. La compétence théologique du dominicain est opportunément mise en doute par un franciscain. Ce qui donne lieu à une arrestation au reste sanctionnée par un mouvement populaire. Savonarole est déféré devant le Tribunal, avoue sous la torture puis, en compagnie de deux disciples, il est pendu et brûlé en 1498. Le successeur de Charles VIII – Louis XII de la maison des Valois-Orléans (1498-1515) – « relance la lutte ». Il s’empare du Milanais et de la Lombardie puis il reprend le royaume de Naples (1501). Toujours présente en Sicile, l’Espagne voit à nouveau les Français s’installer en face. Après deux années de patience, elle récupère Naples une fois de plus. Le pape Jules II (1503-1513) convoque une Sainte Ligue opposant le SaintSiège, l’Espagne et Venise à la France. Louis XII renoncera au Milanais en er 1512. Son successeur François I (1515-1547) – de la maison des ValoisAngoulême – reprend Milan des mains des coalisés et de leurs mercenaires suisses (1516). François Ier réhabilite un Médicis ; le prince Julien (→ 1516) auquel est confié un duché français du val de Loire. Le pouvoir des Médicis est cependant mieux restauré à Florence avec l’aide de troupes pontificales et espagnoles.
480 La république florentine est renversée sur les entrefaites. Ce qui éloigne des cercles du pouvoir un secrétaire qui se fera connaître comme écrivain politique ; Nicolas Machiavel (→ 1527). La révolution de Savonarole – à laquelle ce Machiavel n’a pas adhéré – est liquidée. Le Saint-Siège apaise Florence en nommant deux cardinaux parmi les Médicis. Ces derniers accèdent à la papauté en 1513 – l’année où Machiavel rédige Le Prince – et en 1523 (La Roncière, p. 714). Entre-temps ; [les] guerres d’Italie rebondissent avec l’élection impériale de 1519, où Charles de Habsbourg triomphe de François Ier. Charles Ier, devenu Charles Quint, qui a joint aux possessions espagnoles les terres des Habsbourg d’Autriche, encercle dangereusement la France et attaque le Milanais. François Ier est battu à Pavie et emmené en captivité. Il doit souscrire en 1526 au traité de Madrid, par lequel il renonce à Naples et au Milanais (Balard, p. 248. Nous soulignons).
Les humanistes de Florence ont-ils enfin leur César ? Élu à la tête du Saint Empire romain germanique, Charles Ier prend le nom de Charles Quint. Cela rappelé, François Ier a-t-il été desservi par la démagogie électoraliste ? C’est possible. Mais le rôle de la Sainte Ligue du bâtisseur Jules II avait plus efficacement aménagé la plate-forme électorale. Au demeurant, le roi d’Angleterre d’alors – Henri VIII (1509-1547) – avait lui aussi posé sa candidature à l’Empire (Bourde 1968a, p. 342). Pour diviser le vote ? Ou pour la promotion d’une « politique d’équilibre entre François Ier et Charles Quint » ? Ce qui a pu revenir au même. En peu de mots, toutes les nations d’Europe de l’Ouest étaient en voie d’isoler la France. La mauvaise réputation des Valois – voire celle de la France qui voile difficilement son intention de refaire l’Empire – a finalement causé la défaite électorale du candidat François Ier. La séquence des déboires français dans l’Italie de la Renaissance est-elle enfin close ? La France a gagné quelque chose malgré tout, à savoir le maintien des États italiens dans un morcellement que n’aurait pas souhaité l’empereur Auguste d’illustre mémoire [9.1.3]. La France n’a pas triomphé de l’Espagne mais elle a empêché l’Italie de s’engager à court terme dans le processus unitaire préparatoire à l’avènement d’une entité nationale d’échelle continentale. Pour un temps du moins, ce sera donc la France – et non pas une Italie morcelée même si prospère – qui rivalisera avec l’Espagne pour la prise de possession de la planète. La France prétend à une balance de pouvoir aux dimensions de la carte mondiale des Grandes découvertes. François Ier réclame auprès de la diplomatie pontificale sa part du Testament d’Adam, c’est-à-dire ; au moins une portion de cette Amérique que notre ancêtre à tous n’aurait pas léguée entièrement à d’autres.
481 Depuis 1504, des navires normands et bretons envoient des équipages de pêche au large de Terre-Neuve et jusque dans le golfe de Saint-Laurent. Des lieutenants de compagnie sont fascinés par la perspective d’un négoce avec des Indiens Micmacs dont l’existence commence à être connue. Des missionnaires tendent l’oreille. En 1527, le navigateur italien Verrazano – à la solde de François Ier, justement – explore la côte nord-américaine des Carolines au Massachusetts actuels. Il fait la découverte de la rade de New York. Même techniquement compétente, l’Italie est peu intervenue dans les déplacements vers l’Amérique. Comment aurait-elle pu faire passer ses vaisseaux par Gibraltar ? Le florentin Amerigo Vespucci a nommé le nouveau continent. Mais, rappelons-le, il dut requérir les services d’un pilote portugais pour ce faire. De son côté, la France n’a pas triomphé de l’Espagne. Soit ! Mais elle va recueillir – au détriment de l’Italie surtout – une balance de pouvoir ou encore ce contre-pouvoir de plus en plus perceptible comme enjeu de croisade symbolique.
24. Rome passe le flambeau 24.1. La dynamique interne à l’Occident sous Charles Quint 24.1.1. Utopie Le projet d’édifier la nouvelle basilique Saint-Pierre de Rome, à l’abandon depuis une cinquantaine d’années [23.2.1], reprend vie. Le chantier est ré-ouvert depuis 1505 et la plus grande entreprise en construction jamais constatée est confiée, par le pape Jules II, à l’architecte Bramante. Les besoins en fonds sont immédiats. La branche romaine des Médicis y pourvoit. Mais leurs subventions doivent s’augmenter d’expédients, dont certaines ventes de dignités ecclésiastiques puis un trafic des indulgences dont les abus, subis depuis trois siècles [22.3.2], n’ont pas fini d’être pourfendus. En 1516 paraît à Londres l’Utopie. L’auteur – Thomas More – interpelle la société plutôt que l’Église dont il attend une réforme par le dedans. Son « livre signé » aligne des notions-clefs qui, encore de nos jours, hantent les discours de l’urbanisme et de la géographie urbaine ; espace modèle, espace-objet-modèle, modèle spatial enfin. Selon Choay, la procédure « totalitaire » du modèle utopien constitue, « à l’égard des sociétés considérées comme perverties et malades, un instrument destiné à résoudre les contradictions sociales par un simple jeu d’espace, et qui porte donc en soi la dissolution du politique » (pp. 331-332. Nous soulignons). L’espace recherché par More n’est pas qualifié. Il n’est même pas défini ; il est table rase. Il est approprié, non pas par des actants politiques en conflit, mais par un actant collectif unique et que cherchent à incarner des acteurs sociaux qui, eux, entrent en conflit. Nous repérons dans l’Utopie moréenne – comme dans le Traité albertien mais en plus dur – l’éviction de l’ordre politique essentiel à l’engendrement de la structure des positions sous-jacente à tout établissement quel qu’il soit. Avec Alberti, la négation aporétique du principe politique fut érigée en doctrine [22.3.4]. Observons ici que la case laissée vide par le politique est remplie par le social programmé selon l’Utopie. La postérité, comme écrit Choay, va se prévaloir de ce paradigme inducteur d’une définition étroitement socialiste de l’établissement. Le programme implicitement engagé serait mis en œuvre par des acteurs qui auraient a priori les mêmes droits à l’appropriation spatiale. Or, en réalité, ces acteurs sont nécessairement en conflit puisque l’appropriation – compte tenu du principe politique qui la porte – n’est réalisée que dans l’inégalité. Mais par quel moyen conjurer cette inégalité inhérente à l’établissement ? L’Utopie propose la négation du politique objectif dans son existence même.
484 L’Utopie moréenne consacre l’urbanisme sans morphogenèse jadis recherché par Constantin mais bientôt sermonné en langue de fer par le despote éclairé et ses experts. L’urbanisme modélisé par l’Utopie va prétendre « réaliser le rêve de normalisation et de médicalisation sous l’autorité sans appel de lois scientifiques » (Choay). Le problème est que les « Utopiens appliquent le principe de la possession commune. Pour anéantir jusqu’à l’idée de la propriété individuelle et absolue, ils changent de maison tous les dix ans, et tirent au sort celle qui doit leur tomber en partage » (More 1982, p. 129). L’anéantissement réclamé ne vise qu’une idée. Mais pourquoi un ton à ce point véhément si seulement une idée est en cause ? Cette idée doit cacher la liquidation d’un fait. La suite en appelle à du hasard ; le tirage au sort dissimulant le fait que soit déniée la dimension politique des établissements. Le paradigme moréen – comme celui d’Alberti élaboré il y a près d’un siècle – s’est coulé dans le principe religieux. Ce qu’il va réussir au crédit d’une éthique socialiste. Puis à défaut de pouvoir prétendre à « l’autorité sans appel de lois scientifiques », cette éthique va choir dans l’idéologie. La diatribe moréenne contre la propriété plaide pour la solidarité en même temps qu’elle prétend à la scientificité tout en empêchant de théoriser l’objet morphologique pourtant seul à organiser l’unité synthétique des rapports de positions. D’un tel double point de vue, la condamnation utopienne de la propriété a certainement à cœur les commodités, ce que nous appellerons jusqu’à épuisement les besoins de la société. Mais la même condamnation a peut-être encore plus à cœur la dénégation du principe politique. À la science va revenir la responsabilité – naguère imputée à la religion – de modérer les effets de ce que nous avons appelé et appelons toujours l’injustice naturelle. Sauf que, à la demande du fameux paradigme c’est-à-dire du social programmé selon l’Utopie, la science projetée aura un point aveugle. Elle devra nier la réalité politique de l’établissement dont les positions sous-jacentes sont engendrées par des trajectoires conflictuelles. Le rejet de la propriété – sous le couvert de l’intérêt supérieur des besoins, des valeurs d’usage et d’une justice sociale moins distributive que niveleuse – se soustrait ainsi à la critique théorique. Dépourvue de ce regard critique, la science convoquée par l’Utopie sélectionne le factoriel, le fonctionnel, l’empirique. Elle ramène l’économie de salut – pour ne pas dire l’économie de marché – à une économie de subsistance. La science prescrite par l’Utopie va sacrifier le morphologique, le structural, le politique objectif, sur l’autel de l’idéologie. Au tournant du XVe-XVIe siècle, les explorateurs portugais et espagnols parcourent les mers du globe tout en respectant la convention de Tordesillas. L’Européen n’a pas fait irruption dans les terres neuves comme un impénitent prédateur. Des violences y ont certes été perpétrées. Mais les navigateurs,
485 marchands et missionnaires n’ont pas pu ignorer la dimension politique des étendues qu’ils exploraient. La Très Brève Relation de Bartolomé de Las Casas, en 1552, aurait donné suite à un débat théologique pour accorder ou non une âme aux Indigènes alors rencontrés par les Espagnols. L’anecdote signifie à tout le moins que la mission existait au Mexique dans les années ayant suivi sa découverte. Las Casas fut évêque de Chiapas à compter de 1544. Il fut donc un acteur positionné. L’altérité politique de son destinataire aborigène n’a pas pu lui échapper. 24.1.2. L’espace impérial officiel et les domaines extérieurs à cet espace Alors même que la conquête de l’Amérique tropicale était en marche, que se passait-il dans l’Europe des grands départs ? L’empereur élu – Charles Quint [23.3.3] – y accumulait des successions. Descendant de Maximilien de Habsbourg et de Marie de Bourgogne par son père, de Ferdinand d’Aragon et d’Isabelle de Castille par sa mère, Charles Quint a recueilli – plus tôt que tard – l’héritage des quatre maisons princières : -
des Habsbourg, d’où le bénéfice de l’Autriche et du Tyrol ; de la Bourgogne, d’où le bénéfice des Pays-Bas et de la Franche-Comté ; de l’Aragon, d’où le bénéfice de ses dépendances italiennes (Sicile, Naples) ; de la Castille, d’où le bénéfice de possessions outre-mer (Antilles, Mexique, Pérou).
Seul le Milanais serait ajouté par effet de conquête en 1526. Avec autant de « domaines réunis sous un même sceptre », Charles Quint aura été « le principal personnage de l’histoire politique de l’Europe entre 1519 et 1556, date de son abdication » (Lapeyre 1968, p. 180). Officiellement, Charles Quint fut le chef du Saint Empire romain germanique. L’extension de cet Empire avait peu changé depuis sa conception sous Otton le Grand au troisième quart du Xe siècle. Elle couvrait, à l’orée du XVIe : un agrégat de duchés allemands traditionnels et recomposés (Saxe, Bavière, Würtemberg, Hesse, etc.) ; des cantons suisses ; la Savoie francophone devenue un duché elle aussi ; la Toscane des Médicis enfin. Et Prague ? Elle prétend toujours être la capitale du Saint Empire. Mais elle doit peu aux Habsbourg et elle a diffusé les trajectoires de la protestation valdohussite [22.3.2]. Son futur impérial est incertain. Nonobstant la récente tentative de Charles IV de Bohême [22.2.1], le Saint Empire n’a pas été à la hauteur de sa désignation. Comme ses prédécesseurs à la tête de cet Empire, Charles Quint n’a possédé que « ses biens propres » [17.4.3]. D’emblée, l’espace du Saint Empire a tendu vers la polarisation. Mais cette dynamique aura été fonction d’une Rome établie en territoire pontifical autonome. Le propos peut paraître redondant mais il transporte à présent une implication qui ne l’est pas.
486 Le Saint Empire a reproduit sur une base élargie un espace jadis carolingien qui avait été colonial [16.3.3]. D’où la survivance d’un espace impérial à présent exorégulé parce que tributaire d’un pôle-métropole situé à la marge. Certes, Rome a relâché son étreinte [21.3.2]. Mais Prague n’a pas encore profité de cette permissivité, et elle n’en profitera pas. L’espace impérial romain germanique a aussi été caractérisé par la continuité. Cet espace a été sans enclave ni corridor exogène. De son intérieur, nous pouvons définir l’expansionnisme en cause comme ayant été polarisant continu. La régulation n’est pas perdue de vue. L’espace impérial est demeuré exorégulé du fait que la Rome pontificale y a empêché l’intégration des royaumes devenus nationaux de France, d’Espagne et d’Italie. L’espace du Saint Empire a été limité de cette façon, tandis que les espaces nationaux associés étendraient leurs aires d’influence au gré du partage du monde décidé à Tordesillas en 1494. Le Saint Empire de Charles Quint n’a pas su – il n’a pas pu – tirer parti des héritages recueillis hors de sa frontière officielle, à savoir : le royaume de Naples au-delà de l’axe Rome-Ravenne ; l’Espagne (Aragon et Castille) au-delà de la vaste France ; enfin les fronts de colonisation outre-Atlantique. Charles Quint a gouverné un expansionnisme à deux versants : polarisant continu et exorégulé de l’intérieur de l’espace du Saint Empire ; diffusant à relais – et endorégulé comme c’est à voir – à l’extérieur de cet espace. L’Empire de Charles Quint – sur lequel le soleil ne se couchait pas – évoque l’étendue globale où progressa l’expansionnisme diffusant et à relais. Car sur le Saint Empire en son espace polarisé, le soleil se couchait chaque soir. Les caractères du fantastique Empire mondial ont-ils fait problème ? Comme si le diffusionnisme à relais avait dû y être transitoire en attendant l’atteinte de la continuité. D’où – par exemple et d’un point de vue non spatial – ce genre de questionnement assez souvent entendu : pourquoi Charles Quint, puissant comme il a été grâce à son élection et à ses héritages, n’a pas plus rigoureusement organisé ses multiples juridictions et possessions ? Selon certaines analyses, il y eut intentionnalité en ce sens. Charles Quint – petit-fils des Rois catholiques – aurait été « le champion de l’idéal d’unité hérité de la chrétienté médiévale, opposé à la poussée nationaliste [des] temps modernes » (Lapeyre). Mais nombre d’événements contradicteurs ont suggéré que l’empereur fut emporté dans « le tourbillon de l’histoire et condamné à des solutions du moment ». Au final, l’aire d’influence à la disposition de Charles Quint n’aurait pas composé autre chose qu’un « royaume effrayant fait d’un amas d’empires ». La formule est de Victor Hugo.
487 24.1.3. Invasion totale Au niveau de l’interface, l’expansionnisme diffusant de l’étendue soumise au gouvernement de Charles Quint a été structurellement lié, non pas à l’espace du Saint Empire, mais à l’expansionnisme impérial ottoman qui était tout sauf passif à l’époque. L’Empire ottoman entrait dans sa période faste. En 1514, son espace englobe l’Anatolie orientale et l’Azerbaïdjan. L’année suivante, la Cilicie et le Kurdistan y succombent. La Syrie et la Palestine sont conquises en 1516. L’Égypte est incorporée en 1517. En 1521 entre en scène « le plus grand sultan de toute la dynastie » ; Soliman le Magnifique (Mantran, pp. 291-292). La quasi-totalité des pays arabes vont sous la domination ottomane : l’Iraq, l’Arabie, l’Afrique du Nord (à l’exception du Maroc) reconnaissent sa suzeraineté. Les puissances chrétiennes cèdent Belgrade, Rhodes, une grande partie de la Hongrie, la Transylvanie. En lutte contre Charles Quint en Europe centrale, en Méditerranée, en Afrique du Nord [Algérie, Libye, Tunisie], il va jusqu’à assiéger Vienne [en 1529], répandant l’effroi [et le café] dans une grande partie de l’Europe, dont il dispute l’hégémonie à l’empereur, tandis que le roi de France recherche son alliance. À signaler : un Empire musulman non arabe conquiert – il colonise même –
des pays arabes et musulmans ! Ira-t-il jusqu’à convoiter l’écoumène musulman comme un tout ? L’Islam s’étend : du Sénégal à l’Indonésie d’Ouest en Est ; de la moyenne Volga au Mozambique du Nord au Sud. Rien de moins que 11 000 km X 6 000 ! L’exception du Maroc fait signe. Trop loin d’Istanbul ou trop bien protégée ? Charles Quint n’a cessé d’être roi d’Espagne. En 1526, il épouse une reine portugaise testatrice du rocher de Gibraltar. Sur l’autre rive du détroit de ce nom est le Maroc. L’expansionnisme ottoman est polarisant continu et – à la différence de l’expansionnisme de même définition et propre au Saint Empire – endorégulé. L’expansionnisme ottoman dispose d’une seule grande capitale au centre de son espace à lui ; Istanbul. La comparaison avec les catégorisations ayant prévalu antérieurement est inapplicable à ce qui se prépare. En effet, les trajectoires propres à l’étendue de l’Occident chrétien moderne, au lieu de défier frontalement l’espace adverse, vont partir en direction opposée. L’espace ottoman est apparu comme un repoussoir. Polarisé, il s’est organisé avec l’engendrement, côté Occident, d’une étendue à bord diffusant. Les trajectoires spécifiques à l’étendue occidentale reconfigurée sont ainsi parties à la conquête du monde.
488 De cette décision de faire le tour de la terre pour isoler l’espace ottoman, au lieu de revenir le plus directement possible contre lui, aurait procédé l’endorégulation des trajectoires de l’Europe de l’Ouest à l’époque. La morphogenèse n’est pas oubliée. La polarisation ottomane a déterminé un diffusionnisme occidental. Mais les acteurs européens de l’Ouest ne furent pas obligés de prendre la mer. Ils auraient pu contre-attaquer sans détour leur espace adverse. Nous avons apparenté la morphologie des espaces nationaux de l’Europe du mie XV siècle à une impasse [23.2.2]. En effet, les trajectoires et les échanges partis de ces contrées – à commencer par celles de Portugal et d’Espagne – ont été bloqués vers l’Est par le repoussoir ottoman et son avant-poste de Venise. Mais qu’y avait-il en direction opposée depuis que la trajectoire viking avait été interrompue ? L’épouvantable océan ! Lors même qu’ont bourdonné les chantiers de construction des caravelles, il se présenta un instant critique lors duquel un désespoir politique étreignit l’actant européen de l’Ouest. Mais sitôt relevé le défi de la traversée océane, les trajectoires ont pu être lancées vers l’Ouest. Nous groupons ces trajectoires en fonction d’une dynamique d’invasion à qualifier de totale. Faut-il supposer quelque intentionnalité en liaison avec cette sorte d’invasion ? Le diffusionnisme occidental a-t-il vraiment eu pour objectif d’isoler le repoussoir ottoman en faisant concrètement le tour de la planète ? Au moins un événement signifie que Charles Quint fut conscient de ce qui devait arriver. Son intérêt pour la conquête du monde a de loin été supérieur à celui accordé à la stabilité intérieure d’un Saint Empire spatialement exorégulé. Charles Quint a financé l’expédition du navigateur portugais Magellan en 1520, la première à faire le tour de la terre au complet. A-t-il pu ne pas savoir ce qu’il faisait ? À nouveau un déphasage est observé : entre le moment géographique de l’adaptation de l’Occident à l’existence de l’espace impérial ottoman [23.1.1-2] et celui de la décision historique de s’approprier le monde. Comme les précédents [3.1.1 ; 9.1.2 ; 14.2.4 ; 22.3.2], ce déphasage propre à l’épisode des Grandes découvertes a été de l’ordre du demi-siècle au siècle. 24.2. L’Empire et la papauté dans le piège 24.2.1. La Réforme Entrons dans le présent du XVIe siècle avec le puissant événement qu’aura été la Réforme au nom de laquelle une partie des Églises et communautés chrétiennes se réclameront du protestantisme. La Réforme doit son nom à l’impulsion d’un moine augustin – Martin Luther (→ 1546) – qui adressa à l’évêque de Mayence une publication de 95
489 thèses sur la vertu des indulgences (Vogler 1968, p. 1060). Le litige a fait sensation. Les thèses luthériennes ont connu un retentissement considérable en 1517, pour leur justesse et plus encore à cause du triomphe de la liberté intellectuelle remise à l’essai. Luther est condamné par l’Église de Rome en 1520 et, refusant de se rétracter, il est mis au ban de l’Empire par Charles Quint en 1521. Un protecteur le barricade et lui permet une production littéraire à large diffusion et fort estimée des compatriotes. L’œuvre du prosateur Luther est à la langue allemande ce que la poésie de Dante a été à l’italienne. Au dam de Charles Quint, les nationalismes sont à l’œuvre au plus intime de son « royaume effrayant ». Parmi ceux qui ont suivi les résolutions de Luther, le partisan Jean Calvin – qui va quitter Paris pour Genève en 1533 – et le roi Henri VIII d’Angleterre (→ 1547) sont les plus connus. Le litige des Indulgences semble bien avoir été le motif de la dissidence. La réputation de Rome est à son plus bas. La papauté s’adonne au népotisme et trempe en d’inavouables conspirations. L’image d’une Rome corrompue et simoniaque hante les esprits. La cupidité n’est pas seule blâmée. Une arrogance à base d’impunité fait plus mal encore [21.2.3]. L’infortuné Savonarole vient à sa manière de dénoncer ces abus. More entend peut-être, avec son Utopie, confirmer les réductions albertiennes mais, plus impérativement, il transmet le projet de révolutionner une société qui, le moment venu, demandera à l’Église de se corriger. L’année suivant la parution de l’Utopie, Luther publie ses thèses. Ce n’est pas le schisme, loin s’en faut. Luther, comme More avant lui, a voulu amener l’Église catholique romaine à se remettre en question d’elle-même. L’institution a répondu, comme à l’accoutumée, par la manœuvre dilatoire et la menace. Or – stupéfaction ! – l’anathème a raté. L’Église n’a pas réussi à déchaîner l’Inquisition contre le docteur de Wittenberg. C’est que la dissidence fermente depuis fort longtemps. Les attaques contre les abus de pouvoir ecclésiastiques sont anciennes. La dissidence remonte en fait au mouvement hussite pragois des premières années du XVe siècle [22.3.2] et même à l’objection vaudoise. Entendue au XIIIe, cette objection avait été anticipée par un mouvement de pauvreté [21.2.1] ayant en quelque sorte fait renaître le christianisme non-romanisé : ce christianisme de terrain qui avait été rasé par la politique constantinienne au IVe siècle. La nouvelle Rome du Bosphore aurait même été conçue à cette fin. De quoi soutenir, finalement, que le christianisme s’est divisé contre luimême en réaction à la tolérance de Constantin. Le christianisme intégralement romanisé promu par cet empereur n’a pas tardé à sécréter une opposition en faveur d’une non-romanisation qui, parce qu’incapable de s’exprimer dans l’Église, a suscité des mouvements contestataires ayant fini par culminer dans la modernité d’un protestantisme hors-position.
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24.2.2. Silence ! En 1532, Le Prince est publié. La théorie de l’écrivain politique – faute pour Machiavel d’avoir pu agir comme politique, sans plus – recommande le réalisme à l’appui d’un ordre moral, libre et laïc. La raison d’État, au sens de Machiavel, est un incontournable. Il conviendrait même de composer avec cette raison dans l’intérêt supérieur de l’humanité. La lecture machiavélienne de cette raison est cependant projective. Elle n’intègre pas le politique objectif. L’œuvre de Machiavel a reconnu à l’actant romain le mérite de sa compétence à avoir dominé le monde. Nous savons à peu près que le droit positif de l’antique Rome n’avait pas débouché sur une constitution immuable, celle-ci ayant germé d’une diversification auto-organisée « de pouvoirs et de contrepouvoirs ». À cet exemple lointain, que nous rappelons ici [3.3.2], Machiavel a opposé celui de Sparte qui a prétendu atteindre la stabilité en se dotant d’une constitution incorruptible assortie de sévères institutions. En conséquence, Rome a connu l’expansionnisme impérial tandis que Sparte – nonobstant sa combativité – est demeurée une cité au final condamnée à l’immobilisme. Thomas Berns fait dire à Machiavel que la différence entre les Romains et les Spartiates releva des constitutions qu’ils se donnèrent (2007). Selon nous, cette différence aurait davantage été tributaire d’une objectivité spatiale en vertu de laquelle l’efficacité positionnelle destinait la ville de Rome à la polarisation expansionniste, tandis que la cité de Sparte appartiendrait au réseau de ce pôle. Machiavel n’a pas corrélé le concept de raison d’État au principe politique objectif et explicatif de la morphogenèse d’établissement. Cette raison est par conséquent revenue à la psychologie des acteurs-sujets qui font de la politique. L’argument de Machiavel n’en a pas moins été construit comme si le principe politique avait été objectivement manipulateur. Dès lors, la responsabilité de la manipulation en l’occurrence non explicitée est projetée sur les acteurs historiques. Machiavel en vient – pour cette raison non dite mais agissante – à proposer que son Prince manipulateur n’est pas obligatoirement coupable. Pourvu qu’il gouverne dans l’intérêt du bien commun, l’homme politique peut et doit même se permettre la manipulation. En effet et quoi qu’il fasse, le politicien est lui-même manipulé par la structure de l’interface géographique. L’agent politique manipule en conséquence ses subordonnés mais, ne sachant pas qu’il est manipulé, il ne peut pas ne pas être manipulateur. La vision utopienne l’emportera sur la lecture machiavélienne grâce à son manque de réalisme. Elle n’a pas osé soutenir que, pour vaincre le mal selon
491 elle synonyme du politique, il faut composer avec celui-ci. L’Utopie a nié en bloc et le mal et le politique. L’Utopie s’est alors trompée, mais son erreur lui a valu une renommée opposable à l’insuccès – sinon au succès clandestin – d’un Prince théorique. Mieux vaut tromper sans le savoir que tromper en connaissance de cause mais sans le dire. Le paradigme moréen a nié le principe politique. L’œuvre de Machiavel, fidèle en cela à la mémoire de Dante, a comme instinctivement admis son existence. Ce qui revient à dire qu’elle n’a pas dévoilé celle-ci en dehors des lieux communs du subjectif. Machiavel « refuse toute concession au syllogisme aristotélicien ou scolastique comme à la sereine élégance humaniste : le passage de l’hypothèse à la thèse s’accomplit par le recours à l’expérience historique concrète » (Moncini 1968, p. 233). Notre approche veut que l’histoire concrète appelle une théorie de l’établissement où elle est racontée. Nos commentaires sur le déphasage entre temporalités géographiques et historiques ont convergé sur cette intuition. 24.2.3. Double tranchant Au regard des intérêts matériels de l’Église et de la papauté, le renforcement du pouvoir impérial germanique aura été, on l’a vu, à double tranchant. Il a signifié pour la papauté une certaine stabilité en son établissement, la christianisation assurée au moins en Europe mais aussi, cependant, le risque de voir son pouvoir sur l’Église assujetti à celui d’un souverain temporel. La querelle des Investitures, au tournant du XIe-XIIe siècle, fut l’illustration parfaite de ce risque [18.4.3]. Nous savons par ailleurs que la réaction papale a consisté à doter les rois des diverses nations européennes d’un imperium symbolique contrariant le pathos impérial. En témoigne l’avènement des couronnes à la place des royaumes [20.1.3]. À sa manière, l’Église a fait sien l’adage diviser pour régner, lequel vient d’être explicitement repris par Machiavel. Comment Charles Quint a-t-il évolué dans le contexte ? Ce souverain a effectivement voulu ramener « l’idéal d’unité hérité de la chrétienté médiévale » en travers de la poussée nationaliste des « temps modernes ». Cette volonté politique, bien plus que les péchés de l’Église, a suscité la protestation des nations du Nord. Car ces entités – duchés, comtés et principautés – risquaient de perdre la maîtrise de leurs propriétés, c’est-à-dire ; de rentes locales qui n’auraient plus qu’à couler en direction du chantier de Saint-Pierre. Devons-nous reconnaître, par corrélation, que la même volonté eût pu aussi convenir aux papes du temps mais au risque pour eux de perdre l’alliance de certaines nations envieuses du monarque « trop puissant ». La configuration éclaire la propension au double langage alors tenu par le pape Clément VII (1523-1534). Ce pape – homonyme d’un prédécesseur en Avignon [22.2.2] – est le second Médicis naguère recruté par le Saint-Siège pour
492 amadouer Florence. Clément VII a été solidaire de Charles Quint, pour autant que le renforcement du pouvoir impérial lui faciliterait la poursuite de la rénovation urbanistique de Rome. Mais en même temps il a redouté le pouvoir accru de son monarque (Bérence 1966, pp. 248 et suiv.). Face à ce danger, le pape a remis en selle François Ier. Venant de perdre le Milanais, récemment élargi, maraudant chez les Anglais et allant jusqu’à flirter avec les Ottomans, le roi français trouva un appui diplomatique auprès du pape Clément VII et de plusieurs princes italiens qui, jugeant Charles Quint trop puissant, conclurent avec lui la ligue de Cognac. L’Angleterre et les Turcs s’y montraient également favorables (Lapeyre, p. 182. Nous soulignons).
Le double langage du pape soulève l’ire de Charles Quint, qui laisse perpétrer le sac de Rome de l’an 1527. Des « troupes indisciplinées au service de l’empereur » – des « bandes luthériennes » ! – causent pour l’occasion un « énorme scandale ». Le pape est prisonnier en cette Rome à vrai dire conquise. Le célèbre sac de 1527 a entraîné un contrecoup économique et démographique autant préjudiciable à Rome que favorable à Venise qui, dans les circonstances, devient la première place urbaine d’Europe (Braudel). Depuis le temps où le pape était revenu d’Avignon (~ 1420), la population agglomérée dans Rome était passée de 25 000 à 55 000. Elle vient de chuter à 32 000. François Ier profite de l’effet de choc pour revenir en Italie. Il reconquiert le Milanais, ce qui lui vaut la défection de la flotte génoise aussitôt rangée du côté de Charles Quint. Le roi français relance des revendications d’héritages et des occupations lui permettant d’espérer – en vain – d’« importantes positions » dans le nord-ouest de l’Italie. Entre-temps et à défaut de compétence politique, le pape exhibe sa compétence diplomatique. Il accorde à François Ier l’autorisation de déléguer un explorateur en Amérique du Nord. En contrevenant ainsi au traité de Tordesillas, Clément se venge contre son empereur. Le navigateur malouin Jacques Cartier effectue en 1534 – sept ans après le scandale du sac – sa première traversée vers l’embouchure du Saint-Laurent. Les Amériques seront partagées entre Espagnols et Français. Les Portugais ont le Brésil pour la raison technique que l’on connaît et le méridien désigné à Tordesillas leur a déjà permis de folâtrer sur l’éperon oriental des Bancs de Terre-Neuve. Français et Portugais vont devoir négocier au large de Terre-Neuve ; ce qu’ils font depuis une trentaine d’années grâce aux expéditions de pêche. Au reste, les Français fréquentent aussi le Brésil. L’issue de la négociation coupe court à ces occupations doubles ; aux Portugais le Brésil et aux Français le
493 Saint-Laurent c’est-à-dire le Kanata. Ce Canada était alors le nom algonquien du fleuve géant et de la région autour du site de Québec. 24.2.4. Trente Sans surprise, Charles Quint se réconcilie avec Clément VII. Pense-t-il avoir plus de chance avec l’Église au double langage qu’avec la Réforme en réalité protestataire contre lui au premier chef ? À moins qu’il préfère fidéliser l’Espagne et le Portugal catholiques à qui la possession du monde est promise depuis 1494. Sans oublier la France – catholique également – qui vient de recueillir sa portion d’Amérique. Le sac de 1527 a été un geste calculé. Charles Quint eut des regrets mais il aurait enfin, pour son Empire plus mondial (endorégulé) que germanique (exorégulé), la ville-capitale unique et centrale dont il rêve. Charles Quint dédaigne Prague, cette ville d’où étaient parties les premières trajectoires de la protestation. Au lendemain du drame de 1527, le roi d’Angleterre constate l’inefficacité du rapprochement jusqu’à maintenant sauvegardé avec François Ier. Henri VIII est allé jusqu’à ménager son homologue français, afin d’obtenir par son intermédiaire l’annulation de son mariage par le pape. Or Clément VII – encore lui – ne veut rien entendre. Charles Quint est maître de Rome depuis 1527. Il domine le pape de ce fait. Il est hors de question, pour lui, qu’Henri VIII ait satisfaction dans sa requête en divorce. L’épouse légitime – Catherine d’Aragon – est la fille des Rois Catholiques donc la tante de Charles Quint. L’empereur transmet sa volonté au pape, qui lui donne suite contre celle du roi anglais. Cette fois c’est la rupture. Avec l’aide d’un cardinal-ministre et d’un archevêque, Henri VIII accuse réception d’un Acte de suprématie le reconnaissant « seul et unique chef de l’Église d’Angleterre » (Bourde 1968b, p. 893). Les monastères catholiques sont fermés et leurs biens confisqués. Victime d’une intrigue de cour, Thomas More est décapité. 1534, l’année du premier voyage de Cartier en Canada et de l’Acte de suprématie à Londres, un Basque blessé de guerre fonde à Paris, avec sept compagnons, une communauté religieuse au service du pape. Ignace de Loyola – de la Compagnie de Jésus – est d’abord un nostalgique de la vocation au martyre. Il prévoit aller s’y exposer à Jérusalem. Mais il se ravise. Il indique le chemin de la patience, de la méditation et de l’étude (Lacouture 1991, p. 90). Le premier des jésuites va à Rome offrir sa participation à une Réforme catholique se voulant autre chose qu’une défaitiste Contre-Réforme. En 1536, Charles Quint revient d’une expédition victorieuse en Tunisie. L’expansionnisme ottoman s’enraye dans le sud de l’Autriche depuis cinq ans. Et voilà qu’il est contrecarré en Afrique du Nord. Est-ce un commencement de
494 fin ? L’empereur prend aussitôt le chemin de Rome, sa ville-capitale où lui est reconnu le titre suranné de roi des Romains. Son passage y prétexte la relance des travaux urbanistiques. Rome va survivre malgré le sac de 1527. Mais ce sera l’empereur, et non le pape, qui y battra la mesure. En 1541, un colloque est organisé à Ratisbonne, pour l’examen de possibles compromis entre luthériens et catholiques. La tentative échoue. En 1545 est convoqué le long concile de Trente. Il y aura plusieurs réunions, dont l’une à Bologne en 1547. Les délibérations se succèdent jusqu’en 1552 ; l’année de clôture. Non sans flexibilité, divers comportements dénotent déjà des mentalités profondément différentes. Par exemple : la primauté est accordée au dogme chez les catholiques mais à la lecture de la Bible chez les réformateurs ; la confession auriculaire a plus de crédit auprès des premiers que des seconds, etc. Les mentalités ramènent à la surface la réalité des nations du Nord plutôt fédératives versus celles de la Méditerranée toujours sous le charme d’habitus individualistes et centralisateurs. 24.2.5. Cujus regio ejus religio En 1555, Charles Quint doit composer avec une conclusion de la paix d’Augsbourg édictant que « les princes ont le droit de professer la religion de leur choix et de l’imposer à leurs sujets ». Les luthériens occupent en cette année « la majeure partie de l’Allemagne. L’échec de Charles Quint est patent ». La maxime Cujus regio ejus religio est prononcée, entendue, écrite puis officiellement consacrée. À traduire par ; telle la religion du prince, telle celle du pays. Au nom de cette maxime, la liberté de religion est accordée à des duchés, comtés et principautés en tant que « pays protestants ». La même liberté est laconiquement reconnue aux « pays catholiques ». L’empereur vient de perdre toute prérogative d’imposer sa religion à l’Europe et au monde. Car ce privilège revient à chaque souverain en sa couronne. Les pays – même catholiques – décrochent de l’Église et de Rome en toute légalité. Charles Quint affiche aussitôt un « tempérament mélancolique » (Lapeyre). Il abdique trois ans plus tard (1558). Les pays messagers de la Réforme sont enfin en mesure de retenir chez eux les rentes utiles à leurs établissements ; consolidation de monastères en Allemagne, reconstruction de Genève, réformes agraires en Angleterre et modernisation de Londres. Rome restera comme la place inchoative du parcours de la civilisation occidentale et du christianisme institutionnel. Elle seule a réussi à faire entrer dans les habitudes – grâce à la longue durée de sa morphogenèse et de sa domination impériale – ce parcours et cette religion. Mais les trajectoires destina-
495 trices de ces dimensions profondes ne partent plus de la ville éternelle. Rome passe le flambeau. Les gestes venant d’être posés par le pape Clément VII et l’empereur Charles Quint suffisent-ils à expliquer la perte par Rome de son rôle destinateur de l’Occident ? Le lien élucidé entre les événements et faits concernés n’a rien de causal. Le pape et l’empereur ont été piégés tous les deux. Le pape eut le choix entre : répondre oui à l’empereur et se mettre à dos les nations européennes en quête d’autonomie ; s’allier à l’une de ces nations en particulier et subir les foudres de l’empereur. Pour sa part, l’empereur eut le choix entre : rester fidèle à l’Église et provoquer la Réforme ; rompre avec l’Église et se mettre à dos les souverains catholiques sur le point de posséder le monde. À preuve ? Le pape a fait signe à la France et il eut droit au sac de 1527. L’empereur est demeuré catholique mais ses sujets d’Europe du Nord l’ont éconduit. Objectivement piégés, le pape et l’empereur ont dû ainsi renoncer au contrôle politique des trajectoires génératrices de l’Occident. À tour de rôle, diverses nations viendront prétendre à la reconduction du pathos impérial. Mais elles pourront tout au plus se permettre d’être nostalgiques d’Empire après avoir rapatrié dans leurs frontières respectives les commandes du politique et du religieux. À court terme : l’empereur aura moins d’influence que les princes ; l’aire d’influence sera au mieux une addition de pays. 24.2.6. Amsterdam Revenons à la relation nouant les principes du religieux et du politique par la médiation de la forme d’établissement (graphique 24.1). Cette relation n’a cessé d’être fragile depuis que l’empereur romain germanique a été fabriqué par une papauté qui en a toujours eu besoin aussi bien pour la stabilité de sa place urbaine que pour la christianisation de l’Europe et du monde. Mais la lutte de pouvoir monta entre les deux acteurs dominants et la relation s’avéra non seulement fragile mais endommagée. Ou l’empereur l’emportait et le pape devenait fantoche. Ou le pape résistait et sa Rome était aux prises avec l’agitation sociale voire la guerre civile. Mais ce ne sont là que contingences. Allons à l’essentiel, au nécessaire. Avec la récente montée de la polarisation ottomane, la reconduction d’un espace d’Occident polarisé sur une seule grande ville puis entouré d’une frontière externe, repérable et stable, est devenue une impossibilité. Car l’aire globale de l’Occident évolue à présent comme une étendue diffusante opposée à l’espace ottoman polarisé sur Istanbul. L’Occident aurait pu se braquer mais il composa – tout autour du repoussoir ottoman – avec l’invasion et son corrélat pathogène ; le totalitarisme qui récla-
496 me le consensus populaire et non pas la compétence de l’être d’exception. Il y aura d’autres impérialismes en Occident. Mais la dynamique spatiale à laquelle nous aurons affaire – dans l’étendue de cet Occident – sera l’invasion et la pathologie correspondante sera le totalitarisme. D’où la transition qualitative brusque de la Renaissance à la modernité. Pathos Posture Dynam. Pathos Posture Dynam. -
Totalitaire Fédération Invasion
Impérial Individu Polaris. Protest. [Relig.] AMSTERDAM Gradient Nord [Établiss.] Diff. relais Invas. totale [Polit.] Catho. [Relig.]
ROME St Empire [Établiss.]
1555
Polaris. continue [Polit.]
Graphique 24.1 De la Renaissance à la modernité au niveau de l’interface L’illustration articule en chaque phase les principes du politique et du religieux à la forme d’établissement. Avant la paix d’Augsbourg (1555), l’espace du Saint Empire est engendré par une dynamique de polarisation continue ; le catholicisme romain est la religion des États d’Occident en général. Par la suite, les pôles du gradient [de la mer] du Nord sont organisateurs. Ils témoignent d’un diffusionnisme d’invasion au niveau du politique. Le cartouche supérieur distribue quelques mots-clefs du tableau 11.1.
Qu’en est-il dès lors – en cet Occident reconstitué – de la relation dynamique entre les principes du politique et du religieux ? Ces principes ne s’articulent plus dans une Rome capitale excentrée du Saint Empire germanique. Celui-ci ne localise plus : ni le contrôle des trajectoires génératrices de l’Occident ; ni l’élaboration religieuse des valeurs profondes. Les pôles du gradient de la mer du Nord vont prendre en charge la médiation. À point nommé, ce gradient prend des forces. Jusqu’à présent, il montrait un réseau en puissance de pôles allant des places de Bruges et d’Anvers à Cologne et Londres. Or d’autres villes groupées en association autour de Lübeck ne regardent plus seulement la Baltique parce qu’elles s’intéressent aux établissements de la mer du Nord. Ces villes sont dites de la Hanse.
497 De ce retournement des villes hanséatiques procède un rapport de forces entre les établissements d’Allemagne et des Pays-Bas. En découlent « de véritables opérations de guerre », dont Amsterdam sort gagnante (Braure 1968, p. 626). Le gradient de la mer du Nord – en liaison avec les positions de la Hanse – devient celui du Nord, sans plus de précision. De nouvelles grandes villes vont émerger de ce gradient du Nord ; Amsterdam, puis Hambourg, enfin Londres. La Réforme protestante n’explique pas le changement. Les faux pas de Clément VII et de Charles Quint l’expliquent encore moins. Aperçu à plus de profondeur, ce changement met fin à au moins un millénaire et demi de leadership romain. Il actualise en Occident le pathos totalitaire et son corrélat ; une virtualisation de l’impérial qui en a encore pour environ quatre siècles avant d’être irréversible. Chemin faisant, l’Occident n’est plus méditerranéen ni même européen. Il est Atlantique.
25. Ville d’art 25.1. Architecture urbaine versus forme urbaine 25.1.1. La piazza del Campidoglio Rome vient de passer le flambeau. Elle n’est plus le lieu de la compétence politique garante de la connaissance des valeurs culturelles de la civilisation Occident. Forte de sa muraille aunélienne [12.3.1], Rome préserve au mieux la mémoire de ces valeurs, tant et si bien qu’elle devient le lieu de leur saisie esthétique. Nous toucherions à l’essentiel du rapport de la Renaissance majuscule à la morphogenèse, à savoir ; un passage exceptionnel de la saisie cognitive à la saisie esthétique des valeurs. Nous avons rapidement présenté ces concepts en Introduction. Nous y revenons, moins cependant pour détailler ce que la théorie a déjà proposé sur la saisie esthétique en général1, que pour tourner l’attention sur le foisonnement d’œuvres d’art qui a caractérisé l’Italie à l’époque. Nous allons soutenir que l’actuelle Rome des artistes, loin de donner libre cours à la saisie esthétique de sa morphogenèse, se recouvre d’artéfacts architecturaux dont le but est une instrumentalisation du beau pour le compte d’une pédagogie. L’architecture projective et la forme émergentielle ont de la sorte été en compétition. La voluptas albertienne [22.3.4], déclarée par la première, a contrarié la saisie esthétique de la seconde. Au mitan du XVe siècle avait été ouvert le chantier de la nouvelle basilique Saint-Pierre. Mais presque aussitôt – 1455 comme on sait – la disparition du pape Nicolas V entraîna l’interruption des travaux. Au troisième quart du même siècle, de grands palais fixèrent la résidence pontificale au Vatican. À compter de 1481 – l’année de sa consécration –, la Sixtine [23.2.1] allait servir autant comme atelier d’art que chapelle à culte privé. Pendant la première moitié du XVIe siècle, deux artistes dominent la scène romaine : Raphaël (1483-1520) ; Michel-Ange (1475-1564). Il y a rivalité entre les deux créateurs, puis entre le second et Léonard de Vinci, celui-ci n’ayant pour sa part jamais œuvré à Rome. Invité à la cour des papes Jules II et Léon X (1503-1521), le jeune Raphaël – peintre de formation – assume la fonction d’architecte en chef et surintendant des édifices. Il réussit une opération urbanistique originale et n’exigeant « aucun 1 Notre mise à jour de la théorie, en Introduction, a inscrit un nouveau développement sur le rôle du principe religieux. Un tel recentrage a requis l’atténuation de renvois à certaines dimensions, dont l’esthétique. Le lecteur intéressé par cet aspect pourra consulter, outre une série d’articles parus dans la revue Urbanisme de 1983 à 1989, les développements apportés par Desmarais (pp. 74-77) et Hubert (1992, pp. 294-295).
500 éventrement » (Pressouyre, XIXa). Trois anciennes rues sont recyclées en un trident, celui-ci justifiant l’aménagement de la porte du Peuple dans l’axe de la Via Lata [10.4.3] devenue del Corso. Encadré par l’avancée nord du rempart d’Aurélien, ce trident (croquis 25.1) est sillonné d’un lotissement destiné à l’occupation résidentielle. Mais la population de Rome, en croissance depuis 1420, a chuté de 55 000 à 32 000 au lendemain du sac de 1527. Le voisinage du trident sera sous-utilisé un certain temps. V. Borghèse P
te
Peuple V. Médicis
Palais Vatican St-Pierre
St-Ange
Trident
Panthéon
Trevi Triton P. Barberini P. Quirinal Jésuites
Farnèse Ghetto Pl. Capitole
Enc. Janicule
Latran
Pl. Navone Université Pl. Minerve Gesù
Croquis 25.1 De la Renaissance à la modernité ; Rome baroque (~ 1550-1750) Un obélisque de granite rose fut transporté du Cirque Maxime au Latran en 1587.
Michelangelo Buonarroti – alias Michel-Ange – apprit l’art de peindre à l’âge de treize ans. À la hâte (1488 →), il bifurque vers la sculpture grâce au mécénat des Médicis. Il fait plusieurs allers-retours à Bologne, Venise et Rome où il commence par ne pas s’entendre avec le pape Jules II. Sa pietà est exposée à l’occasion du jubilé de l’an 1500. Le David est plus-que-parfait à Florence en 1504. Le Moïse de Saint-Pierre-aux-Liens daterait de 1516.
501 Michel-Ange amorce son parcours romain sous le pontificat de Paul III (1534-1549). Il magnifie l’intérieur de la Sixtine de l’étourdissante fresque du Jugement dernier (→ 1536). Il ne tarde pas à s’intéresser à l’architecture urbaine. À moins que le pape ait poussé l’artiste à faire preuve d’un talent qu’il ne pourra manquer d’avoir en la matière. En 1538, « un groupe de dignitaires de la cour pontificale » demandent à Paul III « de faire procéder au réaménagement, dans une perspective unitaire, de l’antique Capitole » (nous soulignons). Le pape compte sur Michel-Ange, qui conçoit un projet englobant « toute la place du Capitole et les édifices environnants dans une nouvelle et monumentale unité ». Trois bâtiments vont composer une reculée en forme de trapèze ouvert en direction nord-ouest. Dans le fond de cet espace public, le palais sénatorial est surmonté d’un beffroi accordant « l’axe principal de la composition urbaine ». À gauche (SW) s’étire déjà le palais des Conservateurs et à droite (NNE) serait construit un palais des Musées. La place « reçut en son centre, conformément aux perspectives idéales de la cité imaginées par les artistes du quattrocento, la statue équestre de Marc Aurèle, transportée du Latran. Les embellissements commencés par Michel-Ange s’achèvent vers 1590 » (Mariani 1968, p. 1034. Nous soulignons). À terme, un escalier à balustrade et en bifurcation avec celui d’Aracœli [22.2.2] va donner accès à cette piazza del Campidoglio, qui déploie enfin une marqueterie de pavés clairs et sombres dessinant une étoile blanche au centre – pour le piédestal de la statue équestre – ainsi que des rayons incurvés, entrecroisés et contenus dans un ovale. 25.1.2. Le bras tendu de Marc Aurèle En 1547, Michel-Ange est nommé architecte de Saint-Pierre. Il donne suite au projet de Bramante, son prédécesseur de 1505 à 1514. Buonarroti développa une construction plastique, organisée en grandes masses, modelée par de colossales corniches et de grandioses colonnades, et dominée par l’immense coupole ; alors que Bramante voulait s’inspirer du Panthéon, Michel-Ange parvient à une remarquable force d’expression, grâce aux nervures externes qui convergent avec assurance vers l’ultime conclusion de la lanterne (p. 1042. Nous soulignons).
L’artiste est de son époque. La lanterne au pinacle simule la projection d’un point de fuite. Ce qui répond d’une modélisation perspective géométriquement concevable désormais. La « crypte annulaire » écrasa en son temps le passé à hauteur du présent [15.3.2]. Mais qu’en serait-il du futur à la fois dans ce monde et dans l’autre ? Celui-ci est actuellement exalté aux dimensions de la volumineuse coupole surmontant le chœur (Labrot 1987, p. 189). La basilique moderne Saint-Pierre résu-
502 me la montée du christianisme catholique ; depuis son origine martyriale dans la crypte en sous-sol jusqu’à l’« ultime conclusion » qu’est la lanterne. D’où maintenant voir cette « conclusion » ? De la cour d’honneur qui n’existe plus ou de la place de remplacement qui n’existe pas encore ? Peut-être, cette conclusion devrait être vue depuis la nouvelle place du Capitole tournant le dos à l’antique Forum tout en regardant vers l’horizon où le soleil se couche au solstice d’été. Le trapèze décrit par la place du Capitole informe un axe médian comme si la coupole de Saint-Pierre avait dû être le point de mire en fonction du poste d’observation donné par le beffroi du palais sénatorial. Ce serait trop beau ! La coupole n’est pas dans l’axe ainsi composé. Elle s’élève un peu plus à l’Ouest. Repérons sur les lieux l’orientation de l’axe du champ de vision appuyé sur la place du Capitole. En particulier si l’on suit l’indication donnée par le bras tendu de Marc Aurèle en dessus de l’escalier monumental – cela avant que la vue soit obstruée par les édifices d’aujourd’hui –, cet axe tombait non pas sur la coupole de Saint-Pierre mais sur le château Saint-Ange et le Panthéon. Or, on l’aura noté, Bramante avait voulu s’inspirer de la coupole du Panthéon pour concevoir celle de Saint-Pierre. Au reste, le château Saint-Ange a été construit sur les ruines du Mausolée d’Hadrien, l’empereur qui nous laissa le Panthéon presque dans son apparence actuelle. Sur le croquis, nous dessinons l’axe du champ de vision, focalisé par la place du Capitole, comme la bissectrice d’un angle aigu ouvert sur le Nord-Ouest. Le graphisme touche les lieux du château Saint-Ange et du Panthéon. 25.2. L’espace-marché 25.2.1. L’avènement du capitalisme manufacturier Venise est à présent la ville centrale d’un espace économique européen. Doit-on comprendre, dans cette phrase de Fernand Braudel, que Venise devient au XVIe siècle la capitale économique de l’Europe ? Ce continent n’a plus de capitale politique. Son espace envoie depuis un siècle des trajectoires diffusantes autour de la planète. L’espace européen n’est plus rassembleur de ce fait et ne saurait à présent offrir une seule grande ville politiquement définissable. Venise n’assumera pas ce rôle. Elle aura été capitale économique seulement. Quoi de plus éphémère ! Venise se fait « voler son rôle » par Anvers au XVIe siècle, écrit aussi Braudel. Puis la ville brabançonne de l’Escaut vient d’être délogée par cette Venise du Nord que fut Amsterdam sortie gagnante, on le sait, d’affrontements avec les villes de la Hanse. En voie de polariser l’Europe et partant l’Occident, les nombreux établissements agglomérés du gradient du Nord affichent la posture fédérative à l’encontre de l’individualiste à la romaine. La nouvelle Europe d’Occident, em-
503 portée par la Réforme, est ainsi articulée à un alignement de villes nordiques et non plus au pôle Rome et pas davantage à un pôle unique de substitution, celuici fût-il Venise. Du bas Moyen Âge à l’époque moderne, l’aménagement des polders flamands et hollandais a permis – dans la partie médiane du gradient du Nord – la production de terrains neufs soumis à une tenure libre (Delâge, pp. 22-23). En rupture avec le système seigneurial et la féodalité demeurés effectifs à l’intérieur des terres, cette tenure spécifique aux terres à polders a permis à chaque exploitant d’un lot d’en devenir propriétaire de plein droit. Le phénomène était sans précédent, au sens où jamais auparavant il n’avait été possible au sujet individuel d’accéder à la propriété directe et privée d’une position dans l’étendue. Depuis toujours en effet, le droit à la propriété d’un lot était accordé à l’individu dans la mesure où il était partagé avec une instance autre ; seigneur, monarque, empereur, tyran, etc. Nous pourrions objecter que, dans l’Antiquité romaine, la propriété privée individuelle exista bel et bien grâce à un droit capable de faire respecter dans le long terme ce qui revenait à chacun. Mais cette propriété avait servi la possession des esclaves et des immeubles de préférence à celle des positions. La propriété personnelle du foncier a opéré au cours de l’Antiquité romaine, mais elle n’a pas fait système. La propriété privée de la position s’est ainsi imposée – dans le contexte européen occidental du gradient du Nord – au cours du XVIe siècle. Et en l’occurrence elle n’a pas été appliquée d’un seul coup à l’ensemble des positions du Nord-ouest européen et encore moins de l’Occident. Les propriétés directes et privées du foncier devront coexister encore longtemps avec la location ; jusqu’au XVIIIe siècle et même le troisième quart du XIXe d’après Rebour. Quoi qu’il en fût, la conséquence de la nouveauté a de prime abord été la possibilité – pour tout propriétaire individuel d’un bien foncier – d’échanger celui-ci de sa propre initiative. Et comme ce bien détenait d’emblée une valeur, il serait possible à son propriétaire privé de spéculer sur celle-ci en escomptant la production d’un surplus de richesse en vue de son rachat. Nous présentons ce propriétaire foncier d’un type nouveau comme ayant été le bourgeois du Nord ; non plus le bourgeois sans pouvoir comme au Moyen Âge [18.2.2] ou au mieux propriétaire d’immeubles [20.2.4], mais le bourgeois en contrôle politique de certaines positions. e
À compter du XVI siècle, le bourgeois du Nord – le bourgeois moderne – s’est
ainsi approprié des domaines fonciers en les faisant valoir. D’où une expropriation de l’acteur artisan qui – appartenant à une même structure de positions – n’avait plus la capacité de suivre le mouvement à la hausse de la valorisation positionnelle en général.
504 La création de valeurs à racheter déséquilibre le marché des produits en faisant croître les demandes des rentiers et des producteurs plus rapidement que l’offre produite. Ce déséquilibre crée des conditions d’économies d’échelles, d’innovation technologique et de réorganisation du travail. Il faut être plus productif en conséquence. Chemin faisant, la production des richesses par le travail est assistée de réformes cadastrales, par exemple ; les enclosures transformant l’ancien openfield anglais en bocages protecteurs des terres acquises par de grands propriétaires. Quant aux petits propriétaires, il y en a de moins en moins. Seuls les grands vont s’imposer. Les petits, dépossédés, composent déjà pour leur part une classe laborieuse d’ouvriers déqualifiés, ces modernes prolétaires réduits à l’errance et qui n’auront qu’à vendre à rabais leur force de travail pour accéder à la subsistance minimale. La technologie artisanale, désuète, convient à la rigueur à la production de biens de luxe. Mais pour ce qui est des biens d’usage courant ou fongibles, l’artisanat est supplanté par la manufacture. L’industrie du textile concurrence celle du vêtement dans les régions où les valorisations positionnelles et les rendements productifs sont le plus à la hausse. Dans le concret, la manufacture moderne est l’atelier de montage aplati qui, à l’échelle de l’îlot de faubourg, abrite une production sériée de marchandises. Celles-ci étant produites pour être vendues mais vendues à condition de servir, elles rapportent au propriétaire concepteur de la sériation une capitalisation découlant de l’achat à rabais de la force travail employée. La différence entre la valeur réelle des marchandises et le prix de la force de travail requise par leur production correspond à la plus-value. 25.2.2. Injustice sociale ou conséquence sociale d’injustice naturelle ? Tel que ci-dessus rapporté à des valeurs positionnelles en voie d’être appropriées personnellement et de ce fait échangeables, l’espace économique au sens de Braudel précise la définition du niveau superficiel de l’établissement en tant que marché. De ce point de vue, le marché n’est pas déterminé par des échanges de richesses auparavant produites. Le marché est plutôt constitué par le rachat des valeurs que permettent de tels échanges. Nous retenons la formule rebourienne selon laquelle les richesses ne déterminent pas les valeurs du fait que, plutôt, elles se contentent d’attirer ces dernières sur le marché [14.3.2]. Nous précisons que de telles valeurs sont ainsi rachetables à condition qu’elles aient préalablement été elles-mêmes échangeables de plein droit. Un échange de valeurs doit préexister à tout échange de richesses. L’échange des valeurs constitue le marché grâce auquel sont possibles, par la suite, les échanges de richesses. Or les valeurs préalablement échangées étant positionnelles, le marché constitué par leur échange n’est pas le fait d’une économie coupée de l’éta-
505 blissement. Bien au contraire, le marché est un espace. Lequel externalise – au niveau de surface de la morphogenèse géographique – la structure des positions engendrée politiquement. Certes, le marché ainsi repensé est aussi ancien que la rente-crédit et la monnaie [Introduction ; 7.1.1]. Il a été livré au troc aux creux du Moyen Âge et à des alliances entre nobles à la Renaissance (Rebour). Jamais comme à présent, toutefois, le marché n’a été constitutif de la couche supérieure de l’interface géographique globale. Tel que nous l’avons compris, le capitalisme moderne mais encore préindustriel n’a pu advenir que dans l’aire d’influence du gradient du Nord. C’est à rappeler : les transferts de monceaux d’or et de métaux précieux à la Renaissance ont suscité – dans les pays méditerranéens où ils avaient lieu et encore largement soumis au système seigneurial-féodal [23.2.4] – une production de biens de luxe perpétuant l’artisanat. Pendant ce temps, la mise en valeur des terres du Nord s’est prêtée à des accumulations de rentes capitalisées et disponibles pour la production à technologie manufacturière. Au demeurant, ces accumulations de rentes ayant présupposé la prolétarisation d’ex-petits propriétaires fonciers, elles ont permis l’achat à rabais de ce qui restait à ces dépossédés ; leur force de travail. L’accumulation des rentes fut ainsi relayée par celle des gains réalisés aux dépens d’un salariat empoigné. Et les gains en question ont constitué les plus-values à la source du Capital d’après Karl Marx. Du capital a certes existé avant l’émancipation politique de l’actuelle bourgeoisie nordique. Pensons à ce que réussirent les optimates du temps de Sylla. Mais il n’en va pas de même pour le Capital en tant que système. Le bourgeois moderne a fait son entrée sur la scène géohistorique grâce à la valorisation positionnelle initiée par l’aménagement des polders. Difficile de lui reprocher d’avoir ainsi échappé à la sujétion seigneuriale et à la féodalité. En revanche, cette émancipation, parce que politiquement spatialisée, s’est traduite par l’expropriation d’artisans laissés devant rien. Le rapport de forces a dès lors transposé – aux niveaux de l’occupation et du rendement économiques – le fatum de l’injustice naturelle comme nous le concevons d’un bout à l’autre de cette étude. Le bourgeois moderne n’a donc pas valorisé la structure des positions dans l’intention a priori coupable d’exploiter une classe éventuellement laborieuse. Il a agi de cette façon dans le but – égoïste bien sûr – d’éviter l’exorégulation de sa mobilité. Mais ce faisant – nécessité structurale oblige ? – ce nouveau nomade sélectif a dû en sédentariser un autre, réduit à l’exorégulation celui-là. Il restera à contrer l’effet social de cette injustice naturelle en redistribuant la richesse, en accordant des deuxièmes chances ou, par insensibilité à ce qui se passe ou mobilisation révolutionnaire, en laissant aller voire en provoquant l’insurrection à la base.
506 Mais quoiqu’il en soit des correctifs apportés à l’injustice naturelle, les bénéficiaires de celle-ci – les bourgeois du Nord – ne se sont pas sentis coupables. Ils ont même préparé le terrain à cette éthique protestante qui, en temps et lieux, alimentera un esprit du capitalisme qui n’aura pas que l’appât du gain comme stimulant. Nous reconnaissons les concepts-clefs de l’ouvrage sociologique de Max Weber paru en 1901 (2003). 25.2.3. Le paysage Qu’a proposé à l’humanité le capitalisme émergeant en système au XVIe siècle ? À l’adresse des personnes pourvues de libre-arbitre parce que propriétaires de leur position, ce système semble enfin réussir le rapatriement sur terre de l’économie du salut chrétien. La possibilité d’accéder à la propriété souveraine ou libre – par le moyen du capital – donne enfin espoir de sauver sa personne en ce monde-ci. Sur le mode allégorique, la propriété personnelle d’une position est le salut. Cependant, pour disposer du capital permettant cette parousie dans l’immanence, la peine méritoire – le travail – ne suffit pas. Il faut en plus avoir la foi, c’est-à-dire du crédit. Le capitalisme manufacturier réalise à présent cette homologie. Sauf qu’il accomplit ce faisant le transfert de l’axiologie du catholicisme romain au protestantisme du Nord. Anticipé lors de la révolution pontificale au tournant du XIIee XIII siècle [20.1.1] puis assumé par l’économie de marché à la Renaissance [22.3.3], le rapatriement ici-bas de l’économie du salut devient réalité au moment exact où l’Église catholique est sevrée. Ô ironie ! En 1536 – c’était neuf ans après le scandale du sac –, l’empereur Charles Quint effectua une entrée solennelle et victorieuse dans Rome. Nous avons souligné que, dans les circonstances, ce roi des Romains a subordonné le pape. Mais celui-ci n’était plus Clément VII. Le successeur Paul III était sur le trône pontifical depuis 1534. Nous savons que Paul III a commandé à Michel-Ange l’aménagement de la place du Capitole en 1538 et l’architecture de la basilique Saint-Pierre en 1547. Les dates indiquent clairement que le pape était dépouillé de sa compétence politique lorsqu’il compta sur Michel-Ange pour reconcevoir l’architecture urbaine de son établissement. Rome n’était plus la destinatrice de l’Occident chrétien. Elle n’était même plus la destinatrice de la chrétienté. Rome était devenue, comme par omission, une ville d’art. L’Église venait de perdre les rentes accumulées dans les pays où la Réforme avait déferlé. Le trafic des indulgences était au ralenti pour une raison que l’on devine aisément. Il reste que le pape, malgré ces contrariétés, a recueilli des revenus qualifiés d’énormes par Mariani. L’Église continua d’aspirer les rentes provenant de son patrimoine. Les revenus du trésor pontifical ont été relativement augmentés par le fait qu’ils seraient investis sur place au lieu de devoir
507 être dépensés à distance. Ce qui a permis au pape de pratiquer l’évergétisme, le mécénat. Un changement de sensibilité est discernable. La perte par Rome de sa compétence politique donne libre cours à la saisie esthétique de son apparaître morphologique. Nous assistons à un passage de la saisie cognitive des valeurs à leur saisie esthétique. Ce dont profite l’actuelle création artistique qui, cependant, sera restituée à la saisie cognitive par la pédagogie pontificale. Venise connaît la même évolution culturelle. Elle n’est plus la ville centrale de son espace économique. En contrepartie, elle mise sur ses charmes et maints spectacles susceptibles d’attirer les rentiers voyageurs ; bals-carnavals-festivals et vienne Vivaldi. Or la nouvelle vocation artistique de Rome – et de Venise – a procédé de la réaction catholique contre la Réforme protestante. Il n’est pas trop tard pour noter ce transfert et l’interpréter. Le détournement de la saisie esthétique de la forme au crédit de l’architecture voluptueuse fut réactionnaire. Les papes de la Renaissance ont recruté des artistes de génie afin de canaliser, grâce à leurs chefs-d’œuvre, la saisie esthétique de la forme urbaine en direction d’une pédagogie de Contre-Réforme. En rapatriant sur terre l’économie du salut chrétien, le capitalisme « voit dans la réussite matérielle un signe d’élection religieuse » (Weber). Le système capitaliste est en marche dans l’aire d’influence du gradient du Nord, chez les bourgeois de la région en voie de justifier les mérites de la production manufacturière. Gagnés au protestantisme, ces bourgeois sont des marchands, des affairistes. Ils ne sont pas des artistes. Pourtant, ils saisissent la beauté intime des établissements réalisés grâce à leurs spéculations et aux labeurs qu’ils achètent à bon droit. Voyons-y le paysage qui sera immortalisé par Vermeer de Delft au XVIIe siècle. Les catholiques réagissent tragiquement contre cette façon d’être au monde. Ils refusent de saisir esthétiquement la forme urbaine et c’est pourquoi ils la plombent d’œuvres d’art. 25.3. L’insistance du baroque 25.3.1. Le quartier du Vatican et le ghetto En 1549 est achevé dans Rome un autre palais pontifical en chantier depuis 1471. C’est le volumineux palais de Venise, en bordure du Corso et non loin du site d’Aracœli. Les palais, pontificaux ou pas, sont déjà nombreux. Charles Pichon avance le chiffre de 55. Quelques-uns sont édifiés sous la supervision de Michel-Ange, dont le célèbre Farnèse. Les forteresses féodales sont démantelées mais les bas quartiers demeurent assez intacts. Est amorcé, et ce jusqu’à la dernière décennie du XVIe siècle, un
508 cycle d’édifications monumentales. Le Vatican se transforme en ville fortifiée. L’ancien Borgo saxon disparaît. Le toponyme est transféré au secteur adjacent. Quant au Vatican, il digère la Cité pontificale en devenant lui-même un quartier de ville ou rione. On l’aura compris ; le Vatican est intégré à Rome. L’annexion date de 1586 (Krautheimer, p. 405). La vieille et grande ville avait toujours offert à la papauté un enchevêtrement de tracés biscornus que les percées n’arrivaient pas à ventiler. Le nouveau et petit Vatican serait plus fonctionnel et même original, avec sa trame régulière de rues droites et se croisant à angles nets. Entité urbaine autonome même si annexée, le Vatican est borné d’une nouvelle enceinte à bastions permettant l’insertion de jardins à l’arrière. Le château Saint-Ange est emboîté comme un objet ancien dans un pentagone également bastionné. Le palais des papes, cet ancrage de la Cité pontificale du XVe siècle, est agrandi en ce vaste palais du Vatican qui de nos jours abrite une bibliothèque et un musée. Il acquiert la physionomie qu’on lui connaît aux alentours de 1590. Dans le même temps sont complétées l’abside de Saint-Pierre puis la coupole pour la plus grande gloire de Dieu, et de Michel-Ange. La nef en croix latine est consolidée d’un portique « à la grecque » (Pichon, p. 57) surmonté des statues du Christ et des apôtres. Tant qu’elle a pu s’en remettre à la révélation surnaturelle, l’Église n’a eu qu’à miser sur le débat ouvert par une Contre-Réforme constructive et sereinement persuadée de la supériorité de sa doxa. Une telle attitude est cependant devenue intenable lorsque le différend religieux a dû composer avec le changement de sensibilité corrélé à la saisie esthétique de la forme urbaine. Le protestantisme vient de gagner contre le catholicisme, sous ce rapport. De constructive qu’elle devait être, la Contre-Réforme est alors devenue réactionnaire. Réconfortée, l’Inquisition s’est déchaînée contre tout ce qui bougeait. Le cauchemar a duré deux décennies, le temps des règnes des deux papes Paul IV et Pie V (1553-1572). La population juive est particulièrement éprouvée. Depuis quelque temps, elle subit une nouvelle définition de sa culpabilité. Les Juifs sont explicitement accusés d’avoir été déicides. L’antijudaïsme machinal cède devant un antisémitisme autant irrationnel qu’inédit (De Dominicis). Parallèlement ; le rôle viable de l’Opposant est remplacé par celui émotionnellement dévastateur du bouc émissaire. Dans cette ambiance faite d’odeurs et de rumeurs, un fait nouveau, visuel, focalisa toutes les attentions. Aux Juifs en chaque ville était attribuée l’unité de voisinage du ghetto. Le concept du ghetto avait été forgé à Venise en 1516. Cette ville était la seule de l’époque qui ponctuât aussi bien l’aire d’influence de la chrétienté occidentale que celle de l’Islam. Le ghetto fut à la première ce que la mellah était à la seconde. Il n’en demeure pas moins que, « si le terme ghetto apparaît en 1516, c’est l’encyclique Cum nimis absurdum de Paul IV qui cristal-
509 lise l’institution. Le pape établit un vicus judeorum sur les bords du Tibre dans le quartier le plus mal famé de Rome ainsi que dans les villes et bourgades des États pontificaux » (Nahon 1968b, p. 726). Les Juifs du Trastevere et d’autres transplantés au Champ de Mars ont dû aliéner leurs résidences pour se faire attribuer des logements exigus en ce voisinage qui en réalité était la venelle la moins rassurante du secteur mal famé. Sur le site d’un ancien cirque, cette venelle sera prolongée vers la rive fluviale à l’endroit où aujourd’hui s’élève la principale synagogue romaine. D’une superficie de trois hectares, le voisinage va tôt retenir 4 500 personnes. Dans l’espace de la ville, le ghetto s’est comporté comme l’inversion de la basilique Saint-Pierre. Il a pour ainsi dire réalisé l’équivalent de la coupole du Vatican, mais en creux. Tous les caractères du ghetto sont parfaitement le contraire de ceux exhibés à Saint-Pierre. Le ghetto romain des XVIe et XVIIe siècles a été à la basilique vaticane ce qu’en théorie la cuvette structurale est au massif ; un ensemble de positions engendrées à la convergence de trajectoires à valorisation positionnelle descendante. Nous avons proposé cette définition pour le Subure de l’Antiquité [5.2.2]. Elle convient avec plus d’acuité au ghetto. Alors que le Subure avait attiré une marginalité sociale déjà constituée, le ghetto est « à proprement parler le quartier où les Juifs [sont] contraints de vivre » (nous soulignons). La fonction seconde du ghetto aurait été d’indiquer les Juifs déicides en les localisant par la force et – comme si ce n’était pas suffisant – en les marquant de l’écusson jaune qu’est la rouelle. En 1559 « parut le premier Index des livres interdits publié par le Vatican ». Comme ces livres, les Juifs ont été mis à l’Index, à la fois par le ghetto et la rouelle. La fonction du ghetto aurait ainsi consisté à détourner contre les Juifs à l’Index un ressentiment populaire qui, dans les circonstances, avait monté contre la répression et la papauté commise avec elle. « La mort de Carafa [Paul IV] fut saluée par une explosion de joie populaire. Mais après le règne de Pie IV, marqué par les réformes fécondes de Charles Borromée, ce fut Ghislieri, ancien grand inquisiteur de Paul IV, qui fut élu et prit le nom de Pie V (15661572) » (Pressouyre, XXc). Que retenir, si ce n’est que le peuple commençait à avoir moins peur. Le ressentiment giclait par conséquent. Paniquée, la hiérarchie ecclésiastique aurait conçu et réalisé le ghetto afin de faire s’engouffrer – en cette cuvette dysphorique – l’émotion négative. Le peuple révolté s’y est laissé prendre. Il a troqué son anticléricalisme frondeur pour un antisémitisme paresseux. Ce peuple a été complice de la répression en détournant son agressivité contre les Juifs spatialement coincés. Et aux Juifs de répondre à cette exclusion inédite en créant « un type d’homme apte à surmonter l’aliénation » (Nahon). Vertigineux !
510 25.3.2. Baroque objectif et baroque volontaire Le baroque est le « style artistique » qui, « postérieur à la Renaissance », a rompu avec « l’idéal classique » (Tapié 1968a, p. 1090). Le baroque est ainsi opposable au classicisme. Et comme celui-ci, selon la même source, est en quête d’harmonie et d’équilibre, il irait de soi que le baroque ait eu pour fonction de débrider l’imagination et la somptuosité. Le passage du classicisme au baroque ne sera pas irréversible. L’architecture classique va reprendre son droit, par exemple ; à l’encontre de débordements rococo au-delà du baroque. Au risque de nous éloigner des prescriptions de l’histoire de l’art, nous approchons maintenant le style baroque comme ayant été inscrit au parcours de la morphogenèse urbaine. En général, les styles architecturaux évolueraient selon une complexité croissante accordant de plus en plus de visibilité au figuratif. Le style classique antique a évolué de l’art abstrait au figuratif. À l’emplacement des chapiteaux, par exemple ; l’ordre dorique, purement géométrisé, avait été suivi par l’ionique aux volutes gisantes puis le corinthien dont les palmettes ont tellement ressemblé à des feuilles d’acanthe qu’elles ont fini par être sculptées comme si elles devaient en représenter. Les colonnes-statues – les caryatides – ont parachevé l’évolution. Le résumé permet d’approcher le baroque du XVIIe siècle comme ayant fait évoluer le classicisme de la seconde moitié du XVIe siècle. Exemplifié par un collège des Jésuites aux allures de caserne, ce classicisme abstrait se devait d’accéder au figuratif c’est-à-dire à un certain baroque. Le baroque à présent commenté n’en a pas moins été volontaire. Sans avoir été nommé comme tel au moment où il fut exhibé, ce baroque a donné suite à une décision du concile de Trente. Le débat à cette occasion a reconduit le culte de l’icône et, partant, le recours à l’art figuratif. La doctrine officielle de Trente – de la Contre-Réforme au fait – est allée jusqu’à déclarer « l’utilité de l’art pour l’édification religieuse des masses ». La récupération pédagogique est flagrante. Le baroque a donné suite à une tendance intrinsèque au mouvement artistique. Mais il a au surplus été sélectionné comme devant être le style propre à une Contre-Réforme constructive. Certes, la recommandation à l’issue du concile de Trente n’eut pas de suite immédiate. Il y eut le temps de la réaction inquisitoriale ci-dessus analysée. Puis est venu le moment-critique lors duquel l’Église a choisi de faire le saut. Le pape Urbain VIII a tranché. La fortune du baroque, dans la Rome des XVIe-XVIIe siècles, aurait fait converger trois causalités : une complexification pour ainsi dire évolutionnaire du style classique ; le parti pris du concile de Trente pour l’art figuratif ; la volonté politique du pape Urbain VIII.
511 Après que l’art n’avait été – « pour un pape comme Sixte Quint » (1585-1590) – « qu’un moyen entre autres de proclamer le dogme et non pas une fin en soi », Urbain VIII systématise l’embellissement de la forme urbaine en y dressant l’œuvre d’art contre la saisie esthétique de celle-ci en son intimité. La manifestation la plus exemplaire de l’architecture baroque à Rome sera la place Saint-Pierre (1656-1667). « Spacieuse pour accueillir les pèlerins que doit bénir le pape, elle est bordée d’amples colonnades courbes où l’on peut s’abriter et que Le Bernin a conçues comme deux bras tendus vers les fidèles » (Pressouyre, XXIIa). L’obélisque d’Héliopolis est dégagé des ruines du cirque de Caligula-Néron puis installé au centre de la place. Le Bernin (1598-1680) est le sculpteur et architecte italien apparenté de son vivant à un autre Michel-Ange. Protégé d’Urbain VIII, qui fit aussi bâtir l’enceinte à bastions du Janicule, Le Bernin a laissé une œuvre architecturale non exempte de classicisme. Ses colonnades sont majestueuses mais pudiques. Le Bernin a contribué à la rénovation des palais Barberini – le nom de famille de son pape-mécène – et du Quirinal qui va pour un temps servir de résidence estivale. L’on s’aperçoit que les interfluves du site romain sont rattrapés par l’occupation dense. Des aqueducs perchés sont remis en service. « Rome bruissait à nouveau du murmure de l’eau, coulant à flots dans les fontaines » ; au Triton conçu par Le Bernin (~ 1642) et en ce lieu de rendez-vous excessifs que sera la fontaine de Trevi (→ 1762). 25.3.3. Des académies Nous avons retenu de l’œuvre de Machiavel, au premier tiers du XVIe siècle, qu’elle a délaissé la scolastique et implicitement reconnu l’objectivité du principe politique. C’est pourquoi, avons-nous suggéré, l’Utopie de More aura eu un meilleur succès que Le Prince. La rupture avec la scolastique entraînerait néanmoins une mise en examen des institutions médiévales qu’étaient les universités et les corporations. En cet environnement encore guindé, un Palais de la Sagesse était mis en chantier au cœur de Rome. À deux îlots à l’ouest du Panthéon et à deux pas au sud de la première demeure romaine des Médicis, ce Palais planta au cœur du Champ de Mars les édifices de l’Université delà Sapienza. Cette fondation remontait aux premières années du XIVe siècle [21.3.4]. La construction de son enveloppe physique irait bon train tout au long du XVIe siècle. Mais il apparut aussitôt « que de libres discussions entre lettrés seraient beaucoup plus favorables à l’approfondissement spirituel que les cours des universités » (Révah 1968, p. 65). Ces « discussions » donnèrent les académies qui assumeraient la transition intellectuelle de la Renaissance à la modernité. Les premières académies des sciences ont alors vu le jour ; dont celle de Rome fondée en 1603 « et qui compta Galilée parmi ses membres ».
512 Galileo Galilei – Galilée (1564-1642) – est de son vivant le continuateur de la révolution copernicienne, du nom de l’astronome polonais – Nicolas Copernic (1473-1543) – qui avait fait œuvre de théorie critique à l’endroit de la cosmologie du savant grec Claude Ptolémée (→ 170). Datant du IIe siècle, le système Ptolémée avait fait prévaloir une explication du mouvement apparent des planètes tout en positionnant la terre au centre de l’univers. Copernic remit en cause ce postulat, en proposant que notre planète – et les autres du système solaire alors connues – tournent sur elles-mêmes tout en décrivant des orbites autour du soleil. D’un point de vue plus technique, Galilée introduit l’emploi de la lunette en astronomie. Il entend valider empiriquement, par ce moyen, l’hypothèse de Copernic. À terme, il initie la mécanique moderne en promettant la mathématisation de la loi physique de la chute des corps dans le vide. La publication du Dialogue sur les deux principaux systèmes du monde lui vaut, en 1632, d’être déféré devant l’Inquisition. Le Tribunal y perd sa crédibilité. Non pas qu’il se trompe en confrontant mal la science aux Écritures, mais qu’il s’en prenne à la liberté intellectuelle dissociant désormais la recherche scientifique de la fonction dogmatique.
26. L’Amérique française 26.1. La France entre monarchie et empire 26.1.1. Autour de l’Atlantique nord (1556-1605) En 1556, l’année de l’abdication de Charles Quint, son fils et successeur – Philippe II (→ 1598) – est roi d’Espagne et de ses lointaines colonies. De la dynastie des Habsbourg et d’emblée empereur, Philippe II commence par combattre Henri II. Ce fils de François Ier a pactisé avec les protestants allemands et il s’est permis d’enlever des évêchés de Lorraine au Saint Empire. En 1559, un traité accorde à Philippe II le contrôle de l’Italie au nord des États pontificaux. Pour la France, c’est la fin d’un épisode de guerres qui, en Italie, aura duré 65 ans [23.3.2]. En 1561, le roi-empereur déménage la capitale espagnole de Tolède à Madrid. Il y concentre une bureaucratie au service de la Contre-Réforme et aspire les revenus découlant de l’exploitation coloniale outre-mer. Puis Philippe II offre sa collaboration aux forces de la déjà célèbre Sainte Ligue [23.3.3]. Il contribue ainsi à la résistance contre les Ottomans depuis les positions du Saint Empire ; notamment à partir de Vienne que les Turcs de Soliman avaient assiégée en 1529 [24.1.3]. Cette ville est en voie de positionner la résidence permanente des Habsbourg. Les Ottomans prennent Chypre en 1570 mais, presque aussitôt, leur flotte est détruite à Lépante (~ golfe de Corinthe). Un écrivain est de la bataille ; Miguel de Cervantès. Philippe II poursuit le combat contre les protestants d’Allemagne et de France. Dans l’écho du massacre de la Saint-Barthélemy (1572), il entend mener la Contre-Réforme aux Pays-Bas. Une révolte l’attend, qui conduit en 1579 à la sécession des provinces calvinistes du Nord. La Hollande devient la pièce maîtresse de ces Provinces-Unies. Les Pays-Bas ne contiennent plus que les provinces du Sud demeurées catholiques et soumises à l’Espagne. Ils préfigurent la Belgique moderne. En 1580, Philippe II hérite des royaumes de Naples, de Sicile et de Portugal. Mais son autorité est officiellement contestée par les Hollandais l’année suivante. À l’abri d’une alliance matrimoniale, Philippe II essaie enfin de s’en prendre à l’Angleterre. L’Espagne et le Portugal ne font qu’un. Mais lutter à la fois contre la Hollande et l’Angleterre leur est trop demandé. Les marchands portugais sont incapables de tenir leurs comptoirs autour de l’Afrique, en Inde et en Indonésie. Les Hollandais les récupèrent ; sauf Goa (→ 1962) et Macao (→ 1999). N’ayant plus que les Anglais comme ennemis, Philippe II fait bâtir une flotte de 130 vaisseaux ; l’Invincible Armada. Mutilé de guerre, Cervantès est commissaire aux vivres de cette Armada. En 1588, l’assaut est donné. Objec-
514 tif Londres. L’empereur veut détrôner Élisabeth Ire, cette reine instauratrice d’un anglicanisme modéré. L’opération échoue. Une tempête a aidé. Londres savoure la supériorité de sa flotte dirigée par le navigateur Francis Drake, le premier Anglais qui ait fait le tour du monde. L’Angleterre gagnante offre le théâtre de William Shakespeare et l’Espagne perdante inspire l’invention du roman moderne. Le Don Quichotte de Cervantès paraît en 1615. Le Portugal va recouvrer son indépendance en 1640, ainsi qu’un Brésil occupé par des Hollandais bientôt rejetés à la mer. En 1584, la prise suédoise du port balte de Narva entrave l’importation de la fourrure depuis la Russie vers la Hollande. L’ouverture du port d’Arkhangelsk, au fin fond de la mer Blanche, remédie à la situation. Mais le contournement de la Scandinavie – requis par la nouvelle liaison maritime avec la Russie – alourdit les coûts du transport à tel point que la ressource canadienne s’avère concurrentielle. Celle-ci avait été découverte par les pêcheurs normands et bretons naguère contraints de s’avancer dans l’estuaire du Saint-Laurent sous la pression des baleiniers basques (Trigger 1991, p. 199). François Ier avait été informé. Roi de France et premier de la dynastie des Bourbons, Henri IV (1589-1610) se proclame catholique en 1594. Il rétablit la paix religieuse en son pays grâce à la promulgation de l’Édit de Nantes qui, en 1598, concède la liberté de culte aux protestants dits Huguenots. La même année, l’administration royale réglemente le commerce des fourrures en Canada, dans l’intérêt d’une compagnie à monopole de Rouen sous la direction d’un lieutenant protestant accompagné d’un navigateur-géographe et fervent catholique ; Samuel de Champlain. En 1605, l’occupation française s’appuie sur Terre-Neuve, le Cap-Breton approché par Cabot il y a un siècle [23.2.4] ainsi que les littoraux de Fundy au Sud-Ouest. Un malentendu quant à la possession de cette dernière région – l’Acadie – pousse les délégués du roi de France à fréquenter le Saint-Laurent jusqu’au site de Tarousa à l’embouchure du fjord Saguenay. 26.1.2. La compétence politique des Aborigènes d’Amérique du Nord Après les explorations de Cartier en Canada au milieu du XVIe siècle, les Aborigènes alors rencontrés ou mis au courant ont reconfiguré la carte géopolitique du quart nord-est de l’Amérique du Nord. Leurs pérégrinations y avaient donné forme à de vastes vacuums dont le contrôle permettrait les occupations à venir. La vallée moyenne du Saint-Laurent en a localisé un dans la foulée du premier contact, sous la garde d’une confédération de villages iroquois disposés en un gradient est-ouest à mi-chemin entre les sites de Montréal et de New York. Pour échanger avec les Aborigènes du Septentrion, les explorateurs français devraient ainsi neutraliser les Iroquois en violant leur domaine organisateur. À
515 cette fin, une délégation autochtone était reçue à Paris en 1602, qui demanda au roi Henri IV une aide militaire (Trigger, p. 222). Représentative des Algonquiens du Septentrion et des Hurons des Grands Lacs, cette délégation a voulu que se réalise de cette manière la condition politique des échanges commerciaux entre Français d’Europe et Aborigènes d’Amérique du Nord. L’aide demandée au roi de France ayant été consentie, le comptoir de Québec est installé par Champlain en 1608. À l’entrée du vacuum laurentien engendré par la mobilité iroquoise depuis au moins la décennie 1580, cette fondation a ainsi commis le viol annoncé. D’où un affrontement qui n’a pas surpris Champlain ni les marchands à la solde desquels il était embauché. Il éclate en 1609, à l’extrémité sud du lac auquel Champlain laissera son nom. Le champ de bataille ponctue la retombée est du gradient Iroquoisie. Sur les entrefaites, un explorateur anglais à la solde d’une compagnie hollandaise – Henry Hudson – remonte la river qui portera son nom. En 1610 sont découverts le détroit et la bien nommée baie d’Hudson du Moyen-Nord. Les bourgeois-marchands hollandais, à l’écoute de Hudson, réclament du territoire entre le Delaware au Sud-Ouest et le Connecticut au Nord-Est (Lankevitch et Furer 1984). La Nouvelle Amsterdam – Manhattan – est fondée en 1624. Dans la vallée moyenne du Saint-Laurent, l’interdit spatial dicté par les Iroquois est transgressé par la force des armes, comme on vient de voir. Les Français pourront maintenir le contrôle de ces lieux en y établissant des agents. À cette fin, des lotissements en rangs sont projetés dans la vallée laurentienne, conformément au pattern des polders hollandais (Hamelin 1993). Supervisée par le cardinal de Richelieu, l’opération vise une occupation sédentaire destinée à faire résister l’établissement français local à la volonté iroquoise de reprendre le contrôle de sa place (1627). Deux autres comptoirs sont implantés ; des Trois-Rivières (1634) et de Montréal (1642). Entre-temps – 1635 –, les Français acquièrent les îles antillaises de la Guadeloupe et de la Martinique. L’établissement français de la vallée moyenne du Saint-Laurent est peuplé d’une poignée de colons invités à procréer entre eux. Il est encerclé d’établissements aborigènes répartissant une population d’environ 40 000 personnes. Un système seigneurial y est conçu (Courville 1979), dont les titulaires sont plus aristocrates militaires que concessionnaires de fiefs. La langue de l’Académie française récemment fondée et la religion catholique y seront seules autorisées. Des missionnaires sont enrôlés dans l’exploration de ces terres par les Français. Parmi eux, les Jésuites rêvent de théocratie. Ils implantent une mission dans la Huronie des Grands Lacs. Ils sont moins conquérants que studieux et l’un d’eux va jusqu’à produire un Dictionnaire de la langue huronne. Les Jésuites se familiarisent avec la religion animiste et débattent de doctrine avec des chamans qui admettent la torture rituelle et le sacrifice humain.
516 Plusieurs missionnaires sont martyrisés. Leurs corps sont inhumés dans les domaines mortuaires locaux. Ils répandent ainsi la subversion des représentations traditionnelles. Des épidémies font le reste. Les Aborigènes en Canada n’ont pas été exterminés. Ils ont fondu. Quelques années après sa victoire sur l’Armada espagnole – 1603 –, l’Angleterre évoluait sous la dynastie des Stuart d’Écosse. L’anglicanisme est alors tiraillé entre les tendances sectaires des puritains anglais et des presbytériens écossais. Les excès sont redoutés, surtout quand se propage la première grande guerre de religion dans le continent ; la guerre de Trente Ans. Le conflit donne suite à une rébellion protestante survenue à Prague en 1618. Il s’agit d’empêcher la maison d’Autriche de restaurer le catholicisme dans l’espace du Saint Empire. L’antagonisme religieux masque difficilement la crainte d’un transfert d’influence positionnelle au détriment de l’Allemagne, la résidence des Habsbourg étant fixée à Vienne depuis 1611. Côté Angleterre, les presbytériens ne lâchent pas l’Écosse et les puritains réprimés émigrent vers la Hollande. Un groupe s’en dissocie toutefois : les Pilgrim Fathers montant à bord du Mayflower en 1620. Le navire quitte Southampton et cingle en direction de l’Amérique. Il aborde la baie de Cape Cod au sud-est du site de Boston. Les légendaires pèlerins y fondent Plymouth, à l’image d’un havre utopien coupé du monde. Mais rien n’empêche que ces pèlerins doivent accepter une alliance offerte par une population aborigène du voisinage. Celle-ci leur attribue une place à condition qu’ils guerroient avec eux contre une formation ennemie (Delâge, p. 97). Comme les Français avant eux, les Anglais prennent pied dans le continent neuf à condition de s’impliquer dans des conflits locaux entre peuplades aborigènes rivales. Les puritains de Plymouth donnent le signal de départ d’une occupation qui, de 1630 à 1636, conduit à la formation d’une confédération nommée NouvelleAngleterre et polarisée par Boston (1643). Quatre États la composent : le Massachusetts (1630), le Connecticut (1633), le Rhode Island (1636) et le retardataire New Hampshire (1679). Ces États font signe aux établissements de la Virginie (1607) et du Maryland (1632) plus au Sud. Pendant tout ce temps, côté Europe, la guerre de Trente Ans se poursuit. Elle nous intéresse moins par ses péripéties que par son issue ; les traités de Westphalie (1648). Signés à Münster, ces traités accordent aux princes allemands la liberté de culte dans leurs États ; d’où une reconnaissance de souverainetés jusque-là virtuelles. Fragilisé par ses États qui ont choisi le protestantisme, le Saint Empire doit reconnaître en plus l’indépendance de la confédération suisse et la souveraineté entière des Provinces-Unies. Un Empire d’Autriche s’affirme à ses dépens. La France recueille l’Alsace et à la Suède revient la partie ouest de la Poméranie en rive sud de la Baltique et droit devant Stockholm. Cette région avait été soumise
517 aux influences rivales de la Pologne et d’un duché qui, passé aux princesélecteurs de Brandebourg, est devenu la Prusse des Hohenzollern. 26.1.3. Le nomadisme des bois Au milieu du XVIIe siècle (1649-1651), les Iroquois alliés des Hollandais ont détruit la Huronie des Grands Lacs y compris sa mission jésuite. Ces nomades des bois parcouraient le Septentrion pour en ramener des fourrures à la demande de leur partenaire commercial (Jennings 1984). À cette fin, ils ont dispersé les Hurons pour leur part alliés des Français. Après la destruction de la Huronie, les trappeurs français ont dû aller quérir eux-mêmes leurs peaux au-delà des Grands Lacs. Ils ont appris le nomadisme des bois sur les entrefaites. Et leurs moniteurs seraient les Iroquois pourtant ennemis d’office. Les Iroquois ont mené un double jeu. Ils ont contrôlé les trajectoires de leurs visiteurs européens autant adversaires que partenaires. Cela dans le but de tirer parti du commerce international en émergence. Les nomades français du Canada n’ont pas tardé à s’identifier conformément à leur compétence politique récemment acquise. Ils ont formé le peuple fondateur des Canadiens. Est enclenchée, pendant la seconde moitié du XVIIe siècle, l’appropriation de la région des Grands Lacs à l’ouest de la défunte Huronie ; le pays d’En-haut. Les trajectoires conquérantes mettent en rivalité les Iroquois et les Canadiens. Les nomades du Saint-Laurent implantent des campements provisoires mais néanmoins annonciateurs d’occupation stable. Le métissage se répand. La métropole et l’Église n’apprécient pas. En Europe, la guerre de Trente Ans est chose du passé tandis que se prépare la révolution dite anglaise. Le roi Charles Ier – de la dynastie des Stuarts – est décapité en 1649 pour n’avoir pas respecté l’institution déjà vieille qu’est le Parlement. Dotée d’une Magna Carta datant de 1215, cette Assemblée veut que le roi d’Angleterre ne puisse gouverner que par conseil (Boussard 1968, p. 891). Or cette disposition a été malmenée. D’où le chef de haute trahison et le régicide. Un meneur est remarqué ; Oliver Cromwell (→ 1658). Il substitue une dictature à la tyrannie de son prédécesseur. Il soumet l’Irlande l’année même de l’exécution du roi honni et déclare une guerre économique à la Hollande. Cromwell a choisi « l’alliance française contre l’Espagne, ce qui lui vaut sur le continent Dunkerque et en Amérique la Jamaïque. Il réalise l’union de l’Écosse et de l’Angleterre et poursuit la colonisation de l’Irlande » (Bourde, p. 896). À l’armée anglaise est confiée la responsabilité de restaurer la monarchie et le Parlement. Le fils du roi décapité, Charles II, monte sur le trône en 1660. Il offre sa collaboration à une France prétendant elle aussi au contrôle de la Hollande et secrètement désireuse de rétablir le catholicisme aux Provinces-Unies.
518 Le Parlement réagit en ébauchant un parti des Whigs dressé contre des Tories défenseurs de la prérogative royale. Pour le pire, le bill du Test, en 1673, empêche tout sujet catholique d’accéder à la fonction publique. Pour le meilleur, le bill Habeas Corpus, en 1679, garantit la liberté individuelle et protège contre les arrestations arbitraires. La Glorious Revolution aura marqué une « étape vers le régime constitutionnel ». Datée des années 1688-1689 bien qu’en réalité elle débuta avec le régicide de 1649, cette révolution a tracé la voie d’un régime où le parlementarisme et la monarchie sont capables de cohabitation. La monarchie constitutionnelle est en acte. Elle inspire la conception d’un Commonwealth fédératif à l’enseigne d’une Déclaration des droits dans l’esprit de l’Habeas Corpus. Pendant que l’Angleterre sort grandie d’une révolution peu sanguinaire, l’appropriation globale de l’Amérique du Nord est lancée. Les protagonistes en sont, jusqu’à nouvel ordre, les Iroquois et les Canadiens. Ces derniers ont appris à voler de leurs propres ailes. Ils développent le réseau de leurs alliances avec les Aborigènes des Grands Lacs ; ce pays d’En-haut. Les Iroquois deviennent moins présents en tant que moniteurs et, pour se maintenir dans la course, ils misent sur la rivalité entre les Hollandais et les Anglais de la côte Atlantique. Au cours des décennies 1650 à 1670, l’hinterland nord-américain est en voie de devenir canadien. Cette identité a procédé du conflit de trajectoires nomades ci-dessus analysé. Lequel valorisa l’hinterland comme il se doit. L’occupation française expérimente déjà une double modalité quant à la mise en valeur positionnelle : aristocrate militaire dans le Nord laurentien ; esclavagiste dans le Sud antillais. Or cette dynamique devenue proprement nord-américaine a tout à coup interféré avec celle de la France du troisième de la dynastie des Bourbons ; Louis XIV. 26.2. Refaire l’Empire ? 26.2.1. À qui l’honneur ? Comment était la scène de l’Occident lorsque, en 1643, le roi Louis XIV y fit son entrée ? Nous partons du fait que Rome a passé le flambeau de la civilisation à la Hollande vers la fin du XVIe siècle. Amsterdam l’a saisi. Nous avons aperçu le contexte de cette transmission, en vertu de laquelle la civilisation Occident est maintenant à la merci d’une étendue engendrée par une dynamique d’invasion corrélée à la posture fédérative et au pathos totalitaire. Soyons explicites. Le totalitaire à présent évoqué relève d’une prédisposition en lien avec l’engendrement de l’interface. Le rôle actantiel positionné par l’étendue nordique tend vers le pathos totalitaire du fait que, par le passé, il est revenu à des populations ayant migré d’étendue à étendue [11.1.3]. Ce présupposé ne justifie pas d’anticiper de façon déterministe le comportement des ac-
519 teurs ici concernés. Les bourgeois du Nord ont tout de même promu la tolérance religieuse, la liberté intellectuelle et le libéralisme marchand. La religion-phare est d’ores et déjà le protestantisme. Lequel prolonge le christianisme, même s’il n’est plus ancré à un seul pôle ni placé sous l’autorité d’un seul pontife. Plusieurs villes polarisent à présent le gradient du Nord enveloppé de la civilisation et de la religion réformée. Parmi ces villes, Amsterdam se démarque mais sans dominer un réseau de cités. Amsterdam est la plus grosse d’un réseau de villes incluant d’autres pôles comme Anvers, Arnhem et Utrecht. Le réseau des villes hollandaises rayonne des trajectoires océaniques valant à Amsterdam d’être métropole d’Empire mondial. La polarisation hollandaise recycle la portugaise à l’orée du XVIIe siècle. La compagnie des Indes orientales est fondée en 1602. La Hollande ne pratiquera pas la colonisation directe en Indonésie avant longtemps. Mais elle intervient d’ores et déjà, moyennant quelques prises ponctuelles (Malacca), dans les affaires intérieures de Java. En résumé : la Hollande est à l’arrivée d’un diffusionnisme à passif totalitaire tout en étant au départ d’une polarisation à passif impérial. Si la Hollande peut actuellement prétendre au port du flambeau de la civilisation Occident, c’est que ce pays européen est seul capable d’en ranimer les vertus wébériennes ci-dessus récapitulées ; tolérance religieuse au-delà du syncrétisme, liberté intellectuelle au-delà du droit de cité, liberté de marché au-delà des monopoles. La vocation culturelle de la Hollande à l’époque moderne, comme nous venons de la mettre en situation, ne sera pas confortable. Pourquoi ? Parce que l’Église – à travers la personne du pape – avait voulu que le Saint Empire confiné dans le domaine germanique entrât en rivalité avec des royaumes-couronnes ; en particulier avec la France que le pape Clément VII avait convoquée dans son rôle de contre-pouvoir. En ayant ainsi ménagé ses arrières, la Rome des papes a suscité la rivalité mimétique. Ce qui veut dire qu’il suffit à présent que la Hollande s’empare de la flamme pour qu’aussitôt d’autres puissances européennes veuillent faire de même. Deux puissances sont à présent dans la course. Nous pensons à l’Angleterre qui vient d’accorder à Cromwell le pouvoir de déclarer une guerre économique à la Hollande et, plus encore, à la France. Car nous entrons dans le siècle où la France se présente comme si à elle seule doit revenir l’honneur de hisser le flambeau de la civilisation. Ce siècle est celui de Louis XIV.
520 26.2.2. La Nouvelle-France Revenons en Amérique du Nord, car c’est de là que va se décider qui, de l’Angleterre ou de la France, va ravir le flambeau de la civilisation à la Hollande. L’établissement français du Saint-Laurent – la Nouvelle-France – devient une province du royaume de Louis XIV en 1663. Cette province est placée sous la responsabilité de gouverneurs dont relève une administration militaire. En 1665, le ministre Jean-Baptiste Colbert délègue un intendant à son développement. La même année débarquent les 1300 combattants du régiment de Callières. Lequel a pour mission d’aller soumettre l’Iroquoisie. C’est chose faite en 1666, deux ans après que les Anglais ont délogé les Hollandais de la Nouvelle Amsterdam. Trois nouveaux États anglo-américains sont constitués cette annéelà (1664) ; de New York – la ville de ce nom remplace la Nouvelle Amsterdam – , du New Jersey et du Delaware enlevé aux Suédois. La Pennsylvanie existera en 1681. La première intervention militaire française en terre d’Amérique fournit l’occasion d’accomplir une occupation sur le modèle des castra de l’orbis romain antique. Après avoir mené une opération de peuplement qui n’a pas fait l’unanimité, l’intendant persuade d’abord la vingtaine d’officiers du régiment de Callières d’élire domicile moyennant octroi de seigneuries dans la région de Montréal et en aval de Québec. Ces officiers recrutent ensuite comme censitaires quelque 400 soldats ayant servi sous leurs ordres. Une vingtaine de villages voient le jour et s’entourent de champs cultivés (Lacoursière 1995, p. 129). L’administration royale française reconduit ainsi une géographie volontaire jadis réussie par les légionnaires de César. L’Iroquoisie n’est pas morte mais déstabilisée. Elle ne contrôle plus les mobilités autour de son gradient. Ce qui permet aux acteurs européens d’entrer plus directement en rivalité pour l’appropriation du continent. Les bourgeoismarchands anglais, y prenant la place des Hollandais, conçoivent une chaîne d’alliances avec les Iroquois traumatisés. Les Français et les Canadiens maintiennent leurs alliances avec les Aborigènes du Septentrion, qu’ils étendent aux nations de l’hinterland en direction du Manitoba et du Mississipi-Missouri (1701). Les Français du Canada compensent de cette façon leur faiblesse numérique face aux Anglo-américains de la côte (15 000 contre 225 000 en fin de e XVII siècle). Quelques nomades canadiens pratiquent la contrebande. Ils contrôlent encore le pays d’En-haut et entendent se dérober aux taxations imposées par la bureaucratie royale récemment déployée. D’aucuns – Cæsars of the wilderness – font venir des trafiquants anglais à la baie d’Hudson afin d’échanger avec eux sans passer par Montréal. D’autres communiquent avec New York via l’Iroquoisie alliée des Anglais, donc en évitant Montréal également. En cette ambiance de
521 déloyauté, Londres prend possession de l’immense bassin hudsonien et y implante le comptoir d’une grande compagnie en 1670 ; la Hudson’s Bay. 26.2.3. Le désir de la Hollande L’intendant de Nouvelle-France ordonne – de concert avec un gouverneur et à partir de Montréal – l’exploration du continent. De longs voyages débouchent sur des prises de possession obtenant la disposition des régions des Grands Lacs jusqu’au Pacifique (1669-1671) puis du Mississipi en direction du golfe du Mexique (1673). Ces interventions-éclairs confirment l’attractivité acquise par l’étendue hier encore balayée par les trajectoires du nomadisme des bois. Euphorisées, ces trajectoires ont suscité l’appropriation de l’étendue nord-américaine par les Canadiens. Ces derniers ont de ce fait contrôlé leur mobilité, d’où une identité susceptible de contrarier la métropole. Celle-ci interrompt au plus tôt ce mouvement d’émancipation des Canadiens ; d’une part en frappant l’Iroquoisie et de l’autre en surdéterminant les trajectoires nomades par des prises de possession notariées. Le plus remarquable – en cette phase appropriative nord-américaine par les délégations du Roi Soleil – aura été son interférence avec ce qui se passait en Europe. Pendant que les 1 300 soldats d’un régiment soumettent l’Iroquoisie au sud de Montréal, une armée d’environ 200 000 combattants est levée par l’administration royale en Europe. Deux guerres donnent suite dans le vieux continent. Pour l’une, la guerre de Flandre, 1667-1668, a résulté de la revendication – par Louis XIV et à l’avantage de Marie-Thérèse d’Autriche, son épouse depuis 1660 – de provinces des Pays-Bas espagnols. Les Provinces-Unies, l’Angleterre et la Suède proposent la conclusion d’un traité avantageux pour le Roi Soleil. L’Espagne écope, devant céder « une partie de la Flandre avec Lille » (Pillorget 1969, p. 207). Pour l’autre, la guerre de Hollande, 1672, va opposer la France aux Provinces-Unies et au Saint Empire. Elle se terminera avec la conclusion de deux traités encore une fois avantageux pour la France mais à la source d’une tenace hostilité. Cette guerre a été voulue par un Colbert obsédé et fasciné par la performance économique au pays des polders (Lacour-Gayet 1966, p. 112). Le dernier conflit n’a pas affaibli la Hollande mais les Pays-Bas espagnols, la Franche-Comté et l’Alsace. Il en a résulté la militarisation en continu de « la frontière nord-est » (Tapié 1968b, p. 129). Laquelle – grâce aux fortifications du maréchal-ingénieur Vauban – annonça une évolution significative en matière de gestion territoriale. La France de Louis XIV tend vers la doctrine du despotisme éclairé. À la différence de la Hollande et de l’Angleterre, ce pays est spatialement configuré de telle manière qu’il puisse reproduire fidèlement l’orbis romain de l’An-
522 tiquité. La France n’a pas les vertus de ses rivales – elle est moins libre intellectuellement – mais elle a le physique de l’emploi impérial. La Hollande a pris la relève de Rome et de Lisbonne mais la France est plus portée sur la posture individualiste et centralisatrice. Même impériale, la Hollande apprécie la fédération. Les couronnes en général – et pas seulement celle de France – sont sur le point de rompre avec l’habitude de relier leurs places centrales à des bases de départ alignées à distance et allant jusqu’à perforer les domaines voisins d’enclaves relevant de leur juridiction [23.3.2]. À compter de maintenant, les identités nationales sont plus rapportées à des frontières qu’à de grosses villes polarisant des étendues à délimiter. D’où le dessin à venir de territoires juxtaposés et non plus interpénétrés en fonction de trajectoires têtes chercheuses. Ainsi de la Belgique devenue entité territoriale virtuellement autonome entre la frontière militarisée au nord de la France et la Hollande. Ces juxtapositions ont requis des renouvellements de gestion territoriale. Il reste que, plus durablement, la carte politique en transformation témoigne d’un processus émergentiel de catégorisation géographique dans la longue durée ; de régions culturelles d’échelle intermédiaire à des royaumes, couronnes, États, nations, États-nations enfin. 26.2.4. Parti pour la gloire Reconnu arbitre de l’Europe au terme de la guerre de Hollande (1679), Louis XIV profite de son succès d’estime pour faire admettre une « politique de "réunions" ». Il obtient la faveur de tribunaux qui le justifient de « procéder à des annexions en pleine paix ». Ce qui confère à « l’opération une couleur d’impérialisme juridique » (Pillorget, p. 208). En 1683, Vienne est à nouveau menacée par les Turcs. L’envahisseur est repoussé par les hussards d’un roi de Pologne seul artisan de la réussite, Jean III Sobieski. L’Europe d’Occident n’est plus inquiétée par l’expansionnisme ottoman, grâce à une Pologne-corridor où s’affrontent les Allemands saxons de l’Ouest et les Russes de l’Est. Cette Pologne embrasse le catholicisme alors que de part et d’autre les Saxons ont imposé le protestantisme et les Russes l’orthodoxie. En 1699, le traité de Karlowitz est signé entre : l’Empire ottoman d’une part ; l’Autriche, la Pologne, la Russie et Venise d’autre part. Les Ottomans perdent la Hongrie. L’Autriche des Habsbourg reçoit la Transylvanie. Vienne prend le relais de Prague en tant que ville d’Europe centrale promise à la polarisation impériale.
523 La Russie se détourne d’Istanbul pour regarder en direction de l’Occident. Une vocation impériale lui sera insufflée par un tsar fondateur de ville ; Pierre le Grand (→ 1725). Au lieu d’engager sa couronne dans la coalition contre les Infidèles, le Roi Soleil n’a eu de souci que pour ses discutables réunions. Louis XIV n’a pas été seul responsable de l’écart de conduite. Son pays l’a manipulé. La France a le physique de l’emploi, avons-nous proposé. Ce pays est déjà structuré de telle manière que son roi n’a qu’à lui ressembler pour être, sinon un empereur, du moins un despote éclairé. La morphologie abstraite de l’espace français est romaine, comme au temps des Antonins. Un seul pôle de grande taille va dominer un réseau de chefs-lieux à jamais incapables de lui porter ombrage. Ce pôle – Paris – donne l’exemple de la posture édictant que l’individu d’exception doive se hisser toujours plus haut au-dessus des autres têtes. Au reste, l’établissement français connaît des transformations qui ne mentent pas. La capitale localise quelques interventions urbanistiques d’envergure. La résidence royale est transférée en la lointaine banlieue de Versailles à compter de 1660 ; « rien de pareil n’avait été accompli depuis les Romains » (Pillorget). Et en ce qui est encore une proche banlieue de Paris, l’Hôtel des Invalides est aménagé dix ans plus tard. Le monarque semble convaincu de la supériorité d’une France dont il se prétend l’incarnation. En pareil environnement, l’individu Louis XIV aurait difficilement pu s’oublier dans une coalition dirigée depuis une Vienne qui, de l’autre côté d’une Allemagne luthérienne, prenait le relais d’une Prague structurellement opposée à Paris [17.4.4 ; graphique 22.1]. Sitôt récupérées, les positions canadiennes aux Grands Lacs servent de marchepied pour l’exploration appropriative du continent neuf aux dépens des Espagnols implantés en direction du golfe du Mexique au Sud. En 1682 est proclamée la prise de possession du pays de Louisiane (Lacour-Gayet, p. 123). Cette Louisiane française recouvre le versant ouest du bassin Mississipi plus un delta gros comme celui du Nil. Le golfe mexicain est exploré jusqu’en 1687, cette fois au terme d’une trajectoire axée sur une traite des Noirs récemment substituée à la capture des Aborigènes. Cette trajectoire antillaise via l’Afrique atteint le terrain du futur Texas. Tout l’intérieur du continent échoit à la prérogative de la France. Une Amérique française s’insère entre les possessions espagnoles de la Floride, du Mexique, de l’Arizona et de la Californie. Louis XIV se permet enfin – à l’exemple des empereurs de l’Antiquité puis d’un Saint Empire naguère enclin au contrôle des investitures ecclésiastiques – de subordonner l’autorité religieuse. Il a prôné le gallicanisme. Remontant à Philippe le Bel, cette doctrine défend les franchises de l’Église de France contre le Saint-Siège (1682). Louis XIV révoque l’Édit de Nantes en 1685. Les
524 Huguenots quittent massivement vers la Hollande et les colonies angloaméricaines. L’absolutisme royal français érige en raison d’État le despotisme englouti dans la personne du monarque. La colère des voisins vaut à Louis XIV la guerre de la Ligue d’Augsbourg en 1688. Le conflit confronte la France à l’Espagne ainsi qu’au Saint Empire et au pape. Au(x) traité(s) de Ryswick (1697), plusieurs territoires annexés grâce aux tristement célèbres réunions sont rétrocédés (Lorraine, Palatinat, Catalogne). Guillaume d’Orange – marié à une Stuart et gouverneur des Provinces-Unies – règne sur l’Angleterre de 1689 à 1702. La province hollandaise relève aussitôt de Londres. Les Antilles françaises sont en revanche augmentées de la partie ouest de l’Hispaniola colombienne nommée Haïti. 26.2.5. Prométhée déchaîné ? La série d’articles d’Encyclopædia Universalis sur Rome débute par cette proposition : « En instituant, en 1666, l’Académie de France à Rome, Colbert ne fit que sanctionner au profit des "pensionnaires" de Louis XIV une coutume internationale : le voyage à Rome, jugé indispensable à la formation d’un artiste ». La même année, Colbert fonde l’Académie des Sciences et Molière publie Le Misanthrope. Le siècle de Louis XIV a circonscrit un Âge classique à la fois en réaction contre le courant baroque et précurseur des Lumières au XVIIIe. Convaincu de pouvoir unifier la science sur fondement de métaphysique, René Descartes rédige le Discours de la méthode. Des écrivains formalisent la langue de l’Académie ; de Pierre Corneille (Le Cid 1637) à Jean Racine (Andromaque 1667). Jean de La Fontaine recompose les fables d’Ésope (1668-1694). D’autres créations marquent le siècle ; dont l’Alceste de Jean-Baptiste Lully (1674). Dans la mesure où la France a prétendu porter le flambeau de la civilisation – en rivalisant avec l’Espagne au plan politique, l’Italie au plan culturel, l’Angleterre au plan économique –, convient-il de suivre au moins un événement spirituel majeur outre-frontière ? Londres accuse réception, en 1687, des Principes mathématiques de philosophie naturelle d’Isaac Newton. Le savant rapporte le mouvement des corps à un principe d’inertie. Il inscrit la force de gravitation – la gravité – dans une équation lui permettant de valider les trois lois de l’astronome allemand Kepler (1609), donnant raison par ce biais à Copernic et Galilée. Fait intéressant, les querelles théologiques ayant entouré les trouvailles des illustres prédécesseurs ne sont pas rallumées. Les bûchers non plus. Selon Georges Gusdorf (1968, pp. 444-445), les savants de la modernité ont reconduit le mythe de Prométhée, ce Titan qui déroba le feu sacré aux dieux pour le transmettre aux humains. Selon la légende, Zeus enchaîna Prométhée à
525 un rocher. Son foie serait par la suite tourmenté par un aigle jusqu’à ce que le héros soit délivré par le demi-dieu Héraclès. La dimension prométhéenne de l’entreprise scientifique aurait remonté à Galilée ou – mieux ! – au procès inquisitorial instruit contre lui. Peut-être avec une pointe d’ironie, Gusdorf avance que le Tribunal ecclésiastique aurait dû faire confiance à Dieu. À l’instar des dieux antiques qui avaient « sévèrement condamné Prométhée », le Dieu des chrétiens n’aurait eu alors qu’à punir le savant moderne pour avoir réduit sa créature humaine à une mécanique. Le procès de Galilée [25.3.3] aura été une « erreur de jugement ». L’Église devra s’en excuser et Dieu – qui n’a pas été consulté – s’est retiré. Il abandonna le monde à la mécanique des forces. Et au Sujet de l’Occident d’abandonner la « proie de la réalité charnelle » pour « l’ombre des essences mathématiques considérées plus vraies que le réel » (Gusdorf). Dans son essai « autour des thèses sémiotiques de Jean Petitot », Gaëtan Desmarais aborde en d’autres termes – mais sans la nommer comme telle – la dimension prométhéenne de la révolution scientifique à laquelle Isaac Newton a contribué. À partir « de Galilée et de Newton, la physique théorique a abandonné l’ordre de réalité morphologique que prenait en charge la Physis aristotélicienne ; en développant mathématiquement une physique des forces » (1998b, p. 18). Pas de quoi revenir au procès de Galilée, mais d’observer que la liberté intellectuelle est sauve. Elle va conférer son énergie à des Lumières qui viendront « du Nord » (Voltaire). Après le XVIIe siècle et la science de Newton, au lendemain de la Glorious Revolution diffusée par Guillaume d’Orange, nous entrevoyons les Lumières françaises des Encyclopédistes, écossaises de David Hume et allemandes d’Emmanuel Kant. L’époque est à l’amélioration du monde « par la science et le droit » (Nemo, p. 67). Les sciences sont-elles enfin « libres » en ce sens ? Elles vont souscrire à une division rendue nécessaire par la lourdeur de la tâche mais qui – hélas ? – a une épine dans le flanc. Il s’agit de la division aporétique albertienne qui, reconduite par l’Utopie, s’est retranchée derrière l’autre pour délivrer un passe-droit à l’idéologie. 26.3. Révolutions américaine et française 26.3.1. Utrecht Au lendemain de la guerre de la Ligue d’Augsbourg et des signatures de Ryswick (1698-1700), Louis XIV prépare « la prochaine ouverture de la Succession d’Espagne ». Son beau-frère et dernier Habsbourg d’Espagne – un autre Charles II – sent venir sa fin prochaine. Il lègue la couronne d’Espagne au petit-fils du roi de France Philippe d’Anjou ainsi qu’à la descendance de la maison d’Autriche.
526 Guillaume d’Orange gouverne à la fois les Provinces-Unies et l’Angleterre. Il constate que, par la médiation d’un héritage, soit la France de Paris soit l’Autriche de Vienne sera bien placée pour refaire l’Empire. Et la situation n’est pas stable dans la parenté. Car la dynastie des Stuarts – dont Guillaume fait partie par effet d’alliance matrimoniale – est sur le point d’être supplantée par celle des Hanovre qui donnera la lignée des rois George. Louis XIV, on s’en doute, accepte le testament de son beau-frère (1701). Une coalition le confronte sur-le-champ, sous la direction du même Guillaume qui entraîne l’Europe dans la guerre dite de Succession d’Espagne. L’armée française encaisse une série de revers. L’archiduc de la maison d’Autriche est proclamé roi d’Espagne en 1705. La France est envahie par le Nord puis son monarque, âgé de 67 ans, doit négocier. Les traités d’Utrecht – 1713-1715 – mettent fin à cette première guerre nationale des temps modernes. L’intégrité du territoire français est entamée. La Flandre, le Hainaut, Namur et le Luxembourg avec leurs places fortes sont perdus. Les royaumes d’Angleterre et d’Écosse sont réunis en 1707 et forment la Grande-Bretagne. L’empereur germanique reprend la rive droite du Rhin en face de Strasbourg puis conforte sa présence en Italie et aux Pays-Bas espagnols en voie de contenir la Belgique. L’Électorat de Brandebourg reçoit la Prusse émancipée d’une suzeraineté polonaise depuis 1701. Le premier roi de Prusse dote son jeune État, après 1713, de l’armée la plus moderne d’Europe. Les implications stratégiques ne sont pas quelconques. Première puissance maritime et désormais augmentée de l’Écosse, l’Angleterre reçoit Gibraltar, Minorque, Terre-Neuve et l’Acadie. La façade Atlantique de l’Amérique française est éventrée. L’Italie passe bientôt sous la domination des Habsbourg et, en 1734, le royaume de Naples retourne aux Espagnols. Le siècle des Lumières connaît un départ impressionnant. La population d’Occident bondit et rajeunit. L’optimisme est à l’ordre du jour. Nous assistons à une forte baisse de mortalité, imputée à une science expérimentale onéreuse mais aussi à une amélioration du climat ; « un adoucissement assez général des saisons » (Pillorget, p. 240). Les Lumières du XVIIIe libèrent de la crainte de Dieu, d’un clergé désarmé et de Louis XIV en 1715. La langue de la diplomatie internationale est celle de Molière. Puis la culture à son meilleur est l’encyclopédique de Diderot et la spirituelle de Voltaire. La civilisation est revisitée par Charles de Secondat baron de la Brède et de Montesquieu, qui publie en 1734 ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence. Rien ne presse. Le monde attend qu’on l’embrasse et le postulat de la bonté fondamentale de l’homme est non seulement énoncé par Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), il est cru. L’euphorie est générale. Il fait beau.
527 Un tremblement de terre ravage Lisbonne en 1755. Un débat porte sur la contradiction entre la toute puissance et la bonté de Dieu [Internet Widipedia]. Il débouche sur une remise en cause de la toute puissance pour garder la miséricorde. La ville sera-t-elle reconstruite comme une « grande maison » ? L’exemple de l’optimisme vient aussi de Londres, Potsdam, Leipzig et Vienne. Montesquieu et Voltaire ont en partie puisé leur inspiration auprès des philosophes de l’Enlightenment et de l’Aufklärung. Il n’y pas que les philosophes, les penseurs, les savants, il y a les artistes, les très grands musiciens : Jean-Sébastien Bach (1685-1750) ; Wofgang Amadeus Mozart (1756-1791). Ces compositeurs ont fait de l’Europe ce que les architectes de la Renaissance avaient fait de Rome ; un continent d’art. Ils ont fait valoir le passage de la saisie cognitive à l’esthétique [25.1.1], non plus cependant pour le compte d’une pédagogie religieuse [25.2.3], mais pour substituer la Création – Haydn 1798 – à l’axiome polémique. La plume est plus puissante que l’épée. Les armes sont des jouets et les phrases sont des armes. Nous comprenons les Lumières comme ayant été la réponse culturelle européenne à la récente volonté de puissance nordaméricaine. 26.3.2. La Carthage du Saint-Laurent Le successeur du Grand Roi – Louis XV (1715-1774) – doit d’abord confier la gestion des finances publiques à un cardinal (1728). Le règne est assombri par une autre guerre de Succession, celle d’Autriche contre laquelle la France va mener le combat aux côtés de la Prusse et de l’Espagne (1740 →). Quelques victoires sont célébrées mais non sanctionnées à la paix d’Aix-la-Chapelle en 1748. L’absolutisme est de retour. Louis XV gouverne seul ; en autant que ce soit possible en compagnie de la Pompadour. La France des sociétés d’ordres – clergé, noblesse, tiers état – apprend l’usage du papier-monnaie. Les établissements français d’Amérique sont en sursis. Les 70 000 Canadiens du Saint-Laurent sont sur le qui-vive et les 5 000 Acadiens de la NouvelleÉcosse – le nom de leur province depuis 1713 – sont en otage. Une forteresse – Louisbourg – est inaugurée au Cap-Breton en 1718. Elle est sous-occupée et mal gardée. Le Mississipi est approprié, sans plus. En 1689 et en riposte à un odieux traquenard, des maquisards iroquois massacrent un village à proximité de Montréal. La fabrication anglaise de leurs armes est remarquée. Il s’ensuit une escalade d’escarmouches qui compromet des villages côtiers de la Nouvelle-Angleterre pour au moins un demi-siècle. Un chapelet de réserves indiennes s’égrène de Québec au lac Ontario. En principe missionnaires, ces réserves servent de bases de départ à des harcèlements dirigés contre les Anglo-américains. Ces derniers sont exaspérés par les raids en provenance de la « Carthage du Saint-Laurent ». Ils en réclament la
528 destruction. Londres frappe à côté. Elle laisse le gouverneur de Nouvelle-Ecosse pénaliser les Acadiens, quinze fois moins nombreux que les Canadiens. Ces Acadiens sont déportés à compter de 1755. Leur Grand Dérangement va durer jusqu’à la fin du siècle. L’opération est plus nuisible qu’utile aux Angloaméricains, même si les armateurs de Boston y trouvent leur compte. Les migrations acadiennes auront duré si longtemps parce que les Anglo-américains – à qui il fut demandé d’accueillir les déportés – ont tout fait pour renvoyer ces derniers à la mer (Leblanc 1983). Trois États anglo-américains sont constitués au sud de la Virginie (latitude 37°40’) ; les Carolines (1721, 1729) et la Géorgie (1732). Ces États seront esclavagistes, à la différence des dix autres qui, plus au Nord, expérimentent le capitalisme manufacturier. À l’image de l’Amérique française, les Treize États tendent vers le capitalisme au Nord et l’esclavagisme au Sud. 26.3.3. Philadelphie Après 1713-1715, Londres entend maîtriser le continent nord-américain. Il y a deux obstacles à l’atteinte de ce résultat. D’une part, des Français et Canadiens semblent folâtrer à leur gré au sein de la vaste étendue continentale. D’autre part, les Anglo-américains rêvent de révolution politique. Londres ne fait rien pour empêcher la guérilla canadienne dans les États du Nord et les Acadiens déportés gênent les pionniers plus au Sud. Sitôt conscients de leur commune sujétion, les Anglo-américains engagent un mouvement d’émancipation nationale. Leur objectif est d’abord la sécurité dans leurs régions harcelées par les Canadiens et dérangées par les Acadiens. À terme toutefois, l’atteinte d’un tel résultat n’ira pas sans une fédération des Treize. En 1756, la Grande-Bretagne et la Prusse sont entraînées dans la guerre de Sept Ans qui les oppose à la France et à l’Autriche. L’alliance issue de la guerre de 1740 est renversée. La paix d’Aix-la-Chapelle a mieux servi la Prusse que la France (1748). Celle-ci se dissocie et rejoint le camp de l’Autriche. Symétriquement, l’Angleterre et la Prusse effectuent un rapprochement. Les Anglo-américains profitent du conflit pour amener l’armée britannique à se joindre à leurs milices en vue de porter une French and Indian war là où ça fera mal. Québec est prise en 1759 et Montréal capitule l’année suivante. En 1763 est signé à Paris un traité cédant le Canada et l’Inde à la GrandeBretagne puis la Louisiane à l’Espagne. La Prusse reçoit la Silésie. La France sauve cinq comptoirs en Inde. Côté Amérique, elle abandonnera le Canada pour ne conserver que deux îles au sud de Terre-Neuve et quelques colonies antillaises ; Guadeloupe, Martinique, Haïti. 1764, la France annexe la Corse et la Lorraine dont les évêchés de Metz, Toul et Verdun lui sont acquis depuis 1552. La compagnie de Jésus est dissoute.
529 Les Anglo-américains préparent leur indépendance. Est-ce la raison pour laquelle, dès 1768, la métropole britannique est à l’écoute des élites canadiennes demeurées chez elles après le retour en leur mère-patrie des administrateurs et marchands français ? En 1774, la nouvelle province britannique of Quebec – contenue dans la vallée moyenne du Saint-Laurent depuis 1763 – est dilatée aux dimensions du bassin des Grands Lacs puis jusqu’aux rives de l’Ohio et du Mississipi nord. La province est pourvue d’une Grande Charte reconduisant les lois d’Ancien Régime. Ce qui permet aux Canadiens de préserver leur tenure seigneuriale ainsi que leur langue française et leur religion catholique. Une nation canadienne est produite de toutes pièces. Une compagnie par actions sera sous peu fondée à Montréal. Cette rivale de la Hudson’s Bay permettra à d’ex-Canadiens – devenus français car ils ne sont plus tout à fait les mêmes – de renouer avec le nomadisme des bois. Le beau risque ! Les Canadiens-français relèvent d’une métropole étrangère mais – pour peu qu’ils acceptent leur soumission – ils pourront se reconnaître comme nation territorialisée. Ces ancêtres des Québécois contemporains doivent apprendre à vivre leur existence nationale sans jamais contrôler la condition de possibilité politique de celle-ci. Médusés, les Anglo-américains assistent à la naissance, à leur frontière nord, du curieux pays à la fois province et nation. Londres veut le continent mais, pour contenir en l’état de subordination ses Anglo-américains, elle doit entretenir une sorte de marche pleine des représentations du conquis. L’année suivante, 1775, un blocus frappe le port de Boston, qui rappelle aux colons anglo-américains leur sujétion aux monopoles métropolitains. Londres frustre les Anglo-américains tout en ménageant les Canadiens-français qui pourraient vouloir se joindre à eux. Car ces Anglo- dialoguent avec ces Canadiens et, plus encore, avec les Français de France. Eh oui ! Après avoir manipulé les Anglais pour les délivrer des Français à leur frontière nord, voilà donc que les Anglo-américains manipulent les Français. Ces Angloont compris que les Français – avec les pertes qu’ils viennent d’encaisser – ne demandent rien de mieux que contribuer à ce qui sera la guerre d’Indépendance américaine. Cela en échange d’une alliance qui, par la suite, leur permettrait de brasser des affaires avec bon entendeur. La couronne française accorde aux révolutionnaires anglo-américains une aide financière et militaire de loin supérieure à ce qui avait été consenti pour la défense du Canada. Député du premier Congrès américain en 1774, le physicien bostonnais Benjamin Franklin va négocier à Versailles une alliance avec la France qui sera effective quatre ans plus tard. Pour combien de temps ? Franklin rédige avec Thomas Jefferson une Déclaration d’Indépendance. Philadelphie 1776 ; le deuxième Congrès proclame l’Indépendance des ÉtatsUnis d’Amérique. « Les Treize forment le premier pays à appliquer les princi-
530 pes qui, de Locke à Montesquieu, ont inspiré les gouvernements modernes. La Déclaration [est] rédigée par Thomas Jefferson et adoptée par le second Congrès continental le 4 juillet 1776 » (Fohlen 1968, pp. 607-608). Le contrat est d’esprit rousseauiste et, on le devine, il ne concerne ni les Noirs ni les Aborigènes que l’on persiste à nommer Indiens. La France ne profitera pas de son alliance avec les Anglo-américains de la veille et devenus sans vergogne les Américains. Sitôt proclamée son indépendance, la nouvelle fédération reprend les échanges avec son ex-métropole. La France est renvoyée à son endettement et à la Grande-Bretagne – bernée elle aussi – revient une balance de pouvoir économique. Business as usual. 26.3.4. Grande Révolution et Terreurs Il n’y a plus d’espoir pour la France en Amérique du Nord. La Louisiane est repassée aux Espagnols et Londres vient de proposer à ses sujets francophones du Canada le beau risque d’une identité nationale enracinée dans une axiologie de survivance. Les finances publiques sont en péril. L’expérience du papier-monnaie vient d’échouer, l’inflation est vertigineuse et les dettes découlant de l’investissement dans la guerre d’Indépendance américaine ont creusé un déficit sans fond. Au demeurant, le nouveau roi – Louis XVI (1774 →) – doit tempérer une épouse prodigue ; Marie-Antoinette alias « l’Autrichienne ». Il s’entoure de courtisans pendant qu’il y a péril en la demeure. Le roi débonnaire promet la convocation d’États généraux. Mais les députés d’un Tiers-État l’ont pris de court. Ils mettent sur pied une Assemblée nationale dite Constituante et dont les États généraux – convoqués par eux et non par le roi – sont réunis à Versailles le 5 mai 1789. Le 14 juillet suivant – à Paris – la Bastille est prise par des insurgés. Le 4 août, les privilèges sont abolis et le 26 nous avons droit au joyau de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Déconsidéré, Louis XVI et ses proches s’évadent. Le convoi des fuyards est intercepté à Varennes, non loin de Verdun, puis ramené à Paris. Sous la Législative ayant remplacé la Constituante en 1791, le roi des Français essaie d’opposer un veto à un mouvement dont il constate l’irréversibilité ; la Révolution dite Grande. Le monarque déchu est fait prisonnier du gouvernement municipal de Paris et d’une Commune d’abord pacifique (1789) puis insurrectionnelle (1792). Il est passé en jugement et convaincu de trahison. La Ire République est instaurée. Elle débute par la Convention qui succède à la Législative. Lui incombe la responsabilité de la condamnation à mort. L’infortuné descendant du Roi-Soleil est guillotiné le 21 janvier 1793. Dix mois plus tard, l’Autrichienne subit le même sort.
531 Une société politique est créée à Versailles dès les premiers jours de la Grande. Cette société recrute des membres en plusieurs provinces et se positionne à Paris dans le couvent des Jacobins. En principe modérés, les adeptes de ce Club des Jacobins s’appuient sur la Commune insurrectionnelle de Paris. De moins en moins contenus, leurs excès de langage galvanisent les dénonciateurs de privilèges et redresseurs de torts. Le Club va disparaître en 1799. Mais il nommera une doctrine de centralisation par l’État ; le jacobinisme. La Terreur définit les moments révolutionnaires en attendant. La première a sévi en 1792. La seconde débute l’année suivante et s’emballe, en 1794, dans l’écho des discours flamboyants de l’Incorruptible Robespierre. Le Tribunal révolutionnaire est dissous en 1795, en même temps que la Commune insurrectionnelle. Une révolte royaliste est écrasée sur les entrefaites, par un fils de famille française d’origine italienne et domiciliée en Corse depuis deux siècles ; un nommé Bonaparte, Napoléon de son prénom.
27. Ville d’archéologie 27.1. La France au premier rang ? 27.1.1. Déboires français en Amérique du Nord et en Europe… Comme elle a été présentée, l’exécution de Louis XVI a visé la monarchie en tant que destinatrice de valeurs. Interprété de la sorte, ce régicide a fait scandale. En réaction par conséquent, les couronnes européennes montent une coalition contre la France de 1789. Cette France n’a pourtant pas été seule à faire la révolution. Les Belges de Liège et les nationalistes du Brabant se sont révoltés contre les Habsbourg la même année (États belgiques unis). Au reste, la coalition contre-révolutionnaire n’empêchera pas la France de prendre Nice ni d’annexer la Savoie. Et celle-ci – un duché – avait le contrôle du royaume de Sardaigne depuis 1720. Puis comme le destin de la Sardaigne est depuis peu confondu avec celui de l’Italie, la France révolutionnaire n’aura qu’à exercer son influence sur cette dernière jusqu’à nouvel ordre. Napoléon Bonaparte se fait remarquer une première fois, comme capitaine d’artillerie, en 1793. Il intervient à Toulon où il déjoue un détachement anglais. Il tombe en disgrâce mais, c’est annoncé, il écrase une révolte royaliste en 1795. La même année, la Belgique perd une indépendance qu’elle eut à peine le temps d’essayer. Bonaparte reprend du galon et obtient le commandement de l’armée d’Italie. Il impose la paix aux Autrichiens en 1797 et abolit l’État vénitien qu’il remplace par une République Cisalpine. La région du Piémont – où se trouve la maison de Savoie – est annexée elle aussi. De 1795 à 1799, un conseil de cinq membres – le Directoire – a assumé un pouvoir exécutif dont l’ambition est l’action raisonnable. Ce conseil confie à Bonaparte la conduite d’une campagne en Égypte. Mais l’amiral britannique Nelson détruit une escadre française à Aboukir en 1798. Ce qui n’empêche pas l’Angleterre de se concerter avec la France au Proche-Orient pour en déloger les Ottomans. L’isthme de Suez est sous contrôle et le projet du herculéen canal de ce nom est aussitôt conçu. Une faction invite Bonaparte, de retour d’Égypte, à renverser le Directoire. Le coup d’État conduit au remplacement de ce régime par un Consulat (17991804). Bonaparte est Premier consul. En 1800, un traité secret enlève la Louisiane à l’Espagne pour la remettre à la France. En 1815, l’Espagne devra en plus renoncer à ses possessions italiennes en attendant que ses dépendances latino-américaines soient revendiquées par le leader vénézuélien Simón Bolívar (→ 1830). La France envisage l’application – aux dimensions du continent nord-américain via la Louisiane [26.2.4] – du modèle des exploitations extensives d’Haïti. Cette colonie opère tel un laboratoire depuis 1795. Mais, en 1802, l’armée française échoue contre une révolte d’esclaves. La perte d’Haïti met fin au rêve
534 d’un Empire français « on the American mainland » (Trouillot 1995, p. 100). La Louisiane est cédée pour une somme dérisoire l’année suivante. Les Américains des très jeunes États-Unis n’ont qu’à traverser le Mississipi. Au-delà, le Far West est parsemé d’Indiens auxquels se joignent les déportés que déverse la Valley of Tears drainant le Deep South. L’épopée Western est lancée et fera grand usage de nomades canadiens-français. À chaque individu libre le droit de se procurer une arme à feu.
1873 → → 1873 → 1870 → 1852 → 1848 → 1830 → 1815 → 1804 → 1799 → 1795 → 1794 → 1792 → 1791 1789 →
IIIe République Commune de Paris Second Empire IIe République Monarchie de Juillet Restauration Ier Empire + 100-Jours re Consulat (→ I Rép.) Directoire re Convention (I Rép. →) Terreur Législative Constituante Grande Révolution
Bonaparte Robespierre Commune insurrectionnelle Tiers-État Jacobins (→ 1799)
Chrono
Régimes
Acteurs
Adolphe Thiers Louise Michel Napoléon III Louis Napoléon Bonaparte Louis-Philippe Ier d’Orléans Louis XVIII et Charles X er Napoléon I
Tableau 27.1 Aide-mémoire ; régimes français entre 1789 et 1873 Sauf pour 1789 et 1873, les années correspondent à autant de fins de régime
Le Consulat français (tableau 27.1) met au point une constitution à la romaine. Autoritaire, centralisatrice, cette constitution aplanit les différences aux chapitres : de la justice avec le code civil ; de l’administration avec les préfectures ; de l’économie avec l’unité monétaire du franc. La paix est conclue avec l’Autriche, l’Angleterre et les États pontificaux c’est-à-dire avec le pape Pie VII (1801-1802). Consul à vie, Bonaparte est président de la République italienne. Il intervient comme médiateur de l’union de la Suisse et réorganise l’Allemagne. Le Saint Empire n’est plus. Il a laissé une confédération appuyée sur Francfort, Dresde, Leipzig et Munich. Le royaume prussien dispose d’une frange littorale est-ouest allant de la région-Lituanie à l’Oder (~ 600 km). Il étire une antenne NW-SE, à l’étroit entre la Saxe et la Pologne (Grand Duché de Varsovie) mais qui parvient à toucher l’espace de l’Empire autrichien de substitution [26.1.2]. Un complot royaliste est éventé, à la faveur duquel les hostilités avec l’Angleterre sont ré-ouvertes. Bonaparte se fait proclamer empereur des Fran-
535 çais en 1804. Il se couronne lui-même, bien que Pie VII soit venu à Notre-Dame pour le sacre. La Ire République aura duré douze ans. L’empereur prend le nom de Napoléon Ier. Il est roi d’Italie au bout d’un an et il instaure – au crédit du triple idéal liberté-égalité-fraternité – la monarchie républicaine héréditaire. Sa première épouse étant inféconde, il la répudie et convole en secondes noces avec Marie-Louise de Habsbourg-Lorraine (1810). Celle-ci donne naissance à un fils (1811). Entre-temps, l’empereur échoue contre Nelson à Trafalgar (1805), mais il démantèle des coalitions (Austerlitz, Iéna, Friedland). Il réduit la Prusse et l’Autriche puis fait alliance avec la Russie des tsars. L’empereur ordonne un blocus continental contre l’Angleterre en 1806. Les chantiers navals de Londres devront s’approvisionner au Canada. D’où l’essor d’un Wood Belt et la première industrialisation de Québec. Le pape Pie VII refuse d’entériner le blocus. La France impériale réagit en occupant puis en annexant les États pontificaux. Pie VII excommunie Napoléon er I . Mais celui-ci fait interner celui-là à Savone puis à Fontainebleau en 1812, quatre ans après la levée du blocus. Le pape rentre dans Rome en 1814, où il réhabilite la compagnie de Jésus. La Russie tsariste mène un double jeu et Napoléon prend les devants. Il conduit sa Grande Armée dans Moscou l’année où le pape est immobilisé à Fontainebleau. La terre brûle, la ville flambe et sonnent les cloches ! La retraite est forcée au détour d’un hiver meurtrier. La Prusse monte une nouvelle coalition à laquelle adhère l’Autriche. La France est envahie et Napoléon abdique en 1814. Lui est concédée l’île d’Elbe. Un congrès est convoqué pour la liquidation du Premier Empire. Mais l’otage de choix trompe la vigilance de ses gardiens. Napoléon prend la mer et débarque à proximité de Nice en 1815. Il réussit à lever de nouvelles troupes. Débutent les Cent-Jours de marche vers Paris. La coalition l’attire à Waterloo. La bataille de Waterloo délivre la Belgique de l’occupant postrévolutionnaire mais impérial qu’est le revenant Napoléon. Les troupes françaises sont battues par les Britanniques de Wellington et les Prussiens de Blücher. Napoléon est emmené en captivité à Sainte-Hélène, une île-escale de l’Atlantique sud. La Belgique passe à un royaume des Pays-Bas reconfiguré exprès pour l’agrément d’un autre Guillaume, le comte. Napoléon Bonaparte meurt en 1821. Ses cendres seront déposées aux Invalides en 1840. Son fils, Napoléon II, est proclamé roi de Rome (→ 1832) et emmené par Marie-Louise à Vienne. 27.1.2. … mais la France a l’avantage de la forme. Au plan administratif, l’œuvre napoléonienne a créé des départements dont la formule serait étendue aux États-nations de l’Europe et même de l’Occident
536 global. Chaque département est une unité territoriale d’une superficie d’environ 100 X 100 km. S’y emboîtent des arrondissements et en ceux-ci des cantons. Le département est une circonscription administrative sous la direction d’un préfet et les diverses divisions administratives gravitent autour d’autant de chefs-lieux dont la juridiction municipale dépend du pouvoir central. Le morcellement corrélé à l’application de la formule des départements a innové d’une certaine façon. Il a cependant renforcé la municipalisation via un « effet chef-lieu » conçu, ne l’oublions pas, dans le contexte de l’antique Rome alors que celle-ci organisait son réseau pour le tenir en droit [ 6.2 5]. L’œuvre napoléonienne a donc innové de ce point de vue mais en réactualisant une très ancienne façon de faire. Cette œuvre a permis de destiner la Commune à un ensemble de méthodes administratives inédites. Un exemple ; les communes – avec la minuscule – ont périmé les paroisses. C’est ainsi que, sous une apparence de modernité exacerbée, le couplage pôle-réseau cher à Louis XIV a été maintenu. La centralisation napoléonienne a rigoureusement respecté le modèle romain naguère reconduit par le Roi Soleil. Comme si le pathos impérial avait auparavant imprégné l’espace français où cette centralisation allait devoir réussir. Aussi remarquable aura été la conception du code civil promulgué par loi en 1804 et devenu le Code Napoléon en 1814. De son isolat de Sainte-Hélène,
l’ordonnateur s’en glorifie. Waterloo effacera le souvenir des « quarante victoires » ; mais « vivra éternellement » le Code. Fort d’un « immense rayonnement » (Tunc 1968, p. 648), le Code Napoléon s’appuie sur les « quatre idées » que sont : « l’unité du droit » ; « l’unité de la source juridique, la loi, émanant d’un législateur » ; le « caractère complet du droit, qui régit tous les rapports sociaux » ; la séparation « du droit, de la morale et de la religion ». Protestants et Juifs profitent de concordats. Le vecteur juridique de la référence redevient à ce point vénérable qu’on en oublie la fissuration de l’autre ; le militaire [14.4.2 ; 20.1.1]. L’acteur Napoléon a évolué à la surface d’une France ayant l’avantage de la forme. Même perdant du point de vue de la force, cet acteur a maintenu son pays dans la compétition pour le port du flambeau de la civilisation. 27.2. Le cœur à gauche 27.2.1. Gauche, gauche, gauche droite gauche Waterloo ayant sonné le glas du Premier Empire français en 1815, la Prusse et la Grande-Bretagne organisent une double hégémonie. La première appuie la sienne sur l’Allemagne en obtenant des extensions aux dépens de la Saxe, des pays du Rhin et de la Moselle. La seconde appuie son hégémonie sur le monde entier.
537 Depuis 1800, la Grande-Bretagne compose avec l’Irlande un Royaume-Uni. Les Pays-Bas perdront la Belgique en 1830. À compter de 1837 débute le long règne de Victoria (→ 1901). Sous cette monarchie, l’aire d’influence britannique s’étend jusqu’à la Chine grâce à la prise de Hong Kong lors d’une guerre dont l’enjeu est le commerce de l’opium (1839-1842). La même aire s’étend ailleurs à partir d’anciennes possessions françaises, notamment : en Inde du côté de Bombay et jusqu’au Cachemire ; en Égypte d’où le continent africain est traversé jusqu’à la colonie du Cap via le Soudan et la Rhodésie ; au Canada où la rivalité stimulée par la conquête américaine du Far West aboutit à la prise de possession du site de Vancouver. L’ingénierie remplace-t-elle la stratégie ? Les possessions virtuellement fédératives de l’Inde, de l’Afrique et du Canada seront autant reliées par chemin de fer que par contrat constitutionnel ; étant toutefois compris que l’échange marchand au loin – l’exemple de Hong Kong le démontre – a devancé l’ingénierie ferroviaire. L’année suivant le début du règne de Victoria, des insurrections sont réprimées au Canada. Les révolutions se multiplient un peu partout au fil des décennies 1830 et 1840. Nous devons réinterroger la signification de ce concept apparemment servi à toutes les sauces depuis que les nouveaux États-Unis d’Amérique l’ont consacré. Les insurrections canadiennes de 1837-1838 ont-elles été révolutionnaires ? Et l’action de Bolívar en Amérique latine ? Que penser de la révolution de Juillet en France ? Les révolutions ratées du Canada et réussies d’Amérique latine ont attaqué d’anciens régimes. Mais celle de Juillet en France (1830 →) va donner suite à la Restauration majuscule de la monarchie. L’année 1848 voit défiler maintes révolutions qui, par toute l’Europe, sont reconnues comme ayant été des mouvements de libération nationale. En France, des journées dites de Février ont annoncé la IIe République cette année-là. L’actuelle multiplication des révolutions paraît bizarre si nous rappelons que – au cours des longues durées antérieures – chaque révolution était un phénomène rare. La Rome de l’Antiquité en aurait connu une seule vraie, si l’on peut dire, quand se préparait – à l’époque des Gracques – le passage de la République à l’Empire. Il y aurait beaucoup plus tard, au XIIe siècle, la communale et la pontificale qui feraient connaître à l’Europe médiévale le phénomène de la ville bourgeoise. Enfin, la Glorious anglaise de 1689 [26.1.3] et surtout la révolution américaine – confirmée en 1776 et relayée par la Grande de 1789 – ont pour leur part souligné la transition de l’Ancien Régime aristocrate à celui de la République bourgeoise moderne. Que signifie la dilution du concept de révolution dans l’actualité de la première moitié du XIXe siècle ? Que ce concept en aurait caché un autre ? Reconnaissons que la signification de la révolution en général a changé lorsque furent
538 introduites – dans ce qui était déjà une opinion publique – les catégories de la gauche et de la droite. Le recours à ces catégories est venu des assemblées de la Constituante en 1789. Les députés s’y étaient séparés en deux groupes pour faciliter le décompte des voix. Un groupe siégeait à la gauche du président et l’autre à sa droite. Le groupe à gauche serait réputé porte-parole de progressisme. Celui de droite serait de même façon porte-parole de conservatisme. La gauche serait ainsi apparentée à un socialisme défenseur du partage de la richesse au fur et à mesure qu’elle est produite. Tandis que la droite le serait à un libéralisme selon lequel il faut produire et accumuler la richesse d’abord, pour ensuite la faire partager. Les dénotations vont transmettre des dimensions teintées d’émotivité. La gauche est généreuse – le cœur est de son bord – tandis qu’à la droite incombe un passif de mauvaise conscience. Il est entendu a priori : que le bien doive revenir à une gauche révolutionnaire ; que le mal doive revenir à une droite réactionnaire. Le concept qui vient d’occulter celui de révolution est donc celui de la gauche. Les révolutions corrélées aux idées de la gauche, au XIXe siècle, semblent avoir intéressé la France comme si ce pays avait été prédisposé au genre d’événement. Pourtant, les révolutions françaises à l’époque n’ont pas été que progressistes ou de gauche. On peut dire qu’à l’instar de la Grande, celle de 1848 le fut. Mais pas celle de 1830 qui aura été plutôt de droite. Quoi qu’il en soit, la France aurait revendiqué une aptitude particulière à faire la révolution. Ce que nous imputons à une tentative de taire la mortification due à la politique extérieure des États-Unis d’Amérique sitôt obtenue leur indépendance. La révolution moderne devenait alors la chose de l’Amérique en même temps que le mérite de la France – qui y avait si obligeamment et financièrement contribué – fut à vrai dire tourné en ridicule. Et la Glorious ? La Grande de 1789 avait d’avance été contredite par l’anglaise minuscule qui démasqua tout de même les despotismes autant éclairés qu’absolus. Avec la chute de Napoléon devant Wellington en 1815, l’occasion serait bonne d’adresser le contre-pouvoir à l’Anglais. Mais la gauche française se reconnaîtra mieux dans son opposition à une Amérique libérale et a priori de droite. Dès lors, la révolution de cette Amérique n’est plus digne de ce nom, si bien que la Grande – au nom de la pensée de gauche – s’imposera en tant que modèle. Commentant « l’antagonisme de la gauche et de la droite », Philippe Nemo avance que – d’après l’œuvre de Hayek – ces catégories seraient apparues comme « deux formes symétriques de collectivisme et d’unanimisme archaïques ». Toutes deux auraient mobilisé, écrit-il, « les instincts irrationnels des foules pour les faire se révolter contre la suprématie du Droit » (1988, p. 11). L’auteur nuance le propos, mais sans le rejeter. La gauche aura été généreuse
539 mais elle a prétendu cautionner la mouvance révolutionnaire en enfermant la droite dans la contre-révolution. À notre sens et dans les circonstances ci-devant résumées, le concept de révolution a fait méconnaître la virtualisation, dans les limites de l’Occident, du pathos impérial par le totalitaire. Sous un tel rapport, en effet, les catégories de la gauche et de la droite auraient instrumentalisé la révolution contre l’État de droit. Au lieu de coopérer à la transformation d’une société où c’est la Loi autant que le peuple qui gouverne, le débat lancé au nom de l’opposition gauche/droite aurait incité ce peuple à se révolter contre un Droit présumé dirigiste et partisan. Dans le courant de cette double méprise – la révolution loge à gauche et se réclame de la liberté aux dépens du Droit –, l’Occident s’accoutume depuis bientôt deux siècles au pathos totalitaire. 27.2.2. Londres et Paris Le démantèlement en cours de l’Empire ottoman [24.2.4 ; 26.2.4] laisse d’anciennes provinces devenir autant de pays adoptant le modèle de la centralisation napoléonienne. En 1830, la Grèce voit son indépendance reconnue. Des ouvertures de marché et accords de protectorat (1830-1912) permettent à la France d’être présente au Maghreb ; en Tunisie, au Maroc et en Algérie. Tous ces nouveaux pays – colonisés ou décolonisés, c’est selon – sont adéquatement entourés de frontières restaurées selon le pattern du pôle et du réseau. L’Égypte est passée aux mains des Britanniques en 1815. Mais elle sera marquée de l’empreinte administrative romaine-française. L’Italie le sera également. Même la nouvelle frontière américaine sera ainsi marquée (Moriconi 2003, pp. 159 et suiv.). Pour ce qui est du Royaume-Uni, il maîtrise un Empire vraiment mondial. Même si son expansionnisme n’a rien de continu, il est polarisant autour d’une seule vraie grande ville ; Londres. À l’intérieur des limites du Royaume de base, le pouvoir impérial est bienveillant. La liberté syndicale acquiert le droit de contrer les excès d’un capitalisme non plus manufacturier mais industriel. L’intégrité personnelle demeure garantie par l’Habeas Corpus. La liberté de culte vient d’être accordée aux catholiques. La Common Law est autant flexible que le Code Napoléon est rigide. Le suffrage universel est sur le point de formaliser les coutumes démocratiques (1885). Le pathos impérial l’emporte sur le totalitaire. Le colonialisme prétend faire mieux que la guerre, allant jusqu’à donner à celle-ci quelque raison d’avoir eu lieu. La France est blessée. Ce qui ne l’a pas empêchée d’être présente au Congrès de « tous les États d’Europe » convoqué à Vienne, en 1814-1815, par les puissances victorieuses de Napoléon. L’homme d’État autrichien Metternich, ministre et ex-ambassadeur à Paris, fut l’âme de ce Congrès. Il lui imprima un objectif d’équilibre dans l’espoir d’une paix durable.
540 Pareille visée n’alla pas sans concessions, même au crédit d’une France qui réussit à faire valoir la Restauration majuscule qu’assumerait le petit-fils de Louis XV. Cet héritier royal – Louis XVIII – rentra à Paris avec le concours de Talleyrand. Ce dernier fut chef de gouvernement provisoire. Il a su habilement faire bonne impression auprès de partenaires européens méfiants. Talleyrand a été délégué au Congrès de Vienne. La Restauration française a prévalu jusqu’en 1830. Elle est alors relayée par la Monarchie de Juillet sous Louis-Philippe d’Orléans. Au terme d’un parcours périlleux qui l’a mené jusqu’à Londres en 1846, le neveu de Napoléon Ier – Louis Napoléon Bonaparte – est le premier président élu de la IIe République en 1848. Quatre ans plus tard, il se fait proclamer empereur sous le nom de Napoléon III. Comment une France affreusement mortifiée et endettée a-t-elle réussi à se donner un empereur pas seulement symbolique et en si peu de temps ? L’empereur Napoléon III a appris beaucoup de son récent séjour à Londres. De retour en France après la révolution de 1848, il pactise avec la classe laborieuse. Le droit de grève est octroyé en 1860. Grâce à un crédit populaire [22.3.2] qui était systématisé en plusieurs pays d’Occident à l’époque, les travailleurs salariés pourront faire augmenter leurs revenus et s’approprier des biens jusquelà hors de leur portée. En contrepartie et jusqu’à nouvel ordre, ces travailleurs ne troubleraient pas la paix sociale. L’opinion publique est muselée. Le grand Victor Hugo – poète, écrivain, critique et barbu – s’est exilé de son plein gré dans une île anglo-normande de la Manche. À l’extérieur de l’espace français encore sous surveillance et à proximité pour commencer, Napoléon III reprend Nice et la Savoie que son oncle avait perdues. Il contribue à « libérer » l’Italie de la pression autrichienne. En Afrique se poursuit la colonisation amorcée avec la sujétion de l’Algérie en 1830. L’Afrique occidentale au nord de l’équateur et la grande île de Madagascar sont françaises avant la fin du XIXe siècle. Aux côtés de Londres et d’Istanbul, Napoléon III participe à la guerre de Crimée contre la Russie (1854-1855). Celle-ci va demeurer impériale bien qu’elle devra consentir à des réformes pour le compte de révolutionnaires malades de nihilisme. Le nouvel empereur des Français rivalise avec le tsar de Russie, l’un et l’autre imaginant impressionner la reine d’Angleterre ? L’expansionnisme russe atteint le Pacifique à hauteur de Sibérie et d’Alaska, celle-ci cédée aux ÉtatsUnis d’Amérique en 1867. En parallèle, la France occupe l’Asie du Sud-Est – la Cochinchine et l’Indochine qui deviendrait le Vietnam – puis elle protège sa Polynésie du Pacifique sud. D’autres îles dans l’hémisphère austral compléteront l’aire d’influence d’un Second Empire.
541 Les jeunes États-Unis d’Amérique ne sont pas dans l’expectative. Ils commanditent une expédition au Japon en 1854, en attendant de frustrer une tentative d’intervention française et catholique au Mexique. Le nouvel Empire français ne fait pas le poids. Mais, dirions-nous, sa réputation lui permet d’empêcher le rival britannique de tenir le flambeau de la civilisation. Jouant davantage sur la renommée que sur la puissance, le Paris haussmannien commandité par Napoléon III est romantique. Y est congédié le néoclassicisme sévère à la faveur d’architectures métalliques d’esprit gothique. Les perspectives rectilignes et royales sont rompues de carrefours en étoiles d’où partent des tracés composés de tronçons dessinant des cintres. Le plan de Paris en vient à ressembler à une rosace de cathédrale gothique. La romanité est pourtant voyante à Paris plus qu’à Londres, avec des arcs de triomphe enfilés d’un obélisque-témoin de l’Égypte de Ramsès II et que le monarque de Juillet – à l’exemple des empereurs antiques et pour cause ! – avait fait transporter à la place de la Concorde. Le renversement de la monarchie d’Ancien Régime a gagné les esprits. La laïcité et l’athéisme défient la communication cognitive des valeurs. À l’instar du souverain décapité, Dieu est mort et vive l’Être Suprême de remplacement qu’est la plus belle ville du monde ! 27.2.3. Révolution permanente et impérialisme prussien Nous sommes sur la piste d’une interprétation cohérente de la primauté culturelle de Paris et de la France en dépit des réussites londoniennes et anglaises. L’avantage de la forme tient toujours pour ce pays dont l’espace est à la romaine. En outre, l’urbanisme haussmannien semble capable d’accomplir la réconciliation des classes. Ces bons points ne justifient pas à eux seuls, cependant, l’actuelle aspiration française au port du flambeau. Paris est la plus belle mais elle n’est pas l’unique. Ce qu’elle expérimente est repérable en d’autres établissements. Le crédit populaire est essayé ici et là dans tout l’Occident. De même pour l’accès à la petite propriété immobilière en échange de la paix sociale, l’architecture métallique désarmant la sévérité néoclassique, etc. Bref, le romantisme est contagieux et il ne fera pas de miracle. Même à Paris. Le paradigme utopien, avons-nous vu, a nié le principe politique. Il a ainsi fait méconnaître la fatalité de l’injustice naturelle. Comment dès lors remédier aux inégalités entre humains si la solution utopienne ne marche pas ? En dictant une pratique sociale appliquée à la liquidation d’une injustice comprise non pas comme étant a priori objective mais seulement imputable à des responsabilités subjectives. Nous avons plus haut exploré ce raisonnement fallacieux [24.1], dont il faut maintenant saisir une implication majeure. Dans la mesure où la pratique sociale
542 envisagée aspire à la certitude rationnelle tout en prescrivant une obligation de résultat, la réapparition de l’injustice au-delà de l’administration de cette pratique doit s’accompagner de la dénonciation d’acteurs suspectés de l’avoir entravée. Cette approche inquisitoriale a transpiré de la pensée du matérialisme historique alignée sur la philosophie de Hegel et un socialisme saint-simonien. Ce matérialisme serait franchement accusateur au travers de l’œuvre d’Engels et de Marx. Le Manifeste du parti communiste est en circulation en 1848. Le Livre premier du Capital paraît en 1867. Le point de vue géographique structural nous fait ainsi reformuler la critique de Marx et du marxisme. Le corpus marxiste a communiqué une erreur théorique. L’erreur en question concerne la définition de la valeur en économie : la valeur ne présuppose pas la richesse, elle l’implique [Introduction ; 4.2.1 ; 14.3.2 ; 25.2.2]. L’erreur théorique, dans toute sa modernité, a essentiellement découlé de l’aporie albertienne [22.3.4]. Nous avons montré que cette aporie a procédé d’une définition de la ville consacrant une éviction du politique et dont l’Utopie saurait d’ailleurs se réclamer. Au principe politique s’est alors substitué le lieu commun d’une économie de subsistance [24.1.1]. En conséquence : l’impératif d’une telle économie – non étrangère à la commoditas albertienne – a pris la tournure d’une injonction à caractère moral. L’action éclairée devant permettre la liquidation des contradictions sociales génératrices de la pénurie dans le monde, elle appelle à faire la révolution aussi longtemps que n’est pas réussie la correcte redistribution de la richesse. Nous retrouvons par un autre chemin le pourquoi de l’obsession révolutionnaire au XIXe siècle. Vu qu’il ne devrait pas y avoir de principe politique à la source de l’établissement, il faut abolir la propriété personnelle – aussi bien dire l’État de droit – de manière à donner libre cours à la seule solution acceptable qui convienne ; la révolution permanente. À l’été 1870, la candidature d’un Hohenzollern au trône d’Espagne est déposée. La France en demande le retrait mais le roi de Prusse – Guillaume Ier – refuse de
recevoir son ambassadeur. Ce qui est annoncé dans une dépêche envoyée au président du Conseil ; Otto von Bismarck. L’occasion s’offre à la Prusse de guerroyer contre la France. Depuis 1862, le président et futur chancelier Bismarck œuvre à l’unité allemande. Une intervention contre l’Autriche, en 1866, a déjà suscité la création d’une confédération et l’issue du conflit avec la France, si favorable, ne pourra qu’aider à l’entreprise générale d’unification. La guerre franco-allemande est déclarée. Contrevenant à la paix obtenue au Congrès de Vienne, cette guerre débouche sur une reddition à Sédan. Officiellement déchu, Napoléon III est emmené en Allemagne en attendant d’aller finir ses jours à Londres à laquelle il doit tant. L’Alsace et la Lorraine sont cédées à un Empire d’Allemagne proclamé en 1871. Cet Empire transforme le roi de
543 Prusse en un kaiser. S’ensuit l’industrialisation de la Ruhr ; volontaire, sensationnelle. Le graben s’étire sur 80 km de longueur. Pour ce qui est de la France ayant le cœur à gauche, elle reconduit un gouvernement insurrectionnel ; la Commune de Paris galvanisée par l’institutrice anarchiste Louise Michel. Cette Commune est écrasée par le délégué de l’exSecond Empire – Adolphe Thiers –, qui a conclu un traité avec les Prussiens et deviendra président de la troisième République en 1873. 27.3. Une nouvelle capitale nationale et deux nouvelles métropoles 27.3.1. Rome capitale de l’État-nation Italie Et Rome ? Nous y revenons, quittes à procéder à un dernier survol de l’Occident du XIXe siècle. Nous touchons à l’Histoire par fragments. Mais ne perdons pas de vue que notre ouvrage reconstitue des positionnements et rôles abstraits, sans prétendre à la description en continu d’événements et de faits tangibles. Après quelques tentatives infructueuses, l’avancée napoléonienne avait eu raison de Rome en 1809. Celle-ci serait le trophée de l’Empire français jusqu’en 1814. Dès avant Waterloo, l’Empire d’Autriche était redevenu présent en Italie du Nord. Mais le Piémont de Turin est rendu au roi de Sardaigne en 1815 et – plus globalement –, le libéralisme gagnera du terrain jusque dans les États pontificaux retournés à leur titulaire traditionnel. Des complots sont ourdis – y compris contre un pape – et des révoltes grondent dans l’écho d’un Risorgimento. Ralentie en 1849 par effet de résistance autrichienne, cette renaissance à saveur locale connaît un nouveau départ grâce à la conviction nationaliste du fils du souverain de Sardaigne. Ce futur roi d’Italie – Victor Emmanuel II – obtient l’appui d’une France renforcée aux dépens de l’Autriche mais qui doit renoncer à la Lombardie en 1859. L’année suivante, l’instabilité se répand dans l’Italie centrale et le royaume de Naples est conquis sous la conduite du patriote Garibaldi. Les régions centre-sud font la jonction avec le Piémont. Le royaume d’Italie est proclamé. Victor Emmanuel II le gouverne à compter de 1861. La capitale est Turin, puis Florence. En 1866, le royaume italien s’agrandit de la Vénétie avec l’aide de la Prusse contre l’Autriche. En 1870, après avoir été la capitale des empereurs et des papes, Rome est capitale de l’État-nation Italie. Les États pontificaux sont définitivement annexés. Le pape ne règne plus que sur un Vatican de la taille d’un luxueux quartier de ville. La souveraineté vaticane sera reconnue au terme des accords du Latran en 1922. L’unification de l’Italie, qui avait été impossible depuis l’intervention de Pépin le Bref en seconde moitié du VIIIe siècle [16.1.1], devient réalité.
544 À l’époque de la soumission de l’espace italien à l’Empire napoléonien, des
« projets mirobolants » ont été proposés, qui n’eurent aucune suite. Car la capitale de l’Italie a fait son entrée dans l’Europe des Lumières avec l’idée-maîtresse de la promenade archéologique. « Le déblaiement du Forum fut entrepris […] et l’on eut la joie d’atteindre le pavé antique » (Pressouyre XXVb). L’archéologie moderne avait déjà son théoricien ; l’allemand Winckelmann, dont la compétence profiterait non seulement à Rome mais à la Grèce, à l’Égypte, à la Palestine. En 1809 était parue une Description de l’Égypte portant à la connaissance d’un vaste public « la masse des documents rassemblés, décrits et dessinés par une phalange de savants que [Napoléon Ier] avait entraînés à sa suite. En 1822, Champollion déchiffrait la stèle de Rosette ». C’était sept ans après Waterloo et la « stèle » alla au British Museum. Il demeure que les réformes administratives de Napoléon et son Code ont rendu un ultime hommage à la Rome de l’Antiquité. Ces accomplissements ont comme célébré la traditionnelle préséance – en matière de référence aux institutions – du vecteur juridique sur le militaire. Napoléon Ier n’aura pas laissé que des souvenirs de guerre. 27.3.2. L’exhumation Les fouilles archéologiques à Rome ont de prime abord recherché bien autre chose que des pièces amovibles pour expositions dans des musées. Ces fouilles en ont symboliquement exhumé le champ de ruines. Il se peut que l’archéologie savante du XIXe siècle ait moins recherché la découverte d’objets anciens que la restitution de morphologies signifiantes. Cette archéologie aurait en l’occurrence convergé sur la géologie dont allait sortir la géomorphologie du XXe siècle. Laquelle développa une « théorie de l’exhumation » que, pour notre part, nous avons ramenée à une « antithèse » puis à un « scénario ». Le scénario de l’exhumation, comme nous le résumons dans notre livre de l’an 2000 (Desmarais, pp. 53-56), a prétendu que les reliefs de style morphodynamique (abrupts rectilignes en échelons imbriquant des rampes, réseaux polygonaux d’encoches, etc.) auraient été produits sous terre pour ensuite être exhumés à ciel ouvert par les érosions atmosphériques. En tant que causes externes, de telles érosions auraient ainsi fait apparaître à la surface du terrain des reliefs dont le style cassant aurait auparavant été acquis en profondeur. Le « scénario » n’a pas été retenu, non pas tant pour manque de validation empirique, cependant, qu’en vertu d’un déni de la réalité morphodynamique qui n’est pas sans rappeler celui que l’aporie albertienne et l’Utopie opposèrent en leur temps au principe politique. En effet, l’interprétation de la possible réalité morphodynamique, sans avoir été prise à partie, a tout à coup disparu du champ de la communication. Car c’est cette hypothétique réalité, et non pas son inter-
545 prétation, qui fut écartée. Ce qui a entraîné, non pas une ignorance des morphologies signifiantes, mais une ignorance de cette ignorance, si l’on peut dire. Nous avons été les témoins de cette forclusion au fil de la décennie 1960. Du jour au lendemain, le scénario de l’exhumation a été non pas tant relégué qu’extirpé de la mémoire institutionnelle. Mais ce fut aussi le moment assez exact où, pour notre part, nous avons proposé le théorème de la dynamique interne à la surface primitive des continents (pp. 31-44). Cet exercice n’a pas fait la démonstration de l’existence empiriquement vérifiable de la dynamique en question. Il a cependant permis la démonstration de la possibilité qu’une telle dynamique – même si non validée empiriquement – puisse effectivement organiser géométriquement les formes concrètes auparavant rapportées à leur surface primitive. Au lieu de proscrire le scénario de l’exhumation, notre géographie structurale a choisi de le critiquer ; afin qu’il soit permis de supposer que les morphologies signifiantes prétendument produites sous terre aient plutôt été engendrées en même temps que la surface primitive qui les enveloppe. Mieux vaudrait dire, même, que notre géographie a été fondée lorsque revendiquée cette permission d’hypothèse. Depuis lors, nous comprenons que l’hypothèse en bout de piste ne sera jamais prouvée mais qu’elle a droit de cité quand même, étant donné que la forme abstraite reconstituée accorde aux formes concrètes locales une organisation perceptible aux échelles régionale et globale de l’espace géographique. Le défaut de preuve ci-devant déclaré ne prescrit pas une négation des morphologies signifiantes. Il libère une connaissance structurale utile à l’analyse d’organisations concrètes qui, autrement, restent indicibles. Or le scénario de l’exhumation, qui a fait ce que l’on sait avec les morphologies signifiantes des types de relief il y a un à deux siècles, aurait fait de même avec la réalité morphologique du champ de ruines romain à la même époque. Sauf que ce scénario n’aurait pas été le fait d’une géologie risquant la géomorphologie mais d’une archéologie risquant la géographie humaine. En exhumant ce champ de ruines, l’archéologie du XIXe aurait restitué à l’observation un phénomène apparemment inerte mais que nous avons rapporté, dans notre chapitre 14, à la forme abstraite d’un vacuum dynamiquement engendré à fleur de manifestation au Ve siècle. 27.3.3 Un point nodal Restitué à la surface du sol grâce aux fouilles archéologiques du XIXe, le champ de ruines romain re-polariserait une Méditerranée cernée de côtes d’azur à cartes postales. Dès sa conception, l’archéologie savante fut ainsi pratiquée en fonction de la mise en valeur du terrain où elle se déroula et non pas encore des
546 artefacts qui y seraient trouvés. Nous avançons que cette archéologie a donné sens à un processus de valorisation positionnelle de durée moyennement longue. Pendant les dernières années du XVIIIe siècle, une telle valorisation a eu lieu en plusieurs pays d’Occident. Dans une intervention au colloque Géopoints de l’an 2000, Rebour a comparé deux courbes d’évolutions de rentes calculées en plusieurs localités d’Europe de l’Ouest au XVIIIe siècle [Ératosthène Cyberato.org 2001]. Les deux courbes diffèrent légèrement mais, à la traversée de l’année 1770, elles profilent la même brusque montée qui serait signalée en Amérique du Nord vingt ans plus tard. Puis la valorisation positive alors enclenchée allait persister – telle une inflation rampante – pendant les trois premiers quarts du e XIX siècle. Circonscrite aux pays de l’Atlantique nord, la valorisation ci-dessus indiquée a été porteuse de la culture manifestée : en 1770, par les pôles d’exhumation archéologique articulés aux rivages haut de gamme de la Méditerranée en Europe, au Proche-Orient et en Afrique du Nord ; en 1790, par les paysages artificiellement vieillis d’un Tourism Belt en Amérique du Nord-Est (Beaudet et Gagnon 1999). Ainsi relevée, la valorisation en cause a impliqué un rachat qui aurait besoin de la grande industrie. La transition de la manufacture à la fabrique mécanique aura été la réponse à cette stimulation objective. L’urbanisation s’est emballée dans la foulée de cette révolution industrielle. Des voisinages de concentration industrielle ont été conjoints à des massifs de rassemblement, dans la plaine du Pô par exemple et jusqu’en vue de Venise (Mestre). La croissance de la population agglomérée a permis à Rome – capitale nationale de l’Italie et ville-région de la Méditerranée – de redevenir millionnaire en quelques décennies. Mais au fil de ces occupations rapides et voyantes qui au reste ont marqué l’Angleterre, la Belgique, les Pays Bas et la France avant l’Italie, la grande industrie a entraîné, au troisième quart du XIXe siècle, un état de saturation. En un contexte où les positions étaient louées plutôt qu’appropriées, les pays d’Europe vont à tour de rôle atteindre le moment où la quasi-totalité des valeurs foncières est sur le marché locatif et où, faute de pouvoir encore accéder au marché de vente, la production de richesse n’a plus rien à racheter. D’où l’amorce d’une récession due non pas à un essoufflement de facteurs mais à l’épuisement du moteur intrinsèque à la croissance. Nous atteignions un point nodal. Thierry Rebour (pp. 199 et suiv.) a forgé le concept pour rendre compte du « moment historique où la valeur est totalement sur le marché, donc totalement transformée en valeur implicite » (p. 231). Le moment évoqué ici remonte à la décennie 1870. L’économie est en crise mais la morphogenèse d’établissement se poursuit.
547
Londres
Hambourg PRUSSE Paris
Prague Vienne
N.Y. ALLEMAGNE
Budapest
Rome capitale nationale
Istanbul
Graphique 27.1 À l’époque de l’Empire austro-hongrois (1867 →) (← graphique 22.1)
27.3.4. Vienne et Budapest À l’autre bout de l’Occident ? À l’est de l’Ouest ? L’Empire ottoman est endetté, à la merci de puissances européennes qui – ayant célébré l’inauguration du canal de Suez en 1869 – lui font perdre la Bulgarie, la Roumanie et la Serbie qui aussitôt deviennent clientes de la Russie. L’Empire d’Autriche, altéré depuis 1866, compose une monarchie double avec la Hongrie : un Compromis dont procède, dès 1867, la « forme constitutionnelle » de l’Autriche-Hongrie, c’est-à-dire : l’Empire austro-hongrois. Les grandes villes de Vienne et de Budapest appuient la ligne de crête NWSE de la nouvelle aire d’influence impériale (graphique 27.1). À l’Autriche sont conjointes les régions de la Bohême tchèque, de la frange sud de la Pologne (Silésie-Cracovie), de la Slovénie. À la Hongrie sont conjoints les pays de Slovaquie, de Transylvanie. Un autre Compromis fait entrer la Croatie (exDalmatie) dans l’aire austro-hongroise en 1868. Des territoires ottomans et italiens – Bosnie, Vénétie, Lombardie – sont occupés en 1878. La réunion de ces régions et pays a disposé d’établissements en cours d’industrialisation lourde et dont le principal – Vienne – évolue depuis quelques siècles comme un pôle-métropole. À un niveau anthropologique, la bipolarité austro-hongroise a répondu de la montée d’une « conscience collective des peuples d’Europe centrale » (Bérenger 1968, p. 915). Cette conscience fut honorablement incarnée en la personne de François-Joseph. Cet empereur d’Autriche depuis 1848 et roi de Hongrie
548 après 1867 est resté sur le trône jusqu’en 1916. La durée de son règne a presque parfaitement coïncidé avec celle de l’Empire. Comment oser parler d’Empire ? L’ensemble n’est pas l’effet d’un expansionnisme conquérant puis il gravite autour de deux grandes villes et non pas d’un seul pôle. Mais la « conscience » ci-dessus évoquée mérite la réputation, ayant donné la riposte à trois menaces externes. D’abord ; l’empereur d’Autriche fut « héréditaire ». Ce titre avait été revendiqué en 1804 pour dénoncer l’auto-couronnement de Napoléon Ier [27.1.1]. Ensuite ; le même empereur s’était réclamé de la descendance des Habsbourg, aussi bien dire d’un Saint Empire antérieur à l’existence de la Prusse et surtout extérieur au territoire recouvert par cette dernière. Enfin ; la « conscience » des peuples d’Europe centrale ne pouvait qu’être impressionnée par la montée d’une Russie tsariste qui, on vient de le noter, recrutait des « clientes » aux dépens de l’Empire ottoman. La Russie prend le relais d’Istanbul, qui avait habitué Vienne à résister depuis 1529. L’Empire austro-hongrois aura témoigné d’une triple résistance accompagnée de crainte : envers l’Occident Atlantique en effervescence ; envers la Prusse qui contrôlait une Allemagne jadis constituée avec le Saint Empire mais dont les héritiers devaient se déplacer en direction sud-est ; envers une Russie crypto-impériale enfin. L’Empire Autriche-Hongrie en aura été un de résistance ; un Anti-Empire. Avec sa forte minorité allemande, sa faible majorité tchèque et ses quelques Juifs, comme avec son passé associé à la protestation valdo-hussite [22.3.2] ainsi qu’au départ de la guerre de Trente ans [26.1.2], Prague est « l’oubliée ». Elle loge dans le recoin nord-ouest de son nouvel espace d’appartenance et tout contre la périphérie sud-est d’une Allemagne en fusion avec la Prusse. Prague ayant perdu toute capacité de contrôler les mobilités de ses voisins, n’a-t-elle qu’à devenir belle ? Le romancier Milan Kundera a écrit à son propos qu’elle est « la plus belle ville du monde ». Est-ce dire que Prague a éclipsé Paris sous ce rapport ? La vocation ne date pas d’hier. Prague était belle même quand elle s’entourait de faubourgs manufacturiers en lien avec les mines de Silésie bien plus qu’avec les monuments de Leipzig. À présent toutefois, il y a plus que cela. Prague se construit un patrimoine où l’art gothique de la première heure avoisine un baroque qui s’en donne à cœur joie. La « petite mère a des griffes » (Robert 1968, p. 604). Le totalitarisme explicité par Kafka lui aurait-il été révélé par la dictatoriale beauté de sa ville natale ? Cette capitale rappelle à l’Europe sa récente vocation à substituer l’œuvre d’art à l’axiome polémique [26.3.1].
549 27.3.5. New York En 1874, un artiste français – Auguste Bartholdi – réalise deux maquettes d’une statue de la Liberté « éclairant le monde ». Pour le montage du monument dont les pièces détachées seraient transportées par bateau vers un haut fond de la rade de New York, Bartholdi fait appel à Gustave Eiffel. Cet ingénieur laissera son nom à la Tour de trois cents mètres plantée au Champ de Mars pour la tenue de l’Exposition Universelle de 1889, l’année centenaire de la Grande. Les États-Unis d’Amérique sortaient d’une guerre de Sécession (1861-1865). Leur terrifiante guerre civile avait été provoquée par l’irréductibilité des États esclavagistes du Sud face aux États capitalistes du Nord. Le libéralisme virtualisa l’esclavagisme. L’œuvre d’Alexis de Tocqueville (→1859) avait séduit les partisans de ce libéralisme, dont l’artiste du XVIIe arrondissement parisien. Auguste Bartholdi fut compagnon d’Édouard Laboulaye (1811-1883). Partisan de libéralisme, cet homme politique avait été autant adversaire du Second Empire qu’admirateur de la Constitution des États-Unis d’Amérique. L’idée d’offrir aux États-Unis une statue représentant la Liberté est revenue à ce député et sénateur qui en confia le devis à Bartholdi. Les pièces de la gigantesque statue sont officiellement remises à l’ambassade américaine de Paris en 1884. Le financement de leur fabrication – à base de loteries et de dons privés – n’eut rien de décisif. Une chasse à la subvention a été requise, qui a opposé le Congrès de Washington à l’administration de l’Empire State. Les sommes ont été amassées. Sur un piédestal haut d’une quarantaine de mètres, la statue est érigée en 1885. De sa main droite et blanche dirigée vers le ciel, elle tient une torche ; le flambeau ! Le symbole a rassemblé les personnalités politiques et les institutions diplomatiques des deux côtés de l’Atlantique. Ce qui permet d’avancer que – à travers cette œuvre jaillie d’une spontanéité personnelle – la France a simulé la transmission du flambeau de la civilisation occidentale aux États-Unis d’Amérique. La France de la IIIe République a ainsi fait valoir sa mission civilisatrice. L’Empire britannique était plus puissant et sans doute méritoire. Mais la France a porté le flambeau à l’époque. À preuve ? Elle vient de le transmettre.
28. L’Occident débordé 28.1. La catégorisation spatiale au XXe siècle 28.1.1. Le communisme attend son heure Juin 1914 ; un étudiant assassine l’archiduc héritier des Habsbourg. L’attentat est commis en pleine rue, à Sarajevo qui relève alors de l’Empire austrohongrois. Cette ville est la capitale de la Bosnie et le tueur est bosniaque. La Bosnie fait partie de l’ensemble sous-continental des Balkans avec la Croatie, la Serbie et autres pays plus ou moins petits. Marginalisés tout en étant exposés aux rivalités entre leurs grands voisins, ces pays ont entreposé des barils de poudre. Un seul coup de feu suffit à tout faire exploser. Il vient d’être entendu. L’Allemagne fascine. Sa performance économique n’a d’égale que sa militarisation dans le cadre d’une Alliance avec l’Autriche-Hongrie et une Italie incapable de préserver sa neutralité. À cette Alliance réplique une Entente réunissant la France, la Grande-Bretagne et la Russie. D’emblée appuyée par l’Allemagne impériale, l’Autriche des Habsbourg déclare la guerre à la Serbie qu’elle juge avoir été derrière l’événement de Sarajevo. Les Ottomans et les Bulgares rejoignent ces attaquants. Aux Français, aux Anglais et aux Russes vont se joindre, à compter de 1917, les Américains. La Première Guerre mondiale va durer quatre ans. L’année de la déclaration, 1914, le canal de Panama est ouvert. Les Grandes Guerres au XXe siècle vont causer des souffrances inouïes. Mais pour la compréhension du rôle de ces Guerres mondiales dans notre parcours géographique structural, nous n’allons en relever que certaines conséquences indirectes de grande portée. Le premier événement que nous considérons de ce point de vue est – pour autant que soit concernée la Guerre de Quatorze – la révolution russe. En février 1917, la Russie des tsars est abattue. En octobre de la même année, l’insurrection procure le pouvoir à la faction bolchevique d’un Parti social révolutionnaire à l’essai depuis 1901. Ce Parti organise en 1918 une République socialiste fédérative soviétique de Russie. L’événement inspire la pensée de gauche en voie de gagner certains pays de l’Ouest, entre autres la France où un homme d’État à l’éloquence passionnée – Georges Clémenceau – et un écrivain à la plume acérée – Émile Zola – font honneur à l’indignation juste. Les conflits de travail prennent une tournure particulière. La grève n’est déjà plus seulement un moyen de pression utilisé par le droit syndical pour faire valoir des conditions de travail. Dans les circonstances présentes, la grève peut mobiliser la classe laborieuse comme une milice capable de renverser un gouvernement élu. À quand le contrôle des moyens de production par les travail-
552 leurs ? À quand l’abolition de la propriété privée ? Le communisme attend son heure. Entre 1906 et 1909, Clémenceau – alors président de Conseil – avait mis sur pied un ministère du Travail. L’objectif était la conjuration de grèves menées sous la bannière d’un syndicalisme prônant jusqu’à l’anarchie. Le socialisme gouverné ferait mieux. Il demeure que la grève insurrectionnelle est entrée dans les mœurs. L’intervention régulatrice de l’État va en réduire les impacts, mais sans persuader la gauche de sa non-pertinence. La presse écrite, en rodage, fait grandir l’opinion publique. Ce nouveau pouvoir accorde une tribune à la pensée critique. Zola accuse. Sans lui, y auraitil eu une affaire Dreyfus ? Les occupations outre-mer sont prises à partie. La colonisation n’est pas mission civilisatrice, clame la gauche. D’autres scandales – économiques ceux-là – sont dénoncés dans une ivresse féroce, dont celui ayant entouré le financement du chantier de Panama. En 1919, un traité à Versailles scelle le sort de l’Allemagne. La même année et en 1920, d’autres traités font de même avec l’Autriche (Saint-Germain-enLaye), la Bulgarie (Neuilly) et la Hongrie (Trianon). Même si éclaboussé par le scandale de Panama, Clémenceau siège à la table des négociations. Les conditions que les Alliés imposent à l’Allemagne sont accablantes. Les pays de l’Atlantique ont pourtant intérêt à garder une Allemagne forte entre eux et la nouvelle Russie soviétique. Les démocraties de l’Ouest ont déjà besoin de l’Allemagne contre la Russie en ascension, mais elles l’humilient. Les Allemands se souviendront que les Français avaient été ménagés après Waterloo. Les États-Unis d’Amérique et le Japon sont sortis renforcés de l’épreuve. Plus jamais ça ! Une Société des Nations est instituée. L’organisme siège à Genève à compter de 1920. Cette SDN prétend à la négociation permanente de la paix et de la sécurité. En 1922, la Russie devient la pièce maîtresse d’une Union des républiques socialistes soviétiques. Au terme des accords de Locarno en 1925, la carte des frontières change. Les Empires austro-hongrois et ottoman disparaissent. Le territoire hongrois est réduit des deux tiers. La Bohême tchèque et la Slovaquie composent une seule Tchécoslovaquie. La Croatie, la Bosnie et la Serbie composent une seule Yougoslavie. La France récupère l’Alsace et la Lorraine. L’Allemagne, signataire, est admise à la SDN. L’Empire britannique maille la planète. Il articule ses échanges au réseau d’échelle mondiale que réalisent ses possessions dans le cadre d’un Commonwealth. Le concept n’est pas inédit. Il avait exalté la posture fédérative au XVIIe siècle en même temps qu’était publicisé l’esprit de l’Habeas Corpus [26.1.3]. Les institutions britanniques se font remarquer par leur aptitude à concilier des postures et pathos contradictoires.
553 28.1.2. USA et URSS ; Ankara et Tel Aviv Les États-Unis d’Amérique – les USA – achèvent leur conquête de l’Ouest aux dépens d’Aborigènes parqués dans des réserves. L’Union des républiques socialistes soviétiques – l’URSS – achève pour sa part la colonisation de la Sibérie aux dépens d’un khanat mongol en déclin depuis trois siècles. La voie ferrée du Transsibérien franchit le continent asiatique à compter de 1916. Le domaine impérial ottoman est en péril. Puis la Russie contiguë à son Nord est indigeste. Elle renie le dessein de son premier tsar Pierre le Grand [26.2.4]. Pour ne pas dire qu’elle s’en remet à une inclination plus ancienne encore, à savoir cet « estrangement » qui, rappelons-nous, était spatialisé depuis des lustres [18.4.1]. Nous pensons à la ligne de démarcation jadis tracée par l’empereur Claude et entretenue sous diverses formes et relocalisations par la suite. Quelque quatre siècles se sont écoulés, depuis que la fameuse démarcation avait servi l’opposition des deux mentalités qui ne s’étaient pas entendues quant à l’interprétation de la miséricorde [22.3.3]. À l’ouest de cette ligne qui a eu le temps de se comporter telle une discontinuité structurale, l’Occident serait compréhensif envers les fautes commises au nom de l’économie de marché. Tandis qu’à l’Est aucune indulgence ne serait consentie. En début de XXe siècle, donc, la Russie redéployée aux dimensions de l’URSS embarrasse l’Occident. Le communisme non miséricordieux n’a plus qu’à s’y essayer. Ce qui reste de l’étendue ottomane est divisé. Un État national turc – la Turquie – va marginaliser Istanbul puis se territorialiser autour de la région anatolienne d’Ankara. Cela au prix de très douloureux transferts de populations ! Un déclin d’Empire va difficilement sans fureur. La Turquie moderne d’Asie Mineure et d’Europe prétendait à la souveraineté dès 1919. Ce que justifia l’action militaire d’un général venant de soumettre les Arméniens, les Kurdes et les Grecs en des voisinages ciblés comme autant de jalons d’une frontière étanche. Le général vainqueur de ces éventuelles minorités – Mustafa Kemal dit Atatürk – dépose le sultan en 1922. Puis ce designer de frontière préside une République laïque reconnue par les Alliés occidentaux dont les délégués sont réunis à Lausanne en 1923. La Turquie contemporaine a-t-elle été occidentalisée ou s’est-elle occidentalisée d’elle-même ? Les Alliés ont intérêt à ce qu’une Turquie adhérant à leurs valeurs barre le Proche-Orient contre l’influence soviétique. Et les Turcs de la modernité ont intérêt à singulariser leur espace au sein du bord arabe et musulman. Sur les lieux centraux de l’ex-orbis ottoman, le nouvel État est destiné à être musulman sans être arabe. Recouvrant l’extension du Croissant Fertile des premiers empires, le Proche-Orient restera arabe et musulman pour sa part.
554 Nous entrevoyons que la Turquie laïque mais musulmane saura exoréguler – comme l’Empire ottoman d’hier [24.1.3] – les sections arabes du bord. Quelques années avant le début de la Première Guerre mondiale, un mouvement national s’était manifesté au Proche-Orient. Ce mouvement – le sionisme – avait envisagé la formation d’un « État juif » dans les limites d’une Palestine qui – depuis l’urbanicide sous Hadrien au IIe siècle [11.1.1] – avait été tenue par ; les Byzantins (324 →), les musulmans d’Arabie (640 →), les Francs des croisades (1099-1229), la dynastie des Mamelouks qui régna sur l’Égypte et la Syrie de 1250 à 1517, enfin les Ottomans (1481 →). Dès 1901 est créé un Fonds national pour une acquisition de terres palestiniennes à l’intention des Juifs. De petits groupes s’y trouvaient déjà, descendants d’expulsés d’Espagne au XVIe siècle. Ce qui est significatif d’une tendance séculaire, de la part des réfugiés de la Diaspora, à vouloir recouvrer la terre qu’ils considèrent avoir été promise aux ancêtres. Une migration juive donne suite à la décision de 1901, qui engendre une enclave littorale autour du site de Tel Aviv en 1909. Le transfert de population amène quelque 60 000 migrants après 1919. Une déclaration officielle – que nous devons au comte Arthur James Balfour – engage la Grande-Bretagne dans le projet de positionner un Foyer national juif dans la région. La déclaration Balfour, volontairement vague d’après Elyakim Rubinstein (1982, p. 48), est soumise à la SDN qui demande aux Anglais de ménager une place pour les Arabes en Palestine quand l’établissement juif y sera devenu réalité. 28.1.3. Un rapetissement ethnique Nous nous sommes tenus à distance, tout au long de cet ouvrage, des scenarii accordant une part décisive aux conspirations. Les complots, si convaincants soient-ils, n’expliquent pas les mises en situation. Ils sont généralement permis par une dynamique interne aux établissements qui, elle, est explicative. La théorie traque l’erreur et non le crime. Elle apprend notamment à savoir que, parfois, les rumeurs de complot sont plus convaincantes que la chose. Les Alliés d’Occident ont sans doute eu un compte à régler avec les Ottomans à l’issue de la Première Guerre mondiale. Ces derniers avaient combattu aux côtés de l’ennemi après avoir concocté des projets de développement industriel avec lui, dont celui du Bagdadbahn. Les Ottomans ont admis leur défaite à Sèvres en 1920. Des promesses ont en l’occurrence été faites, entre autres à des montagnards kurdes qui disposeraient d’un État territorialisé à la jonction de la Syrie, de l’Iraq et de l’Iran. La reconnaissance de la Turquie laïque, en 1923, empêcherait toutefois la création d’un tel Kurdistan indépendant. De même, un espace serait réservé à la population arabe au Proche-Orient. Voyons comment.
555 Les Arabes infériorisés par les Ottomans s’étaient révoltés contre ces derniers en 1916. Les Anglais étaient alors présents en Iraq ; « mais ce n’est qu’en 1917 qu’ils occupent Bagdad. Plus à l’Ouest, ils appuient la révolte des Arabes auxquels ils promettent la constitution d’un grand royaume » (Mantran). Un agent britannique – Lawrence d’Arabie – instrumentalise cette révolte pour concevoir la formation au Proche-Orient d’un Empire arabe « sous influence britannique ». Il canalise à cette fin le combat des Arabes contre les Turcs en 1918. La promesse d’émancipation politique est diluée. Pour avoir été faite par des Anglais dans le dos de Français en désaccord ? Ou parce que les Anglais ont gagné du temps en bernant les Arabes ? Comment imaginer un royaume arabe et a fortiori un Empire dans l’éventualité d’une création politique qui serait sous influence britannique ? En 1919, le Proche-Orient est réparti en deux mandats : deux territoires dont l’administration est confiée : pour l’un, à l’Angleterre et comprenant la Palestine ainsi que la Jordanie et l’Iraq ; pour l’autre, à la France et comprenant la Syrie ainsi que le Liban. Superposé à une répartition chiite et sunnite de la population musulmane locale, ce partage donnera lieu à des interactions complexes. Pourquoi avoir qualifié d’arabe la population musulmane au Proche-Orient ? Pourquoi ne pas l’avoir qualifiée de musulmane seulement ? Pourquoi ne pas avoir qualifié d’Iraquiens les Arabes d’Iraq ? Répondre à ces questions requiert un survol de la catégorisation issue de la liquidation de l’orbis ottoman. Résumons l’aspect extérieur de cette catégorisation du point de vue des populations touchées par la disparition de l’Empire ottoman : les populations à l’origine ni arabes ni musulmanes recouvrent leurs patries au sein des Balkans (Grèce, Serbie, Roumanie) ; la population musulmane mais non-arabe dispose du nouvel État national qu’est la Turquie ; enfin les populations arabes du Proche-Orient et d’Afrique du Nord sont confinées. L’Égypte va sous protectorat anglais et l’Algérie est francisée depuis 1830. Le Maghreb – l’occident du monde arabe [23.2.2] – groupe trois espaces définissables en tant que nations ; Tunisie, Algérie et Maroc. Les régimes de gouvernement y sont de colonie ou de protectorat, mais cela importe moins qu’un modèle départemental imposé par une France au physique de l’emploi impérial. Chacun des trois espaces du Maghreb dispose ainsi d’un chef-lieu qui, le moment venu, évoluera en capitale effectivement nationale. L’Arabie proprement dite va réaliser un État, en 1932, au terme d’une fusion de régions sous la conduite d’un roi, Ibn Séoud. Cette Arabie est dite Saoudite et ses habitants ne sont plus des Arabes mais des Saoudiens. L’Arabie est devenue un État dont le territoire est entouré d’une frontière ponctuée d’émirats et au moins partiellement sous contrôle interne. Les Arabes d’Arabie (sic) – les Saoudiens – ont ainsi pu se reconnaître à travers un État.
556 Certes, ce royaume d’Arabie recèle des ressources pétrolières qui vont le compromettre dans une dépendance économique aux puissances d’Occident (→ 1945). Mais ses sujets – les Saoudiens – sont demeurés maîtres des lieux. En revanche, les Arabes d’Iraq, de Syrie, du Liban, de Jordanie, de Palestine, parviennent péniblement à s’identifier aux frontières projetées chez eux par les vainqueurs de l’Ouest. Des pays arabes au fond de la Méditerranée ne tardent pas à devenir indépendants ; entre autres l’Égypte en 1936 et la Syrie en 1944. Or ces deux pays, justement, vont coordonner une République arabe unie en 1958. Cette République ne fera pas long feu, mais importe seulement pour nous qu’elle se fût dite arabe. Même les Égyptiens, aussi nombreux que les Turcs (autour de soixante millions), se déclarent arabes sitôt qu’ils font la jonction avec une population arabophone non loin, celle-ci serait-elle d’une Syrie d’environ quinze millions d’habitants. Bref, les Arabes du Proche-Orient évoluent à l’intérieur de frontières que – sauf exceptions – ils n’ont pas eux-mêmes déterminées. Ils sont ainsi en déficit de compétence politique et de ce fait exposés à un rapetissement ethnique. De la catégorisation ci-dessus analysée, il ressort que certaines populations ont été dramatiquement conjointes aux lendemains de 1919. Nous pensons aux Bosniaques et Albanais musulmans tenus de cohabiter avec des populations orthodoxes dans les Balkans et, plus encore, aux Juifs et Arabes de Palestine ou Palestiniens. Ces Juifs occuperaient l’enclave autour de Tel Aviv. Mais pour ce qui est des Palestiniens, ils sont ethniquement associés aux Arabes de la grande région. Le Proche-Orient arabe contient ainsi une enclave juive pour sa part comparable à un verrou au cœur de la Palestine. Sauf que ce verrou va emprisonner ou comprimer des voisinages palestiniens résiduels (Gaza, Cisjordanie). Le Proche-Orient de l’époque correspond à un vaste ensemble exorégulé. Au niveau de l’interface géographique – en dessous de la division administrative en mandats quand même provisoires –, ce Proche-Orient emboîte finalement plusieurs enclaves : la juive et, à l’intérieur de celle-ci, des localités palestiniennes menacées par l’émiettement. 28.2. Pathologies, pathos, passifs, passions 28.2.1. Le retour du monstre e
À compter du II siècle avant notre ère, l’impérialisme romain aura été la réponse au harcèlement semi-nomade du Sud. Au Ve de notre ère, le même
impérialisme s’opposerait au totalitarisme spatial des envahisseurs barbares. Or dans le présent d’un XXe siècle où il y a moins d’Empires et plus de nations, la civilisation occidentale semble atteinte de l’intérieur par le pathos totalitaire.
557 Comme nous l’employons, le mot pathos ne renvoie pas au sens commun d’une recherche naïve de dramatisation. Il est pris au sens de l’un des trois ordres proposés par la philosophie morale d’Aristote dans son Éthique à Nicomaque, les deux autres étant le logos et l’ethos. La chose signifiée est en lien avec le pathogène [5.3.2 ; Introduction]. Comment allons-nous traiter – sans verser dans la confusion – du pathos totalitaire ainsi approché ? Notre histoire contemporaine nous a habitués à corréler le totalitarisme à des régimes exceptionnellement insupportables comme le communisme (supra) et le nazisme (infra). Or le totalitaire spatial ou virtuel – celui auquel nous nous arrêtons – ne correspond pas encore ni ne correspondra nécessairement au totalitaire en acte de tels régimes. L’Occident avait été choqué par la dynamique des invasions au Moyen Âge. Mais – nous l’avons plus d’une fois noté et nous gardons l’expression – les Barbares du temps ont été labiles [14.3.1]. Ils ont fait leurs les représentations des populations soumises ou infiltrées par eux. Jusqu’à nouvel ordre, l’expansionnisme occidental – même si diffusant et à relais depuis l’époque des Grandes découvertes – n’a pas renoncé au pathos impérial. La posture fédérative affichée par les établissements du gradient du Nord a composé sans heurt avec la polarisation. Ce qui rendrait compte du fait que, même si l’étendue sous-jacente à ces établissements fut jadis engendrée par des invasions incitant au pathos totalitaire, leurs occupations de surface adopteraient une posture antinomique faite d’individualisme et, aux époques récentes, de libéralisme. Ce fut vraisemblablement ainsi que Londres devint la ville capitale d’exception au faîte de son Commonwealth. Nous connaissons la proverbiale flexibilité des institutions britanniques. Lesquelles ont su concilier, depuis au moins trois siècles, la posture fédérative avec la protection des libertés individuelles. De la période des Grandes découvertes aux années 1920, le pathos impérial a efficacement virtualité le totalitaire de l’intérieur de l’Occident. Après la Première Guerre mondiale et la révolution russe, cependant, le pathos impérial a continué de prévaloir mais avec moins d’assurance. Le pathos totalitaire y est demeuré virtuel bien que tout en ayant exercé plus de pression. Il s’est mis à faire tentation, si l’on peut dire. Rien d’étonnant, penserait-on, puisqu’une dynamique d’invasion totale opère depuis quatre siècles côté Occident [24.1.3]. Mais celui-ci est depuis plus longtemps encore habitué au pathos impérial. Il semble correct d’avancer que l’Occident soit demeuré impérial, mais tout en ayant été saisi de la tentation totalitaire à l’orée du XXe siècle et depuis lors. Or la façade soviétique vient tout juste de se montrer telle la devanture grillagée d’un Ailleurs autant perpétuel que sans précédent. Le totalitarisme
558 serait sur-le-champ projeté sur cet Ailleurs et il suffirait d’imaginer, par la suite, qu’il serait venu de là-bas vers chez soi. Le totalitarisme n’a pas été exporté en Occident. Posons plutôt qu’il s’actualise à l’Ouest quand il y virtualité l’impérialisme. De même, l’impérialisme s’actualise à l’Est quand il y virtualité le totalitarisme. Les pathos ne sont pas des caractères ajoutés et transférables mais des passifs se substituant verticalement les uns aux autres en de mêmes catégories d’étendues. Le passif totalitaire est présent aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est, si bien qu’il reste à interpréter l’existence de la catégorisation spatiale indiquée. Nos deux ensembles de l’Ouest et de l’Est auraient récemment surgi – de part et d’autre de la discontinuité nord-sud coupant l’Europe depuis assez longtemps – comme pour empêcher le dialogue. L’incommunicabilité ne serait pas venue de la différence a priori des deux méga-régions chacune enlisée dans son passif ; celle de l’Est dans le totalitaire et celle de l’Ouest dans l’impérial. Bien au contraire. Puisque l’étendue de l’Occident a été sur le point d’être dilatée au gré d’une invasion totale, il a fallu – en cet instant critique donné par la Première Guerre mondiale – que le déterminisme de la discontinuité ne passe pas inaperçu. Paradoxalement, l’ubiquité du totalitarisme au début du XXe siècle aura été la condition de possibilité de la redéfinition des catégories Occident et Ailleurs de part et d’autre de la discontinuité transeuropéenne. L’autre monstrueux est tapi dans le miroir tenu par chacun devant soi. Est-ce annoncer qu’il y aura deux monstres ? Quand la révolution permanente n’en finit plus de devenir réalité sur fondement de clivage gauche-droite, son implication extrême est-elle doublement monstrueuse ? 28.2.2. Fascisme et morphogenèse La Grande Dépression des années 1929-1932 a fait craindre l’irruption du totalitarisme en cette Amérique dont la porte d’entrée est illuminée du flambeau de la Liberté. Mais les lois du New Deal – passées aux voix sur proposition du président Franklin Delano Roosevelt en 1933 – ont donné une autre chance à un impérialisme autant redoutable que protecteur de démocratie. La nouvelle donne américaine a rassemblé les énergies de l’Empire State – l’État de New York comme modèle – au service du bien-être culturel. L’American way of life – socialiste à sa façon – prétend à la responsabilité politique du système capitaliste. Le monde libre – l’Occident libéral – ne tarderait pas cependant à être surpris par la soudaine montée d’une Allemagne à la fois belliqueuse et mortifiée. Cet ex-Empire n’a pas réussi à retenir son protectorat africain de Tanzanie alors que la petite Belgique était présente au Congo depuis 1909. Les énergies du désespoir ont actionné en Allemagne une course aux armements
559 prohibée mais de circonstance [20.2.1]. Une brève occupation de la Ruhr n’y a rien pu. L’Occident est sidéré. Quelques prophètes s’exténuent à prêcher en ces déserts symboliques que sont devenues les puissances industrielles peuplées de masses abasourdies. L’inimaginable se produit faute d’imagination à savoir ; la dérive d’un Führer – Adolf Hitler – appelé au pouvoir par un parlement élu selon les règles de l’art en démocratie. La Seconde Guerre mondiale – 1939-1945 – exacerbe la pathologie totalitaire sous les traits voyants du fascisme et du nazisme. À nouveau la Grande Guerre fait impression par ses conséquences annexes autant sinon plus que par ses longs combats ayant mené des millions d’humains à la mort. L’existence physique des camps d’extermination est montrée ; ou dé-montrée, du substantif démonstration en lequel se cache le lexème monstre. Hitler a déclaré la guerre à des nations territorialisées. Mais au peuple juif, le monstre ne déclara rien. Le fait d’en parler est-il suspect ? Comment parler de ça à moins d’instrumentaliser le monstre ? Eût-il été préférable d’en avoir parlé avant ? Mais c’est quoi, ça ? Un pathos totalitaire qu’il n’est jamais trop tard d’assumer à l’Ouest parce qu’il s’y trouve au point de se voir dans le miroir en face de soi. Après tout, les démocraties de l’Europe Atlantique ont peu résisté à Hitler quand elles crurent en avoir besoin pour se soustraire à la peur de l’URSS. Ce qui a donné l’idée au monstre de pactiser avec le dictateur Joseph Staline en août 1939. Comment dès lors dire non à Staline et à Hitler en même temps ? La révolution permanente sert le pathos totalitaire à la faveur de son vice caché qu’est une équivalence inversée gauche-droite qui en vient à donner le choix entre deux monstres. Instant critique ! L’Angleterre a fait chavirer le voyage au bout de la folie. Le premier ministre en poste en avril 1940 – Sir Winston Churchill – « refusa les avances » d’Hitler. Aussi bien dire que – et quoi qu’il en serait du bombardement de Londres – Churchill refusa de se rendre. Hitler venait pourtant de gagner contre l’Europe de 1918. Cet autre « homme de guerre hors du commun », lui non plus, n’avait pas tout prévu. L’exemple de Churchill est suivi par Charles de Gaulle, ce général de brigade dans le gouvernement d’une France battue dont le président du conseil demande l’armistice. La reddition survient à peine deux mois après que Churchill opposa son refus. De Gaulle rejoint l’Angleterre aussitôt, pour lancer de là un appel à son pays en faveur de la résistance. Tétanisé, Hitler se méprend quant à la réaction de son allié de l’Est au refus de l’Angleterre et, au cas où Staline pourrait trahir le pacte germano-soviétique de 1939, il s’enferre – comme Napoléon avant lui – dans l’hiver russe. Ce fut moins une erreur que le signe de la formidable réédition d’une phase inaugurale du parcours de l’Occident. Souvenons-nous. Non pas de Napoléon, mais d’Hannibal !
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Nous proposons que les grandes dérives peu ou prou contemporaines aient donné suite à un deuil. Lequel aurait été redevable : de la dissolution du Saint Empire à l’époque de Napoléon Ier ; de la soumission de la Rome des papes par les nationalistes italiens en 1870 ; du démantèlement de l’Empire austro-hongrois au terme de la Première. La perte de la Rome pontificale – et impériale, pensons-y ! – aurait préparé le désarroi de l’Italie fasciste. La perte du Saint Empire et de son relais austro-hongrois aurait fait germer l’Allemagne nazie. Le drame ? Ces causalités lointaines et sournoises ont requis des justifications projetant l’incontestable prestige de la civilisation Occident – qui venait de nous offrir Ludwig van Beethoven, Giuseppe Verdi et Richard Wagner – sur la pureté génétique des descendants des Indo-européens de la Préhistoire. La race aryenne a exproprié la culture. Ne revenons pas aux crimes pour les mieux dénoncer. D’autres – en particulier les victimes silencieuses – font mieux que nous à cet égard. Tenonsnous en plutôt aux dynamiques profondes et pourtant quotidiennes pour ne pas dire ordinaires. Abordons de ce point de vue la part du fascisme italien dans la morphogenèse de Rome. Cette part a désavoué les manifestations architecturales à l’enseigne du romantisme, afin que l’architecture glaciale des années 19201930 renoue avec la classique brute de la Rome constantinienne [13.1.2 ; 16.4.2]. Sous un tel rapport à la morphogenèse urbaine, le fascisme a été ordinaire. Les totalitarismes de surface ont dévasté l’Occident du XXe siècle. La pathologie en cause ne s’est pas alimentée à la classification aberrante des humains selon les races. Elle a plutôt signifié une réaction ordinaire au deuil de la supériorité ( ! ) – non pas raciale mais culturelle – de la civilisation Occident telle que l’avaient portée ses empereurs et ses papes. 28.2.3. Israël à vol d’oiseau 1944 ; le roi d’Italie abdique. Le pays est proclamé République par référendum en 1946. L’ex-monarque, compromis dans le fascisme même s’il a livré le Duce
à la foule, prend le chemin de l’exil. Son palais du Quirinal est confisqué. La Présidence y sera installée. La Belgique a connu une péripétie comparable. 1945 ; les bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki font capituler le Japon, alter ego de l’Allemagne nazie. La conférence de Yalta arrête le partage du monde entre les grandes puissances. L’URSS prend plus que sa part. Joseph Staline dirige la mise en place de nouvelles confédérations comme autant de couvercles tenus sur des marmites en surchauffe. La Tchécoslovaquie est reconfigurée et la république populaire de Yougoslavie réussit la pacification des Balkans. Il y a d’autres établissements tranquillisés, qui tous ensemble tirent le Rideau de fer à la limite occidentale de ce qui est devenu le Bloc communiste. 1947 ; la course aux armements est engagée. C’est à peu près normal dans la suite d’une guerre d’envergure. La guerre froide – l’autre nom de cette course –
561 inspire aux États-Unis d’Amérique un plan Marshall destiné à nombre d’objectifs louables, dont celui de soustraire les démocraties libérales de l’Ouest européen à la fascination du Bloc. Est constituée à la hâte l’Organisation des Nations unies. Internationale, cette ONU poursuit le même but que la défunte SDN et elle aura plus longue vie. L’Allemagne est coupée en deux par le Rideau ; communiste à l’Est et capitaliste à l’Ouest. Une ligne fortifiée externalise localement cette discontinuité abstraite en 1961, le Mur de Berlin. L’une des premières tâches de l’ONU est l’adoption d’une résolution en vue de la création de l’État d’Israël. Après quelques tergiversations, le nouvel État « palestino-centriste » existe en 1949. La même année, la grandiose Chine rejoint le camp communiste. Un État pour l’accueil des Juifs voit le jour en Palestine, mais qui doit se réapproprier le toponyme ancien d’Israël. Le mouvement sioniste est sous surveillance. L’expression « État juif » est à proscrire. Les Juifs prétendent à la disposition d’un État souverain à condition d’en partager la gouverne avec une population arabe qui entoure son espace et le partage de l’intérieur. Autre différence ? Les Arabes sont natifs de la région tandis que les Juifs n’y sont que des immigrés. Certes, les Juifs en sont originaires puisque leurs ancêtres avaient occupé les lieux avant les Arabes. Mais ce changement d’occupation remonte au IIIe siècle et rien ne justifie la raison ethnique contre la politique en pareil débat, quoi qu’il en soit. Les Juifs d’Israël doivent s’en remettre à une identité fondée sur autre chose que la culture, la religion, l’ethnicité, les artefacts. Aux Israéliens donc, et non pas aux Juifs, d’accéder à l’existence politique objective puis à la disposition d’une armée officielle. Le peuple juif est embarqué dans le char de l’État. 28.3. Mais 1968 … 28.3.1. En grève Mai 68 ; la jeune génération étudiante mène la contestation en plusieurs pays d’Occident dont le développement génère l’ennuyeuse économie de consommation ; Allemagne, Angleterre, Canada, États-Unis d’Amérique, France, Mexique, etc. Nous interprétons seulement ici la conséquence spécifiquement française du mouvement général, à savoir des grèves dont le dommage collatéral aura été la paralysie des mobilités spatiales dans Paris et le pays. Saisonnières au point de faire le calendrier jusqu’en 1995, les grèves « à la française » s’accompagnèrent de manifestations de rue arborant pancartes et banderoles puis scandées de slogans révolutionnaires. Mais ces grèves ont-elles été, effectivement, révolutionnaires ?
562 Essayons de saisir comment la France a évolué dans l’écho des deuils cidessus évoqués. Ces deuils ont ponctué la sortie du pathos impérial alors que les Empires quittaient la scène de l’Histoire l’un après l’autre. Nous avons proposé que la France ait efficacement rassemblé, à l’adresse de ces divers Empires, un contre-pouvoir. La France n’a jamais réussi à tenir durablement un empire. Mais depuis qu’elle se forme – à compter du XIIe siècle –, elle a su actionner son contre-pouvoir en intervenant comme troisième joueur à la faveur de rivalités duelles entre établissements voisins en conflit. La place et le rôle de la France ont émergé d’un engendrement politique ayant procédé de la croisade. Nous pensons trouver dans cette morphogenèse l’inspiration du recours à la grève devenue un rituel en France après 1968. Raymond Aron qualifia d’« introuvable » la révolution de Mai 68. Il a ainsi prophétisé par la négative, à notre sens, la célébration rituelle qui était lancée. La révolution en cause a été « introuvable » parce qu’elle n’en fut pas une. L’émotion fut d’emblée redevable d’une reconduction de la croisade. La France a évolué depuis près d’un millénaire en actionnant son contrepouvoir à l’encontre des Empires de son entourage. Or ces Empires, qui ont permis à la France de se repérer depuis si longtemps dans la structure, ne sont plus. La France a répondu à cette perte en simulant son contre-pouvoir tributaire de la croisade moyennant le rituel de la grève-théâtre. Deux leaders influents prendront à contre-pied l’esprit de Mai 68 : le Premier ministre britannique Margaret Thatcher (1979-1990) ; le président étasunien Ronald Reagan (1981-1989). Ces deux winners non curieusement anglo-saxons et farouchement antigrèves ont toutefois mis du temps à se faire entendre ; une quinzaine d’années. Peut-être, une interminable guerre au Vietnam a-t-elle démoralisé les démocraties de l’Ouest qui, dès lors (→ 1975), n’auront demandé qu’à être séduites par leur gauche socio-démocrate et cela nonobstant une terreur rouge en ces années de plomb. Peut-être aussi, un appui américain à une monarchie répressive d’Iran a eu un effet convergent (→ 1979). Peut-être enfin, mais dans un autre sens, le délai indiqué aurait accommodé une mondialisation des échanges ; ce New International Order déclaré à l’occasion de la guerre du Golfe de 1989. Il semble que les pays industriels avancés, quand ils furent surpris par la contestation soixante-huitarde, faisaient depuis peu l’expérience d’équilibres fragiles et précurseurs de ruptures autant micro que nombreuses. Ces pays étaient comme sur le point de réussir l’ajustement de leurs forces productives nationales aux pouvoirs d’achat de leurs consommateurs. Mais ces mêmes pays étaient fragilisés du fait qu’un tel équilibre, pour peu que l’on s’en approche, se découvre comme étant bipolaire pour ne pas dire inexistant. Il a suffi que le système soit contesté dans son axiologie pour que les forces productives, mal assurées quant à la régulation des marchés intérieurs, traversent les frontières nationales sous divers prétextes ; dont celui, non négligeable,
563 de la terreur d’une ultragauche qui aurait poussé les mieux nantis à cacher leurs avoirs en Suisse, au Liechtenstein et en d’autres endroits devenus emblèmes d’avarice. Les moyens de s’évader vers ces paradis ont alors relevé d’une dérèglementation des échanges assortie de mesures financières : relégation de l’étalon or et adoption du dollar américain comme monnaie-référence (1971) ; innovation de la carte de crédit ; mise en route d’accords internationaux (GATT), dilatation de marchés communs (ALENA, CEE/UE), etc. 28.3.2. La stagflation de la décennie 1980 En 1973 – année de choc pétrolier –, la nouvelle règle du jeu a voulu que les marchés intérieurs nationaux fussent confrontés aux intérêts d’un marché mondial en progression grâce aux mesures ci-devant énumérées. L’échange à partir de n’importe quelle localité en chaque espace national a dû conséquemment gérer la concurrence avec les marchés autres et où qu’ils soient. En retour, cet échange dérèglementé pourrait sélectionner ses points de chute où bon lui semblerait. Les entreprises expérimentent la possibilité d’accroître leur productivité sans se soucier des clientèles domestiques ni, par implication, du pouvoir d’achat des salariés. D’où l’apparition « pour la première fois » de hauts taux d’inflation et d’un chômage élevé (Filion 1996, p. 318). L’endettement public a explosé en bonne part à cause de cette stagflation. Une nouvelle aristocratie financière d’actionnaires a su tirer parti d’une économie devenue migrante, pour cacher ses revenus excédentaires en des fronts de villégiature convertis en paradis désormais fiscaux. Les gouvernements nationaux financent depuis lors les équipements de production au crédit d’actionnaires capables de se soustraire à leurs obligations civiques. Les rentrées fiscales ont diminué et l’endettement public est devenu synonyme de cancer. Le néolibéralisme s’est déchaîné à l’échelle mondiale en même temps que l’endettement s’est emballé aux échelons nationaux. L’inflation a été jugulée là où les banques centrales ont été en mesure d’imposer des taux d’intérêt excessifs (1982 et 1987). Au regard de la dynamique interne à la structure éventuellement mondialisée des positions, la contestation de la consommation capitaliste a d’abord dysphorisé, en 1968, l’axiologie spécifique au système économique pensé depuis l’Occident. Pour leur part, les échanges économiques – qui avaient externalisé l’investissement des représentations traditionnelles dans les espaces nationaux – ont riposté en sélectionnant des positions privilégiées du fait d’être en liaison avec d’autres éparpillées ici et là dans le monde. Redéfinies en fonction de trajectoires plus longues et plus risquées, les positions bénéficiaires de la mondialisation néolibérale ont été valorisées entre 1976 et 1987. Une vague de périurbanisation s’est appuyée sur de telles positions
564 où la rapide montée des coûts fonciers a suscité un rabattement sur des pratiques d’étalement banlieusard et d’enchère patrimoniale. Quelques pôles géants vont profiter du virage et deviendront mégapoles. Pour rentabiliser enfin les rares occupations ayant relevé le défi d’une valorisation positionnelle devenue très sélective – vallées technologiques, patrimoines protégés –, les forces redéployées ont consenti à un morcellement des chaînes de production sous l’emprise d’une automatisation qui rassemble la décision autant qu’elle disperse l’exécution. Qu’en déduire ? Que les contestations de 1968 ont éclaté en des circonstances où le système économique pourfendu était sur le point de s’effondrer tout seul. La gauche a ainsi assumé la responsabilité d’une fragilisation du système économique qui n’avait pas besoin d’elle pour souffrir. Il a dès lors suffi que la dynamique interne fasse son œuvre malgré tout et il reviendrait à une ultra-droite bêtement capitaliste de montrer ses muscles. 28.4. Lâcher prise ? 28.4.1. Suicides fondateurs À l’époque des Grandes découvertes, l’Europe engagea des trajectoires diffu-
santes d’invasion analogues à celles que les nomades du Nord avaient fait aboutir dans son territoire au Moyen Âge. La dynamique d’invasion est alors devenue le fait de l’Occident européen. Et les trajectoires de cet Occident sont parties à la conquête du monde en divergeant du bord interne ottoman derrière lequel serait retranché le passif impérial. L’Occident n’aurait donc plus de bord externe. Ce rappel n’est pas de trop [24.1.3], s’il nous amène à comprendre qu’à présent l’Occident ne soit plus capable d’assumer son passif impérial. Cet état interne a été viable tant que l’Occident garda effectivement le contrôle – depuis Auguste [9.1.3] – d’un bord externe autour de son aire d’influence. Notre Occident a perdu le contrôle d’un tel bord. Les bords de l’Occident ne sont plus les siens. L’Occident est débordé. Va-til lâcher prise ? La décolonisation au lendemain de la Seconde Guerre mondiale – celle de l’Inde a été autant décidée que subie par la Grande-Bretagne en 1947 – a témoigné du fatum. Il y avait eu des précédents ; les émancipations de l’Égypte (1936) et de la Syrie (1944) par exemple. La France se retire d’Algérie en 1962. Les métropoles d’Occident sont mêlées à des guerres dites de libération. Elles obtiennent des collaborations de la part de factions indigènes pour aussitôt les laisser s’enliser en des guerres civiles que relaient des migrations paniquées. Plus anciennement, le Commonwealth britannique avait enseigné la manière polie de décoloniser, si bien que, par la suite, les retraites seraient reçues comme
565 des opprobres. La résistance afghane contre l’occupation soviétique après 1989 – c’est tout récent – a-t-elle été trahie ? Il a suffi d’une quinzaine d’années après Mai 68 pour que le système capitaliste prenne sa revanche. La droite n’a plus le monopole de la mauvaise conscience. Le capitalisme néolibéral n’a même pas à se montrer aimable. Le Mur de Berlin est percé puis démoli en 1990. Mais la Chine assume son communisme. Quand elle se réveillera … La critique de gauche est sans voix. Nostalgique du libéralisme des Étatsnations traditionnels, la droite est incapable de récupérer cette critique pour civiliser un néolibéralisme qui fait honte. À moins qu’une idéologie de substitution à celle de la révolution permanente prenne sur elle d’humilier l’Occident par l’extérieur ? Nous pensons à l’islamisme. Nous proposons que l’actant Arabe – spatialement ségrégué au Proche-Orient de la façon que l’on connaît – ait répliqué à son exorégulation en radicalisant sa fidélité religieuse. L’actant Juif a longtemps fait de même. A-t-il dénoué le drame de son manque politique avec la création de l’État d’Israël ? Quoi qu’il advienne, il semble au final que l’Arabe remplace à présent le Juif en fait de déficit politique, de rapetissement ethnique et de réaction religieuse. L’islamisme progresse apparemment depuis les années 1970. Au niveau de surface, ce courant radical aurait donné suite à l’échec du projet de République arabe unie au tournant de la décennie 1960. Cet échec a pour sa part été corrélé à des fautes stratégiques qui ont permis à Israël de déclarer plusieurs guerreséclairs, dont celle préventive et foudroyante des Six-Jours en 1967. Mais les Arabes du Proche-Orient d’aujourd’hui – comme les Juifs avant eux – ont aussi pu avoir été les acteurs consentants de leur mauvais rôle. Nous ne détaillons pas d’exemples ponctuels – il y a trop de guerre civile ! – afin de recentrer notre attention sur une interaction plus dissimulée, plus lente et qui aurait conduit à une étrange gestion de piège structurel. Des États arabes ont existé et existent encore ; l’Arabie saoudite que l’on connaît un peu et la Jordanie à positionner en fonction d’une frontière localement soulignée par un Jourdain éponyme. Or cette frontière externalise la discontinuité critique nord-sud qui différencie la grande région du ProcheOrient depuis au moins deux millénaires. À l’ouest de cette discontinuité abstraite en forme de joint [1.1.4], il y a la Palestine. Il y a Israël aussi. Mais Israël est en Palestine. L’Égypte est à côté et – pas d’histoire ! – elle s’en tient à des accords de paix comme on en a rarement connu dans cette région depuis des millénaires (Camp David 1979). L’actuel conflit israélo-palestinien est-il réductible au bilan des rancœurs accumulées de part et d’autre voire aux seuls excès des ultras ? Selon nous, ce conflit est relatif à un a priori de segmentation génératif de « régions à la fois stables quant à leurs formes et agitées quant à leurs forces ». Le rappel de cette
566 formule – exprimée au début de notre premier chapitre – expose qu’il y avait des problèmes dans le fond oriental de la Méditerranée il y a plus de trois millénaires. Il spécifie, plus décisivement, qu’il y a encore des problèmes là ! C’est que la discontinuité critique y opère toujours. Israël existe – certes pour éviter au peuple juif de connaître à nouveau le pire – mais aussi pour faire exister – là – un Occident en principe porteur de l’État de droit bien que désormais emballé dans une mondialisation en mal de dérèglementation. Répandue aux niveaux du géographique, du politique et de l’anthropologique, une telle mondialisation prétendument économique attaque la discontinuité objective et compte sur Israël pour y réussir. Au pays d’Israël reviendrait donc la mission de faire nier par son voisin arabe la discontinuité qui le positionne. Terreur ! Terrorisme ! Comment aborder ces indicibles réalités ? Est-il indécent d’en parler ? Nous n’avons pas le choix. Nous apparentons à de la terreur les assassinats perpétrés par les Brigades Rouges d’Italie durant la décennie 1970. Idem relativement aux agressions ayant secoué – en ces années de plomb – l’Allemagne, l’Espagne, l’Angleterre, la France, le Canada. Ces excès ont en leur temps été gérés comme des affaires internes aux États-nations affectés : des guerres civiles larvées ? Leur répression est revenue à des polices et secondairement à des armées. À la différence de ces terreurs qui ont aussi secoué l’Irlande, le pays Basque, le Liban, etc., le terrorisme international contemporain n’est pas localiste a priori. Il n’en doit pas moins son efficacité à une dynamique spatiale, c’est-àdire ; à des trajectoires venant d’on ne sait où mais aboutissant en des positions tout à fait saillantes. L’acteur Ben Laden ne fut pas (→ 2011) « un seul leader » donnant ses ordres à une « armée de disciples fidèles » (Burke 2003). Et Al-Qaida est une nébuleuse. Soit ! Mais son action est rigoureusement orientée. Les trajectoires de son terrorisme évoluent d’étendue à pôles. On ne sait trop d’où elles viennent mais nous ne pouvons pas ne pas savoir où elles arrivent quand elles arrivent, par exemple ; aux flancs des deux tours new-yorkaises du World Trade Center le 11-09-2001. 28.4.2. L’économisme La résolution du piège structurel intrinsèque au monde musulman serait de nos jours l’objectif du terrorisme international. Ce piège n’avait pas opéré de même façon pour les Juifs de l’Antiquité et les Arabes du Moyen Âge. Les Juifs exorégulés ont été piégés chaque fois qu’ils devaient réagir d’une certaine façon aux contraintes administrées à leur intention. Tandis que les Arabes – alors qu’ils contrôlaient encore la trajectoire de l’islam – ont voulu devancer la réalité de ce piège en le destinant à des nonarabes convertis à leur religion.
567 Si les Juifs ont souffert du double bind pour l’avoir assumé, les Arabes en ont été victimes pour l’avoir transféré [16.2.1]. Rappelons-nous, les musulmans non-arabes ont alors fait rater le transfert [16.2.2], si bien que le piège se retourna contre le destinateur arabe. Cela se passa au VIIIe siècle et ne serait pas étranger, selon notre approche qui envisage la morphogenèse sur de longues durées, à ce qui se prépare au Proche-Orient depuis les décennies 1960-1970. Les Arabes menacés dans leur existence politique auraient récemment radicalisé leur religion à l’encontre de la Turquie musulmane mais laïque puis – celle-ci étant occidentalisée – à l’encontre de l’Ouest en général. À l’extrémité de cette tendance, le terrorisme islamiste contemporain aurait pour but de réussir un prochain transfert qui, cette fois-ci, investirait l’Occident et rien d’autre. Le piège du double bind semble vouloir réussir à l’Occident. Non point seulement parce qu’il y serait transféré mais aussi parce qu’il s’y forme en son intérieur comme une tumeur maligne. Nous réexaminons dans cet éclairage théorique la passion étasunienne sous le gouvernement de George Walker Bush pendant les huit années ayant suivi les attentats contre New York (→ 2009). Les USA ont d’abord bénéficié d’un fort capital de sympathie. Des tractations au sein de l’ONU ont envisagé des collaborations au Proche-Orient de manière à justifier, entre autres interventions, une guerre de riposte dirigée contre Al-Qaida et ses complices. Mais voilà ! La délégation française use de son contre-pouvoir comme de coutume et le dialogue international bloque. L’administration Bush se décharge de toute obligation envers ses compagnons et ses boys envahissent l’Iraq en mars 2003. Les dénonciations pleuvent dans la foulée mais qu’à cela ne tienne ! La fin justifie le mensonge et – plus grave encore ? – le triomphe de l’économisme ; cette justification idéologique de la dérèglementation des échanges initiée par Thatcher et Reagan il y a une trentaine d’années. L’économisme ne dérive pas de la pratique de l’économie de marché mais de la contestation utopienne de la propriété. L’économie de marché est de nos jours dévoyée parce qu’elle a coupé les ponts avec l’économie de salut. Nous avons compris pourquoi. L’économie de salut a été mise à mal par la négation utopienne de l’interdit de propriété qui en avait été l’enjeu [24.1.1]. Par ce biais aporétique, la propriété a été contestée en tant que droit de refuser l’accès aux ressources [Introduction]. De ce fait, l’économie en général a été dévoyée en obligation d’utiliser les ressources. Elle ne peut plus dès lors se prévaloir ni du salut ni du marché, l’une et l’autre conditions admettant le présupposé du libre arbitre auquel s’objecte l’idée d’obligation. L’économie en cause – non salutaire, anti-écologique en ce sens – est de subsistance [27.2.3]. Elle semble dire que l’homme vit seulement de pain mais, quant au fond, elle n’a de prétention qu’idéologique. L’économisme – à gauche comme à droite – prétend à la Liberty non pas permise par la société
568 de droit mais par la rébellion victorieuse contre la « suprématie du Droit » [27.2.1]. Comment interpréter la fortune d’une dérive aussi vulgaire ? Peut-être en reprochant au gouvernement Bush d’avoir instrumentalisé les attentats du 11-0901 pour le compte d’une dérèglementation sans nuance du système ? Mais cette thèse du complot ne vaut pas le rapport de cette justification à la traversée de la catastrophe qui nous concerne tous. Il s’agirait d’une réédition du point nodal au terme des Trente Glorieuses, ces années plus faciles que fastes du lendemain de la Seconde Guerre mondiale (1945-1975). 28.4.3 La tentation totalitaire et la haine de soi Analysé par Rebour (pp. 218 et suiv.), le second point nodal – le premier remontant à la décennie 1870 [27.3.3] – signifie que le rachat prescrit par la production des biens fongibles, non pas ces jours-ci mais depuis 1970 environ, n’a plus de rentes foncières à racheter. Celles-ci, après avoir converti la location en pleine propriété depuis la crise des années trente, ont à leur tour été déversées sur le marché. Les modes de production esclavagiste, seigneurial-féodal et capitaliste ont fait leur temps, si bien que l’ensemble des valeurs positionnelles capitalisées serait totalement et définitivement déversé sur le marché (Rebour et alii 2009). Il ne resterait donc plus rien pour le « moteur » de la croissance qu’est le rachat. Si actuellement les agents économiques dominants courent après de nouveaux réflexes parce qu’incapables de racheter suffisamment à leur goût avec les produits de l’économie de marché, il n’est pas surprenant qu’ils cherchent dans la spéculation tous azimuts la panacée. Nous estimons que le point nodal – expérimenté en 1870 et à nouveau sensible depuis une quarantaine d’années – fut localisé et significatif en ce sens du déphasage des temporalités plus d’une fois considéré [3.1.1 ; 9.1.2 ; 14.2.4 ; 22.3.2 ; 24.1.3]. À tout le moins en sa récente réédition, le point nodal aurait été spatialisé d’abord pour ensuite s’exprimer historiquement à travers la crise sans précédent que nous traversons. Mais où le traquer ? En un pays qui n’existait pas il y a peu mais qui a été produit en ce sens en 1949, à savoir : Israël. Israël n’est pas seulement situé en Palestine mais aussi à la marge orientale de l’Occident ébranlé par la mondialisation néolibérale. Israël peut se protéger mais à condition, indirectement, de plaider la cause d’une dérèglementation abolitionniste de l’État de droit. Israël protège le peuple juif mais, ce faisant, il sert de rempart à notre civilisation qui, débordée, peut succomber à la tentation totalitaire. Au pays d’Israël risque ainsi de revenir la part maudite immanente à l’actuelle mondialisation économiste. Son peuple juif est donc encore piégé.
569 Pour exister sous la protection des forces à l’œuvre en Occident, ce peuple est-il maintenant conscrit ? Les faucons, les contre-attaques disproportionnées, les colonies concentrationnaires, le Mur – actualiseraient de la sorte le piège structurel en vertu duquel l’Occident cristallisé en ces microformes saillantes doit enfin se sentir coupable. Le terrorisme international – mondialisé ? – va réussir dans la mesure où l’Occident – présent en Israël et pour cause d’auto-défense pas toujours qualifiable de légitime – sera sincèrement culpabilisé. Nous terminons notre parcours avec un commentaire sur la civilisation occidentale au point où elle en serait actuellement. Depuis quelques siècles, cette culture à nulle autre pareille nous a fascinés par son aptitude à convertir ses valeurs profondes en amélioration du monde par la science et le droit. Philippe Nemo décline une longue série de gains : la démocratie représentative, le suffrage universel, la séparation des pouvoirs, la tolérance religieuse, la liberté de recherche scientifique, etc. Il conclut : « ce sont les institutions qui ont permis l’émergence du monde moderne et conféré à l’Occident ses réussites internes comme sa longue prééminence géopolitique sur le reste de la planète » (pp. 67 et suiv.). Le « monde moderne » – la modernité – n’est pas seul porteur de ces progrès. Ce monde va communiquer de tels progrès à condition de disposer durablement d’une forme d’établissement, à savoir : l’Occident. Mais comment opposer l’Occident au « reste de la planète » à moins de respecter autour de lui la discontinuité critique ayant toujours opposé son dedans à son dehors ? Au surplus, l’Occident se démarque de ce qui n’est pas lui à cause de sa « prééminence ». Comme matrice de civilisation, l’Occident serait ainsi non seulement un établissement spatialement délimité – il est Atlantique – mais en plus une création humaine supérieure à ce qui l’entoure. Nous pensons pouvoir repérer, dans cette vocation à la supériorité – la « prééminence » –, le motif de la tentation totalitaire si nous n’en voulons pas, ou de la haine de soi si nous en voulons. Ou nous succombons à la tentation et c’en est fini de la liberté intellectuelle qui aura caractérisé l’Occident et lui seul ; ou nous cultivons la haine de soi – la culpabilité – comme moyen de préserver la prééminence de notre civilisation. Mais ce masochisme érigé en système – la rectitude – garantit la supériorité de l’Occident en sacralisant une autocritique dont nous postulons qu’elle soit impartageable. Comment choisir entre la tentation totalitaire et la haine de soi ? En refusant cette alternative close. Nous ne voulons : ni le basculement de notre civilisation dans la confusion totalitaire pour échapper à la responsabilité théorique de la différence qualitative : ni la haine de soi pour cause d’un sentiment de supériorité présupposé par la reconnaissance d’un Occident distinct du reste du monde.
570 Double négation ! Il nous faut, pour nous en prévaloir, révoquer l’attribut subjectif de la supériorité et passer à autre chose. Notre conclusion s’y emploie.
Conclusion Le parcours morphogénétique de l’Occident Comme phénomène géographique, l’Occident n’a pas d’abord été un espace ou un territoire mais l’ouest d’une discontinuité nord-sud. Un millénaire et demi avant notre ère, cet Occident virtuel s’opposait à un Est ou Orient pas encore repéré en tant que tel. Il correspondait alors à l’Égypte du delta du Nil où prévalait une sédentarité acquise de longue date. Côté Orient – ou Proche-Orient – prévalait le nomadisme des Bédouins du désert d’Arabie et de la péninsule du Sinaï jusqu’à l’isthme de Suez. La discontinuité entre l’Égypte et l’Arabie fut critique d’emblée. Elle n’était pas donnée par les occupations qui prévalaient de chaque côté. Elle exista en soi, pour avoir fait émerger – hors d’un continuum – les deux mobilités qualitativement différenciées et en compétition que seraient la sédentarité d’un bord et le nomadisme de l’autre. Nous étions à l’époque de l’Égypte des Hyksos (~ XVIIe s av. J.-C.), qui attribua la terre de Gessen à des immigrés venus de Mésopotamie. Gessen devint en l’occurrence une province précisément logée sur les lieux de la discontinuité. Un établissement y serait réalisé, pour que soient lancés des échanges commerciaux entre les Égyptiens et les immigrés venus du Nord-Est. Ces derniers seraient les Hébreux naguère conduits par leur patriarche Abraham et dont un contingent demeura toutefois sur une « terre » à proximité : Canaan. Il y aurait plus, cependant : les Hébreux de Gessen ont protégé la civilisation du Nil contre les incursions des nomades d’Arabie. Aux origines les plus reculées d’un Occident encore largement à définir, nous aurions ainsi assisté à la morphogenèse d’un établissement hébreu qui aurait eu pour rôle second la protection en avant-poste de la civilisation repliée derrière la discontinuité critique. Dans la suite d’une révolution lors de laquelle fut proposé un monothéisme qui porterait ombrage à celui d’Abraham, les Hébreux quittèrent Gessen pour aller rejoindre leurs compatriotes demeurés en Canaan. Ils appliqueraient là leur compétence acquise en fait d’établissement, puisqu’ils devraient à nouveau occuper la discontinuité critique dans cette direction. Convergeraient sur celle-ci, en effet, non seulement la trajectoire nomade du Sud qui engendrait déjà la Syrie et la Phénicie, mais une autre venue du Nord et qui – par le fond de la Méditerranée – engendra pour sa part le pays des Philistins ; la Palestine. Menacés de tous bords, les Hébreux enfin réunis dans Canaan abandonnèrent une identité tribale clanique pour lui substituer une référence à des institutions représentatives d’un État gouverné par le roi David. Le fils et successeur, Salomon, unifia par la suite le royaume inédit en le soumettant à un pôle-
572 capitale – Jérusalem –, lequel déléguerait des fonctions administratives aux préfectures d’un réseau. Cette mutation survint environ mille ans av. J.-C. Trois siècles se sont écoulés et l’Égypte reconduisit avec des Grecs d’Ionie et de Carie l’expérience des Hyksos avec les Hébreux de Gessen. Satisfaits des services rendus par ces Grecs, un pharaon leur donna Naucratis. Cette localité portuaire ponctuait l’embranchement du Nil terminant le delta par l’Ouest. Les quelque 3 000 Grecs récompensés avaient été des mercenaires qui protégeraient la civilisation, côté ouest, comme avaient fait les Hébreux, côté est. Le port de Naucratis deviendrait sur les entrefaites un comptoir intellectuel. Dans leurs régions du littoral en haillons au centre nord de la Méditerranée, les Grecs du temps étaient soumis aux Perses du roi Cyrus qui se servait de navigateurs-marchands phéniciens pour les contrarier. Les Grecs ont pour cette raison été en quête d’une identité qui les singulariserait face aux importuns. Autant ces Phéniciens étaient communautaristes et despotiques, autant les Grecs entendaient devenir individualistes et libres en contrepartie. Pour en arriver à pareil résultat, les Grecs eurent besoin d’un Adjuvant capable de les instruire. Cet Adjuvant intellectuel avait été repéré en Égypte et les Grecs eurent le loisir de le fréquenter étant donné leur disposition de Naucratis. De grands hommes politiques et philosophes grecs se sont formés et, plus encore, ils ont été formés en Égypte. Parmi eux, Solon (~ 640-558), Héraclite d’Éphèse (~ 550-480), Platon (~ 427-347). En - 525, le fils de Cyrus, Cambyse, prenait l’Égypte et enlevait Naucratis aux Grecs. Ceux-ci pouvaient encore fréquenter le pays du Nil mais ils n’y avaient plus le contrôle d’aucune position. Confinés dans leur contrée morcelée, les premiers Grecs résistèrent en s’appropriant la science égyptienne qui les avait nourris. Puis ils n’auraient d’ambition que pour la conception d’un État de droit qui aurait avant tout le mérite de contredire les représentations de leur Anti-Sujet d’Orient. Le conflit entre Perses et Grecs – par Phéniciens interposés – persista durant plus d’un siècle. Il déboucha sur la réussite d’un expansionnisme conquérant sous la conduite de Philippe II de Macédoine (356 →), d’Alexandre le Grand (336-323) et du mentor Aristote (→ 322). Les satrapies perses passaient sous la coupe des Macédoniens au troisième tiers du IVe siècle. L’Occident comme civilisation serait inventé aussitôt. Il inscrirait un réseau de cités d’échelle locale, sous la dépendance d’un pôle métropolitain rapporté à un espace fini d’échelle globale. La civilisation Occident aura d’abord été l’entreprise en vertu de laquelle l’État de droit – au niveau de l’occupation – doit bénéficier de l’engendrement d’un espace impérial au niveau sous-jacent de l’appropriation. Nous reconnaissons le modèle du royaume de Salomon, déjà vieux de six siècles et qui avait articulé au pôle unique de Jérusalem une pluralité de préfectures. Différence notoire toutefois : le réseau des cités grecques engendré par essaimage – une Grande-Grèce dilatée en un véritable monde hellénistique – n’a
573 pas trouvé de pôle majeur susceptible de l’assumer. Le conquérant avait fondé plusieurs Alexandries mais aucune, même celle d’Égypte peuplée d’environ 300 000 âmes, ne sembla prête relever le défi. Grâce à l’institution d’un culte à Sérapis, un syncrétisme religieux aliénerait la religion égyptienne à la grecque. Du coup, la connaissance grecque – autant la science que la révélation surnaturelle – pourrait prétendre à la responsabilité totale d’un patrimoine qui n’aurait rien dû à la parenté spirituelle de l’Égypte. L’Occident était pensé comme civilisation opposant la Grèce à un Orient perse qui, vaincu, avait entraîné l’Égypte dans la sujétion. S’enclenche la recherche de la cité-mère – la métropole – qui apporterait le principe politique au réseau des cités composant l’aire d’influence hellénistique laissée par Alexandre. La grande ville égyptienne n’ayant pas été au rendezvous, des éclaireurs s’employèrent à en trouver une autre. Le plus crédible fut Pyrrhus, roi d’Épire. Profitant d’un appel de Tarente emportée dans un début de guerre civile en Italie du Sud, Pyrrhus crut pouvoir faire de cette Athènes de l’Italie une capitale d’Empire dont il serait le maître. Mais les forces locales n’ont pas aidé Pyrrhus, tiraillées qu’elles étaient non loin de la discontinuité critique sicilienne entre les aires d’influence : de Rome l’indo-européenne au Nord-Ouest ; et de Carthage la sémitique au Sud-Ouest. Tout au plus, l’intervention de Pyrrhus donna à ces deux pôles lointains l’idée de tenter leur chance. Le IIIe siècle av. J.-C. est souligné des deux premières de la trilogie des guerres Puniques. La deuxième se termine avec la victoire de Rome contre Carthage en - 202. Dans la suite de cet événement traumatique, l’Urbs s’installe dans une dynamique spatiale de polarisation expansionniste versus les essaimages semi-nomades du Sud et les invasions nomades du Nord dont les CeltoGaulois avaient donné un avant-goût vers l’an - 390. Une crise religieuse a répondu au trauma. Elle a été manifeste à l’occasion de la longue Révolution des Gracques entre les années - 162 et - 121. Rome surmonte la perte d’innocence due à ce scandale en prenant à son compte la civilisation Occident. Rome destinera le principe politique au bien-être individuel et civique recherché par l’État de droit. Sous sa protection, chaque citoyen prétendra au contrôle d’un espace de liberté. Aux lendemains de conquêtes territoriales menées par Jules César (mi-Ier siècle av. J.-C.), l’Empire romain débute avec le Principat d’Auguste. Cet Empire réussit l’assomption du parcours civilisateur grâce à son organisation pôleréseau dans les limites d’une couverture territoriale d’extension invariante et composée de provinces. Sous Auguste, l’Occident n’est plus seulement à l’ouest de quelque chose mais à Rome et en Italie. Un droit patiemment élaboré fera de cette Rome l’établissement inchoatif de la civilisation Occident, à cause de la suite accordée à l’idéal de l’État de droit selon les Grecs et plus encore de sa durabilité. La
574 civilisation Occident a évolué jusqu’à nous parce que le droit romain l’aura fait durer. La crise religieuse n’est pas résolue pendant que se succèdent à la tête de l’Empire les quatre grandes dynasties des Julio-Claudiens, des Flaviens, des Antonins et des Sévères (- 27 → 275). Il y a d’indéniables progrès, dus notamment à une ouverture aux diverses religions amenées par la Grèce, la Syrie, l’Égypte, etc. Dans Rome sont implantés des sanctuaires et temples dédiés à ces cultes exotiques. Lesquels sont cependant accueillis à la condition de se diluer en un syncrétisme – inventé du côté de la Grèce lui aussi – avec la religion romaine et dont celle-ci doit sortir grandie. La religion de base – maintenant officielle – a ainsi récupéré l’ensemble des croyances auxquelles elle s’est ouverte. Seul le culte à Dionysos résiste à l’arrangement. Il est efficacement mis hors d’état de nuire par la persécution. Forte d’améliorations redevables du syncrétisme, la religion romaine évolue vers un monothéisme d’État. Celui-ci est assumé par des dictateurs hommesdieux ; Jules César ci-dessus mentionné (→ - 44) et, avant lui, Licius Cornelius Sylla (→ - 78). Le prince Auguste, pour sa part, convie les citoyens de l’aire d’influence – l’orbis – à la célébration d’un culte impérial adroitement réfléchi. Ce ne sera pas suffisant. Une autre religion exotique – le christianisme – fait son entrée dans Rome grâce au contrôle spatial, par ses adeptes, de cimetières mutualistes. Héritier du judaïsme en même temps que subversif à son encontre, le christianisme se démarque de la religion romaine améliorée et, partant, des autres religions. Le christianisme ne veut rien savoir du syncrétisme et il boude le culte impérial. Il y a plus. La persécution, qui a réussi contre le culte dionysiaque, ne désarme pas les chrétiens. Bien au contraire, ces sectateurs s’emparent d’un culte des martyrs d’inspiration païenne pour faire valoir leur cause. Plus ils sont persécutés un à un, plus ils triomphent collectivement. La résolution de la crise religieuse devrait finalement dépendre de la tolérance d’un empereur à l’égard du christianisme. En l’an 330 de notre ère, cet empereur est Constantin. Bienveillant mais intéressé, Constantin relocalise la capitale unique sur le site de la colonie grecque de Byzance. Il y fonde une ville à son nom ; Constantinople. La Rome éternelle échoit sur-le-champ aux chrétiens parfaitement organisés au sein d’une Assemblée universelle ; l’Église catholique. Placée sous l’autorité de papes, cette Église reprend à son compte la posture individualiste des empereurs traditionnels. Aux époques des Grandes invasions par des nomades du Nord venus de lointaine Asie du IVe au VIe siècle, puis des avancées arabes et musulmanes aux e e VII -VIII siècles, l’Occident jusqu’alors pris en charge par l’orbis impérial romain est altéré. Les trajectoires suivies par les nomades du Nord engendrent, aux dépens de cet orbis, des régions culturelles évoluant en royaumes de la taille des anciennes
575 provinces. Un royaume en particulier est sur le point de dégager un espace autour du site de Paris. C’est le royaume des Francs. Son « roi de peuple », Clovis, reçoit le baptême selon le rite catholique romain (~ 498). La Rome des papes étant sécurisée côté ouest, elle observe dans l’inquiétude ce qui se prépare côté est. Les Parthes et les Arabes menacent en ces lointaines régions. Les cavaliers d’Allah mettent seulement un siècle à maîtriser l’Asie Mineure, le Proche-Orient puis l’Afrique du Nord jusqu’aux Colonnes d’Hercule. Celles-ci deviennent le détroit de Gibraltar lorsque franchies par les Maures qui occupent l’Ibérie puis le pays des Francs jusqu’à Poitiers ; d’où ils sont refoulés par les bataillons de Charles Martel en 732. L’Église de Rome a pris l’habitude de s’appuyer sur le pouvoir impérial – relocalisé à Constantinople – pour assurer la diffusion d’un catholicisme enclin au dogmatisme. Mais ce pouvoir décentré néglige Rome et même s’en détourne. C’est pourquoi la papauté fait appel aux Francs de Pépin le Bref, fils de Charles Martel, lorsque des Barbares jusque-là inconnus – les Lombards – s’approchent de Rome après avoir occupé Ravenne. Les Lombards sont arrêtés par les Francs du roi Pépin. Les domaines qui leur sont enlevés sont remis au pape. Les États pontificaux sont créés en 756. Ils dessinent un corridor appuyé sur Rome au SSW et Ravenne au NNE. Trois conséquences politiques découlent de la création des États pontificaux. D’abord, le pape devient un souverain temporel sans aliéner sa responsabilité religieuse. Ensuite, l’espace sous juridiction de la Rome pontificale relève des Francs plutôt que des Byzantins hellénophones identifiant l’Empire à son pôle oriental Constantinople. Enfin, une contradiction surgit de la relation nouée entre Rome et le royaume franc. Elle prend la tournure d’un conflit intrinsèque à l’espace de la chrétienté. La Rome des papes prétendra surdéterminer le principe politique par le religieux et ainsi contrôler ce qui se passe chez les Francs par l’intermédiaire d’un clergé investi d’autorité. Le royaume franc prétendra surdéterminer le principe religieux et ainsi contrôler ce qui se passe à Rome par l’intermédiaire d’« envoyés » (missi). Dans le territoire de leur récente juridiction, des papes organisent des domuscultæ collectivistes avant la lettre. Et à partir du territoire du royaume des Francs, le fils du roi Pépin – Charlemagne (768-814) – étend son aire d’influence aux régions de la future Allemagne. Un Empire franc – carolingien en fait – est en voie de recouvrir le centre nord du continent Europe. Mais l’éventuel orbis est assujetti par le pape qui s’est fabriqué un empereur en couronnant Charlemagne en la basilique Saint-Pierre de Rome le jour de Noël de l’an 800. L’expansionnisme carolingien est polarisant. Il virtualité de ce fait la modalité de l’invasion qu’avaient propagée dans l’Europe du Nord les ancêtres des Germains, des Francs, des Lombards. Quant à l’occupation carolingienne, elle adopte la formule des villæ analogues à celles que les papes transforment chez eux en domuscultæ.
576 Les modalités d’expansion et d’occupation de l’espace impérial carolingien se conforment ainsi au modèle romain. Le pôle de cet espace sera Rome, de préférence à la résidence royale d’Aix-la-Chapelle qui en sera le centre administratif mais pas la capitale de fait. Le pôle inchoatif de l’Empire carolingien demeure donc Rome. Mais cette capitale de la chrétienté est localisée dans l’espace pontifical c’est-à-dire à l’extérieur du nouvel orbis. Il ressort de cette configuration que l’établissement organisé par Charlemagne fut colonisé par la papauté romaine. Au traité de Verdun, en 843, l’espace carolingien est divisé en plusieurs royaumes. Ce partage reflète une discorde parmi les héritiers de Charlemagne. Les deux principaux royaumes de substitution à l’Empire sont les Francies de l’Est et de l’Ouest ; la première préfigurant l’Allemagne et la seconde la France. Il y a bien d’autres royaumes annonçant d’ailleurs un morcellement féodal dont le pape de Rome sait tirer avantage. Lui-même devenu seigneur sans pour autant avoir été inféodé à qui que ce soit, il saura profiter de la division politique des royaumes, principautés, comtés et duchés, pour imposer son arbitrage à l’ensemble de l’Europe christianisée. L’étendue de la Francie de l’Est a évolué en un agrégat de duchés. Un sentiment national s’exprime à l’encontre du morcellement féodal qui permet à l’Église de faire à peu près ce qu’elle veut en cet ancien domaine carolingien en voie de devenir l’Allemagne. Pour efficacement contrer ce laisser-aller ainsi qu’une domination pontificale ayant réussi une authentique colonisation, la monarchie est restaurée en cette Allemagne. Les Ottonides fondent le Saint Empire romain germanique en 962. La procédure de la fabrication impériale par la papauté romaine est reconduite, mais cette fois-ci à l’initiative du roi germanique et au déplaisir du pape. Pour un temps, le conflit Rome versus Saint Empire externalise une alternative paradoxale. Ou le pape contrôle les investitures mais c’est l’agitation dans Rome. Ou l’empereur germanique fait objection et le calme revient dans Rome. Sauf que le pape égare en l’occurrence sa compétence politique. Chemin faisant, la Francie de l’Ouest est rapetissée en un royaume qui, tournant le dos à l’Allemagne, va offrir des papes à l’Église et concevoir l’entreprise de la croisade. Il s’agit de la France des Capétiens qui remplacent les Carolingiens en 987. Cette France émerge tel le troisième joueur capable de tirer avantage du conflit entre les pouvoirs spirituel et temporel ; le Sacerdoce et l’Empire. La croisade a surtout défini le système des trajectoires génératrices de l’espace français. La croisade inaugurale (1096-1099) est partie de localités qui étaient encore à la périphérie du royaume des Capétiens (Le Puy, Clermont, Vézelay). Mais cette croisade a été ordonnée par le pape Urbain II. Ce pape exerce la quasi-totalité de son pontificat depuis des positions situées entre Paris
577 et Tolède, celle-ci enlevée aux musulmans il y a une dizaine d’années. Il est français avant la lettre. Quant aux positions terminatives associées à la première croisade, les deux principales sont des lieux de pèlerinage excentrés et donc en rivalité avec Rome, à savoir : pour l’une, Saint-Jacques-de-Compostelle en Ibérie du Nord-Ouest d’où – plus d’un siècle avant la mise en route de la croisade proprement dite – les immigrés crypto-français font la jonction avec des Wisigoths qui seront les premiers catholiques espagnols de la reconquista ; pour l’autre, Jérusalem redevenue la destination première des pèlerinages après que Rome lui avait ravi cet honneur depuis bientôt sept siècles. Il y aura d’autres croisades, lors desquelles la France en ébullition va entrer en compétition avec les nations voisines pour la maîtrise du continent Europe. La France sera présente au Proche-Orient et, pour l’essentiel, elle réussit à tenir tête à l’Allemagne ainsi qu’à Byzance coupable de schisme en 1054. Les trajectoires de croisade sont relayées, du début du IXe siècle au premier quart du XIe, par celles de Scandinaves qui – en lien avec un front arabe et musulman chevauchant la Méditerranée – engendrent l’espace-Europe en l’encerclant. Lourd de conséquence au niveau de l’occupation économique, cette dynamique d’information au sens littéral alimente une révision du mode de production ainsi qu’une accumulation de monnaie d’or qui seront essentielles au décollage des Grandes découvertes de la Renaissance. Rome devient ville communale au mitan du XIIe siècle, puis une assez discrète révolution pontificale souligne le passage au XIIIe. L’université de Bologne est fondée. La pratique du droit canonique y est confrontée à l’enseignement de la théologie. Ce en quoi consiste la condition de possibilité institutionnelle du Tribunal de l’Inquisition (1199). La France médiévale laisse à la postérité la mémoire d’un roi organisateur et canonisé ; Louis IX ou saint Louis (1226-1270). À l’époque de Philippe le Bel (→ 1314), la captivité d’Avignon prouve que les papes français ont quand même enlevé à Rome sa fonction de capitale de la chrétienté. Mais cette captivité n’aura pas duré un siècle ; de 1305 à 1378. Le royaume de France n’a plus qu’à tenir son rôle de troisième joueur ou de contre-pouvoir. Il se dote à cette fin d’une identité nationale. Une interaction triangulaire se profile entre la Rome des papes, le Saint Empire romain germanique et la France du contre-pouvoir. Cette interaction a pour ainsi dire traversé la période des renaissances romanisantes amorcées sous Charlemagne puis dépassées par l’hellénisante du quattrocento italien. La Renaissance majuscule fait alors converger sur la Florence des Médicis un néoplatonisme chassé de Grèce par les Ottomans, un mouvement de pauvreté sous le patronage d’une Internationale valdo-hussite puis enfin un ésotérisme juif. C’est l’époque où la science et le droit – délivrés du dogme comme de l’Inquisition – font advenir la modernité.
578 Confronté à un « monarque trop puissant » – Charles Quint (1516-1556) –, le pape fait signe au roi de France de l’époque ; François Ier (1515-1547). Nous sommes à l’époque des Grandes découvertes au cours de laquelle la dynamique globale des trajectoires d’Occident passe de la polarisation à l’invasion. Cette dynamique actualise la posture fédérative et le pathos totalitaire tout en virtualisant la posture individualiste et le pathos impérial. Au niveau de surface, l’hégémonie des pôles de la mer du Nord – Amsterdam, Londres – préserve cependant la prééminence des institutions traditionnelles d’Occident ; l’État de droit, la science, les libertés démocratiques. Le moyen employé par le pape et le roi de France pour guider le changement qualitatif a consisté à affaiblir Charles Quint. Pour empêcher cet empereur germanique d’exercer un réel pouvoir sur Rome, le pape a convoqué la France afin qu’elle use de son contre-pouvoir. Une ligue de circonstance a conséquemment suscité une réaction allemande à la fois anti-catholique et anti-française, c’est-àdire ; une Réforme protestante déjà sur sa lancée mais légalement autorisée en 1555. Rome passe le flambeau de la civilisation en la circonstance. De la seconde moitié du XVIIe siècle au troisième quart du XIXe, la France a projeté le montage d’un Empire de conception romaine. La France ne réussira pas. Le roi Louis XIV s’incline devant des coalitions européennes en début de XVIIIe siècle. L’empereur Napoléon Ier est battu à Waterloo en 1815. Le second empereur – Napoléon III – perd contre les Prussiens de Bismarck en 1870. La France doit renoncer à son rêve d’Empire. À l’instar de Rome qui a passé le flambeau en 1555, Paris le passe à New York en 1874-1885. L’offre en cadeau de la statue de la Liberté signifie que la France – en ayant ainsi transmis la flamme sur le mode allégorique – a pour ainsi dire fait la preuve du leadership auquel elle aurait droit sur la scène internationale. La France sauve son capital de crédibilité. Mais puisque le désir d’Empire n’est plus envisageable pour elle, il lui reste à déclarer son identité jadis procurée par les départs en croisade. D’où la fortune des leçons qu’elle s’autorise de donner, lesquelles culminent en ces grèves-insurrections du temps de Clémenceau et que les lendemains de Mai 68 ont reproduites comme autant de messes annuelles. Le Saint Empire germanique est dissous en 1806. Les régimes de substitution aux puissances germanique et musulmane – les Empires austro-hongrois et ottoman – disparaissent pour leur part en 1918. Tous ces deuils ont préparé les dérives totalitaires du XXe siècle. Les deuils de l’Empire romain antique et de la Rome des papes ont induit le fascisme italien. Les deuils du Saint Empire germanique puis de l’Empire austro-hongrois ont induit le nazisme allemand. Le deuil de la croisade a induit en France le rituel de la grève-théâtre. Le deuil de
579 l’Empire ottoman a induit l’occidentalisation de la Turquie et, par ce biais, la réaction de l’islamisme contemporain. Comment quitter cette rédaction à moins d’interroger ce qui actuellement se passe en ce massif central de l’Occident que sont devenus les États-Unis d’Amérique ? Le basculement dans le pathos totalitaire y est saisissable sur le vif. Depuis l’époque Reagan des années 1980, le totalitarisme guette ce pays continental porteur et gardien du flambeau de la civilisation. De quoi faire le deuil de l’Empire State ? L’actuelle montée d’un fondamentalisme protestant aurait en ce sens réveillé aux USA la prédisposition utopienne du puritanisme des Pilgrim Fathers au e XVII siècle. Sous la récente administration W ont été dégradés des fleurons de la civilisation comme la « démocratie représentative », la « justice indépendante », la « protection des droits de l’homme », la « tolérance religieuse », la « liberté de recherche scientifique » et quoi encore ! Aussi bien dire qu’en ce vaste massif occidental les institutions dignes de nos plus grands éloges ont été. Dès lors, le totalitarisme en serait-il venu à caractériser l’écoumène désormais aplani sous l’aspect d’une étendue amorphe ? Rien n’est moins sûr, puisque la discontinuité opposant l’Occident au « reste de la planète » continue d’être sentie. Les institutions civilisatrices have been mais les valeurs restent virtuelles à la base d’un Occident spatialisé aux dimensions de l’Atlantique et de quelques avant-postes : de la Méditerranée inchoative à l’Océanie terminative. Notre Occident n’est plus la forteresse qui défend la civilisation contre la barbarie ou, en mettant les choses au mieux, le harcèlement. Il semble avoir confié ce rôle à Israël, comme avait fait jadis l’Égypte des Hyksos au crédit des Hébreux de Gessen. Ce qui n’empêche pas cet Occident, actuellement, d’être défait et même de s’être défait lui-même sous ce rapport. Ne resterait de lui que son espace abstrait que vient de symboliser Ground Zero. L’Occident tournerait à présent autour d’un trou noir dévoreur de valeurs sélectives. Seule compterait, en définitive, la discontinuité autour de cet espace Occident polarisé par son massif américain castré. Cette discontinuité critique assure depuis des millénaires la stabilité structurelle d’un écoumène qui n’a toujours pas connu l’apocalypse nonobstant moult folies sanguinaires. Notre Occident n’est pas supérieur. Il est indispensable. Il ne peut pas lâcher prise.
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Index des noms propres Abraham ....................................... 33, 35-36 Açores .................................................... 471 Acre ................................ 405, 417-418, 425 Actium ............................. 200, 203-204, 209 Adélaïde ................................................. 376 Aden ...................................................... 332 Adrien Ier.......................... 349, 355-356, 374 Ælius ...................................................... 248 Æmilia ............................. 151, 157, 188, 289 Æmilius Paulus....................................... 146 Ætius .............................................. 310, 316 Agrippa............................ 205-206, 210, 214 Agrippine ......................... 214-216, 218-220 Aigues-Mortes ................................ 441, 445 Aix-la-Chapelle ................ 350, 353, 527-528 Akhenaton ........................................... 35-37 Alaric (II).......................... 304, 305-307, 311 Albe la Longue ......................................... 44 Albéric .............................. 375-376, 381-383 Alberti ...................................... 459, 461-462 Albi ......................................................... 436 Alésia ..................................................... 187 Alexandre (le Grand) .............. 105, 108-112 Alexandre IV Borgia ............................... 479 Alexandrie (d'Égypte) ..................... 110-112 Alexis Ier ......................................... 351, 406 Algarve ................................................... 471 Altaï........................................................ 303 Amalfi .............................. 361, 397, 401, 417 Ambroise (saint) ..................................... 306 Amerigo Vespucci .................................. 474 Amiens ................................................... 185 Amsterdam ..................................... 495-497 Anastase ................................................ 346 Ancône ..................................................... 96 Ancus Martius .............................. 65, 69, 73 Andrinople ...................................... 304, 465 Anio.................................................. 79, 131 Ankara............................................ 451, 553 Anne de Bretagne .................................. 477 Annibaldi ................................. 423-424, 434 Antigonos ............................................... 109 Antioche ................................. 146, 226-227 Antiochos III ........................... 133, 143, 145 Antiochos IV ........................................... 146 Antium .................................53, 75, 101, 217 Antoine ............................ 199-200, 202, 209 Antonin ................................................... 250 Anvers .................................... 496, 502, 519 Apollon ................. 61, 63, 137, 203-204, 220 Apollon Medicus ..................................... 137 Aquilée ............ 255, 284, 305, 310, 331, 363 Arcadius .................................. 304-306, 317 Ardée ................................................. 53, 86 Aricie .................................................. 55, 62 Arioviste .......................................... 182-184
Aristote ........................................... 104, 106 Arkhangelsk ............................................ 514 Arnaud de Brescia .......................... 432, 453 Arras ............................................... 425, 476 Artaxerxès .............................................. 271 Ascagne ................................................... 44 Assise ..................................................... 432 Atatürk .................................................... 553 Athaulf ............................................ 307-308 Athènes 49, 63, 75, 83, 90, 96-97, 102, 105107, 139, 226, 250, 260, 455, 465, 472 Attila ........................................ 310-312, 331 Augsbourg ............... 373, 494, 496, 524-525 Auguste ............ 200-208, 210-216, 220-221 Augustin (saint)....................... 306, 311, 416 Aurélien 276-279, 295, 297, 306, 324, 361, 409, 500 Austerlitz................................................. 535 Autun ...................................................... 184 Aventin 68, 70, 77, 79-81, 91, 115, 150, 164, 168, 190, 205, 228, 239, 314, 383 Avignon ............ 440-445, 449-450, 453-454 Babylone ................... 82, 109-110, 257, 271 Bagdad 347-349, 358, 387, 397, 437, 439, 441, 466, 555 Baïes ...................................... 201, 216, 219 Baléares ............ 56, 117-118, 122, 311, 455 Balfour .................................................... 554 Barabbas ................................................ 243 Barberini ................................................. 511 Barcelone 56, 122, 124-125, 353, 375, 392, 425, 436, 455 Bari ................................................. 361, 392 Bartholdi ................................................. 549 Bartolomé de Las Casas ......................... 485 Bartolomeu Dias ..................................... 471 Bassianus ........................................ 260-262 Baudouin ................................ 405, 435, 441 Beauvais......................................... 186, 461 Belgrade ................................................. 487 Bélisaire.................................................. 318 Ben Laden .............................................. 566 Benoît (saint) ................................... 328-329 Bergen .................................................... 367 Berlin .............................................. 561, 565 Bernard de Clairvaux .............................. 420 Bernin (Le) .............................................. 511 Besançon ............................................... 184 Bessarion ............................................... 457 Beyrouth ......................... 337, 363, 405, 471 Bibracte .......................................... 184, 187 Bithynie.... 133, 146, 160, 163, 169, 172, 280 Blanche de Castille ................................. 440 Blois ................................ 373, 402, 404-405 Boarium 45, 52, 59, 65, 67-68, 73, 103, 208, 239, 314, 324-325
592 Bobbio .................................................... 329 Bocca della Verità .................................. 325 Bolívar ............................................ 533, 537 Bologne 96, 145, 411, 413-415, 421, 442, 494, 500 Bonaparte ....................... 531, 533-535, 540 Boniface de Montferrat ........................... 435 Boniface VIII ............. 442, 444-445, 450, 472 Bonne-Espérance........................... 471, 474 Bordeaux .................. 427, 440-441, 445, 461 Borgo ...................................... 359-360, 382 Boris Ier ................................................... 365 Bosnie .................................................... 551 Boston ...................... 516, 528-529, 581, 586 Bourges.................................................. 187 Bramante ................................ 483, 501-502 Branderesi ............................... 453-454, 469 Bratislava ............................................... 231 Brésil ............................... 474-475, 492, 514 Brétigny .................................................. 461 Brindisi ................................................... 402 Bristol ..................................................... 474 Britannicus ...................................... 215-216 Bruges............. 374, 402, 418, 425, 454, 496 Brundisium ..................................... 175, 191 Bruttium............................. 44, 113-114, 116 Brutus........................................ 74, 197-200 Bruxelles ................................................ 582 Burgos.................................................... 375 Burrus ............................................. 215-216 Bursa.............................................. 447, 455 Bush....................................................... 567 Byblos ...................................................... 33 Cabotto (Cabot) ...................................... 474 Cabral .................................................... 475 Cælius ...................... 213-216, 220, 233, 265 Cære ................................................ 83, 100 Cætani ..................... 423-424, 442, 445, 477 Cahors ................................................... 444 Calicut ............................................. 474-475 Caligula .......................... 211-214, 216, 219 Calixte .................................... 270, 395, 399 Callias ................................................ 75, 96 Calvin ..................................................... 489 Cambyse .................................... 50, 74, 106 Campo dei Fiori ...................................... 469 Cannes (Apulie)....................... 125-129, 133 Canossa ................................................. 394 Capet ..................................................... 373 Capitole .................... 68, 70, 73, 81, 96, 100 Capoue 66-68, 71, 83, 98, 99, 100-101, 115, 125-127, 131, 139, 148-149, 170, 189, 390-391 Capri ............................... 152, 201, 211-212 Cap-Vert ................................................. 471 Caracalla ........... 261-262, 264-265, 271, 278 Carcassonne .................................. 425, 436 Carloman ....................................... 343, 350 Carnuntum 231, 255-256, 259, 264, 282, 284
Carthage 33, 45, 55, 100, 102, 108, 113121, 125, 127, 129-130, 133, 147, 149150, 155, 192, 244, 264, 269, 270, 277, 282, 292-293 Carthagène .............................. 122-123, 132 Cartier...................................... 492-493, 514 Cassin ............................................ 328, 385 Cassiodore ............................. 313, 317, 319 Cassius........................... 197, 199, 203, 251 Castel Gandolfo ...................................... 443 Catalogne ........ 124, 353, 375, 398, 425, 524 Catherine d’Aragon ................................. 493 Catilina .................................... 174-175, 185 Caton ....... 147, 150, 164, 185, 192, 197, 199 Cérès .................................... 61, 68, 80, 168 César 173-175, 179-203, 223, 229, 238-239 Cestius ................................... 207, 213, 300 Champlain ....................................... 514-515 Champollion............................................ 544 Charlemagne .. 350-359, 363-364, 377, 379, Charles de Valois............................ 450, 461 Charles Ier d’Anjou .................................. 441 Charles II ........................................ 517, 525 Charles IV ............................................... 452 Charles le Chauve .................................. 359 Charles le Téméraire .............................. 476 Charles Martel ................ 337, 343, 398, 575 Charles Quint 480, 483, 485-489, 491-495, 497 Charles VII ............................... 461, 476-479 Charles VIII ...................................... 477-479 Chartres.......................................... 186, 421 Childéric ................................................. 316 Chilpéric ................................................. 329 Christophe Colomb ................................. 472 Cicéron 174-175, 179-180, 185-186, 188, 194, 199-200, 208 Cirque Maxime ........195, 204, 217, 424, 500 Cité impériale........................... 211, 216-219 Claude .... 216, 219, 227, 229, 233, 255, 260 Clémenceau .................................... 551-552 Clément IV .............................................. 438 Clément VII 454, 491-493, 495, 497, 506, 519 Cléopâtre ......... 191, 193, 197, 200, 209, 276 Clermont ......................... 399, 402, 424, 576 Clodius ........................................... 185, 188 Clotaire ................................................... 329 Clovis .............................. 316-318, 329, 343 Cluny ....................................... 374-375, 391 Cnossos ................................................... 38 Coimbra .................................................. 472 Cola di Rienzo ................................ 453, 461 Colbert ..................................... 520-521, 524 Colisée ............................ 233, 239, 423-424 Cologne .... 214, 374, 418, 425-426, 451, 496 Colomban (saint) ............................. 329-330 Colonnes d’Hercule 33, 45-46, 56, 121, 172, 311 Commode ........ 250, 258-259, 269-270, 275
593 Compostelle 374-375, 386, 388, 390, 424,427 Conrad de Franconie .............................. 373 Conrad II (III) .......................... 384, 420, 425 Constance Chlore................... 279, 280, 282 Constance II ........................... 296, 298, 430 Constant II ...................................... 332, 343 Constantin 279, 282, 287-290, 293-298, 306, 323, 326, 346, 354-356, 379, 383384 Conti di Segni ................................. 423, 434 Copernic ......................................... 512, 524 Cordoue .................. 145, 337, 348, 352, 398 Corinthe 46, 55, 63, 104-105, 108, 145, 147149, 200-221, 227 Crassus ............. 170-171, 173-175, 179, 186 Crescenzi ............................................... 424 Crète ........ 38, 41-42, 46, 170, 361, 378, 434 Crimée ........................................... 452, 540 Cromwell ........................................ 517, 519 Crotone ..........................46-47, 75, 133, 138 Ctésiphon 271, 275, 332, 336, 339, 347, 466 Cumes............................. 45, 56, 66, 76, 137 Curie ...................................... 188, 196, 344 Cybèle ............................... 61, 137, 203, 214 Cyprien........................................... 275, 277 Cyrille (saint) ................................... 364-366 Cyrus............................................. 50, 74-75 Damas............... 146, 226-228, 336-337, 347 Damase................................... 299-300, 306 Danemark ......................... 42, 160, 353, 472 Dante (Alighieri)...................................... 449 Dauphiné ........................................ 461, 477 David ................................................ 38, 500 Decius ............................. 272, 274, 279, 430 Délos ...................................75, 97, 147, 155 Delphes ....................... 46, 63, 105, 113, 137 Denis (saint) ........................................... 273 Denys l’Ancien ......................................... 97 Dijon ....................................... 444, 461, 476 Dioclétien ........................ 279-283, 293-295 Dioscures ....................................... 137, 213 Djedda.................................................... 332 Dominique (saint) ................................... 432 Domitien .. 229, 231-233, 236, 240, 242, 296 Domus Transitoria ........................... 216-217 Donat ...................................... 282, 292-293 Douvres .................................................. 309 Drake ..................................................... 514 Dresde ................................................... 534 Dublin .............................................. 366-367 Dubrovnik ....................................... 388, 407 Édesse ........................................... 405, 420 Édouard III...................................... 450, 461 Eiffel ....................................................... 549 Eimeric ................................................... 431 Elagabal ... 261-262, 265, 271, 276, 278, 296 Elbe 47, 56, 93, 202, 252, 318, 351, 373, 377 Élisabeth Ire ............................................ 514
Émèse ............. 146, 207, 249, 260, 262-263 Emporion ........................... 56, 121-122, 125 Emporium ................198, 219, 230, 265, 351 Énée ........................ 43-44, 53, 89, 138, 179 Épaminondas.......................................... 107 Éphèse ...... 49, 111, 158, 227, 269, 327, 328 Épictète .................................................. 251 Erfurt ...................................................... 457 Eryx ........................................................ 138 Étienne (saint) ........................................ 226 Étienne de Blois .............................. 402, 405 Étienne II ................................................ 343 Eudes ............................................. 367, 373 Évandre .................................... 43-44, 53-54 Farnèse .......................................... 507, 588 Fatima .................................................... 378 Ferdinand ............................................... 472 Fès ................................................. 337, 466 Fidènes......................................... 48, 57, 98 Fides .....................61, 81, 92, 128, 140, 142 Flaviens .................. 229-232, 239, 260, 404 Florence 181, 305, 410-411, 419, 442, 447449, 456-457, 468, 472, 477, 479-480, 492, 500, 543 Formigny ........................................ 461, 476 Francfort ................................................. 534 François d’Assise.................................... 432 François Ier ........ 480-481, 492-493, 513-514 Frangipani ...................................... 419, 424 Franklin........................................... 529, 558 Frédéric Ier (Barberousse ) 416, 433-434, 437 Frédéric II ................................ 437, 440-442 Gadès ........................................ 56, 121-124 Galère....................... 279-280, 282-283, 287 Galilée .............................. 511-512, 524-525 Gallien ............................. 273, 275-276, 279 Garibaldi ................................................. 543 Gémiste Pléthon .............................. 455-457 Gênes 51 122, 359, 376, 378, 402, 404, 407, 410-411, 418, 434, 438-439 Genève ........................... 184, 489, 494, 552 Gengis Khan ................................... 437, 585 Genséric ................................................. 311 Gergovie ......................................... 182, 187 Germain d’Auxerre .................................. 309 Gibraltar .. 337, 367, 425, 427, 470, 487, 526 Godefroy de Bouillon ............... 402, 404-405 Gracchus ......................................... 158-159 Gratien............................................ 304, 413 Grégoire IX ..................................... 429, 441 Grégoire le Grand 326-328, 330, 334, 338339, 341, 346, 352, 356, 375, 381 Grégoire VII ..... 386, 393-395, 397, 401, 415 Grégoire X .............................................. 438 Grenade .................................. 470, 472-473 Grenoble................................. 444, 477, 583 Guillaume d’Orange ......................... 524-526 Guillaume le Conquérant ................ 398, 427 Guiscard .......................... 391-392, 395, 402
594 Hadrien 247-248, 250, 259-260, 263, 295, 309, 317, 340, 346, 369 Hambourg .............................................. 497 Hamilcar .......................... 119, 121, 123-124 Hannibal 120, 123-129, 131, 133, 137-139, 145, 148, 150 Hasdrubal ................................ 121-123, 132 Hedjaz ............................................. 332-336 Hélène.................................... 287, 290, 297 Héliopolis ....................................... 213, 511 Hellespont .............................................. 105 Henri Ier Beauclerc .................................. 427 Henri II ................................... 384, 427, 513 Henri IV ............................ 394-395, 514-515 Henri l’Oiseleur ....................................... 373 Henri le Navigateur .......................... 470-471 Henri V ........................................... 395, 461 Henri VIII ................................ 480, 489, 493 Héraclite ........................................... 49, 111 Hérodote ............................................. 48-49 Himère ............................................... 46, 75 Hippodamos de Milet ................................ 68 Holitorium ............................................... 314 Honorius ........................... 304-305, 308-310 Hororius III...................................... 437, 440 Hudson................................... 515, 520, 529 Ignace .................................................... 365 Ignace de Loyola .................................... 493 Innocent III ............... 429, 434, 436-437, 443 Irène ....................................................... 352 Isaurie ............................................ 312, 345 Isère ....................................................... 461 Isis et Sérapis.......................... 207, 212-213 Istanbul 465-466, 469, 471, 474, 487, 523, 540, 553 Jacob ......................................... 34, 39, 224 Jan Hus .................................................. 457 Janicule 73, 76, 189, 193, 197, 198, 241, 265, 511 Janus ............................................. 189, 200 Jean Ier ........................................... 470, 475 Jean II .................................................... 471 Jean III Sobieski ..................................... 522 Jean le Bon ............................................ 461 Jean XII ........................... 376-377, 381, 384 Jeanne d’Arc .................................. 461, 476 Jeanne de Bourgogne ............................ 461 Jefferson ......................................... 529-530 Jéricho ....................................... 33, 38, 143 Jérôme (saint) ................................ 300, 306 Jérusalem 33, 38-40, 142, 172, 194, 202, 212-213, 226-229, 232, 245, 248, 258, 271, 289-290, 332, 336-337, 339, 354355, 378, 387-388, 390, 397-401, 404, 405-406, 417, 424-425, 434, 441, 478, 493 Jugurtha .......................................... 160-162 Jules II...................... 479-480, 483, 499-500 Julien......................... 20, 296, 298, 299, 480
Jupiter 61-62, 140, 179, 202, 204, 232, 248, 290 Justinien 316-319, 330-331, 351, 356, 413414 Karlowitz ................................................. 522 Kiev ................................. 253, 368, 377-379 Kubilay............................................. 437-438 La Charité (-sur Loire) ............................. 375 La Mecque ............................... 332-336, 338 La Rochelle..................................... 427, 440 Labienus ................................................. 187 Laboulaye ............................................... 549 Lamentations .......................................... 229 Langres .................................................. 359 Largo Argentina .............. 122, 137, 175, 196 Laterani .................................. 220, 265, 289 Latran 265, 289-291, 314-315, 323-324, 326-327, 346, 353-354, 374, 387, 392, 408, 419, 422-423, 429 Lavinium ..............................................43-44 Le Caire .......................................... 378, 466 Le Puy ............................................ 374, 424 Lécapène................................ 351, 366, 379 Leipzig .................................................... 534 Léon III ........................................... 344, 345 Léon le Grand ......................................... 310 Léon X .................................................... 499 Lépante .................................................. 513 Lépide............................................. 193, 199 Leptis Magna .................................. 264, 337 Licinius ........................................... 282, 289 Lille ......................................... 425, 440, 521 Lisbonne .... 45, 426, 434, 470-472, 522, 527 Livie ........................................................ 205 Londres 418, 426, 434, 451, 493-494, 496497, 514, 521, 524, 527-530, 535, 539542, 557 Lothaire Ier .............................................. 359 Louis d’Anjou .......................................... 525 Louis IX (saint)........................ 441, 444, 577 Louis le Germanique ....................... 359, 365 Louis le Pieux ......................................... 359 Louis Napoléon Bonaparte ............. 534, 540 Louis VII ......................................... 420, 425 Louis VIII ................................. 440-441, 445 Louis XIV ........................ 518-526, 536, 578 Louis XV ................................................. 527 Louis XVI ........................................ 530, 533 Louis XVIII ...................................... 534, 540 Louisbourg .............................................. 527 Louise Michel.................................. 534, 543 Louis-Philippe d’Orléans ......................... 540 Louvre .................................................... 420 Lübeck ............................................ 451, 497 Lucullus ........................... 169-170, 173, 175 Lugdunum ...................................... 181, 184 Lutèce..................................... 186, 273, 298 Luther .............................................. 488-489 Lyon 93, 184, 188, 213, 259, 261, 264, 266, 402, 432, 444, 455, 477
595 Machiavel ........................ 480, 490-491, 511 Madrid ............................................ 480, 513 Mæsa (Julia) ................................... 260-261 Magdebourg ........................................... 377 Magellan ................................................ 488 Maison d’Or ..................... 218, 233, 239, 295 Malte ........... 45, 56, 123, 125, 133, 330, 361 Mamea (julia) ................................. 271, 274 Marathon .................................................. 75 Marc Aurèle 250-251, 255-256, 258-260, 263, 279, 501, 502 Marcellus ................................ 207, 385, 392 Marie de Bourgogne ............................... 485 Marie-Antoinette ..................................... 530 Marie-Thérèse d’Autriche ....................... 521 Marius ............................. 161-169, 179, 199 Mars 44, 68, 122, 137, 165, 168, 175-176, 196, 203-204, 232, 239, 248, 325, 327328, 346, 386, 419, 423-424, 442, 509, 511, 549 Marseille 55, 63, 94-95, 122, 125, 160, 182, 191, 418, 434 Martin Ier ......................................... 332, 344 Martin V.......................................... 454, 468 Massinissa ..................................... 133, 147 Maxence ................................................ 282 Maximien................................. 279-280, 282 Maximin........................... 272, 274, 279, 430 Mayence ........................................ 272, 488 Mécène ........................... 205, 210, 216, 265 Médicis 449, 454, 456, 477, 479, 480, 483, 485, 492, 500, 511 Médine ........................................... 333, 471 Memphis ................................... 82, 111-112 Messine........................... 114, 117-119, 123 Mestre .................................................... 546 Métaure .................................................. 132 Metellus.......................................... 147, 160 Méthode (saint) ....................... 364, 365-366 Metternich .............................................. 539 Michel VIII .............................. 351, 447, 455 Michel-Ange ................... 499-501, 506, 508 Milan 68, 161, 276, 280-281, 283-284, 287, 293, 299, 304, 306, 323, 404, 480 Milet .................................. 49, 55, 63, 68, 74 Milvius .................................................... 282 Mithridate 163, 165, 169-170, 172-173, 192 Moïse .................................. 36-37, 224, 500 Monte Cavo ........... 61, 62-63, 144, 206, 242 Montpellier.............................................. 461 Montréal ........... 514-515, 520-521, 527-529 More ......................... 483-484, 489, 493, 511 Moscou .................................................. 535 Munich ................................................... 534 Münster .................................................. 516 Murcie .................................................... 122 Mycènes ............................ 38, 46, 51, 54, 63 Naissus .......................................... 272, 276 Naples 46, 115, 152, 209, 211, 328, 361, 374, 390, 402, 409, 441-442, 448, 450,
454-455, 472, 476-480, 485-486, 513, 526, 543 Napoléon Ier .................................... 534-535, Napoléon III ..................................... 540-542 Narbonne .................160, 162, 180, 187, 436 Narva .............................................. 368, 514 Naucratis .............................. 49, 50, 74, 110 Nelson .................................................... 533 Néron 211, 215-221, 223, 225, 228-230, 232-233, 248, 251, 259, 265, 291, 295296, 383, 460 Nerva ...................................... 232, 236, 250 New York ................ 481, 514, 520, 549, 567 Newton ............................................ 524-525 Nice .................................. 56, 533, 535, 540 Nicée ............... 288, 351, 435, 441, 447, 455 Nicéphore Ier ................................... 351, 358 Nicolas Ier................................................ 365 Nicolas II................................................. 391 Nicolas III................................................ 442 Nicolas V ........................................ 468, 499 Nicomédie ...................... 280-284, 288, 294 Notre-Dame de Paris ....................... 419-420 Novgorod ................................................ 368 Numa Pompilius............................ 64, 77, 84 Numance ................................ 157, 160, 162 Numidie 117, 133, 147, 160, 192, 203, 247, 264, 311 Octave ..................................... 199-202, 210 Octavie .................................... 215-216, 220 Odeynath ................................. 273, 275-276 Odoacre................................... 311-313, 315 Oppius .............................. 70, 219, 233, 239 Orange .................................... 161, 524-526 Origène................................................... 270 Orkhān.................................................... 465 Orléans ........................... 316, 479, 534, 540 Osman Ier ................................................ 447 Ostie ...... 64-66, 73, 101, 115, 171, 228, 300 Otrante .................... 113-114, 139, 404, 407 Otto von Bismarck .................................. 542 Otton Ier........................................... 373, 381 Otton II.................................................... 377 Otton III........................................... 383, 395 Otton IV .......................................... 437, 440 Our ......................................................33-34 Pæstum .................................................. 114 Palatin 43-44, 73, 137, 165, 203-205, 211212, 214, 216-217, 219 Palerme ...................117, 119, 361, 378, 392 Palmyre 146, 189, 238, 262, 264, 271, 273, 275-276 Panama ........................... 473, 475, 551-552 Panthéon 206, 213, 248, 326, 501, 502, 511 Paris 94, 183, 273, 298, 310, 316, 350, 367, 373-375, 379, 386, 388, 398, 408, 418, 420-422, 426, 436, 439, 441, 461, 478, 489, 493, 515, 523, 528, 530-531, 534535, 539-541, 543, 549, 561 Patrick (saint).......................................... 309
596 Paul (saint) ............. 226-228, 232, 233, 243, Paul III ............................................ 501, 506 Paul IV ............................................ 508-509 Pavie ................ 351, 376-377, 407, 442, 480 Pékin ............................................... 437-438 Pella ............................................... 105, 110 Pépin de Herstal ..................................... 343 Pépin de Landen ............................ 329, 343 Pépin le Bref... 343, 350, 352, 355, 395, 543 Pergame .......... 133, 145-147, 158, 160, 264 Périclès .............................................. 83, 96 Perpignan ....................................... 375, 436 Pertinax .................................................. 259 Pétra ............................... 172, 194, 264, 332 Pharsale ......................................... 191, 197 Philadelphie..................................... 528-529 Philippe Auguste ..... 422, 434, 440, 581, 587 Philippe II ................. 104, 106-108, 283, 513 Philippe l’Arabe .............................. 272, 279 Philippe le Bel 444-445, 448-450, 454, 461, 477-478, 523 Philippe le Hardi ............................. 440, 444 Philippe V ................ 122, 131, 146, 461, 525 Philippe VI de Valois .............................. 450 Philippes ........................................ 199, 203 Phocas ................................... 326, 331, 351 Photius ........................................... 365, 391 Pic de la Mirandole ................................. 456 Pie V ............................................... 508-509 Pie VII ............................................. 534-535 Pierleoni 385-386, 392, 394-395, 399, 419, 424, 442 Pierre (saint) 223-224, 226, 227-228, 232233, 241, 243 Pierre le Grand ....................................... 523 Pise ......................... 125, 186, 411, 449, 454 Placidia .......................................... 308, 310 Platées ..................................................... 75 Platon ... 49, 84, 106, 337, 454-455, 457, 460 Plotin ...................................................... 275 Plymouth ................................................ 516 Poitiers ................................... 316, 343, 461 Polo (Marco).................... 438-439, 583, 588 Polybe ...................................................... 89 Pompée 169-175, 179-180, 186, 188-192, 194, 196, 199, 205-207, 223 Pompéi ................................................... 230 Pont-au-Change ..................................... 418 Poppée................................................... 216 Porto ...................................................... 426 Postumus ....................................... 273, 276 Potsdam ................................................. 527 Poznan ................................................... 379 Præneste ................................................. 53 Prague .................... 373, 377, 379, 457, 516 Probus..................................... 278-279, 298 Pydna ............................................. 105, 146 Pyrgi ......................................................... 83 Pyrrhus............. 113-114, 116, 120, 124, 161 Pythagore ............................................... 138
Québec ........... 493, 515, 520, 527-528, 535, Quirinal 68, 70, 238-239, 314, 324, 326, 385, 424, 511, 560 Ravenne 181, 187, 189, 209, 312, 324, 331, 343, 346, 351, 354, 356, 358, 362-363, 450 Raymond de Saint-Gilles ........................ 402 Reims 185, 188, 329, 395, 418, 421, 426, 461 Rémi de Reims ....................................... 316 Remus ........................................ 44, 73, 301 Rhodes .............. 46, 110, 145, 147, 179, 487 Richard Cœur de Lion............................. 434 Richard de Capoue ................................. 391 Richelieu................................................. 515 Ricimer ................................................... 311 Robert de Flandre .................... 402, 404-405 Robert de Normandie............... 402, 404-405 Robespierre .................................... 531, 534 Rodolphe Ier ............................................ 452 Romulus ................................ 44-45, 73, 301 Romulus Augustule................................. 311 Roosevelt ............................................... 558 Rouen ............................................. 461, 514 Ryswick ........................................... 524-525 Sagonte ............................. 56, 122-123, 127 Sagres .................................................... 471 Saïda .............................................. 337, 405 Saint-Ange 346, 360, 383, 387, 392, 422, 502, 508 Saint-Bénézet ......................................... 445 Sainte-Chapelle ...................................... 441 Sainte-Croix-de-Jérusalem ..................... 290 Sainte-Hélène .................................. 535-536 Sainte-Marie d’Aracœli ........................... 453 Sainte-Marie in Cosmedin ........ 324-325, 346 Sainte-Marie Rotunda ...... 326-327, 331, 386 Sainte-Marie-Antique ...................... 346, 356 Sainte-Marie-Majeure .............. 314, 422-423 Sainte-Marie-Nouvelle ............................ 356 Sainte-Sophie ................................. 317, 365 Saint-Gall........................................ 330, 361 Saint-Germain-des-Prés ................. 367, 386 Saint-Martin ............................................ 375 Saint-Paul-hors-les-murs ................. 299-300 Saint-Pétersbourg ................................... 368 Saint-Pierre 291, 300-301, 315, 323, 326, 345, 349, 352, 360-361, 385, 387, 392, 469, 483, 491, 499-502, 506, 508-509, 511 Saint-Pierre-aux-Liens ............................ 500 Saint-Sauveur-des-Francs ...................... 340 Saint-Sépulcre 289-290, 332, 336, 354, 397, 404-405 Saladin ................................................... 434 Salamanque ........................................... 472 Salerne ........................................... 390, 395 Salluste................................................... 192 Salomon ..............................................38-39 Samarkand ............................. 337, 437, 447
597 Sapor ..................................................... 273 Saragosse 352, 398, 425, 436, 439, 473-474 Sarajevo ................................................. 551 Sardes..................................... 47-48, 55, 60 Saturne .................................................. 188 Savoie ..................... 461, 477, 485, 533, 540 Savonarole ...................... 479-480, 489, 589 Savone ................................................... 535 Saxe .........................350-351, 368, 485, 536 Saxons 252, 273, 276, 305, 309, 327, 330, 340, 351, 357, 367, 369, 382, 522 Scipion 125, 132-133, 146, 150, 152, 157, 164, 166, 199 Sédan..................................................... 542 Séjan ...................................................... 211 Sénèque.......................... 215-216, 220, 251 Sens ........................................ 186-187, 421 Septime Sévère ....... 259-260, 262-265, 271 Sérapis ....... 61, 111-112, 207, 213, 383, 385 Sertorius................................................. 169 Servius Tullius .......................................... 69 Sessorium ....................... 265, 289-290, 297 Sévère Alexandre .................... 261, 271-272 Sévères 262-263, 266, 270-271, 284, 289, 386, 429 Séville ............................................ 192, 470 Sèvres .................................................... 554 Sidon .......................................... 33, 55, 337 Sienne .................................... 411, 419, 449 Simon de Montfort .................................. 436 Sirmium ........................... 280-281, 284, 310 Sixte IV................................................... 469 Sixte Quint.............................................. 511 Sixtine ............................. 469, 499, 501, 581 Soleil 35-37, 138, 220, 260, 276-278, 521, 523, 530, 536 Soliman le Magnifique ............................ 487 Solon ........................................................ 49 Sosylos .......................................... 124, 126 Soudan................................... 448, 470, 537 Southampton .......................................... 516 Spartacus ............................................... 170 Sparte ................. 46, 97, 105, 113, 147, 490 Split ........................................................ 282 Spolète ................................................... 331 Statio annonæ ........................................ 325 Stilicon ........................................... 305, 581 Sublicius................................................... 67 Suétone.......................................... 217, 227 Suez ......................................... 34, 533, 547 Sybaris .................................. 46-47, 75, 113 Sylla ................ 161, 163-172, 179, 186, 199 Sylvestre ................................ 288, 354, 383 Syméon .................................................. 366 Tabularium ............................. 385, 409, 422 Tadoussac.............................................. 514 Tanger...................................................... 45 Tarente 46, 75, 83, 112-115, 118, 126, 131, 137, 155, 361, 402 Tarquin l’Ancien........................................ 69
Tarquin le Superbe ............................. 70, 74 Tarquinies ........................................... 75, 98 Tel Aviv........................................... 554, 556 Telegonos ................................................. 44 Tellus .................................................. 61, 69 Terminus ................................... 61, 140-141 Tertullien................................................. 270 Thalès de Milet ......................................... 49 Thèbes ............................................. 63, 105 Théodore Ier ............................................ 435 Théodoric Ier............................................ 309 Théodoric II............................................. 310 Théodoric le Grand .......... 312-313, 315, 317 Théodose Ier..................................... 304-305 Théodose II............................................. 306 Théophylacte .................................. 375, 383 Thiers ............................................. 534, 543 Thomas d’Aquin ...................................... 439 Thurii ...................................................... 113 Tibère ...... 211-214, 216, 219-220, 260, 265 Tibérine ..... 67, 123, 137, 207, 392, 423, 424 Tibur ............................................. 53, 75, 99 Timgad ................................................... 264 Tite-Live.............................................. 44, 81 Titus ............................................... 229, 231 Tivoli ........................................ 247-248, 263 Tocqueville ............................................. 549 Tolède .... 316, 319, 392, 398, 425, 439, 513 Tordesillas .............................. 474, 486, 492 Toulon .................................................... 533 Toulouse 181, 309, 373, 398, 402, 404, 427, 436, 457 Tournus .................................................. 386 Trafalgar ................................................. 535 Trajan 236-239, 247, 260, 264, 324, 332, 383, 423 Trasimène ........................ 125-126, 128-129 Trastevere 73, 194-195, 198, 207, 217, 229, 241, 248-249, 265, 325, 424, 509 Trèves ............. 185, 202, 266, 280-281, 284 Trevi ....................................................... 511 Trieste .................................................... 255 Tripoli ............................. 146, 262, 271, 337 Triton ...................................................... 511 Troie ....................................................43-45 Trois Fontaines ....................... 228, 300, 346 Troyes ............................................ 310, 461 Tunis ........................ 45, 337, 361, 366, 466 Turin ............................... 125, 161, 477, 543 Tusculum ........................ 44, 55, 75, 99, 385 Tyr ........................................ 33, 45, 55, 108 Ulfila ............................................... 298, 319 Università della Sapienza ....... 442, 472, 511 Urbain II 389, 395, 399, 401-402, 404407, 413, 425 Urbain VIII ....................................... 510-511 Utrecht ............................................. 525-526 Valdès ............................................. 432-433 Valence .................................... 56, 122, 425 Valens ..................................... 299, 303-304
598 Valentinien 1er ........................................ 299 Valentinien II .......................................... 304 Valentinien III ......................................... 310 Valérien .................................. 273, 275, 279 Valladolid ............................................... 587 Vannes ................................................... 185 Varennes ................................................ 530 Variani .................................................... 265 Vasco de Gama............................... 474-475 Vatican 73, 168, 213-214, 228, 291, 323324, 326-327, 339, 346, 375, 422-443, 468, 499, 507, 508-509, 543 Véies .. 48, 65, 75, 96, 98, 100-101, 217, 349 Venise 363, 365, 379, 387, 406-407, 410411, 418, 429, 435-436, 438-439, 441, 447, 454-455, 465, 471-472, 479, 488, 492, 500, 502-503, 507-508, 522, 546, Vénus Érycine ................................. 137-138 Vénus et Rome ...................................... 248 Verceil .................................................... 161 Vercingétorix .......................................... 187 Verdun ........................................... 359, 368 Vermeer ................................................. 507 Verrazano .............................................. 481 Verrès ............................................ 174, 180 Versailles ........................ 523, 529-531, 552 Verus.............................................. 250, 255 Vespasien ....................................... 229-232 Vésuve ................................... 170, 230, 319
Vézelay............................ 386, 402, 424-425 Victor Emmanuel II ................................. 543 Victoria ................................................... 537 Vicus Tuscus ............................ 73, 122, 173 Vieil Espoir.............................................. 265 Vienne 206, 231, 457, 487, 513, 516, 522523, 527, 535, 539, 542 Viminal....................... 70, 212-213, 217, 265 Virgile ............................................ 44-45, 60 Vitruve ..................................... 208, 459-460 Volsinies ...................................... 98-99, 101 Voltaire ........................................... 525, 527 Volubilis .................................. 264, 337, 466 Vouillé..................................................... 316 Vulco ............................................... 144-145 Wallia ............................................. 308, 310 Waterloo .................. 535-536, 543, 552, 578 Wellington............................................... 535 Winckelmann .......................................... 544 Winfrith ........................................... 330, 352 Worms .................................... 308, 310, 395 Yalta ....................................................... 560 Yathrib ............................................. 332-333 Zacharie ......................................... 343, 349 Zama ...................................................... 133 Zela ........................................................ 192 Zénobie .................................................. 276 Zénon ............................................. 312, 345 Zéphyrin ................................................. 270
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JOUVE 1, rue du Docteur Sauvé - 53100 Mayenne Imprimé sur presse rotative numérique N° 788549L - Dépôt légal : octobre 2011 Imprimé en France