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French Pages [625] Year 1998
LA MORALE HÉROÏQUE DANS LES ÉPOPÉES LATINES D'ÉPOQUE FLA VIENNE: TRADITION ET INNOVATION
BIBLIOTHÈQUE D'ÉTUDES CLASSIQUES 14 Collection dirigée par Guy SERBA T et Paul-M. MARTIN Association VIT A LA TINA, Université Paul-Valéry, Montpellier
BIBLIOTHÈQUE D'ÉTUDES CLASSIQUES dirigée par Guy SERBAT et Paul-M. MARTIN --------
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LA MORALE HÉROÏQUE DANS ,, LES ÉPOPÉES LATINES D'EPOQUE FLAVIENNE: tradition et innovation François ~OLL
ÉDITIONS PEETERS LOUVAIN - PARIS 1998
© 1998 - Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven
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ISBN 2-87723-405-3 (Peeters France) ISBN 90-429-0693-6 (Peeters Leuven) D. 1998/0602/310
AVANT-PROPOS Cet ouvrage est l'émanation d'une thèse de Doctorat soutenue en Décembre 1996 à l'Université de Paris-Sorbonne. Je tiens à remercier ici tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, m'ont aidé à mener à bien ce travail. Ma gratitude va en premier lieu à mon directeur, Monsieur le professeur Hubert Zehnacker, qui a suivi l'avancement de mes travaux avec une rigueur attentive et une constante disponibilité, dans un climat de confiance et de liberté intellectuelle. Je remercie aussi vivement Mesdames et Messieurs les professeurs Jean-Marie André, Jacqueline Dangel, Anne-Marie Taisne et Fernand Delarue, membres de mon jury de thèse, dont les observations et suggestions m'ont aidé à enrichir ou à préciser mon propos. Madame le professeur Sylvie Franchet d'Espèrey, qui m'a fait bénéficier de la primeur de ses propres travaux ainsi que de nombreux éléments de bibliographie, a droit à ma profonde et amicale reconnaissance. J'adresse également mes remerciements à Monsieur Michel Martin et à Mademoiselle Madeleine Piot, qui m'ont permis de compléter mon information sur certains aspects de ma problématique. Je dois encore exprimer ma gratitude à Messieurs les professeurs Guy Serbat et Paul-Marius Martin pour l'accueil qu'ils ont réservé à cet ouvrage au sein de leur collection. Un grand merci enfin à mes amis Ulrich Sauvage et Claire Le Feuvre, dont l'aide technique m'a été précieuse.
INTRODUCTION. «At simul heroum laudes et Jacta parentis iam legere et quae sit poteris cognoscere uirtus» ( «dès que tu seras capable de lire les exploits des héros, les hauts faits de ton père, et d'apprendre ce qu'est la valeur ... ») Le programmed'éducation morale du puer de la quatrième Bucolique de Virgile (vv. 26-27), confonne à ce que pouvait être la formation d'un jeune noble romain à l'aube de l'Empire, juxtapose l'étude de la poésie épique 1 à celle de l'histoire nationale et familiale, issue du vieux fonds de l'éducation romaine lié au culte des imagines. Les épopées antiques, apprises par les élèves des écoles 2, participaient donc d'une paidéia morale, dans le cadre d'une pédagogie de l'exemplum: il s'agit d'élever l'âme du jeune enfant par l'exemple des hauts faits des héros, et de susciter en lui un désir d'émulation en vue de l'apprentissage de la uirtus que le futur citoyen déploiera dans l'action militaire et politique. Cette conception est théorisée par Quintilien au début de l'Institution Oratoire (I, 8, 4-5): «Cetera admonitione magna egent, in primis, ut tenerae mentes tracturaeque altius quicquid rudibus et omnium ignaris insederit, non modo quae diserta, sed uel magis quae honesta sunt, discant. Jdeoque optime institutum est ut ab Homero atque Vergilio lectio inciperet, quanquam ad intellegendos eorum uirtutes firmiore iudicio opus est... lnterim et sublimitate heroi carminis animus adsurgat et ex magnitudine rerum spiritum ducat et optimis inbuatur.» ( «Pour le reste, l'orientation importante, c'est qu'avant tout, des esprits encore jeunes, susceptibles d'être plus profondément impressionnés par ce qui pénètre chez des êtres frustes et totalement ignorants, doivent étudier non seulement ce qui est bien dit, mais plus encore, ce qui est moral. Aussi est-ce une excellente institution que de faire lire en premier lieu Homère et Virgile bien que, pour en comprendre les mérites, il faille un jugement plus ferme ... En attendant, l'âme de l'enfant doit être élevée par la sublimité du poème héroïque, inspirée par la grandeur du sujet et imprégnée des plus nobles sentiments.») 1
On a n:coMu dans «laudes heroum,. une transposition de l'expression homérique àvl>pv ftpcixov,.(//., IX, 524), et donc une allusion indirecte aux épopées d'Homère; cf. A. Canault, Etudes sur les Bucoliques de Virgile, Paris, 1897, p. 248. 2 Cf. à ce sujet les témoignages de Pline le Jeune, Ep., II, 14, 2, de Pétrone, Satir., V.
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Ce n'est qu'après avoir acquis de solides bases morales par l'étude précoce de l'épopée que l'élève du grammaticus, suivant le programme dressé par Quintilien, pourra aborder l'étude de genres littéraires d'un maniement plus délicat comme la tragédie, et surtout la comédie. Cette méthode d'imprégnation fondée sur le pouvoir de fascination inhérent à la grandeur héroïque illustre l'importance accordée par les Latins à la portée morale des poèmes épiques, dans lesquels ils allaient chercher non seulement des sujets d'admiration esthétique, mais aussi des modèles de comportement. Cette exploitation pédagogique pouvait du reste s'appliquer non seulement aux grands maîtres Homère et Virgile, mais aussi à des auteurs récents, dont les œuvres étaient souvent mises au programme des écoles très peu de temps après leur publication3• La conception de l'éthique du héros est donc bien un aspect fondamental de la problématique de l'épopée à Rome. Or, si les principales orientations de l'univers moral d'Homère et de Virgile ont été depuis longtemps explorées par la critique universitaire, il n'en va pas de même pour leurs successeurs latins de l'époque flavienne. Les grandes épopées de Valérius Flaccus, de Stace et de Silius Italicus sont depuis quelques années l'objet d'un regain d'intérêt matérialisé par la parution récente d'éditions françaises pour les deux derniers, et par un essor général des études critiques. Il est vrai que ces trois poètes diffèrent incontestablement par leur degré de conscience artistique, leur originalité et leut talent, et que la question de leur valeur respective renvoie inévitablement à la comparaison avec Virgile, qui reste sujette à discussion, mais notre projet vise plus spécialement à reconnaître et à définir la spécificité de ces ultimes témoins d'une ère flavienne qui vit un véritable épanouissement de la littérature épique. Dans ce contexte de recrudescence des études sur ces œuvres parfois méconnues et méprisées, on est néanmoins surpris de la rareté des tentatives de synthèse sur l'ensemble des épopées flaviennes. Il semble notamment que l'on n'ait jamais tenté d'examiner de façon générale la position des épiques flaviens sur la conception de l'héroïsme dans leurs convergences et leurs spécificités. Est-ce à dire que l'extrême diversité des épopées flaviennes rendrait problématique l'établissement d'une synthèse de ce genre, même assortie des précautions indispensables? Or, 3
Voir à ce propos l'apostrophe de Stace à sa Thébaïde dans la sphragis de l'épopée (v. 815): «/tala iam studio discit memoratque iuuentus» ( «Les fils de l'Italie, avec un cœur ardent, déjà t'apprennent, te récitent»). On sait par ailleurs que Lucain était étudié dans les écoles une vingtaine d'années après sa mort (cf. Suét., Vita Lucani, éd. A. Rostagni, New York 1979, p. 149: «Poemata eius etiam praelegi memini» ).
INTRODUCTION
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il nous semble que la présence de thèmes communs, de liens intertextuels, et surtout, une commune révérence vis-à-vis de Virgile sont des facteurs de cohésion suffisants pour autoriser une approche globale soucieuse de rendre compte simultanément de l'unité et de la diversité de l'univers épique flavien à partir de ce qui en est une composante majeure: la conception de l'idéal héroïque. Avant de tenter une approche synthétique des épopées flaviennes, il convient de faire brièvement le point de façon sur l'état de la question de leur datation afin de situer les trois poètes les uns par rapport aux autres. Les dates de la Thébaïde peuvent être déterminées de façon relativement fiable grâce aux indications du poète lui-même 4 : il affirme avoir travaillé douze ans sur son œuvre (Theb., XII, 811-12), et l'on sait par un passage des Silves (1, 5, 8) qu'elle n'était pas encore achevée en 89-90; or, l'absence d'allusion à la guerre suévo-sannatique dans le prologue, qui célèbre toutes les campagnes antérieures de Domitien (1, 16 sqq.), fixe le terminus ante quem à 92. L'épopée a donc vraisemblablement été commencée vers 805. Comme on sait par ailleurs que le père de Stace avait, avant de mourir vers 806, aidé à la mise en train de l'œuvre (cf. Silv., V, 3,233), on peut penser que la recherche des matériaux était déjà bien avancée à cette date: un rythme de progression régulier d'environ un chant par an (qui est aussi celui de l'Enéide) est dès lors vraisemblable. La chronologie des Punica a longtemps été très débattue, mais la remarquable étude d'E. Wistrand 7 est venue éclaircir la question de façon suffisamment convaincante pour qu'il ne soit plus nécessaire d'entrer dans le détail de la discussion; les conclusions en sont du reste admises aujourd'hui de façon quasi unanime par la critique. Retiré de la vie politique dans sa propriété de Campanie à partir de 808, l'ancien consul dut commencer vers cette date la rédaction de sa grande œuvre; divers éléments de l'éloge des Aaviens au chant Ill des Punica (vv. 594 sqq.) conduisent à dater ce chant de 83-84 9 , et l'éloge de Domitien qui clôt le chant XIV (vv. 680-688) comporte une référence à l'actualité qui
• Cf. H. Frère, Silves, éd. C. U. F., t. I, pp. XII-XVII, repris par R. Lesueur, Thébaïde, éd. C. U. F., t. I, pp. IX-X. 5 B. Kyztler (Beobachtungen zum Prooemium der Thebais, Hermes 88, pp. 341-346) propose les dates légèrement plus hautes de 78-90. 6 Cf. Silv., V, 3, 205-208. 7 Die Chronologie der Punica des Silius Italicus. Gôteborg, 1956. 1 Cf. Plin., Ep., 7. 9 Cf. Wistrand, op. cit., pp. 5-30.
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situe ce passage aux alentours de 94 10• Si l'on ajoute à cela une allusion probable à la condamnation de la grande vestale Cornélia à la fin du chant XIII (vv. 844-849), qui indique que ce dernier a été écrit peu après 89, on arrive approximativement à la cadence d'un chant par an jusqu'au chant XIV au moins. Silius ayant sans doute abrégé volontairement une œuvre initialement prévue en dix-huit chants sous l'effet de la maladie incurable qui le poussa au suicide vers 101, il ne dut guère s'écouler de temps entre l'achèvement du chant XVII et la mort de l'auteur, ce qui conduit à situer les trois derniers chants entre 95 et 100 (avec un léger ralentissement probablement lié à la maladie). La datation des Argonautica est rendue extrêmement difficile par 1'absence quasi totale de données externes sur la biographie du poète, aussi la question est-elle des plus controversées 11• Le principal élément de datation, et aussi le plus diversement interprété, est le prologue (vv. 7-12). Comme celui-ci est adressé à Vespasien, il est assez naturel de penser que le poème a été commencé sous son règne. Certains critiques ont cependant cru déceler dans ce passage divers indices (et notamment des prophéties ex euentu) qui conduiraient à en abaisser la date de composition jusqu'au principat de Titus 12, voire de Domitien 13 (le poète faisant alors semblant, dans ce prologue, d'écrire sous Vespasien). Sans entrer ici dans le détail de la discussion, disons nettement qu'aucune de ces hypothèses basses n'est véritablement convaincante 14, et que l'interprétation traditionnelle reste encore la plus crédible. Le second élément de datation est constitué par les deux allusions à l'éruption du Vésuve que l'on a pu reconnaître aux chants III (vv. 208-209 15) et IV (vv. 507508), et qui conduiraient à situer l'ensemble de ces chants après 79 (à 10
Ibid., pp. 31-44. Pour une mise au point récente sur l'état de la question, cf. M. Scaffai, Rassegna di studi su Valerio Flacco ANRW II 32-4, Berlin-New York 1986, pp. 2368-72. 12 Cf. W. M. Terwogt, Quaestiones Valerianae, Amsterdam, 1898; V. Ussani Jr, Studio su Valerio Flacco, Roma, 1955; E. M. Smallwood, Val. FI., Argonautica /, 5-21, Mnemosyne s. IV, 15 (1962), pp. 170-172. 13 Cf. R. Syme, The Argonautica of Valerius Flaccus, CQ 23 (1929), pp. 129 sqq.; K. Scott, The date of the composition of the Argonautica of Valerius Flaccus, RFIC 62 (1934), pp. 474 sqq.; G. Liberman, Argonautiques, éd. C. U. F., Paris, 1996. 14 On trouvera des éléments de réfutation en particulier chez E. Wistrand (op. cit., pp. 14-19), G. Cambier (Recherches chronologiques sur l'œuvre et la vie de Valerius Flaccus, in Hommages à M. Renard T. I, 1969, pp. 191-228), et J. Strand (Notes on Valerius Flaccus'Argonautica, Gôteborg, 1972, pp. 23-38), qui plaident pour la th~ traditionnelle de la datation sous Vespasien. 15 On a parfois suggéré que ce premier passage renvoyait non à l'éruption elle-même, mais au tremblements de terre qui l'ont précédée (cf. Strand, op. cit., pp. 35-36). Dans ce cas, le mois d' AoOt 79 se situerait à la charnière des chants III et IV. 11
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moins qu'il ne s'agisse d'ajouts ultérieurs). Le dernier indice, encore plus fragile, est une allusion de Quintilien à la mort de Valérius (X, 1, 90): «multum in Valerio Flacco nuper amisimus». Mais, en admettant que ce livre de l'Institution oratoire date de 92 environ, le sens très large et très vague que peut revêtir l'adverbe nuper rend cette petite phrase difficilement utilisable pour fixer la date de la mort du poète 16, et a fortiori la fin des Argonautiques. En effet, il n'est même pas certain que le décès de Valérius soit la cause de l'état d'inachèvement dans lequel son œuvre nous a été transmise, et il est possible que la fin ait effectivement été écrite, mais se soit perdue par la suite 17, auquel cas Valérius a pu mourir bien après l'achèvement de l'épopée. Deux hypothèses restent donc également vraisemblables: - soit, comme le pense J. Strand, Valérius a commencé les Argonautiques vers 75-76, a écrit les chants m et IV autour de 79 {allusions au Vésuve) et est mort vers 85 alors qu'il travaillait au huitième et dernier chant 18 {cette cadence approximative d'un chant par an, analogue à celle des autres poètes épiques, est bien entendu une simple vraisemblance et non une règle); - soit, selon l'hypothèse de W.-W. Ehlers, les huit chants que comportait l'épopée ont été écrits et publiés dans leur totalité avant la mort du poète et l'avènement de Domitien (la faible part accordée à ce dernier dans le prologue rendant peu problable une publication de l 'œuvre entière sous son règne), ce qui conduit à remonter encore le terminus a quo jusqu'en 70-71 (et à considérer les allusions à l'éruption du Vésuve comme des ajouts contemporains de la mise au point définitive). On peut retenir de tout cela que la Thébaïde et les Punica ont été commencées à peu près en même temps autour de 80 {à un ou deux ans près) et ont avancé à une cadence voisine jusqu'à l'achèvement de la première vers 92 {alors que la seconde devait en être aux alentours du douzième chant), et que la moitié au moins, voire la totalité des Argonautiques est antérieure à ces deux œuvres. 16
Quintilien parle un peu plus loin d'un Caesius Bassus «quem nuper uidimus» (X, 1, 96); or, nous savons par une autre source que ce personnage avait trouvé la mort lors de l'éruption du Vésuve en 79, ce qui détermine ici une extension d'une douzaine d'années pour l'adverbe nuper! 17 Cette thèse a été développée par W.-W. Ehlers, Valerius-Probleme, MH XLII (1985), pp. 334-339. 18 Nous privilégions la thèse d'un plan initial de l'œuvre en huit chants, démontrée de façon convaincante par W. Schetter, Die Buchzahl der Argonautica des Valerius Flaccus, Philologus cm (1959), pp. 297-308, et aujourd'hui presque unanimement admise par la critique.
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La question des éventuelles influences intertextuelles entre les trois épiques flaviens est encore plus délicate que celle de leur datation, aussi n'a-t-elle jamais été explorée de façon systématique par la critique 19• En effet, même en cas de convergence évidente, il n'est pas toujours aisé de démêler lequel des deux poètes en cause a imité l'autre, d'autant qu'il est souvent possible que tous deux se soient inspirés d'un autre poète connu, voire même d'une troisième œuvre aujourd'hui disparue. Mais, si une large marge d'incertitude subsiste, elle n'est point telle toutefois que l'on puisse en tirer prétexte pour éluder purement et simplement la question. Les ressemblances les plus significatives sont à rechercher au niveau des épisodes, et c'est alors que l'on peut parvenir à quelques conclusions sinon définitives, du moins vraisemblables. Dans cette configuration triangulaire, le côté le mieux exploré est celui des relations entre Stace et Silius 20• Les hommages au second que l'on trouve dans les Silves indiquent que, malgré leur différence de condition et leurs divergences esthétiques, les deux hommes (du reste tous deux fixés dans la même région et communiant dans une même vénération de Virgile) se connaissaient 21 ; si Stace a pu connaître les premiers chants des Punica par une publication partielle à partir de 88, il est possible que Silius n'ait eu connaissance de la Thébaïde que plus tard, peut-être lors de sa publication complète en 92. Stace s'est probablement inspiré de la bataille de la Trébie chez Silius (Pun., IV, 573-697) dans la µax11 1tapmtotaµ1oç du chant IX de la Thébaïde22 (vv. 225-521), ainsi que de l'intervention de la déesse Fides à Sagonte (Pun., II, 475 sqq.) dans son évocation de Virtus auprès de Ménécée (Theb., X, 672-677) et de Pietas face à Tisiphone 23 (Theb., XI, 457 sqq.). Il serait donc le premier des deux poètes à avoir pris l'initiative d'imiter l'autre. En ce qui concerne l'inspiration statienne chez Silius 24, on a pu établir que la scène 19
On trouvera un examen de quelques similitudes d'expression dans l'article de R. B. Steele, Interrelation of latin poets under Domitian, CB 25 (1930), pp. 328-342. 20 Cf. R. Helrn, De P. P Statii Thebaide, Berlin, 1892, pp. 156-170; L. Legras, Les Puniques et la Thébaïde, REA VII (1905), pp. 131-146 et 357-371; G. Lorenz, Vergleichende lnterpretationen zu Silius Italicus und Statius, Kiel, 1968, F. Delarue, Stace poète épique, pp. 311-330. 21 Pour une analyse détaill~ de ces allusions et des rapports probables entre les deux poètes, voir F. Delarue, Stace poète épique (thèse doct. d'Etat), Paris, 1990, pp. 319 sqq. 22 Cf. H. Juhnke, Homerisches in rômischer Epikjlavischer 'Zeit, pp. 16 sqq.; F. Delarue, op. cit., p. 217. 23 Cf. L. Legras, Les Puniques et la Thébaïde, REA 7 (1905), pp. 357-371; F. Delarue, op. cit., p. 318, et les commentaires de R. D. Williams (Theb., X) et de P. Venini (Theb., XI), ad /oc. 24 Sur ce problème, cf. P. Venini, Silio ltalico e il mito tebano, RIL CIIl (1969). p. 778-783; L. Legras, art. cit., G. Lorenz, op. cit .• F. Delarue, op. cit., pp. 313-317.
INTRODUCTION
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d'Hannibal ad portas (Pun., XII, 558-752) reprenait un certain nombre d'éléments de l'assaut de Capanée contre les murs de Thèbes (Theb., X, 827-939), qui conttibuent au grandissement épique de l'épisode historique. Les jeux funèbres du chant XVI des Punica comportent deux passages manifestement inspirés de Stace: la tticherie lors de la course à pied (vv. 517-523; cf. Theb., VI, 614-617) et le bQcher funèbre des frères ennemis dont la flamme se divise en deux 25 (Pun., XVI, 533-548; cf. Theb., XII, 429-446 26). A cela nous ajouterions volontiers l'aristie de Scipion à Zama (Pun., XVII, 486-521) qui nous paraît directement inspirée de celle de Thésée (Theb., XII, 730-753) plutôt que de son modèle virgilien (Aen., XII, 331 sqq.). Comme le suggère F. Delarue 27, les réminiscences statiennes du chant XVI (et en particulier la scène du duel fratticide) peuvent être interprétées comme des hommages de Silius à Stace, mort peu avant la rédaction de ce chant vers 96-97. Entre Valérius et Stace, le rapprochement le plus significatif concerne l'histoire des Lemniennes, traitée par les deux poètes (Arg., II, 78-310 et Theb., V, 49-334); de nombreuses études ont été consacrées à cet épisode, qui illustre clairement une volonté d 'aemulatio de Stace vis-à-vis de son prédécesseur28. On relève par ailleurs deux comparaisons mythologiques au chant VIII de la Thébaïde (vv. 212-214 et 255-258) qui sont sans doute inspirées de Valérius 29 (Arg., V, 15 sqq. et IV, 531 sqq.). Il semble bien que l'on puisse parler dans tous ces cas d'une influence de Valérius sur Stace plutôt que l'inverse, ce qui confirme l'antériorité des Argonautiques au moins pour la majeure partie 30 • Les rapports éventuels entre Valérius et Silius n'ont à notre connaissance fait l'objet d'aucune recherche systématique 31• Ils ne sont pourtant pas inexistants: pour en rester au niveau des épisodes, il nous semble 25 En outre les prodiges de Pun., XVI, 263-271 rappellent ceux de Theb., XI, 226-231. A une échelle plus réduite, on peut rapprocheraussi Pun., XVI, 420-422 et Theb., VI, 603604, Pun., XVI, 480-481 et Theb., VI, 574-575, Pun., XVI, 394-395 et Theb., VI, 500. 216 Pour un rapprochement des deux passages, cf. G. Lorenz, op. cit., pp. 194-198. 27 Op. cit., p. 317. is Cf. G. Krumbholz, op. cit., pp. 125-139; W. Bahrenfuss, Die Abenteuer der Argonauten au/ lemnos bei Apollonios Rhodios, Valerius Flaccus, Papinius Statius, Kiel, 1951; M. Gôtting, Hypsipyle in der Thebais des Statius, Tübingen, 1969, pp. 79-80; S. Von Moisy, Untersuchungen zur Erziihlweise in Statius' Thebaid, Diss. Bonn, 1971, pp. 107-108; F. Delarue, op. cit., pp. 306-309. 29 Cf. Delarue, pp. 302-305. 30 L'influence de Valérius est égalementbien sensible dans l'Achi/léide, bien qu'aucune étude systématique ne semble avoir été menée à ce sujet. 31 R. B. Steele (lnte"e/ation of the Latin poets under Domitian, CP 25, 1930, pp. 335338) relève quelques passages des Punica où Silius semble s'être inspiré de Valérius dans le détail de l'expression.
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que le passage des Punica où la Furie tend une coupe de poison aux Capouans candidats au suicide (XIII, 291 sqq.) pourrait bien devoir quelque chose à la scène du suicide d 'Eson et d 'Alcimédé dans les Argonautiques (1, 817); par ailleurs, l'intervention un peu énigmatique du dieu Pan comme inspirateur de clémence dans ce même épisode de la chute de Capoue (Pun., XIII, 316 sqq.) a pu être mise en parallèle avec son action, aux effets exactement opposés, lors de l'épisode de Cyzique (Arg., III, 46 sqq.), mais la parenté est moins évidente que dans le cas précédent. Ces deux interventions du surnaturel contribuent en tout cas à l'amplification épique d'épisodes directement issus du récit livien. Si ces rapprochements avec les Argonautiques sont valides, ils semblent illustrer en outre une volonté de uariatio par inversion de la signification éthique du motif. Mais l'influence générale de Valérius sur Silius semble tout de même assez limitée. Il existe donc bien entre les épiques flaviens des convergences qui n'ont rien de fortuit: Valérius a inspiré à Stace quelques hommages ponctuels et une belle occasion d'aemulatio sur tout un épisode, et à Silius une ou deux idées pour dramatiser des scènes de forte tension psychologique et morale par l'intervention du merveilleux. C'est dans la même perspective que Silius s'est inspiré de Stace pour amplifier la scène d'Hannibal ad portas, tout en fournissant en retour à son contemporain quelques suggestions pour la mise en scène des vertus personnifées; les autres rapports intertextuels entre Stace et Silius semblent exprimer une forme d'hommage réciproque. Ces convergences sont certes limitées et peuvent paraître négligeables au regard de la prégnance du modèle virgilien; elle permettent toutefois de dresser le cadre général dans lequel s'inscrit toute étude synthétique des grandes épopées flaviennes. Lorsqu'on se penche sur la genèse littéraire des épopées flaviennes, on est amené à distinguer les sources et les modèles. Les sources, ce sont les œuvres sur lesquelles les poètes se fondent pour bâtir la trame de leur récit; il s'agit, pour s'en tenir aux principales d'entre elles, des Argonautiques d'Apollonios de Rhodes pour Valérius 32 , des Phéniciennes et des Suppliantes d 'Euripide pour la Thébaïde de Stace33 , et de la troisième 32
Les Argonautiques d' Apollonios avaient été traduites en latin au Ier siècle av. J.-C. par Varron de l'Aude, dont I' œuvre est presque entièrement perdue. Il est donc pratiquement impossible d'évaluer l'éventuelle influence directe de Varron sur Valérius. 33 A quoi il faut ajouter, bien entendu. les Phéniciennes et l'Œdipe de Sénèque, et, pour des passages bien délimités, l'œuvre de Callimaque. En revanche. l'influence éventuelle de la Thébaïde cyclique et de celle d' Antimaque de Colophon reste difficile à déterminer, et la critique récente tend à l'exclure catégoriquement (cf. D. Vessey, Statius and
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décade de Tite-Live pour Silius. Dans les trois cas, l'intégration du matériau ainsi constitué dans le cadre de l'épopée latine impose un important travail de réélaboration poétique. Les Argonautiques d' Apollonios de Rhodes, bien que relevant du genre épique, y occupent une place marginale par la remise en question du modèle de l'héroïsme homérique qu'elles comportent, et qui débouche sur l'image du Jason améchanos, très éloigné de l'idéal de bravoure guerrière et d'énergie virile des héros de l'Jliadi34; ce genre de remise en cause de la tradition héroïque n'était guère recevable pour un épique latin, aussi l'épopée de Valérius est-elle, à bien des égards, un retour à une conception plus «traditionnelle» de l'humanité épique, qui prend ses références dans un univers pré-homérique réinterprété et dépassé par le recours au modèle virgilien. Comme le Jason d' Apollonios, celui de Valérius sera un homme dépourvu de dons supranaturels, mais là où le poète grec insistait sur l'opportunisme du personnage comme source de son succès, le poète latin choisira d'amplifier le courage et la valeur individuels par lesquels son héros se hisse au-dessus de sa condition 35 • Parallèlement, le souci d'érudition mythologique de l'épopée hellénistique passe au second plan des préoccupations du poète latin; c'est donc la perspective d'ensemble de l'œuvre qui change radicalement en passant d'Apollonios à Valérius. En ce qui concerne Silius, le problème est essentiellement celui de la transposition épique du récit livien. De fait, la troisième décade de TiteLive fournit un matériau historique éminemment propre à passer dans l'épopée, dans la mesure où elle véhicule une vision de 1'Histoire qui insiste largement sur le rôle des forces morales 36 , et n'est pas exempte de traits épiques. L'amplification des enjeux du conflit romano-punique par le jeu des discours, sa présentation en termes de lutte de principes moraux antagonistes,fides contre perfidia (assortie de l'accentuation des caractéristiques morales traditionnellement attribuées aux différents Antimachus: a review of the evülence, Philologus 114, 1970, pp. 118-143; F. Delarue, op. cil., p. 443). 34 Sur l'améchania du Jason d' Apollonios, cf. H. Frlinkel, Ein Don Quijote unter den Argonautica des Apollonios Rhodios, MH 17 (l 960), pp. 1-20; sur la critique sous-jacente de l'héroïsme homérique chez Apollonios, cf. G. Lawall, Apollonios'Argonautica: Jason as an anti-hero, YCS 19 (1966), pp. 119-169. 35 Pour une comparaison détaillée entre le Jason d'Apolonios et celui de Valérius, cf. K. Hull, The hero-concept in Valerius Flaccus'Argonautica, in Studies in Latin Literanue and Roman History I (Bruxelles 1979), pp. 379-409. 36 Cet aspect est bien mis en lumière par P. G. Walsh. Livy. His historical aims and methods, Cambridge, 1961, pp. 46-109, et P. Jal, Tite-Live, Histoire Romaine, livre XXI (éd. C. U. F.), pp. LXIU-LXVIl.
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peuples37) une tendance à l'idéalisation des principaux chefs romains38, la caractérisation antithétique des personnages39, ainsi que certains thèmes et images chargés de valeur symbolique (imitatio Herculis d'Hannibal, métaphore des moenia Romae) sont déjà présents chez TiteLive40.Si, sur certains points, Silius procède à un remodelage radical de sa source en réponse aux exigences de stylisation épique41 , il ne fait, dans d'autres cas, que reprendre, en les amplifiant, des idées en germe chez l'historien. La réécriture poétique peut prendre alors diverses formes: transformation en leitmotiv épique d'un trait ponctuel du récit livien42, accentuation de la tendance apologétique par l'élimination des notations critiques encore présentes chez Tite-Live43, réinterprétation des considérations tactiques ou politiques en termes de psychologie ou de morale héroïques44, amplification des procédés de caractérisation contrastée45 ••• en somme, c'est le plus souvent en renchérissant sur TiteLive que Silius porte à son sommet une héroïsation des personnages historiques en partie esquissée par l'auteur de l'Histoire romaine. Les jeux de sélection, d'amplification, et les ressources de la dispositio, qui accroissent la portée de traits empruntés à ce dernier, complètent donc l'inuentio proprement dite, c'est-à-dire l'introduction de développements épiques étrangers à la tradition historiographique. 37
Cf. Walsh, op. cit., pp. 108-109. Sur les éléments d'idéalisation de Scipion chez Tite-Live, cf. Walsh, op. cit., pp. 93-101. Pour une tendance semblable à propos de Marcellus, cf. ibid .• pp. 101-103. 39 Cf. Walsh, pp. 86-87. 40 Pour une synthèse sur ce sujet, cf. A.-M. Taisne, Stylisation épique de /'Histoire Romaine de Tite-Live aux chants 111et W de la Guerre Punique de Silius Italicus, in Présence de Tite-Live (Caesarodunwn XXVU bis), Tours, 1994, pp. 89-99. 41 Il s'agit entre autres de la compression temporelle, de l'omission d'événements marginaux par rapport au conflit, de la minimisation du rôle des chefs puniques autres qu'Hannibal, et de l'abrègement de certains épisodes et discours (cf. A.-M. Taisne, art. cil., pp. 90-91). 42 C'est notamment le cas de l'imitatio Herculis et des moenia Romae. 43 Nous pensons ici au problème de l'origine jovieMe de Scipion, présentée par l'historien comme une légende objet d'exploitation politique, mais prise à la lettre par le poète, ou encore à l'épisode du sauvetage du consul Scipion par son fils, pour laquelle le poète choisit la plus «héroïque» des versions proposées par sa source. Plus généralement, l'adoption systématique de légendes étiologiques attribuant une origine divine aux chefs romains est l'un des procédés les plus courants de l'héroïsation; on pense naturellement à l'ascendance herculéeMe de Fabius, absente de Tite-live mais abondamment exploitée par Silius. 44 On peut penser à la clémence des Romains à Capoue (Pun., XIII, 314 sqq.), ou à l'atténuation des erreurs tactiques de Régulus par le recours à la psychologie épique (VI. 332). 45 Cf. par exemple la controverse entre Scipion et Fabius au chant XVI des Punica, fortement dramatisée par rapport à son modèle livien, ou l'antithèse entre le furor d'Hannibal et la prudentia de Fabius au chant VU. 38
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S'agissant de la Thébaïde de Stace, le nœud du problème du traitement des sources réside dans la rencontre de la matière tragique et du cadre épique 46 • Pour en rester à un niveau très général, en tant qu'elle est le récit du châtiment hyperbolique des crimes monstrueux d'une deuota domus, la Thébaïde est une tragédie; mais, dans la mesure où ce processus est porté par une structure finaliste déterminée d'entrée de jeu par la volonté jovienne, et s'exerce sous la forme d'un conflit guerrier qui constitue le support du récit, elle est une épopée. Les implications de ce choix sont multiples, mais sur le plan humain, qui est au centre de notre propos, cela pose le problème de la coexistence de deux modèles psychologiques et moraux, car si épopée et tragédie s'intéressent toutes deux aux couches supérieures de l'humanité, la place et le rôle des passions et des valeurs éthiques ne sont pas les mêmes dans les deux cas. Du point de vue du traitement des sources, il s'agit de remettre sur le devant de la scène l'arrière-plan épique des tragédies (notamment en développant les détails de l'expédition des Argiens et les opérations militaires), tout en préservant jusqu'à un certain point l'ambiance tragique. L'épopée statienne est donc l'exemple unique à notre connaissance dans le cadre de l'épopée latine d'une tentative de fusion aussi radicale de l'univers tragique et de l'univers épique.
La réélaboration poétique qui fait entrer ces données de base issues de genres divers dans les épopées flaviennes s'exerce en fonction des principaux modèles qu'offre la tradition épique latine au premier siècle de notre ère, c'est-à-dire en premier lieu du modèle virgilien, et, d'une manière différente, de celui de Lucain. L'admiration de Stace et de Silius pour Virgile est connue 47 , celle de V alérius se laisse aisément deviner au vu de l'importance de l'empreinte de l'Enéide dans les Argonautiques. L'inspiration virgilienne dans les épopées flaviennes est un des éléments sur lesquels la critique a, à juste 46
Comme le dit très justement P. Grimal (La littérature latine, Paris, 1994, p. 450): «L'épopée se substitue à la tragédie, déclinante, pour assurer la survie de ce monde traditionnellement proposé aux imaginations mais qui, pour reprendre le mythe platonicien, n'est plus qu'un suite d'ombres projetées sur sur les parois de la «caverne». Nous sommes en présence d'une esthétique «au second degré», qui utilise une matière déjà élaborée par les poètes et les peintres». 47 Pour Stace et Virgile, on se reportera aux deux passages de la Thébaïde où le poète flavien rend explicitement hommage à son prédécesseur (X, 445-448 et XII, 816-819). Pour Silius, les témoignages externes de Pline le Jeune (Ep., Ill, 7) et de Martial (XI, 48, 49) confirment une dévotion virgilienne dont les Punica donnent déjà suffisamment d'indices internes (on trouve un hommage explicite à Virgile, égalé à Homère, au chant Vlll, vv. 592-594).
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ÉPOPÉES FLA VIENNES
peuples37 ) une tendance à l'idéalisation des principaux chefs romains38 , la caractérisation antithétique des personnages39 , ainsi que certains thèmes et images chargés de valeur symbolique (imitatio Herculis d'Hannibal, métaphore des moenia Romae) sont déjà présents chez TiteLive40.Si, sur certains points, Silius procède à un remodelage radical de sa source en réponse aux exigences de stylisation épique41, il ne fait, dans d'autres cas, que reprendre, en les amplifiant, des idées en germe chez l'historien. La réécriture poétique peut prendre alors diverses formes: transformation en leibnotiv épique d'un trait ponctuel du récit livien42 , accentuation de la tendance apologétique par l'élimination des notations critiques encore présentes chez Tite-Live43 , réinterprétation des considérations tactiques ou politiques en termes de psychologie ou de morale héroïques44 , amplification des procédés de caractérisation contrastée45••• en somme, c'est le plus souvent en renchérissant sur TiteLive que Silius porte à son sommet une héroïsation des personnages historiques en partie esquissée par l'auteur de l'Histoire romaine. Les jeux de sélection, d'amplification, et les ressources de la dispositio, qui accroissent la portée de traits empruntés à ce dernier, complètent donc l'inuentio proprement dite, c'est-à-dire l'introduction de développements épiques étrangers à la tradition historiographique. 37
Cf. Walsh, op. cit., pp. 108-109. Sur les éléments d'idéalisation de Scipion chez Tite-Live, cf. Walsh, op. cit., pp. 93-101. Pour une tendance semblable à propos de Marcellus, cf. ibid., pp. 101-103. 39 Cf. Walsh, pp. 86-87. 40 Pour une synthèse sur ce sujet, cf. A.-M. Taisne, Stylisation épique de /'Histoire Romaine de Tite-Live aux chants Ill et IV de la Guerre Punique de Silius Italicus, in Présence de Tite-Live (Caesarodunum XXVII bis), Tours, 1994, pp. 89-99. " Il s'agit entre autres de la compression temporelle, de l'omission d'événements marginaux par rapport au conflit, de la minimisation du rôle des chefs puniques autres qu'Hannibal, et de l'abrègement de certains épisodes et discours (cf. A.-M. Taisne, art. cit., pp. 90-91). 42 C'est notamment le cas de l'imitatio Herculis et des moenia Romae. 43 Nous pensons ici au problème de l'origine jovienne de Scipion, présentée par l'historien comme une légende objet d'exploitation politique, mais prise à la lettre par le poète, ou encore à l'épisode du sauvetage du consul Scipion par son fils, pour laquelle le poète choisit la plus «héroïque» des versions proposées par sa source. Plus généralement, l'adoption systématique de légendes étiologiques attribuant une origine divine aux chefs romains est l'un des proc~és les plus courants de l'héroïsation; on pense naturellement à l'ascendance herculéenne de Fabius, absente de Tite-live mais abondamment exploitée par Silius. 44 On peut penser à la clémence des Romains à Capoue (Pun., XIII, 314 sqq.), ou à l'atténuation des erreurs tactiques de Régulus par le recours à la psychologie épique (VI, 332). 45 Cf. par exemple la controverse entre Scipion et Fabius au chant XVI des Punica, fortement dramatisée par rapport à son modèle livien, ou l'antithèse entre lefuror d'Hannibal et la prudentia de Fabius au chant VII. 38
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S'agissant de la Thébaïde de Stace, le nœud du problème du traitement des sources réside dans la rencontre de la matière tragique et du cadre épique 46 • Pour en rester à un niveau très général, en tant qu'elle est le récit du châtiment hyperbolique des crimes monstrueux d'une deuota domus, la Thébaïde est une tragédie; mais, dans la mesure où ce processus est porté par une structure finaliste déterminée d'entrée de jeu par la volonté jovienne, et s'exerce sous la forme d'un conflit guerrier qui constitue le support du récit, elle est une épopée. Les implications de ce choix sont multiples, mais sur le plan humain, qui est au centre de notre propos, cela pose le problème de la coexistence de deux modèles psychologiques et moraux, car si épopée et tragédie s'intéressent toutes deux aux couches supérieures de l'humanité, la place et le rôle des passions et des valeurs éthiques ne sont pas les mêmes dans les deux cas. Du point de vue du traitement des sources, il s'agit de remettre sur le devant de la scène l'arrière-plan épique des tragédies (notamment en développant les détails de l'expédition des Argiens et les opérations militaires), tout en préservant jusqu'à un certain point l'ambiance tragique. L'épopée statienne est donc l'exemple unique à notre connaissance dans le cadre de l'épopée latine d'une tentative de fusion aussi radicale de l'univers tragique et de l'univers épique. La réélaboration poétique qui fait entrer ces données de base issues de genres divers dans les épopées flaviennes s'exerce en fonction des principaux modèles qu'offre la tradition épique latine au premier siècle de notre ère, c'est-à-dire en premier lieu du modèle virgilien, et, d'une manière différente, de celui de Lucain. L'admiration de Stace et de Silius pour Virgile est connue 47 , celle de Valérius se laisse aisément deviner au vu de l'importance de l'empreinte de l'Enéide dans les Argonautiques. L'inspiration virgilienne dans les épopées flaviennes est un des éléments sur lesquels la critique a, à juste 46 Comme le dit très justement P. Grimal (la littérature latine, Paris, 1994, p. 450): «L'épopée se substitue à la tragédie, déclinante, pour assurer la survie de ce monde traditionnellement proposé aux imaginations mais qui, pour reprendre le mythe platonicien, n'est plus qu'un suite d'ombres projetées sur sur les parois de la «caverne•. Nous sommes en présence d'une esthétique «au second degré», qui utilise une matière déjà élaborée par les poètes et les peintres•. 47 Pour Stace et Virgile, on se reportera aux deux passages de la Thébaïdeoù le poète flavien rend explicitement hommage à son prédécesseur (X, 445-448 et xn, 816-819). Pour Silius, les témoignages externes de Pline le Jeune (Ep., m.7) et de Martial (XI, 48, 49) confument une ~votion virgilienne dont les Punica donnent ~jà suffisamment d'indices internes (on trouve un hommage explicite à Virgile, égalé à Homère, au chant VIII, vv. 592-594).
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titre, mis le mieux 1'accent48. La valeur fondatrice de I'Enéide pour la littérature épique ultérieure est telle que toute étude des épopées flaviennes, quelle que soit son angle d'approche, relève dans une large mesure de l'esthétique de la réception: il s'agit de déterminer ce que les successeurs du poète de Mantoue ont reçu de l' œuvre mai"'tressede ce dernier, et en quoi ils ont pu s'en écarter. En effet, l'épopée virgilienne ne fournit pas seulement un modèle poétique pour le traitement des thèmes épiques, elle propose aussi un modèle éthique et métaphysique: celui d'une vision téléologique de l'épopée portée par l'action convergente de la volonté du dieu suprême et des forces morales mises en jeu par le héros. A un héroïsme homérique fondé sur la quête de la gloire personnelle et l'affirmation de la supériorité individuelle, Virgile substitue, avec le personnage d 'Enée, un idéal éthique fondé sur l'adhésion à une exigence supérieure du Destin et l'action consciente en faveur de l'ordre cosmique contre les forces anarchisantes du furor impius49 • En restant à un niveau ttès général, l'apport du paradigme virgilien dans le remodelage de leurs sources respectives par les épiques flaviens est évident. Comme l'ont bien montré les commentateurs des Argonautiques, Valérius ne s'est pas contenté d'imprimer à son œuvre la dimension téléologique et historique absente du récit factuel d' Apollonios en s'inspirant de l'Enéide; il a aussi transformé à l'aide de réminiscences du personnage d'Enée le Jason dµfJxavoçde l'épopée grecque en un type de héros plus propre à séduire un public romain. On retrouve dans la Thébaïde cette même structure téléologique (rendue, il est vrai, problématique par l'interférence avec l'univers tragique 50), et une même tendance à la «réélaboration virgilienne51 » de personnages euripidéens52, voire à la création pure et simple de personnages sur des modèles virgiliens 48
On se reportera en premier lieu à l'essai de Ph. Hardie, The epic successors of Virgil. Cambridge, 1993. Voir aussi, du même auteur, Flavion epicists on Virgil's epic technique, Ramus XVIII (1989), pp. 3-20, ainsi que J.H. Mozley, Virgil and the Silver lalin Epic, PYS m (1963-64), pp. 12-26, A. J. Gossage, Virgil and the Flavion Epic, in Virgil, éd. by D. R. Dudley, London, 1969, pp. 67-93 et N. Horsfall, A companion to the study of Virgil, Leiden 1995, pp. 273-292. ◄ 9 Sur les rappons entre l'univers moral d'Homère et celui de Virgile, cf. B. Otis, Virgil. A study in civilized poetry, Oxford, 1964. 50 Sur cc problème, voir S. Franchet d'Espèrey, Les thux conflits dans la Thébaïde de Stace. Perspectil'e dramatique et perspective épique, in Acta Antiqua Acad. Scient. Hung. XXXIII (1990-92), pp. 105-109. 51 Nous empruntons cette expression à F. Delarue, op. cit., p. 496. 52 Nous pensons bien évidemment à Adraste, dont la dette envers le Latinus de Virgile a été abondamment soulignée, ainsi qu'à Panhénopée, en panie inspiré par la Camille de l'Enéide. Il y a aussi une évidente influence d'Enée sur Thésée, sur laquelle nous reviendrons de façon plus détaillée.
INTRODUCTION
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avoués (Hoplée et Dymas). Silius, quant à lui, héritait certes avec TiteLive d'une vision de l'Histoire déjà en grande partie moralisée, mais l'apport de l'Enéide se manifeste là encore dans l'introduction d'un finalisme transcendant exprimé par Jupiter et relayé par les héros de la nation romaine, ainsi que dans le remodelage de certains personnages historiques (à commencer par Scipion et Hannibal) d'après des antécédents virgiliens. L'inspiration virgilienne se double en outre dans les Punica d'une volonté explicite de s'inscrire dans la continuité chronologique de la grande épopée augustéenne. Si l'on envisage plus précisément les implications éthiques de cette situation, l'on est amené à se demander dans quelle mesure le modèle héroïque virgilien, étroitement lié à une conception providentialiste de l'histoire romaine et au contexte moral et spirituel de la rénovation augustéenne, a pu être transposé dans l'univers épique flavien. Outre le changement de contexte historique et politique, qui n'est qu'un aspect du problème, des éléments nouveaux dans le monde littéraire, comme l'expérience épique de lucain ou l'apport moral et intellectuel de Sénèque, et plus indirectement une évolution générale de la sensibilité artistique vers un go0t accru du pathos et de la dramatisation 53 ( dont même un poète réputé «néo-classique» comme Silius n'est pas exempt), font que l'univers héroïque flavien ne saurait être purement et simplement la réplique de celui de l'Enéide. A cela s'ajoute que le souci d'imitatio virgilienne va généralement de pair avec une volonté d 'aemulatio poétique à l'égard du grand devancier (nullement incompatible avec le respect admiratif), qui n'est pas sans conséquences sur le traitement des thèmes éthiques. Il s'agira donc de se demander comment la morale épique virgilienne pouvait être et a été reçue par les poètes flaviens en se fondant notamment sur l'analyse de passages directement inspirés de l'Enéide, ou sur l'étude de thèmes moraux (notamment la pietas) à propos desquels le rapprochement avec cette dernière s'impose. Le but de cette réflexion n'est pas d'infirmer ou de confirmer l' «infériorité» poétique si souvent soulignée des héros flaviens vis-à-vis du paradigme virgilien, mais de mettre en évidence l'élaboration d'une conception différente de l'héroïsme épique dans le sillage du grand modèle. A côté du modèle virgilien, il convient de faire une place à l' «antimodèle"'» constitué par l'épopée de Lucain. Dans cette œuvre, qu'on a 53
Sur cette question, voir F. Bardon, Le goat à l'époque des Flaviens, LAtomus 21 (1962), pp. 732-748. 54 L'expression est de G. B. Conte, LA guerra civile di lucano. Studi e prove di commenlo, Urbino, 1988.
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pu qualifier d' «anti-Enéide 55 », la subversion des thèmes virgiliens 56 s'inscrit dans le cadre d'une remise en question du providentialisme julio-claudien de l'Enéide, accompagnée d'une vision négative du devenir historique, et, par contrecoup, d'une promotion de l'héroïsme de sacrifice et de témoignage, incarné principalement par Caton, dont le suicide stoïcien devait être le sommet moral et peut-être l'épisode ultime de l'épopée. Du point de vue doctrinal, cette vision nouvelle de l'héroïsme épique se fonde sur une version rigoriste de l'éthique stoïcienne 57• Or, en dépit du caractère apparemment antithétique de ces deux modèles, virgilien et lucanien, les poètes épiques postérieurs ont pu trouver dans l'un et l'autre des éléments susceptibles d'enrichir leur conception de l'héroïsme épique. On sait du reste que l'admiration de Stace pour Virgile ne l'empêchait pas de rendre également hommage à Lucain 58, et la Thébaïde, où la dette envers ce dernier est si manifeste, est par certains côtés une tentative de fusion entre l'héritage virgilien et l'apport de la Pharsale59 • Plus diffuse dans les Argonautiques et les Punica, l'inspiration lucanienne est néanmoins perceptible dans l 'élaboration poétique de certains passages6. 35 Un bon exemple de ce formalisme de la notion romaine de bellum pium et iustum est donn6e par Tite-Live dans son récit des modalités de la déclaration de guerre entre Tullus Hostilius et les AJbains (1, 22, 4 sqq.): loin de chercher à éviter la guerre par la négociation. le roi s'attache à ce que l'ambassade romaine essuie la première un refus programmé d'avance, condition nécessaire pour que Rome puisse se considérer en état de pium bellum. 36 Cic., /bid.; plus connu dans sa version virgilienne: «parcere subiectis et debellare superbos» (Aen., VI, 852). 37 «Mais c'est le seul Créon qu'il réclame, le seul qu'il ne cesse d'appeler d'une voix terrible dans tous les escadrons». 38 Cf. E. Kabsch, Funktion und Stellung.. ., p. 170. 39 La référence à la Natwa dans les deux discours (VII, 217 et XII, 645) atteste toutefois la commWlButéd'inspiration et l'influence stoïcienne.
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précisément ce que recouvrent exactement ces deux notions'! De fait, on peut penser que «terrarum /eges» renvoie à l'objet immédiat de l'intervention et fait référence au droit des vaincus de guerre à la sépulture (considéré comme un règle universelle), et que «mundi foedera» élargit l'enjeu du conflit à l'ensemble des valeurs qui assurent la cohésion de l'humanité et, au-delà, du cosmos 40 • Les principes romains du bellum iustum (élargis sous l'influence de l'universalisme stoïcien à une portée quasi cosmique) déterminent donc très précisément le cadre de l'intervention de Thésée. Sa cause se fonde à la fois sur la conformité avec la loi divine et naturelle 41 et sur le respect des formes juridiques. Cette clarification de la notion de iusta causa dans la Thébaïde nous permet de rendre compte d'un autre problème: celui de l'apparente légitimation de la colère au chant XII. 2. La question de la iusta ira. Le statut de la colère est à la fois un sujet de controverses entre écoles philosophiques et une source d'ambiguïtés dans l'épopée latine, qui pose le problème de l'adaptation des thèmes de la philosophie morale à l'univers épique. La question a été envisagée à propos de l'Enéide, où elle se rattache à la discussion sur la caractérisation d 'Enée 42 , mais elle se pose aussi de façon particulière dans la Thébaïde, où elle engage en partie l'interprétation de chant XII, ainsi que l'évaluation de la part de l'influence stoïcienne dans I' œuvre. a) La controverse philosophique. Pour les Stoïciens, la colère est l'une des subdivisions de la libido43 , qui est elle-même l'une des quatre perturbationes animi fondamentales 44 • 40
L'expression rappelle Phars., II, 2 ( «leges et foedera rerum• ), mais le détenninant commun «rerum• place les deux termes en rapport directe avec le cosmos chez Lucain, alors que chez Stace, la dichotomie terrarum/ mundi semble juxtaposer droit humain et ordre cosmique. Cette dichotomie rappelle un autre passage de Lucain, X, 474: «Sed neque ius mundi ualuit nec foedera sancta gentibus•. Le principe stoicien du lien entre macrocosme et microcosme est à l 'arri~-plan de cette solidarité entre les lois hwnaines et l'ordre de l'univers. 41 Le roi d'Athènes affinne agir avec la «diuum hominumque fauor• et selon la Natura (XU, 644 sqq.). 42 Cf. A. Thornton, The living universe, pp. 159-163; J. Dion. Les passions dans l'œuvre de Virgile, Nancy, 1993, pp. 66-80. 43 Cf. Cie., Tusc., VII, 16: «Lubidini ira, excardescentia, odium, inimicitia, discordia, indigentia, desiderium et cetera eiusmodi•. 44 Cie., Tusc., IV, 6, 11. Dans le De Officiis, 1. 20, 69, il la place à la suite des quatre grandes passions.
IUSTITIA, CLEMENT/A, MODERAT/0: L'AFFIRMATIONDE L'HUMANITAS
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S'inspirant du llepi 'Opyi;s de Posidonius, Cicéron la définit comme «le désir de châtier qui semble nous avoir nui injustement4 5 ». Condamnée par les Stoïciens et les Epicuriens 46 comme un obstacle à l'apathéia, elle est un point de controverse entre ceux-ci et les Aristotéliciens, qui admettent la possibilité d'une juste colère. Dans l 'Ethique à Nicomaque (Il, 11, 1117 a 2) et I' Ethique à Eu.dème (Ill, 1, 1129 a 28), Aristote affirme que l'irritation vient en aide au combattant, à qui elle inspire un courage spontané qui accroît son ardeur. La colère est ainsi instrumentalisée, et assimilée à un soldat obéissant à son chef' 7 ; elle est un stimulant face au danger" 8 ; elle décuple les forces humaines et peut réaliser des exploits 49 ; elle est même un devoir dans certains cas, où l'inaptitude à se mettre en colère serait blâmable 50 • 1, C'est contre cette thèse que Cicéron prend position dans le De Officiis5 et surtout dans les Tusculanes, IV, 43, où il s'oppose à ceux qui voient dans l'ira la «pierre de touche du courage» ( «cotem fortitudinis» ), c'est-à-dire les Péripatéticiens. Sénèque, dans le De Ira, est encore plus ferme dans sa condamnation de la position aristotélicienne, sur laquelle il revient longuement à deux reprises 52 (1, 5 sqq.; II, 6-17). Se fondant essentiellement sur l'idée chrysippéenne du caractère irrévocable de tout mouvement passionnel (cf. Ir., I, 7), il réfute en particulier la thèse aristotélicienne de l'instrumentalisation de la colère dans un contexte militaire: «nihil habet in se utile nec acuit animum ad res bellicas» (1, 9, 1). Foncièrement incapable de se ranger sous l'autorité de la raison, l'ira est comparée à un soldat qui ne saurait tenir compte du signal de la retraite (1, 9, 2). Elle n'a donc pas sa place dans le courage guerrier53, pas plus que dans la justice (1, 14-16), et ne doit avoir aucune part dans le châtiment des méchants. Ceci exclut donc radicalement la possibilité d'une iusta ira. •s «cupiditas puniendi eius qui uukatur laesisse iniuria» (Tusc., IX, 21). 46
Pour la position des Epicuriens, cf. M. Gigante, La bibliothèque de Philodè~ et l'lpicuris~ romain, Paris, 1987, pp. 43 sqq. 47 Cf. Pol., I, 13, 1260 a 5; Eth. tl Nic., I, 13, 1102 b 26-1103 a 4; VII, 7, 1149 a 25. 41 Nic., m. 11, 1116 b 26. 49 Eud., m. 1, 1229 a 29; Nic., Ill, 11, 1116 b 26. Nic., Il, 4, 1105 b 25; 5, 1106 b 21; 7, 1108 a 4; m.3, 1111 a 30; IV, li, 1126 b 5. 51 Cf. I, 25, 89. 52 Sur la polémique anti-p6ripatéticienne dans le De Ira, cf. J. Fillion-Lahille, Le de Ira de Slnèque et la philosophie stoïcienne des passions, pp. 203 sqq. 53 I. li, 8: «Non est itaque utilis ne in proeliis quidem aut bellis ira; in temeritatem enim prona est et pericula dum infe"e uult non c~t. /lia certissima est uirtus quae se diu multumque circumspexit et rexit et ex lento ac destinato prouexit».
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LA MORALE HÉROIQUE DANS LES ÉPOPÉES FLA VIENNES
b) Les choix des poètes épiques. La position stoïcienne orthodoxe s'accorde mal avec les contraintes propres au genre épique, où une certaine forme d' ira, voisine du furor guerrier et tendant à se confondre avec le thumos homérique, peut apparaître comme un attribut naturel du héros. Le fait est que l 'Enéide est sur ce point plus proche de la tradition aristotélicienne que de la thèse stoïcienne54. Certes, l'association de la colère avec le bouillant Tumus (cf. Aen., IX, 44) pourrait la faire apparaître comme un trait primitif de mentalité «homérique» à dépasser; mais le poète semble admettre ailleurs, avec Aristote, l'utilité de la colère comme auxiliaire du courage, lorsqu'il évoque les chasseurs qui manquent à la fois de uirtus et d'ira face au sanglier acculé et menaçant 55. De plus, la possibilité d'une iusta ira est clairement reconnue en deux endroits. Il s'agit tout d'abord de la colère d'Hercule contre Cacus, que le poète souligne à plusieurs reprises56, avec l'approbation implicite que lui confère la légitimité de son combat57; Virgile s'éloigne ici de Cicéron, qui excluait l'ira des motivations d'Alcide dans l'accomplissement de ses exploits 58. En outre, l'idée d'une juste colère est explicitement exprimée à deux reprises pour signaler l'hostilité des Etrusques envers leur tyran Mézence, qualifée de «merita ira» (VITI, 50159) et de «iustae irae» (X, 7146()).La colère n'est donc pas absolument mauvaise: tout dépend du contexte dans lequel elle s'exerce. L'attitude de Lucain est évidemment plus conforme à l'orthodoxie stoïcienne. La colère est chez lui le trait caractéristique de César, et par conséquent une disposition foncièrement perverse et néfaste 61 • Au livre Il, Pompée tente d'exciter la colère de ses soldats dans la perspective du combat (v. 529), mais sans succès (vv. 596 sqq.); en revanche, lorsqu'il laisse la colère de ses partisans se donner libre cours au chant VIT 54
Comme le démontre de façon convaincante A. Thomton. /oc. cit. X, 712: «nec cuiquam irasci propiusue accedere uirtus,. («personnen'a plus le courage soit de se colérer, soit d'approcher plus près»). 56 VIII, 219 ( «furiis exarserat atro /elle do/or»). 228 ( «furens animis,. ), 230 ( «ferui• 55
dus ira,.) 57 Voir à ce sujet G. Galinsky, The Hercules-Cacus episod in Aeneid VIII, AJP 87 (1966), pp. 41-42, qui montre que la victoire d'Hercule sur Cacus passe par la maîtrise de son ira initiale. 58 Tusc., IV, 50. 59 L •expression se trouve ici dans la bouche du vieil haruspice qui appelle les Etrusques à s'unir sous la bannière d'Enée, apportant ainsi une caution religieuse à cette rnerita ira. 60 Cf. aussi vm.494: «furiis iustis», toujours à propos de Mézence. 61 20 des 53 occurrences d'ira dans la Pharsale se rapportent au seul César.
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(v. 124), il est compare à un matelot incapable de maîtriser son navire à la dérive (vv. 125 sqq.). Ces deux passages traduisent en quelque sorte l'échec de l'idée aristotélicienne d'instrumentalisation de la colère. Caton pour sa part est presque totalement exempt de colère, et le chant IX, qui est le plus long, est aussi celui qui compte le moins d'occurrences d' ira et de ses composés 62 • Calmant la colère de Cnaeus Pompée (IX, 166: «iuuenis compescuit iram» ), le héros s'abstient de s'irriter contre l'iniuria que lui inflige Cyrène en lui fermant ses portes (v. 298: «exclusus nul/a se uindicat ira»), conformément à l'idéal du sage stoïcien. Le seul mouvement de colère de Caton est celui qui le saisit lorsque, devant le soldat qui lui tend de l'eau dans un casque durant la traversée du désert, il s'indigne d'un tel traitement de faveur: «sic concitus irai excussit galeam» (v. 509). Mais cette réaction passagère d'irritation entre de toute évidence dans la catégorie des simples impulsions instinctives (motus animi) que l'absence d'acquiescement de la raison empêche d'accéder au niveau de la colère-passion, qui est l' ira proprement dite pour les Stoïciens 63. Cela ne remet pas en cause la conformité de l'épopée lucanienne avec la position stoïcienne sur la question de la colère: le véritable héroîsme se passe totalement de l 'ira. Virgile et Lucain présentent donc deux attitudes divergentes face à la question de la iusta ira: le premier est plus proche sur ce point de l 'Aristotélisme, et le second se situe sans ambiguïtés du côté du Portique. c) La iusta ira dans la Thébaïde: limites de l'interprétation stoïcienne. Point n'est besoin d'insister sur la part de l'ira comme force destructrice dans la Thébaïde de Stace. Les commentateurs ont bien souligné le processus de déshumanisation dans lequel la colère, commune à la plupart des protagonistes du conflit, engage ces personnages, suivant un mécanisme psychologique qui présente de nombreuses convergences avec les analyses de Sénèque dans le De Ira. On s'attendrait donc à trouver d'un bout à l'autre de l'œuvre une image négative de la colère, dans la ligne de l'anthropologie stoïcienne qui imprègne notamment la caractérisation de Polynice, d'Etéocle, de Créon, de Tydée ou de Capanée. Or, le chant XIl vient rompre d'une certaine façon cette unité. En effet, à côté des allusions à la colère quasi pathologique de Créon 64 , qui marquent 62
Soit trois occurrences (vv. 166, 298, 509) pour 1108 vers. Cf. Sén., Ir., I, 3. Pour l'analyse de cette distinction d'inspiration posidonienne, cf. J. Fillion-Lahille, op. cit., pp. 164 sqq. 64 XII, 93, 687, 759. 63
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LA MORALE HÉROÏQUE DANS lm ÉPOPÉESFLAVIENNF.S
l'accession de celui-ci à l'état de tyran, le poète fait une large place au thème de la iusta ira. Emu jusqu'aux larmes par la supplique d'Evadné 65, Thésée laisse éclater sa juste colère: «iusta mox concitus ira» (v. 589). Une expression analogue revient quelques vers plus loin lorsque l'odeur des cadavres laissés sans sépulture vient frapper le chef athénien: « ingemit et iustas bellijlammatur in iras» (v. 714). Enfin, le dédain de ce dernier pour les combattants thébains anonymes lui vaut d'être comparé à un lion puissant qui méprise les proies faciles, faute de pouvoir éprouver de l'ira à leur égard 66 (v. 740): «magnos alit ira leones»( «la colère fait la force des lions puissants»). Ces trois allusions à la colère de Thésée appellent plusieurs remarques. Tout d'abord, la colère de Thésée est absente dans les Suppliantes d'Euripide, où le roi athénien ne se résout à l'intervention qu'après bien des hésitations; l'introduction de ce motif par le poète latin renforce la spontanéité de la réaction du fils d'Egée dans l'épopée 67 • D'autre part, cette approbation de la juste colère situe Stace plus près de Virgile que de Sénèque dans ce douzième chant. La colère de Thésée contre le tyran impie Créon se rapproche de celle d'Hercule contre Cacus ou de celle des Etrusques contre Mézence. La psychologie statienne, qui semblait s'appuyer jusqu'ici de façon cohérente sur la théorie stoïcienne des passions68, ménage brusquement une ouverture en direction de la morale aristotélicienne. Ceci relativise incontestablement la part de l'influence stoïcienne dans la Thébaïde, même si celle-ci se fait clairement sentir par ailleurs. L'intervention de Thésée véhicule assurément un certain nombre de thèmes issus de la pensée du Portique, mais il serait abusif de voir dans le roi athénien une image du sapiens stoïcien. Si l'éthique de Stace apparat"t composite, c'est parce que la philosophie morale n'est pas, comme chez Lucain, la colonne vertébrale de son œuvre, mais est subordonnée à des choix esthétiques déterminés: l'effet de contraste entre la fin du dernier chant et tout ce qui précède est de ceux-là 69• De 65
Vv. 588-589: «rubuit Neptunius herosl permotus lacrimis». Le lion est par excellence l'animal symbole de l'ira (cf. Lucr., III, 194-298). Il est dans la Thébaïde un comparant récurrem pour !es personnages en proie à cette passion; cf. B. Kytzler, Gleichnisgruppen ... , pp. 150-154; A-M. Taisne, op. cit., pp. 137-140; S. Franchet d'Espèrey, op. cit., pp. 249 sqq. 67 Cf. Legras, pp. 138-139; Vessey, Statius and the Thebaid., p. 308. 68 Cf. Vessey, op. cit., pp. 55-60. ~ Sur le problème de la place du chant XII dans la structure de l'œuvre, cf. E. Kabsch. op. cit.; Vessey, pp. 315-316; S. Franchet d'Espèrey, UJ composition de la Thibaide de Stace, pp. 219 sqq. 66
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fait, il nous semble que cette rupture dans le jugement sur la colère n'est pas tant d'ordre philosophique que d'ordre esthétique. Après onze chants marqués par l'influence du modèle tragique et le poids du pessimisme anthropologique sénéco-lucanien, l'intervention finale du roi athénien marque d'une certaine façon un rétablissement partiel de l'optimisme virgillen. La soudaine revalorisation de la colère n'est qu'un des éléments de cette inversion des signes qui caractérise la fin du chant XII par rapport aux précédents, et induit 1'effet de renversement qui porte la signification d'ensemble de l'œuvre. Avec Thésée, l'épopée reprend ses droits sm la tragédie, et avec elle la psychologie épique traditionnelle, enrichie de valeurs éthiques nouvelles (iustitia, clementia), supplante la psychologie tragique à dominante sénéquienne. d) Le motif de la juste colère et la structure de la Thébaïde. Plus précisément, le motif de la iusta ira du roi athénien crée un effet de symétrie entre le début et la fin de l'œuvre, ce qui souligne indirectement le contraste entre la guerre thébaine et l'intervention athénienne. En effet, Thésée n'est pas l'unique personnage de la Thébaïde à revendiquer une iusta ira. L'expression avait déjà été employée au chant VII à propos de Tydée, par allusion à son ambassade du chant If70:«Hic iustae Tydeus memor irae» (v. 538). La légitimité de la colère de Tydée se fonde sur la lâche tentative de meurtre perpétrée par Etéocle sur sapersonne, mais cette «juste colère» et le discours qu'elle inspire (VII, 539559) ont ici pour effet de rallumer les fureurs de la guerre à un moment où Polynice et Adraste étaient sur le point d'accepter une tentative de conciliation. La justice de la colère de Tydée est donc ambiguë, comme l'était son discours d'ambassadeur au chant II (vv. 392 sqq.), certes fondé sur la iustitia (v. 394), mais empreint d'une ira11 qui annulait d'avance toute possibilité de conciliation: «iustis miscens tamen aspera coepit» (v. 392).
70 Sur cet épisode, cf. Legras, pp. 44-45; Vessey, pp. 141 sqq. La principale originalité de Stace dans ce passage est de situer l'ambassade de Tydée, très anciennement attestée dans le cycle thébain (cf.//., IV, 376 sqq.), non aux ~buts de la guerre, mais avant la déclaration, ce qui a pour effet de noircir le personnage d'Etéocle qui devient un tyran liche et perfide, mais aussi de suggérer une part de responsabilité de Tydée, ambassadeur peu diplomate, dans l'éclatement du conflit. 71 Ce qu'exprime l'épithète «pronus calori» (v. 391), où «calor» est quasiment synonyme d'ira, en vertu de l'association traditionnelle de la colère à la quantité de chaleur contenue dans chaque individu, théorie ~veloppée notamment par Lucrèce, III, 283 sqq. et Séœque, Ir., II, 19, 1 sqq.
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Or, l'ambassade de Tydée a un pendant au chant XII dans l'envoi auprès de Créon du messager de Thésée (vv. 681-692), dont l'attitude menaçante rappelle de façon frappante celle du fils d'Œnée au chant Il. Dans les deux cas, l'ambassadeur reprend à son compte la colère de celui qui l'envoie 72 • Cette seconde ambassade remplace celle de l'arrogant messager de Créon chez Euripide (Suppl., 399 sqq.); en privilégiant l'ambassade athénienne par rapport à l'ambassade thébaine développée dans les Suppliantes, le poète latin ne s'est pas seulement attaché à réunir toutes les conditions formelles du bellum iustum: il a aussi renforcé la symétrie entre Thésée et Créon d'une part, Tydée et Etéocle d'autre part. Loin de jeter la suspicion sur l'entreprise de Thésée, cette similitude participe de l'inversion des signes typique de ce chant XII: contrairement à Tydée, le messager athénien défend une cause dont aucune ombre ne vient relativiser la légitimité, et il est le porte-parole d'une iusta ira au plein sens du terme. Il n'est pas question pour lui de transiger avec une tyrannie qui n'a que trop duré, et avec laquelle tout compromis est illusoire; le caractère expéditif de cette ambassade participe du grand souffle purificateur qui balaye les derniers relents de l'univers corrompu de la guerre thébaine, et qui impose à cette dernière partie son tempo accéléré. D'une ambassade à l'autre, le contexte a radicalement changé, ce qui fait que la véritable iusta ira est celle de Thésée, parce qu'elle s'exerce non pas dans l'ambiance malsaine de la guerre fratricide, mais dans le cadre moralement sain du iustum bellum13 • Alors que l 'ira de Polynice et de Tydée les poussait finalement au ne/as au nom d'une conception étroite de la iustitia, l'ira de Thésée unit sans ambiguïté le Jas et le ius. Ajoutons que, si le rapport entre la colère de Thésée et celle de Tydée s'inscrit dans un jeu de symétrie et de renversement, on peut observer un phénomène semblable entre Thésée et Capanée. La comparaison de Thésée à un lion noble dans sa colère et négligeant les adversaires trop faibles
n Vv. 683-684: •bel/a ciet bel/umque minatur J grande fremens. nimiumque memor mandantis». De fait, l'ambassadeur va au-delà des instructions de Thésée, qui proposait à Créon une alternative (cf. XII, 596-598); mais, comme le remarque très justement L. Legras (op. cit., p. 140), les termes de cet ultimatum de Thésée étaient déjà nettement moins conciliants que chez Euripide (Suppl., 383 sqq.). En fait, le messager de Stace est en parfaiteconformité avec l'esprit, sinon avec la lettre, du message de son chef. que l'on sentait bien déterminé à en finir avec Créon autant qu'à assurer la sépulture aux Argiens (cf. v. 595: «sitit meritos etiamnunc haec hasta cruores»; «cette lance, maintenant encore, a soif de tuer qui le mérite»). 73 Pour l'association entre iusta ira et iustum bellum, cf. Liv., VI, 31, 6; XXIIl, 25, 6; XXVI, 1, 3; XXVIII, 25, 13.
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pour lui 74 (XII, 740) s'oppose à celle de Capanée se réjouissant d'un combat inégal ( «congressu iniquo») contre le prêtre Eunée (VII, 670675). Le contraste entre le lion noble et le lion cruel marque la différence de nature entre la colère du justicier athénien et celle de l'impie argien, malgré une appartenance commune à l'humanité héroïque. Signalons enfin qu 'Etéocle, dans sa harangue à ses soldats, avait parlé de ses «meritas iras15 » (VII, 378). Ceci s'inscrit dans la logique de la perversion de la notion de justice par le tyran, et contraste évidemment avec la véritable iusta ira qui sera l'apanage du bon roi athénien. Cette légitimation de la colère se retrouve dans l 'Achilléide, où Achille demande à Ulysse de lui raconter les causes de la guerre de Troie afin de lui inspirer une juste colère (Ach., I, 48: «libet iustas hinc sumere protinus iras»). Comme au chant XII de la Thébaïde, la légitimité de l'entreprise justifie la colère et autorise son instrumentalisation au service du courage 76 • Cette convergence entre l'intervention énergique de Thésée et la glorieuse expédition des chefs grecs de l'Achilléide marque le changement radical de climat entre la dernière partie de la Thébaïde et tout ce qui précède: l'abandon de l'ambiance tragique et du pessimisme psychologique sénéco-lucanien consacre le retour à un univers épique où les valeurs morales ne sont plus problématiques. Pour conclure sur ce point, il nous semble utile d'esquisser une comparaison entre l'Enéide et la Thébaïde. Nous avons vu que chez Virgile, la iusta ira était celle du peuple étrusque qui s'était débarrassé de son tyran. Une telle éventualité n'est même pas envisagée dans l'épopée de Stace, où le peuple, versatile et impuissant, n'exprime son mécontentement que par des récriminations sans lendemain (1, 169 sqq.). La juste colère qui balayera la tyrannie ne peut être que celle d'un libérateur extérieur, nimbé d'une aura héroïque, investi de l'auctoritas d'un magnus dux, et étranger à l'univers corrompu des belligérants. Seul Thésée peut représenter la iustitia, car d'une part il appartient à la caste des magnanimi, et d'autre part il n'est en rien mêlé à la guerre thébaine. 74
L'idée généralede cette comparaison est inspirée de Sénèque, Clem., l, 5, 5, avec des parallélismes verbaux évidents, mais Stace ajoute la notion d'ira, absente chez le philosophe. 75 Virgile emploie cette expression pour qualifier la juste colère des Etrusques à l'égard de leur tyran Mézence (Aen., VIII, 501). La perversion de cette notion dans la bouche du tyran de 'Thèbes n'en est que plus éclatante. 76 Sur ce passage, cf. K. Callen King, Achilles. Paradigms of a war hero from Homer to the middle ages, Berkeley-London-Los Angeles, 1987, pp. 119-132 et p. 227, qui montte comment cette légitimation de la colère d'Achille s'inscrit en faux contte le jugement de Cicéron, qui fait du héros d'Homère l'exemple de l'iratus au mauvais sens du terme (Tusc., l, 44-105), et contre Virgile, qui l'associe à Tumus (Aen., VI, 89).
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Or, l'ambassade de Tydée a un pendant au chant XIl dans l'envoi auprès de Créon du messager de Thésée (vv. 681-692), dont l'attitude menaçante rappelle de façon frappante celle du fils d'Œnée au chant Il. Dans les deux cas, l'ambassadeur reprend à son compte la colère de celui qui l'envoie 72 • Cette seconde ambassade remplace celle de l'arrogant messager de Créon chez Euripide (Suppl., 399 sqq.); en privilégiant l'ambassade athénienne par rapport à l'ambassade thébaine développée dans les Suppliantes, le poète latin ne s'est pas seulement attaché à réunir toutes les conditions formelles du bellum iustum: il a aussi renforcé la symétrie entre Thésée et Créon d'une part, Tydée et Etéocle d'autre part. Loin de jeter la suspicion sur l'entreprise de Thésée, cette similitude participe de l'inversion des signes typique de ce chant XIl: contrairement à Tydée, le messager athénien défend une cause dont aucune ombre ne vient relativiser la légitimité, et il est le porte-parole d'une iusta ira au plein sens du terme. Il n'est pas question pour lui de transiger avec une tyrannie qui n'a que trop duré, et avec laquelle tout compromis est illusoire; le caractère expéditif de cette ambassade participe du grand souffle purificateur qui balaye les derniers relents de l'univers corrompu de la guerre thébaine, et qui impose à cette dernière partie son tempo accéléré. D'une ambassade à l'autre, le contexte a radicalement changé, ce qui fait que la véritable iusta ira est celle de Thésée, parce qu'elle s'exerce non pas dans l'ambiance malsaine de la guerre fratricide, mais dans le cadre moralement sain du iustum bellum13 • Alors que l'ira de Polynice et de Tydée les poussait finalement au ne/as au nom d'une conception étroite de la iustitia, l'ira de Thésée unit sans ambiguïté le Jas et le ius. Ajoutons que, si le rapport entre la colère de Thésée et celle de Tydée s'inscrit dans un jeu de symétrie et de renversement, on peut observer un phénomène semblable entre Thésée et Capanée. La comparaison de Thésée à un lion noble dans sa colère et négligeant les adversaires trop faibles
Vv. 683-684: «bel/a ciet bel/umque minatur J grande fremens, nimiumque memor mandantis,., De fait, l'ambassadeur va au-delà des instructions de Thésée, qui proposait à 72
Créon une alternative (cf. XII, 596-598); mais, comme le remarque très justement L Legras (op. cit., p. 140), les termes de cet ultimatum de Thésée étaient déjà nettement moins conciliants que chez Euripide (Suppl., 383 sqq.). En fait, le messager de Stace est en parfaite conformité avec l'esprit, sinon avec la lettre, du message de son chef, que l'on sentait bien déterminé à en finir avec Créon autant qu'à assurer la sépulture aux Argiens (cf. v. 595: «sitit meritos etiamnunc haec hasta cruores»; «cene lance, maintenant encore, a soif de tuer qui le mérite»). 73 Pour l'association entre iusta ira et iustum bellum. cf. Liv., VI, 31, 6; XXIII. 25, 6; XXVI, 1, 3; XXVIII, 25, 13.
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pour lui 74 (Xll, 740) s'oppose à celle de Capanée se réjouissant d'un combat inégal ( «congressu iniquo») contre le prêtre Eunée (VII, 670675). Le contraste entre le lion noble et le lion cruel marque la différence de nature entre la colère du justicier athénien et celle de l'impie argien, malgré une appartenance commune à l'humanité héroïque. Signalons enfin qu 'Etéocle, dans sa harangue à ses soldats, avait parlé de ses «meritas iras15 » (VII, 378). Ceci s'inscrit dans la logique de la perversion de la notion de justice par le tyran, et contraste évidemment avec la véritable iusta ira qui sera l'apanage du bon roi athénien. Cette légitimation de la colère se retrouve dans l'Achilléide, où Achille demande à Ulysse de lui raconter les causes de la guerre de Troie afin de lui inspirer une juste colère (Ach., I, 48: «libet iustas hinc sumere protinus iras»). Comme au chant XIl de la Thébaïde, la légitimité de l'entreprise justifie la colère et autorise son instrumentalisation au service du courage 76• Cette convergence entre l'intervention énergique de Thésée et la glorieuse expédition des chefs grecs de l'Achilléide marque le changement radical de climat entre la dernière partie de la Thébaïde et tout ce qui précède: l'abandon de l'ambiance tragique et du pessimisme psychologique sénéco-lucanien consacre le retour à un univers épique où les valeurs morales ne sont plus problématiques. Pour conclure sur ce point, il nous semble utile d'esquisser une comparaison entre l'Enéide et la Thébaïde. Nous avons vu que chez Virgile, la iusta ira était celle du peuple étrusque qui s'était débarrassé de son tyran. Une telle éventualité n'est même pas envisagée dans l'épopée de Stace, où le peuple, versatile et impuissant, n'exprime son mécontentement que par des récriminations sans lendemain (1, 169 sqq.). La juste colère qui balayera la tyrannie ne peut être que celle d'un libérateur extérieur, nimbé d'une aura héroïque, investi de l'auctoritas d'un magnus dux, et étranger à l'univers corrompu des belligérants. Seul Thésée peut représenter la iustitia, car d'une part il appartient à la caste des magnanimi, et d'autre part il n'est en rien mêlé à la guerre thébaine. 74
L'id6, générale de cette comparaison est inspirée de Sénèque, Clem., I, 5, 5, avec des parallélismes verbaux évidents, mais Stace ajoute la notion d'ira, absente chez le philosophe. 75 Virgile emploie cette expression pour qualifier la juste colère des Etrusques à l'égard de leur tyran Mézence (Aen., Vlli, 501). La perversion de cette notion dans la bouche du tyran de Thèbes n'en est que plus éclatante. 76 Sur ce passage. cf. K. Callen King,Achilles. Paradigms of a war hero from Homer to the middle ages, Berkeley-London-Los Angeles, 1987, pp. 119-132 et p. 227, qui montre comment cette légitimation de la colère d'Achille s'inscrit en faux contre le jugement de Cicéron, qui fait du héros d'Homère l'exemple de l'iratus au mauvais sens du terme (Tusc., I, 44-105), et contre Virgile, qui l'associe à Turnus (Aen., VI, 89).
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Par certains côtés, la victoire finale de Thésée sur Créon rappelle celle d'Enée sur Tumus, ce qui est renforcé par quelques parallélismes de détail 77• Or, on sait qu'Enée tue son adversaire sous l'effet de la colère: «Furiis accensus et irai terribilis» (Aen., XII, 746). Ce passage a été abondamment discuté par les commentateurs, les uns mettant en doute la légitimité de cette mise à mort, les autres s'efforçant d'en démontrer la nécessité 78• Virgile eOt-il explicitement qualifiée de iusta la colère d'Enée, toute ambiguïté eftt été levée, mais ce n'est pas le cas; or, il n'est pas interdit de penser que Stace, en environnant soigneusement l'intervention de Thésée de toutes les conditions formelles du iustum bellum à la romaine, et en qualifiant explicitement et par deux fois de «juste» l'ira du souverain, ait souhaité d'une certaine façon clarifier les choses afin d'éviter ce que la conclusion de l'Enéide pouvait avoir d'abrupt et de rude même aux yeux des contemporains. Le souci de clarté morale l'emporterait ainsi sur l'effet pathétique, ce qui est tout à fait dans la logique de ce douzième chant censé réaliser le retour à l'ordre et à la lumière après le déchaînement des passions et des forces infernales. Notre dernière remarque porte sur les rapports entre cette colère et le rôle de Thésée, qui agit dans cette dernière partie comme un substitut de Jupiter pour rétablir l'ordre et la justice. La caractérisation du roi athénien dans la Thébaïde fait de lui un modèle de l'imperator idéal et du bon souverain, image terrestre du Dieu suprême 79; sa iusta ira n'est donc pas seulement celle d'un guerrier épique, mais revêt une dimension quasi métaphysique: elle est l'équivalent humain de l'ira louis8"dirigée contre les criminels, et participe de l'élévation de Thésée au rang de justicier suprême en l'absence du maître des dieux. 3. Le statut de la clementia. Si la iustitia apparaît comme l'un des attributs distinctifs du monarque athénien dans la dernière partie de la Thébaïde, il faut aussi souligner n Theb., XII, 546-547 rappelle Aen., XII, 466-467, où Enée recherche ainsi Tumus sur le champ de bataille ( «so/um densa in caligine Turnuml uestigat lustrons, solum in certamina poscit» ). 78 Pour une mise au point récente sur la question, cf. G. K. Galinslty, Vergü's Roma• nitas and his adaptation of Greek heroes, ANRW Il 31. 2 (1981), pp. 991-994. L'essentiel de la question tourne autour des rapports entre furor et pietas, qui, quoi qu'on en ait dit parfois, ne sont nullement exclusifs l'un de l'autre. Lorsqu'il tue Tumus, Enée est en état de furor pius. 79 Auquel il est comparé en XII, 650 sqq. 80 Cf. ill, 318, 538; V, 585,689; VII. 13, 26, 84, 199; XI, 23.
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l'importance d'une autre vertu sur laquelle Stace a voulu mettre explicitement l'accent, qui est la clementia. Le problème posé par la clementia est en fait double: d'une part, il y a l'autel de Clémentia auprès duquel les femmes argiennes viennent trouver le réconfort (XII, 481-518), et d'autre part, il y a la question de la clementia de Thésée, qui prend d'une certaine façon le relais de l'action de la déesse sans pour autant se confondre avec celle-ci 81• a) Clémentia ou la fin de la tragédie. L'évocation de l'Ara Clementiae dans la Thébaïde ne doit rien aux Suppliantes d'Euripide, mais s'inspire de l'autel de la Pitié dont l'existence à Athènes est attestée par divers textes 82 , avec une fonction d'asile 83• Stace est cependant le seul auteur connu à traduire Eléos par le concept typiquement romain de c/ementia, qu'il a préféré non point tant à misericordia, de toute façon amétrique, qu'à d'autres équivalents susceptibles d'entrer dans l'hexamètre tels que mansuetudo, lenitas ou humanitas. Le problème se pose dès lors de savoir si Stace a voulu par là renouveler la notion romaine de clementia 84 en lui donnant un contenu profondément original ou au contraire s'inscrire dans la continuité de la réflexion sénéquienne sur ce thème. Deux études approfondies sur ce passage de la Thébaïde, celles de J. F. Burgess et de F. Delarue, aboutissent à des conclusions opposées. Pour le premier, Stace se démarque nettement de la tradition romaine antérieure, et notamment sénéquienne, en faisant de la clementia non pas l'attitude de pardon du supérieur offensé envers un inférieur coupable d'une offense 85 , mais celle d'une tierce 11
Sur la clemenlia dans la Thébaïde, voir D. Vessey, Statius and the Thebaid, pp. 309 sqq.; F. Ahl, art. cit., pp. 2890-2891; J. F. Burgess, Statius'altar of Mercy, CQ XXII (1972), pp. 339-449; R. Rieks, op. cit., p. 221-222; E. Kabsch, op. cit., pp. 165-168; F. Delarue, op. cit., pp. 706-717; S. Franchet d'Espèrey, op. cit., pp. 381-398. 12 Paus., I, 17, 1; Apollod., 11,7, 8; Sén. rhét., Contr., X, 5, 10; Quint., V, 11, 38; Apul., XI, 15, 1... 13 Cf. A. W. Verrall, The Altar of Mercy, in Collected Literary Essays: Classical and Modern, Cambridge, 1913, pp. 219-235; H. A. Thompson, The altar of Pity in the Athenian agora, Hesperia XXI (1951), pp. 46-82; G. Zuntz, The altar of Mercy, C & M. XIV (1953), pp. 71-85; R. E. Wicberley, The altar of Eleos, CQ XLVlli (1954), pp. 143-150. 84 Pour la notion de c/ementia à Rome, voir S. Weinstock, Diuus Julius, Oxford 1971, pp. 233-243; J. Hellegouarc'h, op. cil., pp. 261-263; T. Adam, Clemenlia principis, Stuttgart, 1970; P. Grimal, LA clémence et la douceur dons la vie politique romaine, CRAI 1984, pp. 466-478. 85 Rappelons que Sénèque définit la c/ementia comme «temperanlia animi in potesrate ulciscendi uel lenitas superioris aduersus inferiorem in constituendis poenis» (Clem., Il, 3, 1). Sur la différence entre clémence et justice, cf. ibid., 2: «si diximus clemenliam esse moderationem aliquid ex merita ac debita poena reminentem».
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LA MORALE HÉROIQUE DANS LES ÉPOPÉES FLAVIENNES
personne non concernée par le conflit, et sans que celui qui bénéficie de cette clémence soit nécessairement coupable: «Alors que dans la tradition romaine il n'y a que deux parties impliquées, l'inférieur (offenseur) et le supérieur (punisseur ou dispensateur de clémence), chez Stace, trois parties sont impliquées: l'inférieur (non offenseur), le supérieur (punisseur) et un autre supérieur (dispensateur de clémence)». A l'opposé, F. Delarue montre, en s'appuyant notamment sur un passage des Exlwrtationestransmis par Lactance et recoupé avec d'autres passages du De Superstitione, tout ce que la caractérisation de Clémentia chez Stace a en commun avec les réflexions de Sénèque sur la Divinité: douceur et disponibilité, rejet du luxe religieux et des sacrifices sanglants, thème du dieu intérieur. S 'agissant plus spécifiquement de la vertu de clémence, l'auteur affirme, contre J. Burgess, l'idée d'une culpabilité des chefs argiens et réintroduit ainsi la notion de pardon qui s'ajoute à l'apaisement des souffrances. La c/ementia de Stace serait donc finalement très proche de celle de Sénèque, tant par son apparence que par son contenu. S. Franchet d'Espèrey, pour sa part, reprend globalement les conclusions de J. Burgess en insistant sur la fonction consolatrice de Clémentia et sur l'apaisement préalable nécessaire à la régénération. L'idée de pardon et de culpabilité tendrait ainsi à se diluer au profit du thème de l'accueil des victimes du sort quelles qu'elles soient 86• Nous voudrions pour notre part insister sur le caractère bipartite de ce dénouement, qui juxtapose la consolation des Argiennes par Clémentia et l'intervention décisive de Thésée. Qu'il s'agisse de pardon pour les coupables ou de réconfort pour les victimes, (et Stace réunit à dessein les deux catégories, qui peuvent du reste se confondre 87) la fonction de l'autel semble être de mettre un point final aux cycles tragiques. Stace donne à ce propos deux exemples (vv. 509-511): «mox hospita sedes uicit et Oedipodae Furias funusque Coloni texit et a misero matrem summouit Oreste».
( «Bientôt ce séjour accueillant a vaincu les Furies d'Œdipe, a protégé sa dépouille à Colone88 , a mis le malheureux Oreste à l'abri de sa mère.») 86
Et en l'occurrence, il s'agirait des ArgieMes plutôt que de leurs maris. Vv. 507-508: «hue uicti bellis patriaque a sede fugati,J regnorumque inopes scelerumque nocentesl conueniunt pacemque rogant• (C'est là que se rassemblent les vaincus des guerres, les exilés qui ont fui leur patrie, ceux qui ont perdu leur royaume, les coupables égarés par le crime, et ils demandent la paix). 88 Nous adoptons ici la correction «funusque Coloni» proposée par lmhof et reprise par R. Lesueur de préférence à «funusque Olynthi» que donnent les manuscrits, et qui ne renvoie à aucune légende coMue (ce qui serait bien surprenant dans ce passage, où Stace renvoie manifestement à des tragédies célèbres). 87
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Le premier exemple renvoie directement au début de la Thébaïde, avec la malédiction d'Œdipe (1, 46 sqq.). C'est en somme la véritable fin de l'histoire du vieux roi: le père qui avait maudit ses fils dans son furor, puis retrouvé la pietas dans le chagrin après leur mort (XI, 580 sqq.), obtient ici le pardon définitif de ses fautes. Le second exemple, celui d'Oreste, élargit la portée de l'action de Clémentia à l'ensemble des cycles tragiques, en réunissant dans le même pardon les Atrides et les Labdacides 89• Stace combine ici les références à l'autel athénien de la Pitié et à l' Aréopage 90 • Sur le plan éthique, comme l'ont bien souligné les commentateurs, cette partie du dénouement apporte l'apaisement qui prélude à l'avènement d'une noua humanitas91• L'apparition de l'Ara Clementiae et l'arrivée de Thésée, porteuses des valeurs civilisatrices de clemenlia et de iustitia qui étaient jusqu'alors absentes de l'univers moral de la guerre thébaine, sont la reproduction à l'échelle de la Thébaïde de cette régénération éthique effectuée dans le passé mythique d'Athènes. Cette perspective de renouveau moral peut expliquer que Stace ne mette plus explicitement l'accent sur les valeurs morales positives qui avaient pu s'exprimer précédemment dans la guerre (uirtus, pietas). Il s'agit d'apporter quelque chose de plus, venu de l'extérieur. Ce dénouement est aussi un dépassement des valeurs héroïques mises en jeu jusqu'ici. Mais ce double dénouement a aussi une portée esthétique, et nous avons souligné à plusieurs reprises combien éthique et esthétique étaient étroitement imbriquées dans la Thébaïde. La fonction de Clémentia, on l'a dit, est de mettre fin à l'ambiance de tragédie. Son évocation, fondée 89
Cette réunion des deux grandes deuotae domus tragiques est étroitement liée au thème central de la Thébaïde: si les Labdacides sont directement en jeu dans le conflit, les Atrides le sont indirectement par l'intennédiaire d'Adraste que Stace, suivant une version obscure (et peut-être inventée) de la légende, a rattaché à Tantale (1, 245-246). L'allusion aux pardons d'Œdipe et d'Oreste préfigure donc peut-être respectivement ceux de Thèbes et d' Argos en général. Cette logique interne est un argument supplémentaire en faveur de la conjecture Coloni. 90 Comme l'a très bien montré F. Ahl, art. cit., pp. 2890-2891. Ajoutons que le thème d'Athènes comme terre de pardon figure aussi à la fin de !'Hercule Furieux de Sénèque, où Thésée fait allusion à l'absolution de Mars par !'Aréopage (vv. 1341-1344). Voir à ce sujet C. Auvray-Assayas, La conclusion de /'Hercule Furieux de Sénèque: traditions grecques et clémence stoïcienne, REL 65 (1987), pp. 158-166. 91 Cf. v. 500: «hominemque nouum». Comme dans toute cette dernière partie, Stace combine les références à l'imaginaire athénien et les notions romaines ou stoïciennes. On a pu voir derrière cet «homme nouveau» l'initié d'Eleusis (cf. Vessey, p. 310 n. 1), ou plus spécifiquement une allusion à Triptolème (cf. Lesueur, p. 182 n. 42), mais la connotation stoïcienne est aussi présente dans cette idée d'une régénération de l'humanité (cf. Sén., N. Q., III, 30, 7-8).
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sur l'apaisement et la douceur, contraste fortement dans sa tonalité avec l'arrivée en fanfare de Thésée qui lui fait suite sans transition (XII, 519 sqq.). Elle induit donc un relâchement de la tension dramatique avant la relance de l'action sur de nouvelles bases, avec l'apparition du héros athénien. La description du cortège triomphal de Thésée (vv. 519-539), puis sa guerre-éclair contre Créon apportent un souffle nouveau, accompagné d'une inversion des signes 92• C'est en somme le retour de l'univers épique purifié et dépouillé de 1'ambiguïté morale qui entachait la guerre thébano-argienne, contaminée par la tragédie. Les deux étapes du dénouement concourent donc autant à la cohérence esthétique de l'œuvre qu'à sa cohérence éthique: Clémentia liquide la tragédie, et Thésée ramène l'épopée. Il est enfin une question que l'on peut difficilement éviter de se poser à propos de ce passage: cette évocation de Clémentia a-t-elle une portée politique, et si oui, laquelle? J. F. Burgess 93 voit dans ce qu'il considère comme une redéfinition de la notion de clémence par rapport à la conception traditionnelle (et notamment sénéquienne) une aspiration à une monarchie humaniste, par opposition à la clémence pervertie de la tyrannie julio-claudienne, et un modèle offert à Domitien. F. Delarue 94, qui identifie la clémence de la Thébaïde à celle du De Clementia, considère tout ce passage comme un éloge de la clémence de Domitien considérée comme la mise en pratique des principes jadis recommandés en vain par Sénèque à Néron. J. Dominik 95 y voit plutôt un avertissement solennel adressé à tout monarque. S. Franchet d'Espèrey, en émettant des doutes sur le rapport avec Domitien, souligne pour sa part le caractère indépendant de la clementia statienne; elle voit dans le choix du terme même de clementia une volonté de prendre le contrepied de Sénèque en proposant une version nouvelle et purifiée de la clémence que les empereurs ont pervertie ou rejetée. Toute tentative d'interprétation de cette phase finale de l'épopée doit, nous semble-t-il, tenir compte d'un fait essentiel: le dédoublement de l'instance libératrice entre l'Ara Clementiae d'une part, et le roi d'Athènes d'autre part. Nous nous poserons plus loin la question de savoir si Thésée représente ou non la vertu de clémence; constatons dans l'immédiat que n Changement de jugement sur la colère, justification sans ambiguïtis de la guerre. signification positive des comparaisons avec Mars et avec le lion, approbation implicite du messager belliqueux par opposition à l'ambassade de Tydée ... 93 Art. cil .• pp. 348-349. 94 Op.cil.,p.117. 95 Op. cil., p. 152.
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CJémentia, pour sa part. apparaît comme une entité totalement indépendante, qui ne se manifeste pas dans un individu déterminé 96• Le contraste avec Virtus est tout à fait parlant: cette dernière, on l'a vu, «pénètre» des individus capables de la recevoir 97 (capaces), et leur dicte leur conduite par une sorte de possession. C'est précisément ce qui arrive à Ménécée. La Virtus du chant X devient donc proprement Virtus Menoecei, et, comme Ménécée représente une figure du souverain idéal en puissance environnée du vocabulaire du culte impérial 98, elle peut être considérée indirectement comme l'équivalent poétique de la Virtus Augusti de la propagande impériale. Rien de tel dans le cas de Clémentia, que Stace ne nous montre pas habitant Thésée comme Virtus pénétrait Ménécée: l'action de la déesse et celle du roi athénien apparaissent complémentaires mais distinctes du point de vue dramatique. Il en résulte que la clementia de Stace n'est pas un attribut de la souveraineté comme l'était la uirtus, mais une instance morale indépendante. Elle n'est pas Clementia principis 99 • Quelles sont les implications de ce traitement apolitique de la notion de clémence? D'une part, cela relativise les rapprochements éventuels entre la Thébaïde et le De C lementia de Sénèque (qui pense essentiellement en termes de clementia principis 100), sur lesquels nous reviendrons à propos de Thésée, et jette d'emblée le doute sur la volonté du poète d'illustrer les réflexions politiques du philosophe. Mais plus largement, il nous semble que cela remet en question la pertinence même d'une interprétation politique de la Clémentia statienne. Ainsi dissociée du pouvoir, celle-ci semble se définir davantage par sa valeur morale et par sa fonction dramatique (apporter l'apaisement qui met fin à l'ambiance de tragédie) que par son rapport à l'action pratique dans le monde. Dans ces conditions, elle saurait difficilement être interprétée comme un éloge, un reproche ou même un appel à l'adresse du prince régnant. Cette allégorie prend l'essentiel de son sens à l'intérieur même de la Thébaïde. 96 C/emefllia non personnifiéeest employée à deux reprises par Stace au sens moral: elle se rapporte dans un cas à l'Homme en général (XI, 606), et dans l'autre au peuple athénien dans son ensemble (XII, 175), mais jamais à un personnage précis. 97 Cf. X, 634-635: « ... ipsa capaces/ eligit penetrare uiros». 98 Cf. Vessey, op. cit., pp. 121-122. 99 La situation est donc différente de celle des Silves, où le terme de clementia est employé par deux fois à propos de Domitien en personne (III, 3, 169; 4, 73). 100 Cf. Clem., I, 3, 3: «Nullum tamen clementia ex omnibus magis quam regem aut principem decet»; 5, 2: «Est ergo ... clementia omnibus quidem hominibus secundam naturam, maxime tamen decora imperatoris».
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Mais alors, pourquoi avoir choisi le tenne de clementia, chargé de connotations politiques dans la pensée romaine, si c'était pour dissocier ensuite cette clémence de la sphère politique? De fait, nous pensons que Stace n'a pas choisi ce mot en raison de ses résonances politiques, mais de son sens général dans le vocabulaire épique. Certes, clementia (ou l'adjectif clemens) est un mot rare dans l'épopée, mais lorsqu'il y est employé, c'est presque toujours au sens propre, appliqué aux éléments naturels, avec une idée de douceur ou d'apaisement 101• Cette connotation convient parfaitement à l'atmosphère que le poète a cherché à créer dans ce développement sur l'autel athénien 102• On peut penser que Stace a vu dans ce mot la combinaison d'une vertu morale d'humanité et d'une ambiance extérieure de douceur qui s'adaptait parfaitement à la fonction éthique et dramatique du passage. La tradition bien établie à Rome de divinisation de la Clémence 103 aura probablement été l'élément détenninant pour le choix de cette vertu personnifiée, mais l'arrière-plan politique de ce culte, et, plus généralement, la dimension politique du concept, sont ici largement occultés. b) Thésée ou le retour de l'épopée.
La double portée, éthique et esthétique, de l'intervention athénienne, nous pennet de résoudre la contradiction apparente entre ceux qui voient dans Thésée un héros stoïcien ou plus précisément un représentant des théories de Sénèque, et ceux qui soulignent la violence de ses réactions et de son action. Il s'agit bien d'apporter des valeurs nouvelles globalement inspirées par l'éthique stoïcienne, mais dans le cadre d'un combat épique et en se fondant sur la psychologie du guerrier d'épopée.
101
Cf. Ov., Met., IX, 116 (un cours d'eau); Luc., Vill, 366 (le ciel); Val., FI., Arg.,
VI, 747 (un tourbillon); Sil., Pun., 1, 198 (les deux Ourses), 274 (une pente); Stat., Theb., 527 (le Nil); V, 468 (I' Auster); VU, 80 (l'air). En face de cela, les emplois de clementia au sens moral sont rarissimes en poésie épique. A part une occurrence chez Ovide
m.
(Met., vm, 57: «clementia uictoris» ), il faut attendre précisément la Thébaïde pour trouver des emplois de ce type (XI, 606; XII, 175). Pour le contraire, inclementia, la tradition épique est moins restrictive, et les deux sens, éthique et physique, sont représentés à peu près dans les mêmes proponions (cf. Aen., II. 602; Arg., II, 648; VII, 416; Pun., U, 596; VIII, 430; Theb., 1,650; V, 173; XI, 684; Ach., 1. 73). 102 De toutes les notions latines susceptibles de remplacer Eléos (humanitas, lenitas. mansuetudo ... ), clementia était la seule à offrir cette double connotation éthique et «atmosphérique,., tout en ayant derrière elle une tradition de personnification dans la religion romaine qui a facilité son entrée dans le Panthéon épique statien. 103 Cf. Burgess, art. cit., p. 342; S. Weinstock, Diuus Julius, pp. 233 sqq.; T. Holscher, UCM, pp. 295-299.
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L'invocation des mundifoedera 104, de la Nalura 105 et de l'humanitas 106 donne incontestablement à l'intervention de Thésée une résonance stoïcienne. La revendication universaliste de son action justifie son rapprochement avec Hercule, le pacator orbis du Portique, et lui confère une portée symbolique qui excède largement le cadre de l'épopée thébaine et les limites de l'héroïsme individuel. Cependant, il nous semble que le roi athénien ne s'identifie pas purement et simplement au rex stoïcien du De Clementia. Certes, l'opposition entre l'année du bon roi et celle du tyran, que Stace met bien en relief (vv. 611-614 et 754-756), a des parallèles tout à fait parlants chez Sénèque (Clem., I, 13, 1). Mais sur d'autres points, la convergence entre les deux œuvres doit être relativisée. Il est vrai que Sénèque prescrit le discernement dans le châtiment et estime que « si parfois la saignée est indispensable, il faut retenir l'instrument de peur qu'il ne pénètre plus qu'il ne faut» (Clem., I, 5, JI07). Faut-il voir, avec F. Delarue 108, un souvenir de ce passage lorsque Thésée dédaigne les adversaires négligeables pour s'en prendre au seul Créon (vv. 752-753"!9)? Mais la source d'inspiration la plus immédiate de ces deux vers se trouve encore dans la littérature épique: c'est, on l'a vu, le passage où Enée recherche Tumus pour le duel final (Aen., XII, 464467110). La psychologie normale du guerrier épique et la nécessité dramatique de faire culminer le combat avec le duel des deux chefs suffisent à expliquer la démarche de Thésée sans qu'il soit nécessaire de voir là un effet de la clementia au sens sénéquien du terme' 11• Quant à
:xn,642 (harangue de Thésée): «Terrarum leges et mundifoedera mecuml defensura colwr:s.,,. 105 :xn,561 (supplique d'Evadné): «Heu, princeps Natura!»; 645 (contio de Thésée): «hac .. .! Naturamque ducem .. .! stare palam est». Sur ce thème, cf. Legras, p. 160. 106 XII, 166 (discours d'Omytus): «Bello cogendus et armisl in mores hominemque Creon»; 555 (supplique d'Evadné): «hominum, inclyte TheseuJ sanguis erant, lwmines ... »; 644 (contio de Thésée): «hac omnem diuumque hominumquefauorem ... ». 107 Cf. aussi Clem., I, 21, 4. 108 Op. cit., p. 714: «Thésée n'oublie pas les leçons de Sénèque». 09 • «Sed solum uotis, solum c/amore tremendol omnibus in turmis optat uocitatque Creonta». 110 «/pse neque auersos dignatur sternere morti nec pede congressos aequo nec te/a ferentis insequitur; so/um densa in caligine Turnum uestigat lustrons, so/um in certamina poscit». («Lui, ne daigne pas coucher dans la mort ceux qui se sauvent, il ne s •attache ni à ceux qui l'attendent de pied fenne ni à ceux qui lançent des traits; dans l'épaisseur de la sombre mêlée, cherchant partout, il n'est en quête que du seul Tumus, il ne réclame que lui pourse battre».) 111 On observe du reste un comportement analogue chez le Scipion des Punica (XVII, 509 sqq.). 104
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l'attitude bienveillante de Thésée à l'égard des Thébains une fois leur roi criminel éliminé, il ne s'agit en rien d'une idée spécifiquement sénéquienne: nous avons vu plus haut que les principes du bellum iustum comportaient un précepte analogue sur la nécessité de restreindre le châtiment aux vrais coupables 112, qui est parfaitement applicable ici compte tenu du contexte guerrier. De même que la fraternisation entre les deux peuples qui s'ensuit, tout cela s'inscrit dans le cadre traditionnel du bellum iustum 113• Stace a du reste pris soin de désolidariser les Thébains de leur tyran dans cette dernière partie (cf. vv. 754-756), si bien que la modération de Thésée apparaîtplus comme une juste reconnaissance des vraies responsabilités que comme un véritable pardon. Dans le même ordre d'idées, il nous semble que la similitude apparente entre la volonté de Thésée de donner des sépultures à tous, y compris Créon (v. 781), et le passage où Sénèque évoque la clementia du bon roi qui accorde une sépulture même aux méchants (Clem., II, 6, 2 114) ne doit pas être surestimée. En effet, la situation de Thésée et celle du rex de Sénèque ne sont pas du tout identiques. Ce que Sénèque envisage ici, c'est le cas des condamnés à mort pour lesquels la privation de sépulture était de rigueur à Rome; accorder l'ensevelissement à l'un d •eux relève effectivement de la clementia du prince, qui renonce à un châtiment pourtant légal et dépasse donc la simple justice. Toute différente est la position de Thésée vis-à-vis de Créon, qui est son ennemi de guerre. Laisser l'ennemi enterrer ses morts relève du droit de la guerre, et donc de la iustitia qui consiste à rendre à chacun ce qui lui est dQ. La clementia royale n'est pas directement en jeu ici. Par ailleurs, l'intervention de Thésée est sur certains points en contradiction avec les préceptes du philosophe. L'impassibilité du sage selon Sénèque (Clem., II, 6, 4) s'applique difficilement à Thésée, dont nous avons souligné plus haut la colère chronique. Au reste, l'idée même de iusta ira, cautionnée par Stace dans ce passage, est en contradiction totale avec la pensée sénéquienne II5 • Ajoutons que le légalisme de Thésée, qui invoque les «terrarum leges» et les «mundi foedera» (XII, 642), place son action dans un
112 113
Cf. Cie., Off., 1, 23, 82. Cf. Cie., Off., 1, li, 34.
114 «... donobit lacrimis maternis filium et catenos solui iubebit et ludo ~t et cadauer etiam noxi humo sepeliet» ( «il rendra un fils aux tannes de sa mère, ou il le fera détacher de ses chaînes, ou il le retirera de l'arène, ou il laissera ensevelir son corps.
m!me s'il a été un criminel». 115 Pour la réprobation de l'ira, même dirigée contre les méchants, cf. Ir., Il, 6, 1.
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cadre juridique, fondé sur l'union du Jas et du ius, instances supérieures dont il se proclame le défenseur. Thésée n'est pas au-dessus des lois, il n'est pas v6µos fµq,uxos. Cette revendication d'une Justice supérieure comme nonne de l'action politique est plus proche de la théorie cicéronienne de la iustitia que de la conception sénéquienne de la c/ementia, qui repose sur la bienveillance individuelle du bon souverain, seule ligne de clivage entre lui et le tyran 116• Au reste, les mots de «c/emens» et de «clementia» (à la différence de l'adjectif «iustus») ne sont jamais employés par Stace à propos de Thésée 117• Loin de contester la validité du rapprochement entre Stace et Sénèque sur certains points précis, notre propos était de montrer que les convergences ne doivent pas être surestimées, et que le poète conserve une grande marge de liberté vis-à-vis des théories du philosophe. De fait, l'attitude de Thésée ne coïncide que très imparfaitement avec la conception sénéquienne de la clementia. L'influence de Sénèque est surtout sensible dans la caractérisation de Clémentia en tant que figure idéale de la Divinité. Sur ce point, les rapprochements que F. Delarue suggère entre l'évocation statienne de la déesse et les écrits de Sénèque sont tout à fait éclairants. En ce qui concerne la portée exacte de cette c/ementia et sa manifestation chez Thésée, l'influence sénéquienne nous paraît plus diffuse. L'intervention du souverain athénien véhicule un certain nombre de thèmes chers à la pensée du Portique en général (prééminence de la Natura, unité du genus humanum) et à Sénèque en particulier (opposition du bon roi et du tyran dans leurs relations avec leurs proches), mais la coïncidence est loin d'être parfaite, et il faut exclure de la part de Stace une volonté de se faire purement et simplement le porte-parole du philosophe. En effet, l'attitude de Thésée ne relève pas à proprement parler de la clementia au sens sénéquien du terme, et sa vertu dominante serait plutôt la iustitia. Ce n'est pas à lui qu'il revient de pardonner, mais à Clémentia; il est là pour faire respecter les conséquences découlant légitimement du pardon accordé à l'ensemble des protagonistes. L'action du roi complète celle de l'autel en donnant un prolongement concret à la consolation et au pardon accordés par la déesse, mais il porte avec lui sa propre personnalité 116
Cf. Ch. Winsubski,LJbertas, pp. 152-153: «Cicero in his De Republica based the difference between good kings and bad tyrants on justice; Seneca based it on clemency. lustitia presupposes the existence of ius in its twofold sense, namely right and law, whereas clementia is but a kindness of hart.» 117 Ceci confirme la dépolitisation de la notion de clémence que nous avons mise en évidence plus haut à propos de l'allégorie de Clémentia.
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morale; la clementia dispensée par l'autel et la iustitia défendue par le monarque sont les deux piliers de l 'humanitas athénienne. En outre, la caractérisation psychologique du roi athénien n'est pas fondamentalement stoïcienne, et ressortit directement à la tradition épique. Le motif épico-aristotélicien de la iusta ira renvoie à l 'Enéide et rappelle les Etrusques face à Mérence, tandis que le comportement de Thésée au combat est largement calqué sur celui d'Enée face à Tumus. Le modèle épique se combine donc avec le modèle philosophique dans cette dernière partie de l 'œuvre, qui est autant le retour en force de I'épopée que l'avènement de valeurs éthiques nouvelles. En enchâssant la scène du combat, fidèle à la pure tradition épique, entre ces éléments d'innovation que sont l'évocation de Clémentia qui y prélude et la réconciliation finale qui la conclut, le poète a parfaitement réalisé la fusion des deux aspects. La mise en scène de la iustitia du héros vainqueur après la bataille rend en outre explicite ce qui restait implicite chez Virgile, et il n'est pas exclu que cette clarification et cette amplification des enjeux éthiques participent d'une forme d'aemulatio à l'égard du modèle épique dont on sent clairement la présence à l'arrière-plan du combat 118• Cette combinaison de l'élément épique et de l'élément philosophique n'apparaît pas contradictoire, dans la mesure où elle s'inscrit dans la logique interne de l'œuvre et contribue à l'effet de renversement qui caractérise ce douzième chant. Aux Argiens (Tydée, Adraste, Capanée, Parthénopée, Hippomédon), Stace prête un système de valeurs que l'on peut qualifier, pour simplifier, d'homérico-aristotélicien, et qui fait d'eux les représentants d'une forme archaïsante d'héroïsme épique: culte de la uirtus guerrière (Tydée, Capanée, Hippomédon, Parthénopée ), quête individualiste de la gloria (Parthénopée, Capanée), approbation de l'ira au service du courage (Adraste) ... A cette axiologie épique se superpose une psychologie à coloration tragique et d'inspiration souvent sénéquienne: aveuglement (Adraste), orgueil et démesure (Capanée), méconnaissance des limites (Parthénopée), entraînement par la colère-passion (Tydée). Cette alliance d'une morale épique traditionnelle et d'une psychologie tragique porte en elle l'échec des Argiens et le naufrage de l'humanité héroïque. 118
De même, on l'a vu, Thésée promet une sépulture à Créon qu'il vient juste de tuer dans le combat (XII, 780-781 ), alors que, dans un contexte analogue, des héros tels qu •Achille, voire même Enée, peuvent se laisser emporter par le furor jusqu'à vouer le cadavre de leur victime aux bêtes sauvages (cf. Il .• XXI. 122 sqq.; A,n., X, 557 sqq.). n y donc là encore une volonté d'amplifier la iustitia et l'humanitas du héros flavien par rapport à ses antécédents littéraires.
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A l'inverse, Thésée et les Athéniens défendent un ensemble de valeurs qui apparaissent nouvelles dans le contexte, et qui sont dans une large mesure inspirées par la morale du Portique (humanitas, natura, clementia, iustitia), mais les principaux traits de leur psychologie demeurent foncièrement d'inspiration épique (goût des combats 119, celeritas, iusta ira .... ). Cette psychologie épique mise au service d'une éthique stoïcisante fonde le succès d'Athènes. Ce renversement est profondément significatif, tant sur le plan éthique que sur le plan esthétique: l'univers héroïque est en quelque sorte régénéré et refondé, avec ses traits psychologiques fondamentaux, mais sur de nouvelles bases morales. On voit mieux ainsi l'étendue exacte de la dette de Stace vis-à-vis de Sénèque: pour simplifier, on peut dire qu'à l'auteur du De Ira et des tragédies, il emprunte un pessimisme psychologique qui lui sert à dramatiser le conflit dans les onze premiers chants (caractérisation du tyran 120, mécanisme du ne/as, ravages de l'ira et de la cupido regni 121), et qu'à l'auteur du De Clementia, il emprunte (avec une grande liberté) quelques thèmes éthiques qui lui permettent de conclure dans une ambiance d'optimisme moral, tout en abandonnant alors la psychologie stoïcienne pour ancrer son dénouement dans l'univers épique. Stace ne se fait donc pas le porte-parole d'une doctrine; il utilise les éléments de cette doctrine au service de son projet poétique.
Il. Clementia et moderatio chez Silius Italicus. Dans les Punica, l 'humanitas Romana est illustrée notamment lors de la prise des villes inféodées à Carthage, Capoue, Syracuse et Carthagène. Dans les deux premiers cas, le poète a voulu illustrer la clementia des vainqueurs qui renoncent à châtier les traîtres avec toute la rigueur dont ils pourraient user; même si le mot de clementia n'est nulle part prononcé122,il s'agit bien de la «temperantia animi in potestate ulciscendi» 119
Cf. vv. 595, 611 sqq.• 639-641, 648. Sur ce thème, voir en paniculier E. Kabsch, op. cit., pp. 48-73, et notamment pp. 60-67, ainsi que P. Venini, Echi senecani e /ucanei ne/la Tebaide: tiranni e tirannidi, RIL 99 (1965), pp. 157-167. Sur le type du tyran chez Sénèque, H. Opelt, Der Tyrann ais Unmensch in der Tragôdie des L. A. Seneca, Freiburg, 1957. 121 Sur l'importance de la cupido regni dans la Thébaïde et l'influence de Sénèque, voir P. Venini, Ancora sull'imitazione senecana e /ucanea ne/la Tebaide di Stazio, RFC 95 (l 967), pp. 418-427. 122 li l'est cependant chez Valère-Maxime à propos de Marcellus à Syracuse (V, l, 4). Silius, tout en illustrant parfaitement la vertu de clémence, semble éviter d'employer le 120
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dont parle Sénèque (Clem., II, 3, 1). Dans le troisième épisode, c'est la temperantia ou la continentia 123 de Scipion vis-à-vis des otages Espagnols qui est mise en scène. Dans tous les cas, le poète stylise les données historiques pour souligner ou amplifier la portée morale de l' anecdote 124. 1. La prise de Capoue et la prise de Syracuse: deux exemples de
c/ementia. Les épisodes de la prise de Capoue par Fulvius 125 (Pun., XIII, 314359) et de la prise de Syracuse par Marcellus 126 (Pun., XIV, 665-688) sont chez Silius deux exemples de transformation des données historiques dans une optique morale et partisane: il s'agit non seulement de minimiser les aspects négatifs de l'attitude romaine, mais d'illustrer l'humanitas des vainqueurs. Les deux passages s'intègrent ainsi dans un des thèmes directeurs des Punica, qui est la mise en valeur des vertus morales romaines réactivées ou révélées dans l'épreuve: après la patientia de Régulus (Pun., VI), la prudentia de Fabius (Pun., VII) et avant la uirtus de Scipion (Pun., XV), c'est ici la c/ementia de Fulvius et de Marcellus qui occupe le devant de la scène 127• En outre, ces deux épisodes présentent une intéressante variation dans le traitement à partir d'un thème commun, qui justifie un examen comparatif. mot. La raison n'est probablement pas d'ordre politique, mais relève des habitudes propres au style épique, où, on l'a vu, clementia est d'un emploi peu courant. De fait, en n'employant nulle part ce substantif, Silius ne fait que suivre l'exemple de Virgile. 123 Définies comme la capacité de l'individu à maîtriser ses passions, et opposées à la libido (cf. Cie., Lael., 47; Off., li, 117; Cat., II, 25). 124 A ces trois épisodes majeurs s'ajoute, sur le mode mineur, une anecdote apparemment inventée par Silius: lors des combats de Léontini au début du chant XIV, le soldat tyrrhénien Asilus, jadis fait prisonnier à Trasimène, reconnaît dans l'ennemi carthaginois qu'il est sur le point de tuer son ancien maître Béryas, qui l'avait traité avec humanité, et l'épargne (XIV, 148-177). Sur cet épisode, voir E. Burck, Historische une epische Tradition, pp. 24-25. Librement inspirée d'une allusion de Tite-Live à des prisonniers crétois de Trasimène libérés par les Carthaginois (XXIV, 30, 13), cette anecdote est autant destinée à animer le récit de la bataille par une touche pathétique qu'à illustrer lafides des alliés de Rome (cf. v. 171) et à préfigurer indirectement la clementia de Marcellus qui clôturera ce même chant XIV. On notera aussi l'expression «mite dextrae decus» (v. 148), qui rappelle «mite decus mentis» (Xlll, 349), à propos de la clémence de Fulvius à Capoue. Cet épisode s'inscrit donc dans une série de variations sur le thème de la clementia entre les chants XID et XIV. 12.S Sur cet épisode, cf. J. Nicol, op. cit., p. 78 et E. Burck,Silius Italicus. HaMibal in Capua und die Rückeroberung der Stadt durch die Romer, pp. 46-49. 126 Voir E. Burck, Historische une epische Tradition bei Silius Italicus, pp. 53-60. 127 Sur Marcellus dans les Punica, cf. Nicol, op. cit., pp. 77 sqq.; Burck, Historische und epische Tradition... , pp. 6-73, et Kissel, op. cit., pp. 128-130.
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a) Stylisation et distorsion historique. La première distorsion apportée par le poète à sa source historique 128 est d'ordre chronologique: la volonté de Silius de regrouper les événements de Sicile au chant XIV l'amène à évoquer la chute de Capoue avant la prise de Syracuse. Ce choix dicté par un souci d'unité dramatique a un intérêt supplémentaire: il permet au poète de hiérarchiser les deux démontrations de clementia suivant une gradation ascendante dans la signification morale, dans la portée historique et dans la glorification du chef romain. Ceci est renforcé par la situation des deux passages dans leurs chants respectifs: la clémence romaine à l'égard de Capoue est évoquée au milieu du chant XIII, et précède l'épisode du suicide de Tawéa (vv. 361-380) qui clôt l'histoire de Capoue sur une touche dramatique appuyée. Pour cela, le poète a interverti l'ordre des faits rapportés par l'historien 129• La clementia de Marcellus envers Syracuse, au contraire, occupe chez Silius une position-clé, à la fin du chant XIV, et est amplifiée par l'éloge de Domitien qui en est le prolongement (vv. 684-688). Il est clair que Silius a voulu donner aux deux démontrations de clementia une ampleur et une portée proportionnées à l'importance respective des deux chefs; nous reviendrons sur ce point en examinant de plus près le détail des deux épisodes. Dans les deux cas, Silius stylise les données historiques en minimisant les aspects rigoureux du traitement infligé aux deux cités et en ennoblissant l'attitude des vainqueurs. La clémence des Romains à l'égard de Capoue est rapportée par Tite-Live (XXVI, 16, 7-13): la plupart des habitants furent certes vendus comme esclaves conformément au droit de la guerre et la cité perdit son autonomie, mais la ville échappa à la destruction; cependant, l'historien insiste sur les motivations d'intérêt qui ont amené cette décision 130• Ces considérations pratiques trouvent un écho affaibli chez Silius 131, mais c'est la clémence et la mansuétude qui sont mises en avant 132• S'agissant de Syracuse, la déformation historique est encore plus forte, dans la mesure où la ville fut bel et bien livrée au 128
Prise de Syracuse: cf. Liv .• XXV, 23-31; prise de Capoue: Liv., XXVI, 15-16. Episode de Taw'éa: Liv .• XXVI, 15, 11-15, 16, 1-4. Traitement infligé à Capoue en général: Liv .• XXVI, 15, 7-13. 110 «Ceterum praesens utilitas uicit» (XXVI, 15, 7). 131 Pun., XIII, 322-324: «Ille refusisl in spatium immensum campis habitanda relinquil utile tecta doc et» («il montre que, dans l'espace immense où s •étendent ces plaines, il est bon de laisser des toits à habiter»). Cette considération n •est citée qu'en seconde position chez Silius, alors qu'elle est l'unique raison de la modération romaine chez TiteLive (/oc. cit.). 132 Alors que Tite-live parle d'une «lenitatis species» (ibid .• 12). 129
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pillage 133, ce que Silius passe délibérément sous silence 134, allant jusqu'à dire, dans une hyperbole, que la grâce des vaincus fut tout le butin des vainqueurs 135• Le pillage des richesses des vaincus par les Romains est dilué, en ce qui concerne Capoue, dans une évocation réprobatrice du luxe orientalisant de la cité (XIII, 351-359), et quasiment nié dans le cas de Syracuse, au mépris de la réalité historique. L'idéalisation des chefs romains est naturellement constante chez Silius, et il était logique que Fulvius comme Marcellus en bénéficiassent 136; s'agissant plus spécifiquement de Marcellus, cette attitude découle aussi de l'influence cicéronienne, et E. Burck 137 a parfaitement montré tout ce que cette évocation très partiale de la prise de Syracuse devait à la seconde Verrine (4, 54, 120-121), où la moderatio du grand général sert de repoussoir à la rapacité du préteur 138• Dans le détail, la mise en valeur de la clementia de Marcellus s'appuie sur une sélection et un condensé de plusieurs passages de Tite-Live 139•
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Cf. Liv., XXV, 31, 8-9, qui parle de «mu/ta irae, mu/ta auaritiae foeda exempta». A vrai dire, il est dit dans les Punica que Marcellus «rappela» ses troupes (XIV, 671: «propere reuocala militis ira»), cc qui est une façon indirecte de reconnaître que la pillage avait déjà commencé, mais en minimisant le plus possible cette réalité. F. Spaltenstein suggère que cette idée provient d'un autre passage de Tite-Live (XXV, 30, 12), où Marcellus fait sonner la retraite pour éviter le pillage des richesses royales ( «receptui cecinit ne regiae opes ... diriperentur» ), mais lors d'une autre phase des opérations. De fait, Silius procède dans tout ce passage par une concentration d'emprunts liviens sélectionnés et ordonnés en vue d'amplifier la clémence de Marcellus. Mais le motif du général rappelant au signal de la trompette ses soldats adonnés au pillage a déjà été employé à propos de Capoue (XIII, 361-362: «Fuluius, utfinem spoliandis aedibus aerel belligero reuocante, dedit ... »), et l'on peut aussi bien voir là un effet d'écho interne qu'une réminiscence livienne. Dans un cas (Capoue), le général rappelle ses hommes une fois le pillage achevé, dans l'autte (Syracuse), alors qu'il a à peine commencé, ce qui suggèrerait une gradation dans la moderatio. 135 vv. 673-674: «Sic parcere uictisl pro praeda fuit». 136 Pour Fulvius, on comparera notamment la caractérisation du personnage dans l'épisode de Tauréa chez Tite-Live et chez Silius. 137 Historische und epische Tradition ... , pp. 53 sqq. Cf. aussi H-G. Nesselrath, Zu den Quel/en des Silius Italicus, Hermes 114 (1986), p. 221. 138 Notons que Silius va même au-delà de Cicéron dans son apologie de Marcellus. L'auteur des Verrines justifiait le prélèvement d'une partie des richesses de Syracuse par le droit de la guerre, et la relative retenue de ce pillage par le devoir d'humanité: «ln ornatu urbis habuit uictoriae rationem, habuit humanitatis. Vicroriae putabat esse mu/ta Romam deportare quae urbi ornamenta esse possent, humanitatis non plane exspoliare urbem, quae conseruare uoluisset» (/oc. cit.). Cette distinction est abolie chez Silius: en niant l'usage même du droit du vainqueur (vv. 673-74), l'auteur des Punica amplifie d'autant l'humanitas de Marcellus, érigée en absolu. 139 Sur le traitement de Marcellus chez Tite-Live, cf. P. G. Walsh, Uvy. His historical aims and method, Cambridge, 1961, pp. 101-103, qui met en évidence une tendanceapologétique déjà présente chez l'historien. 134
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Le trait d'humanitas du général romain contemplant Syracuse depuis une position élevée et se sentant ému par le sort de la cité (Pun., XIII, 665-671) était devenu légendaire 140• Silius a naturellement repris cette scène, mais en modifiant sa place et en amplifiant sa portée: alors que chez Tite-Live, elle précède une tentative avortée de conciliation (XXV, 24, 15-25, 2), le poète la place en préambule à la décision finale d'épargner la ville et ses habitants (vv. 671-673), qu'elle justifie. Ce resserrement bénéficie à l'unité dramatique du passage et à l'ennoblissement du chef romain. En rapprochant cette scène de l'épisode de Marcellus pleurant la mort d'Archimède 141 (vv. 676-678), le poète a condensé dans un même passage les traits d 'humanitas du personnage rapportés à quelques chapitres d'intervalle par l'historien, pour les intégrer à l'éloge de la clementia du général romain. b) Hiérarchisation des deux épisodes. Outre le thème général et une même tendance à la stylisation de !'Histoire pour des raisons à la fois dramatiques et patriotiques, les épisodes de Capoue et de Syracuse présentent un certain nombre de détails communs, relevés par E. Burck 142• Néanmoins, les différences entre les deux passages sont profondes, et marquent une progression significative. Nous avons vu plus haut que leur position respective mettait davantage en valeur le second; ceci se vérifie aussi quant à leur contenu. La divergence la plus évidente réside dans la causalité. Si la clémence des vainqueurs est d'origine mythologique dans le cas de Capoue 143, où 140
Cf. Liv., XXV, 24, 11-14; Plut., Marc., 19, 2; Val. Max., V, 1, 4. Liv., XXV, 31, 9. 142 Cf. Historische und epische Tradition, pp. 58-59. Position élevée des deux chefs romains (Xlll, 362; XIV, 666), évocation de la splendeur des monwnents de la cité (Xill, 351; XIV, 643 sqq.), de la richesse des vêtements (Xlll, 353; XIV, 643-644); des coupes serties de pierreries (Xlll, 355; XIV, 661-662), de la profusion d'or et d'argent (Xlll, 356; XIV, 661-662). Ajoutons que cette évocation est nettement plus développée pour Syracuse que pour Capoue, et que la tonalité est différente. La réprobation du luxe amollissant qui imprègne l'inventaire des richesses de Capoue (justifiant ainsi le pillage évoqué au v. 361) laisse place à un ton admiratif dans le cas de Syracuse. La place des deux évocations est aussi différente. Située après la décision de Fulvius d'épargner la ville, l'inventaire réprobateur des richesses de Capoue précède le juste châtiment des tnuÙ"CS;il permet ainsi une transition entre le versant clément et le versant rigoureux de la justice romaine ( «parcere subiectis, debel/are superbos» ). Au contraire, située avant la réaction de clémence de Marcellus, l'énumaation admirative des splendeurs de Syracuse prépare la décision du général. 143 «Ecce» (v. 316) souligne le caractère subit et miraculeux de ce revirement (cf. Spaltenstein II, p. 228), alors que celui de Marcellus est amené de façon plus «naturelle». Cette impression de mystère est renforcée par le retardement de l'identification du dieu jusqu'au v. 326. 141
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le poète fait intervenir le dieu Pan envoyé par Jupiter 144, elle est strictement éthique dans le cas de Syracuse, où elle procède de la moderatio de Marcellus. Cette distinction pourrait être interprétée comme une simple volonté d'explorer divers types de causalité épique, comme autant de variations autour d'un même thème, mais ce mouvement d'effacement de l'élément mythologique au profit de l'élément éthique s'inscrit dans une tendance plus générale que l'on observe dans les Punica 145, et qui ressemble bien à une progression concertée. La seconde différence consiste dans le champ d'exercice de cette clémence. Dans le cas de Capoue, elle est collective (cf. v. 315), et Fulvius n'est cité qu'à la fin du passage, pour matérialiser par un ordre ce que Pan avait commencé à réaliser dans les cœurs des soldats (vv. 348-350). Dans le cas de Syracuse, tout repose sur la volonté individuelle de Marcellus. Ce dernier est de fait un personnage d'une envergure nettement supérieure, et il est logique que son éloge soit plus appuyé que celui de Fulvius, qui tient dans une parenthèse 146• Cette différence entre réaction collective et décision personnelle contribue à la hiérarchisation des deux épisodes, et fait du premier une sorte d'ébauche du second. La troisième différence majeure réside dans l'étendue de la clémence: alors que chez Silius, Fulvius interdit la destruction de la cité, mais non le pillage de ses richesses 147 (XIII, 348-361), Marcellus met un frein à la fois à la destruction et au pillage (XIV, 668-674), ce qui, on l'a vu, implique une distorsion historique plus accentuée dans le second cas que dans le premier.
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Les raisons de ce choix restent assez mystérieuses (cf. Spaltenstein Il, pp. 228229). L'explication la plus satisfaisante (cf. E. Burck, Hannibal in CapUIJ... , p. 47) serait une volonté éventuelle de rivaliser avec Valérius Flaccus (Arg., m, 46 sqq.) en inversant le sens de l'intervention du dieu: alors que celui-ci semait la panique chez les sujets de Cyzique et déclenchait l'affrontement avec les Argonautes, il apaise ici l'ira des Romains. Cette évocation du dieu est largement développée pour elle-même, et doit s'inspirer d'une œuvre d'art (cf. éd. C. U. F., p. 245 n. 4). L'esthétique de ce passage l'apparente à celui de Bacchus et Falernus (VII, 194-204), et il produit comme lui un effet de contraste avec l'atmosphère de la guerre. 145 Nous avons observé ce mouvement à propos de l'image d'Hercule et de l'évolution personnelle de Scipion, d'abord secondé par Mars, puis guidé par la Virtus. 146 XIII. 349: «mite decus rMntis». Silius atténue considérablement la dureté dupersonnage, que rapporte Tite-Live (XXVI, 15). 147 Ceci développe Liv., XXVI, 14, 8 en créant un effet d'écho interne avec Pun., XI, 40 sqq. (évocation de la mollesse capouane), ce qui induit une structure en boucle pour l'ensemble de l'épisode de Capoue, et en souligne la portée morale. Dans le détail. cette évocation des richesses de Capoue exploite le thème topique de la condamnation du luxe, pour lequel F. Spaltenstein (Il. p. 231) cite notamment des intertextes lucaniens (1. 164-167).
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En outre, il existe entre lès deux épisodes des nuances quant aux sentiments qui amènent la décision de clémence, même si dans les deux cas l'accent est mis sur l'humanitas des vainqueurs. A Capoue, il s'agit d'un scrupule ( «religio») qui parcourt les cœurs sous la forme d'une «émotion muette» (XIII, 316-317: «ecce repens tacito percurrit pectora sensu/ religio» ). Cette idée d'une pénétration intérieure progressive par un sentiment de mansuétude est reprise plus loin avec une mention explicite de la présence du dieu (vv. 319-320): «Subit intima corda,I perlabens sensim, mitis deus 143 » ). Le processus psychologique est développé par la suite, avec la chute de l'ira des combattants (vv. 324-325): «Paulatim atrocibus irae/ languescunt animis, et uis mollita senescit149».Cette emprise intérieure croissante rappelle, comme le remarque F. Spaltenstein, l'action de Fides sur les cœurs des Sagontins (Pun., Il, 515 sqq. 150), qui s'inspirait globalement de la possession d'Amata par Allecto chez Virgile (Aen., VII, 346 sqq.), mais avec, comme ici, un effet contraire 151• Ajoutons que cette ambiance de mystère et de présence latente du surnaturel en accord avec l'ambiance générale de l'épisode prolonge l'évocation du suicide des nobles capouans, après l'avertissement de Fides et en présence de l'Erinys (vv. 281-295). La présence du surnaturel dans les deux passages contribue donc à amplifier la tonalité psychologique dominante, d'abord la peur des coupables, puis la douceur des vainqueurs. S'agissant de Marcellus, on retrouve implicitement l'idée de religio dans la décision de respecter les temples (XIV, 672-673: « indu/gens templa uetustis/ incolere atque habitare deis 152» ), mais l'accent est déplacé de l'évolution psychologique sur la réflexion morale, avec une méditation sur l'excès de pouvoir (vv. 670-671: «ingemuit nimio iuris tantumque licere/ horruit 153» ). Notons que Silius donne aux scrupules 148
«Peu à peu, au plus profond des cœurs, s'insinue un dieu de clémence». L'adjectif «mitis,. sera repris à propos de Fulvius, v. 350: «mite decus mentis,.. Mitis est, notamment en poésie, la forme adjectivale correspondant à clementia, à misericordia ou à mansuetudo (cf. J. Hellegouarc'h, op. cit., p. 261 n. 9). 149 «Peu à peu, dans ces cœurs farouches, la colère perd de sa force, et la soif de violence s'apaise et s'affaiblit,.. 150 Cf notamment Il, 521: « lt tacitusfessis per ouantia pectora sensus». 151 On retrouve une idée semblable dans l'épisode de Virtus et Ménécée chez Stace, Theb., X, 672, à propos duquel L. Legras (Les Puniques et la Thébaïde, pp. 369-370) parle plus généralement d'une influence de la Fides de Silius. 152 «U permit que dans les temples les anciennes divinités gardent leur séjour et leur culte,., 153 «Il gémit alors de cet excès de droits: avoir tant de pouvoir le remplissait d'effroi».
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LA MORALE HÉROÏQUE DANS LES ÉPOPÉES FLAVIENNES
de Marcellus une raison plus générale et d'ordre plus proprement éthique que Tite-Live 154: c'est en quelque sorte le refus d'user d'un pouvoir quasi divin, implicitement assimilé à une forme d'hybris. La clementia du chef romain procède ainsi directement de sa moderatio. L'épisode vise ainsi à mettre en lumière une vertu générale des chefs romains, que l'on retrouvera à propos de Scipion, ici préfiguré d'une certaine façon par Marcellus 155• Il y a donc une généralisation et une moralisation accrues dans le traitement du thème de la clémence au chant XIV par opposition à un traitement plus psychologique et plus particulier au chant XIII. c) De la glorification de Marcellus à l'éloge de Domitien. L'éloge de Marcellus sur lequel Silius clôt l'épisode de Syracuse (XIV, 676-683) amplifie la clementia du héros. Cet éloge est développé en deux temps: apostrophe emphatique à Archimède (vv. 676-678), qui est un éloge indirect de l' humanitas de Marcellus, et évocation de la réconciliation générale avec éloge de la pérennité de l'œuvre du vainqueur et généralisation aux antiqui ductores (vv. 679-683), le tout amenant l'éloge de Domitien (vv. 684-688) qui couronne l'édifice. L'exemplarité morale de ce comportement est soulignée dans les vv. 673-675. La sentence (historiquement fausse) «Sic parcere uictisl pro praeda fuit 156» (vv. 673-674) est très probablement un écho du célèbre «parcere subiectis» virgilien (Aen., VI, 853), qui résume l'idéal du conquérant romain 157• La présence implicite de cet arrière-plan littéraire contribue à l'effet de continuité thématique entre les deux épopées, que Silius aime à exploiter. L'allégorie de Victoria qui applaudit IS4 Chez l'historien, Marcellus pleure à la fois de joie et d'émotion en songeant au passé prestigieux de la cité («illacrimasse dicitur, partim gaudio tantae perpetratae rei, partim uetusta gloria urbis» ). Silius élimine la joie et remplace l'émotion historique par une réaction d'effarement du général devant l'ampleur de son pouvoir. Notons que le poète souligne les manifestations extérieures et quasi physiques de cette réaction ( «ingemuit», «horruit» ), alors que l'épisode de Capoue mettait davantage en relief l'aspect intérieur. 155 De plus, comme le note W. Kissel (op. cit., p. 129), la c/ementia authentique de Marcellus s'oppose implicitement à la clementia hypocrite d'Hannibal (VII, 69-72) et du César de Lucain (Il, 511-521). 156 «La grâce des vaincus fut donc tout son butin». 157 On peut même parler d'une amplification par rapport à l'Enéide, dans la nuance entre «uictis» et «subiectis». En effet, à ce point du récit de Silius, les Syracusains sont bien des uicti sur le plan militaire, mais ne sont pas stricto sensu des subiecti, dans la mesure où le poète n'a pas mentionné d'acte de soumission. La clementia de Marcellus va donc au-delà de la simple conformité aux règles du bellum iustum.
JUSTfl1A, CLEMENT/A, MODERAT/0: L'AFFIRMATIONDE L'HUMANITAS
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Marcellus de ses ailes (vv. 674-675) participe de la symbolique du charisme de l'imperator et prélude à la laudatio proprement dite 158• Cette intervention d'une abstraction personnifiée se substituant dans une certaine mesure au Pan mythologique de l'épisode capouan (mais réduite ici simple rôle de spectateur) prépare l'apparition de Virtus à Scipion au chant XV. Après l'apostrophe à Archimède qui permet de rendre hommage à l'humanité de Marcellus 159 (v. 677), le poète décrit la liesse populaire qui unit vainqueurs et vaincus (vv. 679-680): «Ast reliquum uulgus, resoluta in gaudia mente,/ certarunt uicti uictoribus 100». Ce détail est apparemment sans rapport avec la réalité historique: on sent à l 'arrière-plan le souvenir des principes cicéroniens du bellum iustum, qui prônent l'indulgence à l'égard de la foule I6I et la recherche de la réconciliation, et que Silius a sans doute voulu illustrer ici de façon à accentuer la dimension exemplaire de l'épisode. On peut aussi envisager, sur le mode hypothétique 162, une influence de la grande scène de fraternisation entre Thébains et Athéniens à la fin de la Thébaïde (XII, 782 sqq.). L'éloge final de Marcellus l'égale à la divinité I63 et célèbre en lui l'alter conditor de Syracuse: 4.