La guerre d'Algérie: Ethnologues de l'ombre et de la lumière 2343064202, 9782343064208

Ce livre a pour origine une conférence de Nelly Forget consacrée à la création, par Germaine Tillion, du Service des cen

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French Pages 126 [124] Year 2015

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La guerre d'Algérie: Ethnologues de l'ombre et de la lumière
 2343064202, 9782343064208

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Michel Cornaton, Nelly Forget et François Marquis

La guerre d’Algérie Ethnologues de l’ombre et de la lumière

Histoire et Perspectives Méditerranéennes

La guerre d’Algérie Ethnologues de l’ombre et de la lumière

Histoire et Perspectives méditerranéennes Collection dirigée par Jean-Paul Chagnollaud Dans le cadre de cette collection, créée en 1985, les Éditions L'Harmattan se proposent de publier un ensemble de travaux concernant le monde méditerranéen des origines à nos jours.

Déjà parus Raymond NART, Histoire intérieure de la rébellion dans les Aurès, Adjoul-Adjoul, 2015. Fawzi ROUZEIK, Le Groupe d’Oujda revisité par Chérif Belkacem, 2015. Geneviève GOUSSAUD-FALGAS, Le Consulat de France à Tunis aux XVIIe et XVIIIe siècles, 2014. Frédéric HARYMBAT, Les Européens d’Afrique du Nord dans les armées de la libération française (1942-1945), 2014. Maurizio VALENZI, J’avoue que je me suis amusé, Itinéraires de Tunis à Naples, 2014. Mustapha BESBES, Jamel CHAHED, Abdelkader HAMDANE (dir.), Sécurité hydrique de la Tunisie. Gérer l’eau en conditions de pénurie, 2014. Abdelmajid BEDOUI, Grandeurs et misères de la Révolution tunisienne, 2014. Kamal CHAOUACHI, La culture orale commune à Malte et à la Tunisie, 2014 Abdelaziz RIZIKI MOHAMED, Sociologie de la diplomatie marocaine, 2014. Ahmed BENNOUNA, Le crédit-bail au Maroc. Un mode de financement original, 2014. Francesco CORREALE, Le front colonial de la guerre 1914-1918, Trafic d’armes et propagandes dans l’Occident maghrébin, 2014. Mustapha HOGGA, Théocratie populiste ou séparation des pouvoirs au Maroc ? Histoire et alternative démocratique, 2014. André-Paul WEBER, Régence d’Alger et Royaume de France (15001800). Trois siècles de luttes et d’intérêts partagés, 2014. Cyril GARCIA, Trois historiens face à la guerre d’Algérie, 2014. Seghier TAB, Les élus français d’origine maghrébine et la politique représentative, 2013. Mariam MONJID, L’Islam et la modernité dans le droit de la famille au Maghreb, Etude comparative : Algérie, Maroc et Tunisie, 2013. Tahar HADDAD, La naissance du mouvement syndical tunisien, 2013.

Michel Cornaton Nelly Forget François Marquis

LA GUERRE D’ALGERIE Ethnologues de l’ombre et de la lumière

Germaine Tillion est entrée au Panthéon le 27 mai 2015

L’Harmattan

© L’Harmattan, 2015 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.harmattan.fr [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-06420-8 EAN : 9782343064208

A ceux qui ont la France et l’Algérie en partage, ce livre inspiré par Germaine Tillion

Notre part d’ombre François Marquis

Le téléphone a sonné, j’ai décroché le combiné, c’était Michel Cornaton. Il a été content de me trouver chez moi... J’aurais dû être en Algérie. On avait appris le 24 septembre la décapitation d’Hervé Gourdel par un groupe de terroristes dans les montagnes de grande Kabylie, et il était devenu incompréhensible pour beaucoup de mes proches que je m’obstine dans un projet qu’ils jugeaient si peu nécessaire. Constantine et Collo où nous devions aller sont à deux cents kilomètres du Djurjura où avait eu lieu l’enlèvement, et nous aurions sans doute pu suivre le programme que nous avions prévu. Mais l’assassinat d’Hervé Gourdel s’était multiplié sur les écrans dans nos maisons et amplifié du bruit des reportages et des commentaires, au point que le terrorisme semblait présent partout. Le souvenir des attentats commis chez nous depuis des années ressurgissait soudain : ils s’agglutinaient, ils cristallisaient dans les mémoires, maillant tout le territoire et s’insinuant jusqu’à nos portes. La violence même de l’exécution et des images qui en avaient été diffusées nous frappaient de stupeur. On maquillait l’angoisse en renvoyant à la barbarie les auteurs du crime, et cependant on apprenait bientôt leur nom, les Algériens découvraient que l’exécuteur était d’Alger, on savait son âge… C’était un homme comme nous. Les jugements tout faits étaient impuissants à effacer le sentiment d’incompréhension.

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Et s’agissant de l’Algérie, l’inquiétude trouvait en nous, Français, de profondes résonances. Je voudrais comprendre pourquoi m’avait écrit un Algérien quelques mois plus tôt. Une page sur le site du Colliotte raconte brièvement le massacre de sa famille, par un élément de l’armée française, il y a près de soixante ans : Une tuerie collective sans précédent, a eu lieu à Beni Zid, près du village de Loulouj, le 11 juin 1956. A la tombée de la nuit, vers 21h, l’armée française exécuta 22 personnes d’une même famille. Après les avoir tués sommairement, les soldats jetèrent les corps dans une étable. Ils reçurent l'ordre de recouvrir les 22 corps de branches sèches et de les arroser d’essence. Ils refermèrent alors la porte de l'étable et mirent le feu à la bâtisse. Cette tuerie reste aujourd’hui inexpliquée. Il ne semble pas y avoir eu des opérations du FLN précédant l’événement qui justifieraient des représailles de la part de l’armée française. Les troupes responsables de ce massacre étaient commandées par le lieutenant Delaveaux, du 2ème bureau. Aujourd’hui, les descendants des victimes cherchent à connaître les motifs de cette hécatombe, de façon à trouver une sérénité dans leur passé douloureux. Toute personne ayant des informations sur cet événement est invitée à témoigner de façon à pouvoir reconstituer les circonstances exactes qui se cachaient derrière ce drame. Témoignage insolite de cette boucherie, une stèle dont l’accès est clos et difficilement accessible… presque anonyme et tombée dans l’oubli. A la mémoire des victimes, elle rappelle que nous ne devons pas les oublier, 8

faute d'avoir des tombes pour se recueillir et se souvenir de leur passage sur terre1. Seize personnes portent le nom de Boudellioua sur la liste des victimes gravée sur la stèle et c’est à partir de cet indice que je suis entré en relation avec Mohamed Salah. Il est le fils d’un survivant, Rabah Boudellioua, qu’on appelait Zidane dans la vie quotidienne. Né en 1958, deux ans après les faits, il ne se souvient pas de son père, qui a été tué au maquis le 13 février 1962, un mois avant le cessez-le-feu. Mais il a recueilli les récits de sa mère, de son beau-père, de beaucoup d’autres, et en particulier de Fodil Boudellioua qui était sur les lieux, au moment du drame, en 1956. C’est lui, Fodil, qui a fait ériger la stèle sur le lieu du massacre, à la zériba Semach, dans les années 1990, alors qu’il était adjoint au maire d’El Ouloudj. Il a lui-même été tué par un attentat terroriste quelque temps plus tard. Pendant la guerre, les hommes jeunes ne dormaient pas chez eux, par crainte de l’armée française. Ils se cachaient à proximité. C’est ce qu’il avait fait avec Zidane ce jour-là, et voici ce que Mohamed Salah a retenu de son récit : Il était 20 h 45 environ, le 11 Juin 1956, lorsque le lieutenant Delaveau [sic] avec ses troupes surgit à la zériba Semach. Il frappa à la porte et c’est la femme de mon père qui ouvrit. Elle subit alors une rafale de balles, puis la tuerie continua avec les cris des femmes et des enfants qui s’entendaient dans toute la zériba. Lorsque la tâche fut achevée, le lieutenant demanda de l’essence, puis arrosa les victimes, puis mit le feu. Après le départ de l’armée, mon père qui n’était pas loin rejoignit l’endroit et trouva sa femme, la seule encore 1

http://colliotte.free.fr/decolonisation-Louloudj.html 17/1/2015).

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(Relevé

le

vivante, qui gisait et lui raconta ce qui s’était passé. La scène m’a été décrite par Fodil Boudellioua qui était présent avec mon père lorsqu’il parlait avec sa femme tout en pleurant. Elle mourut avant qu’elle puisse être secourue. Les 22 personnes étaient en majorité des femmes et des enfants, dont un bébé âgé d’une semaine, et une femme qui n’était que la belle-mère d’un de mes oncles en visite à sa fille. Les restes des victimes ont été enterrés ensemble au cimetière de la zériba à une centaine de mètres du lieu du massacre2. Mohamed Salah Boudellioua ajoute une précision fournie par son beau-père, [R.M.], qui a été l’un des chefs de l’ALN et qui est bien connu dans le massif de Collo. D’après lui, le massacre a été commis suite à l’enlèvement par un groupe ALN d’un nommé [A. A.] (apparemment collaborateur de l’administration française). Ce dernier avait prévenu que si quelque malheur lui arrivait il fallait s’en prendre aux Boudellioua. Mais aucun Boudellioua ne faisait partie du groupe ALN auteur de l’enlèvement3. Nul ne s’étonne qu’on prenne des vacances en Tunisie, qu’on passe l’hiver au Maroc, ou qu’on descende en croisière sur le Mékong, mais en Algérie le présent paraît faire bloc avec le passé. La guerre et l’horreur y semblent inépuisables. Elles nous enferment, Algériens et Français dans une impasse qui, paradoxalement, se prolonge à l’infini. Plus de soixante ans après l’indépendance de l’Algérie, la Méditerranée entre nous est un espace orphelin où nos immigrés redeviennent des émigrés, les Pieds-noirs des exilés, les voyageurs des aventuriers… 2 3

Message de Mohamed Salah Boudellioua daté du 26 mars 2014. Message de Mohamed Salah Boudellioua daté du 21 mars 2014.

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Malgré tous les bouleversements que nous avons connus, on est saisis d’une étrange continuité : les pirates sont toujours là ; ils faisaient jadis la course aux chrétiens, ils s’appellent aujourd’hui « passeurs » et font le trafic des harragas, ces jeunes qui fuient vers l’Europe, et les « djihadistes », de leur côté, font la guerre aux « croisés ». Hervé Gourdel s’était inscrit en faux contre ce tableau désespérant. Sa fin tragique semble nous dire l’impossibilité de la paix, mais il portait à sa façon le rêve de la paix. Il va nous falloir beaucoup de mots pour ne pas laisser la sidération nous reprendre, a écrit Malika Rahal la nuit même qui a suivi l’annonce de l’assassinat. Et des promenades en forêt. Il nous faut des promenades en forêt et des randonnées en montagne4. Marie-Thérèse, qui m’a dissuadé de faire le voyage que nous avions prévu, souhaitait que nous allions au sommet du Sidi Achour, cette petite montagne qui domine Collo. J’ai raconté, dans mon livre Pour un pays d’orangers, comment je m’étais promis d’en faire l’ascension quand la paix serait revenue. Alors que nous étions sur le point de partir, j’espérais retrouver l’une au moins des assistantes sociales algériennes qui en avaient gravi les pentes malgré moi, à l’automne 1960, alors que j’étais chef de poste à Aïn Zida. Cette randonnée, à cinquante ans de distance, aurait pu être un aboutissement et un symbole. Que ce soit Marie-Thérèse qui le propose m’avait surpris et réjoui,

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http://texturesdutemps.hypotheses.org/1241#more-1241 (relevé le 8/11/2014). Dans son livre Ali Boumendjel. Une affaire française, une histoire algérienne, Les belles lettres, 2010 et Barzach, 2011, Malika Rahal a reconstitué le parcours de ce militant de l’Union démocratique du manifeste algérien (UDMA) fondée par Ferhat Abbas, jusqu’à son assassinat que le général Aussaresses a raconté et assumé dans Services spéciaux, Algérie 1955-1957, Perrin, 2001.

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comme si elle s’apprivoisait enfin à ce pays, malgré ses résistances et ses préventions. Ce serait indécent, m’a-t-elle dit finalement, et j’ai renoncé au voyage parce que j’avais besoin d’elle avec moi, parce qu’avec elle je voulais emmener ceux qui n’ont pas connu la guerre, ni le temps des colonies, ni l’Algérie, qui ont peur de cette histoire dont on parle tant et si difficilement tout à la fois ; je songeais à cette petite fille qui dit à son grand-père Bon papa, tu as été en Algérie, donc tu as torturé5. Et j’emportais aussi la question implicite de Mohamed Salah Boudellioua : Aucun témoignage jusqu’à maintenant de la part des auteurs. Car l’événement originel continue de vivre en nous par les mots que nous lui prêtons, les images qui l’entourent, les silences même, et il arrive que soudain le présent lui confère une charge écrasante. Les jours ont passé maintenant. Dans la solitude et le silence de l’hiver, je tente de tenir à distance la tragédie et de retrouver l’espace où je puisse voyager à nouveau. Hervé Gourdel a été assassiné parce qu’il était français a souligné le président Hollande dès la nouvelle de son exécution. On ne sait plus très bien ce que cela veut dire dans un temps où l’individu est érigé en référence ultime, mais Mohamed Salah Boudellioua s’adresse à moi parce que sa famille a été massacrée par des Français. Et cette proximité se trouve redoublée, maintenant, du fait de nos échanges. Car malgré les années écoulées il n’y a que deux intermédiaires entre les victimes de cette hécatombe et moi-même : le récit qu’il m’a transmis lui vient directement de Fodil Boudellioua, et celui-ci a lui-même 5

Florence Dosse, Les héritiers du silence, Editions Stock, 2012, p. 123.

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entendu Guettaya Boulekhsayem, la première femme de Zidane, juste avant qu’elle ne meure, après ses quatre enfants, et tous les autres. J’ai pensé d’abord aux archives dans l’espoir d’y relever une trace de l’événement, et j’ai consulté les collections de La Dépêche de Constantine à la Bibliothèque nationale de France. J’y ai trouvé une mention qui pourrait correspondre au lieu et à la période où s’est produit le massacre : Dans la région d’El Ouloudj, six hors la loi ont été tués dans une embuscade tendue par les forces de l’ordre lit-on dans le numéro du 14 juin 1956, deux jours après la date qu’on a retenue à El Ouloudj et Semach. Le mot d’« embuscade » est bien loin du récit algérien, et l’écart est grand de six à vingt-deux morts. Cela mérite pourtant qu’on s’y arrête. L’article est consacré à une opération qui s’est déroulée à plus de cent kilomètres d’El Ouloudj, près de Redjas, au cours de laquelle on a compté « 38 rebelles abattus », selon le titre. Et le sous-titre ajoute : Dans les autres secteurs, quelques engagements ont permis d’infliger des pertes sensibles aux hors-la-loi. En plus des « hors la loi », et des « rebelles », il n’y est question que de « bandits », de « terroristes », ou de « fuyards » et de « suspects » qu’on « abat » indistinctement. J’en ai compté 35 et « quelques » en plus de ceux de Redjas. Faut-il comprendre vraiment que nous allions de succès en succès ? Que les insurgés étaient partout ? Ou que la vie d’un Algérien ne valait pas cher ? Un autre article, sur la même page, est intitulé : Raid de terreur sur deux villages ralliés, 22 musulmans égorgés par les rebelles. « 22 ». Comme à Semach. Mais c’est dans le douar Bou Andas. Semach est dans le douar des Beni Zid… A supposer même que l’embuscade mentionnée dans La Dépêche de Constantine à la date du 14 juin 1956 renvoie au massacre de Semach, le récit qui s’est offert à moi 13

quand j’ai consulté les archives est donc un récit où crie l’absence. Le journal a ignoré qu’une famille entière avait été anéantie dans sa maison. Imagine-t-on, même dans un endroit reculé, vingt-deux personnes tuées chez elles, la même nuit, sans qu’on en parle ?... Mais il est vrai, s’il avait essayé de raconter, quel journaliste aurait pu nous faire comprendre que Zidane Boudellioua, qui avait participé sous nos armes aux campagnes d’Italie, de France et d’Allemagne, de mars 1943 à octobre 1945 6, comment nous faire comprendre que cette armée où il avait servi, cette même armée anéantisse d’un coup toute sa famille, sa femme et ses quatre premiers enfants, ses frères, sa belle-sœur, ses neveux et ses nièces, et son père et sa mère ? Et l’armée elle-même, comment consigner un crime de guerre dans ses rapports ? Il est peu probable que les archives de la SAS d’El Ouloudj ou celles de l’armée française aient conservé une trace plus fidèle de ce qui s’est réellement passé à Semach dans la nuit du 11 au 12 juin 1956. Seuls ceux qui ont participé à cette expédition terroriste pourraient nous le dire, s’ils vivent encore. Mais de quel espace disposent-ils pour nous révéler ce qu’ils savent ? L’empêchement est à la fois du côté des témoins et du côté des auditeurs. Car le témoignage devient un aveu quand il s’agit d’un crime où l’on est impliqué, et l’aveu met en cause celui qui écoute. On imagine que s’il y a eu des coupables, ils sont responsables de ce qu’ils ont fait et qu’ils doivent en supporter les conséquences. On ne voit pas comment on 6

D’après l’extrait des services de Rabah Boudellioua communiqué par son fils Mohamed Salah.

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pourrait avoir une responsabilité dans des actions auxquelles on n’a pris aucune part. Pourtant, nous ne sommes pas seulement des individus. Nous sommes des Français pour une part de nous-mêmes et nous ne pouvons pas nous dérober à la nécessité d’assumer ce qui s’est fait impunément au nom de la France pendant la guerre d’Algérie. Germaine Tillion le soulignait dans une lettre à Camus, le 3 janvier 1959 : En dehors d’un simple d’esprit (civil) qui s’est fait prendre par les militaires assassinant une famille musulmane pour des raisons crapuleuses (et non politiques) et qui a été jugé à Aix en Provence, je n’ai pas connaissance d’un seul Français qui a été puni pour avoir assassiné des musulman7. Elle a complété sa pensée dans une autre lettre adressée au général de Gaulle, en juin 1961 : Les Algériens, avec raison, ne rendent pas tous les Français responsables des crimes commis par quelquesuns, mais ils nous rendent responsables de l’approbation tacite dont ces crimes n’ont pas encore cessé de bénéficier. Pour nous, lorsque tout cela, inévitablement, s’étalera au jour, ce sera une honte cruelle de n’avoir pas pu, une seule fois, désolidariser notre peuple de ces actes affreux8. Nous en sommes là, précisément, malgré les années qui ont passé. L’histoire du général Aussaresses en offre une illustration incontournable. Elle est exemplaire en raison des actes qu’il a décrits, du processus dans lequel ils se sont inscrits, des personnalités concernées, des pouvoirs impliqués, du retentissement médiatique de son aveu, et, plus particulièrement, des décisions qui ont été rendues par les différentes juridictions appelées à se prononcer.

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Germaine Tillion, Fragments de vie, Le Seuil, 2009, p. 367. Germaine Tillion, Les ennemis complémentaires, Tirésias, 2005, p. 360. 8

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Quand il a reconnu, dans son livre Services spéciaux, Algérie 1955-1957, les crimes qu’il avait commis dans l’exercice de ses fonctions, des plaintes ont été déposées contre lui pour « crimes contre l’humanité ». Elles n’ont pas été retenues dans le cadre de nos lois. Les associations qui avaient engagé la procédure ont alors invoqué le délit de « complicité d’apologie de crimes » et sa condamnation a été prononcée pour ce motif en correctionnelle, confirmée en appel, et rendue définitive par la cour de cassation dans un arrêt du 7 février 2004. Ses éditeurs, qui avaient été condamnés en même temps que lui, ont porté l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme (la CEDH), et celle-ci leur a donné raison : elle a condamné la France pour avoir violé la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme. Elle a considéré que la publication d’un témoignage de ce type […] s’inscrivait indubitablement dans un débat d’intérêt général d’une singulière importance pour la mémoire collective : fort du poids que lui confère le grade de son auteur, devenu général, il conforte l’une des thèses en présence et défendue par ce dernier, à savoir que non seulement de telles pratiques avaient cours, mais qui plus est avec l’aval des autorités françaises. Ce jugement n’a pas fait grand bruit, peut-être parce que le général Aussaresses ne s’était pas associé à ce recours, mais peut-être aussi parce qu’il nous implique en tant que Français. D’une certaine façon, traduire en justice, même tardivement, l’auteur du témoignage était une manière de nous « désolidariser » de lui et de ce qu’il avait fait, comme tant d’autres. Or, la Cour européenne des droits de l’homme nous a retiré cette échappatoire en décidant que cette histoire doit trouver sa place dans notre « mémoire collective ». Elle n’est pas le simple fait d’un individu : ses actes grossièrement maquillés étaient salués dans les 16

journaux, couverts par le silence des autorités, et ceux qui doutaient étaient submergés par l’ignorance d’une majorité de citoyens. De même, ceux qui ont commis le massacre de Semach n’ont pu le faire qu’à l’abri de notre République, dans un temps où elle fonctionnait selon nos règles démocratiques. Quand bien même un de nos indicateurs aurait été enlevé par le FLN, quand bien même il aurait désigné la famille Boudellioua pour venger son malheur, aucun de nos soldats n’aurait pu massacrer impunément si notre République avait été fidèle à son idéal. J’écris ces lignes au début de l’année 2015, une semaine après que de nouveaux assassinats ont ensanglanté notre pays au nom du djihad. Des foules se sont levées chez nous et dans d’autres pays pour affirmer notre volonté de protéger la liberté, notre refus du terrorisme, notre fraternité avec les victimes et leurs proches. La France a été, pendant ces jours, telle qu’elle aime se voir, telle qu’on l’aime, la patrie d’un idéal partagé avec les autres nations. Or, tandis que nous comptons nos morts et célébrons leurs funérailles, je compte aussi parmi les Français dont la vie s’est achevée dans cette tragédie, les trois assassins qui ont préféré mourir plutôt que de vivre avec nous. Ce n’est pas les justifier que de ressentir leur choix comme notre échec le plus cruel. Cet échec rejoint ce que j’appellerai « la part d’ombre » de notre pays. J’emprunte ce mot à Gisèle Halimi. Evoquant son métier d’avocate il y a quelques années, elle confiait à Emilie Grangeray : devant les criminels, j'ai une appréhension presque directe. Nous pouvons imaginer qu'à un moment tout peut basculer, que c'est l'ombre qui 17

l'emporte sur notre noyau d'humanité, et en plaidant, c'està-dire en l'expliquant, je faisais reculer ma propre part d'ombre9. Je plaide ici la « part d’ombre » de notre pays. Car il y a pour les pays comme pour les hommes une part d’ombre qui les submerge parfois. Le massacre de la famille Boudellioua, le 11 juin 1956, à Semach près d’El Ouloudj, appartient à cette part d’ombre, une histoire non écrite chez nous, une histoire inavouable encore aujourd’hui, celle d’une famille comme les nôtres, massacrée par les nôtres, et dont les noms sont gravés sur une pierre au milieu des broussailles, dans un village d’Algérie. Quand bien même il n’y aurait de notre côté aucune trace crédible de cette histoire, je veux qu’elle soit écrite avec la nôtre. Elle a sa place dans la part d’ombre qui nous appartient. Comme si la boucle se refermait, les Algériens ont retrouvé cette semaine le corps d’Hervé Gourdel. Et notre fille Guénaëlle a souhaité nous accompagner au mois de mars prochain, dans le voyage que nous ferons en Algérie. Michel Cornaton avait craint que nous y soyons partis, au mois de septembre. Nelly Forget a attendu la date supposée de notre retour pour prendre de nos nouvelles. Elle fait la navette entre Paris et Alger, elle reçoit chez elle ses amis d’Algérie, ils la reçoivent chez eux, elle sait les dangers, les complications, mais elle est entourée de complicités qui l’aident à entretenir le fil ténu de la confiance dont Germaine Tillion avait fait le pari en créant le Service des Centres sociaux. C’est elle qui a découvert l’an dernier, dans une librairie d’Alger, le livre de Michel

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Le Monde, 27-28 janvier 2002.

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Cornaton, Les camps de regroupement de la guerre d’Algérie. Il était interdit là-bas depuis des années, et les éditions SAIHI, venaient de le rééditer, en 2013, avec le soutien du ministère de la culture algérien ! Michel Cornaton n’en savait rien !... Il y a cinquante ans, il avait été mis en garde par le préfet de Tizi Ouzou au cours d’une enquête de terrain, et il avait dû rembarquer clandestinement après avoir appris qu’on le recherchait. A présent, on le publiait sans l’en avertir. Cette histoire des camps de regroupement n’était pas mieux traitée en France et elle n’avait guère mobilisé les chercheurs depuis cinquante ans. Mais les choses évoluent aussi de notre côté et, en novembre 2014, j’ai pu entendre Fabien Sacriste soutenir à l’Université de Toulouse 2, la thèse qu’il leur a consacrée. La lumière le dispute aussi à la part d’ombre.

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Le Service des Centres sociaux dans le parcours algérien de Germaine Tillion Nelly Forget

Quand Germaine Tillion débarque à Alger, à Noël 1954, moins de deux mois après un soulèvement dont on ne peut imaginer alors qu'il inaugure une guerre de sept ans, c'est pour accomplir une mission semi-officielle, en tout cas couverte par les autorités françaises : s'informer du sort des populations civiles notamment dans l’Aurès, épicentre du soulèvement, car elle est reconnue comme une des rares spécialistes de cette région. Ethnologue dans l’Aurès (1934-1940) Vingt ans plus tôt en effet, Germaine Tillion, jeune ethnologue de 27 ans, fraîchement diplômée, avait déjà été envoyée dans l’Aurès pour y entreprendre l'étude de ses habitants, les Chaouias. Elle avait d'abord été déçue que la bourse internationale qui leur avait été attribuée à elle et à une autre jeune chercheuse, Thérèse Rivière, ne l'expédie pas dans un pays plus exotique que ce qui était alors un département français, chez les Papous ou les Eskimos, par exemple. Mais sa déception sera de courte durée, puisqu'elle choisira de prolonger cette première mission à trois reprises, sur six années. L'ambitieux programme de recherche des deux jeunes femmes (assez écrasant pour décourager plusieurs équipes de chercheurs acharnés, dira-t-elle plus tard) requiert un matériel imposant dont la gestion nécessitant douze bêtes de charge et le personnel subséquent, va se révéler très lourde : Si vous êtes capable de vous procurer 21

de l’orge en mars (période de disette), de louer un mulet en mai (période de la moisson), de renvoyer un domestique sans vous brouiller avec sa famille, de ne jamais vous mettre en colère, d’obtenir cependant une partie de ce que vous demandez – alors, vous pouvez commencer à faire de l’ethnographie. Encore faut-il que ces exploits vous en laissent le temps10. Pour avoir fait, bien plus tard, deux tournées au Sahara mauritanien avec Germaine Tillion, j’ai été témoin du soin minutieux qu’elle continuait d'apporter à la logistique et, chaque jour, au chargement des voitures qu’elle tenait, non sans raison, à superviser elle-même. Mais cette attention obligée aux contraintes matérielles se révélait une porte d’entrée directe dans « les travaux et les jours » de la société aurésienne, dans l'organisation et les relations de travail, dans ses techniques et ses modes de production, dans ses habitudes alimentaires, dans la gestion de ses maigres ressources et des biens collectifs, pour accéder progressivement au régime de propriété et d'héritage, au système de parenté, à l'entrecroisement des solidarités et des rivalités, puis à travers ses contes et ses croyances, à sa représentation du monde. Tandis que Thérèse Rivière se concentre sur les techniques et sur la collecte des objets, Germaine Tillion entreprend d'analyser exhaustivement les liens (position sociale, alliances, vendettas, contrats, voyages, ainsi que les budgets, études, maladies) qui unissent les 700 membres de la tribu seminomade où elle vit, celle des Ah-Abderrahmane ; elle restitue leurs généalogies dans la profondeur de l'histoire et les situe dans l'ensemble du monde aurésien, dont elle répertorie tous les groupes sociaux. Combien de fois, recevant la visite d'un passant désireux d'avoir un peu de 10

Germaine Tillion, Il était une fois l’ethnographie, Le Seuil, 2000, p. 110.

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quinine, j'ai pu lui dire sans me tromper d'où il venait, où il allait, et qui étaient ses parents... Cela amusait mes amis de Kebach [le village où elle était installée presque depuis le début de sa mission] qui, totalement habitués à ma présence, ne s'habituaient pas à me voir exceller dans leur propre science11. Vivant dans une grotte à proximité du village, ou sous la tente quand elle suivait la tribu dans ses déplacements, elle avait progressivement renoncé à se ravitailler en denrées européennes, elle s'était séparée des appareils encombrants, des livres et de tous les objets d'agrément ; une seule bête de charge lui suffisait lors de son dernier séjour. Autant de forces et de temps gagnés pour le travail : Je travaillais intensément et quand les jours devenaient trop courts, pour ne pas perdre une seconde de lumière j'avais adopté le rythme alimentaire du Ramadan.... […] j'écrivais sans interruption jusqu'à la nuit – sans manger pour ne pas perdre de temps. […] Après le dîner les gardiens de la guelaâ [le grenier collectif] et les vieux chefs de clans qui passaient venaient prendre une tasse de café et discuter entre eux des affaires du 'arch [de la tribu]. Je notais ce qui m'intéressait intervenant parfois pour faire préciser un détail. Le lendemain, avec d'autres visiteurs, je discutais le détail qui m'avait intriguée12. Programme de chartreux, comme elle le dira, qui lui permet d'accumuler une masse d'informations de première main qu'elle engrange jour après jour, en utilisant des outils qui ne varieront jamais : un agenda pour les repères chronologiques, des carnets pour prendre des notes au vol, et, pour les mettre au propre, des feuilles volantes réunies dans des classeurs 11

Germaine Tillion, Fragments de vie, textes rassemblés et présentés par Tzvetan Todorov, Le Seuil, 2009, p. 111. 12 Ibidem, p. 110.

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d’écolier (il y a, dans ses archives, une cinquantaine de ces classeurs, les premiers remontant à 1934, les derniers aux missions des années 1970). De tout ce travail, restent, consultables aux archives, outre ses classeurs, un article13 et le mémoire soutenu en 1939 à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, Morphologie d'une République berbère : les Ah-Abderrahmane transhumants de l'Aurès méridional. Et, accessible dans les librairies, le très savoureux Il était une fois l'ethnographie qu'elle a publié à 90 ans passés, à partir de ses souvenirs et de quelques notes. Car tout le reste a disparu au camp de Ravensbrück : ses documents de travail et ce qu'elle avait rédigé à l'époque en vue du doctorat – et qui avait fait l'objet des appréciations les plus flatteuses de ses deux directeurs de thèses, Marcel Mauss : J'ai fini votre analyse de la société, c'est-à-dire la deuxième partie. Elle est extrêmement importante et intéressante14, et Louis Massignon : Voici la liste des documents qu'elle avait dans sa cellule : 1°) son manuscrit comprenant environ 700 pages ; 2°) ses documents photographiques ; 3°) ses fiches d'ethnographie et linguistique contenant des notices sur 700 membres de cette tribu ; 4°) tous ses cahiers de notes généalogiques15. Je puis attester de visu l'état de mise au net, sous formes de thèses rédigées au net de l'immense documentation (fiches, tableaux généalogiques) remise en 1942, avec addition des parties rédigées en 1942-4316.

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Germaine Tillion, « Les sociétés berbères de l'Aurès méridional », in Africa, XI, 1, 1938. 14 Extrait de la lettre du 2/12/1941 de Marcel Mauss à Germaine Tillion, copie in archives Nelly Forget. 15 Extrait de la lettre du 4/12/1943 de Louis Massignon à l'Inspecteur Général Lecouturier, ibidem. 16 Extrait de la note testimoniale adressée par Louis Massignon au CNRS le 10 avril 1946, ibidem.

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Cette période n'en restera pas moins fondatrice pour la jeune trentenaire totalement immergée dans le monde aurésien. Elle s'y entraîne à une réflexion solitaire profonde et continue qui, comme une source souterraine, nourrit par les racines toute la fructification visible d’une grande destinée17. Elle y mûrit ses compétences et ses outils d'analyse même si sa réflexion est aussi nourrie de sa fréquentation passée des livres, des musées et des cours auprès de maîtres prestigieux. Quelques années plus tard, elle s’y référera dans des conditions extrêmes, en tant que détenue promise à la mort, pour déchiffrer l'univers concentrationnaire. Dans l’Aurès, elle choisit de pratiquer l'ethnologie comme un dialogue avec une autre culture celle de ses amis chaouias. Si l'ethnologie, qui est affaire de patience, d'écoute, de courtoisie et de temps, peut encore servir à quelque chose, c'est à apprendre à vivre ensemble18. Les liens noués avec la population chaouia sont restés assez forts pour que quinze ans après l'avoir quittée, elle n'hésite pas à revenir malgré les dangers de toutes sortes et les équivoques de sa nouvelle mission. Quant au souvenir qu'elle a laissé sur place, il est assez vivace pour que, trois générations plus tard, lors de son décès, il ait inspiré de beaux messages de fidélité : Germaine Tillion, c’est un membre de notre tribu qui disparaît !... Lorsque votre âme survolera l’Aurès, le pays qui vous a vue vivre parmi les siens bien avant de me voir naître, ses montagnes s’inclineront alors devant celle qui,

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C'est, appliqué à elle-même, ce qu'elle dit de Louis Massignon en introduction à L’Afrique bascule vers l’avenir, Tirésias-Michel Reynaud, 1999, pp. 9-10, et Combats de guerre et de paix, Le Seuil, 2007, p. 421. 18 Germaine Tillion, A la recherche du vrai et du juste, Le Seuil, 2001, p. 59, et Combats de guerre et de paix, Le Seuil, 2007, p. 65.

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dans l’honneur et l’humilité, a su profondément les pénétrer19. Parenthèse dramatique (1940-1954) Sa dernière mission dans l’Aurès, qui prenait fin en mai 1940, aurait dû normalement déboucher sur une carrière universitaire et de chercheur (elle était déjà intégrée au CNRS), après la soutenance de ses thèses20. Mais l'Histoire devait en décider autrement. Elle retrouve la France dans le désarroi de l'exode, puis de la défaite qu'elle refuse d'emblée. Ses premiers actes de résistance seront pour venir en aide aux prisonniers coloniaux – dont beaucoup d'Algériens – puis, de filières d'évasion en fabrication de faux papiers et collecte de renseignements, le réseau qu'elle anime s'engage toujours plus loin. Durant deux années, jusqu'à son arrestation en août 1942, elle avait néanmoins continué à voir régulièrement ses deux directeurs de thèse, Louis Massignon et Marcel Mauss (ce dernier notamment pour lui proposer de l'aider à fuir de la zone occupée) ; elle avait passé un diplôme de berbère aux Langues Orientales et avait continué la rédaction de ses thèses, ce qu'elle poursuivra à la prison de Fresnes, en 1943, à partir du moment où elle ne sera plus au secret. Ce travail de rédaction est évoqué dans les lettres clandestines qu'elle adresse depuis la prison à sa correspondante, Marcelle Monmarché, à qui elle demande aussi l'envoi de ses documents ethnographiques21. Lorsqu'en octobre elle est envoyée en déportation, avec pour seule information « Vous partir avec bagages », il y a dans son paquetage, ses documents de travail et les 700 pages rédigées qui lui 19

Condoléances envoyées de l’Aurès (par courriel) au décès de Germaine Tillion. 20 La règle universitaire voulait alors qu'on soutînt une thèse complémentaire en plus de la thèse principale. 21 Lettres sur tissu déposées au Musée de la Citadelle de Besançon.

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sont confisqués avec toutes ses affaires personnelles à son arrivée à Ravensbrück, et, selon des camarades travaillant dans l'administration du camp, sont déposés au « Trésor » ; celui-ci sera déménagé par les SS peu de jours avant que les Soviétiques ne libèrent le camp en avril 1945. Après la guerre, Germaine Tillion mènera des enquêtes pour en retrouver la trace – sans succès. Dans les années 90, quand les archives de l'ex-URSS s'ouvrent, elle a de nouveau un petit espoir d'y retrouver ses documents. Leur perte restera à jamais une blessure pour Germaine Tillion. Reprendre ses thèses au retour de la déportation aurait peut-être aidé Germaine Tillion à renouer avec son passé algérien. Peut-être... Car un abîme la séparait de la vie d'antan. Revenue de l'enfer, elle se retrouvait seule dans une maison vandalisée, sa grand-mère morte, sa sœur en Indochine ; et sa mère bien-aimée, assassinée par les gaz à Ravensbrück, ne la rejoindrait plus jamais. Elle va désormais se consacrer entièrement à analyser le phénomène concentrationnaire nazi et celui de la Résistance, à tenter de comprendre et de faire comprendre les mécanismes de l’horrible malheur qui s’était abattu sur le monde, à ne pas laisser sombrer dans l’oubli ou dans l’anonymat des statistiques le destin de celles dont elle avait partagé la détention. L’Algérie relevait d’une vie antérieure. Peut-être irrémédiablement révolue. Sa nouvelle orientation se concrétise par son transfert de la section « Sociologie du Maghreb » à celle de l' « Histoire moderne » au CNRS. Retour en Algérie (décembre 1954) Dans une lettre qu’il lui adressait en novembre 1950, le Professeur Massignon, qui était devenu un ami proche lui écrivait : J’ai été une nuit durant, dans le bordj de T. [Tamanrasset] là où mon ami F. [de Foucauld] a été tué, laissant une lettre pour moi à côté de lui. J’y ai pensé à 27

vous, à votre vocation. Avez-vous abandonné l’Afrique ?22 A cette question (ou devrait-on plutôt dire à cette supplique ?) Louis Massignon obtiendra une réponse quatre ans plus tard, en novembre 1954. Germaine Tillion en a maintes fois raconté les circonstances : de retour des USA où elle était allée tenter, sans succès, de récupérer des archives de la seconde guerre mondiale, elle accepte, à l’instigation du Professeur Massignon, de repartir en Algérie pour ce qui devait être une brève mission de deux mois (couverte par le Ministre de l’Intérieur de l’époque, François Mitterrand). Le but, on l'a déjà dit : s’informer du sort des populations civiles dans les zones du combat qui avait commencé depuis quelques semaines dans l’Aurès. Certes l’Algérie était derrière elle depuis quatorze ans, toutes les traces du travail qu’elle y avait accompli, englouties ; mais à cause des violences qui venaient d’y éclater, l’Algérie avait désormais rejoint l’orbite sur laquelle elle avait elle-même été happée. [...] je considérais les obligations de ma profession d’ethnologue comme comparables à celles des avocats, avec la différence qu’elles me contraignaient à défendre une population au lieu d’une personne. Il ne m’est donc pas venu à l’esprit que je pouvais refuser la proposition qui m’était faite et, pétrie de civisme, je refis ma valise23. Malgré les dangers de toutes sortes et les équivoques de cette nouvelle mission. Très vite, à Alger et dans l’Aurès, fin décembre 1954, elle renoue les liens avec ceux dont elle avait jadis partagé la vie. En ces jours gris d'anxiétés multiples, Germaine Tillion débarque sans escorte, sans protection, sans 22

Germaine Tillion, L’Afrique bascule vers l’avenir, op. cit., p. 13 et Combats de guerre et de paix, op. cit., p. 424. 23 Germaine Tillion, L’Afrique bascule vers l’avenir, op. cit., pp. 1819, et Combats de guerre et de paix, op. cit., p. 430.

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prétention ; elle retrouve avec émotion ce lieu où elle a vécu en 1934, la vue imprenable sur le village, l'odeur du beurre rance et d'huile d'olive forte, les fumées de genévrier. C'est une amie qui retrouve un pays ami ; et tout de suite son regard perçant, impatient de nouvelles et son écoute profonde. Ce n'est pas qu'elle questionne, non, son véritable secret, c'est le respect. A la fois une distance et une vraie rencontre avec l'autre, un humour et une réelle proximité24. Si elle relève les conséquences sur cette population de ce qu’on appelle alors les opérations de maintien de l’ordre, si elle découvre le traumatisme omniprésent des massacres de Sétif perpétrés neuf ans plus tôt et qu’elle avait jusqu’alors ignorés, elle est encore davantage alertée par la dégradation de leurs conditions de vie. Quand je les ai retrouvés entre décembre 1954 et mars 1955, j’ai été atterrée par le changement survenu chez eux en moins de quinze ans et que je ne puis exprimer que par ce mot de clochardisation25. Ce qu’elle mesure en rations d’orge ou de blé qui s’amenuisent, en occasions de plus en plus rares de manger de la viande, en parcelles de terre qui se dégradent, en diminution de la force de travail quand l’âne remplace le mulet, en budget ingérable quand il faut choisir entre consommer les semences de la prochaine campagne ou ne rien manger, quand le dernier recours est de s’exiler dans le plus proche bidonville ou dans la lointaine métropole. La situation économique et sociale A la même période, en 1954, le Frère Luc [Dochier], de l’Abbaye de ND de l’Atlas – un des sept frères de 24

Roby Bois, Sous la grêle des démentis, L'Harmattan, 2010, p. 131. En 1954, l'auteur vivait dans l’Aurès, à Menaa où Germaine Tillion était passée très souvent dans les années 30, au cours de ses missions ethnographiques. 25 Germaine Tillion, L'Algérie en 1957, Ed. de Minuit, 1957, p. 27.

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Tibhirine assassinés en 1996 –, fait les mêmes constatations dans les montagnes qui environnent Médéa, à plusieurs centaines de kms de l’Aurès où Germaine Tillion mène son enquête. En Algérie depuis 1946 – soit depuis huit ans au moment où il écrit26 –, il est familier des ruraux qui vivent autour du monastère. Il en évalue le nombre à 6.000 (il est intéressant de relever que c’est à 6.000 personnes que Germaine Tillion fixera le ressort d’un centre social). En tant que médecin – et seul médecin à la ronde –, il connaît parfaitement l’état de santé et le mode de vie de cette population, ce que confirment encore aujourd'hui les nombreux témoignages de ses anciens patients. Voici ses constatations : Le plus souvent, les malades viennent consulter pour une asthénie, une anémie, une fatigabilité anormale avec fléchissement de l’état général, en se plaignant de douleurs osseuses, [...] de troubles de la vision, [...], d’anorexie, de diarrhée, de douleurs et de parasitoses intestinales. Il note la « fréquence des infections cutanées, [la] lenteur de [la] cicatrisation [des] plaies, [… des] adénites et des lésions pulmonaires tuberculeuses, celles-ci surtout chez les femmes... Il relève les nombreuses fausses couches, la mortalité infantile qui dépasse les 15%. Tous ces troubles sont à mettre en relation, selon lui, avec l’insuffisance de l’alimentation, en quantité et en qualité ; ces carences frappent la moitié de la population du secteur, soit 3.000 personnes. Cinq cents d’entre elles sont en état permanent de sous-alimentation, comportant parfois des jeûnes (forcés) et redoutables de deux à trois jours. Les 26

Luc Dochier, « Témoignage. L’alimentation chez le petit peuple musulman dans une région montagneuse de l’Atlas », in La lutte des Algériens contre la faim, Secrétariat Social d’Alger, 1954, pp. 114, 115, 109, 113, 111 et 118.

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2.500 autres ont, pendant quatre à cinq mois chaque année, une alimentation fortement carencée, et en ration calorique (qui tombe en-dessous de 1.800 calories/jour), et en qualité (absence de laitages, d’œufs, de légumes et de fruits). Quant à la viande, la fréquence de sa consommation varie entre un maximum d’une fois par mois et un minimum de trois fois par an – lors des grandes fêtes religieuses – ce qui correspond aux relevés que Germaine Tillion a faits de son côté. Encore fait-il remarquer que la frontière entre les « nantis » et les sousalimentés est vite franchie s’il survient un fait imprévu : maladie ou chômage du chef de famille, augmentation des charges familiales, intempéries, etc. En bref, selon Frère Luc, la menace de la faim pèse sur tous et engendre un sombre désespoir. Confirmant son expérience des situations concrètes dont elle ou d'autres témoins fiables, tel le Frère Luc, ont pesé le poids de souffrance et d’injustice, Germaine Tillion retrouve les mêmes données dans le froid langage des statistiques. Le fait majeur : la population, dans sa composante autochtone, ceux qu’on commence à appeler les Français-Musulmans, s’est accrue considérablement, après l’énorme perte de près d’un tiers de ses effectifs dans les décennies qui ont suivi la conquête. Elle a presque triplé, et, prédit Germaine Tillion, ce n’est pas encore le plus fort taux d’accroissement qu’elle puisse atteindre, ce qui se vérifiera après l’indépendance. Mais l’augmentation des ressources n’est pas allée de pair avec celle de la population. D’où baisse inexorable du niveau de vie ; un seul indicateur pour l’illustrer : chaque Algérien dispose pour sa nourriture de base de trois fois moins de céréales qu’en 1871 (moins de 2 quintaux au lieu de presque 6 quintaux par an), car la production céréalière

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a stagné depuis le début du siècle27 dans une agriculture de subsistance de moins en moins productive et de laquelle vivent 6 millions d'individus, soit les 4/5 des Algériens. Les cultures d’exportation, la vigne principalement, sont aux mains des colons, et il n’est pas encore question de pétrole. Dans les villes, où se concentre désormais la majorité de la population européenne, et 20% des Algériens, on compte, parmi ces derniers, des notables confortablement installés, des petits fonctionnaires, des employés, des ouvriers qui disposent d’un salaire régulier et d’un habitat moderne. Mais une partie importante des nouveaux citadins que la misère a chassés de la campagne vit dans la précarité et ne peut trouver d’abri que dans les bidonvilles. Alger en compte 110 où loge 27% de la population musulmane de la capitale, soit 45.000 personnes. Cette proportion est encore plus forte, autour de 50%, dans les banlieues. Dans l’agglomération algéroise, on dénombre au total 85.000 « bidonvillois ». Ces quartiers qui se glissent dans les interstices de la ville ou dans les friches péri-urbaines n’ont aucune existence légale, bon argument pour ne leur assurer aucun équipement : ni égouts, ni électricité, ni entretien de la voirie, ni signalétique, ni école, ni dispensaire ; quant à l’eau, elle est rare. Prenons l’exemple d’un de ces bidonvilles, celui de Bérardi-Boubsila (à Hussein-Dey) : on y dénombre quatre postes d’eau pour 6.000 habitants, soit un robinet pour 1.500 personnes. Même équipement dérisoire dans le bidonville voisin de Bel-Air qui dispose de trois postes d’eau et de la livraison quotidienne d’un camion-citerne pour 10.000 habitants. Il est d’ailleurs difficile de disposer de chiffres fiables, car ces secteurs considérés comme illégaux ne sont pris en 27

18 millions de quintaux en 1934, 20 millions en 1954, alors que la population a augmenté de 3 millions de personnes.

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compte par aucune institution publique qui en ignore officiellement l’existence. Une des premières initiatives de Germaine Tillion, au printemps 1955, sera de donner à une assistante sociale, Marie-Renée Chéné, les moyens de mener jusqu’à son terme et de publier l’enquête qu’elle avait entreprise de son propre chef dans le bidonville de Boubsila ; ce sera la première étude systématique de ce genre28. Bidonvillois et pauvres paysans, au total environ 7 millions de personnes sur une population totale de 9 millions et demi, c’est l’exclusion économique de la majorité, qui se double de son exclusion politique29, l’une expliquant l’autre, et les deux se renforçant mutuellement. Car, de réforme avortée en statut violé, les FrançaisMusulmans sont restés des « sujets » de seconde zone. Et c’est sur ce terrain que s’est développée la revendication nationaliste et désormais la lutte armée. Cette inégalité est aussi visible dans les statistiques scolaires qui intéressent particulièrement Germaine Tillion. Sur 2.200.000 enfants d’âge scolaire (6-13 ans), on dénombre près de 500.000 scolarisés : 160.000 Européens et deux fois plus de Musulmans, soit 313.000. Mais tous les enfants européens sont scolarisés, alors que chez les Musulmans, quatre enfants sur cinq n’ont pas accès à l’école. A Alger, deux enfants musulmans sur trois vont en classe, dans la banlieue pas tout à fait un sur deux, dans l’ensemble du département moins de un sur huit, dans certaines

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Etude sociale du bidonville de Boubsila, Les nouvelles réalités algériennes, 1956. Enquête développée dans Marie-Renée Chéné, Treize ans d'histoire d'un bidonville algérien, Boubsila, 1950-1963, Mémoire de l'EPHE, 1963, http://fr.calameo.com/accounts/3483949 29 A l’Assemblée algérienne, un nombre égal de députés (60) représente 570.000 électeurs dans le 1er collège, et 1.450.000 dans le second collège.

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communes mixtes éloignées un enfant sur soixante-dix30. Et pourtant, en moins de dix ans, de 1945 à 1954, le nombre de places a plus que doublé ; les élèves musulmans sont passés de 142.000 à 313.000. Est-il possible de créer les 1.700.000 places qui manquent en 1955 ? A quel coût ? Création du Service des Centres sociaux Germaine Tillion fait part de ses constats à Jacques Soustelle quand, rejoignant Paris au terme de ses deux mois de mission, elle vient le saluer en tant que tout nouveau Gouverneur Général de l’Algérie, mais aussi ancien collègue du Musée de l’Homme et, comme elle, résistant de la première heure. Il lui propose de rester en Algérie, au sein de son Cabinet, pour mettre en œuvre une action susceptible d’enrayer les maux qu’elle vient de lui exposer. C’était le 22 février 1955. Le 27 octobre de la même année, l’arrêté de création du Service des Centres Sociaux était signé et ce service commençait déjà à fonctionner. Huit mois, temps record pour concevoir « ex nihilo » et donner vie non pas à une commission, à un organisme consultatif, mais à un service opérationnel, doté d’un budget, de locaux, d’un statut, pourvu d’un personnel préparé à une tâche difficile, dans un pays qui s’enfonçait dans la guerre. Il faut souligner le vocable de « Service » pour signifier qu’il s’agissait d’un ensemble organique, et non pas de la juxtaposition de cellules de travail social dont aucune d'ailleurs n'était ni une école, ni un dispensaire, ni un atelier de couture, ni un centre d'apprentissage, mais une

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Germaine Tillion, L’Afrique bascule vers l’avenir, Tirésias-Michel Reynaud, 1999, p. 49, et Combats de guerre et de paix, op. cit., p. 455.

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structure nouvelle aux objectifs précis31. Les organes administratifs et logistiques, l’équipe de recherches pédagogiques, le centre de formation du personnel, comme les ateliers audio-visuels (l'image fixe ou animée, la radio et même la naissante télévision font partie des auxiliaires mobilisés au service de la pédagogie des centres sociaux) travaillant tous en étroite relation avec le terrain, ont façonné, au même titre que ceux qui étaient en contact avec les usagers, le projet que Germaine Tillion avait ébauché. A l'automne 1959, lorsque la première équipe de direction est remplacée, un adjectif est ajouté à la dénomination qui devient Service des Centres sociaux éducatifs (SCSE). Mais, même si les orientations de départ sont officiellement infléchies vers la scolarisation intégrale, il s'agit toujours de la même entité et, sur le terrain, des mêmes équipes qui, affrontées à des situations et des besoins inchangés, poursuivent sur la même lancée. Les perspectives initiales de ce Service étaient ambitieuses : couvrir en dix ans l'ensemble de l'Algérie de 1.000 centres sociaux, ce qui mesure l’importance qu’aurait dû revêtir le projet de Germaine Tillion dans le train des réformes engagées par J. Soustelle. La suite des « événements » n’a pas permis d’atteindre ces objectifs, loin s’en faut. Car la guerre qui ne dit pas son nom va peser lourdement sur le déploiement des activités. Opportunité de ce projet Etait-il pertinent, dans de telles circonstances, de s’engager dans la voie du développement social ? Mais, faut-il le rappeler, au moment où Germaine Tillion fait le choix de créer ce service, l’extension et la réussite de

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Isabelle-Raymonde Deblé, « Une exception éducative : les Centres sociaux en Algérie » (1955-1959), in Esprit, octobre 2004, pp. 157165.

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l’insurrection qui avait commencé depuis à peine quatre mois, apparaissaient alors incertaines voire improbables. Aurait-elle pris la même décision les années suivantes ? Nul ne peut répondre à sa place. On peut seulement relever avec ses biographes que ses positions et ses priorités dans l’action ont évolué au cours des sept années qu’a duré la guerre, le virage principal se situant dans le premier semestre 1957, celui de « la Bataille d’Alger ». Il faut donc bien situer le lancement du SCS dans une chronologie précise, comme y invitait constamment Germaine Tillion. C’est dans une situation politiquement très tendue, mais où la violence reste encore circonscrite à des zones limitées, que Germaine Tillion fait le choix de s’engager dans la création du SCS. Avec pour objectif d’aider les sept millions d’Algériens les plus démunis (dont l’agriculture et l’élevage traditionnels n’assurent plus la subsistance) à entrer dans l’économie moderne, avec une « armure », celle de la formation. Etait-ce une visée que la lutte armée rendait caduque ? Un moyen de contourner les revendications nationalistes, comme le furent d'autres créations concomitantes – les Sections d' Action Sociale et les Sections d'Administration Urbaine (SAS et SAU) aux buts explicitement récupérateurs ? Sans parler de ceux qui étaient franchement hostiles à cette œuvre, il y avait ceux qui considéraient ces activités d’éducation de base comme n’étant qu’un leurre, une poudre aux yeux, un bricolage sans lendemain, un dégrossissage de façade. Selon eux, tant qu'on ne s’attaquera pas directement à la prévalence des maux qui sont la cause de la situation misérable, tant qu'on n'améliorera pas la situation économique, tant que le bidonville sera toujours là avec tous ses ingrédients,

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toutes ces actions seront vaines et vouées à l'échec32. Tout en ayant conscience des limites de leur entreprise, ceux qui comme l'auteur des lignes citées travaillaient au Service des centres sociaux, avaient la conviction qu'outre ses bienfaits immédiats, leur œuvre était une sorte de placement, d’investissement, dont le fruit se récolterait, à coup sûr, à long terme33. L'historien américain, Todd Shepard, qui a travaillé récemment sur les archives du GPRA, dit que si les communiqués du FLN stigmatisaient toute tentative de réforme comme une volonté d'éluder les enjeux politiques, on n'en scrutait pas moins – au Caire puis à Tunis – le train de réformes qui se mettait en place, avec parfois des appréciations positives, à usage interne. Dans l'année 1992, chargée par Germaine Tillion d'écrire un article sur le SCS34, j’avais discuté avec d'anciens collègues algériens, notamment avec Chafika Meslem, qui avaient été les partisans déterminés de l'indépendance. A mes questions sur leur double allégeance, les réponses étaient nettes. Y avait-il eu contradiction pour eux entre leurs deux engagements ? Non. Avaient-ils reçu des consignes du FLN concernant leur appartenance au SCS ? Non. N'était-elle pour eux qu'une simple couverture ? Non. Ils adhéraient sincèrement aux objectifs du SCS. En y travaillant, ils avaient la conviction de faire reculer la misère de leur peuple et de préparer son avenir. Et de rajouter que, par la solidarité qui y avait été vécue jusqu'au bout, le SCS avait contribué à préserver des relations humaines positives dans un océan de haine. Relations qui ont perduré à travers les aléas de l'histoire. 32

Boualem Laribi, Témoignage, in Pierre Couette (dir.), Marie-Renée Chéné, pionnière de l'action sociale, p. 264. 33 D’après Boualem Laribi, ibidem, p. 265 34 Nelly Forget, Le Service des Centres Sociaux en Algérie, in La guerre d'Algérie : les humiliés et les oubliés, Matériaux pour l'histoire de notre temps, janvier-mars 1992, n° 26, Nanterre, BDIC, p. 37-47.

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Autre témoignage, écrit35, celui d'Ali Hamoutène, enseignant entré tardivement (août 1961) comme adjoint au chef du SCSE et promis à lui succéder rapidement. Il reste d'abord réservé sur ce service dont il a entendu dire du mal. Mais au bout de quelques semaines, il a acquis la certitude que ce qui est entrepris dans les Centres sociaux l'est au profit exclusif de la population, tâche valable à ses yeux pour aujourd'hui et pour demain. (13 octobre 1961) Le service des CSE... est une œuvre d'importance qui intéresse les hommes déshérités de ce pays, les humbles, ceux-là mêmes qui ont besoin d'être aidés, soutenus et compris. Ce sont mes frères, mes frères misérables et souffreteux, qui ont besoin de toute notre sollicitude, de notre amour. (10 octobre 1961) Je serai comptable de la gestion des CSE devant les miens. (3 décembre 1961) J'ai beaucoup réfléchi sur le problème des CSE. C'est une institution utile au pays aujourd'hui comme dans l'avenir. Ses engagements sont ceux d'un éducateur, mais aussi d'un partisan déterminé de l'indépendance, (sur quoi son Journal ne laisse pas de doute), d'un membre du PPA, rallié au FLN, cible de l'OAS, puisqu'il sera l'un des six inspecteurs assassinés en mars 1962. Comme celle de ses collègues, sa double fidélité, qui n'est en rien une imposture, renvoie au double engagement de Rachid Amara, Mohamed Lounis et Mustapha Sabeur tués en 1956 au maquis qu'ils avaient été les premiers étudiants à rallier ; et auparavant, les premiers aussi à s'impliquer 35

Ali Hamoutène, Réflexions sur la guerre d’Algérie, ENAG Editions, Alger, 2013 (Édité à titre posthume, une première fois à la SNED en 1982, par le fils cadet d’Ali Hammoutène, le Dr Mohammed Hammoutène), citations pp. 133, 135, 142 et 144.

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dans l'action sociale pionnière au bidonville de BérardiBoubsila. Les sources et les précurseurs En élaborant son projet, Germaine Tillion essaie de chiffrer l’effort gigantesque qu’exigerait le rattrapage du retard de la scolarisation qui est, à ses yeux, l’objectif fondamental. Les coûts de l’époque, en anciens francs, n’ont plus grande signification. Ce qu’il faut retenir, c’est que pour assurer une scolarisation complète selon le schéma classique (6 ans d'école primaire), il aurait fallu dans l’immédiat multiplier par quatre le budget de l’Education nationale en Algérie, et par dix dans les vingt années suivantes36. Germaine Tillion réfléchit à une formule qui soit moins coûteuse sans perdre en efficacité, qui permette d’agir simultanément dans les domaines de l’instruction, de l’emploi, et aussi de la santé, registres que les Etats modernes séparent habituellement par commodité37. Jacques Soustelle lui avait proposé de s'inspirer des missions culturelles mexicaines créées dès 1925 et qu’il avait vu fonctionner sur place. L'historien américain Todd Shepard estime que toutes les réformes lancées à cette époque en Algérie s'inspiraient de la politique indigéniste que Jacques Soustelle avait expérimentée au Mexique. Politique dont le rayonnement était conforté par d'autres anthropologues français et par l'Unesco dont le Directeur général de l'époque, Jaime Torrès-Bodet, était mexicain38. 36

« Quelques données du problème algérien », rapport de hauts fonctionnaires, juin 1957, cité par Charles-Henri Favrod, La révolution algérienne, Plon, 1959, p. 120. 37 Germaine Tillion, L’Afrique bascule vers l’avenir, op. cit., p. 52 et Combats de guerre et de paix, op. cit., p. 457. 38 Conférence organisée à l'UNESCO-Paris, par l'AAFU, le 26 mai 2009.

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Germaine Tillion ne prendra cependant pas pour référence ces missions culturelles mexicaines à cause de leur caractère itinérant, considérant que la nécessaire familiarité avec une collectivité, longue et difficile à établir, exige que les équipes éducatives soient enracinées dans le milieu, pour le connaître et en être acceptées. Dans la définition lapidaire des objectifs qu'elle assignera au SCS, Germaine Tillion utilisera le terme d'éducation de base, nouveau concept diffusé par la jeune Organisation des Nations-Unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO), pour qualifier les campagnes d'éducation lancées à l'époque dans les pays dits sous-développés. L'analyse de ces expériences, l'approfondissement de ce nouveau concept sont relayés en Algérie-par un « Comité pour l'éducation de base » qu'alimentent les publications de la Commission de la République française pour l'éducation, la science et la culture39. Le terme est rapidement adopté par les recrues du nouveau service venant d'horizons divers ; il se révèle commode pour fédérer les pratiques et les références que chacun apportait avec sa formation et son expérience professionnelle antérieures. Même l'ancien instituteur du bled est supposé, [avoir] inventé l’éducation de base dès la fin du XIXème siècle, aussi naturellement que M. Jourdain, la prose40. Donner corps à ce projet dans d'aussi brefs délais n'est pas pour autant de l'improvisation de la part de Germaine Tillion, car c'est l’ aboutissement d’une réflexion entamée depuis bien longtemps : J’avais rêvé bien souvent, depuis des années – pendant les terribles mois de février et de 39

A noter que la belle couverture du Bulletin du SCS s'est d'évidence inspirée, tout en l'algérianisant, du Bulletin de liaison du Centre français d'étude et d'information sur l'éducation de base. 40 Le Service des Centres Sociaux en Algérie, sans date, Alger, Direction générale de l'éducation en Algérie, p. 13.

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mars où les bergers regardent mourir leurs chèvres faute d’un peu de fourrage pour la soudure, où les laboureurs affamés mangent les semences, espoir de l’an prochain – à un moyen de prévenir les disettes avant qu’elles ne deviennent des famines... Assise sur une natte à côté des chefs de famille, j’avais cherché avec eux une défense contre les méchancetés de la nature et les malices du commerce et des administrations41. A la connaissance qu’elle avait de longue date du terrain, s’entremêlait désormais l’expérience personnelle du malheur que la guerre lui avait imposée ou, comme elle dit superbement : La compréhension du drame algérien demandait une conjugaison, celle de la grande lumière blanche de l’enquête historique, qui illumine de toutes parts les reliefs et les couleurs, avec l’obscur rayon de l’expérience qui traverse les épaisseurs de la matière42. Germaine Tillion s’est surtout inspirée des réalisations pionnières, des projets ou des espoirs de réforme que des gens du terrain, en Algérie même, enrageaient de ne pas voir aboutir. Les notes qu’elle a prises durant les quelques mois d’intense préparation, attestent ses multiples rencontres non seulement avec des responsables de haut niveau, mais aussi avec des gens du terrain venant d’horizons très divers : techniciens de l’agriculture qui faisaient de la vulgarisation agricole ; soignants qui expérimentaient l’importance de la prévention et de l’éducation sanitaire ; assistantes sociales, pionnières de l’action dans les bidonvilles ; instructeurs de l’Éducation populaire qui avaient sillonné le pays dans des tournées culturelles ; administrateurs civils qui ne voulaient pas 41

Germaine Tillion, L’Afrique bascule vers l’avenir, op. cit., p. 45 et Combats de guerre et de paix, op. cit., p. 451. 42 Germaine Tillion, A la recherche du vrai et du juste, op. cit., p. 224, et Combats de guerre et de paix, op. cit., p. 231.

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s’enfermer dans la gestion ou le contrôle ; membres de mouvements familiaux et de mouvements de jeunesse : Scouts et étudiants de toutes obédiences (Laïques, Musulmans, Catholiques), membres des Centres d'Entraînement aux Méthodes d'Education Active, de Vie Nouvelle, du Service Civil International, de la Fédération des Œuvres Laïques, du Comité algérien pour l'éducation de base, des paroisses catholiques ou protestantes et de la dernière-née, l'Association de la jeunesse algérienne pour l'action sociale (AJAAS). Cette énumération peut donner l’illusion du nombre. En fait, il s’agissait d’une toute petite poignée d’individus, souvent en porte-à-faux avec leurs propres institutions ou organisations, lesquelles ne tenaient pas à voir au-delà de ce qui était leur public et leur mandat habituels. La guerre d’Algérie, rappelons-le, comme la période de l’Occupation, a provoqué un clivage dans la plupart des groupes sociaux et politiques. Ces bénévoles s'étaient le plus souvent agrégés à l’action entreprise en solitaire par une assistante sociale, Emma Serra dans le bidonville de Bel-Air, et par Marie-Renée Chéné43 dans celui de Boubsila-Bérardi. Leurs réalisations militantes deviendront les deux premiers Centres sociaux et serviront de lieux de stage pour la formation des recrues du nouveau service. Mais de tous les précurseurs du Service des Centres Sociaux, le plus important est l’instituteur et notamment l’instituteur du bled [qui, selon Charles Aguesse] a été le modeste mais véritable artisan du progrès intellectuel, économique et social au village… [Beaucoup] ont fait

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Qualifiée par Germaine Tillion de « co-fondatrice » des Centres sociaux dans un message envoyé à ses obsèques en 2000, Pierre Couette, Marie-Renée Chéné, pionnière de l’action sociale, 2012, p. 250, ISBN 9782954834207, consultable à l’adresse http://fr.calameo.com/read/003483949f57e18a206e4.

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toute leur carrière dans un petit village. Ils en ont créé l’âme et ils y sont encore vénérés comme des saints44. Propos auquel fait écho Mouloud Feraoun : Les premiers instituteurs fabriquèrent de la bonne terre dans leur jardin et, dans les classes, ils cultivèrent les petites cervelles éveillées mais absolument sauvages. Entre ces deux tâches essentielles, il y en eut d’accessoires qui se multiplièrent à l’infini. Il fallut soigner les malades, écrire et lire des lettres, dresser des actes, donner des conseils, arbitrer des conflits, intervenir, aider, secourir. Pour finalement mériter ce titre de Cheikh qui est dans l’esprit de tous un titre de noblesse. Non de vaine supériorité, mais tout d’obligations impérieuses : le seul hommage que l’ignorance puisse rendre à la science45. En ethnologue qu’elle n’a jamais cessé d’être, Germaine Tillion note les aspects les plus concrets du travail de ceux qui sont sur le terrain, leur point de vue sur ce qu’il y aurait lieu de faire, leurs demandes — qu’il s’agisse de la location d’un camion-citerne pour approvisionner un bidonville en eau ou de la réforme de tout un système, celui du crédit agricole aussi bien que de l’assistance médicale gratuite. Elle profite de ces rencontres pour esquisser le recrutement du service en gestation. Car elle considère qu’une institution ne vaut que ce que valent ceux qui la font vivre. Et plus particulièrement en Algérie où tout projet de réforme s’est enlisé, phagocyté ou saboté par ceux qui ne veulent pas que les choses changent. Le recrutement des Centres sociaux présentait d'énormes difficultés dans le contexte politique de l'Algérie ; cependant c'était de lui que dépendait l'échec ou la réussite du Service : en effet trouver des éducateurs 44

Le Service des Centres Sociaux en Algérie, op. cit., p. 13. Centres Sociaux Educatifs, Bulletin de liaison, d'information et de documentation, 14, 2ème trimestre 1960, p. 11. 45

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qualifiés qui soient décidés à accepter une vie matériellement très dure et dangereuse était indispensable ; ces éducateurs ne devaient pas être des militants de l'extrême gauche ou de l'extrême droite, pour ne pas risquer d'aggraver la tension politique déjà angoissante ; enfin il était nécessaire que leur mission leur apparaisse comme utile et possible ; il est clair que des éducateurs qui considèrent comme inéducables les populations qu'ils sont chargés de promouvoir, n'ont aucune chance d'y parvenir46.A titre d'exemple, le recrutement de Marceau Gast tel qu'il le raconte dans ses Mémoires. Anthropologue du monde touareg, il y avait d'abord été instituteur dans des campements, puis à Tamanrasset, là où Germaine Tillion le découvre en 1956 : Je ne sais comment, une dame que je ne connaissais pas demanda à me voir pour discuter de mon travail d'enseignant dans ce pays et de mes expériences pédagogiques. Elle semblait apprécier mon point de vue social et pédagogique, et l'heure du repas arrivant, je lui proposai de partager à terre dans ma petite chambre quelques radis et le plat de pâtes que je consommais ce jour-là dans une petite bassine émaillée. Cette dame me dit : « Je m'appelle Germaine Tillion et je viens de créer avec le gouverneur général Soustelle, le Service des Centres Sociaux à Alger. Nous avons grand besoin d'enseignants comme vous, avec votre expérience, pour accomplir les tâches d'éducation de base, d'alphabétisation et d'apprentissage qui devraient permettre aux Algériens une meilleure insertion dans la société moderne. Écrivez à monsieur Charles Aguesse, le

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Note inédite de Germaine Tillion, en date du 18 juin 1957, copie in archives Nelly Forget.

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directeur des Centres sociaux, et demandez votre détachement dans ce service à votre académie47. » Elle sélectionne donc le petit noyau qui va donner vie à son projet, et, en premier lieu, celui qui en assurera la direction, Charles Aguesse. Né à Nantes, il était agrégé de grammaire. Après avoir exercé en France comme professeur puis proviseur de lycées, Charles Aguesse dirigeait, depuis dix ans, le Service des Mouvements de Jeunesse et d'Éducation Populaire qu’il avait créé en Algérie, au lendemain de la Libération, à la demande de Jean Guéhenno. Sur la lancée de l’humanisme militant de l’époque, ce service avait voulu réconcilier l’instinct populaire et la pensée savante48. S’il avait organisé dès 1948 des rencontres entre les grands noms de la littérature française et les jeunes créateurs algériens (Les Entretiens de Sidi Madani), il mettait aussi à la portée d’un public populaire (et jusque dans les villages), le livre, le cinéma, les expositions, le théâtre, aussi bien en français qu’en arabe dialectal, comme Kateb Yacine le fera quelques décennies plus tard. Il patronnait aussi des émissions de radio éducative dans les trois langues, berbère inclus. Quel autre service public donnait alors droit de cité à ces langues ? Un des premiers gestes de Charles Aguesse, à la tête des Centres sociaux, sera d’introduire l’arabe dans les publications. Une façon de reconnaître l’identité bafouée d’une partie de son personnel. Mais sans pour autant minimiser celle des autres composantes de son service où se retrouvaient aussi des Français d’Algérie et de métropole. Il y avait dans l’entente de ces gens venus d’horizons et de milieux 47

Marceau Gast, Tikatoûtîn - Un instituteur chez les Touaregs, Itinéraire d'un apprenti ethnologue, Ed. de la Boussole 2004, p. 167. 48 Selon les termes de Jean Guéhenno, cités par Isabelle-Raymonde Deblé, op. cit., p. 158.

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différents, dans un tel état d’urgence, la marque d’une évolution tranquille des mentalités qui renvoyait à la façon dont Charles Aguesse regardait, encourageait chacun d’entre nous, observe Colette Castagno. Lui accordant cette qualité d’attention qui exaltait les énergies, l’enthousiasme à tenir un défi, Charles Aguesse, militant de l’humanisme, a permis que cette entreprise s’effectue dans le respect de sa différence pour chacun d’entre nous, quelle que fût son origine. Je suis d’une vieille famille française d’Algérie, je peux en témoigner49. André Lestage a lui aussi été frappé par l’ambiance des réunions : De cette rencontre autour des Centres sociaux à Alger, où m’avait délégué l’Unesco, je n’ai rien oublié, ni personne, Germaine Tillion et Aguesse, en particulier… Je me rappelle les interventions de chacun et la manière dont Charles Aguesse les dirigeait. Ce qui m’avait frappé, c’est votre commune détermination qu’il exprimait avec une extraordinaire dignité… Dans la grande tradition républicaine, on aurait probablement parlé de « vertu »50. Vertu qui n’aura pas de reconnaissance officielle. Dans le témoignage qu’elle lui rendra à son décès, Germaine Tillion dira de cet homme qui n’a pas fait carrière... qu’étant sans reproche, il avait eu aussi le tort d’avoir été sans peur51. Finalités et principes d'action du SCS Selon l’arrêté du 27 octobre 1955 (art. 1), chaque centre social a pour but :

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Colette Castagno, témoignage inédit, in Hommage à Charles Aguesse, Saint Brieuc, oct. 1992, archives Nelly Forget. 50 André Lestage, ancien Directeur de l'Education permanente à l’UNESCO, témoignage inédit, in Hommage à Charles Aguesse, ibidem, archives Nelly Forget. 51 Le Monde, 7/8/1983, repris dans A la recherche du vrai et du juste, op. cit., p. 256, et Combats de guerre et de paix, p. 264.

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 de donner une éducation de base aux éléments masculins et féminins de la population qui n'ont pas bénéficié ou ne bénéficient pas de la scolarisation  de mettre à la disposition de ces populations des cadres spécialisés dans les différentes techniques de l'éducation et un service d'assistance médicosociale polyvalent  et d'une manière générale de susciter, de coordonner et de soutenir toutes initiatives susceptibles d'assurer le progrès économique, social et culturel des populations de son ressort. A rapprocher de la définition que l'Unesco donne à la même époque de l'éducation de base : On entend par « éducation de base » ce minimum d'éducation générale qui a pour but d'aider les enfants et les adultes privés des avantages d'une instruction scolaire à comprendre les problèmes du milieu où ils vivent, à se faire une juste idée de leurs droits et devoirs, tant civiques qu'individuels, et à participer plus efficacement au progrès économique et social de la communauté dont ils font partie52. Dès l’arrêté de création, le ton est donc donné : les centres sociaux n’ont d’autre finalité que les populations ellesmêmes et leur progrès ; pas de codicille politique récupérateur. Dans un document annexe, leur neutralité est proclamée : Les centres sociaux situent leur action sur le plan humain, sans la lier aux préoccupations politiques du moment et en refusant de faire le jeu des propagandes53. Ces propos peuvent paraître anodins aujourd'hui ; mais si 52 53

Document UNESCO/ED/94, Paris, 1950, 2 p. Le Service des Centres sociaux en Algérie, op. cit., p. 20.

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on les replace dans le climat de l'époque où il n’était question que de conquérir les esprits et les cœurs, de les gagner à la cause en exerçant au besoin toutes sortes de pressions, ce sont des paroles fortes et courageuses qui avaient une résonance profonde. Principes d'action en contradiction totale avec ceux qui voulaient conditionner la population, la « récupérer ». Pierre d'achoppement, à l'origine des persécutions dont aura à pâtir le Service des Centres sociaux. Ces déclarations ne sont pas de simples pétitions de principe. Elles s'imprimèrent dans les us et coutumes du Service grâce aux fondateurs, et notamment par la vertu du premier directeur, Charles Aguesse, qui s'employa à préserver dans son service un espace de liberté, combien précieux et rare à l'époque. Elles sous-tendent les choix méthodologiques et l'orientation des programmes : partir des aspirations et des besoins des populations, fonder toute entreprise sur leur libre adhésion, travailler avec, et non pour. On les retrouve monnayées au quotidien dans les directives au personnel, les comptes rendus d'activité, les rapports de stages et à titre d'exemple dans la prise de position sur l’incorporation des éléments masculins du personnel dans les Unités Territoriales, milices locales dans lesquelles tous les hommes étaient obligatoirement enrôlés : Il faut demander l'exemption des membres des Centres sociaux. Le rôle policier que sont amenés à remplir les territoriaux est incompatible avec le travail éducatif ; si, aux yeux de la population le personnel du Centre social est associé aux actions policières ou militaires, il risque à coup sûr de perdre la confiance nécessaire à l'accomplissement de sa tâche54.

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CR de la réunion des Directeurs de centres, le 18/6/1956.

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Afin de garantir des marges de liberté au service qu’elle créait, Germaine Tillion choisit de l’installer au sein de la Direction générale de l'Education Nationale en Algérie. Non que celle-ci soit, dans la logique de l'administration, la mieux située pour assurer la coordination avec d'autres forteresses publiques tout aussi jalouses qu'elle de leurs prérogatives et de leur territoire. L'insertion à un niveau plus proche du pouvoir (par exemple en rattachant directement le SCS au Gouverneur général auprès duquel elle-même travaillait) aurait permis de balayer les obstacles administratifs. Mais cela aurait été se faire l'otage des politiques. La Direction Générale de l'Éducation Nationale en Algérie, relevant directement des services de la rue de Grenelle, était au maximum de distance du pouvoir exécutif d'Alger. Ce qui fut jugé un atout décisif par sa fondatrice. Pour être au service des exclus, il fallait au premier chef implanter les centres sociaux là où aucun autre organisme n'intervenait, là où il n'y avait ni école, ni dispensaire, ni encadrement technique, ni service social, ni service administratif. Rappelons que c'était bien ce désert institutionnel qu'on rencontrait le plus souvent dans les campagnes (hors des centres de colonisation) et dans les bidonvilles qui cernaient les grandes agglomérations. Là où il n'y avait rien, tout était à entreprendre : éduquer, soigner, susciter de nouvelles opportunités économiques, préparer les hommes et les femmes à s'en saisir, les aider à s'adapter au monde moderne, organiser en quelque sorte pour les hommes ce que réalisaient les services de l'Agriculture pour la défense et la restauration des sols. L'implantation des centres sociaux sera effectivement fidèle à cette exigence. Dans les deux premiers mois de son existence, c'est dans cinq bidonvilles d'Alger et de sa banlieue que le SCS entame son action ; puis en zone rurale, dans la vallée du Chelif. Il s'étendra 49

progressivement dans les autres départements et jusque dans le Grand Sud, en s'installant toujours dans les secteurs les plus défavorisés. Ce qui mérite d'être souligné, tant d'institutions ont été détournées de leurs buts affichés. Un programme si extensif ne signifie pas que les centres sociaux avaient vocation à se substituer aux services techniques. Bien au contraire, tout en palliant temporairement leurs insuffisances, ils avaient à servir de passerelle vers les autres institutions, à préparer leur intervention et à s'effacer ultérieurement devant elles. Ainsi l'articulation avec l'école primaire que l'Ordonnance du 20 août 1958 met au cœur de la mission des Centres sociaux qui seront dénommés quelque temps après Centres Sociaux Éducatifs. Si le Centre social (éducatif) doit préparer l'accès à l'école primaire, cela ne signifie pas qu'il soit une école au rabais. Il est à la fois moins et plus : moins par le niveau de connaissances scolaires qu'il vise et plus par la multiplicité des domaines où il intervient. Le programme du centre social ne se conforme pas à un cursus académique. Il a pour objectif de faire progresser le niveau de vie de la collectivité, grâce à une santé mieux protégée, par l'accès au travail, par l'amélioration ou la création de ressources, par la compréhension de l'environnement social et administratif. Au lieu d'interventions dispersées dans le temps et éparpillées dans l'espace, ce qui est le lot de services qui s'ignorent, le centre social pouvait articuler son action éducative multiforme avec des aides concrètes : l'éducation sanitaire avec les soins, l'éducation citoyenne avec le secrétariat social, la préformation professionnelle avec la recherche d'emploi et l'organisation coopérative, l’alphabétisation utilisant les thèmes développés dans ces différents domaines. Grâce à une équipe polyvalente où travaillaient ensemble enseignants, formateurs, monitrice d'enseignement ménager, infirmier, assistante sociale, au 50

total sept agents pour une population d'environ 6.000 personnes. Ils disposaient de locaux où les salles de cours, certaines équipées pour une formation professionnelle, jouxtaient le dispensaire et le secrétariat social et, en zone rurale, les logements du personnel. Équipement humain et matériel conséquent qui marque le refus de « saupoudrage », synonyme, pour Germaine Tillion, de gaspillage. Sans entrer dans les détails, disons que la pédagogie se voulait active et fonctionnelle : tous les secteurs se renforçaient l'un l'autre et se fournissaient réciproquement moyens et objectifs de formation. Ainsi le dispensaire fournissait des thèmes à l'alphabétisation qui, à travers la lecture et les productions audio-visuelles, renforçait les acquisitions de l'éducation sanitaire, au moins aussi importante que les soins. L'infirmier utilisait à son tour le matériel d'alphabétisation pour diffuser son propre message, qu'il s'agisse de campagnes contre le trachome, pour l'hygiène de l'eau ou pour les soins aux nourrissons, en utilisant largement les moyens audio-visuels dont les tout nouveaux magnétophones. Pédagogie participative : le personnel était appelé à fonder son action non sur des programmes venus d'en haut, mais sur l'analyse des besoins locaux, sur les demandes formulées par la collectivité au service de qui il était placé pour l'aider à s'aider elle-même. La libre adhésion de la population conditionne la réussite du projet d'auto-éducation mobilisant les individus pour qu'ils façonnent eux-mêmes leur avenir. Chaque chef de centre, chaque équipe doivent savoir que ne leur seront pas imposés a priori et dans l'abstrait, des programmes dont ils seraient les dociles et ponctuels serviteurs. Mais chacun doit avoir du bon sens et une parfaite connaissance du milieu où il entreprend son travail, des besoins et de leur ordre d'urgence ; chacun, pédagogue aventureux doit avoir l'esprit 51

d'initiative et des réalisations concrètes ; chacun doit être pour la collectivité dans laquelle il s'engage, quelque chose comme la « boîte à idées », l'animateur qui l'entraîne sur la piste qu'il ouvre avec elle. Entreprise d'auto-éducation, le Centre social appuie son action sur la notion d'entreprise collective et de coopération55. Le ressort de chaque Centre social devait correspondre approximativement à une collectivité de 6.000 personnes, soit un public potentiel de 1200 enfants d'âge scolaire, 200 adolescents et 200 jeunes filles (de 14 à 17 ans), 1500 hommes et 1500 femmes adultes. Même si des fondamentaux se retrouvaient dans chaque centre (cours d'alphabétisation, de préformation professionnelle, d'économie domestique, dispensaire et secrétariat social) l'adaptation au milieu pouvait conduire à des activités différentes, de la menuiserie à une campagne contre le trachome, de la construction de ruches à la formation de vendeuse, de ciné-clubs à des activités sportives. Impossible de toutes les répertorier. Le préalable à toute activité d'un Centre social, c'était de gagner la confiance et la coopération des « personnalités » influentes du milieu et d'abord de les détecter. Pour résumer les options du SCS, son approche globale et polyvalente (faisant écho au slogan, toujours d'actualité, de l'UNESCO briser le cercle infernal de l'ignorance, de la maladie et de la pauvreté) devait s'adresser à tous, non seulement aux enfants, garçons et filles, mais aux adultes, hommes et femmes. Pour moi, déclarera plus tard Germaine Tillion, les Centres Sociaux en Algérie devaient être un escalier bien large pour que toutes les générations puissent y monter ensemble... Le plus important pour moi dans les Centres Sociaux, c'était de ne pas séparer l'enfant 55

Le Service des Centres Sociaux en Algérie, op. cit., p. 27.

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de sa famille. Si on ne s'adresse qu'aux enfants, si on cherche à leur faire franchir, seuls, les étapes de ce qu'on croit être le chemin du progrès, le résultat est qu'on détruit le respect et la tendresse si nécessaires entre les générations56. Quand en avril 1956 prend fin son séjour en Algérie, les priorités de Germaine Tillion se sont déplacées avec l’aggravation de la situation et d’autres engagements vont la solliciter. Mais sa fidélité au service qu’elle a créé reste intacte. Elle s’implique immédiatement chaque fois qu’il faut protéger le personnel des Centres. Elle prend la défense du service, de ses orientations et de ses choix, quand les persécutions s’abattent sur lui et ceci dès la deuxième année de son existence. Persécutions Fonctionner dans un pays en guerre, dans des zones exposées et sans dispositif défensif, comportait de grands risques pour un service qui, par destination, devait être en contact permanent avec la population. Logiquement le danger aurait dû venir de ceux qui menaient le combat contre la France et ses institutions. Des membres du personnel furent effectivement victimes du FLN. Gérard Wohlart57, Directeur-adjoint, fut tué à l'intérieur du CS de Rovigo ; les trois autres assassinats et disparitions connus ne visaient pas, semble-t-il, un membre du SCS en tant que tel, mais furent soit le fait d'attentats aveugles, soit imputables au conflit FLN/MNA. Leur échelonnement dans le temps et dans l'espace (Algérois, en 1957, Constantinois, en 1959) éloigne l'hypothèse d'une offensive du FLN contre le service. Des centres furent 56

Message de Germaine Tillion lors de l'inauguration de la Maison de Quartier Germaine Tillion, à Valvert, au Puy-en-Velay, 2003. 57 Ou Vollhardt, assassiné le 13 août 1957.

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saccagés et du matériel pillé58, d'autres frappés de quarantaine par la population qui cessait de les fréquenter quelques semaines. Problèmes locaux, sans rien de systématique à l'échelon du pays et qui puisse suggérer une consigne générale du FLN. Le danger est venu d'ailleurs, de ceux dont le rôle aurait dû être de protéger un service officiel ; il est venu des militaires français qui se sont attaqués au SCS dès que les pouvoirs de police à Alger leur ont été remis (7 janvier 1957). Ce n'était certes qu'une fraction de l'Armée, mais celle qui détenait l'autorité, celle-là même qui, évoluant de la complicité passive à l'alliance ouverte avec les Ultras de la société civile, allait se dresser contre le gouvernement de la République, se constituer en Organisation de l'Armée Secrète et tenter de prendre le pouvoir. Arrestations, expulsions, assassinats Lors de la « Bataille d'Alger », seize membres du SCS, cinq femmes et onze hommes (soit plus de 13% du personnel), furent arrêtés, tous torturés et internés plusieurs mois ; au bout du compte treize furent acquittés ou non inculpés, une seule condamnation ferme à un an de prison fut prononcée, et deux avec sursis. Une seconde vague d'arrestations s'abattit sur les CS de l'Algérois et de la vallée du Chelif, l’été 1959, et aboutirent, elles aussi, à un petit nombre de condamnations minimes (quatre à quelques mois de prison) ; les quinze autres interpellés furent relâchés sans inculpation ou acquittés (et un cas disjoint). Ceci, il faut le rappeler, à une période où pleuvaient les condamnations les plus lourdes. C'est dire l'inanité des charges retenues contre le personnel du SCS.

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Dans son rapport du 4 juin 1957, l'Inspecteur des Finances, Antoine Veil, fait état de la mise à sac des Centres Sociaux de Tabaïnet, Zeddine et Koudiat-Zebboudj.

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Étrange opération qui semble avoir visé non pas le F.L.N. […] mais un service de l'Éducation nationale, fidèle aux traditions républicaines de la France et refusant de participer à la « mise en condition » de la population algérienne59. Pourtant, à chaque fois, la presse d'Algérie, suivie par quelques journaux de la métropole, fit ses titres sur la collusion entre les Centres Sociaux, le FLN et le terrorisme. Ces allégations mensongères eurent pour conséquence, dans un premier temps et sur fond de mésentente avec le Rectorat, l'éviction de plusieurs cadres dont Charles Aguesse, celui que Germaine Tillion avait choisi pour fonder et diriger le service ; à retardement, ces amalgames se révélèrent mortellement efficaces : trois jours avant le cessez-le-feu, le 15 mars 1962, le nouveau directeur du SCS, Max Marchand, et cinq inspecteurs, Salah Ould Aoudia, Marcel Basset, Robert Eymard, l'écrivain Mouloud Feraoun, et Ali Hamoutène furent assassinés en pleine réunion de service par un commando de l'OAS : trois Algériens qui aimaient la France, trois Français qui aimaient l'Algérie... parce que cela entrait dans les calculs imbéciles des singes sanglants qui [faisaient] la loi à Alger60. Bien en-deçà de l'horreur de ces meurtres, mais significatives de ce qui les inspirait, des expulsions ont visé des responsables de CS, entre autres deux assistantes sociales, Marie-Renée Chéné, fondatrice du CS de Boubsila et Emma Serra, fondatrice et directrice du CS de 59

Germaine Tillion, in Démocratie 60, 21/7/1960, reproduit in A la recherche du vrai et du juste, op. cit., p. 252, et Combats de guerre et de paix, op. cit., p. 260. 60 Germaine Tillion, in L'Education nationale, 22/3/1962 et Le Monde, 19/3/1962, reproduit in A la recherche du vrai et du juste, op. cit., pp. 252-254, et Combats de guerre et de paix, op. cit., pp. 260-261.

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Bel-Air, pionnières de l'action sociale dans les bidonvilles. Leur conduite n'ayant pas fourni le moindre prétexte pour être englobées dans la vague d'arrestations qui avait pourtant ratissé large dans le SCS, début 1957, elles furent expulsées d'Algérie, sans explication, quelques mois plus tard. Et quand l'une d'entre elles, pied-noir, obtint que soit rapporté l'arrêté d'expulsion, elle fut contrainte de quitter son cher bidonville, et d'aller exercer dans les quartiers européens, interdite de contacts avec le monde musulman, considérée comme dangereuse parce qu'y réussissant trop bien. La liste des attaques portées contre le SCS n'est pas close à ce jour. D'autres faits, estompés par le massacre de Château-Royal entré dans l'histoire officielle et qui eut un important écho médiatique, n'ont pas été répertoriés dans une période de sanglante anarchie et restent à découvrir au hasard de communications improbables. Ainsi d'un assassinat perpétré au printemps 1962 par l'OAS au CSE de Noisy les Bains (Oran)61, de l'assassinat, en novembre 1961, devant les arènes d'Oran, de Rey, agent du SCSE62, ou de la bombe déposée (et heureusement désamorcée) en décembre 1961, au domicile du directeur du CSE de Valmy (Oran)63. Trois centres du même département (Lamur, Petit Lac, Murdjadjo) sont fermés provisoirement en janvier 1962, à cause de l'insécurité. En novembre 1961, en Grande Kabylie, le CS de Djemaa-Saharidj est fermé plusieurs jours à la suite des menaces proférées par

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Le voyage en Algérie, Atelier de création radiophonique, FranceCulture, 15/8//2012. Productrice : Sylvie Gasteau. 62 Lettre de juin 2010, et témoignage le 7/3/2014 de P. Berton, ancien adjoint au Chef de Centre d'Aïn-el-Arba (Oran), copie in archives Nelly Forget. 63 Sid Ahmed Dendane, L'Algérie vue de l'intérieur, Publibook, sans date, p. 169.

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les auxiliaires algériens (Moghaznis) de la SAS voisine64. Ainsi d’autres menaces proférées trois jours après la tuerie de Château-Royal (et heureusement sans suite) à l'encontre du chef du CS de Tolga (Oasis) : « Demain, ce sera ton tour !»65. D'arrestations en assassinats, le processus de persécution enclenché très tôt contre le SCS par les détenteurs de l’autorité, s'auto justifiait par les calomnies que relayait la presse dans l'opinion publique. Insinuations et manipulations Pour mesurer la virulence des accusations proférées contre le SCS, et en démonter la malhonnêteté, il faudrait mener une recherche dans les archives militaires et analyser les articles et surtout les titres parus dans la presse d'Algérie, ce que Jean-Philippe Ould-Aoudia a réalisé66 et dans l'étude duquel sont puisées la plupart des données qui suivent. Dans les titres de la presse, l'annonce d'arrestations dans des CS est systématiquement accolée à d'autres faits sans rapport (la découverte d'un atelier de bombes, d'un réseau FLN...) mais qui leur restent associés dans la mémoire. Cette manipulation souterraine de l'opinion par les services de renseignement laisse place aux accusations explicites, lors du procès des Barricades (novembre 1960 à mars 1961) supposé juger les militaires complices des insurgés Ultras, mais où, les accusés se font accusateurs, comme l’écrit Germaine Tillion. Il y a eu une manœuvre des CSE qui se sont truffés d'agents qui étaient des membres du FLN. Les Services de renseignements se sont émus. C'est ce que déclare le Colonel Gardes, ancien chef du 5ème Bureau (l’action psychologique) à l'audience du 12 décembre 1960 alors qu'il est sur le banc des 64

Ali Hamoutène, Réflexions sur la guerre d’Algérie, op. cit., p. 139. Entretien avec Van Den Bussche, le 28/7/2010. 66 Jean-Philippe Ould Aoudia, L'assassinat de Château-Royal, Tirésias-Michel Reynaud, 1992, pp. 80, 81 et 84. 65

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accusés. Le 13 janvier 1961, il interpelle le Recteur Capdecomme, cité comme témoin : Personne n'ignorait que les Centres sociaux étaient devenus une pourriture. Lors du même procès, le Général Massu, appelé lui aussi en tant que témoin, déclare (décembre 1960) : Les CS intérieurement étaient un peu pourris. Néanmoins, ils avaient fait du travail... Et j'ai fait ce que j'ai pu pour, quand même, les épurer sans les casser. Mais je n'ai pas été aidé par l'Académie, par M. Aguesse, qui a fini par partir, d'ailleurs, mais trop tard, après les avoir bien noyautés. Moins virulents, mais tout aussi lourds de menaces, d'autres propos antérieurs au procès. Ainsi le Colonel Vaudrey déclarait lors d'un repas pris avec un journaliste et un avocat, Maître Popie : Nous savons très bien les organismes qui sont en relation avec le FLN et qu'il faut abattre : les Centres sociaux et les Scouts musulmans67. Lucien Ferré68, qui appartenait au corps des administrateurs civils, raconte aussi, dans une lettre qu'il adresse à Germaine Tillion trente ans plus tard : Après la mésaventure du Général de Bollardière [mars 1957] et mon affectation à Palestro, le Colonel Argoud s'empressa de fermer votre ouvroir. Il affirmait « Les moniteurs étaient trop visiblement partisans de l'indépendance de l'Algérie. » Il faut rappeler que les auteurs de ces

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Ibidem, p. 80. Variante des propos rapportés du Colonel Vaudrey mais dans lesquels le SCS conserve la première place : Il nous reste à Alger deux secteurs suspects : les Centres sociaux et la bourgeoisie de Kouba (note de Germaine Tillion du 25/9/1959 au Cabinet d'André Boulloche et titrée Arrestations dans les Centres sociaux en 1959), copie archives Nelly Forget. 68 Lettre du 27 janvier 1987, de Lucien Ferré à Germaine Tillion. Il avait été administrateur dans l’Aurès à l’époque de ses missions ethnographiques.

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déclarations, Gardes, Vaudrey, Argoud feront partie de l'état-major de l'OAS. Jusque dans l'Éducation nationale, des voix que les événements du 13 mai ont décomplexées expriment les soupçons qu'ils font peser sur le SCS. Ainsi le texte de la motion adoptée le 28 mai 1958 par le Comité de Salut Public de l'Éducation Nationale, et que tous les agents du SCS sont enjoints de contresigner69 pour prouver leur loyauté : Il est évident que l'avenir des centres sociaux va dépendre de la prise de conscience par leur personnel du sens de la mission qu'ils ont à remplir dans le cadre de l'Algérie Française70. Consigne relayée par un inspecteur du SCS, dans l'intérêt même des populations qui ont à bénéficier des centres sociaux... organismes souvent méconnus et plus encore mal jugés en raison de la présence parmi eux de certains éléments antifrançais71. Le conflit algérien était une guerre dont l'enjeu était la population, autant du côté algérien que français. Il fallait la rallier de gré ou de force. La capacité des CS à s'implanter et à travailler dans des milieux réputés impénétrables ou dangereux, leurs réalisations, la présence de plus de 50% de Musulmans dans le personnel, les relations confiantes qui existaient au sein des équipes, et entre elles et la population (« C'est dans les Centres sociaux et là seulement que j'ai vu des Musulmans sourire » avait relevé, en 1959, Maurice Herzog, alors

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Obligation sans suite, grâce à la protestation auprès du Recteur d'une délégation du personnel ; grâce aussi à l'évolution de la situation globale. 70 Tract du Comité de Salut Public de l'Éducation nationale, daté du 30 mai 1958, archives Nelly Forget. 71 Tract du Comité de Salut Public de l'Éducation nationale, signé par le représentant des Centres sociaux et daté du 1er juin 1958, archives Nelly Forget.

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Secrétaire d'Etat à la Jeunesse), tout cela qui rendait possible la mission qui lui était officiellement dévolue, était insupportable à ceux qui voulaient croire que rien n'était possible hors du statu quo et de son maintien par la force. En premier lieu aux militaires. On n'ose pas arrêter le directeur [Charles Aguesse] mais il persiste à refuser de faire des Centres sociaux un instrument de propagande ou de police, et « les colonels » ne le lui pardonnent pas72. Les deux modes de présence sur le terrain se révélaient incompatibles. La prise de position du SCS (évoquée plus haut) sur l’incorporation de son personnel dans les Unités Territoriales le montre. Un souvenir personnel en est une autre illustration : en 1956, dans un bidonville de la périphérie d'Alger, la Cité Dessoliers où s'ouvrait un C.S., je me suis trouvée face à face, dans une ruelle, avec une patrouille militaire. Une demi-douzaine de soldats, mitraillette au poing ; moi, avec ma trousse de pharmacie ; eux, sur le sentier de la guerre, aux aguets, peut-être apeurés ; moi, sans inquiétude, dans un environnement familier, sur le terrain de mon travail quotidien. Décalage engendrant les soupçons lus dans leur regard, tandis que m'étaient adressés l'ordre de déguerpir et le reproche d'imprudence. De tels incidents mineurs n’en révélaient pas moins une incompréhension radicale. Interprétés, passés à la moulinette de l'idéologie dominante, ils ont forgé très tôt chez les militaires des soupçons sur les CS, puis leur condamnation. Dans le même temps, l'Armée entreprenait pourtant des programmes éducatifs et sociaux dans les SAS (Sections administratives spécialisées) et les SAU (Sections administratives urbaines) créées un mois avant le SCS.

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Germaine Tillion, A la recherche du vrai et du juste, op. cit., p. 256, et Combats de guerre et de paix, p. 264.

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Les activités de ceux-ci et de ceux-là pouvaient être similaires, mais leurs finalités étaient aux antipodes : d'un côté, une mise en condition pour obtenir le ralliement à « la cause »73 ; quant au SCS son objectif était la promotion de la collectivité et des individus pour qu'ils accèdent librement à la maîtrise de leur avenir. Lorsque les persécutions se sont abattues sur le SCS, Germaine Tillion n'était déjà plus en Algérie qu'elle avait quittée en avril 1956, la mission qui l'avait conduite à fonder le service ayant pris fin avec le départ de J. Soustelle74. Mais elle n'en restait pas moins concernée par ce qui s'y passait. Elle était même entièrement accaparée par l'Algérie, délaissant ses travaux sur la Résistance et la déportation, happée, comme elle l'avait été quinze ans plus tôt en débarquant dans la France occupée, par la nécessité de nouveaux combats. Germaine Tillion restait donc régulièrement informée de la vie des Centres sociaux et de leurs réalisations. Elle est destinataire de l'album de photos des premiers centres dédicacé à leur « marraine », à l'occasion du premier anniversaire du service, par l'ensemble des membres du personnel dont les signatures entremêlées, en arabe et en français, illustrent la diversité. Elle reçoit fréquemment chez elle les cadres du service quand ils passent par Paris. Elle suit de près la formation du personnel organisée à la 73

De nombreux témoignages attestent cependant que bien des soldats qui se sont faits enseignants se sont mis au service de leurs élèves avec lesquels ils ont noué des liens de confiance qui perdurent jusqu'à aujourd'hui. Cf. par ex. le témoignage d'Akli Gasmi dans Mediapart, art. 18/07/2012. 74 Ce dernier, remplacé au poste de gouverneur général par Robert Lacoste en février 1956, avait demandé à Germaine Tillion de rester à Alger le temps d'assurer la transition.

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Résidence sociale de Levallois-Perret, en 1957-1958, ou à l'ENS de Sèvres. Elle ne peut empêcher l'éviction de Charles Aguesse et de ses collaborateurs en 1959, encore moins les arrestations opérées par l'Armée. Mais elle s'emploie à intervenir en faveur des membres du personnel arrêtés. Au moment du procès, elle se rend à Alger pour s'assurer de leur sécurité, à leur sortie de prison, Des moniteurs du Service [des Centres sociaux] ont été arrêtés en février (et torturés quoique innocents) et on devait les juger cette semaine... je savais pouvoir intervenir efficacement au cas où, acquittés et libérés, les Instructeurs des Centres sociaux seraient devenus à nouveau victimes de ce qu'on nomme ici une « bavure » ; c'est pourquoi je tenais à me trouver auprès d'eux...75. Elle va jusqu'à imaginer, au lendemain de leur procès, la création d'une « société des amis des centres sociaux » pour réembaucher ceux qui, à cause de leur casier judiciaire ne pourront plus accéder à la fonction publique76. Et elle dénonce publiquement les persécutions dont sont victimes les agents du service qu'elle a créé. Autres engagements l’Algérie

de

Germaine

Tillion

pour

Plaidoyers et tentatives de négociation Une part de son engagement consiste désormais à diffuser son analyse de la situation algérienne et des périls qu'elle engendre. Au cours de l’année 1956, elle rédige une 75

Lettre inédite (juillet 1957) de Germaine Tillion au Directeur du Cabinet du Ministre de l'Éducation nationale. Voir aussi ses lettres à Louis Mangin des 22 et 27 et notes des 25 et 26 juillet 1957, in Les ennemis complémentaires, Tirésias, 2005, pp. 198, 202-203, et Combats de guerre et de paix, op. cit., pp. 668, 671-72. 76 Note manuscrite et inédite de Germaine Tillion en date du 29/7/1957, copie archives Nelly Forget.

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brochure à l’intention de ses camarades de déportation pour tenter de leur expliquer la situation algérienne et ses développements prévisibles. Publiée ensuite aux éditions de Minuit sous le titre L’Algérie en 1957, ce « petit » livre, qui est aussi son premier livre, aura un grand retentissement en France et à l’étranger et contribuera à la notoriété de Germaine Tillion considérée désormais comme une référence incontournable sur la question algérienne. Elle est dès lors souvent sollicitée par les médias et publie plusieurs livres et articles retentissants77. En exergue à l'édition en langue anglaise78, Albert Camus écrivait : Un seul livre – celui de Germaine Tillion – m'a paru d'emblée vrai, juste et constructif. Germaine Tillion sait de quoi elle parle. Personne, en Algérie ou n'importe où dans le monde, ne peut discuter du problème algérien sans avoir lu ce qu'une femme compatissante et cultivée a écrit sur ma terre natale, aux abois, si mal comprise et qu'un espoir déchirant soulève aujourd'hui79. C’est en partie ce livre qui lui vaudra, en juillet 1957, d’être mise en contact clandestinement avec le chef FLN de la Zone d’Alger, Yacef Saadi, « le seul épisode de ma vie vraiment original », dira-t-elle plus tard. Ses échanges avec lui ont renforcé sa conviction que les attentats FLN et les exécutions capitales ordonnées par la justice française s’enchaînaient implacablement dans une spirale de violence. Si elle avait dénoncé auprès de leur chef les 77

Voir les articles parus dans Le Monde, L'Express, Afrique-Action, Candide, Démocratie 60, l'Education nationale, France-Forum, Preuves, réunis dans A la recherche du vrai et du juste, op. cit., Combats de guerre et de paix, op. cit., ainsi que les livres qu'elle a publiés dans cette période : L'Algérie en 1957, L'Afrique bascule vers l'avenir, Les ennemis complémentaires. 78 Algeria : The Realities, New-York, A.A. Knopf, 1958. 79 Traduction de l’anglais-américain, l'original en français n'ayant pas été retrouvé à ce jour.

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attentats commis par le FLN (Le sang innocent crie vengeance, leur avait-elle dit), il lui fallait en France tenter à tout prix de « bloquer la guillotine ». C’était là désormais sa priorité. Tout en multipliant les interventions pour arracher des gens à la torture et à d’autres injustices, s’efforçant inlassablement auprès de tous les responsables (militaires, politiques, religieux...) et de l’opinion publique d’informer, expliquer, convaincre de toutes les manières possibles, sans se décourager, au service de la dignité humaine et de la vie, et à la recherche de solutions au conflit80. Avant même sa rencontre avec Yacef Saadi, elle avait pu faire le lien entre les premières exécutions capitales, le 19 juin 1956, à la prison d'Alger et, le lendemain, en ville, les premiers attentats aveugles qu'accompagnaient des tracts explicites faisant référence à ceux qui avaient été guillotinés la veille : « Zabana et Ferraj, vous êtes vengés ! ». Elle est informée de l'onde de choc que suscitent dans la population algérienne les décapitations solennellement commises au nom de la France. Elle connaît par expérience l'horreur de la situation pour avoir vécu l'exécution de ses camarades de réseau en 1942 et l'explosion de rage impuissante qu’elle engendre contre les bourreaux. Mais cette fois, c'est la France, son pays bienaimé, qui est responsable. L'obsession de Germaine Tillion resta, dès lors, d'obtenir d’abord le sursis aux exécutions, puis d'arracher la grâce présidentielle. Elle ne l’obtint pas du prédécesseur du Général de Gaulle. Mais celui-ci, en accédant à la magistrature suprême, en janvier 1959, gracia tous les condamnés à mort — il y en avait près de 300. Dans cette décision qui s’opposait frontalement aux 80

Torkia Dahmoune Ould Daddah, « Du temps où j'habitais chez Germaine Tillion », in Todorov Tzvetan (dir.), Le siècle de Germaine Tillion, Le Seuil, 2007, p. 232.

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revendications de ceux qui exerçaient le pouvoir de fait en Algérie, et qui espéraient s’en emparer en France, quel fut le poids des interventions de Germaine Tillion ? Nul ne peut le dire avec certitude. Mais, par la reconnaissance qu'ils lui ont manifestée, des rescapés de la guillotine lui ont attribué une grande part du mérite81. Pour mesurer la lucidité et le courage de Germaine Tillion dans son combat contre les exécutions capitales, il faut se rappeler que la France d'alors était très éloignée du consensus actuel contre la peine de mort et que l'exécution des sentences était une des premières revendications des activistes de l'Algérie française, la marque d'allégeance exigée des pouvoirs publics comme seul moyen, soidisant, de mettre fin au terrorisme, et en fait, la garantie de fermer la porte aux négociations. Dès avant son arrivée à Alger, le 6 février 1956, le nouveau Président du Conseil, Guy Mollet, avait été submergé de communiqués réclamant l'exécution des condamnés à mort, au nom de l'Association des Maires d'Algérie, de la Fédération départementale des Anciens combattants et de bien d'autres groupes. L'impérieuse obligation d'exécuter les condamnés à mort avait été une fois de plus proclamée lors des débats sur la loi relative aux pouvoirs spéciaux (votée le 12 mars 1956), et elle le sera avec encore plus de virulence par les Comités de Salut public, après le 13 mai 1958. Comme l’ont relevé ses biographes et commentateurs, notamment Nancy Wood82 et Pierre Vidal-Naquet83, cette 81

Lettre de vœux envoyée à Germaine Tillion de la prison de Barberousse, par Mostefa Fettal, au nom de ses compagnons excondamnés à mort, le 26/12/1960, in Les ennemis complémentaires, op. cit., p. 354, et Combats de guerre et de paix, op. cit., p. 790. 82 Nancy Wood, Germaine Tillion, une femme-mémoire. D'une Algérie à l'autre, Autrement, 2003.

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période cruciale a entraîné la mutation des points de vue de Germaine Tillion sur l’indépendance de l’Algérie. Indépendance qu’elle estime désormais incontournable, sans s’en faire le fourrier, ce qui ne l’incite pas pour autant à se retirer du jeu. Quel que soit le statut du pays, l’avenir des Algériens lui importe, et elle est tout aussi soucieuse de l’avenir des Pieds-noirs. Elle comprend le patriotisme des Algériens, elle se sent en empathie avec les clandestins pourchassés comme l’ont été ses camarades de résistance, quinze ans plus tôt84. Elle dénonce et combat les exactions commises par son pays. Mais elle reste une patriote française. …Il se trouve que j’ai connu le peuple algérien, et que je l’aime ; il se trouve que ses souffrances je les ai vues, avec mes propres yeux, et il se trouve qu’elles correspondaient en moi à des blessures ; il se trouve, enfin, que mon attachement à notre pays a été, lui aussi renforcé par des années de passion. C’est parce que toutes ces cordes tiraient en même temps, et qu’aucune n’a cassé, que je n’ai ni rompu avec la justice pour l’amour de la France, ni rompu avec la France pour l’amour de la justice85. Ses positions procèdent d'un sentiment de solidarité humaine, mais c'est aussi au nom de son patriotisme qu'elle agit. Car si elle souffre des malheurs d'un peuple qu'elle aime, elle souffre, peut-être plus encore, de la responsabilité du pays auquel elle appartient et aux valeurs duquel elle est 83

Pierre Vidal-Naquet, « La justice et la patrie. Une Française au secours de l’Algérie », in « Les vies de Germaine Tillion », Esprit, fév. 2000, pp. 140-147. 84 Voir notamment le récit de son entrevue avec Yacef Saadi dans Les ennemis complémentaires, op. cit., p. 61-73, et Combats de guerre et de paix, op. cit., pp. 554-565. 85 Lettre ouverte à Simone de Beauvoir, Le Monde, 11/03/64, reprise dans A la recherche du vrai et du juste, op. cit., p. 259, et Combats de guerre et de paix, op. cit., p. 725.

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passionnément attachée. Ces souffrances ne l'ont pas conduite à basculer d'un côté ou de l'autre. Elle est restée écartelée, crucifiée entre ces deux fidélités. Mais ferme dans ses options. Elle le paiera par une grave détérioration de sa santé. Germaine Tillion vit dans un état de chagrin perpétuel, déchirée par son amour pour tous les Algériens, quels qu'ils soient, Germaine Tillion, vit réellement le drame algérien dans sa chair, déchirée par ces déchirements dont nous sommes chaque jour les témoins et qu'elle connaît depuis des années mieux que personne. En marge de l'enquête, elle multiplie les contacts les plus divers. Quand je rejoins les autres au dîner, je dis, avec un air de profonde surprise « Vous ne le croirez pas : j'ai rencontré aujourd'hui quelqu'un que Germaine ne connaissait pas ». Naturellement, ce n'est pas vrai, elle connaît tout le monde86. Aucun mot ne peut exprimer le désespoir et la souffrance de Germaine Tillion à la nouvelle d'une exécution capitale. Alors que lui parvenait l'information d'une nouvelle exécution capitale, je l'ai vue devenir la proie de terribles crises d'asthme qui, littéralement, l'étouffaient. La crise consécutive à l'exécution de l'étudiant A. Taleb, pour lequel elle avait entrepris un si grand nombre de démarches, a été d'une ampleur telle que j'ai cru qu'elle allait mourir87.

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Louis Martin Chauffier, 1957, « Journal d’un voyage en marge d’une enquête » [celle du CICRC dans les prisons et camps d'Algérie, en juin 1957], Saturne N° 16, décembre 1957, pp. 9 et 14-15. 87 Torkia Dahmoune Ould Daddah, « Du temps où j'habitais chez Germaine Tillion », op. cit., p. 232.

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Au cabinet d’André Boulloche Dans le premier gouvernement de la Vème République, elle est appelée au Cabinet du ministre de l’Éducation nationale, André Boulloche qui la charge de mission pour tout ce qui, dans son ministère, concernait l’Algérie. Ancien résistant et déporté comme elle, André Boulloche l'avait soutenue dans les démarches risquées que dix-huit mois plus tôt elle avait entamées clandestinement avec le responsable FLN, Yacef Saadi, et poursuivies ouvertement par une opiniâtre défense de ce dernier une fois qu'il avait été arrêté, ce qui lui avait valu à l'époque (et aujourd'hui encore) de véhémentes critiques, voire d'injurieuses accusations. André Boulloche l'avait appelée à son Cabinet, estimait-elle, pour signifier son propre soutien et, à travers lui, celui du gouvernement, aux négociations de paix qu'elle avait tenté d'amorcer. Probablement aussi pour disposer par elle d'une information et d'un lien avec l'Algérie autres que ceux transitant par l'Armée et les services officiels. En témoignent des notes confidentielles remises au ministre (dans la perspective d'être communiquées au Général de Gaulle). Telles celles du 16 et 20 mai 1959 « sur les dirigeants politiques du FLN ». Germaine Tillion y alerte contre les maladresses des autorités françaises qui mettent en difficulté, voire en danger, dans les instances algériennes ceux qui sont partisans des négociations de paix. Sans lui attribuer de réels pouvoirs (elle ne put empêcher ni l’éviction de Charles Aguesse de la direction du SCS, ni une nouvelle vague d’arrestations dans le personnel du service), être proche du ministre lui conférait néanmoins un peu plus d’autorité et de moyens pour le combat dans lequel elle s’était engagée depuis le début de la guerre d’Algérie, combat pour sauver les hommes et les femmes de ce pays et pour les aider à préparer leur avenir. Cela même qui lui avait inspiré la création du Service des 68

Centres Sociaux en Algérie, l’engagea, en 1959, dans deux nouveaux projets : l’enseignement dans les prisons et la diversification des bourses pour les étudiants algériens. Pour ces derniers, elle obtint qu’en France, les critères d’attribution des bourses tiennent compte des situations particulières imposées par les « événements » (interruption des cursus et limites d’âge dépassées à cause des internements ou de la grève des études dont la consigne avait été lancée par le FLN). Par ailleurs, avec l’aide de la fondation Ford qui n’attendait pas une telle compréhension de la représentante d’un ministre français, elle favorisa un système de bourses à l’étranger pour ceux des étudiants algériens qui se sentaient menacés en France. Protéger les futurs cadres de l'Algérie d'une répression imbécile (dont les tenants prétendaient fabriquer une nouvelle élite pour remplacer celle qu'ils ambitionnaient d'éradiquer), leur donner l'opportunité de se préparer à leurs futures responsabilités en poursuivant leur formation en France ou ailleurs, c'était œuvrer pour l'avenir de l'Algérie ; et c'était aussi servir les intérêts supérieurs de la France. L'historien Mohammed Harbi qui, à l'époque, assumait d'importantes responsabilités au FLN, regrette que l'action de Germaine Tillion en ce domaine n'ait pas été davantage mise en valeur88. Et de rappeler la réunion (secrète) qu'elle tint à Lausanne avec les dirigeants de l'UGEMA (Union générale des étudiants musulmans d'Algérie) en novembre 1959 pour leur expliquer sa position, présentée comme celle de son ministre, André Boulloche, et celle de la France.

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Mohammed Harbi, « Germaine Tillion, une patriote étrangère à l'esprit de système », in Vivre, c'est résister, textes pour Germaine Tillion et Aimé Césaire, La pensée sauvage-La petite bibliothèque de l'Autre, p 53-54.

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D’autre part, avec l’appui amical du Garde des Sceaux, Edmond Michelet, et de ses collaborateurs – entre autres Joseph Rovan et Simone Veil –, tous anciens déportés qui avaient sur la détention un regard autre que celui de gestionnaires, elle entreprit de développer l’enseignement dans les prisons. C’était en priorité à l’intention des prisonniers algériens89. Cette entreprise placée sous l’égide conjointe de la Justice et de l’Education Nationale allait perdurer et permettre aujourd’hui encore des réussites exemplaires de réinsertion sociale. Il a fallu quelques circulaires pour entériner cette réforme. Mais c'est surtout grâce à la volonté déterminée et au sens pratique de quelques personnes, de Germaine Tillion au premier chef, que ce projet a pu être mis en œuvre sans délai : ordre donné aux directeurs de prisons d'aménager immédiatement des lieux pour les cours, détachement ou mise à disposition de fonctionnaires de l'Education nationale, récupération de crédits en déshérence, aide accordée à l'inscription aux cours par correspondance, achat de matériel et de fournitures scolaires (Germaine Tillion a reçu personnellement de plusieurs prisons la commande de manuels scolaires et s'est arrangée pour les honorer). Cela était bien dans sa manière réaliste de s'attaquer concrètement à ce qu'elle croyait juste et nécessaire d'entreprendre. Jusqu'à vérifier sur place, en tant que visiteuse de prison, la mise en œuvre du projet. Dans cette période, elle tente inlassablement d’amorcer le dialogue avec des responsables algériens en vue de négociations pour « hâter le moment [...] non pas de la fin de la guerre, mais du commencement de la paix et de l'amitié ». Des colloques universitaires, des séminaires, des conférences lui fournissent l'occasion (et la couverture 89

Non compris ceux détenus dans des camps de triage ou d’internement.

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souhaitée) d'aller là où sont installées des délégations du FLN. Elle se rend à Tunis, siège du GPRA, en octobre 1959 et en mars 1961, et dans la foulée, à Genève, en novembre 1959, au Maroc en octobre et novembre 1960, en Mauritanie en décembre 1960 et janvier 1961. Il reste peu de traces de ses démarches qui s'effectuaient nécessairement dans la plus grande discrétion. Effacées par le coup d'éclat du dialogue avec Yacef Saadi dans la Casbah d'Alger. Encore faut-il rappeler que celui-ci serait resté aussi secret, n'eût été l'arrestation de son interlocuteur. C'est pour témoigner à sa décharge que Germaine Tillion a rédigé à l'intention du seul Tribunal militaire, le long compte-rendu de leurs échanges. C'est à son insu que la presse l'a rendu public, l'amenant à publier à son tour le récit détaillé de sa rencontre avec le chef FLN de la zone autonome d'Alger. Il reste en tout cas une trace de sa conversation à Tunis, le 17 octobre 1959, avec le ministre de l'Intérieur du GPRA, Lakhdar Ben Tobbal, en vue d'organiser une rencontre entre des ministres du GPRA et l'émissaire de l'Elysée, Georges Gorse90. Et de sa rencontre, quelques semaines plus tard, le 17 novembre 1959, à Genève, avec le Dr Djillali Bentami, Représentant permanent du Croissant-Rouge algérien, pour réorienter vers la Suisse l'éventuelle rencontre des négociateurs91. Après l’indépendance Au lendemain de l’indépendance de l'Algérie, elle s’est proposé de travailler au rapprochement des deux pays, en créant, avec son ami Edmond Michelet, l’association France-Algérie dont elle fut de longues années la viceprésidente. En 2000, elle signe l'Appel des 12 intellectuels 90

Note de Germaine Tillion du 14 février 1960, archives Nelly Forget. Lettre de Germaine Tillion au Dr. B., du 4 décembre 1959, rencontre rappelée également dans la note du 14 février 1960, archives Nelly Forget.

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pour que soit reconnue et condamnée par la France la torture pratiquée pendant la guerre d'Algérie. En 2003, l’Algérie lui a rendu un hommage officiel, à l’Institut du monde arabe (IMA), en même temps qu’à d’autres « passeurs de civilisation » dont elle était alors la seule survivante. A son décès en 2008, les autorités algériennes au plus haut niveau, ont salué celle à qui « le peuple algérien, dans son ensemble, voue un profond respect et une admiration immense… ». La remise de sa bibliothèque et de ses photos de l’Aurès au CNRPAH (Centre National de Recherches Préhistoriques, Archéologiques et Historiques), a donné lieu à une cérémonie officielle à Alger, en janvier 2013. Pourtant, après l’indépendance, Germaine Tillion n’est retournée que rarement en Algérie, sinon pour sillonner le grand Sud chez les Touaregs qui avec la société maure, ont été au centre de ses dernières recherches. Mais elle n’a pas cessé d’entretenir de fréquentes relations avec les nombreux amis qu’elle avait laissés « au pays » et qui furent souvent ses hôtes à Saint-Mandé ou en Bretagne. Tout autant que des Pieds noirs rapatriés, des jeunes de l’immigration et les étudiants, souvent algériens, qui ont fréquenté ses cours à l’EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales), cours consacrés à l’ethnologie du Maghreb, de l’Algérie en particulier, et à sa littérature orale. Témoins durables des liens de Germaine Tillion avec l’Algérie à laquelle la plupart se réfèrent, ses livres continuent de circuler et de gagner de nouveaux lecteurs, à inspirer des recherches et des échanges universitaires, ainsi que des créations artistiques. Un îlot de fraternité Après l'assassinat des six inspecteurs, à la veille du cessezle-feu, le Service des Centres sociaux éducatifs se trouvait désorganisé à l'échelon central puis sur le terrain, au fur et 72

à mesure que s'accéléraient l'exode des Européens et le retrait des Algériens dans un climat d'apocalypse. Malgré tout, des centres poursuivirent leur tâche jusqu'au-delà de juillet 1962, sans direction effective et en prenant de grands risques. A la constitution du premier gouvernement algérien, ce Service fut absorbé par le Ministère de la Jeunesse des Sports et du Tourisme (dont Abdelaziz Bouteflika fut le premier titulaire et Hervé Bourges, un des directeurs). La très grande majorité du personnel européen, qui représentait au moins 50% des cadres, avait quitté l'Algérie. Parmi les cadres algériens, la plupart étaient appelés à des postes importants en dehors du secteur socio-éducatif ; les moniteurs furent versés dans l'Education nationale. Quant aux bâtiments, ils devinrent d'abord Centres d'Education Populaire (jusqu'en septembre 1963), puis Foyers d'Animation et de Jeunesse. Quelques chefs de centre, là où ils avaient le soutien de responsables locaux, poursuivirent encore quelques années sur la lancée des Centres sociaux92. Mais l'expérience n'eut pas de suite institutionnelle dans l'Algérie indépendante. Il y avait alors environ 120 centres construits, près d'un millier d'agents en activité, un public qu'on peut évaluer à plusieurs centaines de milliers de personnes ; ces résultats sont loin des 1.000 centres projetés à l’horizon 1965 et des sept millions d'usagers potentiels. Mais, faut-il le rappeler, l'expérience aura duré au total moins de sept ans, et sept ans de guerre. Au-delà de ces données sommaires, quel bilan faire de l'action menée ? L'impact du SCS sur la société algérienne n’a pu être évalué en son temps. Comment aurait-il été possible d'ailleurs d'isoler « le facteur » SCS dans le grand chambardement de l'Algérie 92

Notamment à Biskra où ils ont été soutenus par le nouveau Préfet, Biskra qui avait été un des pôles de la vie de Germaine Tillion dans l’Aurès, dans les années 30. Voir le témoignage de Jacques André.

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en guerre, alors que la violence s'en prenait parfois directement aux centres et ébranlait chaque jour l'équilibre déjà fragile des populations, remettant sans cesse en cause le travail de la veille ? La continuité de l'action éducative et sociale constitue à elle seule un élément majeur du bilan. Malgré les dangers de toutes sortes, le travail s'est poursuivi, parfois en affrontant quotidiennement un environnement hostile, parfois en faisant le va-et-vient de l'un à l'autre monde, celui des mechtas et des bidonvilles (lieux de travail), celui de la ville européenne où se trouvaient pour certains leur résidence et, pour tous, les services centraux, autres pôles de leur fonction. Frontières longtemps immatérielles qui devinrent en 1962 de véritables lignes de feu que certains continuèrent de franchir chaque jour pour aller au travail. Parmi beaucoup d'exemples, celui de deux jeunes femmes, l'une algérienne, Fettouma Medjoub, monitrice de couture, l'autre, assistante sociale « pied-noir », Simone Gallice qui, se rendant à leur travail dans le même véhicule, se cachaient alternativement selon qu'elles traversaient un quartier FLN ou OAS d'Alger. Quarante ans plus tard, elles se rappelaient avec bonheur leur complicité dans la voiture et leur soulagement en arrivant « chez nous », le CS de Bel-Air, un îlot de fraternité et de relative sécurité où chacune pouvait être elle-même sans crainte et faire son travail. Car ce trajet aventureux, ces risques pris quotidiennement l'étaient pour continuer, en dépit de tout, à soigner et à donner des cours. Autre illustration du climat dans lequel se poursuivait l'action d'un CS (celui de Bérardi-Boubsila) dans les derniers mois de son existence. Quand il y avait affrontements ou représailles dans le secteur, la progression de la troupe était habituellement signalée par les youyous des femmes. Un jour, la vague des youyou se met à enfler signalant que le danger se rapproche. La monitrice d’alphabétisation, 74

Thérèse Palomba-Ferrandis, se trouve seule de l’équipe à être présente au CS. Elle voit arriver les hommes du quartier qui se massent dans la cour, chacun tenant en main l’outil qui pourrait lui servir d’arme. Et elle de leur dire : « N ‘ayez pas peur ! S’ils viennent, c’est moi qui irai la première au-devant d’eux ! ». Finalement, rien ne se passe, c’était une fausse alerte, les hommes s'en vont les uns après les autres. La monitrice reste seule, tout émue, même un demi-siècle plus tard, que le Centre Social et elle-même aient été perçus par les habitants du quartier comme une sauvegarde et le premier recours dans le danger. Ce qui est également avéré, c'est la vitalité créatrice, l'esprit de recherche ; on n'y a pas cessé d'inventer de nouvelles méthodes, de produire des outils pédagogiques, d'organiser des formations. Ce n'est pas une impression de repliement résigné, ni de désorientation que donne, jusque dans les dernières années, le Centre de formation (un des services centraux du SCS) qui produit, par exemple, les premières émissions de télévision éducative en 1960, et lance le 27 juin 1961 la première assemblée générale des coopératives d'éducation de base (conçues comme le prolongement économique des centres sociaux). Les circonstances n'ont pas permis que soit archivée la collection complète des nombreux et remarquables outils pédagogiques élaborés dans le SCS. Il en reste, éparpillées ici et là, des bribes que des anciens du service ont conservées et parfois déposées dans divers services d'archives93. Certains de ces outils furent néanmoins

93

Entre autres, aux Archives nationales du monde du travail, à Roubaix, Arch. FEN, fonds René Ouari.

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utilisés par le nouvel Institut Pédagogique National94. Quant au concept d'alphabétisation fonctionnelle et sélective défini quelques années plus tard par l'UNESCO, il est sûrement redevable aux travaux du SCS. De jeunes pédagogues découvrent aujourd'hui encore le caractère novateur des orientations de ce service et la pertinence des documents produits il y a plus d'un demi-siècle95. De même que les historiens et les responsables du mouvement des Centres Sociaux en France96. Ceux qui y ont travaillé peuvent en tout cas témoigner de ce qu'ils en ont reçu et ont essayé à leur tour de transmettre : des savoir-faire, des méthodes certes, mais aussi un esprit et un espoir. Le témoignage de Rabia Abdessemed, auteure et enseignante, envoyé d'Algérie ces dernières années, le dit avec force : La formule choisie pour inspirer ces structures, la politique qui en inspire la création était, semble-t-il, exactement conforme à ce que les Algériens attendaient en vain depuis toujours. Cette formule associant un apprentissage scolaire à un apprentissage professionnel, sanitaire, laissait espérer une intégration sociale et la possibilité de jouir enfin du droit d'être citoyen à part entière [....] A mon avis, celles qui profitèrent le plus de cette création novatrice, ce furent les femmes, aussi bien celles qui y travaillaient que celles à qui elle était destinée. Pour

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Alain Caratini, La coopération en Algérie, communication au Colloque de l'Association des Amis de Max Marchand et Mouloud Feraoun, Paris 7/12/2012. 95 Grégory Chambat, « Germaine Tillion et l'aventure des Centres sociaux en Algérie », in N'autre école, n° 34-35, printemps-été 2013, pp. 51-54. 96 Voir notamment Histoire des Centres sociaux, 1991-1992, et le Congrès régional de la Fédération des Centres sociaux, Lyon, 2122/5/2005.

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beaucoup, les Centres Sociaux furent un facteur de progression et d'évolution. Dans les structures algériennes où elles furent versées, [après l'indépendance], beaucoup devinrent de parfaites gestionnaires de crèches, de centres pour handicapés, de dispensaires locaux97. Autre témoignage d'un Algérien, celui de Mohamed Sahnoun qui, au terme d'une carrière prestigieuse (il a entre autres été ambassadeur de son pays en France), dans le récit d'une vie riche et bien remplie, accorde une place aux Centres sociaux où il a brièvement travaillé : L’objectif du service des Centres sociaux était d'entreprendre et d'encourager des actions sociales et culturelles dans le pays. Cela permettait d'initier dans le même temps un processus de dialogue et de coopération que tout le monde estimait urgent et vital. Ces centres sociaux allaient, dès le début, susciter un vif intérêt et recevoir la contribution de certains cadres... [Par les arrestations opérées] cette institution se trouva décimée… Voilà certainement encore une autre opportunité fantastique d'une amorce de dialogue et de compréhension que les autorités coloniales, dans leur aveuglement, auront sacrifiée98. Malgré qu'on n'y fût pas épargné par la dureté des temps, le souvenir des Centres sociaux reste lumineux. Peut-être parce que chacun avait été obligé de se hisser au meilleur de lui-même ? Peut-être à cause de l'expérience de la solidarité, de la fraternité vécues, alors que tout autour régnaient la violence et la haine ? Jusqu'au bout, ceux dont les communautés étaient en train de se déchirer

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Cité par Isabelle-Raymonde Deblé, « Une exception éducative : les Centres sociaux en Algérie (1955-1959) », op. cit., pp. 164-165. 98 Mohamed Sahnoun, Mémoire blessée, Algérie 1957, Presses de la Renaissance, pp. 90-91.

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continuèrent de travailler ensemble dans la confiance et probablement de se protéger mutuellement. A quoi attribuer ces attitudes ? Aux motivations et à la qualité des personnes sans aucun doute. Car choisir de travailler au SCS dans la conjoncture de l'époque était un engagement à confirmer chaque jour, qui ramenait de force à l'essentiel et provoquait à la solidarité. Encore fallait-il, pour vivre cette expérience qu'à une époque où il n'était question que d'ennemi à abattre, Germaine Tillion se soit engagée dans la création du SCS. De toutes les choses que j’ai faites dans ma vie, ce qui me tient le plus à cœur, c’est d’avoir créé les Centres Sociaux en Algérie. D’autres choses que j’ai faites étaient aussi nécessaires et justes... Mais le Bien et le Mal étaient mélangés comme dans tout combat... Les Centres Sociaux en Algérie, c’était œuvrer pour le Bien, un Bien qui n’était pas en opposition avec quelque chose. Un Bien créateur sans être destructeur99. Encore fallait-il que Germaine Tillion ait refusé de laisser son pays s'enfermer dans une alternative de mort en faisant le choix de l'éducation et de la confiance. Autrement dit, le choix de l'intelligence contre la bêtise qui froidement assassine et qu'elle ait insufflé le respect de l'autre comme ligne directrice à l'institution qu'elle avait voulue au service de l'Algérie et de l'avenir de son peuple.

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Message de Germaine Tillion, pour l’inauguration au Puy-en-Velay de la maison de quartier Germaine Tillion à Valvert, le 3/10/2003, archives Nelly Forget.

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Ethnologues en temps de guerre Michel Cornaton

Initialement prévu pour satisfaire à la demande d’un compte rendu de l’ouvrage de Fabien Sacriste consacré à des ethnologues dans la guerre d’Algérie100 ce texte s’est transformé en une contribution à l’ouvrage collectif que le lecteur a entre les mains. Si le sous-titre de Sacriste a le mérite d’indiquer d’emblée au lecteur, éventuellement surpris, que la guerre d’indépendance algérienne justifie l’assemblage des ethnologues énumérés, il suscite aussi une certaine perplexité quand on s’interroge sur la constitution même de cette bande des quatre. Certes, Germaine Tillion, Jean Servier, Pierre Bourdieu travaillaient au même endroit entre 1955 et 1958, les bureaux algérois du Gouvernement général : Germaine Tillion, auprès de Jacques Soustelle, de février 1955 à avril 1956, Pierre Bourdieu et Jean Servier auprès de Robert Lacoste entre 1956 et 1958, Bourdieu de mars 1956 à juillet 1957 au moins, Servier de juin 1956 à mai 1958. Durant cette période, Jacques Berque avait quitté l’ethnologie et l’Algérie, passant du local au global de l’anthropologie historique de l’Islam. Le titre pourrait laisser croire que le trio Tillion-Servier-Bourdieu a accompli des missions d’ethnologie pour le compte des autorités gouvernementales ou d’autres organismes. En réalité, de 1954 à 1962, l’ethnologie n’existe plus en

100

Fabien Sacriste, Germaine Tillion, Jacques Berque, Jean Servier et Pierre Bourdieu. Des ethnologues dans la guerre d’indépendance algérienne, Paris, L’Harmattan, 2011, 376 p.

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Algérie, sinon dans les bibliothèques, celles du Gouvernement général et de la Faculté d’Alger. Germaine Tillion, Jean Servier et Pierre Bourdieu ne firent plus de l’ethnologie mais de la politique en temps de guerre, disons de l’« ethnopolitique » pour reprendre la formule de Camille Lacoste-Dujardin. On peut du reste s’étonner de l’absence de cette dernière dans le titre et de celle de Jeanne Favret-Saada, même pas mentionnée au cours du texte. Nous avons jugé bon de les ajouter à cette liste des ethnologues. Camille Lacoste-Dujardin L’Opération Oiseau bleu Ainsi que nous allons le montrer, Camille LacosteDujardin aurait dû figurer, à plus d’un titre, dans le panel ethnologique de Fabien Sacriste. Née en 1929 à Rouen, adolescente elle doit quitter la Normandie en 1942 pour se réfugier avec les siens au Maroc jusqu’à la fin de la guerre. De retour en France la famille s’installera à Paris. Tout en entreprenant des études de géographie, elle s’inscrit à l’institut d’ethnologie du Musée de l’Homme où, durant l’année 1951-1952, elle s’initie à la technologie ethnographique auprès d’Hélène Balfet, dans le même temps où son mari, Yves Lacoste, passe l’agrégation de géographie. Originaire du Maroc, il est nommé en 1952 professeur à Alger, au lycée Bugeaud, dont fut élève Albert Camus. Le couple séjournera trois ans en Algérie jusqu’à son expulsion en 1955. De retour au Musée, Camille Lacoste-Dujardin complète sa formation d’ethnologue avec Hélène Balfet. « Nos conversations concernèrent, d’emblée, cette Algérie dont nous avions maintenant une commune connaissance et d’où mon mari et moi venions d’être chassés, jugés alors indésirables en

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ces trois départements français où la guerre d’indépendance avait commencé101. » Peu de temps après la soutenance de sa thèse, en 1970, elle est accueillie dans l’équipe de recherche « Littérature orale, dialectologie, ethnologie du domaine arabo-berbère » par Germaine Tillion, qui, à son départ à la retraite, lui confiera la direction de l’équipe. Camille Lacoste-Dujardin s’inscrira dans la ligne tillionienne de l’ethnologie définie, dans la préface d’Il était une fois l’ethnographie, comme étant d’abord un dialogue avec une autre culture. Alors qu’elle séjournait en Algérie, Hélène Balfet avait lié amitié avec le couple Chaulet, Claudine, sociologue, Pierre, médecin, actifs militants de la lutte pour l’indépendance de l’Algérie qui, bien plus tard, accueillirent C. Lacoste-Dujardin à son retour en Algérie. Au cours de l’année 1956, H. Balfet lui communiqua une lettre, en date du 8 octobre, accompagnée d’un tract authentique du FLN qui révélait « l’opération Oiseau bleu,

101

Camille Lacoste-Dujardin, « Hélène l’ethnologue et les Algériens », Matières, Manières et sociétés, hommage à Hélène Balfet, sous la direction de F. Cousin et Ch. Pelras, Université de Provence, 2010, pp. 79-88. Hélène Balfet et Camille Lacoste font partie des 46 ethnologues enseignants et chercheurs qui, le 12 mars 1956, adressèrent une lettre ouverte au Président du Conseil, Guy Mollet. Sans être signataire, Claude Lévi-Strauss appartenait au Comité. D’un contenu très modéré, la lettre n’en revendiquait pas moins le droit d’auto-détermination du peuple algérien. L’appel des 121, de septembre 1960, fut d’une toute autre force, assimilant l’obéissance à une « soumission honteuse » et justifiant « des actes toujours plus nombreux d’insoumission, de désertion, aussi bien que de protection et d’aide aux combattants algériens ». Seuls six des ethnologues signataires de la lettre à Guy Mollet apposèrent leur signature à cet appel : Hélène Balfet, Jacques Gernet, Robert Jaulin, Michel Leiris, Théodore Monod, Gilbert Rouget.

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dont, en 1997, j’ai fait le titre d’un livre »102. La quatrième de couverture de l’ouvrage, paru en 1997, présente l’opération, menée en Kabylie maritime comme un « drame, longtemps tenu secret et encore largement ignoré des historiens ». Tel est « le point de départ de ce livre d’ethnologie original. Comment les services secrets ont-ils pu se tromper ainsi, bien qu’un ethnologue, supposé bon connaisseur de la région, ait joué un rôle important dans ce plan ? En réalité, l’opération « Oiseau bleu » est un révélateur des illusions de l’administration coloniale et de certains ethnologues mais aussi de l’évolution profonde de la société kabyle. » Le « supposé bon connaisseur de la région » est en fait Jean Servier, dont lui « parlait souvent » Hélène, indignée par le comportement d’un ethnologue qui prenait parti contre des hommes et des femmes qu’il était censé étudier et comprendre. « Certes, la personnalité de cet ancien officier, conseiller au Gouvernement Général de l’Algérie, qui prétendait alors ranimer des rivalités tribales, en constituant, dès novembre 1954, dans les Aurès, la première unité de harkis, peut expliquer en partie son attitude.» Il n’en est pas moins vrai que l’engagement d’Hélène, comme celui inverse de ce collègue, procédaient de « conceptions et de pratiques très différentes de l’ethnologie103. » Il en va de même pour Lacoste-Dujardin qui, quant à elle, termine son ouvrage consacré à l’opération « Oiseau bleu » par un chapitre dense sur « les différentes pratiques de l’ethnologie ». Elle y fait bien apparaître comment l’étude d’un même groupe humain, les Kabyles des Iflissen, par Jean Servier et elle-même, à partir d’une 102

Camille Lacoste-Dujardin, Opération Oiseau bleu, des Kabyles, des ethnologues et la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 1997, p. 80. 103 Ibidem.

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approche et d’une méthodologie différentes, aboutit à des résultats dissemblables. Selon elle, le principal tort de Servier, mais aussi de Soustelle, est d’avoir voulu agir dans l’actualité de l’événement en privilégiant certains éléments structuraux traditionnels dans un total aveuglement sur le temps présent. « Si les deux ethnologues, Jean Servier et Jacques Soustelle, sont conscients de l’oubli dont les Algériens des montagnes sont victimes, ils ne tiennent pas compte – ou ne veulent pas tenir compte – de l’oppression coloniale historique et présente, si bien qu’ils privilégient ces structures mystiques voulues intemporelles, mais qui se révèlent totalement inopérantes dans l’actualité d’une action politique104. » Par voie de conséquence, on peut s’attendre à ce qu’un tel aveuglement conduise à considérer comme « manipulés » ces montagnards incapables d’accéder à la moindre pensée politique : « il n’y a qu’un pas que ces deux ethnologues engagés dans l’action ont, semble-t-il, franchi ». C’est en tout cas « la représentation dominante des Iflissen donnée par Jean Servier, bien dans la ligne de ses précédents travaux, et d’où la situation économique, sociale et politique de ces Algériens est totalement absente105. » Après avoir été chassée d’Algérie, dans des circonstances qu’elle n’explicite pas, Camille Lacoste-Dujardin dut attendre 1969 pour y revenir. Plus tard, elle assista à une autre guerre, fratricide celle-là ; mais n’est-ce pas déjà ainsi qu’avait plus ou moins commencé la guerre d’indépendance ? Comme on le voit, elle n’eut pas à s’interroger longtemps sur sa pratique ethnologique en temps de guerre. Privée du terrain algérien, notamment kabyle, Camille Lacoste-Dujardin en profita pour entrer 104 105

Camille Lacoste-Dujardin, Op.cit., p. 265. Ibidem.

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plus complètement en ethnologie ainsi que dans la connaissance intime de tout ce qui avait trait aux objets et écrits kabyles. Au fil des années, elle produisit de nombreux articles et une dizaine d’ouvrages dont, en 1962, une bibliographie ethnologique et, en 1999, une traduction, du kabyle au français, du corpus de contes kabyles recueillis par Auguste Mouliéras106. Il semble que ce soit l’éloignement forcé de Camille Lacoste-Dujardin qui ait amené Sacriste à ne pas la faire figurer dans sa brochette d’ethnologues quand bien même, ainsi qu’on vient de le constater, durant ses quatorze années d’absence elle n’oubliera ni l’ethnologie ni l’Algérie. Au contraire. En dépit de cette omission, Fabien Sacriste prend soin de rendre compte du récit de l’opération Oiseau bleu, telle qu’elle est décrite par Lacoste-Dujardin, ainsi que des interprétations qu’elle donne, d’abord dans un article publié en 1986, puis dans son livre de 1997 ci-dessus cité. L’opération K, comme Kabyle, dite aussi Oiseau bleu, consista en la mise sur pied, à l’instigation des services secrets, d’une force antimaquis en pleine Kabylie, chez les Iflissen Lebhar, dans le but de lutter contre la propagande de la révolution et la mainmise du FLN sur la Kabylie. La DST (Direction de la surveillance du territoire), qui a pourtant initié l’affaire et installé une antenne à Tizi-Ouzou le 5 avril 1956, refuse d’en assurer le suivi. Le Service Action du SDECE exprime le même refus, aussi est-ce un service de l’armée en cours de constitution qui en sera chargé. Dans 106

Le fin connaisseur de la Kabylie qu’est Alain Mahé écrit à son propos : « Spécialiste de l’anthropologie de la technique, de la condition féminine et, surtout, de littérature orale, elle est l’une des rarissimes anthropologues français à maîtriser parfaitement le dialecte kabyle. » (Compte rendu publié dans le Bulletin de l’IRMC, Tunis, 1997, « A propos du livre de Camille Lacoste-Dujardin, Opération Oiseau bleu, des kabyles, des ethnologues et la guerre d’Algérie »).

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l’immédiat, le commandant civil et militaire de Kabylie, le général Jean Olié, prit l’affaire en main, alors qu’il n’était en poste que depuis le 3 février. Jean Servier, qui n’arrive qu’au cours du mois de juin, est mis au courant. Reçu en juillet par les généraux Olié et Gouraud, il est troublé par leur assurance et, en raison de la mauvaise « réputation politique » des Iflissen, fait part aussitôt de ses doutes sur la sincérité de leur ralliement et sur les chances de réussite de l’opération, avant de le faire par écrit dans deux rapports rédigés fin août et début septembre. Il accepte cependant de donner quelques cours d’initiation à la sociologie kabyle à ces faux maquisards. Dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre, on assiste à la trahison à grande échelle de tous les éléments de l’autodéfense du douar Iflissen et des douars environnants. Cette tentative d’infiltration du FLN se retourna contre l’armée française et se solda par un fiasco dans la mesure où celleci avait contribué à approvisionner la révolution en hommes, armes et fonds. Deux jours plus tard, une lettre de remerciement était adressée par le FLN au ministre résident Robert Lacoste. Reconstituée de mémoire par le capitaine Hentic elle disait en substance : « Vous avez cru introduire un cheval de Troie au sein de la résistance algérienne. Vous vous êtes trompés. Ceux que vous avez pris pour des traîtres à la patrie algérienne étaient de vrais patriotes. Nous vous remercions de nous procurer des armes qui nous serviront à libérer notre pays. » Selon le général Maurice Faivre, il est probable que le texte exact de cette lettre est celui du tract qui a été diffusé avec la liste des 293 partisans K armés par la France. Dans son article référencé ci-dessous « L’affaire K comme Kabyle », il écrit : « Transmis le 8 octobre aux époux Chaulet, libéraux d’Alger proches du FLN, le tract est reproduit par Mme Lacoste-Dujardin dans son livre. »

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L’armée française vengea l’affront par l’opération Djenad, qui se traduisit par une guerre sans merci du 9 au 12 octobre, au moyen de ratissages, bombardements au napalm, l’instauration de zones interdites et de camps de regroupement. Quelques jours auparavant, le général Olié avait été muté à Constantine et remplacé par le général Gouraud. Le général Faivre donne raison à l’analyse de Camille Lacoste-Dujardin, selon laquelle le général Olié ainsi que les services de renseignement avaient minimisé la force de la rébellion en Kabylie maritime. Il ajoute que l’excès de confiance des « autorités » et des 2ème Bureaux ne leur a pas permis d’entendre les mises en garde des acteurs sur le terrain, au premier chef celles de Jean Servier, sur lequel, écrit-il, on ferait mieux de prendre exemple : ainsi les 50 Touabas armés par Servier à Arris en novembre 1954 se retrouvent plus de 500 du côté français en mars 1956. Il est d’autant plus difficile de se faire une opinion sur cette affaire que les historiens sont restés muets. Les principales sources d’information proviennent pour l’instant : -

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De deux ethnologues, Camille Lacoste-Dujardin, un article publié en 1986 par la revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, et son ouvrage Opération oiseau bleu, édité en 1997 ; Jean Servier, dans Adieu djebels, paru à France Empire, en 1958, et retiré aussitôt de la vente sur ordre du Ministre de la Défense. Du reporter Yves Courrière, dans Le temps des léopards, 1969. Quelques années auparavant, en février 1964, nos routes se sont croisées chez le général Georges Parlange, qui lui a fourni nombre d’informations, que Courrière mettra à profit dans ses ouvrages futurs. Mais le général a « préféré remettre à un thésard universitaire plutôt qu’à un 86

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journaliste » ses documents personnels sur les camps de regroupement édifiés durant la guerre, ce dont je lui suis toujours reconnaissant. D’un militaire, le général Maurice Faivre, auteur d’un article de fond sur la question, « L’affaire K comme Kabyle » (1956), paru dans la revue trimestrielle Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 191, 1998, pp. 37-67. Malgré ma prévention à l’égard du général Faivre, en raison de son parti pris systématique concernant la politique des camps de regroupement, j’ai apprécié la quantité des informations fournies dans ce long article. On y ajoutera le livre de Mohamed Salah Essedik, Opération Oiseau bleu. Le complot le plus sordide ourdi par les services spéciaux français pour faire avorter la Révolution algérienne, Alger, éditions Dar el Oumma, 2002, 172 p. Obscurci par le pathos arabo-islamique et le discours idéologique ampoulé de la propagande, malgré ses effets d’annonce, cet ouvrage ne fait guère avancer la question. Son principal intérêt se trouve ailleurs, dans la double inversion du regard : les observateurs de l’opération, à présent des Algériens, considèrent ses principaux acteurs non plus comme des « bidouilleurs » français mais des héros algériens. Aussi l’opération Oiseau bleu n’est-elle plus un fiasco des services secrets français, ni même des ethnologues français, ignorés, mais « une formidable et dangereuse démarche, reflétant bien le génie de la révolution algérienne » (p. 14). Elle devient la « grande affaire » de la guerre d’Algérie, selon l’expression employée, paraît-il, par Jacques Soustelle, lorsqu’il transmit ses consignes à son successeur, Robert 87

Lacoste. A la question concernant l’appellation « Oiseau bleu », le colonel Mohamed Saïd se contenta de répondre : « c’est un nom donné à ce complot ». Perplexe, l’auteur avance que « le nom de l’opération est en rapport avec Mer (T.A.) [sic], qui avait joué un rôle efficace dans le complot » (p. 19) : il possédait des cars sur lesquels figurait l’inscription « Oiseau bleu » ! Fabien Sacriste a le mérite d’effectuer une analyse comparative entre le compte rendu de l’opération par l’ethnologue Lacoste-Dujardin et le militaire Maurice Faivre. Malgré les divergences concernant les degrés de responsabilité attribuée à tel ou tel service secret il relève une grande similitude entre les deux descriptions du déroulement de l’opération. En contrepartie, elles diffèrent sur le rôle conféré aux ethnologues Jacques Soustelle et encore plus Jean Servier, qui aurait mis ses connaissances au service de la conception et, dans une certaine mesure, du déroulement de l’opération. Lacoste-Dujardin estime que la principale cause de l’échec de l’opération n’est pas tant les erreurs de la DST que l’ « ethnopolitique », inspirée par Servier et mise en place par Soustelle. Tout en se refusant à affirmer la responsabilité de Jacques Soustelle dans la conception de l’opération, arguant de la profonde obscurité qui a entouré toute l’affaire, Sacriste a pourtant l’honnêteté de citer à charge un extrait de l’entretien que celui-ci a accordé à Odile Rudelle, le 9 février 1979, dans lequel il ne dément nullement être à l’origine de l’opération, dont il reconnaît le total échec. D’ailleurs comment pouvait-il en être autrement ? Comment imaginer que l’initiative de l’opération ne soit imputable au niveau le plus élevé, pour le moins celui du général Olié, commandant civil et militaire de la zone et du gouverneur général Jacques Soustelle ? Dans le cas contraire, un pareil fiasco aurait condamné Servier sinon 88

au peloton d’exécution – car la situation était beaucoup trop labyrinthique – tout au moins à sa destitution immédiate. Or, non seulement il a été maintenu à son poste mais il s’est vu attribuer des responsabilités nouvelles. En effet, après la nomination du général Raoul Salan, le 12 novembre 1956, en tant que commandant supérieur interarmées pour l’Algérie, à la place du général Henri Lorillot, vraisemblablement en rapport avec l’échec de l’opération K dite Oiseau bleu, Jean Servier est promu responsable de l’opération Pilote dans la région d’Orléansville (devenue El Asnam, puis Chlef après le tremblement de terre d’octobre 1980). Il dispose de sommes d’argent très importantes, qui lui permettront de payer directement les salaires des harkis et d’acheter des milliers de fusils. De l’échec de l’opération Oiseau bleu Jean Servier tirera la leçon qu’il était préférable de compromettre des paysans insérés dans le tissu familial et local plutôt que des mercenaires, ce qui l’amènera à préconiser et développer la politique supplétive des harkis, initiée deux ans auparavant à Arris. C’est dire toute l’importance des conséquences de l’opération et de son échec, ainsi que l’a perçu Robert Hamada, doctorant en science politique. Dans sa thèse en cours sur l’invention des harkis, Hamada avance l’idée qu’au paradigme du maintien de l’ordre, à la base du modèle conventionnel (Soustelle-Lorillot-Eydoux, 1955-1956) se substitue le paradigme de la contre-force, à la base du modèle contrerévolutionnaire (Lacoste-Salan-Maisonneuve, 1957-1958). En l’état actuel des recherches, comme l’écrit Sacriste, il n’existe « aucune preuve attestant de la participation de Servier à la définition du projet, au contraire : son point de vue critique affirme clairement son opposition » (p. 239). Nous avons la certitude que Jean Servier a contesté en plusieurs occasions le déroulement de l’opération. Cela ne 89

le dédouane pas pour autant de toute responsabilité, au moins « indirecte », dans son élaboration. Fabien Sacriste le rappelle, les travaux de Servier sur les Iflissen, antérieurs à l’insurrection, étaient connus des autorités civiles algériennes, en témoigne une lettre du 17 juin 1953 adressée au gouverneur général de l’époque, Roger Léonard. Mais on n’est plus ici dans le court terme et la responsabilité directe. On ne peut non plus inférer de la « recrudescence des visites de Servier aux Iflissen » au cours de l’été 1956 pour conclure, ainsi que le fait Lacoste-Dujardin (p. 261), à sa responsabilité dans la mise en place de l’opération Oiseau bleu. Il ne faut pas oublier en effet que si Jean Servier a été affecté auprès du général Olié, commandant civil et militaire de Grande Kabylie, à la DIA, qui deviendra bientôt la 27ème ZEA, ce n’est nullement dans le cadre de cette opération mais de celui de la réforme communale, selon l’ordre de mission, du 3 juillet 1956, signé par Lucien Paye, directeur des affaires politiques et de la fonction publique. Bien sûr, il n’est pas interdit d’imaginer que, dans un tel imbroglio, un ordre de mission peut servir à couvrir une autre mission ! « J’avais une nouvelle tâche », écrit Servier qui, dès lors, multiplia les visites non seulement en territoire iflissen mais dans toute la Kabylie. Il est avant tout un homme de terrain. Entre 1950 et 1954, il avait enquêté sur l’ensemble des régions berbérophones, du massif du Chenoua aux Aurès. « Mon premier itinéraire philosophique je l’ai parcouru à pied ou à dos de mulet »… j’ajoute, avant de l’effectuer en hélicoptère. Rappelons que cette guerre entre ethnologues est une guerre à distance, à un double titre : Servier se trouve sur le théâtre de l’opération, alors que Lacoste-Dujardin vient de rentrer en France ; le premier la vit en direct, la seconde la reconstitue des décennies après. Il ne faudrait pas non plus que la vigueur d’une opposition idéologique et morale 90

réduisît l’ethnologie de Jean Servier à une pure et simple ethnopolitique de la colonisation. Elle est plus que cela. En ces temps chaotiques de décolonisation, il est bon de rappeler que son ethnographie est sous-tendue par une philosophie, un spiritualisme susceptibles d’ouvrir les portes à une anthropologie méditerranéenne, qui récuse les conceptions déterministes et revendique l’égalité entre les civilisations. Malgré nos désaccords, comment ne pas vibrer à sa magnifique introduction aux Portes de l’année, dans laquelle il dénonce la suffisance de l’« Occident matérialiste », qui continue à confondre le sousdéveloppement matériel avec le sous-développement spirituel ? « C’est la grande leçon que m’ont donnée les paysans algériens : la pensée de l’homme même le plus techniquement dépouillé est maîtresse souveraine et les symboles qu’il choisit ne sont modifiables ni par le relief ni par le climat. Les traditions populaires que j’ai recueillies attestent l’unité spirituelle du Maghreb et le rattachent intimement à la Méditerranée mieux que n’importe quel traité de sociologie ou d’archéologie107. » Jacques Berque ? Non, Jean Servier. Il faut s’interroger enfin sur l’appellation d’ « Oiseau bleu » donnée à l’opération. Selon Camille LacosteDujardin sa paternité incomberait à Jean Servier qui, depuis son enfance, serait resté marqué par le drame de Maurice Maeterlinck (Prix Nobel de littérature, 1911), L’Oiseau bleu, dépositaire du Secret, la Source du savoir, à la recherche duquel se lance Tyltyl, le héros de l’intrigue108. Dans le compte rendu qu’il a rédigé sur le 107

Jean Servier, Les portes de l’année. Rites et symboles. L’Algérie dans la tradition méditerranéenne, Paris, Robert Laffont, 1962, p. 16. 108 Cette allusion littéraire apparaît en deux endroits au moins de l’œuvre de Servier. La première se trouve dans son livre de 1955, Dans les Aurès sur les pas des rebelles, Paris, éditions France Empire, 1955, page 32 : « Lorsque j’étais malade, tout enfant, ma sœur me

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livre Alain Mahé s’inscrit dans cette ligne d’interprétation : « L’ethnologue Jean Servier, fasciné par L’oiseau bleu de Maeterlinck, dans sa propre quête du rameau d’or pourrait bien s’être brûlé les ailes dans les travaux pratiques qu’il semble avoir projetés sur ses hypothèses scientifiques. En effet, le livre de Camille Lacoste-Dujardin est d’abord l’histoire d’une méprise. Celle d’une certaine anthropologie de la Kabylie qui durant la période coloniale avait jeté son exclusive sur les manifestations d’archaïsme et de primitivisme des coutumes berbères109. » Bref, une anthropologie aveugle aux bouleversements sociaux, culturels, économiques qui ont affecté cette région de l’Algérie et que Servier voulait restaurer comme ultime rempart de la tradition face à la révolution. Sauf que l’intéressé a toujours récusé ce parrainage de l’opération, notamment dans plusieurs lettres destinées au général Maurice Faivre. Nous donnons ici de courts extraits d’une lettre du 8 août 1997 qui a trait à cette affaire110. lisait L’oiseau bleu de Maeterlinck. Cela arrivait plusieurs fois par an […] c’est peut-être pour cela que, loin de rechercher le faux exotisme de la distance, j’ai voulu étudier les paysans des montagnes de l’Algérie, au milieu desquels j’ai grandi et qui me paraissaient receler tout l’inconnu du monde parce qu’ils étaient près de moi. » La dernière fois où pareille scène est décrite se situe dans son Que saisje ? Méthode de l’ethnologie, Paris, 1986, page 10 : « Dans sa comédie L’oiseau bleu, Maurice Maeterlinck met en scène deux enfants qui, sur l’ordre d’une fée, doivent partir une nuit de Noël, à la recherche de l’oiseau bleu – le secret du bonheur. La fée donne au petit garçon, Tyltyl, un chapeau magique dont la cocarde diamant, appuyant lorsqu’on la tourne sur une bosse cachée du crâne, lui permet de voir l’âme des choses. L’ethnologue doit avoir trouvé ce chapeau près de son berceau. Sinon, il vaut mieux qu’il choisisse un autre champ d’intérêt. » 109 Alain Mahé, op. cit., p. 1. 110 La lettre fait partie d’un lot de 7 remises à Robert Hamada par le général Maurice Faivre, auquel elles étaient toutes adressées. Après la

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Mon Général, J’ai bien reçu vos « Premières impressions » sur l’ouvrage de Mme Lacoste-Dujardin. L’auteur me relance depuis une dizaine d’années pour savoir ce que je sais sur l’ « opération Oiseau bleu » - qui ne s’est jamais appelée ainsi mais était connue sous le nom d’ « Affaire K ». A la réflexion, le but de l’opération montée par des membres du Cabinet Soustelle était de créer une tête de pont communiste qui aurait pu être ravitaillée facilement par mer. […] Je n’ai pas entamé de procès en diffamation contre Mme Lacoste-Dujardin, ni fait interdire le titre. Le texte est confus, mêlant des critiques sur l’ensemble de mes articles sur les Berbères à des réflexions confondantes de stupidité : le lecteur moyen ne s’y retrouvera pas et je laisse ce pauvre pamphlet sombrer dans l’oubli. Bien amicalement. En dehors de la virulence de la diatribe relevons le savoureux « A la réflexion ». Effectivement, il fallait bien 41 années de réflexion pour découvrir une tête de pont communiste en Kabylie maritime ! Cinq jours après, le 12 août, Servier écrit que les « assiduités » de Mme LacosteDujardin datent seulement de trois ou quatre ans, et non plus dix ans, mais il maintient – « et j’insiste », écrit-il – que le but de l’opération était bien de créer « une enclave communiste, ravitaillée par la mer ». En définitive, ainsi que le suggère le général Faivre, plutôt que d’un souvenir d’enfance de Jean Servier, ce nom de

mort de Jean Servier, en 2000, son épouse Nicole Servier-Martinez a pris la relève dans les échanges épistolaires.

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baptême attribué à l’opération K ne proviendrait-il pas plus simplement du capitaine Pierre Hentic qui, face à la désertion de dizaines de Kabyles et au rêve kabyle évanoui, conclut ainsi son récit : « L’oiseau bleu s’est envolé111 » ? Baptisant ainsi une action, poursuit le général Faivre, qui n’avait jamais reçu ce nom. L’imagination et le talent littéraire de Camille Lacoste-Dujardin auraient fait le reste. Durant des années, Lacoste-Dujardin a œuvré pour faire la lumière sur l’embrouillamini et l’embrouille qu’a été tout à la fois l’opération Oiseau bleu, elle y est parvenue en partie et son mérite n’est pas mince, d’autant que les historiens, comme sur la question des camps de regroupement de la guerre, n’étaient pas au rendez-vous de l’histoire. Ce sont deux ethnologues, Lacoste-Dujardin et Servier qui, malgré leurs divergences, ont apporté leur éclairage. Parce que, selon une formule prêtée à Jacques Berque, « les rivaux sont malgré tout unis entre eux comme les racines des nénuphars ». Force est de constater cependant que l’affaire n’a toujours pas entièrement quitté le théâtre d’ombres pour entrer plus avant dans l’histoire. Alain Mahé conclut ainsi son compte rendu de l’ouvrage de Lacoste-Dujardin : « Il y a une vingtaine d’années de cela, André Leroi-Gourhan avait introduit son précis de préhistoire générale en affirmant, de façon assez irrespectueuse pour l’ensemble de sa corporation, que la critique des livres de préhistoire relevait davantage de la psychanalyse que de l’épistémologie. Au vu du dossier constitué par Camille Lacoste-Dujardin et compte tenu de la dimension proprement tragique des événements relatés, évoquer la psychopathologie ne me semble pas déplacé. » J’ajoute que c’est moins de psychopathologie individuelle 111

Maurice Faivre, « L’affaire K comme Kabyle », in la revue Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 191, 1998, p. 44.

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qu’il s’agit – encore qu’elle soit bien présente chez les différents acteurs du drame ! – que de ce que je m’obstine à appeler la psychopathologie sociale. A compter du moment où le pouvoir politique interdit de nommer la guerre, plus rien ne distingue le réel de l’imaginaire, la vérité du mensonge, la victime du bourreau, la raison de la folie. Au royaume des ombres, la guerre n’existe pas, ni non plus la torture, les massacres, les camps de regroupement. Depuis ce déni d’Etat ni la France ni l’Algérie ne parviennent à sortir de la nuit et du brouillard que, par refus du tragique, on préfère transformer en opérette. Germaine Tillion Le dialogue entre les cultures Fabien Sacriste introduit son livre avec l’être de cristal, du cœur et de l’esprit, qu’était Germaine Tillion (1907-2008). Née à Allègre en Haute-Loire, où son père est juge de paix, elle déménage à 15 ans avec sa famille à Saint-Maur, en région parisienne. Véritable bourreau de travail, elle choisit d’apprendre là où le savoir, selon elle, conduit à une meilleure compréhension de l’autre : l’Ecole du Louvre (antiquités), l’Ecole pratique des hautes études (folklore, préhistoire), la Sorbonne (sociologie), l’Ecole des langues orientales (berbère), le Collège de France (ethnologie). Après le classique séjour en Allemagne (1932-1933) de nombre d’intellectuels de l’époque, avec le soutien de son maître, le grand Marcel Mauss, elle part avec une autre ethnologue, Thérèse Rivière, dans les Aurès (à l’Est de l’Algérie), où vit une population berbère, les Chaouias. Elle y accomplira quatre longues missions entre 1934 et 1940. Après ses enquêtes ethnographiques elle revient en métropole au moment de l’armistice, qui la bouleverse jusqu’au fond de l’âme. Elle entre en résistance contre l’occupant dès l’été 1940. Résistante de la première 95

heure, elle organise les actions de résistance, notamment en lien avec le groupe du Musée de l’Homme, jusqu’à son arrestation le 13 août 1942, suivie de sa déportation à Ravensbrück de 1943 à 1945. Après sa libération, durant près de dix années elle consacre l’essentiel de sa vie aux victimes des camps et à l’étude historique du système concentrationnaire, jusqu’à ce qu’elle revienne en Algérie aussitôt après le déclenchement des hostilités, afin de s’assurer de la sécurité des populations civiles. De fin décembre 1954 à février 1955, elle sillonne les Aurès et prend conscience des changements survenus depuis son départ quinze ans auparavant. Alors que sa mission touche à sa fin elle retrouve l’ethnologue Jacques Soustelle, lui aussi ancien résistant, qu’elle avait connu au Musée de l’Homme, et qui venait d’être nommé Gouverneur général de l’Algérie par Pierre Mendès-France juste avant qu’il ne soit renversé le 5 février 1955. A l’issue de cette rencontre, Soustelle qui avait pourtant arrêté et publié officiellement la nomination de Jean Servier à l’un des deux postes de chargé de mission, décide de mettre à sa place Germaine Tillion et de l’intégrer ainsi à son cabinet civil, en tant que chargée de mission aux Affaires sociales et éducatives. Elle accepte la proposition de Soustelle à partir du moment où elle obtient la garantie d’un statut de « mise à disposition » par le CNRS, ce qui lui conférait le maximum d’autonomie par rapport au gouverneur général. Dès son entrée en fonction, le 25 février 1955, elle parcourt à nouveau l’Algérie et développe son projet de Centres sociaux, de la mise en place desquels dépend l’instauration d’une politique de réforme sociale urgente, tant sont criantes les injustices de toutes sortes. Le 27 octobre 1955, Jacques Soustelle officialise la création du Service des Centres sociaux.

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Le 29 novembre 1955, suite au vote de défiance à son gouvernement, Edgar Faure dissout l’Assemblée nationale ; à l’issue des élections législatives qui s’ensuivirent, en janvier 1956, le Président René Coty fit appel à Guy Mollet pour constituer le nouveau gouvernement. La nomination du général Georges Catroux comme ministre résident en lieu et place du gouverneur Jacques Soustelle attisa la révolte des Européens d’Algérie qui, le 6 février 1956, accueillirent le Président du Conseil Guy Mollet par des jets de tomates. Le lendemain même, Robert Lacoste remplaça le général Catroux. Le fragile socle franco-algérien de la IVème République venait de subir un coup fatal. Les fonctions de Tillion au Gouvernement général prirent fin. Désillusionnée tout à la fois par l’échec du Comité pour la Trêve civile d’Albert Camus, violemment pris à partie par les ultras algérois lors de la Journée des Dupes du 23 janvier 1956, dont elle fut témoin, et, deux semaines plus tard, par la Journée des Tomates du 6 février, tout comme Camus elle éprouve le besoin de prendre du recul. Avant de regagner Paris, elle part trois mois en mission chez les Touaregs pour y comparer le système de parenté des Berbères du Sud algérien à celui des Chaouias du massif des Aurès. A la différence de Camus, elle n’est pas tenue par le « onzième commandement »112, aussi, bien 112

Commandement défini par André Rossfelder, futur trésorier de l’OAS, un des auteurs de l’attentat manqué du Mont Faron, comme étant une fidélité indéfectible aux siens, surtout quand ils sont dans la peine et l’abandon (Le onzième commandement, Paris, Gallimard, 2000, 680 p.) Le 27 février 1956, peu de temps après la Journée des Dupes, au cours de laquelle Rossfelder lui avait servi de chauffeur dans Alger, au milieu des vociférations et des cris de mort à l’adresse d’Albert Camus, celui-ci lui écrira une longue lettre émouvante dont voici ce passage : « Je crains que vous ne trouviez rien de réconfortant dans ma lettre. Mais je n’ai pas le cœur à mentir sur ce que j’éprouve.

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que partagée entre sa volonté de réconciliation méditerranéenne et son attachement viscéral aux victimes, quel que soit leur camp, elle ne désespère pas de l’action politique. C’est dans cet esprit qu’elle accepte de rencontrer à Alger, en juillet 1957, le chef du FLN algérois, Saadi Yacef. Après l’arrestation de celui-ci, Tillion restera fidèle à l’accord passé avec lui en poursuivant son combat contre les exécutions capitales, et contre la torture banalisée par l’armée française : « les tortionnaires doivent rendre leurs comptes ». On attend toujours. Elle rencontrera plusieurs fois Robert Lacoste durant la « bataille d’Alger ». Sa lutte contre la torture et les violences exercées contre l’ensemble de la population (assignations à résidence, regroupements, etc.) la conduisent à se rapprocher du général de Gaulle et, avec Louis Massignon, à demander au Président René Coty de l’appeler au pouvoir. Tzvetan Todorov, président de l’association nationale Germaine Tillion, nous a offert un magnifique cadeau d’adieu tout juste un an après la mort de Germaine Tillion113. Il a organisé l’ensemble des textes, pour la plupart inédits, en cinq grandes séquences : Ethnologue en Algérie, Résistance et prison, Déportation, Après le camp, La guerre d’Algérie. Des archives triées et classées à la

Peut-être ai-je trop vécu, et depuis trop longtemps, la tragédie de notre pays. Je l’ai servi, je voudrais le servir, et je sens à ce point mon impuissance que je ne veux plus rien écrire ni dire à son propos. » Et il se tut. Sur cette Journée des Dupes je renvoie le lecteur à ce qu’en dit Jeannine Verdès-Leroux dans son livre pas comme les autres sur cette question, Les Français d’Algérie de 1830 à aujourd’hui. Une page d’histoire déchirée, Paris, Fayard (2010), rééd. 2012, pp. 314-320. 113 Germaine Tillion, Fragments de vie, Paris, le Seuil, 2009, 398 p. lire aussi l’ouvrage décalé mais passionnant de Michel Reynaud, L’enfant de la rue et la dame du siècle. Entretiens inédits avec Germaine Tillion, Paris, éditions Tirésias, 2010, 336 p.

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Bibliothèque nationale de France il tire une grande feuille de papier blanc sur laquelle figurent des débuts de phrase, écrits vraisemblablement à la fin des années 40. Ainsi : A Ravensbrück j’ai pensé. Et au-dessous : Vouloir comprendre. Ces six mots de Tillion, judicieusement placés en tête de sa préface par Todorov, m’ont aussitôt ramené à Primo Levi, déporté à Auschwitz en 1944 et mort suicidé en 1987 : « Une de mes amies déportée toute jeune au Lager pour femmes de Ravensbrück assure que le camp a été son université : je crois, pour ma part, que je pourrais en dire autant et qu’en vivant, puis en écrivant et en méditant cette expérience, j’ai beaucoup appris sur les hommes et sur le monde » (Si c’est un homme). A la journaliste qui lui pose la question : « L’Algérie et Ravensbrück sont comme les deux pans de votre vie publique. Comment ces deux expériences cohabitent-elles en vous ? », Tillion répond dans la ligne de ce qu’elle a écrit sur la feuille blanche : « Elles sont consubstantielles. Toute ma vie, j’ai voulu comprendre la nature humaine, le monde dans lequel je vivais. » Pas plus que Camus, et bien d’autres, elle n’a vu à temps la montée de l’homme nouveau, l’Algérien. Cependant, l’esprit réaliste de Tillion, son attention respectueuse aux êtres, sa volonté de toujours vouloir comprendre expliquent pour une large part sa démarche sinusoïdale, si déroutante pour les universitaires plus intéressés par la construction et la déconstruction de l’objet d’étude que par son observation. Les qualités d’empathie de Fabien Sacriste nous permettent de suivre et de comprendre le laborieux cheminement de l’ethnologue.

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Jacques Berque L’homme aux deux rivages Lui, il est de là-bas. Ses racines sont algériennes. Né à Frenda (1910-1995), à proximité de Tiaret, il a passé son enfance et sa jeunesse en Algérie, où son père débutait sa carrière d’administrateur colonial, avant de finir au Gouvernement général directeur des Affaires musulmanes et des Territoires du Sud. Il y eut ensuite une coupure, comme s’il devait en quelque sorte quitter l’Algérie – ainsi que la puissance tutélaire du père, Augustin Berque, dont Jacques donnera le prénom à l’un de ses fils – pour épouser la cause arabe. On ne peut s’interroger à son propos, comme pour les autres, sur ses accointances avec Soustelle, Lacoste et compagnie. Il est clairement ailleurs, au point de se demander parfois ce qu’il fait dans cette galerie de portraits. A partir de 1934, Jacques Berque administre, en tant que civil, les tribus marocaines. En mars 1947, il rédige un rapport accablant sur « la marche absurde » et « l’aveuglement » du Protectorat marocain, qui lui vaut une mutation au fin fond du Haut Atlas. Il va y poursuivre ses travaux d’ethnologue jusqu’en 1953. Suite au bannissement du roi Mohamed V, contraint à l’exil le 20 août 1953, d’abord en Corse puis à Madagascar, il démissionne de l’administration et part en Egypte où, en tant qu’expert international, il reprend son travail d’ethnosociologue en écrivant Histoire sociale d’un village égyptien au XXème siècle, qui paraîtra en 1957 aux éditions Mouton. Elu au Collège de France en 1956, il revient à Paris. Dès lors Berque s’engage de plus en plus en faveur des indépendances et pour l’émergence du Tiersmonde. Il espère pour la Méditerranée, pour l’Algérie et la France en particulier, une harmonie des deux rives, à l’image en somme de sa propre trajectoire. Après le 100

désenchantement des indépendances, jusqu’à la fin de sa vie, il plaidera sans cesse pour le dialogue entre les deux rives et appellera à des « Andalousies toujours recommencées, alors même que beaucoup des nôtres voient dans l’Algérie une Andalousie perdue114. » Jacques Berque finira par s’atteler à une tâche démesurée, en nous offrant sa propre traduction du Coran. Au-dessus de la mêlée, il est devenu islamologue, même si, plus tard, il se sentira à l’étroit avec pareille étiquette, lui qui, du local, a voulu accéder à l’universel. Reste à déterminer la coupure ou plutôt les coupures qui apparaissent dans la vie de Berque, pour expliquer partiellement l’embarras dont il m’a fait part dans sa lettre du 5 janvier 1993, deux ans avant sa mort, reproduite dans la réédition de ma thèse115. Il m’a fallu du temps pour entrer dans l’œuvre si impressionnante de Jacques Berque et l’apprécier vraiment. Pendant trop longtemps je n’ai pas osé importuner le maître, je me suis rattrapé par la suite. J’ai d’abord conclu ma thèse par un extrait de sa belle conférence sur la décolonisation du 20 avril 1965 à Constantine. Bien plus tard, j’ai fini par aller le voir dans les Landes, à Saint-Julien-en-Born, fort comme un chêne, ayant renoué avec ses racines algériennes, mais profondément blessé par le rejet de ses collègues alors qu’il avait choisi de partager sa vie avec Giulia. Je trouve bien légère la critique de Henri Touati reproduite p. 191 : ainsi Jacques Berque n’aurait-il pas fait école, paralysé qu’il était par le choix de la sociologie de Georges Gurvitch, prédécesseur de Bourdieu au Collège de France et dont le mérite est tout de même d’avoir réussi à édifier une sociologie ouverte aux autres sciences humaines, en 114

Jacques Berque, « Crise d’intolérance dans les pays arabes », in revue Le Croquant, n° 16, hiver 1994, pp. 11-16. 115 op. cit., pp. 5-6.

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particulier à l’histoire et à la phénoménologie ? C’est bien mal connaître Berque. Et que signifie faire école dans cette Université française mandarinale ? Que signifie la comparaison avec Claude Lévi-Strauss, embarqué sur une galère africaine qui ne l’a jamais concerné ? Je préfère terminer par cet extrait d’un hommage rendu à Jacques Berque par Jean Duvignaud. « Les puissantes intuitions de Berque sur la poésie et l’art des peuples qui se rattachent à l’Islam ouvrent une interrogation continue. Toute sa pensée semble dire qu’il y a toujours quelque chose à comprendre. Comme il le disait lui-même, « il n’existe pas de sociétés sous-développées, mais des sociétés sous-analysées ». Voilà sans doute le principe de cette passion, ce pathos, qui l’entraîne de thème en thème, de pays en pays, du « vécu social » à l’imaginaire, de l’histoire à l’ethnologie : si sa réflexion échappe à l’ankylose qui menace beaucoup de pensées, c’est que celle de Berque change avec le changement116. » Jean Servier L’ethnologue soldat Natif de Constantine, Jean Servier (1918-2000) passa sa jeunesse en Algérie. Il s’inscrivait dans la ligne paternelle, celle de la défense de la colonisation européenne et de la civilisation méditerranéenne tout à la fois. D’origine lyonnaise, son père, André Servier, se considérait comme un disciple de Louis Bertrand, il s’exila en Algérie où il devint rédacteur en chef de La Dépêche de Constantine. Quelques mois après la naissance de Jean, ses parents partirent à Bône (Annaba). Après Constantine, il poursuit 116

Jean Duvignaud, « Ce que l’on doit à Berque », in Rivages et déserts. Hommage à Jacques Berque, Paris, Sindbad, p. 264, épigraphe du dossier « Jacques Berque », Le Croquant, n° 12, printemps 1992, pp. 1-26.

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ses études à Alger avant de revenir les achever à Constantine et s’engager dans l’armée. Démobilisé en 1941, il rejoint sa famille à Alger et entreprend des études de linguistique ; il obtient des certificats d’études supérieures en hébreu et araméen. Après le débarquement des Alliés à Alger il rejoint l’Armée d’Afrique et sera même affecté un temps à la mission militaire française à Washington. Il regagne l’Europe pour participer à la reconquête de l’Italie, rejoint l’État-major du général de Lattre de Tassigny et prend part au débarquement en Provence avant d’être affecté au Ministère de la Guerre. Une fois libéré il décide de reprendre ses études et s’inscrit à la Sorbonne : après un passage par la biologie et la génétique il s’oriente vers l’ethnologie, suite à sa rencontre avec Jean Rouch, puis Marcel Griaule et Louis Gernet. En 1951, il s’inscrit à la Société des Africanistes, qui publie ses premiers écrits. Promu stagiaire au CNRS, entre 1950 et 1954 inlassablement Servier mène plusieurs enquêtes dans les régions berbérophones, du massif du Chenoua aux Aurès. Dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954, qui marque le début de la guerre d’indépendance, Jean Servier se trouve dans la région d’Arris, où il est venu recueillir des chants traditionnels chaouias. Apprenant que le vieux car Citroën qui assure la liaison Biskra-Arris a été attaqué à 7 heures du matin et qu’un instituteur, Guy Monnerot, a été assassiné en même temps qu’un caïd, il part dans les minutes qui suivent à la recherche de Mme Monnerot, supposée blessée, et parvient à la ramener à Arris. L’administrateur civil le nomme commandant de la place, au regard de son passé militaire et sa qualité d’officier de réserve. C’est ainsi que Servier organise les secours et prépare la défense de la ville ; il aurait ainsi constitué la « première harka » de la guerre d’indépendance. Les paras du colonel Paul Ducourneau sont les premiers à parvenir 103

jusqu’à Arris, où ils relèvent l’ethnologue de son commandement. Les militaires qui, semble-t-il, n’appréciaient pas beaucoup le pouvoir qu’il s’était donné, le pressent de quitter les lieux. A la fin du mois de novembre 1954, Servier arrive à Alger et s’y trouve en février 1955, au moment même où Jacques Soustelle compose les équipes de ses deux cabinets, civil et militaire. Fort de son parcours militaire et scientifique, Jean Servier lui propose ses services. Dans un premier temps, le gouverneur général l’intègre dans son équipe de conseillers, son nom figure, à la mi-février 1955, dans le Journal Officiel de l’Algérie. Un mois plus tard, ainsi que nous l’avons vu, le J.O. fait paraître la nomination de Germaine Tillion à la place de celle de Jean Servier. Si l’on se réfère à sa lettre de protestation au Ministre de l’Intérieur, du 25 avril 1955, il est possible que la décision de le remplacer par Germaine Tillion soit venue plutôt de Paris que d’Alger, suite à la dénonciation d’un « groupe d’universitaires », animé par André Mandouze, qui aurait évoqué son passé vichyste, tout du moins sa dénonciation d’un fonctionnaire, révoqué par les autorités de Vichy, une accusation que Servier a toujours récusée. Le succès incontestable de l’opération Pilote localisée à l’Orléansvillois incite les autorités à en prévoir l’extension à des zones nouvelles : les départements d’Alger, Médéa et Mostaganem. Jean Servier, qui a assuré le lancement de l’opération, recevra la direction de l’ensemble des opérations Pilote. Ces nouvelles dispositions ont été prises lors d’une réunion relative aux problèmes posés par l’intensification du recrutement des harkas, le développement des opérations Pilote et le regroupement éventuel de populations musulmanes à la suite d’opérations de pacification qui a eu lieu le 13 mai 1957,

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sous la présidence de Pierre Maisonneuve, directeur du cabinet de Robert Lacoste117. Un rapport « Opération Pilote » de l’adjoint de Pierre Maisonneuve, Jacques Lenoir, du 25 juillet 1957, conclut lui aussi à la nécessité de l’extension des opérations Pilote. Le 6 août, Robert Lacoste nomme Servier Inspecteur général des opérations, chargé de siéger à Alger. A partir de janvier 1958, il se retrouve dans un bureau algérois du Gouvernement général. A peine y est-il installé qu’il apprend qu’après son départ ce qu’il a mis en place dans l’Orléansvillois est désorganisé, son compagnon le capitaine Hentic a été muté et sa compagnie massacrée. Jean Servier se rend immédiatement sur place, où il constate qu’en raison des réticences militaires la

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« Compte rendu de la réunion relative aux harkas, aux opérations Pilote et au regroupement des populations musulmanes, tenue le 13 mai 1957, sous la présidence de M. Maisonneuve » (Archives nationales d’Outre-mer, Aix-en-Provence). Nous ne donnons qu’un court extrait de ce compte rendu afin que le lecteur se fasse une idée des sommes engagées dans ces opérations ainsi que des pouvoirs étendus donnés à Servier. « Le mécanisme de financement des opérations Pilote doit être particulièrement souple. A l’heure actuelle, pour l’Orléansvillois, les crédits prélevés sur une ligne spéciale du compte 524 sont délégués par les soins de M. le Conseiller technique chargé de la direction des cabinets civil et militaire à M. le Préfet du département d’Orléansville pour être utilisés par M. Jean Servier, à charge pour ce dernier de justifier ses dépenses. Dès lors que les opérations Pilote auront lieu dans d’autres départements, la délégation des crédits sera opérée au profit de chacun des Préfets intéressés qui alimenteront une régie d’avance au nom du délégué de M. Jean Servier. Les crédits réservés aux opérations Pilote doivent pour des raisons d’évidente souplesse demeurer hors budget […]. Du point de vue financier, il sera demandé pour le second semestre 1957 et pour l’ensemble « recrutement de harkas et opérations Pilote » un crédit de 2 000 millions. Le relèvement de ce crédit pourrait du reste être demandé en cours de semestre si l’œuvre de pacification progressait plus vite que prévu. »

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transformation d’unités de combat en harka se fait très mal. Il écrit à Robert Lacoste pour lui demander une reprise en main de la région. Sur ces entrefaites il est chargé d’inspecter la nouvelle Armée nationale du peuple algérien (ANPA), dirigée par le général Bellounis118 ; il fait part au Haut commandement militaire de sa crainte que l’opération ne se termine en fiasco tout comme l’Opération K, qu’il avait critiquée deux années auparavant. La réponse est immédiate : on lui enlève l’hélicoptère mis à sa disposition. Jean Servier finira par quitter l’Algérie le 5 mai 1958. Il frappe à nouveau à la porte de l’Université. Avec sa réputation sulfureuse plus question du Musée de l’Homme, ni même de la Sorbonne. Il est nommé Maître de conférences à la Faculté des lettres et sciences humaines de Montpellier. Dans une lettre du 20 février 1999 adressée au général Maurice Faivre, Servier se plaint du sort qui lui a été fait. « Je ne regrette pas d’avoir pris l’initiative d’aller chercher deux instituteurs communistes dans les Gorges de Tighanimine, même si je l’ai payé de ma carrière : Ecole des Hautes Etudes et Collège de France barrés. La classe exceptionnelle m’a été accordée un peu avant ma demande de retraite anticipée. » Mais de quoi se plaint-il ? Malgré son passé tumultueux l’Université lui a offert le maximum qu’elle pouvait lui donner et qu’elle n’a pas accordé à la plupart de ses collègues en sciences sociales.

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Ancien membre du Parti du peuple algérien (PPA), chargé de développer les maquis du Mouvement national algérien (MNA) pour lutter contre le FLN, Mohammed Bellounis se tourne vers l’armée française après le massacre de Melouza. Nommé général de l’ANPA, il entre en conflit avec l’armée, qui le fait assassiner en juillet 1958. Sur cette autre affaire complexe, lire Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN 1954-1962, Paris, Fayard, 2002, 812 p. ainsi que Mohammed Harbi et Gilbert Meynier, Le FLN Documents et histoire 1954-1962, Paris, Fayard, 2004, 900 p. (en particulier pp. 207-215).

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En lisant les pages consacrées à Servier par Sacriste, plus d’une fois j’ai pensé à Hélie Denoix de Saint-Marc, colonel de la légion étrangère qui, après avoir été Résistant, déporté à Buchenwald, s’est retrouvé au côté des généraux félons du putsch d’Alger. Je l’ai rencontré tout à la fin du siècle dernier alors qu’à 75 ans il s’était mis à écrire. En 2005, Saint-Marc conclut ainsi sa contribution au numéro spécial de la revue Le Croquant, « Algérie soleil noir 1954-2004 » : « Aussi, l’opprobre qui poursuit les partisans de l’Algérie française me paraît injuste. Dans toute guerre civile, une lie remonte à la surface mais ce n’est pas ce qu’il faut retenir. C’était un combat qui avait sa part de justice et dont je me sentirai solidaire jusqu’à mon dernier souffle. L’Histoire a donné tort aux camisards, aux Vaudois, aux Cathares, aux communards. Elle nous a donné tort. Mais je ne me renierai jamais119. » Jean Servier aurait pu écrire la même chose. La différence est que Saint-Marc exerçait le métier de soldat, Jean Servier celui d’universitaire. En revêtant la tenue militaire par-dessus celle de l’ethnologue il a trahi ses informateurs et surtout sa mission. C’était le sens des critiques amères que lui adressaient les Pères Blancs de Grande Kabylie, ethnologues à leur façon, que je rencontrais régulièrement sur le terrain en 1959-1960. J’entendis pour la première fois le nom de Servier de la bouche du Père Jean-Marie Dallet, fondateur du Fichier berbère, à Fort-National (Larba Nath’Iraten). Je vis alors cet homme, timide et réservé, suffoquer d’indignation à l’évocation de Servier, qui n’avait pas craint de substituer la tenue de l’officier de réserve à celle de l’ethnologue pour trahir ses propres informateurs et les livrer à l’armée française. Indigné, il tournait les pages des livres de Servier pour me démontrer, 119

« Une triste fin », n° 44-45, hiver 2005, p. 175.

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en comparant différentes photos, comment l’ethnologue avait falsifié ou interverti les légendes de plusieurs. On comprendra pourquoi je ne fus pas empressé de le lire par la suite. Bien sûr que l’exercice universitaire doit toujours prendre de la distance, il ne peut cependant manquer d’interroger sur les conséquences du manquement à la morale et à la déontologie d’une pratique universitaire. En ce sens l’ethnologue Roger Curel, interviewé par Robert Hamada, a la lucidité de le dire, malgré sa vieille amitié pour Servier. Curel, à qui il arrivait de loger dans le grand appartement parisien délabré de Jean Servier, partageait avec lui une passion commune pour Sherlock Homes, le détective perspicace créé par Arthur Conan Doyle et avec lequel Servier aimait s’identifier. Mais Curel, que Servier appelait Watson, préférait lui donner le nom de l’ennemi juré de Sherlock Homes, le maléfique professeur Moriarty. L’esprit ingénieux et entreprenant de Jean Servier, son attirance pour l’occultisme, les zones obscures de sa personnalité ont conduit Roger Curel à lui attribuer ce sobriquet amical, qui l’amusait d’ailleurs. C’est à ce professeur Moriarty que le gouvernement avait fourni un hélicoptère en 1957 alors qu’il officiait en tant que superviseur général de l’opération Pilote : « Son ethnographie particulière l’avait amené à inventer le harki en le rendant complice des militaires. Il avait suffi de lui fournir un hélicoptère et que les officiers se mettent à sa botte pour vérifier une fois de plus la phrase de Simon Leys : « Donnez à un universitaire l’illusion qu’il peut jouer un rôle historique et vous pouvez transformer un savant fort décent en un danger public120. » 120

« Jean Servier ou le professeur Moriarty », suivi d’ « Entretien avec Roger Curel par Robert Hamada », in « L’Algérie en partage », Le Croquant, n° 61-62, 2009, pp. 127-199.

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Dommage que Sacriste ne s’interroge pas non plus sur les silences de Bourdieu à l’égard de Servier ! Vingt ans après leur côtoiement algérois, dans son Sens pratique Bourdieu mentionne Servier autant de fois que Lévi-Strauss mais sans jamais le réfuter frontalement alors que c’est son anthropologie qu’il vise en évoquant des « collections de rites sans rime ni raison ». Au cours de sa longue préface à l’ouvrage, s’il prend soin de citer les deux livres de Jean Servier, Les portes de l’année et L’homme et l’invisible, ainsi que les années de parution, 1962 et 1964, postérieures à ses propres travaux, il feint d’ignorer leur source, à savoir la thèse de Servier lui-même, intitulée Rites et symboles agraires des paysans berbères, bien antérieure, puisqu’elle a été soutenue le 6 juillet 1955 ; tout cela pour mieux apparaître, aux dépens de Servier, comme le pionnier de la théorie sur la correspondance entre le symbolisme des rites agraires et celui des rites de passage. Pour finir, on peut dire que le rôle tenu par Jean Servier auprès de Robert Lacoste et de Raoul Salan le propulsa dans le champ politique, là où toute pratique ethnologique ne sert plus que de prétexte ou de couverture. Il y occupa une nouvelle fonction, celle de polémarque, c’est-à-dire de chef à la fois militaire, politique et religieux.

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Pierre Bourdieu L’homme aux deux visages Selon Fabien Sacriste « il existe peu d’informations » sur ce que fait Pierre Bourdieu durant son service militaire. Il en existe cependant quelques-unes lorsqu’il rédige son livre et un peu plus depuis, en raison de l’ouverture progressive des archives. A l’issue de ses classes à Chartres le soldat Bourdieu est expédié « de l’autre côté », où il est affecté, en octobre 1955, dans la vallée du Chelif puis près d’Orléansville avec, écrit-il, tous les illettrés de la Mayenne et de la Normandie plus quelques fortes têtes. Ayant de plus en plus de mal à supporter son sort et son ennui, il réussit à se faire détacher auprès du gouverneur général Robert Lacoste, par l’intermédiaire d’un Béarnais, parent de sa mère. Ce parent, « colonel béarnais » fantomatique auquel il demande sa « protection », n’est d’ailleurs pas n’importe qui, c’est le colonel Paul Ducourneau, qu’on a vu du côté d’Arris ; il incarnait depuis la guerre d’Indochine le mythe du parachutiste. Il deviendra général mais, auparavant, Lacoste l’appelle auprès de lui et en fait le directeur de son cabinet militaire. Deuxième classe employé aux écritures, Bourdieu finit par occuper la fonction d’expert, chargé de rédiger des rapports et même des discours à la demande du gouverneur général. Face au silence de Pierre Bourdieu sur cette période il me prend envie de lui demander : Qu’est-ce que cela fait de travailler auprès de Lacoste, celui que Pierre Vidal-Naquet baptise dans ses Mémoires le « Caligula de la Dordogne » ? Qui déclare, le 7 juillet 1957, à Alger, dans un discours à des anciens combattants frénétiques : « Ceux qui montent la campagne contre la torture je les voue à votre mépris » ? J’ose espérer que ce n’est pas là le dernier discours écrit par Bourdieu à l’intention de Lacoste. 110

Ainsi que j’ai eu l’occasion de le démontrer ailleurs121, Bourdieu, dans Esquisse pour une auto-analyse122, minimise son activité ainsi que la durée de son détachement au cabinet militaire du Gouvernement général, en évoquant « les derniers mois » de son service militaire, à la mi-1957, mais les archives commencent à parler. Selon un compte rendu du Comité central d’action psychologique sa présence est mentionnée dès la séance du 18 septembre 1956, non pas à titre de petit « employé aux écritures » mais d’assistant de M. Gorlin, directeur de l’information ; ce même Michel Gorlin qu’on voit siéger en compagnie du colonel Ducourneau à chacune des réunions du Comité d’Action psychologique. La réunion du 18 septembre est présidée par Lucien Paye, futur ministre de l’Education nationale de Michel Debré. Il apparaît que Bourdieu n’a nullement le rôle du grattepapier qu’il prétend avoir eu mais celui d’un chef de projet à sept options destinées à la presse régionale française ainsi qu’à la presse nationale d’Algérie. Au fil des mois il va monter en grade au point d’être pleinement intégré au Comité d’action psychologique, dont l’importance grandira au cours de l’année 1957. Pour mieux se rendre compte de l’influence croissante de Pierre Bourdieu dans ce Comité il suffit de citer la conclusion de la réunion du 13 mars 1957. « M. Bourdieu propose la mise au point, en commun avec le Service psychologique de l’armée, d’une brochure indiquant les méthodes et les techniques de l’information, faisant le point d’un certain nombre de thèmes permanents de propagande se référant à l’œuvre de la France dans ses territoires africains. Ce qui faciliterait l’orientation et les actions locales des autorités locales, et

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Pierre Bourdieu. Une vie dédoublée, L’Harmattan, 2010, 156 p. Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2004, pp. 56-57. 122

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leur permettrait d’adapter à ces vues communes les circonstances quotidiennes123. » C’est à ce moment-là, précise-t-il dans le passage précité d’Esquisse pour une auto-analyse, qu’il entreprend « d’écrire un petit livre, un Que sais-je ? », dans lequel il essaierait de « dire aux Français, surtout de gauche », ce qu’était l’Algérie. Mais pourquoi la Kabylie ? Pourquoi l’ethnologie en temps de guerre ? Pierre Verdrager124 a publié un ouvrage sur Pierre Bourdieu et son système, intellectuel et politique, dans lequel il estime que Sociologie de l’Algérie est plus qu’un livre de jeunesse en ce sens qu’on y retrouve toutes les thématiques à vision ethnocentrique qui vont parcourir l’ensemble de son œuvre. De son côté, Alain Mahé considère que les études sur la Kabylie représentent une « voie d’accès privilégiée pour exhumer l’anthropologie de Bourdieu, en particulier son anthropologie politique ». Il a écrit cela en 1995 dans Revisiting Pierre Bourdieu’s anthropology of Kabylie, un texte inédit qui a cependant circulé à l’EHESS. L’article devait prendre place dans le premier ouvrage de critique 123

Direction générale des affaires politiques et de la fonction publique, bordereau du 18 mars 1957, n° 250 AP/AG. « Comité restreint d’Action psychologique, Réunion du 13 mars 1957 », qui aboutira au Rapport global surnommé tantôt « le Bourdieu », tantôt « la Bible ». Dans l’attente de sa publication le lecteur peut consulter la thèse récente de Fabien Sacriste, Les camps de regroupement (19541962), Université de Toulouse 2, 14 novembre 2014, 1322 p. Il y verra en action dans les Aurès, dès novembre 1954, les prémices de la politique des regroupements par l’intermédiaire d’une politique de « repli » des douars du colonel Ducourneau, commandant du 2 ème Régiment de parachutistes et, à la fin de la guerre, toujours dans les Aurès, la politique dite du « resserrement » du même zélé Ducourneau, devenu alors général. 124 Ce que les savants pensent de nous et pourquoi ils ont tort. Critique de Pierre Bourdieu, Paris, Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2010, 238 p.

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systématique de Bourdieu, du moins en langue anglaise. Pour des raisons obscures, que nous ne chercherons pas à éclairer ici, l’éditeur, Polity Press, a dû renoncer à la publication. Nous ne pouvons que souhaiter la parution de ce travail dans lequel Alain Mahé exprime lui aussi sa perplexité sur « le rapport en demi-teinte » de Bourdieu à Servier. Par exemple, alors que l’Esquisse d’une théorie de la pratique125 « ignore superbement l’œuvre de Servier », Bourdieu le sollicite sans cesse, dans Le sens pratique, pour le faire disparaître complètement par la suite dans l’ensemble des études consacrées à la Kabylie et dans les rééditions successives de la Sociologie de l’Algérie. Mahé s’interroge sur les « ménagements de Bourdieu à l’égard de la démarche de Servier » – qu’il considère cependant comme un des ethnographes à la recherche du rameau d’or – dans le même temps où il ne cesse de décocher des notes infrapaginales assassines contre des « travaux qui possèdent une teneur scientifique bien supérieure », ceux de Jeanne Favret-Saada notamment. Dès lors on se demande ce qui a bien pu se passer à Alger entre Bourdieu et Servier quand ils se retrouvaient l’un et l’autre à la Délégation générale durant la même période 1956-1957. Comment ne pas songer à ce moment-là à son autoanalyse finale, dans laquelle il évoque en moins de deux lignes (p. 94) le « masque » mis sur « la pulsion souterraine et l’intention secrète », « la face cachée d’une vie dédoublée » ? Mystère ! Fabien Sacriste s’interroge à propos d’une autre zone d’ombre : pourquoi ce décalage entre les dates de recueil des données par Bourdieu et celle de leur publication, entre quatre et six ans, un délai considérable pour des études qui s’inscrivent dans l’actualité de la sociologie. La 125

Esquisse d’une théorie de la pratique, précédée de Trois études d’ethnologie kabyle, Genève, Droz, 1972, 270 p.

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censure militaire, prétextée après d’autres par Sacriste, en est-elle la cause ? Pour l’avoir côtoyée moi-même à pareille époque je pose la question : que signifie pareille censure militaire entre 1962, année de l’Indépendance, et 1964, date de parution du Déracinement126 ? Bourdieu craint-il d’être assimilé à un ethnologue au regard mythologique, ainsi que des politiques et des militaires qualifiaient les travaux de Servier ? On pourrait le penser à la lecture d’Esquisses algériennes, hagiographie vouée à Bourdieu par Tassadit Yacine : « Pour se démarquer des ethnologues qui fuient l’actualité ou cautionnent le système en place en versant dans l’archaïsme des sociétés primitives, Bourdieu a ajourné la publication de ses premières enquêtes, qui paraîtront après l’indépendance de l’Algérie »127. Guère convaincant ! En fait, si on se réfère aux archives, on comprend mieux la nécessité pour Bourdieu d’un long temps de battement entre la réalisation d’enquêtes effectuées en temps de guerre, donc sous protection militaire, et la parution de résultats deux ans après l’Indépendance… comme si de rien n’était ! Paul A. Silverstein a relevé quelque chose de très important : le fait que les Kabyles interrogés par Bourdieu et Sayad ne se trouvaient pas dans leur contexte spatiotemporel traditionnel mais dans le temps court de la guerre et, pour une bonne part d’entre eux, à l’intérieur de camps de regroupement ou des recasements. On apprend ça aux étudiants débutants en sciences sociales : si vous posez le pied, à plus forte raison quand il est chaussé de brodequins militaires, sur une fourmilière, vous observerez les effets

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Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, Le déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, éditions de minuit, 226 p. 127 Pierre Bourdieu, Esquisses algériennes, textes présentés par Tassadit Yacine, Paris, le Seuil, 2008, p. 19.

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de la panique provoquée par votre intrusion et non le comportement habituel des fourmis. Me trouvant sur le terrain des opérations durant la guerre, au cœur même de la Grande-Kabylie, je ne peux que souscrire à ce qu’écrit Paul A. Silverstein de la réduction par Bourdieu du facteur militaire, au point qu’il donne parfois l’impression d’oublier que les Kabyles interrogés ne vivent pas dans un contexte social « normal » mais en temps de guerre, ce qui amène Silverstein à parler d’une « reconstruction nostalgique » de la société traditionnelle ou encore, à propos de la maison kabyle, de « nostalgie structurelle »128. Pour avoir minimisé lors de ses observations l’impact du phénomène social total de la guerre, Pierre Bourdieu semble n’avoir pas perçu toute l’ampleur des conséquences de la politique des regroupements de la guerre d’Algérie, aussi a-t-il été amené à se contredire dans ses pronostics d’évolution. Sacriste de citer Bourdieu : « Avec le début de la guerre la décolonisation a déjà commencé », mais celui-ci n’en tire pas de leçon pour l’analyse ni pour la véritable signification de l’édification des camps. La conséquence, elle est tirée de manière quelque peu abrupte par les historiens Alain Mahé et Moula Bouaziz dans La guerre d’Algérie : en raison de sa méconnaissance de l’histoire, Pierre Bourdieu « n’est pas d’un grand secours pour l’historien129. »

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Paul A. Siverstein, Jane E. Goodmann, Bourdieu in Algeria. Colonial politics, ethnographic practices, theoretical developments, Lincoln, University of Nebraska press, 2009, VII-282 p. 129 Moulad Bouaziz et Alain Mahé, « La Grande Kabylie durant la guerre d’indépendance algérienne », in Mohammed Harbi, Benjamin Stora, La guerre d’Algérie, Paris, A. Fayard 2004, p. 366.

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Jeanne Favret-Saada L’Algérie d’après la guerre Nous ne pouvons moins faire que de conclure par ces quelques lignes sur Jeanne Favret-Saada. Si elle n’est jamais mentionnée par Fabien Sacriste elle fait partie en revanche des auteurs les plus cités par Alain Mahé dans sa somme sur la Kabylie130. Née à Tunis, après ses études à la Sorbonne, à 25 ans elle succéda en 1959 à Pierre Bourdieu à la Faculté des lettres et sciences humaines d’Alger. Comme il ne pouvait être question pour elle d’enquêter en temps de guerre elle n’entreprit des recherches de terrain qu’une fois l’indépendance acquise, ce qui peut expliquer l’« oubli » de Sacriste131. Après avoir enquêté avec ses étudiants sur la « réorganisation démocratique » des comités d’autogestion ruraux, à son retour en France, en 1964, Favret-Saada publiera des articles sur l’organisation 130

Alain Mahé, Histoire de la Grande Kabylie XIXème-XXème siècles, Anthropologie historique du lien social dans les communautés villageoises, éditions Bouchène, 2001, réédition 2006, 670 p. On notera du même auteur, et chez le même éditeur, la parution du bel album consacré à Etienne de la Boétie, De la servitude volontaire, 2015, 374 p. Le texte, du XVIème siècle, est traduit et commenté par Alain Mahé, la traduction en kabyle est assurée par Ameziane Kezzar et Mohand Lounaci, celle en arabe algérien par Hakim Berrada, Moustapha Naoui et Abdelhadi Hamdi-Chérif, en arabe classique par Moustapha Naoui et Afif Osman. A ce moment de l’histoire de la guerre d’Algérie et de l’Algérie tout court, De la servitude volontaire nous propose une anthropologie politique qui transcende les limites d’une sociologie de la domination. 131 « J’arrive en Algérie pendant l’été 1959. Le poste de Pierre Bourdieu à la Faculté des lettres est vacant : je me retrouve chargée de préparer des jeunes gens de mon âge à une licence de sociologie dont je ne suis pas titulaire – sa création est toute récente […] Quand l’indépendance est proclamée l’été 1962, j’ai beaucoup lu sur l’anthropologie et l’Algérie mais, du fait de la guerre, je n’ai aucune expérience de terrain » (Jeanne Favret-Saada, Algérie 1962-1964, Essais d’anthropologie politique, Bouchène, 2005, pp. 9-10).

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politique tribale au Maghreb ainsi que sur les éléments de tribalisme qu’elle a observés lors des insurrections paysannes dans les Aurès et en Kabylie. Si son texte sur « la segmentarité du Maghreb » fut bien accueilli par Claude Lévi-Strauss, qui lui ouvre les colonnes de sa revue, L’Homme, en contrepartie l’accueil fut moins chaleureux de la part de Germaine Tillion, Jacques Berque et Pierre Bourdieu. Alors que « la colère des trois aînés s’est progressivement transformée en paix armée » (pp. 12-14) et même en cordialité avec Berque et surtout Tillion, il n’en fut pas de même avec Bourdieu, « le plus violent », qui refusera toute discussion. Grâce à ce recueil d’essais d’anthropologie politique il nous est possible de lire ou relire des articles et des comptes-rendus parus entre 1966 et 1970, dans les revues L’Homme et Archives européennes de sociologie. Au cours d’un chapitre d’une grande densité, intitulé « Le traditionalisme par excès de modernité » (pp. 33-62), Favret-Saada nous rappelle que si la révolution paysanne avait pour objectif de chasser du pays une minorité étrangère dominante grâce à une armée composée avant tout de paysans, même dans ses cadres, la qualification de « paysanne » s’est révélée plutôt exacte. Mais cela ne va pas plus loin dès lors que le rôle militaire de la paysannerie n’a pas eu d’incidence politique, pour toutes sortes de raisons : l’élimination des leaders favorables à la prépondérance des maquis sur la direction extérieure du front, la prédominance de la diplomatie à partir du moment où une défaite militaire française d’aucune sorte ne pouvait être envisagée, enfin la constitution d’un gouvernement provisoire et la mise en place d’un étatmajor militaire à l’extérieur même du pays. Alors que les paysans avaient joué un rôle militaire primordial au cours de la guerre, que les camps de regroupement avaient même contribué à donner à l’ensemble de l’Algérie rurale 117

un visage révolutionnaire imprévu et à promouvoir une solidarité d’un autre type, une fois la guerre terminée les paysans algériens n’eurent plus aucune prise sur les négociations avec l’Etat français ni aucun poids dans la constitution du mouvement national. Le rideau baissé, le théâtre des opérations avait fermé ses portes. Dépourvus aujourd’hui de toute influence citoyenne sur l’Etat, les paysans en sont réduits à le considérer exclusivement comme un Etat providence, devenu l’unique employeur de beaucoup, dans le même temps où les pensions et l’aide alimentaire constituent la seule source de revenus des plus défavorisés. Autre constat effectué à l’époque par Jeanne Favret-Saada, les deux régions qui ont payé au prix le plus fort leur engagement dans la guerre d’indépendance, les Aurès et les Kabylies, seraient les plus délaissées par le pouvoir central et l’économie moderne, tout particulièrement les Aurès. Même si Favret-Saada estime que l’anthropologie ne peut être définie empiriquement par le type de faits, « traditionnels », dont elle se préoccupe à l’accoutumée, force lui est de reconnaître que lorsque l’anthropologie veut étudier des faits d’un autre ordre, macrosociologiques, économiques et politiques, elle ne dispose ni des concepts ni des techniques appropriés. Que Jeanne Favret-Saada nous permette cependant d’écrire que son « essai » d’anthropologie politique ouverte à la sociologie et à la science politique est particulièrement réussi puisque ses études effectuées à chaud, au lendemain de l’indépendance, ont gardé tout leur intérêt une cinquantaine d’années après.

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Table Notre part d’ombre - François Marquis ...................................... 7 Le Service des Centres sociaux dans le parcours algérien de Germaine Tillion – Nelly Forget ............................. 21 Ethnologue dans l’Aurès (1934-1940) ..................................... 21 Parenthèse dramatique (1940-1954) ........................................ 26 Retour en Algérie (décembre 1954) ......................................... 27 La situation économique et sociale ..................................... 29 Création du Service des Centres sociaux ................................. 34 Opportunité de ce projet ...................................................... 35 Les sources et les précurseurs ............................................. 39 Finalités et principes d'action du SCS ................................. 46 Persécutions ............................................................................. 53 Arrestations, expulsions, assassinats ................................... 54 Insinuations et manipulations .............................................. 57 Autres engagements de Germaine Tillion pour l’Algérie ........ 62 Plaidoyers et tentatives de négociation ............................... 62 Au cabinet d’André Boulloche ............................................ 68 Après l’indépendance .......................................................... 71 Un îlot de fraternité .................................................................. 72 Ethnologues en temps de guerre – Michel Cornaton ........... 79 Camille Lacoste-Dujardin – L’opération Oiseau bleu .............. 80 Germaine Tillion – Le dialogue entre les cultures ................... 95 Jacques Berque – L’Homme aux deux rivages ...................... 100 Jean Servier – L’ethnologue soldat ........................................ 102 Pierre Bourdieu – L’homme aux deux visages ....................... 110 Jeanne Favret-Saada – L’Algérie d’après la guerre ................ 116

La Méditerranée aux éditions L’Harmattan

Dernières parutions

Géopolitique et Méditerranée (Volume 1) La Méditerranée : un espace imaginaire et fracturé

Coustillière Jean-François, Vallaud Pierre

L’espace méditerranéen vient de connaître, à vingt ans d’intervalle, deux événements qui ont totalement bouleversé les relations internationales dans cet espace : la fin de l’affrontement Est-Ouest en 1991 et les révoltes arabes en 2011. La question des relations internationales en Méditerranée et de la recherche de sécurité dans la région est centrale. Ce volume 1 a pour objet de rappeler les paramètres pérennes et les facteurs de tension ou de conflits qui agitent la région. (Coll. Bibliothèque de l’ iReMMO, 12.00 euros, 92 p.) ISBN : 978-2-343-04830-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-36451-3 Géopolitique en Méditerranée (Volume 2) La Méditerranée : stratégies en présence et enjeux

Coustillière Jean-François, Vallaud Pierre

Après un bref rappel historique et géographique resituant dans le volume 1 les paramètres pérennes de l’espace méditerranéen, ses fractures et ses fragilités, ainsi que ses crises et tensions, ce volume 2 s’attache à examiner les perceptions, les objectifs et les stratégies mis en œuvre par les grands acteurs impliqués dans cet espace, avant de mesurer les risques et les menaces qui pèsent sur celui-ci et d’identifier les enjeux. (Coll. Bibliothèque de l’ iReMMO, 12.00 euros, 118 p.) ISBN : 978-2-343-04831-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-36452-0 Processus d’identification en Méditerranée Reconfiguration des liens sociaux et des identités

Sous la direction de Sihem Najar

Cet ouvrage questionne le processus des constructions identitaires et les nouvelles formes de liens sociaux en Méditerranée. La perspective socio-anthropologique adoptée s’attache à détecter des stratégies identitaires spécifiques aux deux rives. La diversité des terrains d’observation et des thématiques questionnées apportera au lecteur les outils nécessaires pour mieux mesurer l’actuelle complexité des recompositions identitaires du bassin méditerranéen. (Coll. Socio-anthropologie des mondes méditerranéens, 20.00 euros, 198 p.) ISBN : 978-2-343-03742-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-36301-1

Mobilisations rurales en Méditerranée

Sous la direction de Sébastien Abis

En Méditerranée, les transitions politiques, les enjeux économiques, les urgences environnementales et le défi de la gouvernance ne se limitent pas aux villes et aux littoraux. Les mondes ruraux et les acteurs agricoles en sont des éléments moteurs. Cet ouvrage collectif propose de nouvelles clefs de lecture en offrant un panorama actualisé sur les forces syndicales agricoles de plusieurs pays de la région et en analysant la politique agricole de l’Union européenne, l’état des systèmes forestiers et l’évolution des agricultures familiales. (Coll. Bibliothèque de l’ iReMMO, 12.00 euros, 164 p.) ISBN : 978-2-343-03723-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-35098-1 Méditerranée (La) dans la guerre 8 novembre 1942 - 9 septembre 1943 L’histoire revisitée

Bisson Jean

La prise d’Alger par les Alliés dans la nuit du 7 au 8 novembre 1942 ne fut pas le simple coup de main envisagé par la Royal Navy, qui y perdit deux destroyers. En revanche, la reddition de Malte le 9 septembre 1943 marqua la victoire des Britanniques en Méditerranée. L’auteur tire de l’oubli une étape majeure de l’histoire navale de la Seconde Guerre mondiale grâce à la consultation de documents désormais disponibles. (Coll. Histoire et perspectives méditerranéennes, 44.00 euros, 440 p.) ISBN : 978-2-296-99777-6, ISBN EBOOK : 978-2-296-51659-5 Pour un féminisme méditerranéen

Fawzia Zouari

Réfléchir à la formule d’un féminisme méditerranéen, c’est dépasser le modèle des débats vains autour de «cette inégalité des sexes qui n’en finit nulle part de finir», disait J. Berque. Pour l’auteur, l»approche méditerranéenne» consisterait à trouver au féminisme une tonalité plus authentique, plus savoureuse, plus chargée de sens. Si les femmes de la Méditerranée ont un rôle à jouer, c’est, entre autres, de renouer le dialogue entre les communautés et les cultures, de redonner à cette région des raisons d’espérer. (Coll. Bibliothèque de l’ iReMMO, 12.00 euros, 104 p.) ISBN : 978-2-296-99428-7, ISBN EBOOK : 978-2-296-51035-7 Chypre Géopolitique et minorités

Kazarian Nicolas

La position de carrefour de Chypre confirme jusqu’à aujourd’hui sa mosaïque ethnique et religieuse. Latins, Arméniens, Maronites, Roms, voire Juifs, Russes et tant d’autres, participent au destin multiculturel de l’île. La dimension territoriale des deux principaux projets nationalistes chypriotes, grec et turc, est aussi à prendre en compte. La géopolitique à Chypre tient une place déterminante dans la constitution de ses communautés minoritaires, anciennes comme nouvelles. (31.00 euros, 304 p.) ISBN : 978-2-336-00379-5, ISBN EBOOK : 978-2-296-50827-9

Pour le futur de la Méditerranée : l’agriculture

Abis Sébastien

Si les révoltes des pays arabes méditerranéens ne sont pas des émeutes de la faim, les insécurités alimentaires et la fragilité des zones rurales constituent de puissants catalyseurs dans l’expression des revendications politiques en faveur d’une plus grande justice sociale et territoriale. Tout comme d’autres matières premières, les produits alimentaires sont fondamentaux dans l’équilibre et la stabilité de la nation. Cette réalité va-t-elle s’imposer dans l’agenda de coopération avec les pays méditerranéens ? (Coll. Bibliothèque de l’ iReMMO, 10.00 euros, 152 p.) ISBN : 978-2-336-00221-7, ISBN EBOOK : 978-2-296-50781-4 République (La) en Méditerranée Diffusions, espaces et cultures républicaines en France, Italie et Espagne (XVIIIe-XXe siècles)

Sous la direction de Luis P. Martin, Jean-Paul Pellegrinetti et Jérémy Guedj Fille de la Méditerranée, la République entretient avec cet espace géographique et culturel un lien historique privilégié. Dans le sillage et l’héritage de la République romaine des temps antiques ou des Républiques italiennes de l’époque moderne, République et Méditerranée se rencontrent de nouveau à l’époque contemporaine. Les diverses modalités participant du «phénomène républicain» se manifestent en plusieurs contrées selon des temporalités et des modes qui appellent une comparaison internationale. (Coll. Cliopolis, 38.50 euros, 392 p.) ISBN : 978-2-296-99442-3, ISBN EBOOK : 978-2-296-50393-9 Langues et médias en Méditerranée

Lachkar Abdenbi - Préface de Teddy Arnavielle

A travers l’étude des langues et des médias, plusieurs critères de reconnaissance interviennent pour donner une représentation d’un individu ou d’une culture dans un espace en évolution comme celui de la Méditerranée. C’est pour cette raison que les auteurs rendent compte, ici, de la situation des langues écrites ou orales en contact. En plus de l’aspect linguistique, socioculturel et communicatif, voici une vision d’ensemble des langues et des médias. (Coll. Langue et parole, 24.00 euros, 242 p.) ISBN : 978-2-296-96717-5, ISBN EBOOK : 978-2-296-50240-6

L’HARMATTAN ITALIA Via Degli Artisti 15; 10124 Torino L’HARMATTAN HONGRIE Könyvesbolt ; Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest L’HARMATTAN KINSHASA 185, avenue Nyangwe Commune de Lingwala Kinshasa, R.D. Congo (00243) 998697603 ou (00243) 999229662

L’HARMATTAN CONGO 67, av. E. P. Lumumba Bât. – Congo Pharmacie (Bib. Nat.) BP2874 Brazzaville [email protected]

L’HARMATTAN GUINÉE Almamya Rue KA 028, en face du restaurant Le Cèdre OKB agency BP 3470 Conakry (00224) 657 20 85 08 / 664 28 91 96 [email protected]

L’HARMATTAN MALI Rue 73, Porte 536, Niamakoro, Cité Unicef, Bamako Tél. 00 (223) 20205724 / +(223) 76378082 [email protected] [email protected]

L’HARMATTAN CAMEROUN BP 11486 Face à la SNI, immeuble Don Bosco Yaoundé (00237) 99 76 61 66 [email protected] L’HARMATTAN CÔTE D’IVOIRE Résidence Karl / cité des arts Abidjan-Cocody 03 BP 1588 Abidjan 03 (00225) 05 77 87 31 [email protected] L’HARMATTAN BURKINA Penou Achille Some Ouagadougou (+226) 70 26 88 27

L’HARMATTAN ARMATTAN SÉNÉGAL SÉNÉGAL L’H 10 VDN en face Mermoz, après le pont de Fann « Villa Rose », rue de Diourbel X G, Point E BP 45034 Dakar Fann 45034 33BP825 98 58Dakar / 33 FANN 860 9858 (00221) 33 825 98 58 / 77 242 25 08 [email protected] / [email protected] www.harmattansenegal.com L’HARMATTAN BÉNIN ISOR-BENIN 01 BP 359 COTONOU-RP Quartier Gbèdjromèdé, Rue Agbélenco, Lot 1247 I Tél : 00 229 21 32 53 79 [email protected]

Achevé d’imprimer par Corlet Numérique - 14110 Condé-sur-Noireau N° d’Imprimeur : 118491 - Dépôt légal : mai 2015 - Imprimé en France

La guerre d’Algérie

Ethnologues de l’ombre et de la lumière Ce livre a pour origine une conférence de Nelly Forget consacrée à la création, par Germaine Tillion, du Service des centres sociaux en Algérie, pendant la guerre d’indépendance. L’association Maison Germaine Tillion (Plouhinec, Morbihan), qui avait organisé la conférence, a considéré que cette histoire, qui n’a fait l’objet d’aucun ouvrage d’ensemble, méritait d’être portée à la connaissance d’un plus large public. Averti de ce projet, Michel Cornaton a proposé d’inscrire Germaine Tillion et les Centres sociaux dans le contexte plus large de l’engagement des autres ethnologues français (Lacoste-Dujardin, Servier, Bourdieu, Berque, FavretSaada) confrontés à la guerre d’Algérie. Parallèlement, il a souhaité qu’un lien soit établi avec le présent. La décapitation d’Hervé Gourdel en septembre 2014 et les massacres de Paris en janvier 2015 ont conduit François Marquis à faire le rapprochement avec une tuerie commise en 1956 par l’armée française dans la région de Collo (Algérie) et à poser le problème de notre responsabilité comme citoyens français. Michel Cornaton, professeur émérite de l’Université Lyon 2, est l’auteur d’une thèse publiée sous le titre Les regroupements de la décolonisation en Algérie, Paris, éditions ouvrières, 1967, préface de Germaine Tillion ; réédition sous le titre Les camps de regroupement de la guerre d’Algérie, préface de Germaine Tillion, postface de Bruno Etienne, Paris, L’Harmattan, 1998. Nelly Forget a découvert l’Algérie des bidonvilles dans les chantiers du Service civil international puis elle a participé à la mise en œuvre du Service des Centres sociaux. La répression contre ce Service au moment de la bataille d’Alger la ramène en France. Elle devient alors une collaboratrice de Germaine Tillion dont elle reste proche jusqu’à la fin. François Marquis, appelé en Algérie en 1959, a été chargé de créer un regroupement de population près de la ville de Collo, dans le Nord-Constantinois. Il a publié Pour un pays d’orangers, Algérie 1959-2012 aux éditions L’Harmattan.

ISBN : 978-2-343-06420-8

13 € Photo de couverture : Germaine Tillion ethnographiant, Aurès, 1935, © Association Germaine Tillion

Histoire et Perspectives Méditerranéennes