La culture du narcissisme 9782081428461

La culture occidentale est en crise. Le Narcisse moderne, terrifié par l’avenir, méprise la nostalgie et vit dans le cul

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French Pages 416 [438] Year 2018

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Table of contents :
Pour en finir avec le XXIe siècle par Jean-Claude Michéa
Préface
1. L’invasion de la société par le moi
2. La personnalité narcissique de notre temps
3. La réussite sociale, hier et aujourd’hui : du travail à la séduction
4. La banalité de la pseudo-connaissance de soi : le théâtralisme de la politique et de l’existence quotidienne
5. Déclin de l’esprit sportif
6. Décadence du système éducatif.
7. L’enfant et le travailleur : de l’autorité traditionnelle au contrôle thérapeutique
8. La fuite devant les sentiments : sociopsychologie de la guerre des sexes
9. L’avenir condamné : la peur de vieillir
10. Un paternalisme sans père
Postface : nouveau regard sur La Culture du narcissisme
Notes
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La culture du narcissisme
 9782081428461

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JEAN-CLAUDE MICHÉA présente

CHRISTOPHER

LASCH La culture du narcissisme

Champs essais

CHRISTOPHER LASCH La culture du narcissisme La culture occidentale est en crise. Le Narcisse moderne, terrifié par l’avenir, méprise la nostalgie et vit dans le culte de l’instant ; dans son refus proclamé de toutes les formes d’autorité, il se soumet à l’aliénation consumériste et aux conseils infantilisants des experts en tout genre. Aujourd’hui plus que jamais, l’essai majeur de Christopher Lasch frappe par son actualité. Décortiquant la personnalité typique de l’individu moderne, Lasch met en lumière ce paradoxe essentiel qui veut que le culte narcissique du moi en vienne, in fine, à détruire l’authentique individualité. Christopher Lasch déroule le fil d’une analyse souvent subtile, nourrie de psychanalyse et de sociologie ; sa critique du mode de vie contemporain et d’une pensée de gauche complice du capitalisme est radicale, mais non sans espoir, car elle est pénétrée de la conviction que la conscience de l’histoire peut redonner du sens à un monde qui n’en a plus.

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Michel L. Landa.

Prix France : 10 € ISBN : 978-2-0814-2846-1

En couverture : © Rouzes / iStock

Flammarion

9 782081 428461

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Précédé d’un avant-propos de Jean-Claude Michéa.

Création Studio Flammarion

Christopher Lasch (1932-1994), historien et sociologue américain, est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels La Révolte des élites, Le Seul et Vrai Paradis, et Le Moi assiégé.

LA CULTURE DU NARCISSISME

Du même auteur La Révolte des élites et la trahison de la démocratie, Climats, 1996 ; « Champs », 2007. Culture de masse ou culture populaire ?, Climats, 2001. Le Seul et Vrai Paradis. Une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques, Climats, 2002 ; « Champs », 2006. Les Femmes et la vie ordinaire : amour, mariage et féminisme, Climats, 2006. Le Moi assiégé, Climats, 2008. Un refuge dans ce monde impitoyable : la famille assiégée, François Bourin, 2012. La Culture de l’égoïsme, avec Cornelius Castoriadis, Climats, 2012.

Christopher Lasch

LA CULTURE DU NARCISSISME La vie américaine à un âge de déclin des espérances Traduction de l’anglais par Michel L. Landa Précédée de Pour en finir avec le XXIe siècle de Jean-Claude Michéa

Champs essais

Titre original : The Culture of Narcissism, American Life in An Age of Diminishing Expectations. © 1979, Christopher Lasch. © W.W. Norton & Company, Inc., New York, Londres, 1991. © Éditions Climats, Castelnau-le-Lez, 2000. © Éditions Flammarion, 2006. © Flammarion, 2018, pour cette édition. ISBN : 978-2-0814-2846-1

Pour en finir avec le XXIe siècle par Jean-Claude Michéa

Au début de son merveilleux petit livre sur George Orwell, Simon Leys fait observer, avec raison, que nous avons là un auteur qui « continue de nous parler avec plus de force et de clarté que la plupart des commenta­ teurs et politiciens dont nous pouvons lire la prose dans le journal de ce matin * ». Toutes proportions gardées, ce jugement s’applique parfaitement à l’œuvre de Chris­ topher Lasch et plus particulièrement à La Culture du narcissisme, qui est sans doute son chef-d’œuvre. Voici, en effet, un ouvrage écrit il y a déjà plus de vingt ans ** et qui demeure, à l’évidence, infiniment plus actuel que la quasi-totalité des essais qui ont prétendu, depuis, expliquer le monde où nous avons à vivre. L’étonnante actualité de ce texte tient en premier lieu à la nature de son objet. En choisissant d’étudier les * Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique, Paris, Hermann, 1984 ; Flammarion, « Champs », 2014. ** La Culture du narcissisme a été publiée aux États-Unis en 1979. Une traduction française a paru en 1981 chez Robert Laffont dans la collection « Libertés 2000 » dirigée par Georges Liébert et Emmanuel Todd, sous le titre du « Complexe de Narcisse ». C’est cette traduc­ tion, devenue rapidement introuvable, et par ailleurs excellente, qui est ici publiée, augmentée d’une postface de l’auteur.

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modifications culturelles et psychologiques qui accom­ pagnent la modernisation du capitalisme sur l’exemple privilégié de l’Amérique, Christopher Lasch ne pouvait évidemment qu’anticiper les principales évolutions qui constitueraient un peu plus tard, et avec bien moins d’excuses, le destin ordinaire des autres sociétés occiden­ tales *. On aurait tort, cependant, de réduire l’originalité de La Culture du narcissisme à ce seul aspect des choses. En vérité, si cet ouvrage a pu conserver, par-delà les années, l’essentiel de sa puissance critique, c’est bien plutôt parce que le point de vue philosophique adopté par l’auteur permettait d’emblée d’éviter les difficultés et apories qui sont généralement le lot de ceux qui dénoncent les méfaits du capitalisme, tout en persistant à inscrire leur dénonciation à l’intérieur même des clivages idéologiques que ce système impose. Par sa formation intellectuelle initiale (le « marxisme occidental » et, plus particulièrement, l’École de Francfort) Lasch s’est, en effet, trouvé assez vite immunisé contre ce culte du « Progrès » (ou, comme on dit maintenant, de la « modernisation ») qui constitue, de nos jours, le caté­ chisme résiduel des électeurs de Gauche et donc égale­ ment un des principaux ressorts psychologiques qui les * On songe à la mise en garde que Marx a placée au commence­ ment du Capital : « J’étudie dans cet ouvrage le mode de production capitaliste et les rapports de production qui lui correspondent. L’Angle­ terre est le lieu classique de cette production. Voilà pourquoi j’emprunte à ce pays les faits et les exemples principaux qui servent d’illustration au développement de mes théories. Si le lecteur allemand se permettait un mouvement d’épaules pharisaïque à propos de l’état des ouvriers anglais, industriels et agricoles, ou se berçait de l’idée opti­ miste que les choses sont loin d’aller aussi mal en Allemagne, je serais obligé de lui crier : de te fabula narratur. » Le Capital (préface de la première édition allemande).

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retient encore à cette étrange Église malgré son évidente faillite historique. Présentant, quelques années plus tard, la logique de son itinéraire philosophique, Lasch ira jus­ qu’à écrire que le point de départ de sa réflexion avait toujours été cette « question faussement simple » : « Comment se fait-il que des gens sérieux continuent encore à croire au Progrès alors que les évidences les plus massives auraient dû, une fois pour toutes, les conduire à abandonner cette idée * ? » Or, le simple fait d’accepter de poser cette question sacrilège ne permet pas seulement de renouer avec plusieurs aspects oubliés du socialisme originel ** . Il contribue également à lever un certain nombre d’interdits théoriques qui, en se solidifiant avec le temps, avaient fini par rendre pratiquement inconce­ vable toute mise en cause un peu radicale de l’utopie capitaliste. C’est ainsi, par exemple, que la question sou­ levée par Lasch rend à nouveau possible l’examen cri­ tique de l’identification devenue traditionnelle - par le biais d’une forme quelconque de la théorie des « ruses de la raison » - entre le mouvement, posé comme inéluc­ table, qui soumet toutes les sociétés au règne de l’Écono­ mie et le processus d’émancipation effective des * Le Seul et Vrai Paradis, Paris, Flammarion, « Champs », 2006. ** S’il y a, dans l’historiographie des révoltes populaires contre l’industrialisation capitaliste, un épisode qui a toujours été soit cen­ suré, soit profondément dénaturé voire diabolisé, c’est bien le combat des Luddites anglais, au début du XIXe siècle, contre les fanatiques du Progrès industriel et sa « meurtrière idolâtrie de l’avenir qui anéan­ tit des espèces vivantes, abolit les langues, étouffe les diverses cultures et risque même de faire périr le monde naturel tout entier. » (John Zerzan, Aux sources de l’aliénation, L’insomniaque, 1999.) Si l’on veut redécouvrir le noyau rationnel de cette révolte fondatrice, il faut lire la remarquable étude de Kirkpatrick Sale, Rebels Against the Future – The Luddites and Their War On the Industrial Revolution. Lessons for the Computer Age, Londres, Quartet books, 1995.

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individus et des peuples. En d’autres termes, si l’on consent à traduire les concepts a priori de l’entendement progressiste devant le tribunal de la Raison, si, par consé­ quent, on cesse de tenir pour autodémontrée l’idée que n’importe quelle modernisation de n’importe quel aspect de la vie humaine constitue, par essence, un bienfait pour le genre humain, alors plus rien ne peut venir garantir théologiquement que le système capitaliste - sous le simple effet magique du « développement des forces productives » - serait historiquement voué à construire, « avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature » (Marx), la célèbre « base matérielle du socia­ lisme », autrement dit l’ensemble des conditions tech­ niques et morales de son propre « dépassement dialectique ». Cela signifie en clair - pour s’en tenir à quelques nuisances bien connues - que le développe­ ment d’une agriculture génétiquement modifiée, la des­ truction méthodique des villes et des formes d’urbanité correspondantes ou encore l’abrutissement médiatique généralisé et ses cyberprolongements, ne peuvent, de quelque façon que ce soit, être sérieusement présentés comme un préalable historique nécessaire, ou simple­ ment favorable, à l’édification d’une société « libre, égali­ taire et décente * ». Ce sont là, au contraire, autant d’obstacles évidents à l’émancipation des hommes, et plus ces obstacles se développeront et s’accumuleront (qu’on songe par exemple à certaines lésions probable­ ment irréversibles de l’environnement), plus il deviendra difficile de remettre en place les conditions écologiques et * « The free, equal and decent society », telle est la formulation la plus exacte de l’idéal politique de George Orwell. Voir l’introduction de Sonia Orwell aux Essais, articles, lettres, Paris, Ivrea-Encyclopédie des nuisances, 1995, tome I, p. 8.

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culturelles indispensables à l’existence de toute société véritablement humaine. Ceci revient à dire, le capita­ lisme étant ce qu’il est, que le temps travaille désormais essentiellement contre les individus et les peuples, et que plus ceux-ci se contenteront d’attendre la venue d’un monde meilleur, plus le monde qu’ils recevront effective­ ment en héritage sera impropre à la réalisation de leurs espérances - y compris les plus modestes. Or cette idée constitue la négation même du dogme progressiste, lequel pose par définition que la Raison finit toujours par l’emporter et qu’ainsi, il est d’ores et déjà acquis que le XXIe siècle sera grand et l’avenir radieux. C’est pour­ quoi la critique de l’aliénation progressiste doit devenir le premier présupposé de toute critique sociale. Et malheu­ reusement c’est une critique qui, jusqu’à présent, n’a guère dépassé le stade des commencements *. Si l’admirable clairvoyance de Lasch a un secret, il n’est par conséquent pas très difficile à découvrir. Il réside dans l’articulation originale qui a toujours soustendu son œuvre entre, d’une part, une imperméabilité absolue aux mythologies modernistes et de l’autre une fidélité jamais démentie au point de vue des travailleurs et des simples gens, c’est-à-dire de ceux qui, par la force des choses, ont l’habitude de déchiffrer une société en la considérant sous le seul angle approprié, à savoir de bas en haut. Le bénéfice le plus tangible d’une telle position - qui est à la fois politique et épistémologique - est de rendre aussitôt perceptible l’illusion qui confère à la Gauche moderne, dans sa dérisoire « pluralité », le peu de * Sur les conditions historiques et philosophiques de la formation du paradigme progressiste, entre 1680 et 1730, on lira l’excellente étude de Frédéric Rouvillois : L’Invention du progrès, Paris, Kimé, 1996.

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cohérence intellectuelle dont elle a encore besoin pour s’assurer de ce semblant d’autonomie qui est indispen­ sable à sa survie électorale. Cette illusion, pour ainsi dire transcendantale, c’est l’idée bien connue selon laquelle le système capitaliste représenterait par nature un ordre social conservateur, autoritaire et patriarcal, fondé sur la répression perma­ nente du Désir et de la Séduction, répression qu’exigerait la discipline du Travail et dont la Famille, l’Église et l’Armée seraient les agents privilégiés *. Cette représenta­ tion est certainement très reposante pour un esprit moderne. Elle exige cependant qu’on oublie que, dès 1848, Marx avait pris la précaution d’invalider par avance une interprétation des faits aussi furieuse qu’in­ vraisemblable. « La bourgeoisie - rappelait-il ainsi - ne peut exister sans révolutionner constamment les instru­ ments de production et donc les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux », alors que « le maintien sans changement de l’ancien mode de produc­ tion était, au contraire, pour toutes les classes indus­ trielles antérieures, la condition première de leur existence ». C’est pourquoi - ajoutait-il - au fur et à mesure que le système capitaliste progresse, « tous les rapports sociaux stables et figés, avec leur cortège de conceptions et d’idées traditionnelles et vénérables, se dissolvent ; les rapports nouvellement établis vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout élément de hiérarchie sociale et de stabilité d’une caste s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané ». L’un des plus grands mérites théoriques de Lasch est, assurément, d’avoir tou­ jours su prendre au sérieux cette hypothèse de Marx et * On reconnaît, dans cette audacieuse analyse, le décor philoso­ phique quotidien que l’industrie du divertissement impose aux diffé­ rents secteurs de la « culture jeune » et de la rébellion rentable.

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d’avoir cherché à en éprouver le pouvoir éclairant sur tous les aspects de la société américaine. Naturellement, à partir du moment où l’on reconnaît que le système capitaliste porte en lui - comme la nuée l’orage - le bouleversement perpétuel des conditions existantes, un certain nombre de conséquences indésirables ou icono­ clastes ne peuvent manquer de se présenter. Sous ce rap­ port, l’un des passages les plus dérangeants de La Culture du narcissisme demeure, de toute évidence, celui où Lasch développe l’idée que le génie spécifique de Sade - l’une des vaches sacrées de l’intelligentsia de gauche - serait d’être parvenu, « d’une manière étrange », à anticiper dès la fin du XVIIIe siècle toutes les implications morales et culturelles de l’hypothèse capitaliste, telle qu’elle avait été formulée pour la première fois par Adam Smith, il est vrai dans un tout autre esprit. Sade - écrit ainsi Lasch - imaginait une utopie sexuelle où chacun avait le droit de posséder n’importe qui ; des êtres humains, réduits à leurs organes sexuels, deviennent alors rigoureusement anonymes et interchangeables. Sa société idéale réaffirmait ainsi le principe capitaliste selon lequel hommes et femmes ne sont, en dernière analyse, que des objets d’échange. Elle incorporait également et poussait jusqu’à une surprenante et nouvelle conclusion la décou­ verte de Hobbes, qui affirmait que la destruction du pater­ nalisme et la subordination de toutes les relations sociales aux lois du marché avaient balayé les dernières restrictions à la guerre de tous contre tous, ainsi que les illusions apai­ santes qui masquaient celle-ci. Dans l’état d’anarchie qui en résultait, le plaisir devenait la seule activité vitale, comme Sade fut le premier à le comprendre - un plaisir qui se confond avec le viol, le meurtre et l’agression sans freins. Dans une société qui réduirait la raison à un simple calcul, celle-ci ne saurait imposer aucune limite à la poursuite du plaisir, ni à la satisfaction immédiate de n’importe quel

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désir, aussi pervers, fou, criminel ou simplement immoral qu’il fut. En effet, comment condamner le crime ou la cruauté, sinon à partir de normes ou de critères qui trouvent leurs origines dans la religion, la compassion ou dans une conception de la raison qui rejette des pratiques purement instrumentales ? Or, aucune de ces formes de pensée ou de sentiment n’a de place logique dans une société fondée sur la production de marchandises.

Si nous acceptons cette analyse, il devient d’un seul coup plus facile de saisir les liens métaphysiques essen­ tiels qui unissent, dès l’origine, bien que de façon évidem­ ment inconsciente, les deux moments théoriques de l’idéal capitaliste : d’un côté l’exhortation prétendument « libertaire » à émanciper l’individu de tous les « tabous » historiques et culturels qui sont supposés faire obstacle à son fonctionnement comme pure « machine désirante », de l’autre, le projet libéral d’une société homogène dont le Marché autorégulateur constituerait l’instance à la fois nécessaire et suffisante pour ordonner au profit de tous le mouvement brownien des individus « rationnels », c’est-à-dire enfin libérés de toute autre considération phi­ losophique que celle de leur intérêt bien compris. Ce que Lasch appelle « l’individu narcissique moderne », avec sa peur de vieillir et son immaturité si caractéristique - dont l’Américain des classes moyennes n’a été que la préfiguration burlesque - n’est, en définitive, rien d’autre que l’expression psychologique et culturelle de ce com­ promis libéral-libertaire devenu avec le temps historique­ ment réalisable. Et tout l’art de Lasch est d’établir avec rigueur comment cette rencontre, à première vue surpre­ nante, a fini par trouver dans les métamorphoses du capitalisme contemporain ses conditions pratiques de possibilité. Quand la consommation est célébrée comme une forme de culture à part entière - avec son imaginaire

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et ses conventions spécifiques - plus rien ne s’oppose, en effet, à ce que les deux faces métaphysiquement complé­ mentaires du paradigme libéral - faces qui, pour des rai­ sons historiques, avaient dû, jusqu’à présent, se développer de façon indépendante et antagoniste - se réconcilient, et même fusionnent, dans l’unité d’une sensibilité aussi cohérente que moderne. On conçoit naturellement qu’une telle analyse ait pu choquer - aux États-Unis comme en Europe - les bonnes consciences progressistes. Elle les obligeait à reconnaître que l’ingénieuse hypothèse capita­ liste - la « commercial society » imaginée par Adam Smith en réponse aux problèmes politiques du temps n’empruntait pas ses principes (Individu, Raison, Liberté) aux anciennes barbaries ou au « ténébreux Moyen Age », mais bien à l’axiomatique des Lumières, c’est-à-dire, si on y réfléchit, à la même matrice culturelle que celle dont la Gauche est issue *. * La distinction moderne entre la « Droite » et la « Gauche » (qui est une transposition française de l’opposition, née en Angleterre, des Tories et des Whigs) correspond tout au long du XIXe siècle au conflit entre les défenseurs de 1’« Ancien Régime » - c’est-à-dire d’une société agraire et théologico-militaire - et les partisans du « Progrès », pour qui la révolution industrielle et scientifique (forme pratique du triomphe de la Raison) conduira, par sa seule logique, à réconcilier l’humanité avec elle-même. Le socialisme originel, au contraire, est, dans son principe, parfaitement indépendant de ce clivage. Il consti­ tue avant tout la traduction en idées philosophiques des premières protestations populaires (luddites et chartistes anglais, canuts de Lyon, tisserands de Silésie, etc.) contre les effets humains et écolo­ giques désastreux de l’industrialisation libérale. On ne trouvera par conséquent pas, chez Fourier ou chez Marx, de vibrants appels à unir un mystérieux « peuple de gauche » contre l’ensemble des forces supposées « hostiles au changement ». Et durant tout le XIXe siècle, les socialistes les plus radicaux sont d’abord attentifs à ne pas compro­ mettre la précieuse autonomie politique des travailleurs lors des diffé­ rentes alliances éphémères qu’ils sont obligés de nouer, tantôt contre les puissances de l’Ancien Régime, tantôt contre les industriels libé­

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Il n’est guère besoin de souligner l’intérêt politique majeur de l’hypothèse défendue par Lasch. Elle éclaire, par exemple, d’une lumière particulièrement cruelle le destin d’une époque qui aura vu, sans rire, le drapeau de la révolte tomber progressivement des mains de Rosa Luxembourg dans celles d’une Ségolène Royal. La Gauche traditionnelle, en effet, malgré sa foi sim­ pliste dans le mythe bourgeois du « Progrès », avait tou­ jours conservé – notamment à travers le contrôle des bureaucraties syndicales et de nombreuses municipalités ouvrières – un minimum d’enracinement dans les milieux populaires et donc de compréhension envers leurs cultures et leurs sensibilités. C’est pourquoi ses pro­ grammes politiques, et parfois même ses luttes, mainte­ naient généralement un certain nombre d’aspects anticapitalistes, qui étaient autant de survivances tan­ gibles des compromis historiques autrefois passés entre la Gauche et le socialisme ouvrier. À partir des années 1960, au contraire, la convergence – rétrospectivement tout à fait logique – de différents processus « modernisateurs » – qui, sur le moment, pou­ vaient sembler indépendants les uns des autres – acheva rapidement de décomposer le peu d’esprit « anticapita­ liste » qui habitait encore les instances dirigeantes de raux. Ce n’est qu’après l’affaire Dreyfus - et non sans débats passion­ nés - que s’opérera véritablement, pour le meilleur et pour le pire, l’inscription massive du mouvement socialiste dans le camp de la Gauche défini comme celui des « forces de Progrès ». Pour valider cette opération historique, à la fois féconde et ambiguë, il sera d’ailleurs nécessaire (Durkheim jouant ici un rôle important) d’accen­ tuer autrement la généalogie du projet socialiste. On choisira d’y voir désormais moins le produit de la créativité ouvrière qu’un développe­ ment « scientifique » de la philosophie des Lumières, rendu possible par l’œuvre du comte de Saint-Simon, et importé ensuite « de l’exté­ rieur » dans la classe ouvrière.

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l’ancienne Gauche. D’abord, le déclin accéléré des capa­ cités de séduction de l’empire soviétique, c’est-à-dire de la triste imitation d’État du progrès capitaliste ; ensuite, et de manière infiniment plus décisive, l’entrée de l’Europe occidentale dans l’ère du capitalisme de consommation, et donc l’installation inévitable au centre même du spectacle de cette « culture jeune » qui est char­ gée d’en légitimer l’imaginaire et d’assurer sans fin la circulation, sous mille emballages différents, de la même agréable pacotille ; enfin, et surtout, la destruction de la classe ouvrière elle-même, c’est-à-dire non pas, bien sûr, la disparition réelle des ouvriers (qui est, en partie, un arti­ fice statistique) mais celle de la conscience de classe qui les unissait, disparition obtenue d’une part par la liquidation méthodique des quartiers populaires et, de l’autre, par les nouvelles formes d’organisation du travail dans l’entreprise modernisée et les techniques de management « anti-autoritaires » qui ont permis de les imposer *. Ce qui, en ces temps baptismaux, a été désigné comme la « nouvelle Gauche » n’est en définitive rien d’autre que l’écho politique de ces différents processus. Il faut donc également voir dans ce courant multicolore une des tra­ ductions politiques privilégiées de la montée en puis­ sance de ces nouvelles classes moyennes – si bien décrites, à l’époque, par Georges Perec - qui, parce quelles sont préposées à l’encadrement technique, managérial ou * Sur cette destruction programmée de la classe ouvrière, on lira avec intérêt le livre de Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière (Fayard, 1999). Cette enquête minutieuse commence par une question de bon sens (donc, de nos jours, émi­ nemment subversive) : « Comment expliquer que les ouvriers consti­ tuent toujours le groupe social le plus important de la société française et que leur existence passe de plus en plus inaperçue ? »

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« culturel * » des formes les plus modernes du capita­ lisme, sont condamnées à asseoir leur pauvre image d’elles-mêmes sur leur seule aptitude à courber l’échine devant n’importe quelle innovation, « flexibilité » humaine pathétique qui en fait la proie rêvée des psycho­ thérapeutes et le gibier électoral de prédilection de toute gauche « citoyenne » et progressiste. C’est seulement à la faveur de cette configuration culturelle très particulière que l’occasion historique put être enfin offerte aux repré­ sentants les plus ambitieux de la nouvelle sensibilité libérale-libertaire de confisquer à leur usage exclusif les derniers instruments de lutte ou d’influence dont les classes populaires avaient encore la disposition. On put alors voir, au cours de différents pronuncia­ mientos (dont le célèbre congrès d’Epinay), les tra­ vailleurs et leur penchant démodé pour la « lutte des classes » être progressivement remis à leur juste place, sans que nul, visiblement, ne s’en étonne, au profit d’élites politiques et sociales tout autrement pimpantes. Élites parfaitement conscientes, quant à elles, qu’à l’aube du XXe siècle, les clivages politiques décisifs seraient ceux qui, dans l’intérêt du genre humain, opposeraient désor­ mais d’un côté l’incorrigible archaïsme des classes popu­ laires (maintenant partout représentées comme un assemblage ridicule et menaçant de « beaufs », de « ploucs » et de « Deschiens ») et, de l’autre, l’insolente * Dans la mesure où l’imaginaire de la consommation possède une fonction de plus en plus décisive dans le développement du capi­ talisme contemporain, la diffusion et la célébration de cet imaginaire deviennent une exigence économique prioritaire. À l’ère de la com­ munication de masse, cela signifie donc nécessairement que le men­ songe médiatique, la manipulation publicitaire, et l’abrutissement spectaculaire (assuré par le showbiz et ses artistes citoyens) tendent à devenir une force productive directe.

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jeunesse intellectuelle des nouveaux maîtres de la pla­ nète, dont Libération et Le Monde (pour ne considérer que la pointe militante de cet ordre nouveau) assurent avec un dévouement et une efficacité admirables la pro­ motion quotidienne *. Si La Culture du narcissisme apparaît comme un livre si prophétique, c’est donc, en vérité, parce qu’en décri­ vant avec une précision remarquable, sur la base des don­ nées empiriques déjà disponibles à l’époque, les formes d’individualisation requises par le capitalisme de consommation (cet « homme psychologique de notre temps qui est le dernier avatar de l’individualisme bour­ geois »), Lasch délimitait en même temps par avance ** le * Le lecteur intéressé trouvera une bonne description des transfor­ mations parallèles de la Gauche anglaise dans le petit livre de Keith Dixon, Un digne héritier, Paris, Raisons d’agir éditions-Le Seuil, 1999. ** Lasch ne pouvait évidemment pas, à l’époque, prendre en compte les nouvelles contraintes politiques, économiques et technolo­ giques (mises en place sous le nom de « mondialisation ») que le Capital imposerait bientôt à la planète entière pour essayer de contre­ carrer, en élargissant brutalement le champ et les modalités de la guerre économique, la baisse tendancielle de son taux de profit, deve­ nue manifeste au début des années 1970. Toutefois, d’un point de vue philosophique, ces modifications sont, en fin de compte, relative­ ment secondaires. Contre le discours positiviste ambiant, il faut, en effet, rappeler que des « nouvelles technologies » ne peuvent dévelop­ per leurs effets principaux sur les rapports humains que dans un monde qui est déjà culturellement préparé à les recevoir. Le principe de la machine à vapeur, par exemple, était parfaitement connu dans l’Alexandrie du IIe siècle. Pour autant, dans les conditions culturelles de l’époque, aucune révolution industrielle n’aurait pu s’ensuivre ; et le téléphone mobile n’a pu généraliser tous ses effets d’incivilité que dans un monde où les formes autistiques de l’individualisme, tout comme l’effacement des frontières de la vie privée (« tout est poli­ tique »), avaient déjà atteint un degré de développement appréciable pour des raisons tout à fait indépendantes de cette technologie moderne, même si celle-ci, bien sûr, ne peut qu’amplifier en retour

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cadre psychologique et intellectuel très étroit à l’intérieur duquel devraient dorénavant se débattre les militants « pluriels » de toute gauche moderne, et d’une façon plus générale les représentants de ces nouvelles classes moyennes dont la fausse conscience est devenue l’esprit du temps. Ainsi s’éclaire le curieux destin - qui n’est, bien sûr, paradoxal qu’en apparence – d’une gauche occiden­ tale qui a, partout, en se modernisant, « renoncé à l’émancipation sociale et se contente d’aménager une infirmerie pour accueillir les blessés de la guerre écono­ mique * », quand, encore, elle ne prend pas sur elle de diriger cette guerre avec l’enthousiasme des néophytes et le zèle des parvenus. De leur côté, pour s’être laissé déposséder du peu d’autonomie politique qui leur restait par ces bienveillants tuteurs à l’esprit si ouvert (et dont – cela va de soi - la plupart des membres avaient fait ces effets qui la précèdent. Le lecteur qui désirerait compléter utile­ ment l’analyse de Lasch sur tous ces points trouvera une mine de renseignements précis et d’analyses intelligentes dans l’ouvrage appelé à faire date de Luc Boltanski et Ève Chiappello, Le Nouvel Esprit du capitalisme (Paris, Gallimard, 1999). * Selon la formule de Philippe Cohen, Protéger ou disparaître (Paris, Gallimard, 1999). On pourra, de fait, mesurer l’ampleur du chemin parcouru par la Gauche moderne en considérant le cas paradigmatique de la ville de Montpellier, dont le maire - homme de gauche vision­ naire comme seule l’époque présente est capable d’en inventer - s’est mis en tête d’obtenir en quelques plans quinquennaux la modernisa­ tion intégrale. Voici comment son brillant second - responsable de l’urbanisme local - présentait les fondements philosophiques du gran­ diose projet « Odysseum », point d’orgue de cette exaltante croisade et utopie radieuse à la mesure du merveilleux XXIe siècle, c’est-à-dire jeune, technologique et citoyenne : « Les ados aiment se balader dans les centres commerciaux. On se dirige vers le plaisir d’acheter, le besoin de convivialité, dans un environnement sécurisé. Odysseum c’est le nouveau quartier de la rencontre, de la jeunesse et de la consommation moderne » (Gazette de Montpellier, 26 novembre 1999).

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leurs classes du bon côté des barricades), les vaincus du monde moderne – c’est-à-dire, comme toujours, les tra­ vailleurs et les simples gens - finissent par se retrouver, pour des raisons symétriques, dans la même situation d’impuissance que les ouvriers du XIXe siècle, lorsqu’ils ne s’étaient pas encore dotés d’organisations politiques indépendantes. À ce stade - écrivait Marx (qui n’imaginait pas qu’en théorisant ainsi le passé il théorisait aussi le futur) - les ouvriers forment une masse disséminée à travers le pays et atomisée par la concurrence. S’il arrive que les ouvriers se soutiennent dans une action de masse, ce n’est pas encore là le résultat de leur propre union, mais de celle de la bour­ geoisie qui, pour atteindre ses fins politiques propres, doit mettre en branle le prolétariat tout entier, et qui possède encore provisoirement le pouvoir de le faire. Durant cette phase, les prolétaires ne combattent donc pas leurs propres ennemis, mais les ennemis de leurs ennemis, c’est-à-dire les vestiges de la monarchie absolue, propriétaires fonciers, bourgeois non industriels, petits bourgeois. Tout le mouve­ ment historique est de la sorte concentré entre les mains de la bourgeoisie ; toute victoire remportée dans ces conditions est une victoire bourgeoise. (Manifeste du Parti communiste.)

Telle est la raison historique principale qui fait que, depuis vingt ans, chaque victoire de la Gauche corres­ pond obligatoirement à une défaite du Socialisme. Parvenu à ce point, j’imagine sans peine que le type de révolution intellectuelle auquel l’œuvre de Lasch nous invite ne pourra être que très mal accueillie par le public « éclairé », c’est-à-dire par celui qui se sait, par droit divin, situé à jamais dans le camp du Bien et de la Vérité. Pour un lecteur qui est avant tout soucieux de la correc­ tion politique de ses idées (sans doute parce que, pour

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lui, une idée n’est pas tant un moyen de comprendre le monde que celui d’apaiser ses propres inquiétudes), il ne peut, en effet, y avoir aucun doute sur ce qui donne son sens à l’époque présente : l’affrontement titanesque entre, d’un côté, les faibles forces qu’essaient de rassembler à grand-peine les guérilleros héroïques de la modernité et, de l’autre, les hordes déferlantes et puissamment organi­ sées de la « Réaction » et du terrible passé. Dans cette vision, à coup sûr très touchante, de l’Histoire, il va de soi que ceux qui s’obstineraient à prétendre qu’il existe toujours des classes dirigeantes (mondialisées de surcroît), et qu’elles ont bien pour premier souci de façonner une humanité nouvelle conforme à leurs intérêts égoïstes, doivent être considérés comme les victimes d’une évi­ dente prédisposition à la paranoïa. Quant à vouloir com­ battre la domination de ces puissances en prenant appui sur la dignité et les vertus des classes populaires, voilà qui témoigne au mieux d’une nostalgie déplacée pour un monde « disparu », au pire d’une fascination coupable pour ce « populisme » dont les médias unanimes ont le bon goût de nous rappeler quotidiennement de quelle bête immonde son ventre est toujours fécond. En prenant le risque de rééditer La Culture du narcis­ sisme il n’entrait pas dans nos intentions - ni, certes, dans nos possibilités - de troubler le repos intellectuel de cette partie du public. Il n’est pas impossible, malgré tout, que même parmi ces lecteurs il s’en trouve quelques-uns pour reconnaître au livre de Lasch la vertu de déranger leurs habitudes intellectuelles (ce qui pour tout moderniste est normalement une qualité) et donc d’appeler, par son caractère provocant, la réfutation en règle qu’il mérite. Il faudra par conséquent que de tels lecteurs aient aussi le courage d’aller jusqu’à la question suivante. Comment se fait-il qu’un ouvrage si stimulant

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- et, pour cette raison, discuté dans le monde entier ait pu être publié en France dès 1981, s’y trouver rapide­ ment épuisé grâce à ce « bouche à oreille » qui est devenu le samizdat des régimes libéraux - cela sans que la perspi­ cace critique officielle se soit sentie tenue de lui consacrer une seule analyse sérieuse, c’est-à-dire à la mesure des enjeux réels du livre - pour ne rien dire ici, évidemment, de la pourtant si bavarde sociologie d’État ? Il est vrai que cette manière d’opérer est, depuis assez longtemps, la marque de fabrique du paysage intellectuel français et que tout livre qui dérange réellement l’ordre établi et sa bonne conscience « citoyenne » est ordinaire­ ment condamné à paraître soit dans un silence de plomb soit sous un déluge de calomnies. Mais ceci est justement une raison supplémentaire pour que chacun s’interroge sur ce curieux état de fait et s’efforce à tout le moins d’en dégager les implications principales. Cela signifierait-il, par exemple, qu’à force de se « moderni­ ser » les intellectuels officiels et les médiatiques en sont revenus aux mœurs d’une époque où - selon les mots de Marx - « désormais il ne s’agit plus de savoir si tel théo­ rème est vrai, mais s’il est bien ou mal sonnant, agréable ou non à la police, utile ou nuisible au capital » et où de ce fait « la recherche désintéressée fait place au pugilat payé, l’investigation consciencieuse à la mauvaise conscience, aux misérables subterfuges de l’apologé­ tique » ? (Marx, Postface à la deuxième édition allemande du Capital). Si tel était le cas, la situation aurait, bien sûr, quelque chose de profondément désespérant. À moins, au contraire, qu’on y lise précisément, comme jadis Hegel, le signe irrécusable que « tout continue » et que, par conséquent, nul n’est encore en mesure de pré­ tendre que la vieille taupe creuse ses galeries en vain. Choisir la bonne interprétation n’est peut-être, après

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tout, qu’une affaire de tempérament. Mais ce qui est sûr, et quoi qu’il puisse advenir, c’est que Christopher Lasch aura été de ceux qui ont le plus aidé ce sympathique mammifère à poursuivre sa tâche ingrate. Et en ces temps étranges et difficiles, je ne connais pas de meilleure manière de recommander un livre.

Préface Un quart de siècle à peine après que Henry Luce eut proclamé l’avènement du « siècle américain », la confiance de l’Amérique en elle-même est tombée au plus bas. Ceux qui, récemment encore, rêvaient de domi­ ner le monde, désespèrent aujourd’hui de pouvoir gou­ verner la ville de New York. La défaite au Vietnam, la stagnation économique, et l’épuisement imminent des ressources naturelles ont produit dans les cercles officiels une atmosphère pessimiste, qui s’étend au reste de la société à mesure que les gens perdent foi en leurs diri­ geants. Une même crise de confiance étreint les autres pays capitalistes. Même le Canada, longtemps bastion d’une bourgeoisie impavide et sur laquelle on pouvait compter, doit maintenant faire face au mouvement sépa­ ratiste du Québec, qui menace son existence en tant que nation. La dimension internationale du malaise actuel montre qu’on ne peut l’attribuer à un manque d’assurance des États-Unis. Partout, la société bourgeoise semble avoir épuisé sa réserve d’idées créatrices. Elle a perdu le pou­ voir et la volonté de faire face aux difficultés qui menacent de l’engloutir. La crise politique du capitalisme reflète une crise générale de la culture occidentale, se révèle impuissante à comprendre le cours de l’histoire moderne ou à le soumettre à une direction rationnelle.

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Le libéralisme, théorie politique de la bourgeoisie ascen­ dante, a depuis longtemps perdu la capacité d’expliquer les événements dans un monde où règnent l’État-provi­ dence et les sociétés multinationales ; et rien ne l’a rem­ placé. En faillite sur le plan politique, le libéralisme l’est tout autant sur le plan intellectuel. Les sciences, qu’il a encouragées, jadis confiantes dans leur aptitude à dissiper l’obscurantisme des âges anciens, ne peuvent plus fournir d’explications satisfaisantes aux phénomènes quelles font profession d’élucider. La théorie économique néo-clas­ sique est incapable de rendre compte de la coexistence du chômage et de l’inflation ; la sociologie renonce à esquisser une théorie générale de la société moderne ; la psychologie traditionnelle se détourne du défi lancé par Freud et mesure des insignifiances. Les sciences natu­ relles, après s’être conféré des aptitudes exagérées, se hâtent à présent de proclamer que la science n’a pas de remèdes miraculeux aux maux de la société. Dans le domaine des sciences humaines, la démorali­ sation est telle qu’on en arrive à admettre, un peu par­ tout, que ces disciplines ne peuvent apporter aucune contribution à la compréhension du monde moderne. Les philosophes n’expliquent plus la nature des choses et renoncent à nous dire comment vivre. Les littéraires traitent les textes, non comme une représentation du monde réel, mais comme un reflet de l’état d’esprit de l’artiste. Les historiens, quant à eux, admettent que « l’histoire manque de pertinence », comme le dit David Donald ; ils ressentent « l’aridité de l’ère nouvelle dans laquelle nous entrons ». La culture libérale s’est toujours beaucoup appuyée sur l’étude de l’histoire. La débâcle de cette culture trouve aujourd’hui une illustration parti­ culièrement poignante dans la déroute de cette foi en l’histoire qui, jadis, conférait aux narrations des affaires

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publiques une aura de dignité morale, de patriotisme et d’optimisme politique. Dans le passé, les historiens pré­ sumaient que les hommes tiraient leçon de leurs erreurs. L’avenir apparaît aujourd’hui si trouble et incertain que le passé semble dénué de sens, même aux yeux de ceux qui consacrent leur vie à l’explorer. L’âge de l’abondance a pris fin, écrit David Donald. Les leçons enseignées par le passé de l’Amérique manquent non seulement d’à-propos dans le présent, mais sont dange­ reuses... La plus utile de mes fonctions serait peut-être de libérer les étudiants de l’envoûtement de l’histoire, de les aider à voir le manque de pertinence du passé... de leur rappeler dans quelles limites étroites les êtres humains contrôlent leurs propres destinées1.

Telle est la perspective au sommet - la vision désespé­ rée de l’avenir, largement répandue de nos jours, chez ceux qui gouvernent la société, modèlent l’opinion publique, et supervisent la recherche scientifique dont dépend la survie de la communauté. Si nous demandons à l’homme de la rue ce qu’il pense de ses perspectives d’avenir, sa réponse confirme l’impression que le monde moderne, en effet, regarde le futur sans espoir ; toutefois, nous apercevons, aussi, un autre aspect qui vient nuancer cette impression et donne à penser que la civilisation occidentale est peut-être encore capable d’engendrer les ressources morales susceptibles de transcender sa crise actuelle. La méfiance de la population à l’égard de ceux qui exercent le pouvoir a rendu la société de plus en plus difficile à gouverner – ainsi que s’en lamente constam­ ment la classe dirigeante – sans comprendre qu’elle en est, en partie, responsable. Pourtant, cette même méfiance pourrait donner naissance à un comportement

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nouveau, une aptitude nouvelle à se gouverner soimême, qui finiraient par abolir les conditions produi­ sant, en premier lieu, le besoin d’une classe dirigeante. Ce qui apparaît comme apathie des électeurs aux yeux des adeptes des sciences politiques peut constituer, en fait, un scepticisme justifié à l’égard d’un système poli­ tique dans lequel le mensonge public est devenu endé­ mique et banal. La défiance que l’on constate à l’endroit des experts pourrait contribuer à diminuer la dépen­ dance à leur égard, qui limite notre autonomie. La bureaucratie moderne a miné les anciennes tradi­ tions d’action sur le plan local, dont la renaissance et l’extension représentent le seul espoir qu’une société rai­ sonnable puisse émerger de la ruine du capitalisme. L’insuffisance des solutions dictées d’en haut force à pré­ sent les gens à inventer des solutions à la base. La désillu­ sion générale concernant la bureaucratie de l’État commence d’englober aussi celle des grandes sociétés, qui, à l’heure actuelle, sont les véritables centres du pou­ voir. Dans les petites villes, les quartiers urbains surpeu­ plés, et même dans les faubourgs aisés, des hommes et des femmes ont commencé de modestes expériences de coopération destinées à défendre leurs droits contre ces bureaucraties tentaculaires. Ce que les élites politiques et dirigeantes qualifient « d’indifférence à la politique » pourrait bien signifier un refus grandissant des citoyens de participer à un système politique qui les traite en consommateurs de spectacles préfabriqués. Ce compor­ tement, en d’autres termes, pourrait indiquer non pas un retrait de la chose politique, mais bien plutôt le début d’une révolte politique générale. Il y aurait beaucoup à dire sur les signes d’une nou­ velle vie aux États-Unis. Mais ce livre décrit une manière

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de vivre qui est en train de mourir - la culture de l’indi­ vidualisme compétitif. Celle-ci, dans sa décadence, a poussé la logique de l’individualisme jusqu’à l’extrême de la guerre de tous contre tous, et la poursuite du bonheur jusqu’à l’impasse d’une obsession narcissique de l’indi­ vidu par lui-même. La stratégie de la survie narcissique se présente maintenant comme une libération des condi­ tions répressives du passé, donnant ainsi naissance à une « révolution culturelle » qui reproduit les pires traits de cette même civilisation croulante qu’elle prétend criti­ quer. Le « radicalisme culturel » en vogue est devenu si pernicieux par le soutien qu’il apporte, sans le vouloir, au statu quo, que toute critique de la société contempo­ raine, qui ne veut pas se contenter des apparences, doit également remettre en question bien des actions qui se réclament du radicalisme *. Les événements ont rendu totalement périmées, tant les critiques visant à libérer la société, qu’une grande partie de l’ancienne analyse marxiste. De nombreux radi­ caux s’insurgent encore contre la famille autoritaire, le moralisme antisexuel, la censure littéraire, la morale du travail et autres piliers de l’ordre bourgeois, alors que ceux-ci ont déjà été sapés ou détruits par le capitalisme avancé. Ces radicaux ne voient pas que la « personnalité autoritaire » n’est plus le prototype de l’homme écono­ mique. Ce dernier a lui-même cédé la place à l’homme psychologique de notre temps - dernier avatar de l’indi­ vidualisme bourgeois. Le nouveau Narcisse est hanté, non par la culpabilité mais par l’anxiété. Il ne cherche pas à imposer ses propres * Dans le sens anglo-saxon, on entend par radicaux les partisans de changements fondamentaux ou de réformes qui entendent « extir­ per les racines du mal », sens que le terme avait au XVIIIe siècle. [N.d.T.]

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certitudes aux autres ; il cherche un sens à la vie. Libéré des superstitions du passé, il en arrive à douter de la réalité de sa propre existence. Superficiellement détendu et tolérant, il montre peu de goût pour les dogmes de pureté raciale ou ethnique ; mais il se trouve également privé de la sécurité que donne la loyauté du groupe et se sent en compétition avec tout le monde pour l’obtention des faveurs que dispense l’État paternaliste. Sur le plan de la sexualité, il a une attitude ouverte plutôt que puri­ taine, bien que son émancipation des anciens tabous ne lui apporte pas la paix pour autant dans ce domaine. Il se montre ardemment compétitif quand il réclame approbation et acclamation, mais il se défie de la compé­ tition car il l’associe inconsciemment à une impulsion irrépressible de destruction. Il répudie donc les idéologies fondées sur la rivalité, en honneur à un stade antérieur du développement capitaliste, et s’en méfie même lors­ qu’elles se manifestent de façon limitée dans les sports et les jeux. Il prône la coopération et le travail en équipe tout en nourrissant des impulsions profondément antiso­ ciales. Il exalte le respect des règlements, secrètement convaincu qu’ils ne s’appliquent pas à lui. Avide, dans la mesure où ses appétits sont sans limites, il n’accumule pas les biens et la richesse à la manière de l’individu âpre au gain de l’économie politique du XIXe siècle, mais il exige une gratification immédiate, et vit dans un état de désir inquiet et perpétuellement inassouvi. Si Narcisse ne se soucie pas de l’avenir, c’est, en partie, parce qu’il s’intéresse peu au passé. Il lui est difficile d’intérioriser des moments heureux ou de garder en mémoire des souvenirs précieux qui lui permettraient, plus tard, de faire face au déclin à l’âge qui, même dans les meilleures conditions, apporte tristesse et souffrance. Dans une société qui souligne et encourage de plus en

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plus les traits distinctifs du narcissisme, la dévaluation culturelle du passé reflète non seulement la pauvreté des idéologies dominantes – qui renoncent à maîtriser une réalité sur laquelle elles n’ont plus prise - mais encore l’indulgence de la vie intérieure de Narcisse. Une société capable de vendre de la « nostalgie » à la bourse de la culture n’en rejette pas moins promptement la notion que, jadis, la vie ait pu être sensiblement meilleure que dans le présent. Nos contemporains ont banalisé le passé en l’identifiant à des styles de consommation surannés et à des modes dépassées. Ils s’irritent contre quiconque tente de l’utiliser comme mode de référence pour évaluer le présent ou discuter sérieusement des conditions de vie actuelles. Le dogme de la critique contemporaine veut que toute évocation de ce type soit considérée comme le signe d’une nostalgie passéiste. Comme l’a remarqué Albert Parr, ce genre de raisonnement « élimine complè­ tement toute connaissance ou découverte acquise par expérience personnelle, puisque, se situant forcément dans le passé, elle tombe inévitablement dans le domaine de la nostalgie 2 ». Taxer de « passéiste » toute discussion de la complexité de nos rapports avec ce qui nous a précédés revient à substituer un slogan à une critique sociale objective, à laquelle cette attitude prétend, pourtant, s’associer. Toute évocation favorable du passé est systématiquement accueillie, aujourd’hui, par un ricanement de rigueur qui fait appel aux préjugés d’une société d’autant plus pseudo-progressiste qu’elle veut justifier le statu quo. Grâce aux travaux d’historiens tels que Christopher Hill et E. P. Thompson, nous savons pourtant, maintenant, qu’autrefois, de nombreux mouvements radicaux ont tiré force et inspiration du mythe et de la mémoire collective

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d’un âge d’or encore plus lointain. Ceci confirme la jus­ tesse de la conception psychanalytique qui affirme que les souvenirs heureux constituent un soutien psycholo­ gique indispensable aux individus atteignant la maturité ; ceux qui ne peuvent se rattacher au temps écoulé par l’amour et la tendresse en souffrent terriblement. Croire que, d’une certaine manière, il était plus facile d’être heureux jadis ne relève en rien de l’illusion sentimentale. Et cela n’implique pas non plus une vision rétrograde, ni une paralysie réactionnaire de la volonté politique. Ma vision personnelle se situe exactement à l’opposé de celle de David Donald. Loin de considérer le passé comme un fardeau inutile je vois en lui un trésor poli­ tique et psychique d’où nous tirons les richesses (pas nécessairement sous forme de « leçons ») nécessaires pour faire face au futur. L’indifférence de notre culture envers ce qui nous a précédés – qui se mue facilement en refus ou en hostilité militante – constitue la preuve la plus flagrante de la faillite de cette culture. L’attitude qui pré­ vaut aujourd’hui, aussi enjouée et dynamique qu’elle paraisse, tire son origine d’un appauvrissement narcis­ sique du psychisme, ainsi que d’une incapacité à distin­ guer nos désirs selon la satisfaction qu’ils nous donnent. Au lieu d’en juger par notre propre expérience, nous lais­ sons les experts définir nos besoins à notre place ; après quoi, nous nous étonnons que ceux-ci semblent inca­ pables de jamais nous assouvir. À mesure que les gens se mettent docilement à l’école du besoin, écrit Ivan Illich, seuls les très riches et les très dému­ nis semblent capables de donner forme à leurs désirs à partir des satisfactions éprouvées 3.

Pour toutes ces raisons, la dépréciation du passé est devenue l’un des symptômes les plus significatifs de la

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crise culturelle à laquelle ce livre est consacré. Je ferai souvent appel à l’expérience historique pour expliquer nos errements présents. Le refus du passé, attitude super­ ficiellement progressiste et optimiste, se révèle, à l’ana­ lyse, la manifestation du désespoir d’une société incapable de faire face à l’avenir.

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L’invasion de

la société par le moi

Le personnage de Marivaux, selon Poulet, est un homme sans passé ni futur, qui naît à chaque instant. Les instants sont des points qui s’organisent en une ligne, mais ce qui compte, c’est l’instant et non la ligne. L’être marivaudien n’a aucun sens de l’histoire. Rien ne suit de ce qui s’est passé précédemment. Il est constamment étonné. Il ne peut prédire ses propres réactions aux événements. Il est constamment surpris par les événe­ ments. Il est cerné par une situation d’essoufflement et d’éblouissement.

Donald BARTHELME 1 Il est irritant de penser qu’on aimerait être ailleurs. Mais nous sommes ici, maintenant. John Cage 2

Le déclin du sens historique

À mesure que le XXe siècle tire à sa fin, la conviction grandit que bien d’autres choses aussi vont finir. Des avis de tempête, des présages de malheur, des allusions à des

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catastrophes hantent notre temps. Le sens de « chosesen-train-de-finir », qui a donné forme à tant de produc­ tions littéraires du XXe siècle, s’est maintenant largement répandu dans l’imagination populaire. L’holocauste nazi, la menace d’une annihilation nucléaire, l’amenuisement des ressources naturelles, les prédictions justifiées d’un désastre écologique ont accompli les prophéties poé­ tiques, en donnant une substance historique concrète au cauchemar, ou au désir de mort, que les artistes d’avantgarde furent les premiers à exprimer. La question de savoir si le monde finira dans les flammes ou dans la glace, dans une explosion ou un gémissement, n’intéresse plus seulement les artistes. Le désastre qui menace, devenu une préoccupation quotidienne, est si banal et familier que personne ne prête plus guère attention aux moyens de l’éviter. Les gens s’intéressent plutôt à des stratégies de survie, à des mesures destinées à prolonger leur propre existence, ou à des programmes qui garan­ tissent bonne santé et paix de l’esprit *. * « Le sens de la fin [...] [est] inhérent à ce que nous appelons le modernisme, écrit Frank Kermode. En général, il semble que nous combinions le sentiment d’une décadence de la société - illustré par le concept d’aliénation qui, appuyé par le nouvel intérêt porté au jeune Marx, n’a jamais été plus en vogue (au moins aux États-Unis) -, avec une utopie technologique. Dans nos façons de penser au futur existent des contradictions qui, si nous acceptions de les considérer ouvertement, nous amèneraient peut-être à faire quelques efforts vers la complémentarité. Mais, en général, elles sont trop profondément enfouies ». Susan Sontag remarque que « les gens prennent la nouvelle de leur perte de diverses façons », et oppose l’imagination apocalyp­ tique des âges antérieurs à celle d’aujourd’hui3. Dans le passé, l’anti­ cipation de l’apocalypse fournissait souvent « l’occasion d’une désaffiliation radicale d’avec la société », tandis que, de nos jours, cette anticipation provoque « une réaction inappropriée » étant accueillie « sans grande agitation4 ».

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Ceux qui creusent des abris espèrent survivre en s’entourant des derniers produits de la technologie moderne. C’est l’idée opposée qui anime les communes établies à la campagne : se libérer d’une dépendance à l’égard de la technologie, et ainsi survivre à sa destruction ou à son effondrement. Le visiteur d’une commune en Caroline du Nord écrit : « Tout le monde semble parta­ ger ce sentiment d’un désastre imminent. » Stewart Brand, éditeur du Whole Eart Catalogue, rapporte que « les ventes du Survival Book, Livre de survie, sont en plein essor ; c’est l’un de nos produits qui part le mieux 5 ». Ces deux stratégies reflètent la perte de tout espoir de changer la société, et même de la comprendre ; et c’est ce qui sous-tend également les cultes de l’expan­ sion de la conscience, de la santé, ou du « développement personnel », si répandus aujourd’hui. Après le tumulte politique des années 1960, les Amé­ ricains se sont repliés vers des préoccupations purement personnelles. N’ayant pas l’espoir d’améliorer leur vie de manière significative, les gens se sont convaincus que, ce qui comptait, c’était d’améliorer leur psychisme : sentir et vivre pleinement leurs émotions, se nourrir convena­ blement, prendre des leçons de ballet ou de danse du ventre, s’immerger dans la sagesse de l’Orient, faire de la marche ou de la course à pied, apprendre à établir des rapports authentiques avec autrui, surmonter « la peur du plaisir ». Sans danger en tant que telles, ces activités, promues au rang de plans d’action et enrubannées dans la rhétorique de « l’authenticité » et de la « prise de conscience », traduisent un éloignement de la politique et une répudiation du passé récent. De fait, les Améri­ cains semblent vouloir oublier non seulement les années 1960, les émeutes, la nouvelle gauche, la révolte des étu­ diants, le Vietnam, le scandale du Watergate et la prési­ dence de Nixon, mais leur passé collectif tout entier

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- même sous la forme antiseptique dans laquelle il a été célébré lors du Bicentenaire (1776-1976). Le film de Woody Allen, Sleeper, mis en circulation en 1973, saisit et reflète avec exactitude l’ambiance des années 1970. Sous la forme appropriée d’une parodie de sciencefiction futuriste, le film trouve différentes manières de transmettre le message que « les solutions politiques n’amènent à rien », comme Allen le remarque à un moment. Quand on lui demande en quoi il a foi, Allen, ayant rejeté la politique, la religion et la science, déclare : «Je crois en la sexualité et la mort - deux expériences qui n’arrivent qu’une fois dans la vie. » Vivre dans l’instant est la passion dominante – vivre pour soi-même, et non pour ses ancêtres ou la postérité. Nous sommes en train de perdre le sens de la continuité historique, le sens d’appartenir à une succession de géné­ rations qui, nées dans le passé, s’étendent vers le futur. C’est le déclin du sens du temps historique - et en parti­ culier l’érosion de tout intérêt sérieux pour la postérité -, qui distingue la crise spirituelle des années 1970 des irruptions antérieures du millénarisme religieux, auquel elle ressemble superficiellement. De nombreux commen­ tateurs se sont servis de cette ressemblance pour expli­ quer la « révolution culturelle » contemporaine, mais en ignorant les aspects qui la différencient des religions du passé. Il y a quelques années, Leslie Fiedler annonçait un « nouvel âge de la foi ». Plus récemment, Tom Wolfe interprétait le nouveau narcissisme comme un « troi­ sième grand éveil », un accès de religiosité orgiaque et extatique. De son côté, Jim Hougan, dans un livre qui semble se présenter simultanément comme une critique et une célébration de la décadence contemporaine, com­ pare l’atmosphère actuelle à celle du millenium au déclin du Moyen Age 6.

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Les anxiétés du Moyen Âge ne sont pas très différentes de celles d’aujourd’hui, écrit-il. À cette époque, comme maintenant, l’agitation sociale donna naissance aux « sectes millénaristes * ».

Cependant, Hougan et Wolfe fournissent eux-mêmes, sans le vouloir, les faits qui vont à l’encontre d’une inter­ prétation du « mouvement de prise de conscience » sous le signe de la religion. Hougan remarque que la survie est devenue le « mot de ralliement des années 1970 », et « le narcissisme collectif », sa tendance dominante. Puisque la société n’a pas d’avenir, il est normal de vivre pour l’instant présent, de fixer notre attention sur notre propre « représentation privée », de devenir connaisseurs avertis de notre propre décadence, et enfin, de cultiver « un intérêt transcendantal pour soi-même ». Or, ces atti­ tudes ne sont pas associées historiquement aux accès de millénarisme. Ce n’est pas en se portant une attention transcendantale que les anabaptistes du XVIe siècle atten­ daient l’apocalypse, mais avec une impatience mal dégui­ sée de l’âge d’or qu’elle devait inaugurer. Ils n’étaient pas non plus indifférents au passé. Les anciennes traditions populaires du « roi dormant » - le chef qui reviendra vers son peuple et restaurera l’âge d’or perdu - inspirent les mouvements millénaristes de cette période. Le révolu­ tionnaire du Haut-Rhin, auteur anonyme du Livre des cent chapitres, déclare : « Jadis, les Allemands ont tenu le monde entier entre leurs mains et ils le feront encore, et * Le livre de Hougan reflète le sentiment actuel qu’une « solution simplement politique » serait futile : « Une révolution n’accomplirait rien d’autre qu’un changement dans la gestion de la maladie. » Cet ouvrage est un exemple de réaction inappropriée face au désastre, que Susan Sontag trouve si caractéristique de notre temps. « C’est étonnamment simple, écrit Hougan au début. Les choses se dislo­ quent. Il n’y a rien à faire. Faites de votre sourire un parapluie. »

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avec plus de pouvoir que jamais 7. » Il prédit que Frédé­ ric II, ressuscité, « Empereur des Derniers Jours », réin­ stallera la religion allemande primitive, déménagera la capitale de la chrétienté de Rome à Trêves, abolira la propriété privée et les distinctions entre pauvres et riches. De telles traditions, que l’on trouve souvent associées à une résistance nationale à l’envahisseur étranger, se sont développées à plusieurs reprises et sous diverses formes, y compris la vision chrétienne du jugement dernier. Leur contenu égalitaire et pseudo-historique donne à penser que les religions du passé, même les plus détachées de ce monde, exprimaient un espoir de justice sociale et un sens de la continuité avec les générations antérieures. Or, l’absence de ces valeurs caractérise la mentalité de survie des années 1970. La « vision du monde qui se fait jour parmi nous, écrit Peter Martin, se concentre seulement sur le moi », et présente « la survie individuelle comme le seul bien8 ». Tom Wolfe, lui-même, lorsqu’il tente d’identifier les traits spécifiques de la religiosité contem­ poraine, remarque que « la plupart des gens, historique­ ment, n’ont pas vécu leurs vies comme s’ils pensaient “je n’ai qu’une vie à vivre”. Au contraire, ils vivaient comme s’ils vivaient l’existence de leurs ancêtres et celle de leurs descendants... ». Ces observations vont presque au cœur du sujet, mais elles mettent en doute le caractère de troi­ sième grand éveil qu’exprime le nouveau narcissisme, selon Wolfe *. * Pour illustrer le nouvel état d’esprit qui répudie le moi « comme faisant partie d’un grand courant biologique », Wolfe cite une publi­ cité pour une teinture de cheveux : « Si je n’ai qu’une vie, autant la vivre comme une blonde ! » D’autres exemples pourraient être donnés ad infinitum : le slogan pour la bière Schlitz, « on ne fait qu’un tour dans la vie, alors prenez-en ce qu’elle a de meilleur » ; le titre d’une émission très suivie de télévision, Une vie à vivre, et ainsi de suite.

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La sensibilité thérapeutique L’atmosphère actuelle n’est pas religieuse mais théra­ peutique. Ce que les gens cherchent avec ardeur aujour­ d’hui, ce n’est pas le salut personnel, encore moins le retour d’un âge d’or antérieur, mais la santé, la sécurité psychique, l’impression, l’illusion momentanée d’un bien-être personnel. Même le radicalisme des années 1960 a été utilisé, non comme une religion de remplace­ ment mais comme une forme de thérapie par un grand nombre de ceux qui l’ont embrassé, pour des raisons plutôt personnelles que politiques. Une politique « radi­ cale » donnait but et signification à des existences vides. Dans ses souvenirs sur les Weathermen *, Susan Stern décrit son attirance à leur égard en termes qui doivent plus à la psychiatrie et à la médecine qu’à la religion. Lorsqu’elle tente d’évoquer son état d’esprit à la conven­ tion nationale du parti démocrate, lors des manifesta­ tions de 1968, elle parle de son état de santé : «Je me sentais bien. Je pouvais sentir mon corps, souple, fort et mince, prêt à courir pendant des kilomètres, et se mou­ voir sous moi, mes jambes sûres et rapides. » Quelques pages plus loin, elle écrit : « Je me sentais réelle. » Elle explique à plusieurs reprises que de s’associer à des per­ sonnes importantes lui donnait un sentiment d’impor­ tance. « Je sentais que je faisais partie d’un vaste réseau de gens énergiques, excitants et brillants. » Quand les chefs qu’elle idéalisait la décevaient, ce qui ne manquait pas de se produire, elle cherchait de nouveaux héros, espérant se réchauffer au contact de leur « brillance », et * Organisation secrète d’extrême gauche d’action directe, plutôt anarchiste, active dans les années I960. [N.d.T]

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surmonter son sentiment d’insignifiance. En leur pré­ sence, elle se sentait parfois « forte et solide », mais lors­ qu’elle était de nouveau désenchantée, elle trouvait repoussante « l’arrogance » de ceux qu’elle avait admirés précédemment, ainsi que « leur mépris envers tous ceux qui les entouraient9 ». Bien des détails donnés par Stern sur les Weathermen paraîtraient familiers à ceux qui connaissent la mentalité révolutionnaire des époques antérieures : la ferveur de l’engagement révolutionnaire, les discussions sans fin du groupe sur les nuances du dogme politique, les « autocri­ tiques » implacables auxquelles les membres de la secte étaient constamment exhortés, l’effort pour remodeler chaque facette de leur existence et la rendre conforme à la foi révolutionnaire. Mais chaque mouvement révolu­ tionnaire plonge dans la culture de son temps, et celuici contient des éléments qui l’identifient immédiatement comme un produit de la société américaine actuelle, à l’âge du désenchantement. L’atmosphère dans laquelle vivaient les Weathermen - violence, danger, drogues, promiscuité sexuelle, chaos moral et psychique – émane moins de la vieille tradition révolutionnaire que du désordre et de l’angoisse narcissique de l’Amérique contemporaine. Le fait que Susan Stern se préoccupait de sa santé mentale et dépendait des autres pour définir son identité la distingue d’un individu religieux qui se tournerait vers la politique en quête d’un salut séculier. Elle avait besoin d’établir son identité et non de noyer celle-ci dans une grande cause. C’est également par la fragilité de son identité que Narcisse se distingue d’un type plus ancien d’individualiste américain, « l’Adam américain », analysé par Richard W. B. Lewis, Quentin Anderson, Michael Rogin, et par des observateurs du XIXe siècle tels que Tocqueville 10. Par son égocentrisme

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et ses illusions de grandeur, le Narcisse contemporain ressemble superficiellement à ce « moi impérial », si sou­ vent célébré dans la littérature américaine du XIXe siècle. L’Adam américain, comme ses descendants aujourd’hui, cherche à s’émanciper du passé, et à établir ce qu’Emer­ son appelle « une relation primordiale avec l’univers ». Écrivains et orateurs du siècle dernier n’ont cessé de for­ muler de mille manières la doctrine de Jefferson : la terre appartient aux vivants. La cassure avec l’Europe, l’aboli­ tion de la primogéniture et le relâchement des liens fami­ liaux nourrissaient leur conviction (même si, finalement, c’était une illusion) que, seuls de tous les peuples du monde, les Américains pouvaient échapper à l’influence contraignante du passé. Selon Tocqueville, ils imagi­ naient que « leur destinée entière est entre leurs mains ». Les conditions sociales aux États-Unis ont coupé le lien qui, jadis, unissait une génération à l’autre. La trame des temps se rompt à tout moment, et le vestige des générations s’efface. On oublie aisément ceux qui vous ont précédé, et l’on n’a aucune idée de ceux qui vous sui­ vront. Les plus proches seuls intéressent11.

Certains critiques ont décrit le narcissisme des années 1970 en termes similaires. Selon Peter Marin 12, les nou­ velles thérapies, engendrées par le mouvement en faveur du développement du potentiel humain, enseignent que « la volonté individuelle est toute-puissante et détermine totalement le destin de la personne » ; elles accroissent ainsi l’« isolement du moi ». Cette argumentation fait partie d’une vision sociale bien établie dans la tradition américaine. Le plaidoyer de Marin en faveur d’une reconnaissance de « l’immense fonds partagé par la com­ munauté humaine », rappelle Van Wyck Brooks, qui cri­ tiquait les transcendantalistes de la Nouvelle-Angleterre

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parce qu’ils ignoraient « le fonds commun et clément de la tradition humaine 13 ». Brooks, lui-même, se référait à des critiques antérieurs, comme Santayana, Henry James, Orestes Brownson et Tocqueville, lorsqu’il formula son réquisitoire contre la culture américaine *. La tradition critique qu’ils ont établie demeure très éloquente, par les méfaits de l’individualisme débridé ; mais il faut la redé­ finir pour tenir compte des différences entre « l’Adam américain » du XIXe siècle et le narcissisme de notre temps. La critique de la « privatisation », bien qu’elle contribue à maintenir en éveil le besoin d’une existence plus communautaire, devient fallacieuse alors que dimi­ nue la possibilité d’une authentique vie privée. Il se peut qu’à l’instar de ses prédécesseurs, l’Américain contempo­ rain se montre incapable d’établir aucune sorte de vie commune, mais les tendances à la concentration de la société industrielle moderne n’en ont pas moins sapé son isolement. Ayant livré ses compétences techniques aux grandes entreprises, il ne peut plus pourvoir lui-même à ses besoins matériels. La famille perd non seulement ses fonctions de production, mais même certains aspects de sa fonction de reproduction ; hommes et femmes ne par­ viennent même plus à élever leurs enfants sans l’aide d’experts certifiés. L’atrophie des anciennes traditions d’autonomie a érodé notre compétence à conduire les * En 1857, Brownson critiquait l’individualisme désintégrateur de la vie moderne en termes qui anticipaient les doléances du XXe siècle sur ce même sujet. « Le travail de destruction, commencé par la Réforme, qui introduisit une ère de critique et de révolution, avait été conduit assez loin, à mon avis. Tout ce qui pouvait être dissous avait été dissous. Tout ce qui était destructible avait été détruit, et il était temps de commencer le travail de reconstruction - un travail de réconciliation et d’amour... La première chose à faire était de cesser d’être hostile au passé 14. »

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affaires de notre vie quotidienne dans un grand nombre de circonstances, et nous a rendus dépendants de l’État, de la grande entreprise et autres bureaucraties. Le narcissisme représente la dimension psychologique de cette dépendance. Malgré ses illusions sporadiques d’omnipotence, Narcisse a besoin des autres pour s’estimer lui-même ; il ne peut vivre sans un public qui l’admire. Son émancipation apparente des liens familiaux et des contraintes institutionnelles ne lui apporte pas, pour autant, la liberté d’être autonome et de se complaire dans son individualité. Elle contribue, au contraire, à l’insécu­ rité qu’il ne peut maîtriser qu’en voyant son « moi gran­ diose » reflété dans l’attention que lui porte autrui, ou en s’attachant à ceux qui irradient la célébrité, la puissance et le charisme. Pour Narcisse le monde est un miroir ; pour l’individualiste farouche d’antan, c’était un lieu sauvage et vide qu’il pouvait façonner par la volonté. Dans l’imagination américaine du XIXe siècle, le vaste continent s’étendant vers l’Ouest symbolisait à la fois la promesse et la menace d’échapper au passé. L’Ouest représentait l’occasion de construire une nouvelle société libre des inhibitions féodales, mais il était aussi la tenta­ tion de rejeter toute civilisation et de retourner à la vie sauvage. À force de travail compulsif et de répression sexuelle implacable, les Américains du XIXe siècle parvin­ rent à remporter une victoire fragile sur le ça *. La * Le « ça » le « moi » et le « surmoi », qui ont fini par passer dans le langage courant, sont à l’origine des concepts élaborés par Freud. Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis en donnent les définitions suivantes dans leur Vocabulaire de la psychanalyse (nous retenons seule­ ment le résumé ou un extrait du résumé de chaque rubrique) : ÇA : une des trois instances distinguées par Freud dans sa deuxième théo­ rie de l’appareilpsychique. Le ça constitue le pôle pulsionnel de la personna­ lité ; ses contenus, expression psychique des pulsions, sont inconscients, pour une part héréditaires et innés, pour l’autre refoulés et acquis.

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violence qu’ils ont manifestée à l’encontre des Indiens et de la nature trouvait son origine, non dans une impulsion effrénée, mais dans le surmoi de l’homme anglo-saxon Du point de vue économique, le ça est pour Freud le réservoir premier de l’énergie psychique ; du point de vue dynamique, il entre en conflit avec le moi et le surmoi qui, du point de vue génétique, en sont des différenciations. MOI : instance que Freud, dans sa seconde théorie de l’appareil psy­ chique, distingue du ça et du surmoi. Du point de vue topique, le moi est dans une relation de dépendance tant à l’endroit des revendications du ça que des impératifs du surmoi et des exigences de la réalité. Bien qu’il se pose en médiateur, chargé des intérêts de la totalité de la personne, son autonomie n’est que toute relative. Du point de vue dynamique, le moi représente éminemment dans le conflit névrotique le pôle défensifde la personnalité ; il met enjeu une série de mécanismes de défense, ceux-ci étant motivéspar la perception d’un affect déplaisant (signal d’angoisse). Du point de vue économique, le moi apparaît comme un facteur de liaison des processus psychiques, mais, dans les opérations défensives, les ten­ tatives de liaison de l’énergiepulsionnelle sont contaminéespar les caractères qui spécifient le Processus primaire : elles prennent une allure compulsive, répétitive, déréelle. SURMOI (ou SUR-MOI) : une des instances de la personnalité telle que Freud l’a décrite dans le cadre de sa seconde théorie de l’appareil psy­ chique : son rôle est assimilable à celui d’un juge ou d’un censeur à l’égard du moi. Freud voit dans la conscience morale, l’auto-observation, laformation d’idéaux, desfonctions du surmoi. Classiquement, le surmoi est défini comme l’héritier du complexe d’Œdipe ; il se constitue par intériorisation des exigences et des interdits parentaux. Ajoutons-y la définition de « l’idéal du moi » auquel Bruno Bettelheim fait aussi référence ou allusion dans le présent ouvrage : IDÉAL DU MOI : terme employépar Freud dans le cadre de sa seconde théorie de l’appareil psychique : instance de la personnalité résultant de la convergence du narcissisme (idéalisation du moi) et des identifications aux parents, à leurs substituts et aux idéaux collectifs. En tant qu’instance diffé­ renciée, l’idéal du moi constitue un modèle auquel le sujet cherche à se conformer. Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1976, p. 56, 184, 241, 471. [N.d.T.]

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blanc, lequel craignait la sauvagerie de l’Ouest, car elle objectivait la sauvagerie qui est au cœur de chaque indi­ vidu. Tout en célébrant l’aspect romantique de cette « frontière de l’Ouest », les Américains imposaient en fait à ces espaces un nouvel ordre destiné à contrôler les impulsions sauvages, tout en donnant libre cours au désir d’acquérir. L’accumulation du capital sublimait les appétits et subordonnait la poursuite de l’intérêt personnel au ser­ vice des générations à venir. Dans la chaleur des combats pour la conquête de l’Ouest, le pionnier américain don­ nait libre cours à sa rapacité et à sa cruauté meurtrière, mais il envisageait toujours le résultat - avec beaucoup de doutes, d’où son culte de l’innocence perdue - sous forme d’une communauté pieuse, respectable et paisible appor­ tant la sécurité aux femmes et aux enfants. Il imaginait que ses descendants, élevés sous l’influence d’une moralité affinée par la « culture féminine », deviendraient des citoyens américains sobres, respectueux des lois et dévoués à leurs familles. Les biens dont ses enfants hériteraient justifiaient son labeur et, pensait-il, excusaient la brutalité, le sadisme et le viol dont il se rendait fréquemment cou­ pable. Aujourd’hui, les Américains sont dominés, non par le sens de possibilités infinies, mais bien plutôt par la bana­ lité de l’ordre social qu’ils ont érigé contre de telles possi­ bilités. Comme ils ont intériorisé les contraintes sociales au moyen desquelles ils tentaient, jadis, de garder leurs appétits dans des limites civilisées, ils se sentent mainte­ nant annihilés par l’ennui, à l’instar de ces animaux dont l’instinct s’étiole en captivité. Le retour à la sauvagerie les menace si peu qu’ils rêvent précisément d’une vie instinctive plus vigoureuse. Les gens se plaignent d’être incapables de sensation. Ils sont à la recherche d’impres­ sions fortes, susceptibles de ranimer leurs appétits blasés

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et de redonner vie à leur chair endormie. Ils condamnent le surmoi et exaltent la fièvre perdue des sens. Les peuples industrialisés du XXe siècle ont construit tant de barrières psychologiques pour faire pièce aux émotions fortes, et ils ont investi dans ces défenses tant d’énergie, émanant d’impulsions interdites qu’ils sont incapables de se souvenir de l’impression que l’on ressent lorsqu’on est inondé par le désir. Ils ont plutôt tendance à se consu­ mer, d’une rage issue de défenses érigées contre le désir, laquelle donne, à son tour, naissance à de nouvelles défenses contre elle-même. Apparemment incolores, soumis et sociables, ils bouillonnent d’une colère inté­ rieure à laquelle une société bureaucratique, dense et sur­ peuplée, ne peut offrir que peu d’exutoires légitimes. La croissance de la bureaucratie crée un réseau com­ plexe de relations personnelles, favorise l’habileté dans les rapports sociaux et rend intenable l’égotisme sans frein de l’Adam américain. Mais elle érode en même temps toutes les formes d’autorité patriarcale, et affaiblit ainsi le surmoi social, jadis représenté par les pères, les professeurs et les prêtres. Pourtant, le déclin de l’autorité, institutionnalisée dans une société ostensiblement per­ missive, ne conduit pas à un « déclin du surmoi » chez l’individu. Il encourage, au contraire, le développement d’un surmoi sévère et punisseur qui, en l’absence d’inter­ dictions sociales faisant autorité, tire la plus grande part de son énergie psychique des impulsions agressives et destructrices émanant du ça. Les éléments inconscients et irrationnels du surmoi en viennent à contrôler son fonctionnement. Au fur et à mesure que ceux qui font figure d’autorité dans la société moderne perdent leur crédibilité, le surmoi de l’individu prend de plus en plus naissance dans les fantasmes primitifs de l’enfant au sujet de ses parents - fantasmes chargés de rage sadique -

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plutôt que dans les idéaux intériorisés du moi, qui se forment plus tard chez l’enfant au contact de personnes servant de modèles aimés et respectés *. Dans une société qui exige que l’on se soumette à certaines règles dans les rapports sociaux, mais qui refuse d’ancrer ces règles dans un code de conduite morale, l’individu doit lutter pour maintenir son équilibre psy­ chique ; cela favorise une forme de concentration sur soi qui ressemble peu au narcissisme primaire du moi impé­ rial. Des éléments archaïques dominent de manière crois­ sante la structure de la personnalité. « Le moi se recroqueville, écrit Morris Dickstein, vers un état pri­ maire et passif dans lequel le monde n’est ni créé ni formé. » Le moi impérial, dévoreur d’expériences et maniaque de lui-même, régresse vers un autre moi, vide, infantile, narcissique, grandiose : * Le surmoi, agent de la société dans l’esprit, consiste toujours en représentations intériorisées des parents et autres symboles d’autorité ; mais il est important de bien distinguer entre les représentations qui émanent d’impressions archaïques, pré-œdipales, et celles formées à partir d’impressions ultérieures, et qui reflètent donc une appréciation plus réaliste du pouvoir parental. Strictement parlant, ce deuxième type de représentations contribue à la formation du « moi-idéal » - l’intériorisation des espérances d’autrui et des traits que nous aimons et admirons en eux ; le surmoi se distingue du moi-idéal en ce qu’il prend sa source dans les fantasmes infantiles qui contiennent une large dose d’agression et de rage provoquées par les parents qui, forcément, ne peuvent satisfaire toutes les demandes instinctives de l’enfant. Mais la part agressive, punitive et même autodestructrice du surmoi est généralement modifiée par des expériences ultérieures, qui adoucissent les fantasmes infantiles qui se représentent les parents comme des monstres dévorants. Si ces expériences ultérieures ne se produisent pas - ce qui est souvent le cas dans une société ayant radicalement dévalué toutes les formes d’autorité - le surmoi sadique a tendance à se développer aux dépens du moi-idéal, et le surmoi destructeur aux dépens de la voix intérieure, sévère mais attentionnée, que nous appelons la conscience.

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Un trou noir et humide, remarque Rudolph Wurlitzer, dans Nog, où toute chose trouve son chemin un jour ou l’autre. Je reste près de l’entrée, prenant les choses à mesure qu’on les enfonce dans le trou, écoutant et hochant la tête. Je me dissolvais lentement dans cette cavité 15.

Assailli par l’anxiété, la dépression, un mécontente­ ment vague et un sentiment de vide intérieur, « l’homme psychologique » du XXe siècle ne cherche vraiment ni son propre développement ni une transcendance spirituelle, mais la paix de l’esprit, dans des conditions de plus en plus défavorables. Ses principaux alliés, dans sa lutte pour atteindre un équilibre personnel, ne sont ni les prêtres, ni les apôtres de l’autonomie, ni des modèles de réussite du type capitaines d’industrie ; ce sont les thérapeutes. Il se tourne vers ces derniers dans l’espoir de parvenir à cet équivalent moderne du salut : « la santé mentale ». La thérapie s’est établie comme le successeur de l’individualisme farouche et de la religion ; ce qui ne signifie pas que le « triomphe de la thérapeutique » soit devenu une nouvelle religion en soi. De fait, la thérapie constitue une antireligion, non pas parce qu’elle s’attache aux explications rationnelles ou aux méthodes scienti­ fiques de guérison, comme ses praticiens voudraient nous le faire croire, mais bien parce que la société moderne « n’a pas d’avenir », et ne prête donc aucune attention à ce qui ne relève pas de ses besoins immédiats. Même lorsque les thérapeutes parlent de la nécessité de « l’amour » et de « la signification » ou du « sens », ils ne définissent ces notions qu’en termes de satisfaction des besoins affectifs du malade. Il leur vient à peine à l’esprit - étant donné la nature de l’acte thérapeutique, pourquoi y penseraient-ils ? - d’encourager le client à subordonner ses besoins et ses intérêts à ceux d’autrui, à quelqu’un, à

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quelque cause ou tradition extérieure à son cher moi. « L’amour », en tant que sacrifice de soi ou humilité, et « la signification », ou le « sens » en tant que soumission à une loyauté plus haute, voilà des sublimations qui apparaissent à la sensibilité thérapeutique comme une oppression intolérable, une offense au bon sens et un danger à la santé et au bien-être de l’individu. Libérer l’humanité de notions aussi attardées que l’amour et le devoir, telle est la mission des thérapies postfreudiennes, et particulièrement de leurs disciples et vulgarisateurs, pour qui santé mentale signifie suppression des inhibi­ tions et gratification immédiate des pulsions.

De l’action politique à l’examen de soi-même

Ayant remplacé la religion, comme cadre organisateur de la culture américaine, la vision thérapeutique menace égale­ ment de remplacer la politique, dernier refuge de l’idéolo­ gie. La bureaucratie transforme les doléances collectives en problèmes personnels relevant de l’intervention thérapeu­ tique. En clarifiant ce processus, cette banalisation du conflit politique, la nouvelle gauche des années 1960 a apporté une très importante contribution à la compréhen­ sion de la chose politique Et pourtant, de nombreux ex­ radicaux ont eux-mêmes embrassé la sensibilité thérapeu­ tique dans les années 1970. Rennie Davis abandonne le radicalisme politique pour suivre Maharaj Ji, le gourou ado­ lescent. Abbie Hoffman, l’ancien chef des Yippies, décide qu’il est plus important de rassembler ses esprits que de mouvoir les multitudes. Son associé d’antan, Jerry Rubin, lorsqu’il atteignit l’âge terrible de trente ans, se trouva confronté à ses peurs et à ses anxiétés secrètes ; il déménagea alors de New York à San Francisco, et se mit à acheter - avec

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des revenus apparemment inépuisables - tous les produits offerts par les supermarchés spirituels de la côte Ouest. En l’espace de cinq ans, dit Rubin, j’ai fait l’expérience de la thérapie Gestalt, de l’E.S.T., de la bioénergie, du rol­ fing, du massage, du jogging, des nourritures diététiques, du Taï Chi, d’Esalen, de l’hypnotisme, de la danse moderne, de la méditation, du contrôle d’Esprit Silva, de l’Arica, de l’acupuncture, de la thérapie sexuelle, de la théra­ pie reichienne, et More House - un véritable cocktail de Nouvelle Conscience.

Dans ses mémoires, modestement intitulées Grandir à trente-sept ans, Rubin témoigne des effets salutaires du régime thérapeutique 16. Après avoir négligé son corps pendant des années, il se donna « la permission d’être en bonne santé », et perdit rapidement quinze kilos. Nourri­ tures diététiques, jogging, yoga, saunas, chiropraxie, acu­ puncture lui donnèrent l’impression, à trente-sept ans, « d’en avoir vingt-cinq ». Sur le plan spirituel, ses progrès se révélèrent tout aussi satisfaisants et indolores. Aban­ donnant son armure protectrice, son sexisme, sa « manie de l’amour », il apprit « à s’aimer suffisamment soi-même pour n’avoir pas besoin d’un autre pour se rendre heu­ reux », et parvint à comprendre que sa politique révolu­ tionnaire cachait un « conditionnement puritain », qui provoquait parfois en lui un certain malaise, à cause de sa célébrité et des avantages monétaires qu’elle lui valait. C’est apparemment sans efforts psychiques épuisants que Rubin a réussi à se convaincre « qu’il n’y a pas de mal à goûter les bienfaits de la vie qu’apporte l’argent * ». * On mesurera l’itinéraire parcouru par Jerry Rubin en lisant son premier livre Do it (traduction française : Do it, Le Seuil, 1971), manifeste du mouvement « yippie » dédié « à la défonce, à la télé couleur, à la révolution violente... » et préfacé par Eldridge Cleaver, dont l’évolution n’a pas été moins spectaculaire. [N.d.T]

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Il apprit également à mettre la sexualité « à la place qui lui convient », et à y prendre du plaisir sans l’investir de significations « symboliques ». Sous l’influence d’une succession de guérisseurs psychiques, il s’emporta contre ses parents et contre le « juge » punisseur et vertueux installé en lui - apprenant même, plus tard, à « pardon­ ner » à ses parents et à son surmoi. Rubin se coupa les cheveux, se rasa la barbe et « aima ce qu’il vit » dans le miroir. Alors, écrit-il, « je pus pénétrer dans une pièce sans que personne sache qui j’étais, parce que je ne cor­ respondais plus à l’image qu’on avait de moi. J’avais trente-cinq ans mais j’en paraissais vingt-trois ». Pour Rubin son « voyage en lui-même » fait partie du « mou­ vement de conscience » des années 1970. Pourtant, cet « énorme auto examen » donne peu d’indications tou­ chant la compréhension de soi auquel il serait parvenu sur le plan personnel ou collectif. Sa conscience de soi demeure embourbée dans les clichés de la libéralisation des mœurs. Rubin examine « la femme en lui », son besoin de se faire une conception plus tolérante de l’homosexualité et son envie de « faire la paix » avec ses parents, comme si ces lieux communs apportaient des révélations difficilement acquises sur la condition humaine. Son adresse à fabriquer et manipuler les pon­ cifs, et son aspect de « phénomène des médias » et de propagandiste, ainsi qu’il se qualifie lui-même, l’induisent à penser que les idées, les traits de caractère et les modèles culturels tirent leurs origines de la propa­ gande et du « conditionnement ». S’excusant d’être hété­ rosexuel, il écrit : « Les hommes ne m’excitent pas parce que, enfant, j’ai été conditionné à percevoir les homo­ sexuels comme des malades. » Au cours de sa thérapie, il tenta de renverser « la programmation négative de

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l’enfance », et se persuada qu’un déconditionnement col­ lectif constituait le point de départ de changements poli­ tiques et sociaux, et essaya ainsi de jeter un pont précaire entre ses activités politiques des années I960 et l’intérêt qu’il portait actuellement à son corps et à ses « senti­ ments ». Comme tant d’anciens radicaux, Rubin n’a fait que substituer les slogans thérapeutiques en vogue aux slogans politiques de naguère, qu’il utilise dans l’un et l’autre cas sans tenir compte de leur signification. Rubin soutient que la « révolution intérieure des années 1970 » se développa lorsqu’on prit conscience que le radicalisme des années 1960 avait négligé de s’occuper de la qualité de la vie personnelle et des ques­ tions culturelles ; les militants croyaient, à tort, que les questions de « développement personnel » pouvaient, selon Rubin, attendre « jusqu’après la révolution ». Cette observation est partiellement vraie. La gauche a, en effet, trop souvent servi de refuge à ceux que terrifiait la vie intérieure. Un autre ancien radical, Paul Zweig, a déclaré qu’il était devenu communiste à la fin des années 1950, parce que le Parti « le libérait [...] des chambres défaites et des vases brisés d’une vie qui n’était que privée 17 ». Tant que ceux qui cherchent à noyer le sentiment de leur faillite personnelle dans l’action collective - comme si cette dernière empêchait que l’on portât une attention rigoureuse à la qualité de sa vie personnelle - seront absorbés par les mouvements politiques, ceux-ci auront peu à dire sur la dimension personnelle de la crise sociale. Pourtant, la nouvelle gauche (à la différence de l’ancienne *) commença de s’intéresser à cette question *... dont l’auteur a composé l’oraison funèbre en 1969 dans The Agony of the American Left. [N.d.T.]

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durant la brève période de son épanouissement, au milieu des années 1960. On prit alors de plus en plus conscience – et pas seulement dans la nouvelle gauche – que l’échelle à laquelle se développait la crise de l’indi­ vidu en faisait une question politique en soi. Une analyse minutieuse de la politique et de la société modernes se devait d’expliquer, entre autres, pourquoi le développe­ ment et la maturité personnels sont devenus si difficiles à atteindre ; pourquoi la peur de grandir et de vieillir hante notre société ; pourquoi les relations personnelles apparaissent si fragiles et précaires ; pourquoi, enfin, la « vie intérieure » ne constitue plus un refuge contre les dangers qui nous entourent. L’émergence, dans les années 1960, d’une nouvelle forme littéraire, mêlant cri­ tique de la culture, reportage politique et souvenirs, représentait une tentative d’exploration ayant pour but d’illuminer la rencontre de la vie personnelle et de la politique, de l’histoire et de l’expérience intime. Des ouvrages comme Les Armées de la nuit, de Norman Mailer, en rejetant la convention de l’objectivité journa­ listique, pénètrent souvent plus profondément les événe­ ments que les rapports rédigés par de soi-disant observateurs impartiaux. Les romans de cette période, dans lesquels l’auteur ne fait aucun effort pour dissimuler sa présence ou son point de vue, démontrent que l’acte d’écrire peut devenir un sujet de fiction de plein droit. La critique de la culture prit un caractère personnel et autobiographique qui, au pis, dégénérait en exhibition­ nisme, mais qui, au mieux, montrait que toute tentative pour comprendre la culture devait inclure une analyse de la manière dont elle modelait la propre conscience du critique. Les commotions politiques s’introduisirent dans toute discussion ; il devint impossible d’ignorer les rela­ tions entre culture et politique. En sapant l’illusion que

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la culture possède un développement autonome sur lequel la distribution de la richesse et du pouvoir n’aurait aucune influence, l’agitation politique des années 1960 brouilla la distinction entre haute culture et culture populaire, cette dernière devenant alors l’objet de sérieuses discussions.

Confession et anticonfession

La popularité du genre autobiographique et de la confession témoigne, évidemment, du nouveau narcis­ sisme qui s’étend à toute la culture américaine. Pourtant, les meilleures œuvres dans cette veine, parce quelles dévoilent le moi précisément, tentent d’établir une dis­ tance critique par rapport à ce moi et de mieux appréhen­ der les forces historiques - reproduites sous forme psychologique - qui ont rendu le concept même d’iden­ tité de plus en plus problématique. Le seul fait d’écrire présuppose déjà un certain détachement envers le moi. De plus, l’objectivation de sa propre expérience, ainsi que l’ont montré les études psychiatriques sur le narcissisme, permet aux « sources profondes du grandiose et de l’exhi­ bitionnisme – après avoir été convenablement inhibées dans leurs projets, apprivoisées et neutralisées – de trouver un accès » à la réalité *. Pourtant, l’interpénétration * Le travail créateur, utile, qui confronte l’individu avec « des pro­ blèmes esthétiques et intellectuels non résolus », et qui, de ce fait, mobi­ lise le narcissisme au bénéfice d’activités situées en dehors du moi, fournit à l’individu narcissique, au dire de Heinz Kohut, son plus grand espoir de transcender sa condition. « Une parcelle de créativité poten­ tielle - aussi faible d’envergure qu’elle puisse être - existe chez de nom­ breuses personnes, et la nature narcissique de l’acte créateur (le fait que l’objet de la création soit investi par la libido narcissique) peut être perçue par empathie et par simple observation de soi-même 18. »

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croissante de la fiction, du journalisme et de l’autobiogra­ phie montre de façon indéniable que de nombreux écri­ vains parviennent de plus en plus malaisément à atteindre ce détachement indispensable à l’art. Au lieu de transposer ou de transformer sous forme de fiction leurs expériences personnelles, ces auteurs en sont venus à les présenter brutes, laissant au lecteur le soin de dégager sa propre interprétation. Au lieu de travailler leurs souvenirs, un grand nombre d’écrivains estiment que la mise à décou­ vert de leur personnalité suffira à intéresser le lecteur, fai­ sant appel ainsi, non à sa compréhension, mais à sa curiosité lubrique concernant la vie privée des gens célèbres. Dans les ouvrages de Mailer, et dans ceux de ses nombreux imitateurs, ce qui commence comme une réflexion critique sur l’ambition propre à l’écrivain, ouvertement reconnue comme un désir d’atteindre l’immortalité littéraire, se termine souvent en un mono­ logue verbeux ; où l’on voit l’auteur faire commerce de sa propre célébrité, remplissant page après page d’une matière qui n’a d’autre intérêt que celui d’être associé à un nom connu. Une fois porté à l’attention du public, l’écrivain jouit d’un marché tout prêt à entendre ses confessions. Ainsi, Erica Jong, qui se gagna un public en écrivant sur la sexualité avec aussi peu de sentiments qu’un homme est censé le faire, produisit immédiatement un autre roman décrivant l’ascension d’une jeune femme à la célébrité littéraire. Les meilleurs auteurs de confessions oscillent entre l’auto-analyse et la complaisance envers soi-même. Advertisements for Myself de Norman Mailer, Making It de Norman Podhoretz, Portnoy’s Complaint de Philip Roth, Three Journeys de Paul Zweig, A Fans Notes de Frederick Exley : tous ces ouvrages oscillent entre des révélations difficilement acquises sur le plan personnel,

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purifiées par l’angoisse née de la lutte, et la sorte de confession contrefaite qui décrit des événements dont le seul intérêt pour le lecteur est d’entrer dans le champ des préoccupations immédiates de l’auteur. Au seuil d’une révélation, ces auteurs battent en retraite et se parodient eux-mêmes, comme s’ils voulaient désarmer la critique en la prévenant. Tentant de charmer le lecteur, au lieu de proclamer l’importance de leurs écrits, ils recourent à l’humour moins pour prendre quelque distance par rap­ port à leur discours que pour s’insinuer dans ses bonnes grâces, et obtenir son attention sans lui demander de prendre au sérieux l’auteur ou son sujet. Un grand nombre d’histoires de Donald Barthelme, si brillantes et si souvent émouvantes dans la Critique de la vie quoti­ dienne, souffrent de l’incapacité où se trouve leur auteur de résister à un effet facile. Ainsi, dans Perpetua, la satire de la femme fraîchement divorcée, de sa sociabilité desti­ née à tuer le temps, et de son « style de vie » faussement libéré, s’effondre dans un humour qui ne rime à rien. Perpetua ne pouvait distinguer les événements de cette année de ceux de la précédente. Quelque chose venait-il juste de se produire, ou ça s’était-il passé il y a longtemps ? Elle faisait beaucoup de nouvelles connaissances. « Vous n’êtes pas comme les autres, dit Perpetua à Sonny Marge, je connais très peu de femmes qui portent un tatouage de la tête du Maréchal Foch sur leurs fesses 19. »

Woody Allen, maître parodiste des clichés thérapeu­ tiques et de l’égocentrisme qui les suscite, mine ses propres idées par cet humour de rigueur, purement formel, qui se dénigre lui-même, et qui fait presque inévitablement partie du style américain de la conversa­ tion. Dans ses parodies de la pseudo-introspection dans un monde Sans Plumes – sans espoir -, Allen amoindrit

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son ironie par une surabondance de ces plaisanteries dont il possède un stock inépuisable. « Mon Dieu, pourquoi est-ce que je me sens si coupable ? Est-ce parce que je haïssais mon père ? C’est probablement l’incident du veau parmesan. Et alors, que faisait-il dans son portefeuille ?... Quelle tristesse, cet homme ! Quand ma première pièce, Le kyste de Christian, fut montée au lycée, il assista à la générale en habit à queue et avec un masque à gaz. » « Qu’est-ce qui m’ennuie tellement dans la mort ? Proba­ blement l’heure. » « Non, mais regarde-moi, pensa-t-il. Cinquante ans. Un demi-siècle. L’année prochaine, j’aurai cinquante et un ans. Et puis cinquante-deux. En utilisant le même raisonne­ ment, il put calculer l’âge qu’il aurait cinq ans plus tard 20. »

La confession permet à un écrivain honnête, comme Exley ou Zweig de nous donner une description poi­ gnante de la désolation spirituelle de notre temps ; mais il permet aussi à l’écrivain paresseux de se complaire dans « le genre de révélations impudiques sur soi-même qui, finalement, cachent plus qu’elles ne découvrent ». Les pseudo-aperçus de Narcisse sur sa condition, habituelle­ ment exprimés en termes de clichés parapsychiatriques, lui servent à détourner les critiques et à refuser la respon­ sabilité de ses actions. J’ai conscience que le sexisme de ce livre est plutôt stupé­ fiant, écrit Dan Greenberg dans Scoring : A Sexual Memoir. Et alors, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Oui, nous étions comme ça, et après ? Je ne dis pas que j’approuve cette attitude, je me contente de l’exposer.

Plus loin, Greenberg décrit la manière dont il a possédé une femme qui avait trop bu et était incapable de se défendre. Or, dans le chapitre suivant, il informe son lecteur « qu’il n’y a pas un mot de vrai » dans toute cette histoire.

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Alors, comment réagis-tu ? Es-tu content ? Est-ce que cet épisode imaginaire avec Irène t’a convaincu que j’étais déci­ dément si malade et répugnant qu’il ne valait pas la peine de continuer à lire mon livre ? Évidemment non, puisque tu es en train de lire ce chapitre-ci... Peut-être te sens-tu trahi ? Si je t’ai dit une chose fausse, je peux t’en avoir dit d’autres, penses-tu. Et pourtant, non. Tout ce que j’ai dit d’autre dans ce livre est rigoureusement vrai. Tu peux le croire ou non, à ton choix21.

Dans Snow White, Donald Barthelme utilise un pro­ cédé semblable et attire le lecteur dans son univers d’écri­ vain. Celui-ci trouve, au milieu du livre, un questionnaire sollicitant son opinion sur la manière dont est conduite l’histoire et l’avertissant que l’auteur s’est écarté de diverses façons du conte de fées original. Lorsque T. S. Eliot mit en annexe à The Waste Land * des notes de référence, il devint ainsi l’un des premiers poètes à attirer explicitement l’attention sur la métamorphose que son imagination avait fait subir à la réalité ; mais c’était pour permettre au lecteur de mieux saisir les allusions et pour donner au poème une résonance plus profonde - et non pas, comme dans ces exemples récents, pour saper la confiance que le lecteur pourrait avoir en l’auteur. Camper un narrateur qui perçoit et comprend mal ce qui se passe est un autre procédé littéraire classique. Mais si les romanciers l’utilisaient autrefois, c’était pour juxta­ poser ironiquement la perception erronée des événe­ ments par le narrateur et la compréhension plus juste qu’en avait l’auteur. Aujourd’hui, la plupart des écrits * La Terre vaine : ce poème du désenchantement et de l’amertume de Thomas Stearns Eliot (1888-1965), publié en 1922, exerça une influence considérable sur la poésie et la sensibilité britanniques, dans l’entre-deux-guerres. Il existe une traduction française par Pierre Leyris, T. S. Eliot, Poèmes 1910-1930, Le Seuil, 1947. [N.d.T]

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expérimentaux ont abandonné cette fiction. L’auteur parle en son nom propre, mais prévient le lecteur que sa notion du vrai est sujette à caution. « Rien de ce qui est dans ce livre n’est vrai », annonce Kurt Vonnegut dès la première page de Cat’s Craddle. En se présentant comme un simulateur, l’écrivain mine l’aptitude du lecteur à « se laisser prendre ». Il brouille la distinction entre vérité et illusion en demandant au lecteur de croire en son his­ toire, non parce qu’elle semble vraie ou parce qu’il affirme qu’elle l’est, mais simplement parce qu’on pour­ rait concevoir qu’elle soit vraie, au moins en partie, si le lecteur décidait de le croire. L’écrivain renonce au droit d’être pris au sérieux, échappant ainsi aux responsabilités qui en dérivent. Il ne demande pas la compréhension mais l’indulgence du lecteur qui perd à son tour le droit d’exiger la vérité lorsqu’il accepte la confession des men­ songes de l’auteur. L’écrivain tente de charmer le lecteur au lieu d’essayer de le convaincre, et compte sur l’excita­ tion que provoquent ses pseudo-révélations pour retenir son attention. Les confessions entreprises dans cette atmosphère d’irresponsabilité dégénèrent en « anticonfessions ». Ces expositions de la vie intérieure en deviennent, sans le vouloir, la parodie. Ce genre littéraire qui semble mettre en valeur l’intériorité nous prouve au contraire que la vie intérieure est précisément ce qu’on ne peut plus prendre au sérieux. On comprend donc pourquoi Allen, Bart­ helme et autres satiristes parodient délibérément le style de la confession d’antan ; l’écrivain d’alors mettait à nu ses luttes intérieures, car il était persuadé qu’elles représen­ taient un microcosme du monde. Les « confessions » de l’artiste contemporain n’ont de remarquables que leur écrasante banalité. Woody Allen a écrit une parodie des lettres de Van Gogh à son frère : le peintre est transformé

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en dentiste tourmenté par « la prophylaxie orale », « la dévitalisation des dents » et « la bonne manière de se (les) brosser22». Le voyage intérieur ne révèle que le vide. L’écrivain ne voit plus la vie reflétée dans son esprit mais, au contraire, le monde, même vide, comme son propre miroir. Lorsqu’il rend compte de ses expériences « inté­ rieures », ce n’est pas pour nous donner un tableau objectif d’un fragment représentatif de la réalité, mais pour séduire afin qu’on s’intéresse à lui, qu’on l’acclame, qu’on sympa­ thise, et qu’ainsi l’on conforte son identité chancelante.

Le vide intérieur Malgré les défenses dont s’entourent aujourd’hui les confessions, celles-ci nous laissent souvent entrevoir l’angoisse qui a donné naissance à la recherche d’une authentique paix spirituelle. Paul Zweig parle de sa « conviction grandissante, quasi religieuse, que [sa] vie était organisée à partir d’un noyau de fadeur qui rendait anonyme tout ce [qu’il] touchait » ; de son « hibernation affective qui dura presque jusqu’à [sa] trentième année » ; de son « soupçon insistant d’un vide personnel, que tout [son] bavardage et [son] désir anxieux de charmer ne faisaient qu’entourer et décorer sans le péné­ trer ni même l’approcher23 ».

De son côté, Frederick Exley écrit : Que je sois ou non un écrivain, j’en ai [...] cultivé l’instinct, une violente répulsion à l’égard du troupeau, sans malheureusement être capable de contrôler et d’exprimer • cette aversion . 24

Les moyens de communication de masse, avec leur culte de la célébrité, ont fait des Américains une nation

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d’admirateurs fanatiques. Ils donnent pâture aux rêves narcissiques de gloire et de renommée, encouragent l’homme de la rue à s’identifier aux gens célèbres, à haïr le « troupeau » et lui rendent ainsi difficilement tolérable la banalité de l’existence quotidienne. Exley raconte que le grand joueur de base-ball, Frank Gifford, « a nourri en [lui\ l’illusion qu’il était possible d’atteindre la renommée ». Hanté et, selon lui, détruit par « cet affreux rêve de succès », cette « illusion [qu’il] pouvait échapper au morne anonymat de la vie », Exley se décrit (ou décrit-il son narrateur ? comme d’habitude, ce n’est pas clair) comme une faim insatiable, un vide béant attendant d’être comblé par la vie intense et riche réservée à une petite élite. Le plus commun des mortels, à presque tous les points de vue, Exley rêve « d’un destin assez grandiose pour [lui] ! Comme le Dieu de Michel-Ange touchant Adam du doigt, [il] ne veut rien moins que traverser les ans et plonger [ses] doigts sales dans la postérité ! ». « Il n’y a rien que je ne veuille ! écrit-il. Je veux ceci, et je veux cela, et je veux - eh bien, tout ! »

La propagande moderne sur les biens de consomma­ tion et la bonne vie sanctionne l’impulsion vers la grati­ fication ; il n’est plus nécessaire pour le ça de se faire pardonner ses désirs ou de déguiser leurs proportions grandioses. Mais cette même propagande a rendu insup­ portables l’échec et la privation. Lorsque le nouveau Narcisse prend enfin conscience qu’il devra peut-être « vivre non seulement sans être célèbre mais même sans « moi » vivre et mourir sans que les autres se soient jamais rendu compte de l’espace microscopique qu’il occupait sur cette planète », il ressent cette découverte non seulement comme une déception mais comme un coup dévastateur porté à son identité. « Cette pensée m’a presque suffoqué, écrit Exley, et je ne pouvais y réfléchir sans devenir complètement déprimé. »

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Dans son vide et son insignifiance, l’homme ordinaire tente de se réchauffer à la lumière réfléchie par les « étoiles ». Dans Pages from a Cold Island, Exley insiste sur la fascination qu’exerçait sur lui Edmund Wilson * ; il raconte comment il tenta de se rapprocher de lui, après sa mort, en se ménageant des entrevues avec des person­ nages ayant survécu au grand homme. La relation de ces interviews concerne beaucoup plus Exley que Wilson. Mais cela ne l’empêche pas de rendre hommage aux œuvres de Wilson de la manière la plus conventionnelle : « un des grands hommes du XXe siècle » ; « cinquante années consacrées sans relâche à son art » ; « les lettres américaines n’avaient [...] jamais vu son pareil». Il semble donc clair que, pour Exley, Wilson représente, même mort, une présence magique. Être associé au grand homme confère, par délégation, de l’importance à ses admirateurs posthumes. Exley admet d’ailleurs qu’il agit comme si « être proche de Wilson devrait lui porter chance 25 ». Sans en être aussi conscient que Exley, d’autres auteurs « autobiographiques » décrivent une semblable tentative d’exister par procuration, à travers d’autres plus brillants qu’eux-mêmes. Ainsi Susan Stern semble avoir été attirée par les Weathermen parce que la fréquentation de Mark Rudd et de Bernadine Dohr, rendus célèbres par les * Le célèbre écrivain et essayiste américain que Francis Scott Fitz­ gerald appelait « notre conscience intellectuelle ». Ses essais et ses recueils d’articles Axel’s Castle (1931), To the Finland Station (1940) (traduction française : La Gare de Finlande, Stock, 1965), Classics and Commercials (1950) etc. sont d’un héritier de la grande tradition critique du XIXe siècle européen. Critique érudit et éclectique, Wilson fut aussi poète, dramaturge, romancier, nouvelliste (voir Memoirs of Hecate County, 1942 ; traduction française : Mémoires du comté d’Hécate, Julliard, 1966). [N.d.T]

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médias, lui donnait l’impression d’avoir enfin trouvé sa « niche dans la vie ». Dohr lui apparut comme une « princesse », une « grande prêtresse », dont la « splen­ deur » et la « noblesse » la distinguaient des « animateurs de deuxième ou troisième catégorie » de l’organisation radicale SDS (Students for a Democratic Society*). « Quelque qualité qu’elle possédât, je voulais l’avoir aussi. Je voulais être chérie et respectée comme Bernar­ dine l’était. » Lorsque le procès des « Sept de Seattle » fit de Susan Stern une célébrité à part entière, grâce aux communications de masse, elle trouva qu’elle devenait enfin « quelqu’un » : « Parce qu’il y avait tant de gens tournant autour de moi, me posant des questions, me demandant des réponses, ou simplement me regardant, offrant de faire des choses pour moi afin d’obtenir un peu de la lumière des feux de la rampe. » Alors dans tout son « éclat », elle s’imagina « haute en couleur et vulgaire, dure et drôle, agressive et théâtrale », et tenta d’imposer cette image d’elle-même. « Où que j’aille, les gens m’ado­ raient26. » Son émergence, à l’aile la plus violente de la gauche américaine, lui permit de jouer, devant une large audience, le fantasme de rage destructrice qui soutenait son désir de gloire. Elle s’imagina sous forme d’une Furie vengeresse, d’une Amazone, d’une Walkyrie. Elle peignit sur le mur de sa maison « une femme nue de deux mètres cinquante avec des cheveux blond-vert flottants, et un drapeau américain en flammes sortant de son con » ! * La SDS fut pendant dix ans (1960-1970), la principale organisa­ tion gauchiste américaine. Elle compta jusqu’à cent mille membres. Libertaire à l’origine, elle était dominée par le maoïsme lors de son éclatement. Sa principale tendance dite des Weathermen passa à la lutte armée clandestine avant d’être démantelée ; ses dirigeants firent l’objet de procès retentissants : celui des « Sept de Seattle » et celui des « Huit de Chicago ». [N.d.T]

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Dans sa « frénésie à base d’acide, dit-elle, elle avait peint ce que, quelque part au plus profond de [son] [esprit], elle voulait être : grande et blonde, nue et armée, consu­ mant - ou expulsant - une Amérique en feu ». Ni les drogues, ni les fantasmes de destruction - même objectivés en « praxis révolutionnaire » – ne peuvent apaiser la faim intérieure dont ils émanent. Les relations personnelles fondées sur une gloire-reflet, sur le besoin d’admirer et d’être admiré, s’avèrent fragiles et sans substance... Les amitiés et les amours de Susan Stern finissaient généralement dans la désillusion, l’ani­ mosité et les récriminations. Elle se plaint d’une incapa­ cité émotionnelle à ressentir quoi que ce soit : « Je devins plus gelée à l’intérieur, plus animée à l’extérieur. » Bien que sa vie gravite autour du monde politique, celui-ci n’a aucune réalité dans ses mémoires ; il apparaît seulement comme une projection de son propre malaise et de sa rage, comme un rêve anxieux et violent. Nombreuses sont les œuvres actuelles dont certaines sont le produit de bouleversements politiques qui transmettent le même sens de l’irréalité de la politique. Paul Zweig, qui passa dix ans à Paris, dans les années 1950 et 1960, et prit part au mouvement contre la guerre d’Algérie, écrit que la guerre « devint peu à peu une présence s’infiltrant dans chaque aspect » de son existence. Pourtant, les événe­ ments extérieurs n’apparaissent que comme des ombres dans son récit. Ils semblent une hallucination, un arrièreplan vague de « terreur et de vulnérabilité ». Au plus fort de la protestation violente contre la guerre d’Algérie, « il se souvint d’une phrase qu’il avait lue sur le sentiment intérieur d’un schizophrène ». Le malade avait dit, avec l’acuité d’un oracle : « La terre bouge, elle ne m’inspire aucune confiance. » Et le même sentiment, dit Zweig, le terrassa plus tard, dans le désert du Sahara, où il tentait

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de surmonter sa « sécheresse intérieure », en se mesurant, seul, aux rigueurs de la nature. Dans la relation que Zweig fait de sa vie 27, il est des moments que l’on pourrait qualifier d’heureux grâce à l’amitié et à l’amour ; mais ces rapports humains ne par­ viennent pas à arrêter « le tourbillon vide de son exis­ tence intérieure ». Une femme, Michelle, « s’est jetée sans succès contre son impassibilité ». Une scène soigneuse­ ment agencée, destinée à évoquer la nature de leurs rela­ tions - et dont le manque de naturel est aussi exceptionnel qu’angoissant - met aussi en lumière le caractère fuyant de la narration de Zweig, la raillerie qu’il dirige contre lui-même et dont le but est de charmer, de désarmer la critique : Comme pour se moquer de la tension régnant dans la pièce, la masse éclairée et grise de Notre-Dame dérive hors de la nuit dans un lointain de magie et de grondements sourds de voitures. La fille est assise sur le plancher, à côté de pinceaux dispersés et d’une palette de bois maculée. Sur le lit, le garçon, brisé en plusieurs morceaux – c’est en tout cas comme ça qu’il se sent - murmure d’une voix étranglée, théâtrale : « Je ne veux pas être un homme *. » Pour clarifier sa pensée, c’est-à-dire pour élever son anxiété au niveau intellectuel, il répète : « Je ne veux pas être un homme ** », laissant entrevoir une question de principe que la fille est apparemment trop obtuse pour comprendre, car elle laisse échapper un gémissement et commence à pleurer.

Au terme de six années vécues dans ce style, « ils se marièrent et divorcèrent en quelques semaines revigo­ rantes ». L’exil de Zweig prit fin et, avec lui, son effort pour « vivre sa vie avec l’agilité de quelqu’un qui n’a plus rien à perdre ». * En français dans le texte. ** En français dans le texte.

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Pourtant, persiste « le vide intérieur, le sentiment effrayant qu’à un certain niveau d’existence, je ne suis rien, que mon identité s’est effondrée et que, au plus profond, il n’y a personne ». Il incombera à un gourou très apprécié des New-Yorkais en quête de guérison spiri­ tuelle, Swami Muktananda, d’enseigner à Zweig comment endormir son « double ». « Baba » - père enseigne « la futilité du processus mental ». Sous sa direc­ tion, Zweig connaîtra « le délire de la délivrance ». Comme Jerry Rubin, il attribuera ce sentiment d’être « guéri et plein d’entrain » à la destruction de ses défenses psychiques. « N’étant plus enfermé dans un labeur d’autodéfense », il anesthésia cette partie de luimême « construite par l’agitation mentale... ficelée par la pensée obsessionnelle et mue par l’anxiété ».

La critique de gauche du repli dans la sphère privée

La popularité des modes de pensée psychiatriques, la diffusion du « mouvement de la nouvelle conscience », le rêve de célébrité, et le sentiment angoissé de l’échec, qui aiguillonnent la quête de panacées, ont en commun un caractère d’intense préoccupation narcissique. Cette concentration sur soi définit le climat moral de la société contemporaine. La recherche de son propre accomplisse­ ment a remplacé la conquête de la nature et de « nou­ velles frontières ». Le narcissisme est devenu l’un des thèmes centraux de la culture américaine, et de nom­ breux écrivains, parmi lesquels Jim Hougan, Tom Wolfe, Peter Marin, Edwin Schur, et Richard Sennett, en ont récemment rendu compte de diverses manières. Cepen­ dant, si l’on veut faire plus que simplement moraliser, avec un zeste de jargon psychiatrique, on doit utiliser ce

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concept avec plus de rigueur que ne le fait la critique sociale en vogue, et avec une pleine conscience de ses implications proprement cliniques. Les critiques du narcissisme contemporain et de la nouvelle sensibilité thérapeutique condamnent à tort l’orientation psychiatrique, opium, disent-ils, de la classe moyenne supérieure. Selon Marin, cette concentration sur soi isole le riche Américain des horreurs qui l’entourent - la pauvreté, le racisme, l’injustice - et «apaise sa conscience troublée28». Schur attaque « l’engouement pour la prise de conscience », parce que celle-ci ne porte que sur les problèmes typiques de gens fortunés, néglige ceux des pauvres, et transforme « le mécontentement social en insuffisance personnelle29 ». Il trouve « criminel » que « les citoyens blancs de la classe moyenne se complaisent à examiner leur moi, alors que leurs compatriotes moins chanceux luttent et crèvent de faim ». Il faut cependant comprendre que ce n’est pas par complaisance mais par désespoir que les gens s’absor­ bent en eux-mêmes, et que ce désespoir n’est pas l’apa­ nage de la seule classe moyenne. Schur semble penser que le caractère éphémère, transitoire, des relations per­ sonnelles n’affecte que les cadres supérieurs, catégorie dont l’existence est placée sous le signe de la mobilité. Doit-on croire qu’il en va différemment chez les pauvres ? Que, dans la classe ouvrière, les mariages sont heureux et sans conflits ? Que les ghettos voient fleurir les amitiés stables, profondes et sans manipulations ? Les études effectuées sur la vie des classes laborieuses ont constamment montré que la pauvreté détruit le mariage et l’amitié. L’effondrement de la vie personnelle ne pro­ vient pas de tourments spirituels réservés aux riches, mais de la guerre de tous contre tous, qui a toujours fait rage

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dans les couches inférieures de la population, et qui s’étend à présent au reste de la société. Le coût généralement élevé des nouvelles thérapies conduit Schur à croire, et c’est son erreur, quelles portent sur des problèmes qui ne concernent que les riches, et qu’elles sont, par nature, banales et « irréelles ». Il critique des écrivains comme Georges et Nena O’Neill (apôtres du « mariage ouvert ») pour leur « vision incroyablement ethnocentrique des crises personnelles, conditionnée semble-t-il, par leurs expériences et leurs valeurs bourgeoises ». Il se plaint de ce qu’il ne vient pas à l’esprit des experts-en-prise-de-conscience « que des ressources convenables permettraient peut-être de faire face à une crise, et même de l’éviter ». Ces experts écrivent comme si classes sociales et conflits sociaux n’existaient pas. Pour cette raison, Schur a du mal à ima­ giner que le mouvement de prise de conscience puisse jamais beaucoup intéresser les pauvres, en dépit des manuels bon marché et des cliniques gratuites qui tentent de le populariser. On peut certainement concevoir que même un pauvre puisse se sentir un peu mieux à la suite d’un traitement utilisant une des techniques d’autoréalisation. Mais, un tel bien-être serait, au mieux, de courte durée. Amenés à inté­ rioriser leurs problèmes, les pauvres n’en seraient que mieux détournés d’une tâche plus urgente : lutter pour leurs véri­ tables intérêts, collectifs.

Schur établit une opposition simpliste entre pro­ blèmes « réels » et problèmes personnels et, de ce fait, oublie que les questions sociales se présentent inévitable­ ment aussi comme des questions personnelles. On retrouve le monde réel dans le vécu familial et privé, et celui-ci, à son tour, colore la façon dont nous percevons

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le monde. Le vide intérieur, la solitude et l’inauthenticité ne sont absolument pas des sentiments irréels ni, d’ailleurs, sans signification sociale ; ils ne naissent pas non plus de conditions propres aux classes moyennes ou supérieures. Ils sont dus au climat de guerre morale qui domine la société américaine, au sentiment de danger, et à l’incertitude qui tiennent à notre manque de confiance en l’avenir. Les pauvres ont toujours été contraints à vivre dans le présent ; aujourd’hui, le besoin de survie parfois déguisé en hédonisme, envahit la classe moyenne tout entière. Schur lui-même remarque que « ce qui semble fina­ lement émerger de ce message très embrouillé est une éthique d’autopréservation ». Mais sa condamnation de la « morale de la survie » en tant que « repli dans la sphère privée » passe à côté de la question. Quand les relations personnelles n’ont d’autre objet que la survie psychique, le « privé » ne constitue plus un refuge contre un monde sans cœur. Tout au contraire, il prend les caractères propres à cet ordre social anarchique dont il est censé protéger l’individu. C’est la destruction de la vie personnelle, et non le repli dans la sphère privée, qui doit être critiquée et condamnée. Ce qui est à dénoncer dans le mouvement de prise de conscience, ce n’est pas qu’il traite de problèmes banals ou irréels, mais qu’il fournit des solutions qui vont à l’encontre de ses propres intentions. Né d’un profond malaise, dû à la détériora­ tion des relations personnelles, ce mouvement conseille aux gens de ne pas trop s’engager en amour et en amitié, d’éviter de devenir trop dépendants des autres et de vivre dans l’instant - alors que ce sont, précisément, ces com­ portements qui sont à l’origine du malaise.

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La critique de la sphère privée Richard Sennett et la disparition de l’homme public

La critique du narcissisme effectuée par Richard Sen­ nett dans Les Tyrannies de l’intimité est plus subtile et pénétrante que celle de Schur, car elle insiste avec justesse sur le fait que « le narcissisme est tout l’opposé d’un amour de soi vigoureux30 ». Mais elle implique, elle aussi, une dépréciation du domaine personnel. Selon Sennett, ce qu’il y a de meilleur dans la tradition cultu­ relle de l’Occident trouve son origine dans les conven­ tions qui, jadis, réglaient les relations impersonnelles des gens en public. Ces conventions, qu’on trouve aujour­ d’hui contraignantes, artificielles et incompatibles avec la spontanéité affective, créaient des barrières de politesse entre les gens, établissaient des limites aux manifestations publiques de l’affectivité, mais encourageaient le cosmo­ politisme et la courtoisie. À Londres ou à Paris, au XVIIIe siècle, la sociabilité n’était pas fonction de l’inti­ mité. « Des étrangers pouvaient faire connaissance dans une rue ou dans un jardin et s’adresser la parole sans aucune gêne. » Ils possédaient en commun un fonds de « signes publics » qui permettaient à des gens qui n’appartenaient pas au même milieu de s’entretenir poli­ ment et de coopérer, sans devoir, pour autant, dévoiler leurs secrets les plus intimes. Mais cette réserve disparut au XIXe siècle : on se mit à croire que le comportement public d’un individu révélait sa personnalité intérieure. Le culte romantique de la sincérité et de l’authenticité arracha les masques que l’on portait en public, mina la distinction entre vie publique et vie privée. On se mit à considérer le domaine public comme un miroir de soi ; on perdit la capacité de distanciation, et donc de nouer

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des relations sur le mode du jeu, car le jeu présuppose un certain détachement par rapport à soi-même *. Toujours selon Sennett, les rapports établis de nos jours en public, conçus comme une forme de révélation de soi, sont devenus terriblement sérieux. La conversa­ tion prend un caractère de confession. La conscience de classe s’affaiblit ; les gens perçoivent leur position dans la société comme reflétant leurs propres aptitudes, et ils se rendent personnellement responsables des injustices qui leur sont infligées. La politique dégénère ainsi en une lutte, non pour le changement de la société, mais pour la réalisation de soi. Quand les frontières entre le moi et le reste du monde s’effondrent, la poursuite intelligente de ses propres intérêts, jadis source de toute activité poli­ tique, devient impossible. L’homme politique du temps passé savait prendre plutôt que désirer (c’est la définition que donne Sennett de la maturité psychologique) ; il jugeait la politique comme toute réalité, en se deman­ dant ce « qu’elle pouvait lui rapporter ». Il ne s’interro­ geait pas sur sa propre signification par rapport à elle. * « Nous ne trouvons un sens à la société qu’en faisant d’elle un vaste système psychique, écrit Richard Sennett. [...] L’obsession des personnes - aux dépens des rapports sociaux plus impersonnels peut se comparer à un filtre qui décolorerait toute notre saisie ration­ nelle de la société ; elle dissimule l’importance persistante des classes dans la société industrielle avancée, nous conduit à considérer la com­ munauté comme un milieu de révélation mutuelle des individus et à sous-estimer les rapports sociaux avec les inconnus, tels qu’ils se pro­ duisent en particulier dans les villes. Par un ironique retour des choses, cette vision psychologique freine le développement de cer­ taines forces primordiales de notre personnalité, - comme le respect de la vie privée des autres. Elle nous empêche également de com­ prendre le fait que - tout moi étant, d’une certaine façon, un musée des horreurs - des rapports civilisés entre les individus ne peuvent s’établir que si nos petits désirs, nos cupidités et nos envies sont soi­ gneusement gardés secrets31. »

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Narcisse, pour sa part, dans son délire de désirs, tue la notion même d’intérêt privé. Ce bref résumé ne peut rendre justice à l’analyse sub­ tile et pénétrante de Sennett qui a beaucoup à nous apprendre sur l’importance de la distance vis-à-vis de soimême dans le jeu et dans les reconstructions théâtrales de la réalité, sur les implications politiques de la recherche de soi, et sur les effets pernicieux de l’idéologie de l’intimité *. Cependant, lorsqu’il définit la politique comme la poursuite rationnelle des intérêts particuliers, le calcul attentif d’avantages personnels et de classe, Sennett sousestime les éléments irrationnels qui ont toujours caracté­ risé les relations entre classes dominantes et dominées. Il ne prête pas assez attention à l’aptitude qu’ont les riches et les puissants à identifier leur domination à de grands principes moraux, ce qui a pour effet de transformer toute remise en question en crime, non seulement contre l’État mais contre l’humanité elle-même. Les classes diri­ geantes ont toujours cherché à ce que les individus qui leur sont subordonnés se sentent coupables, personnelle­ ment, de leur exploitation et de leurs privations maté­ rielles, tout en se persuadant elles-mêmes de ce que leurs propres intérêts coïncident avec ceux du genre humain. Laissons de coté l’équivalence, d’une validité douteuse, que formule Sennett, entre bon fonctionnement du moi * « L’intimité, écrit-il, est à la fois une vision des relations sociales et une exigence. Seul compte ici ce qui est proche ou immédiat. Plus cette tyrannie de la proximité s’impose, plus les gens cherchent à se libérer des codes, etc., pour s’ouvrir de façon inconditionnelle les uns aux autres. Les rapports humains intimes sont censés être chaleureux. On cherche ainsi une sociabilité plus intense, mais la réalité vient démentir cette attente. Plus les gens sont intimes, plus leurs relations deviennent douloureuses, fratricides et asociales 32. »

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et capacité « de prendre plutôt que de désirer », qui semble consacrer la rapacité comme seule solution au narcissisme. Le fait est que les hommes n’ont jamais très clairement perçu où étaient leurs intérêts et qu’ils ont donc eu tendance, tout au long de l’histoire, à projeter leur dimension irrationnelle dans le domaine de la poli­ tique. Rendre le narcissisme, l’idéologie de l’intimité ou la « culture de la personnalité », responsables des élé­ ments irrationnels de la politique moderne, revient non seulement à exagérer le rôle de l’idéologie dans le déve­ loppement historique, mais à sous-estimer l’irrationalité de la politique dans les époques antérieures. La conception qu’a Sennett d’une vie politique saine – celle de la poursuite des intérêts personnels - recèle une composante idéologique particulière, qu’elle partage avec la tradition pluraliste à la Tocqueville, dont elle est évidemment dérivée. Elle tend à exalter le libéralisme « bourgeois » comme la seule forme civilisée de vie poli­ tique, et la « civilité » bourgeoise comme la seule forme non corrompue de relation sociale. Du point de vue plu­ raliste, on reconnaît les imperfections de la société bour­ geoise, mais on soutient quelles ne sont pas susceptibles d’être corrigées, la vie politique étant, en soi, un domaine d’une imperfection radicale. Aussi, lorsque hommes et femmes demandent des changements fondamentaux du système politique, ils ne font que projeter leurs anxiétés personnelles dans l’aire politique. De cette manière, le libéralisme se définit lui-même comme l’extrême limite de la rationalité politique, et qualifie de politique narcis­ sique toute tentative pour le dépasser, y compris l’ensemble de la tradition révolutionnaire. Adoptant une perspective tocquevillienne, Sennett est incapable de dis­ tinguer entre, d’une part, la politique radicale de la fin des années 1960, corrompue par les éléments irrationnels

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de la culture américaine et, d’autre part, le bien-fondé d’un grand nombre d’objectifs poursuivis par les radi­ caux. Son mode d’analyse rend automatiquement suspect tout radicalisme, toute politique cherchant à créer une société qui ne soit pas fondée sur l’exploitation. En dépit de son idéalisation de la vie publique dans le passé, le livre de Sennett participe du refus actuel de la politique, un refus de croire que la politique puisse être un instru­ ment de changement social. Dans son désir de rétablir une distinction entre vie publique et vie privée, Sennett ignore les manières dont elles s’interpénétrent toujours. La socialisation des jeunes reproduit la domination politique au niveau de l’expé­ rience personnelle. De nos jours, cette invasion de la vie privée, par les forces de domination organisée, s’étend à tel point que l’espace personnel a presque cessé d’exister. Inversant cause et effet, Sennett rend l’invasion de la sphère publique par l’idéologie de l’intimité responsable du malaise contemporain. Pour lui, comme pour Marin et Schur, l’intérêt que l’on porte actuellement à la décou­ verte de soi-même, au développement du psychisme, et aux rapports personnels et intimes, représentent un repliement sur soi choquant, un romantisme débridé. En fait, le culte de l’intimité ne tire pas son origine d’une affirmation de la personnalité, mais de son effondre­ ment. Poètes et romanciers d’aujourd’hui, loin de glori­ fier le moi, racontent sa désintégration. Les thérapies qui soignent le moi brisé véhiculent le même message. Loin d’encourager la vie privée aux dépens de la vie publique, notre société fait qu’il est de plus en plus difficile pour un individu de connaître une amitié profonde et durable, un grand amour, un mariage harmonieux. À mesure que la vie sociale devient plus brutale et barbare, les relations

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personnelles, qui ostensiblement devraient être préser­ vées, prennent un caractère de combat. Certaines théra­ pies nouvelles valorisent ce combat en le qualifiant d’« affirmation de soi » et de « lutte à visage découvert en amour et dans le mariage ». D’autres célèbrent les liaisons temporaires sous le vocable de « mariage ouvert » et d’« engagement à durée indéterminée 33 ». Ce faisant, elles intensifient la maladie qu’elles prétendent guérir : non parce qu’elles détournent l’attention des questions sociales vers les difficultés privées, des vrais problèmes vers les faux, mais parce que ces thérapies masquent l’ori­ gine sociale des souffrances qu’elles traitent, souffrances qui n’ont rien à voir avec la contemplation béate du moi, et qui sont douloureusement mais faussement ressenties comme étant purement personnelles et privées.

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La

personnalité narcissique

DE NOTRE TEMPS Le narcissisme comme métaphore de la condition humaine

Les analyses récentes du nouveau narcissisme confondent cause et effet lorsqu’elles attribuent à un culte de la sphère privée une évolution qui tient à la désintégration de la vie publique ; de plus, elles utilisent le terme « narcissisme » de manière si lâche qu’il ne conserve plus grand-chose de son contenu psycholo­ gique. Dans The Heart Of Man (Le Cœur de l’Homme), Erich Fromm vide le mot de sa signification clinique, mais en revanche lui fait couvrir, au niveau de l’individu, toutes les formes de « vanité », d’auto-admiration, d’autosatisfaction et d’autoglorification et, au niveau du groupe, toutes les formes de préjugés ethniques ou raciaux, d’esprit de clocher et de fanatisme1. En d’autres termes, Fromm utilise ce mot comme synonyme d’« individualisme asocial », lequel, dans la version qu’il donne du dogme humaniste et progressiste, sape la coopération, l’amour fraternel et la recherche de loyautés plus larges. Le narcissisme apparaît ainsi comme la simple antithèse de cet amour larmoyant de l’humanité (l’amour désintéressé de l’étranger) pour lequel plaide Fromm sous le nom de socialisme.

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Son examen du « narcissisme individuel et social », publié fort à propos par une collection d’essais consacrée aux « Perspectives religieuses », fournit un excellent exemple du penchant qu’a notre âge thérapeutique à habiller toute platitude édifiante d’oripeaux psychia­ triques. (« Nous vivons dans une période de l’histoire caractérisée par un écart très net entre le développement intellectuel de l’homme... et son développement affectif ou mental, écart qui le laisse dans un état de narcissisme marqué, avec son cortège de symptômes patholo­ giques. ») Alors que Sennett nous rappelle que le narcis­ sisme est plus proche de la haine que de l’admiration de soi, Fromm, dans sa ferveur à prêcher les bienfaits de l’amour fraternel, perd de vue ce fait clinique pourtant bien connu. Comme toujours dans l’œuvre de Fromm, la difficulté provient du fait qu’il essaie, malencontreusement et sans nécessité, de sauver la pensée de Freud de son fondement « mécaniste » hérité du XIXe siècle et de l’enrôler au ser­ vice du « réalisme humaniste ». Dans la pratique, cela veut dire que la rigueur théorique fait place au sentiment et à des slogans édifiants et sublimes. Fromm remarque en passant que la conception de départ qu’avait Freud du narcissisme tenait pour établi que la libido se formait dans le moi, comme un grand réservoir d’amour de soi indifférencié. Mais, en 1922, Freud décidait, au contraire, que « nous devons reconnaître le ça comme le grand réservoir de la libido 2 ». Mais Fromm glisse sur cette question : « La question théorique de savoir si la libido commence originellement dans le moi ou dans le ça est sans grande importance en ce qui concerne la signification du concept [de narcissisme] en soi. » En fait, la théorie structurale de l’esprit, énoncée par Freud dans Psychologie du groupe et Le Moi et le Ça, imposa à

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ses idées antérieures des modifications, qui sont d’une grande portée pour une bonne intelligence du narcis­ sisme. Cette théorie obligea Freud à abandonner la simple dichotomie entre instinct et conscience, à recon­ naître les composantes inconscientes du moi et du surmoi, l’importance des pulsions non sexuelles (agres­ sion ou instinct de mort), et des alliances entre surmoi et ça, entre surmoi et agression. Dès lors, ces découvertes permirent de comprendre le rôle des relations d’objets dans le développement du narcissisme : ce dernier se révélant essentiellement une défense contre les pulsions agressives plutôt qu’un amour de soi. Il importe d’être précis sur le plan théorique concer­ nant le narcissisme, d’abord parce que l’idée peut être facilement manipulée à des fins moralisantes, mais aussi parce que le considérer comme synonyme de tout ce qui est égoïste et désagréable contredit l’évidence historique. Les hommes ont toujours été égoïstes, et les groupes tou­ jours ethnocentriques ; on ne gagne rien à affubler ces traits d’un masque psychiatrique. En revanche, le fait que les désordres du caractère soient devenus la forme la plus marquante de la pathologie psychiatrique, entraî­ nant une modification de la structure de la personnalité tient à des changements tout à fait spécifiques de notre société et de notre culture : à la bureaucratisation, la prolifération des images, aux idéologies thérapeutiques, à la rationalisation de la vie intérieure, au culte de la consommation et, en dernière analyse, aux modifications de la vie familiale et des modes de socialisation. Tout cela disparaît si le narcissisme devient « la métaphore de la condition humaine », ainsi que le nomme Shirley Sugerman, dans une autre interprétation existentielle et humaniste, Sin and Madness : Studies in Narcissism (Le Péché et la Folie : études sur le narcissisme) 3.

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C’est sans doute délibérément que la critique actuelle refuse de discuter l’étiologie du narcissisme ou de prêter grande attention à la masse grandissante d’écrits médi­ caux sur le sujet, de crainte qu’en insistant sur les aspects proprement cliniques du syndrome le concept perde une partie de son utilité dans les analyses sociales. Pourtant, ce choix est une erreur. Ignorer la dimension psycholo­ gique du narcissisme, c’est également manquer sa mesure sociale. Ainsi, ces auteurs n’explorent aucun des traits de caractère associés au narcissisme pathologique qui, sous une forme moins extrême, abondent dans la vie quoti­ dienne de notre temps : la relation de dépendance à autrui, pour le réconfort médiatisé qu’il peut procurer, associée à la crainte de l’asservissement, le sentiment de vide intérieur, l’immense rage réprimée, et les désirs oraux impétueux et insatisfaits. Ils n’examinent pas non plus ce qu’on pourrait appeler les caractéristiques secon­ daires du narcissisme : pseudo-révélations sur soi-même, séduction calculée, humour nerveux, à ses propres dépens. Ils se privent ainsi des fondations à partir des­ quelles il serait possible d’établir des rapports précis entre, d’une part, le type de la personnalité narcissique et, d’autre part, certains traits caractéristiques de la culture contemporaine, comme la peur intense de vieillir et de mourir, une perception différente du temps, la fas­ cination de la célébrité, la peur de la compétition, le déclin de l’esprit de jeu, la détérioration des relations entre hommes et femmes. Pour ces commentateurs, le narcissisme demeure, au plus vague, synonyme d’égoïsme, au plus précis, une métaphore, rien de plus, qui décrit l’état d’esprit dans lequel le monde apparaît comme un miroir du moi.

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Psychologie et sociologie La psychanalyse traite des individus et non des groupes. Les efforts que l’on entreprend pour étendre les résultats cliniques au comportement collectif se heurtent toujours au fait que les groupes possèdent une vie propre. L’esprit collectif, si une telle entité existe, reflète les besoins du groupe dans son ensemble, et non les demandes psychiques de l’individu, lesquelles doivent, en fait, être subordonnées aux exigences de la vie collec­ tive. D’ailleurs, c’est précisément cette sujétion des indi­ vidus au groupe que la théorie psychanalytique promet de clarifier, par une étude de ses répercussions psy­ chiques. Par la conduite d’une analyse intensive de cas particuliers, s’appuyant sur des données cliniques plutôt que sur des impressions banales, la psychanalyse nous donne un aperçu des opérations internes de la société, au moment même où elle se retourne et se fond dans l’inconscient de l’individu. Toute société reproduit sa culture - ses normes, ses postulats sous-jacents, ses modes d’organisation de l’expérience - dans l’individu, sous la forme de la person­ nalité. Comme le disait Durkheim, la personnalité est l’individu socialisé. Le processus de socialisation, effectué par la famille et, secondairement, par l’école et les autres institutions visant à la formation du caractère, modifie la nature humaine afin quelle se conforme aux normes sociales dominantes. Chaque société tente, à sa manière, de résoudre les crises que traverse tout enfant - le trau­ matisme de séparation d’avec la mère, la peur de l’aban­ don, la compétition douloureuse avec d’autres pour l’amour de la mère ; et la manière dont elle traite ces événements psychiques produit une forme caractéris­ tique de personnalité, une forme caractéristique de

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déformation psychologique, qui permettent à l’individu d’accepter les privations instinctuelles et de se soumettre aux obligations de l’existence sociale. L’accent mis par Freud sur le fait que la santé psychique et la maladie mentale forment un continuum, permet de voir névroses et psychoses comme étant, en un sens, l’expression carac­ téristique d’une culture donnée. « La psychose, écrit Jules Henry, est l’aboutissement final de tout ce qui est faux dans une culture4. » La psychanalyse clarifie le mieux les relations entre la société et l’individu, entre la culture et la personnalité, lorsqu’elle se limite précisément à un examen attentif de l’individu. C’est quand elle est le moins soucieuse de le faire qu’elle nous en dit le plus sur la société. L’applica­ tion par Freud des principes psychanalytiques à l’anthro­ pologie, à l’histoire et à la biographie peut être négligée, avec bonne conscience, par le sociologue, mais, ses inves­ tigations cliniques constituent une mine indispensable d’idées lorsqu’on a compris que l’inconscient représente la modification de la nature par la culture, la pression de la civilisation sur l’instinct. On ne doit pas reprocher à Freud - a écrit Theodor W. Adorno 5 - d’avoir négligé la dimension sociale concrète, mais de s’être trop peu soucié de l’origine sociale de [...] la rigidité de l’inconscient, qu’il observe avec l’objectivité imperturbable du savant voué aux sciences naturelles. [...] En transposant des images psychologiques à la réalité histo­ rique, il oublie ce qu’il a lui-même découvert - que toute réalité se modifie en entrant dans l’inconscient - ce qui le conduit à affirmer la réalité d’événements tels que le meurtre du père par la horde primitive *. * « Sur [...] son propre terrain, ajoutait Adorno, la psychanalyse est particulièrement convaincante ; plus elle s’en éloigne, plus ses thèses sont menacées, soit par la superficialité, soit par une systématisation outrancière. Si un individu fait un lapsus linguae et prononce un mot

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Ceux qui désirent comprendre le narcissisme contem­ porain, en tant que phénomène social et culturel, doivent d’abord se tourner vers la masse croissante d’écrits cliniques sur ce sujet ; ceux-ci ne prétendent pas avoir la moindre signification sociale ou culturelle, et répudient délibérément la proposition selon laquelle « les changements dans la culture contemporaine, comme l’écrit Otto Kernberg6, affectent les modes de relations d’objets * ». Dans la littérature médicale, le narcissisme est plus qu’un terme métaphorique pour désigner une obsession chargé d’une connotation sexuelle, ou s’il souffre d’agoraphobie ou s’il est somnambule, la psychanalyse possède non seulement ses meilleures chances de réussite thérapeutique, mais son domaine d’élection : l’indi­ vidu “monadologique”, relativement autonome, arène du conflit inconscient entre la poussée instinctuelle et l’interdiction. Plus elle s’éloigne de ce domaine, plus la psychanalyse doit procéder tyrannique­ ment, et plus elle doit traîner ce qui appartient à la dimension de la réalité extérieure dans les ombres de l’immanence psychique. Ce fai­ sant, elle souffre d’une illusion semblable à cette “omnipotence de la pensée”, qu’elle-même critique comme infantile. » * Ceux qui, en opposition à la thèse de cet ouvrage, soutiennent qu’il ne s’est produit aucun changement fondamental dans la struc­ ture de la personnalité, s’appuient sur cette citation pour affirmer que bien que « nous observions, en effet, certaines constellations de symptômes et des désordres de la personnalité, plus ou moins fré­ quemment qu’à l’époque de Freud [...], ce déplacement d’attention s’est produit essentiellement à cause de notre changement d’orienta­ tion clinique, dû aux formidables progrès effectués dans la compré­ hension de la structure de la personnalité »7. Pour éclairer cette controverse, il est important de noter que Kernberg a qualifié son observation : « Cela ne veut pas dire que de tels changements dans les formes d’intimité (et des relations d’objets en général) ne puissent se produire au cours d’une période de plusieurs générations, à la condition que les changements dans les formes culturelles affectent à tel point la structure de la famille que les tout premiers développe­ ments de l’enfant en soient influencés. » C’est exactement ce que je défendrai dans le chapitre VIL

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de soi. En tant que formation psychique, dans laquelle « l’amour rejeté se retourne contre le moi sous forme de haine », il est aujourd’hui identifié comme un élément important des « désordres de caractère » auxquels on accorde autant d’attention clinique que jadis à l’hystérie et aux névroses obsessionnelles. Une nouvelle théorie du narcissisme s’est développée, sur la base de l’essai bien connu de Freud concernant le sujet (qui traite le phéno­ mène - l’investissement libidinal du moi – comme une précondition nécessaire de l’amour objectai). Elle est consacrée, non au narcissisme primaire, mais au narcis­ sisme secondaire ou pathologique : l’incorporation d’images objectales grandioses comme défense contre l’anxiété et la culpabilité. Les deux types de narcissisme brouillent les frontières entre le moi et le monde des objets, mais il existe une importante différence entre eux. L’enfant nouveau-né - Narcisse primaire - ne perçoit pas encore sa mère comme possédant une existence séparée de la sienne, et il confond sa sujétion à sa mère, qui satisfait ses besoins aussitôt qu’ils surgissent, avec sa propre omnipotence. Il faut plusieurs semaines de développement postnatal avant que le bébé perçoive que la source de sa demande est en lui et que la source de sa gratification est hors de lui.

Pour sa part, le narcissisme secondaire « tente d’annu­ ler la souffrance de l’amour (objectai) déçu », et de nier la rage de l’enfant contre ceux qui ne répondent pas immédiatement à ses exigences, et contre ceux que l’enfant voit répondre à d’autres que lui, et qui semblent donc l’avoir abandonné. Le narcissisme pathologique, « qui ne peut être considéré comme une simple fixation au niveau du narcissisme primitif normal », ne peut apparaître que lorsque le moi s’est développé au point de

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se différencier des objets environnants. Si, pour quelque raison, l’enfant vit avec une intensité particulière ce trau­ matisme de la séparation, il peut tenter de rétablir les relations antérieures en créant, dans ses fantasmes, une mère ou un père omnipotents se confondant avec les images de son propre moi. Par intériorisation, le malade cherche, d’une part, à recréer une relation d’amour désirée qui peut avoir existé naguère et, simultanément, à annuler l’anxiété et la culpabi­ lité nées des pulsions agressives dirigées contre l’objet frus­ trant et décevant.

Le narcissisme dans la littérature médicale récente 8 Le déplacement de l’attention, du narcissisme pri­ maire vers le narcissisme secondaire, qui caractérise les études cliniques actuelles reflète, à la fois, un change­ ment d’intérêt de l’étude du ça, vers celle du moi en théorie psychanalytique, et une mutation dans le type de malades en quête d’un traitement. La réorientation de la psychologie des instincts vers le moi est en partie due au fait qu’il a bien fallu reconnaître que les malades qui se présentaient dans les années 1940 et 1950 « montraient très rarement les névroses classiques que Freud avait décrites si minutieusement ». Au cours des vingt-cinq dernières années, le malade dont le cas est indéterminé, présentant non pas des symptômes bien définis, mais un mécontentement diffus, est devenu de plus en plus commun. Il ne souffre pas de fixations débilitantes, ni de phobies, ni d’une conversion d’énergie sexuelle répri­ mée en troubles nerveux ; il se plaint « d’une insatisfac­ tion existentielle vague et diffuse », et sent que « sa vie,

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amorphe, est futile et sans but ». Il décrit des « senti­ ments ténus mais tenaces de vide et de dépression », « des violentes oscillations dans son évaluation de lui-même », et « une incompétence générale à s’entendre avec autrui ». « Il se rassure sur lui-même en s’attachant à des êtres forts, admirés ; il désire ardemment être accepté par eux, et ressent le besoin de recevoir leur aide. » Bien qu’il puisse assumer ses responsabilités quotidiennes, et même parvenir à une certaine réussite, le bonheur lui échappe, et sa vie lui apparaît souvent comme ne valant pas la peine d’être vécue. La psychanalyse, thérapie qui s’est développée dans la pratique, à partir de cas d’individus moralement rigides et sévèrement réprimés, ayant besoin de faire la paix avec un « censeur » interne rigoureux, se trouve aujourd’hui de plus en plus souvent confrontée à des « caractères chaotiques dominés par [leurs] pulsions ». Elle a affaire à des malades donnant libre cours à leurs conflits, ne les réprimant ni ne les sublimant. Souvent engageants, ceuxci cultivent pourtant une superficialité qui les protège dans les relations affectives. Ils sont incapables de pleurer, et l’intensité de leur rage contre les amours objectaux perdus, en particulier contre leurs parents, leur inter­ disent de revivre des moments heureux ou de les garder précieusement en mémoire. Ouverts plutôt que fermés aux aventures sexuelles, ces malades trouvent pourtant difficile de vivre pleinement la pulsion sexuelle ou d’en faire une expérience joyeuse. Ils évitent les engagements intimes qui pourraient les libérer de leurs intenses senti­ ments de rage. Leur personnalité n’est guère qu’un ensemble de défenses contre cette rage et contre les senti­ ments de privation orale nés au stade préœdipien du développement psychique 9.

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Ces malades souffrent souvent d’hypocondrie et se plaignent d’éprouver une sensation de vide intérieur. Ils nourrissent, en même temps, des fantasmes d’omnipo­ tence et sont profondément convaincus de leur droit d’exploiter les autres et de se faire plaisir. Les éléments archaïques, punitifs et sadiques prédominent dans le surmoi de ces malades, et s’ils se conforment aux règles sociales, c’est plus par peur d’être punis que sous l’emprise d’un sentiment de culpabilité. Ils ressentent leurs propres exigences et appétits, mêlés de rage, comme étant extrêmement dangereux, et ils élèvent des défenses aussi primitives que les désirs qu’ils cherchent à étouffer. Partant du principe que la pathologie représente sim­ plement une version plus intense de la normalité on peut considérer que le narcissisme pathologique, fréquent dans les troubles du caractère de ce type, nous donne des indications sur le narcissisme en tant que phénomène social. Les études sur les troubles de la personnalité constituant des cas limites, entre névrose et psychose, bien qu’elles soient écrites pour des cliniciens et ne pré­ tendent pas éclairer les problèmes sociaux ou culturels, décrivent un type de personnalité immédiatement recon­ naissable, sous une forme atténuée, pour les observateurs de la culture contemporaine : habile à contrôler les impressions qu’il donne à autrui, avide d’admiration mais méprisant ceux qu’il parvient à manipuler, insa­ tiable d’aventures affectives susceptibles de remplir son vide intérieur, terrifié à l’idée de vieillir et de mourir. L’explication la plus convaincante sur les origines psy­ chiques de ce syndrome du « cas limite », provient de la tradition théorique établie par Melanie Klein 10. Lors de ses investigations psychanalytiques sur les enfants, celleci découvrit que les premières sensations de rage incon­ trôlable, dirigée particulièrement contre la mère et,

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secondairement, contre l’image intériorisée de la mère en tant que monstre vorace, ne permettaient pas à l’enfant d’effectuer la synthèse entre les « bonnes » et les « mau­ vaises » images parentales. Dans sa peur d’être agressé par les mauvais parents – projections de sa propre rage – il idéalise les bons parents qui viendront le sauver. Les images intériorisées d’autrui, tôt enterrées dans l’inconscient, deviennent également des images de soimême. Si des expériences ultérieures ne modifient pas ou n’introduisent pas des composantes de la réalité dans les fantasmes archaïques de l’enfant concernant ses parents, celui-ci aura du mal à distinguer entre les images du moi et celles des objets situés hors du moi. Ces images se fondent pour former une défense contre les représenta­ tions menaçantes du moi et des objets, elles-mêmes s’unifiant sous forme d’un surmoi sévère et punisseur. Melanie Klein analysa un garçon de dix ans qui, incon­ sciemment, voyait sa mère comme un vampire ou « un oiseau horrible », et intériorisait cette peur sous forme hypocondriaque. Il craignait que les présences mauvaises situées en lui ne dévorent les bonnes. La séparation rigide des images favorables et défavorables du moi, et des objets, d’une part, et la fusion des images objectales et des représentations du moi, d’autre part, provenaient de l’incapacité du garçon à tolérer l’ambivalence ou l’anxiété. Sa colère était si intense qu’il ne pouvait admettre qu’il abritait des sentiments agressifs envers ceux qu’il aimait. « La peur et la culpabilité, reliées à ses fantasmes destructeurs, modelaient toute sa vie affective. » Un enfant, qui se sent si gravement menacé par ses propres sentiments agressifs (projetés sur autrui, puis intériorisés de nouveau sous forme de monstres inté­ rieurs), tente de compenser ses sensations de rage et

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d’envie par des fantasmes de richesse, de beauté et d’omnipotence. Ces fantasmes, associés aux images inté­ riorisées des bons parents, avec lesquelles il essaie de se défendre, deviennent le centre d’une « grandiose concep­ tion du moi ». Une sorte d’« optimisme aveugle », sui­ vant Otto Kernberg, protège l’enfant narcissique des dangers situés en lui et autour de lui - particulièrement de la sujétion à autrui, qui est toujours perçu comme n’étant pas digne de confiance. La constante projection d’images du moi et d’images objectales « absolument mauvaises » perpétue un monde d’objets dangereux, menaçants, contre lesquels les images du moi, « absolument bonnes » sont utilisées défensive­ ment, et les images mégalomanes d’un moi-idéal sont construites.

La séparation entre les images déterminées par les sen­ timents agressifs et celles émanant des pulsions libidi­ nales interdit à l’enfant de reconnaître sa propre agression, de ressentir de la culpabilité ou de la sollici­ tude envers les objets investis simultanément par l’agres­ sion et la libido, ou de s’affliger pour des objets perdus. La dépression, chez les sujets narcissiques, prend la forme, non pas de tristesse mêlée de culpabilité, comme le décrit Freud dans Deuil et mélancolie, mais de rage impuissante et du « sentiment de défaite par des forces extérieures ». L’univers intrapsychique de ces malades est si peu peuplé - ne contenant que le « moi grandiose », selon les termes de Kernberg, des images dépréciées, sans subs­ tance, du moi, d’autrui et de persécuteurs potentiels qu’ils éprouvent d’intenses sentiments de vide et d’inau­ thenticité. Bien que Narcisse puisse fonctionner dans le monde de tous les jours et charme souvent son entourage

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(l’un de ses meilleurs atouts étant de se livrer à de « pseudo-révélations de sa personnalité »), sa déprécia­ tion des autres, ainsi que son manque de curiosité à leur égard, appauvrissent sa vie personnelle et renforcent l’« expérience subjective du vide ». Ne manifestant aucun engagement intellectuel réel dans le monde - malgré une appréciation fréquemment démesurée de ses propres talents intellectuels -, Narcisse est peu capable de subli­ mation. Il dépend donc des autres, qui doivent lui infu­ ser constamment approbation et admiration. Il lui faut s’attacher à quelqu’un et vivre une existence presque parasite. Cependant, sa peur de la dépendance affective, jointe à sa façon de manipuler et d’exploiter à son profit les relations personnelles, rendent ces relations incolores, superficielles et extrêmement insatisfaisantes. « La rela­ tion idéale, pour moi, devrait durer deux mois, disait un malade, un cas limite. « De cette manière, il n’y aurait pas d’engagement. Il n’y aurait qu’à rompre à la fin du deuxième mois. » En proie à un ennui chronique, sans cesse à la recherche d’une intimité instantanée - d’une titillation affective sans engagement ni dépendance -, Narcisse est ouvert à toutes les formes d’aventures sexuelles, car l’union des pulsions prégénitales et œdipales au service de l’agression encourage la perversité polymorphe. Les images mauvaises qu’il a intériorisées le rendent par ailleurs chroniquement mal à l’aise en ce qui concerne sa santé : l’hypocondrie, à son tour, l’attire vers la théra­ pie, les mouvements et les groupes thérapeutiques. Comme patient, Narcisse est le candidat idéal pour une analyse interminable. Il y cherche une religion ou une façon de vivre, et espère trouver dans la relation thérapeutique un support externe pour ses fantasmes d’omnipotence et de jeunesse éternelle. En réalité, la

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force de ses défenses le fait résister à une analyse appro­ fondie. La superficialité de sa vie affective l’empêche sou­ vent de cultiver une relation profonde avec l’analyste, bien qu’il « utilise souvent ses capacités intellectuelles pour se trouver verbalement d’accord avec l’analyste, et qu’il récapitule en ses propres termes ce qui a été analysé lors des séances précédentes ». Il utilise son intellect pour s’échapper plutôt que pour se découvrir, et a recours à certaines des stratégies d’obscurcissement à l’œuvre dans les « confessions » littéraires des dernières décennies. Le patient utilise les interprétations analytiques, mais les prive de vie et de signification, de sorte qu’il ne reste que des mots vides de sens. Les mots sont alors ressentis par le malade comme sa propre possession, qu’il idéalise et qui lui donne un sentiment de supériorité.

Bien que les psychiatres ne considèrent plus les désordres narcissiques comme inaccessibles, en soi, à l’analyse, peu d’entre eux sont optimistes quant aux chances de réussite. Selon Kernberg, l’argument majeur en faveur d’une telle analyse, malgré les nombreux obs­ tacles, est l’effet dévastateur du narcissisme dans la seconde moitié de la vie des malades qui ont la certitude qu’une souffrance terrible les attend. Dans une société qui craint le grand âge et la mort, vieillir est particulière­ ment terrifiant pour ceux qui ont peur de la dépendance et dont la satisfaction personnelle requiert une admira­ tion habituellement réservée à la jeunesse, à la beauté, à la célébrité ou au charme. Les défenses communément utilisées contre les ravages du temps - l’identification à des valeurs artistiques ou éthiques au-delà des intérêts immédiats, la curiosité intellectuelle, la chaleur affective et consolatrice que l’on tire de l’évocation des bonheurs passés – sont inutiles à Narcisse. Incapable de puiser

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quelque réconfort dans l’identification à la continuité historique, il lui est impossible d’accepter le fait qu’une nouvelle génération possède maintenant une bonne partie des précieuses satisfactions que donnent la beauté, la richesse, le pouvoir et, particulièrement, la créativité. Les personnalités narcissiques sont tragiquement inca­ pables de voir dans la vie un processus réclamant que l’on s’identifie progressivement au bonheur et à la réus­ site d’autrui.

Influences sociales sur le narcissisme

Chaque âge développe ses formes particulières de pathologie qui expriment de manière exagérée une struc­ ture caractérielle sous-jacente et dominante. Du temps de Freud, l’hystérie et la névrose obsessionnelle pous­ saient au paroxysme les traits de personnalité associés à l’ordre capitaliste au stade premier de son développe­ ment : l’âpreté au gain, une dévotion fanatique au tra­ vail, et une répression farouche de la sexualité. De nos jours, c’est le pré-schizophrène, le cas limite, les désordres de la personnalité, et la schizophrénie ellemême qui, de plus en plus, attirent l’attention. Cette « modification dans la forme des névroses a été observée et décrite par un nombre sans cesse croissant de psy­ chiatres depuis la Seconde Guerre mondiale ». Selon Peter L. Giovacchini, « les cliniciens sont constam­ ment confrontés à un nombre croissant de malades n entrant pas dans les catégories de diagnostics courants », et qui souffrent « non de symptômes précis » mais de « malaises vagues, mal définis ». « Quand je parle de ce type de patient, écrit-il, tout le monde sait à quoi je me réfère. »

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La prédominance croissante des troubles du caractère semble bien signifier qu’il s’est produit un changement fondamental dans l’organisation de la personnalité - le narcissisme ayant remplacé l’autonomie 11. En 1958, Allen Wheelis montra que les psychanalystes d’un certain âge avaient une expérience directe du chan­ gement « dans la forme des névroses » ; les plus jeunes au contraire « la percevaient » en mesurant l’écart entre les anciennes descriptions de névroses et les problèmes présentés par les malades venant chaque jour à leur cabi­ net. Les névroses à symptômes ont fait place aux troubles du caractère. Heinz Lichtenstein, qui mettait en doute l’affirmation supplémentaire selon laquelle cette muta­ tion reflétait un changement dans la structure de la per­ sonnalité, n’en écrivait pas moins dès 1963 que la « modification des formes névrotiques » était un fait bien connu. Des communications de ce genre sont devenues de plus en plus communes dans les années 1970. Ce n’est pas un hasard, note Herbert Hendin, si les évé­ nements qui prévalent en ce moment en psychanalyse sont la redécouverte du narcissisme et le poids nouveau accordé à la signification psychique de la mort. L’hystérie et les névroses obsessionnelles étaient à Freud et à ses premiers collègues [...] au début de ce siècle, écrit Michael Beldoch, ce que les désordres narcissiques seront à l’analyste ordinaire des décennies menant au prochain millenium. Les malades contemporains ne souffrent pas en général de paralysie hys­ térique des jambes, ni d’un besoin obsessionnel de se laver les mains. C’est leur moi psychique lui-même qui est devenu insensible, et qu’ils doivent frotter et refrotter en un effort aussi épuisant qu’incessant pour le rendre propre.

Ces malades souffrent d’un « sentiment persistant de vide et d’une incapacité à évaluer positivement leur propre personnalité ». Burness E. Moore note lui aussi

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que les troubles narcissiques deviennent de plus en plus communs. Et Sheldon Bach remarque : On avait l’habitude de voir les gens se présenter avec une envie obsessionnelle de se laver les mains, une phobie, une névrose familière. Maintenant, on voit surtout des Narcisses.

Gilbert J. Rose maintient que la perspective psychana­ lytique « transplantée, mal à propos, de la pratique analy­ tique » à la vie quotidienne a contribué à répandre une « attitude globalement permissive » et à une « surdomes­ tication de l’instinct » qui, à leur tour, constituent un facteur de prolifération des troubles d’identité narcis­ sique. Selon Joel Kovel, les désirs infantiles stimulés par la publicité, l’usurpation de l’autorité parentale par l’école et les grands moyens de communication, ainsi que la rationalisation de la vie intérieure s’accompagnant d’une fausse promesse d’accomplissement personnel, ont créé un nouveau type d’« individu social ». Le résultat n’est pas une névrose classique, où une pul­ sion infantile est supprimée par l’autorité patriarcale, mais une version moderne dans laquelle la pulsion est stimulée et pervertie, et à laquelle il n’est donné ni un objet conve­ nable pour la satisfaire, ni des moyens cohérents de contrôle... Le complexe tout entier, se manifestant dans un environnement aliéné mais non répressif, perd la forme classique du symptôme - ainsi que l’occasion d’appliquer la thérapeutique classique qui consiste à simplement rétablir la conscience d’une pulsion.

L’accroissement signalé du nombre de malades narcis­ siques ne signifie pas nécessairement que les désordres de ce type sont plus communs qu’ils ne l’étaient auparavant dans la population, ni qu’ils sont devenus plus banals que les névroses de conversion classiques. Peut-être

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viennent-ils simplement plus rapidement à l’attention du psychiatre. Ilza Veith soutient, par exemple, « que la conscience croissante que l’on a des réactions de conversion, effet de la popularité de la littérature psychiatrique, fait que des expressions somatiques “démodées” comme l’hystérie sont devenues suspectes dans les couches sociales les plus aver­ ties. La plupart des médecins observent que les symptômes clairs de conversion ne se rencontrent que rarement aujour­ d’hui, et seulement chez des personnes sans éducation ».

L’attention accordée aux troubles du caractère dans la littérature clinique récente a probablement rendu les psy­ chiatres plus vigilants. Mais cela ne diminue en rien l’importance des témoignages psychiatriques sur la pré­ dominance du narcissisme ; surtout si ces symptômes apparaissent au moment même où des journalistes com­ mencent à se pencher sur le nouveau narcissisme et sur la tendance malsaine à se préoccuper uniquement de soi. Si Narcisse attire l’attention des psychiatres pour cer­ taines raisons, ce sont ces mêmes raisons qui lui font atteindre des positions en vue, non seulement dans les mouvements de « prise de conscience » et dans les autres mouvements religieux ou parareligieux, mais aussi dans les grandes entreprises, les organisations politiques, et la bureaucratie gouvernementale. En effet, en dépit de sa souffrance intime, Narcisse possède de nombreux traits propres à lui assurer le succès dans les institutions bureaucratiques ; celles-ci encouragent la manipulation des relations interpersonnelles, découragent la formation de liens personnels profonds, et fournissent en même temps à Narcisse l’approbation dont il a besoin pour se rassurer sur lui-même. Bien qu’il puisse désirer avoir recours aux thérapies qui lui promettent de donner un

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sens à sa vie et de vaincre son sentiment de vide intérieur, Narcisse connaît souvent une grande réussite dans sa vie professionnelle. Il lui est facile et naturel de manipuler les impressions personnelles : la maîtrise qu’il a de leurs subtilités est un atout pour lui dans les organisations professionnelles et politiques où le rendement compte moins que « la visibilité », « l’élan », et un beau « tableau de chasse12 ». « L’homme de l’organisation » cède la place au « meneur de jeu » bureaucratique - « la loyauté » envers l’entreprise au « jeu de la réussite » : Narcisse est réellement chez lui dans ce nouveau monde social. Dans une étude effectuée sur deux cent cinquante cadres dirigeants appartenant à douze très grandes socié­ tés, Michael Maccoby décrit, non sans une certaine sym­ pathie, le nouveau chef d’entreprise comme une personne qui, devant manipuler les gens plutôt que les choses, ne cherche pas à construire un empire ni à accu­ muler une fortune, mais à ressentir « le plaisir de conduire son équipe et d’accumuler les victoires 13 ». Il veut « être connu comme un gagneur, et sa peur la plus profonde est de se voir apposer l’étiquette de perdant ». Au lieu de se confronter à une tâche matérielle ou à un problème réclamant une solution, c’est autrui qu’il affronte. Il désire avant tout garder le contrôle de la situation. Comme le souligne un récent manuel destiné aux directeurs, la réussite, à présent, ne signifie pas « sim­ plement aller de l’avant », mais « distancer les autres 14 ». Le nouveau cadre supérieur, juvénile, enjoué, « sédui­ sant » veut, dit Maccoby, « maintenir l’illusion de choix illimités ». Il est peu capable d’intimité personnelle et d’engagements sociaux. Il ne ressent guère de loyauté, même envers la société pour laquelle il travaille. Un cadre supérieur déclare que le pouvoir, pour lui, c’est « ne pas

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être harcelé par la boîte ». Au cours de son ascension, cet homme cultive les clients influents et tente de les utiliser contre sa propre entreprise. « Il me faut un très gros client, calcule-t-il, qui ait toujours des ennuis et réclame des changements à la société. Alors, on a du pouvoir à la fois sur la société et sur le client. J’aime garder des possibilités de choix. » Un professeur de direction d’entreprise est d’accord avec cette stratégie. Selon lui, une « sur-identification » à l’entreprise « produit une société possédant trop de pouvoir sur la carrière et le destin de ses fidèles ». Plus la société est grosse, plus il est important pour les cadres supérieurs « de conduire leurs carrières en termes de... choix personnels », et de « maintenir le plus large éventail d’options pos­ * sible 15».

Selon Maccoby, le « meneur de jeu » est ouvert aux idées nouvelles mais il manque de convictions person­ nelles. Il fera affaire avec n’importe quel régime poli­ tique, même s’il n’approuve pas les principes qui le * Le meneur de jeu n’est pas le seul à avoir « peur d’être piégé ». Selon Seymour B. Sarason, ce sentiment prévaut dans les professions libérales et chez les étudiants qui s’y destinent. Il voit, lui aussi, un rapport entre la peur d’être piégé et la valeur donnée par la culture à la mobilité dans la carrière, d’une part, et son équivalent psychique, le développement personnel, d’autre part. « Restez sans attaches », « conservez toutes vos options », « jouez avec sang-froid » - ces adju­ rations viennent du sentiment que la société installe toutes sortes de pièges pour voler votre liberté, sans laquelle vous ne pouvez continuer à vous développer 16. Cette peur d’être piégé ou de stagner est, à son tour, étroitement liée à la peur de vieillir et de mourir. La manie de la mobilité et le culte du « développement personnel » peuvent, eux-mêmes être vus, en partie, comme une expression de cette peur de vieillir si intense dans la société américaine contemporaine. Mobilité et développement assurent à l’individu qu’il n’a pas encore atteint la mort vivante du grand âge.

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régissent. Plus indépendant et fertile en ressources que l’individu dévoué à l’entreprise, il tente d’utiliser celle-ci à ses propres fins, car il craint, sinon, d’être « totalement émasculé par la société ». Il évite l’intimité comme un piège, préférant l’atmosphère excitante, affriolante, dont le cadre supérieur moderne s’entoure dans son travail, « où des secrétaires en minijupes, pleines d’adoration, flirtent constamment avec lui ». Dans toutes ses relations personnelles, le « meneur de jeu » dépend de l’admira­ tion ou de la peur qu’il inspire à autrui pour certifier son identité de « gagnant ». À mesure qu’il vieillit, s’accroît la difficulté d’attirer l’attention qui le dynamise. Il atteint un niveau au-delà duquel il ne peut progresser dans son travail, peut-être parce que les plus hautes positions, comme le remarque Maccoby, « vont encore à ceux qui sont capables de renoncer à leur adolescence rebelle, et qui se mettent à croire, au moins jusqu’à un certain point, à l’entreprise ». Le travail commence à perdre de sa saveur. Éprouvant peu d’intérêt pour la besogne bien faite, le cadre supérieur, nouveau style, ne prend plus aucun plaisir à ses accomplissements, dès lors qu’il com­ mence à perdre le charme adolescent sur lesquels ils se fondent. La « maturité » pour lui est un désastre. « Lorsqu’il perd sa jeunesse, sa vigueur, et même l’excita­ tion de la victoire, il devient déprimé, sans but, et met en question ses raisons de vivre. N’étant plus dynamisé par la lutte en équipe, ni capable de se vouer à quelque chose en quoi il puisse croire et qui le transcende, il se retrouve complètement seul. » Compte tenu de la prédominance de ce modèle de carrière professionnelle, il n’est pas surprenant que la psychologie populaire revienne si souvent sur le thème de « la crise du milieu de la vie » et sur les manières de la surmonter.

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Dans un roman de Wilfrid Sheed17, une épouse demande : « Il y a de sérieux problèmes entre M. Fine et M. Tyler, je crois ? » À quoi le mari répond que ceuxci sont très secondaires : « Le vrai conflit est entre leurs deux “moi”. » Une étude sur les postes de direction, effectuée par Eugene Emerson Jennings, qui célèbre la mort de « l’homme de l’organisation » et la venue du « nouvel âge de la mobilité », déclare que, dans une grande entreprise, « la mobilité demande plus qu’un simple accomplissement de sa tâche ». Ce qui compte, c’est «le style... le panache... le talent de dire et de faire presque n’importe quoi sans provoquer l’hostilité d’autrui ». D’après Jennings, le cadre supérieur qui monte dans la hiérarchie sait comment se comporter avec les gens qui l’entourent - « le type au rencart » qui souffre d’une « ascension interrompue », « celui qui apprend vite », le « supérieur mobile ». Brillant et agile, il a appris comment et par où passe le pouvoir dans les relations de bureau ; il sait « voir le coté le moins visible et le moins audible de ses supérieurs, et particulièrement comment ceux-ci sont eux-mêmes appré­ ciés par leurs collègues et leurs supérieurs ». « Il est capable, à partir d’un minimum d’indices, de déduire où sont les centres du pouvoir ; il cherche alors à se montrer et à bien se placer vis-à-vis d’eux, cultivant sa propre cote et les occa­ sions qui peuvent s’offrir, saisissant toutes les chances de se mettre à leur école, il utilisera les moyens que peuvent lui procurer les réunions, mondaines ou autres, pour prendre la mesure des individus influents qui, dans l’univers des grandes entreprises, pourraient aider à son avancement. »

Jennings compare constamment le « jeu de la réussite du cadre supérieur » à une compétition athlétique ou à une partie d’échecs. Il traite de la vie du cadre comme n’ayant essentiellement pas plus d’importance que de

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frapper un ballon ou de bouger une pièce sur un échi­ quier. Il ne parle jamais des répercussions sociales et éco­ nomiques que peuvent avoir les décisions directoriales, ni du pouvoir qu’exercent les instances dirigeantes sur la société dans son ensemble. Pour le directeur d’entreprise placé sur une trajectoire ascendante, le pouvoir n’est pas représenté par l’argent ou l’influence, mais par le dyna­ misme, « une image convaincante », une réputation de gagneur. Le pouvoir réside dans l’esprit du témoin et n’a ainsi aucune référence objective * 18. La vision du monde des dirigeants d’entreprises, décrite par Jennings, Maccoby et par les dirigeants euxmêmes, est celle même de Narcisse qui voit l’univers comme un miroir de lui-même et ne s’intéresse aux évé­ nements extérieurs que dans la mesure où ils reflètent sa propre image. L’environnement interpersonnel surpeuplé de la bureaucratie moderne, dans lequel le travail revêt un caractère abstrait, presque totalement dissocié de son exécution, encourage et souvent récompense, par sa nature même, une réaction narcissique. Mais la bureau­ cratie n’est que l’un des nombreux facteurs sociaux encourageant une prédominance sans cesse accrue de la personnalité de type narcissique. Un autre de ces facteurs est la reproduction mécanique de la culture, la proliféra­ tion d’images visuelles et auditives dans notre « société du spectacle ». Nous vivons dans un tourbillon d’images * De fait, il ne fait référence à rien en dehors du moi. Le nouvel idéal de la réussite est sans contenu. « Accomplir signifie arriver », dit Jennings. Réussir égale réussir. Remarquez la convergence entre la réussite en affaires et la célébrité en politique ou dans le monde du spectacle, qui, elle aussi, tient à la « visibilité » et au charisme, et ne peut être définie que par rapport à elle-même. Le seul attribut impor­ tant de la célébrité est le fait qu’elle est célébrée - personne ne peut dire pourquoi.

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et d’échos qui interrompt l’expérience et la rejoue au ralenti. Les caméras et les machines à enregistrer ne tran­ scrivent pas seulement le vécu, elles en altèrent la qualité, donnant à une grande partie de la vie moderne le carac­ tère d’une énorme chambre d’échos, d’un palais des miroirs. La vie se présente comme une succession d’images ou de signaux électroniques, d’impressions enregistrées et reproduites par la photographie, le cinéma, la télévision, et des moyens d’enregistrement perfectionnés. La vie moderne est si complètement médiatisée par les images électroniques qu’on ne peut s’empêcher de réagir à autrui comme si leurs actions - et les nôtres - étaient enregistrées et transmises simultané­ ment à une audience invisible ou emmagasinées pour être scrutées plus tard. « Souriez, la caméra invisible vous observe ! » L’intrusion de cet œil omniprésent dans la vie quotidienne ne nous étonne plus et ne nous surprend plus sans défenses. Inutile de nous rappeler qu’il faut sourire. Ce sourire accueillant, bienveillant, s’est gravé sur nos visages et nous savons même sous quels angles il est le plus flatteur. La prolifération d’images enregistrées mine notre sens de la réalité. Comme l’observe Susan Sontag dans son étude sur la photographie : « La réalité ressemble de plus en plus à ce que nous montrent les caméras 19. » Nous nous défions de nos perceptions jusqu’à ce que la pelli­ cule les ait vérifiées. Les images photographiques nous fournissent les preuves de notre existence, sans lesquelles il nous serait difficile de reconstruire jusqu’à notre his­ toire personnelle. Les familles bourgeoises des XVIIIe et XIXe siècles, remarque Sontag, posaient pour des por­ traits qui montraient la situation sociale du groupe fami­ lial ; l’album de photographies, familial lui, vérifie l’existence de l’individu. Les documents qui résument

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son développement depuis l’enfance constituent finale­ ment la seule preuve de son existence qu’il puisse consi­ dérer comme absolument valide. Parmi les nombreuses utilisations narcissiques que Sontag attribue à l’appareil photo, l’« autosurveillance » apparaît l’une des plus importantes. La photographie donne un moyen tech­ nique de se scruter sans cesse, et fait dépendre le sens de l’identité de la consommation d’images du moi, tout en remettant en question la réalité du monde extérieur. En préservant l’image du moi à différents stades de son développement, l’appareil photo contribue d’une part à affaiblir la vieille idée selon laquelle le développe­ ment est lié à l’éducation morale et, d’autre part, à pro­ mouvoir l’idée d’un développement passif, consistant à traverser les âges de la vie au bon moment et en bon ordre. La fascination qu’exerce actuellement l’idée même de cycle de vie implique une prise de conscience du fait que pour réussir, en politique ou en affaires, il suffit d’atteindre certains buts au bon moment. Elle reflète éga­ lement la facilité avec laquelle le développement peut être enregistré électroniquement. Cela nous amène à une autre transformation culturelle qui provoque une forte réaction narcissique et, qui dans ce cas, lui donne même une sanction philosophique : l’apparition d’une idéologie thérapeutique formulant des normes temporelles de développement psychosocial, encourageant encore plus l’individu à s’examiner anxieusement. L’idée d’un déve­ loppement normatif engendre une peur spécifique : toute déviation par rapport à la norme serait patholo­ gique. Les médecins font grand cas du bilan global de santé - investigation faisant appel, ici encore, à diffé­ rentes caméras et autres appareils enregistreurs - et ils ont inculqué à leurs clients l’idée que la santé dépend d’une vigilance incessante et d’une détection précoce des

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symptômes, vérifiées par la technologie médicale. Le patient ne se sent plus en bonne santé physique ou psy­ chologique tant que les instruments ne lui ont pas confirmé son état. La médecine et la psychiatrie - plus généralement, la sensibilité et la perspective thérapeutiques infiltrées dans l’ensemble de la société moderne – renforcent le modèle créé par d’autres influences culturelles : l’individu s’exa­ mine sans cesse, en quête de signes de vieillissement, de mauvaise santé, de flétrissures et d’imperfections suscep­ tibles d’amoindrir son pouvoir de séduction, de symp­ tômes de tension psychique. Il peut au contraire collectionner les indices l’assurant que sa vie se déroule « normalement ». La médecine moderne a vaincu les épi­ démies et les grandes maladies qui, jadis, rendaient la vie si précaire, mais elle a créé de nouvelles formes d’insécu­ rité. De la même manière, la bureaucratie a rendu l’exis­ tence prévisible, et même ennuyeuse, tout en redonnant vie, sous une nouvelle forme, à la guerre de tous contre tous. Notre société sur-organisée, dans laquelle prédo­ minent des grandes entreprises incapables d’imposer fidélité ou soumission, se rapproche encore plus, par cer­ tains aspects, d’une situation d’antagonisme universel que ne le faisait le capitalisme primitif, dont Hobbes déduisit pourtant son « état de nature ». Les conditions sociales actuelles encouragent une mentalité de survie, exprimée de la manière la plus simpliste dans les « films catastrophe », ou dans certains fantasmes de voyage intersidéral permettant, par acteurs interposés, de s’échapper d’une planète condamnée. Les gens ne rêvent plus de surmonter les difficultés, mais seulement de leur survivre. En affaires, selon Jennings, la lutte consiste à survivre affectivement, « à préserver ou développer son identité ou son moi20 ». Le concept normatif de stades

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de développement fait de l’existence un trajet parsemé d’obstacles : le but est de la parcourir avec un minimum de difficultés et de souffrances. La capacité de manipuler ce que Gail Sheehy appelle, en utilisant une métaphore médicale, « les systèmes-de-maintien-en-vie » semble, à présent, représenter la plus haute forme de sagesse : le savoir qui nous fait « passer au travers » sans panique21. Ceux qui parviendront à faire face à la vieillesse et aux traumatismes du cycle de la vie, suivant les recommanda­ tions de Sheehy, pourront alors dire avec l’un de ses clients : «Je sais que je peux survivre... je ne suis plus pris de panique. » Voilà qui n’est pas très exaltant. « L’idéologie actuelle, écrit Sheehy, semble un mélange de désir de survie, de volonté de renaissance et de cynisme individuels. » Mais son guide, extrêmement populaire, « des crises prévisibles de l’âge adulte », ne cri­ tique pas cette idéologie, malgré son hymne, superficiel­ lement optimiste, du développement, à la maturité et à « l’actualisation » de soi ; il se contente de la reformuler sous une forme plus « humaniste ». « Se développer » est devenu un euphémisme pour « survivre ».

La résignation Les nouvelles formes sociales requièrent de nouvelles configurations de la personnalité, de nouveaux modes de relations, de nouvelles façons de percevoir et d’organiser les expériences individuelles. Le narcissisme est un concept qui ne nous fournit pas un déterminisme psy­ chologique tout fait, mais une manière de comprendre l’effet psychologique des récents changements sociaux - à condition toutefois de garder à l’esprit non seulement les origines cliniques du narcissisme, mais également l’idée

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que le normal et le pathologique forment un continuum. En d’autres termes, ce concept nous donne un portrait passablement exact de la personnalité « libérée » de notre temps, avec son charme, la pseudo-conscience de sa propre condition, sa sexualité tous azimuts, sa fascination pour la sexualité orale, sa peur de la mère castratrice (Mme Portnoy ), * son hypocondrie, sa superficialité défensive, sa crainte de la dépendance, son incapacité à s’affliger de la peine d’autrui, sa terreur de vieillir et de mourir. De fait, le narcissisme semble représenter la meilleure manière d’endurer les tensions et anxiétés de la vie moderne. Les conditions sociales qui prédominent tendent donc à faire surgir les traits narcissiques présents, à différents degrés, en chacun de nous. Ces conditions ont également transformé la famille qui, à son tour, modèle différemment la structure de base de la person­ nalité de l’enfant. Une société qui croit ne pas avoir d’avenir est peu portée à s’intéresser aux besoins de la génération montante ; le sens omniprésent d’une discon­ tinuité historique - plaie de notre société - atteint la famille avec un effet particulièrement dévastateur. Les parents modernes tentent de faire en sorte que leurs enfants se sentent aimés et voulus ; mais cela ne cache guère une froideur sous-jacente, éloignement typique de ceux qui ont peu à transmettre à la génération suivante et qui ont décidé, de toute façon, de donner priorité à leur droit de s’accomplir eux-mêmes. L’association du * Mme Portnoy : la mère du narrateur dans le roman de Philip Roth, Portnoy’s Complaint, (traduction française : Portnoy et son com­ plexe, Gallimard, 1970). C’est sur le portrait de cette typique mamma juive américaine que s’ouvre le roman dont le premier chapitre s’inti­ tule : « L’être le plus inoubliable que j’aie jamais rencontré. » [N.d.T]

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détachement affectif et d’un comportement destiné à convaincre l’enfant de sa position privilégiée dans la famille constitue un terrain d’élection pour l’éclosion de la structure narcissique de la personnalité. Les modèles sociaux se reproduisent dans la personna­ lité par l’intermédiaire de la famille. Les structures sociales persistent chez l’individu, enfouies au niveau des subconscients, même lorsqu’elles sont devenues objecti­ vement indésirables et inutiles - comme c’est le cas aujourd’hui pour un grand nombre d’entre elles. La per­ ception du monde comme un endroit dangereux et terri­ fiant trouve son origine dans une appréciation réaliste de la vie sociale contemporaine, mais elle se trouve renfor­ cée par la projection narcissique de pulsions agressives vers l’extérieur. De graves dangers menacent notre avenir, c’est indéniable, mais ce n’est pas une raison suffisante pour l’abolir. Dans la perception d’une société sans avenir se glisse l’incapacité narcissique de s’identifier à sa postérité et participer au mouvement historique. L’affaiblissement des liens sociaux, né de l’état de guerre sociale qui prévaut, reflète aussi une défense nar­ cissique contre l’état de dépendance. Une société en proie à de graves conflits tend à produire des hommes et des femmes antisociaux, au fond d’eux-mêmes. Il n’est donc pas surprenant que, bien que Narcisse se conforme aux normes sociales par crainte d’être puni par autrui, il se voie souvent comme un hors-la-loi, et se représente les autres de la même manière : « Fondamentalement malhonnêtes ou sur lesquels on ne peut compter qu’à cause de pressions extérieures ». « Les systèmes de valeurs des personnalités narcissiques sont généralement corrup­ tibles, écrit Kernberg, par opposition avec la moralité rigide de la personnalité obsessionnelle 22. »

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L’éthique d’autopréservation et de survie psychique prend donc racine, non seulement dans les conditions objectives de la guerre économique, dans l’accroissement du taux de la criminalité et dans le désordre social, mais également dans l’expérience subjective du vide et de l’iso­ lement. Elle reflète la conviction - projection d’anxiétés intérieures autant que perception de la réalité - que l’envie et l’exploitation dominent les relations, même les plus intimes. Le culte des relations personnelles, qui s’intensifie à mesure que s’éloigne l’espoir de solutions politiques, cache un désenchantement profond vis-à-vis de ces relations, de même que le culte de la sensualité implique une répudiation de toute sensualité, excepté dans ses formes les plus primitives. L’idéologie du déve­ loppement personnel, optimiste à première vue, irradie résignation et désespoir profond. Ont foi en elle ceux qui ne croient en rien.

3

La

réussite sociale,

HIER ET AUJOURD’HUI : DU TRAVAIL À LA SÉDUCTION L’accent mis sur la réussite personnelle, sur­ tout si elle est la récompense du travail, est l’un des traits frappants de la société américaine. La « réussite » et le respect accordé à l’homme « qui s’est fait lui-même » (self-made man) sont améri­ cains par excellence... [La société américaine] a glorifié Horatio Alger, le tâcheron devenu pré­ sident.

Robin Williams 1

L’homme ambitieux est toujours parmi nous - il ne disparaîtra jamais -, mais il doit aujour­ d’hui faire preuve d’initiatives plus subtiles, d’une aptitude plus profonde à manipuler la démocratie des émotions, s’il veut maintenir son identité propre et l’embellir de manière significative par la réussite... Les problèmes sexuels du névrosé, en compétition pour quelque gloire éphémère dans le New York du milieu du siècle, sont très différents de ceux du névrosé vivant à Vienne au début des années 1900. L’histoire change l’expression des névroses, même si elle n’en modifie pas les mécanismes sous-jacents. Philip Rieff 2

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La signification originelle de l’éthique du travail Jusqu’à très récemment, l’éthique du travail issue du protestantisme constituait l’un des fondements les plus importants de la culture américaine. Le mythe de l’esprit d’entreprise voulait que l’épargne et l’assiduité au travail fussent les clefs de la réussite matérielle et de l’accomplis­ sement spirituel. La réputation de l’Amérique, en tant que monde où tout était possible, reposait sur une affirmation fondamentale : la destruction des obstacles héréditaires créait les conditions d’une mobilité sociale ne dépendant que de l’initiative individuelle. Le selfmade man, l’homme qui ne doit sa réussite qu’à luimême, incarne l’archétype du rêve américain. Son succès est l’effet de son zèle au travail, de sa sobriété, de sa modération, de son autodiscipline, et de son refus de faire des dettes. Il vit pour l’avenir, évite de s’abandonner au plaisir. Il se livre au contraire aux joies de l’accumula­ tion patiente et persévérante de ses gains. Aussi longtemps que l’avenir collectif demeura brillant dans son ensemble, l’ajournement du plaisir fut non seu­ lement une satisfaction en soi, mais une source abon­ dante de bénéfices. Dans une économie en expansion, la valeur des investissements ne pouvait que croître avec le temps, comme manquaient rarement de le souligner les orateurs célébrant l’initiative individuelle et le travail. Dans cette vision de l’existence, le travail est lui-même sa propre récompense. Aujourd’hui en notre époque d’effondrement de l’optimisme social, les vertus protestantes n’excitent plus l’enthousiasme. L’inflation ronge l’épargne et les investis­ sements. La publicité nie l’horreur d’être endetté, et exhorte le consommateur à acheter tout de suite et à payer plus tard. Dans la mesure où l’avenir est incertain

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et menaçant, seuls les simples d’esprit remettent à demain le plaisir dont ils peuvent jouir aujourd’hui. Une modification profonde de la notion du temps a trans­ formé les habitudes de travail, les valeurs et la définition de ce qu’est le succès. Le but de l’existence, ici-bas, est devenu l’autopréservation et non plus le perfectionne­ ment de soi. Dans une société déréglée, violente et imprévisible, où les conditions normales de la vie quoti­ dienne viennent à ressembler à celles qui étaient limitées naguère aux bas-fonds de la société, l’homme doit sa vie à l’agilité de son esprit. Il cherche moins à s’enrichir qu’à survivre, bien que cela même demande des revenus de plus en plus élevés. Jadis, le self-made man s’enorgueillis­ sait de son aptitude à évaluer le caractère et la probité d’autrui ; aujourd’hui, il scrute les visages, non pour prendre la mesure de la valeur de l’individu, mais pour deviner si celui-ci se laissera prendre à ses cajoleries. Il pratique l’art classique de la séduction et, sans se laisser troubler par des subtilités morales, espère gagner votre cœur pour mieux faire vos poches. La racoleuse sans complexe, la putain de haut vol a pris la place d’Horatio Alger comme prototype de la réussite personnelle *. Si Robinson Crusoé incarne le type idéal de l’homme éco­ nomique, héros de la société bourgeoise ascendante, * Nous avons traduit par « racoleuse sans complexe » et « putain de haut vol » l’expression américaine The Happy Hooker, titre des souvenirs à succès de Xaviera Hollander, la célèbre « Madame » newyorkaise dont la réputation a franchi l’Atlantique puisqu’en 1979, à l’occasion de la sortie de l’un de ses livres en français (huit titres parus à ce jour chez J.-C. Lattès), elle a eu les honneurs de l’émission de Bernard Pivot, « Apostrophes ». Horatio Alger (1834-1899) est le plus célèbre auteur américain de romans pour la jeunesse : Dick en haillons (1867), Dune péniche à la présidence (1881), De la ferme au Sénat (1882) etc., où l’on voit des déshérités parvenir au succès grâce à leur astuce et à leur persévérance. [N.d.T.]

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l’esprit d’une autre héroïne de Defoe, Moll Flanders, pré­ side à son gâtisme. La nouvelle éthique de l’autopréservation a mis long­ temps à prendre forme. L’éthique du travail a constam­ ment changé de signification au cours des trois premiers siècles de l’histoire américaine ; ses mutations, souvent imperceptibles sur le moment, présageaient sa transfor­ mation éventuelle en une éthique de la survie person­ nelle. Pour les puritains, un homme pieux travaillait dur, dans son métier, moins pour accumuler de la richesse personnelle que pour ajouter au confort et aux commo­ dités de la communauté. La « vocation générale » de chaque chrétien était de servir Dieu, et sa « vocation par­ ticulière » « lui conférait son utilité dans le voisinage », disait Cotton Mather, car « Dieu avait conçu l’homme comme une créature sociable 3 ». Les puritains reconnais­ saient qu’un individu pouvait devenir riche en poursui­ vant sa vocation. Mais à leurs yeux la réussite personnelle était secondaire par rapport à l’œuvre sociale : transfor­ mation collective de la nature, progrès des connaissances et des arts utiles. Ils demandaient aux hommes prospères de ne pas dominer leurs voisins. Le vrai chrétien, selon la conception calviniste de l’existence honorable et pieuse, se satisfaisait de son sort et acceptait d’un cœur égal la bonne et la mauvaise fortune. Voici ce qu’il a appris à faire, nous explique John Cotton ; si Dieu le favorise, il ne s’en gonfle pas d’orgueil, et s’il se trouve démuni, il l’accepte sans murmurer. C’est le même manque de foi qui fait qu’un homme gémit lors des revers de fortune et se pavane dans la prospérité *. * John Cotton (1584-1652) et Cotton Mather (1662-1727), son petit-fils, furent deux pasteurs puritains et écrivains qui marquèrent profondément la vie religieuse et intellectuelle de la Nouvelle-Angle­ terre. [N.d.T.]

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En dépit des restrictions morales dont le calvinisme entoura la poursuite des richesses, un grand nombre de ses membres s’engraissèrent dans le commerce du rhum et des esclaves, particulièrement en Nouvelle-Angleterre. Le Puritain cédant la place au Yankee, une version sécu­ larisée de l’éthique protestante commença d’émerger. Cotton Mather conseillait aux gens de ne pas s’endetter, car cela nuisait au créditeur (« Qu’il vous soit toujours désagréable de penser : “J’ai entre mes mains du bien appartenant à autrui, et je le détiens à son détriment.” »). Mais Benjamin Franklin, lui, prétendait que l’endette­ ment faisait tort au débiteur, en le mettant à la merci de son créditeur. Si les sermons des puritains faisaient largement appel à la Bible, Benjamin Franklin, lui, met­ tait en formules le bon sens populaire dans La Science du bonhomme Richard : Dieu aide ceux qui s’aident eux-mêmes. Le temps perdu ne se retrouve jamais. Ne remettez jamais au lendemain ce que vous pouvez faire le jour même. Si vous voulez connaître la valeur de l’argent, allez et tentez d’en emprun­ ter ; car qui emprunte s’afflige.

Les puritains insistaient sur l’importance d’un travail utile à la société ; le Yankee, lui, met l’accent sur la réali­ sation de l’individu dans le travail. Il ne s’agit pas simple­ ment de gagner de l’argent. L’importante notion de réalisation personnelle englobe alors l’autodiscipline, la pratique et le perfectionnement des talents donnés par Dieu et, par-dessus tout, la culture de la raison. L’idéal de prospérité du XVIIIe siècle comprenait, non seulement le confort matériel, mais une bonne santé, un bon caractère, de la sagesse, l’utilité, et la satisfaction de mériter la bonne opinion que les autres ont de vous. Dans la partie de ses Mémoires consacrée à « l’Art de la

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vertu », Benjamin Franklin résume les résultats du pro­ gramme d’amélioration personnelle qu’il a appliqué toute sa vie durant : C’est à la tempérance qu’il attribue la solidité de sa santé et ce qui lui reste d’une robuste constitution ; c’est à l’ardeur au travail et à la frugalité qu’il doit sa situation aisée et l’acquisition de sa fortune ; c’est la connaissance qui lui permit d’être un citoyen utile et d’obtenir quelque réputation parmi les gens instruits ; à la sincérité et à la justice qu’il est redevable de la confiance de son pays et des emplois honorables qu’il lui a conférés ; et à l’influence conjointe de l’ensemble de ces vertus qu’il tient cette égalité d’humeur et cet enjouement dans la conversation qui rendent sa compagnie agréable, même aux jeunes gens de son entourage.

Dans la version XVIIIe siècle de l’éthique du travail, la vertu est payante, et pas seulement en termes monétaires. La véritable récompense de la vertu est d’avoir peu de choses à se faire pardonner ou dont on doive se repentir à la fin de sa vie. Il faut apprécier la richesse, mais princi­ palement parce qu’elle est l’une des conditions néces­ saires au perfectionnement moral et intellectuel *. * Les efforts pour réduire « l’art de la vertu » de Franklin à une éthique fondée sur la prudence, destinée à gagner de l’argent et à améliorer sa condition sociale, en ignorent les nuances les plus sub­ tiles. « Toutes les attitudes morales de Franklin, écrivait Max Weber dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, sont colorées par l’utilitarisme... Les vertus ne sont telles que dans la mesure où elles sont réellement utiles à l’individu... Gagner de l’argent, acquérir, but ultime de sa vie, domine l’homme4. » David H. Lawrence exprime une opinion assez semblable dans Studies in Classic American Litera­ ture. Ces interprétations négligent les rapports, si importants dans la perspective bourgeoise du XVIIIe siècle, entre gain, sociabilité et pro­ grès des arts utiles, entre esprit du capitalisme, esprit d’invention et goût du travail bien fait. Aux yeux de Franklin, la réalisation de soi n’est pas simplement amélioration de sa condition ; au XVIIIe siècle,

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De la « culture personnelle » à la promotion de soi au moyen d’« images séductrices » Au XIXe siècle, l’idéal de la réalisation personnelle dégénéra en un culte obsessionnel du travail. Phineas T. Barnum, qui gagna une fortune dans l’exercice d’un métier dont les puritains auraient condamné la nature même (« Toute activité, par laquelle Dieu serait désho­ noré, tout métier qui ne nourrirait que la convoitise des hommes... tout travail de cette sorte doit être rejeté »), prononça souvent un discours, intitulé en toute candeur « L’Art de se procurer de l’argent », résumant fort bien la conception qu’on avait au XIXe siècle de la réussite en ce bas monde. Barnum cite fréquemment Benjamin Franklin, mais en laissant tomber l’intérêt que ce dernier portait à la sagesse et au progrès des connaissances utiles. Barnum ne s’intéressait à « l’information » qu’en tant que moyen de dominer le marché. C’est ainsi qu’il fustigeait la « fausse économie » de la fermière qui éteint sa bougie à la nuit, sans comprendre que 1’« information » qu’elle aurait pu acquérir par la lecture vaut beaucoup plus que le prix d’une ou plusieurs bougies. « Lisez toujours un journal digne de confiance, conseillait Barnum aux jeunes ambitieux, afin d’être toujours parfaitement ren­ seigné sur les transactions en cours dans le monde. Celui qui est sans journal est coupé de son espèce. » De même, si Barnum appréciait la bonne opinion d’autrui, ce n’était pas parce qu’elle reflétait son utilité propre dans la communauté, mais parce qu’elle assurait son crédit : « Un caractère rigoureusement intègre est une valeur inestimable. » Tout a son prix dans ce l’ambition était en réalité plus une vertu dans l’esprit d’Hamilton que dans celui de Benjamin Franklin ou de Jefferson.

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XIXe siècle qui tente d’exprimer toute valeur en signes monétaires. La charité est un devoir moral car « le libéral se fera des obligés et acquerra de l’influence, alors que l’avare sordide restera isolé ». L’orgueil est un péché, non parce qu’il offense Dieu mais parce qu’il conduit à faire des dépenses extravagantes. « L’esprit d’orgueil et de vanité est un ver rongeur qui, lorsqu’on lui laisse libre cours, s’attaque aux parties des biens de ce monde que possède un homme 5. » Le XVIIIe siècle faisait de la tempérance une vertu, mais ne condamnait pas le plaisir modéré au service de la sociabilité. Pour Benjamin Franklin et ses contempo­ rains, la « conversation rationnelle » était, en elle-même, une valeur estimable. Le XIXe siècle, au contraire, fustige la sociabilité même, perte de temps pouvant nuire aux affaires. « Combien de bonnes occasions perdues, qui ne se retrouveront jamais, parce qu’un homme était en train de boire un verre avec un ami ! » L’esprit de travail à outrance souffle dans les sermons de l’époque sur l’effort personnel pour atteindre la réussite. Henry Ward Beecher définit l’idéal du bonheur comme un état d’esprit dans lequel « un homme est si occupé qu’il ne sait s’il est heureux ou non 6 ». Russel Sage remarque que « le travail a été la principale source de plaisir de [sa] vie, et on pourrait presque dire la seule 7 ». Pourtant, même au plus fort de « l’âge d’or * », l’éthique protestante ne perdit pas complètement sa signification originelle. Dans les manuels indiquant le chemin du succès de McGuffey ou Peter Parley, ainsi que * Gilded Age : nom que les historiens américains donnent à la période de forte expansion économique entre la fin de la guerre de Sécession et la fin du XIXe siècle, qui vit la naissance d’une classe de riches magnats de la finance et de l’industrie. [N.d.T]

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dans les exhortations des grands capitalistes eux-mêmes, les vertus exaltées par le protestantisme – travail sérieux, économie, tempérance – apparaissent encore comme apportant leurs propres récompenses ; elles n’étaient pas de simples marches à gravir pour atteindre le succès. La réalisation de soi se prolongea comme une vertu, mais sous une forme dégradée, dans le culte de la « culture personnelle » ; il s’agissait d’éduquer et de prendre soin de son corps et de son esprit, de développer son caractère et de nourrir son intellect par la lecture de « grands livres ». La contribution sociale qu’apporte l’accumulation des richesses survivait encore, par impli­ cation, dans la célébration du succès. De fait, les implica­ tions sociales du jeune capitalisme industriel, dans lequel la poursuite de la richesse accroissait la production d’objets utiles, donnaient quelque vraisemblance à l’affirmation selon laquelle « l’accumulation du capital est synonyme de progrès 8 ». En condamnant la spécula­ tion et l’extravagance, en faisant ressortir l’importance du travail assidu et patient et, enfin, en exhortant les hommes jeunes à commencer au bas de l’échelle et à se soumettre à la « discipline de la vie quotidienne », même les partisans les plus convaincus des bienfaits de l’enri­ chissement personnel se raccrochaient à l’idée que la richesse tire sa valeur de la contribution qu’elle apporte à la prospérité générale et au bonheur des générations futures. Aussi surprenant que cela puisse paraître, le culte de la réussite du XIXe siècle accordait relativement peu d’importance à la compétition. Le fait est qu’on mesurait le succès, non pas par rapport à celui des autres, mais en fonction d’un idéal abstrait de discipline et de renonce­ ment personnel. Cependant, vers la fin du XIXe et au

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début du XXe siècle, les sermons sur ce thème commen­ cèrent à mettre l’accent sur la volonté de vaincre. La bureaucratisation des carrières dans les grandes entre­ prises changea les conditions d’avancement ; les jeunes ambitieux se trouvèrent en concurrence avec leurs collè­ gues pour obtenir l’attention et l’approbation de leurs supérieurs. Le combat, qui avait pour objet de surpasser la génération précédente et d’assurer le bien-être de celle qui montait, fit place à une sorte de rivalité entre frères ; des hommes ayant des aptitudes à peu près comparables devaient jouer des coudes et se bousculer, en compétition pour un nombre limité de postes. L’avancement, désor­ mais, dépendait « du pouvoir de la volonté, de la confiance en soi, de l’énergie et de l’initiative » - qualités célébrées dans des écrits exemplaires, tel que Letters from a Self-Made Merchant to His Son par George Lorimer. Vers la fin du XIXe siècle, écrit John Cawelti dans son étude sur le mythe du succès, les livres consacrés à la réussite personnelle étaient dominés par l’art de la vente et de la réclame. Le magnétisme personnel, qualité censée permettre à un homme d’influencer et de dominer autrui, devint l’une des principales clefs de la réussite 9.

En 1907, le Saturday Evening Post de Lorimer, et Suc­ cess de Orison Swett Marden, inaugurèrent tous deux des rubriques consacrées à l’art de la conversation, à la mode et à la culture. La conduite des relations interperson­ nelles vint à être considérée comme l’essence de l’avance­ ment personnel. Le capitaine d’industrie fit place à l’homme de confiance, maître de l’impression qu’il sus­ cite. Les jeunes gens désireux de réussir reçurent pour conseil d’apprendre à « se vendre ». Au début, se soumettre à l’épreuve de la compétition se confondait presque avec l’autodiscipline morale et la

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culture personnelle ; mais la différence devint très nette lorsque Dale Carnegie, puis Norman Vincent Peale reformulèrent et transformèrent la tradition de Mather, Franklin, Barnum et Lorimer. En tant que formule pour réussir, « se faire des amis et influencer les gens » n’avait plus grand-chose à voir avec l’ardeur au travail et à l’épargne. Les prophètes de « la pensée positive » - manière positive d’envisager les choses - dénigrèrent « le vieil adage selon lequel le travail intense serait, à lui seul, la clef magique qui ouvre la porte à nos désirs 10 ». Ils louèrent l’amour de l’argent, que même les matéria­ listes les plus grossiers de « l’âge d’or » condamnaient officiellement. « Vous ne pourrez jamais amasser une grande fortune, écrit Napoleon Hill dans son Think and Grow Rich, à moins que vous ne parveniez à chauffer à blanc votre désir de posséder de l’argent 11. » La pour­ suite de la richesse perdit les dernières apparences de sens moral, qu’elle avait conservées jusque-là. Auparavant, les vertus du protestantisme semblaient avoir une valeur propre. Même lorsque ces vertus devinrent purement instrumentales, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, la réussite conserva, en propre, des résonances morales et sociales, du fait de sa contribution à l’ensemble du confort humain et du progrès. Puis, la réussite apparut comme une fin en soi, la vic­ toire sur des concurrents permettant seule d’assouvir la personnalité. Les manuels les plus récents consacrés à la réussite diffèrent des précédents. Non seulement ils surpassent le cynisme de Dale Carnegie et de Vincent Peale, mais ils montrent ouvertement la nécessité d’exploiter et d’intimider les autres, sur le peu d’intérêt qu’ils portent au contenu même du succès. Ces manuels se démarquent également de leurs prédécesseurs par la candeur avec laquelle ils soulignent que les apparences

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- « les images séductrices » - sont plus importantes que la qualité du travail exécuté, la réputation, l’attribution d’un succès comptant plus qu’un véritable accomplisse­ ment. L’un des auteurs semble laisser entendre que le moi n’est guère autre chose que son image réfléchie dans les yeux d’autrui. « Il n’est pas très original de le dire, mais je suis sûr que vous tomberez d’accord avec moi pour dire que la façon dont on se voit reflète l’image que l’on montre à autrui12. » Rien ne réussit mieux que l’apparence de la réussite.

L’accomplissement vidé de sa substance Dans une société où le succès est sa propre définition, les hommes ne peuvent mesurer leurs accomplissements qu’en les comparant à ceux d’autrui. La satisfaction de soi-même dépend de l’acceptation et de l’approbation publiques, et ces dernières ont elles-mêmes changé de nature. Jadis la bonne opinion qu’amis et voisins pou­ vaient avoir d’un individu indiquait à celui-ci qu’il s’était révélé utile à sa communauté, car cette opinion reposait sur ses accomplissements, ses réalisations. Aujourd’hui, les hommes recherchent l’approbation non de leurs actions, mais de leurs attributs personnels. Ils ne sou­ haitent pas tant être estimés qu’admirés. Ils cherchent moins à acquérir une réputation qu’à connaître l’excita­ tion et les éclats de la célébrité. Ils veulent être enviés plutôt que respectés. L’orgueil et l’âpreté au gain, caracté­ ristiques du capitalisme en voie de développement, ont fait place à la vanité. Pour la plupart des Américains, le succès est encore synonyme de richesse, de renommée et de pouvoir, mais leurs actions montrent qu’ils s’inté­ ressent peu, en fait, à ces attributs pris substantivement.

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Ce qu’un homme accomplit importe moins que le fait qu’il soit « arrivé ». Alors que la réputation ou la renom­ mée dépend de faits remarquables, loués dans les biogra­ phies et les ouvrages d’histoire, la célébrité – récompense accordée à ceux qui projettent une image plaisante ou haute en couleur, ou qui sont parvenus à attirer l’atten­ tion sur eux - est acclamée dans les grands moyens de diffusion et d’information, dans la « rubrique des potins », les entretiens radiodiffusés ou télévisés, les magazines consacrés aux « personnalités ». Elle est donc évanescente, comme les nouvelles elles-mêmes, qui perdent leur intérêt avec leur nouveauté. La réussite en ce monde a toujours eu un côté poignant, dû à la conscience « qu’on ne peut l’emporter avec soi » ; mais, à présent, le succès est tellement fonction de la jeunesse, de l’éclat et de la nouveauté, que la gloire est plus éphé­ mère que jamais ; ceux qui ont gagné l’attention du public ne cessent de craindre de la perdre. La réussite, dans notre société, doit être ratifiée par la publicité. L’homme richissime qui reste discrètement dans l’obscurité, le constructeur d’empire qui manipule le destin des nations dans les coulisses, semblent des espèces en voie de disparition. Même les hauts fonctionnaires, ostensiblement plongés dans les grands problèmes d’inté­ rêt public, doivent se garder constamment en vue. Tout ce qui a trait à la politique devient une forme de spectacle. Il est de notoriété publique que les grandes maisons de publicité de Madison Avenue à New York présentent et lancent les politiciens sur le marché comme elles le feraient d’une lessive ou d’un déodorant ; mais l’art des relations publiques pénètre encore plus avant la vie politique, et transforme même les lignes de conduite, les projets et les programmes. Le prince moderne se soucie assez peu qu’il y ait « une besogne à accomplir » – slogan du capitalisme

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américain, au stade antérieur d’un développement plus entreprenant ; ce qui l’intéresse, c’est cajoler, séduire et gagner « le public concerné », selon les termes des docu­ ments du Pentagone. Il confond le succès dans la tâche à accomplir avec l’impression qu’il produit ou qu’il essaie de produire sur les autres. C’est ainsi que les dirigeants améri­ cains se fourvoyèrent dans la guerre du Vietnam, parce qu’ils ne pouvaient distinguer clairement les intérêts stra­ tégiques et militaires du pays d’avec « notre réputation de garant » de la situation, ainsi que l’exprima l’un d’eux. Plus préoccupés des apparats du pouvoir que de sa réalité, ils se convainquirent que ne pas intervenir nuirait à la crédibi­ lité de l’Amérique. Ils empruntèrent la rhétorique de la théorie des jeux pour conférer quelque dignité à leur obsession des apparences, expliquant que la politique amé­ ricaine au Vietnam devait s’adresser « aux divers publics concernés par les actions des États-Unis » - les commu­ nistes, les Vietnamiens du Sud, « nos alliés (qui doivent nous faire confiance en tant qu’« assureurs ») », et le peuple américain13. Lorsqu’un programme politique, la quête du pouvoir et la poursuite de la richesse n’ont d’autre objet que d’exciter l’admiration ou l’envie, les hommes perdent tout sens de l’objectivité, aptitude toujours précaire, même dans les meilleures conditions. Les impressions rejettent dans l’ombre ce qui a été réellement accompli. Les hommes publics se tourmentent au sujet de leurs capacités à faire face aux crises, à projeter l’image d’une personne décidée, à se montrer convaincants dans l’exer­ cice de leurs fonctions. Ceux qui les critiquent usent des mêmes critères : lorsque des doutes commencèrent à se faire jour touchant la politique du président Johnson, les commentateurs s’attachèrent à son « manque de crédibi­ lité ». Les relations publiques et la propagande exaltent

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l’image et le pseudo-événement. Les gens parlent constamment, a remarqué Daniel Boorstin, « non des événements eux-mêmes, mais de leurs images 14 ». Les discours sur les tâches à accomplir, sur le dévoue­ ment total au travail, exaltant la réalisation, l’efficacité et la productivité, ne donnent plus une description exacte de la lutte qu’il est nécessaire de livrer pour survivre person­ nellement au sein des structures des grandes entreprises ou du gouvernement. Selon Eugene Emerson Jennings, « tra­ vailler dur est l’un des éléments nécessaires, mais non suf­ fisants, de la mobilité ascendante. Ce n’est pas la route vers le sommet15. » Un journaliste ayant une bonne connais­ sance de la Presse et d’une organisation dénommée « Sou­ thern Regional Council », déclara : « Je compris que, dans un cas comme dans l’autre, les personnes responsables ne se souciaient pas de la qualité de mon travail... Ce qui était important, c’était de garder l’organisation en bon ordre de marche, et non les buts à atteindre 16. » Et pourtant, même la santé de l’organisme ne semble plus provoquer l’enthou­ siasme qu’elle engendrait dans les années 1950. « L’homme dévoué qui se sacrifie pour son entreprise, écrit Jennings, est devenu un anachronisme évident *. » Le cadre supérieur d’une grande société qui se trouve sur une * Dans les années 1950, «l’homme de l’organisation» pensait qu’une épouse attirante et mondaine constituait un atout important pour l’avancement de sa carrière. Aujourd’hui, on met en garde les cadres supérieurs sur « le sérieux conflit qui semble opposer mariage et carrière de direction ». Un rapport récent compare le « corps d’élite des directeurs professionnels » aux janissaires, soldats d’élite de l’Empire ottoman que l’on retirait à leurs parents quand ils étaient encore enfants, que l’État éduquait et à qui il était interdit de se marier. « Un jeune homme qui voudrait faire carrière comme diri­ geant devrait peut-être se considérer comme un janissaire moderne - et réfléchir longuement pour déterminer si le mariage est de quelque manière compatible avec la vie qu’il se choisit19. »

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trajectoire ascendante ne se considère pas lié à son entre­ prise pour autant. Son « attitude anti-organisationnelle », apparaît, de fait, comme sa caractéristique principale 17. Il gravit les échelons de la direction, moins en servant l’orga­ nisation qu’en convainquant ses associés qu’il possède les attributs d’un « gagneur ». À mesure que l’objet d’une carrière dans les sphères dirigeantes se déplace « de la concentration sur sa tâche et la maîtrise de celle-ci vers le contrôle des actions des autres joueurs », comme le dit Thomas Szaz, la réussite dépend des renseignements que l’on possède sur la per­ sonnalité de ces derniers 18. Mieux le cadre supérieur comprend les caractéristiques personnelles de ses subor­ donnés, mieux il peut exploiter leurs erreurs pour les contrôler et maintenir sa propre suprématie. S’il apprend, par exemple, que ses subordonnés lui mentent, cela signifie qu’ils ont peur de lui et souhaitent lui plaire, ce qui est, pour lui, un précieux renseignement. En acceptant de se laisser corrompre, si l’on peut dire, par la flatterie, la cajolerie ou la simple sujétion que le men­ songe implique, celui à qui on a menti laisse entendre qu’il veut bien échanger ces attitudes contre la vérité.

D’autre part, l’acceptation du mensonge fait com­ prendre au menteur qu’il ne sera pas puni, tout en lui rappelant sa dépendance et sa subordination. « De cette manière, l’un et l’autre gagnent quelque... sécurité.» Dans le roman de Joseph Heller, Something Happened, le patron du protagoniste établit clairement que ce qu’il veut de ses subordonnés, ce n’est pas du bon travail mais « un colon spasmodique et des nerfs épuisés ». Je veux, nom de Dieu, que les gens qui travaillent pour moi se trouvent dans une situation pire, et non meilleure, que la mienne. C’est pour ça que je vous paie si bien. Je

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veux vous voir à cran, visiblement tendus. Je veux entendre des voix oppressées, bégayantes, informes... Ne me faites pas confiance. Je me défie de la flatterie, de la loyauté, et de la sociabilité. Je ne crois ni à la déférence, ni au respect, ni à la coopération. Je crois à la peur 20.

D’après Jennings, « l’éthique de la loyauté » a diminué dans le milieu d’affaires américain, parce qu’entre autres raisons, « elle peut être trop facilement simulée ou feinte par ceux qui sont les plus désireux de gagner21 ». L’argument selon lequel les organisations bureaucra­ tiques consacrent plus d’énergie à maintenir leurs rela­ tions hiérarchiques qu’à améliorer la productivité, gagne en force si l’on veut bien voir que la production capita­ liste moderne ne se constitua pas réellement parce qu’elle était plus efficace que d’autres organisations du travail, mais parce qu’elle donnait plus de bénéfices et de pou­ voir aux capitalistes. Selon Stephen Marglin, ce qui a favorisé le développement du travail en usine, ce n’est pas la supériorité technologique de sa production par rapport à l’artisanat, mais le contrôle plus efficace des travailleurs que l’usine permettait à l’employeur. Aux dires de Andrew Ure, philosophe des manufactures, la création des usines permit aux capitalistes de « mettre au pas le tempérament réfractaire des travailleurs22 ». L’organisation hiérarchique du travail envahissant les postes de direction eux-mêmes, le bureau prend les caractéristiques de l’usine, et la mise en vigueur d’un système clairement défini de domination et de subordi­ nation à l’intérieur des fonctions de direction prend autant d’importance que la subordination de l’ensemble des travailleurs aux dirigeants. Mais comme à notre époque « de mobilité des cadres supérieurs », les critères et les relations de supériorité et de subordination

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changent constamment, le bureaucrate qui réussit survit, non en faisant appel à l’autorité de sa position, mais en établissant un modèle de mouvement ascendant, en cultivant les bonnes grâces de ses supérieurs qui grimpent, et en administrant « des doses homéopa­ thiques d’humiliation 23 » à ceux qu’il laisse derrière lui dans son ascension vers les sommets.

L’art de survivre en société

La transformation du mythe de la réussite, de sa défi­ nition et des qualités censées y contribuer est un déve­ loppement à long terme qui provient, non d’événements historiques particuliers, mais de changements généraux dans la structure de la société : l’accent mis sur la consommation plutôt que sur la production, le dévelop­ pement des grandes organisations et de la bureaucratie, les conditions de la vie en société, de plus en plus dange­ reuses et belliqueuses. Il y a plus de vingt-cinq ans, dans La Foule solitaire, David Riesman montrait que la transi­ tion de « la main invisible » à « la main amicale » mar­ quait un changement fondamental dans l’organisation de la personnalité : l’individu autonome *, type dominant au XIXe siècle avait cédé la place à l’hétéronome ** du temps présent, qui reçoit de l’extérieur les lois qui le gouvernent. Dans les années 1950, époque où l’on s’inté­ ressait plus que maintenant aux études sur la culture et la personnalité, d’autres intellectuels proposèrent des des­ criptions parallèles du changement des structures de la personnalité dans la société capitaliste avancée. * Inner-directed. ** Other-directed.

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« L’homme de l’organisation » de William H. Whyte, « la personnalité conditionnée par le marché » de Eric Fromm, « la personnalité névrosée de notre temps » de Karen Horney, et les études sur le caractère national amé­ ricain de Margaret Mead et Geoffrey Gorer, saisissent tous les aspects essentiels de l’homme nouveau24 : son désir ardent de bien s’entendre avec autrui ; son besoin d’être, même dans sa vie privée, en accord avec les exi­ gences des grandes organisations ; sa façon d’essayer de se vendre comme si sa propre personnalité était un produit auquel on pouvait assigner une valeur marchande ; son besoin névrotique d’être aimé, rassuré et de se gratifier oralement ; l’aisance avec laquelle ses valeurs peuvent être corrompues. Pourtant, d’une certaine manière, ces études sur la culture et la personnalité américaines ont donné une impression fausse des changements qui se produisaient sous ce que Riesman appelle « la surface débonnaire de la sociabilité américaine ». Les critiques des années 1940 et 1950 se trompèrent en prenant cette « surface » pour la réalité plus profonde. Selon Eric Fromm, les Américains ne sont plus capables de sentiments spontanés, ni même de colère. L’un des « buts essentiels des méthodes d’éducation » est l’élimination des antagonismes et la formation d’une « amabilité commerciale ». Si vous ne souriez pas, on considère que vous n’avez pas une « personnalité plaisante » – pourtant nécessaire si vous voulez vendre vos services, que ce soit comme serveuse dans un restaurant, comme vendeur ou comme médecin 25.

À l’instar de nombreux spécialistes des sciences humaines, Fromm exagère les possibilités de socialisation des pulsions agressives. L’homme est pour lui une créa­ ture totalement sociale et non un être d’instincts dont les

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pulsions sublimées ou partiellement réprimées menacent toujours de surgir dans toute leur férocité originelle. Le culte américain de l’amabilité cache sans la supprimer une compétition meurtrière pour l’acquisition de biens ou de postes ; au contraire, cette compétition est devenue plus sauvage à notre époque de désenchantement. Durant les années 1950, l’abondance, le loisir et la qualité de la vie émergèrent comme des questions impor­ tantes. L’État-providence était censé avoir supprimé la pauvreté, les inégalités économiques les plus flagrantes, ainsi que les conflits auxquels ils donnaient lieu aupara­ vant. Le triomphe apparent du capitalisme américain laissait aux critiques de la société peu de sujets de préoc­ cupations, sauf ceux concernant le déclin de l’individua­ lisme et la montée du conformisme. Un personnage d’Arthur Miller, Willy Loman, représentant de com­ merce, qui ne demande rien d’autre à la vie que d’être aimé, symbolise assez bien les problèmes typiques de la période d’après-guerre. Dans les années 1970, période plus dure, il semble que ce soit la prostituée, plutôt que le V.R.P., qui incarne le mieux les qualités indispensables à la réussite dans la société américaine. Elle aussi se vend pour de l’argent, mais on ne saurait dire que sa séduction représente un désir d’être aimé. Elle souhaite ardemment susciter l’admiration mais n’a que mépris pour ceux qui la lui offrent, et ne tire donc que peu de satisfaction de sa réussite sociale. Elle essaie d’émouvoir les autres sans être affectée elle-même. Le fait qu’elle vive dans un milieu où les relations interpersonnelles sont importantes ne la rend pas pour autant conformiste ou hétéronome. Elle reste une solitaire, ne dépendant des autres qu’à la façon d’un épervier dépendant des lapins pour sa nourri­ ture. Elle exploite la morale du plaisir qui a remplacé celle de la réalisation de soi, mais sa carrière, plus que

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toute autre, nous rappelle que l’hédonisme contempo­ rain, dont elle est le symbole suprême, ne prend pas nais­ sance dans la poursuite du plaisir, mais dans la guerre de tous contre tous, dans laquelle même les rencontres les plus intimes deviennent une forme d’exploitation mutuelle. Ce n’est pas seulement que le plaisir, lorsqu’il est défini comme une fin en soi, prend toutes les caractéristiques du travail, comme Martha Wolfenstein en fait l’observa­ tion dans son essai sur « la morale de l’amusement » : « On évalue maintenant le jeu selon des critères de réali­ sation qui ne s’appliquaient auparavant qu’au travail26. » De même, le fait qu’on en vienne à mesurer la bonne ou mauvaise « exécution » de l’acte sexuel - le plaisir étant fonction de l’application de la « technique » appropriée et la croyance largement répandue que ce plaisir ne peut être « atteint » que par l’étude, la pratique et des efforts coordonnés, ne témoignent-ils pas que le jeu a été conta­ miné par l’esprit de performance ? Pourtant ceux qui déplorent cet état de choses ne voient encore que la sur­ face du jeu, ici l’aspect superficiel des relations sexuelles. Sous ce souci d’accomplir une belle performance, on trouve une détermination plus profonde de manipuler les sentiments d’autrui à son propre avantage. La recherche d’un gain dans la compétition par la manipula­ tion des émotions envahit aussi bien les relations person­ nelles que les relations de travail ; c’est pour cette raison que la sociabilité peut maintenant fonctionner comme une extension du travail, par d’autres moyens. La vie personnelle, qui n’est plus un refuge contre les frustra­ tions et les chocs subis au travail, est devenue aussi anar­ chique, belliqueuse et éprouvante que la vie publique. Le cocktail réduit la sociabilité à un combat social. Certains

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experts écrivent des manuels tactiques sur l’art de sur­ vivre en société ; ils conseillent aux mondains, qui cherchent à imposer leur image de marque, de se placer dans une position dominante dans la pièce, de s’entourer d’un groupe loyal de fidèles et d’éviter de tourner le dos au champ de bataille. La récente vogue de la « thérapie d’affirmation », un « contre-programme » destiné à équiper le client de défenses contre la manipulation, témoigne de ce que les gens désormais comprennent que l’agilité dans le domaine des relations interpersonnelles détermine le succès, ou ce qui passe pour tel. Les techniques d’affir­ mation de soi ont pour objet de débarrasser le client des « sentiments d’anxiété, d’ignorance et de culpabilité que... les autres exploitent contre lui pour l’amener à faire ce qu’ils veulent ». D’autres thérapies font prendre conscience aux sujets des « jeux que les gens jouent » et tentent ainsi de promouvoir une « intimité d’où les jeux sont absents27 ». Cependant, l’importance de ces pro­ grammes ne tient pas tant à leurs objectifs qu’à l’anxiété qu’ils exploitent, et à la vision de la réalité qui les forme : l’idée que le succès repose sur la manipulation psycholo­ gique et que chaque aspect de l’existence - y compris le domaine du travail qui est pourtant censé être axé sur l’accomplissement d’une besogne - est centré sur la lutte pour avoir le dessus dans les relations interpersonnelles, jeu mortel qui consiste à intimider ses amis et à séduire autrui.

Apothéose de l’individualisme Rétrospectivement, la peur qui hantait les critiques et théoriciens de la société des années 1950 - peur que

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l’individualisme farouche ait succombé au conformisme et à la sociabilité insidieuse - semble avoir été prématu­ rée. En 1960, David Riesman déplorait le peu de « pré­ sence » sociale des jeunes gens ; leur éducation leur avait donné une personnalité, non pas accomplie, mais affable, nonchalante, plastique, bien adaptée à la souplesse de fonctionnement et aux fréquents changements d’emplois caractéristiques des organisations en voie d’expansion dans une société d’abondance28. Il est exact, comme Riesman l’a montré, qu’« un hédonisme centré sur le présent » a remplacé la morale du travail « dans les classes qui, lors des premiers stades de l’industrialisation, étaient orientées vers l’avenir, vers le but lointain d’une satisfac­ tion à long terme ». Mais cet hédonisme est une duperie ; la poursuite du plaisir masque la lutte pour le pouvoir. Il n’est pas vrai que les Américains soient devenus plus sociables et coopératifs, comme les théoriciens du conformisme et de la morale sociabilisée voudraient nous le faire croire ; ils sont seulement devenus plus adroits dans l’exploitation des relations interpersonnelles à leur propre avantage. Des activités, ostensiblement entre­ prises pour le seul plaisir, ont souvent pour but véritable de piéger autrui. Typiquement, les termes vulgaires évo­ quant les relations sexuelles peuvent également signifier vaincre, étriller, ou abuser quelqu’un, imposer sa volonté par ruse, par fraude ou par force. Les verbes associés au plaisir sexuel sont plus suggestifs que de coutume lors­ qu’ils ont trait à la violence et à l’exploitation psychique. Dans l’univers brutal des ghettos, dont le langage s’étend à présent à la société américaine dans son ensemble, la violence liée à l’accouplement sexuel est dirigée par les hommes, avec une intensité spéciale, contre la femme, et tout particulièrement contre leur mère. Le langage d’agression et d’injures ritualisées rappelle à ceux qui

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l’utilisent que l’exploitation est la règle générale et la sujétion le sort commun sous une forme ou sous une autre ; il leur rappelle également que « l’individu n’est ni assez fort, ni assez adulte pour atteindre son but de façon légitime, et qu’il est plutôt comme un enfant assujetti aux autres, qui tolèrent ses manœuvres infantiles », comme le dit Lee Rainwater29. C’est pourquoi les hommes, quel que soit leur âge, dépendent souvent des femmes, sur le plan tant matériel que psychique. Un grand nombre d’entre eux doit devenir proxénète pour vivre, enjôlant une femme pour lui soutirer de l’argent. La manipulation et la rapacité caractérisent alors les rela­ tions sexuelles. La satisfaction dépend du fait que l’on prend ce que l’on veut, au lieu d’attendre ce que l’on a le droit de recevoir. Tout ceci se fait jour dans le parler quotidien, en des termes qui lient la sexualité à l’agres­ sion, et l’agression sexuelle à des sentiments extrêmement ambivalents concernant la mère *. * À la fin des années 1960, les radicaux de race blanche adoptèrent avec enthousiasme le slogan : « Contre le mur, fils de pute ! » (littéra­ lement : motherfucker = baiseur de mère, [N.d.T]). Mais cette expres­ sion a depuis longtemps perdu sa résonance révolutionnaire, comme d’ailleurs tant d’autres empruntées aux Noirs par les radicaux poli­ tiques et les porte-paroles de la contre-culture. Elle est devenue si acceptable (sous une forme expurgée, il est vrai : « mother... » au lieu de « motherfucker ») qu’elle est partout, et même chez les très jeunes adolescents, un terme de familiarité nonchalante ou de mépris. De même, les Rolfing Stones et les autres groupes qui lancèrent la musique « Hard Rock » ou « Acid Rock », et qui utilisaient les expres­ sions obscènes des ghettos pour exprimer un puissant sentiment d’aliénation, ont été remplacés par des formations qui chantent plus mielleusement, mais toujours avec l’accent du ghetto, un monde où l’on n’obtient que ce qu’on est prêt à prendre. La feinte solidarité révolutionnaire s’est évaporée, le festival d’amour de « Woodstock Nation » a dégénéré en un chaos meurtrier du type Altamont : le cynisme fondamental fait surface plus clairement que jamais ; c’est maintenant : « Chaque fils de... pour lui-même ! »

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Par certains aspects, la société bourgeoise américaine est devenue une pâle copie du ghetto noir, et l’appropria­ tion de son langage peut paraître une illustration de cette mutation. Il n’est pas nécessaire de minimiser la pauvreté des ghettos, ni les souffrances que les Blancs ont infligées aux Noirs, pour voir que les conditions de plus en plus dangereuses et imprévisibles dans lesquelles vit la classe moyenne ont créé des stratégies de survie semblables à celles des Noirs. De fait, l’attirance que les Blancs aliénés éprouvent pour la culture noire semble montrer que celle-ci s’applique à une situation générale, dont la com­ posante principale est la perte de confiance en l’avenir, qui se rencontre aujourd’hui dans tous les milieux. Les pauvres ont toujours été contraints de vivre dans le pré­ sent, mais les membres de la classe moyenne sont, eux aussi, affectés par un souci désespéré de survivre sur le plan personnel, souci parfois déguisé en hédonisme. Presque tout le monde, aujourd’hui, vit dans un univers dangereux et que l’on ne peut fuir. Le terrorisme interna­ tional, le chantage, les bombes et les prises d’otages affectent aussi bien les riches que les pauvres. Les vio­ lences de tous ordres, les crimes et les guerres entre gangs rendent les villes peu sûres et menacent les quartiers sub­ urbains aisés. La violence raciale dans la rue et à l’école semble toujours prête à se muer en une véritable bataille. Le chômage n’atteint plus seulement les pauvres mais le secteur tertiaire, tandis que l’inflation ronge les écono­ mies de ceux qui espéraient jouir d’une retraite confor­ table. Un grand nombre de gens que l’on dit, par euphémisme, appartenir à la classe moyenne parce qu’ils vont au travail « bien habillés », sont maintenant réduits à des conditions d’existence prolétariennes. Beaucoup d’emplois de bureau ne demandant pas plus de compé­ tence que les postes en usine sont encore moins bien

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payés que ces derniers, et ne confèrent guère de prestige ou de sécurité. La propagande de mort et de destruction que diffusent sans arrêt les grands moyens d’information, ne fait qu’ajouter à l’atmosphère d’insécurité. Les famines lointaines, les tremblements de terre affectant des régions reculées, les guerres et révolutions des anti­ podes attirent la même attention que les événements se déroulant près de chez nous. Le côté arbitraire des repor­ tages sur ces désastres renforce le caractère arbitraire de l’expérience elle-même ; l’absence de continuité des informations, - la crise d’aujourd’hui cédera demain la place à une autre crise sans rapport avec la précédente intensifie le sentiment de discontinuité de l’histoire, l’impression de vivre dans un univers où le passé n’éclaire pas le présent, et où le futur est devenu complètement imprévisible. Les conceptions qu’on se faisait jadis du succès pré­ supposaient un monde qui bougeait beaucoup, dans lequel les fortunes étaient vite gagnées et perdues, et où de nouvelles chances se présentaient chaque jour. Pour­ tant, elles postulaient également une certaine stabilité, un avenir présentant certaines ressemblances avec le pré­ sent et le passé. La montée de la bureaucratie, le culte de la consommation auquel est liée la satisfaction immé­ diate des désirs et, surtout, la rupture du sens de la conti­ nuité historique ont tous contribué à transformer l’éthique du protestantisme, tout en conduisant les prin­ cipes fondamentaux de la société capitaliste jusqu’à leur conclusion logique. La poursuite de l’intérêt personnel, que l’on identifiait auparavant avec celle du gain et à l’accumulation des richesses, s’est muée en une recherche du plaisir et de la survie psychique. De nos jours, les conditions sociales se rapprochent de la vision de la société républicaine élaborée par le marquis de Sade au

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tout début de la Ire République. De bien des façons, celui-ci s’est montré le plus clairvoyant, et certainement le plus troublant, des prophètes de l’individualisme révo­ lutionnaire, en proclamant que la satisfaction illimitée de tous les appétits était l’aboutissement logique de la révolution dans les rapports de propriété, la seule manière d’atteindre la fraternité révolutionnaire dans sa forme la plus pure. En régressant, dans ses écrits, jus­ qu’au niveau le plus primitif du fantasme, Sade est par­ venu, d’une manière étrange, à entrevoir l’ensemble du développement ultérieur de la vie personnelle en régime capitaliste, qui s’achève, non sur la fraternité révolution­ naire, mais sur une société confraternelle qui a survécu à ses origines révolutionnaires et les a répudiées. Sade imaginait une utopie sexuelle où chacun avait le droit de posséder n’importe qui ; des êtres humains, réduits à leurs organes sexuels, deviennent alors rigoureu­ sement anonymes et interchangeables30. Sa société idéale réaffirmait ainsi le principe capitaliste selon lequel hommes et femmes ne sont, en dernière analyse, que des objets d’échange. Elle incorporait également et poussait jusqu’à une surprenante et nouvelle conclusion la décou­ verte de Hobbes, qui affirmait que la destruction du paternalisme et la subordination de toutes les relations sociales aux lois du marché avaient balayé les dernières restrictions à la guerre de tous contre tous, ainsi que les illusions apaisantes qui masquaient celle-ci. Dans l’état d’anarchie qui en résultait, le plaisir devenait la seule activité vitale, comme Sade fut le premier à le com­ prendre - un plaisir qui se confond avec le viol, le meurtre et l’agression sans freins. Dans une société qui réduirait la raison à un simple calcul, celle-ci ne saurait imposer aucune limite à la poursuite du plaisir, ni à la

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satisfaction immédiate de n’importe quel désir, aussi per­ vers, fou, criminel ou simplement immoral qu’il fut. En effet, comment condamner le crime ou la cruauté, sinon à partir de normes ou de critères qui trouvent leurs ori­ gines dans la religion, la compassion ou dans une conception de la raison qui rejette des pratiques pure­ ment instrumentales ? Or, aucune de ces formes de pensée ou de sentiment n’a de place logique dans une société fondée sur la production de marchandises. Dans sa misogynie, Sade perçut que l’émancipation bour­ geoise, portée à sa conclusion logique, serait amenée à détruire le culte sentimental de la femme et de la famille, culte poussé jusqu’à l’extrême par cette même bour­ geoisie. L’auteur de La Philosophie dans le boudoir comprit éga­ lement que la condamnation de la vénération de la femme devait s’accompagner d’une défense des droits sexuels de celle-ci - le droit de disposer de son propre corps, comme le diraient aujourd’hui les féministes. Si l’exercice de ce droit, dans l’utopie de Sade, se réduit au devoir de devenir l’instrument du plaisir d’autrui, ce n’est pas parce que le Divin Marquis détestait les femmes mais parce qu’il haïssait l’humanité. Il avait perçu, plus clairement que les féministes, qu’en régime capitaliste toute liberté aboutissait finalement au même point : l’obligation universelle de jouir et de se donner en jouis­ sance. Sans violer sa propre logique, Sade pouvait ainsi tout à la fois réclamer le droit, pour les femmes, de satis­ faire complètement leurs désirs, et jouir de toutes les parties de leur corps, et de déclarer catégoriquement que « toutes les femmes doivent se soumettre à notre plaisir ». L’individualisme pur débouchait ainsi sur la répudiation la plus radicale de l’individualité. Pour Sade, « tous les hommes et toutes les femmes se ressemblent ». À ceux

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de ses compatriotes qui voulaient devenir républicains, Sade lançait cet avertissement menaçant : « Ne croyez pas que vous ferez de bons républicains tant que vous garderez isolés dans leurs familles les enfants qui devraient appartenir à la république et à elle seule. » Ce n’est pas seulement dans la pensée de Sade mais dans l’histoire à venir si exactement préfigurée dans l’excès même, la folie et l’infantilisme de ses idées - que la défense de la sphère privée aboutit à sa négation la plus poussée, que la glorification de l’individu conduit à son annihilation.

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La banalité DE LA PSEUDO-CONNAISSANCE DE SOI : LE THÉÂTRALISME DE LA POLITIQUE ET DE L’EXISTENCE QUOTIDIENNE

La mort de la conscience n’est pas la mort de la conscience de soi. Harry CROSBY 1

La propagande de la marchandise

Aux premiers temps du capitalisme industriel, les employeurs ne voyaient dans l’ouvrier qu’une bête de somme – « un être du même type que le bœuf », aux dires de Frederick W. Taylor, expert en matière de rende­ ment. Les capitalistes considéraient le travailleur unique­ ment comme producteur ; ils ne se souciaient absolument pas de ce que celui-ci pouvait faire de ses loisirs, ou de ce qui en tenait lieu après ses douze à qua­ torze heures d’usine. L’employeur essayait de contrôler la vie de l’ouvrier au travail, mais ce rôle se terminait quand ce dernier quittait l’usine à la fin de sa journée. Même lorsque Henry Ford créa un Département sociologique à son usine d’automobiles en 1914, il ne chercha à sur­ veiller la vie privée de ses employés que pour les rendre

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sobres, économes et durs à la tâche. Les sociologues de Ford tentaient d’imposer aux travailleurs la bonne vieille moralité protestante, en luttant contre le tabac, l’alcool et la dissipation. Une poignée d’employeurs seulement comprenait alors que le travailleur pourrait être utile au capitaliste, en tant que consommateur, et qu’il devait être pénétré du désir de mener une existence plus confortable. Peu à peu, l’idée se fit jour qu’une économie fondée sur la production de masse réclamait non seulement l’organisa­ tion capitaliste de cette production, mais aussi l’orches­ tration de la consommation et du loisir. Edward A. Filene, riche propriétaire d’un grand magasin de Boston, disait en 1919 : La production de masse exige l’éducation des masses ; celles-ci doivent apprendre à se conduire comme des êtres humains... Ceux-ci doivent apprendre non seulement à écrire et à compter, mais à se cultiver.

En d’autres termes, le fabricant moderne doit « édu­ quer » les masses à la culture de consommation. La pro­ duction de marchandises en quantités toujours croissantes réclame un marché de masse pour les écouler 2. L’économie américaine, lorsqu’elle eut satisfait les besoins matériels fondamentaux, dut créer de nouvelles demandes ; c’est-à-dire convaincre les gens d’acheter des produits dont ils n’avaient nullement conscience d’avoir besoin, avant que les moyens de communication de masse n’aient impérativement attiré leur attention sur ce « besoin ». La publicité, disait Calvin Coolidge, « est la méthode par laquelle on crée le désir de posséder de meilleures choses3 ». La « civilisation » des masses a finalement donné naissance à une société dominée par

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les apparences : la société du spectacle. Dans sa période d’accumulation primitive, le capitalisme avait subor­ donné l’« être » à 1’« avoir », la valeur utile de la marchan­ dise à sa valeur d’échange. Aujourd’hui, il assujettit la possession elle-même à l’apparence, et mesure la valeur d’échange au degré de prestige - l’illusion de prospérité et de bien-être - que confère une marchandise donnée. Comme l’écrit Guy Debord : Quand la nécessité économique, qui a été la base immuable des sociétés anciennes, [...] [est] remplacée par la nécessité du développement économique infini, la satis­ faction des premiers besoins humains sommairement recon­ nus [...] [fait place] à la fabrication ininterrompue de pseudo-besoins 4.

À une époque moins complexe, la publicité se conten­ tait d’attirer l’attention sur un produit et de vanter ses avantages. Maintenant elle fabrique son propre produit : le consommateur, être perpétuellement insatisfait, agité, anxieux et blasé. La publicité sert moins à lancer un pro­ duit qu’à promouvoir la consommation comme style de vie. Elle « éduque » les masses à ressentir un appétit insa­ tiable, non seulement de produits, mais d’expériences nouvelles et d’accomplissement personnel. Elle vante la consommation, remède universel aux maux familiers que sont la solitude, la maladie, la fatigue, l’insatisfaction sexuelle. Mais simultanément, elle crée de nouvelles formes de mécontentements, spécifiques de l’âge moderne. Elle utilise et stimule le malaise de la civilisa­ tion industrielle. Votre travail est ennuyeux et sans signi­ fication ? Il vous donne un sentiment de fatigue et de futilité ? Votre existence est vide ? Consommez donc, cela comblera ce vide douloureux. D’où la volonté d’envelopper la marchandise d’une aura romantique,

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d’allusions à des lieux exotiques, à des expériences mer­ veilleuses, et de l’affubler d’images de seins féminins, d’où coulent tous les bienfaits. La propagande de la marchandise sert une double fonction. Premièrement, elle affirme la consommation comme solution de remplacement à la protestation et à la rébellion. Paul Nystrom, pionnier de l’étude du marché moderne, a remarqué que la civilisation indus­ trielle donnait naissance à une « philosophie de la futi­ lité », à « une pesante fatigue », à un « désenchantement quant à la valeur des accomplissements », lesquels trouvent un débouché dans le changement « des phéno­ mènes superficiels où règne la mode 5 ». Le travailleur fatigué, au lieu de tenter de changer les conditions de son travail, cherche à se revigorer en renouvelant le cadre de son existence, au moyen de nouvelles marchandises et de services supplémentaires. En second lieu, la propagande de la marchandise, ou de la consommation de celle-ci, transforme l’aliénation elle-même en une marchandise. Elle se tourne vers la désolation spirituelle du monde moderne et propose la consommation comme remède. Elle promet de pallier tous les malheurs traditionnels, mais elle crée, aussi, ou exacerbe, de nouvelles manières d’être malheureux : l’insécurité personnelle, l’anxiété quant à la place de l’individu dans la société, l’angoisse qu’ont les parents de ne pas être capables de satisfaire les besoins de leurs enfants. Avez-vous l’air mal fagoté à côté de vos voisines ? Votre voiture ne manque-t-elle pas de classe ? Vos enfants ont-ils aussi bonne mine que ceux d’à-côté ? Les acceptet-on aussi bien ? Ont-ils d’aussi bonnes notes à l’école ? La publicité institutionnalise l’envie et l’anxiété qui en découle.

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Bien qu’elle serve le statu quo, la publicité s’est néan­ moins identifiée à un changement radical des valeurs, à une « révolution dans les manières et la morale » qui commença au début du XXe siècle et s’est poursuivie jus­ qu’à nos jours. Les demandes de l’économie de la consommation de masse ont rendu caduque la morale du travail, même pour les ouvriers. Auparavant, les gar­ diens de la santé et de la moralité publiques prêchaient l’obligation morale du travail ; maintenant, ils pressent l’ouvrier de travailler pour jouir des fruits de la consom­ mation. Au XXe siècle, l’élite seule obéissait aux lois de la mode, et renouvelait ses biens et ses achats unique­ ment parce que les anciens n’étaient plus au goût du jour. L’orthodoxie économique condamnait le reste de la société à travailler dur et à vivoter. La production en série d’objets de luxe a fait descendre les habitudes aristo­ cratiques jusqu’aux masses. Le dispositif de promotion de masse attaque les idéologies fondées sur l’ajournement de la gratification ; il s’allie à la « révolution » sexuelle ; il se met du côté de la femme (ou fait semblant) contre l’oppression masculine, du côté de l’enfant contre l’auto­ rité de ses aînés. Il est logique, du point de vue de la création de la demande, que les femmes fument et boi­ vent en public, qu’elles se déplacent librement, qu’elles affirment leurs droits au bonheur, plutôt que de vivre pour les autres. L’industrie de la publicité encourage ainsi une pseudo-émancipation de la femme qu’elle flatte en lui rappelant insidieusement « Tu reviens de loin, ma belle », sur une marque de cigarettes, et déguise sa liberté de consommer en autonomie authentique. De même, elle encense et glorifie la jeunesse dans l’espoir d’élever les jeunes au rang de consommateurs de plein droit, avec téléphone, télévision, appareil haute-fidélité dans sa propre chambre. L’« éducation » des masses a altéré

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l’équilibre des forces au sein de la famille, affaiblissant l’autorité du mari vis-à-vis de sa femme, et celle des parents vis-à-vis de leurs enfants. Mais si elle émancipe femmes et enfants de l’autorité patriarcale, ce n’est que pour mieux les assujettir au nouveau paternalisme de la publicité, des grandes entreprises industrielles et de l’État *.

Vérité et crédibilité Le rôle des moyens de communication de masse dans la manipulation de l’opinion publique a suscité un grand nombre de commentaires angoissés mais mal dirigés. En général, ceux-ci considèrent que le problème principal est de prévenir la circulation de contre-vérités manifestes. Or, il est évident, comme les critiques les plus perspicaces de la culture de masse l’ont souligné, que le développe­ ment des moyens de diffusion massive de l’« informa­ tion » a rendu les catégories du « vrai » et du « faux » inappropriées à une évaluation de leur influence. La vérité a cédé la place à la crédibilité, les faits aux déclara­ tions qui semblent faire autorité, mais qui ne donnent aucun renseignement digne de foi. * Selon Nystrom, la vie familiale tend à promouvoir la coutume, qui est l’antithèse de la mode. « La vie privée chez soi est plus effica­ cement gouvernée par la coutume que la vie publique ou semipublique. » D’autre part, le conflit entre les jeunes et les conventions encourage des changements rapides dans la manière de s’habiller et dans le style de consommation. En général, déclare Nystrom, la vie rurale, le manque d’éducation, la hiérarchie sociale et l’inertie main­ tiennent les coutumes, tandis que la mode - la culture de la consom­ mation - émane des forces progressives qui travaillent la société moderne : l’éducation publique, la liberté de parole, la libre circula­ tion des idées et de l’information, la « philosophie du progrès 6 ».

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Que dire des déclarations selon lesquelles des sommi­ tés préfèrent tel produit, mais qui ne mentionnent pas à quoi il est préféré, des déclarations sur la supériorité d’un objet par rapport à des concurrents sans nom, de tant d’autres déclarations affirmant implicitement que tel produit est seul à posséder une caractéristique donnée, alors qu’en fait les autres produits du même type lancés par la concurrence la possèdent également ; que dire, sinon que ces déclarations servent à noyer la distinction entre le vrai et le faux dans un brouillard de plausibilité. De telles affirmations sont « vraies » et radicalement trompeuses. Ron Ziegler, le secrétaire du président Nixon, chargé des relations avec la presse, démontra l’utilisation politique de ces techniques lorsqu’il admit que ses déclarations antérieures au sujet de Watergate étaient devenues « inopérantes ». De nombreux com­ mentateurs ont cru que Ziegler avait usé d’un euphé­ misme pour dire qu’il avait menti. Mais ce qu’il voulait dire, c’est que ses déclarations antérieures n’étaient plus « croyables » ; ce n’était pas leur fausseté mais leur manque de crédibilité qui les rendait « inopérantes ». Quelles fussent vraies ou non était hors de propos.

Publicité et propagande Comme Daniel Boorstin l’a fait observer, nous vivons dans un monde de pseudo-événements et de quasi infor­ mations, où l’air est saturé de déclarations qui ne sont ni vraies ni fausses, mais seulement crédibles 7. Cependant, même Boorstin minimise l’ampleur de la domination des apparences, des « images », sur la société américaine. Reculant devant les implications les plus troublantes de

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son étude, il trace une fausse distinction entre la publi­ cité et la propagande. Cela lui permet de déterminer une sphère de rationalité technologique – qui englobe le fonctionnement de l’État et une grande partie des opéra­ tions habituelles de l’industrie moderne – où l’irrationa­ lité de la fabrication des images ne pourrait pénétrer. D’autre part, la propagande, qui n’existe selon lui qu’en régime totalitaire, consisterait en « informations sciem­ ment tendancieuses », qui feraient « surtout appel aux émotions », alors qu’un pseudo-événement représenterait une « vérité ambiguë » faisant appel à « notre désir hon­ nête d’être informé ». Cette distinction ne résiste pas à l’examen ; elle repose sur une conception grossière de la propagande moderne, un art qui s’est approprié depuis longtemps les techniques les plus avancées de la publicité moderne. Le maître ès propagandes, tout comme l’expert en publicité, évite de faire manifestement appel aux émo­ tions et cherche un ton qui soit en accord avec le carac­ tère prosaïque de la vie moderne - un ton incolore, concis, objectif. Le propagandiste ne fait pas non plus circuler des informations sciemment tendancieuses. Il sait que les vérités partielles trompent plus efficacement que les mensonges. C’est ainsi qu’il essaie d’impression­ ner le public avec des statistiques de croissance écono­ mique qui négligent de donner l’année de référence à partir de laquelle la croissance est calculée. Ou bien, il livre des données qui ne sont ni traitées, ni interprétées, dont le public est invité à tirer l’inévitable conclusion, soit que les choses vont mieux et que le présent régime mérite la confiance du peuple, soit, au contraire, que la situation se détériore si rapidement qu’il faut conférer au gouvernement en place des pouvoirs extraordinaires, qui lui permettent de maîtriser la crise. En utilisant des

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détails exacts pour donner, par implication, une image trompeuse de l’ensemble, le propagandiste doué par­ vient, dit-on, à faire de la vérité l’atout le plus important de l’erreur. Dans le domaine de la propagande comme dans celui de la publicité, le problème principal n’est pas de déter­ miner si l’information décrit avec exactitude une situa­ tion objective, mais si elle paraît vraie. Il est parfois nécessaire de renoncer à passer des informations, même si elles sont à mettre au crédit du gouvernement, unique­ ment parce que les faits ne paraissent pas plausibles. Dans son étude sur la propagande, Jacques Ellul explique pourquoi, en 1942, les Allemands ne révélèrent pas que l’invincible général Rommel n’était pas en Afrique du Nord au moment de la victoire de Montgomery : « Tout le monde aurait cru à un mensonge destiné à expliquer la défaite et à prouver que Rommel n’avait pas été vraiment battu8. » De même, le Bureau des Informations de guerre américain, très désireux pourtant d’utiliser les atrocités pour exciter l’opinion publique contre l’Alle­ magne, tint délibérément sous silence la plus horrible des atrocités, l’extermination des juifs, sous prétexte qu’elle risquait d’être « mal comprise et de prêter à confusion si elle paraissait n’affecter que les juifs ». Il faut supprimer la vérité si elle ressemble à de la propagande. « La seule raison de ne pas diffuser une nouvelle », dit un manuel allié utilisé durant la Seconde Guerre mondiale, ne peut être que son caractère « incroyable ». Il est vrai que la propagande fait subtilement appel aux émotions. Ellul note qu’elle utilise des faits, non pour soutenir un argument, mais pour exercer une pres­ sion émotionnelle. Ceci s’applique également à la publi­ cité. Dans les deux cas, l’appel aux émotions reste en sourdine et indirect ; il est inhérent aux faits propres et

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n’est pas en désaccord avec « le désir honnête d’être informé ». Sachant qu’un public éduqué est friand de faits et chérit par-dessus tout l’illusion qu’il est bien informé, le propagandiste moderne évite d’utiliser des slogans ampoulés ; il fait rarement appel à un plus haut destin, à l’héroïsme, au sacrifice ou au passé glorieux. Il s’en tient aux « faits ». La propagande se confond ainsi avec « l’information ». L’une des principales fonctions de la bureaucratie fédé­ rale américaine, institution qui a connu dans les années récentes une croissance extrêmement rapide, est de satis­ faire la demande de ce genre d’information. Cette orga­ nisation ne fournit pas seulement aux dirigeants des renseignements que l’on présume dignes de foi, mais elle nourrit aussi le public d’informations inexactes. Plus ce que dit la bureaucratie est technique et abstrait plus cela semble convaincant. D’où la pénétration de notre culture par d’obscurs jargons dérivés de pseudo-sciences. Ce langage nimbe les affirmations, tant des administra­ teurs que des publicistes, d’une aura de détachement scientifique. Il est délibérément obscur et inintelligible - qualités propres à séduire un public qui se sent d’autant mieux renseigné que ses idées s’embrouillent. Lors d’une conférence de presse en mai 1962, John F. Kennedy, dans une de ses déclarations typiques, pro­ clama la fin de l’idéologie en des termes qui répondaient à ces deux besoins du public : croire que les décisions politiques sont entre les mains d’experts sans passions ni préjugés ; et que les problèmes dont traitent les experts sont inintelligibles à l’homme ordinaire. La plupart d’entre nous sont, depuis de nombreuses années, mis en condition d’avoir un point de vue politique - républicain ou démocrate, libéral, conservateur, ou

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modéré. Or, le fait est que la plupart des problèmes... aux­ quels nous avons à faire face sont de nature technique ou administrative... Ce sont des jugements très sophistiqués, qui ne se prêtent pas à ces grands élans passionnés qui ont si souvent remué le pays dans le passé. Ils traitent de ques­ tions qui se situent maintenant au-delà de la compréhen­ sion de la plupart des hommes9...

La politique comme spectacle

Les « analystes de systèmes » ne mettent pas un instant en doute, comme le dit l’un d’eux, Albert Biderman, le fait « qu’à mesure que s’amplifie la complexité de la société, l’expérience directe des événements joue un rôle moindre comme source d’information et comme élé­ ment de jugement, par rapport à l’information sym­ boliquement médiatisée concernant ces mêmes événements10 ». Mais cette substitution de pseudo­ événements aux événements réels n’a pas rendu le gou­ vernement plus efficace et rationnel, comme les techno­ crates et leurs critiques le prétendent. Au contraire, elle a donné naissance à une atmosphère d’irréalité qui s’insi­ nue partout et finit par brouiller l’esprit des dirigeants eux-mêmes. La contagion de l’inintelligible se répand à tous les niveaux de l’appareil gouvernemental. Les propa­ gandistes ne sont pas seuls à tomber, victimes de leur propre propagande ; le problème est plus profond. Lorsque politiciens et administrateurs n’ont d’autre but que de vendre au public leurs qualités de dirigeants, ils se privent de références intelligibles à partir desquelles ils pourraient déterminer les objectifs de certaines politiques et en évaluer l’échec ou la réussite. C’est parce que le prestige et la crédibilité étaient les seuls critères de renta­ bilité que la politique des États-Unis au Vietnam fut

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conduite sans véritable appréciation de l’importance stra­ tégique de ce pays et de sa situation politique. Aucun objectif n’étant clairement défini, il n’était pas possible de reconnaître la défaite ou la victoire, excepté en termes de prestige de l’Amérique qui, lui, ne devait pas souffrir. On déclara, dès le début, que l’intervention au Vietnam avait pour objet de préserver la crédibilité de l’Amérique. À maintes reprises, les dirigeants subordonnèrent à cette notion de crédibilité la considération de principes élé­ mentaires de politique et de diplomatie, tels que : éviter des risques excessifs, évaluer les probabilités de réussite et d’échec, examiner les conséquences stratégiques et politiques d’une défaite. L’habileté à manier ou à « gérer » les crises, aujour­ d’hui largement reconnue comme l’essence de l’art de gouverner, doit sa vogue à la confluence de la politique et du spectacle - la propagande cherche à instiller au public un sens chronique de crise qui, à son tour, justifie l’extension du pouvoir exécutif et du secret qui entoure celui-ci. Le dirigeant affirme alors ses qualités « présiden­ tielles », en montrant qu’il sait faire face à la crise, quelle qu’elle soit, à tel ou tel moment ; traduisez : prendre des risques, mettre son caractère à l’épreuve, garder son sangfroid dans le danger, agir de façon audacieuse et décisive - même lorsque l’occasion demande prudence et circons­ pection. Les carrières de John F. Kennedy et Nixon témoignent toutes deux de cette obsession de manipuler les crises et l’impression qu’ils produisaient à ce jeu. Ken­ nedy était très soucieux et impatient d’effacer l’impres­ sion de faiblesse laissée par le fiasco de la baie des Cochons, elle-même provoquée par la crainte obsédante que la révolution cubaine ne mine le prestige des ÉtatsUnis en Amérique latine. Alors, il parle haut à Khroucht­ chev, à Vienne, proclame que Berlin est « le grand lieu

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où le courage et la volonté de l’Occident seront mis à l’épreuve », et risque une guerre nucléaire lors de la crise des missiles soviétiques à Cuba, bien que ces derniers, constituant certainement une provocation délibérée, n’aient en rien altéré l’équilibre global des forces mili­ taires. L’événement le plus considérable de la présidence de Kennedy - point culminant à partir duquel elle se dégrada - fut la cérémonie d’inauguration. « La torche a été passée à une nouvelle génération d’Américains nés en ce siècle, endurcis par la guerre, mûris par une paix dure et amère... » Par ces mots, Kennedy évoquait son souci de la discipline, de l’épreuve et de l’endurcissement, au nom d’une génération qui se croyait au seuil de la gran­ deur - mais déchanta rapidement. « Ne vous demandez pas ce que le pays peut faire pour vous ; demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays. » Nul autre président n’a illustré si parfaitement la subordination de la politique à l’idée de prestige, à l’apparence et à l’illu­ sion de la grandeur nationale 11. Avec Nixon, la politique du spectacle atteint un apogée tragi-comique. Ne s’intéressant ni aux principes ni aux programmes, poussé seulement par l’ambition et par une vague rancune dirigée contre les libéraux cultivés de la côte Est, Nixon consacra la plus grande partie de sa carrière à l’art d’impressionner un public invisible, par ses qualités de dirigeant politique. Les moments détermi­ nants de sa carrière, ces « crises » dont il parle d’une manière si révélatrice, se présentèrent comme autant d’occasions où il fut tenté d’abandonner, mais auxquelles il survécut en démontrant son aptitude à faire face - et, chaque fois, en public. Nixon voyait la politique comme un spectacle et se vantait de pouvoir distinguer une pres­ tation convaincante d’un bide théâtral.

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Dans l’affaire Hiss par exemple, il se convainquit de ce que Whittaker Chambers disait la vérité, parce qu’il eut « l’impression que sa prestation n’était pas un jeu d’acteur ». Après avoir regardé à la télévision les hearings opposant l’armée et Joseph McCarthy, Nixon remarqua d’un ton méprisant qu’il préférait les acteurs profession­ nels aux amateurs. Durant sa célèbre « discussion dans la cuisine * » avec Nikita Khrouchtchev, Nixon était sûr que ce dernier « jouait la comédie » et, plus tard, il repro­ cha au maréchal Joukov de sous-estimer l’intelligence du peuple soviétique. « Ils ne sont pas bêtes. Ils savent quand quelqu’un joue la comédie et quand c’est vrai, surtout quand les rôles sont tenus par des amateurs. » Lors d’un de ses débats télévisés avec Kennedy en 1960, Nixon attaqua ce dernier parce qu’il réclamait qu’on sou­ tienne plus activement les forces anticastristes à Cuba, alors qu’au même moment, une aide était fournie secrète­ ment par l’administration d’Eisenhower, en partie à l’insti­ gation de Nixon lui-même, alors vice-président. Plus remarquable encore que cette prestation, au cours de laquelle Nixon critiqua avec d’excellents arguments une politique avec laquelle il se trouvait secrètement d’accord, est le détachement avec lequel il en discute dans Six Crises. Il parle de sa propre prestation avec autant d’objectivité que lorsqu’il commente celles de Hiss et de Chambers. Il remarque avec un certain plaisir - et une complète indiffé­ rence à l’ironie de la situation - qu’il exprima « l’exact * Le célèbre débat improvisé qui opposa Nixon alors vice-prési­ dent des États-Unis à Khrouchtchev, dans la « cuisine modèle » pré­ sentée à l’exposition nationale américaine de Moscou en juillet 1959. Pour plus de détails, voir la traduction française des Mémoires de Richard Nixon aux éditions Stanké, 1978, p. 171-177. [N.d.T]

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opposé de la vérité » si efficacement que plusieurs jour­ naux de tendance libérale le félicitèrent et que même Kennedy dut modifier sa position à ce sujet12. En tant que président, Nixon hérita des tensions et de la confusion engendrées par la guerre au Vietnam, spec­ tacle suprême des années 1960. Il ne se limita pourtant pas à des tentatives pour étouffer l’opposition et détruire la gauche. Il monta une attaque en règle contre une per­ sonne isolée (Daniel Ellsberg *), institua un programme de sécurité soigneusement mis au point pour prévenir la fuite d’autres renseignements considérés comme vitaux, et se persuada qu’Ellsberg devait être en cheville avec le candidat démocrate le mieux placé dans la course à la présidence. Ces mesures dites de « sécurité », bien qu’elles fussent hautement irrationnelles, étaient nées de la conviction, nullement déraisonnable, que le pouvoir présidentiel reposait à présent sur la capacité de manipu­ lation de l’information, et que ce pouvoir, pour être complètement efficace, devait être reconnu par tous comme indivisible. Lorsque le Watergate prit toute l’ampleur d’une « crise », Nixon consacra son énergie à convaincre la Nation qu’il serait à la hauteur de la situa­ tion 13. Jusqu’à la fin, il envisagea ses difficultés crois­ santes comme un problème de relations publiques. Au cours de longues conversations, Nixon et Harry R. Hal­ deman, son conseiller principal et lui-même un homme de relations publiques, affichèrent tous deux une indiffé­ rence à la vérité qui va au-delà du cynisme, et qu’on ne peut s’expliquer qu’en supposant que la notion même de vérité avait perdu une grande partie de sa signification * Responsable de la publication de documents secrets du Penta­ gone dans le New York Times en juin 1971. Pour plus de détails voir les Mémoires de Richard Nixon, op. cit., p. 368-374. [N.d.T]

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dans l’esprit d’hommes exerçant le pouvoir de manière irresponsable. Je crois qu’il nous faut trouver un moyen de faire des déclarations, dit Nixon, à un moment,... n’importe quelle déclaration... aussi générale que possible... simplement pour que quelqu’un puisse dire qu’... une déclaration a été faîte indirectement par le président sur laquelle il fonde sa déclaration selon laquelle il a confiance en son entourage... Je n’ai pas fait ceci, je n’ai pas fait cela, bla bla bla bla, bla bla bla bla, bla bla bla bla, bla bla bla bla. Haldeman n’a pas fait ci, Erlichman n’a pas fait ça. Colson n’a pas fait ça.

La réponse d’Haldeman - « Je ne saurais dire que c’est l’entière vérité » – montre que l’aptitude à distinguer entre le vrai et le faux persiste encore chez lui, mais ne change pas le fait que des mots choisis uniquement pour leur effet public perdent rapidement tout rapport avec la réalité. Une discussion politique fondée sur une telle optique dégénère en bavardage dénué de sens, même lorsqu’elle a lieu à huis clos.

Le radicalisme comme théâtre de rue

La dégénérescence de la politique en spectacle a trans­ formé les programmes d’action en publicité, avili le com­ mentaire politique, et tourné les élections en événements sportifs, chaque parti proclamant que « l’élan » est de son côté. Elle a aussi rendu plus difficile que jamais l’organi­ sation d’une opposition politique. Lorsque les images du pouvoir éclipsent sa réalité, ceux qui sont sans pouvoir se battent contre des fantômes. Dans une société où le pouvoir aime se présenter sous un aspect débonnaire - le gouvernement n’ayant que rarement recours à l’utilisa­ tion brutale de la force –, il est particulièrement difficile

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d’identifier l’oppresseur, plus encore de le personnifier, ou de maintenir un sentiment brûlant d’injustice dans la population. Dans les années 1960, la nouvelle gauche tenta de triompher de cette évanescence des corps consti­ tués en ayant recours à une politique de confrontation. En provoquant délibérément une violente répression, elle espérait empêcher la captation ou la cooptation de la dissidence. Mais les efforts entrepris pour dramatiser la répression officielle emprisonnèrent la gauche dans une politique de théâtre, de gestes dramatiques, d’un style sans substance - une image-miroir de la politique d’irréa­ lité qu’elle aurait dû avoir pour objet de démasquer. Les théoriciens de la guerre froide envisagèrent la tac­ tique de « l’escalade » comme un moyen de persuader « les publics appropriés » de la force de détermination de la nation. Les stratèges de la gauche, tout aussi obsédés par les apparences, crurent que l’escalade des comporte­ ments d’opposition finirait par mettre à genoux les corps constitués. Dans les deux cas, la politique apparut sous forme d’un jeu dont l’objet était de faire comprendre à l’adversaire le coût sans cesse grandissant de sa propre stratégie. Lorsque ce coût deviendrait suffisamment impressionnant, il abandonnerait l’intransigeance en faveur de la conciliation. Ainsi, les opposants à la guerre du Vietnam annoncèrent en grande fanfare, en 1967, qu’ils passaient « de la dissidence à la résistance » ; ils s’attendaient à ce que cette dernière soit contrée par des mesures répressives, intolérables à l’opinion libérale. « Ce sera sanglant, déclara un radical pour justifier une mani­ festation de protestation particulièrement futile, mais le sang rend les libéraux furieux ». Pourtant, loin de provo­ quer une réaction libérale, la politique du théâtre de rue renforça l’opposition à la gauche et amplifia la voix de ceux qui réclamaient « la loi et l’ordre ». L’escalade des

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tactiques militantes fragmenta la gauche, et amena les éléments les plus « révolutionnaires » à une confronta­ tion suicidaire avec la police et la Garde nationale. « Nous œuvrons à la mise en place d’une force de guérilla dans un environnement urbain », déclarait le secrétaire national des « Étudiants pour une société démocratique » (SDS) en 1967. Le SDS travaillait en réalité à son effon­ drement, qui se produisit deux ans plus tard 14. Le mouvement Yippie (contraction de « youth » et de « hippies ») est le théâtre Gestalt des rues, proclama Rubin, qui oblige les gens, par l’exemple, à modifier leurs points de vue. Entrer dans une salle d’audience du Congrès dans un costume à la Paul Revere * ou porter une robe de juge dans une cour de justice est une manière d’extérioriser ses fantasmes et d’en finir avec la répression 15.

Ce qui est évidemment faux. Ce genre de comporte­ ment n’en finit pas avec la répression ; il met simplement en relief les limites tolérables d’un comportement antiso­ cial. Dans les années 1960 et au début de la décennie 1970, les radicaux qui transgressèrent ces limites, avec l’illusion qu’ils étaient en train de fomenter la révolution ou de « donner à la nation une thérapie Gestalt », selon les termes de Rubin, payèrent souvent un lourd tribut : matraquages, emprisonnement, la mort même, dans le cas de ces terroristes - les Weathermen et les recrues de la Symbionese Liberation Army – qui suivirent la logique du théâtre de guérilla jusqu’à son inévitable conclusion. Pourtant, ces radicaux obtinrent si peu de résultats pra­ tiques, en contrepartie de leurs sacrifices, qu’on peut en déduire que, s’ils embrassèrent la cause du radicalisme, ce ne fut pas d’abord parce qu’elle promettait des résultats * Héros de la guerre d’Indépendance américaine. [N.d.T]

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pratiques, mais parce qu’elle constituait une nouvelle manière de dramatiser leur moi.

Vénération du héros et idéalisation narcissique

Il existait, à la périphérie du mouvement radical, nombre d’esprits torturés qui cherchaient activement un martyre que l’éclat conféré par la publicité moderne ren­ dait doublement attirant. La gauche, avec sa vision d’un bouleversement social, a toujours attiré plus que sa part de déséquilibrés ; les moyens de diffusion de masse ont cependant attribué une curieuse sorte de légitimité aux actes antisociaux simplement en en rendant compte. L’homme, nu comme un ver, qui traverse en courant le terrain de football, devient pour un instant le centre d’attention de dizaines de milliers de personnes. Le cri­ minel qui tue ou kidnappe une célébrité s’approprie le prestige de sa victime. La bande de Manson, qui assas­ sina Sharon Tate et ses amis, les membres de la Symbio­ nese Liberation Army, qui kidnappèrent Patty Hearst, possèdent des traits psychologiques qui les rapprochent de ceux qui, ces dernières années, ont tenté d’assassiner le président des États-Unis. On retrouve chez eux de manière exacerbée, la même obsession de la célébrité, si répandue aujourd’hui, et la même détermination d’y parvenir, au prix même de la vie. Narcisse divise la société en deux groupes : d’une part, les gens riches, puissants et renommés, d’autre part, le troupeau. Selon Kernberg, « les malades narcissiques ont peur de ne pas appartenir au premier groupe et de faire partie des “médiocres”, des gens “ordinaires”, ce dernier terme ne

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signifiant pas « normal » mais “sans valeur” et “mépri­ sable” 16. Ils vénèrent les héros, mais ils se retournent contre eux lorsque ceux-ci les déçoivent. « Inconsciemment fixés sur un objet-du-moi idéalisé qu’ils continuent de désirer ardemment... ces personnes sont constamment à la recherche de pouvoirs omnipotents externes dont l’approbation et l’aide leur donneraient de la force 17. »

Ainsi, celui qui a résolu d’assassiner le président des États-Unis établit avec sa future victime une sorte d’inti­ mité mortelle ; il suit tous ses déplacements, s’attache à son étoile. Le fonctionnement de la culture de masse encourage cette identification ; elle exalte et, simultané­ ment, humanise les Olympiens, leur conférant les appé­ tits et les excentricités que nous retrouvons chez nos voisins 18. Par son acte désespéré, l’assassin se hausse au rang de sa victime. Le meurtre lui-même devient une forme de spectacle. La vie intérieure des assassins – les difficultés d’Oswald avec Marina, l’état d’esprit de Bremer, tel qu’il le transcrivit dans son journal – devient objet de divertissement populaire au même titre que la vie privée de leurs victimes. Les malades narcissiques admirent souvent un héros ou une personnalité marquante et, dit Kernberg, « s’y sentent souvent rattachés19 ». Ils voient la personne qu’ils admirent comme « une simple extension d’euxmêmes ». Si celle-ci les rejette, « ils éprouvent immédia­ tement de la haine et de la peur, et réagissent en dépré­ ciant leur idole ». De même que l’héroïsme se différencie de subtile manière de la célébrité, il faut distinguer le culte du héros - qui admire les actions du héros et espère les égaler ou tout du moins se montrer digne de lui - de l’idéalisation narcissique. Si Narcisse admire un « gagneur » et s’identifie à lui, c’est parce qu’il a peur

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d’être rangé parmi les « perdants ». Il espère refléter quelque lumière de son astre ; mais une forte proportion d’envie se mêle à ses sentiments, et son admiration tourne souvent en haine si l’objet de son attachement fait quoi que ce soit qui lui rappelle sa propre insignifiance. Narcisse n’a pas suffisamment confiance en ses propres capacités pour prendre modèle sur celui qu’il admire. Ainsi, la fascination narcissique pour la célébrité, si répandue dans notre société, coïncide historiquement avec ce que Jules Henry appelle « l’érosion de l’aptitude à égaler, la perte de la capacité de se modeler consciem­ ment sur une autre personne ». L’un des élèves de l’ensei­ gnement secondaire interviewé par Henry déclara péremptoirement : « Je pense qu’une personne ne doit pas se modeler sur quelqu’un d’autre. » Choisir quelqu’un sur qui se modeler, écrit Henry, est un acte agressif de la volonté, et Bill est beaucoup trop anxieux et passif pour le faire... Quand la résignation, la passivité et le cynisme pénètrent la vie de quelqu’un, tout choix à caractère d’émulation paraît vain, la volonté de prendre une décision dans le même sens est minée. Du côté positif, il faut posséder une certaine confiance en soi, une dose d’opti­ misme naïf et la volonté d’effectuer un choix qui porte à égaler ou surpasser les mérites de quelqu’un 20.

Lorsque le surmoi consiste moins en idéaux conscients qu’en fantasmes archaïques inconscients évoquant des parents de taille surhumaine, l’émulation devient presque entièrement inconsciente et exprime moins la recherche de modèles que le vide des images de soi. Complètement dépourvu d’« optimisme naïf » et du sens de son moi, le protagoniste créé par Heller dans Something Happened éprouve « un instinct, dont [il est] presque esclave, qui [le] porte à être comme la personne avec

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laquelle [il se] trouve. Cela ne se passe pas seulement au niveau de la parole, mais également à celui des actions phy­ siques... Cela se produit inconsciemment... comme sous l’empire d’une volonté indépendante, en dépit de [sa] vigi­ lance et de [sa] répugnance, et [il n’est] habituellement conscient, d’être passé dans la personnalité d’autrui que lorsque [il est] déjà installé dedans21 ».

Narcisse ne peut s’identifier avec quelqu’un sans voir l’autre comme une extension de lui-même, sans oblitérer l’identité de l’autre. Incapable de s’identifier, en premier lieu à ses parents et à d’autres figures d’autorité, il lui est donc impossible de vénérer un héros ou de se laisser suffisamment aller pour entrer par l’imagination dans la vie d’autrui, tout en respectant leur existence indépen­ dante. Une société narcissique vénère la célébrité plus que la renommée et substitue l’envahissement du spec­ tacle aux formes traditionnelles du théâtre, parce que celles-ci, précisément, conservaient soigneusement une certaine distance entre le public et les acteurs, entre la vénération vouée au héros et le héros lui-même.

Le narcissisme et le théâtre de l’absurde

Alors que la vie publique, et même la vie privée, prennent le caractère d’un spectacle, un mouvement contraire cherche à modeler le spectacle, le théâtre et toutes les formes d’art, sur la réalité, à oblitérer toute distinction entre l’art et la vie. Ce double phénomène a répandu le sens de l’absurde qui est la marque même de la sensibilité contemporaine. Il faut souligner le rapport étroit entre, d’une part, la surabondance de spectacles, la conscience cynique de l’illusion qu’elle crée même chez les enfants, la résistance au choc ou à la surprise et,

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d’autre part, la différence qui en résulte quant à la dis­ tinction entre l’illusion et la réalité. Joyce Maynard décrit ainsi ses réactions et celles d’une enfant de quatre ans qu’elle a emmenée au cirque : Nous sommes des cyniques ; nous voyons la trappe secrète lors d’une séance de prestidigitation, l’oreiller qui gonfle le ventre du Père Noël de l’Armée du Salut, l’effet spécial de la caméra lors d’une publicité à la télévision. (« Ce n’est pas vraiment la main d’un génie qui sort de la machine à laver, me dit Hanna, c’est seulement un acteur qui porte des gants.») Donc, au cirque... elle s’installa confortablement dans son siège rembourré, ma petite fille de quatre ans... s’attendant à des ratages, jetant un regard froid, perspicace, triste, sage et blasé, qui s’intéressait plus à la barbe à papa qu’au Plus Grand Spectacle du Monde... Nous avions vu des spectacles plus grandioses sans nous émouvoir, notre monde entier était une surcharge visuelle, un cirque aux multiples arènes avec lequel même les Rin­ gling Brothers ne pouvaient entrer en concurrence. Un homme mit sa tête dans la gueule d’un tigre ; avec plus d’émerveillement que je n’en ressentais vraiment, j’attirais l’attention de ma jeune amie distante et blasée ; comme elle refusait de s’intéresser,... je tournai sa tête, la forçant à regarder. Je crois que le tigre aurait pu refermer sa gueule sur la tête du dompteur ; l’avaler tout entier et se transfor­ mer ensuite en singe que l’enfant n’aurait pas cillé. Nous regardâmes deux douzaines de clowns ou plus sortir d’une Volkswagen sans que Hanna comprenne ce que signifiait toute cette agitation. Si elle détourna son regard, ce n’était pas seulement parce qu’elle savait qu’ils s’introduisaient dans la voiture par une trappe ménagée dans la sciure de bois. Elle ne s’y serait pas intéressée même si elle n’avait pas compris le truc22.

La surexposition aux illusions fabriquées détruit bien­ tôt leur pouvoir de représentation. L’illusion de la réalité

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provoque, non pas un sens plus aigu de celle-ci, comme on pourrait s’y attendre, mais une remarquable indiffé­ rence au monde sensible. Curieusement, il semble que notre sens du réel se fonde sur le fait que nous acceptons d’être pris par la mise en scène de l’illusion de la réalité. Même une compréhension rationnelle des techniques au moyen desquelles on produit une illusion donnée ne détruit pas nécessairement notre aptitude à l’éprouver comme une représentation de la réalité. Le désir de com­ prendre les trucs des prestidigitateurs ou les effets spé­ ciaux utilisés dans un film comme La Guerre des étoiles exprime, tout comme l’étude de la littérature, le besoin de demander aux maîtres de l’illusion de mieux nous faire connaître la réalité. Mais l’indifférence complète aux mécanismes de l’illusion annonce l’effondrement de l’idée même de réalité, qui dépend en tout point de la distinction entre la nature et l’artifice, la réalité et l’illu­ sion. Cette indifférence dénonce l’usure de notre apti­ tude à nous intéresser à quoi que ce soit d’autre que notre moi. Ainsi, l’enfant sophistiquée et blasée se goin­ frait de barbe à papa et ne s’intéressait pas à ce qui se passait autour d’elle. L’histoire de l’innovation théâtrale illustre le principe selon lequel le sens de la réalité tire profit des conven­ tions de l’illusion formalisée et s’étiole lorsque ces conventions s’effondrent23. Le théâtre expérimental fait depuis longtemps la guerre à l’illusion, et tente de miner les conventions théâtrales qui encouragent le spectateur à accepter la pièce comme une description de la réalité. « L’illusion que j’ai voulu créer est celle de la réalité », disait Ibsen, un maître de ces conventions, en parlant de son œuvre. Au XXe siècle, les dramaturges d’avant-garde, pour leur part, sont convaincus que la réalité est ellemême une illusion ; ils ne tentent donc pas de conserver

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cette dernière dans leurs œuvres. Les pièces de Pirandello explorent la relation entre le fait et l’illusion et « ques­ tionnent le droit du monde ordinaire à se considérer plus réel que l’univers fabriqué de la pièce ». Brecht, au lieu d’essayer de déguiser les conventions de la scène, attire délibérément l’attention sur elles, afin d’empêcher les spectateurs de s’y laisser prendre. De même, les roman­ ciers expérimentaux ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour aliéner le lecteur, pour lui rendre impossible de s’identi­ fier aux personnages de leurs œuvres, et pour lui rappeler à toute occasion que l’art, comme la vie même, est une fiction : imposition arbitraire de significations à des expériences qui, par elles-mêmes, en sont dépourvues. Les écrivains modernes ont renversé la formule d’Ibsen : la réalité qu’ils désirent recréer dans leurs œuvres est celle de l’illusion. Les réalistes du XIXe siècle comprenaient que la vrai­ semblance dépendait en partie de la capacité de l’artiste à conserver une certaine distance entre le public et l’œuvre d’art. Cette distance, que la séparation physique entre acteurs et public, dans la salle de théâtre, illustre on ne peut plus clairement, permettait paradoxalement au spectateur d’observer les événements sur scène comme s’ils étaient tirés de la vie réelle. L’effet de la pièce, écrivait Ibsen, dépend en grande partie du sentiment que l’on peut donner au spectateur assis sur son siège, qu’il entend et voit des événements qui ont lieu dans la vie réelle.

Lors de la production de Fantômes, en 1883, il se plai­ gnit qu’il y avait trop peu d’espace entre les spectateurs et la scène. À Bayreuth, Wagner fit construire, en plus du proscenium, une seconde arche séparant « le réel de l’idéal » à l’avant-scène, au-dessus du bord de la fosse

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d’orchestre, afin de créer entre les spectateurs et la scène un « abîme mystique ». Finalement, l’effet de ce « second proscenium plus vaste, écrit-il en rapport avec l’arrière proscenium, plus petit, permet de faire croire, et c’est là une chose admirable, à un recul de la scène même, de sorte que le spectateur se figure l’action scénique dans un recul plus considérable qu’il n’est en réalité, et voit les acteurs en scène, grandis dans des proportions surhumaines ».

Aujourd’hui, alors même que l’art refuse de tromper le public et veut présenter une version plus aiguë de la réalité, il s’efforce de combler le fossé entre le public et les acteurs. On tente parfois de justifier cette démarche en invoquant certaines théories, qui lient les origines du drame au rituel religieux et à la communion orgiaque. La volonté de recréer le sentiment d’un culte collectif ne suffit malheureusement pas à recréer, aussi, l’unité de croyance qui donnait vie à ces célébrations. L’union des acteurs et de l’audience ne permet pas au spectateur de communier - si même elle ne lui fait pas d’abord prendre la fuite. Cette confusion des genres lui donnera seule­ ment une chance de s’admirer dans son nouveau rôle de pseudo-acteur. Cette expérience n’est pas qualitativement différente (même lorsqu’elle est présentée par la rhéto­ rique de l’avant-garde) de celle qu’éprouve le public invité à assister à une émission de télévision, et qui se pâme à la vue de sa propre image que les écrans du studio lui renvoient simultanément. Lors des représenta­ tions du Living Theater, dans la production très accla­ mée de Dionysos 69, et dans d’autres révélations de courte durée de la fin des années 1960, des acteurs insul­ taient le public et le courtisaient, et l’exhortaient à se joindre à eux sur scène pour une pseudo-orgie ou pour

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affirmer leur solidarité politique. « Je ne veux pas jouer Antigone, disait Judith Malina, je veux jouer Judith Malina. » Selon Eric Bentley, de telles tactiques n’abo­ lissent le public que pour mieux agrandir la troupe d’acteurs 24. On a dit que l’essor du théâtre de l’absurde « semble refléter une altération des formes principales de désordres mentaux qu’un nombre sans cesse croissant de psy­ chiatres ont observées et décrites depuis la Seconde Guerre mondiale25 ». Alors que les tragédies classiques de Sophocle, Shakespeare et Ibsen traitent de conflits associés à des névroses bien connues, le théâtre de l’absurde de Beckett, Albee, Ionesco et Genet est centré sur le vide, l’isolement, la solitude et le désespoir éprou­ vés par la personnalité, qui constitue le cas limite type. L’affinité entre le théâtre de l’absurde, d’une part, et « la crainte des relations intimes », « les sentiments d’impuis­ sance, de désorientation et de rage qui l’accompagnent », « la peur des pulsions destructrices », et « la fixation au stade de l’omnipotence infantile », - tous attributs du cas limite - d’autre part, se situe non seulement au niveau du contenu des pièces, mais aussi de leurs formes qui font l’objet de cette analyse. En effet, l’auteur drama­ tique contemporain ne tente pas de représenter des véri­ tés cohérentes et généralement acceptées, mais présente l’intuition personnelle de la vérité qu’éprouve le poète. La dépréciation caractéristique du langage, l’incertitude du temps et du lieu, le décor esquissé, et l’absence de développement de l’intrigue – tout évoque le monde désert du cas limite, son manque de foi dans le dévelop­ pement des relations objectales, « ses remarques réitérées selon lesquelles les mots sont sans importance, seule l’action compte », et surtout sa conviction que le monde est fait d’illusions.

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Au lieu du caractère névrosé, avec ses conflits bien struc­ turés centrés sur l’interdit sexuel, l’autorité, la dépendance - ou son contraire - au sein d’une configuration familiale, on voit des caractères remplis d’incertitudes sur ce qui constitue le réel.

Cette incertitude envahit maintenant toutes les formes d’art, et se cristallise en une imagerie de l’absurde qui se réintroduit dans la vie quotidienne et encourage une approche théâtrale de l’existence, une sorte de théâtre de l’absurde du moi.

Le théâtre de la vie quotidienne Un certain nombre de courants historiques ont convergé à notre époque pour produire non seulement chez l’artiste mais chez l’homme et la femme ordinaires une emprise croissante de la conscience de soi - le senti­ ment que le moi est un acteur constamment surveillé par les amis comme par les étrangers. Erving Goffman, le sociologue du moi-acteur, écrit dans un passage caractéris­ tique : En tant qu’êtres humains, il y a lieu de croire que nous sommes des créatures animées de pulsions variables, d’humeurs et d’énergie qui varient d’un moment à l’autre. Mais en tant que rôles joués pour un public, nous ne pouvons nous permettre d’être sujets à de telles variations... On attend de nous une certaine bureaucratisation de l’esprit, afin que l’on puisse compter sur nous, pour qu’au moment prévu nous donnions une prestation parfaitement homogène 26.

Cette bureaucratisation de l’esprit est devenue de plus en plus tyrannique et, grâce à Goffman, elle est mainte­ nant largement reconnue comme une composante impor­ tante du malaise contemporain.

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La conscience de soi, qui interdit toute action, toute joie spontanée, provient, en dernière analyse, du fait que l’on croit de moins en moins en la réalité du monde extérieur, celui-ci ayant perdu son immédiateté dans une société dominée par « l’information symboliquement médiatisée ». Plus l’homme s’objective dans son travail, plus la réalité prend l’apparence d’une illusion. Le fonc­ tionnement de l’économie moderne et de l’ordre social contemporain devient plus inaccessible à l’intelligence ordinaire, mais l’art et la philosophie ont renoncé à la tâche de les expliquer aux sciences soi-disant objectives de la société ; de même, ces dernières ne tentent plus de maîtriser la réalité et se sont réfugiées dans la classifica­ tion de banalités. Ainsi, la réalité se présente, pour l’homme de la rue comme pour les « savants », comme un réseau impénétrable de relations sociales – comme « un rôle à jouer », la « présentation du moi dans la vie quotidienne ». Pour le moi-acteur, la seule réalité est l’identité qu’il parvient à construire à partir de matériaux fournis par la publicité et la culture de masse, de thèmes de films et romans populaires, de fragments arrachés à une vaste collection de traditions culturelles, et qui tous apparaissent comme également contemporains à l’esprit moderne *. * Dans Abattoir 5, roman écrit « un peu à la manière télégra­ phique-schizophrénique des contes » (c’est-à-dire, en ignorant délibé­ rément le sens conventionnel du temps), Kurt Vonnegut fait, en passant, une observation qui illustre l’éclectisme avec lequel la sensibi­ lité moderne approche la culture du passé : « Ce que nous aimons dans nos livres, c’est la profondeur de tant de moments merveilleux, tous vus au même moment. » Les moyens de diffusion de masse ont un effet de fragmentation qui, selon Marshall McLuhan, « rend toutes les civilisations contemporaines de la nôtre ». Il est intéressant de comparer ces réconfortantes expressions de la sensibilité contemporaine avec l’affirmation de deux critiques marxistes de la littérature, William Phillips et Philip Rahv, selon

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Afin de polir et de parfaire le rôle qu’il s’est choisi, le nouveau Narcisse contemple son propre reflet, non pas tant pour s’admirer que pour y chercher sans relâche les failles, les signes de fatigue ou de décrépitude. La vie devient une œuvre d’art, tandis que « la première œuvre d’art d’un artiste, selon Norman Mailer, est la mise en forme de sa propre personnalité 27 » - principe désormais adopté non seulement par ceux qui écrivent et font publier « Publicité pour moi-même », à l’instar de Mailer, mais aussi par l’artiste des rues. Tous, tant que nous sommes, acteurs et spectateurs, vivons entourés de miroirs ; en eux, nous cherchons à nous rassurer sur notre pouvoir de captiver ou d’impres­ sionner les autres, tout en demeurant anxieusement à laquelle le sens critique est nécessairement enraciné dans le sens histo­ rique, le sens de la continuité. « En l’absence d’une continuité dans le développement, la critique devient inconsciente de sa propre his­ toire et considère toute critique antérieure comme un classement d’idées simultanées. Dans n’importe quel essai critique, on peut trou­ ver les idées d’Aristote, de Hegel et de Croce, par exemple, reposant gentiment côte à côte... À l’intérieur de ce chaos, la nécessité sociale évidemment s’affirme [c’est-à-dire que les modes changent, la conscience change, de nouvelles générations grandissent influencées par le poids accumulé du passé], mais seulement comme une force aveugle et imprévisible, qui ajoute encore à la confusion des critiques incapables de sonder les courants des changements incessants. » Bien que ces réflexions se soient adressées à l’humanisme littéraire des années 1920 et 1930, elles s’appliquent avec autant de force à la révolte post-moderniste contre le temps. « Les gens ne sont pas censés regarder en arrière, écrit Vonnegut. Je ne le ferai certainement plus. » Selon l’étude consacrée à la person­ nalité cas limite et au théâtre de l’absurde, déjà citée, « sur le plan clinique, un grand nombre de malades cas limites expriment précisé­ ment l’impossibilité où ils sont d’intégrer les expériences passées au présent, et lorsqu’ils sont forcés de le faire, éprouvent un sentiment proche de la panique 28. »

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l’affût d’imperfections qui pourraient nuire à l’apparence que nous voulons donner. L’industrie de la publicité encourage délibérément ce souci des apparences. Déjà, dans les années 1920, « les femmes représentées par la publicité étaient constamment en train de s’observer, d’un œil toujours critique... Une proportion remarquable de placards publicitaires, s’adressant aux femmes dans les magazines, montraient des images féminines se regardant dans un miroir... La publicité des années 1920 traitait explicitement cet impératif narcissique. Elle utilisait, sans le moindre embarras, des images de nus voilés, et de femmes en postures auto-érotiques, afin que les lectrices s’y compa­ rent, et se souviennent de la primauté de leur sexualité 29 ». Une brochure publicitaire pour produits de beauté exhibait une femme nue sur sa couverture avec ces mots : « Votre chef-d’œuvre - Vous-même. »

Aujourd’hui, le traitement de ces thèmes est plus explicite que jamais ; de plus, la publicité encourage les hommes autant que les femmes à considérer la création de leur moi comme la plus haute forme de créativité. Au début du développement capitaliste, l’industrialisation réduisit l’artisan et le paysan en prolétaires, les dépouillant de leurs instruments de travail, et les aban­ donnant sur le marché où ils n’avaient à vendre que leur force de travail. De nos jours, l’élimination des compé­ tences, tant au bureau qu’à l’usine, a créé des conditions telles que la puissance de travail se mesure en termes de personnalité, plutôt que de force ou d’intelligence. Les hommes comme les femmes doivent donner une image plaisante d’eux-mêmes, et devenir à la fois acteurs et connaisseurs avertis de leur propre prestation. La transformation des rapports sociaux de production, qui a donné à la société un aspect opaque et impéné­ trable, a également donné naissance à une nouvelle idée

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de ce qu’est la personnalité, et que Richard Sennett a décrite dans Les Tyrannies de l’intimité. Alors que la conception qu’on avait du caractère au XVIIIe siècle met­ tait l’accent sur les éléments communs à toute nature humaine, le XXe siècle commença à voir la personnalité comme l’expression unique et particulière de traits indi­ viduels. Dans cette perspective, les apparences extérieures exprimaient involontairement l’être intérieur. Selon Sen­ nett, la peur de se trahir par les actes, par l’expression du visage ou par quelque détail de l’habillement commença d’obséder les gens. À cette même époque, comme Edgar Wind l’a montré, le critique d’art Giovanni Morelli for­ mula une théorie selon laquelle on pouvait distinguer une peinture originale d’un faux en examinant de près les détails insignifiants - le rendu caractéristique d’une oreille ou d’un œil - qui trahissaient la main du maître. « Chaque peintre, insistait Morelli, a ses propres particu­ larités qui lui échappent sans qu’il s’en rende compte 30. » Bien entendu, ces découvertes concernant l’expression involontaire d’une personnalité eurent pour effet d’encourager chez les artistes et critiques, mais aussi chez l’homme de la rue, une surveillance attentive et délibérée de leur propre personne. Les artistes ne purent jamais plus demeurer inconscients des détails ; de fait, cette attention nouvelle oblitéra la notion même de détail, comme le fit remarquer un critique31. De même, dans la vie quotidienne, l’homme ordinaire devint un fin connaisseur de sa propre prestation et de celle des autres, isolant « des détails de l’apparence », comme dit Sennett de Balzac, les magnifiant et les haussant jusqu’au niveau du symbole psychologique avec toute la compétence d’un romancier32. Mais la maîtrise de ces nouveaux talents de société, tout en fournissant une satisfaction esthétique, a également suscité de nouvelles formes de

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malaise et d’anxiété. Emprisonné dans sa conscience de soi, l’homme moderne soupire après l’innocence perdue du sentiment spontané. Incapable d’exprimer une émo­ tion sans en avoir calculé ses effets sur autrui, il doute de l’authenticité de son expression chez les autres. Il tire donc peu de satisfaction des réactions d’autrui à sa pres­ tation, même quand « son public » affirme avoir été pro­ fondément ému. Andy Warhol raconte ainsi ses malheurs : Jour après jour je regarde dans le miroir et je vois quelque chose - un nouveau bouton... Je trempe une boule de coton de la marque Johnson et Johnson dans de l’alcool Johnson et Johnson et je frotte la boule de coton sur le bouton... Et pendant que l’alcool sèche je ne pense à rien. C’est toujours dans le style. Toujours de bon goût... Quand l’alcool a séché, je suis prêt à plaquer la pommade couleur de peau sur le bouton d’acné... maintenant, le bouton est couvert. Mais, moi, suis-je couvert ? Il faut que je cherche dans le miroir d’autres indices. Rien ne manque. Tout est là. Le regard sans expression... La langueur ennuyée, la pâleur flétrie... Les lèvres grisâtres. La touffe de cheveux blanc argent, souples et métalliques... Rien ne manque. Je suis tout ce que mon album de souvenirs dit que je suis 33.

Le sentiment de sécurité que procure le miroir ne tarde pas à révéler son évanescence. Chaque nouvelle confrontation avec lui-même amène de nouveaux risques. Warhol confesse qu’il est « encore obsédé par l’idée de regarder dans le miroir et de n’y voir personne, rien ». L’analyse des relations interpersonnelles dans le théâtre de la vie quotidienne – une analyse qui s’en tient délibé­ rément à la surface des rapports sociaux sans tenter de sonder leurs profondeurs psychologiques - conduit à des

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conclusions similaires à celles de la psychanalyse. La des­ cription psychanalytique du Narcisse pathologique, dont le sens de l’identité dépend de la validation qu’en donnent les autres que pourtant il dégrade, coïncide sur de nombreux points avec la description du moi-acteur que l’on rencontre dans la critique littéraire et dans la sociologie de la vie quotidienne. Le développement des phénomènes qui ont créé une appréhension nouvelle des motifs et des expressions involontaires - dont la popula­ rité des modes de pensée psychiatriques n’est pas le moindre - ne peut être séparé des changements histo­ riques qui ont produit, non seulement une nouvelle conception et une nouvelle image de la personnalité, mais aussi une nouvelle forme d’organisation de celle-ci. Le Narcisse pathologique révèle, à un niveau plus pro­ fond, les mêmes anxiétés qui, sous une forme moins aiguë, sont devenues si communes dans les rapports quo­ tidiens. Comme nous l’avons vu, les formes prépondé­ rantes de la vie sociale encouragent de nombreuses configurations du comportement narcissique. Elles ont, de plus, altéré le processus de socialisation - comme nous le verrons au chapitre 7 – de telle sorte qu’en enra­ cinant les modes narcissiques dans les toutes premières expériences de l’individu, elles les favorisent.

Le détachement ironique comme moyen d’évasion Nous n’avons pas encore épuisé ce que l’on peut apprendre de la seule théorie des rôles. Dans notre société, la surveillance anxieuse de soi (à ne pas confondre avec l’auto-analyse critique) ne sert pas seule­ ment à régulariser le courant d’information destiné à

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autrui et à interpréter les signaux reçus ; elle établit égale­ ment une distanciation ironique par rapport à la routine mortelle de la vie quotidienne 34. La dégradation du tra­ vail, d’une part, rend le succès matériel de moins en moins dépendant du talent et de la compétence, ce qui encourage la présentation de sa propre personne comme une marchandise ; elle décourage, d’autre part, un véri­ table engagement de l’individu dans sa profession et conduit les gens à considérer le travail avec un détache­ ment critique, seul remède au désespoir et à l’ennui. Dans la mesure où travailler ne représente guère plus qu’une agitation sans grande signification, et où les habi­ tudes sociales, jadis honorées en tant que rituel, dégé­ nèrent en rôles à jouer, le salarié - qu’il travaille à la chaîne ou occupe un poste grassement payé dans une vaste bureaucratie – cherche à échapper au sentiment d’inauthenticité qui en résulte en créant une distancia­ tion ironique par rapport à sa routine journalière. Il tente de transformer le rôle qu’il joue en une élévation symbo­ lique de la vie quotidienne, et se réfugie dans la plaisan­ terie, la moquerie et le cynisme. Si on lui demande d’exécuter une tâche désagréable, il établit clairement qu’il ne croit pas aux objectifs de l’organisation qui tendent vers une efficacité et un rendement accrus. S’il se rend à une réception, son comportement tend à mon­ trer que tout n’est qu’un jeu, faux, artificiel, dénué de sincérité, une mascarade grotesque de la sociabilité. Il tente, de cette manière, de se rendre invulnérable aux pressions de la situation. En refusant de prendre au sérieux ses occupations, il nie leur pouvoir de le blesser. Bien qu’il croie impossible de modifier les limites invio­ lables que lui impose la société, il lui semble que cellesci ont moins d’importance s’il en a une conscience dis­ tanciée. En démythifiant la vie quotidienne, il se donne

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à lui-même et transmet aux autres l’impression qu’il la sublime, même quand il s’y plie et fait ce qu’on attend de lui. Dans la mesure où un nombre croissant d’individus travaillent à des postes qui, en fait, ne sont pas à la mesure de leurs compétences, et où même le loisir et la sociabilité s’imprègnent des caractéristiques du travail, une attitude de détachement cynique devient le style dominant des rapports quotidiens. De nombreuses formes d’art populaire mettent en jeu cette prise de conscience distanciée et, par là même, la renforcent. Elles parodient des rôles et des thèmes familiers, et invitent le public à se considérer supérieur à son environnement. Les styles populaires commencent à se caricaturer : les westerns imitent les westerns, les feuilletons dramatiques et sentimentaux de la télévision comme Fernwood, Soap, et Mary Hartman, Mary Hartman, se moquent des conventions du feuilleton mélodramatique et rassurent le téléspectateur sur sa propre sophistication. Cependant, une grande partie de l’art populaire conserve un caractère de romantisme et d’évasion, ignore le théâtre de l’absurde et promet à ses fidèles de les faire s’évader de la routine, plutôt que de les en distancier par l’ironie. La publicité et la romance populaire éblouissent par des visions d’aventures et d’expériences fabuleuses. Elles pro­ mettent une participation au drame au lieu d’une place de voyeur cynique. Emma Bovary, consommateur typique de la culture de masse, rêve encore ; et ses rêves, partagés par des millions d’individus, intensifient le malaise et le mécontentement que procurent le travail et la routine sociale. L’accommodement irréfléchi à la routine devient de plus en plus difficile. Tandis que l’industrie moderne condamne les gens à des travaux qui sont une insulte à

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leur intelligence, la culture de masse du style « évasion romantique » remplit leurs têtes de visions et d’aventures au-dessus de leurs moyens – et de leurs facultés d’imagi­ nation et d’émotion – et contribue ainsi à dévaluer plus encore la routine. La disparité entre la romance et la réalité, entre le beau monde et l’univers du travail, donne naissance à un détachement ironique qui assourdit la souffrance, mais qui paralyse également la volonté de changer les conditions sociales, d’apporter des améliora­ tions même modestes dans les domaines du jeu et du travail, et de rendre dignité et signification à la vie quoti­ dienne.

Cul-de-sac

L’évasion par l’ironie et la conscience critique de soi est, elle-même, une ironie ; au mieux, elle ne procure qu’un soulagement momentané. La distanciation se transforme bientôt en routine. La conscience observant la conscience crée une escalade cyclique de la conscience de soi qui inhibe la spontanéité. Elle intensifie le senti­ ment d’inauthenticité qui prend naissance, en premier lieu, dans le ressentiment qu’engendrent les emplois sans signification auxquels nous astreint l’industrie moderne. Les rôles que l’on se crée pour soi-même deviennent aussi contraignants que les comportements sociaux dont ils sont censés nous soulager par le détachement iro­ nique. Nous désirons ardemment que s’interrompe cette conscience de soi, cette attitude pseudo-analytique deve­ nue une seconde nature. Mais ni l’art ni la religion, les grands libérateurs historiques de la prison du moi, ne conservent de pouvoir face à l’incroyance. Dans une société fondée si largement sur l’illusion et l’apparence,

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l’art et la religion - les illusions ultimes - n’ont pas d’avenir. Credo quia absurdum, le paradoxe de l’expé­ rience religieuse dans le passé, ne signifie pas grand-chose dans un monde où tout paraît absurde, et pas seulement les miracles associés à la foi et à la pratique religieuses. Quand à l’art, non seulement il est incapable de créer l’illusion de la réalité, mais il souffre de la même crise de conscience de soi dont est affligé l’homme de la rue. Romanciers et auteurs dramatiques attirent l’attention de leurs publics sur l’artificialité de leurs créations, et tentent d’empêcher le lecteur de s’identifier aux person­ nages. Par l’ironie et l’éclectisme, l’écrivain se retire de son sujet ; mais il devient en même temps si conscient de ces techniques de distanciation qu’il lui est de plus en plus malaisé d’écrire sur autre chose que la difficulté d’écrire. Écrire sur l’écriture peut devenir en propre l’objet d’une parodie de soi-même, comme lorsque Donald Barthelme insère dans une de ses histoires un commentaire grinçant : Encore une histoire sur l’écriture d’une histoire ! Encore une régression à l’infini ! Ne préférerait-on pas un art qui, au moins en apparence, imiterait autre chose que son propre processus ? Qui ne proclamerait pas continuellement « N’oubliez pas que je suis un artifice ! » ?

Dans la même veine, John Barth se demande, au cours de l’élaboration d’une nouvelle : Comment écrit-on une nouvelle ? Comment trouver la voie, désorienté par ces criques et ces fissures ? Raconter une histoire n’est pas de mon goût ; l’est-ce de quiconque ? Mon intrigue ne s’intensifie ni ne s’apaise de manière signi­ ficative mais... digresse, retourne en arrière, hésite, gémit par suite de ses extrêmes, et cetera, s’effondre, meurt.

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Selon Morris Dickstein, le « retrait affectif » de l’écri­ vain expérimental menace de dégénérer en catatonie35. Abandonnant l’effort de « maîtriser la réalité », l’écrivain se réfugie dans une auto-analyse superficielle qui efface non seulement le monde extérieur, mais aussi la subjecti­ vité plus profonde « qui permet à l’imagination de s’envoler... Ses incursions dans le moi sont aussi creuses que ses excursions dans le monde ». Ici encore, l’analyse psychologique renforce ce que nous enseigne la sociologie de l’art et celle des rôles joués dans la vie quotidienne. Bien que l’incapacité de se lais­ ser aller à croire prenne naissance dans la modification des conventions artistiques et dans cette conscience de soi, par laquelle nous tentons de nous distancier de la vie quotidienne (mais qui nous emprisonne), cette sur­ veillance sourcilleuse de soi possède aussi fréquemment une composante psychologique. Selon Kohut, ceux qui ont suffisamment confiance dans le pouvoir de leur moi à contrôler le ça prennent plaisir à interrompre de temps en temps le processus secondaire (par exemple, lors des activités sexuelles ou dans le sommeil), parce qu’ils savent pouvoir le retrouver quand ils le désirent. Narcisse, au contraire, ressent ses désirs comme si menaçants qu’il éprouve souvent la plus extrême difficulté à dormir, à élaborer la pulsion sexuelle dans le fantasme (« terrain de tout premier choix pour mettre à l’épreuve la capacité d’une personne à désinvestir les processus secondaires »), ou encore à se laisser aller hors de la réalité présente lors des séances psychanalytiques 36. Dans Something Happe­ ned de Heller, le narrateur confesse : Je suis souvent médusé lorsqu’en me réveillant, d’un bon sommeil sans rêves, je me rends compte à quel point j’étais loin de la vie, et à quel point sans défense alors... Il se

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pourrait que je ne puisse plus revenir. Je n’aime pas perdre entièrement contact avec la conscience 37

Dans les séances d’analyse, comme au théâtre, les conventions qui cernent la situation psychanalytique encouragent normalement le « désinvestissement de la réalité courante » ; la diminution des stimuli en prove­ nance de l’entourage immédiat permet à l’individu de se tourner « vers un monde de souvenirs imaginativement et artistiquement travaillés ». Cependant, il arrive qu’avec certains malades, le fait qu’ils soient « incapables de tolé­ rer le désinvestissement de la réalité courante et d’accep­ ter l’ambiguïté de la situation analytique » devient le problème central de l’analyse. Comme d’habitude, ajoute Kohut, il est tout à fait inutile, dans ce cas, d’argumenter avec le malade sur ce sujet, ou de tenter de le persuader ou encore de l’exhorter à changer. La récente offensive contre l’illusion au théâtre, qui sape la religion de l’art du XXe siècle – comme les cri­ tiques contre les illusions de la religion minèrent cette dernière au XIXe siècle - est une des composantes de la peur du fantasme associée à cette résistance à se désinves­ tir de la réalité courante. Lorsque l’art, la religion et, progressivement, même la sexualité perdent le pouvoir de soulager l’individu, par l’imaginaire, du poids de la vie quotidienne, la banalité de la pseudo-connaissance de soi devient si écrasante que l’être humain en vient finalement à ne pouvoir envisager aucun soulagement, sauf dans le rien, le vide total. Warhol donne une bonne description de l’état d’esprit qui en résulte : L’amour le plus satisfaisant est celui qui permet de ne pas « y » penser. Il y a des gens qui peuvent faire l’amour et véritablement vider leur esprit et ne le remplir que de sexe ; il y en a d’autres qui ne peuvent jamais laisser leur esprit se

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vider et faire le plein de sexe, ce qui fait que tout en faisant l’amour ils pensent : « Est-ce que c’est vraiment moi ? Estce que je suis vraiment en train de faire ça ? Voilà qui est bien étrange. Il y a cinq minutes, je ne le faisais pas. Dans un petit moment, je ne serai plus en train de le faire. Qu’est-ce que dirait maman ? Comment est-ce que les gens ont fait pour penser à faire ça ? » Le premier type d’indi­ vidu... a plus de chance. Les autres, il faut qu’ils trouvent autre chose qui les détende et dans laquelle ils puissent se perdre 38.

De fait, emprisonné dans sa pseudo-connaissance de lui-même, le nouveau Narcisse se réfugierait volontiers dans une idée fixe, une obsession névrosée, une « obses­ sion magnifique » - n’importe quoi pour sortir de luimême. Même l’acceptation irréfléchie de la mouture quotidienne finit par lui paraître un état d’esprit presque enviable, à mesure que la possibilité d’y parvenir s’estompe dans le lointain historique. Tribut payé à l’hor­ reur particulière de la vie contemporaine, les traits les plus négatifs des temps anciens - l’abêtissement des masses, la vie réprimée et obsessionnelle de la bourgeoi­ sie - semblent séduisants par comparaison. Le capitaliste du siècle, qui s’acharnait au travail pour tenter de se déli­ vrer de la tentation, endurait les tourments infligés par ses démons intérieurs. L’homme contemporain, torturé, quant à lui, par la conscience de soi, se tourne vers de nouveaux cultes et thérapies, non pour se libérer d’obses­ sions, mais pour trouver un sens et un but à l’existence, un idéal quelconque auquel se vouer, une obsession à embrasser, même s’il ne s’agit que d’une passion pour la thérapie en tant que telle. Il échangerait volontiers sa conscience de soi pour l’oubli, sa liberté de créer de nou­ veaux rôles pour quelque impératif transcendantal qui serait d’autant plus valable qu’il serait plus arbitraire. Le

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héros d’un récent roman renonce au libre arbitre et vit selon les hasards d’un dé : « Je me suis mis alors dans l’esprit, et pour toujours, le principe, jamais remis en question, que ce que le dé ordonne, je l’exécute 39. » Les hommes avaient l’habitude de se répandre en plaintes sur l’ironie du sort ; maintenant ils la préfèrent à l’ironie de la conscience incessante de soi. Alors que les temps plus anciens cherchaient à substituer la raison aux impératifs arbitraires, du dedans et du dehors, le XXe siècle trouve que la raison sous sa forme contemporaine avilie par la conscience ironique de soi, est un maître sévère ; il cherche à faire revivre les formes antérieures d’esclavage. La vie de prison du passé apparaît, à notre époque, comme une véritable libération.

Déclin de l’esprit

sportif

Sport et nationalisme Parmi les activités auxquelles se livrent les hommes pour tenter de se libérer de la vie quotidienne, le jeu offre, de plusieurs façons, la forme la plus pure de l’éva­ sion. S’il oblitère la conscience de la vie quotidienne, tout comme la sexualité, la drogue et la boisson, ce n’est pas en diminuant la prise de conscience mais, au contraire, en l’intensifiant par une plus grande concen­ tration. De plus, le jeu n’a pas d’effets secondaires, ne produit ni gueule de bois ni complication émotionnelle. Le jeu répond simultanément au double besoin de donner libre cours à sa fantaisie et d’affronter des diffi­ cultés sans conséquences. Il satisfait à la fois l’exubérance que nous gardons de notre enfance et la maîtrise de com­ plications délibérément créées. En établissant des condi­ tions d’égalité entre les joueurs, dit Roger Caillois, le jeu tente de substituer des conditions idéales à « la confusion normale de la vie quotidienne 1 ». Il recrée la liberté, la perfection de l’enfance, et il se démarque de la vie quoti­ dienne par des barrières artificielles à l’intérieur des­ quelles n’existent d’autres contraintes que les règles librement acceptées par les joueurs. Le jeu réclame intel­ ligence et compétence, une grande concentration et une ferme détermination, pour une cause totalement inutile

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qui n’apporte aucune contribution ni à la lutte de l’homme contre la nature, ni au confort, ni à la richesse de la communauté, ni même à sa survie physique. L’inutilité du jeu irrite les réformateurs de la société, les prédicateurs de la morale publique et les critiques fonctionnalistes comme Veblen, qui voient dans la futi­ lité des sports de la haute société une survivance anachro­ nique des prouesses aristocratiques et du militarisme. Pourtant, c’est bien la « futilité » du jeu, et rien d’autre, qui explique sa séduction : son caractère artificiel, les obstacles arbitraires qu’il dresse pour nulle autre raison que d’inciter les joueurs à les surmonter, en l’absence de tout objectif utilitaire ou moralisateur. Le jeu perd rapidement son charme lorsqu’il est mis au service de l’éducation, de la formation du caractère, ou du progrès social. Aujourd’hui, les vues officielles concernant les effets bénéfiques et salutaires du sport, qui ont remplacé les diverses idéologies utilitaristes du passé, mettent l’accent sur la santé et la bonne forme qu’il procure, et donc sur sa contribution au bien-être national, considéré comme la somme des « ressources humaines » du pays. Le point de vue « socialiste » diffère à peine de la version capita­ liste telle que l’a présentée, par exemple, John F. Kennedy dans ses éprouvantes homélies sur la bonne condition physique. Pour tenter de justifier la création du « Conseil présidentiel sur la condition physique de la jeunesse », Kennedy évoquait le déclin constant qu’indiquaient les tests en cette matière. « Notre mollesse croissante, notre mauvaise condition physique sont une menace pour notre sécurité. » Cette attaque contre notre mollesse va de pair avec une condamnation du sportif en chambre 2. La similitude des déclarations socialistes est dépri­ mante. Le gouvernement cubain annonça, en 1967, que

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le sport devait être considéré comme étant l’un des « élé­ ments inséparables de la culture, de l’éducation, de la santé, de la défense, pour le bonheur et le développe­ ment du peuple et de la nouvelle société ». En 1925, le Comité central du parti communiste soviétique annon­ çait que le sport devait être utilisé consciemment « comme un moyen de rallier les grandes masses des ouvriers et des paysans autour des diverses organisations du parti soviétique et des syndicats, par l’intermédiaire desquelles ces masses seront amenées à participer aux activités sociales et politiques ». Heureusement, quelle que soit leur nationalité, les peuples ont tendance à résister à de telles exhortations. Ils savent que le jeu est glorieusement sans objet, que regarder une compétition athlétique très disputée peut être émotionnellement presque aussi épuisant que si l’on y participait soi-même, et que le spectateur n’est pas dans la situation « passive » décrite par les gardiens de la vertu et de la santé publiques.

L’Homo ludens de Huizinga 3 L’industrie moderne a fait de la plus grande partie des professions une routine ; les jeux prennent donc un sens supplémentaire dans notre société. Les êtres humains cherchent dans le jeu et le sport les difficultés et les exi­ gences - intellectuelles et physiques - qu’ils ne trouvent plus dans le travail. Ce n’est peut-être pas la monotonie et la routine en elles-mêmes qui retirent tout plaisir au travail, car toute tâche valant la peine d’être accomplie entraîne un certain nombre de corvées. Ce sont, plutôt, les conditions particulières qui règnent dans les grandes organisations bureaucratiques et de plus en plus souvent

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aussi dans l’usine moderne. Lorsque le travail perd son caractère tangible, palpable, et ne concerne plus la trans­ formation de la matière par l’ingéniosité humaine, il devient impersonnel et complètement abstrait. L’intense subjectivité du travail actuel, illustrée de façon encore plus frappante au bureau qu’à l’usine, amène les hommes et les femmes à douter de la réalité du monde extérieur et, nous l’avons vu, à s’emprisonner dans un cocon d’ironie protectrice. Aujourd’hui, le travail conserve si peu de traces du jeu, et la routine quotidienne présente si peu d’occasions d’échapper à la conscience ironique de soi – elle-même devenue routinière – que l’individu tente de s’abandonner au jeu avec une intensité inhabituelle. « Au moment où “image” est l’un des termes les plus fréquemment utilisés dans la parole et l’écriture en Amé­ rique, remarque Joseph Epstein dans un récent essai sur le sport, le fait réel ne se rencontre pas très souvent. » Comme Huizinga l’a montré dans son étude classique sur le jeu, Homo ludens, l’histoire de la culture, dans une certaine perspective, semble consister en une disparition progressive de l’élément ludique de toutes les formes culturelles - de la religion, du droit, de la guerre et, surtout, du travail productif. La rationalisation de ces activités laisse peu de place à l’esprit d’invention arbi­ traire et n’incline pas à laisser les choses à la chance. Le risque, l’audace et l’incertitude - composantes impor­ tantes du jeu – n’ont aucune place, ni dans l’industrie, ni dans les activités contaminées par le style productif, qui cherche précisément à contrôler l’avenir et à éliminer le risque. Le jeu, de ce fait, assume aujourd’hui une importance sans précédent, même par rapport à la Grèce ancienne où une si grande partie de la vie sociale tournait autour des compétitions. Le sport, qui répond aussi au besoin si négligé de se donner à fond physiquement et

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de retrouver ainsi dans sa fraîcheur le fondement phy­ sique de la vie, enthousiasme non seulement les masses mais également ceux qui posent à l’élite culturelle. Le développement et l’importance actuelle des sportsspectacles coïncident, historiquement, avec les progrès de la production de masse. Cette dernière intensifie les besoins que le sport satisfait, tout en créant l’infrastruc­ ture technique et promotionnelle permettant de vendre les compétitions athlétiques à un vaste public. Cette nouvelle orientation est, d’ailleurs, fréquem­ ment critiquée. On affirme volontiers que la commercia­ lisation avilit l’athlétisme. Elle aurait changé le jeu en travail, assujetti le plaisir de l’athlète à celui du specta­ teur, et réduit celui-ci à la passivité végétative - l’anti­ thèse même de la santé et de la vigueur que le sport est censé promouvoir. La manie de vaincre exagérerait le côté compétitif du sport au détriment de l’expérience, plus modeste mais plus satisfaisante, de la coopération et de la compétence. Le culte de la victoire, célébré par des entraîneurs de football américain comme Vince Lom­ bardi et George Allen, transformerait les joueurs en sau­ vages et leurs supporters en fanatiques. La violence et la partialité des sports modernes ont conduit certains cri­ tiques à proclamer que l’athlétisme inculque un esprit militariste aux jeunes, entretient chez le spectateur un esprit de clocher et un orgueil national irrationnels et constitue l’un des plus forts bastions du machisme. Huizinga, lui-même, qui anticipa certains de ces argu­ ments mais les formula de manière beaucoup plus convaincante, considérait que les jeux et les sports modernes étaient rongés par « une tendance fatale à un sérieux exagéré ». Il déclarait également que le jeu avait perdu sa dimension rituelle, était devenu « profane », et n’entretenait donc plus aucune « relation organique avec

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la structure de la société ». À présent, les masses recherchent avec avidité « la distraction banale et le sen­ sationnalisme primaire », et se jettent dans ces activités avec une intensité que ne justifient pas leurs mérites intrinsèques. Au lieu de s’engager avec la liberté et la ferveur de l’enfant, elles jouent avec ce « mélange d’ado­ lescence et de barbarisme » que Huizinga appelle « puéri­ lité », s’investissant dans le jeu avec une intensité patriotique et martiale, tout en traitant les activités sérieuses comme des jeux. Il s’est produit entre le jeu et les activités sérieuses un phénomène de contamination aux conséquences incalcu­ lables, écrit Huizinga. Les deux sphères se mélangent. Dans les activités d’une nature apparemment sérieuse se dissimule un élément de jeu. En revanche, le jeu n’est plus capable de conserver son vrai caractère, du fait qu’il est pris trop au sérieux et est devenu trop organisé. Les qualités indispen­ sables que sont le détachement, l’improvisation et le plaisir sont ainsi perdues.

La critique du sport L’analyse de la critique du sport moderne, sous sa forme vulgaire aussi bien que dans la version plus raffi­ née de Huizinga, fait apparaître un certain nombre de conceptions erronées concernant la société moderne. Elle clarifie également certaines des questions qui se situent au centre de cet ouvrage, concernant en particulier la nature du spectacle et la distinction qu’il convient de faire entre ce dernier, d’une part, le rituel, la compéti­ tion, d’autre part. Un grand nombre d’écrits sur le sport se sont accumulés au cours de ces dernières années, et la sociologie du sport s’est même constituée en branche

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mineure des sciences humaines. Ces écrits n’ont souvent pas d’ambition plus haute que de promouvoir l’athlé­ tisme ou d’exploiter le marché journalistique créé par celui-ci ; certains visent cependant la critique sociale. Parmi ceux qui ont mis en accusation le sport organisé pour les raisons que nous venons de voir, on compte le sociologue Harry Edwards, la psychologue et ancienne joueuse de tennis Dorcas Susan Butt, qui pense que le sport doit encourager la compétence plutôt que la com­ pétition, des athlètes déçus, comme Dave Meggyesy et Chip Oliver, enfin, des critiques radicaux de la culture et de la société, particulièrement Paul Hoch et Jack Scott4. Une discussion de leurs travaux permet d’isoler ce qui est historiquement spécifique du malaise culturel actuel. Dans leur ardeur à démontrer la corruption et le déclin qui affectent le sport, les critiques attaquent certains élé­ ments intrinsèques de l’athlétisme, qui sont essentiels à sa popularité, quels que soient le temps et le lieu. Ils partent du principe faux que le sport spectacle, la vio­ lence et la compétition reflètent des conditions particu­ lières aux temps modernes. En revanche, ils négligent la manière bien spécifique dont la société contemporaine dégrade le sport ; ils ont par conséquent une conception erronée de la nature de cette dégradation. Ils portent toute leur attention sur des questions - comme le « sérieux exagéré » conféré au jeu - fondamentales pour comprendre le sport, et même pour définir le jeu, mais qui sont secondaires ou hors de propos si l’on considère leurs développements historiques et leurs transforma­ tions contemporaines. Examinons la critique bien connue selon laquelle les sports modernes sont « orientés vers le spectateur plutôt que vers le participant ». De ce point de vue, les specta­ teurs seraient sans importance par rapport à la réussite

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du jeu. Cet a priori sous-entend une théorie bien naïve des motivations humaines ! Lorsqu’on parvient à atteindre une compétence particulière, on a immanqua­ blement envie de la montrer. Lorsqu’il parvient à un haut degré de maîtrise, l’exécutant ne désire plus seulement prouver sa virtuosité - car le vrai connaisseur peut facile­ ment distinguer l’exécutant qui joue pour la foule, du véritable artiste qui se mesure aux exigences les plus sévères de son art -, il veut que soit confirmé un exploit extrêmement difficile ; il veut faire plaisir, établir entre son public et lui un lien, une même appréciation parta­ gée d’un rituel exécuté à la perfection, tout imprégné de ferveur et d’un sens de l’harmonie et du style *. * Cela ne signifie pas que la virtuosité soit la composante principale du sport. En suggérant une comparaison, ici et ailleurs, entre l’athlé­ tisme et l’exécution d’un morceau de musique, c’est la thèse opposée que je désire défendre. Un exécutant, qui cherche simplement à éblouir son public par une brillante technique, s’adresse au plus bas niveau de la compréhension ; il renonce à prendre les risques qui surgissent lors­ qu’on établit un rapport émotionnel intense avec la partition. C’est lorsque l’exécutant oublie le public et se fond dans son exécution qu’ont lieu les performances les plus impressionnantes. De même en sport, le moment qui compte est celui que décrit un ancien joueur de basketball, « où tous ces gens dans les gradins n’ont plus d’importance ». Ce joueur, qui est aujourd’hui devenu un chercheur, abandonna le sport professionnel quand il découvrit qu’on attendait de lui qu’il n’ait d’autre vie que celle-là. Mais ses conceptions de la nature du jeu sont plus intéressantes que celles de Dave Meggyesy, Chip Oliver et d’autres anciens athlètes. Rejetant le radicalisme simpliste qui proclame que la « commercialisation » a corrompu le sport, il affirme : « L’argent [dans le sport professionnel] n’a rien à voir avec le capitalisme, les proprié­ taires des équipes, et le professionnalisme. C’est le moment, dans cer­ taines parties, où il importe peu qui regarde, où l’on sent que la façon dont on joue détermine quelle équipe va gagner. Si la virtuosité constituait l’essence du sport, on pourrait se dispen­ ser du panier du basket-ball et se contenter des démonstrations de feintes et de dribbles. Mais de dire que l’art véritable consiste, non

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Dans tous les jeux, et particulièrement dans les com­ pétitions athlétiques, la parade et la représentation constituent un élément central - réminiscence des anciens rapports entre le jeu, le rituel et le drame. Les joueurs ne font pas que se mesurer ; ils exécutent une cérémonie familière qui réaffirme des valeurs communes. Une cérémonie a besoin de témoins : des spectateurs enthousiastes, au courant des règles et des significations sous-jacentes. Loin de détruire la valeur du sport, la pré­ sence de spectateurs le complète. De fait, l’une des vertus des sports contemporains tient à la résistance qu’ils mani­ festent à l’abaissement des normes d’excellence, et à leur capacité d’attirer un public éclairé. Norman Podhoretz considère que le public adonné aux sports montre plus de discernement que celui qui se consacre aux arts et que « l’excellence, comme critère d’appréciation d’une presta­ tion, est relativement peu controversée 5 ». Plus signifi­ catif est le fait que tout le monde est d’accord sur les normes qui servent à mesurer l’excellence. Le public sportif est encore en grande partie constitué d’hommes qui ont « pratiqué » dans leur jeunesse, qui ont acquis un sens du jeu et sont capables d’en distinguer les diffé­ rents degrés de qualité. On ne peut en dire autant du public qui s’intéresse aux arts, bien qu’il puisse exister un petit noyau de musi­ ciens, de danseurs, d’acteurs ou de peintres amateurs, suivant le cas, dans le public. L’expérimentation conti­ nuelle dont les arts sont l’objet a créé une telle confusion pas en une technique éblouissante, mais en un travail d’équipe, un sens du bon moment, une compréhension du moyen, et le pouvoir de se mettre à fond dans le jeu, ne signifie évidemment pas que les jeux auraient la même signification si personne ne les regardait. Cela signifie simplement que l’excellence ne dépend pas de l’observation. »

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des valeurs esthétiques que le seul critère qui survive est la nouveauté et la valeur de choc ; à notre époque blasée, ces dernières caractéristiques signifient souvent banalité et laideur insondables. Dans le cas du sport, au contraire, la nouveauté et les fréquents changements de mode ne jouent qu’un faible rôle dans la séduction, exercée sur un public averti. Mais même en ce domaine, les critères d’appréciation commencent à se brouiller. Devant faire face à des dépenses croissantes, les promoteurs tentent, par des astuces, d’attirer un public toujours plus nombreux aux manifestations sportives : tableaux d’affichage explosifs, diffusion de charges de cavalerie, distribution d’acces­ soires, majorettes et placeuses, gracieuses et court vêtues. La télévision a démultiplié le public sportif, mais aux dépens du niveau de compréhension ; c’est ce que les commentateurs sportifs nous laissent entendre lorsqu’ils déversent sur l’auditoire un flot interminable d’explica­ tions sur la façon dont se joue tel jeu et sur ses règles fondamentales. De plus, les promoteurs changent cer­ taines règles pour se conformer aux goûts d’un public que l’on suppose incapable de comprendre les subtilités, ou avide de nouveauté. Un exemple de ce dernier cas est la course du « mille où-le-diable-attrape-le-dernier », inventée par le journal San Francisco Examiner : dans les premières étapes de la course, celui qui se trouve en queue doit abandonner ; cela provoque au départ une ruée des coureurs qui veulent éviter d’être disqualifiés, mais cela nuit à la qualité de la compétition. Lorsque les réseaux de télévision découvrirent le surfing, les organisa­ teurs, sans se soucier des conditions atmosphériques, insistèrent pour que les épreuves se déroulent suivant un programme préétabli. « La télévision est en train de détruire notre sport, se lamentait un des surfers. Les

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producteurs de télé transforment un sport et un art en un numéro de cirque6. » Les mêmes pratiques pro­ duisent les mêmes effets sur les autres sports ; c’est ainsi que les joueurs de base-ball sont contraints de jouer les World Series lors des soirées d’octobre, même quand il gèle. Le remplacement du gazon par des surfaces artifi­ cielles sur les courts de tennis a réduit la cadence du jeu, favorisé la persévérance et la patience au détriment du brio et de la vitesse. Ce changement arrangeait les pro­ ducteurs de télévision, car il permet de jouer par tous les temps, et même dans une salle, dans un temple du sport du genre de Caesar’s Palace (maison de jeu et de spec­ tacles) à Las Vegas. La télévision a réorganisé le calendrier des réunions athlétiques, privant ainsi les sports de leurs rapports traditionnels avec les saisons, et réduisant leur pouvoir d’évocation et de rappel mnémonique. Les spectateurs, moins avertis des sports qu’ils regardent, recherchent de plus en plus les sensations fortes. La montée de la violence lors des matches de hockey sur glace, qui a dépassé, et de loin, toute utilité pratique dans le déroulement de la partie, coïncide avec l’extension du hockey professionnel à des villes n’ayant aucune attache traditionnelle avec ce sport - là où les conditions climatiques ne pouvaient permettre une pra­ tique locale d’amateurs. Ces transformations ne signifient pourtant pas, comme le déclarent un certain nombre de critiques récents, qu’il faille organiser les sports pour la seule édi­ fication des joueurs, ni que la corruption s’installe dès qu’un sport est pratiqué devant des spectateurs pour gagner de l’argent. Personne ne nie qu’il est bon de parti­ ciper directement à une activité sportive - non parce que cela donne des muscles, mais apporte joie et plaisir. Néanmoins, c’est en regardant ceux qui excellent dans

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un sport que nous pouvons établir des critères en fonc­ tion desquels nous mesurer. En pénétrant dans leur monde par l’imagination, nous éprouvons, sous une forme plus intense, la souffrance de la défaite et le triomphe de la ténacité face à l’adversité. Une perfor­ mance athlétique, à l’instar d’autres exploits, provoque un riche courant d’associations et de fantasmes, qui donnent forme aux perceptions inconscientes de la vie. Être spectateur n’est pas « plus passif » que la rêverie, à condition que la prestation soit d’une qualité suffisante pour provoquer une réaction émotionnelle. On a tort d’imaginer que l’athlétisme organisé a servi les seuls intérêts des joueurs ou que le professionnalisme corrompt inévitablement tous ceux qui y touchent. En glorifiant l’amateurisme, en identifiant le spectateur à la passivité, et en déplorant la compétition, la critique des sports récente fait écho au faux radicalisme de la contreculture, qui l’a beaucoup inspirée. Elle montre son mépris de l’excellence lorsqu’elle propose de rompre la distinction « élitiste » entre joueurs et spectateurs. Elle veut remplacer les sports professionnels compétitifs (qui, en dépit de leurs défauts, maintiennent un haut niveau de compétence et de courage menacés de disparition) par un fade régime de diversions effectuées coopérativement, auxquelles tout le monde pourrait se joindre, quel que soit l’âge ou la compétence - « de nouveaux sports pour les non-compétitifs 7 », n’ayant d’autre objet, comme il est dit avec une sentimentalité caractéristique, que de regrouper « des gens qui s’apprécieraient mutuellement ». Dans son ardeur à éliminer la rivalité des compétences dans un cadre donné, qui a pourtant toujours constitué la fascination cachée de l’athlétisme, ce « radicalisme » ne se propose que d’achever le travail de dégradation déjà entrepris par cette même société que les radicaux de la

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culture professent vouloir critiquer et bouleverser. Les critiques du spectateur « passif », que la passion provo­ quée par les sports de compétition rend vaguement mal à l’aise, veulent mettre le sport au service de l’exercice physique salutaire, réduisant ou éliminant de ce fait l’élé­ ment de fantaisie, de « faire semblant » et d’improvisa­ tion, qui a toujours été associé au jeu. Demander une plus grande participation, comme se défier de la compé­ tition, semble exprimer une peur que fantasmes et pul­ sions inconscientes ne nous submergent si nous les laissons se manifester *.

La banalisation de l’athlétisme Ce qui corrompt le jeu ou le sport, ce n’est pas le professionnalisme ou la compétition, mais la désintégra­ tion des conventions qui s’y rapportent. C’est alors que le rituel, le théâtre et le sport dégénèrent tous en spec­ tacle. L’analyse de Huizinga sur la sécularisation du sport contribue à clarifier cet aspect : c’est dans la mesure où les activités athlétiques perdent leur caractère de rituel et de fête publique quelles s’avilissent en « recréation banale et en sensationnalisme primaire ». Pourtant, même Huizinga se méprend sur la cause ; on ne saurait guère accuser 1’« orientation fatale vers un sérieux exa­ géré ». D’ailleurs, lorsqu’il examine la théorie du jeu * De toute façon, le bavardage à la mode sur le besoin d’une plus grande participation aux sports n’a rien à voir avec une discussion concernant leur signification culturelle. On pourrait aussi bien éva­ luer l’avenir de la musique en Amérique d’après le nombre de musi­ ciens amateurs. Participer est sans doute bien satisfaisant dans les deux cas, mais le niveau de participation donne peu d’indications sur la santé d’un art ou d’une activité.

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plutôt que l’effondrement du « jeu authentique » à notre époque, il comprend très bien qu’à son apogée, le jeu est toujours sérieux ; qu’il est de son essence de prendre au sérieux des activités sans buts utilitaires qui ne se réfèrent à rien d’autre qu’à elles-mêmes. Huizinga nous rappelle que « la majorité des compétitions en Grèce se dispu­ taient avec une intensité meurtrière ». Il range dans la catégorie du jeu les duels où l’on se bat jusqu’à la mort, et les sports aquatiques dont l’enjeu est de noyer l’adver­ saire ; il y avait des tournois dont la préparation exigeait de l’athlète qu’il s’y consacrât totalement8. Ce n’est donc pas parce qu’on le prend trop au sérieux que le sport se dégrade, mais parce qu’on le banalise. Le pouvoir du jeu vient de ce que l’on confère de l’impor­ tance à une activité qui n’en a apparemment pas. Lors­ qu’ils se soumettent sans réserve aux règles et aux conventions, les joueurs – et les spectateurs aussi – coo­ pèrent pour créer une illusion de la réalité. Alors, le jeu devient une représentation de la vie dans laquelle chaque participant endosse un rôle comme au théâtre. À notre époque, ces activités sont en train de perdre leur carac­ tère d’illusion, particulièrement dans le domaine des sports. L’imaginaire et la fantaisie mettent nos contem­ porains mal à l’aise, et il semble que nous soyons résolus à détruire les innocents plaisirs de remplacement qui, jadis, charmaient et consolaient. Dans le cas du sport, joueurs, promoteurs, spectateurs, tous s’acharnent contre l’illusion. Les premiers nient le sérieux du sport ; ils veulent être considérés comme des gens qui distraient le public (en partie pour justifier leurs salaires considé­ rables). Les promoteurs encouragent le public à devenir fanatique, même dans des sports comme le tennis, où traditionnellement régnait une certaine tenue. La télévi­ sion a créé une nouvelle catégorie de spectateurs et trans­ formé ceux qui assistent à la rencontre en participants,

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qui cherchent à se mettre dans le champ de la caméra et à attirer l’attention en gesticulant ou en agitant des drapeaux. Parfois, les plus passionnés se manifestent de manière plus agressive en envahissant le terrain ou en saccageant le stade après la victoire - ou la défaite - de leur équipe favorite. On a pris l’habitude d’interpréter la violence crois­ sante des foules comme un effet de la violence sportive et du fait qu’on prend le jeu trop à cœur. En réalité, c’est tout le contraire : on ne prend pas le jeu suffisamment au sérieux pour respecter les conventions, qui s’appliquent aux spectateurs aussi bien qu’aux joueurs. Après le passionnant match de tennis entre Vilas et Connors, dans le U.S. Open de 1977, la foule envahit le court dès que le dernier point eut été joué, brisant ainsi la tension. Mais c’est la poignée de mains traditionnelle des joueurs qui aurait dû jouer ce rôle ; incidemment, le débordement par la foule permit à Connors de s’éclipser du stade sans reconnaître formellement la victoire de son rival, ni participer aux cérémonies de clôture. Les trans­ gressions répétées de ce genre sapent l’illusion créée par le jeu. Briser les règles, c’est briser l’enchantement. Au stade comme au théâtre, la confluence des joueurs et des spectateurs détruit la crédulité, et par conséquent la valeur de spectacle authentique des sports et de l’athlé­ tisme organisé.

L’impérialisme et le culte de la tension vitale

L’histoire récente du sport est celle d’une soumission progressive aux exigences de la vie quotidienne. La bour­ geoisie du XIXe siècle voulait instaurer le règne de la

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sobriété : elle supprima les sports populaires et les festi­ vals. Les fêtes, le football, la course de taureaux, les com­ bats de coqs et la boxe scandalisaient les réformateurs bourgeois. Ces réjouissances étaient souvent cruelles ; de plus, elles encombraient les lieux publics, interrompaient la conduite habituelle des affaires, distrayaient la popula­ tion de son travail, favorisaient l’oisiveté, l’extravagance et l’insubordination, et encourageaient la licence et la débauche. Au nom du plaisir rationnel et de l’esprit de progrès, les réformateurs exhortèrent les travailleurs à renoncer aux sports publics désordonnés et aux fêtes tra­ ditionnelles, au profit de la douceur du foyer et du confort respectable du cercle familial. Les exhortations restant sans effets, ils eurent recours à l’action politique. Mais, au début du siècle, ils se heurtèrent à une coalition conservatrice formée sans distinction de classe sociale. Les gens du commun furent soutenus, dans leur défense des réjouissances « immémoriales », par la noblesse tradi­ tionnelle, et particulièrement par la noblesse provinciale qui n’avait pas encore été atteinte, à cette époque, ni par la piété évangélique, ni par l’humanisme sentimental, ni par l’esprit d’entreprise. « Si tous ces divertissements étaient bannis, quelles en seraient les conséquences ? demandèrent-ils. Se voyant coupés de tout espoir d’accé­ der à ces plaisirs, les gens du peuple deviendraient tristes et découragés... De plus, de par la nécessité de se divertir de temps en temps, ils s’adonneraient à des plaisirs moins recommandables. » Aux États-Unis, la campagne contre les distractions populaires fut très liée à la croisade menée contre l’alcool et pour une stricte observance du repos dominical. Elle prit le double caractère d’un conflit entre classes et entre ethnies 9. La classe ouvrière, composée en grande partie, d’immigrés et de catholiques défendit ses droits de boire

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et de jouer aux jeux d’argent, contre les assauts de la respectabilité bourgeoise ; ce faisant, elle se trouva sou­ vent associée, en une alliance méfiante, à « l’élément sportif » et aux « gens à la mode ». Dans le New York du XIXe siècle, par exemple, le Parti Whig s’identifiait à l’esprit d’entreprise, au progrès moral, à la sobriété, à la piété, à l’épargne, aux « bonnes habitudes », à l’étude et, enfin, au repos dominical obligatoire. Les démocrates, pour leur part, étaient à la fois le parti des ruraux réaction­ naires et celui des masses immigrantes ; ce qui ne l’empê­ chait pas de représenter aussi le cercle des sportifs, que Lee Benson caractérise comme des amateurs « d’alcool fort, de femmes faciles, de chevaux, et d’un langage vif et corsé 10 ». Le passage des « Lois Bleues * » contraignit au secret et à la dissidence un grand nombre de distrac­ tions populaires, désormais illégales. Témoignage de l’échec de l’alliance entre le sport et la mode, ces lois démontrent aussi le pouvoir politique des réformateurs bourgeois animés, par ailleurs, d’un vigoureux sens moral. L’esprit des premières générations bourgeoises était tout à fait opposé au jeu. Ce dernier ne contribuait en rien à l’accumulation du capital, il pouvait être jeu d’argent et encourager les dépenses inconsidérées ; il contenait aussi une forte dose de semblant, d’illusion, d’imitation et de fantaisie. La méfiance du bourgeois visà-vis du jeu reflétait une défiance plus profonde de ces éléments qu’il associait également à la magie, à la parade, au comportement théâtral, aux parures et aux vêtements précieux. Veblen attaqua la classe moyenne, mais souvent * Lois interdisant les activités séculières le dimanche (le com­ merce, le théâtre, les voyages, le sport, etc.). Les premières prescrip­ tions furent imprimées sur du papier bleu dans le Connecticut. [N.d.T]

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au nom de ses propres valeurs et détestations, y compris son exécration du jeu inutile et improductif. Il condam­ nait également les sports de la haute bourgeoisie pour leur « futilité » et leur caractère de parade : Il est remarquable, par exemple, que des messieurs pour­ tant bénins de manières et positifs d’esprit, quand ils vont à la chasse, prennent grand soin de s’accoutrer et s’armer jusqu’aux dents : ils pénètrent ainsi leur propre imagination du sérieux de leur entreprise. Ces cabotins des clairières aiment à se carrer sur leurs jambes, et s’étudient à outrer leurs moindres gestes, que leurs bravoures soient d’attaque ou de tapinois. De même les concours d’athlétisme ne vont presque jamais sans rodomontades, crâneries, ni feintes complications : bel écran de fumée qui signale le batelage 11.

Malgré le succès qu’elle connut, la satire de Veblen ne porta pas. Dans une Amérique, où le loisir avait pour seule justification son pouvoir de ragaillardir le corps et l’esprit, la haute bourgeoisie refusa de devenir une « classe de loisirs ». Craignant de se trouver débordée par la montée des nouveaux exploiteurs capitalistes, les robber barons *, elle maîtrisa l’art de la politique de masse, s’assura le contrôle des grandes entreprises indus­ trielles en voie de développement, et embrassa l’idéal de la « vie énergique ». Les sports jouèrent un rôle impor­ tant dans cette réhabilitation morale de la classe diri­ geante. Ayant supprimé ou relégué en marge de la société un grand nombre de divertissements populaires, la haute bourgeoisie entreprit de réadapter à ses propres fins les jeux de ses ennemis de classe. Dans les écoles privées qui * Les « barons voleurs », terme par lequel les journalistes et les écrivains libéraux désignaient les magnats de l’industrie et de la finance de « l’âge d’or ». [N.d.T.]

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préparaient ses fils aux responsabilités de chefs d’entre­ prise et d’empire, les sports furent mis au service de la formation du caractère. Aux États-Unis comme en Grande-Bretagne, la nouvelle idéologie de l’impérialisme glorifia le terrain de jeu ; c’est en ce lieu que se forgeaient les qualités essentielles, nécessaires à la grandeur natio­ nale et à la réussite martiale. Loin de cultiver le sport comme une forme de représentation et de futilité splen­ dide, la nouvelle bourgeoisie nationale – qui, à la fin du siècle, remplaça les élites locales - célébra son pouvoir d’instiller la « volonté de vaincre * ». Au moment où les recettes populaires pour atteindre la fortune redéfinissaient la morale du travail et met­ taient l’accent sur l’aspect compétitif de l’existence, la compétition athlétique devint une préparation à la bataille de la vie, et assuma ainsi une nouvelle impor­ tance. Un flot ininterrompu de livres fut publié pour satisfaire une demande croissante de romans axés sur le sport. Les auteurs populaires de ces ouvrages donnaient des athlètes comme Frank Merriwell en modèle à la jeu­ nesse américaine. On conseillait jadis au jeune homme ambitieux de se mettre tôt dans les affaires et d’en apprendre tous les rouages ; maintenant on lui disait que * Le fondateur des Jeux olympiques modernes, Pierre de Coubertin, admirait les Anglais et attribuait leur réussite impériale à l’influence de l’athlétisme sur la formation du caractère. « Est-ce applicable en France ? » se demandait-il. Philip Goodhart et Christopher Chataway ont étudié la montée de ce nouveau culte du sport, qui devait assurer la formation du caractère et la maîtrise de l’Empire. Ils établissent clairement que cette nouvelle façon d’envisager le sport s’est dévelop­ pée dans la classe moyenne en opposition aux deux traditions aristo­ cratique et populaire. Alors que le cricket, la boxe et les courses de chevaux avaient été identifiés aux jeux d’argent, la bourgeoisie tentait d’utiliser le sport pour promouvoir la respectabilité, le patriotisme et la vigueur masculine 12.

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le secret de la réussite se trouvait sur le terrain de jeu, en compétition farouche mais amicale avec ses pairs. Les partisans de cette nouvelle vie énergique proclamaient que le sport développait le courage et la virilité néces­ saires, non seulement au succès personnel, mais à la montée dans la haute bourgeoisie. Selon Theodore Roosevelt : Dans la plupart des pays, on considère la bourgeoisie - la classe moyenne identifiée à la moralité, à la respectabilité et au commerce - avec un certain mépris, que justifient sa timidité et son manque de combativité. Mais dès l’instant qu’elle produit des hommes comme Hawkins et Frobisher, ou comme le simple soldat qui lutta contre les Sudistes pendant la guerre civile, la bourgeoisie acquiert le solide respect qu’elle mérite 13.

Roosevelt était persuadé que le sport contribuait à la formation d’un caractère bien trempé ; cependant, il recommandait à ses fils de ne pas « investir toute [leur] énergie, ni même la plus grande partie » dans le football, la boxe, le cheval, la marche, le tir et l’aviron. Les idéologues du nouvel impérialisme voyaient la compétition sportive comme la base de la grandeur nationale. Walter Camp, dont les innovations tactiques à l’université de Yale créèrent le football américain moderne proclama, pendant la Première Guerre mondiale, que « la même volonté de “tenir ou périr” qui, sur le ter­ rain de jeu, empêche l’adversaire de marquer, permit à l’armée de tenir à Château-Thierry14 ». Durant la Seconde Guerre mondiale, le général Douglas MacArthur fit écho à ces platitudes : C’est sur les terrains de lutte amicale que sont semées les graines qui, en d’autres temps, sur d’autres terrains, feront lever les fleurs de la victoire 15.

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Pourtant, le culte de la vie énergique était déjà, à cette époque, aussi dépassé que le racisme explicite qui inspi­ rait, antérieurement, l’idéologie impérialiste. Par son aspect flamboyant et ses plaidoyers réactionnaires en faveur d’une conduite pure et morale, MacArthur était, en fait, un anachronisme vivant. Parce que l’impérialisme américain se parait de valeurs libérales, le culte des « arts virils » demeura le seul apanage de l’idéologie d’extrême droite. Dans les années 1960, les réactionnaires vantèrent le sport, « forteresse qui résista aux assauts des éléments radicaux 16 », selon les termes de l’entraîneur de l’équipe de football de l’université de l’État de Washington, « l’une des rares gouttes de colle qui cimentent encore la société », disait Spiro Agnew 17. Max Rafferty, l’inspec­ teur en chef des écoles publiques de Californie, procla­ mait que « la tâche des entraîneurs sportifs est de transformer en hommes les jeunes garçons à peine sortis des jupons de leurs mères ». Pour tenter de se rassurer lui-même sans doute, il affirmait que « l’amour des sports de compétition loyale est trop profondément ancré dans l’âme américaine, fait trop partie intégrante de la trame de notre libre peuple pour jamais se sou­ mettre à ces barbus à l’œil sauvage qui brûlent leur livret militaire, qui haïssent et envient l’athlète parce qu’il est ce qu’ils ne pourront jamais être – un homme 18 ».

Loyauté et compétition

Ce genre de déclarations a fait l’objet d’une attaque nourrie de la part des critiques sportifs de gauche. Ce faisant, les radicaux démontrent, une fois encore, leur ineptie. Alors qu’ils se veulent une menace révolution­ naire au statu quo, ils se contentent, en réalité, de criti­ quer des valeurs déjà périmées et des formes du

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capitalisme américain depuis longtemps dépassées. La critique du sport par la gauche fournit l’un des exemples les plus frappants du caractère essentiellement confor­ miste de la « révolution culturelle » à laquelle elle s’iden­ tifie. Si l’on en croit Paul Hoch, Jack Scott, Dave Meggyesy et autres critiques de la culture, le sport est un « miroir » de la société, inculquant aux jeunes les valeurs dominantes 19. En Amérique, le sport et l’athlétisme organisés enseignent le militarisme, l’autoritarisme, le racisme et le sexisme, perpétuant ainsi « la fausse conscience » des masses. Ils sont un « opium » du peuple, le distrayant des vrais problèmes qui le concernent, en lui présentant un « monde de rêves » fascinant et brillant. Ils stimulent la rivalité sexuelle entre mâles - encouragée par les « vierges vestales » qui se trémoussent autour du terrain - et empêchent ainsi le prolétariat de parvenir à une solidarité révolutionnaire contre ses oppresseurs. La compétition sportive contraint le « ça orienté vers le plai­ sir » à se soumettre à « l’hégémonie du moi réprimé » ; elle préserve ainsi la famille conjugale - forme fonda­ mentale de l’autoritarisme - et détourne l’énergie sexuelle au profit de la morale du travail. Pour toutes ces raisons, elle doit faire place « aux sports où chacun participe ». Si tous les gens « avaient un travail créateur et satisfaisant, ils ne chercheraient pas à se nourrir des pseudo-satisfactions que procure l’enthousiasme fana­ tique ». Cette accusation est choquante, d’abord parce qu’elle présume que les radicaux comprennent les besoins et les intérêts des masses mieux quelles-mêmes ne le peuvent ; ensuite parce quelle bafoue tous les principes de l’analyse sociale. Elle confond socialisation et endoctrinement, et prend pour argent comptant les déclarations les plus

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réactionnaires, comme si les athlètes faisaient automati­ quement leurs les opinions de droite de certains de leurs porte-parole et conseillers. Il est vrai que le sport joue un rôle dans la socialisation, mais les principes qu’il enseigne ne sont pas nécessairement ceux que les entraî­ neurs et les professeurs d’éducation physique cherchent à inculquer. La théorie du sport, miroir de la société, comme toute interprétation réductionniste de la culture, ne prend pas en considération l’autonomie des traditions culturelles. Dans le domaine du sport, celles-ci se trans­ mettent d’une génération de joueurs à la suivante et, bien qu’il soit effectivement le reflet de valeurs sociales, l’athlétisme ne peut être complètement assimilé à ces dernières. De fait, il résiste à l’assimilation mieux que nombre d’autres activités, car les jeux appris dans la jeu­ nesse ont leurs propres exigences ; ils inspirent une loyauté pour le jeu lui-même, plutôt que pour les pro­ grammes que les idéologues veulent leur imposer. De toute façon, les valeurs réactionnaires prétendu­ ment perpétuées par le sport ne reflètent plus du tout les principales exigences du capitalisme américain. Une société de consommateurs n’a pas plus besoin du support d’une idéologie prônant le racisme, la virilité et la valeur des armes que de la morale protestante du travail. Inté­ rieurement, le racisme avait donné une justification idéo­ logique au colonialisme et aux systèmes de travail arriérés, fondés sur l’esclave et le péon. Ces formes d’exploitations reposaient sur l’appropriation directe et flagrante de la plus-value par la classe dominante. Pour justifier son pouvoir, celle-ci clamait qu’en raison de leur infériorité raciale ou culturelle, ces travailleurs n’étaient pas capables de se gouverner eux-mêmes, qu’ils avaient besoin de la protection de leurs maîtres, et que celle-ci

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leur était bénéfique. Le racisme et le paternalisme consti­ tuaient les deux faces du « fardeau de l’homme blanc » (« White man’s burden ») cher à Kipling. Le capitalisme a peu à peu remplacé les formes directes de domination par le marché libre. Dans les pays industriellement avancés il a converti le serf ou l’esclave en travailleur émancipé. Il a également révolutionné les relations coloniales ; au lieu d’imposer un régime mili­ taire aux colonies, les nations industrielles gouvernent à présent par l’intermédiaire du système des « Étatsclients », ostensiblement souverains, qui font régner l’ordre à leur place. Ces changements ont rendu de plus en plus anachroniques le racisme et l’idéologie de la conquête militaire qui convenaient à une étape anté­ rieure de l’impérialisme. Aux États-Unis, la transition du chauvinisme de Theodore Roosevelt au néo-colonialisme libéral du prési­ dent Woodrow Wilson signala le dépassement de l’ancienne idéologie fondée sur la suprématie anglosaxonne. De même, l’effondrement du « racisme scienti­ fique » dans les années 1920 et 1930, l’intégration raciale des forces armées pendant la guerre de Corée, et la lutte contre la ségrégation dans les années 1950 et I960, mar­ quèrent un changement culturel profond né d’une trans­ formation des modes d’exploitation. Bien entendu, le rapport entre la vie matérielle et l’idéologie n’est jamais simple, surtout dans le cas d’une conception du monde aussi irrationnelle que le racisme. De toute façon, ce der­ nier continue à prospérer dans les faits, sans l’aide d’une théorie raciale. Et l’on peut résumer la phase la plus récente de ce problème aux États-Unis en disant que l’effondrement du racisme légal dans le Sud a été immé­ diatement suivi par la « découverte » d’un racisme de fait dans le Nord, qui s’abrite sous l’aile de la tolérance. Quoi

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qu’il en soit, l’idéologie de la suprématie blanche ne semble plus servir aucune fonction sociale importante. « La phallocratie martiale », ainsi baptisée par Paul Hoch, est également hors de propos à l’âge de la guerre technologique. De plus, l’éthique militaire exigeait du soldat ou de l’athlète qu’il se soumît à une discipline commune, et qu’il se sacrifiât pour le bien d’une cause transcendante ; or cette morale est elle-même atteinte par l’effritement général de la loyauté que l’individu porte aux organisations, perçues comme des ennemies, y compris celle dans laquelle il travaille. La loyauté envers le groupe ne tempère la compétition ni dans le sport, ni dans les affaires. L’individu cherche à exploiter l’organisation à son propre avantage et à pro­ téger ses intérêts au détriment, non seulement des struc­ tures rivales mais de ses propres coéquipiers. Tout comme l’homme de l’organisation, l’homme d’équipe est devenu un anachronisme. Il faut examiner de plus près l’affirmation selon laquelle le sport encourage un esprit de compétition malsain. En effet, dans la mesure où il évalue la performance individuelle par rapport à un niveau d’excellence objectif, il favorise la coopération au sein de l’équipe, et impose une certaine loyauté dans le jeu ; le sport discipline l’esprit de compétition auquel il donne expression. La crise qu’il traverse aujourd’hui, ne provient ni de la persistance de « l’éthique martiale », ni du culte de la victoire, ni même de l’obsession de la performance (« credo dominant des sports » comme s’entêtent à dire certains critiques20), mais de la désinté­ gration des conventions qui, jadis, restreignaient les riva­ lités alors même quelles les glorifiaient. Le dicton de George Allen - « Gagner n’est pas le plus important, c’est la seule chose qui compte » - représente

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la dernière défense de l’esprit d’équipe contre sa détério­ ration. Généralement cité comme preuve de l’hypertro­ phie de la compétition, ce genre d’affirmation peut, au contraire, la garder dans les limites raisonnables. L’intru­ sion du marché, aux quatre coins de la scène sportive, y recrée tous les antagonismes de la société capitaliste contemporaine. Les salaires fabuleux versés aux sportifs et la qualité de vedette, instantanément conférée à cer­ tains par les médias, a donné lieu à une compétition à couteaux tirés entre les organisations sportives. Il n’est donc pas étonnant que la compétition soit devenue le thème principal des critiques de plus en plus nombreuses dirigées contre le sport. Aujourd’hui, les gens associent la rivalité à l’agression sans frein ; il leur est difficile de concevoir une situation de compétition qui ne conduise pas directement à des pensées de meurtre. Kohut décrit ainsi l’un de ses malades : Alors qu’il n’était encore qu’enfant, il s’était mis à craindre la compétition, investie émotionnellement, par peur des fantasmes sous-jacents (presque hallucinatoires) dans lesquels il exerçait un pouvoir absolu et sadique.

Après avoir interviewé et analysé des étudiants de l’université de Columbia, Herbert Hendin conclut : « Ils ne pouvaient concevoir aucune compétition qui ne pro­ voquât l’annihilation de quelqu’un21. Que de telles peurs soient fréquentes permet d’expli­ quer pourquoi la rivalité met les Américains si mal à l’aise, à moins qu’il soit bien spécifié qu’il importe peu de gagner ou perdre et que le jeu, lui-même, est sans importance. C’est parce qu’on identifie la compétition au désir de détruire l’adversaire que Dorcas Butt a for­ mulé ses accusations. Selon elle, les sports de compéti­ tion ont fait de nous une nation de militaristes, de

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fascistes, et de prédateurs égoïstes ; ils auraient aussi encouragé « un manque d’esprit sportif » dans les rela­ tions sociales, et détruit la coopération et la compassion. C’est cette même identification qui inspire à Paul Hoch cette lamentation : « Pourquoi se préoccuper de marquer des points et de gagner ? Ne serait-il donc pas suffisant de s’amuser, tout simplement ? » C’est, en toutes proba­ bilités, encore cette même équation qui motive le désir de Jack Scott de trouver un « équilibre » convenable entre la rivalité et la coopération. « Le sport de compéti­ tion est en danger, écrit-il, lorsque la balance penche du côté de la compétition. » Un athlète doit chercher à s’accomplir, selon Scott, mais pas « aux dépens de luimême ou des autres 22 ». À l’origine de ces propos gît la conviction que l’excellence, de fait, s’atteint au détriment d’autrui ; la compétition tend à devenir meurtrière à moins d’être tempérée par la coopération ; et la rivalité sportive, si elle n’est pas contrôlée, exprimera la rage inté­ rieure que l’homme contemporain cherche désespéré­ ment à étouffer.

Bureaucratie et « travail en équipe »

Le mode prédominant d’interaction sociale est, de nos jours, la coopération antagoniste, selon les termes de David Riesman dans La Foule solitaire ; cela signifie que le culte du travail en équipe masque une lutte pour sur­ vivre à l’intérieur des organisations bureaucratiques. Dans le domaine du sport, la rivalité entre équipes, désormais incapables de faire appel aux loyautés régio­ nales ou locales, se réduit à une lutte pour une part de marché, réplique des rivalités entre entreprises indus­ trielles et commerciales. Le sportif professionnel se soucie

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peu que son équipe gagne ou perde (puisque les perdants touchent une partie des recettes) pourvu qu’elle continue à fonctionner. Le professionnalisme dans le sport, et son extension aux universités - qui servent maintenant de terrains de chasse aux clubs professionnels à l’affût de bons joueurs - ont miné l’ancien « esprit d’école » et donné naissance, chez les athlètes, à une vision totalement mer­ cantile de leur art. Ils écoutent avec un cynisme amusé les prêches des entraîneurs de l’ancienne école et n’acceptent pas volontiers une discipline autoritaire. Leurs changements fréquents, d’un club et d’une localité à l’autre, suivant les contrats qu’on leur offre, sape la fidélité tant des joueurs que des spectateurs, et rend dif­ ficile d’ancrer « l’esprit d’équipe » dans un patriotisme local23. Dans une société bureaucratique, la fidélité à une organisation perd de sa force. Si les sportifs s’appliquent encore à subordonner leurs propres perfor­ mances à celles de l’équipe, ce n’est pas parce que celleci, en tant qu’entité, transcende les intérêts individuels, mais simplement pour conserver des rapports harmo­ nieux avec leurs collègues. Dans la mesure où il distrait les foules, le sportif cherche avant tout à promouvoir son propre intérêt, et vend ses services au plus offrant. Les meilleurs se transforment en célébrités ; ils deviennent alors des supports publicitaires et touchent des sommes qui dépassent souvent leurs salaires déjà élevés.

Les sports et l’industrie du divertissement

La sécularisation du sport commença dès qu’on l’enré­ gimenta au service du patriotisme et de la formation du caractère ; mais le processus ne s’acheva que lorsque

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l’activité physique organisée devint un objet de consom­ mation de masse. La création dans les universités privées de la côte Est des États-Unis, dites de l’Ivy League (Prin­ ceton, Yale, etc.) de sections d’éducation physique riche­ ment dotées en constitua le premier stade. Ce mouvement se répandit dans les grandes universités publiques et privées à travers tout le territoire, puis s’infiltra dans l’ensemble du système d’éducation secon­ daire. La bureaucratisation des carrières dans les affaires entraînait une valorisation sans précédent de la compéti­ tion et de la volonté de gagner. Mais elle stimula le déve­ loppement du sport de bien d’autres façons. En effet, il devint indispensable, pour faire une bonne carrière pro­ fessionnelle, d’acquérir des diplômes ; ainsi se développa une large masse d’étudiants d’un style nouveau : totale­ ment inintéressés par les études supérieures, ils étaient néanmoins forcés d’en entreprendre pour des motifs purement économiques. Des programmes d’éducation physique à grande échelle permirent aux universités, qui se disputaient alors ces étudiants, de les attirer et de les divertir lorsqu’ils étaient inscrits. D’après Donald Meyer, dans les dernières années du XIXe siècle, une « culture des anciens élèves » se forma autour de clubs, de fraterni­ tés, de bureaux de liaison, de réunions d’anciens, de mar­ ches de football et de campagnes de dons. Elle répondait aux besoins des universités de récolter de l’argent en grande quantité et d’attirer « une clientèle pour laquelle les études n’avaient pas grande signification, mais qui n’était pas prête à lâcher dans le monde ses fils de dixhuit ans, à la sortie des écoles secondaires24 ». Ainsi, Frederick Rudolph remarque qu’à l’université de Notre Dame, « les sports de compétition... furent délibérément développés dans les années 1890, pour favoriser le recrutement des étudiants». Déjà, en 1878, McCosh,

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président de l’université de Princeton, écrivait à un ancien élève, dans le Kentucky : Vous nous rendriez un très grand service si vous vouliez bien attirer l’attention des lecteurs des journaux de Louisville sur notre université... Nous devons persévérer dans nos efforts pour recruter des étudiants dans votre région... M. Brand Ballard, capitaine de l’équipe de football qui a battu Harvard et Yale, nous a fait gagner une excellente réputation.

Afin de recevoir les hordes toujours grandissantes de spectateurs, les universités construisirent de somptueux équipements sportifs, avec l’aide, parfois, des commer­ çants locaux qui y trouvaient leur compte. Ces immenses gymnases et stades étaient souvent construits dans le style impérial prétentieux du début du XXe siècle. Les grosses sommes investies dans le sport exigèrent, à leur tour, un flot de victoires ininterrompues ; on commença à se préoccuper d’efficacité, on établit des systèmes, on rationalisa pour minimiser les risques. Les innovations de Walter Camp à Yale mirent l’accent sur l’exercice, la discipline et le travail d’équipe25. À mesure que les acti­ vités sportives prenaient le caractère d’une industrie, on sentit le besoin de leur donner une « direction scienti­ fique » et de se doter d’un personnel d’encadrement plus étoffé, afin de coordonner les actions d’un nombre crois­ sant d’individus. Dans beaucoup de sports, le nombre d’entraîneurs, de moniteurs, de médecins et d’experts en relations publiques vint à dépasser celui des joueurs. La direction accumula des éléments et données statistiques de plus en plus détaillés, afin de mesurer l’efficacité des systèmes et de maîtriser l’incertitude de la victoire. Entourée d’un vaste appareil d’information et de promo­ tion, la compétition apparaît alors presque secondaire, par rapport à la coûteuse préparation de sa mise en scène.

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L’ascendance prise par une nouvelle sorte de journa­ lisme créée par Hearst et Pulitzer, vendant du sensation­ nel plutôt que des nouvelles, contribua au changement du sport amateur en sport professionnel, à l’assimilation de celui-ci à une promotion de vente, et à sa transforma­ tion en une grande industrie. Jusqu’aux années 1920, le sport professionnel était rare, et il attirait peu l’attention du public, presque entièrement concentrée sur le football universitaire amateur. Même le base-ball, le plus ancien des sports professionnels, et le plus structuré, souffrait de ses origines rurales et du fait qu’il était apprécié par la classe ouvrière. Un ancien élève de Yale, se plaignant à Walter Camp de l’importance exagérée du football à son université, ne trouva pas de meilleur moyen d’en montrer le danger qu’en lui disant : Le langage et les scènes dont on est trop souvent témoin [lors des matches de football] sont de nature à dégrader l’étudiant de l’université et à le rabaisser au niveau, ou même plus bas que le joueur de base-ball professionnel courant.

Le scandale des World Series de 1919 confirma la mau­ vaise réputation du base-ball. Mais il amena aussi les réformes de Kenesaw Mountain Landis, le nouveau com­ missaire aux jeux, chargé par les propriétaires de clubs d’assainir la profession et d’en donner une image plus favorable au public. Les réformes de Landi, la réussite des New York Yankees, équipe éminemment respectable et efficace et, enfin, l’idolâtrie dont Babe Ruth fut l’objet, firent du base-ball professionnel « le divertissement numéro un de l’Amérique ». Ruth devint le premier athlète moderne à être « vendu » au public autant pour la pigmentation de sa peau, pour sa personnalité et sa séduction populaire, que pour ses dons remarquables.

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Son attaché de presse était Christy Walsh, qui créa un consortium de « nègres » pour écrire et vendre articles et livres, sous les noms de divers héros sportifs. Il s’arrangea pour que Babe Ruth effectue des tournées à travers tout le pays, soit parrainé, joue dans des films et devienne ainsi une célébrité nationale. Durant les vingt-cinq années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, les entrepreneurs étendirent les tech­ niques de promotion de masse, appliquées d’abord au football amateur universitaire et au base-ball profession­ nel, aux autres sports professionnels, particulièrement au hockey sur glace, au basket-ball et au football. La télévi­ sion accomplit pour ces derniers ce que la radio et la presse avaient fait pour le base-ball : elle leur fit atteindre de nouveaux sommets de popularité - tout en les rédui­ sant au rôle de divertissement. Dans sa récente étude sur le sport, Michael Novak remarque que la télévision a abaissé la qualité du reportage sportif ; en effet, les com­ mentateurs, n’étant plus obligés de décrire ce qui se passe sur le terrain, sont encouragés à adopter le style des amu­ seurs professionnels. Selon Novak, l’invasion du sport par « l’éthique du divertissement » brise les barrières séparant le monde rituel du jeu de la réalité sordide qu’il a pour mission de faire oublier. Des reporters, comme Howard Cosell, lequel personnifie « la virulente passion de dégonfler les réputations », commettent l’erreur d’appliquer aux sports des critères de valeur relevant du reportage politique. De même, les journaux font état de « l’aspect commercial » des sports dans la page qu’ils leur consacrent, alors qu’il devrait apparaître dans la section « économie » ou « affaires ». Il est important, affirme Novak, [...] de garder le sport aussi isolé que possible des affaires, du divertissement, de la

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politique, et même des commérages... Il est essentiel, pour l’esprit humain, de préserver les domaines de la vie qui ne font pas partie de la politique et du travail26.

Cela est particulièrement vrai maintenant que la poli­ tique est devenue « une activité laide et brutale », et le travail (et non le sport) l’opium du peuple. Toujours selon Novak, le sport seul offre un aperçu de « ce qui est réel ». Il se déroule dans un « univers hors du temps » qui doit être rigoureusement préservé de la corruption environnante.

Le loisir comme évasion Le véritable admirateur voue au sport un respect authentique ; mais il découvre que celui-ci est corrompu de l’intérieur par « l’éthique du divertissement ». Sa colère angoissée jette sur la dégradation du sport une lumière plus crue que les critiques de gauche qui veulent abolir la compétition, réduire le sport à un exercice salubre, et en promouvoir une conception plus « coopé­ rative » ; ce qu’ils veulent, en d’autres termes, c’est faire du sport un instrument de thérapie tant sociale que per­ sonnelle. Pourtant, l’analyse de Novak minimise l’éten­ due du problème et n’en décèle pas la véritable cause. Dans une société dominée par la production et la consommation d’images, aucun aspect de la vie ne peut longtemps rester à l’abri de l’invasion du spectacle. On ne peut pas non plus rendre l’esprit systématiquement critique ou satirique responsable de cette invasion. De manière paradoxale, celle-ci prend précisément naissance dans la tentative qui est faite de créer un domaine du loisir qui ne serait pas contaminé par le monde du travail

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et de la politique. De par sa nature même, le jeu s’est toujours séparé de la vie quotidienne du travail ; cela ne l’empêche pas de conserver une relation organique avec la vie de la communauté ; il a en effet le pouvoir de rehausser les couleurs de la réalité et d’offrir une repré­ sentation convaincante des valeurs du groupe social. Les relations traditionnelles liant les jeux, les rituels et les fêtes publiques donnent à penser que, bien que les pre­ miers se déroulent dans des limites arbitrairement fixées, ils sont néanmoins ancrés dans des pratiques communes auxquelles ils donnent une expression objective. Plutôt qu’une évasion de la réalité, jeux et sports de compétition en présentent un commentaire poétique. C’est précisé­ ment lorsqu’ils viennent à être appréciés uniquement comme une forme d’évasion que les jeux perdent le pou­ voir de la donner. L’apparition, dans l’histoire, du loisir conçu comme évasion coïncide avec une organisation sous forme d’une extension de la production des biens et services. Les mêmes forces qui ont structuré l’usine et le bureau se sont emparées du loisir et l’ont réduit au rôle d’accessoire de l’industrie. Ce qui a donc dominé le sport n’est donc pas tant le désir exagéré de gagner que le besoin déses­ péré d’éviter la défaite. Ce ne sont pas les joueurs mais les entraîneurs qui dirigent le jeu, tandis que toute une bureaucratie s’efforce d’en contrôler les composantes afin d’éliminer le risque et l’incertitude, qui sont pourtant essentiels à la réussite rituelle et poétique de toute com­ pétition. Lorsque la spontanéité disparaît du sport, celuici n’est plus en mesure d’inspirer les joueurs et les specta­ teurs, et ne peut plus leur donner accès à un plus haut degré d’intensité de vie. La prudence, la circonspection et le calcul, si prépondérants dans la vie quotidienne et

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si contraires à l’esprit du jeu, gouvernent le sport comme tout le reste. Alors qu’il déplore l’assujettissement du sport au divertissement, Novak accepte, comme allant de soi, la séparation du travail et du loisir. Or, c’est cette coupure qui, au premier chef, a provoqué l’invasion du jeu par les critères du monde du travail quotidien. Novak ne voit pas que la dégradation du jeu est née de l’avilissement du travail, qui fit surgir à la fois le besoin et l’occasion de créer des « amusements » commercialisés. Comme Huizinga l’a montré, c’est lorsque le jeu disparaît du droit, de la conduite de l’État et des autres composantes de la culture, que l’individu se tourne vers lui, non pour participer à la reconstitution poétique de la vie com­ mune, mais pour y trouver un divertissement et un sti­ mulant. À ce point, jeux et sports, loin d’être pris trop au sérieux comme le crut Huizinga, deviennent, au contraire, « une chose sans conséquence ». Edgar Wind a montré, dans son analyse de l’art moderne, que la banalisation de l’art se trouvait déjà en germe dans son exaltation moderniste : « L’expérience sera plus intense si l’art projette le spectateur loin des habitudes et des préoccupations habituelles 27. » L’esthé­ tique moderniste scelle le statut socialement marginal de l’art ; en même temps, elle en permet l’invasion par la commercialisation du mode esthétique. En vertu d’une logique étrange mais inexorable, ce processus trouve son point culminant dans le postmodernisme qui exige l’abo­ lition de l’art et son assimilation à la réalité. Le dévelop­ pement du sport suit le même modèle. Les tentatives faites pour créer un domaine séparé de jeu pur, totale­ ment isolé du monde du travail, ont donné naissance à son opposé. C’est ainsi que, suivant la formulation qu’en donne Cosell, on a insisté pour que « le sport ne soit pas

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isolé et tenu séparé de la vie, un « pays des merveilles » particulier où tout est pur et sacré, et au-dessus de tout soupçon 28 » ; on a demandé qu’il soit considéré comme une entreprise comme n’importe quelle autre, soumis aux mêmes critères et aux mêmes examens. Les points de vue représentés par Novak et Cosell sont liés de manière symbiotique et proviennent d’un même développement historique : l’émergence du spectacle comme forme d’expression dominante de la culture. Ce qui avait com­ mencé comme une volonté de conférer au sport une signification religieuse, et même d’en faire un substitut de plein droit de la religion, aboutit à sa démythification, et à son assimilation au monde du divertissement.

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Décadence

du système éducatif

Propagation de l’abrutissement

L’extension de la scolarité aux groupes sociaux qui en étaient jadis exclus est l’un des phénomènes les plus frap­ pants de l’histoire moderne. Les développements qui se sont produits dans ce domaine en Europe occidentale et aux États-Unis, dans le courant des deux derniers siècles, donnent à penser que l’éducation de masse constitue l’un des principaux fondements de la croissance écono­ mique ; dans le reste du monde, les modernisateurs tentent de faire de même. La foi dans le pouvoir mer­ veilleux de l’enseignement est l’une des composantes les plus durables du progressisme ; elle fut assimilée même par les idéologies hostiles à ce dernier. Pourtant, la démo­ cratisation de l’enseignement n’a pas accompli grandchose qui justifie cette foi. Elle n’a ni permis au peuple dans son ensemble de mieux comprendre la société moderne, ni amélioré la qualité de la culture populaire, ni enfin réduit l’écart entre riches et pauvres. En revanche, elle a contribué au déclin de la pensée critique et à l’abaissement des niveaux intellectuels. Cette situa­ tion nous oblige à nous demander si l’éducation de masse, en fait - et comme les conservateurs l’ont tou­ jours affirmé - n’est pas incompatible avec le maintien d’un enseignement de qualité.

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Qu’ils soient conservateurs ou radicaux, les critiques du système éducatif s’accordent sur un point essentiel : les critères d’excellence intellectuelle sont, par nature, éli­ tistes. Les radicaux attaquent l’enseignement tel qu’il est pratiqué, parce qu’il perpétue une culture littéraire démodée, un mode de penser « linéaire » lié à la chose écrite, qu’il s’efforce d’imposer aux masses. Dans cette perspective, les efforts effectués pour maintenir un bon niveau d’expression littéraire et de cohérence logique ne serviraient qu’à maintenir dans l’ignorance la vaste majo­ rité de la population. Ainsi, sans le vouloir, en matière d’enseignement, le radicalisme fait écho au conserva­ tisme. Ce dernier postule que les gens du peuple ne peuvent espérer maîtriser l’art du raisonnement ou par­ venir à s’exprimer clairement ; les familiariser de force à l’enseignement secondaire ou universitaire aboutit inévi­ tablement à l’abandon des critères intellectuels rigou­ reux. Les radicaux adoptent, en réalité, le même point de vue, mais justifient l’abaissement des niveaux d’ensei­ gnement, étape nécessaire sur la voie de l’émancipation culturelle des opprimés. Contraints de choisir entre ces deux positions, ceux qui croient que la pensée critique est une précondition indispensable à toute amélioration sociale ou politique pourraient bien être amenés à désespérer de la possibilité même d’un progrès quelconque, et à se ranger du côté des conservateurs : ceux-ci sont au moins capables d’identifier la détérioration de l’intellect quand elle appa­ raît, comme le nez au milieu du visage, et ils ne tentent pas de la déguiser en libération. Néanmoins, l’interpréta­ tion des conservateurs est beaucoup trop simple. Les niveaux d’enseignement baissent même dans les universi­ tés de Harvard, Yale et Princeton, qu’on ne peut guère qualifier d’institutions d’éducation de masse 1.

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« Les professeurs de Harvard ne s’intéressent pas à l’enseignement », déclare un rapport rédigé par un comité de ces mêmes professeurs. Selon une étude sur l’éducation générale à l’université de Columbia, les ensei­ gnants ont perdu « tout bon sens lorsqu’il s’agit d’évaluer le degré d’ignorance qui est inacceptable ». En consé­ quence, « des étudiants lisant Rabelais croient que les troubles sociaux qu’il décrit se réfèrent à la révolution de 1789. Une classe de vingt-cinq élèves n’avait jamais entendu parler du complexe d’Œdipe - ni d’Œdipe luimême. Un seul étudiant d’une classe de quinze connais­ sait la décennie, sinon la date, au cours de laquelle s’était produite la révolution russe. » On ne doit pas cependant attribuer le déclin des connaissances uniquement à l’échec du système d’éduca­ tion. Dans la société moderne, l’école sert surtout à former les gens à travailler ; or, la plupart des professions, même à des niveaux de rémunération élevés, n’exigent plus un haut niveau de compétence technique ou intel­ lectuelle. Elles sont principalement une routine et demandent si peu d’initiatives et d’esprit inventif que quiconque réussit les études appropriées se trouve sur­ qualifié par rapport à la plupart des postes disponibles. On voit que la détérioration du système d’éducation reflète des conditions sociales où l’initiative, l’esprit d’entreprise et le besoin psychologique de réussir ne sont plus de mise. Contrairement aux affirmations de la plupart des théoriciens de l’éducation, et de leurs alliés des sciences humaines, la société industrielle avancée ne repose plus sur une population conditionnée à désirer la réussite. Elle exige plutôt un peuple abruti, résigné à effectuer un tra­ vail sans intérêt et de mauvaise qualité, et disposé à ne chercher satisfaction que dans les heures consacrées au

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loisir. C’est tout au moins ce que croient, sans toujours le dire, ceux qui tiennent en main la plus grande partie du pouvoir en Amérique. Comme Richard P. Blackmur en faisait la remarque en 1954 : La crise de notre culture tire son origine de la fausse croyance selon laquelle la société ne réclame que peu d’esprits capables de créer et de faire fonctionner les machines, mais exige, en revanche suffisamment de nou­ veaux illettrés pour que les autres machines - celles des mass media - puissent les exploiter. C’est sans doute la forme de société la plus coûteuse et la plus gaspilleuse de talents que l’espèce humaine ait jamais créée 2.

Le bien-fondé de l’analyse de Blackmur n’a fait que se confirmer avec le temps. Il écrivait à la veille d’une expansion sans précédent des institutions universitaires, mais il sut voir au-delà ; il a prédit le reflux du nombre des étudiants et la dépression qui affecte le milieu univer­ sitaire depuis les années 1970. Il a associé ce phénomène au surplus de talents, endémique dans la société indus­ trielle moderne. L’excès de qualifications qui se manifeste dans le proléta­ riat universitaire d’Europe occidentale [c’est-à-dire le nombre sans cesse croissant d’individus sortant des institu­ tions d’études supérieures qui trouvent qu’« il n’y a rien de sérieux à faire pour eux, eu égard à leur formation »] n’est qu’une forme avancée du surplus qui apparaîtra en 1970, au plus tard, en Amérique.

L’économie des États-Unis n’a, en effet, plus besoin d’un grand nombre de travailleurs hautement qualifiés - ce dont témoigne éloquemment le chômage qui sévit de plus en plus sévèrement parmi les gens pourvus de licences, de maîtrises et de doctorats. Dans le même

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ordre d’idées, il faut noter que le pouvoir politique ne cherche plus à s’enrober de justifications philosophiques. Le statu quo n’a même plus besoin d’être défendu par le patriotisme, l’inculcation du sentiment national qui était l’une des tâches traditionnelles les plus importantes de l’école. La détérioration de l’enseignement de l’histoire, des sciences politiques et de la philosophie reflète le statut de plus en plus marginal qu’elles occupent dans l’appareil de contrôle social.

L’atrophie de la compétence L’enseignement traduit donc les profonds change­ ments sociaux, qui sont à la base de l’effondrement du système d’éducation et de la propagation de la stupidité qui en résulte. L’éducation de masse, qui se promettait de démocratiser la culture, jadis réservée aux classes pri­ vilégiées, a fini par abrutir les privilégiés eux-mêmes. La société moderne, qui a réussi à créer un niveau sans pré­ cédent d’éducation formelle, a également produit de nouvelles formes d’ignorance. Il devient de plus en plus difficile aux gens de manier leur langue avec aisance et précision, de se rappeler les faits fondamentaux de l’his­ toire de leur pays, de faire des déductions logiques, de comprendre des textes écrits autres que rudimentaires, et même de concevoir leurs droits constitutionnels. Les traditions populaires d’autonomie de l’individu ont fait place à des connaissances ésotériques gérées par des experts ; comment ne pas croire, dès lors, qu’une compé­ tence suffisante dans quelque domaine que ce soit, y compris l’art de se gouverner soi-même, est hors de la portée de l’homme ordinaire ? Les niveaux scolaires baissent, les victimes d’un enseignement médiocre en

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viennent à croire à la mauvaise opinion que les experts ont de leurs capacités ; pendant ce temps, les pédagogues se plaignent d’avoir des élèves à qui on ne peut rien enseigner. Des études répétées permettent de mesurer le déclin régulier des capacités intellectuelles fondamentales 3. En 1966, les élèves en fin d’études secondaires aux ÉtatsUnis obtenaient une moyenne de quatre cent soixantesept points dans la section verbale du test d’aptitude sco­ laire, ce qui n’était pas particulièrement brillant. Dix ans plus tard, la moyenne tombait à quatre cent vingt-neuf points. Dans la partie mathématique du test, la moyenne passait de quatre cent quatre-vingt-quinze à quatre cent soixante-dix. De nombreux éditeurs ont simplifié les manuels scolaires ; en effet, on se plaignait qu’une nou­ velle génération d’élèves, nourris de télévision, de cinéma, et de ce qu’un pédagogue appelle « les fabricants d’antilangage de notre culture », trouvait les manuels actuels inintelligibles. Certains observateurs attribuent ce déclin des capacités intellectuelles au fait qu’un plus grand nombre d’élèves, en provenance d’ethnies minori­ taires et des classes défavorisées, passent des tests et vont à l’université, ce qui abaisserait le niveau moyen des résultats. Affirmation réactionnaire et erronée, car la pro­ portion de ces étudiants n’a pas changé au cours des dix dernières années. De plus, ce déclin n’est pas particulier aux écoles secondaires et aux institutions intermédiaires entre celles-ci et l’université (Community Colleges et Junior Colleges) ; il atteint aussi les universités presti­ gieuses. Chaque année, 40 à 60 % des étudiants qui entrent à l’université de Californie sont obligés de prendre des cours de rattrapage en anglais. À l’université de Stanford, 25 % seulement des étudiants qui s’inscri­ virent en 1975 parvinrent à réussir l’examen d’anglais de

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cette institution, bien que l’ensemble ait obtenu de bons résultats dans le test d’aptitude scolaire. Dans les écoles secondaires privées, les notes moyennes obtenues dans les tests en mathématiques et en anglais baissèrent de huit et dix points respectivement en une seule année, de 1974 à 1975. Ces études ne font que confirmer ce que sait tout professeur qui a enseigné dans le secondaire ou le supé­ rieur au cours des dix ou quinze dernières années. Même dans les meilleures écoles du pays, l’aptitude de l’élève à se servir du langage, sa connaissance des langues étran­ gères, sa capacité de raisonnement, sa réserve d’informa­ tions historiques, et sa connaissance des grands classiques littéraires ont subi un processus de détérioration impla­ cable. Le doyen de l’université d’Oregon affirme : « Ils lisent moins ; ils ne se sont pas suffisamment exercés à penser et à composer un texte. Le résultat, c’est qu’en entrant aujour­ d’hui dans une salle de classe, on ne peut espérer autant d’un étudiant qu’il y a, disons, quinze ans. C’est une donnée de notre vie professionnelle. » Un professeur de psy­ chologie de l’université de Californie à Los Angeles rapporte que « la presque unanimité des professeurs se plaint de la mauvaise qualité des travaux écrits et des dissertations de leurs élèves et du très grand nombre qui ont besoin de cours de rattrapage ». Un professeur d’anglais de l’université d’Ohio a observé « au cours des trois dernières années, un accroissement du mécontentement des professeurs au sujet du niveau exécrable des étudiants de première et deuxième année ». Cela n’est d’ailleurs pas l’apanage de ces derniers. Les moyennes du Graduate Record Examination, test natio­ nal administré aux étudiants de quatrième année, ont égale­ ment baissé.

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Dans ces conditions, il n est pas surprenant que les Américains connaissent de moins en moins bien leurs propres droits de citoyens. Selon une enquête récente, 47 % d’un échantillon repré­ sentatif de jeunes de dix-sept ans - donc à la veille de pou­ voir voter - ignoraient que chaque État élisait deux sénateurs des États-Unis, fait politique pourtant élémen­ taire. Plus de la moitié des jeunes de dix-sept ans, et plus des trois quarts des garçons et filles de treize ans interrogés, étaient incapables d’expliquer la signification du cinquième amendement à la Constitution qui donne le droit à tout citoyen de ne pas témoigner contre lui-même. Un jeune de dix-sept ans, sur huit, croyait que le président des ÉtatsUnis n’était pas obligé d’obéir aux lois. La moitié des ado­ lescents dans les deux groupes croyaient que c’est le prési­ dent qui nomme les membres des assemblées législatives. 50 % du groupe des treize ans étaient convaincus que la loi interdisait à quiconque de créer un nouveau parti politique. Seuls quelques très rares membres de l’ensemble pouvaient expliquer quelles actions la Constitution permettait au Congrès d’entreprendre pour empêcher le président d’enga­ ger une guerre sans son approbation 4.

S’il est vrai que les électeurs éduqués sont la meilleure défense d’une nation contre l’arbitraire d’un gouverne­ ment, la survie des libertés politiques semble bien com­ promise. Un grand nombre de citoyens américains sont, à présent, persuadés que la Constitution permet au pou­ voir exécutif de devenir arbitraire ; or, les récents événe­ ments politiques, et le renforcement continuel des pouvoirs du président, ne peuvent que consolider cette croyance. Qu’est-il donc arrivé à la république à laquelle nos ancêtres ont tant rêvé ? L’école universelle publique, loin de créer une communauté de citoyens qui se gouver­ neraient eux-mêmes, a contribué à la propagation de

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l’abrutissement intellectuel et de la passivité politique. Les conditions historiques particulières dans lesquelles le système d’éducation moderne a pris son essor, per­ mettent d’expliquer cette anomalie.

Origines du système scolaire moderne

Deux raisons présidèrent à la démocratie de l’éduca­ tion ; il s’agissait, d’une part, de fournir à l’État moderne des citoyens éclairés et, d’autre part, de former une force de travail efficace. Au XIXe siècle, les considérations poli­ tiques prédominèrent ; les réformes de l’éducation allèrent de pair avec l’extension du droit de vote, la sépa­ ration de l’Église et de l’État, et l’établissement d’institu­ tions républicaines. Comme ces autres innovations, le système d’école communale tire son origine de la révolu­ tion démocratique, qui créa un nouveau type de citoyen­ neté fondée sur l’égalité devant la loi et sur un gouvernement aux pouvoirs limités - un « gouvernement régi par les lois, non par les hommes ». Selon la théorie de la république exprimée dans les premiers temps, le citoyen modèle saurait quels étaient ses droits et il les défendrait contre les empiétements de ses concitoyens ou de l’État. Les démagogues ne pourraient le berner et il ne se laisserait pas intimider par l’érudition obscure des sages professionnels. Les appels à l’autorité ne l’impres­ sionneraient pas. Toujours à l’affût du mensonge, il aurait, en outre, acquis une vraie connaissance des motifs réels des actions humaines, des principes de raisonne­ ment critique, ainsi que du langage et de son utilisation ; il serait donc à même de détecter la fraude intellectuelle, sous quelque forme qu’elle se présentât.

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Pour former ce citoyen exemplaire, il fallait de toute évidence un nouveau système d’éducation - mais il était encore plus important, dans l’esprit de ces théoriciens de la république, d’établir d’abord une nation de petits propriétaires terriens et une distribution des richesses aussi équitable que possible. Au dire de Jefferson, le but de l’éducation dans un régime républicain était « de dif­ fuser les connaissances plus largement dans la masse du peuple ». L’accent était mis sur ce que le XVIIIe siècle aurait appelé « les connaissances utiles » – et tout parti­ culièrement l’histoire ancienne et moderne. Jefferson espérait que celle-ci enseignerait aux jeunes à juger « les actions et les desseins des hommes, à percer l’ambition sous quelque déguisement qu’elle prenne et à lutter vic­ torieusement contre ses projets 5 ». Si l’on compare la jeune société américaine des pre­ miers temps avec les États plus « arriérés » politiquement, on saisit mieux les conditions sociales que l’éducation sous la république avait pour mission de combattre. En France, par exemple, la révolution de 1789 ne mit pas fin à l’abrutissement végétatif des masses qui, aux yeux des réformateurs, constituait le principal obstacle au pro­ grès. Selon eux, la population rurale était non seulement analphabète, mais toujours attachée de façon irration­ nelle aux coutumes ancestrales, et chevillée aux supersti­ tions. Michel Chevalier termina son étude de la société américaine, écrite dans les années 1830, par une série d’observations qui éclairent brillamment les problèmes. Selon lui, le progrès de la race humaine peut être conçu sous forme d’une « initiation » progressive des masses aux découvertes intellectuelles, aux « conquêtes de l’esprit humain », qui commencèrent avec la Réforme. En Amé­ rique, « les grandes découvertes des sciences et des arts » avaient déjà été « exposées au regard du peuple et placées

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à portée de tous ». La France, en revanche – et tout spé­ cialement la paysannerie française -, présentait l’image d’une ignorance ancestrale persistante. Étudiez la population de nos campagnes, sondez le cer­ veau de nos paysans, et vous verrez que le mobile de tous leurs actes résulte du mélange informe des paraboles bibliques, avec les vieilles légendes d’une superstition gros­ sière. Faites la même opération sur le former américain, et vous trouverez que les grandes traditions de la Bible s’allient dans sa tête assez harmonieusement avec les préceptes de la science nouvelle posée par Bacon et Descartes, avec les prin­ cipes d’indépendance morale et religieuse promulgués par Luther et, avec les idées plus modernes d’indépendance politique. C’est un initié6.

Puis, Chevalier remarque que le fermier américain possède une morale sexuelle plus élevée et une vie fami­ liale plus tranquille. Dans la vie politique, constate-t-il également, la masse américaine est arrivée à un état d’initiation supérieure à celui de la masse européenne, car elle n’a pas autant besoin d’être gouvernée, chaque homme ici porte, en lui, à un plus haut degré le principe du gouvernement de lui-même, y est plus propre à intervenir dans les affaires publiques.

Selon Chevalier, la différence se remarquait également dans la vie économique : l’ouvrier américain travaillait mieux, en grande partie parce qu’il comptait sur luimême et se respectait profondément.

De la discipline industrielle à la sélection des travailleurs

Ces observations ne manquent pas d’ironie lorsqu’on constate qu’elles furent publiées au moment même où la

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situation qui régnait en Europe s’apprêtait à se repro­ duire aux États-Unis, à cause de l’immigration massive de travailleurs et de paysans européens. Débutant avec les Irlandais dans les années 1840, la grande vague d’immigration d’éléments politiquement arriérés, comme on les appelait communément, aiguisa une peur, déjà rampante dans la pensée sociale des Américains ; les États-Unis n’allaient-ils pas être envahis par la lutte des classes, la pauvreté héréditaire et le despotisme politique, modèles haïs du vieux monde ? Dans ce climat d’anxiété, des réformateurs en matière d’éducation, tels Horace Mann et Henry Barnard parvinrent à se faire entendre. Ils proposaient d’instituer un système national de scola­ rité obligatoire, et d’élargir le programme au-delà de la formation purement intellectuelle envisagée par les réfor­ mateurs antérieurs. À partir de ce moment, le problème de l’acculturation des immigrants demeura au centre des préoccupations de l’éducation américaine. « L’américani­ sation » devint le modèle spécifique de la scolarité, conçue comme une initiation à la culture moderne. Parce qu’elle se présentait sous cette forme, l’école américaine, à la différence de la scolarité européenne, fit une très grande place, dans son programme, aux activités de nature extrascolaire. L’objectif démocratique, qui consis­ tait à donner aux masses accès à la culture, se traduisit, en pratique, par le souci de faire de l’éducation une forme de contrôle social. Déjà, dans les années 1830, l’école communale se présentait, en partie, comme un moyen de décourager subtilement les masses d’aspirer à la « culture ». Lorsqu’ils sollicitaient l’appui du public, les réforma­ teurs du XIXe siècle faisaient appel à deux sortes d’argu­ ments. D’une part, ils faisaient valoir que l’école, guidée par des professionnels qualifiés, faciliterait la mobilité

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sociale et la disparition progressive de la pauvreté ; d’autre part, ils faisaient miroiter l’espoir, tout différent, que le système scolaire préserverait l’ordre social en décourageant des ambitions disproportionnées à la condition et aux espérances des élèves. Ce dernier argu­ ment devait probablement paraître plus séduisant aux riches bienfaiteurs et aux officiels que le premier. L’un et l’autre aboutissaient aux mêmes conclusions : il était du plus grand intérêt pour la société d’organiser un système de scolarité obligatoire et universel, qui isolerait l’élève des autres influences et le soumettrait à un régime codi­ fié ; il fallait également que l’appareil fut géré par une bureaucratie professionnelle centralisée. Cela dit, il ne faudrait pourtant pas exagérer les diffé­ rences entre les systèmes d’éducation publique en Amé­ rique et en Europe. Les Européens, eux aussi, se préoccupaient de dispenser des cours d’instruction morale et civique. Dans l’ensemble, les buts étaient les mêmes des deux côtés de l’Atlantique : former des citoyens autonomes, diffuser les principes élémentaires de la culture moderne, et éveiller la mentalité routinière et arriérée des populations rurales ; il s’agissait aussi d’unifier la nation en éliminant les diversités régionales et linguistiques, d’inculquer un sens patriotique chez l’élève et de faire naître en lui une loyauté envers les principes de 1789, de 1776 en Amérique, de la glorieuse révolution anglaise, ou de quelque autre événement sym­ bolisant la naissance de la nation. On voit donc que les deux systèmes, dès le début, amalgamèrent des notions démocratiques et non démocratiques. Ces dernières devinrent de plus en plus prononcées, au fur et à mesure que les objectifs politiques de l’éducation publique cédèrent la place au souci d’accommoder les objectifs industriels.

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En un premier temps, les commentateurs du XIXe siècle crurent que « l’initiation politique » et « l’ini­ tiation économique » étaient intimement liées. Ils consi­ déraient la formation professionnelle pour travailler dans l’industrie comme un prolongement de l’éducation à donner au futur citoyen de la république. Il leur sembla que les habitudes et traits de caractère qui faisaient d’un individu un bon citoyen - autonomie, respect de soimême, ouverture d’esprit - étaient également essentiels au bon travailleur. En apportant la culture moderne aux masses, le système scolaire leur inculquerait aussi une « discipline industrielle », prise dans son sens le plus large. De nos jours, cette expression est chargée de connotations négatives, évoquant l’embrigadement, l’assujettissement de l’homme aux machines, et la substi­ tution des lois du marché aux lois de la nature. Précisons qu’il n’en était pas de même à l’époque antérieure et presque révolue de la tradition démocratique. Veblen, l’un des derniers représentants de cette tradition, nous fait comprendre ce que signifiait la « discipline indus­ trielle » à l’époque, lorsqu’il explique que l’industrie moderne attisait chez les classes productrices des habi­ tudes de pensée iconoclastes, un scepticisme, une atti­ tude critique vis-à-vis de l’autorité et des traditions, un point de vue « matérialiste » et scientifique, et le dévelop­ pement d’un « goût pour le travail bien fait », au-delà de tout ce qui était possible dans les formes antérieures de la société 7. Du point de vue de cette tradition, une force de travail efficace ne demandait pas des travailleurs dociles et soumis ; cela signifiait, au contraire, des ouvriers qui n’auraient pas besoin d’être gouvernés. Dans la période où « l’américanisation » devint le slogan semi-officiel des éducateurs, c’est-à-dire à la char­ nière du XIXe et du XXe siècle, une seconde forme d’édu­ cation à vocation industrielle, beaucoup plus grossière,

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s’insinua dans les écoles publiques sous le maître mot d’efficacité. Les éducateurs et les porte-parole de l’indus­ trie clamèrent que l’école avait la responsabilité d’ensei­ gner aux basses classes les métiers manuels qui feraient de leurs membres des travailleurs productifs et des citoyens utiles. Georges Eastman, se plaignant de « l’ignorance épaisse » des Noirs, concluait : Le seul espoir de la race nègre, et la solution de ce pro­ blème résident dans une éducation appropriée... presque exclusivement orientée de manière à faire des Noirs des citoyens utiles, en leur donnant une formation à vocation industrielle 8.

En 1908, un groupe d’hommes d’affaires pressa l’Association de l’éducation nationale de créer, dans le cycle de l’école élémentaire, un plus grand nombre de classes traitant de sujets commerciaux et industriels. Ils faisaient observer que 70 % des élèves du premier cycle n’accédaient jamais au secondaire, et que la meilleure formation pour eux devait être « utilitaire d’abord, cultu­ relle ensuite ». La formation à vocation industrielle était à la « disci­ pline industrielle » (dans le sens qu’en donnait Veblen), ce que l’endoctrinement politique (qu’on se mit à appe­ ler « formation du citoyen ») était à « l’initiation poli­ tique ». Les deux innovations représentaient des versions avilies de la pratique démocratique. Elles étaient préconi­ sées par ceux qui trouvaient dangereuse la trop grande attention que, selon eux, l’école portait à la « culture ». Ces deux réformes faisaient parti d’un mouvement plus vaste destiné à rendre la scolarité plus « efficace ». En réponse aux protestations publiques qui s’indignaient de la proportion importante d’échecs scolaires – protesta­ tions qui s’enflèrent en un immense chœur, en 1910 -,

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les éducateurs instituèrent des systèmes d’examens, de tests et de regroupements. Ceux-ci eurent pour résultat de reléguer « les recalés de l’université » – dans des pro­ grammes de formation manuelle et industrielle où, d’ailleurs, un grand nombre continua à accumuler les échecs. Les protestations visaient la culture « comme-ilfaut », la prédominance des matières académiques, « l’éducation pour gentlemen », et « l’aisance cultivée de la salle de classe, qui ressemblait au raffinement tran­ quille d’un salon ». Ces remarques allaient souvent de pair avec l’affirmation que, de toute façon, « la foule ne devrait pas désirer » la « culture » ni une éducation trop poussée 9. Ainsi, ce qu’on est convenu d’appeler la période pro­ gressiste vit le plein épanouissement de l’école, en tant qu’agent principal de recrutement, de sélection et de for­ mation pour l’industrie. Des trois manières par lesquelles l’école forme une force de travail efficace – discipline industrielle, formation professionnelle et sélection –, cette dernière devint, dès lors et de loin, la plus impor­ tante. C’est ce que les réformateurs de l’éducation, à l’époque de la Première Guerre mondiale, appelaient dans leur jargon « ajuster l’homme au poste ».

De l’américanisation à l’« adaptation à la vie » Même au XXe siècle, le système scolaire n’eut pourtant pas un effet démoralisant sur tous les élèves. Jusque dans les années 1930 et 1940, certains groupes, et en particu­ lier les Juifs, dont la tradition culturelle exaltait la connaissance pour elle-même, parvinrent à utiliser le sys­ tème comme un tremplin pour leur propre promotion collective - bien que la fonction de l’école fût de recruter

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de plus en plus pour l’industrie. Lorsque les conditions étaient favorables, l’accent mis sur « l’américanisme » et sur des normes universelles eut un effet libérateur ; cela permettait aux élèves de prendre leurs distances vis-àvis de traditions ethniques rétrogrades. Aujourd’hui les ethnies sont à la mode et bénéficient d’un préjugé favo­ rable. Certaines critiques récentes, qui veulent voir dans l’éducation de masse une sorte d’endoctrinement rigide et de conditionnement totalitaire, partagent ce point de vue. Elles déplorent la désintégration de la culture folklo­ rique, mais refusent de voir que l’émancipation intellec­ tuelle n’est souvent acquise qu’à ce prix. Randolph Bourne est l’enfant chéri des historiens radicaux, car ceux-ci croient que sa critique de l’éducation anticipe la leur. Or, lorsque Bourne loue le pluralisme culturel, il ne fait pas référence aux cultures intactes des immigrants des ghettos ; ce qu’il prend pour modèle, c’est la culture des immigrants intellectuels rencontrés à l’université de Columbia et qui avaient subi un double déracinement. L’un de ceux-ci, Mary Antin, entreprit une narration de sa scolarité, à travers laquelle on peut voir comment le processus d’américanisation pouvait, dans certains cas, instiller chez l’élève le sens de sa dignité. En étudiant George Washington, j’appris, dit-elle, que j’étais plus noblement apparentée que je ne l’aurais osé rêver. Je n’avais jamais eu honte de ma famille et, selon les vieux critères, mes parents et mes amis étaient des notables ; mais ce George Washington mort longtemps avant que je sois née, était semblable à un roi ; or lui et moi étions conci­ toyens.

Plus récemment, Norman Podhoretz, décrivant son introduction à la culture littéraire, expliquait que son

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professeur, vivante incarnation des limites d’une sensibi­ lité conformiste, était pourtant parvenu à lui faire com­ prendre qu’il existait un riche univers au-delà de sa propre expérience 10. Les réformes de la période progressiste donnèrent nais­ sance à une bureaucratie sans imagination en matière d’éducation, et à un système de formation à vocation industrielle. Ceux-ci finirent par ne plus guère permettre à l’école de jouer son rôle d’émancipation intellectuelle. Pourtant, les effets néfastes de ces changements ne se firent sentir qu’à la longue. Tests d’intelligence à l’appui, les éducateurs se convainquirent que la plupart des élèves étaient incapables de suivre un véritable programme sco­ laire. Il leur parut alors nécessaire d’inventer d’autres moyens d’occuper ces élèves. On créa des classes traitant de « la construction et de la gestion du foyer », de la santé, de la citoyenneté et d’autres sujets extrascolaires ; on multiplia tant les activités sportives que les actions hors programme. Tout ceci était justifié par le dogme selon lequel l’école doit éduquer « l’enfant tout entier » ; mais cela reflétait également le besoin d’occuper le temps de l’élève tout en lui procurant une satisfaction. Ce type de programme se répandit rapidement dans les écoles publiques dans les années 1920 et 1930. Il s’agissait, au dire du doyen de l’école normale Tenchers College, de faire en sorte que « le but principal de l’école publique américaine » soit de créer de « bons citoyens ». Dans un de leurs ouvrages, Robert et Helen Lynd signalaient qu’à Middletown, la formation professionnelle manuelle, la comptabilité, la sténographie, « l’anglais commercial », « l’économie ménagère », l’éducation physique et les acti­ vités hors programme – toutes choses qui, jadis, s’appre­ naient à la maison ou à l’apprentissage - occupaient une

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large portion du temps antérieurement consacré au grec, au latin, à l’histoire, à la grammaire et à la rhétorique 11. Les réformateurs de l’enseignement importèrent le tra­ vail de la famille à l’école, dans l’espoir de faire de celleci un instrument non seulement d’éducation mais aussi de socialisation. Ayant vaguement conscience que, dans de nombreux domaines - précisément ceux qui se situent hors du programme scolaire formel -, l’expérience enseigne mieux que les livres, les éducateurs se mirent alors à délaisser ces derniers. Ils introduisirent l’expé­ rience à l’intérieur du cadre académique, recréèrent les modes d’apprentissage traditionnellement attachés à la famille, et encouragèrent les enfants à « apprendre par l’expérience ». Ayant imposé à chaque phase du dévelop­ pement de l’élève un programme scolaire étouffant, ils demandèrent - trop tard - que l’école soit mise en contact avec la « vie ». Sans se rendre compte de l’ironie de leurs recommandations, deux éducateurs écrivaient en 1934 : On peut donner une nouvelle vitalité à l’éducation en amenant à l’école des individus de l’extérieur, ayant un esprit pratique et doué pour l’action,... afin de compléter et de stimuler l’enseignement d’éducateurs formés à l’école normale. Comment peut-on espérer qu’un élève parvienne à « la maîtrise de ses outils », s’il ne lui est jamais donné de voir un exemple concret de cette maîtrise ? En agissant ainsi, on peut amener l’école à se trouver beaucoup plus proche de la vie, et retrouver une partie des avantages que donnait l’éducation pratique des temps anciens 12.

Cette orientation recherche incessante dant pas beaucoup nouveaux sommets

se traduisait, dans les faits, par une de programmes d’études ne deman­ d’efforts. Cette quête atteignit de dans les années 1940, lorsque les

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têtes pensantes de l’éducation introduisirent encore une autre panacée ; ce fut l’enseignement ayant pour but « l’adaptation à la vie 13 ». Dans l’Illinois, ses promoteurs pressèrent les écoles de se préoccuper davantage de ques­ tions telles que « les problèmes de la jeunesse dans le secondaire », « comment paraître à son avantage », « le choix d’un dentiste pour la famille », et « le développe­ ment de relations durables et saines entre garçons et filles ». En d’autres lieux, des observateurs signalaient qu’ils avaient entendu des discussions en classe sur des sujets tels que : « Que faire pour qu’on me trouve sympa­ thique et attirant ? » « Pourquoi mes parents sont-ils si stricts ? » « Devrais-je suivre ma bande de copains ou obéir aux désirs de mes parents ? » L’éducation américaine est fondamentalement atta­ chée à la notion du cycle secondaire intégral, ce qui se traduit par un refus d’organiser des institutions séparées pour les études de préparation à l’université, d’une part, et pour la formation technique et professionnelle d’autre part. Cela étant, les programmes « passe-temps », les acti­ vités sportives et hors programme, et l’intérêt dominant que porte l’élève à tout ce qui a trait à la sociabilité, eurent pour effet de corrompre non seulement les cours « d’adaptation à la vie » et de formation professionnelle, mais également les programmes de préparation à l’uni­ versité. La notion de « discipline industrielle » s’avilit au point que la formation intellectuelle, et même manuelle, devint secondaire par rapport à l’acquisition d’habitudes ordonnées. Selon un rapport rédigé en 1954 par le Conseil national sur la formation des travailleurs, « l’école met en vigueur un emploi du temps régulier en établissant les heures d’arri­ vée et de présence ; elle assigne les tâches qui doivent être

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accomplies ; elle récompense l’application, la probité et le savoir-faire, elle corrige le manque de soin et l’ineptie ; elle encourage l’ambition 14 ».

Pourtant, plus l’éducation se conforme à cet idéal creux, plus elle décourage, en fait, toute ambition – sauf, peut-être, celle de fuir l’école par n’importe quel moyen. En vidant le programme scolaire de tout contenu intel­ lectuel et même pratique, les éducateurs empêchent l’élève de se confronter à des tâches stimulantes, et le forcent à trouver d’autres moyens de remplir le temps qu’il doit, de par la loi, passer obligatoirement à l’école. L’extrême sociabilité des élèves du cycle secondaire, naguère cristallisée autour de ce que Willard Waller appelait « le complexe de popularité et de flirt » et plus récemment axée sur les drogues, provenait, en partie, du fait que le programme d’études n’éveillait qu’un profond ennui. Professeurs et administrateurs déplorent souvent l’obsession que constitue la popularité dans l’esprit des élèves, mais ils l’encouragent lorsqu’ils insistent tant sur la nécessité de s’entendre avec autrui et d’acquérir les habitudes de coopération considérées comme indispen­ sables pour réussir dans l’industrie 15.

Instruction élémentaire ou défense nationale

Lorsqu’arrivèrent les années 1950, la médiocrité des programmes d’études du cycle secondaire devint évi­ dente. Deux groupes de critiques se firent alors entendre16. Le premier, conduit par Arthur Bestor, Albert Lynd, Mortimer Smith et le Conseil pour l’ensei­ gnement de base, attaqua l’expansion impérialiste du sys­ tème scolaire. Il contesta que l’école eût pour mission de

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socialiser « l’enfant tout entier », de prendre en charge les fonctions de la famille et de l’Église, ou de servir d’agent de recrutement pour l’industrie. Selon ces cri­ tiques, l’école avait pour seule responsabilité de donner aux élèves une formation intellectuelle fondamentale, applicable à tous. Ils condamnaient l’anti-intellectua­ lisme du système, mais aussi les filières. D’après Smith, les éducateurs s’étaient emparés des conceptions de John Dewey, pour qui l’école devait satisfaire les besoins de l’enfant, comme une excuse pour fuir leur véritable res­ ponsabilité : fournir à chacun les éléments d’une éduca­ tion de base. Cela permettait à l’enseignant « qui trouve Jean ou Marie peu brillant dans les disciplines stricte­ ment scolaires, de ne pas réprimander l’élève ; justifiant son attitude par le manque présumé d’intérêt ou d’apti­ tude, il pousse l’enfant à prendre des cours de formation manuelle, d’arts industriels, ou d’“économie ménagère” où l’adresse prime sur la pensée ». Le second groupe de critiques attaqua l’éducation aux États-Unis, non pas parce qu’elle était à la fois anti-intel­ lectuelle et antidémocratique, mais parce qu’elle ne créait pas assez de scientifiques et de techniciens de haut niveau. Des réformateurs, tels que Vannevar Bush, James B. Conant, et le vice-amiral Hyman G. Rickover, cla­ maient que les États-Unis traînaient derrière l’Union soviétique dans la course aux armements, et que cela était dû au fait que l’école n’était pas parvenue à créer un système efficace de sélection des travailleurs. Lorsque les Soviétiques eurent lancé une capsule spatiale en 1957, ce genre de critiques força les enseignants à instituer de nouvelles méthodes de formation en sciences et en mathématiques, fondées sur un processus d’assimilation des concepts de base, plutôt que sur une mémorisation

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des faits. Conant, Rickover et leurs compagnons prê­ chaient le retour à un enseignement fondamental, mais leur programme était assez différent des réformes récla­ mées par le Conseil pour l’enseignement de base. Ils ne remettaient pas en question le rôle d’agent de recrute­ ment pour l’armée et l’industrie que remplissait l’école ; ils ne cherchaient qu’à rendre le processus de sélection plus efficace. Conant et Rickover se montrèrent tous deux partisans du service militaire universel et obligatoire, lorsque la question en fut débattue à la fin des années 1940. À leurs yeux, c’était un moyen non seulement de mettre les jeunes au service de l’État, mais de les sélectionner avec efficacité ; on pourrait ainsi évaluer les besoins en main-d’œuvre d’après les nécessités militaires. La législa­ tion sur le service militaire obligatoire pour tous fut finalement rejetée par ceux qui craignaient de donner aux militaires un contrôle total sur le recrutement de la main-d’œuvre. Pourtant, le pays adopta une organisation qui, de certaines façons, était encore plus antidémocra­ tique. Par le Selective Service Act de 1951, voté au moment des plus âpres combats de la guerre de Corée, le service militaire devint obligatoire pour tous, sauf pour ceux qui parvenaient à se faire exempter en qualité d’étu­ diants. Ces modalités, combinées aux réformes de l’enseignement destinées à recruter une élite scientifique et technique, eurent pour effet de créer une organisation nationale de sélection de la main-d’œuvre. Dans ce sys­ tème, les minorités ethniques et les pauvres fournirent les conscrits pour une vaste armée de temps de paix, tandis que les jeunes des classes moyennes s’inscrivirent en masse dans les universités, afin d’échapper au service militaire.

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La loi National Defense Education Act, votée en 1958, fut conçue pour accélérer la formation d’ingénieurs et de scientifiques. Elle donna aux institutions d’études supé­ rieures un nouvel élan et une prospérité qui durèrent jusqu’aux premières années 1970. Pendant ce temps, au niveau secondaire, les écoles se consacrèrent de plus en plus à identifier les élèves doués et à décourager les autres. Des filières plus efficaces et un développement accru des mathématiques et des sciences canalisèrent un nombre croissant de jeunes vers les études supérieures, sans pour autant améliorer leur formation. Les efforts entrepris pour étendre, aux sciences humaines et sociales et aux humanités, les techniques perfectionnées par les enseignants des « mathématiques nouvelles » eurent des conséquences fâcheuses : les étudiants manquaient à la fois de connaissances et de tolérance pour les enseigne­ ments qui ne s’adressaient pas à leur « créativité » et à leurs besoins de s’exprimer. Rappelant son expérience du début des années 1960, Joyce Maynard remarque que « lorsque nous écrivions à l’école, on nous encourageait à oublier la grammaire et à nous concentrer sur une libre expression de nous-mêmes - quitte à ne pas écrire du tout et à communiquer de façon non verbale 17 ». On pourrait citer à profusion des exemples de ces méthodes, de leur prolifération dans le système, et de leurs effets désastreux sur l’esprit des élèves. Sous couvert d’idéologies éclairées, les professeurs (comme les parents) suivirent la ligne de moindre résistance ; ils rendaient les cours aussi peu douloureux que possible, dans l’espoir de pacifier leurs élèves et de leur adoucir le temps qu’ils devaient passer à l’école. Cherchant à éviter toute confrontation, ils ne tentaient pas de guider les enfants, tout en les traitant comme s’ils étaient incapables

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d’efforts sérieux. Frederick Exley, qui enseigna briève­ ment dans les écoles publiques du nord de l’État de New York, décrit les effets démoralisants de la règle qui veut que « tout le monde passe » : Les enseignants ont été transformés en monstres moraux. On nous demandait de garder un œil objectif sur la pre­ mière moitié des élèves et de les évaluer de manière froide et détachée ; pendant ce temps, l’autre œil regardait vague­ ment l’autre moitié que l’on poussait chaque année dans la classe supérieure puis, éventuellement dans le monde ; celui-ci serait trop heureux de leur enseigner à mesure qu’ils erreraient hargneusement de déceptions en désastres ce que l’école aurait dû leur apprendre au fil des années : même en Amérique, l’échec fait partie de la vie * 18.

Les institutions de transmission de la culture (l’école, l’Église, la famille), dont on aurait pu espérer quelles iraient à l’encontre de la tendance narcissique de notre culture, ont été formées à son image. Pendant ce temps, un nombre croissant d’écrits théoriques d’inspiration progressiste justifie cette capitulation en démontrant que ces institutions servent au mieux la société quand elles lui renvoient son image. En conséquence, l’enseignement * Lorsque les aînés n’exigent rien des jeunes, il est très difficile à ceux-ci de grandir. Un de mes anciens étudiants, indigné par les conditions auxquelles il doit faire face comme professeur à Evergreen State College, dans l’État de Washington, écrivit à ses collègues pour critiquer les récents changements intervenus dans le programme : « La trahison des jeunes à Evergreen commence avec la présomption - partagée par de nombreux enseignants et administrateurs - que l’étudiant de première année n’est intéressé qu’à se plonger dans sa propre subjectivité et qu’il répugne à faire un travail intellectuel. » Dans l’espoir d’attirer les étudiants, dont le nombre diminue, ensei­ gnants et administrateurs ont, dit-il, transformé le programme de première année en « un jardin d’enfants consacré à l’auto-explo­ ration ».

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public continue de se diluer : l’abaissement régulier des niveaux intellectuels au nom de slogans progressistes tels que « une éducation appropriée aux temps modernes » ; l’abandon des langues étrangères ; le recul de l’histoire en faveur des « problèmes sociaux » ; la renonciation à toute discipline intellectuelle, souvent rendue nécessaire par le besoin de mettre en vigueur des formes de disci­ pline plus rudimentaires, ne serait-ce que pour maintenir un minimum de sécurité dans l’établissement.

Le Mouvement des droits civiques et l’école

Même le combat pour l’intégration des races n’est pas parvenu à arrêter ce déclin, bien que, sur d’autres plans, il soit arrivé à modifier le statu quo. Dans les années 1960, les porte-parole du Mouvement des droits civiques et, plus tard, ceux du « Pouvoir noir » attaquèrent l’injus­ tice flagrante du système d’éducation. La disparité des résultats scolaires obtenus par les enfants de race blanche et de race noire illuminait de manière dramatique la faillite de l’enseignement aux États-Unis. Et c’est bien pourquoi les éducateurs ont toujours tenté d’esquiver le problème en l’« expliquant » d’abord en termes d’infério­ rité raciale, puis, lorsque le racisme devint scientifique­ ment inacceptable, en termes de « privation culturelle ». En effet, l’anthropologie culturelle qui, dans les années 1930 avait détruit le concept de racisme scientifique, fournissait à présent aux éducateurs une nouvelle excuse pour expliquer l’incapacité dans laquelle ils se trouvaient d’éduquer les enfants des classes pauvres : ceux-ci étaient privés de culture ; on ne pouvait donc rien leur enseigner.

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Ainsi que le fait remarquer Kenneth B. Clark, « les spé­ cialistes des sciences humaines et les éducateurs, par l’utili­ sation qu’ils ont faite du concept de privation culturelle, ont sans le vouloir fourni à un système scolaire déjà peu disposé à changer... une justification à son inefficacité per­ sistante, beaucoup plus acceptable et respectable que le racisme au milieu du XXe siècle 19 ».

La lutte pour la déségrégation mit en lumière la contradiction essentielle entre, d’une part, la foi de l’Amérique en l’éducation universelle et, d’autre part, les réalités d’une société de classes. Au XIXe siècle, les Améri­ cains avaient adopté un système d’école communale, sans pourtant abandonner leur croyance en l’inévitabilité de l’inégalité sociale. Ils avaient accepté le principe que tous les enfants avaient droit à la même éducation, tout en maintenant un système qui poussait les enfants des classes pauvres à se satisfaire d’une formation appropriée à leur niveau social et à leurs perspectives d’avenir. Bien qu’ils aient refusé d’institutionnaliser l’inégalité, sous forme d’un système séparé pour la formation technique, ils avaient recréé, dans la pratique, divers modes de dis­ crimination à l’intérieur du système scolaire intégré qu’ils avaient réalisé de préférence au modèle européen. Dans les années 1960, la négation la plus frappante de l’égali­ tarisme officiel – le principe de l’école « séparée mais égale » qui maintenait les enfants blancs et noirs dans des établissements distincts – commença à s’effondrer sous l’assaut combiné des cours de justice, du procureur géné­ ral fédéral et du gouvernement de Washington. Mais de nouveaux modes de discrimination sont apparus dans les écoles ostensiblement intégrées racialement ; on en trouve une confirmation sans appel dans l’appauvrisse­ ment de l’éducation des enfants noirs.

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Les conflits des années 1950 concernant la politique à suivre en matière d’éducation indiquaient clairement que le pays devait choisir entre une éducation fondamen­ tale pour tous et un système d’éducation compliqué dont la fonction serait de sélectionner la main-d’œuvre. C’est ce même dilemme, souvent obscurci par une rhétorique enflammée, que l’on retrouve au cœur des combats plus âpres qui eurent lieu dans les années 1960 et 1970. Les Noirs, et particulièrement ceux qui étaient en train de monter dans l’échelle sociale, étaient aussi profondément attachés à la cause de l’éducation que l’avaient été, jadis, les descendants des puritains ou les immigrants juifs. Pour eux, la déségrégation représentait la promesse d’une éducation de même qualité pour tous dans les disciplines fondamentales, indispensables pour survivre sur le plan économique, même dans la société moderne, par ailleurs illettrée : savoir lire, écrire et compter. Les parents de race noire s’accrochaient à ce qui semble aujourd’hui une conception démodée de l’éducation - et même désespé­ rément réactionnaire aux yeux des « innovateurs » en matière scolaire. Selon ce point de vue, qualifié de tradi­ tionnel, l’école fonctionne au mieux lorsqu’elle transmet les compétences de base dont dépend une société instruite, maintient un haut niveau d’excellence scolaire, et fait en sorte que les élèves reconnaissent le bien-fondé des critères d’excellence. La lutte pour la déségrégation scolaire ne portait pas seulement sur la discrimination raciale. Elle représentait aussi un combat contre la notion, depuis longtemps mise en pratique à l’école, que les niveaux de compétence scolaire sont, par essence, éli­ tistes : selon cette notion, une éducation s’appliquant à tous signifiait forcément un affaiblissement des critères d’excellence pour prendre en considération les bas

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niveaux correspondants aux origines sociales et aux pers­ pectives limitées de la majorité des élèves. La déségréga­ tion ne pouvait se limiter à exiger que, dans les faits, chaque enfant ait les mêmes chances que les autres ; elle impliquait également la répudiation du séparatisme culturel et l’affirmation que l’accès des groupes défavori­ sés aux traditions culturelles communes demeurait une condition préalable à leur avancement. Solidement bourgeois dans sa dérivation idéologique, le mouvement pour une éducation égalitaire incarnait néanmoins des exigences qu’on ne pouvait satisfaire sans une révision radicale de tout le système d’éducation - et de bien d’autres choses encore. Des pratiques scolaires solidement établies se trouvaient remises en question. Le mouvement contenait des implications qui heurtaient non seulement les situations acquises des bureaucrates de l’enseignement, mais aussi les progressistes, convaincus que l’éducation doit répondre aux « besoins » des jeunes, qu’une trop grande importance accordée aux disciplines strictement scolaires étouffe la « créativité », et qu’en exaltant la compétition sur le plan de la réussite scolaire, on encourage l’individualisme aux dépens de la coopéra­ tion. Les efforts entrepris par les Noirs et les autres mino­ rités pour remettre en pratique l’enseignement de base et la notion d’une éducation fondamentale va à l’encontre des expériences effectuées en ce domaine : « la classe ouverte », « l’école sans murs », et les essais effectués pour promouvoir la spontanéité et saper l’autoritarisme qui, prétendent certains, sévit en classe.

Le pluralisme culturel et le nouveau paternalisme

Vers la fin des années 1960, le Mouvement des droits civiques fit place au « Pouvoir noir », et les radicaux du

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monde de l’éducation commencèrent à s’identifier à une nouvelle théorie de la culture noire. Renversant la notion de « privation culturelle », cette doctrine soutenait que la sousculture du ghetto constituait une adaptation fonctionnelle à la vie dans ce milieu, et qu’à tout prendre elle valait bien et peut-être mieux que la culture bourgeoise blanche et sa compétitivité dans la réussite. Les radicaux se mirent alors à critiquer l’école parce qu’elle imposait aux pauvres la culture des Blancs. Les porte-parole du « Pouvoir noir », avides d’exploiter le sentiment de culpabilité des progressistes de race blanche, se joignirent à l’attaque ; ils réclamèrent des programmes séparés d’études spécifiquement pour les Noirs, l’abolition de la tyrannie du mot écrit, l’enseigne­ ment de l’anglais comme seconde langue. C’était, ostensi­ blement, un nouveau pas en avant par rapport au mouvement bourgeois pour l’intégration raciale. En réalité, le « Pouvoir noir » fournissait des arguments justifiant l’éta­ blissement d’une « école ségrégée », nécessairement de qua­ lité inférieure. De la même manière, les critiques radicaux de l’école « traditionnelle » faisaient le jeu des gens en place lorsqu’ils condamnaient l’enseignement de base comme une forme d’impérialisme culturel. Au lieu de critiquer l’expansion de la bureaucratie éducative, ils attaquèrent l’éducation elle-même, ce qui était moins dangereux, et jus­ tifièrent une nouvelle érosion des niveaux scolaires au nom de la « créativité pédagogique ». Loin de demander à l’ensei­ gnement de modérer son ambition et de revenir au traite­ ment des bases fondamentales de l’éducation, ils réclamèrent une nouvelle extension des programmes qui engloberaient l’histoire des Noirs, l’anglais des Noirs, la conscience culturelle des Noirs, et la fierté des Noirs. En dépit de tout son militantisme révolutionnaire, le radicalisme éducatif de la fin des années 1960 laissa le statu quo intact, et le renforça même. Devant la faillite

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des radicaux, ce fut à des modérés, comme Kenneth Clark, de faire une remarque qui, elle, était de nature authentiquement radicale : Pas plus qu’aucun autre groupe d’enfants, les Noirs ne peuvent ressentir de la fierté simplement en le disant, en le chantant ou en disant « je suis noir et beau » ou « je suis blanc et supérieur » 20.

La fierté raciale, observait Clark, trouve son origine dans « un accomplissement démontré ». À l’opposé du « sentimentalisme positif et satisfait de lui-même » des réformateurs scolaires, comme Jonathan Kozol et Her­ bert Kohl, les anciens du Mouvement des droits civiques affirmèrent que les enseignants n’ont pas besoin d’aimer les enfants du moment qu’ils leur demandent d’accom­ plir du bon travail. En imposant des niveaux d’excellence et en demandant à tous les élèves de les atteindre, les enseignants montrent plus de respect pour les enfants, affirment ces porte-parole très critiqués de la bourgeoisie noire, que lorsqu’ils favorisent la culture du ghetto, et cherchent à « orner une beauté nuisible », selon l’expres­ sion de Hylan Lewis21. À long terme, qu’importe aux victimes d’un mauvais enseignement qu’on justifie celui-ci en termes réaction­ naires en affirmant que les enfants défavorisés ne peuvent espérer comprendre les complexités des mathématiques, de la logique et de l’anglais ! Ces victimes ne sont pas plus heureuses d’apprendre qu’à l’opposé, de pseudo­ radicaux condamnent les niveaux d’excellence scolaire - qui feraient partie de l’appareil de contrôle de la culture par les Blancs -, celui-ci étant censé empêcher les Noirs et les autres minorités de réaliser leur potentiel créateur. Dans l’un et l’autre cas, les réformateurs, malgré leurs bonnes intentions, astreignent les enfants pauvres à

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un enseignement médiocre, et contribuent ainsi à perpé­ tuer les inégalités qu’ils cherchent à abolir. Au nom même de l’égalitarisme, ils préservent la forme la plus insidieuse de l’élitisme qui, sous un masque ou sous un autre, agit comme si les masses étaient incapables d’efforts intellectuels. En bref, tout le problème de l’édu­ cation en Amérique pourrait se résumer ainsi : presque toute la société identifie l’excellence intellectuelle à l’éli­ tisme. Cela revient à garantir à un petit nombre le monopole des avantages de l’éducation. Mais cette atti­ tude avilit la qualité même de l’éducation de l’élite, et menace d’aboutir au règne de l’ignorance universelle.

L’émergence de la « multiversité » De récents développements se sont produits dans l’enseignement supérieur, qui ont progressivement dilué son contenu et reproduit, à un plus haut niveau, les conditions qui règnent dans les écoles publiques pri­ maires et secondaires. En effet, la valeur de l’enseigne­ ment universitaire s’est dégradée à la suite de toute une série d’événements, parmi lesquels on peut citer : l’effon­ drement de l’éducation générale, le manque d’efforts sérieux pour enseigner les langues étrangères aux étu­ diants, la multiplication des programmes de « prises de conscience » (concernant les Noirs, les femmes, etc.) n’ayant d’autres buts que d’éviter l’agitation politique, l’inflation des « bonnes notes ». Simultanément, la créa­ tion ou la forte augmentation des droits d’inscription interdisait l’accès de l’université à presque tous ceux qui n’étaient pas riches. La crise qui secoua les institutions d’enseignement supérieur, dans les années 1960 et 1970, prit naissance

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dans des événements antérieurs. L’université prit sa forme moderne au début du XXe siècle, à la suite d’une série de compromis22. Des années 1870 à la Première Guerre mondiale, les représentants de la recherche, des services sociaux et de la culture libérale se disputèrent le contrôle de l’université. Les professeurs se divisaient en partisans de l’une ou l’autre de ces orientations, tandis qu’étudiants et administrateurs plaidaient en faveur de leurs propres inté­ rêts. Aucune de ces factions, en fin de compte, ne remporta de victoire décisive, mais chacune gagna des avantages substantiels. On créa un système d’« unités libres » par lequel les étudiants pouvaient choisir à leur guise une cer­ taine proportion de cours les intéressant. Jointe aux diverses sortes d’activités hors programme, cette organisa­ tion des études répondait aux demandes des étudiants. Elle représentait également un compromis entre, d’une part, le « Collège » qui régissait les premières années universi­ taires, et qui était encore organisé autour d’une conception traditionnelle de la culture générale et, d’autre part, les écoles professionnelles (médecine, droit, etc.) et les études plus poussées (maîtrise, doctorat) qui, elles, étaient spécia­ lisées et orientées vers la recherche. On espéra que les cours magistraux, en libérant les ensei­ gnants de la responsabilité de surveiller les étudiants et de leur inculquer leur savoir par des exercices pratiques et répétés, transformeraient le professeur en chercheur et en créateur ; mais il fallait alors lui laisser la liberté d’organiser ses cours sur les sujets qui l’intéressaient et qu’il connaissait très bien.

Malheureusement, cette liberté permit aussi aux pro­ fesseurs de perdre de vue l’orientation d’ensemble et les buts généraux de l’éducation - et d’oublier que d’assister à un cours pouvait paraître une « tâche déplaisante » à un grand nombre d’étudiants. Elle tendit également à

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isoler l’enseignant-chercheur des autres disciplines. Le fait que toutes ces tendances (culture générale, recherche, spécialisation) étaient rassemblées dans une même insti­ tution préservait la fiction d’une éducation générale, notion sur laquelle les administrateurs des universités comptaient beaucoup pour obtenir des fonds. L’appareil administratif s’élargit alors considérable­ ment. Il constitua non seulement une des composantes d’une communauté pluraliste, mais aussi le seul instru­ ment capable de formuler la politique de l’université dans son ensemble. La décision de combiner des études haute­ ment spécialisées, des professions libérales et de la culture générale - et les indispensables compromis que cela impli­ quait - rendit les professeurs incapables de faire face aux grandes questions concernant l’orientation et la politique de l’université tout entière. Celles-ci devinrent l’apanage et la responsabilité de l’administration qui s’étoffa considérablement au moyen d’une multitude d’institu­ tions complexes qui ne cessèrent de s’agrandir. Il s’agissait d’encadrer non seulement les milliers - ou dizaines de mil­ liers - d’étudiants des quatre premières années réunis dans les « collèges », les études hautement spécialisées, les facul­ tés de droit, de médecine humaine et vétérinaire, déjà mentionnés, mais aussi d’administrer des laboratoires, des instituts de recherche et de développement, des pro­ grammes de sports semi-professionnels, des hôpitaux, des opérations immobilières de grande envergure, et un très grand nombre d’autres entreprises petites et grandes. Contrairement au passé, c’est donc aux administrateurs qu’échut la responsabilité des décisions politiques : créa­ tions de nouvelles unités, sections et programmes, coopé­ ration à la recherche militaire, participation à des programmes d’urbanisme, etc. La notion de « multiver­ sité » ou université fournissant des services, théorique­ ment à quiconque les demande, mais ne les offrant en

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pratique qu’à ceux qui les payent le plus, justifia la domi­ nation des structures universitaires par l’administration. Les professeurs acceptèrent ce nouvel état de choses car, ainsi que Brander Matthews le remarquait, en expliquant l’attirance que l’université de Columbia exerçait sur les hommes de lettres tels que lui : « Aussi longtemps que nous accomplissons consciencieusement notre travail, on nous laisse le faire à notre manière * 23. » La manière la plus favorable d’évoquer l’université américaine, dans ce qu’on pourrait appeler sa période * En appliquant ce critère, Matthews décida qu’« il n’y a pas aux États-Unis d’université où le professorat soit plus plaisant qu’à Colum­ bia ». Malheureusement, ces observations évoquent les conditions à Columbia mieux que la description idéaliste de ce que devraient être les études supérieures. Frederick P. Keppel, l’un des doyens de cette institu­ tion les décrit ainsi : « Un groupe de jeunes gens vivant, étudiant, pen­ sant et rêvant ensemble, libres de laisser leurs rêves et leurs pensées déterminer l’avenir pour eux, apprenant sans cesse les uns des autres, ces jeunes gens sont mis en contact avec la sagesse du passé, les condi­ tions du présent et les visions de l’avenir, par un groupe d’étudiants plus âgés qui s’efforcent de leur donner des idées plutôt que des croyances, et de les guider en attirant leur attention sur les lois de la nature et sur les relations humaines. » Randolph Bourne (un ancien étudiant de Columbia) fit ressortir, de manière acerbe, l’écart qui séparait l’idéal de la réalité. Selon lui, les professeurs « ne se considèrent absolument pas comme des “étudiants plus âgés” » ; le programme se préoccupe bien peu des « lois de la nature et des relations humaines » ; et il règne un « système totalement mécanique et démoralisant par lequel on mesure le progrès intellectuel par des “notes” et des “unités de valeurs”, système qui se préoccupe du nombre de cours suivis et non du sujet qu’on étudie... Il ne semble pas qu’on puisse arrêter le processus qui consiste à compliquer la machine à fabriquer des diplômes, à se débarrasser des enseignants idéalistes et au franc-parler, et à confier de plus en plus l’enseignement à de jeunes professeurs médiocres ». En bref, quand on parle de l’université américaine, rien n’est plus évident que le fait qu’au cours de ces dernières années de standardisation, l’organisation de son administration et de ses programmes n’a, en aucune manière, été inspi­ rée par l’idéal d’« une communauté intellectuelle de jeunes 24 ».

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classique - à peu près de 1870 à 1960 - est de dire que c’était une organisation qui exigeait peu de chose des différents groupes qui la composaient. Ceux-ci jouis­ saient du droit de faire à peu près ce qu’ils voulaient, à condition de ne pas gêner la liberté des autres, et de ne pas demander à l’université dans son ensemble de donner une explication cohérente de sa propre existence. Les étudiants, eux aussi, acceptèrent un moment l’évo­ lution de la situation. Ils avaient à leur disposition de nombreuses activités hors programme ; le chaos intellec­ tuel des deux premiers cycles d’études supérieures (diplômes A.A. et B.A.) n’était pas encore flagrant ; il était encore exact que le B.A. et le B.S. permettaient d’entrer dans le monde du travail à un plus haut niveau ; par rapport à la société, l’université semblait identifiée à ce qu’il y avait de meilleur et non à ce qu’il y avait de pire dans la vie américaine. Ce qui précipita la crise de l’université dans les années 1960, ce n’est pas seulement le gonflement sans précé­ dent du nombre d’étudiants - dont beaucoup, notonsle, auraient préféré être ailleurs. Il faut chercher dans une conjonction fatale de changements historiques la cause de la déflagration : l’émergence d’une nouvelle conscience sociale chez l’étudiant, provoquée par la rhé­ torique moralisante de la « Nouvelle Frontière » ainsi que par le Mouvement des droits civiques ; et, simultané­ ment, l’effondrement de la légitimité morale et intellec­ tuelle dont se prévalait l’université. Au lieu d’offrir un programme bien compris de connaissances, l’université se présentait ouvertement comme une cafétéria où les étudiants choisissaient un certain nombre « d’unités de valeurs ». Au lieu d’œuvrer pour la paix, les connais­ sances et l’ouverture d’esprit, elle travaillait pour la machine de guerre. Peu à peu, même la réputation

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qu’elle avait d’offrir de meilleures professions aux étu­ diants nantis de diplômes devint suspecte. La rébellion étudiante des années 1960 commença par une attaque de l’idéologie de la « multiversité » à l’uni­ versité de Californie à Berkeley qui en était l’expression la plus avancée. Quelle que fût son évolution ultérieure, le mouvement demeura, en partie, une tentative pour redonner aux professeurs et aux étudiants le contrôle des grandes options politiques de l’université, telles que : coopération dans les programmes de renouvellement urbain, recherches en matière militaire, ou formation du corps d’officiers de réserve (ROTC). Une telle prise de position était presque inévitable au regard du développe­ ment de l’université américaine dans son ensemble : sa croissance anarchique par additions, son manque de cohérence fondamentale, la précarité de son équilibre, due aux compromis qui présidèrent à son expansion. Pour sa part, la revendication étudiante se caractérisa, en partie, par un anti-intellectualisme virulent qui lui était propre, qui corrompit le mouvement et finit par l’absorber. C’est ainsi que l’abolition des notes, deman­ dée au nom de principes de haute pédagogie, reflétait un désir de moins travailler et d’éviter un jugement sur la qualité du travail accompli - comme le prouvèrent, en pratique, les cours qui n’étaient pas notés et ceux où les étudiants étaient simplement recalés ou reçus. Les cours plus « appropriés » à leurs préoccupations que récla­ maient les étudiants furent également décevants ; cette revendication se réduisit souvent au désir de créer un programme dénué d’exigences intellectuelles, au moyen duquel les étudiants accumulaient les unités de valeur en faisant de l’activisme politique, de la méditation trans­ cendantale, de la dynamique de groupe, de « l’autoexpression » et en s’adonnant à l’étude et à la pratique

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de la magie. Même lorsqu’elle est formulée sérieusement, en opposition à la stérilité de la pédanterie universitaire, la notion d’« enseignement approprié » aux besoins des étudiants révèle une hostilité sous-jacente au principe même de l’éducation - une incapacité à s’intéresser à quoi que ce soit au-delà de l’expérience immédiate. La popularité de cette revendication témoigne de la convic­ tion croissante que l’éducation devrait être indolore, exempte de tensions et de conflits. Enfin, ceux qui inter­ prétèrent cette notion comme une réponse aux pro­ blèmes sociaux et un assaut concerné des milieux universitaires contre le racisme et l’impérialisme ne firent, en dernière analyse, qu’inverser l’esprit expansion­ niste des administrateurs. En demandant que l’université se préoccupe activement de réformes sociales, ils faisaient écho à l’idéal de « service » qui, au départ, avait précisé­ ment été utilisé par la bureaucratie pour justifier la crois­ sance impérialiste de la « multiversité ». Loin de tenter de ramener l’institution à une vision plus modeste de son rôle et de ses objectifs, les critiques de gauche accep­ taient le principe d’une éducation pouvant résoudre toutes sortes de problèmes sociaux.

L’« élitisme » culturel et ses détracteurs Dans les années 1970, la critique la plus commune de l’enseignement supérieur tourna autour de la notion d’élitisme culturel. Un manifeste bien connu, écrit par deux professeurs d’anglais, soutient que « la haute culture propage les valeurs de ceux qui gouvernent25 ». Deux collaborateurs d’un rapport de la commission Carnegie sur l’éducation condamnent, comme une « notion éli­ tiste » par essence, l’idée qu’il « existe certaines œuvres

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qui devraient être connues de toute personne éduquée ». Ces critiques s’accompagnent souvent de l’affirmation que la vie universitaire devrait refléter la variété et le tumulte de la société moderne, au lieu d’essayer de criti­ quer et donc de transcender cette confusion. Le principe même de la critique est devenu presque universellement suspect. Selon une argumentation à la mode actuelle­ ment, la critique, loin d’enseigner aux étudiants comment « s’impliquer », les oblige à « prendre du recul par rapport aux événements qui se déroulent afin de les comprendre et de les analyser ». Elle paralyse la capacité d’agir et isole l’université des conflits qui font rage dans le « monde réel ». Les collaborateurs de la commission Carnegie soutiennent que, puisque les États-Unis consti­ tuent une société pluraliste, « l’adhésion exclusive aux doctrines d’une seule école... mettrait l’enseignement supérieur dans une position très dissonante par rapport à la société 26 ». Étant donné la prédominance de ces attitudes parmi les éducateurs et les enseignants, il n’est pas étonnant qu’à tous les niveaux du système d’éducation, les étu­ diants connaissent si mal les classiques de la littérature universelle 27. Un professeur d’anglais à Deerfield, Illinois, écrit : « Les élèves ont l’habitude d’être divertis. Ils sont accoutumés à l’idée que, s’ils s’ennuient le moins du monde, ils n’ont qu’à tourner un bouton et se brancher sur une autre chaîne. » À Albuquerque, quatre élèves seulement du cycle secondaire s’inscrivirent pour un cours sur le roman anglais, alors qu’un autre, intitulé « Le surnaturel, le mystère », attira tant d’étudiants qu’il fallut créer quatre classes supplémentaires. Dans une école secondaire « sans murs », de la NouvelleOrléans, des élèves peuvent obtenir des « unités de valeur » en langue anglaise s’ils travaillent comme animateurs-radio

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dans une station émettrice, et lisent Comment devenir un animateur-radio et Programmer en direct. À San Marino, Californie, la section d’anglais d’une école secondaire accrut le nombre de ses étudiants en offrant des cours au choix intitulés « Les grandes histoires d’amour américaines », « Mythes et folklore », « Science-fiction » et « La condition humaine ».

Ceux qui enseignent aujourd’hui au niveau universi­ taire constatent les conséquences de ces pratiques ; les étudiants sont moins capables de lire et d’écrire correcte­ ment, et connaissent moins bien les traditions culturelles dont ils sont censés hériter. À cause de l’effondrement de la religion, les références bibliques qui, jadis, impré­ gnaient si fortement la conscience quotidienne, sont devenues incompréhensibles. Le même phénomène est en train de se produire dans le domaine de la littérature et de la mythologie de l’Antiquité ; de fait, il s’étend à toute la tradition littéraire de l’Occident, qui s’est abon­ damment nourrie aux sources bibliques et classiques. En l’espace de deux ou trois générations, d’énormes sections de cette « tradition judéo-chrétienne », si souvent évo­ quée par les éducateurs mais si rarement enseignée, sont tombées dans l’oubli *. Il n’est pas inconsidéré de parler * Le conte de fées, autre source de sagesse populaire, est en train de se tarir, grâce encore aux idéologues progressistes qui veulent pro­ téger l’enfant de ces histoires réputées terrifiantes. La censure exercée sur les contes de fées, tout comme l’assaut donné à la littérature « inappropriée » au monde moderne, fait partie d’une persécution générale de l’imagination et du fantasme. Au nom du réalisme et d’une « culture appropriée », notre âge psychologique interdit des sublimations pourtant sans danger. Dans Psychanalyse des contes de fées, Bruno Bettelheim a montré que cette formation « réaliste » a pour effet d’accentuer la discontinuité entre les générations (l’enfant ayant l’impression que ses parents habitent un monde tout à fait étranger au sien), et fait douter l’enfant de sa propre expérience. Jadis, la religion, le mythe et le conte de fées conservaient suffisamment

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d’un nouvel obscurantisme, lorsqu’on se rend compte à quel point les traditions culturelles sont en train de se dissiper. Paradoxalement, cette perte coïncide avec une surabondance d’information, une reconquête du passé par les spécialistes, et une explosion sans précédent des connaissances. Mais aucun de ces phénomènes n’affecte l’expérience quotidienne, ni ne forme la culture popu­ laire.

L’éducation comme marchandise

Il s’est ainsi développé un clivage entre les connais­ sances générales et celles, spécialisées, des experts, qui circulent dans d’obscures publications rédigées en un langage ou sous forme de symboles mathématiques inin­ telligibles pour l’homme ordinaire. En réponse à ce phé­ nomène, critiques et exhortations se multiplient. Pourtant, l’idéal d’une culture générale, au niveau uni­ versitaire, a subi le même sort que l’enseignement fonda­ mental dans les cycles élémentaires et secondaires. Même les professeurs de l’enseignement supérieur, théorique­ ment favorables à une éducation générale, s’aperçoivent que son application demande beaucoup d’énergie ; leurs propres recherches spécialisées en souffrent, et donc leur avancement. Les administrateurs, pour leur part, ne s’intéressent guère à la culture générale : elle n’attire pas d’éléments propres à l’univers enfantin pour offrir aux jeunes une vision convaincue du monde. Or, la science ne peut se substituer à eux. D’où la régression, si commune dans la jeune génération vers un mode de pensée magique des plus primaires, telles la fascination exercée par la sorcellerie et l’occultisme, la croyance dans les percep­ tions extra-sensorielles, la prolifération des cultes chrétiens pri­ mitifs28.

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plus les fonds publics que les dons privés. Quant aux étudiants, ils renâclent devant la ré-imposition de cours obligatoires de culture générale : cela demande trop de travail et n’aide guère à trouver un emploi lucratif. Dans ces conditions, l’université demeure une institu­ tion permissive, polymorphe et mal structurée. Ayant absorbé les principaux courants du modernisme culturel, elle les a réduits à l’état de mixture liquéfiée, à une idéo­ logie décervelante de révolution culturelle, d’accomplis­ sement personnel et d’aliénation créatrice. La parodie de l’enseignement supérieur qu’a faite Donald Barthelme dans Snow White – comme toute parodie dans un âge absurde - ressemble tant à la réalité qu’on ne la voit plus comme telle : C’est à Beaver College qu’elle fit son éducation. Elle étudia « La femme moderne, ses privilèges et ses responsabi­ lités » : la nature et composition de la femme, sa significa­ tion dans l’évolution et dans l’histoire, la tenue de la maison, l’éducation, la préservation de la paix familiale, les soins et la dévotion ; la manière dont ceux-ci contribuent à une nouvelle humanisation du monde contemporain. Puis, elle étudia « Guitare classique n° 1 », utilisant les méthodes et techniques de Sor Tarrega, Segovia, etc. Puis, elle étudia « Les poètes romantiques anglais n° 2 » : Shelley, Byron, Keats. Puis, elle étudia « Les fondations théoriques de la psychologie » : l’esprit, la conscience, l’inconscient, la per­ sonnalité, le moi, les relations interpersonnelles, les normes psycho-sexuelles, les jeux sociaux, le groupe, l’adaptation, le conflit, l’autorité, l’individuation, l’intégration et l’équilibre mental. Puis, elle étudia « Peinture à l’huile n° 1 » et, sui­ vant les directives, apporta au cours du jaune cadmium clair, du jaune cadmium moyen, du rouge cadmium clair, de la pourpre alizarine, du bleu outremer, du bleu de cobalt, du vert émeraude, du noir d’ivoire, de la terre d’ombre naturelle, de l’ocre jaune, de la terre de Sienne brûlée et du

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blanc de zinc. Puis, elle étudia « Ressources personnelles n° 1 et n° 2 » : comment s’évaluer soi-même, trouver le courage de faire face à son environnement, ouvrir et utiliser son esprit, comprendre l’expérience individuelle et le pro­ cessus de formation, utiliser son temps de manière constructive, redéfinir avec plus de maturité ses buts et ses projets d’action. Puis, elle étudia « Le Réalisme et l’Idéa­ lisme dans le roman contemporain italien » : Palazzeschi, Brancati, Bilenchi, Pratolini, Moravia, Pavese, Levi, Silone, Berto, Cassola, Ginzburg, Malaparte, Calvino, Gadda, Bas­ sani, Landolfi. Puis, elle étudia29...

Voilà une éducation qui convient tout à fait à l’héroïne du roman de Barthelme, jeune femme ordinaire qui voudrait tant avoir le genre d’aventures qui arrivent aux princesses des contes de fées. Sorte d’Emma Bovary du XXe siècle, la Blanche-Neige de Barthelme est la vic­ time type de la culture de masse, culture de la marchan­ dise et de la consommation qui laisse entendre que les expériences, jadis réservées aux personnes de noble nais­ sance, douées d’une profonde compréhension ou d’une grande connaissance pratique de la vie, sont aujourd’hui « offertes » à tout un chacun, sans le moindre effort, à condition d’acheter la marchandise appropriée. L’éduca­ tion de Blanche-Neige est elle-même une marchandise dont la consommation lui permettra de « réaliser son potentiel créatif », comme l’exprime le jargon de la pseudo-émancipation. Deux dogmes, parmi les plus importants, gouvernent l’esprit des éducateurs améri­ cains : premièrement, tous les étudiants sont, sans effort, des « créateurs », et le besoin d’exprimer cette créativité prime celui d’acquérir, par exemple, la maîtrise de soi et le pouvoir de demeurer silencieux. L’éclectisme désor­ donné de l’éducation de Blanche-Neige reflète le chaos de la vie contemporaine, et l’espérance déraisonnable que

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l’étudiant parviendra à une cohérence intellectuelle que ses professeurs ne peuvent plus lui donner. Les ensei­ gnants dissimulent leur propre échec sous le prétexte qu’ils fournissent « une éducation faite sur mesure pour répondre aux besoins de chaque étudiant ». Les professeurs de Blanche-Neige postulent que l’enseignement supérieur englobe tout, assimile toute l’existence. Et il est vrai qu’aucun aspect de la pensée contemporaine n’en a été préservé. Toute expérience de la vie est débitée, ficelée et servie sous forme de « cours ». Dans son ardeur à embrasser le vécu, l’université en est devenue un substitut. L’enseignement supérieur détruit l’esprit de l’étudiant et, de plus, le paralyse affectivement en le rendant incapable de faire face à une situation sans l’aide de manuels, d’un système de notations et de points de vue « prédigérés ». Loin de préparer l’étudiant à vivre « authentiquement », l’enseignement supérieur le laisse désarmé devant les actes les plus simples – préparer un repas, aller à une partie de plaisir, se mettre au lit avec un membre du sexe opposé - s’il ne les a pas étudiées en classe de façon détaillée. L’université ne laisse rien au hasard - sauf l’enseignement supérieur.

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L’enfant et le travailleur : DE l’autorité traditionnelle AU CONTRÔLE THÉRAPEUTIQUE La « socialisation des travailleurs » La survie de toute société humaine dépend de la pro­ duction des éléments nécessaires à la vie, et de la repro­ duction de la force de travail elle-même. Jusqu’à très récemment, le travail de reproduction, englobant non seulement la propagation de l’espèce humaine mais aussi l’alimentation et les soins prodigués aux enfants, prenait place, le plus souvent, au sein de la famille. Le système du travail en usine, établi au XIXe siècle, socialisa la pro­ duction mais laissa intactes les autres fonctions de la famille. Cependant, il apparut que cette socialisation de la production n’était que le prélude à celle de la repro­ duction elle-même – la fonction d’élever les enfants étant assumée par des parents considérés responsables, non devant la famille, mais devant l’État, l’industrie privée, ou leurs propres codes de morale professionnelle. Avec l’avènement progressif et la diffusion de la culture de masse, l’industrie de la publicité, les mass media, les ser­ vices d’aide sociale et de santé et autres institutions d’éducation de masse, se sont peu à peu emparés d’un grand nombre des fonctions de socialisation exercées tra­ ditionnellement par la famille, tandis qu’ils plaçaient les

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autres sous la direction de la science et de la technologie modernes. C’est dans cette perspective qu’il faut considérer l’appropriation par l’école de nombreuses activités de formation jadis assurées par la famille - qu’il s’agisse de travaux manuels ou domestiques, de l’enseignement moral et des manières de se comporter, ou de l’éducation sexuelle. Les changements dans les domaines sociaux, politiques et industriels, déclaraient deux éducateurs connus en 1918, ont forcé l’école à prendre des responsabilités naguère dévo­ lues à la famille. Alors qu’elle avait, auparavant, pour tâche principale l’enseignement des éléments de la connaissance, l’école doit, maintenant, se charger aussi de la formation sociale, physique et mentale de l’enfant 1.

Ces mots reflétaient le consensus de toutes les « pro­ fessions sociales » : la famille n’était plus capable de faire face à ses obligations. Médecins, psychiatres, experts en « développement de l’enfant », représentants des cours de justice pour adolescents, conseillers matrimoniaux, et animateurs du mouvement pour l’hygiène publique - tous disaient la même chose ; mais chacun tentait de réserver à sa propre profession le rôle principal dans les soins à prodiguer aux enfants. Ellen Richards, fondatrice de l’assistance sociale dans sa forme moderne, affirmait : Dans la république sociale, l’enfant est, en tant que futur citoyen, un bien de l’État, et non la propriété de ses parents. Son bien-être est donc directement une responsabilité de cet État2.

Les experts ès santé mentale, cherchant à étendre leur propre juridiction, déploraient « le mal, souvent irrépa­ rable, que les parents les mieux intentionnés peuvent

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infliger à leur progéniture 3 ». Inculquer les principes d’une bonne santé mentale aux parents paraissait une tâche impossible à de nombreux réformateurs : « Le seul moyen pratique et efficace d’accroître la santé mentale d’une nation est l’école. Les foyers sont trop inaccessibles 4. » Ceux qui combattaient l’emploi de la main-d’œuvre enfantine utilisaient les mêmes arguments. Persuadés que les immigrants pauvres faisaient travailler leurs propres enfants chaque fois que l’occasion s’en présentait, ils demandèrent non seulement que l’État interdise la maind’œuvre enfantine, mais aussi que l’enfant soit placé sous la responsabilité de l’école. De même, ceux qui s’occu­ paient de la délinquance juvénile, considérant que les foyers désertés ou, d’une manière ou d’une autre « brisés », en étaient la source, tentaient de placer les jeunes délinquants sous la protection des tribunaux. Selon la nouvelle pensée gouvernant la réforme sociale, les droits des parents sur leurs enfants étaient fonction de la bonne volonté avec laquelle ils coopéraient avec ces tribunaux. « Toute aide possible doit être donnée au parent compétent, écrivaient Sophonisba P. Breckinridge et Edith Abbott, mais nulle concession ne doit être faite au parent inapte 5. » Suivant la même logique, un autre représentant des professions de l’assistance expliquait que le refus de coopérer avec les cours de justice et les autres institutions prouvait que le parent « avait une vue erro­ née des autorités constituées et se trouvait donc inca­ pable de faire appel aux ressources sociales » existantes ; il perdait ainsi le droit de s’occuper de ses enfants ou, tout du moins, amenait les experts à douter sérieusement de sa compétence parentale 6. Les réformateurs pouvaient alors concevoir la « sociali­ sation des travailleurs » comme la solution aux conflits

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de classe. Edwin L. Earp, s’adressant de manière caracté­ ristique au « professionnel » aussi bien qu’aux couches inférieures de la société, écrivait : Quel que soit le pays, si l’on apprend aux hommes, dès leur enfance à se considérer comme membres d’une certaine «classe»... alors, il sera impossible d’éviter les affronte­ ments sociaux, une haine et une lutte entre les classes 7.

Porte-parole de « l’évangile social », Earp continuait en expliquant que l’Église pouvait socialiser le travailleur beaucoup plus efficacement « que les syndicats ouvriers, car ces derniers ont une conscience de classe et... œuvrent égoïstement, alors que l’Église, pour sa part, est consciente d’un royaume universel de justice, de paix et de joie et, dans la plupart des cas, fait confiance en l’altruisme ». Presque tout le monde était d’accord sur le fait que la famille encourageait les préjugés et la formation d’une mentalité étroite, égoïste et individualiste, et qu’elle fai­ sait ainsi obstacle au développement de la sociabilité et de la coopération. Ce raisonnement aboutissait inexora­ blement à la conclusion que des institutions extérieures devaient remplacer la famille, et particulièrement la famille ouvrière, que tant de réformateurs cherchaient, pourtant, à préserver et à consolider. Si l’école, à son corps défendant, « prenait la place du foyer », c’était, selon Ellen Richards, parce que « le point de vue individualiste, inculqué aujourd’hui par les conditions modernes de lutte pour le gain, comme il le fut sûrement par les luttes barbares des temps précivilisés, doit, aujour­ d’hui, faire place à une vue plus large, fondée sur le bienêtre de la majorité8 ».

Les lois d’airain de l’évolution sociale exigeaient que l’individu fût subordonné au « destin de la race ».

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Des tribunaux pour les jeunes Le mouvement pour soumettre les délinquants juvé­ niles à une juridiction spéciale illustre très clairement les relations entre l’altruisme organisé, la nouvelle concep­ tion thérapeutique de l’État et l’appropriation des fonc­ tions familiales par des institutions 9. Lorsque des esprits humanitaires et les réformateurs du Code pénal créèrent un nouveau système judiciaire pour les jeunes, ils le conçurent comme un substitut au foyer. À leurs yeux, la maison de correction devait conte­ nir « les éléments essentiels d’un bon foyer ». La loi éta­ blissant un tribunal pour mineurs dans l’État de l’Illinois en 1889 précisait que « le soin, la garde et la discipline de l’enfant devront être aussi proches que possible de ceux qui devraient être dispensés par les parents ». Si ces derniers, « par leurs incapacités, leurs négligences, ou leurs cruautés », faisaient de leur progéniture « des orphelins virtuels », les pouvoirs parentaux de l’État - parens patriae - autorisaient le gouvernement à retirer, sans jugement, aux parents la garde de leurs enfants, et à prendre ces derniers en charge. Selon Miss Breckin­ ridge, le tribunal pour mineurs « secourt les enfants de parents irresponsables et... contribue à créer de nouvelles relations entre la famille et la communauté ». Cette nou­ velle juridiction traitait les jeunes délinquants comme les victimes d’un environnement nocif, plutôt que comme des criminels ; elle éliminait ainsi toute relation antago­ niste entre l’enfant et l’État. L’objectif principal était la prévention et non la punition ; aux yeux des réforma­ teurs, cela représentait un grand pas vers un système de justice plus humain et plus scientifique. « L’élément de conflit se trouvait absolument éliminé, écrivait Jane Addams, et, avec lui, toute idée de punition. »

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L’une des premières études historiques sur l’établisse­ ment des tribunaux pour mineurs remarqua qu’après l’abolition des séances de confrontation, « les relations de l’enfant à ses parents, aux autres adultes, à l’État ou à la société, sont définies et adaptées sommairement d’après les conclusions scientifiques concernant l’enfant et son environnement ». Les magistrats ont fait place à des juges attentifs aux problèmes sociaux, qui réfléchissent sur les cas et décident, en suivant, non pas le code rigide des lois, mais les intérêts de la société et de l’enfant, ou ce qu’exige la conscience du bien. Jurys, procureurs, et avo­ cats ont fait place aux « surveillants, aux médecins, aux psychologues, aux psychiatres... Au sein de cette nou­ velle juridiction, nous détruisons les préjugés primitifs, la haine et l’hostilité ressenties à l’égard de celui qui enfreint les lois, dans la plus secrète des institutions humaines, la cour de justice ». Comme il arrive si souvent dans l’histoire moderne, des réformes présentées comme un sommet du progrès moral réduisent en réalité les droits du citoyen ordinaire. En concevant le problème du contrôle social sur le modèle de la santé publique, les « professions de l’assis­ tance sociale » proclamèrent qu’elles s’attaquaient aux causes mêmes du crime au lieu de traiter simplement ses conséquences. Mais en convertissant les tribunaux en agents d’éducation morale et d’« aide » psychique, elles abrogeaient les sauvegardes habituelles érigées contre l’arrestation et la détention arbitraires. Leurs réformes donnèrent aux tribunaux le pouvoir de s’immiscer dans les affaires de famille, de retirer les enfants de leurs foyers si ceux-ci étaient « inappropriés », de les condamner à des peines de prison pour une durée indéterminée, sans prouver leur culpabilité et, enfin, d’envahir la résidence

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du délinquant pour s’assurer que les termes de la proba­ tion n’étaient pas transgressés. Selon l’un des réforma­ teurs, le régime probatoire a créé « un nouveau système de correction sans murs et sans beaucoup de coercition ». Mais ce système étendait, en fait, les pouvoirs de l’État à chaque recoin de la société, sous couvert du désir « d’aider et de secourir ». Le gouvernement se trouvait maintenant à même de séparer les déviants pour la seule raison qu’eux ou leurs parents refusaient de coopérer avec les tribunaux - particulièrement lorsque ce refus appa­ raissait comme la preuve prima facie d’un environnement familial nocif. Des juges, qui se considéraient comme « spécialistes dans l’art des relations humaines », cher­ chaient à « obtenir toute la vérité concernant l’enfant », selon les termes de Miriam Van Waters, de la même manière qu’un « médecin poursuit chaque détail pouvant avoir une signification pour comprendre la condition de son malade ». Un juge se vantait du « style personnel » avec lequel il prenait contact avec les garçons délin­ quants : J’ai souvent observé que, si je m’asseyais sur une haute estrade, derrière un grand bureau, comme nous en avons dans les tribunaux de la ville, le garçon se trouvant à quelque distance, sur le banc des prisonniers, mes paroles n’avaient pas grand effet sur lui ; mais si je pouvais m’appro­ cher suffisamment de lui pour placer ma main sur la tête ou l’épaule, ou le bras autour de lui, presque à chaque fois, je parvenais à gagner sa confiance.

Le tribunal, en fait, certifiait le « patient » dans ce que Talcott Parsons appelle son rôle de malade. Une fois que le garçon avait admis qu’il avait besoin d’aide - dans cette situation essentiellement thérapeutique, cela se traduisait par la « confiance » qu’il faisait au juge –, il échangeait ses droits légaux contre la protection de l’État qui le prenait

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en charge. Dans la pratique, cette protection se révélait souvent aussi sévère et implacable que la punition tradi­ tionnelle dont le nouveau système de thérapie judiciaire l’avait préservé. Il arrivait parfois qu’un juge aux idées démodées continuât de proclamer que « la véritable fonction d’un tribunal est de déterminer judiciairement les faits qui lui sont présentés », et que « l’enquête sur la vie, l’environ­ nement, ou l’hérédité des délinquants, l’administration de la punition, et la surveillance de la probation, ont pour effet d’institutionnaliser les tribunaux et sont contraires à tous les principes de la science du droit ». Mais de tels raisonnements allaient à l’encontre du cou­ rant de jurisprudence sociale, qui paraissait justifier une intervention beaucoup plus étendue des tribunaux. Vers le milieu des années 1920, Van Waters affirmait que l’État avait le devoir de « protéger » les enfants non seule­ ment des « foyers brisés », qui favorisaient les conduites criminelles, mais aussi « contre les parents dont le com­ portement mutilait ou faussait la personnalité » de l’enfant. Son livre, Parents on Probation, alignait, dans un cha­ pitre, « dix-neuf manières d’être un mauvais parent » ; parmi celles-ci on note « la surprotection incessante », une « vue faussée de l’autorité », l’incapacité « d’évoluer dans le monde moderne ». Van Waters admet que les enfants à qui on donnait le choix entre la tutelle du tribunal pour mineurs et celle de leurs « mauvais parents », préféraient, pour la plupart, retourner dans le foyer familial, même ravagé. Cette « fidélité incurable envers des adultes qui ne la méritaient pas » faisait « le désespoir des assistantes sociales ». Elle donnait néan­ moins à penser que « son propre foyer donnait à l’enfant quelque chose que ni les “parents” de remplacement, en

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dépit de la gentillesse et de la sécurité qu’ils offraient, ni aucune assistante sociale au monde ne pouvaient lui fournir ». Ces constatations n’empêchaient pas Van Waters de proclamer que même les foyers « normaux » produisaient souvent des enfants mal adaptés, et qu’il n’y avait logiquement pas de limites au droit des assistantes sociales d’intervenir dans les affaires familiales des autres. À mesure que les descriptions de cas, les études et les documents s’amoncellent, il devient de plus en plus évident, soulignait-elle, que le foyer « normal », autant que le foyer « brisé », entretient une malnutrition physique et mentale, et que des habitudes sordides et de mauvaises adaptations morales se produisent dans les « meilleures » familles ; la conclusion s’impose alors, non pas que les parents ont besoin d’être éduqués, mais qu’il serait préférable qu’une institution spécialisée prenne l’enfant entièrement à charge 10.

L’éducation des parents Ceux qui s’opposaient à une formulation aussi radicale des pouvoirs in loco parentis de l’État s’accrochaient à l’espoir que 1’« éducation des parents » améliorerait la qualité des soins donnés aux enfants, et rendrait ainsi injustifiées des attaques encore plus poussées contre la famille. Des réformateurs comme Washington Gladden, représentant bien connu de « l’évangile social », accep­ taient la plupart des principes associés au nouvel huma­ nitarisme - et en particulier la réforme scolaire et la nouvelle jurisprudence sociologique - mais ils mettaient en question leurs applications les plus extrêmes. Gladden était d’accord sur le fait que « la punition doit être subordonnée à la correction », mais se deman­ dait si la « réaction contre les sévérités du vieux Code

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pénal » n’avait pas érodé « les principes éthiques fonda­ mentaux », et « affaibli, de manière marquée, le sens de la responsabilité morale ». Il notait que de nombreux « réformateurs sentimentaux des prisons » parlaient des prisonniers « comme s’ils étaient totalement innocents et aimables ». Bien que Gladden acceptât l’opinion domi­ nante, selon laquelle « l’éducation est réellement effec­ tuée en grande partie en dehors de la famille », ce qui représentait, en fait, une division efficace du travail, il n’en nourrissait pas moins des arrière-pensées. Il était également d’accord avec John Dewey sur le fait que « l’école doit trouver un moyen de cultiver chez l’enfant un tempérament sociable, l’habitude de coopérer, le désir de servir, une conscience de la fraternité ». Mais tout en acceptant cette expansion sans précédent des responsabi­ lités de l’école dans l’œuvre de socialisation des jeunes, il n’en considérait pas moins que l’éducation devait demeurer, « fondamentalement, une fonction parentale 11 ». Le mouvement pour l’amélioration des conditions familiales – qui semblait le seul moyen de ne pas écarter le foyer ou de se substituer à lui - se débattit, dès le début, dans ce genre de contradictions. Les enseignants de la « science domestique », les experts universitaires en matière de « mariage et famille », les conseillers matrimo­ niaux, les thérapeutes de la famille, et un grand nombre de travailleurs sociaux tentèrent tous de renforcer la cel­ lule familiale contre les forces qui tendaient à la miner. Frank Dekker Watson, un conseiller social, s’opposait à cette « philosophie trompeuse, qui tourne le dos aux parents, considérés comme irrécupérables, et se propose de sauver les enfants. Nous ne pouvons les sauver séparé­ ment », insistait-il. « C’est la famille dans son ensemble qu’il nous faut atteindre et sauvegarder 12. » Pourtant,

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tous ces experts, dans leur ardeur à « sauver » la famille, acceptaient le postulat que celle-ci ne pouvait plus faire face à ses responsabilités sans une aide extérieure. Ils se défiaient, en particulier, des familles d’immigrants. Ils voyaient le mouvement pour l’éducation des parents comme faisant partie d’un plus vaste effort pour civiliser les masses - c’est-à-dire, pour américaniser les immi­ grants, et imposer une « discipline industrielle » à la classe ouvrière. Les masses urbaines, écrivait Gladden, « doivent être civilisées, éduquées et influencées par les idées nouvelles ». Une socialiste connue, Florence Kelley, se plaignait qu’une jeune Italienne typique, même après des années passées à l’école, oubliât, aussitôt mariée, tout ce qu’elle avait appris. Cette personne se mit à élever « de la manière la plus déraisonnable la vaste famille qui se per­ pétue jusqu’à la seconde génération dans les colonies ita­ liennes. Elle nourrira ses bébés de bananes, de saucisson, de bière et de café ; et plusieurs de ces citoyens poten­ tiels, nés aux États-Unis, périront au cours de leur pre­ mière année, empoisonnés par l’ignorance désespérante de leur mère, pourtant élevée à l’école 13 ». Ne croyant plus aux vertus de la scolarité, ces réforma­ teurs espéraient faire de la famille l’un des principaux agents du progrès - mais à condition de la réviser entiè­ rement selon les principes les plus récents concernant le comportement parental et les soins à donner aux enfants. Ces principes étaient, bien entendu, soumis à une éla­ boration et à une révision continuelle, selon la mode en cours dans les professions « de l’assistance ». Considérons seulement les écrits sur la manière d’élever les enfants - en laissant de côté la littérature tout aussi volumineuse sur les problèmes du mariage, qui consiste surtout en spéculations contradictoires sur l’attraction des contraires

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ou l’importance de goûts et d’antécédents similaires. L’opinion des experts passa par quatre stades, chacun étant censé représenter une avance notable sur le précé­ dent. Dans les années 1920, c’est le behaviorisme qui tient le haut du pavé. Des experts, comme John B. Watson et Arnold Gesell, mondialement connus, insistent pour que les enfants soient nourris à des heures régulières strictement respectées et pour que les contacts entre parents et enfants soient soigneusement codifiés. La répugnance initiale qu’éprouvaient pédiatres et psy­ chiatres pour les « remèdes de bonne femme », par les méthodes approximatives et « l’instinct maternel », les induisirent à condamner la « surprotection maternelle », et à insister auprès des parents pour qu’ils respectent « l’indépendance émotionnelle » de leurs enfants. D’après Ernest et Gladys Groves, de nombreuses mères « étaient frappées d’étonnement en apprenant que la science considérait l’amour maternel comme dangereux en soi, et certaines d’entre elles étaient prises de panique lorsqu’elles prenaient pleine conscience de la signification de cette découverte ». Mais, à long terme, cette nouvelle orientation allait permettre aux parents de donner à leur progéniture un trésor inestimable, celui « d’être libéré des liens affectifs qui les rattachaient à leurs parents * 14 ». * Ernest et Gladys Groves n’étaient pas seuls à remarquer, même à cette époque, que les recommandations des experts avaient certains effets troublants sur les parents. Miriam Van Waters écrivait : « On a tant écrit de choses alarmantes pour le grand public concernant les enfants déficients qu’un diagnostic défavorable, ou un handicap sérieux, tel que l’épilepsie ou une constitution névrosée, frappent de désespoir les parents. » Pourtant, ces observations n’amenaient pas leurs auteurs à remettre en question la sagesse des experts. Par leur nature, ceux-ci, même quand ils cherchent à rassurer, se réfèrent à une norme du développement de l’enfant, toute déviation par rapport à celle-ci provoque nécessairement l’inquiétude des parents, qui demandent alors

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L’attitude « permissive » en question Vers la fin des années 1930 et dans les années 1940, la popularité de l’éducation progressiste, et des versions avilies de la théorie freudienne déclencha une réaction en faveur d’une attitude « permissive ». On se mit à donner le sein ou le biberon lorsque le bébé le deman­ dait, et non plus selon un horaire fixe ; tout était orienté pour que les « besoins » de l’enfant fussent satisfaits. On ne considérait plus l’amour comme un danger, mais comme un véritable devoir. Selon le catéchisme progres­ siste, les méthodes contraceptives plus efficaces libéraient les parents du fardeau d’enfants non désirés ; mais cette libération sembla se réduire, dans la pratique, à l’obliga­ tion de faire sentir à l’enfant, à tout instant, qu’il était aimé. En 1952, Hilde Bruch observait que « l’erreur commune, en matière de conseil psychologique, consiste de nouvelles interventions par les experts, conduisant souvent à des mesures qui intensifient la souffrance au lieu de la soulager. Ceux qui remarquaient que la critique de l’instinct maternel sapait la confiance que les mères avaient en elles-mêmes ne s’en préoccupaient pas ; en effet, cette confiance détruite par les médecins ne reposait, à leurs yeux, que sur l’ignorance et la suffisance. Selon Lorine Pruette, « la critique sévère que les travailleurs sociaux, les psychiatres et les éduca­ teurs ont formulée sur la façon dont une mère ordinaire s’occupe de ses enfants, a contribué à détruire la grande satisfaction de soi qui, aupara­ vant, protégeait la jeune mère... Le dicton qui veut que “Maman sait mieux que tout le monde” et le dogme des instincts naturels de la mère, sont tombés dans une telle disgrâce qu’ils ne constituent plus un refuge que pour l’ignorante ou l’entêtée ». Dans le magazine Good Housekeeping, un écrivain déclamait en 1914 : « Des âmes pleines d’amour montrent aussi des têtes pleines d’ignorance... » « L’instinct dit à la mère ce qu’il faut faire. » « Que voilà une vieille chanson ! Elle est aussi scientifique que la recomman­ dation de ne pas passer sous une échelle ou de s’attendre à un malheur si un chat noir traverse la rue devant soi. Ah ! Il est beau l’instinct15 ! »

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à enseigner aux parents des techniques destinées à trans­ mettre à l’enfant le sentiment qu’il est aimé, au lieu de faire confiance à leurs véritables sentiments d’amour * 16 17 ». L’attitude permissive engendra bientôt sa propre réac­ tion. On insista pour que les parents prennent en consi­ dération leurs propres besoins, et non plus seulement ceux de leurs enfants. L’instinct maternel, abondamment critiqué naguère par les experts, reprit de la dignité dans l’ouvrage du docteur Spock, Baby and Child Care, dont la première édition date de 1946. « Faites-vous confiance, annonçait-il, dès le début. Ce que de bons parents ont instinctivement envie de faire pour leur bébé, est habituellement ce qui convient le mieux. » Souvent blâmé pour les excès de l’éducation permissive, Spock devrait, au contraire, être considéré comme l’un de ses critiques, car il voulait restituer aux parents leurs droits, face au souci exagéré de préserver ceux de l’enfant. Comme lui, d’autres experts des années 1940 et 1950 * Dans l’ouvrage de Lisa Alther, Kinflicks, la mère de l’héroïne, un fruit de la période permissive, se plaint ainsi : « S’il y avait quelque chose dont on lui avait tambouriné le tympan pendant ses années de maternité, c’était bien qu’il ne faut pas écraser les jeunes. Cela risquait de nuire à leur précieux développement. Quant au vôtre, n’y pensez pas. » L’importance d’avoir des « enfants désirés », atteignit la dignité d’un dogme, dès 1912, lorsque Mary Roberts Coolidge proclama que l’éducation prodiguée aux mères, combinée à l’amélioration de la contraception, rendrait bientôt la maternité « quelque chose de plus qu’une obéissance aveugle à la nature et à l’espèce humaine ». Dans un avenir proche, elle allait devenir « une grande vocation méri­ tant une préparation superlative et la plus profonde dévotion ». Libé­ rée du fardeau d’enfants non désirés, la femme serait à même de considérer l’éducation de ses enfants non comme une lourde tâche biologique, mais comme une carrière stimulante exigeant une étude attentive et l’application d’une technique rationnelle. « Nous passons rapidement d’une maternité purement instinctuelle à une autre qui sera consciente et volontaire 18. »

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s’étaient rendu compte, quelque peu tardivement, que leurs conseils minaient la confiance que les parents avaient en leurs propres capacités. Ils commencèrent à suggérer, tout d’abord avec précaution, que les parents ne devraient pas être tenus responsables de toutes les fautes de leurs enfants. « Les racines les plus profondes ne se trouvent pas dans les erreurs des parents, mais dans les attitudes culturelles qu’ils transmettent19. » Un autre expert remarqua que, si l’on faisait l’éducation des parents de manière maladroite, on provoquait une « hostilité [irrationnelle] à l’encontre des spécialistes et conseillers familiaux ». Lorsque ces derniers mettaient l’accent sur « les problèmes plutôt que sur les théories », de nombreux parents « avaient l’impression que, d’une manière ou d’une autre, ils n’avaient pas été capables de donner à leurs enfants ce que leurs propres parents leur avaient fourni ; ils ne savaient pourquoi, ni en quoi ils avaient échoué, ni ce qu’ils pouvaient faire, à présent, pour y porter remède 20 ».

Pourtant, ces considérations n’incitèrent pas les experts à abandonner leurs fonctions d’éducateurs des parents. Bien au contraire, ils se mirent à élargir encore leur champ d’action, en s’établissant médecins pour la société tout entière. Même les critiques les plus perspicaces des dogmes en faveur de l’attitude permissive n’attaquèrent pas ceux-ci en réduisant, à sa juste mesure, ce que la médecine et la psychiatrie peuvent espérer accomplir. Ils les contrèrent en formulant leurs propres dogmes. Les limites de l’auto­ critique psychiatrique apparaissent clairement dans Dont Be Afraid of your Child de Hilde Bruch, œuvre d’une psychiatre humaine et de bon sens qui, toutefois, n’apporte aucune solution. Il arrive parfois que le doc­ teur Bruch délaisse sa critique de l’attitude permissive

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pour s’attaquer à l’impérialisme psychiatrique lui-même, qui inhibe la « spontanéité » et provoque, chez les parents, un « état d’anxiété surimposée ». Craignant de répéter les erreurs de leurs propres parents, pères et mères modernes répudient les pratiques utiles du passé et adoptent « les demi-vérités routinières des experts, comme si elles étaient la loi de la vie ». Mieux peut-être qu’aucun autre commentateur de la psychiatrie améri­ caine, le docteur Bruch a compris l’ampleur de l’offen­ sive contre le passé à laquelle se livre cette discipline, et la dévastation des formes antérieures de l’autorité qui en résulte. Il est devenu à la mode dans tout le monde de la psychia­ trie et de la psychologie, et pas seulement dans leurs rap­ ports immédiats avec la façon dont on élève les enfants, de parler en termes dramatiques et absolus des effets écrasants de l’autorité et de la tradition. On se trouve incapable de reconnaître les aspects essentiellement valides et stabilisants des manières de faire traditionnelles, et de les différencier des pratiques nuisibles, démodées et trop restreignantes ; en conséquence, les parents sont désorientés et démoralisés, et les enfants en ont sévèrement pâti.

Le docteur Bruch va même plus loin. Elle saisit la transformation sociale et culturelle qui a fait de la science la servante de l’industrie. Dans le cas qui nous occupe, la psychiatrie, servante de la publicité, aide celle-ci à exploiter « le désir des parents de bien élever leurs enfants ». En maintenant les parents dans un état d’anxiété chronique, la psychiatrie frustre ainsi les désirs que la publicité proclame pouvoir satisfaire. Cette disci­ pline établit le climat affectif qui permet à la publicité d’affirmer que la santé et la sécurité des enfants, la nutri­ tion équilibrée dont ils ont besoin journellement, leur

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aptitude à se mesurer avec leurs camarades en termes de popularité et de réussite, dépendent toutes de la consom­ mation en quantité suffisante de vitamines, pansements, dentifrice anti-caries, céréales, rinçages de bouche et autres laxatifs. Mais, après avoir circonscrit l’ensemble du problème, le docteur Bruch trahit ses propres perceptions en ren­ dant responsables de la situation, non pas les ambitions expansionnistes propres à la psychiatrie moderne, mais une mauvaise application de cette discipline par des pra­ ticiens irresponsables. Selon elle, il arrive trop souvent que les parents consultent « des individus qui se parent eux-mêmes du nom d’expert et ne sont pas certifiés », alors qu’ils auraient dû voir un « expert psychiatrique », travaillant en rapport étroit avec un médecin. En dépit des traits acérés qu’elle décoche à sa propre profession, le docteur Bruch souscrit à la plupart des clichés qui y ont cours : « L’éducation des parents doit se poursuivre ; il n’est pas question de revenir en arrière ; ce qui était du “bon sens” au siècle dernier a bien des chances d’être inutile et déplacé à notre époque. » Son attaque contre l’éducation permissive se réduit, en fin de compte, à une critique des pratiques erronées de la psychiatrie. Bien qu’elle insiste auprès des parents pour qu’ils « recon­ naissent leurs propres ressources intérieures et leurs capa­ cités de formuler un jugement », son livre, comme celui du docteur Spock, abonde en sévères avertissements aux parents concernant le mal qu’ils peuvent infliger à leur progéniture. De même, Spock amoindrit son adjuration au père et à la mère d’avoir confiance en eux, en leur rappelant le « mal irréparable » que le manque d’amour et de sécurité pourrait causer aux enfants. Bruch fonde sa condamnation de l’éducation permissive sur le fait

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qu’elle peut produire « des troubles émotionnels pro­ fonds » chez l’enfant. De tels jugements ont pour effet d’affaiblir la confiance des parents en eux-mêmes alors qu’ils avaient pour but de la leur restituer *. * Ceci est également vrai de la critique de l’attitude permissive qui court dans la collection d’essais psychiatriques, Emotional Forces in the Family, réunis par Samuel Liebman, en 1959. On y retrouve le même mélange de sens et de pseudo-sens. Dans « The Develop­ ment of the Family in the Technical Age », Joost A. M. Meerloo analyse, avec beaucoup de discernement, « l’invasion » de la famille par la culture de masse et par des idées psychiatriques à moitié digé­ rées, qui deviennent alors des armes pour le combat entre les sexes et entre les générations. Une « intellectualisation imposée des émotions » est devenue, selon Meerloo, « un substitut pour l’action mûrement réfléchie ». « L’illusion de l’explication remplace l’acte approprié. Au lieu de bonne volonté et de bonnes actions, on produit des mots, encore des mots, rien que des mots. La sexualité, elle-même, est expri­ mée par des mots et non par l’affection. » Mais, dans les autres essais, l’analyse du « psychologisme » et de « l’illusion de l’explication » fait place à la critique d’une seule forme de psychologisme, à savoir le dogme de l’attitude permissive. Dans la même veine que Hilde Bruch et le docteur Spock, Bertram Schaffner écrit : « L’école de pensée des prétendues “relations humaines” est allée trop loin dans l’attitude permissive, aussi bien dans le domaine de la gestion industrielle que dans celui de l’éducation, dans ce der­ nier, elle a trop facilement postulé que l’“enfant ne peut jamais rien faire de mal”. Dans le cadre récent, bien confus, des relations entre parents et enfants, certains parents ont interprété la notion [de la sécurité à donner à l’enfant] comme si elle signifiait qu’il fallait satis­ faire chaque désir et chaque besoin de l’enfant, lequel ne devrait pas éprouver l’expérience du refus. » L’attaque de Schaffner contre « l’abdication de l’autorité dans la famille et sur les lieux de travail » rappelle le plaidoyer de Bruch en faveur « d’un père ou d’une mère capables de dire “non”, sans se lancer dans tout un rituel explicatif et expiatoire ». Les collaborateurs de l’ouvrage de Liebman, comme les autres cri­ tiques de l’attitude permissive, écrivent comme si l’autorité parentale pouvait être restaurée par la simple exhortation des professionnels, tout en réitérant, de la même plume, l’avertissement conventionnel

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Le culte de l’authenticité

Étant donné que la critique de l’attitude permissive remettait rarement en question l’orthodoxie psychia­ trique, elle se cristallisa bientôt en un nouveau dogme qui lui était propre : celui de l’authenticité. Les experts précédents avaient conseillé aux parents de suivre telle ou telle liste de recommandations. À présent, on leur enjoignait de faire confiance à leurs propres sentiments. Quoi qu’ils fissent, c’était juste, du moment qu’ils le fai­ saient spontanément. « On ne dupe pas facilement les enfants sur la véracité des sentiments », prévenait le doc­ teur Bruch. « La Formation de parents efficaces », la der­ nière mode en matière d’éducation, popularisa le culte selon lequel il ne faut pas laisser l’éducation de l’enfant à l’instinct. « Il nous incombe conclut Lawrence S. Kubie, de réexaminer de façon critique tout ce qu’on avait l’habitude d’abandonner aux impulsions aveugles du père ou de la mère, baptisées euphémiquement de clichés tels que “instinct” et “amour”, de peur que l’amour maternel ne cache l’amour de soi, et l’amour paternel, des pulsions inconscientes de destruction. » Ainsi les psychiatres ont, malgré tout, le dernier mot. Gilbert J. Rose critique « l’attitude permissive globale dans le déve­ loppement de l’enfant » selon les mêmes perspectives, mais se montre plus sensible à la nocivité du psychologisme en tant que tel. La « ten­ dance analytique à considérer avec suspicion l’action comme une simulation éventuelle... transférée de manière inappropriée du domaine psychanalytique » à d’autres, encourage la passivité dans la vie quotidienne, affirme Rose. « Certains parents sont, par exemple, incapables de mettre leur enfant au lit s’il s’y oppose, ou de contrôler ses manifestations agressives... l’attitude, qui consiste à ne pas porter de jugement moral en analyse, est parfois généralisée sous forme de détachement vécu dans la vie de tous les jours. Cette cessation du sens éthique, qui se combine souvent avec une hypertrophie de l’attitude thérapeutique, conduit à considérer comme “maladif”, sans évidence clinique, un acte que l’on se garde de déclarer “mauvais” bien qu’il le soit ostensiblement. La notion naïve que si l’on est mauvais, c’est parce qu’on est malade, et que la méchanceté résulte nécessairement

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de l’authenticité qui avait commencé à poindre lors des années 1950. Comme d’autres manières de s’aider soimême psychiquement, cette nouvelle théorie enseigne qu’il faut « être à l’écoute de ses sentiments », et que les interactions quotidiennes doivent être fondées sur la communication de ces sentiments aux autres. Si les parents sont à même de comprendre leurs propres besoins et désirs et de les transmettre à leurs enfants, tout en encourageant ceux-ci à faire de même, ils peuvent ainsi éliminer beaucoup de sources de frictions et de conflits. Selon cette école, il s’agit d’exclure le dis­ cours objectif dans les relations avec l’enfant, parce que, d’une part, il est futile d’essayer de discuter rationnelle­ ment au sujet de croyances et, d’autre part, un exposé concernant la réalité d’une situation implique un juge­ ment éthique qui, à son tour, éveille des émotions fortes.

Lorsqu’un enfant dit : « Je n’ai jamais de chance », nulle explication, nul argument ne modifiera cette croyance. Lorsqu’un enfant raconte un événement, il est parfois béné­ fique de réagir, non à cet événement, mais aux sentiments qui l’entourent21. Étant donné que « tous les sentiments sont légitimes », leur expression ne doit être accueillie ni par la louange ni par le blâme. Si l’enfant fait quelque chose qui irrite l’un de ses parents, celui-ci devrait exprimer son agace­ ment, au lieu de condamner l’enfant ou son action. Il arrive qu’un enfant exprime des émotions paraissant sans commune mesure avec l’événement qui les fit naître ; plutôt que de lui faire remarquer cette disproportion – c’est-à-dire d’énoncer objectivement une remarque du fait qu’on est incompris, est un préjugé de la moralité thérapeu­ tique. »

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concernant la réalité et les émotions qui y sont appro­ priées - le parent devrait indiquer à l’enfant qu’il com­ prend ses sentiments et qu’il lui reconnaît le droit de les exprimer. « Il est plus important pour un enfant de comprendre ce qu’il ressent que de savoir pourquoi il éprouve telle ou telle émotion. » Un enfant a besoin d’apprendre « que sa propre colère n’est pas catastrophique, qu’elle peut être exprimée sans détruire qui que ce soit * 22 ».

Le culte de l’authenticité reflète l’effondrement du rôle de guide des parents en lui fournissant une justification morale. Il confirme, et déguise, sous le jargon d’une libéra­ tion affective, l’incapacité des parents à instruire leur enfant sur la façon de se conduire dans le monde et à lui * Écrire, comme je viens de le faire que le Parents Effectiveness Training (Comment devenir un parent efficace), ainsi que les autres techniques progressistes sur l’éducation, sont nées dans les années 1950 surprendra ceux qui ne peuvent se souvenir de rien de plus ancien que « la revue des nouvelles de la semaine » du dernier New York Times dominical, et qui considèrent donc que les années 1950 étaient dominées par l’obscurantisme de la famille « traditionnelle » et qu’à cette époque, par exemple « l’éducation sexuelle ne signifiait, habituellement, guère plus qu’une brève conversation embarrassée ». Nancy McGrath, journaliste à la pige, découvrit ainsi tardivement, en 1976, le culte de la spontanéité ; elle en conclut immédiatement qu’il représentait un renversement complet de l’attitude permissive encouragée par le docteur Spock. En fait, ce dernier anticipa les com­ mentateurs plus récents lorsqu’il insista pour que les parents aient des droits aussi importants que ceux des enfants - ce qui est l’un des dogmes principaux de la méthode du « parent efficace ». Hilde Bruch et Spock critiquèrent les attitudes permissives dans l’éducation pour précisément les mêmes raisons qui incitent maintenant Nancy McGrath à condamner How to Parent de Fitzhugh Dodson et How to Raise a Human Being de Lee Salk - à savoir que cet enseignement recommande à tort aux parents « de s’adapter aux besoins du bébé, et à ne pas s’attendre à ce que le bébé s’adapte aux leurs 23 ».

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enseigner des préceptes éthiques. En glorifiant cette impuissance comme si c’était une forme de conscience supérieure, ce culte de l’authenticité confère une légitimité à la prolétarisation du métier de parent, qui se produit lorsque les « professionnels de l’assistance » s’approprient les techniques d’éducation de l’enfant dès sa naissance. Ainsi que le faisait remarquer John R. Seeley en 1959 24, le transfert des compétences parentales à d’autres agents trouve son parallèle dans l’expropriation des compétences techniques du travailleur par la direction de l’entreprise moderne - « on soulage l’ouvrier de la triste nécessité d’avoir à fournir lui-même les outils de production ». En « aidant » le travailleur à se libérer de « responsabilités aussi onéreuses » que la satisfaction de ses besoins et de ceux de ses enfants, la société le prépare, ajoute Seeley, à « devenir un soldat dans l’armée de la production et un numéro dans le processus de décision * ». * Considérant l’invasion du rôle de parent par l’industrie de la santé, Seeley conclut : « Il en résulte que les parents sont convaincus de leur impuissance. S’accrochant à une doctrine lorsqu’ils sont confrontés aux faits, dépouillés de leur spontanéité (ou, ce qui revient au même, se forçant, de manière routinière à “être spontanés”), se sentant coupables, doutant de leurs propres capacités discrimina­ toires, mis en double tutelle - d’une part par l’enfant lui-même, d’autre part, par son agent, l’expert -, vulnérables, sans défenses, et crédules, les parents ne sont sûrs que d’une chose, c’est que, bien qu’il n’apparaisse pas encore, le jour du salut est proche. » Dans un autre essai, dans la même collection, Seeley remarque que la société moderne présente « une division sociale du travail, dans laquelle le fardeau de la rationalité est... externalisé, rejeté sur un groupe de professionnels, et se trouve ainsi hors de portée de l’indi­ vidu et de sa capacité de se tromper. De fait, on devient rationnel, non à la suite d’une lutte personnelle intérieure, mais en mettant en marche un processus public auquel on ne peut résister une fois qu’il est engagé - processus au cours duquel on choisit une élite qui procu­ rera aux autres et à soi-même l’environnement le mieux à même d’inciter à un comportement rationnel. »

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La révolte contre les dogmes behavioristes et progres­ sistes, qui exagéraient le pouvoir qu’avaient les parents de déformer leurs enfants, encouragea la société, ainsi que Mark Gerzon en a récemment fait l’observation, à ne tenir les parents « que marginalement responsables du développement de leurs enfants... Les obstétriciens prennent le bébé en charge à sa naissance, le pédiatre s’occupe ensuite de ses maladies et de son rétablissement, et les enseignants sont responsables de son intelligence... les supermarchés et l’industrie alimentaire de sa nourri­ ture, et la télévision de ses mythes 25 ». Ironiquement, la dévaluation du « métier » de parent coïncide avec un mouvement tardif contraire, qui tend à rendre à la famille des fonctions quelle avait abandonnées à l’appa­ reil de l’enseignement et de la thérapie organisés. L’accroissement du nombre des crimes, de la délinquance juvénile, des suicides et des dépressions nerveuses, a finalement convaincu beaucoup d’experts, et même nombre de travailleurs sociaux, que les agences d’aide sociale ne représentent qu’un médiocre substitut de la famille. Les mauvais résultats obtenus et le coût sans cesse accru de ces institutions incitent à restituer à la famille les responsabilités afférentes à la santé et au bienêtre de l’enfant26.

Répercussions psychologiques du « transfert des fonctions »

Il est cependant trop tard pour faire revivre la famille patriarcale, ou même la « famille de compagnons » qui l’a remplacée. Le « transfert de fonctions », ainsi qu’on l’appelle dans le jargon antiseptique des sciences sociales

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– et qui est, en réalité, une détérioration des soins prodi­ gués à l’enfant – est en place depuis bien longtemps, et un grand nombre de ses conséquences apparaissent irréversibles. La première étape de ce processus, déjà engagé, dans certaines sociétés, vers la fin du XVIIIe siècle, apparut sous forme d’une ségrégation des enfants d’avec le monde adulte, due, en partie, à une politique délibérée, et en partie à la disparition de beau­ coup de travaux effectués à la maison. À mesure que le système industriel monopolisait la production, le travail devint une entité de moins en moins visible pour l’enfant. Les pères ne purent plus apporter leur travail au foyer, ni enseigner à leurs descendants l’habileté et le métier qui entraient dans son exécution. À un stade ulté­ rieur de cette aliénation du travail, la monopolisation des compétences techniques par la direction, et, au cours de l’étape suivante, la socialisation des techniques de soin et d’éducation des enfants, ne laissèrent tous deux aux parents guère autre chose que l’amour à transmettre à leurs enfants. Or, l’amour sans discipline n’est pas suffi­ sant pour assurer la continuité entre les générations dont dépend toute culture. Au lieu de guider l’enfant, la géné­ ration qui le précéda se débat, aujourd’hui, pour essayer « de suivre les jeunes », de « garder le contact » et de pénétrer leur jargon incompréhensible ; cela va même jusqu’à imiter leur comportement et leurs manières de s’habiller, dans l’espoir de préserver une apparence et une allure « jeunes ». Ces changements, que l’on ne saurait séparer de tout le développement de l’industrie moderne, ont rendu dif­ ficile aux enfants, de s’identifier fortement à leurs parents. L’invasion de la famille par l’industrie, par les moyens de grande diffusion, et par les agences de tutelle parentale socialisée a altéré, de façon subtile, la qualité

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des relations entre parents et enfants. Il s’est créé un idéal du parent parfait, tandis que les parents réels perdaient confiance dans leurs aptitudes à accomplir les tâches les plus simples attachées au soin et à l’éducation de leur progéniture. Selon Geoffrey Gorer, la mère américaine est tellement soumise aux experts qu’« elle ne peut jamais posséder la confiance tranquille, presque inconsciente, que ressent une mère appartenant à une société plus éta­ blie, qui agit suivant des normes qu’elle sait être cor­ rectes, sans se poser de questions 27 ». D’après un autre commentateur, la mère américaine est « narcissique et manque de maturité » ; « les manifestations spontanées d’amour maternel sont si rares chez elle » qu’elle dépend doublement des conseils extérieurs. « Elle étudie avec vigilance toutes les nouvelles méthodes pour élever un enfant et lit des traités sur l’hygiène mentale et phy­ sique. » Elle agit, non d’après ses propres sentiments ou son propre jugement, mais selon « l’image de ce que doit être une bonne mère 28 ». La femme, qui se rendit chez un psychiatre après avoir lu des ouvrages sur le développement de l’enfant dont « elle avait l’impression de n’avoir rien appris », illustre, de façon dramatique, la condition du parent moderne. Elle cherchait à s’informer, remarqua son psychiatre, « comme si elle devait passer une sorte d’examen, ou produire un enfant qui devait gagner quelque compétition... Il fallait qu’elle devienne une mère parfaite ». Pourtant, ses relations avec son enfant étaient troublées par « un manque d’affectivité remarquable ». Tourmentée par « un sentiment d’inexpé­ rience et de maladresse dans l’accomplissement de tâches qu’elle n’avait jamais accomplies auparavant », elle se com­ parait à quelqu’un qui n’aurait jamais vu d’automobiles et qui essayerait d’apprendre à conduire en consultant un manuel de mécanique. Une autre mère avait l’impression

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qu’elle ne connaissait, littéralement, rien à la maternité... Elle était capable d’accomplir mécaniquement les gestes sus­ ceptibles de satisfaire les besoins de son enfant, mais elle ne comprenait jamais vraiment ce que réclamait sa petite fille elle avait le sentiment qu’elle réagissait sans aucune empa­ thie comme quelqu’un qui suivrait automatiquement les directives d’un manuel29.

Le narcissisme, la schizophrénie, et la famille

Les données cliniques illustrent les effets souvent dévastateurs de cette sorte de conduite maternelle sur l’enfant. Commentant la condition d’un de ses patients, Heinz Kohut souligne que la « superficialité et l’imprévi­ sibilité des réactions de sa mère » produisent le type de dépendance narcissique que l’on trouve si souvent chez les cas limites : le sujet tente de recréer, dans ses fan­ tasmes inconscients, l’omniscience de la petite enfance, et cherche à renforcer sa propre estime en s’attachant à des « personnalités marquantes et admirées ». Dans l’esprit de Kohut et de bien d’autres, la relation idéale entre la mère et l’enfant repose sur une « frustration optimale 30 ». Cette expression traduit un processus complexe. Au fur et à mesure que l’enfant se met à percevoir les limites et la faillibilité de sa mère, il abandonne l’image d’une perfection maternelle et commence à prendre à son compte plusieurs de ses fonctions, c’est-à-dire à prendre soin de lui-même et de ses besoins. Une image idéalisée de la mère persiste dans sa pensée inconsciente ; mais comme elle est amoindrie par l’expérience quotidienne de la faillibilité maternelle, cette image vient à s’associer, non pas aux fantasmes d’omnipotence infantile, mais à

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la maîtrise, modeste mais croissante, de son environne­ ment par le moi. La déception de l’enfant concernant sa mère est provoquée, non seulement par les inévitables moments d’absence ou d’inattention de celle-ci, mais aussi par la perception qu’il n’occupe pas, en exclusivité, le cœur maternel. Cela lui permet de renoncer à l’amour exclusif de sa mère, tout en intériorisant l’image de l’amour maternel (suivant un processus psychique ana­ logue à celui du deuil), et de s’approprier peu à peu ses fonctions vitales. L’attention incessante, et pourtant curieusement dés­ incarnée, que la mère narcissique porte à son enfant, interfère à chaque étape du processus de « frustration optimale31». Ce type de mère ressent souvent son enfant comme une extension d’elle-même ; elle prodigue des soins qui sont « gauchement inappropriés » aux besoins réels du petit, et l’entoure d’un excès de sollici­ tude apparente, mais qui manque de vraie chaleur. En le traitant comme une « possession exclusive », elle incite l’enfant à concevoir un sens exagéré de sa propre impor­ tance ; en même temps, elle lui rend difficile de s’avouer la déception qu’il ressent en constatant les imperfections maternelles. Dans la schizophrénie, la disjonction entre, d’une part, les soins superficiels et de pure forme que prodigue la mère et, d’autre part, sa dévotion apparem­ ment exclusive, est si douloureuse pour l’enfant qu’il refuse de la reconnaître 32. Les défenses régressives, « la perte des frontières du moi », l’illusion d’omniscience, et la pensée magique, apparaissent, elles aussi, sous une forme moins prononcée, dans les désordres narcissiques. Bien que la schizophrénie ne puisse, en aucune manière, être considérée simplement comme une forme exagérée du narcissisme, un de leurs points communs est la rup­ ture des frontières entre le moi et le monde des objets 33.

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« La position de la psychanalyse contemporaine, selon un psychiatre, est que la schizophrénie est, par-dessus tout, un désordre narcissique. » Il n’est donc pas surpre­ nant que les études effectuées sur l’arrière-plan familial des malades schizophrènes révèlent un nombre de traits que l’on retrouve dans les familles narcissiques. Dans les deux cas, une mère narcissique prodigue à sa progéniture des soins suffocants, qui sont pourtant affectivement dis­ tanciés. Narcisse, comme le schizophrène, occupe sou­ vent une position privilégiée au sein de la famille, soit à cause de ses dons réels, soit parce que l’un de ses parents le traite comme le substitut d’un père, d’une mère, ou d’un conjoint absent. Ce parent-là attire parfois la famille entière dans le labyrinthe de sa névrose, que les membres de la famille s’accordent tacitement à flatter, afin de maintenir l’équilibre émotionnel de l’ensemble. Selon un observateur de la condition narcissique, au sein d’« une famille prise dans cette manière de vivre », chaque membre tente de valider les espérances et les désirs projetés des autres. « Cette tautologie familiale, ainsi que le travail effectué pour la maintenir, sont des traits qui permettent d’identifier une famille maintenue et liée par la façon de vivre narcissique34. » D’après Kohut, ces familles souffrent plus des désordres du carac­ tère d’un de ses membres que d’une psychose déclarée, car le parent psychotique est généralement confiné dans un asile où, du moins, son entourage immédiat l’encou­ rage moins dans son comportement.

Le narcissisme et le « père absent »

Si des familles de ce type se forment en Amérique, ce n’est pas simplement à cause de la pathologie particulière

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d’un de ses membres, mais bien parce qu’elles consti­ tuent une réaction normale aux conditions sociales. À mesure que le monde des affaires, du travail et de la politique devient de plus en plus menaçant, la famille essaie de créer un îlot de sécurité au milieu du désordre environnant. S’accrochant désespérément à une illusion de normalité, elle traite les tensions internes comme si elles n’existaient pas. L’image d’une vie domestique har­ monieuse, à partir de laquelle elle tente de se modeler, ne tire pas son origine de sentiments spontanés mais de sources externes ; l’effort pour se conformer à cette image entraîne la famille dans une charade de solidarité ou de « pseudo-mutualité », comme l’appelle un spécialiste de la schizophrénie35. La mère, en particulier, sur qui retombe, par défaut, la charge d’élever les enfants, essaie de devenir un parent idéal ; elle compense son manque de sentiments spontanés pour son enfant en l’étouffant de sollicitude. Convaincue, mais de manière abstraite, qu’il mérite ce qu’il y a de mieux, elle arrange chaque détail de sa vie avec un zèle scrupuleux qui sape les initia­ tives de son enfant et détruit sa capacité d’autonomie. Au dire de Kohut, elle instille en lui le sentiment qu’il n’a pas « de pensée qui lui soit propre ». L’enfant conserve une impression idéalement exagérée de sa mère, que les expériences ultérieures ne modifient pas ; elle se mélange, dans sa pensée inconsciente, avec ses fantasmes d’omnipotence infantile. Un cas, rapporté par Annie Reich, montre, de manière presque caricaturale, les conséquences que peut avoir l’absence du père sur les relations entre une mère et son enfant36. La patiente, une jeune femme intelligente, qui réussissait dans la carrière d’enseignante qu’elle s’était choi­ sie, « oscillait entre des sentiments grandioses et la conscience qu’elle n’était pas aussi impressionnante qu’elle

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le voulait ». Elle se croyait secrètement un génie qui, en ses propres termes, « se révélerait soudainement et jaillirait comme un obélisque ». Son père était décédé quelques mois après sa naissance et le frère de sa mère était mort jeune, lui aussi. Sa mère refusa de se remarier et submergea l’enfant de soins, la traitant comme quelqu’un de spécial et de rare. Elle fit clairement entendre à sa fille que celle-ci remplaçait le père et l’oncle décédés. La patiente, interprétant à sa manière ce message, « imagina que la mère avait dévoré le père au cours de l’acte sexuel, ce qui équivalait au fait de l’avoir castré en lui coupant le pénis avec les dents. Elle, la malade, était la verge de son père - ou la réincarnation du père ou de l’oncle décédés ». Comme beaucoup de femmes narcissiques, la patiente « portait un très grand intérêt à son propre corps », qu’elle identifiait inconsciemment à un phallus dans son fantasme où elle « jaillissait comme un puissant obélisque », que tout le monde, autour d’elle, admirait. D’un autre côté, la conscience de sa féminité, qui contredisait son fantasme phallique, en s’associant à un « surmoi impitoyable » (en partie originaire d’un « ça méga­ lomane »), provoquait le sentiment qu’elle ne valait rien, ainsi que de violentes « oscillations dans l’estime d’ellemême ».

Comme dans tant d’autres cas de malades narcis­ siques, les traits les plus marquants de ces données se révèlent être : la persistance des fantasmes archaïques, le caractère régressif des défenses contre le deuil, et l’inca­ pacité de sublimer – par exemple, en prenant plaisir au travail pour lequel la patiente avait montré une très grande compétence. Nous avons déjà vu que l’enfant se trouvant dans une trop grande dépendance vis-à-vis de la mère – dépendance que celle-ci favorise – a beaucoup de difficultés à accepter de la perdre, même après une période de deuil. Dans le cas présent, le décès du père, combiné à l’utilisation par la mère de son enfant comme

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substitut du défunt, permit au fantasme de la fille, d’un père phallique et grandiose, de s’épanouir sans l’influence corrective du contact quotidien. Le choc normal de la réalité sur ce fantasme, qui aurait pu contribuer à le désexualiser jusqu’à un certain point [dans la mesure où l’enfant aurait compris que son père n’avait pas que des caractéristiques sexuelles], et réduire à sa dimension normale la figure du père, imaginée ici en grandeur surnaturelle, ce choc n’avait pu se produire dans ce cas - d’où le caractère phallique non sublimé du moiidéal, et son étendue mégalomane.

D’après le docteur Reich, des femmes possédant « par ailleurs une personnalité bien intégrée » cherchent incon­ sciemment à plaire à leur mère narcissique, en rempla­ çant le père manquant, soit en élaborant des fantasmes de succès grandiose, soit en s’attachant à des hommes qui réussissent. Une patiente expliquait que « durant ses rapports sexuels, elle se sentait comme si elle était l’homme, avec son corps pareil à un phallus, en train de faire l’amour avec ellemême, la femme ». Une autre, qui avait connu un petit succès comme actrice, décrivit l’euphorie ressentie devant l’admiration du public, comme « une excitation intense éprouvée sur toute la surface du corps, et la sensation de se tenir tout droit, tout son corps érigé. De toute évidence, elle ressentait son corps entier comme un phallus ».

Chez ces patientes, le surmoi ou le moi-idéal est constitué de représentations archaïques du père, que la réalité n’a pas touchées. L’identification à un organe sexuel, les ambitions grandioses, et le sentiment d’être sans valeur, qui alterne avec des illusions de grandeur, témoignent de l’origine primitive de leur surmoi, et de l’agressivité avec laquelle celui-ci punit l’échec de ne pou­ voir atteindre l’idéal démesuré d’un père omnipotent.

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Derrière cette image du père phallique, on trouve un attachement encore plus précoce à la mère primitive ; pas plus que l’autre, celui-ci n’est tempéré par des expé­ riences réelles qui auraient pu réduire à mesure humaine ces fantasmes infantiles. Les femmes narcissiques cherchent à remplacer le père absent, que la mère a castré, et à se réunir ainsi à la mère de la toute petite enfance. Si l’on postule que la pathologie représente une ver­ sion plus accentuée de la norme, on peut voir mainte­ nant pourquoi l’absence du père est devenue une particularité aussi cruciale de la famille américaine : ce n’est pas tant qu’elle prive l’enfant d’un modèle ; c’est plutôt qu’elle permet aux fantasmes précoces concernant le père de dominer le développement ultérieur du surmoi. De plus, cette absence déforme les relations entre la mère et l’enfant. Selon une théorie populaire erronée, la mère prendrait la place du père, et son rôle masculin serait une source de confusion pour l’enfant. Mais dans les fantasmes de ce dernier, ce n’est pas la mère, mais lui-même, qui remplace le père. Une mère narcissique est déjà portée à considérer sa progéniture comme une extension d’elle-même. Lorsqu’elle tente de compenser la désertion du père (et de se conformer au type socialement défini de la maternité idéale), sa sollici­ tude constante mais de pure forme, ses agissements desti­ nés à donner l’impression à son enfant qu’il est chéri et unique, et son désir de le voir reconnu comme « spé­ cial », tout cela se communique à l’enfant sous une forme très troublante et chargée. Celui-ci s’imagine que sa mère a avalé ou castré son père, et il nourrit le fantasme gran­ diose de le remplacer ; pour ce faire, il s’imagine se taillant une grande réputation ou s’attachant à quelqu’un

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symbolisant une sorte de réussite phallique, suscitant ainsi une réunion extatique avec la mère L’intensité de la dépendance de l’enfant à l’égard de la mère l’empêche de reconnaître les limitations de celle-ci, lesquelles, de toute façon, sont masquées par les appa­ rences d’une sollicitude continuelle. L’absence émotion­ nelle du père au sein de la famille fait de la mère le parent dominant ; pourtant, cette dominance ne se fait pas tant sentir dans la vie quotidienne, que dans les fan­ tasmes de l’enfant (où le père joue également une part active). Dans ce sens, la mère américaine est, elle aussi, un parent absent. Les experts extérieurs à la famille ont pris en charge un grand nombre de ses fonctions pra­ tiques ; quant à celles qui lui restent, elle les remplit sou­ vent de manière mécanique, en se conformant, non aux besoins de l’enfant, mais à un idéal préconçu de la mater­ nité. Considérant la sollicitude suffocante, mais émo­ tionnellement distanciée, dont ils sont l’objet de la part de mères narcissiques, il n’est pas étonnant que tant de jeunes gens - par exemple, les étudiants aliénés avec les­ quels Kenneth Keniston et Herbert Hendin se sont entretenus - décrivent leurs mères comme, à la fois, séduisantes et lointaines, dévorantes et indifférentes 37. Il n’est pas non plus surprenant que tant de patients narcissiques éprouvent la séduction maternelle comme une forme d’assaut sexuel. Leurs impressions incons­ cientes de la mère sont si démesurées, et si fortement influencées par des pulsions agressives, et, d’autre part, la qualité des soins maternels est si peu en harmonie avec les besoins réels de l’enfant, que, dans les fantasmes de ce dernier, la mère apparaît comme un oiseau dévorant, un vagin plein de dents.

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L’abdication de l’autorité et la transformation du surmoi C’est la structure particulière de la famille américaine, effet de la transformation des modes de production, qui, à son tour, a donné naissance aux types psychologiques associés au narcissisme pathologique ; sous une forme moins sévère, ce dernier se manifeste dans un grand nombre des thèmes de la culture américaine : fascination de la célébrité et de la renommée, peur de la compéti­ tion, incapacité à se laisser aller à l’enchantement, super­ ficialité et fragilité des relations personnelles, horreur de la mort. La production industrielle a évacué le père de la maison et amoindrit ainsi le rôle qu’il jouait dans la vie consciente de son enfant. La mère a essayé de compenser l’absence du père : mais, manquant souvent d’expérience pratique, elle se sentait perdue lorsqu’elle essayait de comprendre les besoins de son enfant ; elle se mit alors à dépendre de plus en plus des recommandations des experts, au point que ses soins ne donnèrent plus un sentiment de sécurité à l’enfant. Les deux parents cher­ chèrent bien à faire de la famille un refuge contre les pressions extérieures, mais les références mêmes qu’ils utilisaient pour mesurer leur réussite, et les techniques qu’ils tentaient d’utiliser à cet effet provenaient, en grande partie, de la sociologie industrielle, de la gestion du personnel, et de la psychologie de l’enfant - en bref, de l’appareil de contrôle social. Le combat livré par la famille pour se conformer à une image de parents et à un idéal de solidarité familiale, imposés par l’extérieur, n’aboutissait qu’à en créer l’apparence au détriment des sentiments spontanés ; il ne s’agissait que d’une solidarité ritualisée, sans substance réelle.

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Ces types familiaux sont si profondément enracinés dans les conditions sociales créées par l’industrie moderne qu’ils ne peuvent être modifiés par des réformes prophylactiques ou « éducatives » qui chercheraient à améliorer la qualité des communications, à diminuer les tensions, et à promouvoir la compétence dans les rela­ tions interpersonnelles. Des réformes de ce genre font généralement plus de mal que de bien, car elles étendent encore l’influence des professionnels de l’aide sociale et de la santé. Enjoindre à quelqu’un de ressentir des émo­ tions spontanées n’a pas grande chance de succès. De toute façon, les types psychologiques favorisés par la famille sont renforcés par les conditions existant à l’exté­ rieur de celle-ci. Le fait que ces types semblent s’exprimer le plus clairement dans la pathologie du narcissisme, et dans la schizophrénie dans les cas extrêmes, ne doit pas nous induire à conclure hâtivement que la famille pro­ duit des inadaptés, des gens incapables de « fonctionner » efficacement dans la société industrielle moderne *. De * Kenneth Keniston, Philip Slater, et d’autres disciples de Parsons qui critiquent la culture américaine, ont maintenu que la famille « nucléaire », selon les termes de Keniston, « produit de profondes discontinuités entre l’enfance et l’âge adulte38 ». La critique de la « sphère privée », l’un des thèmes dominants du radicalisme récent dans le domaine de la culture, trouve une cible facile dans la « famille conjugale », qui encourage ostensiblement un individualisme ana­ chronique et prédateur et nuit ainsi aux enfants qui doivent faire face à la coopération exigée par une société complexe et « interdépen­ dante ». On trouve souvent cette dénonciation associée à la psychia­ trie radicale de R. D. Laing et de Wilhelm Reich, ainsi qu’aux appels pressants exprimés en faveur d’une révolution culturelle. Or, cette critique ne fait que remettre à jour et parer d’un jargon qui prétend libérer, une mise en accusation de la famille, déjà formulée par les aides sociaux, les éducateurs, les réformateurs du Code pénal, et autres pathologistes de la société pour justifier leur appropriation des fonctions familiales. En s’associant aux critiques de la psychiatrie à

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bien des manières, elle prépare bien l’enfant aux condi­ tions qu’il rencontrera, lorsqu’il quittera le foyer. Les autres institutions, telle l’école, et la sous-culture du milieu adolescent, ne font que renforcer les motifs déjà établis en satisfaisant les espérances engendrées par la famille. Ainsi que l’écrit Jules Henry : Il y a interaction continuelle entre la famille et la culture, l’une renforçant l’autre ; chaque famille a une manière unique d’élever ses enfants, qui donne naissance à des besoins, satisfaits par tel ou tel aspect de la culture scolaire et par le milieu adolescent39.

Selon plusieurs observateurs de la culture américaine, dont Henry, l’effondrement de l’autorité parentale reflète celui des « contrôles exercés sur les pulsions primitives », ainsi que le changement « d’une société où les valeurs du surmoi, du contrôle de soi dominaient, à une autre, où on se mit à accepter de plus en plus les valeurs du ça, celles de la gratification des pulsions ». Le renversement des relations normales entre les générations, le déclin de la discipline parentale, la « socialisation » de nombreuses fonctions familiales, et les actions « confuses, détachées, dominées par les pulsions et centrées sur elles-mêmes » entreprises par les parents américains, donnent naissance à certaines caractéristiques ; or, celles-ci, « sous leurs formes extrêmes, peuvent avoir des effets pathologiques sérieux » mais, dans une modalité atténuée, elles pré­ parent l’enfant à vivre dans une société permissive, orga­ nisée en fonction des plaisirs de la consommation. Dans le même ordre d’idées, Arnold Rogow affirme que les parents se montrent en alternance « permissifs et l’égard de la famille, la « révolution culturelle » renforce ainsi l’une des tendances les plus fortes de cette société qu’ils déclarent vouloir modifier.

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évasifs » dans leurs façons de traiter les jeunes ; ils « trouvent plus facile, pour se conformer à leur rôle, de soudoyer que de faire face au tumulte affectif que provo­ querait la suppression des demandes des enfants 40 ». En agissant ainsi, ils sapent les initiatives de l’enfant, et l’empêchent d’apprendre à se discipliner et à se contrô­ ler ; mais étant donné que la société américaine n’accorde plus de valeur à ces traits de caractère, l’abdication par les parents de leur autorité favorise, chez les jeunes, l’éclosion des manières d’être que demande une culture hédoniste, permissive et corrompue. Le déclin de l’auto­ rité parentale reflète « le déclin du surmoi » dans la société américaine dans son ensemble. Ces interprétations saisissent, avec lucidité, les styles de discipline parentale qui prévalent, leurs effets sur les jeunes, et les relations entre la famille et la société ; il faut pourtant les modifier sur un point important. Les conditions changeantes de la vie familiale n’entraînent pas tant un « déclin du surmoi » qu’une altération de son contenu. Le fait que les parents ne font pas preuve d’un comportement discipliné qui puisse servir de modèle, ou ne contrôlent pas l’enfant, ne signifie pas que ce dernier grandira sans surmoi. Bien au contraire, cela favorisera le développement d’un surmoi sévère et punitif fondé, en grande partie, sur des images archaïques des parents, jointes à des images d’un moi grandiose. Dans ces condi­ tions, le surmoi consiste en introjections parentales au lieu d’identifications. Il présente au moi un idéal déme­ suré de la réussite et de la renommée, et il le condamne avec une extrême férocité si celui-ci ne parvient pas à l’atteindre - d’où les violentes oscillations dans l’estime de soi que l’on trouve si souvent dans le narcissisme pathologique.

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La fureur avec laquelle le surmoi punit les échecs du moi donne à penser que le premier tire la plus grande partie de son énergie de pulsions agressives du ça, sans adjonction de libido. Le schéma simpliste conventionnel qui identifie le surmoi au « contrôle de soi » et le ça à « l’autogratification », et les traite comme s’ils étaient radicalement opposés l’un à l’autre, ignore les traits irra­ tionnels du surmoi, et l’alliance qui peut se former entre l’agression et la conscience punitive. Le déclin de l’auto­ rité parentale et des sanctions extérieures en général, bien qu’ils affaiblissent, en effet, le surmoi de diverses manières, renforcent paradoxalement ses composantes agressives et dictatoriales ; les désirs instinctifs ont ainsi plus de mal que jamais à se manifester de façon accep­ table. Il faut comprendre par « déclin du surmoi », dans une société permissive, la création d’un nouveau type de surmoi où prédominent les éléments archaïques. Les transformations sociales, qui ont rendu difficile aux enfants le processus d’intériorisation de l’autorité paren­ tale, n’ont pas aboli le surmoi, mais ont simplement ren­ forcé l’alliance de ce dernier avec Thanatos - « cette culture pure de l’instinct de mort », comme l’appelle Freud, qui dirige inlassablement contre le moi, un bar­ rage de critiques sévères41. La nouvelle attitude permissive s’applique surtout à l’expression des instincts libidinaux, et non à l’agression. Une société bureaucratique, qui met l’accent sur la coopération, l’interaction et le compromis, ne peut pas légitimer beaucoup de moyens d’expression de la colère. Même au sein de la famille, laquelle est censée admettre l’expression de sentiments inacceptables ailleurs, la colère menace l’équilibre précaire que ses membres font de grands efforts pour préserver. Pourtant, le caractère mécanique, si remarquablement dénué d’affectivité, des

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soins dispensés par les parents provoque, chez l’enfant, des désirs oraux intenses et une rage sans bornes dirigée contre ceux qui ne peuvent les satisfaire. Une grande partie de cette colère est farouchement réprimée par le moi, et atteint le surmoi ; les résultats en sont décrits par Henry et Yela Lowenfeld : La fonction d’inhibition, de contrôle et de guide du surmoi, qui fusionne dans une large mesure avec le moi, est amoindrie par la faiblesse des parents, par une éducation trop indulgente pour former le moi, et par le climat général de la société permissive... Mais le surmoi sévère de la petite enfance continue de vivre chez l’individu. La fonction de contrôle du surmoi, qui devrait tirer sa force d’une identi­ fication à des figures de parents solides, pouvant ainsi proté­ ger l’individu de sentiments de culpabilité conscients et inconscients, s’exerce mal ; en revanche, son pouvoir punitif et autodestructeur semble encore affecter beaucoup de gens. Il en résulte une agitation, un mécontentement, des humeurs dépressives, un désir ardent de satisfactions de remplacement42.

Le livre de Heller, Something Happened, décrit, avec force détails déprimants, la dynamique psychique de la vie d’une famille contemporaine. Le père croit, avec raison, que sa fille, une adolescente rebelle, veut être punie par lui ; comme tant de parents américains, il refuse de lui donner satisfaction sur ce point et refuse même d’en reconnaître le bien-fondé. Ce père s’arrange non seulement pour ne pas la punir, mais se taille des victoires psychologiques en accédant aux demandes de sa fille - évitant ainsi les confrontations qu’elle cherche à provoquer. Ses deux enfants le regardent, inconsciem­ ment, comme un tyran, en dépit de son désir de jouer, au moins dans le cas de son fils, le rôle du « meilleur ami ». Perplexe, il s’interroge :

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Je ne comprends pas pourquoi [mon fils] a si souvent l’impression que je vais le frapper, alors que je ne le fais jamais. Je ne l’ai jamais battu. Je ne comprends pas plus pourquoi ma fille et lui croient tous deux, que j’avais l’habi­ tude de les battre quand ils étaient plus petits. Je ne crois pas les avoir jamais frappés, l’un ou l’autre.

L’abdication de l’autorité par les parents intensifie la peur de la punition au lieu de l’affaiblir ; elle ancre plus fermement que jamais chez l’enfant l’idée que la puni­ tion est un acte arbitraire, d’une violence irrésistible * 43.

Les relations de la famille avec les autres agents du « contrôle social »

La société renforce ces types de comportement, non seulement par « l’éducation indulgente » et l’attitude per­ missive qui prévaut, mais aussi par la publicité, la créa­ tion des besoins et la culture hédoniste de masse. À première vue, on pourrait croire qu’une société fondée sur la consommation de masse encouragerait, chez l’indi­ vidu, la gratification immodérée de tous ses désirs. Mais, à y bien regarder, on voit que la publicité moderne * Dans l’école qu’étudie Jules Henry, un garçon de onze ans écrit avec gratitude que son père « [lui] apprend à jouer [au base-ball et] à d’autres sports, et [qu’il lui] donne autant qu’il peut ». Mais il se plaint aussi qu’« il ne [lui] donne jamais de fessée quand [il a] fait quelque chose de mal ». Ce qui inspire à Henry ce commentaire : «Ce que cet enfant semble dire, c’est que le père... ne peut lui donner ce dont il a besoin pour devenir une personne, à savoir une punition équitable pour sa faute. Dans une société permissive, les gens sont très surpris d’apprendre que d’être privé d’une souffrance peut être ressenti comme une frustration. Pourtant, il est beaucoup plus douloureux, pour certains enfants, d’avoir à porter une culpabi­ lité impunie que de recevoir une fessée. »

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cherche à promouvoir non pas tant la satisfaction que le doute. Elle veut créer des besoins sans les satisfaire, engendrer des anxiétés nouvelles au lieu d’alléger les anciennes. La culture de masse entoure le consommateur d’images de la « bonne vie », qu’elle associe à la fascina­ tion de la célébrité et de la réussite ; elle encourage ainsi l’homme ordinaire à cultiver des goûts extraordinaires, à s’identifier à la minorité privilégiée (en prenant parti contre « les autres »), et à partager avec celle-ci, dans ses fantasmes, une existence de confort exquis et de raffi­ nement sensuel. Mais, en même temps, la propagande de la marchandise le rend très malheureux de son sort. En encourageant les aspirations grandioses, elle favorise du même coup le dénigrement et le mépris de soi. La tendance primordiale de la consommation de masse est ainsi de récapituler le processus de socialisation engen­ dré, précédemment, par la famille. Les expériences acquises au cours des contacts avec l’autorité - à l’école, au travail, dans le domaine poli­ tique – complètent la formation du citoyen, qui accepte, avec un certain malaise, les formes de contrôle prédomi­ nantes. À ce stade non plus, le contrôle social n’incite ni à la gratification complaisante, ni à l’autocritique, sti­ mulé jadis par un surmoi moraliste et culpabilisant ; il dispose à l’anxiété, à l’incertitude, et au mécontentement inquiet. L’école, les grandes entreprises et les tribunaux cachent leurs pouvoirs derrière une façade bénigne. On se présente comme des personnes prêtes à vous aider, on ne rappelle à l’ordre les subordonnés qu’aussi rarement que possible ; on cherche, au contraire, à créer une atmo­ sphère amicale au sein de laquelle chacun peut dire libre­ ment ce qu’il pense. Jules Henry a découvert que, dans le secondaire, les professeurs étaient mal à l’aise quand leurs classes étaient

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silencieuses et disciplinées. Ils justifiaient leur refus de faire régner l’ordre en faisant remarquer que le silence imposé nuisait à l’expression spontanée et engendrait des peurs inutiles. « Une salle de classe silencieuse peut être ressentie comme extrêmement menaçante », observait un enseignant dont la classe était si bruyante que les élèves, eux-mêmes, réclamaient le silence. Selon Henry, la classe enseigne aux enfants « leurs premières leçons sur la façon de vivre dans l’atmosphère “amicale” et “détendue” des bureaucraties contemporaines du gouvernement et du monde des affaires * 44 ». L’attitude permissive masque un système rigoureux de contrôles, d’autant plus efficace qu’il évite la confronta­ tion directe entre les autorités et les gens sur lesquels celles-ci cherchent à imposer leur volonté. Les autorités délèguent le soin de discipliner à d’autres, chaque fois que cela est possible, de manière à pouvoir se présenter comme conseillers, médiateurs et amis. Ainsi, les parents se reposent sur les médecins, les psychiatres et les propres camarades de leur enfant du soin d’imposer des règles à celui-ci et de s’assurer qu’il s’y conforme. Si l’enfant refuse de manger ce que ses parents pensent qu’il doit manger, ceux-ci font appel à l’autorité médicale. S’il est * Quand Ann Landers conseilla à un élève du secondaire de se plaindre au proviseur au sujet d’autres élèves qui s’adonnaient à des activités sexuelles dans la cafétéria de l’école, on lui répondit que « le proviseur est probablement un type sans estomac » et que « les enseignants savent ce qui se passe et de quels jeunes il s’agit ; mais ils ne veulent pas d’histoires alors ils se taisent ». Dans la même rubrique, une jeune fille de seize ans affirmait que les adolescents qui se plaignent « d’être sous la coupe de leurs parents » devraient s’esti­ mer heureux de ne pas avoir « des parents qui prennent toujours la voie la plus facile et ne s’opposent jamais à leurs enfants parce qu’ils détestent les emmerdements 45 ».

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indiscipliné, ils demandent à un psychiatre de l’aider à résoudre ses « problèmes *». De cette façon, les parents se débarrassent de ce qui est leur propre problème - l’insubordination - pour en faire celui de l’enfant. De même, à l’école, l’élève se trouve entouré par des figures d’autorité qui ne cherchent qu’à l’aider. S’il « sort du rang », on l’envoie « se faire guider » chez un conseiller. D’après une étude d’Edgar Friedenberg sur l’école secon­ daire en Amérique 47, les élèves, eux-mêmes, rejettent les mesures aussi bien libérales qu’autoritaires, et consi­ dèrent le contrôle social comme « un problème tech­ nique dont il faut confier la solution à l’expert compétent ». Ainsi, si un enseignant trouve un élève indiscipliné en train de fumer dans les toilettes, il ne doit ni « le frapper calmement et imperturbablement, en contrôlant son émotion », ni l’humilier en public ; il ne doit pas non plus passer sous silence cette infraction, comme si elle était bénigne et n’ajouterait rien à la répu­ tation de l’élève difficile. Il doit diriger le sujet vers le psychiatre de l’école. Le frapper ne ferait que le rendre encore plus rebelle, d’après les élèves consultés, tandis que faire appel au psychiatre permet à l’élève de coopérer avec l’école, qui cherche à le contrôler.

* « La communauté a manifesté sa préoccupation au sujet de l’enfance en créant des institutions, écrit Van Waters. On naît de plus en plus souvent à l’hôpital, nourrir un bébé est devenu un rite ésoté­ rique dans lequel peu de parents s’engagent sans l’aide d’experts ; les enfants malades sont soignés par des spécialistes bien plus avertis que les parents... À chaque étape de la vie de l’enfant, telle ou telle insti­ tution moderne s’interposera pour dire au père ou à la mère : “Nous pouvons faire cela mieux que vous 46”. »

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Les relations humaines sur le lieu de travail : l’usine comme famille Les experts en gestion du personnel ont introduit des techniques semblables à l’intérieur de l’entreprise moderne, en apparence pour « humaniser » le lieu de tra­ vail. L’idéologie des directeurs de sociétés se réfère à la même pensée thérapeutique, en théorie et en pratique, qui gouverne l’éducation des enfants et les soins qui leur sont prodigués. Les récents efforts entrepris pour « démocratiser » les relations industrielles rejoignent le processus entamé par les experts en gestion scientifique, lorsqu’ils s’avisèrent d’étudier la dynamique des groupes au bureau et à l’usine afin d’éliminer les frictions et d’accroître le rendement. Les spécialistes des relations humaines se mirent, alors, à appliquer les idées, élaborées au cours du travail sur les petits groupes, à l’étude et au traitement de la famille. Selon eux, la plupart des conflits internes étaient dus aux contrôles autoritaires démodés que l’on tentait d’imposer à une institution qui était en train d’évoluer vers une forme démocratique. Dès les années 1950, presque tous les psychiatres, travailleurs sociaux, et experts en sciences humaines condamnaient les valeurs associées à la famille autoritaire ou tradition­ nelle. Une équipe de spécialistes écrivait : « Nos manuels discutent le système de la famille démocratique et le par­ tage de l’autorité 48. » Vers la fin des années 1950 et au cours de la décennie qui suivit, les experts en relations industrielles se mirent à appliquer ces notions aux problèmes de gestion. Dans The Human Side of Entreprise49, Douglas McGregor pressait les cadres de direction d’accepter les

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« limites de l’autorité ». La définissant, trop grossière­ ment, comme un commandement sanctionné par la force, McGregor déclarait que l’autorité représentait une forme surannée de contrôle social au temps de « l’inter­ dépendance ». Selon lui, un ordre ne conservait son effi­ cacité que dans la mesure où les travailleurs occupaient une position avilie et subordonnée dans la hiérarchie industrielle, et où il leur était difficile de satisfaire leurs besoins matériels élémentaires. Le psychiatre Abraham Maslow avait démontré que, dès qu’un être humain est capable d’assurer sa survie, sous forme de pain, d’abri et de sécurité, il cherche à satisfaire son besoin de « s’actua­ liser ». Aussi McGregor déplorait-il le fait que, dans l’industrie, les directeurs en étaient encore à appliquer à leurs ouvriers la méthode de « la carotte et du bâton », sans fondement scientifique, ils présumaient que les gens ont horreur de travailler et qu’il faut soit les y encoura­ ger, soit les contraindre. McGregor explique clairement qu’il ne plaide pas en faveur d’une abdication des responsabilités directoriales. À l’instar du docteur Spock et du docteur Bruch, il rejette la théorie de l’attitude « permissive » de ses prédé­ cesseurs, qui aurait faussé les premières expériences effec­ tuées sur les « relations humaines ». Les essais avaient infirmé la présupposition selon laquelle « la satisfaction de l’employé » conduisait à une plus grande productivité ou que « l’élimination des conflits... produirait automa­ tiquement une saine atmosphère dans les industries ». Le travailleur avait encore besoin d’être dirigé, mais il devait être traité comme un associé de l’entreprise, et non comme un enfant. Le directeur éclairé devrait encourager ses subalternes à participer à des discussions de groupe, à « communiquer » à la direction leurs demandes et leurs

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suggestions, et même à formuler des critiques « construc­ tives ». Les conseillers matrimoniaux avaient dû se faire à l’idée que les conflits faisaient parti d’une vie domestique normale, et McGregor tentait de faire admettre un point de vue semblable aux cadres supérieurs et aux directeurs. Selon lui, ceux-ci se trompaient lorsqu’ils considéraient que l’intérêt de l’individu s’opposait à celui du groupe. « Si l’on se réfère à la famille, on peut s’apercevoir que le point de vue opposé n’est jamais sans mérite. » Ce même auteur fait remarquer que des études effec­ tuées sur des petits groupes montrent que ceux-ci fonc­ tionnent au mieux dans certaines conditions : lorsque chacun peut s’exprimer, sait parler mais sait écouter aussi, lorsque les désaccords apparaissent sans provoquer de « tensions évidentes » ; lorsque « le président du conseil d’administration » ne tente pas de dominer ses subalternes, et enfin quand les décisions reposent sur un consensus *. * L’ouvrage de McGregor exprime, de manière très caractéristique, la culture des années 1950. Ce livre influent vint appuyer les attaques des psychiatres contre la famille autoritaire, qui se déployèrent durant cette décennie ; il reformula, également, un grand nombre de thèmes de la sociologie de Parsons concernant la famille. Critiquant l’analyse de David Riesman sur l’abdication de l’autorité parentale (dans La Foule solitaire), Parsons montrait, en 1961 50, que les parents modernes, qui préparaient le mieux leurs enfants à vivre dans une société industrielle complexe, étaient ceux qui encourageaient les jeunes à devenir autonomes, au lieu de tenter de contrôler chaque détail de leur éducation. À l’instar de Parsons, McGregor affirme que ce qui ressemble à une abdication de l’autorité - dans ce cas, de l’autorité directoriale - représentait, en fait, une transition vers un mode de contrôle thérapeutique, scientifique et plus efficace. De même que des alarmistes réactionnaires (auxquels s’associaient, par­ fois, des théoriciens de la société, de bonne volonté mais aux idées erronées) déploraient prématurément la désintégration de l’autorité paternelle, des hommes d’affaires réactionnaires dénonçaient, comme il fallait s’y attendre, l’amollissement introduit dans les entreprises par

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Ces préceptes, qui, dès cette époque, étaient devenus monnaie courante dans les sciences humaines, résument le point de vue thérapeutique sur l’autorité. Son accepta­ tion croissante, à tous les niveaux de la société améri­ caine, permet de préserver, sous le masque de la « participation », les modes hiérarchiques d’organisation. Cette vue favorise la formation d’une société dominée par les élites des grandes entreprises, elles-mêmes munies d’une idéologie anti-élitiste. La popularité des modes de pensée thérapeutiques discrédite l’autorité, particulière­ ment dans la famille et à l’école, tout en laissant intact le processus de domination. Les formes thérapeutiques de contrôle social, en adoucissant, ou même en élimi­ nant le caractère conflictuel des relations entre supérieurs et subordonnés, font qu’il devient de plus en plus diffi­ cile pour le citoyen de se défendre contre l’État, ou, pour les travailleurs de résister aux exigences des grandes entreprises. Dans la mesure où les notions d’innocence et de culpabilité perdent leur signification morale, et même légale, les personnes au pouvoir n’imposent plus leur volonté par l’entremise des ordres énoncés sous l’autorité des magistrats, des enseignants et des prêtres. La société ne s’attend plus à ce que les autorités formulent un code des lois et de la moralité clairement raisonné et minu­ tieusement justifié ; elle ne s’attend pas, non plus, à ce les experts en relations industrielles ; et, dans la foulée, ils réclamaient la réduction de la puissance des syndicats, l’annulation du New Deal, et le retour au bon vieux temps de l’autocratie industrielle. McGregor est sans tendresse pour ce point de vue démodé qui, selon lui, démontre une incompréhension du principe d’autorité et une simpli­ fication des divers modes d’exercices du pouvoir. « L’abdication n’est pas l’antithèse appropriée de l’autoritarisme. Ce n’est qu’en nous libé­ rant de l’idée qu’il n’existe qu’une seule dimension - celle d’une plus ou moins grande autorité - que nous parviendrons à échapper au dilemme actuel. »

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que les jeunes intériorisent les normes morales de la com­ munauté. Elle demande seulement que l’on se conforme aux conventions de la vie quotidienne, sanctionnées par les définitions de la conduite normale qu’en donnent les psychiatres. Ni dans les hiérarchies du travail et du pouvoir, ni dans la famille, le déclin de l’autorité ne provoque la destruction des contraintes sociales ; il ne fait que priver celles-ci de toute base rationnelle. Nous avons vu que, lorsque les parents n’administrent pas une punition équi­ table, l’estime que l’enfant se porte s’en trouve diminuée plutôt que renforcée ; de même, la corruption des pou­ voirs publics - leur acceptation des fautes mineures rappelle son assujettissement à l’individu subalterne, en lui faisant sentir qu’il dépend de l’indulgence de ses supé­ rieurs. Comme le fait observer Michaël Maccoby, dans son étude sur « le joueur50 », le bureaucrate nouveau style, dont « l’idéologie et le caractère favorisent le prin­ cipe hiérarchique, bien qu’il ne soit ni paternaliste ni autoritaire », ne donne plus d’ordres à ses subordonnés. Il a découvert des moyens plus subtils pour les garder à leurs places. Alors même que les employés ont souvent conscience d’être « guidés, manipulés, et poussés ici ou là », ils ont du mal à résister à une oppression aussi pai­ sible. De plus, la diffusion des responsabilités dans les grandes entreprises permet au directeur de déléguer à d’autres le soin de faire régner la discipline, et de faire porter le blâme des décisions impopulaires à l’entreprise dans son ensemble. Il peut ainsi préserver, auprès de ses subordonnés, sa réputation de guide bienveillant. À côté de ça, sa manière d’être projette l’image du gagnant d’un jeu que la plupart des autres sont destinés à perdre. Tout le monde est censé jouer ce jeu suivant les mêmes règles. Personne ne saurait donc en vouloir au

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gagnant. Mais les perdants ne peuvent guère échapper au sentiment difficilement supportable de leur échec. Dans une société sans autorité, les couches inférieures ne ressentent plus l’oppression comme de la culpabilité ; elles intériorisent une conception grandiose des chances offertes à tous, ainsi qu’une opinion surfaite de leurs propres capacités. Si la personne qui occupe une position modeste en veut à ceux qui sont plus haut placés, c’est qu’il les soupçonne de violer effrontément les règles du jeu - ce qu’il aimerait taire lui-même, s’il l’osait. Il ne lui vient jamais à l’esprit de demander de nouvelles règles.

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La fuite devant LES SENTIMENTS : SOCIOPSYCHOLOGIE DE LA GUERRE DES SEXES Elle éprouva soudain le désir d’être auprès d’un autre homme qu’Edward... Pia regarda sa barbe rousse et ses trop grandes lunettes. Je ne l’aime pas, se dit-elle. Cette barbe, rousse, ces lunettes immenses... Pia avoua à Edward qu’elle n’avait jamais aimé quelqu’un aussi long­ temps. « Ça fait combien de temps ? » demanda-t-il. C’était le septième mois. Donald BARTHELME 1

Je suis de plus en plus convaincu qu’en matière de relations humaines, le rationnel n’existe pas. Je crois que tout ce qu’on peut dire, c’est « Voilà ce que je ressens maintenant, qu’est-ce que ca va donner... ? » Chacun devrait pouvoir faire ce qu’il désire vraiment, du moment qu’il ne fait de mal à personne. (Un jeune marié émancipé 2)

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L’insignifiance des relations personnelles

Bertrand Russell fit un jour la prédiction suivante : la socialisation de la reproduction humaine - le remplacement de la famille par l’État - rendra « les rapports sexuels encore plus insignifiants », « les relations personnelles, banales » et « tout intérêt pour quoi que ce soit de posté­ rieur à la mort, quasi impossible 3 ». À première vue l’évo­ lution de ces dernières années semble contredire la première partie de sa prédiction. De nos jours, les Améri­ cains accordent aux relations personnelles, et en particulier aux relations hommes-femmes, une importance particu­ lière. Elever des enfants ne représentant plus un souci majeur, procréation et sexualité ont été dissociées, et la vie érotique s’est trouvée ainsi libérée et valorisée pour ellemême. La famille étant réduite à la cellule conjugale, on a pu penser que les couples seraient plus disponibles aux besoins affectifs, au lieu de vivre par procuration à travers leurs enfants. Selon certains observateurs, le contrat de mariage ayant perdu son caractère obligatoire, les couples peuvent maintenant trouver une fondation plus solide à leurs rapports sexuels que les devoirs exigés par la loi. Bref, la propension croissante à vivre dans l’instant, quelles qu’en soient les conséquences pour les relations entre parents et enfants, semble avoir jeté les bases d’une nou­ velle intimité entre hommes et femmes 4. Cette apparence n’est qu’une illusion. Le culte de l’intimité dissimule mal la crainte grandissante de ne jamais la trouver. Les relations personnelles s’effondrent sous le poids émotionnel dont elles sont chargées. L’inca­ pacité de « s’intéresser à quoi que ce soit après sa mort », qui fait naître un besoin si pressant de nouer des rela­ tions intimes dans le présent, rend ces dernières plus que jamais insaisissables. Les mêmes phénomènes qui ont

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entraîné le relâchement des liens entre parents et enfants ont également porté atteinte aux relations entre hommes et femmes. De fait, la détérioration du mariage entraîne d’emblée la dégradation des soins apportés aux jeunes. Cela est si évident que seule une propagande acharnée en faveur du « mariage ouvert » et du « divorce construc­ tif » nous le masque. Il est clair, par exemple, que le nombre croissant des divorces, ainsi que la possibilité omniprésente d’échec de n’importe quel mariage, concourent à l’instabilité de la vie familiale et privent l’enfant d’un minimum de sécurité affective. L’opinion éclairée détourne l’attention de ce fait banal, en soute­ nant que, dans certains cas, les parents, en refusant le divorce, risquent de faire plus de mal que de bien à leurs enfants. Il est vrai que bien des couples préservent leur mariage d’une manière ou d’une autre, au détriment de l’enfant. Parfois, ils se lancent dans une vie de distrac­ tions qui les soustrait aux rapports affectifs quotidiens avec leurs enfants. Il arrive aussi que l’un des parents se fasse complice de la névrose de l’autre (configuration familiale typique de tant de schizophrènes) de peur de porter atteinte à la paix déjà précaire du foyer. Plus sou­ vent, cependant, le mari abandonne les enfants à la charge de sa femme, avec laquelle il ne peut plus suppor­ ter de vivre ; celle-ci étouffe alors sa progéniture par des soins incessants mais de pure forme. Cette façon de remédier aux tensions insupportables du mariage est si courante que bon nombre d’observateurs voient dans l’absence du père le fait le plus significatif du schéma familial d’aujourd’hui. Dans ces conditions, un jugement en divorce qui confie à la mère la charge des enfants ne fait qu’entériner un état de fait - la réelle désertion affec­ tive du père à l’égard de sa famille. Mais il n’est guère

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réjouissant de savoir que le divorce n’est souvent pas plus préjudiciable aux enfants que le mariage lui-même.

Histoire sociale de la guerre des sexes

L’escalade de la guerre entre hommes et femmes s’explique par la désintégration du mariage et, plus glo­ balement, par l’évolution des modèles de socialisation exposés au chapitre précédent. Cependant, on peut éga­ lement rendre compte de ce phénomène sans se référer à la psychologie. La lutte entre les sexes constitue un trait social distinct qui possède sa propre histoire. La recrudescence de cette lutte tient à l’évolution du capita­ lisme, de sa forme paternaliste et familiale en système gestionnaire, tentaculaire et bureaucratique qui contrôle pratiquement tout : citons plus particulièrement l’effon­ drement de l’esprit « chevaleresque » ; la sexualité libérée d’un grand nombre de ses contraintes antérieures ; la poursuite du plaisir sexuel comme fin en soi ; la sur­ charge affective des relations personnelles ; et, surtout, la réaction irrationnelle des hommes face à l’apparition de femmes libérées. « La courtoisie n’est plus » : voilà une évidence qui ne date pas d’hier. Autrefois, la galanterie traditionnelle masquait et tempérait jusqu’à un certain point l’oppres­ sion méthodique des femmes. Les hommes avaient le monopole du pouvoir politique et économique mais, pour que les femmes acceptent mieux leur domination, ils l’adoucissaient d’un rituel raffiné, fait de déférence et de politesse. Ils s’instaurèrent protecteurs du sexe faible, et cette mystification habile fixa néanmoins des limites à leur capacité d’exploiter les femmes par la simple force

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physique. Malgré tout, le traditionnel « droit du sei­ gneur », qui légitimait les privilèges sexuels des nobles sur les femmes de condition inférieure, était en contra­ diction avec ce rituel ; il était la preuve que les hommes n’ont jamais cessé de considérer les femmes comme des proies leur revenant de droit. De plus, la longue histoire du viol et de la séduction par le mensonge montre assez que l’ascendant masculin reposait sur la force bestiale, apparaissant ici sous sa forme la plus directe et la plus brutale. Pourtant ces conventions de courtoisie, même lorsqu’elles n’étaient qu’une façade, fournirent aux femmes une arme idéologique quelles purent utiliser dans leur lutte pour domestiquer la brutalité et la sauva­ gerie des hommes. Autour de ces relations, qui, pour l’essentiel, les exploitaient, elles tissèrent tout un réseau d’obligations réciproques, qui eurent du moins le mérite de rendre les rapports plus supportables. La relation symbiotique entre exploitants et exploités, de tout temps si caractéristique du paternalisme, a sur­ vécu dans les relations entre hommes et femmes bien après l’effondrement de l’autorité patriarcale dans d’autres domaines. Cependant, les égards dus au beau sexe, si intimement liés au paternalisme, ne survécurent que précairement dès l’instant que les révolutions du XVIIIe et du XIXe siècle eurent renversé les dernières assises de la féodalité pour instaurer la démocratie. Le déclin du paternalisme, auquel était associé autrefois l’imposant cérémonial des manifestations officielles, sonna le glas de l’esprit chevaleresque. Les femmes, de leur côté, établirent peu à peu un lien entre leur infério­ rité sociale et l’exaltation sentimentale dont elles étaient l’objet, elles repoussèrent la prison - piédestal où l’adora­ tion masculine les plaçait – et exigèrent une démystifica­ tion de la sexualité féminine.

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Démocratie et féminisme ont maintenant arraché le masque et ont mis à nu les antagonismes sexuels jadis cachés par la « mystique féminine ». Privés des illusions que conférait la courtoisie, hommes et femmes éprouvent plus de difficultés qu’auparavant à établir des rapports amicaux ou amoureux, sans même parler de relations entre égaux. Comme la suprématie masculine n’est plus idéologiquement défendable, puisque la pro­ tection dont elle se couvrait ne se justifie plus, les hommes imposent leur domination de façon plus directe, dans les fantasmes et de temps en temps par des actes d’une extrême violence. Selon une étude récente, le comportement à l’égard dés femmes, tel qu’il est repré­ senté dans les films, est passé « du respect au viol5 ». Les femmes qui renoncent à la sécurité de rôles sociaux bien définis et contraignants ont toujours été en butte à l’exploitation sexuelle, parce qu’elles abdiquent alors tout droit à la respectabilité. Quand Mary Wollstonecraft tenta de vivre en femme libre, elle fut brutalement abandonnée par Gilbert Imlay. Plus tard, les féministes perdirent les privilèges dont elles bénéficiaient du fait de leur sexe et de leurs origines bourgeoises, lorsqu’elles luttèrent pour les droits des femmes. Les hommes les insultaient publi­ quement en les traitant « d’hommasses » asexuées, et en privé ils les abordaient comme si elles étaient des femmes de mœurs légères. Un brasseur de Cincinnati, s’imagi­ nant qu’Emma Goldman * allait lui ouvrir la porte de sa chambre d’hôtel parce qu’elle était seule, fut effrayé quand elle menaça de réveiller tout l’établissement. Il * Dite « Emma la Rouge », célèbre anarchiste américaine (18861940). Une traduction-adaptation de la première partie de son auto­ biographie a paru en français sous le titre : Épopée d’une anarchiste, Hachette, 1979. [N.d.É.]

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tenta de se justifier en déclarant : « Je croyais que vous étiez pour l’amour libre. » Ingrid Bengis raconte que, traversant en stop le pays, elle s’aperçut que les hommes s’attendaient à ce qu’elle les payât du voyage en leur accordant ses faveurs. Son refus amenait immanquable­ ment une réflexion du genre : « De toute façon, les femmes ne devraient pas faire de stop 6. » Ce qui distingue le monde contemporain du passé c’est qu’aujourd’hui, braver les conventions sexuelles se présente de moins en moins comme un choix personnel, alors que c’était le cas pour les pionnières du féminisme. Étant donné que la plupart de ces conventions ont dis­ paru, une femme peut difficilement revendiquer les pri­ vilèges traditionnellement accordés à son sexe, même si elle ne fait nullement valoir ses droits. Toutes les femmes sont assimilées au Mouvement de libération des femmes, à moins qu’elles ne fassent corps avec leurs ennemis par d’énergiques désaveux. Toutes les femmes partagent les avantages et les inconvénients de leur « libération », les­ quels se résument au fait de ne plus être traitées en « dame » par les hommes.

La « révolution » sexuelle

La féminité démythifiée va de pair avec une sexualité non sublimée. L’« annulation de la réticence » a dissipé l’aura de mystère entourant la sexualité et fait disparaître la plupart des obstacles à son exposition en public. À la ségrégation sexuelle institutionnalisée ont été substituées des mesures qui encouragent l’association des sexes à tous les stades de la vie. Des contraceptifs efficaces, la légalisa­ tion de l’avortement, et une acceptation « réaliste » et

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« saine » du corps ont amenuisé les liens qui rattachaient autrefois la sexualité à l’amour, au mariage et à la pro­ création. Les hommes et les femmes d’aujourd’hui ne recherchent plus que la satisfaction sexuelle, sans même avoir recours aux fioritures conventionnelles de l’idylle. Faire de la sexualité une valeur en soi interdit toute référence à l’avenir et n’offre aucun espoir de relations durables. Les liaisons, y compris le mariage, qui n’ont pour toute justification que la sexualité, peuvent être interrompues à volonté. Cela implique, comme Willard Waller l’a démontré depuis longtemps, que les amants n’ont plus le droit ni de se montrer jaloux, ni de faire de la fidélité une condition de l’union érotique. Dans sa satire sociologique des jeunes divorcés, Waller avait souligné que les bohèmes des années 1920 évitaient tout engagement affectif alors qu’ils l’exigeaient de leur partenaire. Parce que le bohème « n’était pas prêt à assu­ mer l’entière responsabilité de la liaison, ni à offrir une garantie de durée », il perdait le droit de demander un engagement semblable de la part de l’autre. Dans ces conditions, « faire preuve de jalousie » devenait « rien moins qu’un crime... De sorte que le bohème qui tombe amoureux le cache comme il peut à ses amis ». Dans des études similaires portant sur le « complexe d’évaluation personnelle et de popularité amoureuse » parmi les étu­ diants, Waller découvrit que les amoureux étaient la risée de leurs camarades. Les relations exclusives avaient cédé la place à une promiscuité insouciante, considérée comme un mode normal de relations sexuelles. La valeur sociale d’une femme ne se mesurait plus à sa pureté mais à sa popularité, au culte sentimental de la virginité suc­ céda « le partage badin des faveurs d’une femme » qui ne « menaçait nullement les relations amicales entre hommes », comme Wolfenstein et Leites l’ont noté dans

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leur étude de films . * Entre 1930 et 1950, le cinéma présenta le fantasme révélateur d’un idéal de plus en plus suivi : une femme séduisante dansait avec un groupe d’hommes, sans témoigner de préférence particulière pour aucun. Dans Elmtown’s Youth, August Hollingshead a dépeint une jeune femme en première année d’université : enfrei­ gnant tous les interdits - alcool, tabac et conduite « légère » -, elle jouissait néanmoins de la considération de la clique la plus en vue, en partie parce que sa famille était riche, mais surtout parce que le choix de ses soupi­ rants était savamment étudié. « L’homme vu en sa com­ pagnie gagne en prestige auprès de l’élite... Elle se laisse cajoler discrètement par ses amoureux - ne prend jamais de risque, suffisamment malgré tout pour qu’ils lui reviennent. » Dans le secondaire comme à l’université, les membres d’un groupe tentent, par le persiflage et les insultes, d’empêcher l’un d’entre eux de tomber amou­ reux de personnes ne bénéficiant pas de leur considéra­ tion et en fait de quiconque, car, selon Hollingshead, « dans le monde de l’adolescence, avec ses enthousiasmes donquichottesques et ses multiples activités de groupe, il n’y a pas de place » pour les amants qui s’aiment7. * Les films américains ont mis en évidence la transition de la vamp à la « fausse innocente », transition qui, selon Wolfenstein et Leites, souligne le déclin de la jalousie et la substitution de l’agacement sexuel à la passion des sens. « Son partenaire ne supportant pas le partage, la vamp était dangereuse. Sa séduction physique et sa dispo­ nibilité amoureuse laissaient fortement à penser qu’il y avait eu dans son existence, et pourrait encore y avoir, place pour d’autres hommes... On associe à la fausse innocente une plus grande tolérance de la part des hommes en matière de partage... En fait, ses nom­ breuses liaisons la rendent d’autant plus attirante. Pour supprimer toute gêne dans la relation, il suffit qu’elle affirme que ses liaisons précédentes n’avaient aucune importance à ses yeux. »

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Ces études apportent la preuve que les principaux traits de notre comportement sexuel actuel étaient appa­ rus bien avant la prétendue « révolution sexuelle » des années 1960 et 1970 : promiscuité désinvolte, défiance prudente à l’égard de tout engagement affectif, condam­ nation violente de la jalousie et de la possessivité. Cepen­ dant, l’évolution récente a vu naître un nouveau facteur de tension : avec une insistance grandissante, la femme moderne exige des rapports sexuels satisfaisants. Pendant les années 1920 et 1930, beaucoup de femmes hésitaient avant d’avoir des rapports sexuels, autant par pudibonde­ rie que par une crainte réaliste des conséquences. Elles ne cherchaient vraiment que le « flirt » et tiraient peu de plaisir de la sexualité, même lorsqu’elles se prétendaient libérées et déclaraient ne vivre que pour le plaisir et les sensations fortes. Les médecins se souciaient de la frigi­ dité féminine, et les psychiatres n’avaient aucun mal à déceler chez leurs patientes les symptômes classiques de l’hystérie tels que Freud avait pu les décrire : sexualité provocante allant de pair avec une forte répression et une moralité rigide et puritaine. Aujourd’hui, les femmes ont perdu beaucoup de leur réserve. Aux yeux des hommes, elles sont plus accessibles en tant que partenaires sexuelles, mais également plus menaçantes. Jadis, les hommes se plaignaient du peu de participation des femmes dans les échanges sexuels ; maintenant, leur attitude les intimide et ils sont angois­ sés à l’idée de ne pas pouvoir les satisfaire. Un person­ nage de Heller, Bob Slocum, s’écrie : « Je regrette quelles aient découvert quelles aussi pouvaient avoir des orgasmes. » Le célèbre rapport Masters et Johnson sur la sexualité féminine n’a fait qu’accroître cette angoisse : les femmes y sont présentées comme sexuellement insa­ tiables, dotées d’une capacité orgasmique telle qu’elles

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paraissent littéralement infatigables. Quelques féministes se sont servies du rapport Masters pour remettre en cause le « mythe de l’orgasme vaginal », pour revendiquer l’indépendance des femmes vis-à-vis des hommes et pour se gausser de l’infériorité sexuelle masculine. « Théoriquement, écrit Mary Jane Sherfey, une femme pourrait avoir des orgasmes indéfiniment si l’épuisement physique n’intervenait pas. » Selon Kate Millett, « si le potentiel sexuel de l’homme est limité, celui de la femme, lui, semble, du point de vue biologique, pratiquement inépuisable 8 ».

La « performance » sexuelle devient ainsi une arme supplémentaire dans la guerre entre hommes et femmes ; les inhibitions sociales n’empêchent plus désormais les femmes de tirer parti de l’avantage tactique que leur offre l’actuelle obsession de l’évaluation sexuelle. La femme hystérique, même lorsqu’elle tombait amoureuse et dési­ rait intensément s’abandonner, arrivait rarement à sur­ monter son aversion sous-jacente de la sexualité ; la femme de Cosmopolitan, pseudo-libérée, quant à elle, est plus calculatrice et réfléchie dans sa façon d’utiliser sa sexualité, d’une part parce qu’elle est moins inhibée mais aussi parce qu’elle réussit mieux à ne pas s’impliquer affectivement. Les femmes dotées d’une personnalité narcissique, écrit Otto Kernberg, peuvent sembler à première vue parfaite­ ment « hystériques », tant elles sont coquettes et exhibition­ nistes, mais la qualité de leur séduction, toute de ruse froide et de calcul, contraste fortement avec celle de la pseudohypersexualité de l’hystérique, qui ne manque ni de chaleur ni d’implication affective 9.

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Vivre ensemble Les hommes et les femmes en sont venus à aborder les relations intimes avec une conscience aiguë des risques émotionnels qu’elles présentent. Bien décidé à manipuler les émotions des autres tout en se protégeant soi-même de toute souffrance affective, chacun, par mesure de sécurité, s’ingénie à paraître superficiel, affiche un détachement cynique, qu’il ne ressent qu’en partie, mais qui devient une habitude, et, en tout cas, remplit d’amertume les relations personnelles, ne serait-ce qu’à force d’être proclamé. En même temps, on attend des relations intimes la richesse et l’intensité d’une expérience religieuse. Bien qu’à certains égards, hommes et femmes aient été obligés de modifier leurs exigences mutuelles, et en particulier en matière de fidélité sexuelle, dans d’autres domaines leurs revendica­ tions se sont plus que jamais accrues. En outre, les hommes et les femmes de la bourgeoisie américaine passent trop de temps ensemble et éprouvent de la diffi­ culté à envisager leurs relations sous un jour juste. La dégradation du travail et l’appauvrissement de la vie sociale obligent les gens à rechercher l’assouvissement de tous leurs besoins affectifs dans les vives émotions que sus­ cite la sexualité. Autrefois, l’antagonisme des sexes était tempéré, d’une part par les conventions de l’esprit chevale­ resque et paternaliste, d’autre part, par une acceptation plus souriante des limitations du sexe opposé. Hommes et femmes admettaient leurs défauts mutuels sans pour autant les utiliser dans une mise en accusation globale. Ils n’éprouvaient pas le besoin d’ériger l’amitié en programme politique, d’en faire une idéologie qui puisse remplacer l’amour - en partie parce qu’ils trouvaient plus de satisfac­ tion qu’on ne le peut aujourd’hui dans leurs rapports superficiels avec les personnes du même sexe. Un mépris

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quotidien et tolérant à l’égard des faiblesses de l’autre sexe - incompétence sur le plan affectif chez l’homme et manque de rationalité chez la femme - passait pour de la sagesse populaire ; ces stéréotypes fixaient des limites à l’antagonisme des sexes, qui, dès lors, ne pouvait plus tour­ ner à l’obsession. Le féminisme et l’idéologie de l’intimité ont discrédité les stéréotypes sexuels ; certes, ceux-ci assignaient aux femmes des limites étroites, mais ils offraient la possibi­ lité de reconnaître l’antagonisme des sexes sans pour autant lui laisser prendre la dimension d’une guerre totale. Aujourd’hui la tradition de différence sexuelle et l’acceptation des tensions entre sexes opposés ne sur­ vivent plus guère que dans la classe ouvrière. Les fémi­ nistes bourgeoises envient la capacité qu’ont les femmes d’ouvriers d’admettre que les hommes les gênent, sans les haïr pour autant. Ces femmes sont moins agressives avec leur homme parce qu’elles ne passent pas beaucoup de temps avec lui, a fait observer un critique. C’est aux femmes de la bourgeoisie qu’on a inculqué l’idée que les hommes devaient être leurs compagnons * 10. * Les études psychiatriques et sociologiques sur la vie ouvrière confirment ces observations. « Une femme de la bourgeoisie améri­ caine s’attend, dans l’ensemble, à ce que son mari la traite en égale, écrivait un psychiatre en 1957. Elle compte trouver coopération, par­ tage des responsabilités et considération individuelle [...]. Dans une famille ouvrière italienne, [...] la femme [...] ne s’attend pas à être traitée en égale. Elle compte sur son mari pour prendre les décisions importantes, car de ce fait elle est déchargée de ce fardeau de respon­ sabilités et peut se consacrer à ses nombreux enfants ». Rainwater, Coleman et Handel, dans leur étude sur les femmes de la classe ouvrière, déclarent : « En général, les femmes de la bourgeoisie pensent que, dans un couple, les conjoints sont en grande partie interchangeables quant à l’accomplissement des différentes tâches. Il y a un plus grand désir d’agir en commun, que ce soit pour faire la

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Le féminisme et la recrudescence de la guerre des sexes

Non seulement le culte de la camaraderie sexuelle et de la « vie en commun », mais également le féminisme, ont amené les femmes à formuler de nouvelles exigences à l’égard des hommes, et à les haïr s’ils ne parviennent pas à répondre. Le mouvement féministe, en encourageant chez les femmes une prise de conscience de leur condition, a eu des effets irréversibles. Dès qu’elles commencent à remettre en cause la fatalité de leur soumission et à rejeter les conven­ tions, rassurantes par certains côtés, qui s’y rattachaient auparavant, elles ne peuvent plus s’y réfugier. La femme qui ne se laisse plus enfermer dans le mythe de la faiblesse et de la dépendance, attributs traditionnels de la féminité, ne peut plus adhérer au cliché « Tous les hommes sont des gou­ jats » pour se rassurer. Elle n’a d’autre possibilité que de croire, au contraire, que les hommes sont des êtres humains et elle a d’autant plus de mal à leur pardonner lorsqu’ils se conduisent comme des brutes. Ses propres actions ne se vaisselle ou repeindre une pièce ; agir en commun est surtout une valeur reconnue par la bourgeoisie 11. » Durant les vingt années qui ont suivi cette étude, l’idéologie du partage des tâches au sein du couple s’est répandue dans la classe ouvrière au même titre que dans la bourgeoisie. En revanche, le fémi­ nisme, qui a finalement atteint les femmes de la classe ouvrière, a rendu suspectes les attributions traditionnelles des sexes, il devient alors difficile d’accepter sans en éprouver de gêne, la dépréciation coutumière du sexe opposé. Au fur et à mesure que les femmes de la classe ouvrière affirment leurs droits, ou du moins sont sensibilisées aux idées féministes, leurs maris ressentent cette évolution comme une atteinte supplémentaire à leur fierté, l’ultime affront fait aux ouvriers par le libéralisme bourgeois : non seulement il a réduit à néant leurs économies, expédié leurs enfants en autobus dans des écoles éloignées et sapé l’autorité qu’ils avaient sur eux, mais mainte­ nant il risque de monter leurs femmes contre eux, leurs maris.

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conforment plus à la tradition de passivité chez les femmes ; elles sont ressenties du même coup par les hommes comme une sorte d’agression qui tend à éveiller des réactions bes­ tiales chez ces derniers ; même si la femme s’en rend compte, cela ne lui est pas d’un grand secours pour faire preuve de tolérance à l’égard de son adversaire. Tu en veux trop, dit une femme d’âge mûr à une femme plus jeune. Tu te refuses à faire des compromis. Les hommes ne seront jamais aussi sensibles ou conscients que les femmes. Ce n’est pas dans leur nature, tout simplement. Alors, il faut faire un choix, et t’en contenter... soit la satis­ faction sexuelle, soit l’intelligence abstraite ; soit être aimée sans être comprise, soit la solitude pour mener à bien ce que tu veux faire 12.

Lorsqu’une femme adhère vraiment au féminisme, comme à un programme qui tente de donner de nou­ velles fondations aux rapports entre hommes et femmes, elle ne peut accepter une telle définition des choix qui s’offrent à elle sans y voir une sorte d’abdication. La jeune femme répond à juste titre que personne ne devrait se contenter d’une relation qui n’engloberait pas sexua­ lité, compassion et compréhension intelligente. Mais en tentant de concrétiser ses exigences, elle risque bien des déconvenues, d’autant que les hommes semblent ressen­ tir la demande de tendresse comme aussi menaçante pour leur sécurité affective que la demande de satisfac­ tion sexuelle. À son tour, la passion contrariée fait naître chez les femmes une violente fureur contre les hommes, telle que Sylvia Plath l’a exprimée de manière inoubliable dans ses poèmes. Pas de jour tranquille sans nouvelles de toi Te baladant peut-être en Afrique, mais en pensant à moi13.

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Les femmes éprouvent de la colère contre les hommes parce qu’elles sont déçues par les rapports érotiques, ou parce qu’elles ont conscience d’être opprimées, mais aussi parce quelles perçoivent le mariage comme le piège absolu, l’ultime routine d’une société routinière, le summum de la banalité qui contamine tous les aspects de la vie moderne et la rend étouffante. Pour l’héroïne de The Bell Jar, le mariage représente l’apothéose du train-train quotidien : Il faudrait que je me lève à sept heures pour lui préparer ses œufs au bacon, des toasts et du café. Après son départ pour le travail, je traînasserais en chemise de nuit, rouleaux sur la tête, pour faire la vaisselle et le lit. À son retour, après une journée passionnante et active, il compterait trouver un bon dîner, et je devrais passer la soirée à laver de nouveau une vaisselle sale avant de m’effondrer au lit, complètement épuisée 14 .

Si le mari proteste qu’il est tout aussi fatigué et que sa « journée passionnante » ne fut qu’un travail fastidieux et humiliant, sa femme le soupçonne de vouloir tout bonnement donner à sa prison domestique l’apparence d’une chaumière croulant sous les roses. Théoriquement, les féministes pourraient dépasser le stade actuel de récrimination sexuelle en considérant les hommes simplement comme une classe ennemie, invo­ lontairement enrôlés dans la défense des privilèges mas­ culins et par conséquent exempts de responsabilité personnelle. Mais il est difficile pour les hommes et les femmes, symbiotiquement interdépendants, de faire preuve d’un tel détachement intellectuel dans la vie cou­ rante. L’« ennemi de classe », dans la vie de tous les jours, a les traits d’un amant, d’un mari, ou encore d’un père, auquel les femmes présentent des exigences qu’en général les hommes ne peuvent remplir. Les féministes ont

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étudié la façon dont la sujétion que subissent les femmes appauvrit la vie affective des hommes ; elles admettent qu’étant donné les rapports actuels entre les sexes, les hommes ne peuvent absolument pas satisfaire toutes les demandes érotiques des femmes ; et pourtant, c’est le féminisme lui-même qui apporte à ces demandes le sou­ tien idéologique le plus énergique. Ainsi, il intensifie le problème auquel il apporte simultanément une solution. D’une part, le féminisme aspire à changer les relations entre hommes et femmes afin que celles-ci ne soient plus acculées au rôle de « victime et mégère », comme dit Simone de Beauvoir. D’autre part, il rend souvent les femmes plus acariâtres que jamais dans leurs relations quotidiennes avec les hommes. Cette contradiction demeurera inévitable tant que le féminisme déclarera intolérable l’oppression qu’exercent les hommes sur les femmes tout en incitant celles-ci à voir dans les hommes des oppresseurs, peut-être, mais aussi des amis et des amants.

Stratégies d’adaptation Les contradictions mises en lumière (et exacerbées) par le féminisme sont si douloureuses que le mouvement féministe a toujours été tenté de renoncer à ses propres thèses ainsi qu’à son programme et de trouver refuge dans un compromis avec la situation présente, souvent déguisé en militantisme farouche. Au XIXe siècle, les féministes américaines se sont écartées de leur pro­ gramme initial, qui s’était donné pour but non seule­ ment l’égalité économique, mais aussi une audacieuse réforme du mariage et des relations sexuelles : elles se cantonnèrent finalement dans une longue campagne en

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faveur du droit de vote pour les femmes. Aujourd’hui, beaucoup de féministes soutiennent, une fois de plus au nom du réalisme politique, qu’avant de soulever des pro­ blèmes plus importants, les femmes doivent s’implanter au sein des deux partis politiques afin d’y constituer une sorte d’« opposition loyale ». Toutefois, ce genre de tac­ tique ne sert qu’à repousser indéfiniment la discussion des grandes questions. Au XIXe siècle, le mouvement pour les droits de la femme abandonna les discussions sur l’amour et le mariage lorsqu’il fut confronté à l’hosti­ lité générale. De la même façon, aujourd’hui, des forces importantes au sein de la National Organisation for Women se proposent d’améliorer leur image en démon­ trant aux hommes que le féminisme ne les menace en aucune façon, et désignent comme responsable de l’assu­ jettissement de la femme, non pas la suprématie mascu­ line, mais uniquement les « conditions sociales » et les attitudes nocives. Parmi toutes les. tentatives d’adaptation à l’ordre établi, certaines, plus subtiles, veulent se faire passer pour des récusations radicales tant du courant principal du féminisme que du statu quo. Quelques militantes, cher­ chant une compensation à leur manque de pouvoir, ont redonné vie à des théories discréditées sur le matriarcat des sociétés originelles ou à des mythes sur la supériorité morale des femmes. Elles font appel à une solidarité illu­ soire entre « sœurs » afin d’éviter des discussions sur les buts réels du mouvement féministe. En institutionnali­ sant l’activité des femmes sous forme de « solution de rechange face à la civilisation de mort créée par les hommes », elles évitent toute remise en cause de cette même civilisation. Elles protègent aussi les femmes contre l’inévitable compétition avec les hommes, que ce soit dans le domaine du travail, de la politique ou de la

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propagande auprès du grand public. Ce qui avait com­ mencé comme une prise de conscience tactique, à savoir que les femmes devaient conquérir leurs droits sans attendre que les hommes les leur accordent, a dégénéré en fantasme d’un monde sans hommes. Comme un cri­ tique l’a remarqué, « l’apparente force du mouvement » se révèle n’être, en fin de compte, « qu’une suite d’activi­ tés qui s’engendrent et se perpétuent : à court terme, celles-ci apportent à ses experts les plus avertis célébrité, contrats d’éditeur, bourses de recherches, et à celles qui rêvent, l’utopie illusoire d’un matriarcat15 ». Les « lesbiennes radicales » poussent la logique de la séparation jusqu’au comble de l’absurde : elles évitent la lutte contre la suprématie masculine à tous les niveaux, mais, en même temps, elles ne cessent de couvrir les hommes d’insultes, ainsi, d’ailleurs, que les femmes qui se refusent à admettre leurs tendances homosexuelles. Proclamant leur indépendance vis-à-vis des hommes, les militantes lesbiennes sont obsédées par la vision d’une enclave protégée où elles pourraient vivre au sein même d’une société dominée par les hommes. Cette forme de démission - le rêve d’une île à l’abri de toute intrusion masculine - n’est pas sans séduction pour les femmes qui n’arrivent pas à intégrer tendresse et sexualité dans leurs relations avec les hommes. Comme de telles déceptions deviennent de plus en plus courantes, le séparatisme sexuel en arrive à sembler le substitut le plus plausible à la libération. Toutes ces stratégies d’adaptation tirent leur énergie affective d’une pulsion encore plus répandue que le fémi­ nisme : la fuite devant les sentiments. Pour nombre de raisons, les relations personnelles sont devenues de plus en plus aléatoires - très manifestement, parce qu’elles n’offrent plus aucune garantie de permanence. Hommes

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et femmes font des demandes extravagantes à leur parte­ naire et sont remplis d’amertume lorsqu’ils n’obtiennent pas satisfaction. Dans ces conditions, il n’est pas éton­ nant que de plus en plus de gens rêvent de détachement affectif, ou n’ont de « relations sexuelles plaisantes », comme l’écrit Hendin, « que lorsqu’ils se trouvent dans une situation leur permettant de définir et de limiter l’intensité de leurs rapports mutuels 16 ». Une lesbienne reconnaît : «Je n’ai pu éprouver du plaisir qu’avec des hommes dont je me foutais éperdument. Je pouvais m’abandonner, parce que je ne me sentais pas vulné­ rable 17. » Le séparatisme sexuel n’est qu’une des nombreuses stratégies inventées pour contrôler ou fuir les sentiments intenses. Beaucoup préfèrent fuir dans la drogue, qui dis­ sout colère et désir dans une ardente sensation de bienêtre et donne l’illusion d’une expérience intense dénuée d’émotion. D’autres choisissent de vivre seuls, rejetant toute relation avec l’un ou l’autre sexe. Les enquêtes font ressortir le nombre croissant de foyers ne comptant qu’un seul adulte : ceci dénote indubitablement l’émer­ gence d’un goût de l’indépendance personnelle, mais tra­ duit également une répulsion à l’encontre de tout lien affectif intime, quel qu’il soit. L’augmentation du nombre de suicides chez les jeunes peut être partielle­ ment attribuée à la même fuite devant les liaisons senti­ mentales. Le suicide, d’après Hendin, représente « l’anesthésie ultime ». La promiscuité sexuelle est la façon la plus courante d’échapper à la complexité des sentiments : elle marque une volonté de séparer nettement sexualité et affectivité. Là encore, la fuite en progrès. L’idéologie progressiste des « engagements libres » et du « sexe désentimentalisé » fait du désengagement affectif une vertu, alors même qu’elle

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prétend s’ériger en critique de la dépersonnalisation de la sexualité. Des sommités comme Alex Comfort, Nena et George O’Neill, Robert et Anna Francœur soulignent la nécessité de redonner une dimension humaine à l’acte sexuel en en faisant une « expérience complète » et non un acte mécanique ; mais, dans le même temps, ils condamnent des émotions humaines comme la jalousie et la possessivité et s’insurgent contre les « illusions romantiques ». Dans leur sagesse, les thérapeutes d’avant-garde invitent hommes et femmes à exprimer leurs besoins et leurs désirs sans réserve - partant du principe qu’ils sont tous également légitimes - mais ils les mettent en garde contre l’illusion qui leur ferait croire qu’un seul partenaire peut les satisfaire tous. Cette éthique cherche à apaiser les tensions affectives, en fait, en limitant les exigences mutuelles, et non en renforçant la capacité des hommes et des femmes d’y faire face. Encourager la sexualité en tant que composante « saine » et « normale » de la vie masque un désir de la dépouiller de l’intensité affective qui s’y rattache inévitablement, tant à cause du souvenir des relations avec les parents au cours de l’enfance que de la tendance « malsaine » à réintroduire le même schéma dans les rapports amou­ reux. L’insistance avec laquelle les experts affirment que la sexualité n’a rien de « sale » trahit la volonté de l’asep­ tiser, en la débarrassant de toutes ses associations incons­ cientes. La critique humaniste de la « dépersonnalisation » de la sexualité ne fait ainsi qu’effleurer le problème. Même lorsqu’elle prône la nécessité d’unir l’affectivité et la sexualité, elle apporte son soutien idéologique au replie­ ment protecteur face aux émotions intenses. Elle condamne la survalorisation de la technique, tout en vantant des relations sexuelles libérées de toute charge

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affective. Elle exhorte hommes et femmes à « ne pas se couper de leurs sentiments », mais les encourage à « opter résolument pour la liberté et la “non-possessi­ vité” », qui « détruit le cœur même de l’intimité », comme l’écrit Ingrid Bengis18. Cette critique humaniste tourne en dérision les fantasmes grossiers de la pornogra­ phie vendus par les mass media, dont l’idéal est la femme sans poils, aux seins volumineux, mais elle le fait par répugnance pour le fantasme en tant que tel, car il cor­ respond rarement aux critères sociaux de santé mentale. Ceux qui s’insurgent contre la déshumanisation de la sexualité, tout comme les critiques du sport, souhaitent faire de chaque spectateur un participant actif dans l’espoir que les exercices intenses chasseront les pensées malsaines. S’ils s’attaquent à la pornographie, ce n’est pas par désir d’encourager des fantasmes sexuels plus compli­ qués et plus gratifiants ; c’est, au contraire, pour faire accepter, au nom d’une vision plus réaliste, une certaine conception de la féminité, ainsi qu’une réduction des demandes mutuelles qu’hommes et femmes sont en droit de se faire.

La femme castratrice des fantasmes masculins La fuite devant les sentiments - qu’elle tente ou non de se justifier sous le couvert d’une idéologie de l’engage­ ment libre - se manifeste surtout comme une fuite devant les fantasmes. Cela prouve bien qu’elle constitue plus qu’une réaction de défense à des déceptions externes. Si les hommes et les femmes d’aujourd’hui tentent d’échapper aux émotions, ce n’est pas unique­ ment dû au fait qu’ils ont reçu trop de blessures sur les champs de bataille de l’amour, mais aussi au fait qu’ils

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ressentent leurs pulsions intimes comme intolérablement pressantes et menaçantes. Le désir d’échapper aux émo­ tions prend naissance non seulement dans la sociologie de la guerre des sexes, mais également dans la psycholo­ gie qui s’y rattache. Si « tant d’entre nous furent contraintes d’anesthésier leurs besoins », comme Ingrid Bengis le note à propos des femmes 19 et comme d’autres l’ont fait à propos des hommes, c’est la nature même de ces besoins (et des défenses érigées contre eux) qui fait naître la conviction qu’ils ne peuvent être assouvis dans les relations hétérosexuelles - peut-être ne devraient-ils jamais l’être sous quelque forme que ce soit - et qui, par conséquent, incite les gens à éviter les rencontres affec­ tives intenses. Les désirs instinctuels représentent toujours un danger pour l’équilibre psychique, et c’est en cela qu’il n’est jamais possible de leur laisser libre cours. Cependant, ils se présentent, dans notre société, comme une menace intolérable, en partie parce que l’effondrement de l’auto­ rité a fait disparaître un si grand nombre d’interdits externes qui freinaient l’expression de pulsions dange­ reuses. Aujourd’hui, le surmoi ne peut plus compter sur le soutien d’autorités externes dans sa lutte contre ces pulsions. Il doit miser en quasi-totalité sur ses propres ressources, qui ont, elles aussi, perdu de leur efficacité. Non seulement les agents sociaux de la répression se sont beaucoup affaiblis, mais leurs représentations internes dans le surmoi ont subi un déclin parallèle. Le moi-idéal, qui participe au travail de répression puisqu’il fait du comportement accepté par la société un objet d’investis­ sement libidinal, est devenu de plus en plus insipide et inefficace en l’absence de modèles moraux extérieurs. Comme nous l’avons vu, cela veut dire que le surmoi doit avoir recours de façon croissante à des ordres sévères

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et des punitions : pour y parvenir, il utilise les instincts agressifs du ça et les dirige contre le moi. Narcisse se sent rongé par ses propres appétits. L’inten­ sité de ses besoins oraux l’amène à avoir des exigences considérables à l’égard de ses amis et de ses partenaires sexuels ; mais, simultanément, il refoule ces exigences et ne demande qu’une relation désinvolte sans promesse de permanence d’aucun côté. Il aspire à se libérer de sa propre avidité et de sa colère, à atteindre un détachement tranquille au-delà de toute émotion, et à dépasser sa dépendance à l’égard des autres. Il rêve d’être indifférent aux relations humaines et à la vie elle-même : il serait ainsi capable d’en accepter la précarité, selon l’expression laconique de Kurt Vonnegut, « Ainsi va la vie ! », qui dépeint si bien l’aspiration ultime de celui qui a recours à la psychiatrie. Cependant, tout effrayé que l’homme psychologique de notre temps puisse être par l’ardeur de ses besoins profonds, ceux des autres ne l’horrifient pas moins. S’il se sent mal à l’aise lorsqu’il lui arrive de faire des demandes, c’est parce qu’il redoute que l’autre ne se considère du même coup autorisé à lui en faire à son tour. Les hommes craignent surtout les exigences des femmes, d’une part parce que celles-ci n’hésitent plus à se montrer insistantes, et, d’autre part, parce qu’eux ont du mal à imaginer un besoin affectif qui ne désire pas dévorer l’objet, quel qu’il soit, auquel il s’attache. Aujourd’hui, les femmes espèrent trouver deux choses dans leurs relations avec les hommes : la satisfaction sexuelle et la tendresse. Ces deux exigences, quelles soient combinées ou séparées, semblent, aux yeux de bien des hommes, traduire une seule et unique notion : les femmes sont voraces, insatiables. Pourquoi les hommes devraient-ils réagir de la sorte à des demandes

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qu’ils reconnaissent, au niveau rationnel, comme mani­ festement légitimes ? On sait que la raison ne résiste pas face à des angoisses inconscientes ; les exigences sexuelles des femmes terrifient les hommes parce quelles ren­ contrent un écho au plus profond du psychisme mascu­ lin, réveillant les fantasmes de la petite enfance d’une mère possessive, étouffante, dévorante et castratrice. À l’âge adulte, la persistance de tels fantasmes intensifie et ramène au niveau conscient la terreur secrète qui a tou­ jours constitué une part importante de l’image que l’homme se fait de la féminité. Dans une personnalité narcissique, la force de ces fantasmes préœdipiens amène vraisemblablement les hommes de ce type à aborder les femmes avec des sentiments irrémédiablement divisés : dépendants et exigeants de par leur fixation au sein, mais terrifiés par le vagin qui risque de les dévorer vivants, terrifiés encore par les jambes dont l’imagination popu­ laire a doté l’héroïne américaine, ces jambes censées pou­ voir étrangler ou cisailler à mort leur victime, terrifiés, enfin, par le sein lui-même, dangereux et phallique, enchâssé dans une armure inflexible, qui, dans la terreur inconsciente, tient plus d’un instrument de destruction que d’une source de nourriture. La femme sexuellement vorace, longtemps une figure classique de la pornographie masculine, a fait, au XXe siècle, son apparition au grand jour de la respectabi­ lité littéraire. Parallèlement, la femme cruelle, destruc­ trice, dominatrice, « la belle dame sans merci », a quitté la périphérie de la littérature et des autres arts pour venir occuper une position quasi centrale. Auparavant source d’excitation délicieuse, de gratification sadomasochiste mêlée à une fascination horrifiée, elle n’inspire plus maintenant que haine et effroi sans équivoques. Dure, dominatrice, consumée (selon les mots de Leslie Fiedler)

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par un « désir plus nerveux que charnel20 », elle déviri­ lise tous les hommes qui tombent sous son charme. Dans la littérature américaine, elle apparaît sous diverses formes, chacune n’étant qu’une variation sur le même thème : l’héroïne-garce d’Hemingway, Faulkner et Fitz­ gerald ; la Faye Greener de Nathanael West qui « n’était pas une invitation au plaisir mais au combat, dur et serré, plus proche du meurtre que de l’amour » ; la Maggie Tolliver de Tennessee Williams, nerveuse comme une chatte sur un toit brûlant ; la femme dominatrice dont l’ascendant sur son mari, comme le décrit James Thurber avec son humour sans joie, fait penser à celui de la mère castratrice sur son fils ; la M’man dévoreuse d’hommes, démasquée par la voix de fausset stridente de Philip Wylie dans Generation ofVipers, de Wright Morris dans Man and Boy, ou Edward Albee dans The American Dream ; la mère juive étouffante, Mrs. Portnoy ; le vam­ pire d’Hollywood (Theda Bara), la femme fatale intri­ gante (Marlene Dietrich), ou encore la blonde qui a le diable au corps (Marilyn Monroe, Jayne Mansfield) ; la violeuse précoce dans Lolita de Nabokov, ou encore la très jeune meurtrière de William March dans The Bad Seed. Enfant ou femme, épouse ou mère, elle taille les hommes en pièces et n’en fait qu’une bouchée. Elle voyage en compagnie d’eunuques, d’hommes brisés par la vie, souffrant de blessures obscures, ou d’une poignée d’hommes forts, terrassés par leurs efforts malheureux pour en faire une vraie femme. Que le taux réel d’impuissance ait augmenté ou non parmi la population masculine des États-Unis – et il n’y a pas lieu de mettre en doute les rapports qui en font état –, le spectre de l’impuissance hante l’imagination contemporaine, d’autant plus qu’elle ravive et concrétise ainsi la crainte

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que la culture anglo-saxonne décadente ne s’effondre bientôt devant les progrès de peuples plus forts. En outre, la nature de l’impuissance a subi une importante évolution historique. Au XIXe siècle, il arrivait que des hommes tout à fait respectables subissent parfois des échecs sexuels gênants en présence de femmes apparte­ nant à la même classe sociale qu’eux, ou bien souffrent de ce que Freud appela « l’impuissance psychique21 » – dénotant une séparation typiquement victorienne de l’affectif et du sensuel. Tous ces hommes, s’acquittaient consciencieusement de leur devoir conjugal, mais n’éprouvaient de vraie satisfaction sexuelle qu’avec des prostituées ou des femmes avilies par quelque autre condition. D’après Freud, ce syndrome psychique - « la forme la plus courante de dégradation » dans la vie éro­ tique de son époque – prenait naissance dans le complexe d’Œdipe. Après le renoncement douloureux à la mère, la sensualité évite de se fixer sur un objet d’amour qui puisse raviver son souvenir ; et la mère, comme toutes les autres femmes « pures » (socialement respectables), est idéalisée au point d’échapper au domaine du sensuel. De nos jours, l’impuissance semble provenir de façon caractéristique, non de la renonciation à la mère, mais plutôt d’expériences de la petite enfance, souvent réacti­ vées par les avances apparemment agressives des femmes sexuellement émancipées. La terreur de la mère dévo­ rante, telle qu’elle apparaît dans les fantasmes préœdi­ piens, provoque une peur généralisée des femmes qui ressemble peu à l’adoration sentimentale que les hommes vouaient autrefois aux femmes qui les mettaient mal à l’aise sexuellement. Intimement liée à la crainte des désirs dévorants intérieurs, cette peur se manifeste tant par l’impuissance que par une fureur sans bornes contre le sexe féminin. Cette rage inopérante et aveugle, qui

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semble si courante à l’heure actuelle, n’est que très super­ ficiellement une réaction de défense des hommes contre le féminisme. C’est parce qu’il réactive des souvenirs pro­ fondément enracinés que le récent retour du féminisme provoque des émotions aussi brutales. En outre, la crainte des femmes ressentie par les hommes est une réponse disproportionnée en regard du risque qu’en­ courent les privilèges de leur sexe. Alors que le ressenti­ ment qu’éprouvent les femmes à l’égard des hommes est en général solidement ancré dans la discrimination et les dangers sexuels auxquels elles sont sans cesse exposées, celui des hommes à leur égard semble profondément irrationnel. Alors que la majeure partie du pouvoir et de l’argent est encore entre leurs mains, ils se sentent mena­ cés de toute part - apeurés, émasculés. Il y a donc peu de chance que ce ressentiment puisse être apaisé par un changement de tactique du féminisme, visant à donner aux hommes l’assurance que les femmes libérées ne menacent personne. Quand « M’man », elle-même, est ressentie comme un danger, il n’y a pas grand-chose que les féministes puissent dire pour adoucir la guerre des sexes ou garantir à leurs adversaires que lorsqu’elle sera terminée, hommes et femmes vivront heureux ensemble.

La vie de l’homme et de la femme sous un régime socialiste La vie commune des hommes et des femmes serait-elle meilleure sous une forme d’organisation sociale diffé­ rente ? Seraient-ils plus heureux en régime socialiste ? Pour un grand nombre de gens, la réponse à ces ques­ tions ne paraît plus aussi évidente que, naguère, aux pré­ cédentes générations de socialistes. Le mouvement

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féministe a sans pudeur révélé la superficialité de la vieille analyse socialiste, qui considérait qu’une révolution dans les rapports de propriété amènerait automatiquement un bouleversement complet des relations entre hommes et femmes. Tous les socialistes, hormis les plus rigides et les plus dogmatiques, ont maintenant admis la justesse de la critique féministe et lui ont fait place dans leurs propres travaux, notamment dans les dernières études de Juliet Mitchell, Eli Zaretsky et Bruce Dancis 22. Pour la pre­ mière fois, de nombreux socialistes ont commencé à comprendre que le féminisme représente un défi histo­ rique pour le socialisme. Dès 1914, Mary White Oving­ ton déclarait que le socialisme « ne signifie pas simplement un estomac bien plein - il l’était souvent sous le servage – mais une vie pleine ». Il n’est plus pos­ sible d’écarter le débat sur les problèmes individuels en le taxant de « subjectivisme bourgeois ». Loin de consti­ tuer un phénomène secondaire découlant d’une façon ou d’une autre de l’organisation de la production, il semble, bien au contraire, que l’exploitation des femmes par les hommes soit antérieure à l’apparition de la production fondée sur la propriété privée, et qu’elle pourrait fort bien lui survivre. Bien que la critiqué du socialisme faite par les fémi­ nistes soit juste, elle ne justifie pas cependant les conclu­ sions qu’en tirent certaines d’entre elles - à savoir que l’oppression des femmes représente la forme d’exploita­ tion fondamentale et originelle, et qu’elle sous-tend et détermine toutes les autres relations sociales. Au cours de l’histoire, l’exploitation des femmes a évolué à travers différentes formes et l’importance des changements qui ont pris place ne doit pas être obscurcie par des considé­ rations sur le sexisme comme fait immuable de l’exis­ tence qui ne peut être aboli que par la suppression de la

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LA CULTURE DU NARCISSISME

sexualité elle-même et l’instauration du règne de l’andro­ gynie. La forme particulière que revêt l’oppression sexuelle dans la société capitaliste finissante a créé un regain de tensions entre les sexes, tout en favorisant une nouvelle autonomie chez les femmes qui les amène à rejeter leur sujétion. Il ne paraît pas déraisonnable de croire, malgré la léthargie politique des années 1970, qu’une transfor­ mation radicale de nos structures sociales demeure pos­ sible, et qu’une révolution socialiste abolirait le nouveau paternalisme – la dépendance du simple citoyen vis-à-vis des experts, la dégradation à la fois du travail et du foyer - dont provient, en grande partie, l’antagonisme entre hommes et femmes. L’établissement de l’égalité des sexes, la transformation de la famille, et le développe­ ment de nouvelles structures de la personnalité ne devraient pas pour autant entraîner l’avènement d’une utopie de l’androgynie ; mais ils ne devraient pas non plus être sans effet essentiel sur la guerre des sexes. De toute façon, l’abolition des tensions sexuelles n’est pas un but valable en soi ; il s’agit de les vivre avec plus d’élé­ gance que par le passé.

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L’avenir

condamné : LA PEUR DE VIEILLIR

Hantise de la vieillesse

La vieillesse nous terrifie : par certains côtés, la cam­ pagne menée contre elle est l’expression la plus représen­ tative de notre époque. À mesure que la proportion de personnes âgées augmente dans la population, cette condition attire l’attention inquiète des médecins, démo­ graphes, psychiatres, chercheurs médicaux, sociologues, réformateurs sociaux, politiciens et futurologues. Un nombre croissant de sciences et pseudo-sciences n’ont trait qu’au grand âge et à la mort : gériatrie, gérontologie, thanatologie, cryogénie, « immortalisme ». Bien d’autres, notamment la génétique, l’ingénierie génétique et la médecine sociale, se sont lancées dans la lutte pour soula­ ger ou effacer les ravages du temps – lutte chère au cœur d’une culture qui meurt. Deux tendances principales face au problème de l’âge se sont dégagées. La première ne tente pas de prolonger la vie mais d’améliorer sa qualité, et en particulier la qualité de ce qu’on appelait autrefois le déclin de la vie. Refusant de considérer la vieillesse comme une perte des capacités de l’individu, les tenants de cette conception revendiquent un rôle social plus actif pour ceux qui,

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LA CULTURE DU NARCISSISME

ayant dépassé la cinquantaine, n’ont en aucun cas perdu de leur utilité. Les humanistes affirment que le grand âge doit être considéré comme une catégorie sociale, et non biologique. Envisagé sous cet angle, le problème moderne de la vieillesse tient moins à une diminution physique qu’à l’intolérance manifestée par la société à l’égard des personnes âgées, à son refus de tirer profit de la sagesse que celles-ci ont acquise, et à la volonté de les repousser aux confins de la vie sociale. La seconde tendance se propose de traiter la vieillesse comme « un problème médical », comme le dit Albert Rosenfeld – « une condition contre laquelle votre méde­ cin peut espérer agir un jour 1 ». Attribuant, à tort, à la médecine moderne une prolongation de l’espérance de vie, qui n’est due qu’à un niveau de vie plus élevé, elle tient pour établi que cette discipline est capable d’aug­ menter encore la durée de vie et de supprimer les affres de la vieillesse *. D’ici à 2025, à en croire Rosenfeld, « la * La plupart des historiens et démographes sont maintenant convaincus que les améliorations de l’alimentation, de l’hygiène et des conditions générales de vie, et non les progrès de la technologie médicale, expliquent l’augmentation de l’espérance de vie enregistrée depuis le XVIIIe siècle. L’interprétation, à première vue vraisemblable, du déclin de la mortalité retenue par Rosenfeld et d’autres détermi­ nismes technologiques - à savoir les progrès de la médecine - « a été si complètement démolie par Thomas McKeown et R. G. Brown en 1955, selon William L. Langer, qu’elle a été totalement abandonnée par ceux qui étudient la question ». Quelle que soit leur opinion sur la cause réelle de l’explosion démographique, ils sont tous d’accord pour tenir l’influence de la médecine pour négligeable. Récemment, McKeown a évalué qu’entre 1848 et 1971, la vaccination contre la variole ne comptait que pour 1,6 % dans la baisse du taux de morta­ lité en Angleterre. Même les antibiotiques, qui ont eu une influence indéniable sur le taux de mortalité, n’ont fait leur apparition que vers les années 1930, et n’ont, par conséquent, pas pu contribuer à la révolution démographique qui s’est développée depuis le XVIIIe siècle 2.

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plupart des grandes énigmes du processus de vieillisse­ ment auront été résolues ». Malgré leurs différences, les solutions médicales et sociales au problème du grand âge ont plus de points communs qu’il n’y paraît au premier abord. Toutes deux reposent plus sur l’espoir - et sur une puissante répu­ gnance à l’idée de la déchéance physique - que sur un examen critique des faits. Toutes deux regardent la vieillesse comme « une insulte à l’humanité », pour citer le romancier Alan Harrington - comme quelque chose « qu’on ne peut plus supporter * 3 ». Qu’y a-t-il derrière cette répugnance à l’égard du pro­ cessus de vieillissement qui semble de plus en plus cou­ rante dans la société industrielle avancée ?

Narcissisme et vieillesse

De toute évidence, les hommes ont toujours redouté la mort et ont rêvé de vivre éternellement. Malgré tout, la peur de mourir s’intensifie dans notre société, qui s’est * Les partisans de la théorie sociale du vieillissement peuvent faci­ lement souscrire à la description donnée par Harrington de ses symp­ tômes et des craintes qu’ils suscitent - « la peur de perdre nos facultés et d’être tenus à l’écart, ou abandonnés aux soins d’infirmières indiffé­ rentes, et de savoir qu’il faudra bien quitter ceux qu’on aime et bascu­ ler dans un trou noir ». Cependant, tandis qu’Harrington cherche le « salut » dans la « technique médicale et rien d’autre », convaincu que « nos messies porteront des blouses blanches », ceux pour qui le grand âge est une question sociale soutiennent que « la perte de nos facul­ tés », « la solitude » et « l’abandon aux mains d’infirmières indiffé­ rentes » sont des expériences inutilement infligées aux personnes âgées par une société sans compassion, et d’autant plus douloureuses que les victimes acceptent, sans s’en rendre compte, d’être dévalorisées par la société dont elles font partie.

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privée de la religion, et témoigne de peu d’intérêt pour sa postérité. En outre, ce n’est pas simplement parce qu’elle symbolise le commencement de la mort que la vieillesse est redoutée, mais surtout parce que la condition des personnes âgées, à l’époque moderne, s’est objectivement dégradée. Notre société n’a manifestement que faire de ses aînés. Elle les juge inutiles, les oblige à prendre leur retraite avant d’avoir épuisé leur capacité de travail, et, à cette occasion, renforce le sentiment qu’ils éprouvent d’être superflus. En insistant, sous couvert de respect et de sympathie, sur le fait qu’ils n’ont pas perdu le droit de jouir de la vie, la société rappelle aux gens âgés qu’ils n’ont rien de mieux à faire de leur temps. En dévaluant l’expérience et en accordant une grande importance à la force physique, à la dextérité, à la faculté d’adaptation et de création de nouvelles idées, la société définit la productivité en des termes qui excluent automatique­ ment les « doyens de ses citoyens ». Le culte bien connu de la jeunesse ne fait que dévaluer la position sociale de ceux qui n’en font plus partie. Ainsi « nos attitudes à l’égard du vieillissement, comme l’a noté un critique récemment, ne sont pas for­ tuites 4 ». Elles sont dues à une longue évolution sociale qui a redéfini le travail, créé la rareté de l’emploi, dévalo­ risé la sagesse millénaire, et jeté le discrédit sur toutes les formes d’autorité (y compris celle de l’expérience). Étant donné que l’affaiblissement du pouvoir et du statut des personnes âgées provient d’une évolution sociale pro­ fonde, une campagne en leur faveur ou l’élaboration de mesures plus humaines ne seront pas suffisantes pour soulager leur sort. Ceux qui soutiennent que la vieillesse est une question plus sociale que médicale n’ont pour­ tant pas encore mesuré l’ampleur de son caractère social, et, par conséquent, combien elle offre de résistance à de

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simples palliatifs. La vieillesse ne pourra être rendue plus supportable qu’au prix d’une réorganisation complète du monde du travail, de l’éducation, de la famille - de toutes les institutions clefs. Quand bien même y parviendrait-on, on ne peut faire de la vieillesse une expérience authentiquement agréable (par opposition à « moins douloureuse »), que jusqu’à un certain point, imposé par la biologie ; celle-ci représente un autre fac­ teur réfractaire que les théoriciens sociaux du vieillisse­ ment et de la mort refusent obstinément d’envisager (tout aussi optimistes dans leur réformisme amélioratif que le sont les théoriciens de la prolongation de la vie avec leur foi dans les miracles de la médecine). Le problème du grand âge reste insoluble pour une autre raison : sa dimension psychologique, autant que sociale et biologique. Les manifestations d’une évolution sociale sont tout aussi intérieures qu’extérieures : change­ ment des perceptions, habitudes de pensées, associations inconscientes. Si notre époque redoute particulièrement la vieillesse et la mort, c’est que quelque prédisposition intérieure l’y incite. Cette crainte est probablement le reflet non seulement du changement objectif intervenu dans la position sociale des personnes âgées, mais égale­ ment des expériences subjectives qui rendent intolérable la perspective de vieillir. La peur du grand âge peut pro­ venir d’une évaluation rationnelle et réaliste du sort réservé aux personnes âgées dans la société industrielle avancée ; mais elle est ancrée, en fait, dans une panique irrationnelle. La preuve la plus évidente en est donnée par son apparition si précoce dans le cours d’une vie. Hommes et femmes se mettent à craindre de vieillir avant même d’avoir atteint l’âge mûr. Ce qu’on appelle « crise de l’âge mûr » se manifeste par la prise de conscience que la vieillesse est toute proche. Pour les

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Américains, le quarantième anniversaire symbolise le début de la fin. Ainsi, même la maturité en arrive à être assombrie par la peur de ce qui la suit. Cette peur irrationnelle de la vieillesse et de la mort est intimement mêlée à l’émergence de la personnalité narcissique, en tant que type dominant de structure de la personnalité, dans la société contemporaine. Étant donné la pauvreté de sa vie intérieure, Narcisse se tourne vers autrui pour avoir le sentiment d’être. Il a besoin qu’on l’admire pour sa beauté, son charme, sa célébrité ou son pouvoir – attributs qui, en général, s’estompent avec les années. Incapable de parvenir à des sublimations satisfaisantes, sous formes d’amour ou de travail, il se rend compte qu’il dispose de bien peu quand la jeunesse le quitte. L’avenir ne l’intéresse pas et il ne fait rien pour s’accorder les consolations traditionnelles de la vieillesse, dont la plus forte est l’espoir que, d’une certaine manière, les générations futures poursuivront la tâche de sa vie. L’amour et le travail se rejoignent dans le souci de la postérité, et tout particulièrement dans la volonté de fournir à la jeune génération les moyens de continuer l’œuvre de la précédente. La pensée que nous vivons par procuration dans nos enfants (et dans un sens plus large, dans les générations futures) nous réconcilie avec notre propre disparition - qui constitue la plus profonde tris­ tesse du grand âge, plus déchirante encore que la faiblesse et la solitude. Lorsque le lien entre les générations s’ame­ nuise, on ne peut plus éprouver de telles consolations. L’émergence de la personnalité narcissique reflète, entre autres, une évolution radicale dans notre façon de percevoir le temps historique. Le narcissisme apparaît comme la forme typique de la structure du caractère dans une société qui a perdu tout intérêt pour l’avenir.

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Les psychiatres qui incitent les parents à ne pas vivre par procuration au travers de leurs enfants, les couples mariés qui repoussent ou refusent carrément le moment de devenir parents, souvent pour des raisons pratiques justi­ fiées, les réformateurs sociaux qui recommandent le degré zéro de la croissance démographique, tous témoignent d’un malaise général à l’égard de la reproduc­ tion - qui va, souvent, jusqu’à mettre en doute le droit de la société elle-même à se perpétuer. Dans ces condi­ tions, la pensée de notre propre évincement et de notre mort devient littéralement insupportable et suscite des tentatives de suppression de la vieillesse et d’extension illimitée de la vie. Lorsque les hommes sont dans l’inca­ pacité de trouver un intérêt quelconque à la vie terrestre qui suivra leur mort, ils rêvent d’une jeunesse éternelle, et la raison qui les y incite est la même que celle qui leur fait perdre le goût de se recréer dans leurs enfants. Quand la perspective de disparaître devient intolérable, le fait même de devenir parent, qui en scelle le destin, ressemble quasiment à de l’autodestruction. Dans Kinflicks de Lisa Alther, un jeune homme explique pourquoi il ne désire pas d’enfant : J’ai toujours eu l’impression que le monde était une scène de théâtre... Chacun de mes enfants serait un jeune acteur fougueux qui n’aurait qu’une idée en tête : m’en chasser à tout jamais, m’épiant et attendant le moment de ma mise en bière, pour enfin jouer le rôle principal 5.

La théorie sociale du vieillissement : la « croissance », une mise hors d’usage calculée L’interprétation sociale du grand âge, sous couvert de réalisme, dégénère facilement en une sorte de pensée

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optimiste qui n’a d’autre but que de revaloriser l’« image » des personnes âgées et de les encourager à accepter leurs infirmités sans pour autant perdre le goût de vivre. Alex Comfort, partisan bien connu d’un style de sexualité plus détendue, a recommandé une attitude identique vis-à-vis des problèmes du vieillissement. « Les émotions intenses, d’après Comfort, suscitent généralement de tristes voyages. » De même qu’il cherche « à transférer la sexualité avec toutes ses angoisses, du mode “violent”, recommandé par une culture violentée, au mode “tranquille”, fondé sur l’absence d’anxiété et de contrainte et sur la connaissance de l’individualité de chacun », Comfort plaide également en faveur d’« un changement dans notre manière d’envisager le vieillisse­ ment ». Il soutient que la science moderne « note que l’évolution de la mentalité et du comportement observée chez les personnes “âgées” est en grande partie le résultat, non de facteurs biologiques, mais plutôt des rôles qu’elles jouent * ». Dans le même esprit, Gail Sheehy tente de convaincre les gens que la vieillesse n’est pas immanquablement un désastre sans pour autant remettre en question les condi­ tions sociales qui obligent tant d’individus à la ressentir comme telle 6. Un réconfort de cet ordre peut aisément * Que Comfort se rallie aux conceptions plus « humanistes » de la vieillesse éveille la même méfiance que le plaidoyer de Masters et Johnson en faveur d’une conception moins mécaniste de la sexualité. Benjamin DeMott écrit à propos de leur tardive reconnaissance des vertus telles que « loyauté et fidélité, honneur et constance » : « Je ne suis pas du tout convaincu que la décision par Masters et Johnson de réhabiliter ce langage, oublié depuis longtemps, puisse passer pour une prise de position significative, puisqu’elle n’est pas accompagnée de l’aveu de leur responsabilité dans le discrédit et l’opprobre dans lequel ce langage est tombé 7. »

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avoir un résultat inverse de celui souhaité. Comme les critiques l’ont noté, Sheehy fait pour l’âge adulte ce que Spock a fait pour l’enfance. Tous deux apportent au lec­ teur inquiet l’assurance que le comportement qui le déconcerte et le trouble, que ce soit de la part de ses enfants, de sa femme ou de lui-même, peut n’être qu’une phase normale de l’évolution affective. En effet, il peut être rassurant de savoir qu’un enfant de deux ans aime contredire ses parents et qu’il refuse souvent de leur obéir ; mais si le développement de l’enfant ne corres­ pond pas à la norme, le parent s’inquiétera et demandera l’avis des médecins et des psychiatres, ce qui risque d’éveiller de nouvelles angoisses. L’application de la psy­ chologie des « cycles de la vie adulte » à l’âge adulte aura des effets du même ordre. Confrontant leur expérience à la norme établie par le corps médical, les gens seront tout aussi inquiets de ne pas y correspondre qu’ils le sont déjà face aux « crises prévisibles de la vie adulte », que les normes médicales sont censées atténuer. Le livre de Sheehy, tout comme celui de Comfort, est généreux et humain dans son intention, mais il s’appuie sur des définitions médicales de la réalité qui sont encore extrê­ mement suspectes, d’autant plus quelles rendent prati­ quement impossible dé traverser la vie sans l’attention constante de médecins, de psychiatres, et de guérisseurs. Sheehy aborde le vieillissement, qui doit être envisagé d’un point de vue moral et philosophique, par le biais d’une sensibilité thérapeutique incapable de dépasser ses propres limites. Sheehy reconnaît que la sagesse est l’un des rares réconforts du grand âge, mais elle ne voit pas qu’en la considérant comme une simple consolation on lui retire tout sens ou toute valeur plus haute. La réelle valeur de la sagesse accumulée au cours d’une vie réside dans le

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fait de pouvoir en faire bénéficier les générations futures. Or, notre société a perdu cette conception de la sagesse et de la connaissance. Elle s’attache à une vue instrumen­ tale ; l’évolution technologique rend la connaissance per­ pétuellement caduque et par conséquent non transmissible. L’ancienne génération ne peut rien ensei­ gner à la jeune, selon la logique de ce raisonnement ; elle ne peut que lui fournir les armes affectives et intellec­ tuelles qui pourront lui permettre de faire ses propres choix et de faire face à des situations « non structurées » pour lesquelles on ne dispose d’aucun précédent ou pré­ cepte fiable. On considère comme allant de soi que les enfants apprendront vite à considérer vieillottes et démo­ dées les idées de leurs parents, et les parents eux-mêmes ont tendance à accepter la définition donnée par la société de leur propre inutilité. Après avoir élevé leurs enfants jusqu’à l’âge d’entrer à l’université ou de tra­ vailler, les gens découvrent à quarante et cinquante ans que leur rôle de parent prend fin parce qu’il est devenu sans objet. Simultanément, ils découvrent que le monde des affaires et de l’industrie n’a pas non plus besoin d’eux. C’est cette coupure dans la perception de la conti­ nuité historique qui provoque l’inutilité des personnes parvenues à la maturité et à la vieillesse. Étant donné que l’ancienne génération ne pense plus qu’elle vit à travers la suivante, qu’elle atteint une immortalité par procura­ tion dans la postérité, elle ne s’efface pas devant les jeunes avec élégance. Les gens s’accrochent à l’illusion de la jeunesse jusqu’à ce que cela devienne impossible ; à ce moment-là, ils doivent soit accepter d’être de trop, soit plonger dans un morne désespoir. Aucune des deux solu­ tions ne permet de conserver beaucoup d’intérêt pour la vie.

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Sheehy semble approuver la dévaluation du rôle parental, puisqu’elle n’en dit presque rien. Elle ne cri­ tique pas non plus les pressions sociales exercées sur les gens pour leur faire prendre leur retraite de plus en plus tôt. En fait, elle va jusqu’à considérer cette tendance comme souhaitable. « Un nombre considérable de tra­ vailleurs opte pour la retraite anticipée, dit-elle gaiement, à condition que cela ne s’accompagne pas d’une baisse importante de revenus. » La solution qu’elle voit à la crise du grand âge, c’est la découverte de nouveaux inté­ rêts, de nouveaux moyens de rester actifs. Pour elle, il suffit de rester actif pour se développer. Elle incite ses lecteurs à découvrir « la joie d’apprendre quelque chose de nouveau après quarante-cinq ans ». Mettez-vous au ski, au golf ou à la marche. Apprenez le piano. Vous ne ferez pas beaucoup de progrès, « mais qu’importe !... La seule chose qui compte c’est de tenir en échec l’entropie qui vous dit de ralentir, d’abandonner, de regarder la télévision, en suivant une nouvelle voie qui peut stimuler toutes vos perceptions, y compris celle qui vous fait penser que vous n’êtes pas qu’un rameau desséché ». D’après Sheehy, « c’est l’image que nous avons de nous-même qui détermine la plénitude ou la vacuité de la maturité ». En fait, elle incite les gens à préparer leur maturité et leur vieillesse de telle façon qu’on puisse les mettre hors circuit sans qu’ils fassent d’histoires. La psy­ chologie de la croissance, du développement et du « plein épanouissement de son potentiel » fait passer la persévérance dans la vie pour un progrès spirituel et la résignation pour un renouvellement. Dans une société où la plupart des gens ont du mal à accumuler expé­ riences et connaissances (sans parler d’argent) en prévi­ sion de leur vieillesse, les spécialistes de la « croissance » règlent le problème en incitant ceux qui ont dépassé la

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quarantaine à se détacher de leur passé, à entamer de nouvelles carrières, à se remarier (« divorce créatif »), à se trouver de nouveaux violons d’Ingres, à voyager sans bagage et à ne s’arrêter nulle part. Ce n’est pas un moyen de croître, mais d’organiser sa mise hors d’usage. Rien d’étonnant à ce que l’industrie américaine ait adopté les programmes d’« éducation de la sensibilité » qui sont devenus un élément essentiel dans la gestion de leur per­ sonnel. La nouvelle thérapie fournit à ce dernier ce que la sortie d’un nouveau modèle chaque année fournit aux produits : un retrait rapide de la circulation. Les spécia­ listes de la planification ont beaucoup à apprendre de l’étude des cycles de vie entreprise par la psychologie humaniste : elle fournit des techniques permettant aux gens de se retirer eux-mêmes prématurément du circuit de la vie active, sans douleur ni « panique ».

La prolongation de la vie : la théorie biologique du vieillissement Avec d’autres partisans de l’approche culturelle du vieillissement, Alex Comfort a mis en garde ses disciples contre l’espoir que la médecine puisse prolonger indéfi­ niment la vie (bien que, dans un moment d’inattention, il soit allé jusqu’à prédire que « si les fonds consacrés à la recherche médicale et scientifique des seuls États-Unis étaient mobilisés, une dizaine d’années suffiraient à vaincre la vieillesse »). Après sa découverte de l’huma­ nisme, Comfort a montré plus de prudence. La recherche médicale ne pouvait espérer rien de mieux que de « procurer aux personnes âgées de soixante-dix ans l’état de santé dont jouissent actuellement les sexagé­ naires ». En revanche, ceux qui souscrivent à la théorie

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biologique du vieillissement mettent leur foi dans une grande découverte médicale. August Kinzel, l’ancien pré­ sident de l’institut Salk, annonçait en 1967 : « Nous allons totalement venir à bout du problème de la vieillesse ; de sorte que, pour l’essentiel, les accidents, seuls, causeront la mort. » Dix ans plus tard, Robert Sinsheimer de l’institut de Technologie de Californie déclarait sans ambages : « Nous ne connaissons pas de limites intrinsèques à la durée de la vie. Combien de temps aimeriez-vous vivre 8 ? » De telles déclarations partent toujours du principe, de façon implicite ou explicite, que le progrès est tributaire de l’importance des ressources engagées dans la lutte livrée contre le grand âge. Elles n’ont pas pour dessein de décrire le niveau réel des connaissances scientifiques, mais d’obtenir de l’argent pour entreprendre de nou­ velles recherches, et, dans le cas de la prédiction péremp­ toire de Sinsheimer, de faire peur aux hommes de science afin qu’ils fassent preuve de plus de modération. « La curiosité, dit Sinsheimer, n’est pas nécessairement la plus grande des vertus - et il se peut que la science... ne mérite pas un engagement total. » Nous ne pouvons que souscrire de tout cœur à ce sentiment, tout en restant sceptique quant à l’imminence d’une découverte médi­ cale qui « ferait disparaître » la vieillesse, selon les termes d’Albert Rosenfeld. Les biologistes ne s’accordent tou­ jours pas sur les causes du vieillissement et ont mis en avant un grand nombre de théories contradictoires pour l’expliquer. La surabondance de théories donne à penser que les gérontologues étudient un domaine qui n’en est qu’aux premiers stades de son développement. Malgré cela, Rosenfeld ainsi que d’autres publicistes de la profes­ sion médicale, convaincus que toutes ces idées se révéle­ ront d’une manière ou d’une autre partiellement justes

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- comme si la simple prolifération d’hypothèses consti­ tuait un progrès scientifique -, tiennent pour acquise la victoire du corps médical sur la vieillesse ; ils consacrent, donc, la plus grande partie de leurs efforts à dissiper les doutes et « hésitations » que nous ressentons, par manque de perspicacité au dire de Rosenfeld, face à des modifica­ tions éventuelles de la durée de la vie. En assimilant cette « inquiétude » à un humanitarisme sentimental et à une résistance superstitieuse au progrès scientifique, ces publicistes se font passer pour des réa­ listes endurcis prêts à « penser l’impensable », comme un autre futurologue, Herman Kahn, s’était écrié autrefois, alors qu’il tentait de faire accepter à l’humanité la pers­ pective de la guerre nucléaire. Les prophètes de la pro­ longation de la vie sont fiers d’être capables d’affronter des questions rebutantes. La société stagnerait-elle si l’aiguillon de la mort venait à disparaître ? Est-ce que les êtres humains éviteraient de prendre des risques, consa­ crant toute leur énergie au simple fait de rester en vie ? Est-ce que les personnes âgées, encore jeunes de corps et d’esprit, refuseraient de laisser le champ libre aux nou­ veaux arrivants ? La société deviendrait-elle indifférente à l’avenir ? Inutile de dire que Rosenfeld, dans chacun des cas, se rassure en pensant que les choses ne pren­ draient pas une aussi sombre tournure. Les hommes seraient, au contraire, plus intéressés encore par le futur, affirme-t-il, s’ils étaient leur « propre postérité », et se voyaient dans l’obligation d’assumer les conséquences de leurs actes irresponsables. Mais ce qu’il y a de remarquable dans ce raisonnement ne tient pas au fait que Rosenfeld pipe les dés en soute­ nant que les progrès de la médecine sont inévitables, aussi angoissant que cela puisse être pour les âmes sen­ sibles ; c’est que sa fixation sur les conséquences hypothé­ tiques de la prolongation de la vie l’empêche de voir que

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les éventualités qu’il projette dans un futur de sciencefiction, font déjà bel et bien partie intégrante de la réalité prosaïque et quotidienne du temps présent. La futuro­ logie, dans son engouement pour une utopie techno­ logique à venir (tellement à l’opposé d’un souci authentique pour la postérité) est incapable de voir ce qui se passe sous ses yeux. Privée de toute perspective historique, elle n’a pas les moyens de reconnaître le futur, lorsqu’il appartient déjà au présent immédiat. Ceux qui se targuent d’affronter le « choc du futur » sans blêmir reculent devant la plus effrayante de toutes les pensées : la société stagne, et ce n’est pas une éventualité mais une réalité, qui nous tient déjà dans ses griffes. En effet, le mouvement en faveur de la prolongation de la vie (tout comme la futurologie en général) est le propre reflet de la stagnation de la culture du capitalisme finissant. Il n’est pas une réponse naturelle aux progrès médicaux qui ont prolongé l’espérance de vie. Il provient de l’évolution des relations et des attitudes sociales, entraînant les hommes à perdre tout intérêt pour les jeunes et pour leur postérité, à s’accrocher avec désespoir à leur propre jeunesse, à chercher à tout prix la prolongation de leur propre vie, et à ne s’effacer qu’avec une extrême répu­ gnance devant les nouvelles générations. « Finalement, on ne peut pas éviter de reconnaître qu’on est âgé, écrit David Hackett Fischer, mais la plu­ part des Américains ne sont pas disposés à le faire. » Et il décrit avec une ironie compatissante l’acharnement désespéré avec lequel les adultes singent maintenant les styles des jeunes : Cet historien a observé à Boston une mère de famille, plus proche de ses soixante que de ses cinquante ans, qui, dans l’ancienne Rome, aurait revêtu une gracieuse palla,

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affublée d’une minijupe et de bottes de cuir. Il a aperçu un homme, d’une soixantaine d’années, qui se serait drapé avec dignité dans une toge, porter des jeans « taille basse » et un tee-shirt en batik. Il a vu, de ses propres yeux un homme d’affaires conservateur, qui à la génération précédente aurait hésité chaque matin en se demandant s’il allait s’habiller de noir ou de gris anthracite, aller au bureau chaussé de plastique blanc, portant un pantalon chartreuse et une chemise cerise, des lunettes d’aviateur violettes, et coiffé à la Prince Vaillant. Les plus étonnants sont encore les professeurs d’université qui abandonnent leurs costumes en Harris tweed pour adop­ ter chaque lubie des adolescents avec un enthousiasme dis­ proportionné à leur âge. À une certaine époque, la veste Nehru était en vogue ; puis ce fut les dashikis ; ensuite la salo­ pette d’employé des chemins de fer. Au début des années 1970, les perles d’amour et vestes de cuir étaient de rigueur. Le moindre changement de mode chez les adolescents révolu­ tionne leur habillement. Mais, ce qui est vieux est toujours démodé, ce qui est jeune toujours de mise 9.

La négation de l’âge aux États-Unis atteint son paroxysme avec le mouvement en faveur de la prolonga­ tion de la vie, qui espère abolir totalement la vieillesse. Pourtant la crainte du grand âge ne provient pas d’un « culte de la jeunesse », mais d’un culte du moi. Par son indifférence narcissique à l’avenir des générations futures, et tout autant par sa vision grandiose d’une utopie tech­ nologique sans vieillesse, le mouvement pour la prolon­ gation de la vie est un bon exemple du fantasme de « pouvoir absolu et sadique » qui, selon Kohut, imprègne si profondément la vision du monde de Narcisse. L’inspi­ ration et les origines psychologiques de ce mouvement sont pathologiques comme est superstitieuse sa foi dans le salut par la médecine : il exprime, sous une forme caractéristique, les angoisses d’une culture qui croit n’avoir plus d’avenir.

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Un

paternalisme sans père

L’ancien et le nouveau riche La plupart des méfaits discutés dans ce livre ont pour origine une nouvelle forme de paternalisme, qui s’est développée sur les ruines de l’ancienne, celle des rois, des prêtres, des pères autoritaires, des esclavagistes, et des grands propriétaires terriens. Le capitalisme a, sans doute, rompu les liens de l’assujettissement personnel, mais recréé une autre dépendance, sous couvert de ratio­ nalité bureaucratique. Après avoir détruit le système féodal et l’esclavage, il en est arrivé à dépasser son propre mode personnel et familial. Il a maintenant élaboré une nouvelle idéologie politique, une sorte d’assistance publique libérale, qui absout l’individu de toute respon­ sabilité morale et le traite comme une victime des condi­ tions sociales. Dans le même temps, ce capitalisme a mis en place de nouveaux modes de contrôle social, qui per­ mettent de traiter le déviant en malade et de remplacer la punition par la réhabilitation médicale. Il a donné naissance à une nouvelle culture, la culture narcissique de notre temps, qui interprète l’individualisme prédateur de l’Adam américain dans un jargon à résonances théra­ peutiques ; celui-ci vante le solipsisme plutôt que l’indi­ vidualisme, et justifie l’absorption en soi-même comme

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une « prise de conscience » révélant une véritable « authenticité ». Si le capitalisme américain, ostensiblement égalitaire et anti-autoritaire, a rejeté l’hégémonie monarchique et ecclésiastique, c’est pour la remplacer par celle des affaires, représentée par les classes directoriales qui gèrent les grandes entreprises et l’État. Une nouvelle classe diri­ geante est apparue, composée d’administrateurs, de bureaucrates, de techniciens, et d’experts ; elle n’a conservé qu’un si petit nombre des attributs jadis associés aux hommes en place - fierté de sa situation, « habitude du commandement », dédain pour les couches infé­ rieures - que son existence, en tant que classe, n’est pas souvent remarquée. La différence entre la nouvelle élite directoriale et celle des gros propriétaires, plus ancienne, marque la distinction entre, d’une part, une culture bourgeoise qui ne survit, à présent, qu’en marge de la société industrielle et, d’autre part, la nouvelle culture thérapeutique du narcissisme. C’est dans les façons, très contrastées, dont sont élevés les enfants que la différence apparaît le plus clairement1. Alors que la confusion régnante, au sujet des valeurs que les parents devraient transmettre à leurs enfants, sévit chez les nouveaux riches, les familles dont la richesse est plus ancienne ont des idées bien arrêtées sur la manière d’élever les enfants et n’hésitent pas à les mettre en pratique. Elles tentent d’inculquer à l’enfant le sens des responsabilités, qui vont de pair avec les privilèges dont il héritera. Elles s’efforcent de faire naître une certaine dureté, qui, entre autres, prépare le jeune à surmonter les obstacles sur sa route et à accepter, sans sentimentalité, les différences sociales. Pour que les enfants privilégiés deviennent capables d’assumer le rôle d’administrateurs et gardiens de

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grandes richesses - comme présidents de conseils d’admi­ nistrations, propriétaires de mines, collectionneurs, ama­ teurs éclairés, pères et mères de nouvelles dynasties -, il leur faut accepter l’inévitabilité des classes sociales et de l’inégalité. Ces jeunes doivent cesser de se demander si la vie est équitable pour les victimes et de « rêver » (comme disent leurs parents). Il faut qu’ils s’attellent aux affaires sérieuses de l’existence : les études, la préparation à une carrière, les leçons de musique, d’équitation, de danse et de tennis, les soirées dansantes, les réceptions, les monda­ nités - tout un ensemble d’activités, apparemment sans buts pour l’observateur superficiel (et même pour un homme aussi averti que Veblen), mais qui permettent aux nantis d’acquérir discipline, courage, assurance et opiniâ­ treté. Dans le cercle de la « vieille élite », riches en biens, les parents semblent exiger plus de leurs enfants que les parents « modernes » ; de plus, la richesse leur donne le pouvoir de faire valoir ces exigences. Ils contrôlent les écoles et les églises fréquentées par leurs enfants. Quand il leur faut faire appel à des « experts », ils traitent avec eux en position de force. Ils possèdent l’assurance et la confiance que la réussite confère – réussite qui, en bien des cas, s’est répétée au cours de plusieurs générations. Vis-à-vis de leur progéniture, ils s’appuient non seule­ ment sur leur propre autorité, mais aussi sur celle du passé. Les familles riches inventent leurs propres légendes que les jeunes intériorisent. Bien souvent, ce qu’ils donnent de plus précieux à leurs enfants est ce sens de la continuité d’une génération à l’autre – une dimension que l’on rencontre si rarement dans le reste de la société américaine. Selon Robert Coles, James, fils d’un courtier en coton de La Nouvelle-Orléans, « tient pour établi »

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que lui-même « aura un fils », et que « la famille persis­ tera », comme elle « le fit pendant des siècles - à travers les guerres, les révolutions, les désastres naturels et humains ». Ce sens de la continuité s’affaiblit notablement à mesure que l’élite directoriale prend la place de la haute bourgeoisie, propriétaire de biens. Cette vieille bourgeoi­ sie, qui tire ses revenus de ses titres de propriété, plutôt que de hauts salaires, représente encore le summum de la richesse. Bien qu’elle possède grands magasins, immeubles en ville, et grandes propriétés dans le Sud et l’Ouest, elle ne contrôle pourtant plus les grandes socié­ tés nationales et multinationales, ni ne joue un rôle dominant dans les affaires politiques sur le plan national. C’est une classe en train de mourir et qui est, en fait, obsédée par son propre déclin. Cependant, même en décadence, elle inculque à sa progéniture un sentiment puissant de fierté locale, souvent coloré par l’appréhen­ sion d’un écroulement imminent dû à des influences extérieures (les Yankees, le gouvernement, les gens qui émigrent au Sud). La loyauté de classe, que les riches propriétaires implantent dans leurs enfants, se forge au milieu d’épisodes de la lutte des classes, qui demeure intense et violente dans certaines régions du pays - le delta du Mississippi, les vastes orangeraies de Floride, les Appalaches. La généralisation, selon laquelle les enfants d’aujourd’hui voient rarement leurs pères au travail, ne s’applique guère à ceux qui sont quotidiennement et inti­ mement confrontés à l’occupation de leurs parents : donner des ordres aux pauvres. Les pères appartenant à la vieille classe des entrepreneurs ne sont ni absents, ni impotents. De fait, leur pouvoir d’imposer, non seule­ ment le respect, mais la peur, met leurs enfants mal à l’aise. Pourtant, la plupart de ces derniers apprendront

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un jour à étouffer en eux le sens de l’équité, à accepter les responsabilités de la richesse, et à s’identifier, dans tous les sens du terme, aux fortunes de la famille. Le modèle change lorsqu’on va de la vieille bourgeoisie nantie à l’élite directoriale, beaucoup plus nombreuse : cela revient à quitter les familles dont le revenu annuel moyen peut atteindre quatre cent mille dollars (un mil­ lion six cent mille francs, environ) pour celles qui encaissent plus de cinquante mille dollars (deux cent mille francs) par an, somme plus modeste mais qui ne touche, néanmoins, qu’une élite. Dans cette catégorie, on trouve les directeurs qui se déplacent sans cesse, dont les enfants ne parviennent pas à acquérir le. sentiment que l’existence puisse se dérouler dans un endroit privilé­ gié. Le travail est abstrait ; les luttes de classes sont igno­ rées ou niées et, de toute manière, institutionnalisées. Dans les grandes villes du Nord, la pauvreté tend à deve­ nir invisible, et l’injustice ne se manifeste plus aussi crû­ ment qu’ailleurs. Les enfants de la grande bourgeoisie craignent de voir la maison familiale cambriolée et pillée. C’est une crainte que ne connaissent guère les enfants des cadres supérieurs et des directeurs car, pour eux, la vie se résume en une série de déménagements. Leurs parents se reprochent de ne pas leur donner un vrai « chez-soi » - de ne pas être de « meilleurs parents ». L’une des familles de directeurs, étudiée par Coles, illustre à la perfection ce nouveau style de vie, caractéri­ sée par l’anomie et le manque de racines. Le père, direc­ teur dans une société d’électronique de La NouvelleAngleterre, boit trop, et se demande, parfois, « si tout cela en vaut la peine – ce combat qu’il a dû mener pour arriver au sommet ». Son épouse boit en secret, et demande pardon à ses enfants « de n’être pas une meilleure mère ». Leur fille, élevée par une succession de

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domestiques, n’éprouve guère de sentiments de culpabi­ lité mais se montre très anxieuse, et en proie à des ressen­ timents mal définis. Devenue une enfant très difficile, elle s’est enfuie par deux fois de chez elle. À présent, elle consulte un psychiatre ; cela ne la « gêne » plus, car la plupart de ses amis en font autant. La famille est, de nouveau, en instance de déménagement.

L’élite directoriale et professionnelle en tant que classe dirigeante *

À mesure que les riches, eux-mêmes, perdent le sens du lieu et celui de la continuité historique, l’impression d’« avoir droit », qui permet de recueillir les avantages hérités comme allant de soi, fait place à ce que les clini­ ciens nomment un « avoir-droit narcissique » – illusions grandioses et vide intérieur. Les privilèges que les riches peuvent conférer à leurs enfants se réduisent à de l’argent. Alors que la nouvelle élite rejette le point de vue de la vieille bourgeoisie, elle s’identifie, non pas à la morale du travail, ni aux responsabilités de la richesse, mais à un style de vie consacré aux loisirs, à l’hédonisme et à l’accomplissement personnel. Bien qu’elle continue de gérer les institutions américaines dans l’intérêt de la propriété privée (celle de la société anonyme en opposi­ tion à celle du patron-propriétaire), elle a remplacé la formation du caractère par l’attitude permissive, la guéri­ son de l’âme par celle du psychisme, la justice aveugle par la justice thérapeutique, la philosophie par les * Pour un développement ultérieur de ce concept fondamental, Ruling Class (traduction américaine), voir Christopher Lasch, La Révolte des élites (Climats, 1996.)

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sciences humaines, et l’autorité personnelle par celle, tout aussi irrationnelle, des experts professionnels. Cette nouvelle élite a également tempéré la compétition par la coopération antagoniste, tout en abolissant un grand nombre des rituels qui permettaient auparavant aux pul­ sions agressives de s’exprimer de manière civilisée. Dans le temps même qu’elle établissait un système d’instruc­ tion universelle, elle créait de nouvelles formes d’igno­ rance. Alors qu’elle tentait de sauver la famille, elle l’affaiblissait. Elle a déchiré le voile de courtoisie qui, jadis, adoucissait l’exploitation des femmes, et mis l’homme et la femme, face à face, en position d’adver­ saires. Elle a privé le travailleur de ses compétences et la mère de son « instinct » maternel et, tant dans le domaine de l’éducation que dans celui du travail, elle a réorganisé l’entendement sous forme de connaissances ésotériques dont seuls les initiés auraient la clef. Cette nouvelle classe dirigeante a ainsi élaboré de nouveaux modes de dépendance avec une efficacité égale à celle que l’ancienne avait déployée pour abolir l’assujettisse­ ment du paysan à son seigneur, de l’apprenti à son maître, de la femme à son mari. Qu’on ne se méprenne pas. Je ne veux pas donner à entendre qu’il existe une vaste conspiration contre nos libertés. Toutes ces actions ont été entreprises en pleine lumière et, dans l’ensemble, avec de bonnes intentions. Elles n’ont pas été non plus le fait d’une politique cohé­ rente de contrôle social. Les gens qui formulent une poli­ tique voient rarement au-delà des problèmes immédiats. Or, la doctrine sociale des États-Unis s’est développée en réaction à une série de situations d’urgence. De plus, le culte du pragmatisme permet aux responsables de justi­ fier leur incapacité ou leur refus d’établir des plans auda­ cieux à long terme. Ce qui donne cohérence aux actions

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entreprises par les directeurs et professionnels qui gèrent le système, c’est leur volonté de promouvoir et de préser­ ver le capitalisme des grandes sociétés dont ils tirent, euxmêmes, le plus grand profit. Les besoins de ce système modèlent la politique mise en œuvre, et circonscrivent les limites des discussions publiques sur ce sujet. Si nous sommes, pour la plupart, conscients de l’existence de ce système, nous ignorons, en revanche, la classe qui le gère et qui monopolise la richesse qu’il crée. Nous nous refu­ sons à faire une analyse « de classe » parce qu’elle pourrait ressembler à une explication par la « théorie de la conspi­ ration ». Mais nous nous interdisons, du même coup, de comprendre comment sont nées nos difficultés présentes, pourquoi elles persistent, et comment elles pourraient être résolues.

Le progressisme et la montée du nouveau paternalisme

Un nouveau paternalisme apparut au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Il trouva son expression politique dans le Mouvement progressiste et, plus tard, dans le New Deal de Franklin D. Roosevelt ; après quoi, il se répandit, peu à peu, aux quatre coins de la société américaine. La révolution démocratique du XVIIIe et du début du XIXe siècle, qui atteignit son point culminant dans la guerre civile, proscrivit non seulement la monar­ chie, mais elle affaiblit la religion établie, l’élite des grands propriétaires terriens et, finalement, renversa l’oli­ garchie esclavagiste qui régnait dans le Sud. Ce faisant, elle donna naissance à une société fondée sur l’individua­ lisme, la compétition, et la poursuite de la richesse. Mais elle mit aussi en branle de nouvelles revendications, qui

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se firent jour dans la période qui suivit immédiatement la guerre civile. Ayant détruit l’esclavage au nom de la liberté du travail, les chefs de file du mouvement démo­ cratique encouragèrent, sans s’en rendre compte, les tra­ vailleurs du Nord à réclamer, pour eux-mêmes, la liberté de contrôler les conditions de leur emploi, au lieu de vendre leur travail pour un salaire misérable. La logique de la démocratie demandait la confiscation des propriétés sudistes des confédérés et leur redistribution aux hommes libres, ainsi que le droit de vote pour les femmes. Elle réclamait, en somme, une réorganisation de la société beaucoup plus ample que les responsables ne l’avaient envisagée. Les bourgeois de tendance radicale n’avaient cherché qu’à libérer la propriété privée des entraves du féodalisme et du mercantilisme ; or, dans les années 1860 et au début de la décennie 1870, ils s’aperçurent, avec horreur, qu’ils se trouvaient confrontés à un début d’offensive contre la propriété même. Après l’effondrement de la période dite de la Recons­ truction et de l’agitation radicale qui y était associée, le libéralisme américain délaissa l’artisan, le petit proprié­ taire fermier, et le petit patron, qui avaient constitué, jusqu’alors, l’âme vive du mouvement démocratique. Considérant à la fois l’agitation sociale aux États-Unis et la Commune à Paris, le libéralisme préféra se tourner vers « les classes plus aisées se conformant à l’ordre établi », selon les termes de Edwin. L. Godkin 2. Il entre­ prit de réformer la société du haut vers le bas - en don­ nant un statut professionnel aux fonctionnaires, en brisant l’emprise des politiciens des villes et leurs « machines » électorales, et en mettant « les meilleurs hommes » en place. Ce genre d’actions ne parvint pas à arrêter la marée montante des revendications militantes des ouvriers, ni le radicalisme agraire. Alors, au nom du

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progressisme, les réformateurs mirent en avant leur propre version d’une « communauté coopérative » : l’école pour tous, un capitalisme pourvu d’une assistance publique, une gestion scientifique de l’industrie et du gouvernement. Le programme du New Deal compléta ce que le progressisme avait commencé. Il consolida les fondations d’une assistance publique de l’État et ajouta un grand nombre de superstructures à ce dernier. Dans l’industrie, la gestion scientifique céda la place à l’école des relations humaines, qui tenta de substituer la coopé­ ration au contrôle autoritaire. Mais cette coopération reposait sur le monopole de la technologie par la direc­ tion, et sur l’avilissement du travail en une routine, mal comprise par le travailleur et contrôlée par le capitaliste. De même, l’expansion des services d’assistance sociale présupposait la réduction du citoyen en un consomma­ teur de services fournis par des experts. Le progressisme américain réussit à contrer aussi bien le radicalisme agraire et le militantisme ouvrier que le mouvement féministe, en donnant force de loi à cer­ taines portions de leurs programmes respectifs. Aujour­ d’hui, il a perdu toute trace de ses origines qui remontent au libéralisme du XIXe siècle. Il a rejeté la conception libérale selon laquelle l’être humain recherchait ration­ nellement, et en premier lieu, son propre intérêt. Il l’a remplacée par une vision thérapeutique, qui prend en considération les pulsions irrationnelles et tente de les canaliser dans des voies socialement constructives. Ban­ nissant également le stéréotype de l’Homo œconomicus, le progressisme tente maintenant de contrôler socialement « l’homme tout entier ». Au lieu de se contenter de régu­ lariser ses conditions de travail, il aménage aussi sa vie privée, organisant le temps de ses loisirs selon des prin­ cipes scientifiques d’hygiène personnelle et sociale. Il

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expose les secrets les plus intimes du psychisme au regard de la médecine, encourageant ainsi un examen intérieur incessant qui, superficiellement, rappelle l’introspection religieuse : mais cet examen plonge ses racines plus dans l’anxiété que dans la conscience coupable, dans une per­ sonnalité plus narcissique que compulsive ou hystérique.

La critique libérale de l’État-providence Les nouveaux modes de contrôle social, marchant de pair avec la montée du progressisme, ont stabilisé le capi­ talisme sans résoudre, pour autant, aucun de ses pro­ blèmes fondamentaux : l’écart entre la richesse et la pauvreté, l’incapacité du pouvoir d’achat à suivre le rythme de la productivité, la stagnation économique. Le nouveau paternalisme empêche les tensions sociales de s’exprimer politiquement, mais sans y porter remède. Comme ces tensions se manifestent de plus en plus en termes de criminalité et de violence aveugle, les critiques commencent à se demander si l’État-providence tient toutes ses promesses. De plus, le fonctionnement du sys­ tème est sans cesse plus onéreux. Même ceux qui restent fidèles aux prémices fondamentales du capitalisme amé­ ricain en viennent à s’alarmer de son coût croissant. On se met à écouter d’une oreille attentive des propositions qui tendent à remplacer l’assistance par un revenu mini­ mum garanti ou par un « impôt négatif ». Dans son livre sur la vieillesse 3, David Hackett Fischer cherche à mon­ trer qu’un système d’héritage national par lequel chaque citoyen recevrait à sa naissance un capital qui, les intérêts s’accumulant, lui servirait durant sa vieillesse reviendrait « moins cher que le système actuel ». La modification ou

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l’abandon du programme d’assistance apparaît, mainte­ nant, non pas comme un rêve utopique, mais comme une question de bon sens commercial. D’ailleurs, les industries de la santé et de l’aide sociale qui ont tant fait pour promouvoir le nouveau paterna­ lisme en donnant une dimension professionnelle à des activités qui s’exerçaient antérieurement à l’atelier, entre voisins ou chez soi, ces industries, donc, commencent à s’interroger sur les fruits de leur propre labeur. Les membres des « professions de l’assistance » en viennent à examiner d’un regard critique l’efficacité des institutions publiques - comme l’hôpital, l’asile d’aliénés, le tribunal pour enfants qui monopolisent les compétences, jadis partagées par tous. Les médecins, après avoir soutenu que l’hôpital était une solution de remplacement indis­ pensable de la famille, se mettent à penser qu’il serait préférable, pour les malades, de les laisser mourir chez eux. Les psychiatres s’interrogent, eux aussi, sur la valeur des asiles, parce que, d’une part, ceux-ci sont surpeuplés et que, d’autre part, la proportion des guérisons n’est pas aussi forte qu’ils l’avaient jadis prévue. Les avocats commencent à critiquer les tribunaux qui, selon eux, enlèvent à la famille l’enfant « négligé », sans preuve ni que le milieu familial lui soit gravement néfaste, ni que son placement dans une institution ou dans une famille étrangère constitue une véritable solution. Même les droits de l’école sur l’enfant cèdent un peu la place à ceux des parents. Dans le procès de « l’État de Wisconsin contre Yoder», en 1972, la Cour suprême a arrêté que les parents de la secte Amish avaient le droit de ne pas envoyer leurs enfants à l’école publique. Un enfant n’est pas une simple créature de l’État, expli­ qua le tribunal, ceux qui le nourrissent et dirigent son

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destin, ont le droit, et même le devoir, de lui faire connaître et de le préparer à d’autres obligations *.

Même lorsqu’ils sont animés des meilleures intentions, les gens qui critiquent l’État-providence dans le cadre des postulats de base de l’économie capitaliste ne peuvent se résoudre à affronter la révolution des relations sociales qu’implique l’abandon du système d’assistance. La cri­ tique libérale du nouveau paternalisme ressemble au mouvement « d’humanisation » du lieu de travail, qui veut donner au travailleur l’illusion qu’il est un partici­ pant, sans pour autant entamer le moins du monde le pouvoir de contrôle de la direction. Tenter d’alléger la * Le juge William O. Douglas, opposé à l’arrêt de la Cour suprême, dans « l’État de Wisconsin contre Yoder », plaida de manière la plus persuasive en faveur de l’intervention de l’État. Sup­ posons, dit-il, qu’un enfant Amish désire se consacrer à une profes­ sion qui l’oblige à rompre avec la tradition culturelle de ses parents ; supposons qu’il veuille devenir « pianiste, ou astronaute, ou encore océanographe ». La décision du tribunal le lui interdit. Sans même consulter les préférences des enfants, la Cour suprême les renvoie dans un milieu étroit, rétrograde et provincial, et les empêche « à jamais » de s’ouvrir à « l’étonnante et toujours nouvelle diversité du monde ». Aussi persuasif qu’il apparaisse à première vue, cet argument se révèle, à l’examen, un exemple classique de cette sentimentalité qui inonde l’humanisme libéral. Ce plaidoyer, en effet, invoque la « diversité » pour mieux affermir l’école obligatoire uniforme, et se propose de sauver l’enfant de la culture rétrograde de ses parents pour le livrer aux soins, pleins de tendresse, de l’État. La sentimentalisme de l’argument se manifeste particulièrement dans le fait qu’il présume que l’État sera capable d’épargner à l’enfant, voulant rompre avec les traditions de ses parents, la souffrance, le désarroi et la culpabilité qu’une telle rupture entraîne nécessairement ; or, vivre pleinement ces sentiments est ce qui donne à ce genre d’épreuves sa valeur éducative et psychologique. Fidèle à la conception paternaliste, Douglas vou­ drait aplanir les obstacles qui se dressent devant l’enfant, oubliant ainsi qu’on ne progresse, précisément qu’en surmontant de tels obs­ tacles.

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monotonie du travail à la chaîne en permettant à l’ouvrier d’accomplir plus d’une seule opération ne change en rien les conditions d’avilissement du travail ; celles-ci tiennent au monopole des connaissances tech­ niques qui permettent à la direction d’organiser chaque phase de la production, tandis que l’ouvrier ne fait que suivre les directives du service des programmes. Les pro­ positions récentes en vue de modifier le système d’assis­ tance souffrent du même type de limitations. C’est ainsi qu’une étude sur la famille, commandée par la Carnegie Corporation, dénonce l’idée reçue selon laquelle les parents sont incompétents, mais ne remet pas en ques­ tion l’idée que ceux-ci sont des consommateurs de ser­ vices professionnels. Les auteurs du rapport Carnegie, parmi lesquels on trouve Kenneth Keniston, sont conscients d’appartenir « à un consensus qui se dessine ». Ils soutiennent que les parents « sont encore les plus grands experts au monde touchant les besoins de leurs propres enfants ». Ils reconnaissent également qu’un grand nombre d’institutions ayant pour mission d’aider la famille, l’affaiblissent en fait. Le « malaise » qu’éprouvent les parents, tient au fait, selon Keniston, « qu’ils ont l’impression de manquer de cadre de réfé­ rences et d’approbation, de ne pas être maîtres de la situation familiale, et pourtant d’être personnellement coupables de ce qui ne va pas 4 ». La réhabilitation du métier de parent paraît devoir impliquer une dénonciation de la professionnalisation de l’assistance, et de l’État-providence. Or, Keniston s’en garde bien. Pour lui, l’assujettissement de la famille aux experts va de soi ; il ne cherche qu’à en ordonner et à en régulariser les rapports. « Peu de gens nieraient que nous vivons dans une société où les parents doivent faire appel

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aux autres pour les aider à élever leurs enfants. » L’« éco­ nomie familiale » a disparu ; l’enfant représente un far­ deau plutôt qu’un avantage financier ; l’école a pris en charge les fonctions éducatives de la famille ; et, en ce qui concerne les soins et la santé, la profession médicale en assume la plus grande responsabilité. Selon Keniston, ces modifications mettent les parents dans la situation d’un « cadre de grande entreprise ayant pour mission d’assurer une coopération harmonieuse entre les nom­ breuses personnes et les divers processus qui doivent tra­ vailler ensemble pour façonner le produit final ». Ce genre d’analyse amène à conclure que le gouverne­ ment fédéral devrait chercher à égaliser les relations entre experts et parents – et non pas qu’il est temps, pour ces derniers, d’affermir tous ensemble leur contrôle sur l’éducation. Pourtant, le raisonnement même de Kenis­ ton montre bien que la position des parents est plus proche de celle du prolétaire que du cadre. Dans l’état actuel des choses, dit-il, « les parents n’ont guère d’auto­ rité sur les gens avec lesquels ils partagent la tâche d’élever leurs enfants » ; « ils se trouvent, par rapport à eux, dans une situation d’infériorité ou d’impuissance ». La raison évidente en est que l’État, et non les parents, paie pour les services de ces professionnels, directement ou indirectement, bien qu’en fin de compte, ce soit tou­ jours le citoyen, comme contribuable. Si les parents s’organisaient et faisaient appel à leurs propres experts, les choses pourraient aller différemment. Il va sans dire qu’une solution de ce type n’est pas vue d’un bon œil par les membres des corps constitués responsables de la politique sociale. Cela ressemble trop au populisme, au régionalisme, et aux dernières résis­ tances au progrès centralisé. Il faut dire qu’une telle orientation soulève une double objection que même les

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adversaires de l’ordre établi ne doivent pas sous-estimer ; il ne faut pas oublier, en effet, les incidents de Ocean Hill-Brownsville, à la fin des années 1960, où le « contrôle par la communauté » dégénéra en un racisme inversé, et où l’éducation se transforma en propagande raciale. Et pourtant, le rejet du contrôle par la commu­ nauté aboutit à une bureaucratie accrue. Au lieu de se mesurer à cette alternative, les réformateurs libéraux essaient de jouer sur les deux tableaux. Ils plaident en faveur d’une expansion des services gouvernementaux auprès des familles, d’une garantie fédérale du pleinemploi, d’une plus grande protection des droits légaux des enfants et d’un programme de soins médicaux beau­ coup plus vaste ; mais ils proposent aussi un accroisse­ ment de la « participation des parents » à tous ces programmes. L’ascendant des experts leur paraît une conséquence inévitable de la société industrielle, même lorsqu’ils cherchent à en limiter le pouvoir en renforçant la position du consommateur. Ils présument que les exi­ gences propres à une société complexe imposent le triomphe de la production industrielle sur l’artisanat, et l’empire des « professions de l’assistance » sur la famille.

L’assujettissement à la bureaucratie et le narcissisme De récentes études sur la professionnalisation de l’assis­ tance montrent que lorsque celle-ci fit son apparition au XIXe siècle et au début du XXe, ce ne fut pas en réponse à des besoins sociaux clairement définis. De fait, les nou­ velles professions inventèrent un grand nombre des exi­ gences qu’elles avaient pour mission de satisfaire. Elles jouèrent sur les craintes de maladie et de désordre, adop­ tèrent un jargon délibérément mystificateur, ridiculi­ sèrent, comme rétrograde et non scientifique, l’autonomie

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ancrée dans les traditions populaires et créèrent ou multi­ plièrent ainsi (non sans opposition) la demande du public pour leurs services. On ne peut plus, aujourd’hui, écarter les preuves de l’intense propagande que ces professions organisent pour leur propre bénéfice, en citant, une fois de plus, le truisme sociologique selon lequel « la société moderne implique l’individu dans des relations... beau­ coup plus complexes que [celles dont] ses ancêtres... devaient tenir compte * ». Puisque l’auteur de ces mots, Thomas L. Haskell, a tenté de démontrer que critiquer ces professions signifiait s’opposer aveuglé­ ment et délibérément à la poursuite de la vérité, il me faut dire claire­ ment que mon argument ne doit pas être entendu comme une condamnation sans réserve. Il est bien évident que ces professions représentent des valeurs capitales. Elles font appel, en particulier, à des critères de précision, d’honnêteté, de vérification et de service qui, sans elles, risqueraient de disparaître. Paul Goodman plaide, de manière persuasive, en faveur du profes­ sionnalisme, dans « The New Reformation », cité par Haskell et d’autres comme le point final sur ce sujet. Mais il est faux de dire que « les professionnels sont des individus autonomes, tenus par la nature des choses, par les jugements de leurs collègues, et par un serment, explicite ou implicite, de rendre service à leurs clients et à la communauté ». La façon dont ils conçoivent et honorent leurs responsabilités est fonction de leur environnement social. Or, le pro­ fessionnalisme, aux États-Unis, a été corrompu par le capitalisme directorial dont il est un allié proche, tout comme il l’a été, encore plus radicalement en Union Soviétique, par la dictature du Parti. Haskell écrit : « La qualité de membre d’une communauté vérita­ blement professionnelle [ne peut] être fondée sur le charme, le rang social, les relations personnelles, la bonne réputation, ni même, sans doute, sur l’intégrité ; elle se fonde uniquement sur le mérite intellec­ tuel démontré. » Mais cet auteur ne se rend pas compte comme il est facile de confondre le « mérite intellectuel » avec la simple acquisition de diplômes professionnels, ou même avec l’adhésion à un consensus idéologique inexprimé - à quel point l’idéal de l’intégrité profession­ nelle peut être facilement faussé par le contexte social et politique dans lequel il a grandi 5.

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La dépendance de la famille à l’égard des profession­ nels, sur lesquels elle n’a guère de contrôle, ne constitue qu’un exemple d’un phénomène plus général, à savoir l’affaiblissement de l’initiative et de la compétence cou­ rante, dû à la croissance d’entreprises géantes et de l’État bureaucratique qui les sert. Les grandes sociétés et le gou­ vernement contrôlent, à présent, une si grande partie des connaissances nécessaires à la survie, que l’image qu’avait Durkheim de la société - « mère nourricière », source de tous les bienfaits - coïncide, de plus en plus, avec l’expérience quotidienne qu’en ont les citoyens. Le nou­ veau paternalisme n’a pas remplacé la dépendance per­ sonnelle par une rationalité bureaucratique, comme presque tous les théoriciens de la modernisation (à com­ mencer par Max Weber) l’ont cru, mais bien par une nouvelle forme de sujétion à la bureaucratie. Ce que les spécialistes en sciences humaines voient comme un réseau sans fin d’« interdépendance » représente, en fait, l’assujettissement de l’individu à l’organisation, du citoyen à l’État, du travailleur au directeur, et du parent aux « professions de l’assistance ». C’est en réduisant l’homme ordinaire à l’incompétence que se créa le « consensus des gens compétents », termes par lesquels Thomas L. Haskell désigne les professions dans son étude sur le professionnalisme des sciences humaines. À mesure que la justice punitive fait place à la justice thérapeutique, ce qui commença comme une protesta­ tion contre une éthique simpliste aboutit à la destruction du sens de la responsabilité morale. Cette nouvelle jus­ tice perpétue la dépendance infantile jusque dans l’âge adulte et prive le citoyen des recours légaux contre l’État. Auparavant, la jurisprudence reposait sur le principe de l’antagonisme des relations entre l’État et le coupable

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présumé ; reconnaissant le plus grand pouvoir de l’appa­ reil répressif elle accordait d’importants avantages de pro­ cédure à l’accusé. La juridiction médicale, en revanche, amène le coupable à coopérer. Délivré de toute responsa­ bilité morale lorsqu’il est certifié malade, il aide les méde­ cins à le « guérir ». La critique psychiatrique de la justice, comme celle de la thérapeutique à l’égard de l’autorité en général, érige en vertu la substitution du traitement personnel au pou­ voir arbitraire et impersonnel des tribunaux. Ainsi, un spécialiste de la sociologie du Droit, désireux de « substituer des thérapies scientifiques aux sanctions légales – à la “justice” déplore l’irrationalité des procé­ dures pénales : « La conception de la justice contient un facteur de “destinée” qui est absent de celle du traitement scientifique. Le délinquant reçoit ce qu’il a, lui-même, initié... La société, dans son ensemble, n’est pas respon­ sable. C’est le criminel qui a fait son choix. » Alors « qu’un avocat traite un problème humain de manière typiquement non scientifique », la thérapie s’occupe du criminel ou du malade comme d’une victime, et place ainsi le problème dans la perspective qui lui convient. La transformation du « péché » en « maladie » représente, selon cet auteur, le premier pas vers « l’introduction de la science et des réactions personnalisées [dans] les conflits humains », et vers l’acceptation des problèmes sociaux comme étant du ressort de la médecine ; dans ce dernier domaine, le problème de « la coopération avec le théra­ peute » devient « probablement le plus critique que le déviant [ait] à affronter6 ». La « justice médicale », tout comme la pédagogie et l’éducation éclairées, tend à promouvoir la dépendance, en tant que style de vie. Les modalités de la pensée et de la pratique thérapeutiques préservent leur objet, le

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patient, de tout jugement moral, et l’exemptent de toute responsabilité morale. La maladie, par définition, repré­ sente une invasion du patient par des forces situées hors de son contrôle conscient. Une prise de conscience réa­ liste des limites de sa responsabilité personnelle - son acceptation de son impuissance et de sa condition mala­ dive - constitue, donc, le premier pas vers son rétablisse­ ment (ou vers son invalidité permanente, selon les cas). La thérapie considère comme une maladie ce qui aurait pu être jugé comme une action imputable à la volonté ou, au contraire, au manque de volonté ; elle donne ainsi au patient le moyen de lutter contre sa maladie (ou de s’y résigner), au lieu de se blâmer irrationnellement. Mais, lorsqu’elle est appliquée de manière injustifiée, hors du cabinet de consultation, la moralité thérapeutique favo­ rise la disparition permanente du sens moral. Il existe un rapport étroit entre l’érosion de la responsabilité morale et l’affaiblissement de la capacité d’autonomie - entre l’élimination de la culpabilité et la destruction de la com­ pétence, si l’on adopte les catégories de John R. Seeley. « Qui dit : “tu n’es pas coupable”, dit aussi : “tu es inca­ pable” 7. » La thérapie légitime la déviance en tant que maladie mais, simultanément, prononce le patient inapte à diriger sa propre vie ; et elle le met entre les mains d’un spécialiste. À mesure que les points de vue et les pratiques thérapeutiques acquièrent une audience de plus en plus vaste, un nombre sans cesse accru de gens se trouvent disqualifiés, en fait, lorsqu’il s’agit d’endosser des responsabilités d’adultes ; et ils tombent sous la dépendance d’une autorité médicale quelconque. Le narcissisme est l’expression psychologique de cette dépendance. Dans sa forme pathologique, il apparaît comme une défense contre les sentiments de dépendance

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impuissante de la petite enfance, qu’il tente de combattre par un « optimisme aveugle » et des illusions grandioses d’autarcie personnelle. En prolongeant le sentiment de dépendance jusque dans l’âge adulte, la société moderne favorise le développement de modes narcissiques atté­ nués chez des gens qui, en d’autres circonstances, auraient peut-être accepté les limites inévitables de leur liberté et de leur pouvoir personnels - limites inhérentes à la condition humaine – en développant leurs compé­ tences en tant que parents et travailleurs. La société rend de plus en plus difficile à l’individu de trouver satisfac­ tion dans l’amour et le travail, mais elle l’entoure simul­ tanément de fantasmes fabriqués qui sont censés lui procurer une. gratification totale. Le nouveau paterna­ lisme prêche en faveur de l’accomplissement, et non du déni de soi. Il se range du côté des pulsions narcissiques que le plaisir de pouvoir compter sur soi-même, ne serait-ce que dans un domaine limité, pourrait modifier ; or, ce plaisir, lorsque les conditions sont favorables, va de pair avec la maturité. Non content d’encourager les rêves grandioses d’omnipotence, le nouveau paternalisme étouffe les fantasmes plus modestes et affaiblit l’aptitude de l’individu à se laisser aller à croire. Il rend ainsi de moins en moins accessible les gratifications que donnent les substitutions bénignes, et en particulier l’art et le jeu. Or, celles-ci aident à mitiger le sentiment d’impuissance et la peur de la dépendance qui risquent de s’exprimer sous des traits narcissiques. Ainsi, notre société se montre doublement narcissique. D’une part, et bien qu’elles ne soient pas nécessairement plus nombreuses qu’auparavant, les personnalités narcis­ siques jouent un rôle manifeste dans la vie contempo­ raine, et atteignent souvent des positions éminentes. Jouissant de l’adulation des masses, ces gens en vue

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donnent le ton à la vie tant privée que publique, puisque le mécanisme de la célébrité ne reconnaît pas de frontière entre ces deux domaines. Les « idoles » - ce terme révéla­ teur, englobant non seulement les riches et les têtes cou­ ronnées mais tous ceux qui se dorent, ne serait-ce qu’un instant, dans la lumière des projecteurs, ou se reflètent dans l’œil d’une caméra -, ces idoles, donc, vivent plei­ nement le fantasme du succès narcissique. Or, celui-ci n’est rien d’autre qu’un désir d’être immensément admiré, non pour ce qu’on a accompli, mais simplement pour soi-même, sans réserve et sans esprit critique. D’autre part, non content de mettre les personnalités narcissiques sur un piédestal, la société capitaliste moderne provoque et renforce les traits narcissiques en chacun de nous. Elle le fait de nombreuses façons : en montrant le narcissisme de manière éclatante et sous des formes extrêmement séduisantes, en affaiblissant l’auto­ rité des parents (l’enfant connaissant alors de grandes difficultés à grandir) et, surtout, en créant tant d’occa­ sions d’assujettissements à la bureaucratie. Cette dépen­ dance, qui s’accroît sans cesse dans notre société, d’ailleurs aussi « maternaliste » que paternaliste, rend de plus en plus difficile aux individus de se débarrasser de leurs terreurs infantiles ou d’apprécier les consolations de l’âge adulte.

La critique de la bureaucratie par les conservateurs Dans la mesure où elle reste prisonnière des postulats du libéralisme politique, la critique du nouveau paterna­ lisme se dresse contre le coût du fonctionnement de l’État-providence - le « coût humain » aussi bien que le coût pour les contribuables -, mais sans s’opposer, pour

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autant, à l’ascension de la classe des professionnels et des directeurs d’entreprises. Une autre forme de critique est formulée par les conservateurs qui, au nom d’une idéali­ sation de l’individualisme d’antan, dénoncent la bureau­ cratie, source de tous les maux. Elle n’est pas équivoque dans son opposition à la centralisation bureaucratique - sauf quand elle est énoncée par l’extrême-droite qui se déchaîne contre la réglementation de l’industrie par le gouvernement, mais réclame un gigantesque complexe militaire. Superficiellement, la critique des conservateurs rappelle celle des radicaux, évoquée dans cet ouvrage. Elle déplore l’érosion de l’autorité, la dilution des normes à l’école, et la généralisation de l’attitude permissive. Mais elle refuse d’établir le moindre rapport entre ces phénomènes et la montée du capitalisme monopolistique – entre la bureaucratie de l’État et celle de l’industrie. « Le grand conflit historique entre l’individualisme et le collectivisme divise l’humanité en deux camps », écrit Ludwig von Mises dans son étude sur la bureaucratie. La libre entreprise capitaliste repose sur un calcul rationnel des profits et pertes, déclare-t-il alors que la gestion bureaucra­ tique « ne peut être vérifiée par des calculs économiques ». Lorsque la bureaucratie s’étend au-delà de l’application des lois et de la défense nationale qui sont légitimement de son ressort, elle sclérose l’initiative individuelle et remplace « la libre entreprise par le contrôle gouvernemental ». Elle sub­ stitue la dictature de l’État au règne du Droit. Le capita­ lisme du marché, en transformant le travail en marchandise, « libère le salarié de toute dépendance personnelle », et permet «d’apprécier les efforts de chaque individu... en dehors de toute considération personnelle ». Le collecti­ visme bureaucratique, en revanche, affaiblit la froide ratio­ nalité et l’objectivité des relations capitalistes » ; elle rend le « citoyen ordinaire » sujet à « la propagande professionnelle

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en faveur de la bureaucratisation », qui désoriente l’individu par ses « slogans » vides « et ses enchevêtrements ésoté­ riques. » Dans le régime capitaliste, tout un chacun est l’architecte de son propre destin. » Mais en régime socialiste - et « il n’y a pas de compromis possible entre ces deux systèmes, insiste Mises, pas de troisième voie » -, « on doit sa promotion, non pas à ses accomplissements, mais à la faveur de ses supérieurs 8 ».

Ces arguments souffrent, d’une part, de la manière idéalisée dont les conservateurs voient l’autonomie per­ sonnelle permise au sein d’une économie de marché et, d’autre part, de leur empressement à concéder à l’État d’énormes pouvoirs pour faire la guerre, aussi longtemps que ceux-ci ne gênent pas l’entreprise « privée ». Ce point de vue ne permet pas non plus d’expliquer l’exten­ sion de la bureaucratie à l’industrie. « La tendance à la rigidité bureaucratique n’est pas propre à l’évolution des entreprises, selon Mises. Elle résulte de l’intervention du gouvernement dans les affaires. » Ceci constitue sa réponse à l’argument des libéraux, selon lequel le mouve­ ment inexorable vers la concentration économique crée un écart croissant entre la propriété et le contrôle des grandes entreprises, donne naissance à une nouvelle élite de directeurs d’entreprises, et provoque l’établissement d’un État centralisé, seul capable de maîtriser cette concentration. Pourtant, l’analyse des libéraux a, elle-même, besoin d’être modifiée. En effet, ce n’est pas le « divorce entre la propriété et le contrôle » qui a donné naissance à l’oli­ garchie des directeurs, mais bien le divorce entre la pro­ duction et les prévisions. Ayant achevé la séparation totale entre le travail manuel et le travail cérébral, la direction monopolise les connaissances techniques, et réduit l’ouvrier à l’état de machine humaine ; mais

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l’administration et l’élaboration continuelle de ces connaissances entraînent la création d’un appareil direc­ torial sans cesse grandissant ; or, ce dernier est organisé, suivant les principes de l’usine, en une fragmentation des tâches. Des études sur le progressisme et le New Deal ont montré que la réglementation des entreprises par le gouvernement est souvent née en réponse aux demandes des hommes d’affaires eux-mêmes. La plupart des employés des institutions de surveillance et de réglemen­ tation viennent du milieu des affaires. Ni la politique de réglementation, ni celle de l’assistance sociale ne reposent sur « une haine implacable des entreprises privées », comme l’affirme Mises. Bien au contraire, les réglemen­ tations en vigueur contrôlent la compétition et stabi­ lisent le marché ; quant au système d’assistance sociale, il socialise le « coût humain » de la production capitaliste – le chômage croissant, l’insuffisance des bas salaires, la carence de l’assurance contre la maladie et la vieillesse et freine ou détourne ainsi l’évolution vers des solutions plus radicales. Il est exact qu’aujourd’hui une élite professionnelle comprenant des médecins, psychiatres, experts en sciences humaines, travailleurs sociaux et fonctionnaires joue un rôle prépondérant dans l’administration de l’État et de « l’industrie de la connaissance ». Mais ces deux domaines s’interpénètrent, en tant d’endroits, avec les entreprises privées (qui s’intéressent de plus en plus à tous les aspects de la culture), et cette nouvelle élite pro­ fessionnelle possède tant de caractéristiques propres aux directeurs d’industries, qu’elle ne doit pas être considérée comme une classe distincte, mais comme une branche de celle des dirigeants modernes. L’éthique thérapeu­ tique, qui a remplacé l’éthique utilitariste du XIXe siècle,

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ne sert pas seulement les « intérêts de classe » des profes­ sionnels, comme Daniel P. Moynihan et d’autres l’affirment, mais ceux du capitalisme monopolistique dans son ensemble. Moynihan fait remarquer qu’en met­ tant l’accent sur la pulsion plutôt que sur le calcul, en tant que déterminant de la conduite humaine, et en ren­ dant la société responsable des problèmes des individus, une classe professionnelle « paragouvernementale » tente de susciter une demande pour ses services 9. Les profes­ sionnels, observe-t-il, ont tout intérêt à ce que les gens soient mécontents, car ce sont des clients en puissance. Mais c’est le principe qui est à la base de tout le capita­ lisme moderne : continuellement susciter de nouvelles demandes et de nouveaux mécontentements qui ne puissent être apaisés que par la consommation de mar­ chandises. Moynihan, qui en est conscient, tente de pré­ senter le « professionnel » comme le successeur du capitalisme. L’idéologie de la « compassion », dit-il, sert les intérêts de classe « des fonctionnaires, en surplus à l’époque postindustrielle, qui, à la manière des industria­ listes se tournant naguère vers la publicité, provoque une demande pour leurs propres produits ». Il faut remarquer, cependant, que la publicité que les professionnels se faisaient à eux-mêmes s’est développée aux côtés de l’industrie de la publicité ; elle doit être considérée comme une autre phase du même processus qui assure la transition entre le capitalisme compétitif et le capitalisme monopolistique. Le même développement historique, qui changea le citoyen en client, transforma le travailleur de producteur en consommateur. Ainsi, l’assaut donné par les médecins et les psychiatres à la famille sous prétexte qu’elle constituait un secteur tech­ nologiquement retardataire, alla de pair avec les efforts de l’industrie de la publicité pour convaincre les gens

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que les biens achetés dans les magasins sont supérieurs à ceux fabriqués à la maison. Le développement de la fonc­ tion directoriale et la prolifération des professions repré­ sentent, tous deux, de nouvelles formes de contrôle capitaliste, qui s’établirent d’abord dans les usines, pour se répandre ensuite à travers toute la société. Le combat contre la bureaucratie exige donc une lutte contre le capitalisme lui-même. Les citoyens ordinaires ne peuvent résister à la domination des professionnels sans s’assurer le contrôle de la production et des connaissances tech­ niques sur lesquelles repose aujourd’hui cette produc­ tion. Selon Mises, un retour au «bon sens» devrait « permettre à l’homme de ne pas tomber victime » des « fantasmes illusoires » des bureaucrates professionnels 10. Mais le bon sens ne suffit pas. Pour briser le type de dépendance actuelle et mettre un terme à l’érosion des compétences, les citoyens devront assumer leurs pro­ blèmes et en trouver eux-mêmes la solution. Il leur faudra créer leurs propres « communautés des compé­ tences ». Alors seulement les capacités productives du capitalisme moderne, alliées aux connaissances scienti­ fiques qui, aujourd’hui, le servent, œuvreront dans l’inté­ rêt de l’humanité. Dans une culture qui se meurt, le narcissisme – sous l’apparence d’une « prise de conscience » et d’un « déve­ loppement » personnels - semble incarner le plus haut degré de la conscience spirituelle. Les gardiens de la culture, quant à eux, espèrent seulement survivre à son effondrement. Pourtant, la volonté de construire une société meilleure reste vivace. Tout aussi vigoureuses sont les traditions locales, d’action communautaire et d’auto­ nomie : il ne leur manque que la vision d’une nouvelle société - une société humaine – pour retrouver leur dynamisme. La discipline morale, jadis associée à

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l’éthique du travail, garde encore sa valeur, indépendam­ ment du rôle qu’elle joua en faveur des droits de la pro­ priété privée. Cette discipline – indispensable pour construire un nouvel ordre - persiste surtout chez ceux qui ne connurent l’ordre ancien que comme une pro­ messe rompue, mais qui, pourtant, prirent cette pro­ messe à cœur - plus que ceux pour qui elle allait de soi.

Postface : nouveau regard sur La Culture du narcissisme (1991)

Grâce à Tom Wolfe et à toute une meute de journalistes de moindre importance, les années 1970 avaient déjà été baptisées « décennie du moi » lorsque La Culture du nar­ cissisme a été publiée en 1979. De nombreux commenta­ teurs n’ont vu évidemment dans ce livre qu’une analyse supplémentaire des attitudes égocentriques qui parais­ saient avoir détrôné les préoccupations sociales des années 1960. Les journalistes nous ont appris à considérer les décennies comme l’étalon du temps historique et à voir apparaître un nouvel ensemble de tendances culturelles tous les dix ans. Si les années 1960 étaient l’Ère du Verseau, de l’engagement social et de la révolution culturelle, les années 1970 n’ont pas tardé à être identifiées comme l’ère de l’égocentrisme et du repli politique. Les critiques ont accueilli La Culture du narcissisme comme une « jérémiade » supplémentaire s’attaquant au sybaritisme, comme un constat sur les années 1970. Ceux qui ont trouvé le livre trop sinistre ont annoncé qu’il serait de toute façon bientôt dépassé, puisque la décennie qui allait commencer nécessiterait un nouvel ensemble de ten­ dances, de nouveaux slogans et de nouveaux mots d’ordre, afin de se distinguer des décennies précédentes.

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Malgré les prédictions de nombreux commentateurs, les années 1980 n’ont toutefois pas été celles d’un retour à l’altruisme et à l’esprit civique. Les yuppies qui ont donné le ton culturel de cette décennie n’étaient pas des exemples de dévouement altruiste au bien public. À présent que commence une nouvelle décennie, on me demande, selon l’expression du New York Times, si « le je commande tou­ jours ». Sommes-nous encore aujourd’hui une nation de « Narcisses contemporains » ? Ou avons-nous enfin com­ mencé à redécouvrir le sens du devoir civique ? Ces ques­ tions sont, je pense, mal posées ; mais, même s’il s’agissait de bonnes questions, elles n’ont pas grand-chose à voir avec les problèmes que pose La Culture du narcissisme.

Le narcissisme de la culture et de la personnalité, tel que je l’ai compris, n’était pas simplement synonyme d’égoïsme. La Culture du narcissisme n’avait pas non plus été conçu comme un livre sur la « décennie du moi », ni sur l’attitude de repli par rapport à l’activisme politique des années 1960. Le livre a été l’aboutissement d’une étude antérieure sur la famille américaine, Haven in a Heartless World (Un havre dans un monde sans cœur), qui m’avait conduit à conclure que l’importance de la famille dans notre société n’avait cessé de décliner depuis plus d’un siècle. L’école, les groupes d’affinités, la communi­ cation de masse et les « travailleurs sociaux » avaient miné l’autorité parentale et s’étaient emparé d’un grand nombre des fonctions familiales touchant à l’éducation des enfants. Je me suis dit que des changements d’une telle ampleur, dans une activité d’une importance aussi fondamentale, devaient avoir eu des répercussions psy­ chologiques très étendues. La Culture du narcissisme était une tentative d’analyse de ces répercussions - d’explora­ tion de la dimension psychologique des changements à long terme dans la structure de l’autorité culturelle.

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Mes hypothèses de base provenaient d’un ensemble d’études, dues pour la plupart à des anthropologues, à des sociologues et à des psychanalystes qui s’intéressaient à l’étude de la culture et qui analysaient les effets de celle-ci sur la personnalité. Les chercheurs appartenant à cette école maintenaient que chaque culture établit des modèles distincts d’éducation et de socialisation des enfants qui ont pour effet de produire un type de person­ nalité distinct adapté aux besoins de cette culture. Les observateurs de la culture américaine, ayant appris à appliquer des techniques analytiques dérivées de l’étude de sociétés plus simples à des structures sociales plus complexes, étaient persuadés que les personnalités du type « ouvert aux influences internes » (inner-directed) se transformaient graduellement en personnalités du type « ouvert aux influences externes » (other-directed) ayant des tendances affinitaires, selon les termes utilisés par Riesman. Le livre très influent de Riesman, La Foule soli­ taire (1950), pouvait être utilisé comme une référence pour l’investigation que je tentais de mener. Un certain nombre d’autres observateurs étaient par­ venus à des conclusions semblables quant à la direction que prenaient les changements subis par la personnalité. Ils parlaient de l’effondrement des « contrôles pulsion­ nels », du « déclin du surmoi » et de l’influence croissante des groupes d’affinités. Les psychiatres, en outre, consta­ taient une transformation dans les symptômes qu’ils détectaient chez leurs patients. Les névroses classiques traitées par Freud, disaient-ils, étaient remplacées par des désordres de la personnalité de type narcissique. Sheldon Bach a fait remarquer en 1976 : « Nous avions l’habitude de voir arriver des gens ayant des pulsions, comme l’obsession de se laver les mains, des phobies et des

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névroses bien repérées. Aujourd’hui, on voit arriver sur­ tout des Narcisses contemporains. » Si ces observations devaient être prises au sérieux, il en résultait, selon moi, non que la société américaine était « malade » ou que les Américains étaient tous à mettre à l’hôpital psychiatrique, mais que ces personnes affichaient désormais un grand nombre des traits de caractère qui apparaissaient, sous une forme plus extrême, dans la pathologie narcissique. Freud a toujours mis l’accent sur la continuité existant entre le normal et l’anormal ; il semblait donc raisonnable, pour un freu­ dien, de s’attendre à ce que les descriptions cliniques de désordres narcissiques nous disent quelque chose de la structure typique de la personnalité dans une société dominée par d’immenses organismes bureaucratiques et par la communication de masse, une société dans laquelle la famille avait cessé de jouer un rôle important dans la transmission de la culture et donc dans laquelle les gens n’avaient plus qu’un faible sentiment de lien avec le passé. J’avais été frappé par les indications, trouvées dans diverses études sur de grandes entreprises commer­ ciales, tendant à montrer que la réussite professionnelle dépendait à présent moins des aptitudes ou de la loyauté envers l’entreprise qu’à la « visibilité », à « l’élan », au charme personnel et à la gestion de sa propre image. L’environnement relationnel dense de la bureaucratie moderne paraissait provoquer et encourager une attitude narcissique - grande inquiétude quant à l’impression que les individus produisaient les uns sur les autres, tendance à envisager les autres comme un miroir du moi. La prolifération des sollicitations visuelles et auditives de la « société du spectacle », selon la description qu’on

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en a donnée, a encouragé un type semblable de préoccu­ pation concernant le moi. Les individus réagissaient les uns aux autres comme si leurs actions étaient enregistrées et simultanément transmises à un public invisible ou sto­ ckées pour une analyse ultérieure. Le type de société en vigueur faisait ainsi apparaître des traits de personnalité de type narcissique qui étaient présents, à des degrés divers, chez chacun - une certaine superficialité protec­ trice, la crainte d’engagements astreignants, l’empresse­ ment à oublier ses racines quand le besoin s’en fait sentir, le désir de garder toutes les options ouvertes, une aver­ sion au fait de dépendre de quelqu’un, l’incapacité à se montrer loyal ou reconnaissant. Les Narcisses contemporains ont sans doute prêté davantage d’attention à leurs propres besoins qu’à ceux d’autrui, mais l’amour de soi et la mise en valeur de soi ne me paraissaient pas être ce qui les caractérisait le mieux. Ces traits de caractère impliquent un sens du moi fort et stable, tandis que les Narcisses contemporains souffrent d’un sentiment d’inauthenticité et de vide inté­ rieur. Ils ont du mal à se connecter au monde. Leur condition, poussée à l’extrême, ressemble à celle de Kaspar Hauser, l’orphelin allemand du XIXe siècle élevé seul dans une cellule ; selon le psychanalyste Alexandre Mitscherlich, « la pauvreté de ses liens avec son environ­ nement culturel » lui avait donné le sentiment d’être totalement à la merci de la vie. Théorie du narcissisme primaire : à la recherche d’un État de Bonheur

Après la publication de La Culture du narcissisme, j’ai continué à explorer la théorie psychanalytique du narcis­ sisme, en préparation du travail publié en 1984 sous le

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titre The Minimal Self ; mais je commençais à com­ prendre que le concept de narcissisme avait de bien plus larges implications que je ne l’avais tout d’abord pensé. Ma première immersion dans la littérature clinique sur le « narcissisme secondaire » – « qui tente d’annuler la douleur de l’amour déçu », selon les mots du psychana­ lyste Thomas Freeman, et qui tente d’annuler la rage que ressent l’enfant contre ceux qui ne satisfont pas immédia­ tement ses besoins - m’avait convaincu que le concept de narcissisme permettait de décrire un certain type de personnalité, type qui était devenu de plus en plus répandu à notre époque. Mes lectures suivantes m’ont aussi montré que ce concept décrivait également des traits durables de la condition humaine. Du narcissisme secondaire je suis passé au narcissisme primaire, lequel fait référence à l’illusion infantile d’omnipotence qui précède la compréhension de la dis­ tinction cruciale entre soi et son environnement. En reli­ sant l’article primordial mais déroutant de Freud « Pour introduire le narcissisme » (1914), je me suis aperçu que Freud proposait deux conceptions différentes du narcis­ sisme. La première l’identifiait avec l’amour de soi, un recul de l’intérêt libidinal à l’égard du monde extérieur, tandis que la seconde semblait présupposer un état d’esprit antérieur à toute conscience d’objets distincts du moi. J’avais compris que c’était en s’intéressant au narcis­ sisme dans cette acception « primaire » que Freud avait fini par émettre l’hypothèse controversée d’une pulsion de mort, mieux décrite comme le désir d’un équilibre absolu -, le principe du Nirvana, comme il l’a fort bien nommé. Bien qu’il ne soit pas une pulsion et qu’il ne recherche pas la mort mais la vie éternelle, le narcissisme primaire est plus ou moins conforme à la description

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donnée par Freud de la pulsion de mort en ce qu’il est le désir d’une cessation totale des tensions, lesquelles semblent opérer indépendamment du « principe de plai­ sir » et suivre « un chemin inverse menant à une satisfac­ tion complète ». En ce sens, le narcissisme est le désir d’être libéré du désir. C’est la quête inverse pour une paix absolue tenue pour l’état le plus haut de la perfection spirituelle dans de nombreuses traditions mystiques. Le narcissisme se distingue de l’égoïsme ordinaire et de l’instinct de survie en ce qu’il méprise les exigences du corps. La conscience de la mort et la volonté de rester en vie présupposent la conscience d’objets distincts du moi. Étant donné que le narcissisme ne reconnaît pas l’existence séparée du moi, il ne craint pas la mort. Narcisse se noie dans sa propre image sans jamais comprendre que ce n’est qu’une image reflétée. Le sens de l’histoire n’est pas que Narcisse tombe amoureux de lui-même, puisqu’il ne parvient pas à reconnaître sa propre image reflétée, puisqu’il ne conçoit pas qu’il existe une différence entre lui-même et son environnement. La théorie du narcissisme primaire nous montre que la douleur de la séparation, laquelle commence à la nais­ sance, est la source originelle du malaise humain. Le nouveau-né humain naît trop tôt. Nous arrivons dans le monde totalement incapables de subvenir à nos besoins biologiques et nous sommes donc entièrement dépen­ dants de ceux qui s’occupent de nous. L’expérience de l’impuissance est d’autant plus douloureuse qu’elle est précédée par le contentement « océanique » dans l’utérus, selon l’expression de Freud, que, tout le reste de notre vie, nous tentons de retrouver. La naissance met fin à l’illusion de l’autonomie narcis­ sique, même si la majorité des parents parviennent à

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reconstituer en partie la sécurité et la satisfaction vécues dans l’utérus, même si en outre le nouveau-né recrée l’atmosphère de l’utérus en s’endormant pendant de longues périodes. Le nouveau-né fait l’expérience de la faim et de la séparation pour la première fois et il évalue sa dépendance, son impuissance, son infériorité dans le monde, tellement différentes de son omnipotence dans l’utérus, où besoin et gratification étaient vécus comme émanant de la même source. L’expérience répétée de la gratification et l’attente de son retour donnent peu à peu au nouveau-né une confiance intérieure qui lui permet de tolérer la faim, l’inconfort et la douleur émotionnelle. Mais ces mêmes expériences renforcent aussi en lui la conscience de la séparation et de l’impuissance. Elles lui font comprendre clairement que la source de la nourri­ ture et de la gratification est extérieure au moi, que le besoin ou le désir est à l’intérieur du moi. À mesure que le nouveau-né apprend à faire la distinction entre luimême et son environnement, il commence à comprendre que ses propres désirs n’ont pas de prise sur le monde. La naissance prématurée et une dépendance prolongée sont les faits dominants de la psychologie humaine. « Avant la naissance, écrit le psychanalyste français Bela Grunberger, le nouveau-né vivait dans un état stable de félicité », mais lorsqu’il est expulsé de l’utérus il est confronté à « des transformations écrasantes qui ne cessent de s’abattre sur lui et de détruire son équilibre ». « Assailli par les excitations », il cherche à retrouver l’illu­ sion perdue de l’autonomie. En suivant ses fantasmes inconscients, il peut chercher à dissiper la frustration et la peur de la séparation en refusant de reconnaître que les adultes dont il dépend peuvent soit satisfaire ses désirs soit les frustrer. Sinon, il pourra les idéaliser comme une

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source de gratification sans fin et sans ambiguïté ou dis­ socier en eux leurs capacités à le frustrer de leurs capaci­ tés à lui apporter du plaisir. Les fantasmes de ce type cherchent à annihiler la ten­ sion entre le désir de fusion et la réalité de la séparation, soit d’une part en imaginant une union indolore et dans l’extase avec la mère, soit, d’autre part, en imaginant un état d’autonomie complète et en niant totalement les besoins des autres. La première ligne de défense encou­ rage une symbiose régressive ; la seconde, des illusions solipsistes d’omnipotence. Ni l’une ni l’autre ne résout le problème de la séparation ; elles ne font que nier sa réalité selon diverses façons. Notre meilleur espoir de maturité émotionnelle semble donc dépendre du fait que nous reconnaissons avoir besoin de personnes qui restent cependant distinc­ tes de nous-mêmes et refusent de se soumettre à nos caprices, du fait que nous reconnaissons être dépendants d’elles. Il dépend du fait que nous reconnaissons les autres non comme projections de nos propres désirs mais comme êtres indépendants ayant des désirs propres. Plus largement, elle dépend de l’acceptation de nos limites. Le monde n’existe pas seulement pour la satisfaction de nos propres désirs ; c’est un monde dans lequel nous pouvons trouver du plaisir et auquel nous pouvons trou­ ver un sens une fois que nous avons compris que les autres y ont également droit. La psychanalyse confirme l’idée religieuse ancienne selon laquelle la seule façon d’accéder au bonheur est d’accepter les limitations dans un esprit de gratitude et de contrition au lieu de chercher à les annuler ou de s’en offusquer amèrement. Melanie Klein, la psychanalyste la plus réceptive aux implications éthiques de la théorie freudienne, a affirmé que les nouveau-nés envient le pouvoir qu’a la mère de

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donner ou de retirer la vie, et qu’ils rêvent de s’appro­ prier ce pouvoir. Ce n’est pas pour rien que l’envie fait partie des sept péchés capitaux. D’ailleurs, selon Melanie Klein, l’envie « est inconsciemment ressentie comme le pire péché de tous parce qu’elle gâte et endommage le bon objet qui est la source de la vie ». Melanie Klein a affiné considérablement la théorie psychanalytique en faisant une distinction entre le surmoi, qui repose sur la crainte de la punition, et la conscience, dont la source est le remords, le pardon et la gratitude. Dans l’un de ses essais les plus importants, L’Amour et la haine, le besoin de réparation (1934), Melanie Klein signale des attitudes conflictuelles envers la nature dans les émotions conflictuelles qu’éprouve le nouveau-né envers sa mère. Elle a fait l’hypothèse que la pulsion d’exploration - la quête de la terre promise où coulent le lait et le miel - se fondait sur le besoin de réparer les torts causés à la mère, le besoin « de redonner à la mère les bonnes choses que le nouveau-né lui a volées dans ses fantasmes ». Dans l’exploration de la nature - laquelle « ne s’exprime pas nécessairement par une exploration physique réelle du monde, mais peut s’étendre à d’autres domaines, par exemple à toutes sortes de découvertes scientifiques » ou à la création artistique -, le désir de réunion avec la mère n’emprunte plus la voie la plus rapide (incorporation avide de la mère) mais est dérivé du désir de réparation. « La relation à la nature, qui pro­ voque des sentiments si puissants d’amour, de reconnais­ sance, d’admiration et de dévotion, a beaucoup de choses en commun avec les relations qu’on entretient avec sa propre mère, ce qui a été reconnu depuis longtemps par les poètes. » La « lutte avec la nature » - au sens où la pulsion d’exploration l’emporte sur l’esprit de conquête et d’assujettissement - « est donc partiellement ressentie

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comme une lutte pour préserver la nature, parce qu’elle exprime aussi le désir de réparer les torts causés à la mère ». Une vision faustienne de la technologie Ces observations nous aident à comprendre comment les défenses psychologiques contre l’angoisse de la sépara­ tion - contre les premiers sentiments d’impuissance et de dépendance - peuvent être instituées dans la culture humaine. Une des façons de nier notre dépendance à la nature (aux mères) est d’inventer des technologies desti­ nées à nous rendre maîtres de la nature. Envisagée de cette façon-là, la technologie incarne une attitude devant la nature qui est tout le contraire d’une attitude explora­ trice, selon l’expression de Melanie Klein. Elle exprime une révolte collective contre les limitations de la condi­ tion humaine. Elle fait appel à la croyance résiduelle selon laquelle nous pouvons façonner le monde en fonc­ tion de nos désirs, exploiter la nature pour nos propres fins et atteindre un état d’autonomie complète. Cette vision faustienne de la technologie a toujours représenté une force puissante dans l’histoire de l’Occident ; elle a atteint son apogée pendant la Révolution industrielle, qui a permis d’étonnants gains en productivité, ainsi que dans les progrès encore plus étonnants promis par l’explosion de l’information de l’époque postindustrielle. La technologie moderne a permis tant de percées extraordinaires qu’il nous est difficile aujourd’hui d’ima­ giner l’existence de limites à l’ingénuité humaine. Le secret de la vie lui-même est à notre portée, nous disent ceux qui prédisent une révolution dans le domaine géné­ tique - ce qui nous permettrait alors de rester indéfini­ ment en vie ou en tout cas de prolonger la durée de la

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vie d’une façon jusqu’alors inimaginable. Triompher du vieillissement et de la mort, nous annonce-t-on, scellera bientôt définitivement la capacité de maîtrise de son environnement qui sera celle de l’humanité. La tendance qui favorise la longévité met en jeu les possibilités uto­ piques de la technologie dans leurs formes les plus pures. Au milieu des années 1970, Albert Rosenfeld, le plus éminent défenseur de cette tendance, a prédit que « la plupart des grands mystères du processus du vieillisse­ ment » seraient « résolus » dès la troisième décennie du XXIe siècle. Auguste Kinzel, ancien président du Salk Institute, a annoncé en 1967 : « Nous allons complète­ ment résoudre le problème du vieillissement, de sorte que seuls les accidents seront une cause de mort. » En termes psychologiques, le rêve de maîtriser la nature est la solution régressive qu’adopte notre culture pour résoudre le problème posé par le narcissisme - régressive parce qu’elle cherche à retrouver l’illusion primale de l’omnipotence et refuse d’accepter les limites de notre autonomie collective. En termes religieux, la révolte contre la nature est aussi une révolte contre Dieu – c’est-à-dire contre la réalité de notre dépendance face à des forces qui nous sont extérieures. La science de l’éco­ logie - exemple d’une attitude « exploratrice » envers la nature, opposée à l’attitude faustienne - ne nous laisse aucun doute sur l’impossibilité dans laquelle nous sommes d’échapper à cette dépendance. L’écologie nous montre que la vie humaine fait partie d’un organisme plus vaste et que l’intervention humaine dans les proces­ sus naturels a des conséquences à long terme qui reste­ ront toujours plus ou moins inquantifiables. La nature aura toujours le dernier mot : les technologies qui sont précisément conçues pour vaincre les limitations natu­ relles de la liberté et du confort humains sont capables

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de détruire la couche d’ozone, de créer un effet de serre et de rendre la Terre inhabitable pour l’homme. Étudier attentivement les conséquences de nos tenta­ tives de maîtrise de la nature nous fait évaluer d’autant plus notre dépendance envers elle. Face à ces évidences, la persistance des fantasmes d’autonomie technologique de la race humaine indique que notre culture est une culture du narcissisme, et cela dans un sens bien plus profond que celui des slogans journalistiques tels que le « me-ism » (moi-isme). Il ne fait aucun doute que la vie américaine est trop marquée par l’individualisme ; mais un tel diagnostic ne fait qu’effleurer le problème. Le gnosticisme du XXe siècle et le mouvement New Age

Notre foi profonde et erronée dans la technologie ne décrit pas complètement la culture moderne. Reste encore à expliquer comment un respect exagéré pour la technologie peut coexister avec le renouveau d’anciennes superstitions, avec la croyance en la réincarnation, avec une fascination croissante pour l’occulte, et avec les formes étranges de spiritualité associées au mouvement New Age. Notre monde se définit tout autant par une profonde révolte contre la raison que par notre foi en la science et en la technologie. Des mythes et des supersti­ tions archaïques ont réapparu au sein même des nations les plus modernes, les plus éclairées scientifiquement et les plus progressistes du monde. La coexistence d’une technologie de pointe et d’une spiritualité primitive sug­ gère que toutes deux sont enracinées dans des conditions sociales telles que les gens ont de plus en plus de mal à accepter la réalité du chagrin, de la perte, du vieillisse­ ment et de la mort – en bref, à accepter qu’ils vivent

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avec des limitations. Les angoisses spécifiques au monde moderne semblent avoir accentué les anciens méca­ nismes de négation de ces limitations. Le spiritualisme New Age, tout comme l’utopie tech­ nologique, sont enracinés dans le narcissisme primaire. Si le fantasme technologique cherche à restaurer l’illusion infantile de l’autonomie, le mouvement New Age cherche à restaurer l’illusion de la symbiose, le sentiment de ne faire qu’un avec le monde. Au lieu de rêver d’imposer la volonté humaine au monde indocile de la matière, le mouvement New Age, qui fait revivre des thèmes issus du gnosticisme ancien, nie tout simplement la réalité du monde matériel. En traitant la matière essentiellement comme une illusion, il écarte tout obs­ tacle qui pourrait empêcher la recréation d’un sens pri­ maire du tout et de l’équilibre - le retour au Nirvana. Un des événements psychologiques les plus choquants de la prime enfance se situe, comme nous l’avons vu, quand le nouveau-né découvre que les gardiens aimés dont dépend sa vie sont simultanément à l’origine d’une grande partie de ses frustrations. Les parents - en parti­ culier les mères - procurent la gratification mais, étant donné que leur capacité à le faire n’est pas illimitée, ils infligent aussi au nouveau-né, inévitablement, ses pre­ mières expériences de la douleur et du chagrin. En assu­ mant leur rôle de juges et en établissant la discipline, les parents causent encore d’autres souffrances à l’enfant. C’est la raison pour laquelle l’enfant a tant de mal à accepter que gratification et souffrance viennent d’une seule source, ce qui l’oblige à accepter sa propre dépen­ dance et ses propres limitations. La perception de la double nature des parents amène l’enfant à découvrir qu’ils ne sont pas simplement la pro­ jection de ses propres désirs. La défense classique pour se

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prémunir contre cette découverte - un des mécanismes classiques de la négation - est de diviser les images paren­ tales en images bonnes et en images mauvaises. Le nou­ veau-né, dans ses fantasmes, dissocie chez les adultes qui s’occupent de lui les capacités à frustrer des capacités à procurer du plaisir. C’est ainsi qu’il invente des images idéalisées de seins et qu’il les fait cohabiter avec des images de l’autorité destructrice omnipotente et mena­ çante maternelle ou paternelle - un vagin dévorant, un pénis castrateur ou un sein. Le dualisme religieux institutionnalise ces défenses primitives et régressives en séparant rigoureusement les images nourrissantes et miséricordieuses des images de création, de jugement et de châtiment. La version parti­ culière du dualisme connue sous le nom de gnosticisme, dont l’essor, dans le monde hellénistique, date des IIe, IIIe et IVe siècles après Jésus-Christ, a conduit cette néga­ tion à ses conclusions les plus radicales. Elle a condamné le monde matériel dans son ensemble comme étant la création de puissances ténébreuses et diaboliques. Le gnosticisme a donné une forme mythologique - souvent touchante et expressive - aux fantasmes qui permettent de maintenir l’illusion archaïque de ne faire qu’un avec un monde qui répond totalement aux souhaits et aux désirs spécifiques des hommes. En niant qu’un créateur bienveillant ait pu construire un monde qui contient à la fois la souffrance et la gratification, le gnosticisme a perpétué l’espoir d’un retour à une condition spirituelle dans laquelle ces expériences seraient inconnues. Le savoir secret tant prisé par les gnostiques, auquel seules quelques âmes privilégiées étaient initiées, était précisé­ ment l’illusion originelle de l’omnipotence ; le souvenir de nos origines divines, antérieures à notre emprisonne­ ment dans la chair.

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En interprétant la résurrection du Christ comme un événement symbolique, les gnostiques écartaient le para­ doxe chrétien d’un Dieu souffrant. Incapables de conce­ voir l’idée de l’union de l’esprit et de la matière, ils niaient que Jésus ait été un être humain, préférant le décrire sous la forme d’un esprit qui s’était présenté comme une illusion d’être humain aux yeux des hommes. Leur « mythologie grandiose », selon l’expres­ sion d’Hans Jonas dans son étude historique La Religion gnostique, était supposée proposer une explication défi­ nitive de la création ; explication selon laquelle « l’exis­ tence humaine [...] n’est que le stigmate d’une défaite divine ». La création matérielle, y compris la vie char­ nelle des êtres humains, représentait le triomphe de divi­ nités inférieures et diaboliques ; le salut reposait dans l’évasion de l’esprit hors du corps, en souvenir de son origine céleste - et pas (selon la croyance chrétienne) dans la réconciliation avec un monde de justice et de beauté contenant néanmoins le mal. Le mouvement New Age a fait revivre la théologie gnostique sous une forme fortement adultérée par d’autres influences auxquelles se sont mêlées des images provenant de la science-fiction – soucoupes volantes, interventions extraterrestres dans l’histoire humaine, éva­ sion de la Terre vers un nouveau lieu situé dans l’espace. Ce qui était souvent figuré et métaphorique dans le gnos­ ticisme devient littéral chez des auteurs New Age tels que Ken Wilber, Robert Anton Wilson et Doris Lessing. Alors que les gnostiques du IIe siècle imaginaient le Sau­ veur comme un esprit résidant mystérieusement dans une série de corps humains, leurs descendants du XXe siècle le conçoivent comme un visiteur venu d’un autre système solaire. Là où les premiers gnostiques cher­ chaient à retrouver le souvenir de la patrie originelle de

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l’homme sans toutefois lui assigner une localisation pré­ cise, les enthousiastes New Age ont une conception litté­ rale du paradis : Sirius paraît être le site favori en ce moment (voir par exemple, entre autres livres, le roman de Doris Lessing, Les Expériences siriennes). Ils sont per­ suadés en outre que des visiteurs venus de l’espace ont construit Stonehenge, les pyramides et les civilisations perdues de Lemuria et d’Atlantis. Le mouvement New Age est au gnosticisme ce que le fondamentalisme est au christianisme - une retranscrip­ tion littérale d’idées dont la valeur originelle se trouvait dans leur compréhension imaginative de la vie humaine et de la psychologie de l’expérience religieuse. Quand Shirley MacLaine lit que Walt Whitman aimerait que l’univers soit « jugé du point de vue de l’éternité », elle pense qu’il fait référence à l’immortalité de l’âme et non au désir que les humains deviennent responsables selon une règle surhumaine de conduite. De la même façon, elle attribue à Heinrich Heine une croyance en la réin­ carnation parce qu’il a un jour demandé : « Qui peut dire quel tailleur aujourd’hui a hérité de l’âme de Platon ? » La spiritualité New Age peut prendre d’étranges formes, mais elle est une caractéristique éminente de notre paysage culturel, tout comme le fondamentalisme, lequel n’a cessé de progresser ces dernières années. La croissance de ces mouvements a mis sens dessus dessous les hypothèses antérieures concernant la sécularisation progressive de la vie moderne. La science n’a pas écarté la religion, comme beaucoup de gens ont pu le croire. Toutes les deux semblent prospérer côté à côte, souvent sous des formes grotesquement exagérées. Plus que tout, c’est la coexistence de l’hyper-rationa­ lité avec une vaste révolte contre la rationalité qui justifie que l’on caractérise notre mode de vie en ce XXe siècle

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comme une culture du narcissisme. Ces sensibilités contradictoires ont une origine commune. Toutes deux naissent du sentiment de perte et d’exil ressenti par tant d’hommes et de femmes d’aujourd’hui, de leur plus grande vulnérabilité face à la douleur et à la privation, et de la contradiction entre la promesse qu’ils « ont droit à tout » et la réalité de leurs limitations. Les meilleures défenses contre les terreurs de l’exis­ tence sont les conforts simples de l’amour, du travail et de la vie familiale qui nous relient à un monde indépen­ dant de nos désirs et répondant pourtant à nos besoins. C’est grâce à l’amour et au travail, comme Freud l’a dit dans une de ses remarques particulièrement piquante, que nous pouvons échanger un conflit émotionnel dévas­ tateur contre un malheur ordinaire. L’amour et le travail permettent à chacun de nous d’explorer un petit coin du monde et de finir par l’accepter selon ses propres termes. Mais notre société tend soit à dévaluer les petits conforts soit à en attendre un peu trop. Nos critères d’un « travail créatif et rempli de sens » sont trop élevés pour survivre à la déception. Notre idéal de « l’amour véritable » pèse trop sur nos relations personnelles. Nous demandons trop à la vie, pas assez à nous-mêmes. Le fait que nous dépendions de plus en plus de tech­ nologies que personne ne paraît capable de comprendre ou de contrôler a créé le sentiment que nous sommes des victimes impuissantes. Nous avons de plus en plus de mal à parvenir à ressentir la continuité, la permanence du monde qui nous entoure, ou à nous sentir liés à lui. Les relations avec autrui sont particulièrement fra­ giles ; les produits manufacturés sont faits pour être utili­ sés et jetés ; la réalité est perçue comme un environnement instable d’images tremblotantes. Tout conspire à encourager des attitudes de fuite devant les

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problèmes psychologiques de la dépendance, de la sépa­ ration et de l’individualisme, et à décourager le réalisme moral qui permet aux humains d’accepter les contraintes existentielles qui limitent leur pouvoir et leur liberté. Traduit par Bernard Hœpffner avec la collaboration de Catherine Goffaux.

Notes

Préface 1. David DONALD, New York Times, 8 septembre 1977. 2. A.E. PARR, « Problems of Reason, Feelings and Habitat », Architectural Association Quarterly 1, n° 3, 1969. 3. Ivan ILLICH, Toward a History of Needs, New York, Pantheon, 1978, p. 31.

1. L’INVASION DE LA SOCIÉTÉ PAR LE MOI 1. Donald BARTHELME, « Robert Kennedy Saved from Drow­ ning », dans Unspeakable Practices, Unnatural Acts, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1968, p. 46. 2. John CAGE, Silences, cité par Susan SONTAG, Styles of Radical Will, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1969, p. 94. 3. Frank KERMODE, The Sense ofan Ending : Studies in the Theory of Fiction, New York, Oxford University Press, 1967, p. 98-100. 4. Susan SONTAG, «The Imagination of Disaster », 1965, dans Against Interpretation, New York, Dell, 1969, p. 212-228. 5. Sara DAVIDSON, « Open Land : Getting Back to the Commu­ nal Garden », 1970, réimprimé dans Marriage and Family in a Decade of Change, Gwen B. CARR (éd.), Reading, Massachusetts, AddisonWesley, 1972, p. 197. 6. Leslie A. FIEDLER « The Birth of God and the Death of Man », Salmagundi, n° 21, 1973, p. 3-26 ; Tom Wolfe, « The “Me” Decade and the Third Great Awakening », New York Magazine, 23 août 1976, p. 26-40 ; Jim Hongan, Decadence : Radical Nostalgia, Narcissism, and Decline in the Seventies, New York, Morrow, 1975, p. 32-37, 137, 144, 151, 186-188, 234.

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NOTES DU CHAPITRE 1

7. Norman COHN, The Pursuit of the Millenium, New York, Harper Torchbooks, 1961, p. 114-123 ; traduction française : Les Fanatiques de l’Apocalypse, Paris, Payot, 1983. 8. Peter MARIN, « The New Narcissism », Harper's Magazine, octobre 1975, p. 46 ; Tom Wolfe, «The “Me” Decade», op. cit., p. 40. 9. Susan STERN, With the Weathermen. The Personal Journal of a Revolutionary Woman, New York, Doubleday, 1975, p. 23, 27, 87. 10. R.W.B. LEWIS, The American Adam : Innocence, Tragedy, and Tradition in XIXth Century, Chicago, University of Chicago Press, 1955 ; Quentin ANDERSON, The Imperial Self, New York, Knopf 1971 ; Michael Paul ROGIN, Fathers and Children : Andrew Jackson and the Subjugation of the American Indian, New York, Knopf, 1975, et « Nature as Politics and Nature as Romance in America », Political Theory, n° 5, 1977, p. 5-30. 11. Alexis de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, tome II, p. 106. 12. Peter MARIN, « New Narcissism », op. cit., p. 48. 13. Van WYCK Brooks, America's Coming-of-Age, New York, Doubleday, 1958 [1915], p. 38. 14. Orestes BROWNSON, 1857, cité dans The American Trans­ cendentalists : Their Prose and Poetry, Perry MILLER (éd.), New York, Doubleday, 1957, p. 40-41. 15. Morris DICKSTEIN, Gates of Eden : American Culture in the Sixties, New York, Basic Books, 1977, p. 227-228. 16. Jerry RUBIN, Growing (Up) at Thirty-Seven, New York, M. Evans, 1976, p. 19-20, 34, 45, 56, 93, 100, 103, 116, 120, 122, 124, 139, 154. 17. Paul ZWEIG, Three Journeys : An Automythology, New York, Basic Books, 1976, p. 96. 18. Heinz KOHUT, The Analysis of the Self: A Systematic Approach to the Psychanalytic Treatment ofNarcissistic Personality Disorders, New York, International Universities Press, 1971, p. 178, 315. 19. Donald BARTHELME, « Critique de la vie quotidienne » et « Perpetua », tous deux dans Sadness, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1972, p. 3, 40. 20. Woody ALLEN, Without Feathers, New York, Warner, 1976, p. 8-10, 205. 21. Dan GREENBERG, Scoring : A Sexual Memoir, New York, Doubleday, 1972, p. 13, 81-82.

NOTES DU CHAPITRE 2

393

22. Woody ALLEN, Without Feathers, op. cit., p. 199-204. 23. Paul ZWEIG, Three Journeys, op. cit., p. 46, 67. 24. Frederick EXLEY, A Fan’s Notes : A Fictional Memoir, New York, Random House, 1968, p. 99, 131, 231, 328, 361. 25. Frederick EXLEY, Pages from a Cold Island, New York, Random House, 1974, p. 37, 42, 170, 206. 26. Susan STERN, With the Weathermen, op. cit., p. 89, 143-144, 231, 243, 255, 262. 27. Paul ZWEIG, Three Journeys, op. cit., p. 49, 73, 79-80, 82, 106, 108-109, 149-150, 156, 158, 164, 167, 172. 28. Peter MARIN, « New Narcissism », op. cit., p. 47-48. 29. Edwin SCHUR, The Awareness Trap : Self-Absorption instead of Social Change, New York, Quadrangle-New York Times, 1976, p. 8991, 99, 122, 182, 193. 30. Richard SENNETT, The Fall ofPublic Man, New York, Knopf, 1977, p. 324. Traduction française : Les Tyrannies de l’intimité, Le Seuil, 1979, p. 260. 31. Op. cit., traduction française, p. 13. 32. Ibid., p. 274. 33. Pour avoir des exemples concernant « l’affirmation de soi », « la lutte à visage découvert en amour et dans le mariage », voir Nena O’NEILL et George O’NEILL, Open Marriage : A New Life Style for Couples, New York, New American Library, 1972 ; Robert FRAN­ CŒUR et Anna FRANCŒUR, Hot and Cool Sex : Cultures in Conflict, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1975 ; Mel KRANTZLER, Creative Divorce : A New Opportunity for Personal Growth, New York, New American Library, 1973 ; George R. BACH et Peter WEYDEN, The Intimate Enemy : How to Fight Fair in Love and Marriage, New York, Avon, 1968 ; Manuel J. SMITH, When I Say No, I Feel Guilty : How to Cope, Using the Skills of Systematic Assertive Therapy, New York, Bantam, 1975.

2. La

personnalité narcissique de notre temps

1. Erich FROMM, The Heart of Man : Its Genius for Good and Evil, New York, Harper and Row, 1964, chapitre IV. 2. Sigmund FREUD, Group Psychology and the Analysis of the Ego (1921) dans The Standard Edition of the Complete Psychological Works of Sigmund Freud, James STRACHEY (éd.), Londres, Hogarth Press,

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NOTES DU CHAPITRE 2

1955-1964, p. 130. Traduction française : Psychologie collective et ana­ lyse du Moi, Payot, 1962. 3. Shirley SUGERMAN, Sin and Madness : Studies in Narcissism, Philadelphie, Westminster Press, 1976, p. 12. 4. Jules HENRY, Culture Against Man, New York, Knopf, 1963, p. 322. 5. Theodor W. ADORNO, « Sociology and Psychology », New Left Review, n° 47, 1968, p. 80, 96. 6. Otto F. KERNBERG, Borderline Conditions and Pathological Narcissism, New York, Jason Aronson, 1975, p. 223. 7. James H. GILFOIL à l’auteur, 12 octobre 1976. 8. Voir notamment : – Warren R. BRODEY, « Image, Object, and Narcissistic Relation­ ships », American Journal of Orthopsychiatry n° 31, 1961, p. 505. – Thérèse BENEDEK, « Parenthood as a Developmental Phase », Journal of the American Psychoanalytic Association, n° 7, 1959, p. 389390. – Thomas FREEMAN, « The Concept of Narcissism in Schizo­ phrenic States », International Journal of Psychoanalysis, n° 44, 1963, p. 295, 319. – Otto F. KERNBERG, Borderline Conditions and Pathological Nar­ cissism, op. cit., p. 283. Sur la distinction entre narcissisme primaire et narcissisme secon­ daire et les caractéristiques de ce dernier, consulter aussi : – H. G. VAN DER WaaLS, « Problems of Narcissism », Bulletin of the Menninger Clinic, n° 29, 1965, p. 293-310. – Warren M. BRODEY, « On the Dynamics of Narcissism », Psy­ choanalytic Study of the Child, n° 20, 1965, p. 165-193. – James F. BING and Rudolph O. MARBURG, « Narcissism », Journal of the American Psychoanalytic Association, n° 10, 1962, p. 593-605. – Lester SCHWARTZ, « Techniques and Prognosis in Treatment of the Narcissistic Personality », Journal of the American Psychoanalytic Association, n° 21, 1973, p. 617-632. – Edith JACOBSON, The Selfand the Object World, New York, Inter­ national Universities Press, 1964, chapitre I, spécialement, p. 17-19. – James F. BING, Francis McLAUGHLIN and Rudolph MARBURG, « The Metapsychology of Narcissism », Psychoanalytic Study of the Child, n° 14, 1959, p. 9-28.

NOTES DU CHAPITRE 2

395

– Sigmund FREUD, « On Narcissism : An Introduction » (1914), Standard Edition, op. cit., n° 3, p. 30-59. Traduction française : Pour introduire le narcissisme. 9. En ce qui concerne les manifestations de désordres de caractère, voir : – Peter L. GIOVACHINNI, Psychoanalysis of Character Disorders, New York, Jason Aronson, 1975, p. XV, 1,31. – Heinz KOHUT, The Analysis of the Self, New York, International Universities Press, 1971, p. 16, 62, 172. – Annie REICH, « Pathologic Forms of Self-Esteem Regulation », Psychoanalytic Study of the Child, n° 15, 1960, p. 224. – Robert P. KNIGHT, « Borderline States », 1953, dans Psychoanaly­ tic Psychiatry and Psychology : Clinical and Theoretical Papers, Robert P. KNIGHT et Cyrus R. FRIEDMAN (éd.), New York, International Universities Press, 1954, p. 97-109. Sur l’importance de la pensée magique dans ces conditions, consulter : – Thomas FREEMAN, « The Concept of Narcissism in Schizophre­ nic States », InternationalJournal ofPsychoanalysis, n° 44, 1963, p. 293303. – Geza ROHEIM, Magic and Schizophrenia, New York, Internatio­ nal Universities Press, 1955. 10. Sur la psychodynamique du narcissisme pathologique, voir : – Melanie KLEIN, « The Œdipus Complex in the Light of Early Anxieties», 1945, dans son ouvrage Contributions to Psychoanalysis, New York, McGraw-Hill, 1964, p. 339-367. Traduction française : Essais de psychanalyse, Payot, 1989. – Melanie KLEIN, « Notes on Some Schizoid Mechanisms », 1946, et Paula HEIMANN, « Certain Functions of Introjection and Projection in Early Infancy », Melanie KLEIN et al., Developments in Psychoanalysis, Londres, Hogarth Press, 1952, p. 122-168, 292-320. Traduction française : Les Développements de la psychanalyse, PUF, 1966. – Paula HEIMANN, « A Contribution to the Reevaluation of the Œdipus Complex : The Early Stages », Melanie KLEIN et al., New Directions in Psychoanalysis, New York, Basic Books, 1957, p. 23-38. – KERNBERG, Borderline Conditions and Pathological Narcissism, op. cit., particulièrement p. 36, 38, 161, 213, 282, 310-311. – Roy R. GRINKER et al., The Borderline Syndrome, New York, Basic Books, 1968, p. 102, 105.

396

NOTES DU CHAPITRE 2

– Otto KERNBERG, « A Contribution to the Ego-Psychological Critique of the Kleinian School », International Journal ofPsychoanaly­ sis, n° 50, 1969, p. 317-333 (citant Herbert A. ROSENFELD, sur la façon dont le malade narcissique utilise les mots pour faire échec à l’interprétation). Sur la psychogenèse du narcissisme secondaire, voir également : – KOHUT, The Analysis of the Self op. cit. – GIOVACCHINI, Psychoanalysis of Character Disorders, op. cit. – BRODEY, « Dynamics of Narcissism », op. cit. – Thomas FREEMAN, « Narcissism and Defensive Processes in Schizophrenic States », International Journal of Psychoanalysis, n° 43, 1962, p. 415-425. – Nathaniel ROSS, « The « As If » Concept », Journal ofthe Ameri­ can Psychoanalytic Association, n° 15, 1967, p. 59-83. Sur le deuil, consulter : – Sigmund FREUD, « Mourning and Melancholia » (1917), Stan­ dard Edition, op. cit., p. 152-170. Traduction française « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, Gallimard, 1985. – Martha WOLFENSTEIN, « How is Mourning Possible ? », Psy­ choanalytic Study of the Child, n° 21, 1966, p. 93-126. Sur la psychanalyse en tant que style de vie, voir : – Gilbert J. ROSE, « Some Misuses of Analysis as a Way of Life : Analysis Interminable and Interminable “Analysts” », International Review of Psychoanalysis, n° 1, 1974, p. 509-515. 11. Sur les changements intervenus dans les manifestations patho­ logiques, consulter : – Peter L. GIOVACCHINI, Psychoanalysis of Character Disorders, op. cit., p. 316-317. – Allen WHEELIS, The Quest for Identity, New York, Norton, 1958, p. 40-41. – Heinz LICHTENSTEIN, « The Dilemma of Human Identity », Journal of the American Psychoanalytic Association, n° 11, 1963, p. 186-187. – Herbert HENDIN, The Age of Sensation, New York, Norton, 1975, p. 13. – Michael BELDOCH, « The Therapeutic as Narcissist », Salma­ gundi, n° 20, 1972, p. 136, 138. – Burness E. MOORE, « Toward a Clarification of the Concept of Narcissism », Psychoanalytic Study of the Child, n° 30, 1975, p. 265. – Sheldon BACH, cité par Times, le 20 septembre 1976, p. 63.

NOTES DU CHAPITRE 3

397

– ROSE, « Some Misuses of Analysis... », op. cit., p. 513. – Joel KOVEL, A Complete Guide to Therapy, New York, Pantheon, 1976, p. 252. – Ilza VEITH, Hysteria : The History ofa Disease, Chicago, Univer­ sity of Chicago Press, 1965, p. 273. 12. Rosabeth Moss KANTER, Men and Women of the Corporation, New York, Basic Books, 1977, passim. Eugene E. JENNINGS, Routes to the Executive Suite, New York, McGraw-Hill, 1971, passim ; voir particulièrement le chapitre V : « The Essence of Visiposure ». 13. Michael MACCOBY, The Gamesman : The New Corporate Lea­ ders, New York, Simon and Schuster, 1976, p. 100, 104, 106-108, 110, 115, 122, 162. 14. Eugene E. JENNINGS, Routes to the Executive Suite, op. cit., p. 3. 15. Ibid., p. 307-308. 16. Seymour B. SARASON, Work, Aging, and Social Change, New York, Free Press, 1977, chapitre XII. 17. Wilfrid SHEED, Office Politics, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1966, p. 172. 18. Eugene E. JENNINGS, Routes to the Executive Suite, op. cit., p. 61, 64, 66, 69, 72, 181. 19. Susan SONTAG, «Photography Unlimited», New York Review, 23 juin 1977, p. 26, 28, 31. 20. Eugene E. JENNINGS, Routes to the Executive Suite, op. cit., p. 4. 21. Gail SHEEHY, Passages : Predictable Crises ofAdult Life, New York, Dutton, 1976, p. 59, 199, 201, 345. 22. Otto F. KERNBERG, Borderline Conditions and Pathological Narcissism, op. cit., p. 238.

3.

La réussite sociale, hier

et aujourd’hui :

DU TRAVAIL À LA SÉDUCTION 1. Robin WILLIAMS, American Society, New York, Knopf, 1970, p. 454-455. 2. Philip RIEFF, Freud : The Mind ofthe Moralist, New York, Dou­ bleday, 1961, p. 372.

398

NOTES DU CHAPITRE 3

3. Cotton MATHER, A Christian at His Calling, 1701, réimprimé dans The American Gospel of Success, Moses RISCHIN (éd.), Chicago, Quadrangle Books, 1965, p. 23, 25, 28. - John COTTON, Christian Calling, réimprimé dans The Puritans, Perry MILLER et Thomas H. JOHNSON (éd.), New York, American Book Company, 1938, p. 324. 4. Max WEBER, The Protestant Ethic and the Spirit of Capitalism, traduit par Talcott Parsons, New York, Scribner’s, 1958 [1940-1905], p. 52-53. Traduction française : L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Pockett, 1998. Pour une interprétation plus nuancée de la notion de « progrès personnel » (self-improvement), telle qu’on la concevait au XVIIIe siècle, voir : John G. CAWELTI, Apostles of the SelfMade Man, Chicago, University of Chicago Press, 1965. 5. Phineas T. BARNUM, « The Art of Money-Getting », dans The American Gospel of Success : Individualism and Beyond, Moses RIS­ CHIN (éd.), Chicago, Quadrangle, 1965, p. 47-66. 6. Cité par John G. CAWELTI, Apostles of the Self-Made Man, op. cit., p. 53. 7. Cité par Irvin G. WYLLIE, The Self-Made Man in America : The Myth of Rags to Riches, New York, Free Press, 1966, p. 43. 8. James Freeman CLARKE, Self-Culture : Physical, Intellectual, Moral and Spiritual, Boston, Osgood, 1880. p. 266. 9. John G. CAWELTI, Apostles of the Self-Made Man, op. cit., cha­ pitre III, p. 171, 176-177, 182-183, 210 (Dale Carnegie), 211 (Napoleon Hill). 10. Cité par John G. CAWELTI, op. cit., p. 210. 11. Ibid., p. 219. 12. Robert L. SHOOK, Winning Images, New York, Macmillan, 1977, p. 22. 13. John McNaughton, cité par Neil SHEEHAN et al., The Pentagon Papers, New York, New York Times-Quadrangle, 1971, p. 366, 442. 14. Daniel BOORSTIN, The Image : A Guide to Pseudo-Events in America, New York, Atheneum, 1972 [1961], p. 204. 15. Eugene E. JENNINGS, Routes to the Executive Suite, New York, McGraw-Hill, 1971, p. 29-30. 16. Pat WATTERS, The Angry Middle-Aged Man, New York, Grossman, 1976, p. 24. 17. Eugene E. JENNINGS, Routes to the Executive Suite, op. cit., p. 12, 240.

NOTES DU CHAPITRE 3

399

18. Thomas S. SZASZ, The Myth of Mental Illness, New York, Harper and Row, 1961, p. 275-276. 19. O. William BATTALIA et John J. TARRAUT, The Corporate Eunuch, New York, Crowell, 1973, p. 65, 71 (Les cadres supérieurs devraient-ils se marier ? ). 20. Joseph HELLER, Something Happened, New York, Knopf, 1974, p. 414. 21. Eugene E. JENNINGS, Routes to the Executive Suite, op. cit., p. 7. 22. Cité par Stephen MARGLIN, « What do Bosses Do ? », Review of Radical Political Economics, n° 6, 1974, p. 60-112 ; n° 7, 1975, p. 20-37. 23. Michael MACCOBY, The Gamesman : The New Corporate lea­ ders, New York, Simon and Schuster, 1976, p. 102. 24. Sur les changements du caractère américain, voir : – David RIESMAN, The Lonely Crowd : A Study of the Changing American Character, New Haven, Yale University Press, 1950. Traduc­ tion française : La Foule solitaire, Paris, Arthaud, 1964. – William H. WHYTE, The Organization Man, New York, Simon and Schuster, 1956. – Erich FROMM, Escape from Freedom, New York, Rinehart, 1941 (traduction française : La Peur de la liberté, Paris, Buchet/Chastel, 1963), et Man for Himself, New York, Rinehart, 1947. – Karen HORNEY, The Neurotic Personality of Our Time, New York, Norton, 1937. – Margaret MEAD, And Keep your Powder Dry, New York, Morrow, 1943. – Geoffrey GORER, The American People : A Study in National Character, New York, Norton, 1948. – Allen WHELLIS, The Quest for Identity, New York, Norton, 1958. 25. Erich FROMM, Escape from Freedom, op. cit., p. 242-243. 26. Martha WOLFENSTEIN, «Fun Morality», 1951, réimprimé dans Margaret MEAD et Martha WOLFENSTEIN, Childhood in Contemporary Cultures, Chicago, University of Chicago Press, 1955, p. 168-176. 27. Sur l’affirmation de soi et l’intimité libérée des jeux manipula­ teurs, voir : – Manuel J. SMITH, When I Say No, I Feel Guilty, New York, Bantam, 1975, p. 22.

400

NOTES DU CHAPITRE 4

– Eric BERNE, Games People Play : The Psychology ofHuman Rela­ tionships, New York, Ballantine, 1974. Traduction française : Des jeux et des hommes. Les scénarios qui nous gouvernent, Stock, 1984. 28. David RIESMAN, Robert J. POTTER et Jeanne WATSON, «Sociability Permissiveness, and Equality», Psychiatry, n° 23, 1960, p. 334-336. 29. Lee RAINWATER, Behind Ghetto Walls : Black Families in a Federal Slum, Chicago, Aldine, 1970, p. 388-389. 30. SADE, La Philosophie dans le boudoir, œuvres completes du marquis de Sade, Paris, 10/18, 1998.

4. La banalité de la pseudo-connaissance DE SOI : LE THÉÂTRALISME DE LA POLITIQUE ET DE L’EXISTENCE QUOTIDIENNE 1. Cité par Malcolm Cowley, Exile’s Return : A Literary Odyssey of the 1920’s, New York, Penguin, 1976 [1934], p. 261 (La mort de la conscience n’est pas la mort de la conscience de soi). 2. Sur l’apologie de l’efficacité et de la gestion scientifique, consulter : – Raymond E. CALLAHAN, Education and the Cult of Efficiency, Chicago, University of Chicago Press, 1962. – Samuel HABER, Efficiency and Uplift : Scientific Management in the Progressive Era, Chicago, University of Chicago Press, 1964. – David F. NOBLE, America by Design : Science, Technology, and the Rise of Corporate Capitalism, New York, Knopf, 1977. – Harry BRAVERMAN, Labor and Monopoly Capital, New York, Monthly Review Press, 1974, partie 1. – CALLAHAN, Education and the Cult of Efficiency, op. cit., p. 40 (citation de Taylor). – Stuart EWEN, Captains of Consciousness : Advertising and the Social Roots of the Consumer Culture, New York, McGraw-Hill, 1976, p. 54-55 (déclaration de Filence). – Roger BURLINGAME, Henry Ford, New York, New American Library, 1956, p. 64-65 (sur les expériences de Ford en « sociologie »). 3. Cité par EWEN, Captains of Consciousness, op. cit., p. 37 (sur Coolidge). 4. Guy DEBORD, La Société du spectacle, Paris, Gallimard, 1996. 5. Paul H. NYSTROM, Economics of Fashion, New York, Ronald Press, 1928, p. 67-68.

NOTES DU CHAPITRE 4

401

6. Ibid., p. 73, 134-137. 7. Daniel J. BOORSTIN, The Image, op. cit., p. 34. 8. Jacques ELLUL, Propagandes, Paris, Economica, 1990 ; et Eric HANIN, « War on our Minds : The American Mass Media in World War II », Ph. D. Dissertation, University of Rochester, 1976, cha­ pitre IV (mémorandum d’Arthur Sweetser à Reo Rosten, 1er février 1942). 9. Cité par David EAKINS, « Policy-Planning for the Establish­ ment », dans Ronald RADOSH et Murray ROTHBARD, A New His­ tory of Leviathan, New York, Dutton, 1972, p. 198. 10. Cité par Andrew KOPKIND, «The Future Planners», New Republic, 25 février 1967, p. 19. 11. Theodore C. SORENSEN, Kennedy, New York, Harper and Row, 1965, p. 245-248, 592. 12. Richard M. NIXON, Six Crises, New York, Doubleday, 1962, p. 251, 277, 353-358. Bruce MAZLISH, In Search of Nixon, New York, Basic Books, 1972, p. 72-73. 13. J. Anthony LUKAS, Nightmare : The Underside of the Nixon Years, New York, Viking, 1976 ; sur la conversation de Nixon avec Haldeman, voir en particulier p. 297. 14. Dotson RADER, « Princeton Week-End with the SDS », New Republic, 9 décembre 1967, p. 15-16. Voir aussi New York Times, 7 mai 1967, citant Greg CALVERT sur « la force de guérilla ». Kirkpa­ trick SALE, SDS, New York, Random House, 1973. 15. Jerry RUBIN, Growing (Up) at Thirty-Seven, New York, M. Evans, 1976, p. 49. 16. Otto F. KERNBERG, Borderline Conditions and Pathological Narcissism, New York, Jason Aronson, 1975, p. 234. 17. Heinz KOHUT, The Analysis of the Self, New York, Internatio­ nal Universities Press, 1971, p. 84. 18. Edgar MORIN, L’Esprit du temps, Paris, Bernard Grasset, 1962, chapitre X. 19. Otto F. KERNBERG, Borderline Conditions and Pathological Narcissism, op. cit., p. 234-236. 20. Jules HENRY, Culture Against Man, New York, Knopf, 1963, p. 223, 226, 228-229. 21. Joseph HELLER, Something Happened, New York, Knopf, 1974, p. 72. 22. Joyce MAYNARD, Looking Back : A Chronicle of Growing Up Old in the Sixties, New York, Doubleday, 1973, p. 3-4.

402

NOTES DU CHAPITRE 4

23. Sur le réalisme et l’anti-réalisme au théâtre, voir : – Elizabeth BURNS, Theatricality : A study of Convention in the Theatre and in Social Live, New York, Harper and Row, 1972, p. 47, 76-77. – Richard SENNETT, The Fall of the Public Man, New York, Knopf, 1977, p. 208. Traduction française : Les Tyrannies de l’intimité, op. cit. 24. Eric BENTLEY, « I Reject the Living Theater », New York Times, 20 octobre 1968. 25. Norman S. LITOWITZ et Kenneth M. NEWMAN, « The Bor­ derline Personality and the Theatre of Absurd », Archives of General Psychiatry, n° 16, 1967, p. 268-270. 26. Erving GOFFMAN, The Presentation of Self in Everyday life, New York, Doubleday, 1959, p. 56 ; traduction française : La Mise en scène de la vie quotidienne, éditions de Minuit, 1973 (2 volumes). Richard POIRIER, The Performing Self, New York, Oxford University Press, 1971. Voir particulièrement p. 86-111. 27. Norman MAILER, The Presidential Papers, Londres, André Deutsch, 1964. p. 284. 28. Kurt VONNEGUT, Jr., Slaughterhouse-Five, New York, Dela­ corte Press, 1969, p. 19-76. Traduction française : Abattoir 5, Le Seuil, 1992. – Marshall MCLUHAN, The Mechanical Bride, New York, Van­ guard Press ; 1951, p. 3. – William PHILLIPS et Philip RAHW, « Some Aspects of Literary Criticism », Science and Society, n° 1, 1937, p. 213. – Norman LITOWITZ et Kenneth NEWMAN, « The Bordeline Personality and the Theatre of the Absurd », op. cit., p. 275. 29. Stuart EWEN, Captains of Consciousness, op. cit., p. 177, 179180. 30. Edgar WIND, Art and Anarchy, New York, Knopf, 1963, p. 40. 31. Richard WOLLHEIM, «What is Art ? », New York Review, 30 avril 1964, p. 8 (critique de l’ouvrage d’Edgar WIND, Art and Anarchy). 32. Richard SENNETT, Les Tyrannies de l’intimité, op. cit., p. 129. 33. Andy WARHOL, The Philosophy of Andy Warhol, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1975, p. 7-10. 34. Voir Stanley COHEN et Laurie TAYLOR, Escape Attempts : The Theory and Practice ofResistance to Everyday life, Londres, Allen Lane,

NOTES DU CHAPITRE 5

403

1976 (examen des phénomènes de distanciation de la vie quoti­ dienne). 35. Morris DICKSTEIN, Gates of Eden, New York, Basic Books, 1977, p. 219-220, 226-227, 233, 238, 240. 36. Heinz KOHUT, Analysis of the Self, op. cit., p. 172-173, 211, 255. 37. Joseph HELLER, Something Happened, op. cit., p. 170. 38. Andy WARHOL, The Philosophy, op. cit., p. 48-49. 39. Luke RHINEHART, The Dice Man, 1971, cité par COHEN et TAYLOR, Escape Attempts, op. cit., p. 184 ; traduction française : L’Homme-dé, L’Olivier, 1998.

5.

Déclin de l’esprit sportif

1. Roger CAILLOIS, « The Structure and Classification of Games » dans John W. LOY, Jr. et Gerald S. KENYON, Sport, Culture, and Society, New York, Macmillan, 1969, p. 49. 2. En ce qui concerne les points de vue capitaliste et socialiste sur la bonne condition physique et sa signification idéologique, voir : – John F. KENNEDY, «The Soft American», 1960, réimprimé dans John T. TALAMINI et Charles H. PAGE, Sport and Society ; An Anthology, Boston, Little, Brown, 1973, p. 369. – Philip GOODHART et Christopher CHATAWAY, War Without Weapons, Londres, W.H. Allen, 1968, p. 80, 84. 3. Johan HUIZINGA, Homo Ludens : A Study of the Play Element in Culture, Boston, Beacon Press, 1955 [1944], p. 197-198, 205. Traduction française : Homo ludens, Gallimard, 1957. – John HUIZINGA, In the Shadow of Tomorrow, New York, Norton, 1936, p. 177. 4. Pour des critiques récentes du sport, voir : – Harry EDWARDS, The Sociology of Sport, Homewood, Illinois, Dorsey Press, 1973. – Harry EDWARDS, The Revolt of the Black Athlete, New York, Free Press, 1969. – Dorcas SUSAN BUTT, Psychology of Sport, New York, Van Nos­ trand Reinhold, 1976. – Dave MEGGYESY, Out of Their League, Berkeley, Ramparts Press, 1970. – Chip OLIVER, High for the Game, New York, Morrow, 1971.

404

NOTES DU CHAPITRE 5

– Paul HOCH, Rip Off the Big Game : The Exploitation of Sports by the Power Elite, New York, Doubleday, 1972. – Jack SCOTT, The Athletic Revolution, New York, Free Press, 1971. 5. Cité par Michael NOVAK, The Joy of Sports, New York, Basic Books, 1976, p. 176 (Podhoretz). 6. SCOTT, The Athletic Revolution, op. cit., p. 97-98. 7. « Games Big People Play », Mother Jones, septembre-octobre 1976, p. 43. Voir aussi : Terry ORLYCK, The Cooperative Sports and Games Books : Challenge without Competition, New York, Pantheon, 1978. 8. John HUIZINGA, Homo Ludens, op. cit., p. 48. 9. Robert W. MALCOLMSON, Popular Recreations in English Society, 1750-1850, Cambridge University Press, 1973, p. 70. 10. Lee BENSON, The Concept of Jacksonian Democracy, New York, Atheneum, 1964, p. 201. 11. Thorstein VEBLEN, The Theory ofthe Leisure Class, New York, Modern Library, 1934 [1899], p. 256. Traduction française : Théorie de la classe de loisir, Gallimard, 1970, p. 168. 12. Philip GOODHART et Christopher CHATAWAY, War Without Weapons, op. cit., p. 28-29, 45. 13. Eking E. MORISON (éd.), The Letters of Theodore Roosevelt, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1951, 2 : 1444, 3 : 615. 14. Donald MEYER, Early Football, essai non publié. 15. Cité par Jack SCOTT, Athletic Revolution, op. cit., p. 21. 16. Ibid., p. 17-21 ; Paul HOCH, Rip Off the Big Game, op. cit., p. 2-4. 17. On trouvera dans le livre de Paul HOCH une riche collection de clichés radicaux exprimés dans le plus pur jargon révolutionnaire. Voir Rip Off the Big Game, p. 77, 18, 20, 122, 154, 138, 162-166, 177. 18. Harry EDWARDS, Sociology of Sports, op. cit., p. 334. Voir aussi Jerry RUBIN, Growing (Up) at Thirty-Seven, New York, M. Evans, 1976, p. 180 : « L’éthique de la compétition, de la réussite et de la domination est le noyau du système américain. » 19. Thorstein VEBLEN, The Theory ofthe Leisure Class, New York, Modern Library, 1934 [1899], p. 256. Traduction française : Théorie de la classe de loisir, Gallimard, 1970, p. 168.

NOTES DU CHAPITRE 6

405

20. Harry EDWARDS, Sociology of Sports, op. cit., p. 334. Voir aussi Jerry RUBIN, Growing (Up) at Thirty-Seven, New York, M. Evans, 1976, p. 180 : « L’éthique de la compétition, de la réussite et de la domination est le noyau du système américain. » 21. Heinz KOHUT, The Analysis of the Self, New York, Internatio­ nal Universities Press, 1971, p. 196 ; Herbert HENDIN, The Age of Sensation, New York, Norton, 1975, p. 167. 22. Dorcas Susan BUTT, Psychology of Sport, op. cit., p. 18, 32, 41, 55-58, et passim. Paul HOCH, Rip Off the Big Game, op. cit., p. 158. Jack SCOTT, «Sport», 1972, cité dans Harry EDWARDS, Sociology of Sports, op. cit., p. 338. 23. Howard COSELL, cité dans Michael NOVAK, Joy of Sports, op. cit., p. 273. 24. Frederick RUDOLPH, The American College and University, New York, Vintage, 1962, p. 385. 25. Donald MEYER, Early Football. 26. Michael NOVAK, The Joy of Sports, op. cit., chapitre XIV. 27. Edgar WIND, Art and Anarchy, New York, Knopf, 1963, p. 18. 28. Michael NOVAK, The Joy of Sports, op. cit., p. 276.

6.

Décadence du système éducatif

1. Newsweek, 6 février 1978, p. 69-70. 2. R.P. BLACKMUR, « Toward a Modus Vivendi », dans The Lion and the Honeycomb, New York, Harcourt, Brace and World, 1955, p. 3-31. 3. Sur la baisse du niveau scolaire, voir : l’enquête de Jack MCCURDY et Don SPEICH reprise dans le Democrat and Chronick, Rochester, 29 août 1976, et un rapport de 1’Associated Press dans le numéro du 19 septembre 1976. Voir aussi dans le New York Times du 7 novembre 1974 un article sur la simplification des manuels scolaires. 4. New York Times, 2 janvier 1977. 5. Thomas JEFFERSON, Notes on the State of Virginia, New York, Harper Torchbooks, 1964 [1785], p. 139-140, 142. 6. Michel CHEVALIER, Lettres d’Amérique du Nord, Paris, 1838, tome II, p. 379, 382. 7. Thorstein VEBLEN, The Theory of Business Enterprise, New York, Scribners, 1904, chapitre IX, «The Cultural Incidence of the Machine Process ».

406

NOTES DU CHAPITRE 6

8. Carl W. ACKERMAN, George Eastman, Boston, Houghton Mif­ flin, 1930, p. 467. 9. Voir Raymond E. CALLAHAN, Education and the Cult of Effi­ ciency, Chicago, University of Chicago Press, 1962, p. 10, 50, 102. – Joel H. SPRING, Education and the Rise of the Corporate State, Boston, Beacon Press, 1972 (efficacité et éducation). – Lawrence A. CREMIN, The Transformation of the School : Pro­ gressivism in American Education, New York, Vintage, 1964 (manque de sens critique). 10. Randolph BOURNE « Trans-National America », 1916, réim­ primé dans War and the Intellectuals, New York, Harper Torchbooks, 1964, p. 107-123. – Mary ANTIN, The Promised Land, Boston, Houghton Mifflin, 1912, p. 224-225. – Norman PODHORETZ, Making it, New York, Random House, 1967, chapitre I. 11. Robert S. LYND et Helen Merrell LYND, Middletown : A Study in American Culture, New York, Harcourt, Brace, 1956 [1929], chapitre XIV. 12. Katherine GLOVER et Evelyn DEWEY, Children of the New Day, New York, Appleton-Century, 1934, p. 318-319. 13. Joel SPRING, The Sorting Machine : National Educational Policy since 1945, New York, David McKay, 1976, p. 18-21, 87. 14. Cité par Joel SPRING, op. cit., p. 87. 15. Sur la vie sociale de l’étudiant, voir : – Willard WALLER, « The Rating and Dating Complex », Ameri­ can Sociological Review, n° 2, 1937, p. 727-734. – August B. HOLLINGSHEAD, Elmtowns Youth, New York, Wizey, 1949, chapitre IX. – James S. COLEMAN, The Adolescent Society : The Social Life of the Teenager and its Impact on Education, Glencoe, Illinois, Free Press, 1962. – Ernest A. SMITH, American Youth Culture : Group Life in Tee­ nage Society, Glencoe, Illinois, Free Press, 1962. – Jules HENRY, Culture Against Man, op. cit., chapitres VI et VII. 16. Joel H. SPRING, Sorting Machine, op. cit., chapitre I-III (« Les débats sur la politique en matière d’éducation dans les années 1950 »). 17. Joyce MAYNARD, Looking Back, New York, Doubleday, 1973,

NOTES DU CHAPITRE 6

407

18. Frederick EXLEY, A Fan’s Notes, New York, Random House, 1968, p. 6-7. 19. Kenneth B. CLARK et al., The Educationally Deprived, New York, Metropolitan Applied Research Center, 1972, p. 79. 20. Council for Basic Education, Washington D.C., entretien avec Kenneth B. CLARK, 18 octobre 1969. 21. Kenneth B. CLARK et al., The Educationally Deprived, op. cit., p. 36. 22. Sur le développement de l’université, voir : – Laurence R. VEYSEY, The Emergence of the American University, Chicago, University of Chicago Press, 1965, partie 1. – Oscar HANDLIN et Mary F. HANDLIN, Facing Life : Youth and the Family in American History, Boston, Little, Brown, 1971, p. 203204. – Burton BLEDSTEIN, The Culture ofProfessionalism : The Middle Class and the Development ofHigher Education in America, New York, Norton, 1976, chapitre VIII. 23. Cité par Randolph BOURNE, « A Vanishing World of Genti­ lity », The Dial, n° 64, 1918, p. 234-235. 24. Randolph BOURNE dans un compte rendu du livre de Frede­ rick P. KEPPEL, The Undergraduate and His College, The Dial, n° 64, 1918, p. 151-152. 25. Sur la culture et l’enseignement supérieurs comme véhicules des valeurs de la classe dirigeante voir : – Louis KAMPF et Paul LAUTER, The Politics of Literature, New York, Pantheon, 1972, p. 8 (introduction). – Richard OHMANN, English in America : A Radical View of the Profession, New York, Oxford University Press, 1975. – Gerald GRAFF, « Radicalizing English », Salmagundi, n° 36, 1977, p. 110-116 (critique des auteurs ci-dessus). 26. Cité dans un manuscrit non publié de Gerald GRAFF. 27. New York Times, 29 mai 1977 (sur la disparition des clas­ siques). 28. Bruno BETTELHEIM, The Uses ofEnchantment : The Meaning and Importance ofFairy Tales, New York, Vintage, 1977, en particulier p. 49, 65. Traduction française : Psychanalyse des contes de fées, Pockett, 1999. 29. Donald BARTHELME, Snow White, New York, Atheneum, 1967, p. 25-26.

408

NOTES DU CHAPITRE 7

L’enfant et le travailleur DE l’autorité traditionnelle AU CONTRÔLE THÉRAPEUTIQUE

7.

:

1. Abraham FLEXNER et Frank P. BACHMAN, The Gary Schools : A General Account, New York, General Education Board, 1918, p. 17. 2. Ellen H. RICHARDS, Euthenics : The Science of Controllable Environment, Boston, Whitcomb and Barrows, 1910, p. 133. 3. James H.S. BOSSARD, Problems ofSocial Well-Being, New York, Harper and Brothers, 1927, p. 577-578. 4. Jessie TAFT, « The Relation of the School to the Mental Health of the Average Child », Mental Hygiene, n° 7, 1923, p. 687. 5. Sophonisba P. BRECKINRIDGE et Edith ABBOTT, The Delinquent Child and the Home, New York, Charities Publication Comittee, 1912, p. 173-174. 6. Miriam VAN WATERS, Parents on Probation, New York, New Republic, 1927, p. 80. 7. Edwin L. EARP, The Social Engineer, New York, Eaton and Mains, 1911, p. 40-41, 246. 8. Ellen H. RICHARDS, Euthenics, op. cit., p. 78-79. 9. Sur le développement des tribunaux pour enfants, consulter : – Anthony PLATT, The Child Savers : The Invention of Delin­ quency, Chicago, University of Chicago Press, 1969, p. 63 (R.R. REEDER, 1905, sur la maison de redressement comme un « bon foyer »). – Robert M. MENNEL, Thorns and Thistles : Delinquents in the United States, 1925-1940, Hanover, University of New Hampshire Press, 1973, p. 149 (citations de Herbert LON, «Juvenile Courts in the United States », p. 156). – Jane ADDAMS, My Friend, Julia Lathrop, New York, Macmillan, 1935, p. 137. 10. Sur l’influence des tribunaux pour enfants sur la cellule fami­ liale, voir : – Anthony PLATT, The Child Savers, op. cit., p. 143. – Miriam VAN WATERS, Parents on Probation, op. cit., p. 35, 61, 95, – Robert MENNEL, Thorns and Thistles, op. cit., p. 142-143. – Joseph M. HAWES, Children in Urban Society : Juvenile Delin­ quency in Nineteenth Century America, New York, Oxford University Press, 1971, p. 188.

NOTES DU CHAPITRE 7

409

– Talcott PARSONS, The Social System, Glencoe, Illinois, Free Press, 1951, chapitre X. – Talcott PARSONS, « Illness and the Role of the Physician : A Sociological Perspective », dans Personality in Nature, Society, and Culture, Clyde KLUCKHOHN et Henry A. MURRAY (éd.), New York, Knopf, 1954, p. 609-617. 11. Washington GLADDEN, Social Salvation, Boston, Houghton Mifflin, 1902, p. 105-106, 136, 179, 181, 192, 228. 12. Frank Dekker WATSON, The Charity Organization Movement in the United States, New York, Macmillan, 1922, p. 115. 13. Florense KELLEY, Some Ethical Gains Legislation, New York, Macmillan, 1905, p. 180-184. 14. Sur la « surprotection maternelle » et ses critiques, voir : – John B. WATSON, Psychological Care of Infant and Child, New York, Norton, 1928. – Arnold GESELL et Frances L. ILG, The Child from Five to Ten, New York, Harper, 1946. – Ernest R. GROVES et Gladys H. GROVES, Parents and Children, Philadelphie Lippincott, 1928, p. 5, 116. Sur les changements de mode en matière d’éducation, consulter : – Daniel R. MILLER et Guy E. SWANSON, The Changing Ameri­ can Parent : A Study in the Detroit Area, New York, Wiley, 1958, passim. – Hilde BRUCH, Dont Be Afraid of Your Child, New York, Farrar, Straus, and Young, 1952, p. 38-39. 15. Miriam VAN WATERS, Parents on Probation, op. cit., p. 42. – Lorine PRUETTE, « Why Women Fail », dans Womans Comingof-Age, Samuel SCHMALHAUSEN (éd.), New York, Liveright, 1931, p. 247. – Sarah COMSTOCK, « Mothercraft : A New Profession for Women», Good Housekeeping, 1914, p. 677. 16. Hilde BRUCH, Dont Be Afraid of Your Child, op. cit., p. 57. 17. Lisa ALTHER, Kinflicks, New York, Knopf, 1976, p. 152. – Mary Roberts COOLIDGE, Why Women are So, New York, 1912, p. 334. 18. Benjamin SPOCK, Baby and Child Care, New York, Pocket, 1957, p. 3-4. Traduction française : Comment soigner et éduquer son enfant, Paris, Belfond, 1989. 19. Judd MARMOR, « Psychological Trends in American Family Relationships », Marriage and Family Living, n° 13, 1951, p. 147.

410

NOTES DU CHAPITRE 7

20. Jerome D. FOLKMAN, « A New Approach to Family Life Education », Marriage and Family Living, n° 17, 1955, p. 20, 24. 21. ROSE, « Some Misuses of Analysis... », op. cit., p. 513-514. 22. Sur la manière d’être un parent efficace (P.E.T.), voir : – Hilde BRUCH, Dont Be Afraid of Your Child, op. cit., p. 59. – Haim G. GINOTT, Between Parents and Child : New Solutions to Old Problems, New York, Avon Books, 1965, p. 31, 36, 38-39, 59. – Thomas GORDON, P.E.T. in Action, op. cit. 23. Nancy MCGRATH, « By the Book », New York Times Maga­ zine, 27 juin 1976, p. 26-27. – Fitzhugh DODSON, How to Parent, Los Angeles, Nash, 1970. – Lee SALK, How to Raise a Human Being, New York, Random House, 1969. 24. John R. SEELEY, « Parents - The Last Proletariat ? » (1959), dans The Americanization of the Unconscious, New York, International Science Press, 1967, p. 134, 323, 326. 25. Mark GERZON, A Childhood for Every Child : The Politics of Parenthood, New York, Outerbridge and Lazard, 1973, p. 222. 26. Erving GOFFMAN, Asylums : Essays on the Social Situation of Mental Patients and Other Inmates, New York, Doubleday, 1961. – Thomas S. SZASZ, The Myth of Mental Illness, New York, Harper and Row, 1961. – Eliot FREIDSON, Professional Dominance : The Social Structure of Medical Care, New York, Atherton, 1970. – David ROTHMAN, The Discovery of the Asylum, Boston, Houghton Mifflin, 1971. – Richard FOX, « Beyond “Social Control” : Institutions and Disorder in Bourgeois Society », History ofEducation Quarterly, n° 16, 1976, p. 203-207. 27. Geoffrey GORER, The American People : A Study in National Character, New York, Norton, 1948, p. 74. 28. Beta RANK, « Adaptation of the Psychoanalytic Technique for the Treatment of Young Children with Atypical Development », Ame­ rican Journal of Orthopsychiatry, n° 19, 1949, p. 131-132. 29. Peter L. GIOVACHINNI, Psychoanalysis of Character Disorders, New York, Jason Aronson, 1975, p. 32, 108-109 (exemples de « maternité parfaite »). 30. Heinz KOHUT, The Analysis of the Self, New York, Internatio­ nal Universities Press, 1971, p. 61-64 (« psychodynamique de la frus­ tration optimale »).

NOTES DU CHAPITRE 7

411

31. Warren M. BRODEY, « On the Dynamics of Narcissism », Psy­ choanalytic Study of the Child, n° 20, 1965, p. 184. – Peter L. GIOVACHINNI, Psychoanalysis of Character Disorders, op. cit., p. 27. 32. Sur la schizophrénie, voir : – Gregory BATESON et al., « Toward a Theory of Schizophrenia », Behavioral Science, n° 1, 1956, p. 251-264. – Theodore LIDZ, « Schizophrenia and the Family », Psychiatry, n° 21, 1958, p. 21-27. – William McCORD et al., « The Familial Genesis of Psychoses », Psychiatry, n° 25, 1962, p. 60-71. 33. Sur la schizophrénie et le narcissisme, voir : – Warren R. BRODEY, « Image, Object and Narcissistic Relation­ ships », American Journal of Orthopsychiatry, n° 31, 1961, p. 67-73. – L.R. EPHRON, « Narcissism and the Sense of Self », Psychoana­ lytic Review, n° 54, 1967, p. 507-508. – Thomas FREEMAN, « The Concept of Narcissim in Schizophre­ nic States », International Journal of Psychoanalysis, n° 44, 1963, p. 293-303. 34. Warren M. BRODEY, « Dynamics of Narcissim », op. cit., p. 188. 35. Sur la pseudo-mutualité, voir : – Lyman C. WYNNE et al., « Pseudo-mutuality in the Family Relations of Schizophrenics », Psychiatry, n° 21, 1958, p. 207, 210211. – Heinz KOHUT, Analysis of the Self, op. cit., p. 40-41,81. 36. Annie REICH, « Early Identifications as Archaic Elements in the Superego », Journal of the American Psychoanalytic Association, n° 2, 1954, p. 218-238. – Annie REICH, « Narcissistic Object Choice In Women », Ameri­ can Journal of Psychoanalysis, n° 1, 1953, p. 22-44. – Voir aussi Bertram D. LEWIN, « The Body as Phallus », Psycho­ analytic Quarterly, n° 2, 1933, p. 24-27. 37. Sur les étudiants aliénés et leurs mères, voir : – Kenneth KENISTON, The Uncommitted : Alienated Youth in American Society, New York, Harcourt, Brace, 1965. – Herbert HENDIN, The Age of Sensation, New York, Norton, 1975, p. 72, 75, 98, 108, 129-130, 133, 215, 297. – Peter GIOVACHINNI, Psychoanalysis of Character Disorders, op. cit.

412

NOTES DU CHAPITRE 7

38. Kenneth KENISTON, The Uncommited, op. cit., p. 309-310. – Philip SLATER, The Pursuit of Loneliness, Boston, Beacon Press, 1970, chapitre III. 39. Jules HENRY, Culture Against Man, New York, Knopf, 1963, p. 127, 238, 337. 40. Arnold A. ROGOW, The Dying of the Light, New York, Putnam’s, 1975, chapitre II, « The Decline of the Superego », p. 67 en particulier. 41. Sigmund FREUD, The Ego and the Id, New York, Norton, 1962 [1923], p. 42-43. Traduction française : « Le moi et le soi » dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1951. 42. Henry LOWENFELD et Yela LOWENFELD, « Our Permissive Society and the Superego », Psychoanalytic Quarterly, n° 39, 1970, p. 590-607. 43. Joseph HELLER, Something Happened, New York, Knopf, 1974, p. 141, 160, 549. 44. Jules HENRY, Culture Against Man, op. cit., p. 139, 314-317. 45. Ann LANDERS, Rochester, Democrat and Chronicle, 18 février 1978. 46. Miriam VAN WATERS, Parents on Probation, op. cit., p. 36. 47. Edgar Z. FRIEDENBERG, Coming ofAge in America : Growth and Aquiescence, New York, Random House, 1965, p. 73-92. 48. Simon DINITZ et al., « Preferences for Male or Female Chil­ dren : Traditionnal or Affectional ? », Marriage and Family Living, n° 16, 1954, p. 127. 49. Douglas MCGREGOR, The Human Side of Enterprise, New York, McGraw-Hill, 1960, p. 21, 23, 35-42, 46, 232-235, 240. Pour une vulgarisation de ces idées, voir O. William BATTALIA et John J. TARRANT, The Corporate Eunuch, New York, Crowell, 1973. 50. Talcott PARSONS, « The Link Between Character and Society », Social Structure and Personality, New York, Free Press, 1964, p. 183-235. – MCGREGOR, Human Side of Enterprise, op. cit., p. 31. 51. Michael MACCOBY, The Gamesman, New York, Simon and Schuster, 1976, p. 102, 122, 129, 137.

NOTES DU CHAPITRE 8

413

8. La fuite devant LES SENTIMENTS : SOCIOPSYCHOLOGIE DE LA GUERRE DES SEXES

1. Donald BARTHELME, «Edward and Pia», dans Unspeakable Practices, Unnatural Acts, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1968, p. 87. 2. Riane TENNENHAUS EISLER, Dissolution : Divorce, Marriage, and the Future ofAmerican Women, New York, McGraw-Hill, 1977, p. 170-171. 3. Bertrand RUSSELL, Marriage and Morals (1929), New York, Bantam, 1959, p. 127, 137. Traduction française : Le Mariage et la Morale, Paris, 10/18, 1997. 4. Sur la nouvelle intimité du couple, voir : – Alvin TOFFLER, Future Shock, New York, Random House, 1970, chapitres XI et XIV. – Margaret MEAD, « Marriage in Two Steps » (1966), dans Selec­ ted Studies in Marriage and the Family, Robert S. WINCH et Graham F. SPANIER (éd.), New York, Rinehart, 1974, p. 507-510. 5. Molly HASKELL, From Reverence to Rape : The Treatment of Women in the Movies, Baltimore, Penguin, 1974. 6. Voir Ralph M. WARDLE, Mary Wollstonecraft : A Critical Bibliography, Lawrence, Kansas, University of Kansas Press, 1951, chapitres VII-VIII. – Margaret GEORGE, One Womans « Situation » : A Study ofMary Wollstonecraft, Urbana, Illinois, University of Illinois Press, 1970, cha­ pitre VIII. – Richard DRINNON, Rebel in Paradise, Chicago, University of Chicago Press, 1961, p. 151 (Goldman). – Ingrid BENGIS, Combat in the Erogenous Zone, New York, Knopf, 1972, p. 16. 7. Sur le déclin de la jalousie voir : – Willard WALLER, The Old Love and the New : Divorce and Read­ justment, New York, Liveright, 1930, p. 6-7, 84, 88. – Willard WALLER, « The Rating and Dating Complex », Ameri­ can Sociological Review, n° 2, 1937, p. 727-734. – Martha WOLFENSTEIN et Nathan LEITES, Movies : A Psycholo­ gical Study, New York, Atheneum, 1970 [1950], p. 31-33. – August B. HOLLINGSHEAD, Elmtown’s Youth : The Impact of Social Classes on Adolescents, New York, Wiley, 1949, p. 237, 317318.

414

NOTES DU CHAPITRE 8

8. Sur l’orgasme de la femme, voir : – Joseph HELLER, Something Happened, op. cit., p. 424. – William H. MASTERS et Virginia JOHNSON, Human Sexual Response, Boston, Little, Brown, 1966. – Anne KOEDT, « The Myth of the Vaginal Orgasm », Notes from the Second Year : Womens Liberation, New York, Radical Feminism, 1970, p. 37-41. – Mary Jane SHERFEY, « The Evolution and Nature of Female Sexuality in Relation to Psychoanalytic Theory », Journal of the Ame­ rican Psychoanalytic Association, n° 14, 1966, p. 117. – Kate MILLETT, Sexual Politics, New York, Doubleday, 1970, p. 117-118. 9. Otto F. KERNBERG, Borderline Conditions and Pathological Narcissism, op. cit., p. 238. 10. Cité par Veronica GENG, « Requiem for the Women’s Move­ ment », Harpers Magazine, novembre 1976, p. 68. 11. John P. SPIEGEL, « The Resolution of Role Conflict within the Family», Psychiatry, n° 20, 1957, p. 1-16. – Lee Rainwater, Richard P. Coleman et Gerald Handel, Workingmans Wife, New York, MacFadden, 1962 [1959], p. 89. 12. Ingrid BENGIS, Combat in the Erogenous Zone, op. cit., p. 210211. 13. Sylvia PLATH, «The Rival», Ariel, New York, Harper and Row, 1966, p. 48. 14. Sylvia PLATH, The Bell Jar, New York, Harper and Row, 1971 [1963], p. 93. 15. Veronica GENG, «Requiem for the Women’s Movement», op. cit., p. 53. Sur le recul des féministes du XIXe siècle, voir : – Aileen S. KRADITOR, The Ideas of the Woman Suffrage Move­ ment, New York, Columbia University Press, 1965. – Ann DOUGLAS, The Feminization of American Culture, New York, Knopf, 1977. 16. Herbert HENDIN, Age of Sensation, op. cit., p. 49. 17. Ingrid BENGIS, Combat in the Erogenous Zone, op. cit., p. 185. 18. Op. cit., p. 199. 19. Ibid., p. 219. 20. Leslie A. FIEDLER, Love and Death in the American Novel, New York, Criterion Books, 1960, p. 313.

415

NOTES DU CHAPITRE 9

21. Sigmund FREUD, « The Most Prevalent Form of Degradation in Erotic Life » (1912), Standard Edition, op. cit., p. 203-216. Traduc­ tion française : « Contribution à la psychologie de la vie amoureuse. II : Considerations sur le plus commun des ravalements de la vie amoureuse », dans la Revue française de psychanalyse, 1936, vol. 9, n° 1, p. 10-21. 22. Juliet MITCHELL, Psychoanalysis and Feminism, New York, Pantheon, 1974. – Eli ZARETSKY, Capitalism, the Family, and Personal Life, New York, Harper and Row, 1976. – Bruce DANCIS, « Socialism and Women in the United States, 1900-1917 », Socialist Revolution, n° 27 (janvier-mars 1976), p. 81144.

9.

L’avenir

condamné

: la

peur de vieillir

1. Albert ROSENFELD, Prolongevity, New York, Knopf, 1976, p. 8, 166. Voir aussi Joël KURTZMAN et Phillip GORDON, No More Dying : The Conquest ofAging and the Extension of Human Life, Los Angeles, D.P. Tarcher, 1976. 2. Voir Thomas MCKEOWN et R.G. BROWN, « Medical Evi­ dence related to English Population Changes in the Eighteenth Cen­ tury », Population Studies, 1955. – Thomas MCKEOWN, The Modern Rise of Population, New York, Academie Press, 1976, chapitre V. – William L. LANGER, « What Caused the Explosion ? », New York Review, 28 avril 1977, p. 3-4. 3. Alan HARRINGTON, The Immoralist, cité par ROSENFELD, Prolongevity, op. cit., p. 184. 4. H. Jack Geiger, critique de ROSENFELD et COMFORT sur le vieillissement, New York Times Book Review, 28 novembre 1976, p. 5. 5. Lisa ALTHER, Kinflicks, New York, Knopf, 1976, p. 424. 6. Gail SHEEHY, Passages, Predictable Crises of Adult Life, New York, Dutton, 1976. 7. Voir Benjamin DEMOTT, « Sex in the Seventies : Notes on Two Cultures », Atlantic, avril 1975, p. 88-91 (sur Comfort, Masters et Johnson). 8. Joel KURTZMAN et Philip Gordon, No More Dying, op.cit., p. 3, 36, 153 (sur les remarques de Comfort, Kinzel et Sinsheimer).

NOTES DU CHAPITRE 10

416

9. David HACKETT FISHER, Growing Old in America, New York, Oxford University Press, 1977, p. 132-134.

10.

Un

paternalisme sans père

1. Voir Robert COLES, Privileged Ones : The Well-Offand the Rich in America, Boston, Little, Brow, 1978. 2. E. L. GODKIN, cité par David MONTGOMERY, Beyond Equa­ lity : Labor and the Radical Republicans, 1862, 1872, New York, Knopf, 1967, p. 371. 3. David HACKETT FISCHER, Growing Old in America, New York, Oxford University Press, 1977, p. 206. 4. Kenneth KENISTON et al., All Our Children : The American Family under Pressure, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1977. 5. Vilhelm AUBERT, « Legal Justice and Mental Health », Psychia­ try, n° 21, 1958, p. 111-112. 6. Ibid. 7. John R. SEELEY, Americanization of the Unconscious, op. cit., p. 90. 8. Ludwig von MISES, Bureaucracy, New Haven, Yale University Press, 1962, [1944], p. VI, 4, 9-12, 38-39, 48, 100, 125. - Frederick HAYEK, The Road to Serfdom, Chicago, University of Chicago Press, 1944. Traduction française : La Route de la servitude, Paris, PUF, 1993. 9. Daniel Patrick MOYNIHAN, « Social Policy : From the Utilita­ rian Ethic to the Therapeutic Ethic », dans Commission on Critical Choices, Qualities of Life, Lexington, Massachusetts, D.C. Heath, 1976, p. 44. 10. Ludwig von MISES, Bureaucracy, op. cit., p. 125.

Table

Pour en finir avec le XXIe siècle par Jean-Claude Michéa........................................... I Préface...........................................................................

9

1. L’invasion de la société par le moi.................... 2. La personnaliténarcissique de notre temps...... 3. La réussite sociale, hier et aujourd’hui : du travail à laséduction..................................... 4. La banalité de la pseudo-connaissance de soi : le théâtralisme de la politique et de l’existence quotidienne.......................................................... 5. Déclin de l’esprit sportif.................................... 6. Décadence du système éducatif......................... 7. L’enfant et le travailleur : de l’autorité traditionnelle au contrôlethérapeutique........... 8. La fuite devant les sentiments : sociopsychologie de la guerre des sexes............................................ 9. L’avenir condamné : lapeur de vieillir............... 10. Un paternalisme sanspère.................................

19 63 95

125 167 203 247 297 327 343

Postface : nouveau regard sur La Culture du narcissisme.......................................................... 371 Notes............................................................................. 391

Cet ouvrage a été mis en pages par

N° d’édition : L.01EHQN001019.A002 Dépôt légal : mars 2018 Imprimé en Espagne par Novoprint (Barcelone)