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French Pages [309] Year 1997
Gerhard Wehr
KARLFRIED GRAF •• DURCKHEIM Une vie sous le signe de la transformation Traduit de l'allemand par Didier Verne
Albin Michel
Albin Michel • Spiritualités.
Collections dirigées par Jean Mouttapa et Marc de Smedt
Titre original : KARLFRIED GRAF DÜRCKHEIM EIN LEBEN IM ZEICHEN DER WANDLUNG
© Kosel-Verlag GmbH & Co., Munich, 1988 Traduction française :
© Éditions Albin Michel,
S.A., 1997 22, rue Huyghens, 75014 Paris ISBN 2-226-09461-X ISSN 0755-172-X
Première rencontre « Nous vivons aujourd'hui un temps de grand cl}an gement. Le noyau le plus intime de l'homme, son Etre transcendant, était longtemps resté dans l'oubli. Mais la racine vivante qu'il est ne peut jamais être détruite. A chaque fois que ce noyau intime est laissé dans l'oubli, arrive immanquablement le jour où il se rebelle et se révolte. Cette découverte caractérise l'homme occiden tal futur. Pour la première fois dans l'histoire de l'hu manité le monde oçcidental prend au sérieux les expé riences dans lesquelles ce noyau intime se manifeste. De nos jours, cela ne se produit pas seulement, comme de tout temps, au sein de ces cercles restreints que l'on nomme mystiques, mais à une plus grande échelle. Cela signifie simplement une redécouverte de l'âme, et non plus comme une question de foi, mais comme une réa lité tangible et incontournable, une expérience 1• »
On voit de nos jours grossir le chœur de ceux qui, comme Karlfried Graf Dürckheim, font référence au « temps du changement» qui caractérise l'époque actuelle. Ils ont été fort nombreux - et quelquefois trop nombreux - à diagnostiquer, comme l'a fait Karl Jaspers, « la situation spirituelle de notre temps» et à ouvrir des voies, à proposer des méthodes pour un « renouveau fon damental». Ne peut-on pas se demander à ce sujet de quel
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Karlfried Graf Dürckheim droit on proclamerait l'avènement d'un « New Age», d'un nouvel âge 2? L'esprit souffle où il veut ! En règle géné rale, les progrès de la connaissance et les processus de maturation ne sont pas de mise dans l'arène du grand public, où prévalent les lois du marché et celles de la mode. Ne serait-ce que pour cette raison, le scepticisme s'impose, dès l'instant où l'on parade à grands renforts de publicité criarde et de propagande tapageuse, où l'on brade un prétendu ésotérisme comme une vulgaire mar chandise de bazar et où l'on fait un vil commerce avec ce qui a trait en premier lieu à l'essence de l'Homme. Face à ces phénomènes qui se profilent au seuil du Ille millénaire, comment classer Graf Dürckheim avec sa « thérapie initiatique» - présentée également comme « ésotérique» ? A quel type de propagandistes promoteurs de mutation spirituelle appartient cet homme qui choisit un petit village isolé en plein cœur de la Forêt-Noire comme lieu de retraite pour accueillir, avec sa compagne Maria Hippius, des femmes et des hommes « en quête», afin de les mettre sur la voie (au début: lat. initium) de leur « chemin intérieur», et leur apprendre à faire « l'expérience de l'Etre»? Quelle est la nature de cette pratique spirituelle où s'inscrivent le Telos et la Methode, le Ziel et le Weggeleit, le but et le chemin, qu'il dispensa à partir de Todtmoos-Rütte pendant près de trente-cinq ans, en cherchant à relier à des fins thérapeutiques la sagesse de l'homme de l'Occident et l'expérience spirituelle de l'Orient? Le bien-fondé et le caractère d'urgence d'une telle entreprise visant l'unité et la complétude de l'homme, à laquelle beaucoup travaillent, ne nécessitent sans doute aucune justification particulière. La mutation en cours de l'état de conscience d'une grande partie de l'humanité est un fait incontestable. On retrouve par ailleurs ce qui avait été exprimé par le passé dans un autre contexte : toutes les normes éthiques établies de manière autoritaire, tous les commandements reconnus comme obligatoires par les 8
Première rencontre
m1ss10nnaires, les prêtres, les gardiens du dogme, de la tradition et de l'institution ecclésiale, toutes ces valeurs imposées ont perdu leur force de persuasion. Le «Dieu des anciennes tables», des serviteurs et des hiérarchies est réellement mort. Ressuscite une conscience pour laquelle le commandement de la conduite morale et responsable ne provient plus de l'extérieur ni d'«en haut», mais du plus profond de l'homme lui-même. Il s'agit désormais pour l'homme d'apprendre, librement et résolument, à reconnaître et éprouver la structure et la dynamique, l'origine et la vocation de son humanité; il s'agit pour lui d'apprendre, de son propre gré et dans un libre élan de connaissance, à prendre soi-même en main sa pleine matu ration d'être humain : «Deviens qui tu es ! » (Friedrich Nietzsche). Aucun système collectif, qu'il se nomme Eglise, parti, idéologie ou société, aucune autorité éthique, guide ou prêtre, professeur ou gourou de tout acabit, ne pourra ni ne devra lui épargner sa propre initiative à l'individua tion, à «devenir-soi 3». Néanmoins «l'appel du maître» résonnera fortement, l'appel de l'initiation dans le sens d'une introduction et d'un apprentissage, d'une invitation active à s'engager sur le chemin intérieur. Pour celui qui prend sur soi d'offrir à d'autres une «guidance» et un accompagnement - sur une portion mesurée du chemin, et pas un pas de plus ! -, pour celui qui s'offre en «maître», cela suppose une qua lification particulière. En rechercher la trace, suivre son processus et rendre sa transparence au fil du récit d'une vie : tel est le travail du biographe. Celui qui montre le chemin à d'autres doit avoir soi-même franchi les étapes nécessaires de la «transformation vers l'intégrité, vers la plénitude». Toute imitation d'un maître écarte de la voie, car il s'agit justement de forger individuellement son propre soi, et pour cela il n'y a aucun poncif, aucun schéma qui vaille. Même nos manques, nos défauts et nos fautes nous appartiennent «en propre», tout comme leur correction, leur solution et leur maîtrise. Et puisque la 9
Karlfried Graf Dürckheim transformation d'un homme inclut ces portions du che min où entrent en jeu l'immaturité et l'erreur, le bio graphe ne doit ni laisser de côté ni enjoliver de tels frag ments de vie. Dans ce sens, en ce qui concerne Graf Dürckheim, sur un arrière-plan manifestement sombre et problématique, émerge progressivement le profil spirituel d'un homme qui a lui-même traversé un long processus de transformation.
Naissance et jeunesse
Karlfried Graf Dürckheim - son nom complet est : Karl Friedrich Alfred Heinrich Ferdinand Maria Graf Eck brecht von Dürckheim-Montmartin - descend du côté de son père d'une longue lignée de noblesse palatino-alsa cienne dont l'arbre généalogique remonte jusqu'à la seconde moitié du XIIe siècle. Du côté de sa mère, on trouve des fonctionnaires, des officiers et des diplomates prussiens. Dans cette lignée maternelle sont à mentionner également des banquiers juifs, parmi lesquels Meyer Am schel Rothschild, l'ancêtre de la fameuse dynastie Roth schild. Pendant la période nationale-socialiste (1933-1945), le fait d'avoir une grand-mère juive allait être pour Dürckheim lourd de conséquences. Graf Dürckheim est né le 24 octobre 1896 à Munich. Son père Friedrich et sa mère Charlotte, née von Kusse row, habitaient une superbe demeure de la rue Prinzre gentenstrasse. Néanmoins la vie de famille se déroulait en grande partie à Steingaden, un village situé au sud de la capitale bavaroise. Dans cette contrée préalpine, la famille possédait depuis de nombreuses générations une vaste propriété terrienne. Suite à des déboires économiques, ces terres durent être abandonnées au début des années trente. Il en fut de même pour le château de Bassenheim près de Coblence et de la propriété foncière attenante. La famille passait là une autre partie de l'année.
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Karlfried Graf Dürckheim
En tant que propriétaires d'exploitations agricoles et de diverses entreprises industrielles (brasserie, puis laiterie, et temporairement usine sidérurgique, mine de charbon, hôtellerie, etc.), conformément à une vieille tradition, les comtes jouissaient du droit de pêche et de chasse. Selon le témoignage de Karlfried Dürckheim, les terrains de chasse et de pêche dont disposait sa famille en Haute Bavière s'étendaient sur plusieurs dizaines de milliers d'arpents. La plus grande partie était louée en fermage à des paysans des environs de Steingaden. Dans ses vieux jours, Dürckheim aimait à raconter avec flamme les sou venirs hauts en couleur qu'il avait gardés des parties de chasse et de pêche en famille de son enfance et de son adolescence à travers la campagne bavaroise. Depuis ses toutes jeunes années, il était resté fasciné par cette volupté des sens, cette intime communion avec les éléments. Nom breux sont ceux qui éprouvent cette sensation de pléni tude et d'unité dès leur plus tendre enfance; il en est fait mention notamment dans les biographies de C.G. Jung et de Teilhard de Chardin. Dürckheim est de ceux-là. Baptisé selon le rite catholique tout en suivant une édu cation évangélique par sa mère, le tout jeune Karlfried se montrait singulièrement ému lorsqu'il assistait à la messe dominicale dans la vieille église du monastère de Stein gaden. Cela ne relevait peut-être pas à proprement parler d'un véritable « sentiment religieux ». Mais le culte en tant que tel, les cantiques à la lueur des bougies et dans les vapeurs d'encens, la gestuelle rituelle du prêtre, toute cette atmosphère contribuait à éveiller à l'univers spirituel ce jeune garçon sensible et réceptif. Les jeux et le sport en compagnie des enfants du village alternèrent, ensuite avec l'enseignement scolaire privé. Puis, lorsqu'il eut atteint l'âge requis pour l'entrée à « la grande école», il intégra le lycée. Cela se passait à Weimar, où la famille avait déménagé après avoir quitté le château de Bassen heim. La Première Guerre mondiale mit brusquement fin
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Naissance et jeunesse à cette période de vie heureuse et insouciante; nous trai terons de cela ultérieurement. Il est nécessaire ici de rajouter quelques mots sur les parents. Le comte Friedrich, originaire de Haute-Bavière, et Charlotte, fille d'un diplomate prussien et issue d'une longue lignée d'ancêtres juifs du côté maternel, se complé taient si bien que leurs enfants, trois fils et deux filles, en ont gardé des souvenirs essentiellement positifs. Ils en conservèrent l'image de deux êtres qui, nourris des prin cipes inhérents aux traditions de leur classe, pratiquaient un certain art de vivre. Economiquement comme sociale ment, ils menaient grand train. Ils ne daignaient s'imposer aucune restriction, même lorsque leur situation écono mique l'aurait exigé et que la ruine menaçait. On trouve ainsi des photos montrant la comtesse richement parée en grande toilette de soirée et coiffée d'une couronne ornée d'étoiles. Aux occasions de fête elle arborait un chic très parisien. Par ailleurs cette dame soucieuse de l'éclat de son rang gardait toujours un œil attentif sur les besoins des nombreux domestiques de la maison ainsi que sur les humbles gens du village. Il faudrait ici citer toute une série d'activités sociales que la comtesse initia et finança avec l'accord de son époux. Parmi celles-ci, une association per mettant d'offrir aux enfants des villes un séjour de vacances à la campagne ; l'installation d'une « cantine » pour quelque 150 écoliers; la construction d'une antenne de la Croix-Rouge avec tous les moyens logistiques d'assis tance et d'hospitalisation dispensant les soins nécessaires aux malades les plus démunis. Quiconque se trouvait dans le besoin pouvait compter sur la générosité de la famille du comte. La vie de Karlfried prend un cachet particulier lorsque la famille Dürckheim s'installe à Weimar dans la demeure bâtie et meublée par des représentants renommés de l' « art nouveau » (Henry van de Velde). Des recomman dations à la cour du grand-duc de Saxe-Weimar avaient facilité l'intégration des Dürckheim au sein de la
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Karlfried Graf Dürckheim «société» de Weimar. L'amitié nouée avec la famille van de Velde eut pour conséquence naturelle des relations fécondes avec les professeurs et les étudiants du Bauhaus. Au «jour fixe» de la comtesse Charlotte, la maison du 47 de la Cranachstrasse était le lieu de rendez-vous de tout ce que la petite capitale de province comptait de nobles et de notables. A la suite de van de Velde arriva son succes seur au Bauhaus, l'architecte Walter Gropius. Pour Karl fried, tout comme pour ses frères et sœurs, cela allait signi fier une forte émulation culturelle. En amitié comme en amourette, la jeunesse ne souffrait d'aucun manque. Tandis que le comte Friedrich ne perdait pas de vue la gestion de la propriété et de ses entreprises, quoiqu'il ne menât pas ses affaires d'une main de fer, la comtesse faisait de sa maison de Weimar un lieu d'élection où aimaient à se rencontrer des artistes de divers horizons. Outre l'il lustre pionnier Walter Gropius, on y trouvait le peintre Paul Klee venant avec son violon, Lionell Feininger, Oskar Schlemmer, Peter Rôhl, et plus tard Wassily Kandinsky, le poète Theodor Dâubler, et bien d'autres encore. Dans ses Mémoires, Nina Kandinsky rappelle avec quelle générosité la famille Dürckheim offrait « une maison toujours ouverte» aux membres du Bauhaus. Selon elle, cela consti tuait à l'époque pour Weimar une véritable institution sans précédent. Cependant, ces Mémoires concernent à peine les deux premières décennies du siècle. Les années d'avant-guerre allaient très vite toucher à leur sombre fin. Chez les Dür ckheim, on allait bientôt devoir se rendre à l'évidence: que ce soit à Weimar dans le bassin de Thuringe, ou à la ferme de Steingaden en Haute-Bavière, le double train de vie s'avérait beaucoup trop onéreux et ne pouvait. plus se justifier. Le signal extérieur en fut l'inflation galopante qui aboutit en Allemagne à la banqueroute en 1923-1924. Les Dürckheim assumaient alors avec davantage de difficultés les dépenses de leur confortable demeure de Weimar comme cela avait été le cas auparavant quand ils possé14
Naissance et jeunesse