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French Pages 729 [726] Year 2018
Renaud Camus
Journal romain 1985-1986
Chez l'auteur
@Renaud Camus, Chez l'auteur, 32340 Plieux Tous droits réservés pour tous pays
ISBN 979-10-91681-44-5 Dépôt légal: janvier 2018
à ma chambre de San Vittorio,
dans les jardins de la villa Médicis
C'est Rome qui fait entendre dans sa peinture profane nourrie de statuaire antique sa grande leçon de mélancolie. N'est-ce pas à la fois le signe d'une réalité glorieuse et l'évidence de son absence ?
Yves Bonnefoy, Rome 1630
jeudi 3 octobre 1985, deux heures de l'après-midi. Vnjournal, donc, en ces colonnes 1 . Intime? Oui, en partie si ce mot peut s'accommoder d'une publication prévue et toute proche, à deux ou trois semaines d'écart. Dès lors mieux vaudrait dire privé, peut-être, personnel, subjectif; mais public, également : c'est-à-dire où passerait le temps, l'air du temps, celui de l'Histoire, de la politique, des arts, de la culture. journal implique une mobilité de la voix, une précarité de l'opinion, une insistance duje, sans doute, mais aussi, paradoxalement, sa fluidité, voire son défaut de consistance. La phrase ne prétend pas dire l'éternelle vérité de son objet, mais celle, éphémère, d'un rapport provisoire avec lui, unique, et précisément daté. Cet objet étant un film, par exemple, un tableau, un livre, l'auteur de journal, le présent auteur de journal, en tout cas, décline absolument la plupart des responsabilités du critique. La seule actualité qu'il reconnaisse est la sienne, celle de son désir, voire de son caprice. Il peut parler d'une exposition quand elle a lieu, bien sûr, mais aussi bien d'un musée par hasard visité, ou par envie particulière. Il apprécie les "services de presse" qu'on a la bonté de lui faire tenir, mais il ne se sent pas obligé de parler des livres quand ils paraissent; plus tard, peut-être, ou jamais, suivant le temps dont il dispose, sa curiosité, ses appétences, ses plans de lecture. Le seul premier volume de Portugal Contemporaneo, d'Oliveira Martins, admirable ouvrage du XIXe siècle consacré pour l'essentiel à la passionnante rivalité entre les frères D. Pedro et D. Miguel, et à la guerre civile lusitanienne de 1832-1834, vient de lui prendre un mois et demi ... Il est vrai qu'il a du mal à lire le portugais ...
1. Celles de Gai Pied.
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Il ne s'agit pas, néanmoins, d'aligner arbitrairement les j'aime et je n'aime pas. Les opinions, même personnelles, n'ont d'intérêt que confrontées à leur contexte, à leur histoire, à leurs renversements éventuels : c'est-à-dire d'un point de vue bathmologique, si j'ose encore écrire. Ce n'est pas la même chose d'aimer Jérôme Bosch parce que l'on ne connaît rien à la peinture, comme c'est si souvent le cas, ou de l'aimer parce qu'il est, après tout, malgré le culte que lui portent les aveugles, un très grand peintre. J'ai détesté L'Amant, l'année dernière, le style de L'Amant 1 ; mais ce sentiment était celui d'un amateur passionné des romans anciens de Marguerite Duras : il comprenait cette évolution, ce retournement. A l'inverse, Matta, dont j'ai vu mardi dernier la grande exposition rétrospective, à Beaubourg, n'est pas un artiste qui me séduise d'emblée, qui me plaise, que je sente congenial. Non. Mais pour étranger qu'il soit à ma sensibilité, à mon goût, c'est un peintre que je respecte. Comme dit mon ami Flatters : « Ça existe. » Dans un entretien avec Jacques Henric, publié par Art Press au printemps dernier, Guyotat reconnaissait, ce que peu de gens ont le courage de reconnaître, qu'il avait besoin, pour apprécier la peinture, de grands formats. Matta est un maître du grand format. A quelques exceptions près, plus ses toiles sont grandes, mieux elles sont réussies. Il est un des rares artistes contemporains à pouvoir maintenir une tension véritable, sans espace mort, sur toute l'étendue de très grands tableaux-que paradoxalement on a l'envie perverse, fétichiste, de découper en "morceaux de plaisir" picturaux. Je pense en particulier, justement, aux Plaisirs de la présence, ou bien à L'Odysseion. Bref, dans mon peu de goût pour L'Amant, il y a, mélangé, sous-jacent, mon admiration pour Le Vice-Consul; et dans mon respect pour Matta, surtout pour son œuvre tardive, il y a ma froideur instinctive à l'égard de son travail, une presque indifférence. lei, le j'aime est un élément constitutif duje n'aime pas, il lui donne sa couleur, sa saveur, sa spécifique vérité. Si je dis que je trouve très beau un très grand garçon blond, mince et glabre, cette appréciation a plus ou moins de poids d'être, chez moi, paradoxale : il n'est vraiment pas "mon genre". Très beau, aber nicht for mich (sans compter qu'il ne voudrait pas de moi). C'est de ces alchimies de l'opinion privée que le journal peut rendre compte.
1. « À dix-huit ans j'ai vieilli. Je ne sais pas si c'est tout le monde, je n'ai jamais demandé.»
13 Samedi 5 octobre 1985. Premier petit problème : !'"entrée" d'avanthier, qui précède, doit occuper à elle seule la plus grande partie de l'espace, une page, qui m'est imparti dans Gai Pied. Je peux essayer de tirer un peu sur la corde, quitte à être imprimé en plus petits caractères, mais de toute évidence une semaine de vie, telle que je la conçois, ne tiendra pas sur une seule page : trop à voir, trop à connaître, trop à aimer. Si je me remets à tenir un journal, je ne peux pas me demander à chaque ligne, à chaque mot, à chaque heure aussi, à chaque geste, « est-ce que ça va tenir? ». La seule solution est de ne publier chaque semaine, dans le magazine, que des extraits. Je n'avais pas l'intention, de toute façon, de tenir un journal exhaustif, qui s'efforçât de couvrir, sans hiatus, la 'totalité du temps, comme je l'avais fait pendant mon Voyage en France. C'est d'ailleurs par définition un projet illusoire. Le journal ne peut être qu'un extrait du temps. De cette contrainte et de notre arrangement nous tirerons naturellement un titre : Extraits du Temps 1 . Écrire pour la publication hebdomadaire dans Gai Pied, écrire pour un journal romain qui paraîtra dans deux ans, écrire un véritable journal intime, ce n'est bien entendu pas la même chose. Ce n'est pas écrire la même chose. Il ne s'agit pas de sincérité. Il s'agit d'un peu de prudence sociale, de respect des conventions, des susceptibilités : je ne peux pas m'exprimer avec la même liberté, dans les trois cas, sur le roman de X, que je connais et qui me harcèle de ces invites d'amitié. Mais il s'agit surtout de ton, et même de technique : se posent là des questions de distance, comme en photographie, de cadrage, d'accommodement du regard. Celui qui écrit, comme celui qui parle, ne peut pas ne pas se soucier de qui va le lire, de qui l'entend. [Interruption, quatre heures et quart: fatto una scopatta, avec Pasc.] La pensée de son destinataire transforme la phrase. Été hier soir, seul, à l'ouverture de la F.I.A.C., au Grand-Palais. Je passe, dans une allée un peu marginale, devant le stand d'une galerie allemande que je ne connais pas. Mon œil est attiré par un tableau abstrait, à dominante noire, rouge et or, il me semble. Je le trouve beau. Mais je ne peux pas me faire une idée précise de son mérite, et même de sa beauté véritable, parce que le peintre, son auteur, m'est aussi inconnu que la galerie qui l'expose. Il n'y a pas de signe absolu. Celui-ci n'a pour moi qu'une signification très limitée, parce qu'il flotte dans le vide, qu'il ne 1. Qyi fut celui de la chronique, dans Gai Pied, où furent publiées d'abord certaines de ces pages.
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se rattache à rien. La galerie est-elle d'arrière-garde, un peu semblable à celles de l'avenue Matignon, qui montrent éternellement les retombées ultimes de l'impressionnisme: toiles quelquefois plaisantes à l'œil, faites pour l'être, mais qui, peintes de nos jours, ne sont rien, sinon la commerciale exploitation d'un filon? À l'inverse, la semaine dernière, au musée du Havre, je regardais un tableau rose pâle et lilas, un peu fade, tout à fait de cet ordre, "avenue Matignon'' en diable. Mais c'était un Monet de 1897, Les Falaises de Varengeville. Ah bon, si c'est un Monet, ça va ... Tout l'art moderne, ou post-moderne, et surtout depuis cinq ou six ans, tourne autour de cette notion, qu'on eût appelée naguère du locuteur. L'objet, l'œuvre, ne peut être appréciée qu'en fonction de son créateur, des intentions ou des positions qu'on lui suppose, ou de son lieu d'émission, d'exposition. Des tableaux extraordinairement académiques d'apparence, anachroniques de style, ont été montrés, tout d'un coup, dans des galeries d'avant-garde, ce qui donnait à penser que leurs auteurs, malgré l'aspect désuet de leur manière, étaient au-delà de l'avantgarde. Ils avaient l'air de peindre comme de lointains suiveurs de Van Dongen, mettons, mais ils assumaient en fait, on nous demandait de le croire, tout l'héritage de l'art conceptuel; ou bien, s'ils le rejetaient, c'était en connaissance de cause. Soit. Je réenfourche mon vieux dada : seule une analyse bathmologique peut rendre compte de ces réalités en strates - c'est la même chose, mais à un autre niveau de la spirale, et ça n'a donc rien à voir (et pourtant si). Le comble de l'horreur, quand j'avais vingt ans, c'était de porter sans cravate des chemises boutonnées au col : images immédiates de séminaristes boutonneux, d'employés de bureau rachitiques, de vendeurs à tablier gris dans les arrière-salles de quincaillerie. Or voilà que dernièrement la chemise boutonnée sans cravate est un élément récurrent d'une certaine figuration d'un certain type de dandy. Les connotations anciennes, dans ce cas précis, sont chez moi trop ancrées pour que je puisse accomplir gracieusement, en moi, leur renversement : le col fermé sans cravate, j'ai beau faire, reste sinistre. Mais l'élégance, et la beauté, ont toujours procédé de la sorte : en allant se nicher, par lassitude, par virtuosité, par défi, par nécessité de mouvement, au cœur de leur contraire. Et ce va-et-vient ne cesse de s'accélérer. Mon tableau allemand, est-ce qu'il relève d'une abstraction lyrique attardée, épuisée dans la joliesse? Ou bien s'il témoigne d'une réaction vigoureuse et consciente à une certaine sécheresse récente? Son auteur
15 s'appelle Fred Thieler. Il est exposé à la galerie Georg Nothelfer, de Berlin, dont Flatters me dit qu'elle est "historique", ce qui ne répond pas forcément à la question. Étrangement, dans la masse infinie des œuvres exposées, Flatters, lui aussi, de son côté, avait été frappé par le même tableau, dont il se souvenait très bien. Il y avait foule, hier soir, au Grand-Palais; se frayer un chemin était fatigant, mes impressions sont très incomplètes. Mais cette F.I.A.C.-là m'a semblé un peu moins excitante que les autres, quoique d'un assez bon niveau moyen: moins de croûtes, moins de chefs-d'œuvre. Des galeries que j'aime beaucoup, comme la fameuse Gmurzynska de Cologne ' ou Ann Lee Juda de Londres, ne se sont pas présentées cette année. Manquent aussi, de plus en plus, les pièces mineures mais séduisantes que je ne pourrais pas acheter, certes, mais que je pourrais au moins envisager d'acheter, pour le cas où j'aurais trois sous : ainsi, il y a deux ans, chez Juda justement, pour dix mille francs, une simple grecque d'un constructiviste allemand des années vingt, mort récemment, Bucholz, je crois. De minuscules et merveilleuses photographies de Moholy-Nagy, chez Octant et Denise René, qui exposent ensemble, coûtent vingt-cinq mille francs. Flatters me signale néanmoins de petits tableaux d'une amie à lui que je connais et dont il aime beaucoup le travail, Camille Revel. Ils ne coûtent que deux mille francs, mais je ne les ai pas vus. Flatters dit aussi qu'on trouve des œuvres de très jeunes artistes à très bas prix. Ma montre s'était arrêtée. Je suis allé au Central en croyant qu'il était onze heures, il était en fait une heure du matin. Une fois là-bas, j'ai bien vu que la nuit allait me dévorer, et je n'ai pas su lui résister : Insolite, pour rien, jusqu'à trois heures. J'ai lu L'Éioge de l'ombre et je me suis réveillé à l'aurore, dans le souci de ce journal et du petit problème le concernant, résolu depuis. Pour parachever le tout, P. est venu taper pour moi un texte pour !'Opéra, et nous avons fait la sieste :.fist-fucking, dont je n'ai guère l'habitude, mais qu'il a pris très bien. À l'instant, coup de téléphone d'un Alain, très bon souvenir d'il y a quinze jours. Rendezvous pour ce soir. Je l'ai prévenu que je n'étais pas trop vaillant. Il m'a dit que lui non plus - parfait. Le combat quotidien, pratique et moral, pour une vie sage, à peu près saine et productive, chez moi, passe par une quantification croissante, obsessionnelle : six centaines de mouvements de gymnastique, push-ups, sit-ups, etc. ; pas plus de dix minutes pour chacune, y compris bien sûr le temps de reprendre souffle entre deux; se lever à neuf heures,
16 être en plein état de fonctionnement à dix heures et demie, toilette et gymnastique faites; courir trois fois par semaine aux Tuileries; travailler de deux heures à huit heures, cinq jours par semaine, au principal ouvrage en cours (Roman jùrieux); ne manger que deux plats à chaque repas, hors-d'œuvre et entrée, ou entrée et fromage; un seul verre de vin à midi, ou peut-être deux; trois le soir, quatre à la rigueur; trois biscuits au petit déjeuner; ne pas peser plus de 65 kg; ne pas sortir tard, dans une boîte, jusqu'à trois ou quatre heures du matin, plus d'une fois par semaine ; une visite supplémentaire au Central est autorisée, à condition qu'elle ne dure pas plus tard que minuit; etc., etc. Mais de respecter plus ou moins tout cela je me trouve très bien : la structure rend heureux, et libre.
Dimanche 6 octobre 1985, midi. Il y a bien entendu un plaisir unique, incomparable, à des étreintes amoureuses d'habitude, dans la tendresse ancienne et la parfaite connaissance réciproque. Il y a un plaisir particulier à des ébats de camarades, répétés à de plus ou moins longs intervalles, affectueux et rieurs. Mais il y a aussi un plaisir unique, incomparable, aux ébats inédits, avec des inconnus, aux premières fais; et encore un plaisir particulier, unique, à la parfaite satisfaction du goût fétichiste, peu importe lequel, les sexes énormes, la surabondance de poils, les muscles, les yeux verts, Dieu sait quoi selon les cas. Une éternité de beau temps présidait à nos joies. Depuis des semaines sur Paris et sur toute la France, pas un jour de pluie. Il fait si chaud qu'on ne peut supporter une veste, un pull-over, les draps la nuit. Un soleil formidable a inondé l'appartement, toute la matinée. France Musique, malheureusement, n'est pas à la hauteur d'un aussi magnifique dimanche; ou plutôt le serait, sans doute, si l'on pouvait l'entendre correctement.« C'est la meilleure radio du monde», m'a dit l'autre jour mon ami Antonio, qui vit à New York, et qui n'est pas particulièrement indulgent aux choses françaises; j'ai été surpris, mais j'ai abondé dans son sens, car c'est pour moi, en tout cas, la plus agréable. Seulement, depuis l'avènement des "radios libres", je ne la reçois plus que mélangée tantôt à Fréquence Gaie, tantôt à Radio Solidarité. Et c'est inaudible. On est renvoyé au disque. C'est une écoute moins instructive, en largeur, parce que l'on connaît déjà ce que l'on va entendre : on n'est pas surpris, on ne s'ouvre pas de nouveaux horizons, on ne fait pas de découvertes, on
17 n'apprend rien. Mais c'est aussi une écoute moins passive, plus enrichissante en profondeur. Hier soir, en attendant Alain, le quatuor de Franck, et deux fois l'Allegro molto final, par le Fitzwilliam String Qyartet (cadeau de Gérard Pesson) ; ce matin, deux fois les Fantasiestücke op.111 de Schumann ; la marche du troisième morceau, Kriiftig und sehr markiert, suffirait à me mettre d'excellente humeur si je ne l'étais déjà. Elle est infiniment plus exaltante que les Marches de 1849, op.76, qui la suivent sur le disque de Karl Engel, acheté jadis pour les Chants de l'Aube, si chers à Barthes, sur l'autre face. Vers de la semaine : Ils sont joyeux, car l'âge éclatant va finir.
Lundi 7 octobre 1985, une heure de l'après-midi Hier soir, comme je regardais à la télévision The Private Lives of Elizabeth and Essex, de Michael Curtiz, avec Bette Davis et Errol Flynn, musique de l'ineffable Korngold, visite, après coup de téléphone, de Denis. Il y a bien entendu un plaisir unique, incomparable, à la parfaite satisfaction du goût fétichiste, s'il existe, et quel qu'il soit. Il y a un plaisir particulier que donnent seuls les ébats inédits avec des inconnus la première fois. Mais il y a aussi un plaisir unique, incomparable, à des ébats de camarades répétés, affectueux, et rieurs; et encore un plaisir particulier, unique, incomparable, à des étreintes amoureuses d'habitude, dans la tendresse ancienne et qui dure, et la parfaite connaissance réciproque. Sur France Musique, ce matin, début d'une série d'émissions, qui promet d'être excellente, d'André Boucourechliev sur la variation. Mais comme toujours, autre poste en surimpression, avec ces accents parigots qu'ont tous les journalistes sur les "radios libres". Dans les silences des Variations II de John Cage nous était promise « la rumeur du monde » : nous avons été servis. De toute façon, mon attention musicale est très défectueuse. Il faut que je me force, par un effort constant, à ne pas penser à autre chose, au bout d'un moment, à ne pas feuilleter le premier magazine qui traîne. C'est ignorance de ma part. Comme je ne connais pas les principes formels de la musique, comme je ne suis pas capable de suivre ce qui se passe, techniquement, dans tel ou tel morceau, d'en apprécier les harmonies, le contrepoint, les combinaisons de thèmes ou de timbres, ce que j'entends ne suffit pas à occuper entièrement mon esprit. Il y a aussi
18 que l'ouïe ne doit pas être, chez moi, un sens très développé car à aucun moment il ne suffit à ma pensée, ni même à ma rêverie. Écoutant la radio, et même, là, des gens qui parlent de choses qui m'intéressent, je ne peux pas ne pas faire autre chose, le plus souvent ouvrir un livre.
Même jour, le soir, sept heures et quart. J'ai oublié de noter ici, jeudi dernier, que ce journal serait sans doute, pour la plus grande part, romain. J'ai en effet décroché enfin, au printemps dernier, après je ne sais pas combien de candidatures malheureuses, le Prix de Rome, qui d'ailleurs, bêtement, ne s'appelle plus comme cela. Je serai donc, pour deux ans, "pensionnaire à l'Académie de France à Rome", à la villa Médicis. J'avais depuis longtemps perdu cet espoir, ayant atteint la limite d'âge. Mais la limite d'âge a été supprimée, et Rome m'échoit quand je ne l'attendais plus. Jack Lang recevait cet après-midi, au ministère, les lauréats, en présence de Jean-Marie Drot, le directeur de la Villa. Le ministre était très aimable, le directeur aussi, et mes futurs camarades aussi ; mais moi pas, sans doute, avec eux, ou en tout cas pas sympathique, j'en ai bien peur, ou, plus précisément, pas sympa. J'ai dû me faire une ennemie, déjà, d'une jeune restauratrice que j'ai vouvoyée alors que d'emblée elle me tutoyait. Rien à faire: à toutes les ambiances communautaires [Interruption, coup
de tél. de Rodo!fa, qui est à l'hôtel de l'Académie, à Rome, justement. je suis très impatient de son retour, dans quatre ou cinq jours, dit-il], à l'esprit "bon copain'', aux intimités forcées, je suis absolument réfractaire, comme je l'étais jadis aux groupes d'étudiants ou aux cercles militants. Le collectif n'est pas dans ma nature. Or Jean-Marie Drot semble avoir l'intention "d'ouvrir les portes" de la Villa, d'encourager la participation des pensionnaires à une sorte d'animation des lieux, d'en faire plus ou moins, peut-être, une espèce de centre culturel français. Comme me l'a dit avec un certain dédain un jeune diplomate en poste à Rome : «
II donne des soirées de la chanson québécoise.
»
Je ne pars pas sans un peu d'inquiétude. Ma vie ici est délicieuse, mais ce n'est pas la raison; d'ailleurs je garde ma chronique dans la revue de l'Opéra de Paris, donc je devrai voir les spectacles et compte venir tous les mois. Je ne crains pas non plus de m'ennuyer à Rome, comme on me le promet : d'abord je ne m'ennuie jamais, et en plus Rodolfo vient avec moi, au moins jusqu'en janvier. C'est la vie à la Villa qui me préoccupe un peu, et d'abord les rapports avec l'administration. Sans
19 qu'elle le sache, ils sont déjà mauvais. Car je trouve qu'elle témoigne de médiocres manières. D'abord, avant même l'attribution, ça a été un télégramme m'enjoignant de paraître devant le jury quelques jours plus tard. On ne m'avait à aucun moment signifié que je devais me tenir à la disposition de la commission et rester à Paris autour de certaines dates. J'étais au fin fond de la Vieille-Castille, dans la sierra de la Demanda, entre Soria et Burgos. Mes amis ont téléphoné dans tous les hôtels de la région pour tâcher de me joindre. La liaison n'a été rétablie qu'à Burgos.J'avais deux jours pour rentrer. Je trouvais que c'était traiter bien cavalièrement les candidats que d'exiger leur entière disponibilité, surtout après la suppression de la limite d'âge : il ne s'agissait plus forcément de jeunes gens, mais aussi d'individus déjà lancés dans la vie, qui avaient une carrière, des occupations, des responsabilités, et qu'on aurait dû traiter plus courtoisement. Le jury, présidé par Soulages, témoigne de beaucoup de bienveillance. Viennent ensuite des semaines de silence. Puis une lettre, d'un lecteur du Nord, qui me félicite de ma nomination à Rome, dont il a eu connaissance par le Journal officiel : c'est ainsi que je l'apprends; et non pas par une lettre ronéotypée, pliée dans une enveloppe en papier kraft, qui me parvient longtemps après. Elle m'annonce l'arrivée imminente du "règlement intérieur de l'Académie de France à Rome"; lequel la suit de près, en effet. Il est draconien. Et la lettre, la première lettre reçue de Rome, contient des phrases aussi gracieuses que celle-ci : « Vous ne pourrez en aucun cas vous présenter à la Villa avant le 15 octobre. » Passe encore pour le fond, c'est la tournure qui est exquise. On n'est pas plus amène. Comme dit mon ami Jean:« Ce ne sont pas de bonnes manières.» O!iant aux lettres polies qu'on envoie soi-même pour obtenir un ou deux renseignements pratiques, s'il faut se munir de ses dictionnaires, par exemple, ou bien s'il en serait mis sur place à notre disposition, elles demeurent sans réponse. Et n'a jamais été communiquée une liste des autres lauréats, qui pourtant eût été bien utile. Voilà l'usage du monde à la française, tel qu'il se témoigne à l'étranger. Tandis que nous attendions le ministre, dans une antichambre décorée par Alechinsky, elle était traversée par des hommes à tout faire en manches de chemise et tablier, qui charriaient des bacs de matière plastique orange. Je n'ai pas compris s'ils portaient de la glace pour un cocktail ou des pinceaux et rouleaux pour des travaux sur le balcon. La seconde hypothèse est plus vraisemblable, car en fait de cocktails ne nous
20 ont été offerts que du jus d'orange et de l'eau minérale. Je parlais avec Jack Lang, avec Claude Mollard, le délégué aux Arts plastiques, avec Soulages, avec un Goux qui n'est pas Jean-Joseph et qui est l'autre lauréat littéraire. Et quand j'ai voulu boire il n'y avait plus rien. Ce n'est pas faute d'attention de la part des hôtes, je suppose, car Lang est extrêmement gentil. Mais alors quelle pauvreté ! *
En allant et en venant, cette après-midi, j'ai vu sur le trottoir, près de chez moi, à l'angle du boulevard Raspail et du boulevard Saint-Germain, devant la banque, les tréteaux et les bonimenteurs d'un mystérieux Institut Schiller, qui incite à lutter contre le Sida et à « mettre les politiciens en quarantaine ». Les gens s'arrêtent, signent une pétition, donnent de l'argent. Il s'agit d'activer la recherche, il s'agit de faire pression sur le gouvernement pour qu'il lutte plus activement contre le fléau; il s'agit aussi d'isoler les malades, professeurs, coiffeurs, dentistes, pour qu'ils ne menacent plus les populations. «
Vous voulez empêcher les coiffeurs de travailler?
- S'ils ont le Sida, oui, bien sûr. Vous savez qu'un dentiste a contaminé 80 % de ses clients ? -
Vous êtes sûr?
-
C'était au Danemark. Vous n'avez qu'à lire les documents ...
»
L'Institut Schiller souhaite aussi que les tests de dépistage soient obligatoires. Je comprends mal ce que c'est que ce groupuscule. ~elque chapelle d'extrême-droite? Mais les passants, qui ne lisent que les premières lignes de la pétition, sans doute, font des dons à ces quêteurs « pour aider la recherche ». J'ai prévenu l'association Aides. Frédéric Edelmann, à qui j'ai parlé, m'a dit qu'il envoyait quelqu'un sur place, pour voir ce qu'il en était. Mais trois minutes plus tard venait la première pluie de l'automne, et "l'Institut Schiller" avait plié bagage.
Mardi 8 octobre 1985, midi. Achevé L'Éioge de l'ombre, le petit livre de TanizakiJunichirô, qui semble connaître un certain succès, ces tempsci, malgré sa couverture un peu triste de vieux livre de classe. Je me demande si Barthes l'avait lu. La première édition française date de 1977. Il aurait sans doute aimé ce qu'a de cavalier la voix, celle de l'auteur même,
21 qui avance au gré de sa fantaisie, ou d'associations d'idées. Il est question de bien plus de choses que le beau titre ne l'implique, et de rien d'autre, au fond, que d'une mélancolie à l'égard d'un monde qui meurt, d'une civilisation qui se perd, de valeurs, surtout esthétiques, qui se dissolvent dans l'ignorance, dans la vulgarité et dans la plate lumière. Et je suis tout prêt, bien entendu, à m'identifier avec cette voix-là, moi qui me sens de plus en plus isolé dans une société où ma langue même n'a plus cours. Qyand il m'arrive de dîner seul dans un restaurant des Halles ou d'aller au cinéma à Montparnasse, je suis horrifié par les conversations de mes voisins, ou tout simplement par leur bruit, par cette façon qu'ont les gens, partout, de parler trop fort, de vous imposer leurs opiriions, leurs phrases, leurs mots. Il n'y a qu'à mon ami Jean que je puisse parler de ces choses, comme hier à dîner. Il est né en 1903 et je me sens, par bien des côtés, exactement son contemporain. J'ai été élevé dans les livres d'enfants de mes grands-parents, parmi les magazines de leur jeunesse. Sous prétexte de sincérité, de naturel, les gens tendent à s'exprimer de la même façon quelles que soient les circonstances et les interlocuteurs. L'autre n'a plus d'influence sur la parole qu'on émet, qui ne reflète plus qu'un moi monolithique, envahissant, fier de sa massivité. Les frontières du public et du privé s'abolissent. On parle à tout le monde comme on parle dans son intimité, ou bien à soi-même, et particulièrement, dirait-on comme à soi-même dans les lieux d'aisance. En témoigne l'irrépressible montée de la merde et des diverses chieries dans les échanges les moins familiers. Si les piétons ne peuvent pas traverser le quai des Tuileries, l'autre jour, à cause du passage imminent de Gorbatchev, une élégante à petit chien, à peu près quinquagénaire, s'en plaint en ces termes à un gardien de la paix, qui n'en peut mais : « Enfin, c'est pas croyable, il a qu'à prendre le métro comme tout le monde, merde ! »
Jean déplore que la jeune collaboratrice qu'il aime beaucoup et qui a soixante ans de moins que lui ne cesse de dire, à la clinique où il est radiologiste, de ceci, de cela et du premier venu, qu'ils sont "incroyablement chiants". Son amie Guilhen, qui a son âge, a quitté précipitamment la maison de famille où elle passait quelques jours, et qui lui appartient, parce qu'elle ne pouvait plus supporter le langage de ses petits-enfants et de leurs amis.
22 jeudi 10 octobre 1985, six heures du soir. Été hier à Rouen, avec Jean et Denis. Jean voulait revoir, au musée des Beaux-Arts, La justice de Trajan, de Delacroix, qu'il n'avait pas vu depuis trente ans; et aussi, plus futilement, la collection des portraits de Jacques-Émile Blanche. Ceuxci, d'un point de vue purement pictural, ne valent pas grand-chose, sauf peut-être celui de Cocteau dans un jardin, qui n'est pas mal. Leur intérêt est ailleurs, et le peintre l'a bien prévu : toute une époque, de Bergson à Max Jacob, de Stravinski à Radiguet en peignoir, de Poulenc à Giraudoux (avec monocle), de Morand à Montherlant. La justice de Trajan est malheureusement très mal accrochée, écrasée qu'elle est entre un Rochegrosse encore plus grand qu'elle, une Andromaque barbare à souhait qui d'ailleurs est assez réussie, dans son genre théâtral, et un Gustave Boulanger gigantesque lui aussi. Non seulement on ne peut pas voir le Delacroix sans avoir l'œil distrait par les deux autres tableaux, qui lui sont perpendiculaires, mais en plus la confrontation attire l'attention sur ce qu'il pourrait avoir, après tout, de commun avec eux. Sans doute n'avait-on pas le choix, pour des questions d'espace, car il ne doit pas y avoir dans le musée beaucoup de salles suffisamment hautes pour accueillir ces mastodontes. Mais on dirait qu'on a voulu ranger côte à côte, tout naturellement, trois "grandes machines", toiles d'Histoire pour le Salon. La justice de Trajan en est un peu dévaluée. Mais la toile sobre et puissante de Boissard de Boisdenier, Épisode de la retraite de Russie, est encore grandie, malgré ses dimensions beaucoup plus modestes, de faire face à tous ces débordements. Là est un art qui rappelle les Espagnols de la meilleure époque, et la rigueur de leurs volumes. On aurait envie de couper en deux l'un des deux Véronèse du musée, Le Christ arrêtant la peste à la prière de la Vierge, de saint Roch et de saint Sébastien. Le haut et le bas sont aussi dissemblables d'inspiration que dans L'Enterrement du comte d'Orgaz, mais la différence, ici, tient aussi à la qualité. D'ailleurs la partie supérieure pourrait être d'atelier, ou bien de la main de Carletto, le fils du maître; tandis que la partie inférieure est superbe, saint Roch et saint Sébastien, au premier plan, encadrant la profonde esplanade d'une ville aux grandioses architectures, sous un ciel bleu sombre. J'ajouterai que le Sébastien est beaucoup moins mièvre et nettement plus sexy que d'habitude. Dans le domaine du sexy bien mâle, le musée de Rouen offre évidemment le fameux Officier de carabiniers de Géricault, tout de même
23 un peu trop bourru, et, plus inattendu, un portrait de Président à la Cour des Comptes, de Thomas Couture. Je ne suis pas devenu gérontophile : ce président-là a fait une rapide carrière, sans doute sur sa bonne mine. Même si l'on ne tient pas compte des charmes austères du modèle, le portrait est de bonne venue, bien structuré et bien peint. Il confirme la bonne opinion que j'ai de Couture, depuis certain portrait du jeune Prince Alonso, qui se trouve au musée de Bordeaux. J'ai constaté avec inquiétude, l'autre jour, que Les Romains de la décadence, très liés à certains émois de mon adolescence, avaient été retirés de leur salon du Louvre ; provisoirement, je l'espère. Les collections de Rouen sont évidemment très riches. Reten\.i par un sombre et bel Orage attribué à Poussin, acheté en 1975 « da~s le commerce romain » dit le catalogue, par les deux Saint Sébastien soigné par sainte Irène, celui de Régnier et celui qui est une réplique de La Tour, sœur de celle du Louvre, par le Luca Giordano, par le Caravage, un peu décevant, par deux beaux Patel, par deux Kalf, par un anachronique Van Everdingen, qui ressemble à un grand paysage romantique américain, j'ai à peine eu le temps de voir Les Énervés de Jumièges, ni, plus grave, le riche ensemble des toiles impressionnistes, sauf le Monet de la cathédrale de Rouen et, en courant, un Caillebotte, quelques Renoir, quelques Lebourg et quelques inconnus de moi, souvent non dépourvus de mérite pour si peu. Le musée lui-même est vétuste, désuet, un peu triste. Barthes disait qu'il faudrait refaire tous les dix ans les traductions des grands textes ; il faudrait aussi revoir, tous les dix ou vingt ans, les accrochages des grands musées, les éclairages, les cimaises. Jean me demandait si je préférais le musée de Lyon à celui de Rouen : je pense que oui. Le musée de Lyon n'est pas bien à la page non plus, mais ses collections sont plus variées et mènent le visiteur un peu plus loin, jusqu'à Bonnard et Matisse, jusqu'à Jawlensky et Gleizes. Rouen a La justice de Trajan, mais Lyon a le Marc-Aurèle mourant. De Rubens, L'Adoration des rois mages est plus somptueuse, comme il se doit, que L'Adoration des bergers. J'aime mieux le Saint Sébastien de Stanzione que celui de Régnier ou que le Bon Samaritain de Giordano, et je crois bien que je préfère, de Véronèse, le Moïse sauvé des eaux de Lyon à celui du Prado ; chose que d'ailleurs j'aimerais bien vérifier.
24 Vendredi 11 octobre 1985, midi. Toujours cet extraordinaire beau temps. Je suis allé à bicyclette, ce matin, aux laboratoires Fournier, boulevard Saint-Jacques, pour me faire faire une prise de sang en vue d'un test L.A.V. Après le précédent examen sérologique, au printemps, Willy Rozenbaum, à la Salpêtrière, m'avait dit que j'avais un sang de puceau. J'aimerais autant n'avoir pas perdu, depuis lors, ma pucellerie. Mais tout est inquiétant, de ce qu'on lit, qu'on voit, qu'on entend, et par exemple cette information, ou plutôt cette rumeur récente, selon laquelle les capotes anglaises pourraient bien être "poreuses" au virus. Poreuses! De nouveau à la F.I.A.C., hier soir, avec Jean et Philippe. Beaucoup de choses m'avaient échappé dans la cohue de l'inauguration, et par exemple un paysage avec un palmier de Jawlensky, de 1914 semble-t-il, qui est certainement pour moi la merveille de la foire, l'objet de fantasme par excellence, comme l'Udalzowa de chez Gmurzynska, l'année dernière. Qy'il est amusant de vieillir! On voit s'opérer des renversements stupéfiants; en soi-même, bien sûr, mais aussi tout autour, dans le climat culturel, la mode, le goût. Qyant à la peinture, à l'art contemporain, je n'ai plus une idée d'aplomb. Mais ça ne m'est pas propre, il ne s'agit pas d'une crise personnelle, c'est dans l'air. Toutes les valeurs se retournent. On a l'impression que tout peut arriver. Par exemple je n'ai rien détesté autant, pendant longtemps, que le De Chirico tardif, qui me semblait l'exemple même du naufrage artistique. Et hier je me suis surpris à aimer assez un Saint Georges et le dragon de Sassu, parce qu'il ressemblait, plus ou moins, de facture, à des De Chirico des années trente, néorubensiens. [Interruption, déjeuner, informations et "Panorama de France Culture": Orson Welles est mort hier.] De Sassu, d'ailleurs, on voyait dans un autre stand une exposition d'œuvres d'avant-guerre, intitulée Gli Uomini rossi, et très achrienne d'inspiration. Indice en ce sens, Sassu était un ami de De Pisis. Les dessins de De Pisis, dont je n'aurais pas fait grand cas il y a dix ans, ou même cinq, je leur trouve aujourd'hui une très nette séduction, corroborée par sa poésie (Angelo sei tu I o mio dolce inaffirrabile I angelo il mare I e la fronda e il vento e l'oblio 1 ).
1. Onze plus un poème de Filippo De Pisis, traduits par André Pieyre de Mandiargues aux éditions Fata Morgana. Mais Mandiargues a tort de traduire ces vers ainsi: Anges toi/ ô mon insaisissable, / mon doux ange la mer, / et la branche et le vent et l'oubli (p. 39). C'est plutôt: Ange es-tu toi-même,/ ô mon doux insaisissable/Ange la mer/ etc.
25 À propos de dessins italiens, on voit à la galerie Krugier, de Genève, deux merveilleux De Chirico, l'un surtout, de 1913, ville métaphysique à peine évoquée, d'une plume distraite. Le stand de la galerie Krugier est d'ailleurs, cette année, l'un des deux ou trois lieux phares de la F.I.A.C. On y trouve de superbes Picasso, dont une gouache sur papier de l'époque des Demoiselles, deux hommes et une femme, plus belle encore que le pseudo-marin du musée Picasso, son contemporain. Mais la partie moderne de l'accrochage, dans un recoin, est beaucoup moins satisfaisante en ce qu'elle offre. Au fond ce qui semble l'essentiel, pour un artiste en ce siècle, c'est de perdurer dans l'être et d'imposer ses signes, quels qu'ils soient: jusqu'à ce qu'ils deviennent consubstantiels à son époque et prennent valeur de référence. L'œuvre, éventuellement, ne sera pas aimée d'abord pour elle-même, mais pour les échos de plus en plus insistants qui la désignent. L'art devient précieux par métonymie généralisée. Il n'est donc presque rien qui ne puisse faire l'objet, à un moment ou à un autre, de radicales réévaluations. On ne peut jurer de rien. C'en est presque effrayant: j'en viens à me demander si un jour je n'aimerai pas Mathieu, ou, pire, Vasarely! et si la résistance que je continue vaillamment d'opposer à Max Ernst, par exemple, contre vents et marées, n'est pas vouée à l'échec. Flatters m'accuse déjà, sans doute à juste titre, de parti-pris buté dans mon hostilité à Giacometti. Il faut pourtant bien mettre la barre quelque part, ne serait-ce que provisoirement; sans quoi l'on finit par aimer Bernard Buffet, ou Leonor Fini. Je ne voudrais pas préjuger de l'avenir, mais j'imagine mal un moment où je deviendrais amateur de Combas, par exemple : si j'avais été tenté de me laisser intimider par son succès, les textes ineptes et d'une crasse vulgarité qui accompagnent ses tableaux récents, inspirés par les chefs-cl'œuvre du Louvre, chez Yvon Lambert, auraient suffi pour me dissuader.
Samedi 12 octobre 1985, trois heures et demie de l'après-midi « Dutourd fait semblant de jouer les beaufs comme un rôle de composition, en espérant faire oublier que c'est sa nature profonde. C'est comme les calembours minables de "Libé" : on en rajoute dans l'à-peu-près pour en faire oublier la platitude. À mon avis, cela n'excuse rien. C'est du faux second degré. » Voilà ce qu'écrit Jacques Julliard dans L'Observateur de cette semaine. Cela me semble très juste. Le "faux second degré"
26 est partout. Copi en donne sur double page des exemples éclatants dans chaque numéro de Gai Pied. Cette fois-ci : douze dessins, monologue de la Dame assise. Un réveil sonne. « C'est le jour de mon dessin homosexuel. » « Faut que je trouve un gag. » « Ha! Ha! Ha! Ha! » « Hé, hé ... » Et elle se rendort. Ce qu'il y avait peut-être de drôle, au début, chez Copi et dans la série de la Dame assise, c'est qu'il n'y avait rien de drôle. On attendait quelque chose qui n'arrivait pas. Il n'y a toujours rien de drôle, mais on n'attend plus quoi que ce soit, et c'est sinistre. Autre cas de faux second degré: G. est un riche homme d'affaires bordelais sexagénaire, antipathique et prétentieux, snob au dernier degré. Sur le tard, il a décidé de se faire une place coûte que coûte dans la littérature. D'une part il tient "table ouverte", comme il dit, pour les écrivains, qu'il reçoit tous les jours à déjeuner au Voltaire, sur les quais, quand il est à Paris. Il ne parle que de lui. J'ai le plus grand mal à me protéger de ses invitations, qu'il réitère éternellement malgré mes dérobades marquées. Gabriel Matzneff, ce qui ne l'élève pas dans mon estime, et bien d'autres, semblent s'y rendre sans trop rechigner. G., d'autre part, publie des romans chez des éditeurs "commerciaux" toujours différents, que sans doute il subventionne d'une manière ou d'une autre. Ces romans sont exécrables, ce qui saute aux yeux, sans même qu'il soit nécessaire de les lire, pour n'importe qui s'intéresse tant soit peu aux lettres. Jean, à qui j'ai passé le dernier, dit s'en régaler, tant c'est une parfaite anthologie de tout ce qu'il ne faut pas faire. Cela n'empêche pas Olivier Mauraisin, qui déjeune ou dîne avec l'auteur, d'en dire le plus grand bien dans le Gai Pied de cette semaine. « Une belle réussite.» Autant avoir écrit, vers 1945, que Florence Foster Jenkins était une Reine de la Nuit incomparable ... (ce qu'elle est d'ailleurs, Dieu merci). G. prétend disséquer sans complaisance la grande bourgeoisie, ses ridicules et ses cruautés, parce que c'est la seule façon admissible de parler de cette classe aujourd'hui. Mais tout ce qui ressort de sa conversation et de ses livres, c'est le culte qu'il lui rend du fond du cœur, et la naïve fascination qu'il ressent à son endroit. Prétendre en dire du mal, puisqu'il le faut bien, ce n'est pas trop cher payer la jouissance exquise d'en parler. C'est de cette manière qu'on a traité pendant longtemps l'homosexualité, et que la presse à sensation traite encore le viol, le crime ou le sadisme.
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Dimanche 13 octobre 1985, trois heures de l'après-midi. Reprise d'Iphigénie en Tauride, hier soir, à l'Opéra, dans la très classique mise en scène de Liliana Cavani, et les beaux décors du théâtre Farnèse de Parme. Hélène Garetti, qui tient le rôle d'Iphigénie en alternance, remplaçait Shirley Verrett, "souffrante" : sa voix est moins belle, mais sa diction meilleure. Il en faudrait plus néanmoins pour rendre compréhensible le texte, dans un opéra de langue française où la musique, elle, est scrupuleusement respectueuse des paroles. On a le plus grand mal à suivre à peu près les échanges entre Oreste (Michael Ebbecke) et Pylade (Thomas Moser), enchaînés et se cherchant des mains dans leur cachot: cette inintelligibilité est d'autant plus regrettable que leur échange est sans aucun doute l'un des grands dialogues achriens de l'opéra;-« la mort même est une faveur, / puisque le tombeau nous rassemble ». Personne ne paraît se rendre compte que l'opéra ainsi conçu, où le texte n'a plus aucune présence et dont il est impossible de suivre directement l'action, est une aberration stylistique, et n'a plus grand-chose à voir avec l'art voulu par Gluck, par Rameau et par tous les autres. Si encore la musique bénéficiait du mépris où gisent les paroles ! Mais comme ses rapports avec le sens, d'instant en instant, sont une de ses richesses principales, elle est appauvrie elle-même par l'effondrement de son partenaire, le texte. On est un peu dans la situation qui fut celle du ballet, il y a quelques décennies, quand la prima donna régnait seule et que le danseur était réduit au rôle de porteur - à ceci près que le texte est bien trop malmené pour pouvoir porter quoi que ce soit... *
Autre question de style : Le Monde ressemble de plus en plus au Bon Marché. Le Bon Marché est un grand magasin classique, avec tous les avantages et les inconvénients qu'il en peut résulter. Certes il était devenu très désuet. Il fallait lui rendre un peu d'éclat. On aurait pu tirer parti de son extrême classicisme, ne rien changer dans la structure mais au contraire la rendre à sa pureté originelle; dégager les escaliers anciens, se débarrasser des ajouts parasites, mettre en valeur la décoration, finde-siècle ici, Art déco là; veiller à ce que les vendeuses, correctement attifées, soient polies et les produits de bonne qualité traditionnelle. On aurait pu au contraire tout changer, se mettre au goût du jour et si possible de son lendemain, se donner la séduction du nouveau, du clinquant, du gai. Mais l'on n'a pris, faute de moyens, peut-être, ni l'un ni l'autre
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de ces partis. On a procédé au coup par coup, modernisant tant bien que mal ce qui devait l'être absolument, tâchant d'imiter tantôt le Printemps et tantôt les Galeries Lafayette, ou bien telle ou telle boutique. Ce qui est nouveau l'est sans conviction, et n'a pour effet que de faire paraître vétuste ce qui est classique, et qui n'est pas maintenu par attachement, croit-on comprendre, mais seulement faute de crédits ou d'imagination. Le résultat, c'est que personne n'est content, saufles fidèles par paresse et les amateurs pervers d'involontaires patchworks stylistiques. Le style de Libération n'est pas pour moi supportable. Mais je l'aime tout de même mieux dans Libération que dans les Sur le Vif de dernière page du Monde. Ce n'est pourtant pas le billet d'humeur de Claude Sarraute qui provoque aujourd'hui, chez moi, cet accès de mécontentement amoureux - car j'aime Le Monde, on l'aura senti-, mais cette phrase d'un article de première page de Pierre Georges sur la "guerre de la limonade" à Marseille : «
Ils flinguent, ils se flinguent, ils se font flinguer.
»
Ç'aurait pu être des dizaines d'autres, jour après jour. Or on n'achète pas Le Monde pour lire cela.
Lundi 14 octobre 1985, quatre heures. À propos de presse: déjeunant seul, hier, d'une salade, à la terrasse de la Rotonde, j'apercevais, en face de moi, le journal du Dimanche, étalé sur le kiosque à journaux. Un titre énorme barrait la première page: L'INCROYABLE MARCHE DU PC SUR L'ÉLYSÉE. On aurait pu croire à une tentative de coup d'État, une réédition communiste des hauts faits du général Roget. Vérification faite, car, saisi, j'ai tout de même acheté le journal, ce qui prouve bien l'efficacité du système, il s'agissait seulement d'une petite manifestation des communistes, menés par Georges Marchais, rue du Faubourg-SaintHonoré, pour protester, une fois de plus, contre le traitement réservé à leur parti à la télévision ... Dans les pages intérieures il était question du congrès socialiste, à Toulouse. Là étaient reproduites en gros caractères quelques paroles du discours de Laurent Fabius : J'EN APPELLE À TOI, LIONEL, À TOI JEAN-PIERRE, ET À TOI AUSSI, MICHEL! Voilà un exemple parfait de la confusion qui va croissant, actuellement, entre le privé et le public. Je suis persuadé que c'est la forme la plus riche d'avenir
29 de la tyrannie. La sincérité, la franchise, le naturel étant les valeurs suprêmes, rien n'est plus louable que d'avoir un seul langage, de parler de la même façon à quiconque et en toutes circonstances. Et comme l'intimité plaît, qu'elle est populaire, elle s'impose à tous, et les ministres parlent des "mamans". Sans doute Fabius s'adressait-il à ses camarades de parti. Mais on ne saurait parler sans abus d'un "petit comité". Les camarades étaient plusieurs milliers, la télévision et toutes les radios étaient là, la presse, en somme les Français. Et Fabius, avant d'être un membre du parti socialiste, se trouve être ces temps-ci Premier ministre. Les tutoiements, les prénoms, n'ont rien à faire, devant le pays, dans la bouche d'un hoinme politique en fonction, non plus que dans celle d'un juge ou d'un simple policier. Le droit exige un formalisme, la démocratie une distanciation, et la liberté, ajouterai-je, une stricte séparation entre la personne et la fonction. Mais rien n'est plus impopulaire. Ce que demande le peuple, c'est que les hommes politiques parlent comme lui, c'est-à-dire qu'ils soient comme lui. Claude Sarraute, qui sent ces choses-là, ne tarissait pas d'éloges sur Fabius, naguère, parce qu'aucun homme politique n'avait un vocabulaire aussi étroit : c'était scientifiquement prouvé. Enfin un homme que tout le monde pouvait comprendre. Il y avait bien encore quelques mots, ici et là, qui ne faisaient pas partie du vocabulaire national minimal de base, mais ils étaient rares, et la chose allait s'arranger. Ne désespérons pas : l'idéal serait bientôt atteint, le Premier ministre s'exprimerait exactement comme le boucher de Saint-Amand-Montrond, Français moyen de rêve. Depuis l'affaire Greenpeace, le "parler vrai" gouvernemental, hélas, a pris quelque plomb dans l'aile.
* Génie de la Bastille, hier après-midi, avec Rodolfo. Les ateliers d'artistes du quartier Saint-Antoine, des rues de Charonne et de la Roquette étaient ouverts au public. J'ai vu ainsi des travaux récents de mes amis Burattoni et Fougue, une superbe photographie prise par Daniel Boudinet au théâtre de Bussang, dans les Vosges, pour la couverture de la revue du T.N.S.; deux pièces de Francis Limérat qui ne le montraient pas sous son meilleur jour, m'a-t-il semblé; de belles sculptures de Vincent Barré; et, chez lui, des peintures de Georges Noël dont j'avais aimé l'année dernière, à la F.I.A.C., les sculptures murales. Mais c'est moins d'un vingtième de ce qui était offert.
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Flatters, excité par le Génie de la Bastille, par la F.I.A.C., par le Festival d'Automne, par l'exposition sur Klee et la musique, à Beaubourg, qu'il dit très belle, et par beaucoup d'autres choses qu'il sent flotter dans l'air, trouve que Paris vit une période très faste. Je me rallierais volontiers à son impression, quant à l'art. Mais je doute qu'une ville et un pays puissent connaître un grand moment de civilisation quand la socialité s'y montre dans un si déplorable état. J'ai peine à croire qu'un art bien raffiné puisse s'élaborer dans un "monde de l'art" qui a tous les aspects d'une pègre. Dans les raides escaliers des cours de la Bastille, les amateurs d'art, qui toute l'après-midi ont suivi les mêmes pistes, se croisaient et recroisaient sans un salut, sans un "pardon", sans un "merci", prétendant tous, sauf liens d'amitié avérés, ne pas se connaître et même ne pas se voir. Et chacun de parler trop fort en public, comme on ferait chez soi, et de dire par exemple, à deux paliers de l'atelier concerné, comme on croise des inconnus qui peuvent être des amis de l'artiste : Ah non, Machin c'est vraiment de la merde, de la vraie merde. Mais tu devrais aller voir Chose, y a des trucs assez valables, etc. » «
L'Événement du jeudi de cette semaine titre gracieusement : C'est la merde. Et dans un autre genre, moins déplaisant, mais très révélateur de l'état culturel de la petite-bourgeoisie régnante, la revue Beaux-Arts, passablement snob pourtant, mais qui n'est pas sans mérite and should know better, donne sa couverture à l'exposition des Reynolds, au GrandPalais, avec ce titre : Sir Reynolds. On imagine que la maquette est passée
devant un certain nombre de gens, à la rédaction : personne n'a rien trouvé à y redire. Sir Churchill, Sir Barbirolli, Sir Van Dyck . ..
Mardi 15 octobre 1985, onze heures et demie du matin. Heureusement que je ne suis pas critique littéraire ! J'imagine qu'il faudrait avoir une opinion sur tous les livres qu'on lit, et il m'arrive couramment de n'en avoir pas; ce qui, évidemment, est peut-être déjà une forme fruste d'opinion. Bien sûr il y a les livres d'évidence admirables ; mais il ne s'en présente pas tous les jours, ni même toutes les semaines, contrairement à ce que voudrait faire croire la critique, qui découvre un génie tous les jeudis. Bien sûr il y a les livres d'évidence mauvais, ou exécrables, et c'est un gros contingent. Cependant, pour ranger quelque volume que ce soit dans cette catégorie, il faut le comprendre, dans les deux sens du terme, parfaitement; voir ce que l'auteur a voulu faire et savoir pourquoi
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il échoue. Si peu qu'un mystère demeure, la répudiation cavalière devient impossible. Le petit livre de Gilles Barbedette, Le Métromane, ne m'a pas paru admirable, je le reconnais, mais je n'ai pas été tenté un instant de le classer parmi les mauvais livres. À quelques rares et très légères distractions de syntaxe près 1 , il est écrit très convenablement et souvent de façon séduisante. Pourquoi n' exerce-t-il pas vraiment, sur moi, une séduction globale? Je n'en sais rien; pour des raisons qui ne mettent pas en cause ses mérites éventuels, mais qui ne tiennent qu'à moi, à nous, à son auteur et à moi, à une différence d"'imaginaire," ou d'érotique littéraire. Je pourrais me forcer à formuler des réserves spécifiques, m'étonn~r par exemple d'une fin linéaire et très classique bizarrement entée sur un texte largement onirique, lui, et suggérant un peu, dès lors un soufflé qui ne monterait pas tout à fait. Mais ce serait sans conviction. Je n'en ai pas, sinon "qu'il faut voir". Le Métromane ne suffit pas, me semble-t-il, à faire de Gilles Barbedette un grand écrivain, ni même un "écrivain'', comme on dit aujourd'hui, encore que si ce n'était que de moi je lui décernerais volontiers ce titre-là, qui n'a pas de sens. Mais si Gilles Barbedette devient un grand écrivain, ou un "écrivain'', donc, il n'aura pas à rougir de son premier livre, et sans doute à ce coup d'essai trouverons-nous alors les charmes d'une annonce, d'une promesse, d'une ouverture qu'enrichira, rétrospectivement, l'opéra.
Mercredi 16 octobre 1985, sept heures et quart du soir. Retourné hier avec Denis au musée Picasso, que j'avais mal vu dans la cohue de l'inauguration, le 24 septembre. L'hôtel Salé est sans doute très beau, mais il se présente sous l'aspect trop poncé de ces bâtiments historiques qui viennent d'être restaurés à tous crins. La pierre nue, trop souvent de remplacement, a l'air un peu bête, sans caractère, sans âge. Qyant au génie de l'architecte chargé de l'aménagement, Roland Simounet, très vanté à la ronde, il ne me paraît rien moins qu'évident. La porte principale est flanquée, vers le haut, d'une cage de verre et de bois dont l'utilité doit bien être immense, encore qu'elle m'échappe, mais dont l'effet est très malencontreux. Le vestibule et le grand escalier ont été tout entiers conçus au XVIIIe siècle pour l'apparat, et pour ménager autant 1. « En garant la Chrysler près du motel de rondins, la boîte de vitesse automatique avait continué de ronronner... etc. »
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de perspectives nobles et belles qu'il était possible; tandis qu'on a par exemple pour spectacle, du bas des marches, à l'entrée des salles du rezde-chaussée, au bout d'une courte enfilade, les vilains casiers de contreplaqué d'un vestiaire. C'est une maladresse de débutant, et le signe d'une mécompréhension totale du Grand Siècle et de ses valeurs, bonnes ou mauvaises. Bien sûr il existait des contraintes de tout ordre. Mais c'est le talent et le métier d'un bon architecte de les faire oublier. On ne cesse de nous répéter que l'hôtel Salé est bien dans la lignée des fastueuses demeures de Picasso, que c'est "sa dernière maison''. Mais Picasso, mille photographies en témoignent, avait avec ses résidences les rapports les plus cavaliers. Il en respectait le volume, les bizarreries, le désordre. Tandis qu'à l'hôtel Salé tout est appliqué, trop restauré, surpoli, et témoigne d'une soumission trop étroite, sans invention, aux mille exigences qu'il fallait respecter, sans doute, mais plus discrètement. Ainsi les belles grandes fenêtres du premier étage sont doublées de panneaux de verre montés sur bois clair qui font "musée" au possible, à mille lieues de l'esprit de Vauvenargues ou de "la Californie". Plus aseptisées encore, plus impitoyablement briquées, sont les salles voûtées du sous-sol, qu'on dirait prêtes à servir de salle à manger pour congrès dans une redoutable hostellerie de campagne. Je veux bien que l'hôtel Salé avait beaucoup souffert, et que sans doute il restait peu de chose de son apparence originelle, mais le passage des siècles, même destructeur, avait aussi son intérêt, dont on aurait pu préserver la trace. Trop de pittoresque, sans nul doute, aurait nui à l'accrochage, et ce n'est pas ce qu'on demande; mais moins d'interventionnisme polisseur, moins d'ordre, moins de carrelages brillants et de plinthes, moins de faux plafonds parasites, de rampes et de bois blonds.
jeudi 17 octobre 1985, sept heures du matin. Manières du trick : que si le trick, avec qui vous ne vous êtes pas endormi avant deux ou trois heures du matin, a demandé qu'on mette le réveil à six heures et demie parce qu'il doit aller travailler, ou à huit heures, un dimanche, pour qu'il puisse prendre son train pour Pago-Pago, il vous semblerait qu'il devrait se lever dès la sonnerie, le plus discrètement possible, et qu'il n'y a pas lieu, de sa part, de vous tourner et retourner gentiment pour bien vous dire au revoir, ni, s'il s'est enfin levé, de vous réveiller une deuxième fois
33 avant de passer la porte une demi-heure après, quand il s'est habillé, qu'il a fait sa toilette, et pris le petit déjeuner que vous aviez disposé pour lui la veille: pas lieu du tout. M'enfin ... Deux excellentes nouvelles, néanmoins. Claude Simon a le prix Nobel. Aucun prix, à quiconque, ne m'a jamais donné un tel plaisir. C'est comme si le monde marchait sur les pieds, pour une fois. D'ailleurs les pauvres journalistes, obligés de parler un peu de vraie littérature au lieu de pistrouille, comme d'habitude, sont tout désemparés et ne savent plus que dire. Aux informations télévisées, hier, la chose a été expédiée en trois minutes. Si Marguerite Yourcenar avait eu le prix Nobel, tout le journal lui aurait été consacré. Et mon test L.A.V. est toujours négatif. Dans les deux cas, c'est la vertu récompensée. . . ~
Vendredi 18 octobre 1985, deux heures et demie de l'après-midi. Lorsque Pierre était enfant, ses parents et lui sont partis pour l'Algérie, où ils sont restés très peu de temps, car c'était déjà la guerre. Ils sont rentrés un ou deux ans avant l'indépendance, avec le flux des "pieds-noirs", de sorte qu'ils ont été associés à eux par leurs nouveaux voisins, dans l'Aude. Les parents avaient acheté, grâce à un argent qui n'avait rien à voir avec "la sueur du burnous", assure Pierre, le plus gros domaine d'un petit village des environs de Narbonne. La famille avait une voiture décapotable rose, ce qui n'était pas de très bon goût, il en convient. Toujours est-il qu'elle était haïe, et lui martyrisé, à l'école. Il arriva, dans les derniers jours de la guerre, que des jeunes gens du village, soldats du contingent, furent tués en Algérie. Et tous les camarades de Pierre lui répétaient que c'était sa faute, tandis qu'on jetait des pierres sur le fameux cabriolet rose.
Lui ne peut pas supporter de retourner dans cette région. Il a horreur de l'accent du Midi. Ses parents vivent la plupart du temps en Espagne.
* Le R.P.R. a couvert les murs du pays d'une affiche horrible. On y voit Chirac serré contre un enfant, sous la légende Vivement la France! Comme si les socialistes, en attendant, étaient un occupant étranger... Et l'exclamation a d'autres implications, à peine plus discrètes, qui sans doute visent l'inconscient des virtuels électeurs de l'extrême-droite; il
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faut les retenir en insinuant, sans le dire, qu'on peut être aussi xénophobe que le Front national : ... La France (aux Français). ..
* Je n'ai eu que le temps l'autre jour, de déverser ma bile sur l'aménagement intérieur du nouveau musée Picasso. Sans doute les salles ontelles été trop rudement adaptées à leur nouvelle fonction; sans doute l'accrochage est-il un peu trop dense; et certes il est très regrettable que les cartouches n'aient pas l'admirable rigueur des cartouches des musées américains, et par exemple n'indiquent jamais les diverses matières (médiums? média?) qui interviennent dans la composition de l'œuvre: huile sur toile, gouache, encre, papier collé, etc. ; ce serait particulièrement utile dans le cas des "assemblages", et de toute façon, c'est une contrainte qui devrait être constamment respectée, ne serait-ce que pour l'instruction des enfants (et la mienne). Tout cela dit, il n'en reste pas moins que l'existence de ce musée est infiniment précieuse. Qyant à évaluer Picasso, le Picasso qui est là très largement représenté, il y faudrait, justement, il y faudra, du temps, beaucoup de temps. Deux attitudes sont possibles. Ou bien l'on considère que l'on ne juge pas de telles œuvres, que ce sont elles qui nous jugent. Picasso, dès lors, ne peut pas faillir : il est de bout en bout génial, et si nous n'aimons pas ceci ou cela, c'est que nous n'en sommes pas encore capables - rendez-vous pris pour l'avenir. Ou bien, et malgré l'expérience qui nous a déjà montrés si changeants, nous nous risquons à des avis, des enthousiasmes, des préférences mais aussi des réserves, ou même des rejets. Voici par exemple Les Baigneuses (M.P. 61), petit tableau peint à Biarritz pendant l'été 1918. Viendra-t-il un jour où je verrai dans cette toile autre chose que ce que j'y vois aujourd'hui, la médiocre pochade, un peu naïve, d'un décorateur pour restaurant balnéaire ? Décorateur, Picasso? et, surtout, "naïf"? Cela ne peut pas être. Il n'empêche que c'est un bien méchant petit tableau. La signature seule le rend troublant. De toutes les "périodes", celle qui m'est la plus étrangère, c'est celle du début des années trente, celle des grandes baigneuses minérales à moignons, Figures au bord de la mer (M.P. 109) ou Femme aufauteuil rouge (M.P. 138). Il est vrai que ces tableaux-là sont presque contemporains, à deux ou trois ans près, du beau Nu dans un jardin (M.P. 148) de 1934... Mais d'autres doutes s'insinuent. Le Grand Nu au fauteuil rouge (M.P. 113) mérite-t-il bien la place d'honneur qui lui est réservée, au bout de la
35 principale enfilade ? Ou bien, plus fondamental, car touchant à la pâte, à la matière picturale même : qu'est-ce que le Paysage aux deuxfigures (M.P. 28, 1908) auprès de son contemporain exact, La Route près de /'Estaque, de Braque, au musée d'Art moderne de New York? Non, décidément, le peintre, l'œuvre globale, n'est pas une unité d'appréciation satisfaisante, quel que soit le degré de génie, ici patent, de l'artiste envisagé. C'est tableau par tableau qu'il faut se prononcer. Et encore! C'est compter sans le goût fétichiste, les "parties de plaisir", la volonté d'extraire, le désir focalisé, souvent, vers un seul point de la toile, dont tout le reste nous indiffère, ou même nous déplaît. C'est compter aussi sans l'humeur, les circonstances, la variable acuité du regard. J'avais été déçu, à la fin de septembre, par Claude dessinant, Françoise et Paloma (M.P. 209, 1954); et ce tableau-là m'a semblé, mercredi, merveilleux. Ne s'inscrit-il pas, autant que L'Atelier de "la Californie" (M.P. 211, 1956), dans une série supposée d'hommages à Matisse ? Prenons date. Mes salles favorites, aujourd'hui, ce sont celles où les Demoiselles d'Avignon font figure, hélas, d'Arlésienne, avec le Buste de marin (M.P. 15), curieusement donné, aussi, comme un buste de femme; celle du cubisme, des assemblages et des papiers collés ; celle aussi des années néo-classiques. Elles débouchent sur le sanctuaire de la Donation Picasso, où règnent trois Cézanne parmi les plus beaux qui soient. Lorsque la Donation était exposée au Louvre, on pouvait la voir d'un seul coup dans son entier. À l'hôtel Salé, elle a été victime d'une partition entre deux étages. La qualité, semble-t-il, n'a pas été le critère d'admission à l'étage noble, car c'est au second qu'on peut voir les curieux paysages de montagne de Matisse, ses Tulipes et huîtres sur fond noir de 1943, le très beau Balthus, la Petite jeannette de Corot et surtout, à mon gré, le Paysage de Gauguin qui naguère voisinait sans en pâtir, et c'est beaucoup dire, au Louvre, avec la fière cheminée d'usine de La Mer à /'Estaque, de Cézanne.
Lundi 21 octobre 1985, six heures du soir. Été hier, avec Jean, Rodolfo et Flatters au musée du Prieuré, à Saint-Germain-en-Laye, pour voir, justement, l'exposition organisée par Marie-Amélie Anquetil, Le Chemin de Gauguin. Elle est superbe. Lorsque Denis et moi visitions, il y a un ou deux ans, les salles hautes du Louvre où était entreposée la collection Picasso, il était tombé
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en arrêt devant le Paysage. Je partageais entièrement son enthousiasme, mais je jugeais tout de même, bien cuistrement, que ce tableau ne pouvait pas être mis sur le même pied que La Mer à !'Estaque, ni bien sûr Gauguin sur le même pied que Cézanne. Je ne renie pas dans leur principe ces classements d'excellence, faciles à critiquer, mais qui ont le mérite de contredire efficacement la molle tyrannie "des goûts et des couleurs", où se perd toute échelle des valeurs et toute conscience de leur détermination sociale et culturelle. Cézanne est incontestablement un plus grand peintre que ... , que ... , en tous cas que le pauvre Maurice Denis, ex-résident du prieuré de Saint-Germain-en-Laye et malheureux hôte, donc, de ces belles expositions temporaires, dont son œuvre est fatalement écrasée. Je continue de penser que Cézanne est un plus grand peintre que Gauguin, certes; mais je dois dire que l'écart, tout en demeurant sensible, se rétrécit dans mon esprit. Flatters disait hier que décidément il n'avait pas une immense admiration pour Gauguin; moi si, et qui va croissant. Elle s'est emballée hier sur ce tableau qui vient de Strasbourg, une Nature morte avec gravure d'après Delacroix (cat. 346), dont la somptuosité de coloris, de composition et surtout de matière picturale me paraît digne des plus beaux Cézanne du même genre. Rien n'est beau comme les toiles de Gauguin, au sens étroit : très grosses toiles rugueuses aux mailles épaisses dont le pinceau n'atteint pas les profondeurs. Portée sur cette surface inégale, la couleur n'imprègne que les sommets. Il en résulte, dans les plus beaux verts, dans les jaunes les plus éclatants, ici ceux des citrons, au premier plan, dans les bleus les plus profonds, ceux de l'admirable bouteille, à mes yeux le punctum même du tableau, la présence, si j'ose dire, d'un vide : or ce vide, paradoxalement, c'est la matière; ce sont les redans du tissu grossier, minuscules et innombrables cavernes, réserve d'obscurité d'où se puise toute la subtilité de la lumière. Même au cœur des plus vifs chatoiements, comme parmi les feuillages et les fleurs fauves du premier plan, dans le Paysage du musée Picasso, c'est toujours dans l'épaisseur textile que le génie du coloris trouve sa pleine poésie. Comme si souvent dans l'art moderne, qui va suivre, c'est la matière qui est songe, vertige, jouissance. Et c'est une raison de plus pour déplorer le refoulement dont elle fait l'objet, à l'hôtel Salé, sur les cartouches. S'exprime là une mécompréhension, qu'on pourrait sans rire, pour une fois, appeler idéologique, de l'un des traits essentiels de l'art du xx_e siècle, son intérêt passionné pour son propre matériau, passé du rôle d'instrument à celui d'artefact.
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* Madame Simone est morte à la fin de la semaine dernière, à cent huit ans. Samedi soir, comme nous roulions vers Abbeville pour y voir le spectacle lyrique monté par Denis pour des enfants, Cendrillon, Jean nous a éblouis, Rodolfo et moi, d'un long monologue biographique où ne manquait pas un épisode de la carrière de Simone "ex-Le Bargy", comme dirent un moment les affiches du théâtre, paraît-il : pas même les petits déjeuners conjugaux où Le Bargy, justement, ce mufle, indignant la France entière, disparaissait derrière son journal déployé. Cela circa 1905, j'imagine ; et nous n'étions encore qu'à Beauvais ... 'i
Coïncidence j'ai rencontré cette après-midi, comme je faisais mes dernières courses, un garçon; marocain, je crois bien, dont le nom m'échappe mais qui avait écrit, il y a sept ou huit ans, donc, un livre intitulé Le Jour où Madame Simone eut cent ans 1 . *
Denis a remporté un triomphe avec son Cendrillon. Bien entendu il est passé directement, non, en un acte, de l'angoisse à la surexcitation, et il n'a plus en tête qu'un autre projet, secret et dix fois plus ambitieux.
Grenoble, mardi 22 octobre 1985, onze heures du soir. Merveilleux après-midi, aujourd'hui, sur l'autoroute, avec Rodolfo : les paysages de Bourgogne, sous les couleurs de l'automne, s'étaient pris d'une somptuosité tout américaine. On se serait presque cru dans ces profondeurs de Nouvelle-Angleterre où les arbres paraissent plus grands que n'importe où ailleurs dans le monde, les couleurs plus vives et chaque saison mieux elle-même. Vers cinq heures, un énorme soleil rouge se couchait sur un étang déjà diffus, près de Beaune. La nuit s'est présentée d'abord comme un progressif embrumement ouaté. De lourdes traînées blanchâtres, épaisses et molles, se répandaient sur les champs, dans une lumière qui vacillait. On aurait dit l'invasion de la campagne, des prairies, des cours de ferme, des bords de Saône, par un lent déferlement de foutre pur. Sitôt quitté Paris, la radio est devenue superbe, et l'est restée des heures durant, à l'unisson de notre allégresse, la soulignant. France Mu1. Salim Jay. (N.dE.)
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sique, qui m'est gâché chez moi, heure après heure, par Radio Solidarité et par la gloire célébrée de Jacques Chirac, nous parvenait d'impeccable façon comme nous roulions vers le sud à cent cinquante kilomètres à l'heure. C'était d'abord la sonate de Lekeu, très aimée, puis Suzanne Danco interrogée entre la diffusion d'enregistrements anciens, de Venise aux Roses d1spahan, de L'Absent jusqu'à Sur les Lagunes. Plus tard Dominique Jameux, qui ce matin parlait de Berg, faisait entendre Horowitz, sa Polonaise Fantaisie, une de ses rhapsodies de Liszt et son hallucinante Marche de Radetzky. C'est finalement au son du Week-end d'Ivo Malec que la Bourgogne du sud fut submergée sous la semence du soir. Audelà de Lyon, il fallut changer de poste. Mais nous étions sous une heureuse étoile, et le regard d'une jeune lune. Gabriel Matzneff évoquait les amours de La Rochefoucauld et de Mme de Longueville, parmi les belles amies de Port-Royal; cela sur France Culture, et plus de culture dans la voix, la langue ni le propos s'imagine mal. On ne pouvait rester bien longtemps, malheureusement, parmi tant d'élégance ni tant de science. Tout s'est gâché. Un acteur québécois a débité de la plus désastreuse façon, sans témoigner le moindre sens de la prosodie française, une tirade d'Andromaque : il était presque aussi mauvais, dans ce domaine, qu'un acteur français. Au bord de l'autoroute, des panneaux hideux, d'une vulgarité sans nom, signalaient les mérites de l'Isère. Nous avons bien saisi au vol, encore, quelques paroles de mes amis Poirier qui s'exprimaient de Grenoble, apparemment, mais un conservateur local, ou critique d'art, s'est mêlé de parler de leur œuvre en des termes si laids que tout ce qui nous restait de plaisir à l'écoute s'est rompu pour de bon : assez hallucinant. Picasso était encore sur le tapis, hier soir, lors d'un dernier dîner à la Rotonde. Pour Jean ce ri était pas un grand coloriste, et moi je trouvais sa pâte souvent faible. Sa défense, par Flatters, passait par un paradoxal détour: Picasso à l'entendre, n'avait jamais peint un grand tableau. Vives protestations de notre part. Nous n'en demandions pas tant! Et les Demoiselles d'Avignon, alors! et ceci, et cela... Bien sûr, bien sûr, reprenait F., j'exagère un peu. Mais ce nest pas tel ou tel tableau qui fait la grandeur de Picasso, c'est l'ensemble de l'œuvre, c'est un type unique, sans précédent, de rapport à l'œuvre, au temps, à la rapidité, à la quantité. Il ne jetait rien. «
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Oh si, quand même ...
39 - Presque rien, en tout cas comparé à Matisse qui travaillait comme un fou sur chacun de ses projets, corrigeait sans cesse, et jetait, jetait. Tandis que Picasso, au fond, s'intéressait autant à ce qui n'était pas réussi qu'à ce qui l'était, et pour nous, chez lui, c'est aussi intéressant. C'était le geste qui comptait, la participation, la masse du travail, etc.» Mais Flatters parlait surtout pour lui-même. *
Insolite, dimanche : à l'avant-dernière heure de l'avant-dernier soir, un énigmatique sourire.
Turin, hôtel Patria, mercredi 23 octobre 1985, minuit et demi. La salle d'art contemporain, au musée de Grenoble, est véritablement cauchemardesque. Il faut imaginer une longue et large galerie, très haute, coiffée de successives coupoles comme les nefs des cathédrales de Périgueux ou de Cahors. Ce sanctuaire est peint de rouge pompéien, et il est orné de peintures à fresques qui représentent les Arts et leurs Héros. Mais tout cela ne serait rien. Plus bas, tout alentour, court une gigantesque composition vernissée de Dewasne. Et c'est là-dessous que de modestes cimaises basses portent un ou deux Sam Francis, des Brice Marden, des Oppenheim, un Wesselmann, un Renouf et même un dessin de Twombly. Au centre se désespère un Sol LeWitt. Tout le musée de Grenoble est de cet acabit. On ne sait s'il faut s'extasier de ses collections, qui comptent parmi les plus riches de France, ou se désoler de leur présentation, qui est déplorable. Le bâtiment lui-même est un de ces vastes temples de l'art comme la Troisième République a eu le mérite d'en construire tant. Il pourrait faire bonne figure encore pour peu qu'on lui donnât sa chance. Mais on s'épuise à le cacher, à le faire oublier, sans le moindre espoir, bien sûr, d'y parvenir. C'est toujours la politique qu'on pourrait dire "du Bon Marché". Le vestibule est un lacis de praticables se faisant la nique. Le visiteur, quand il a surmonté cette première épreuve, atteint pour récompense les galeries principales, hautes et rouges. Elles ont eu un style. On les en a privées à force de panneaux blancs laqués, en leur milieu, qui les renvoient à un statut de préau d'école à la veille d'élections cantonales. Qye les toiles soient admirables, et beaucoup le sont, ne suffira pas à secouer la tristesse et la
40 laideur des liewc. Abîmons-nous plutôt dans ce Watteau si beau, tellement "école française", quand bien même il n'aurait de Watteau que le nom. Un jeune homme qui passait, avec cinq petites filles, s'est plaint de ne pouvoir voir les Matisse de l'étage. Nous nous sommes engouffrés dans sa doléance. La collection Agutte était fermée au public, faute de gardiens. Gentiment, on a bien voulu nous la montrer, mais la visite, dans ces hauteurs, fut au pas de course: juste le temps d'aimer des Cyprès à Cassis, un Derain de 1907, un Marquet, un Camoin peut-être, un Doré, dewc Fantin et même un Delacroix. Dominique Fourcade, le poète, est l'auteur de la jolie plaquette sur Matisse au Musée de Grenoble. Me pardonnerait-il? Je ne sais même plus si j'ai vraiment vu, ou non, le Nu assis de 1909. Tout ce qui m'en reste dans l'esprit, c'est une carte postale. Encore heurewc que nous ayons pu contempler plus à loisir, en bas, L1ntérieur aux aubergines, et L'Ailée à Clamart.
* Cette statue de Turin, je commençais à craindre de l'avoir rêvée. Longtemps, j'avais été sûr de l'avoir vue, à treize ou quatorze ans, avec mes parents, sur une place immense, comme nous arrivions dans la ville une nuit de pluie battante et cherchions désespérément un hôtel, en vain. Ces derniers temps, un doute m'avait pris. Existait-elle vraiment? Jamais je ne l'avais retrouvée, et le souvenir que j'en avais, aussi, était par trop invraisemblable : celle d'un héros, un cavalier, surpris par le sculpteur au moment de sa chute. Sa monture ne tient plus sur ses jambes, lui-même est déjà loin de sa selle. La fatigue, la nuit, l'orage, la jeunesse : ewc seuls avaient pu concevoir un tel sujet, let a/one l'exécuter. . . Eh bien non ! Ce soir, j'ai retrouvé mon cavalier désarçonné. C'est Ferdinand de Piémont, duc de Gênes. Il orne la place de Solferino, mais c'est à la bataille de Novare qu'il avait su montrer, comme l'affirme à peu près le socle, « ce que peut la valeur contre l'adversité».
Parme, vendredi 25 octobre 1985, neuf heures et quart du matin. Je voulais revoir Rivoli et son nouveau musée d'art contemporain, déjà visité au printemps avec Denis. C'était la raison principale de l'étape de Turin. Par coïncidence il s'est trouvé qu'on inaugurait hier, à Rivoli, plusieurs expositions nouvelles, dont un accrochage de quatre grandes pièces
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de Gilbert & George, Lift, Death, Hope, Fear. Gilbert et George étaient en ville, nous les avons attendus, nous avons participé avec eux au dîner qui était offert dans une des salles du château, sous une merveilleuse immense voûte de brique. Rivoli pourrait bien être, en Europe, aujourd'hui, le plus beau musée d'art contemporain, moderne au sens le plus strict, puisque la plupart des pièces exposées, presque toutes, ont à peine deux ou trois ans d'âge. Un beau petit Twombly de 1963 fait figure, déjà, de très lointaine référence. Il est l'œuvre exposée la plus ancienne du château. Du château lui-même il faut parler, bien sûr, parce qu'il est Uij élément capital de l'extraordinaire réussite de l'ensemble. L'endroit, à trois ou quatre lieues de Turin, sur une éminence très marquée, est un très ancien fief de la maison de Savoie. Juvara fut chargé, en 1717, d'édifier là un somptueux palais. On voit la maquette de son projet, ainsi qu'un grand tableau le représentant, au palais Madame, à Turin. De ce qu'il avait conçu, avec sa coutumière ampleur de vue, un tiers à peine fut édifié, une seule aile. Là où devait se construire l'autre, des bâtiments plus anciens demeurent, ruines en avril dernier, d'où sortaient des arbres, et qu'on est en train, maintenant, de dégager et restaurer. Du corps central n'existe que l'élévation du rez-de-chaussée, colonnes et pilastres ne supportant rien, arcs béants, formidable leçon d'architecture, et qui feraient un décor idéal pour Andromaque ou pour Phèdre.
À droite de ce vestibule à ciel ouvert, le monument tel qu'il se dresse, presque sans parure extérieure, est déjà colossal, très haut. On le voit de partout à la ronde. Il était en piteux état. Mais sa restauration, et surtout son adaptation à ses fonctions nouvelles, sont à mon avis exemplaires. Tout ce qui subsistait a été scrupuleusement conservé, mais rien n'a été reconstitué. Qyelques salles avaient été décorées au XVIIIe siècle, avec une richesse et une finesse extraordinaires, un sens de la démesure auprès de quoi l'esprit français de la même époque,je l'ai toujours pensé, paraît pataud. Autant poser cela d'emblée, en arrivant dans ce pays : le génie de l'architecture, pour moi, à partir de la Renaissance et pour longtemps, est italien; le reste n'est que variations plus ou moins heureuses. L'art du volume, autant dire de l'espace perdu, n'est pleinement maîtrisé qu'ici. Presque chaque artiste, à Rivoli, dispose d'une salle entière. Mario Merz, Paolini, Daniel Buren ont procédé à leurs installations parmi les
42 lambris somptueux et délabrés, mais propres, des salons. Richard Long a tracé un grand cercle de pierre du Piémont sur un carrelage de marbre noir et blanc, dont certaines figures, parallélépipèdes bicolores extraordinairement complexes, évoquent des Sol LeWitt, d'ailleurs présent à deux pas. Gilbert & George, il faut le reconnaître, n'étaient pas trop contents, eux, de la salle qu'on leur avait attribuée. « We don't like to compete with ail those other things on the walls », disaient-ils en montrant les frises diverses qui surmontaient leurs quatre grands panneaux. Peut-être pourront-il déplacer leurs œuvres, et les installer, puisque ces espaces-là ont leur préférence, dans les salles de l'autre genre, entièrement blanches, elles, et sans ornement parce qu'il n'en restait pas, ou qu'il n'y en avait jamais eu. Tout a été repeint, les murs ont été aplanis, mais à cela près aucune adaptation particulière n'a été réalisée. Pas de faux plafonds, pas de plinthes parasites, pas de panneaux de verre en rajout. Il a fallu construire un escalier moderne, d'ailleurs assez réussi, dans un immense volume vide où fonctionne aussi un très nécessaire ascenseur. Mais le château et ses salles ont été laissés à ce qui leur restait de puissance et d'éloquence, et qui est énorme. Les immenses fenêtres, innombrables, ouvrent sur le vieux bourg de Rivoli, sur les terrasses de villas désuètes où les arbres, ces jours-ci, regorgent de pourpres et d'ors, sur la vilaine banlieue plate de Turin, sur la grande ville au loin, sur la plaine du Piémont, cernée vers le nord de montagnes bleues, assez proches. Rudy Fuchs, l'homme d'Eindhoven, grand consultant de tous les côtés, à travers l'Europe, pour tout ce qui concerne l'art d'aujourd'hui, appelé à Turin pour être le grand ordonnateur du projet, a renié tout puritanisme moderniste. Il a offert aux artistes de son choix, et son choix est bon, un lieu d'une force incomparable, qu'il n'a pas cru devoir émousser pour leur bénéfice. Tout le monde s'en trouve bien, Rivoli, Turin, Juvara, l'Italie qui possède là désormais son principal musée d'art moderne, les artistes eux-mêmes, et les visiteurs 1.
À la galerie Sabaudia de Turin, hier matin, j'étais complètement saoulé de peinture. Le palais est de Guarini, il menace ruine. Le grand escalier pourrait bien s'effondrer, paraît-il, les visiteurs ne sont admis que comptés. Il s'en présente peu. On les fait gravir, par derrière, des marches sombres, innombrables et poussiéreuses. Ils doivent dépasser de trois ou quatre paliers encore, presque dans la nuit, le fameux musée d'égyptolo1. Il semble néanmoins que les installations de Rudy Fuchs à Rivoli aient eu un caractère provisoire.
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gie. Mais ils arrivent alors, à leur grande surprise, dans de belles salles modernes, propres et bien éclairées. À cause de l'accès spécial en usage ces temps-ci, nous avons commencé par les Flamands.Je crois n'en avoir jamais vu tant, ni de si beaux, en Italie. Puis un autre escalier mène aux Véronèse, ou plutôt aux Caliari, car, exception faite du Repas chez Simon, entièrement autographe, toute la famille et l'atelier ont dû se mettre à ces grandes toiles, Reine de Saba ou Découverte du corps de Moïse, encore, qui d'ailleurs n'en souffrent guère. Ma fringale est telle, en ce moment, que je ne pourrais donner ici que de fastidieuses énumérations. Je me contenterais d'un ou deux emballements, pour des fleurs d'Abraham Mignon ou pour la robe bleue d'une femme assise, vue de dos, dans un Renllud et Armide de Van Dyck, qui pourrait bien être plutôt Amaryllis et Myrtille, deux cartouches, l'un sur le tableau, l'autre à côté, n'étant pas d'accord.
Orvieto, hôtel Italia, onze heures du soir. Le musée de Parme est dans une bien triste condition. Les toiles y sont pour la plupart si poussiéreuses et sombres qu'il est très difficile de s'en faire une idée. Le portrait de Clément VII par Sebastiano del Piombo, par exemple, le verrait-on reproduit, paraîtrait certainement un superbe tableau. Mais, face à lui dans l'ombre où il se tient, on ne distingue qu'une noirceur presque égale et une texture de vieux carton bouilli. Qyel plaisir sensuel pourrait-on bien tirer d'œuvres dans cet état, que la reproduction photographique appauvrit à peine et finit par flatter, même, car elle vieillit moins vite? Le Corrège règne sur les lieux. Ses tableaux à lui sont plus frais, mais ils sont présentés sous verre, ce qui les pare d'un éclat tout artificiel et nuit à une véritable appréciation. On comprend parfaitement la gloire immense dont a joui ce peintre, et non moins l'espèce de semi-discrédit où il est tombé. La technique est superbe, la construction savante, la couleur riche. Cet art est même en avance sur son temps, il annonce les Bolognais, les baroques et le meilleur Van Dyck; mais le pire aussi bien, hélas. Il y a là une mollesse, une fadeur dans les visages, une mièvrerie dans l'expression dont le goût actuel peut mal s'accommoder. Dans les fresques de la cathédrale et celles de l'église Saint-Jean-Baptiste, cette complaisante joliesse se combine avec un gigantisme vaguement michelangélesque : le résultat est plus distrayant qu'émouvant. Mon ami Maximilien Odello m'avait envoyé il y a presque vingt ans une carte postale que je possède encore. Elle représentait un ange à l'armure rouge, debout devant une ville fortifiée sur une colline. C'était un détail d'un tableau de Cima de Conegliano, Madonna con Bambino e
44 Santi, que j'ai découvert à Parme avec beaucoup de surprise et un grand respect. La galerie principale abrite une accumulation de toiles réfugiées de salles en cours de restauration, peut-être, et bien sûr on les voit très mal. Il y a là un Greco inattendu, un Tintoret, de grands Ricci passablement tiépolesques, une Suzanne et les vieillards du Guerchin qui est peu de chose auprès du tableau de ce titre et de cet artiste qui est au Prado, des Bellotto, et deux œuvres très frappantes d'artistes inconnus de moi, un]oseph vendu aux marchands, par Giovanni Andrea De Ferrari, et surtout une Déposition d'un certain Vincent Malo, né à Anvers et mort à Rome en 1649, qui baigne dans une belle lumière titianesque.
En fait nous étions venus à Parme pour voir le théâtre Farnèse. Cavani et Frigerio n'en ont reproduit, pour leur décor d'Iphigénie, qu'une partie assez étroite, le centre supérieur de l'hémicycle, très palladien. Les entours de la scène sont presque aussi beaux. Tout est en bois, et c'est tant mieux, car le théâtre a brûlé sous les bombes, pendant la dernière guerre, et il dû être reconstruit presque entièrement. Le bois a en soi une sorte d'ancienneté sans âge qui rend beaucoup moins pénible la reconstitution. L'endroit possède une force étonnante. Nous y étions seuls avec la gardienne transie, dans une pâle lumière d'hiver. Étrangement, après l'été français qui n'en finissait pas, nous trouvons ici le froid, la précoce nuit, la solitude. Orvieto s'est déjà recroquevillée pour la mauvaise saison. Dans les ruelles, âme qui vive. Au restaurant, un seul autre dîneur et un gros chat, d'une xénophilie affectée. Au sortir de table, la place du Dôme était glaciale. Mais j'aime ce sentiment d'aimer les villes et les choses le dernier, quand la vie s'en est presque retirée.
Rome, villa Médicis, dimanche 27 octobre 1985, sept heures du soir. Nous sommes arrivés ici hier, un samedi, en fin d'après-midi, et ce n'était pas le meilleur moment. Personne pour nous accueillir, bien sûr. J'avais téléphoné la veille, de Parme, pour nous annoncer. Une enveloppe à mon nom nous attendait à la "porterie". Elle contenait une petite clef, mais ce n'était pas la bonne.
Les premières impressions sont fortes, mais plutôt mélangées. Dans mon culte ancien pour la villa Médicis, la vue qu'on doit avoir depuis ses fenêtres tenait une grande place. J'imaginais Rome étendue sous le
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regard, au soleil couchant. Il n'y aura rien de tel. Notre logement est au fond du parc, près de la Porta Pinciana. C'est la moitié d'une petite maison d'un vieux rouge passé mélangé d'ocre, serrée parmi les arbres. Nous échoient une entrée, une petite cuisine, et une seule grande pièce, très haute de plafond, avec une mezzanine et une salle de bain. La vaste baie à l'est : soleil du matin, entre les branches tout proches. On est bien loin de l'espèce de suspension enchantée dont j'avais rêvé. Mais la maison est assez jolie, comme celle d'un garde-chasse au fond des bois, ou d'un jardinier chez Mozart ou dans la comtesse de Ségur. Elle fait une retraite silencieuse presque inconcevable à cinq minutes à pied de la place d'Espagne. En hiver, cernée par les arbres, mal orientée à mon goût, elle doit être un peu triste. Mais bien sûr à peine en sort-on qu!on a tout autour de soi l'un des plus beaux parcs de Rome, c'est-à-dire du monde. Lui, par exemple, il est bien suspendu au-dessus de la ville, la dominant de toute part de ses bassins, de ses fontaines, de ses statues antiques et de ses pins parasols. Certaines terrasses, celles-là mêmes qu'a peint Vélasquez, surplombent les parterres. Elles commandent d'épais taillis, d'où s'élèvent encore, d'une centaine de marches raides, un inimaginable belvédère, qui pourrait bien être le point le plus haut de la ville. Je n'en avais pas soupçonné l'existence. L'un des principaux problèmes des pensionnaires, c'est le bruit. Le jardin est grand, mais il est assez étroit, sauf dans la partie où nous sommes. La villa elle-même et les pavillons qui sont du même côté qu'elle sont proches du viale della Trinità dei Monti, où la circulation, dans la journée, est intense. Mais ce n'est rien auprès de la voie expresse qui traverse les jardins de la villa Borghèse et qui passe au pied des antiques murailles, juste au bout des pelouses à la française de la villa Médicis, à cent mètres du portique d'honneur. Certains ateliers sont installés dans les tours de ces murailles, juste au-dessus de cette autoroute. Le vacarme doit y être infernal. Il est à peine moindre dans les pavillons récents, dénommés, paraît-il, "Sarcelles", qui sont un peu plus à l'est et qui sont dévolus de préférence, semble-t-il, aux gens mariés. Qyant à la question du bruit, je suis donc, à premier coup d'oreille, un grand privilégié. La ville n'est qu'une vague rumeur, très supportable. Et le mur qui nous sépare de nos voisins, dans notre pavillon perdu, doit être très épais, car nous ne les entendons pas. J'éprouve donc le sentiment contradictoire de jouir d'avantages inouïs, à la fois, et de faire l'objet de négligences, voire de grossièretés,
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presque inimaginables. J'ai déjà noté ici mes premières récriminations quant aux services administratifs de la villa Médicis, qui n'avertit pas qu'on doit être à Paris à telle période pour comparaître devant tel jury, et vous convoque impérieusement quatre jours à l'avance; qui ne vous prévient pas que l'on est lauréat, sauf des semaines après la décision; qui ne vous communique pas la liste de vos futurs collègues ; qui ne répond pas aux lettres et qui en envoie d'extraordinairement déplaisantes : « Vous ne pourrez en aucun cas etc. » Bon. Bien des indices fâcheux confirment ces premières impressions de mauvaise grâce. La personne à qui j'ai parlé au téléphone vendredi, de Parme, une jeune femme peut-être, était aimable. Elle m'a dit que nous nous verrions lundi, c'est-à-dire demain matin. Le portier était gentil, malgré la réputation que lui font Flatters et d'autres, déboutés par la loge quand ils voulaient visiter les jardins; et le préposé au bar, qui nous a dirigés vers notre maisonnette et qui a réglé le problème des clefs, l'était aussi. Mais à notre arrivée, pour ainsi dire pas de lumière. L'ampoule était grillée. On nous avait annoncé une feuille d'indications pour se servir du téléphone : absente. La bouteille de gaz de la cuisinière était vide : même pas de quoi se faire chauffer un peu d'eau pour le petit déjeuner, ce matin. Le moins qu'on puisse dire est que l'on ne se sent pas chaleureusement accueilli. Et à propos de chaleur: il fait très froid, sous ces plafonds d'atelier hauts de cinq ou six mètres. Le chauffage ne fonctionnera que le premier novembre. Il paraît que tous les ans l'administration se fait tirer l'oreille sur ce point, et sur plusieurs autres. Car il semble exister, entre les pensionnaires et elle, tout un contentieux, qui a pris des formes assez vives l'année dernière. Pour essayer de régler certains des problèmes les plus urgents, j'ai demandé secours à un confrère, Philippe de La Genardière. Très gentiment il a traversé tout le parc pour nous rendre visite et nous donner quelques précieux renseignements pratiques. Il dit que Jean-Marie Drot, en poste depuis janvier, et au-dessus de lui Claude Mollard, au ministère, ont l'intention plus ou moins avouée de transformer la Villa, d'en faire une sorte de centre culturel, un lieu d'échanges internationaux, et que les pensionnaires - j'atténue nettement ses propos - ne sont pas leur préoccupation première. J'imagine que les problèmes pécuniaires sont très vifs. Tout paraît passablement délabré. Ici la moitié des carreaux de la grande baie sont cassés, ou du moins fendus, le store semble près de rendre l'âme, les deux tables ne sont que des planches recouvertes de papier collé et posées sur des tréteaux, une commode s'est effondrée dès
47 que nous l'avons touchée, elle n'avait que trois pieds, et l'autre n'a pas de poignées. Le chauffe-eau donne à peine de quoi remplir une baignoire, et ensuite il ronfle pendant des heures. Le précédent pensionnaire s'était confectionné un abat-jour avec des boîtes de camembert. Le jardin, malgré toute sa splendeur, est assez mal entretenu. On fait des travaux à la Villa, ces temps-ci, parce qu'un escalier y menaçait ruine. Mais c'est toutes les parois, extérieures et intérieures, qui auraient besoin d'un sérieux coup de pinceau. Le dernier date du règne de Balthus. Il était d'ailleurs excellent, et d'une facture très particulière qu'il serait intéressant de rapprocher de celle du peintre dans ses tableaux. Mais la subtilité de cette touche s'accommode mal du vieillissemerit, de l'usure. Ce qui était austérité assumée devient signe de pauvreté. Les salles des pensionnaires, le bar, le salon, la salle à manger, voulues très nues par Balthus, gardent les traces de la beauté dépouillée qu'il leur a données, mais paraissent bien décaties. Tout respire la survie, la difficile survie, d'une institution jadis éclatante, et qui se prolonge tant bien que mal, sur le merveilleux théâtre usé de sa splendeur passée. J'ai quelque habitude, depuis l'enfance, de ces ambiances-là; encore que la splendeur passée, dans le cas particulier, était un peu moindre, et le déclin plus nettement marqué.
Lundi 28 octobre 1985, sept heures moins le quart. Rome est tout de guingois. Les symétries y sont rares, les perspectives constamment tronquées. Le jardin de la villa Médicis, par exemple, n'est pas dans l'axe du bâtiment, ou plutôt son allée principale, qui fait face à la loggia, n'est pas en son milieu. Elle rejoint la balustrade du fond entre deux statues antiques, mais il y a une troisième statue sur la gauche, qui fait face à une autre allée. Sans doute les couches historiques successives, sur toute l'étendue de la ville, ont-elles refusé, à tous les architectes, ainsi qu'aux jardiniers, depuis vingt siècles et plus, les espaces vierges : toutes les entreprises ont toujours dû s'accommoder de monuments déjà existants, qu'on voulait conserver, ou que l'on ne pouvait pas détruire. Mais ce n'est pas la seule explication. On dirait qu'il y a quelque chose de délibéré dans ces dispositions toujours irrégulières, ambiguës, biscornues. Peut-être la contrainte a-t-elle fini par créer un goût, et peut-être les Romains trouvent-ils un peu niaises, futiles, simplettes, les implacables symétries françaises, celles des façades, des jardins, des places, des carre-
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fours et des ponts, et toutes ces perspectives maniaquement équilibrées, qui ordonnancent tout un quartier ou toute une ville autour d'un palais, d'une avenue, d'une fontaine, pour offrir au regard, d'emblée, chaque monument dans son entier et toute sa gloire. Après tout Rome et le jardin de la villa Médicis n'ont peut-être pas moins de symétries que Nancy, que Richelieu ou que Vaux-le-Vicomte, mais davantage, au contraire, et plus subtiles, plus complexes, parce qu'elles doivent s'accommoder les unes des autres. L'une des allées du jardin, ici, prolonge bien la loggia mais le parterre central, entre les deux allées, a pour mire la statue du milieu, vers le fond. Deux symétries contradictoires, au moins, se rencontrent, donc, et se corrigent. Il en résulte un espace troublant, presque en mouvement parce qu'il est toujours prêt à verser dans un autre, et nous-mêmes avec lui. Mais ce n'est là, après tout, que l'enjeu par excellence du baroque. Un autre effet de la perspective tronquée, c'est que les monuments, quand on marche à travers la ville, apparaissent assez rarement, à distance, dans leur entier. Rien de plus désaxé que la place Navone. La fontaine des Fleuves n'est pas devant l'église, la corsia Agonale ne part pas de la fontaine. Mais cette courte rue offre une très belle vue partielle du palais Madame. Autre exemple, et plus juste : l'une des meilleures images qu'on puisse avoir du Panthéon, elle est offerte par l'étroite via degli Orfani, qui arrive sur lui par un biais mal assuré. Les monuments, d'être aperçus selon des axes trop étroits, ou détournés, apparemment inadéquats, s'en trouvent comme cités, et ce qui devient extraordinairement perceptible, par ce procédé plus ou moins volontaire, imposé, sans doute, mais accepté, ce qui saute aux yeux, plus que leur personnalité propre, c'est leur architecture, et l'architecture en général, en tant qu'art. Ce que je perçois, d'abord, depuis la via degli Orfani, ce n'est pas le Panthéon, ce sont deux ou trois colonnes monolithes, leurs chapiteaux corinthiens, un morceau du fronton, le tracé d'un second fronton qui répond au premier, en arrière, et le domine, l'arête verticale du pronaos, un segment de circonférence de la coupole : les droites qui se rencontrent, des obliques, des courbes, des volumes admirablement agencés, le pur génie de la forme. Pour une ontologie fétichiste : ce serait le détail qui désignerait le mieux l'essence. *
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La menace d'une crise se précise, à la Villa. Ce matin, j'ai vu une jeune femme aimable qui est en charge des relations avec les pensionnaires. Nous n'avons pas un sou vaillant, j'avais besoin d'une avance. Le secrétaire général par intérim m'a donné rendez-vous pour ce soir à cinq heures et demie. J'arrive, sa porte est close. Je frappe à plusieurs reprises, aucune réponse. Je vais voir le portier, lui explique l'affaire, il téléphone en vain. Je m'approche, je m'éloigne, je reviens, finalement je rencontre un homme assez jeune. «
Excusez-moi. Je cherche M. X. ..
-C'est moi. - Ah, bonjour Monsieur : Renaud Camus. Est-ce que nous n'avions pas rendez-vous à cinq heures et demie? - J'étais en réunion, là. -Mais vous m'aviez bien dit cinq heures et demie, n'est-ce pas? -
Oui, peut-être. C'est pour une avance, n'est-ce pas?
- Par exemple, oui.
»
Il m'a donné quatre cent mille lires. Mais comme dirait encore Jean, ce ne sont toujours pas de bonnes manières. J'ai rencontré Jean-Marie Drot dans le vestibule, ce matin. Il m'a fièrement montré la nouvelle salle de cinéma, et l'exposition actuelle des dessins d'un certain Vespignani, autour du "mythe pasolinien". J'aime beaucoup Pasolini, mais son "mythe" m'ennuie un peu. Les petites frappes de banlieue, les prostitués, les coups, le sang, les coups de couteau ne me disent rien qui vaille et ne jouissent à mes yeux d'aucun prestige, surtout pas érotique. L'exposition non plus, d'ailleurs. Le dessin est habile, conventionnel, complaisant. C'est un art qui se situe entre Leonor Fini et la couverture de magazine, au mieux de magazines vaguement porno gay. Cette après-midi convocation téléphonique pour mercredi à onze heures, dans le bureau de M. le Directeur. Il s'agit de parler de la revue qu'il veut fonder. Il s'en est déjà ouvert à Jean-Paul Goux, autre pensionnaire écrivain, qui devrait jouer un rôle de "crible", selon l'expression directoriale. Goux est persuadé, comme La Genardière, que Drot veut transformer le statut des pensionnaires, pour en faire les instruments directs d'une action culturelle immédiate à Rome. Nous n'avons pas été
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recrutés selon ces termes-là, nous avons tous notre travail à faire, et nous comptons bien résister. Un dîner de mise au point est prévu pour demain soir. Mais de vagues chantages s'esquissent. Déjà Claude Mollard a très élégamment rappelé, dans son discours du déjeuner inaugural, auquel je n'assistais pas, le 17 octobre, que chaque pensionnaire coûtait un million par an à l'État. Goux souhaiterait un studio pour travailler. Drot lui a dit qu'il n'avait qu'à s'installer dans le salon des pensionnaires ou dans la bibliothèque. Goux a bien eu l'impression qu'il n'obtiendrait mieux qu'en acceptant le rôle de secrétaire général de revue qu'on semble lui proposer. Peut-être dramatise-t-il. Mais il est certain que l'accueil qu'ils reçoivent ici ne dispose pas les artistes à entrer dans les vues de la direction. La Villa est un paradis, sans doute, mais on y est reçus comme des chiens. Et toutes les anciennes petites facilités de la vie, qui permettaient de travailler sans trop de souci du quotidien, sont supprimées les unes après les autres. Plus de service de blanchisserie; plus de ménage; pour les bouteilles de gaz, il faut désormais se débrouiller tout seul. Le bruit court que toutes ces restrictions sont rendues nécessaires par l'ambitieuse politique culturelle du directeur. À en juger par l'exposition de Vespignani, elle n'a rien de si exaltant que l'on consente de grand cœur à faire pour elle des sacrifices... *
Après dîner. Les lettres de Monsieur le Directeur de l'Académie de France à Rome, villa Médicis, commencent ainsi: Cher Monsieur Renaud Camus ... Comme dit G., qui a reçu la même:« C'est pour le coup qu'on se croirait à la campagne ! » Mais je dois avouer que je suis assez amusé par les prémisses de cette petite guerre. Je n'ai aucune expérience de la vie communautaire, et j'espère pouvoir assister aux opérations sans courir de trop graves dangers, depuis ma petite maison du fond des bois. *
Cette après-midi, visite de Riccardo G ., rencontré en septembre de l'année dernière sur la plage d'Ostie, comme je rentrais de Grèce avec Rodolfo. Je l'avais revu en mai, mais j'étais alors avec D. et n'avais donc guère de temps à lui consacrer, ni d'intimité à lui offrir. Cette fois-ci, il m'a bien rendu la monnaie de ma pièce. Il ne parle que de son "ami" par-ci, son "ami" par-là. D'autre part il est terrorisé par le sida. Il dit qu'il est très difficile de rencontrer qui que ce soit en Italie, ces temps-ci, que tout le monde a bien trop peur d'attraper le virus. Apparemment, et
51 bien qu'il soit médecin, il n'a jamais entendu parler de "sexe sans risque", ou "à moindre risque". Il écoute mes explications d'un air extrêmement sceptique. En maillot de bain, et de mon point de vue particulier, il était extrêmement sexy. Habillé, pas trop bien, col et cravate serrés, il l'est déjà beaucoup moins. De toute façon, ce n'est pas un garçon très sympathique, ni très chaleureux. Il a une expression amère, méfiante, il ne sourit presque jamais, il ne doit pas être bien heureux, "ami"ou pas "ami". Il est aussi très péremptoire et débite les propos les plus plats, éminemment prévisibles, comme autant de découvertes personnelles, mais incontes'' tables: Moi je n'aime pas le baroque : c'est un art pompeux, artificiel,
«
faux ...
»
Et comme il parle de café, si j'ose à peine lui proposer, très timidement, du Nescafé, avec force excuses comme étant, hélas, tout ce qu'il y a jusque présent dans la maison, il fait une grimace très sérieuse : «
Ah non, Nescafé, non, c'est dégoûtant ...
»
Pas rigolo du tout : il a beau avoir des poils de trois centimètres de long sur tout le cul, ce n'est peut-être pas une très grande perte ...
Mardi 29 octobre 1985, minuit. Très gentil dîner via della Croce, ce
soir avec Rodolfo, La Genardière et Goux. Nous nous sommes séparés sous la loggia, en prenant des mines de conjurés de la Renaissance. Mais la lune est pleine. Elle éclairait le parterre avec une puissance hallucinante. Rodolfo et moi avons fait un grand tour dans le parc, d'abord du côté de la villa Borghèse jusqu'au groupe de Niobides et jusqu'à la maison d'Ingres, puis, retraversant le parterre, sous le bosco. Des nuages pommelés couraient très vite, le vent plus tard les a chassés. Et lorsque nous sommes montés au belvédère par l'escalier droit sans rampe presque inca dans sa raideur, nous avons trouvé le ciel entièrement dégagé. Les ombres du pavillon et les nôtres, là-haut, étaient aussi marquées qu'en plein jour. Les deux tours de la villa jaillissaient à distance sur le fond de la nuit, par-dessus le tapis volant des buis taillés du promontoire et du bosquet. Les dômes, les toits et les pins parasols ondulants de la ville et de ses collines échangeaient de grands signes tout alentour. Personne
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dans Rome n'était plus haut que nous, plus seuls, ni plus ivres d'un sentiment de beauté aussi profus que la clarté de la lune, et tel que nos cœurs, qui le contenaient encore à peu près dans les allées, en étaient tout à coup submergés, jusqu'au silence, au coude sur l'épaule et au vertige.
Vendredi 1er novembre 1985, huit heures et quart. Première sortie délibérément achrienne, la nuit dernière : sans aucun résultat. Rodolfo et moi sommes allés d'abord jeter un coup d'œil à certain Oscar Club, recommandé par le Spartacus, et qui se trouvait pour nous facile d'accès en automobile. Une fois sur place, nous avons cru d'abord que l'adresse, 11 via della Principessa Clotilde, était erronée, comme souvent celles du Spartacus : austère immeuble bourgeois dans une rue calme, aucun signe ; sauf, de plus près, voisin de la porte cochère, un interphone au nom du club en effet. C'était bien du mystère, et quelque prétention, qui tendaient à confirmer trop vivement les indications du guide, annonçant un endroit "élégant" et fermé - toujours, à nos yeux, un assez mauvais indice. De toute façon, ce n'était pas ce dont nous avions envie à ce moment-là. Nous avons décidé d'attendre du hasard, sur l'Oscar Club, quelques détails supplémentaires. Et nous sommes allés au monte Caprino. Je me rappelle mon émerveillement à découvrir, à dix-huit ou dixneuf ans, le jardin public suspendu, si tranquille, qu'on peut atteindre du Campidoglio par de grands escaliers, à droite au fond de la place, puis en traversant une galerie vitrée. Il regarde le Palatin et domine tout le forum. Je ne me suis aperçu que bien plus tard qu'il dominait aussi les terrasses étagées et les rampes boisées qui sont, ou qui furent, le haut lieu de la drague achrienne en plein air à Rome. Flatters parle de nuits anciennes où des centaines de garçons se livraient sur ces pentes aux plaisirs les mieux enlevés. Je n'ai, pour ma part, rien connu de pareil, bien que je croie me souvenir de petites orgies sous la lune, modestes mais assez gaies, en ces parages. Je me souviens aussi d'une ou deux veilles presque solitaires, près de ces parapets, il y a quatre ans, lors d'une visite à Rome du temps que j'habitais Florence. Il est vrai que c'était en décembre. Le soir, hier, n'était que le dernier d'octobre, il ne faisait pas trop froid. Néanmoins, très peu de monde. J'ai réussi à m'acoquiner, très superficiellement, avec une sorte de jeune Flaubert italien, à l'épaisse et blonde moustache de phoque, puis avec deux Allemands très bruns, que
53 j'avais pris d'abord pour des indigènes, et vice versa,•ce qui rendait nos échanges en italien passablement ionesquiens. Nos échanges manuels ne nous ont pas menés très loin non plus. Nous formions un de ces triangles infernaux dont chaque sommet ne désire de rapports qu'avec un seul des deux autres. Encore aucun de ces désirs n'était-il bien fort, et tout cela s'est dilué assez vite, mais plutôt gentiment, dans la nuit antique et calme. Rodolfo était tombé, lui, sur un barbu bavard, ou qu'il a su faire parler. À en croire ce Romain, le monte Caprino avait été successivement victime de la drogue, de la criminalité, et maintenant, bien sûr, de la crainte du sida. Ses beaux jours, ou ses belles nuits, étaient loin. Nous pouvions bien le constater par nous-mêmes. Mais il y aurait; paraît-il, du monde dans les boîtes. Le barbu se dirigeait, pour sa part, vers un certain Hangar. Rodolfo a préféré rentrer se coucher, et moi faire une visite à !'Angelo Azzuro. Je n'en ai fait, dans le passé, qu'une seule autre, et de celle-là je m'étais très bien trouvé, parce que j'avais rencontré là-bas un jeune architecte grec, depuis longtemps retourné dans son pays, sans doute, à présent, et qui m'avait donné alors de vives satisfactions. Mais, hier soir, niente Grec. C'était assez pour me faire souvenir que l'endroit, par luimême, n'est pas du tout ce que je peux aimer : cher, prétentieux, vulgaire en ses prétentions, et plus organisé pour la parade socio-modiste que pour provoquer des rencontres. D'ailleurs, il n'y avait, là aussi, que très peu de monde. C'était pourtant une veille de fête. Est-ce que les Romains quittent Rome en masse pour la Toussaint? Est-ce que des scrupules religieux ou familiaux les dissuadent de sortir à ce moment-là? Est-ce que l'AngeloAzzuro est démodé? Ou bien si la peur du sida est en train de détruire, ici, toute vie sociale et sexuelle achrienne constituée? Je n'en serais qu'à moitié étonné. On croit volontiers, dans ces régions, tout ce que raconte la presse à sensation, les rumeurs vont vite, la crainte se répand facilement, comme si l'on y trouvait une certaine volupté; et surtout l'on a un goût marqué pour les positions très tranchées : « Moi je n'aime pas le baroque, c'est un style complètement superficiel ! », mais aussi : « Ah non, moi, depuis toutes ces histoires, le sexe, la drague, tout ça, complètement fini ! » Riccardo, qui est médecin, bien qu'il ne pratique son art que dans un bureau de ministère, n'avait jamais entendu parler de "sexe sans risque", ou "à moindre risque", s'il faut traduire plutôt, comme la prudence le recommande, safer que safe.
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Mais nous n'avons pas eu l'occasion, lui et moi, d'en arriver à la mise en application pratique de ces détails. Il me semble pourtant qu'on peut encore faire pas mal de choses, et plutôt distrayantes, sans courir, sauf erreur, de trop graves dangers. Le jeune Flaubert du monte Caprino était aussi, si j'ai bien observé, de cette opinion-là : enlacements, frottages, baisers dans le cou, les chemises se défont, les braguettes itou, les lèvres et la langue s'attardent sur les torses, on échange d'obligeants branlages, on se serre à nouveau l'un contre l'autre. Mais lui c'étaient les promeneurs, pourtant bien rares et plutôt complices, qui l'embêtaient. Il ne voulait être vu de personne. J'ai profité de la troisième de nos pauses, suscitée par un fâcheux pas fâcheux, pour rester à distance. Flaubert, après tout, n'est pas mon idéal physique.
À presque deux heures du matin, je suis retourné sur la colline aux chèvres. Elle n'était pas beaucoup plus fréquentée qu'à minuit. Mais il y a toujours une ombre lointaine pour vous retenir quand vous allez partir, et l'on remonte encore une fois les escaliers, d'une terrasse l'autre, sous les lampadaires et les feuillages. C'est à la longue fatiguant. Ces versants du Capitole, heureusement, sont très beaux. On y est de niveau avec les arches du théâtre de Marcellus, avec de plus ou moins lointains campaniles romans, ou avec la façade de la Consolation, qu'on voit seule éclairée, parfois, au bout d'une allée sombre. Ce sont aussi quelques maisons sans âge, très étroites, très hautes, dressées seules, et qui paraissent plus désertées encore que le gros palais sans lumière où se terre le comité d'entraide des vigiles et des ex-vigiles du Feu, au beau milieu des champs d'errance.
* Jean-Marie Drot nous a reçus mercredi en fin de matinée, Goux, La Genardière et moi. Il voulait nous parler de sa fameuse revue, et l'a fait d'abondance. Il nous a invités à lui présenter toutes les idées qui nous viendraient à ce propos, mais il nous a aussi demandé notre aide pour ce qui ne sera jamais, de quelle façon qu'il l'enrobe, qu'un travail de secrétariat de rédaction : revoir certains textes, relire des traductions, mettre en forme des entretiens enregistrés. Nous n'avons guère de temps, ni les uns ni les autres : et il y va aussi, après tout, de la dignité des lettres. Nous avons opposé, à ses requêtes, non sans quelque succès, une résistance polie. Il n'y a pas eu d'éclats. Il s'est d'ailleurs défendu à plusieurs reprises de vouloir exiger de nous une "réciprocité" formelle qui est pour-
55 tant, il ne nous l'a pas caché, ce qu'au ministère on voudrait instituer. À suivre les plans de Claude Mollard et peut-être de Jack Lang, la Villa deviendrait une sorte de chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, et les pensionnaires y seraient tenus à des travaux précis, pas nécessairement personnels. La "réciprocité", comme disent ces messieurs, serait formellement mentionnée dans les textes, inscrite en droit. Lui, Drot, n'est pas favorable à de telles mesures. Il nous l'a répété : il ne souhaite pas faire intervenir entre nous d'huissiers et de notaires. Il souhaite de notre part une réciprocité "volontaire". Mais il s'agit toujours de la même chose, qui me semble aberrante. On veut bien dépenser de l'argent en faveur de tel ou tel artiste, mais on désire que ces sommes soient immédiatement rentables. Il n'est plus question, comme dans les meilleures traditions du mécénat public ou privé, de permettre à des peintres, des musiciens ou des écrivains choisis de travailler à peu près tranquillement, comme ils l'entendent, pendant un certain temps, dans l'espoir, pas toujours récompensé, certes, que ce sera pour le plus grand bien de l'art et du pays; mais d'une sorte de donnant-donnant d'épicier. On n'a pas l'intention, on nous l'assure, d'intervenir dans nos travaux; mais eux ne sont pas pris en compte dans la fameuse "réciprocité", qu'on nous demande avec tant d'insistance d'observer; tandis que le seraient pleinement divers charcutages auxquels nous nous livrerions sur de malheureux textes étrangers qui ne nous ont rien fait. Voilà ce qui serait nous montrer dignes des bontés qu'on a pour nous. L'homme, Drot, au premier abord, n'est pas antipathique. S. le fait remarquer très justement, « c'est un journaliste, ce n'est pas un artiste ». À en juger par les tableaux de son salon, à en juger surtout par la vilaine exposition qu'il a organisée autour de Pasolini, il n'a pas grand sens esthétique. Mais de sa carrière de journaliste, ou plus précisément d'homme de télévision, il a retiré plus que sa part de déceptions et d'amertume. Il avait espéré, si la rumeur dit vrai, la direction de la seconde chaîne ; la villa Médicis ne serait qu'un lot de consolation. Il n'y est pas forcément très à sa place. Les regrets qui l'habitent, cependant, ne sont pas personnels au premier chef. Ils portent surtout sur la "télévision de création", qu'il a souhaitée non sans raison, et qu'il voit morte et enterrée. De cette désillusion, tout ce qu'il dit et tout ce qu'il écrit porte la marque. "L'audiovisuel" est son obsession. Le XXIe siècle lui appartiendra, il l'affirme sur tous les tons. Il pourrait bien être dans le vrai. Mais je reste, pour ma part, attaché à de tout autres valeurs, probablement archaïques,
56 comme sont désuètes, sans doute, mes idées sur ce que devrait être la villa Médicis.
Samedi 2 novembre 1985, deux heures et demie. Il faudrait sans doute moins écrire. Il faudrait tout écrire. Samedi dernier, 26 octobre, le soir de notre arrivée à Rome, Rodolfo et moi errions à travers la ville basse, à l'heure du dîner, à la recherche d'un restaurant modeste qui acceptât la carte Visa de Rodolfo, car nous n'avions pas un sou d'argent liquide. Et, place des Fleurs, je tombe en arrêt devant un jeune Américain, brun, moustachu aux yeux bleu vert, qui dînait seul à la terrasse d'un petit restaurant. Nos regards se sont croisés une ou deux fois mais il s'est abîmé dans son livre. À part El Dance! de Sigüenza, en Castille, qui continue de lire, imperturbé par la mort même, sur la pierre de son tombeau, dans la cathédrale, je n'avais jamais vu si obstiné lecteur. J'aurais donné cher pour savoir ce qui le passionnait tellement, mais je n'ai pas osé m'approcher assez près pour l'apprendre. Nous avons essayé de dîner au même restaurant que lui, mais on n'y acceptait pas notre unique carte de crédit, et nous avons dû aller ailleurs. Deux ou trois heures plus tard néanmoins, comme nous rentrions ici, nous l'avons croisé dans une ruelle proche de la via Condotti, la via Bocca di Leone, peut-être, mais je n'en suis pas sûr. Il rentrait dans son minuscule hôtel, une pensione que presque rien, à l'extérieur, ne signalait. Avant de passer sa porte, il s'est retourné sur nous un instant, en souriant. Cet Américain - j'étais sûr qu'il était Américain - si brun aux yeux clairs, moustachu, mince, poilu dans la chemise entrouverte et qui lisait tant, il me plaisait idéalement. L'avoir croisé deux fois le premier soir de Rome me semblait un signe favorable. Mais à quoi bon en parler ici, ai-je pensé? Je ne lui avais même pas adressé la parole. Il n'était en ville que pour deux ou trois jours, sans doute. J'étais sûr de ne jamais le revoir. Or hier soir nous allons chez Gigi, un honnête petit restaurant de la via Belsiana où nous sommes en train d'établir nos habitudes. Une petite table est libre, nous nous y asseyons. Je ne vois de mon voisin, tout d'abord, que les avant-bras, les poignets et les mains, que je signale à Rodolfo, d'un regard, comme plutôt excitants. Il lève les yeux au ciel, pour le prendre à témoin de ma distraction. Du coup je regarde mieux. Mais bon Dieu, c'est bien sûr! !'Américain, le lecteur de la place des
57 Fleurs, El Dance/. Mais cette fois-ci il écrit, tout aussi fiévreusement qu'il lisait. Inutile de prétendre ne pas le reconnaître : « Ah, je croyais que vous étiez parti. » Et la conversation se noue. Il est de Houston, il habite Dallas, il a passé six mois en Europe il y a deux ou trois ans, cette fois-ci il est à Rome depuis huit jours, il part le lendemain pour Orvieto, Assise et Sienne. Où habitons-nous? La villa Médicis? Il avait essayé de voir les jardins, en vain. Rien de plus facile. Je peux les lui montrer sur l'heure, s'il n'a pas peur de la nuit. Rodolfo va donc seul faire notre petit tour vespéral habituel d~ côté de la place Navone. Et Craig et moi marchons, sous ce qui reste de lune, dans les allées d'ici. Brave Villa ! Comme elle est de bon secours, pour émouvoir les cœurs : les Niobides, la maison d'lngres, les deux serliennes de Vélasquez. Parlons bas. Lui, dans la vie, veut écrire. Pour ce jardin, cependant, il ne trouve pas de mots. Il n'a encore rien vu. Voici l'allée la plus sombre, l'escalier noir, le belvédère ... Le belvédère! Nous y sommes restés plus d'une heure. Seul nous en a chassés un terrible orage, dont les éclairs annonciateurs n'avaient pas troublé, pourtant, nos accordailles enchantées : ils ne faisaient que donner, à tant de douceur en plein ciel, plus de solennité. *
Non plus que tous les moments du plaisir des sens, ou du cœur, tous les moments du plaisir esthétique ne sont parfaits. On ne va pas d'émerveillements en émerveillements égaux. Peut-être les jardins qui m'entourent requièrent-ils à eux seuls, ces jours-ci, tout mon enthousiasme. Il me semble avoir vu, aussi, dernièrement, le Panthéon d'un œil nouveau. Et chacune de nos promenades dans Rome est passionnante d'un bout à l'autre, à chaque instant. La densité des sujets d'intérêt, ici, est sans aucun doute beaucoup plus forte qu'à Paris. Mais l'intéressant, l'instructif, l'admirable même, ne sont pas la même chose que ce qui vraiment vous empoigne ou vous bouleverse. J'étais heureux de contempler le fameux campanile de Borromini pour Sant'Andrea delle Fratte, avant-hier, mais il ne m'a fait ni chaud ni froid. Sacheverell Sitwell avait raison de le faire remarquer 1 : il s'agit plus de sculpture ou de maçonnerie que d'architecture à proprement parler. Et cette sculpture-là ne me touche pas. Il y a chez l'austère Borromini, lorsqu'il sculpte, et surtout 1. Baroque and Rococo, Putman's sons, New York, 1967, p. 98.
58 dans ses anges, quelque chose de mièvre ou, pour reprendre un mot de Fernandez, de frileux 1 . Ceux de Sant'Andrea, vus du bas, ont les épaules trop étroites, et leurs ailes repliées en avant sur leur corps de pilastres leur donnent un aspect de bizarres animaux, assez désagréables. Qyant aux anses contournées qui soutiennent le bœuf héraldique des Bufalo, on attendrait plutôt, au-dessus d'elles, la statue en sucre candi d'un premier communiant à brassard que la couronne de fer qu'elles supportent en fait. Mais peut-être n'étais-je pas, ce jour-là, d'humeur propice aux chérubins. À l'intérieur de l'église, les deux anges qui gardent l'abside m'ont semblé de facture assez ordinaire. Je les aurais regardés d'un œil plus favorable, éventuellement, ou plus attentif, si j'avais su alors qu'ils étaient du Bernin. Mais j'étais plus intéressé, pour l'heure, par les pierres funéraires d'Angelica Kauffmann, à gauche, et de Rodolfo Schadow, à droite, sculpteur mort à trente-six ans en 1822, fils de Johann Gottfried, auteur du fameux quadrige de la porte de Brandebourg, à Berlin, et frère de Wilhelm, l'un des chefs de file des Nazaréens. Coïncidence? Une rue toute proche de S. Andrea s'appelle via del Nazareno. On y trouve le collège del Nazareno. Ces jeunes artistes allemands si pieux qui vivaient à Rome dans les années 1810 avaient-ils quelque chose à voir avec ce collège, attenant à l'église? S'informer. Autour du maître-autel, trois toiles racontent le martyre de saint André. Celle de gauche, S. Andrea issato sui/a croce, est d'évidence la meilleure. Elle est d'un artiste qui m'est peu familier mais dont j'ai déjà remarqué un tableau quelque part, récemment, je ne sais plus où, sans doute à Turin ou à Parme : Trevisani. Je vois que c'est un Istrien qui a travaillé à Mafra, au Portugal, pour Jean V. Qyand on sort de l'église, on aperçoit sur la droite une plaque et un buste à la mémoire du Bernin, sur le mur d'un grand palais qu'il possédait en entier, semble-t-il, où il a vécu et où il est mort. Il devait souffrir à trois pas de chez lui, le malheureux, non seulement le campanile de Borromini, qui sonnait ses heures, mais aussi la façade édifiée par son grand rival pour le palais de la Propagation de la Foi. Borromini avait même détruit en 1646, pour lui substituer sa fameuse chapelle des Rois
1. « ... chérubins aux ailes duveteuses frileusement repliées ... Anges, Pion, 1984, p. 87.
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Le Banquet des
59 Mages, celle qu'avait construite le Bernin à l'intérieur de ce palais en 1633. Mon amie Jacqueline était indignée, jadis, que je ne connaisse pas la place Saint-Ignace. Elle avait raison. Je suis allé la voir jeudi soir. Plus je vais en Italie et plus je me persuade de la justesse de l'obsession de Stendhal pour les corniches, qui m'avait parue un peu ridicule. Les corniches, dès avant celle du Cronaca pour le palais Strozzi de Florence, sont un élément essentiel, et souvent l'un des morceaux de bravoure, de l'architecture italienne, autant dire de l'architecture tout court. Elles délimitent sur le plan vertical les surfaces des façades, et fonctionnent donc comme élément de cadre, l'une de mes obsessions à moi. Sur la place Saint-Ignace celles de Raguzzini sont exquises, surtout vers leurs angles concaves, et elles délimitent aussi le ciel. Il vaut d'ailleurs mieux regarder de ce côté-là, car vers le bas on ne voit qu'une forêt de voitures. Ce sont peut-être elles qui m'ont empêché de tirer de la fameuse sceneggiatura tout le plaisir que j'aurais dû. La façade de Saint-Ignace est trop grosse pour la place, ou plutôt la place, nettement postérieure, trop petite pour la façade. Il ne faut pas essayer de les couvrir du même regard. Jeudi soir, je suis entré dans l'église; j'ai bien sûr été très impressionné par sa somptuosité, mais il faisait trop sombre pour que je puisse voir les fresques du père Pozzo, et je n'avais pas les pièces de monnaie nécessaires à leur illumination. Mais je suis retourné à Saint-Ignace hier, 1er novembre, avec Rodolfo. Nous nous sommes placés consciencieusement sur le point désigné pour jouir au mieux des trompe-l'œil, nous sommes allés voir dans les transepts et les chapelles les hauts-reliefs de Le Gros fils et de Filippo Valle, et la statue de Grégoire XV, également de Pierre II Le Gros. Tout cela est intéressant, amusant aussi, surtout la voûte et la coupole, bien sûr, mais d'émotion artistique, pour ma part, à ce spectacle, nulle. Une autre fois, peut-être.
* Au fond ce que Drot, Mollard, le ministère et l'époque ne peuvent pas supporter, c'est le privilège, le luxe, la dépense, le glamour, si l'on veut. Ils le supportent mal pour les autres en tout cas, car pour ce qui est de M. le Directeur il n'est pas trop mal logé, autant que j'en ai pu juger, malgré ses vilains tableaux. Il ne cesse de répéter qu' « on n'est plus au temps des Prix de Rome », que certains « se croient encore au temps
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des Prix de Rome», etc. Je n'ai pas eu le courage de lui dire que je trouvais stupide qu'on ait supprimé cette appellation, qui liait le présent à toute une tradition et à ses fastes. Les fastes sont le cadet de ses soucis, le faste doit lui paraître coupable. Or je crois absolument que toutes les sociétés doivent lui réserver une petite part, et que la villa Médicis, pour la France, pour les artistes français et leur mythologie, doit figurer dans cette petite part. Aujourd'hui, non seulement on est bien loin du faste, malgré la somptueuse beauté des lieux, mais tout témoigne d'une décrépitude dont la pauvreté et le laisser-aller partagent sans doute la responsabilité. Nous avons dîné jeudi soir, pour la première fois, dans la salle à manger des pensionnaires. Nous y étions seuls. On s'y sert soi-même. Tous les plats sont déposés à l'avance, ensemble, dans un appareil électrique qui, en principe, les tient au chaud. La nappe blanche était infecte, couverte de taches, telle que la dernière des gargotes n'oserait pas en étaler pour ses clients, et telle que, seul chez soi, on ne voudrait pas dîner sur elle. Le public s'imagine sans doute, et les lauréats espèrent, que les heureux élus qui sont envoyés à Rome s'y trouvent déchargés de tous les problèmes de l'existence quotidienne. Or ils rencontrent tous ceux auxquels ils sont habitués, plus quelques-uns d'inédits, et ils doivent se débattre avec eux dans une langue étrangère, dans une ville qu'ils ne connaissent pas et où tout, à commencer par le téléphone, fonctionne aussi mal que possible. Ils doivent désormais payer un loyer, qui sans doute n'est pas très élevé pour vivre au milieu d'un parc paradisiaque, mais qui n'est pas non plus négligeable, et presque disproportionné, si l'on considère l'état de délabrement des locaux qu'on leur attribue. Deux mille cinq cents francs par mois, en 1985, pour une seule grande pièce glaciale aux carreaux cassés, au store agonisant, aux fenêtres rouillées, qui n'a pas été repeinte depuis des années, où pas une porte ne ferme, où pendouillent de tous les côtés les fils de lampes disparues, ce n'est pas précisément un cadeau. Nous devons nous occuper de notre ménage, sans aucun des instruments nécessaires, de notre linge, des bouteilles pour le gaz, et si nous avons trop froid nous n'avons qu'à nous acheter un chauffage d'appoint, il s'en trouve en ville de très bien ... S'ajoutent, dans mon cas particulier, des problèmes qui ne pourraient être résolus que par un actif militantisme achrien. On pourrait imaginer que j'ai été nommé ici parce qu'on avait lu mes livres, et que
61 ma vie sexuelle n'était pas un mystère. On m'a demandé si je vivais seul, j'ai dit que non et j'ai indiqué le nom de Rodolfo. Tous les pensionnaires qui ont une femme ou une maîtresse, un mari ou un amant pour les femmes, disposent d'au moins deux pièces. Nous seuls n'en avons qu'une. Il existe, pour le restaurant, des billets de "pensionnaire" et des billets d'"hôte". Les conjoints des pensionnaires, légaux ou pas, utilisent des billets de pensionnaires, beaucoup moins chers. Rodolfo doit utiliser des billets d'hôte. Sur ce point je me suis laissé surprendre une fois, mais j'ai bien l'intention de passer à la résistance.
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L'institution des Prix de Rome avait certes connu, depuis une cinquantaine d'années, une évolution très fâcheuse. Des artistes envoyés à la villa Médicis on n'entendait plus jamais parler par la suite~ Leur niveau moyen était déplorable. Pourquoi? Par exemple parce qu'ils étaient choisis par une académie des Beaux-Arts elle-même moribonde, complètement coupée de la réalité de l'activité artistique, et qui, ayant failli, comme la plupart des académies, à son rôle de centre de débats autour de l'art en train de se faire, n'était plus qu'un mouroir doré pour artistes académiques. Réformer l'académie elle-même, la rouvrir à la vie, aurait pris trop longtemps. On a donc bien fait de lui ôter la responsabilité de l'attribution des Prix de Rome. Le recrutement des pensionnaires à la villa Médicis, dans certains domaines au moins, a déjà été nettement amélioré par la réforme de Malraux. Mais il est désastreux que le fonctionnement de l'institution soit gâché par le manque de crédits (si c'est bien de cela qu'il s'agit), les mauvaises manières et le puritanisme social; et que sa tradition même soit remise en question au bénéfice d'activités culturelles telles qu'il s'en mène dans de nombreux autres endroits, et qui ne présentent pas, aujourd'hui, la moindre garantie de qualité.
Dimanche 3 novembre 1985. Pluvieux dimanche d'automne sur la ville. Comme nous n'avons toujours pas un sou d'argent liquide, mais seulement la carte de crédit du Rô, nous errons entre les gouttes, entre les flaques, à la recherche d'un restaurant qui l'accepte. Et nous sommes contraints à un vrai gros déjeuner dominical, dont nous n'avons que faire. Comme il coûte cher d'être pauvre ...
Pas d'argent non plus, hier soir, pour aller dans une boîte quelconque. Nous sommes donc retournés au monte Caprino, où il n'y avait pas plus de monde que jeudi. Mais l'endroit décidément est très beau,
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même et surtout, peut-être, lorsqu'il est enveloppé d'un peu de brume. De l'une des terrasses les plus hautes, on aperçoit Sainte-Marie-de-laConsolation entre quatre hauts cyprès. Un Français a souvent du mal, ici, à dater les monuments, car des styles voisins de ceux qui lui sont familiers ne correspondent que rarement aux mêmes époques. La Consolation me semblait un peu "Louis XVI". Je vois que pour l'essentiel elle a été construite sur un projet de Longhi le Vieux, à l'extrême fin du XVIe siècle, mais que le second étage, celui qu'on voit le mieux du monte Caprino, est l'œuvre, accomplie en 1827, de Pasquale Belli, qui a également achevé, mais avec moins de bonheur, la façade de Sant'Andrea delle Fratte. Son travail à la Consolation est d'une grande élégance. À gauche du fronton supérieur se détache sur la nuit un pan de Colisée. Intrigués par l'absence d'animation au monte Caprino, nous sommes allés en voiture jusqu'à la Pyramide, c'est-à-dire jusqu'au viale del Campo Boaria, le long du cimetière protestant, région vivement recommandée par le guide Spartacus. Il n'y avait pas foule là-bas non plus. Le mouvement y est un peu plus marqué, mais il est essentiellement automobile. Les voitures vont et viennent sans jamais s'arrêter, chacun attend que les autres prennent des initiatives qui seront accueillies d'un air condescendant, tout cela est frileux et plutôt mufle. Du moins y avaitil un moustachu un peu plus entreprenant que le gros de la troupe, mais il n'était, quoique gentil, pas très excitant. Nous avons un peu parlé, lui et moi. Il dit, comme tout le monde, qu'il n'y a presque plus personne nulle part, à Rome. Il arrivait du Hangar, très fréquenté, dit-il, mais où rien n'arrive jamais. Le monte Caprino, d'après lui, est très dangereux.
Même jour, onze heures et demie du soir. Suite del' enquête sur la situation achrienne à Rome à l'automne de 1985: jusqu'à présent les résultats sont plutôt sombres. Je suis allé vers sept heures au cinéma Augustus, sur le corso Vittorio-Emanuele, qui passe pour abriter certaines activités dignes d'encouragement. La dernière fois que j'y étais allé, il y a quelques années, j'étais tombé sur Cy Twombly et son ami Nicola del Roscio, venus, eux, d'évidence, pour voir le film. C'est à peu près tout ce que l'on peut faire désormais. Le balcon, asile naguère d'intérêts moins cinéphiliques, est fermé. En fin d'après-midi, aujourd'hui, la salle, en bas, était pleine. Mais le public, pour sa plus grande part, était là pour contempler Another Time, Another place, qui d'ailleurs ne manque pas d'intérêt. Seuls les deux ou trois derniers rangs se montraient quelquefois distraits, par rapport à
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l'écran. Mais ce ne fut pas en ma faveur. Tel spectateur qui m'intéressait vivement éloignait son coude et son genou, sur ma droite, tandis que tel autre, inenvisageable à mon gré, pressait les siens contre moi, sur ma gauche. Aucun résultat, d'un côté ni de l'autre. Ah ! quelle nostalgie pour le vieux Nuovo O/impico d'il y a dix ou quinze ans! Au balcon, c'était Byzance. Je me souviens avoir rencontré là un petit Romain, dont les fesses, sauf votre respect, demeurent très claires dans mon esprit. Nous n'avions pu entrer dans mon petit hôtel. Non sans témérité, nous nous étions introduits dans la remorque bâchée d'un énorme camion en stationnement. Las! Nous n'étions pas depuis ' en cinq minutes à nos affaires que le camion s'était mis en marche. Nous fûmes quittes pour sauter sur l'asphalte au premier feu rouge. ~
Lundi 4 novembre 1985, onze heures du soir. Nous devions dîner à la Villa. Mais une lettre du secrétaire général, trouvée dans mon casier à sept heures, informait les pensionnaires, avec le ton impératif qui est ici de rigueur, que le dîner se prendrait désormais, à partir d'aujourd'hui même, à sept heures et demie. Dîner à sept heures et demie! Déjà huit heures était bien tôt, mais sept heures et demie, c'est une heure d'hôpital ou de prison. Ce n'est ni dans la tradition française, ni dans la tradition italienne. En revanche, c'est pleinement dans la jeune tradition petite-bourgeoise qui ne cesse de marquer des points, et impose pour sept heures et demie, de même, les spectacles à l'Opéra.
Le ton, les manières, les procédés et la politique de l'administration, ici, sont intolérables. Les pensionnaires de seconde année ont convoqué les autres pour une réunion qui doit se tenir mercredi soir, « afin de répondre à leurs questions ». J'espère qu'il s'agit surtout d'adopter une attitude commune face à toutes les vexations qui nous sont imposées. Si besoin est, et si je suis le plus mécontent, ce qui se pourrait bien, c'est moi qui parlerais le plus fort. Comme nous refusions de nous plier à ce coup d'éclat, nous sommes allés une fois de plus chez Gigi. Mais notre dîner là-bas a été un peu gâché par deux tablées d'Américains qui se parlaient en criant par-dessus l'allée centrale, empêchant toute autre conversation que la leur. Comment ces gens-là peuvent-ils régner sur le monde, et se montrer mille fois plus efficaces, en affaires par exemple, que les Européens et les
64 autres? Leur conversation est celle d'enfants de dix ans. L'un des groupes a trouvé Venise « real nice » et conseille à l'autre d'y aller, etc. Qy'est-ce qu'ont les Américains, et surtout les Américaines, dans le nez, qui leur donne cette voix insupportable pour tous les autres peuples ? On dirait que le siège de la parole est en haut des narines. S'agit-il d'une particularité physique? Je le croirais volontiers. Les traits spécifiques apparaissent très rapidement, beaucoup plus vite qu'on ne le dit, dans des circonstances particulières, et les Américains, bien qu'ils appartiennent pour la majorité à des races européennes qui nous sont familières, présentent toute sorte de caractères morphologiques, ou physiologiques, qui leur sont absolument spécifiques. Il y a par exemple un certain type de cul bas et large de certaines Américaines, qui n'est absolument qu'à elles. Plus romantique, il y a une pilosité des garçons américains, même d'origine anglo-saxonne, beaucoup plus marquée que chez leurs proches cousins du Vieux Monde, quittés pourtant tout récemment, à l'échelle historique. N'est-ce pas mystérieux? Les intéressés, interrogés, expliquent ce dernier trait par le besoin de chaleur, dans les nuits de la conquête de l'Ouest. Mais les Esquimaux sont imberbes, et les Libanais n'ont pas trop froid. . . Qyant à la voix des dames yankees, et des Southern Belles, le mystère demeure entier. Pour l'odieuse manie de parler trop fort, ce sont pures mauvaises manières. Les pauvres Italiens, sur ce point, sont battus sur leur propre terrain.
jeudi 7 novembre 1985, deux heures et demie. La réunion organisée hier par les trois ou quatre pensionnaires de seconde année pour « répondre aux questions» des autres s'est transformée d'emblée, comme on pouvait s'y attendre, en un concert de protestations quant à l'administration de la Villa et aux intentions culturelles qu'on prête à Jean-Marie Drot et au ministère.J'étais l'un des plus virulents dans mon indignation. Mais l'unanimité des participants partageait mes sentiments. Ils m'ont d'ailleurs proposé d'être l'un de leurs deux délégués auprès du conseil d'administration, l'autre devant être, selon le règlement, un pensionnaire de seconde année. Se posent deux sortes de problèmes, matériels et culturels ; mais ils sont indissolublement liés. Il est patent que la villa Médicis se trouve dans un état matériel déplorable, qui l'empêche de remplir la première de ses fonctions culturelles traditionnelles, offrir à des artistes et à des
65 intellectuels français choisis de travailler dans les meilleures conditions possibles, en contact étroit avec la culture romaine. Le représentant du ministère, Claude Mollard, a déclaré, lors du déjeuner inaugural de cette année, le 17 octobre, dans une allocution qu'a reproduite la télévision, que chacun des pensionnaires coûtait par an un million de francs au pays, et qu'ils ne devaient pas l'oublier. Bien entendu, ces chiffres sont faux. Jean-Marie Drot lui-même nous a dit l'autre jour qu'ils correspondaient, non pas à un an, mais à deux ans de séjour. Mais surtout ils représentent, divisés par le nombre de pensionnaires, l'ensemble des dépenses de fonctionnement de la Villa, dont le moins qu'on puisse dire est que les bénéficiaires principaux n'en sont pas, justement, les pensionnaires. Ceax-là, les malheureux, ne sont plus traités ici qu'en résidus fâcheux d'un autre âge. Tout le monde hier avait la même inquiétude : si le public apprend que les pensionnaires se plaignent, il sera indigné. Des propos comme ceux de Mollard, et l'image traditionnelle de la villa Médicis, persuadent les gens, en effet, que d'être ici est un rare privilège. C'est d'ailleurs vrai sur deux points : l'endroit est d'une beauté inouïe, et les pensionnaires y reçoivent un traitement pécuniaire très confortable, comparable à celui d'un professeur de faculté en début de carrière. Mais les Français qui s'en soucient seraient bien surpris s'ils pouvaient voir comment leurs artistes envoyés sont reçus à Rome. J'ai déjà noté ici toutes les petites avanies qu'il m'avait fallu essuyer avant même d'arriver sur le Pincio (mais je m'étais gardé de publier à mesure ces passages dans Gai Pied, tant que j'avais pu croire qu'ils n'intéressaient que moi: il est maintenant évident que c'est le fonctionnement et peut-être le sort d'une importante institution française qui sont concernés) : simples indices tous, mais trop justement révélateurs de la négligence et des exécrables manières qui règnent dans cette maison, l'une des plus fameuses "vitrines" de la France à l'étranger. On a supprimé la limite d'âge pour les candidats à Rome, on semble souhaiter des pensionnaires plus avancés dans leur carrière, mais on les traite comme il serait grossier, de la part d'un proviseur ou d'un pion, de traiter un potache. Il n'y a aucune raison d'avoir honte de ce qu'était naguère encore, facile et laborieuse, facile pour être laborieuse, la vie à la villa Médicis, qu'un puritanisme social mesquin est en train de saccager. Le Prix de Rome était une haute distinction, qui sans doute n'a pas toujours été très justement attribuée, mais dont la rareté et le prestige impliquaient,
66 pour ses heureux bénéficiaires, de très nets avantages. La plupart de ces avantages disparaissent. Il faut bien voir qu'ils assuraient à des artistes ou des chercheurs, dont le travail avait été jugé digne d'encouragement, la liberté de s'y consacrer tout entiers, sans soucis de popote, de fumisterie, et de chaussettes à laver. Or aujourd'hui, ces nouveaux Romains, non seulement ils se gèlent stoïquement dans des studios de sept mètres de plafond, non chauffés avant la mi-novembre, à peine meublés de vieilles planches sur des tréteaux et de commodes effondrées, où les carreaux sont fendus ou cassés, où aucune porte ne ferme, où presque rien ne marche correctement; non seulement on les laisse se débattre, dans une langue étrangère, dans une ville inconnue, avec tous les problèmes de fils électriques, de rouille et de stores cassés qu'implique le délabrement; mais c'est aussi ce qui est nécessaire à leur travail qui leur est refusé, ou qu'ils ne peuvent obtenir qu'à force d'interminables et humiliantes suppliques : la musicologue n'a toujours pas de piano, l'historien d'art père de famille n'a aucune pièce où travailler loin de ses bambins, l'écrivain marié n'a pas de bureau non plus (on lui conseille d'écrire ses livres dans le salon ... ) et ainsi de suite. L'architecte attend toujours le catalogue de ses travaux, qu'on lui avait promis et qui est un droit statutaire. D'ailleurs les expositions individuelles des artistes plasticiens sont supprimées. La démagogique implication revient toujours : il y a beaucoup de gens qui sont plus à plaindre que vous. Et ce n'est que trop certain. Mais ils n'ont pas passé le concours de Rome, on ne leur a pas fait espérer le confort et la tranquillité. Toutes les restrictions ont des prétextes financiers, bien sûr. Pourtant, c'est le comble, le budget de la Villa est en nette augmentation. Où va l'argent? Deux postes de pensionnaires, qui subsistent officiellement, sont laissés vacants pour que soient couvertes d'autres dépenses. C'est qu'il s'agit de subvenir à une politique culturelle qui se veut très ambitieuse, où l'institution, renonçant sans trop le dire trop vite à sa mission traditionnelle, deviendrait une sorte de grand centre culturel français en Italie, mais aussi de lieu d'échanges internationaux, où !"'audiovisuel", en particulier, tiendrait la plus grande place. Rien de plus respectable, peut-être. On serait tout disposé à faire quelques sacrifices, pour le bien d'un exaltant projet. Encore faudrait-il sentir une inspiration esthétique ou intellectuelle d'envergure, observer les prémisses d'un grand art ou les promesses, du moins, d'une haute culture; avoir en un mot, pour s'exalter, la garantie d'une qualité. Las ! Manque de chance! Nous avons raté
67 l'exposition des photographies de Boubat, mais nous avons eu droit pour notre arrivée, dans les marges d'une célébration nationale de Pasolini, à un vaste accrochage d'un certain Vespignani, habile dessinateur dont le style se situe à peu près entre la couverture de magazine (au mieux de magazine semi-porno gay) et Leonor Fini. Pour quiconque s'intéresse un peu à l'art moderne, une exposition de ce niveau-là- qui a d'ailleurs un certain succès, je crois bien - élimine la villa Médicis du calendrier pour quatre ou cinq ans : «
Ah, ils en sont là. . . Inutile de se déranger.
»
C'est peut-être se décourager trop vite : il va y avoir une rétro~pective de Kertész.
Vendredi 8 novembre 1985, six heures du soir. Oufa! comme dit Rodolfo. Tout ce Trouble in Paradise m'a déjà fait perdre deux jours. Il a été décidé mercredi soir de passer de la guérilla à la guerre ouverte, et de porter le débat sur la place publique. Drot passe pour un maître du maniement des médias. Je ne pouvais proposer que ce que j'avais : ma "tribune" dans Gai Pied. Elle sera consacrée entièrement, dans trois semaines, à la situation ici. Cependant, pour l'exposer, je devais reprendre des faits anciens, qui avaient déjà été notés dans ce cahier, mais dont la relation n'avait pas été publiée dans le magazine. Je me suis donc trouvé, aux pages précédentes, confronté à un problème délicat. Je l'ai tourné en écrivant un texte spécial pour Gai Pied, que j'ai ensuite en partie recopié ici. Voilà. Mercredi matin, avant que n'éclatent toutes ces histoires, Rodolfo et moi étions allés au palais Barberini. Il est malheureusement toujours ceint d'échafaudages, comme déjà en 1981, et les salles principales sont fermées. On ne peut visiter que le second étage, où se voient surtout des tableaux du XVIIIe siècle, italien ou français : des Guardi, des Canaletto, de beaux Bellotto, des Robert, des Lancret, un Fragonard, un Greuze. J'ai beaucoup aimé, pour autant que j'aie pu les voir, car ils étaient dans l'obscurité, deux Paul Troger, L'Éducation d'Achille et surtout Saint Roch soignépar /'Ange, de belle luminosité sombre et de belle pâte. Le thème de la femme nue et callipyge couchée, de dos, qui a inspiré à Millet un si beau tableau, si curieux de facture, et si peu Millet, avait ému déjà, entre autres, Subleyras, apparemment grand amateur de culs
68 des deux sexes, à en juger par son jeune Caron du Louvre. Sa toile de la collection Barberini est superbe, extrêmement simple de composition mais très subtile de façon. Il peut suffire que quelqu'un, près de vous, témoigne pour un artiste, une époque ou un genre un intérêt passionné, mais aussi très éclairé, pour qu'un peu de son goût rejaillisse sur vous, ou s'ajoute aux vôtres. Carlos de H., un diplomate espagnol qui était venu me voir à Paris sur la recommandation de notre ami commun Manuel Camacho, est fou de peinture baroque, surtout italienne et particulièrement napolitaine. Je ne partage pas toutes ses vues, d'autant que l'art s'arrête pour lui à la fin du XVIIIe siècle. Il m'a donné un choc qui continue de résonner en moi en affirmant froidement que le Guerchin était un meilleur peintre que Poussin, ce qui m'avait paru absurde, à la fois, et délicieusement sacrilège. Solimena est son dieu. Je ne participe pas tout à fait, jusqu'à présent, à ce culte, mais de connaître son existence m'aide à voir, déjà, des œuvres que sans lui j'aurais peut-être négligées. Ainsi, au palais Barberini, un Éliodore chassé du temple, projet pour une fresque de revers de façade, je crois, dont nous avions déjà vu une autre version l'autre jour, dans les hauteurs du musée de Turin. Batoni, Lucquois dont j'ai vu la maison natale, dûment frappée d'une plaque, près de la jolie place aux Herbes, fait l'objet d'une petite mode, je crois bien. Le Louvre a récemment acheté l'un de ses fameux portraits de gentilshommes anglais posant à Rome pour commémorer leur "grand tour". Ils sont de facture aisée, un peu à l'anglaise, justement, et très supérieurs à ses conventionnels portraits de pape, tels qu'il s'en voit un auprès d'eux à Barberini et tel qu'un autre passait en vente aux enchères, cette semaine, au palais Borghèse. Batoni n'est pas infiniment plus doué qu'un certain Anton von Maron, inconnu de moi, dont un grand portrait de sir Robert Clive parmi ses malheureux Indiens est assez amusant; mais il est loin de valoir, bien sûr, son lointain prédécesseur Ghislandi, certainement l'un des tout premiers artistes italiens du XVIIIe siècle, et peut-être le plus original. Un grand tableau très étrange représente une Famille de missionnaire en Chine. Les personnages figés sont en partie vêtus à la chinoise. Tant de raideur mêlée à cet exotisme fait d'abord penser à Rousseau (le Douanier), mais l'auteur, Marco Benefial, n'a rien d'un naïf, si l'on en juge par ses autres œuvres exposées.
69 On monte au musée par l'escalier à plan carré du Bernin et l'on en sort par celui, ovale, a chiocciola, de Borromini. On tombe alors sur un énergique va-et-vient de généraux, car le palais est en partie occupé par le cercle des Forces armées italiennes. De jeunes officiers d'ordonnance en grande tenue d'apparat, empanachés, sabre au côté, superbes, resplendissants d'ors et d'argent, attendaient leurs supérieurs, je pense, assis côte à côte sur deux banquettes d'un vestibule. Rome est pleine de beaux uniformes d'un autre âge, somptueux et gais. On en voit aussi, partout, de plus modestes, mais souvent distrayants tout de même par un accessoire ou un autre, comme l'étonnant bonnet rouge à pompon noir, porté très en arrière, et dont on se demande comment il tient. Les Italiens ollt eu la sagesse de laisser leurs soldats et leurs marins en tenue militaire, et le pittoresque des villes y gagne beaucoup.
* Nous avons découvert par hasard, l'autre soir, à des éclats de voix et de millions de lires qui sortaient d'une fenêtre ouverte, les fastueuses salles des ventes du palais Borghèse. C'est notre grande distraction, ces jours-ci. Après dîner, nous allons voir les tableaux, les bibelots et les meubles à l'encan. Certains sont beaux, on aimerait souvent intervenir, d'autant que les enchérisseurs sont réservés et les prix dans l'ensemble assez bas. Le très grand portrait d'un homme d'arme à la barbe blonde, toscan, du XVIe siècle, n'a pas trouvé preneur à cinq millions de lires. Mais nous restons bien tranquilles, nous contentant d'améliorer notre italien du registre enthousiaste : Non è bel/a, questa tavola ! Non è bel/a! (Surprise de notre part: c'est le commissaire-priseur qui parle ... ) Eve-
ramente stu-pen-da ! Fava/osa! *
Autre exemple, pour ma théorie de l'appréciation de l'architecture. La façade de l'église Sant'Ambrogio e Carlo al Corso n'est jamais si belle que vue depuis la via delle Carrozze. Comme cette rue est rendue plus étroite encore, ces temps-ci, par des échafaudages, on ne distingue, par une profonde faille verticale, mais sur toute sa hauteur, que le colossal pilastre flanqué de l'extrême gauche, le début de l'entablement qui porte seulement les deux premières lettres, énormes et très harmonieuses, de l'inscription dédicatoire, DI (vis Ambrosi et Carlo dedicatum), et l'angle obtus du fronton, qui dès son départ multiplie les ressauts. Lorsque l'on voit cette vaste façade dans son ensemble, on est beaucoup moins faci-
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lement conduit à en apprécier les subtilités. Elle a été bâtie sur les plans du cardinal Omodei, une quinzaine d'années après la fameuse coupole de Pierre de Cortone qui la domine.
Samedi 9 novembre 1985, deux heures et demie. Ah, les choses s'arrangent un peu, sur le front sexuel. Nous commencions à être très préoccupés par la situation romaine, dans ce domaine. Qyinze jours ici déjà, et nous n'avions pas trouvé la moindre trace d'une vie achrienne locale un peu satisfaisante : pas un café, pas un restaurant, aucune boîte agréable, pas un lieu de drague à ciel ouvert un peu actif. Dans la rue, aucun regard, aucun signe. On croit bien reconnaître ici et là quelques achriens qui passent, mais jamais, de leur part, la plus légère marque d'un quelconque intérêt en retour. Ce peut être que je n'en mérite pas, mais Rodolfo n'en reçoit pas non plus.
Hier soir, après dîner, nous sommes retournés à la Pyramide. Il était plus tôt que la dernière fois, dix heures et demie, mais le mouvement était encore plus faible. Nous avons découvert une malheureuse pissotière, à deux places bien séparées, où les courageux s'aventurent. Mais les courageux, dans l'ensemble, ne sont pas bien émouvants, et sans doute pensent-ils la même chose de nous. De toute façon, ils sont rares. Si c'est là tout ce que Rome peut avoir à offrir, autant vivre à Pontarlier. Un peu abattus, nous avons décidé de jouer notre dernière carte, et d'aller inspecter le Hangar. Nous n'avions pas l'adresse avec nous, seulement un vague souvenir du nom de la rue, in Se/ci. Une vive lumière; nous nous approchons: erreur, c'est le poste de police. Mais un vraisemblable achrien, sans le savoir, nous a servi de guide. Nous sommes passés après lui sous une porte cochère. Et là, immédiatement, un immense soulagement. Il y a bien dans Rome une boîte gay, de beaux garçons, de beaux garçons à notre goût, en tout cas, dans le style, pour simplifier, du Central de Paris; l'Italie aidant, les cheveux et les yeux sont plus noirs, les moustaches plus fournies, les joues moins bien rasées, les poils plus en vue. Parfait : il y avait bien ici une centaine de jeunes hommes, dont beaucoup étaient très excitants. La boîte est étroite, tout en profondeur. Trois pièces : un bar, une salle où sont projetées des diapositives, une autre au fond avec quelques gradins tournés vers une télévision où passe un film, et sur la droite, là-
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bas, un autre bar. Pas de piste de danse, ça ne me gêne pas. Il y avait plus de monde à notre arrivée, vers minuit, qu'à notre départ, vers une heure et demie. Très bien aussi. Ce n'est pas un endroit où l'on reste tard. Hélas, car il y a un hélas, ce n'est pas un endroit, non plus, où l'on sente circuler un formidable désir, loin de là. Tout le monde se connaît, se retrouve, on a l'impression que la plupart des combinaisons possibles ont déjà été essayées et se sont dissoutes dans une cordiale lassitude. De nouvelles figures, dans ces conditions, devraient être bien accueillies. Ce n'est pas le cas. Pas un regard, pas un geste; au mieux une sorte de passivité morne. Bizarre. Est-ce la crainte du sida? Sans doute, en partie. Mais il y a là aussi un trait permanent de l'Italie, et sans doute de ph.1s en plus marqué à mesure que l'on va vers le Sud. Je l'avais remarqué, avec une certaine exaspération, dès mes premières visites dans la péninsule. J'avais cru qu'il s'était atténué avec les années, et je le croyais presque disparu, même, aux beaux jours du Tabasco, à Florence. Il n'en est rien. Le Flaubert du monte Caprino, la semaine dernière, ne donnait pas le moindre signe d'encouragement. Il semblait même ne pas me voir. Si j'ai pris toutes les initiatives dans sa direction, c'est par impatience, par désir d'expérimentation, et parce qu'au moins il ne s'éloignait pas. Il restait assis sur une murette, en regardant obstinément en face de lui. Qi.and je suis à trois mètres, il ne tourne pas la tête vers moi, à deux non plus, à un demi toujours pas. Mais si je me lance et m'approche de lui, et le touche, il est déjà tout bandé. De quoi s'agit-il? D'une prudence, ou bien d'une vanité? A-t-on peur de se tromper, ou tient-on absolument à ce que l'autre fasse seul tout le chemin et témoigne clairement, sans nul encouragement qu'on lui prodigue, son intérêt et son désir? La prudence serait très exagérée, dans la plupart des cas, et la vanité, dans tous, horripilante. Rien n'est plus contraire à l'homosexualité que j'aime, homosexualité au sens strict et plein, tout en symétries, que ces dragues à sens unique, semblables à celles qu'on voit couramment s'adresser aux femmes. Le paradoxe est que cette attitude de vierge intouchable, toute à séduire, semble passer ici pour de la virilité. Nous n'avons rien tiré du Hangar, sauf de vives satisfactions duregard, et ce n'est pas tout à fait négligeable. Nous en sommes donc sortis plus excités que nous y étions entrés, et plutôt frustrés, et nous sommes retournés à la Pyramide; où, mirabile visu, j'ai trouvé vers deux heures du matin certain barbu qui lui n'a fait aucune difficulté pour se laisser suivre derrière un tout petit arbre, au pied des murailles. Au moins celui-là
72 n'avait-il pas froid aux yeux, et c'était réconfortant. J'ai même cru comprendre qu'il n'aurait pas été hostile à l'idée de m'enculer là, on the spot, derrière notre arbrisseau qui ne cachait rien, à quatre ou cinq mètres des voitures qui croisaient. Il n'en était évidemment pas question, pour diverses raisons, l'une des premières étant que je n'en avais pas la moindre envie; non plus d'ailleurs que d'aller chez lui, comme il me l'a proposé; mais d'ensemencer enfin, pour rien, pour la dépense, le sol de la Ville éternelle : ce qui fut fait.
Dimanche 10 novembre 1985, trois heures et quart de l'après-midi Décidément non, le tableau de la vie achrienne romaine n'est pas brillant, loin de là. Le confirment à la fois ma nuit dernière et le rapide déjeuner que je viens de prendre, place Barberine, avec Rodolfo et avec un Peter américain, jeune historien des religions et archéologue que Rodolfo a rencontré hier au Hangar. Peter, qui est ici depuis quatre mois, corrobore absolument tous les indices que nous avons pu relever par nous-mêmes. Il est très difficile de rencontrer qui que ce soit ici. Tout le monde, dit-il, vit en couple, et chacun observe et commente le moindre de vos mouvements. Nous sommes retournés hier au Hangar. Le scénario s'est déroulé exactement comme la veille. De beaux garçons, pour la plupart les mêmes, d'ailleurs; aucun échange. Gagné par l'ambiance, j'ai fait moimême une bêtise que j'ai ensuite beaucoup regrettée. Qyelqu'un qui me plaisait assez m'a gentiment souri. Au lieu d'aller immédiatement lui parler, j'ai gagné un coin tranquille, où j'espérais qu'il me rejoindrait: il est parti. .. Plus tard j'ai rencontré un grand garçon mince, moustachu bien sûr, aux cheveux courts, qui portait comme la veille un blouson noir en caoutchouc de motocycliste, bien qu'il n'ait pas de moto, m'a-t-il dit. Il s'appelle Guido, il est au chômage, il veut être tour operating. Il est assez beau, mais ne m'excite pas du tout: trop grand, trop mince, trop glabre. Il est gentil, un peu bêta, il boit trop. Il était passablement saoul. Il m'a dit qu'on ne l'aimait pas, au Hangar et à Rome, parce qu'il était différent. Il se plaint des Italiens plus que ne ferait le plus sévère voyageur. D'après lui, si personne ne semble draguer, ce n'est pas du tout à cause du sida, ou très peu, mais parce que personne ne veut être un pédé. C'est difficile à croire, mais c'est certainement vrai. Je l'avais déjà remarqué à Florence, mais c'est bien pis à Rome. Il s'agit d'une de ces économies
73 perverses où le désir déconsidère. Moins je désire, plus je vaux. Qyiconque se laisse surprendre à trop exposer ses espérances sexuelles ou sa disponibilité, quiconque se laisse voir, à une semaine d'intervalle, avec deux garçons différents, est aussitôt l'objet, dans le commentaire réciproque universel, de l'insulte suprême : c'est une putain. On va dans les boîtes pour retrouver ses amis et bavarder 1 , pas pour draguer, très vulgaire activité. Le social étouffe le sexuel. La plus insignifiante conversation avec des amis qu'on voit trois fois par semaine semble plus urgente que la rencontre d'un étranger. Vers une heure, le Hangar se vidait, Rodolfo était parti, je me sentais bien seul. C'est alors que j'ai rencontré Guido. Qyelques somni.aires attouchements nous ont valu, d'un barman, le conseil acide d'aller plutôt dans un lit, alors qu'ils me permettaient de constater, justement, que je n'y tenais pas du tout. Guido a répondu calmement Va tJanculo (transcription à peu près phonétique), insulte que je désapprouve absolument en son fond (quel mépris du cul faut-il avoir pour faire d'une telle suggestion une insulte!) mais qui était, cette fois, assez bien venue. Au lieu d'aller au lit, nous sommes allés à L'Alibi. C'est de ce côté-là que s'étaient dirigés tous les garçons qui avaient quitté le Hangar, sauf, hélas, celui du sourire perdu. L'Alibi est une discothèque immense, au-delà de la Pyramide, près d'un grand bâtiment long qui aurait pu être une gare, ou plutôt des abattoirs. On voit de là, même la nuit, l'étrange colline dénudée du Testaccio, hauteur artificielle mais millénaire constituée par les débris d'amphores du grand marché antique voisin. Cette éminence fut chère aux peintres, dit mon guide rouge du Touring Club Italiano, particulièrement à Poussin «perle memorie eperla dolce melanconia dell'ambiente ». L'ambiente gay, elle, est mélancolique sans douceur. L'endroit est très vaste, avec plusieurs salles différentes et force couloirs. On monte à l'étage en entrant pour redescendre aussitôt au rez-de-chaussée. On trouve là quatre ou cinq cents personnes, peut-être plus. Dans ce nombre, beaucoup de filles. J'ai déjà confessé ma préférence pour les boîtes achriennes sans filles ; non par hostilité pour les filles, mais parce qu'elles sont un indice certain d'un type de comportement qui m'ennuie. D'ailleurs la boîte s'appelle L'Aiibi, et elle mérite pleinement ce nom déplaisant, hautement révélateur. Tout est là-bas du côté du social, et rien du côté du sexuel. Presque aucune 1. Peter a un joli mot anglais pour cet état de chose et d'esprit : il dit que Rome is very cliquish (de clique).
74 drague ; et je ne note pas cela parce qu'on ne me drague pas moi. On sent bien qu'il n'y a aucune circulation, à découvert, d'un désir qui n'aurait pas honte de s'exprimer. Pas de regards. Il ne doit se faire là-bas que très peu de rencontres. Sottement, ou bien par conscience professionnelle d'observateur, je suis resté des heures sur la place, sans y trouver le moindre intérêt, sinon la vue plutôt frustrante de quelques beaux garçons qui ne me voyaient pas. Voire, d'ailleurs : j'apprends par Rodolfo que certain moustachu basané aurait dit à Peter qu'il s'intéressait à moi. Or je me suis un peu intéressé à lui, sans aucun signe de la moindre réciprocité. C'est significatif autant qu'exaspérant. La drague ici s'opère par messes basses, petits messages à transmettre, interventions de tiers, paupières baissées. C'est Le Barbier de Séville; et tous ces achriens romains, qui se veulent si virils et si dignes dans leur triste quant-à-soi vulgairement petit-bourgeois, sont autant de Rosine; faux ingénus, qui rêvent de devenir comtesses. Préoccupantes constatations! Passer deux ans ici? La ville est fascinante, mais la vie y est bien ennuyeuse. Mille choses à voir, et passionnantes, accumulées par les siècles, mais nulle activité contemporaine. La culture, ce sont les vieilles pierres et les livres. ~elques concerts dans les églises, un peu de théâtre, peut-être, aucun film en version originale, pour ainsi dire pas d'art contemporain. Paris, que vu de New York on prend pour Ambert, fait figure ici de centre du monde. Mais le plus déprimant, c'est l'absence totale de structures d'une existence achrienne. Ah, si Barcelone ou seulement Madrid étaient dans Rome!
Lundi 11 novembre 1985, trois heures de l'après-midi Retour au monte Caprino, hier après-midi, seul. Peter nous avait dit que c'était surtout vers la fin de l'après-midi qu'il demeurait encore là-bas un peu d'activité; mais vers cinq heures et demie, malgré la nuit tombée, nulle. Je suis donc allé faire un tour entre le Capitole et le Tibre. C'est ce qu'il y a d'agréable à Rome, où qu'on soit, si l'ennui menace, il suffit de regarder alentour pour se distraire, ou de marcher un peu.
J'aurais voulu voir un peu le palais Orsini, qui se trouve à l'intérieur, et au-dessus, des ruines du théâtre de Marcellus. Mais l'on ne peut entrer dans ses cours. En contournant le théâtre, on rencontre, au bord de l'ancien ghetto, le portique d'Octavie, et derrière lui la petite église
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Sant'Angelo in Pescheria, où se voit, à gauche de l'entrée latérale, un joli morceau de fresque de Benozzo Gozzoli ou de son école. Par quelques ruelles antiques et villageoises, on atteint la belle place Campitelli, où se trouvent d'un côté l'institut culturel français et de l'autre la grande église Santa Maria in Campitelli, qui passe pour le chef-d'œuvre de Carlo Rainaldi. Une assez bonne méthode pour visiter Rome, si l'on en a le temps, c'est de voir d'abord les choses par soi-même, sans guide, et souvent, donc, dans l'ignorance de ce qu'elles sont : excellente ascèse pour l'œil, et pour l'esprit forcé de se forger des opinions en toute indépendance. On s'expose ainsi, bien sûr, au risque de sérieuses humiliations, coinme d'avoir trouvé plutôt médiocres des anges qui sont du Bernin (il doit d'ailleurs bien exister de médiocres anges du Bernin). Mais c'est précisément pour tâcher de les éviter qu'on s'applique, avec le plus grand profit, à tout voir et à tout bien voir; ainsi, dans la première chapelle de gauche, à Sainte-Marie in Campitelli, les monuments funèbres en vis-à-vis d'Angelo Altieri et de son épouse Laura Carpegna, dont j'apprends aujourd'hui qu'ils sont de Giuseppe Mazzuoli. Ils appartiennent à cette grande famille romaine des personnages accoudés sur les parois des chapelles comme on peut l'être à une fenêtre, ou plutôt dans une loge au théâtre. D'autres représentants plus typiques de cette confrérie de curieux sont les membres de la famille Bolognetti dans l'église de Jésus-et-Marie, autre œuvre de Rainaldi, sur le Corso, et surtout, bien sûr, les Cornaro qui contemplent, à Sainte-Marie-de-la-Victoire, la théâtrale extase de sainte Thérèse.
À la façade de Sainte-Marie in Campitelli, on a l'impression qu'il manque quelque chose, en particulier au-dessus de la porte. Sur le fronton brisé, on attendrait des anges. Partout ailleurs, on peut croire que l'absence de décoration sculptée est un parti-pris délibéré mais l'espace vide, là, paraît bien témoigner d'un manque. L'intérieur frappe surtout par l'originalité de son plan et par la froideur déjà néo-classique de ses lignes. Il est constitué par deux ellipses successives, proches l'une et l'autre du cercle, la seconde beaucoup moins vaste que la première, et précédant la courte abside du maîtreautel. Entre la première et la seconde, un resserrement draconien donne à l'église une taille de guêpe. Il eût été plaisant de penser qu'il s'agit d'un hommage aux abeilles des Barberini. Mais Sainte-Marie in Campitelli est postérieure de vingt ans à la mort d'Urbain VIII. L'effet de profon-
76 deur et de relief marqué que crée la césure, reprise et redoublée en avant de l'autel, est bien sûr éminemment théâtral : mais après tout certains arcs triomphaux romans l'avaient déjà utilisé. Qy.and on revient du quartier Campitelli vers le Capitole, on passe, avant de quitter la place, près d'une jolie fontaine de Della Porta, puis devant la petite église Santa Rita, qui se trouvait jadis sur les pentes de la colline et qui a été reconstruite ici en 1940. C'est une œuvre de jeunesse de Carlo Fontana. Le guide du Touring Club en vante l'originalité, tandis que dans Roma Barocca, Paolo Portoghesi, toujours beaucoup plus critique, y voit la marque d'une extrême inexpérience. Je n'ai pas d'opinion bien arrêtée. Santa Rita n'est pour moi, jusqu'à présent, qu'un des éléments secondaires du merveilleux décor panoramique qu'offre la promenade du monte Caprino. Je suis retourné vers ces ombrages, un peu avant sept heures. Et j'y ai rencontré, très vite, un Israélien qui habite Rome depuis deux ans; pas particulièrement beau, mais très précisément à mon goût, et pour moi très excitant. Nous avons passé un excellent moment dans les buissons. Il m'a proposé d'aller chez lui, mais j'avais rendez-vous pour dîner chez Gigi avec Rodolfo. Je lui ai proposé de se joindre à nous. En chemin, au prix d'un petit détour, il m'a montré, au-delà de la place Campitelli, la plus modeste mais tout aussi séduisante place Mattei, avec sa fameuse fontaine aux Tortues, dessinée par Della Porta.Je ne la connaissais qu'en photographie. Les tortues sont un rajout du XVIIe siècle, et elles sont moins remarquables que les jolis éphèbes qui s'en amusent. L'endroit est délicieux. Il n'est un peu gâché, comme tous les plus beaux coins de Rome, que par les voitures. On aimerait voir une fois, ne serait-ce que pour une journée, la ville sans elles.
* Le goût fétichiste n'est pas facile à satisfaire pleinement. D'abord il faut trouver l'objet du fétiche en question, et ce n'est pas toujours si simple. Ensuite il faut que le possesseur de cet objet fétiche non seulement vous permette d'en jouir mais en plus, c'est le fin du fin, semble trouver autant de plaisir que vous à l'usage que vous en faites. B., l'autre jour à Paris, me suçait passionnément les doigts de pied, tout en se branlant. J'essayais de le laisser faire obligeamment, mais j'y avais de plus en plus de mal, parce que sa langue me chatouillait et que les pieds, ni les miens, ne sont en aucune façon, pour moi, des objets de
77 désir. Je ne faisais qu'être patient, ce qui ne devait pas, pour lui, être tout à fait satisfaisant. J. est un peu enveloppé, mais très musclé, bronzé, et incroyablement velu. Son dos est large, puissant, plein de reliefs musculeux et uniformément recouvert, comme son torse et ses épaules, d'un pelage très épais, soyeux. Je rêvais de lécher indéfiniment, poppers pris, le creux de ses omoplates ou bien ses "grands dorsaux". Il y consentait, mais sans enthousiasme, l'esprit ailleurs. Les goûts fétichistes sont complètement incompréhensibles, en profondeur, pour l'immense majorité des gens qui ne les partagent pas. Lui semblait surtout vouloir me faire une pi~e. Je n'y voyais pas d'inconvénient. Et comme il était à genoux, se branlant, au pied du lit où j'étais assis, je pouvais le regarder et toucher, pendant que sa bouche allait et venait le long de ma queue, ses épaules rebondies, sa large nuque et son dos, où mes doigts disparaissaient presque entre les poils. Je l'ai raccompagné jusqu'à la porte de la Villa, vers une heure. La nuit était sombre, j'avais pris la précaution de me munir d'une lampe torche. En revenant, j'ai fait un tour dans le parc. Le faisceau lumineux faisait paraître à mon caprice des visages de pierre blanche usée parmi les buis taillés, des troncs squameux, des balustrades, ou l'inscription funéraire du chien « Pluche, caniche de Jacques Ibert, 1941-1954 ».J'étais de la meilleure humeur du monde, enthousiaste mais pourtant grave, dans cette solitude somptueuse.
* La plus grande émotion esthétique veut qu'on soit seul, ou du moins loin des foules. Les jardins de Versailles et du Trianon ne sont vraiment bouleversants qu'aux soirs allongés du printemps, vers huit ou neuf heures, quand il n'y a plus de barques sur le canal, et plus d'autres pas que les nôtres, le long des allées. La décence sociale interdit, de nos jours, d'exprimer cette évidence : le sentiment du beau est aristocratique. Il supporte très mal le trop vaste partage. Il se pourrait même qu'il s'exaltât de l'exclusion de la multitude. Une large part de la fascination qu'exerce la villa Médicis, et de la jouissance incomparable qu'elle procure, vient de ce qu'elle est fermée au public.
78 Mardi 12 novembre 1985, midi. Diné hier avec P. H., de notre ambassade auprès du Saint-Siège. Il m'apprend que le haut clergé romain est très agacé par les Polonais de l'entourage du pape : « ... tutta questa polaccheria... », lui a dit un cardinal pour parler d'eux.
O!iant à l'homosexualité, le pape serait beaucoup moins rigoriste parmi son entourage que dans ses prises de positions officielles. Il a toujours gardé auprès de lui, dans les fonctions très importantes de secrétaire privé, un Polonais que jadis, à Cracovie, il allait, dit H., récupérer dans les commissariats de police, où ce garçon avait été traîné pour attentat aux mœurs. Le secrétaire n'aurait d'ailleurs rien changé de ses habitudes, et fréquenterait assidûment les endroits les plus profanes. « O!ioi, les boîtes ? -
Oh, bien pire que ça... » *
Le Monde des 10 et 11 novembre, première page : « Il (Jacques Chirac) a gagné, d'un seul coup d'un seul, sept points de popularité au baromètre de la S.O.F.R.E.S. » (Jean-Yves Lhomeau). Et cette exaspérante ponctuation, si caractéristique du style journalistique actuel, écrit et parlé, mais que Le Monde, au moins, devrait avoir le bon goût de se refuser: « [ ... ] : le régime fait sans ménagements place nette de toute sorte d'empêcheurs de monopoliser en rond. La "nouvelle société", dont le plus beau fleuron paraît être Mme Imelda Marcos, richissime, redoutée, surnommée le "Papillon d'acier"» (p. 2, Roland-Pierre Paringaux). Un sujet, qui renvoie plus ou moins à la phrase précédente; puis une relative, et basta. Les présentateurs de télévision sont fous de cette "construction", surtout en fin de rubrique:« Paul Dupont, qui s'est récemment enfui.» Mais quand on ne voit pas la phrase écrite, on peut au moins espérer qu'elle est inaugurée par deux points, pas par un seul.
Aoste, jeudi 14 novembre 1985, neuf heures du matin. En route vers Paris, étape dans Arezzo, hier. Malheureusement la façade de la Pieve di Santa Maria est cachée par des échafaudages et il tombe des cordes sur le beau parc de la haute ville, avec sa vilaine statue blanche d'hommage à Pétrarque. Dans le triste après-midi d'automne, l'intérieur de San Francesco est bien sombre, et bien sombre la chapelle Bacci. Un lustre
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moderne, pas trop laid, éclaire les fresques de Piero. Malgré lui, il faut bien dire qu'on les voit moins bien, pour la plus grande part, que dans les livres. Le fameux jeune couple, la femme de face, que stupéfie la mort d'Adam, il ne me souvenait pas qu'il fût si haut placé, ni si pâle. C'est la reproduction qui fait sa gloire. L'imperturbable joueur de trompette au grand chapeau évasé, qui souffle obstinément dans son instrument au beau milieu de la bataille de Cosroès, a-t-il l'ceil si cerné, malgré son jeune âge, de par la volonté du maître, ou bien est-ce d'une craquelure qu'il s'agit? Je lui préfère le combattant demi-nu qui est devant lui, au si moderne visage. Il ne m'émeut pas sexuellement, mais il est tout de même une des plus sensuelles r~présentations viriles de l'histoire de la peinture. Hélas, aucune carte postale ne le montre de près. Qyelle bonne illustration elle aurait fait pour Gai Pied!
* Cet hôtel (Ambassadeurs) de moyenne catégorie, est moderne, propre et bien tenu. Il est proche d'une avenue de grand trafic, mais ce n'est pas le pire. Dès avant sept heures du matin, on y est réveillé par le bruit des voisins, et par celui des caméristes, dans les corridors. La chambre a un petit couloir d'entrée. Il serait si simple d'y mettre une seconde porte ! La double porte est la première de mes revendications hôtelières.
Paris, samedi 16 novembre 1985, midi. Reynolds, hier au GrandPalais. C'est une très honorable exposition, Reynolds est un excellent peintre, très compétent, mais ce n'est pas ce que j'ai envie de voir en ce moment. Ce critère, qui n'est pas si capricieux que peut-être il y paraît, peut frapper de bien plus grands artistes que Reynolds. Raphaël, par exemple, n'est l'objet de ma part, ces temps-ci, que d'un très faible désir. Mais je ne suis pas seul dans cette indifférence. C'est très largement que le goût du jour se détache de ces rives.
Pour en revenir à Reynolds, ce que j'aurais tendance à préférer, dans son ceuvre, est ce qui s'y trouve un peu marginal, le bel Autoportrait à la main en visière, ou bien la Vue de sa maison, à Richmond Hill. Le jeune Noir de la collection Ménil fait un plus beau tableau que Lord Middleton ou que Le Comte de Bellomont.
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* Séduit par Hippolyte et Aricie, enchanté par Ariodante, l'année dernière, j'attendais beaucoup du Siège de Corinthe monté par Pizzi à Florence, et dont c'était hier soir la première à l'Opéra. Mais j'ai été un peu déçu. Il y a d'abord que j'éprouve, à l'égard de Rossini, une sorte d'empêchement. Je ne peux jamais aimer tout à fait ses ceuvres, et surtout ses opéra séria. Mettons que ce soit ma faute. Mais enfin tout le monde s'entendait la saison dernière pour taper sur le pauvre Meyerbeer, alors qu'il y a dans les cadences de Rossini, dans ces marches, des vulgarités, des faiblesses et des facilités bien plus criantes. L'orchestre, sous la direction d'Arnold Ôstman, ne faisait rien pour les rendre plus séduisantes. Certes il y a de beaux airs. Mais la vérité, c'est que je ne peux plus supporter d'entendre ces opéras "en français" qui sont chantés, en fait, dans une langue qui n'a de nom dans aucune langue. Ce ne sont pas seulement les étrangers, ce sont les Français même, sauf Jean-Philippe Courtis, excellent, qui chantent désormais tous dans un style de diction international, sans saveur et sans couleur, où l'intelligibilité ni la beauté du mot, de la syllabe en tant que telle, ne sont plus prises en considération : comme si l'opéra n'avait plus pour idiome qu'un volapük exempt de sens. Pizzi, comme toujours, s'est interrogé sur la question du style, et des styles qui avaient cours à la création de l'ceuvre, en 1826; ce qui nous vaut un décor mouvant, témoin de goûts éclectiques, où le néo-classique côtoie le néo-gothique. C2!iand on imagine ce qu'a pu être la pauvre Corinthe au XVe siècle, on est un peu surpris de cette accumulation de trésors, qui en font la réserve de toutes les beautés de !'Antiquité, du Moyen Âge et de la Renaissance commençante, rien de moins. Le peu qu'on perçoit du texte, il faut le reconnaître, conforte cette vision idéale. Sa transposition scénique, malheureusement, n'est pas entièrement satisfaisante. Il faut dire que le malheureux Pizzi a bien du mal à faire bouger tant soit peu, ne parlons pas de jouer, les chceurs de l'Opéra.
Dimanche 17 novembre 1985, quatre heures et quart. La capote anglaise si judicieusement offerte, cette semaine, entre ses pages, par Gai Pied à ses lecteurs, a bien failli tomber à pic, en ce qui me concerne. Le recours aux préservatifs, malheureusement, n'est supportable qu'allant de
81 soi, entre habitués convaincus de leurs bienfaits, adeptes résolus du "sexe à moindre risque". Mais lorsqu'il faut donner des explications, faire de la propagande, vaincre les réserves de l'autre, qui quelquefois paraît blessé par la seule suggestion que des précautions pourraient bien être opportunes, dans ces cas-là tout est perdu. L'interruption se fait trop longue, la conversation par trop triviale : débandade générale. Ne vous suggèret-on pas d'abdiquer toute prudence, présentée comme vaine, insultante ou lâche? Mais vous ne sauriez vous laisser convaincre. Pas d'argent, pas de Suisse; pas de caoutchouc, pas de bougre. Soyons fermes au moins de résolution, à défaut du reste. Après tout, un tas d'autres plaisirs n'exigent pas, eux, d'être enrobés. Fellatio interrupta donc (par exemple). Tâchons seulement de n'être pas doublés par la fameuse petite goutte préliminaire, d'enthousiasme. ~elle barbe!
* Deux Américaines parlent trop fort, devant les cimaises de l'exposition Klee et la musique, à Beaubourg. Mais ce qu'elles disent, cette fois-ci, n'est pas bête et n'est pas faux: «
Look at this one: Mit der Kuh (Avec la vache). Tu vois une vache,
toi? -
Non. Ah si, toute petite, là, au milieu.
-Ah oui, et puis vache c'est Kuh, c'est pour ça qu'il y a tous ces tous ces u, tous ces h. . .
»
On n'est pas plus saussurien que ces dames, ni plus pénétrant. Klee avait-il lu son illustre compatriote? Il est fidèle en tout cas à la tradition multilinguistique de leur patrie commune. Car si la Kuh est en train de déféquer, comme il est assez évident, n'est-ce pas l'effet d'un transit par le signifiant ? *
~e la chorégraphie de Noureev pour Le Lac des cygnes, que j'ai vue l'année dernière, soit supérieure à celle de Bourmeister, que l'Opéra reprend une fois de plus ces jours-ci, je n'irai pas jusqu'à le prétendre. Du moins était-elle présentée dans de plus beaux décors que ceux de Maurice Le Nestour, avec, surtout, de moins vilains costumes que ceux de Marcel Escoffier. Leur style est à peu près celui des films historiques hollywoodiens à sujets médiévaux, vers 1940. Or il n'est supportable, si tant est qu'il le soit, que là.
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Sans doute la beauté du visage, la distinction des traits, l'intelligence, de l'expression, sa noblesse, ne sont-ils pas suffisants pour un danseur, ou une danseuse. Sans l'un ou l'autre de ces éléments, pourtant, jamais un artiste chorégraphique, quelles que soient ses aptitudes professionnelles par ailleurs, ne pourra se flatter d'accéder au grand art, ni à la vraie popularité. Noureev n'a plus dans le corps la puissance de jadis, mais il peut fasciner un public, encore, malgré ses moyens diminués, par l'incomparable acuité de sa présence, la force, la personnalité, l'humour, de sa physionomie. Tandis que Florence Clerc (pour prendre un exemple entre cent) peut bien danser admirablement, son visage - qui n'est pas laid, loin de là-, son air dur, les sentiments qu'on est tenté (tout à fait à tort, sans doute) de lui prêter (la vanité, la malveillance), l'empêchent de nous toucher et nous défendent de l'admirer vraiment. Comment pourrions-nous être émus par un tel cygne blanc ? Au moins est-elle plus vraisemblable, et convaincante, en cygne noir. Tous les grands danseurs - Jean citait Massine - ont eu un visage remarquable, par quoi je ne veux pas nécessairement dire beau, bien entendu, mais plutôt habité. La noblesse ou l'intelligence de l'expression peuvent être donnés par la nature à l'aveuglette, et donc trompeurs. Peu importe : c'est l'apparence qui nous chaut. Elles peuvent aussi être acquises. Mais il n'y a guère, alors, de possible tricherie : seules la noblesse et l'intelligence, du caractère, de l'existence, de la volonté, sauront les conférer. *
Coup de téléphone d'un journaliste de Gai Pied, ce matin. J'ai dû dormir à peu près neuf heures en tout depuis mon arrivée à Paris, jeudi dernier. Autant dire que j'ai l'esprit plutôt embrumé. Mon correspondant fait une enquête. Il veut savoir comment j'entrevois l'an 2000. Je suis trop fatigué pour prendre les précautions qui s'imposent et je réponds : « conservateur ». Après quoi je suis bien incapable de m'expliquer. Il y a vingt ans nous imaginions 1984, et 2000 afortiori, comme des temps qui n'auraient presque plus rien àvoir avec les nôtres. Tout y serait scientifique, plastifié, galaxique, aseptisé. Mais 1984 n'a pas été comme cela, et 2000, probablement, ne le sera pas non plus. Pourquoi nierais-je que je m'en réjouis? Je n'ai pas envie d'un monde neuf, inconnu, d'où tout ce que nous avons aimé aurait disparu. J'espère qu'en l'an 2000 il y aura des après-midi dans des musées désuets, des jardins solitaires entre
83 les vasques et les pins parasols, des stylographes, des cravates, des jardiniers, des lecteurs de Paul-Jean Toulet, des jeunes gens qui feront des thèses sur le culte de Silvanus au Ille siècle et d'autres qui joueront du Schumann. J'espère qu'il y aura des forêts, des chemins, des coins perdus, des moustachus, des églises romanes, des vouvoiements, des garçons de restaurant polis, des races, des saveurs, des inégalités, des solitudes et quelques amateurs, à défaut d'usagers, de la langue française.
* Le pire et le plus favorable terrain du fou rire, c'est l'horreur. Il menace d'autant plus qu'il serait plus atrocement déplacé. C'est une histoire épouvantable. Flatters ne peut pas me fa: raconter en gardant son sérieux. Il aimait beaucoup, comme tous ceux qui l'ont connu, son ami G., qui vient de mourir, emporté en quelques semaines par le sida. Il est allé à son enterrement religieux. D'un côté la famille, de l'autre les amis achriens du mort. Le prêtre prononce une courte allocution. Nous voulons croire qu'il parle en toute innocence. Toujours est-il qu'il interroge: « Comment ne pas penser, face à une fin si foudroyante, au passage fameux de Bossuet : Madame se meurt, Madame est morte? »
Mardi 19 novembre 1985, cinq heures moins le quart. Des trois expositions que j'ai pu voir à Paris pendant ce court séjour, Anciens et Nouveaux, qui montre, au Grand-Palais, une partie des œuvres acquises par l'État depuis l'arrivée au pouvoir des socialistes, est sans aucun doute celle qui m'a le plus séduit. Bijoux gaulois et sculptures égyptiennes, têtes en bronze d'Hadrien et Lorenzo Lotto du Puy,Jordaens et "le Pensionnaire de Saraceni", Vermeer et Chardin, Piranèse et un certain Delaporte, que je ne connaissais pas, y voisinent pour offrir un itinéraire qui est presque de bout en bout passionnant. Si La Vasque de l'Académie de France à Rome de Corot avait, outre son très grand charme, des raisons particulières de m'intéresser, l'esquisse pour La Chasse aux lions, de Delacroix, suffi.rait à faire tout le prix de n'importe quel musée.« On dirait que cette peinture, comme les sorciers et les magnétiseurs, projette sa pensée à distance », disait Baudelaire. Il parlait du tableau achevé, qui est à Bordeaux, très abîmé malheureusement par l'incendie de l'hôtel de ville en 1870. Mais la phrase s'applique encore mieux à cette esquisse merveilleuse, débor-
84 dante de fougue, où la peinture se laisse aimer presque pure, couleur et matière en explosive fusion. Il est extrêmement dommage qu'on termine le parcours de l'exposition sur un choix, en lui-même très contestable, éclectique jusqu'au n'importe quoi, d'œuvres modernes et contemporaines qui sont présentées n'importe comment. Il n'est même pas possible, ici, de parler d'accrochage. Si c'est à la visite d'un dépôt que le public est convié, il aurait fallu le lui dire. Ce pourrait avoir son charme. Ce n'est pas le cas. Les cartouches relatifs à chacune des œuvres ici accumulées comme dans des réserves sont introuvables et tellement aberrants, quand on les trouve, que Bram Van Velde (passe encore) et Masson y sont donnés comme appartenant à l'art de la Belgique ! N'empêche. Cette déception finale ne suffit pas à détruire le plaisir et l'excellente impression que donne cette exposition. Il paraîtrait que n'est montré là qu'un dixième des achats récents. Étonnant comme Paris, un peu provincial vue de New York, fait figure de grande et riche métropole culturelle vue de Rome. C29atre jours suffisent à peine à commencer d'y effleurer la mousse, ou la crème, de l'activité artistique qui s'y déploie. Et cette activité y est souvent du niveau le meilleur. C'était l'évidence hier soir à l'Opéra-Comique, où nous avons vu le spectacle de ballets. La Dansomanie est vraiment une bien petite chose, gentillette sans plus, dont la résurrection présente surtout un intérêt documentaire et historique. Le divertissement du troisième acte de Napoli, dans la chorégraphie de Bournonville, a le mérite d'offrir beaucoup plus de danse, et bien meilleure. L'une et l'autre pièces, en tout cas, suffisent tout à fait à démontrer une vérité trop peu répétée, l'excellente qualité du Ballet de l'Opéra dans son ensemble, d'une étoile justement célébrée comme Charles Jude jusqu'à un simple coryphée comme Thierry Mongne, en passant par Isabelle Guérin, Fanny Gaïda, Wilfried Romoli et pour ainsi dire tous les autres. Je ne me suis jamais senti plus cocardier que depuis mon installation en Italie.
Albertville, hôtel Le Million, mercredi 20 novembre 1985, onze heures du soir. Mon ami Jim, avec qui nous voyageons, a dans la tête une carte de France bien particulière : c'est celle des restaurants "à étoile(s)". Albertville et son Million est pour lui ce que sont pour d'autres Conques ou Saint-Savin-sur-Gartempe; je ne dis pas Vézelay, car Vézelay, par une
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rare coïncidence, tient aussi dans la topographie de son désir une place de choix, à cause du fameux Espérance de Saint-Père. Et il faut bien dire qu'il est stupéfiant et on ne peut plus réconfortant de faire dans une ville mineure d'une province excentrée un repas comme celui que nous venons de faire. lei, et dans une centaine d'autres sanctuaires à travers ce pays, se perpétue, et se raffine encore, peut-être, un grand art. Ce peuple peut encore l'entretenir, et l'apprécier; en fournir les desservants et les fidèles. Qye ne fait-il preuve d'une telle vigilance du goût pour sa langue? Nous avions pour voisins, à la table la plus proche, des geni, qui pouvaient être agents immobiliers à Saint-Gervais ou commerçants à Chambéry, peu importe : des centaines d'avocats ou de médecins ne parlent pas mieux. Ce n'est pas seulement l'incorrection et la banalité de chaque phrase, la passion des formules toutes faites les plus hideuses du moment, la laideur de la prononciation où jamais ne peuvent sonner deux consonnes de suite; c'est cette invraisemblable fascination de la merde qui déborde de tous les côtés dans la société française aujourd'hui. Il ne s'agit pas dans mon esprit d'un tabou. Je n'ai rien contre une formule bien sentie ici et là, quand les circonstances l'appellent. Mais l'on aimerait pouvoir faire un bon dîner dans un confortable restaurant, de temps en temps, sans être assailli, comme partout désormais par le flot des "ça me fait chier", "elle est chiante", "je l'emmerde" et autres "je crois qu'il nage dans la merde" (d'un confrère qui a des difficultés pécuniaires). Je vous assure qu'à la longue cela vous gâche la moindre cuisse de faisan farcie au foie gras. Cela vous gâche d'ailleurs tout autant les premiers "pâtés impériaux" venus dans une gargote de troisième ordre. Rodolfo et moi dînions avant-hier à Paris dans un petit restaurant chinois proche de !'Opéra-Comique, une seule autre table était occupée, et c'était par des gens de radio tout aussi portés que nos Savoyards sur la chierie sous toutes ses formes. Comme disait Barthes, ce qui est reposant à l'étranger, c'est qu'au moins on ne comprend pas ses voisins de table. Malheureusement je commence à comprendre assez bien l'italien. Là-bas c'est le cazzo qui est l'obsession. C'est déjà plus intéressant. Jim voulait dîner au Million, je voulais voir en chemin le musée de Lyon. Non sans mal, nous y sommes arrivés presque deux heures avant la fermeture. Je connais ses beautés, je connais ses petits travers. « Est-ce que le second étage est ouvert aujourd'hui? » ai-je demandé bien poliment, en entrant. « Oui monsieur, vous avez de la chance »
86 m'a répondu l'aimable dame de l'accueil. Elle n'a malheureusement pas précisé que la moitié seulement des salles de ce niveau-là était visible. Je voulais voir à tout prix le Véronèse que j'aime tant, La Découverte de Moïse, pour le comparer au tableau frère du Prado. Portes closes. Closes aussi sur le Tintoret, sur le beau Stanzione, sur le Bourdon, le Vouet, les Rubens. Toutes mes démarches ont été vaines: manque de gardiens, qu'est-ce que vous voulez? Dans ma colère, je n'ai plus aperçu que les défauts de ce musée qui compte parmi mes préférés. Son dernier réagencement doit dater d'Édouard Herriot, autant dire qu'il est passablement défraîchi, comme les tentures rouges des plus prestigieuses salles. On ne fait pas plus "années cinquante", mais véritables, et nullement sublimées par le charme nostalgique. Les toiles sont trop serrées. Ainsi la merveilleuse Méduse de Jawlensky est-elle absurdement accrochée juste en dessous, et très près, d'un Gleizes, d'ailleurs très beau, le portrait de Mlle]uliette Roche. Etc .. Il n'a pas fallu moins, pour m'apaiser un peu, que la copie par Delacroix de la Mise au tombeau du Titien. Comme je l'aurais volé avec plaisir, pour embêter la conservatrice ! Et comme il doit être de bonne compagnie, dans une chambre, face à une table de travail ! Longtemps, j'ai méprisé les copies, fussent-elles l'œuvre de maîtres. J'avais tort. Dans une copie par un grand peintre du grand tableau d'un autre grand peintre, on trouve un intérêt stratifié, et un bonheur multiplié : la composition de l'un, la manière de l'autre; les marques conjuguées de deux virtuoses ou de deux génies. Le tableau a été offert au musée par Paul Chenavard, dont on voit dans une autre salle le portrait par Courbet. Chenavard devait aimer les copies, car une étude de Gustave Ricard d'après Rubens vient également de lui. Mais l'opération ne connaît pas toujours, bien sûr, un égal succès. Ricard est moins heureux quand il travaille d'après Rembrandt, et Manet, quand il s'inspire de Delacroix, ne vaut en l'occurrence ni Delacroix copieur ni Delacroix original. La Mise au tombeau a deux voisins : au-dessous d'elle La Mise au tombeau de Géricault d'après Raphaël, et à sa droite un très grand Delacroix, tout à fait original celui-ci, La Mort de Marc Aurèle. La scène représentée, à première vue, paraît lourdement achrienne. L'empereur agonisant semble recommander à la bienveillance de ses proches un jeune homme à demi nu, passablement affecté d'attitude, un anneau d'or dans
87 l'oreille, et qu'il tient par le bras avec la plus grande intimité. On prendrait facilement l'adolescent pour le giton du César philosophe. Mais c'est en fait son fils Commode, le mal nommé; d'où l'air pervers du jeune homme, et l'expression dubitative de l'entourage ...
* Entre Lyon et Chambéry, comme entre Lyon et Grenoble, l'autoroute est ponctuée par des panneaux de signalisation d'une laideur et d'une vulgarité inimaginables. Le personnage de vilaine bande dessinée qui y déploie de kilomètre en kilomètre son gros nez tubéreux gâche les paysages de la Savoie et du Dauphiné, et vous dégoûterait d'y mettfe les pieds.
Bologne,jeudi 21 novembre 1985, onze heures et quart. Le désir touristique, d'être exaucé, n'en est pas pour autant, à chaque fois, satisfait. Depuis des années je voulais voir la place ducale de Vigevano, en Lombardie. Je l'ai vue: une place; longue, pavée, dominée par une tour de Bramante et close par la façade concave d'une église baroque. Il pleuvait, il faisait froid, nous ne savions où nous garer et ne pouvions abandonner tous les trois en même temps la voiture, chargée de tout notre bien : insignifiant plaisir. Les façades peintes sont repeintes, mais il se peut très bien qu'elles m'enchantent un autre jour. Il y a aussi, hélas, que le pays est laid, que toute cette plaine lombarde est aussi souillée d'usines, d'ateliers, de pavillons et de pylônes que la malheureuse vallée d'Aoste, si pittoresque jadis, aujourd'hui tellement dévastée.
À Bologne presque autant qu'à Ferrare ou à Turin, De Chirico. Si la preuve du grand art c'est qu'on y pense constamment, pour qui voyage en Italie, De Chirico est un fulgurant génie.
Rome, samedi 23 novembre 1985, quatre heures. L'exposition Morandi et son temps, qui nous avait décidés à faire une étape à Bologne, avant de regagner Rome, s'ouvre magistralement. Ses trois ou quatre premières salles sont consacrées aux "antécédents", pas toujours très clairs en tant que tels, comme dans le cas de Corot, et aux "références". C'est l'occasion d'admirer par exemple le Panier de pêches avec des noix, un couteau et un
88 verre de vin, de Chardin, qui n'a jamais fait si grand effet que posé seul, ainsi, sur une entière cimaise : les fruits y prennent comme jamais une valeur d'icône, aussi forte que chez Cézanne. De Cézanne on peut voir justement des Pommes de la collection Guillaume, le fameux Vase bleu du Jeu-de-Paume et Cinq baigneurs de même provenance, qui sont assez exactement ce qui vous ferait vous damner d'un cœur léger. Comme je ne veux pas tomber dans mon péché habituel d'énumération, je mentionnerai seulement un très étonnant trompe-l'œil de Crespi, Una Biblioteca musicale, ingénieusement montée sur une commode, et un superbe paysage de Dufy, de 1909. L'ennui, c'est que la suite de l'exposition n'est pas tout à fait à la hauteur d'une aussi somptueuse ouverture. Je crois bien que la faute en est à Morandi. Sans doute ne m'est-il pas assez familier pour que je puisse me prononcer en termes absolus, sûr de mon opinion, mais je dois dire qu'il ne me donne pas l'impression d'un peintre de tout à fait première catégorie. L'œuvre est sans doute assez subtile, dans sapalette volontairement très réduite, mais terriblement répétitive. L'être-là des choses, sans doute; mais l'on est fortement tenté de se dire, comme souvent, que la métaphysique a bon dos.
Dimanche 24 novembre 1985, onze heures et quart du soir. Journée à Tivoli, avec Rodolfo, Philippe St. et Jim B. J'avais gardé un bon souvenir d'une excursion de ce côté-là avec mes parents, il y a plus de vingt ans, mais j'avais remarqué déjà, à l'époque, que la vue, depuis la villa Adriana, était en partie gâchée par l'apparition, sur les collines, de vilains immeubles modernes. Aujourd'hui, c'est toute la via Tiburtina, depuis Rome, qui présente le plus désastreux spectacle. Ce n'est pas seulement que la plaine, entre Rome et l'ancienne Tibur, est désormais tout urbanisée, c'est que cette urbanisation chaotique est de la pire espèce. On avance sur trente kilomètres entre des ruines de toutes les périodes, mais récentes pour la plupart, garages effondrés, stades rouillés, squelettes d'on ne sait trop quoi. Dans les rares espaces vides, ce ne sont que panneaux publicitaires. Et tout du long, la route est bordée d'immondices, comme si elle n'était qu'une longue décharge municipale. Tivoli même, de tous les sites illustres, est un de ceux qui a le plus souffert, et bien moins des bombardements de la dernière guerre que de l'indifférence ou du vandalisme de ses habitants. Les guides continuent de placer au plus haut, les couvrant d"'étoiles", ce site et ses principales
89 attractions touristiques, mais la plus grande part de ce qui faisait leur beauté et leur charme poétique s'en est allé. Tous les panoramas sont souillés par des maisons laides, lépreuses même quand elles sont presque neuves, des usines désaffectées, des pylônes, des antennes et partout, partout, des ordures abandonnées en vrac à chaque virage, sur tous les versants. Même les jardins de la villa d'Este témoignent d'un état frappant de décadence, de négligence et de semi-abandon. On sait qu'il ne faut pas s'approcher de leurs bords, et des points de vue jadis amoureusement ménagés pour des spectacles qui sont aujourd'hui désolants. Mais c'est aussi dans les allées, entre les vasques, que transparaissent le défaut d'entretien, l'usure de tout, le renoncement ou la gêne. La triste lumièreid'un pluvieux dimanche de fin novembre n'arrangeait pas les choses. Il faut croire que la magie des lieux s'exerce encore, néanmoins, car mes trois compagnons, qui ne les connaissaient pas, avaient l'air enchanté. Peut-être était-ce à cause de la chaleur communicative des banquets. Poussé toujours à remettre les pieds dans les traces de mes pas, je les avais entraînés au fameux restaurant de la Sibylle, au-dessus des gorges de l'Aniene. Ce n'est pas précisément un "bon'' restaurant, mais l'accueil y est aimable, et l'endroit d'une séduction maintenue, très forte. On déjeune, en été, dans le bruit des cascades, au pied du temple rond dit "de Vesta", sur la terrasse. En hiver on se contente d'en voir les belles colonnes cannelées à travers les fenêtres, de sa table, tandis qu'on est submergé sous une abondance peu résistible de victuailles. Ph. devait prendre un avion pour Paris. Nous l'avons conduit directement de Tivoli à l'aéroport de Fiumicino, près d'Ostie, et en rentrant Rodolfo, Jim et moi sommes allés voir E.U.R, la cité fasciste voulue par Mussolini pour l'exposition universelle prévue pour 1942, à Rome. Je ne sais pas s'il est encore de bon ton ou même de rigueur, idéologiquement, de trouver ridicules, ou pire, ces monuments. Probablement pas. Qyels que soient les motifs, douteux peut-être, de la réévaluation qui s'opère, elle est juste. Tout ce qu'on doit à un régime haï n'est pas pour autant haïssable, et les plus réussies des constructions d'E.U.R. sont tout simplement très belles. Le palais de la Civilisation du Travail, avec ses deux cent seize arches béantes superposées, sur six étages et quatre côtés semblables, entre ses statues colossales de dresseurs de chevaux, je lui trouve un grand charme poétique, qui doit beaucoup, bien sûr, encore une fois, à De Chirico. Cet édifice et ses pairs triomphent aisément de la plupart des bâtiments modernes qui les entourent: la pauvreté du matériau et la
90 puritaine modestie des partis ne présentent, quoi qu'on en dise, aucune supériorité politique, ni morale, much less esthétique ...
* Nous avons assisté hier soir, tous les quatre, à la dernière représentation, à l'Opéra de Rome, du Démophoon de Cherubini, monté par Luca Ronconi, avec Montserrat Caballé et Margarita Castro-Alberty. C'est un très curieux spectacle, intéressant, très inégal mais non sans mérites. L'œuvre elle-même est belle, et son livret français, quoique très complexe, soutient la curiosité, et même l'accroît avec le temps. Bien entendu, comme d'habitude on n'y comprenait rien, à moins de s'aider du texte écrit, ce que je faisais quand la lumière le permettait. Très notable exception à la mauvaise diction générale, Jean-Philippe Lafont qui chantait exceptionnellement, hier, le rôle de Démophoon. Sa voix est superbe, bien supérieure, à mon goût, à celle du ténor Veriano Luchetti, très acclamé pourtant, plein de vaillance, mais au timbre nasal franchement désagréable. Une sorte de vibration métallique m'a paru affecter, de moins en moins, heureusement, à mesure qu'avançait la soirée le chant de Montserrat Caballé. Celui de Margarita Castro Alberti est plus pur, si la pureté, en ces matières, peut s'accommoder d'une indifférence totale au sens. Ces deux dames, qui tiennent respectivement le rôle d'une jeune femme qui passe pour vierge et d'une jeune fille à marier, sont l'une et l'autre énormes, et leurs duos sont d'un effet comique appuyé. Étonnamment, la mise en scène de Luca Ronconi est à peu près inexistante. Toute l'originalité de la production est dans les décors de Gianni Qyaranta. Ils sont riches, souvent assez beaux, extrêmement compliqués et utilisés d'incompréhensible manière. C'est ainsi qu'on voit au début du premier acte une formidable machine de scène, pleine de plates-formes coulissantes sur un fond partiel d'hémicycle néoclassique, qui par la suite disparaît totalement, tandis que les principaux héros chantent leur long duo d'amour à l'avant-scène, devant un immense rideau de garage. De la même façon, le brillant final, où se retrouvent tous les personnages, est donné sur un espace étroit et clos, tandis que sont cachées au public d'opulentes profondeurs, très coûteuses certainement, mais qui n'ont été exposées que quelques minutes. Tous ces mécanismes savants ne fonctionnent qu'imparfaitement, un machiniste s'est comiquement laissé surprendre sur scène, et les perruques du chœur sont distribuées semble-t-il au hasard, sans aucun souci de la taille des crânes. Qyant au public romain, il est encore plus mal élevé et bruyant que celui de Paris. S'illustrait
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particulièrement, parmi les bavards et les farfouilleuses de sac, une très vieille dame qui froissait nerveusement sur ses genoux un grand sac en matière plastique, à tous les moments de spéciale tension dramatique.
Lundi 25 novembre 1985, trois heures de l'après-midi Le temps m'a manqué samedi pour laisser trace ici de notre matinée bolognaise de vendredi. Nous étions entrés dans San Petronio, et puis nous avions été déçus de ne pas trouver, dans Santa Maria délia Vita, la Déploration de Niccolô dell'Arca : in restaura, disait le mélancolique panneau. Cependant, excellente surprise, nous avons découvert la Déploration' à la Pinacothèque nationale. Elle vient d'être restaurée, en effet, -et la disposition des divers personnages a été modifiée. Dans l'ancienne, que je connaissais par la photographie, la plus agitée des figures, celle de MarieMadeleine, était sur la droite, ce qui permettait d'observer pleinement le très large envol de ses voiles. Sous prétexte qu'on ne pouvait voir ainsi qu'un seul côté de sa silhouette, Marie-Madeleine est désormais sur le côté gauche, presque de face. Le mouvement de ses jambes et son buste sont ainsi mieux en évidence, c'est vrai; mais il se perd beaucoup, dans cet arrangement-là, de l'extraordinaire animation du groupe. Un seul spécialiste, Cesare Gnudi, a soutenu que toutes les figures ne datent pas de la même époque, et que si, pour la plupart, elles ont bien été exécutées en 1463, celle de Marie-Madeleine et celle de Marie Cléofas pourraient avoir été ajoutées aussi tard que 1485. Cette thèse est aujourd'hui très critiquée. Elle a pourtant la vraisemblance pour elle, car les différences de style entre ces deux statues et les autres sont frappantes. ~oi qu'il en soit, l'ensemble, par son expressionnisme exacerbé et sa baroque exubérance, est d'un anachronisme stupéfiant. Il s'agit certainement d'une des œuvres les plus singulières et les plus puissantes de l'histoire de la sculpture. On parle toujours de la fadeur de l'école de Bologne, on pourrait tout aussi bien parler de sa violence. Une cruauté théâtrale, mais d'autant plus sensible, est très souvent à l'œuvre chez les Carrache, où le Couronnement d'épines comme la Flagellation ont tous les caractères d'abominables supplices : ce sont vraiment des scènes de torture. Même le langoureux Guido Reni peut faire étalage d'une brutalité extrême. Elle frappe dans son Massacre des Innocents, peut-être le plus beau tableau du musée. La rigoureuse et noble construction en V ne résout pas tous
92 les problèmes que pose une surabondance de personnages et de lignes, surtout vers le bas, mais les expressions des deux femmes de la partie supérieure et les gestes des deux tueurs instaurent une tension picturale éperdue par le moyen d'une fureur physique exhibée. On pense bien entendu à Poussin et au Massacre de Chantilly, bien supérieur de composition parce qu'il y circule plus d'air, mais guère plus dramatique; on pourrait penser aussi bien, d'après le spectacle de la femme saisie par les cheveux comme elle tente de s'enfuir avec son enfant, ou devant l'image du glaive levé au milieu du tableau, à Guernica.
* Interrompu par la visite de Gennaro C., pas vu depuis Florence il y a quatre ans. Il n'a pas changé, il est gentil, trop sérieux et physiquement assez excitant. Il veut faire carrière dans la décoration de théâtre. C'est ce qu'il a étudié à Florence. Il est calabrais. Il connaît à peine Rome, qu'il dit ne pas aimer parce que c'est une trop grande ville. La villa Médicis ni son jardin ne l'étonnent. Je suis allé le chercher à la loggia, il me parlait dans les allées du parterre et dans le bosco sans jeter un seul coup d' œil alentour. Du belvédère, il promène un court regard sur la ville, aussitôt satisfait. Chez moi non plus, rien ne retient son œil. Je suppose qu'il dirait que c'est moi qui l'intéresse, mon moi profond, mon âme, les gens, parler. En fait, je n'ai jamais vu personne d'aussi peu curieux. Il va enseigner en Calabre l'histoire du costume. Mais il ne connaît rien à l'histoire du théâtre, rien à la peinture, rien à la sculpture, rien à rien. Je suppose qu'il sait ce qu'on lui a enseigné, puisqu'il a des diplômes, mais là non plus il n'a jamais ressenti l'envie de regarder sur les côtés. Je ne comprends pas pourquoi, chez les autres, le manque de curiosité, qui ne me fait guère de tort, est un des défauts qui m'exaspèrent le plus. C'est le péché suprême contre la vie, et c'est surtout le trait le plus contraire au bonheur. Pauvre G. ! J'augure mal du sien, et d'abord de son avenir professionnel. Le mien n'est pas bien brillant non plus, selon toute apparence. Il avait été vaguement question que Manières du temps reçoive le prix Médicis des essais. Il a été donné aujourd'hui à Michel Serres. Robbe-Grillet seul a voté pour moi. On pourrait finir par s'étonner, ou se décourager, de ne recueillir jamais que si peu de suffrages. Qyarante ans bientôt, et pas la moindre expérience d'un vrai succès ... Je n'exclus nullement que ce soit ma faute.
93 Ravello, hôtel Palumbo, mardi 26 novembre 1985, sept heures et demie du soir. Les villages, à bout de péninsule, s'appellent Marciano, Termini, Nerano. Qyand nous y sommes passés un peu après quatre heures, cette après-midi, il faisait presque nuit, et il pleuvait. Nous étions pressés, car nous espérions avoir un peu de lumière encore pour montrer à Jim, plus à l'est, la route côtière du versant méridional, vers Positano et Amalfi. Il n'était donc pas question de s'arrêter, moins encore de marcher, depuis Termini, jusqu'à la punta Campanella ou jusqu'à l'ermitage de San Costanzo, sur les flancs de la dernière montagne du cap, le mont San Costanzo. Depuis vingt ans je suis venu et revenu sur cette péninsule de Sorrente et sur la côte amalfitaine, toujours à Ravello. Mais jamais je ne suis allé jusqu'à la pointe de la presqu'île, face à Capri.-La route principale, entre Sorrente et Positano, coupe à travers la montagne, par Sant'Agata sui Due Golfi, d'où la vue, les vues, sont aussi belles, sur le golfe de Naples et celui de Salerne, que le promet ce nom. Aujourd'hui, par Massa Lubrense, je me suis approché bien d'avantage de cette pointe qu'un désir insistant me désigne. Mais il faudra faire encore, un autre jour, une autre expédition, et qui ne pourra s'achever qu'à pied, quand la lumière et le temps nous manqueront moins. Pauvre péninsule! La nature n'en avait guère disposé de plus belle, et les siècles et les hommes l'avaient encore embellie. Hélas! Tout son versant nord, depuis l'horrible Castellammare di Stabia, dans son pauvre fond souillé du golfe de Naples, jusqu'à Sorrente, est aujourd'hui défiguré. C'est tout juste si, certains jours de brume, on peut encore avoir sur la baie, et sur le Vésuve, des vues aux bords fondus, qui font grâce des usines, des carrières, des cités ouvrières, des néons d'hôtel. Le versant sud, parce qu'il était plus abrupt, a moins souffert. Le dessert seule une route étroite, infiniment sinueuse, qui décourage les promoteurs de "grands ensembles", peut-être. Elle ne décourage pas les touristes, ni les trop nombreux riverains, de sorte que, interminable, elle est en plus toujours encombrée. La circulation, déjà très difficile en hiver, est infernale en été. Le principal défaut de tous ces lieux merveilleux, c'est donc qu'on ne peut que très difficilement les quitter. Cela ne m'empêche pas de rêver ce soir d'un séjour dans une maison solitaire, là-bas, près de Termini, ni de revenir toujours à Ravello, dont les merveilles silencieuses, du moins, dominent de toutes leurs falaises l'agitation du rivage. Tant qu'à être prisonnier, autant choisir le paradis.
94 Ravello, mercredi 27 novembre 1985, cinq heures. Après un déjeuner de croque-monsieur sur la place du village, au soleil, avec moi, les autres sont partis pour Paestum. J'y suis allé souvent, et encore une fois ce printemps avec Denis; et puis j'avais à travailler. J'ai donc préféré rester à Ravello. Mais je me suis offert, avant de regagner notre chambre, une assez longue promenade solitaire dans la montagne. J'ai marché jusqu'au sommet du mont Brusale, au-dessus du bourg. Le versant oriental était déjà dans l'ombre. Je n'y ai rencontré que des chèvres, et leur berger barbu. Le faîte porte quelques traces infimes d'un château disparu, dont un puits inquiétant, ou bien une fosse, dangereusement ouverte à même le sol, sans margelle, et qu'obstruent seules quelques branches. De jeunes châtaigniers, sur l'autre flanc, qui regarde Scala, occupent de savantes terrasses. Sur ces hauteurs, pas une âme. Dans la lumière du tardif automne, tout est pâle : gris pâle des troncs et des pierres, jaune pâle du sol et des feuilles. Pâle la mer, pâle mais distinct le golfe de Salerne, et les rivages de Paestum. J'ai vivement surpris, en redescendant, une femme et son fils qui travaillaient dans leur jardin, au-dessus de la plus haute maison de Lacca, bien loin au-dessus de Ravello. Ils n'ont pas l'habitude de voir arriver quiconque par le haut, eux qui n'atteignent leur demeure qu'en gravissant à pied des milliers de marches.
Je viens de lire enfin La Douleur, et j'achève L'Envers du temps. La Douleur ne m'irrite pas du tout comme avait fait L'Amant, l'année dernière. Les situations ici sont trop tragiques, trop fortes aussi, le simple pathos de la vérité s'y montre trop terrible et trop efficace, s'agissant de pareils événements, et vécus, relatés par leur protagoniste, pour qu'il soit décent de parler de style. A une femme qui raconte son attente, au printemps de 1945, de son mari déporté, qu'elle craint mort et qu'elle voit finalement revenir mourant, il serait malvenu de reprocher sa ponctuation. Rien à dire et beaucoup à admirer, comme toujours chez Duras, dans l'incomparable puissance de l'évocation, la netteté, déchirante ici, de l'image. Mais si cette langue-là va gagner la partie, comme tout le donne à penser, si ce français-là est celui de la littérature de l'avenir, si tant est qu'il en survive, on pourrait bien se décourager : « pour s'être affublé de l'identité d'un mort, pour avoir volé l'identité de ce jeune homme mort à Nice, il fallait qu'il se soit produit dans les années précédentes de la vie de Rabier un acte criminel» (p. 110). D'ailleurs« Rabier
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ne pouvait parler qu'avec des gens de la vie desquels il disposait...
»
(p.
111). J'ai voulu lire Alain Nadaud parce que je lui trouvais une bonne tête : c'est un motif comme un autre, qui ne vous guide pas plus mal que beaucoup. Georges-Emmanuel Clancier, pour prendre un exemple inverse, est peut-être un très grand poète, mais ni son visage, ni sa coiffure, ni ses cravates, ni les revers de ses vestes ne m'incitent à lire ses livres. Je crois aux apparences : elles ne trompent pas davantage que les profondeurs, où chacun jette ce qu'il veut. Bien entendu, depuis Proust, on n'ose plus faire trop de reprqches aux écrivains emberlificotés, crainte qu'ils ne soient géniai.q, et leur style une incomparable polyphonie. Mais Alain Nadaud exagère. Je ne connais pas d'auteur plus "dont duquel" que lui. Il s'aventure couramment« le long de ce qu'on pouvait deviner comme ayant été de larges avenues » (p. 63) et « pour peu que l'on essayât en esprit d'imaginer la forme qu'elles avaient été susceptibles de revêtir à l'origine » (p. 62), on se perd avec lui. Il ne se sort de ses relatives emboîtées qu'à force de celuici ou celle-ci, et même l'horrible ce dernier, où le bon usage ne se résout qu'en ultime recours, est chez lui de constante pratique. On serait plus indulgent pour toutes ses lourdeurs s'il donnait l'impression d'en maîtriser tout à fait le périlleux agencement, mais il franchit plus d'une fois la frontière entre l'inélégance et l'incorrection. Il ne se soucie pas plus que la plupart de ses contemporains que ses participes, présents ou passés, renvoient au sujet de ses propositions, principales ou subordonnées : « Par exemple, lorsqu'ils s'aperçurent que, reposant à même le fond de planches disjointes et mal équarries, chaque cahot du chemin m'arrachait une grimace ... , etc. » On doute que ce soit chaque cahot qui repose. Vous direz que le sens est clair. Mais le sens est la perte des lettres ... Le narrateur de L 'Envers du temps est un légionnaire gallo-romain. Il a néanmoins un goût immodéré pour toutes les scies de notre époque. Son récit est un festival de faire l'impasse, d'à la limite, de dénégation, de déstabilisés, d'incontournable, d'au départ et même de lieu d'où ça parle. Il n'est pas jusqu'à notre comique usage de quelque part qui ne se retrouve, d'hilarante manière, dans la bouche d'un druide doublement antique : « ... cette connaissance, dont tu subis les effets pervers parce que, de toute évidence, elle t'est quelque part, et à certains moments, proprement in-
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soutenable ». Il en résulte un constant anachronisme des expressions et des concepts. Étant donné le titre, on pourrait se dire que c'est le sujet, et parfaitement volontaire. Il apparaît vite qu'il n'en est rien. Au fil des pages, pourtant, il semblerait que la langue s'allège. C'est peut-être qu'on est pris par le récit. L'Envers du temps, de fait, ou l'histoire à rebours, est un thème admirable. On aimerait quelques détails pratiques, certes, sur ce cours inversé des choses. Les empereurs romains se succèdent à l'envers, par exemple, mais commencent-ils leur carrière par la fin, par leur vieillesse ou leur assassinat? Les fils sont-ils les pères des pères? Poussée à bout, l'idée impliquerait des gestes à reculons. Mais nous ne saurons rien de tout cela, et nous devrons imaginer nous-mêmes les modalités pratiques, comme dirait peut-être le druide. N'empêche. On se laisse entraîner par ce fleuve à rebours ; et d'autant plus que remontant vers sa source sauvage, il ressemble de plus en plus à notre estuaire barbare. Tout ce qui a fait la civilisation, peu à peu, se trouve englouti dans l'ignorance, la violence, la nature et l'oubli. Peut-être allons-nous boire à nouveau de cette eau, et elle fait froid dans le dos; surtout dans le dos des écrivains, qui ont tendance à confondre la civilisation et la littérature : Et par contrecoup, malgré moi et de façon tout à fait absurde, je n'aurais donc eu d'autre souci, comme par quelque ultime entêtement, que de prétendre à un dérisoire statut d'écrivain, alors même qu'il est déjà trop tard, que cette œuvre est en passe d'être abolie et que toujours plus nombreux dans mon entourage sont ceux qui ont perdu le goût et jusqu'à l'usage même de la lecture» (p. 10). «
Rome, vendredi 29 novembre 1985, cinq heures moins le quart. Au fond, si je n'ai jamais éprouvé de véritable enthousiasme pour Pompéi, c'est peut-être que je n'ai jamais vu les ruines que sous la pluie, et en y pénétrant par la mauvaise porte. Je suis toujours entré du côté de l'amphithéâtre et de la grande palestre, pour suivre la voie de l'Abondance. C'est commencer par le plus austère, le plus didactique. Bien mince, en ces parages, le charme poétique qui pourrait faire oublier la chaleur ou le froid, selon, les murs relevés de frais, le béton et les boîtes de bière. La séduction n'opère que plus loin, vers les théâtres, sur le forum, ou bien dans les plus belles des maisons, celle du Faune ou celle des Vettii. Chez les Vettii j'ai vu pour la première fois in situ, jadis, avec un enthousiasme qui ne se dément pas, de la peinture romaine. Mais dans ce domaine
97 j'avais gardé le meilleur pour la fin, car c'est sans aucun doute la lointaine villa des Mystères, où, bêtement, je n'avais jamais mis les pieds. Nous y sommes allés hier, par la voie des tombeaux. Comment savoir si le peintre qui fut un jour à l'œuvre, dans la Sala del grande dipinto, fut un artiste de premier plan? Nous ne connaissons pas ses rivaux. Mais ce qu'il a laissé là, sur le mur et dans la mémoire, est d'une puissance incomparable. S'exalter pour Pompéi, aussi, Pompéi et son fond de golfe le rendent bien difficile. Une fois qu'on est sur les champs de fouille, on peut peutêtre ne voir, au bout des allées, que le haut du Vésuve et trois pins parasols. Mais pour en arriver là, et pour en partir, c'est le asshole the world, comme dit Jim, qu'il faut traverser dans les deux sens. Impossible de savoir, de la misère qui s'étale ou de la prospérité qui s'affiche, ce qui a fait le plus de dégâts. Elles sont vautrées l'une et l'autre dans l'ordure, sur trente kilomètres à la ronde.
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Nous sommes rentrés précipitamment de Naples pour le vernissage de l'exposition Kertész, hier soir, à la Villa. Kertész n'est pas mon photographe favori. Hongrois pour Hongrois, j'aime mieux Moholy-Nagy, par exemple. Mais enfin c'est un artiste important, et je me réjouissais de voir beaucoup de ses œuvres. Hélas !