Jeux et enjeux du texte comique: Stratégies discursives chez Alphonse Allais 9783110933536, 3484522437, 9783484522435


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French Pages 274 [276] Year 1992

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Table of contents :
INTRODUCTION
1. Objectifs et méthodes
2. Contexte historique, culturel, littéraire
3. Alphonse Allais, son oeuvre, le corpus
CHAPITRE I Le jeu du “je”: l’énonciation en trompe-l’oeil
1. Préliminaines
2. Enonciation invisible
3. Enonciation exhibée
4. Enonciation escamotée
5. Enonciation projetée et multipliée
6. Egocentrisme, logocentrisme, anamorphose
CHAPITRE II Polyphonie et cacophonie: l’intertextualité en jeu
1. Préliminaires
2. Poids et lieux de l’intertexte
3. Incorporation de l’intertexte
4. Origine de l’intertexte
5. Traitement de l’intertexte
6. Texte patchwork, discours cyclone
CHAPITRE III Jeu de (dé)construction : des structures discursives aux configurations génériques
A. Première partie: Architecture
B. Seconde partie: Architexture
CONCLUSION Jeu et double jeu: discours, comique, idéologie
1. Portée comique du discours allaisien
2. Portée du discours comique allaisien
ANNEXES
1. Corpus (liste et références)
2. Textes exemplaires
3. Bibliographie
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Jeux et enjeux du texte comique: Stratégies discursives chez Alphonse Allais
 9783110933536, 3484522437, 9783484522435

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BEIHEFTE ZUR ZEITSCHRIFT FÜR R O M A N I S C H E

PHILOLOGIE

B E G R Ü N D E T V O N GUSTAV GRÖBER FORTGEFÜHRT VON WALTHER V O N WARTBURG U N D KURT B A L D I N G E R H E R A U S G E G E B E N V O N MAX PFISTER

Band 243

JEAN-MARC DEFAYS

Jeux et enjeux du texte comique Strategies discursives chez Alphonse Allais

MAX N I E M E Y E R VERLAG T Ü B I N G E N 1992

Die Deutsche Bibliothek - CIP-Einheitsaufnahme Defays, Jean-Marc: Jeux et enjeux du texte comique : stratdgies discursives chez Alphonse Allais / Jean-Marc Defays. - Tubingen : Niemeyer, 1992 (Beihefte zur Zeitschrift für Romanische Philologie ; Bd. 243) NE: Zeitschrift für Romanische Philologie / Beihefte ISBN 3-484-52243-7

ISSN 0084-5396

© Max Niemeyer Verlag GmbH & Co. KG, Tübingen 1992 Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Printed in Germany. Druck: Weihert-Druck GmbH, Darmstadt Einband: Heinr. Koch, Tübingen

Table des matteres

INTRODUCTION

1. Objectifs et mdthodes 2. Contexte historique, culturel, littdraire 3. Alphonse Allais, son oeuvre, le corpus

page

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CHAPITRE I

Le jeu du "je" : l'enonciation en trompe-l'oeil

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1. 2. 3. 4. 5. 6.

15 19 21 54 62 74

Pröliminaires Enonciation invisible Enonciation exhibie Enonciation escamot6e Enonciation projetde et multipli6e Egocentrisme, logocentrisme, anamorphose

CHAPITRE II

Polyphonie et cacophonie : l'intertextualitd en jeu 1. 2. 3. 4. 5. 6.

Pr61iminaircs Poids et lieux de l'intertexte Incorporation de l'intertexte Origine de l'intertexte Traitement de l'intertexte Texte patchwork, discours cyclone

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CHAPITRE IN

Jeu de (de)construction : des structures discursives aux configurations generiques

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A. Premiere partie : Architecture 1. Composition 2. Progression 3. Traits distinctifs, traits g6n6riques

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B. Seconde partie : Architexture 4. Archi textualite, theorie des genres 5. Le patrimoine 6. Parodie, confusion, fusion

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CONCLUSION

Jeu et double jeu : discours, comique, idöologie

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1. Portee comique du discours allaisien 2. Portee du discours comique allaisien

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ANNEXES

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1. Corpus (liste et r6f£rences) 2. Textes exemplaires 3. Bibliographie

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Introduction

1. Objectifs et methodes Alphonse Allais n'est pas un inconnu, tant s'en faut. Autant comme personnage que comme auteur, il a joui d'une tres grande popularite les vingt dernifcres anndes de son existence. Si, apres sa mort, on l'avait un peu d61aiss6 malgr6 quelques öditions posthumes, manifestations commdmoratives, conf6rences et articles divers, une partie de sa r6putation lui est rendue grace ä Andr6 Breton qui le considfere comme un prdcurseur et lui accorde une place de choix dans son Anthologie de I'humour noir1 en 1940. Apres les Surrfalistes, ce sont les 'Pataphysiciens qui s'intiressent ä Allais, plus particuliörement ä l'occasion du centenaire de sa naissance2 et de la publication de l'ouvrage d'A. Jakovsky, Alphonse Allais, "le tueur ά gags'*. Depuis la fin de la guerre jusqu'ä tres rdcemment encore, on publie et republie rögulierement ses recueils "anthumes", des collections de contes et de chroniques, des morceaux choisis, des florileges de bons mots4. L'ödition des oeuvrcs completes d'Allais (Tout Allais5) de 1964 ä 1970 par F r a n c i s Caradec rcprdsente une autre 6tape importante dans la considέration posthume de cet auteur qui n'est done jamais tomb6 dans Poubli contrairement ä ses nombreux confreres humoristes de la meme 6poque. En outre, on attribue depuis 1952 un Prix Alphonse-Allais au meilleur ouvrage comique de l'annie. Car il est devenu en quelque sorte le saint patron des humoristes fransais, 6crivains, Chansonniers de cabarets, animateurs ä la radio, qui ne cessent de se röclamer de lui et de citer ses calembours ou ses aphorismes. Ce succes, surtout bas6 sur une imputation de comique et sur une collection de bons mots, a d'autre part fait d'Allais un icrivain möconnu. Son oeuvre a ete en quelque sorte occultie par l'humour et amputέe par le morceau choisi. Or, elle est le fait d'un 6crivain ä part entiere, d'un artisan et artiste de la 1 2

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A. Breton, Anthologie de l'humour noir, Paris, Livre de Poche, 1984. Cahiers du Collige de 'Pataphysique, numdro spdeial "Allais-Rimbaud", 1954, n° 17-18. Par ailleurs, les lex les d'Allais figurent souvent dans ces Cahiers parmi les oeuvrcs "canoniques". A. Jakovsky, Alphonse Allais. "le tueur ά gags", Paris, Les Quatre Jeudis, 1955. Paimi les derniers en date : A. Allais, Oeuvres anthumes et Oeuvres posthumes, Paris, Laffont, "coll. Bouquins", 1989 et 1990 (ddition diablie et pr6sent£e par F. Caradec). Alphonse Allais, Les Pensies, Paris, le Cherche Midi 6diteur, coll. "les Pensies", 1987. N. Godin, Anthologie de la subversion carabinie, L'Age d'Homme, 1988. D. Grojnowski, B. Sarrazin, L'esprit fumiste et les rires fin de sUcle (anthologie), Paris, Corti, 1990. A. Allais, Tout Allais : oeuvres anthumes el posthumes (11 volumes), 6ditdes par F. Caradec et P. Pia, Paris, La Table ronde, 1964-1970.

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langue, de l'icriture, de la littdrature, qui en connait toutes les ressources, les exigences, les artifices, et qui sait en tirer tous les partis. En plus des Editions de Caradec, les analyses qu'Umberto Eco® a faites de Tun ou I'autre conte allaisien montrent bien que le texte manifeste chez cet 6crivain plus que chez tout autre une coherence interne et une ouverture exterieure precisöment concertöes et adroitement manoeuvröes qu'il ne faut ni briser, ni d£layer. Cet essai vise ä rendre ä l'oeuvre allaisienne cette dimension scripturale souvent oubliee. Pour ce faire, l'humour sera d'abord laisse en suspens. Comme on a procöde pour l'ötude de Sade en faisant abstraction de la pornographie qui cache chez lui le philosophe, nous ferons pour Allais abstraction du comique qui, ä notre avis, finit par dissimuler l'dcrivain. Mis ä part differentes considerations faites sur-le-champ, c'est seulement quand la stratögie discursive allaisienne sera mieux connue que nous en analyserons la port6e comique. Ce point de vue, inverse de ceux que Ton adopte d'habitude en considörant l'humoriste avant l'öcrivain, devrait permettre de mieux saisir le principe et de son denture, et ensuite de son comique qui en est l'effet. Par ailleurs, cette etude s'inspirera des approches d'analyse litteraire issues de la semiotique ou de la linguistique qui trouvent chez Allais un champ d'application privildgie. En effet, Allais, au coeur d'une littdrature en effervescence et en crise - on y reviendra -, met en jeu les proc6d6s dont il se joue, et renvoie finalement au fonctionnement de toute productivite discursive, textuelle, littdraire. A ce titre, Allais apparait comme un dcrivain tits moderne et son oeuvre comme une entreprise expörimentale ä de nombreux 6gards exemplaire. On Γ a comparöe ä celle de Fr6d6ric Dard, pour les calembours, de Jacques Sternberg, pour l'humour ä froid, d'Eugfcne Ionesco pour l'absurditd ; il est tout aussi possible d'dvoquer ä son propos des 6crivains tels que Raymond Queneau, Italo Calvino et Jorge Luis Borges. Ce parti pris d'6carter le comique et cette approche semiotique permettront d'envisager la Strategie du texte allaisien dans ses principes memes, de montrcr son caractere ä la fois constructif et destructif, de conclure ä sa vocation ddmystificatrice. Les trois chapitres de cet essai correspondent ä des aspects cruciaux de ce texte, qui y sont en fait confondus et que nous distinguerons, comme nous l'expliquerons plus tard, pour des raisons m6thodologiques. Le texte sera d'abord envisagö comme un 6change d'6nonc6s entre des interlocuteurs (Chapitre I : Enonciation), ensuite comme un lieu de rencontre, de combinaison, de conflit entre les diffdrents discours priexistants (Chapitre II : Intertextualitö), enfin comme le parcours d'un discours qui se döveloppe selon des programmes varies et dans des formes amalgamees tir6es des donndes göneriques conventionnelles (Chapitre III : Des structures discursives aux configurations architextuelles). Auparavant, il convient de rappeler brifcvement le contexte historique, culturel et litt6raire d'Alphonse Allais, ainsi que 1'essentiel de sa biographie et de sa bibliographie.

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U. Eco, Lector in Fabula ou la Coopiration Mercurc de France, 1972, pp. 260 ä 292.

interpretative

dans les textes narratifs, Paris,

2. Contexte historique, culturel, litteraire Alphonse Allais est un reprösentant caractöristique de son 6poque et de son milieu, autant par sa vie, color6e et tumultueuse, que par son oeuvre, foisonnante et multiforme. Comme beaucoup d'ouvrages et d'articles7, surtout au cours de ces dernifcres annies, ont 6t6 consacris ä ce "pauvre XEXeme siecle [qui] tire ä sa fin, [qui] räle, [qui] agonise"®, et que d'autres critiques ont d6jä replace Allais dans son contexte culturel et littfraire9, il suffira dans les quelques pages qui suivent de dresser un tableau g6n6ral de ces circonstances historiques. II en sera encore question ä plusieurs reprises dans le döveloppement de cet essai, malgri l'orientation essentiellement textuelle qui est la sienne. 2.1. Alphonse Allais a seize ans quand delate la Commune, 6v6nement pour lequel il ne cachera pas sa Sympathie10. Lorsque, deux ans plus tard, en 1872, il vient ä Paris pour y Studier, le regime politique reste fort incertain, vacillant entre une rdpublique conservatrice et une restauration monarchique. Comme les royalistes ne s'entendent pas, Thiers, le "Libdrateur du territoire", propose le systeme rdpublicain pour rdorganiser le pays. Sous sa prdsidence, puis celle de Mac-Mahon (en 1873), la "Rdpublique des dues", clericale et conservatrice, domine finalement jusqu'en 1875. La honte de la döfaite contre la Prusse fait place ä l'esprit de revanche qui se ddveloppera jusqu'en 1914 et qu'Alphonse Allais raille constamment. Le surprenant amendement Wallon (1875), les dlections de 1876 en faveur des rdpublicains, les remous ä la suite de Γ acte d'autorit6 du prdsident royaliste Mac-Mahon (1877), puis sa ddmission (1879), 6tablissent, puis renforcent petit ä petit la Rdpublique qui passe entre les mains des "gauches". Quand Jules Gr6vy prend le pouvoir en 1879 (Allais a alors vingt cinq ans et vient de se joindre aux Hydropathes), s'instaure la "R6publique opportuniste". Les politiciens y seront li6s aux grandes dynasties bourgeoises qui les entraineront dans d'importantes dipenses d'dquipement et dans une politique coloniale ambitieuse (Afrique äquatoriale, 1872, occidental, 1879, Tonkin, 1882, Madagascar, 1896). Par ailleurs, le regime, anticldrical et progressiste,

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Par exemple, J.-M. Mayeur, Nouvelle histoire de la France contemporaine : les debuts de la Troisiime Ripublique (1871-1898), Paris, Seuil ; E. Weber, France. Fin de siicle, Cambridge, Mass., London, The Belknap of Harvard University Press, 1986 ; dossier "La France fin de sifcele" (dir. H. Juin), in Magazine littiraire, n. 227, f6vrier 1986 ; J.-P. Rioux, "Frissons fin de sifecle", in Le Monde, du 17 juillet 1990 au ler septembre 1990, p. 2 ; ...

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A. Allais, Deux et deux font cinq,..., Paris, Union g6n£rale d'Editions, 1985, p. 171. Par exemple, F. Caradec (ddition P. Horay, 1976) et Η. Juin (Union gdndrale d'Editions, 198S) dans leurs prdfaces et introductions aux recueils de textes allaisiens ; D. Grojnowski, B. Sarrazin, dans "Le fumisme et le rire moderne", presentation ä leur anthologie, op. cit., pp. 9 ä 38. L. E. O. Hartmann, dans sa thfese sur Alphonse Allais (Alphonse Allais : A stylistic and Thematic Study of the Oeuvre anthumes, Princeton University, 1975), &udie la place qu'il occupe sur la sefene littdraire et artistique de son temps, son r&le parmi les Hydropathes et les animateurs du Chat noir, ses rapports avec ses collögues humoristes Georges Courteline, Tristan Bernard, Etienne Grosclaude et Charles Cros. D'aprfes H. Juin, "Allais, celui qui ira", in Magazine littiraire, Paris, n° 46, novembre 1970, pp. 26-28.

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se montre tres liberal : amnistie des anciens "communeux" (1879-80), abolition des senateurs inamovibles, suffrage universel pour les conseillers municipaux, libert6 de presse11, droit de r6union, de greve, d'association, loi sur le divorce (1883-1885). Les r6publicains instituent aussi la scolarite lai'que, gratuite et obligatoire (Jules Ferry, 1880-82) qui, en dix ans, reduira l'analphabetisme de maniere drastique, ce qui ne sera pas sans consdquence dans l'histoire litteraire. Toujours sur la lancie du second Empire et malgr£ les diff6rentes crises du dernier quart de siecle (1872-1876, 1882-1895), cette dpoque est celle de la modernisation, du developpement technique, commercial et industriel, de l'esprit d'entreprise. En vrac, les lampes dlectriques remplacent les r6verberes ä gaz (1878) et les premiers tramways les anciens omnibus ; les autos font leur apparition (1889), ainsi que les bicyclettes12 (1885) ; l'avion d'Ader prend son envoi en 1890 ; le train se fait plus rapide, le riseau ferroviaire s'itend et s'unifie pour couvrir tout le pays ; Γ amelioration des rotatives donnent une impulsion considerable ä la presse ; on invente le tetegraphe et le tdlöphone, l'ascenseur, la machine ä 6crire, le cin6ma, le phonographe, etc. Les expositions universelles tenues ä Paris en 1878, en 1889 et en 1900 consacrent ce progres foudroyant et le triomphe de la bourgeoisie qui en est l'origine. La ville de Paris, grossie par l'exode rural ralenti seulement vers 1870, va bientöt devenir la capitale de 1'Europe. On y paracheve Toeuvre de Haussmann pour intögrer, par exemple, le faubourg de Montmartre ä l'ensemble urbain, et s'y multiplient les grands magasins (la Samaritaine, 1870, le Bon March6, 1872, le Printemps, 1882). Α cöt6 de ces bouleversements que la technologie apporte ä la vie quotidienne - pour une partie de la population du moins -, il en est d'autres dans le domaine politique qui occupent l'esprit des contemporains. La jeune Ilteme Röpublique connait effectivement au cours des memes ann6es une grande instability ministerielle, et surtout plusieurs crises qui mettent son existence en danger. Le krach de l'Union g6n£rale (1882), Γ Affaire des ddcorations (1887), l'incident SchnaebeM (1887), la crise boulangiste (18861889), le scandale de Panama (1889-1893), la brusque vague de violence anarchiste qui l'a suivi (attentats de Ravachol, d'A. Vaillant, d'E. Henry, de S. Coserio), et l'Affaire Dreyfus" (1894-1899), vont discr€diter le monde politique et opposer dans le pays difförents courants d'opinion dont l'oeuvre allaisienne se fait l'6cho sur le mode comique. D'un cote, la droite nationaliste, catholique, monarchique, revancharde, parfois antisemite et χέηοphobe ; d'un autre, les rdpublicains, libdraux, anticlöricaux, mod6r6s ou radicaux ; d'un troisieme, le socialisme et l'extreme-gauche, qui refont

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La levie de la censure sur la presse en 1880 aura des effets importants sur sa diffusion et son contenu (satirique, obscene). Cf. M.-C. Bancquart, "Paris Fin de Steele", in Magazine littiraire, Paris, fdvrier 1986, n°227, p. 18 ; F. Caradec, "Un immense rire", in Magazine litUraire, η°2Π. p. 34. La "Petite Reine", que Ton rencontre ä plusieurs reprises dans l'oeuvre allaisienne, joue un röle culturel important dans les demi&res ann£es du XIXtme sitele, comme l'observe E. Weber qui lui consacie tout un chapitre (op. cit.). Τ Affaire, la ddtestable Affaire, [qui] fit de notre pauvre France une vaste marmite ä bouillon de culture pour microbes de la division", A. Allais, Amours dilices et orgues,..., p. 259.

surface apres la Commune (12 d6put6s socialistes aux dlections de 1885, creation de la Confedöration G6n6rale des Travailleurs en 1896). Malgri ces tensions et ces crises rösumöes dans "la question religieuse" (jusqu'en 1905) et "la question sociale" (brülante, meme si les ouvriers ne se manifestent que tardivement) qui se font de plus en plus pressantes, la vie sociale est rest6e relativement calme14 et la R6publique s'est maintenue. Au tournant du sifccle, elle sera men6e par le Bloc des gauches profitant du renouveau de la mystique röpublicaine 6veille par l'Affaire Dreyfus. On se prepare ainsi ä la "grande France de 1900"1S. L'expansion devient de nouveau possible ; la R6publique, solidement dtablie, n'est plus "honteuse", mais "triomphante" ; le pays n'est plus isoli, mais, suite ä une politique ext6rieurc ties active, allie ä la Russie (1892) et ä l'Angleterre (1904). Allais fait souvent allusion ä ces deux pays, comme ä l'Amirique qui "commence ä faire figure de mythe moderne"16. En partie grace aux barriferes douanifcres de 1851 et 1892, le pays a fait de grands progrfcs iconomiques et sa monnaie est une des plus fortes. Par contre, la situation des petites gens, artisans, commer9ants, ouvriers de petits ateliers qui vivent dans les banlieues, est pine que sous le Second Empire17. C'est dans ces conditions que commence la "Belle Epoque" ä Paris 1'exposition universelle de 1900, les fetes mondaines, les courses, les spectacles, les salons, les galeries de peinture, les boulevards, ce mölange de frivolitö et d'activit6 qui attirent les provinciaux, les artistes, les riches ötrangers. Quand il ne s'y soustrait pas lors de nombreux s€jours en province, Allais vit ses demiöres anndes dans ce monde en transition, glorieux et misirable, sous l'emprise de la mode et de l'argent, riche de promesses comme lourd de menaces. 2.2. La fin de siecle n'est pas moins animöe sur le plan culturel et artistique. Les döveloppements techniques et scientifiques (en chimie avec Berthelot, en microbiologic avec Pasteur, en psychiatrie avec Charcot,...) ont inculquö aux contemporains une foi profonde dans la raison et dans le progres. Les th6ories övolutionnistes de Darwin, qu'Allais mentionne souvent et qu'il illustre ä sa maniöre, connaissent un grand succös, comme l'indiquent les Editions successives de l'Origine des espices en 1870, 1872, 1876, 1880. La science devient une religion dont - apres Auguste Comte - Emest Renan et Hippolyte Taine se sont faits les grands pretres. Avec ses entreprises loufoques, ses systömes absurdes, ses instruments saugrenus, ses produits abracadabrants, Alphonse Allais, aspirant pharmacien et compagnon du po^te-inventeur Charles Cros, en devient alors le chantre burlesque. Si l'on en croit A. Jakovsky, ses inventions pseudo-scientifiques signifient qu'Allais pressentait dijä les limites de la science et d6non;ait l'optimisme qu'elle inspirait ä ses

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"Women and men maturing in the 1880s. and 1890s. were the fust generation in a hundred years to see no risings and no revolutions, no barricades and no serious bloodshed in the streets", E. Weber, op. cit., p. 130. P. Miquel, Histoire de la France, 2. Des Bourbons ä Charles de Gaulle, Paris, Fayard, 1976, p. 134. R. Pouillart, Literature frangaise : le romantisme, III (1869-1896), Paris, Arthaud, 1968, p. 27. M.-C. Bancquart, op. cit., p. 18.

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contemporains18. A cet 6gard, Allais est plus proche de la pataphysique d'Alfred Jarry que de la science-fiction des premiers romans de Jules Verne19. A cet optimisme rationnel s'opposent un courant philosophique sceptique, voire pessimiste, et un nouvel engouement pour la religion et l'ösotörisme20. Schopenhauer (la "chopine-Auer", pour Allais), traduit, r&dit6, comment^ dfcs 1870, verra son prestige augmenter en France au cours des annies aupres des philosophes comme des öcrivains (Laforgue21, Huysmans, Bourget). L'inconscient de Hartmann, dont Γoeuvre se fait connaitre vers 1875, s'allie au pessimisme de Schopenhauer dans les esprits ddcadents. Egalement en röaction contre le matirialisme convaincu et l'anticldricalisme officiel, de nombreux intellectuels et artistes vont revenir vers une forme mystique et mystörieuse du romantisme. Bloy, Brunetiere, Coppöe, Bourget, Verlaine, Claudel, Huysmans, par exemple, se convertissent au catholicisme dans le meme ölan, probablement autant attires par la religiositö que par la religion. Iis ne sont pas les seuls : Lourdes n'a jamais drainö autant de pölerins qu'ä cette 6poque. L'6sot6risme, surtout ä partir de 1880, fera 6galement de nombreux adeptes. Les ouvrages et les sectes de spiritisme, kabbale, satanisme et autres, ainsi que les d6bats sur l'hypnotisme, la t616pathie, les hallucinations, la mdtempsychose, seront fort ä la mode. La bigoterie et la magie de l'epoque, occupations de mystificateurs et de nai'fs de tous genres, ne pouvaient pas manquer d'inspirer Allais qui s'y rffere frequemment. Allais n'est pas non plus indiff6rent aux exp6riences esthötiques, gdniales ou farfelues, auxquelles se livrent les peintres contemporains : il se moque des nouvelles dcoles ("n6o-agoniaque et räleuse", "furtivo-momentiste",...), il participe en 1883 et 1884 au salon des Incohörents22 oü il propose lui-meme quelques tableaux du type de "Combat de nfcgres dans une cave, pendant la nuit" (un rectangle uniform6ment noir), "Röcolte de la tomate par des caidinaux apoplectiques au bord de la mer Rouge" (idem, en rouge), etc. Au cours de la deuxifcme moitii du XIXfcme sifecle, et surtout de ses demiferes dicennies, artistes originaux, critiques acadimiques, public bourgeois ne cessent de s'affronter, et les expositions sont autant d'occasions de manifester, de s'enthousiasmer, de se scandaliser. Les rdalistes, les impressionnistes, les ηέο-impressionnistes, les symbolistes, agitent 6galement Γ opinion publique et la vie mondaine de Paris qui devient progressivement la capitale des arts et de la boh&me.

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A. Jakovsky, op. cit., pp. 32 et sv. Dans ses farces scientifiques, on sait qu'Allais s'est montrd prophöte sur de nombreux points : le microfilm, le tunnel anglo-fran^ais, les autoroutes suspendues, la guerre biologique,... (cf. Β. E. Gesner, "Allais : imagination et agiliti verbale", in Modern Languages : Journal of the Modern Languages Association, LVI, Gwynedd, North Wales, 1975, pp. 77 et 78). A ce propos, lire par exemple J. Pierrot, L'imaginaire däcadent (1880-1900), Paris, Presses Universitaires de France, 1977. Cf. E. Sakari, Prophite et Pierrot, thimes et altitudes ironiques dans l'oeuvre de Jules Laforgue, Jyväskylä, Finlande, Jyväskylä studies in the arts 7, 1974, surtout "une esth&ique de l'dphdrnfere", pp. 22 et sv. A. Jakovsky, op. cit., pp. 57 et sv. Ces tableaux figureront ensuite dans son Album PrimoAvrilesque du premier avril 1897.

2.3. Malgre son effervescence, sa disparitö, son originalite, on peut dire qu'en gros, l'horizon litteraire du dernier quart du XlXeme siecle est travers6 par les courants du romantisme - qui connait ses demiers avatars -, du Parnasse qui s'est officialise ä son tour -, surtout du naturalisme, du symbolisme et de la d6cadence - qui coexistent en s'opposant et s'accordant de diverses manieres pendant la p6riode qui nous int6resse. Victor Hugo a toujours un prestige 6norme au cours des premifcres ann6es de la Illeme R6publique, mais le romantisme, devenu classique2i, n'est plus vivant que dans des genres sp6cifiques : le feuilleton romanesque populaire, en plein essor grace au diveloppement de la presse et de l'alphab&isation, le melodrame au theatre, tres fr6quent6 ä l'6poque, le fantastique noir ou gothique, de nouveau vivace en r6action ä l'esprit matörialiste et ä la litt£rature realiste (Barbey d'Aurevilly, Villiers de l'lsle-Adam, L£on Bloy). Le Parnasse, constitu6 autour du refus de cette inspiration romantique, commence ä se desagreger petit ä petit des 1873 ; mais Leconte de Lisle, Coppee, Banville, Dierx gardent toujours leur renomm6e, tandis que Mallarmd, Verlaine et Rimbaud restent möconnus. Vers le meme moment, le naturalisme se developpe autour de Zola qui dtablit sa th6orie du Roman experimental (1879), travaille ä son projet d'Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire (1868-1893) et r6unit ses 6mules (Maupassant, Huysmans, L6on Hennique) ä M6dan ä paxtir de 1877. Le Parnasse döclinant et le naturalisme ä son apog6e sont sivörement remis en cause apres 188024, principalement par ces 6crivains qui endurent une βένέΓβ crise culturelle et littdraire (surtout en ce qui concerne ricriture romanesque25) et que l'on range giniralement parmi les dicadents et/ou les symbolistes. Nous n'entrerons pas dans la discussion des rapports entre ces deux tendances relativement ind6termin6es et enchevetröes26. D€sabus6s par le monde politique compromis et le monde bourgeois misirable, gagn6s par le pessimisme ambiant, angoiss6s par les bouleversements du siecle finissant, les premiers decadents se comptent parmi la bohfeme non-conformiste27 des salons (de Nina de Villard2*), des groupes des "Hydropathes" (1878), "Hirsutes" (1881), et autres "Zutistes" ou "Jemenfoutistes", des cabarets, tels le Chat Noir (ä partir de 1881) ; et ils portent le nom de Charles Cros, Tristan Corbiere, Germain Nouveau, Emile Goudeau,... et Alphonse Allais. Paraissent, en 1883, Les poites maudits de Verlaine, livre qui vaut un certain succes ä son auteur ainsi qu'ä Rimbaud, Mallarme et Corbiere ä qui il est consacri, et,

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Et c'cst ddjä ä ce titrc qu'il est parodid par Lautrdamont en 1869, cf. C. Bouchd, Lautriamont, du lieu commun ä la parodie, Paris, Larousse, 1974. Cf. J. Dubois, P. Durand, "Champ littdraire et classes de textes", in Uttirature, Paris, Larousse, mai, n°70, 1988, p. 20. Pour ces auteurs, il y a enire le roman en voie de ldgilimaiion et la podsie dont s'amorce le ddclin, un ph6nomöne de concurrence ä fonclion compensatoire. Cf. M. Raimond, "La crise du roman", in Manuel d'histoire littiraire de la France (18481913), Paris, Editions sociales, 1977, pp. 546 ä 555. Cf. "Symbolisme ou ddcadence?", in J. Pierrot, op. cit., chapitre I. Cf. H. Juin, "Humoristes et non-conformistes", in Manuel d'histoire littiraire de la France : V, (1848-1913), Paris, Editions sociales, pp. 578 ä 585 ; D. Grojnowski, B. Sarrazin, op. cit., pp. 9 ä 24. Allais y est signal£ avec Charles Cros le 3 avril 1878.

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l'annfe suivante, Α Rebours de Huysmans, dont le hdros des Esseintes deviendra un modfcle pour une partie de cette generation d'artistes et d'intellectuels. Ces deux ouvrages mettent ä la mode le mouvement decadent dont Paul Bourget se fait le theoricien avec ses Essais de Psychologie contemporaine (1883-1885). Pas beaucoup plus tard, en r6ponse aux vives critiques que la Decadence essuie dejä pour son caractere nögatif, növrotique, fumeux, Jean Mor6as propose dans son cilebre "manifeste" du Figaro du 18 septembre 1886 de l'abandonner en faveur du "Symbolisme" qui prendra pour maitre Mallarme. Les reprdsentants les plus importants en seront, outre Morias, Rene Ghil, Gustave Kahn, Edouard Dujardin, Maeterlinck (qu'Allais pastiche dans "Poeme morne"29). Ce mouvement, pas moins provocateur et incoherent que le precedent, ne durera guöre non plus. Π s'6teint dejä vers 1905, meme si sa doctrine survit encore longtemps, par exemple chez Valdry. Pour pröciser ce tableau sch6matiquement esquissö, il faut signaler que la littirature de cette 6poque ne s'en tient pas aux livres, dont l'6dition se developpe pourtant, mais se propage aussi dans les journaux30, alors trfcs littdraires, et dans les revues qui se multiplient prodigieusement31. L'oeuvre allaisienne, son succes comme ses principes, sont intimement Iiis ä ces modes de diffusion. II faudrait aussi parier de l'ouverture aux litt6ratures etrangeres, du succes du roman russe, entre autres, qu'Allais parodie dans "Crime russe" sur le module de Dostoievsky". II faudrait encore citer les nombreux romanciers, dramaturges, pontes, critiques, humoristes, litterateurs de toutes sortes qui, prestigieux ou mineurs, acadimiques ou scandaleux, figurent ä diff6rents titres dans l'oeuvre allaisienne : Francisque Sarcey, d'abord, son souffre-douleur, qui incarne l'acad6misme, 1'incompr6hension lourde, la mentalitö du public moyen, mais aussi Paul Adam, Paul Aiine, Maurice Barres, Paul D6roulede, Pierre Loti, Josephin Peiadan, Raoul Ponchon, Marcel Schwöb, Jules Valles, etc. Nous reviendrons de manifere plus d0taill6e sur les rapports entre Allais et le monde litteraire dans les chapitres consacres ä l'intertextualite et l'architextualite.

3. Alphonse Allais, son oeuvre, le corpus 3.1. On se contentera encore ici de donner quelques points de repfcres, en renvoyant le lecteur aux quelques ouvrages et introductions biographiques qui

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A. Allais, Oeuvres anthumes, Paris, Laffont, "Coll. Bouquins", p. 292. Ce texte est reproduit en annexe et sera analysd au chapitre Π. M. Angenot a dtudi6 les incidences de l'extension de la grande presse (le "krach de la librairie") sur la literature en provoquant parmi les dcrivains des reactions de defense et de repli ("Ceci tuera cela, ou : la chose imprim£e contre le livre", in Romantisme, 44, 1984, pp. 83-103, comment par J. Dubois, P. Durand, "Champ litt6raire et classes de textes", op. cit., pp. 21 ä 22). Cf. R. Pouillart, op. cit., pp. 36 ä 43. A. Allais, A se tordre Paris, Union g£r£rale d'Editions, 1985, p. 229.

existent33, meme s'il arrive ä certaines d'entre elles de meler la legende ä l'histoire, et en laissant aux historiens le soin d'en faire le partage. Le meme jour qu'Arthur Rimbaud34, le 20 octobre 1854, Charles-Alphonse ("Alphi") Allais nait ä Honfleur. A propos de son enfance et de sa jeunesse, le peu que nous retiendrons de la biographie de sa soeur Mathilde-Jeanne33, est que, b£b6, il n'a commenci ä parier que tres tard et restera toujours peu loquace, qu'il 6tait un έΐένε plutöt mödiocre et distrait36, un bachelier (ä Caen) plutöt tacitume, qu'il aimait pourtant d6jä faire des plaisanteries surprenantes (sp^cialement avec des explosifs), qu'il s'est vite familiarisö avec le laboratoire de son pere dont il ötait destini ä reprendre la pharmacie et chez qui il entre en stage en 1871. Les biographes trouvent habituellement dans ces quelques traits l'origine de sa verve intarissable (par compensation), de son anti-conformisme, de son humour pince-sans-rire, de son gout pour les canulars detonants, pour les sciences et les expöriences de toutes sortes. Son premier voyage ä Paris date de 1872. Au debut, ses intentions sont d'y suivre des 6tudes de pharmacie. D'abord έΐένε dans deux ou trois officines parisiennes, il s'inscrit ä l'Ecole de Pharmacie en 1876 et y riussit quelques examens, apres 1'interruption du service militaire ä Lisieux oü il commet, parait-il, ses premiöres blagues magistrales et oü il trouvera en tout cas l'inspiration pour de nombreux contes. Le jeune provincial qu'est Allais s'initie surtout ä la vie parisienne et se fait des amis dans les milieux intellectuels et chahuteurs des 6coles. II se met aussi petit ä petit ä öcrire, comme en fait foi le Petit Marquoir (1876), premier texte, court et inachev6, retrouvi et iditi en 1953 par A. Jakovsky37. II collabore ä une revue, Les Ecoles, journal des itudiants, et il donne des 1875 des combles et des calembours au Tintamarre, un hebdomadaire satirique. II y rencontre l'humoriste Charles Leroy, sp6cialiste du comique troupier, avec qui il se lie d'amitii et qui ipousera sa soeur Mathilde-Jeanne trois ans plus tard. En 1876, c'est de Charles Gros (1842-1888) qu'il fait la connaissance. Son influence va etre döterminante dans la vie et l'oeuvre d'Allais. Tous deux sont passionn6s par les sciences : l'ainö est auteur entre autres d'une Solution gdndrale du problime de la Photographie des couleurs (1869) et inventeur du phonographe (1877) ; le plus jeune se livre (avec son frere Paul-Emile) ä des experiences d'optique, de physique et de chimie. Allais et Cros sont ainsi appeles ä s'entendre, ä collaborer sur le plan scientifique (expöriences communes sur la photographie, la synthese des pierres precieuses), ä s'influencer mutuellement sur celui de l'humour et des lettres.

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Par exemple : J. Leroy-Allais, Alphonse Allais, souvenirs d'enfance et de jeunesse, Paris, Flammarion, 1913 ; A. Jakovsky, op. cit. ; J.-P. Lacroix, La "Dröle de vie" d'Allais (Allais France), Paris, Candeau, 1978. La redaction des Cahiers du Collige de ' Pataphysique (n° 17-18) fait le rapprochement entre les deux auteurs ä l'occasion du centenaire de leur naissance. Entre autres, Us manqueraient tous deux de sens moral et social. J. Leroy-Allais, op. cit. D'aprfes F. Caradec ("Biographie", in A. Allais, Oeuvres anthumes, Paris, Laffont, 1989, p. VI), c'äait au contrairc un trfes bon έΐένβ. Cf. A. Jakovsky, op. cit., pp. 47 ä 50 ; cf. Cahiers du Collige de 'Pataphysique, n° 12, 1953.

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Les deux amis s'associent en 1878 ä un c^nacle comme s'en constituent de nombreux ä cette grande epoque de la bohfeme du Quartier Latin, le Club des Hydropathes, fondd par Abram, Emile Goudeau, Georges Lorin, Rives et Marcel Rollinat. On y incite des poesies, on y dit des monologues, on y chante (la cilebre "Chanson des Hydropathes" de Cros), on y fait de la musique, puis, pour terminer la soir6e, on organise des chahuts dans les rues. Parait l'annde suivante le premier numöro du journal L'Hydropathe, qui prendre ensuite les titres Les Hydropathes et Tout Paris (trente-sept parutions seulement). Allais y publie, mais peu seulement, trap occupö k pratiquer la fumisterie38. Le numöro vingt-six du 28 janvier 1880 de L'Hydropathe lui sera d'ailleurs consacr£ k ce titre. Toujours en 1879, annde oü Allais abandonne ddfinitivement ses 6tudes, 6clate d6jä une crise au sein du club qui se divise entre les "Fumistes" (Allais, directeur de l'icole qui porte le meme nom, Sapeck, Georges Moynet, Jules Jouy, Georges Fragerolle,...) et les "Hirsutes" ; ils se reconcilieront ensuite, mais ces groupes se dösagrfcgent finalement dans la grande mouvance decadente. Plusieurs de ces personnages, et d'autrcs encore (Morias, Alfred Capus, Maurice Donnay, Albert Samain, d'Esparbös, ...) se rctrouvent sur l'autre rive de la Seine en 1881, au cafi du Chat Noir que Rodolphe Salis vient d'ouvrir k Montmartre et oü Γ on se livre ä peu prfcs aux memes activit6s qu'au Club des Hydropathes : poemes, chansons, monologues, thiatre d'ombres, saynetes, chahuts,... Mais le Chat Noir - "cette ötonnante maison de fous oü tout le monde avait du talent"39 - aura un autre avenir : le cabaret devient ä la mode, s'y entassent les artistes, les bourgeois, les mondains, un public qui aime rire comme on sait le faire ä l'dpoque40, se meler de littörature et de politique, s'encanailler et se faire rudoyer de temps ä autre. Ainsi que l'annonce une publicitd dans le journal qui portera le meme nom : Le Chat Noir, cabaret vdritablement extraordinaire, est le coin le plus curieux du monde. Les gens de teures et les peintres c£l£bres, les gens du monde les plus connus s'y donnent quotidiennement rendezvous pour y bo ire des consommations exquises. Tous ceux qui s'occupenl des arts ne vont pas ä Paris sans aller visiter cet 6lonnant cabaret, plein d'esprit et de gaitf. II faul absolument aller le visiter!**

Le succfcs est tel qu'il faudra changer d'6tablissement en 1885. L'annie suivante, Allais devient, ä la ddmission de Goudeau, r6dacteur en chef du journal Le Chat Noir (organe des intörets de Montmartre) CT66 en 1882 et auquel il collabore r£gulierement depuis le ddbut de 1885. Allais, qui a d6jä collabord k plusieurs publications (par exemple, L'Anticoncierge de Sapeck), va maintenant έαττε r£guliörement pour son journal un conte par semaine. A part quelques monologues ("La nuit blanche du hussard rouge", 1887, "Une id6e lumineuse", 1888, "Le pauvre bougre et le bon G6nie", 1891) publiös s6par6ment, c'est seulement en 1891 que parait chez l'6diteur Ollendorf son premier recueil, Α se tordre, qui obtient un rapide

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"Sa f&ondit£ ne viendra qu'avec la trentaine. A quinze ans, il s'amuse" (Cahiers du College de 'Pataphysique, n° 17-18, p. 44). H. Lauwick, D'Alphonse Allais ä Sacha Guitry, Paris, Plön, 1963. p. 31. Cf. F. Caradec, "Un immense de rire", pp. 33 k 35. Par exemple, le Chat Noir du 22 avril 1882.

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succes. Allais, dont on associe d6sormais le personnage au cabaret du Chat NoirΆ, est c616bre du jour au lendemain. Vont alors se suivre annuellement les recueils des textes publies d'abord dans la presse : dans le Chat Noir*3, mais aussi dans le Journal, ou il obtient une rubrique, "La vie dröle", ä partir de 1892, et qui l'enverra en 1894 en reportage aux Etats-Unis et au Canada, dans Le sourire dont il devient redacteur en chef ä partir de 1899, et dans d'autres journaux encore (Le Courrier Frangais, Gil Bias, La Revue Blanche, Samedi au Qudbec,...). Les vingt annöes qui suivront seront alors entiferement consacrees ä l'6criture. Allais 6crit vite et beaucoup, des monologues, des contes, mais aussi une grande varietd de textes qui posent, nous le verrons, d'interessants problemes generiques. Avant de dresser un rapide bilan de son oeuvre, terminons cet apergu biographique qui ne comporte plus de fait marquant. Cilebre, Allais devient riche. Mais ses exces et les gouts de luxe de sa femme, Marguerite Gouz6e, d'origine beige et epousee en 1894, lui reviennent eher et il se trouve parfois dans des situations desesperees. Allais devient aussi un personnage folklorique de Montmartre. On donne d'innombrables descriptions de ce grand Viking farceur, qui boit (de l'absinthe!) sans ne jamais etre ivre, qui fait de l'humour sans ne jamais rire. On raconte, par exemple, qu'il lui est arriv6 de poursuivre Jane Avril dans la rue arm6 d'un revolver dans l'intention d'obtenir sa main44, ainsi que maintes autres anecdotes et farces. En fait, ä partir de 1900, il va sEloigner de Paris au fur et ä mesure que ses amis disparaissent et que sa sant6 s'altfere. D'abord pour Honfleur, puis enfin pour le Sud, ä Tamaris, pres de Toulon. C'est lä qu'il 6crit et poste ses deux ou trois contes hebdomadaires ä l'intention des journaux parisiens et qu'il regoit ses collegues. II mourra pourtant ä Paris, le 28 octobre 1905, emportö brusquement par une embolie.

3.2. Son oeuvre, que Ton a comparie par la taille ä celle de Balzac, est immense et h6teroclite. Nous avons d6jä parle des recueils qu'il a publies au cours des annöes et auxquels il donnait des titres farfelus comme il l'avoue dans ses pröfaces. Iis reprfsentent ses "oeuvres anthumes" : A se tordre (1891), .Vive la vie ! (1892), Le parapluie de l'escouade (1893), JOs de bile (1893) Jtose et vert pomme (1894), Deux et deux font cinq (1895), .On n'est pas des boeufs (1896), Le bee en fair (1897),

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"Li [au Chat Noir], il passait ses soirfes ä jouer des airs de trombone, pleins de fantaisies, en content d'invraisemblables histoires, et tous, bourgeois et artistes, se tenaieni autour de lui, bouche bdante, pour Γ entendre", P. Acker, Humour et humoristes, Paris, H. Simonis Empis 6d., 1899, p. 79. Hebdomadaire dont le tirage a aueint jusqu'ä 20.000 exemplaires. G. GuiUeminault, Le roman vrai de la Wime ripublique : la Jeunesse de Marianne (1870-1889), Paris, Denofcl, 1958, p. 292. Jane Avril en parle elle-mfeme dans Paris-Midi (aoüt 1933).

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Amours, dilices et orgues (1898), four cause de fin de bail (1899),

.Λ/e nous frappons pas (1900).

II faut aussi compter ici le recueil de textes inspires par Albert Caperon (1868-1898), mieux connu sous le nom du Captain Cap. Allais monte avec lui un canular ä l'occasion des elections legislatives de 1893 auxquelles le Captain Cap se presente avec un programme anti-bureaucratique et antieuropeen, profession de foi, propagande 61ectoraliste et rdunions politiques ä l'appui. Cap ne tarde pas ä devenir une lögende dont Allais, en 1902, retrace les grands moments dans Le Captain Cap, ses aventures, ses idies, ses breuvages. Allais s'est aussi essay£ au thöätre. F. Caradec a döcouvert la preuve de l'existence d'une quinzaine de pieces dont la moitie ä peine a pu etre retrouvde. Entre autres : .Silvirie ou les fonds hollandais (en 1898, aux Capucines ; en 1935, au Sporting), un acte, en collaboration avec Tristan Bernard, L'innocent (en 1896, aux Nouveautis), trois actes, en collaboration avec Capus, dont il tirera son roman L'Affaire Blaireau, Le pauvre bougre et le bon Ginie (en 1899, au thdätre des Mathurins), qui sera insdrde dans le second roman Le Boomerang, Monsieur la Pudeur (en 1903, au Thdätre de Cluny), vaudeville en trois actes, en collaboration avec F. Galipaux et F. Bonhomme, et ä l'origine de deux films, le premier de C. Osmont en 1923, le second d'A. Nalpas en 1931, Le Petit ca.fi (en 1911, au thdätrc du Palais Royal ; en 1949, au thdätre Antoine), comldie en trois actes en collaboration avec Tristan Bernard et Ernest La Jeunesse.

Et il s'est aussi mis au roman, ou au roman-ricit45 : L'Affaire Blaireau (en feuilleton en 1898, puis en volume en 1899), Dans la peau d'un autre (en 1898, puis en 1907, en collaboration avec Jehan Soudan46), Boomerang ou Rien n'est bien qui finit mal (en 1903, puis en 1912). Ndanmoins Allais reste avant tout un conteur et il n'a gufcre mieux r6ussi au th6atre qu'avec ses romans. Par ailleurs, il a dcrit peu de vers comparativement ä ses collfcgues du Chat Noir*1. A cela, il faut encore ajouter, pour reunir ses "oeuvres posthumes", la multitude d'6crits, contes, chroniques, articles, poömes, bons mots, combles, etc., publies de son vivant (L'Arroseur, Album Primo-Avrilesque, 1897, En ribouldinguant, 1900,...), apres sa mort au rythme des decouvertes (Littoralement, 1952, Autour du Chat Noir, 1955,.,.4*), et d'autres probablement encore in6dits4'. La constitution des oeuvres competes d'Alphonse Allais qu'A. Jakovsky appelait de ses voeux en 1955 a finalement 6l6 r6a-

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Ainsi les d6signe A. Jakovsky {op. cit., p. 128). F. Caradec ne reprend pas ce roman dans Tout Allais car Allais aurait ä peine particip6 ä son dlaboration. H. Lauwick, op. cit., pp. 21 et sv. Les compilateurs allaisiens sont Maurice Don nay, Pierre Varenne, Sac ha Guitry, Anatole Jakovsky, Ralph Mesac, Claude Soalhat, et finalement Francois Caradec. Sans compter les amusants apocryphes, cf. J.-M. Klinkenberg, A. Thdate, "Un texte inddit d'Alphonse Allais", in Ecritures, Lifege, Revue du Cercle interfacultaire de l'Universitd de Lidge, 1972.

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Iis6e de maniere magistrale par F. Caradec de 1964 ä 1970. Tout Allais ne comporte pas moins de onze volumes. 3.3. Pour cette raison, notre 6tude de la textualiti allaisienne ne portera d'abord que sur un 6chantillonnage de base sur lequel on effectuera une recherche intensive et de temps ä autre des dinombrements statistiques. Nous avons opte pour cette formule, pr6fdrant une analyse approfondie de textes exemplaires ä un survol panoramique d'une oeuvre disproportionnie. En outre, cette oeuvre est indgalement interessante50 et eile comprend de nombreuses röpötitions, dans ses thömes, dans ses formes, ou meme dans le texte. Pour le choix des textes de ce corpus, nous nous en sommes remis ä celui qui a 6t6 6tabli par F. Caradec apres son 6dition des oeuvrcs completes de l'auteur51. Ces cent cinquante textes ont 6t6 sdlectionnis dans l'oeuvre entiere de maniere repräsentative et chronologique, pour que Ton puisse en suivre les variations et les constances. Les textes de ce corpus seront d6sign6s par leur titre abr6g6 ; en annexe, Ton trouvera leurs riferences completes ainsi qu'une transcription de douze d'entre eux sur lesquels portent plus pr6cis£ment les analyses. A un second stade, nous sommes retourn£ ä l'oeuvre complete en vue de virifier et d'appuyer les rfsultats de l'analyse du corpus de base.

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II ne s'agil pas ici d'un jugement de valeur, mais d'un choix en fonction de notre perfective. A ce propos, H. Juin combat l'opinion selon laquelle la quality des textes allaisiens est indgaie parce que trap vite Merits et trap nombreux, et rappelle que leur auteur "erdait ä chaque instant" selon l'expression de Jules Renard (in Magazine littiraire, n° 46, 1970, pp. 26-28).

F. Caradec, La logique mine ά tout : les 150 meilteurs contes d'Alphonse Allais, Paris, Editions Pierre Horay, 1976. Quantitaiivement, ce choix rep risen te un quart des Oeuvres anthumes, bien que certains texies proviennent d'ailleurs. Pour ne pas les confondre avec les nötres, les notes en bas de page du texte d'Allais seront appelfes et pr£c£d6es de Tastdrisque.

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Chapitre premier Le jeu du "je" : l'^nonciation en trompe-Foeil

1. Preliminaires 1.1. II y a une vingtaine d'annies, la perspective inonciative, ainsi que rinterdiscursivitd, a succ6d6 au structuralisme qui, apres les progrfcs considerables qu'il avait permis en linguistique, simiotique, critique littdraire, en ötait arrive ä une certaine impasse en raison de sa "tendance ä fermer les discours sur eux-memes"1 et de ses "insuffisances [...] dans l'analyse du sens"2. Meme si tous ont en commun une conception plus extensive de leur objet, linguistique, littirairc ou autre, envisage dans le contexte et avec le procfcs interlocutoires dont il est issu3, les nombreux travaux portant sur l'dnonciation sont depuis lors tres diversifies. Etude du discours rapporte, de l'implicite, de Γ argumentation, de la relation interlocutrice, de la pragmatique, etc., autant de domaines que J. Cervoni4 et d'autres linguistes articulent au phdnomene et au postulat enonciatifs. Malgid la complexity qu'ils entrainent, ce succös et cette vari6t6 offrent surtout des avantages au chercheur, ä condition qu'il precise la perspective dans laquelle il se place. C'est ce que nous allons d'abord faire en presentant la probiematique qui, ä notre avis, permet une meilleure comprehension du discours allaisien. J. Sareil5 considere les rapports entre l'auteur et son public comme un des ressorts principaux de l'ecriture comique, ä cote de l'intertextualite (le "dejävu", dit-il), de la thematique, de la rhetorique. Desordre, detachement, complicite sont les precedes enonciatifs les plus typiques qu'il relive dans les oeuvres comiques ceiebres et que nous retrouverons dans celle de notre auteur. La particularite d'Alphonse Allais est qu'il amplifie, entremele, sape ces precedes enonciatifs, qu'il les place au centre meme de son denture de la meme fa9on qu'il le fera avec les mecanismes discursifs, intertextuels et architextuels. A tel point qu'il "inverse ... la hierarchie traditionnelle :

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D. Maingueneau, Nouvelles tendances en analyse du discours, Paris, Hachette, 1987, p. 81 (ddsormais citd ici Nouvelles tendances). J. Cervoni, L'inonciation, Paris, Presses Universitäres de France, 1987, p. 14. "La mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d'utilisation", E. Benveniste, Problimes de linguistique ginirale, Paris, Gallimard, 1966. S° partie : Thomme dans la langue". J. Cervoni, op. cit., p. 7. J. Sareil, L'ecriture comique, Paris, Presses Universitäres de France, 1984, pp. 91 ä 116.

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l'histoire devient pr6texte et l'6nonciation passe au premier plan"6. En la mettant ainsi en scfene, en jeu et en cause, on verra qu'Allais remonte ä l'origine de la textualitö et en ddmonte le fonctionnement. Ceci par le processus "destructivo-constructif' qui, selon J. Kristeva7, difinit toute productive textuelle, mais que Ton voit pouss6e ä son comble aux diffSrents niveaux de l'oeuvre allaisienne. 1.2. Le partage entre inonciation, intertextualit6 et architextualit6, perspectives qui feront l'objet des chapitres suivants, est surtout d'ordre m6thodologique. Les trois points de vue partem en effet du m6me principe selon lequel un texte est composi de "voix"8 (celles de l'auteur, du lecteur, des protagonistes, des discours ambiants, d'autres 6crivains, des antagonistes, de la rumeur publique,...) qui le parcourent. Si, comme G. Genette, nous d6finissons la "transtextualitd... par tout ce qui met [un texte] en relation, manifeste ou secrfete, avec d'autres textes"9, c'est-ä-dire les influences extdrieures et pr6existantes qui le transcendent, nous pouvons ensuite distinguer parmi elles l'intertextualitd10 qui donne ä ce texte plutot sa substance (en le constituant des discours döjä 6nonc6s) et l'architextualitö qui lui donne plutot sa forme (en le conformant ä Tune ou l'autre catigorie g6n6rale). L'dnonciation reprisenterait alors l'ensemble des voix dans leur pnisence et leur fonctionnement interne au texte (sa "textualit6"), consid£r6es ä partir de la communication originelle, entre l'auteur et le lecteur, qui leur a donn6 l'occasion de s'actualiser. Cela dit, les trois points de vue renvoient constamment Tun ä 1'autre, que ce soit sur le versant de l'61aboration de l'oeuvre (le "göno-texte"11) ou sur celui de sa inception (Γhorizon d'attente). D'abord parce que la transtextualit£ se manifeste souvent de mantere diffuse : les transferts d'inoncds, les influences stylistiques, les emprunts thlmatiques, les modules önonciatifs, les configurations architextuelles, les pratiques discursives ne sont pas toujours diff6renci6s dans la relation qui unit un texte au patrimoine. Comme cette relation se matdrialise fxnalement d'un έηοηοέ ä l'autre, l'intertextualitd semble prövaloir en dernier ressort. Par ailleurs, l'architextualit6 combine une

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A propos de La Fontaine, D. Maingueneau, Eliments de linguistique pour le texte littiraire, Paris, Bordas, 1986, p. 12 (ddsormais cit6 ici Eliments de linguisäque ). Du mfeme auteur, voir aussi Pragmatique pour le discours littiraire, Paris, Bordas, 1990. 7 J. Kristeva, Le texte du Roman, approche simiologique d'une structure discursive transformationnelle, The Hague, Mouton, 1970, p. 12. Cf. aussi la duality hyper-discours / anti-discours ddcrite par M. Arrivd (en rapport avec la pataphysique), Lire Jarry, Bnixelles, Editions Complexes, 1976, pp. 25 ä 41. ' Nous reviendrons largement, ä propos de l'intertextualitö, sur ce concept bakhtinien dont nous pouvons entre-temps adopter cette ddfinition gdn6rale de G. Genette (Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 226) : "aspect de 1'action verbale considdrde dans ses rapports avec le sujet". 9 G. Genette, Palimpsestes, la littirature au second degri, Paris, Seuil, 1982, p. 7. 10 Nous ne ferons pas encore ici la diffdrcnce qu'£tablit G. Genette {op. tit., pp. 8 et 11) entre "intertextualitd", "presence effective d'un texte dans un autre" (citation, plagiat), et "hypertextualit£", les influences moins litt&ales (parodie, pastiche). 11 Th6orie de J. Kristeva (Simeidtiki, recherches pour une simanalyse, Paris, Seuil, 1969, pp. 217 ä 228 ; Le texte du roman, p. 69) sur laquelle nous reviendrons plusieurs fois.

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sirie de traits, dont ceux relevant de Tintertextualiti et de l'önonciation12, et semble pour cette raison resumer les coordonnöes du texte. On sait combien est diterminante la dimension generique du texte sur ses autres composantes dans son 6criture ainsi que dans sa lecture. Mais, d'autre part, entre l'intertextualitd, l'architextualitö, et ces autres composantes, l'inonciation tient le röle de moyen terme, le foyer du texte ä partir duquel les voix se font entendre dans cet espace qu'elles cröent en meme temps qu'elles se ddveloppent, comme un univers en expansion. Ainsi, la textualitö est ä notre avis fondamentalement et directement lide ä Fönonciation, en tant qu'echange interpersonnel et en tant que principe organisateur. C'est la raison pour laquelle nous commencerons par son dtude. 1.3. La th6orie 6nonciative en linguistique ne peut etre appliqu6e en tant que telle aux textes litt6raires, dont les conditions d'enonciation sont differentes de celles des echanges linguistiques ordinaires, surtout en ceci qu'ils "exclue[nt] le caractere immediat et sym6trique de rinterlocution"13. Sans que ces textes dchappent aux contraintes önonciatives, leurs dimensions personnelle, spatiale et temporelle sont ritualisöes par l'institution littdraire, sp6cialement au travers de l'architextualit6 dont il vient d'etre question. Ces conditions sont telles que D. Maingueneau pense qu'"en ce sens, le texte littdrairc apparait comme un 'pseudo-6nonc6' qui ne communique qu'en pervertissant les contraintes de l'echange linguistique"14. Ces notions de perversion, de simulacre et de rituel conviennent particulierement bien ä Allais dont l'art consiste justement ä döcouvrir et ä faire jouer la machination et la mystification du dit littöraire. Envisageant les textes d'Allais comme des dnoncös 6chang6s entre ces (pseudo-)interlocuteurs impliquös dans cette (pseudo-)situation, nous 6tudierons la quantiti, la varidtö et la valeur de "l'empreinte du proces d'£nonciation dans Γέηοηοέ"15. Toutes les directions et tous les dötails que propose la linguistique de Tönonciation ne pr6sentent pas le meme intöret pour une dtude litt6raire et chez notre auteur. Meme si on y fera occasionnellement r6fdrence, les dibats concernant la diixis (ä propos de la personne et du temps de l'6nonciation, ä partir des thiories de Benveniste), des modalitis (logiques, linguistiques) et des actes de langage (selon les th£ories de J.L. Austin et O. Ducrot principalement) ne seront pas soulev6s dans ces pages. Ne seront empruntds ä ces recherches que les outils qui servent notre enquete. Toutes les traces n'ont pas la meme pertinence dans la connaissance de la stratögie d'un 6crivain. Les aspects inonciatifs privilögids dans ce chapitre sont cmciaux en litt6rature comme en timoignent les recherches d'auteurs aussi vari£s que Μ. Bakhtine, Τ. Todorov, J. Kristeva, G. Genette, R. Barthes, M. Angenot, P.

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Annexions qu'ä titre indicalif, nous proposerons dix trails : milatextuel, paratcxtucl, foimel, temporel, inonciatif, iniertextuel, discursif, narratif, rhdtorique, thdmalique (cf. chapitre III). D. Maingueneau, Elements de linguistique, p. 9. Ibid., p. 10.

Ο. Ducrot, Τ. Todorov, Dictionnaire encyclopidique des sciences 1972, p. 405 (ddsormais cit£ ici Dictionnaire encyclopidique).

du langage,

Paris, Seuil,

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Van Den Heuvel16, etc. D'une part, la pr6sence, le Statut, la situation, l'interaction des interlocuteurs, le je-allocuteur et le vouy-allocutaire, et leur coopöration dans le fonctionnement (codage et ddcodage) du texte, ce dernier point surtout mis en evidence par Umberto Eco17. De l'autre, l'edification du texte en paliers 6nonciatifs" successifs, de la communication originelle, et meme avant eile, du g6no-texte, aux narrations ultdrieures. Meme si ces points de vue sont en dtroit rapport avec la narratologie et la rhdtorique (le Probleme des visions19), nous nous en tiendrons ä la perspective 6nonciative : la parole qu'on prcnd, cede, coupe,... nous intdresse ici davantage que Γ usage que l'enonciateur en fait une fois qu'il l'a obtenue. 1.4. La premiere caracteristique de la pratique textuelle allaisienne en matiere d'inonciation, comme ä de nombreux autres propos, nous le constaterons constamment, est la vari6t6. Les textes d'Allais offrent au critique toute une gamme de dispositifs 6nonciatifs, du plus exhibitionniste au plus discret, bien que l'on puisse y decouvrir des rapports differents et des denominateurs communs. Notre premiere täche consistera done ä itablir, puis ä justifier, une typologie ä partir de reperes tels ceux que proposent la linguistique et la poetique. T.Todorov20 presente quelques criteres, sous forme d'oppositions, qui devraient permettre d'evaluer "les diff6rentes formes de [la] presence / de l'enonciation ä l'interieur de l'enoncö /, ainsi que les degres de son intensite". A. Grange21 suggere une classification d'6nonc6s selon leur degr6 de subjectivite : du recit scienüfique ä la communication orale, en passant par rhistoire, le roman, le texte lyrique, le texte oratoire ecrit, le discours officiel. Cette typologie provisoire est, d'apres J. Cervoni, beaucoup plus op6ratoire que la dichotomie d Έ . Benveniste. D. Maingueneau22 retient, dans "la variet6 illimitde des dispositifs", deux proc6d6s extremes : la "dissociation complete entre le monde racontö et l'instance narrative, qui tente d'effacer toute trace de sa presence", d'une part, la "coincidence entre l'enonciation et l'univers narre", de l'autre. 14

Par cxemple : M. Bakhtine, Problimes de la poitique de Dostoievsky (1929), Paris, Seuil, 1970 ; L'oeuvre de Frangois Rabelais el la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970 (tr. frarvjaise) ; T. Todorov, M. Bakhtine, le principe dialogique, Paris, Seuil, 1981. T. Todorov, entre autres Dictionnaire encyclopidique ; "La lecture comme construction" in Les genres du discours, Paris, Seuil, 1978 ; "L'inonciation", in Langages, Paris, Didier-Larousse, mars 1970, n°17. J. Kristeva, Le texte du roman. G. Genette, Figures 11, Paris, Seuil, 1969 ; Figures III, Paris, Seuil, 1972. R. Barthes, "Introduction ä l'analyse structural des rdcils", in Poitique du ricit, Paris, Seuil, 1977. M. Augenöl, La parole pamphlitaire, typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982. P. Van Den Heuvel, Parole, Mot, Silence, pour une pottique de l'inonciation, Paris, Corti, 1984. J.-M. Adam, "Enonciation et discours litl6raire", in Linguistique et discours littiraire, Paris, Larousse, 1976, pp. 293 ä 335. 17 U. Eco, Lector in Fabula. D. Maingueneau, "La lecture comme 6nonciation", Pragmatique pour le discours littiraire, pp. 27 ä 51. " D. Maingueneau (Elements de linguistique, p. 8) utilise le terme "plan dnonciatif'. 19 O. Ducrot, T.Todorov, Dictionnaire encyclopidique, pp. 411 et sv. 20 "Enonciation", in O. Ducrot, T. Todorov, op. cit., pp. 408 k 410. 21 A. Grange, "La dialectique r&it/discours dans la strat£gie de la persuasion", in Strategies discursives. Presses Universitaires de Lyon, 1978, pp. 245-255 (commentd par J. Cervoni, op. cit., pp. 63 et 64). a D. Maingueneau, Eliments de linguistique, p. 26.

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Dans ce chapitre, seront ainsi successivement passds en revue les textes oü l'enonciation est (relativement) invisible, ceux oü eile est au contraire exhibee, ceux oü eile est escamotee et enfin ceux oü eile est projetee et multipliee. Pour chacun de ces types de textes, seront examinös de maniere approfondie les statuts et les röles des acteurs de l'önonciaQon, ainsi que la composition qu'ils donnent ä ce texte. Cette structure Enonciative sera souvent mise en rapport de maniere anticip6e avec les autres composantes du texte, intertextuelles, architextuelles, et autres, ötudides dans les chapitres suivants. On pourra enfin conclure en replant la strat6gie enonciative d'Allais ä la source de sa pratique textuelle. Precisons que Γοη ne s'attardera guere aux manoeuvres enonciatives courantes ou peu significatives qui ne caracterisent pas cette pratique.

2. Enonciation (relativement) invisible "L'inonciation est toujours prdsente, d'une maniere ou d'une autre, ä l'intErieur des enoncds"23, ne serait-ce que pour la simple raison que "la subjectivite est omnipresente dans le langage"24. En considirant la virginite enonciative comme "horizon mythique"25, il est possible de sdlectionner les 6nonces qui renvoient le moins au procfcs dont ils sont issus, qui tendent vers le plus d'objectivite. Notre corpus de cent cinquante textes n'en comporte que quelques-uns rdpondant ä ces caract^ristiques : ils y font figure d'exception et nous serviront de base de r^förence pour l'analyse des autres. On ne peut pas dire que l'dnonciation y soit absente, - un contre-sens -, ni completement invisible, mais relativement discrete. Dans environ une dizaine des cent cinquante textes du corpus de base26, l'inonciateur ne se dicouvre que trös peu. Ni scripteur, ni narrateur, ni protagoniste - des statuts qu'il endosse souvent et qui seront 6tudi6s par la suite -, l'enonciateur dinge de plus loin le discours qui semble se d6rouler librement et resolument vers son terme. A part de rares indications m6tatextuelles, seuls quelques deictiques et subjectivemes laissent percer sa pr6sence. L'un ou Γ autre deictique personnel indirect et isol6, un temps prdsent en rapport avec le moment de l'6nonciation, alors que les autres sont historiques ; moins ostentatoires encore, des comparaisons ou des qualificatifs evaluateurs, de brefs commentaires sous forme d'exclamations, de questions, des modalisateurs ; somme toute, des indications relativement peu fr6quentes et peu explicites27.

23 24 23 M 27

O. Ducrot, T. Todorov, Dictionnaire encyclopidique, p. 408. J. Cervoni, op. eil., p. 63. L'expression est d'O. Ducrot. Par exemple : Peintre, Amant, Ironie, Criminel, Farce, Coeur, Croquis, Toutoute,... Par exemple : "en un mot", "un de nos joyeux ritr&is", "on con^oit que...", "comme s'il avait du sangloier pour les obtenir", "C'est le gommeux qui faisait une tete!", "eile aurait certainement pu ..." (Coeur); "Et bien que l'aventure date de pas mal de temps, le monsieur riche ne peut passer devant cette magonnerie sans rire de bon coeur" (Mauvaise); Temployd hargneux" (Peintre)·, "Pauvre femme!", "Une coquette? Peut-etre pas! Plutöt une petite bourgeoise ddlurde", "Fondus peut-fttrc", "sans doute arrivö chez lui" (Croquis); "eile 6tail vraiment charmante"(Aman/), "(il doit Sure depuis longtemps...)" (Ironie) ; ...

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Ces textes privilegient leur ddroulement (discursif, surtout narratif) sans le contrarier par ces composantcs parasites (intertexte envahissant, dnonciation encombrante, architexte ddsordonnd, rhdtorique disproportionnde, digressions) qui constituent ce que nous appellerons le "ddploiement" du discours2®. Cette transparence devrait aussi favoriser le ddnotd, la vraisemblance et les conventions romanesques que le texte motive en s'y conformant29. Effectivement, quelques-uns sont parmi les plus rdalistes du corpus et semblent ddpourvus de toute intention humoristique30. Iis sont ä rattacher au genre du conte naturaliste, de l'anecdote vraie, compte tenu d'une ldgere touche parodique. Dans d'autres au contraire31, si Allais crde ce semblant d'illusion au niveau dnonciatif, c'est pour mieux la briser ä un autre niveau et surprendre ainsi le lecteur par la farce extravagante, caricaturale, cruelle, grand-guignolesque. II est aussi ä noter que ces textes sont relativement monophoniques. Pas plus les agents intertextuels que les protagonistes n'y sont appelds ä prendre la parole, parole que l'dnonciateur ne revendique pas non plus32. Ces protagonistes n'ont done pas le temps de se transformer en narrateurs et d'introduire leur propre histoire. La structure de ces textes est ainsi plane, le recit se deroulant sur un seul palier dnonciatif. Le discours autre n'y occupe guere non plus de place : peu d'emprunts lexicaux, de citations, d'influences stylistiques, dissocies ou notables, et encore moins attribuds. Achevde et anonyme, la parole, dans ces textes, ne se fragmente et ne se distribue pas. L'enonce semble echapper ä toute communication, etre nd ex nihilo. Les textes de cette catdgorie ont tous dtd Merits assez tot, entre 1880 et 1887. Peut-etre pourrait-on ddgager une Evolution en comparant les donndes enonciatives et gendriques. A cette dpoque, Allais serait-il toujours attache aux conventions gdneriques et respecterait-il encore plus ou moins les caractdristiques antagonistes du monologue et du conte, genres de base de son oeuvre qu'il finira par meler et ddtruire de la manidre que Ton ddcrira dans le chapitre consacrd k l'architextualitd allaisienne? L'assurance et la libertd de l'auteur iraient ainsi de pair avec celle de l'dnonciateur qui occupera de plus en plus l'avant-scene comme dans les textes dont il va maintenant etre question.

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31 32

La concurrence dans le ddveloppement double du texte - entre le d&oulement horizontal "en surface" et le ddploiement vertical "en volume" - sera relevie ä plusieurs reprises avant d'feüO analyst plus en ddtails (Cf. chapitre III). Selon les concepts de Tomachevski, cit6 par O. Ducrot, T. Todorov, Dictionnaire encyclopidique, pp. 336 et 337. Toutoute, Croquis, auxquels on peut ajouter Sale oü l'allocuteur - narrateur et protagoniste - n'a qu'un role nSduit. Ironie n'est pas beaucoup moins vraisemblable ni plus comique. Peinire, Criminel, Mauvaise, et surtout Coeur et Amant. Trois courtes exclamations, lancdes par le m6me protagoniste, inutiles ä la comprdhension du texte, dans Amant et dans Coeur ; un ou deux propos dans Criminel, Ironie et Toutoute, mais significatifs et placds aux endroits stratfgiques dans les deux demiers cas (en introduction et ä la chute) ; ä peine deux ou trois rdparties dans Peintre, Mauvaise, Croquis.

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3. Enonciation exhibee Dans plus des trois quarts du corpus de base, l'^nonciation est non seulement visible, mais ses traces dans l'6nonc6 sont tellement nombreuses et insistantes que nous dirons qu'elle est "exhiböe". Le texte ne cesse d'exposer le procfcs et les circonstances dont il est issu. Si, comme U. Eco, nous estimons qu'un texte raconte plusieurs histoires - Drame, par exemple, en raconte au moins trois, "ce qui arrive ä ses dramatis personae, ce qui arrive ä son lecteur naif et ce qui arrive ä la nouvelle elle-meme en tant que texte"33 -, nous dirons que l'histoire de sa g6nese 6nonciative prcnd le pas chez Allais sur celle de la fiction. Cette prdsence envahissante gene Pillusion et empeche chez le lecteur le processus d'identification ; se cr6e ainsi cette distance qui est indispensable au comique, comme le rappelle J. Sareil34. A ce recul vis-ä-vis de la fiction romanesque et de ses protagonistes, correspondra en contrepartie chez le lecteur une attitude plus active et critique ä l'dgard du discours (litt6raire), de son fonctionnement, de ses conventions, du role qu'il y tient. En lisant Allais, en meme temps que Ton prend connaissance du texte achev6, fix6 sur le papier voici bientöt un sifccle, on assiste toujours ä son Elaboration dnonciative. On trouve en effet transcrits dans le texte un simulacre de ce qui se passe dans la tete de son auteur au moment de la r6daction et un simulacre de ce qui se passe dans celle du lecteur au moment de la lecture. On y trouve aussi des d6signations m6tatextuelles de la communication, de l'6nonc£, du texte, qui les lient. Nous assistons surtout ä un (^montage (dans le sens de "d6faire" et de "dövoiler") des dispositifs önonciatifs habituels par ce qu'on appelle l'auto-r6flexivit6 ou la sp6cularit6 du texte. L'auto-reprisentation allant de pair avec l'anti-reprdsentation, selon la formule et les analyses de J. Ricardou35, Allais fait preuve d'anticonformisme et fait oeuvre de destruction sur ce plan comme sur les autres. L'6nonciateur, son porte-parole dans le texte, 6gocentrique et arbitraire, est le maitre incontestö de ce texte : il limite les prdrogatives de la vraisemblance conventionnelle, des habitudes littöraires, des attentes du lecteur, auxquelles il faudrait se conformer. Π arrive chez Allais qu'ainsi ä l'avant-plan, Γέηοηciation mette la mimisis, le r6cit, le discours en dchec, et aussi le texte, en le rendant vain, gratuit, störile. Dans ces cas, l'inonciation, en plus de saper la vraisemblance et les conventions, ruine la construction du texte entier. Mais ä un autre niveau, celui de son "döploiement" ainsi que nous l'avons d6jä d6nomm6, de son "volume" ainsi que l'appelle C. Bouche*, l'oeuvre allaisienne exalte le discours en mettant ä l'honneur son principe : la communication originelle ä laquelle il doit son existence et les voix successives auxquelles il doit son döveloppement.

33

U. Eco,

op. eil., p. 261.

34

J. Sareil, op.cit., pp. 107 et sv.

35

J. Ricardou, Problimes du nouveau roman, Paris, Seuil, 1967 ; Pour une tMorie du nouveau roman, Paris, Seuil, 1971. C. Bouchd, Lautriamont, du lieu commun d la parodie, p. 13.

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3.1. Les acteurs de l'enonciation au premier palier Le texte, comme tout enonc6, est un echange, ce qu'on a tendance ä oublier dans le discours litt6raire. Allais cependant ne cesse de le rappeler. Dans son oeuvre, l'inonciateur, pourtant narcissique, n'h6site effectivement pas ä convier le lecteur, le "tu" ou le "vous", sur la scfene du texte. On a l'impression qu'Allais cherche ainsi ä rcndre dans le texte 6crit les rapports directs et physiques entre criateur et public des tr&eaux de foire moyenägeuse et, ä la fin du XlXöme siecle, de la scene des cabarets qu'il a frfquentds assidüment et pour lesquels il a £crit ses premiers monologues. Dans le texte, les acteurs de l'inonciation joignent leur voix ä Celles des acteurs de la fiction, - les protagonistes et ä Celles des acteurs de l'intertexte, - les producteurs de discours pr6c6dents que nous pr6f€rons appeler "agents intertextuels" (qu'ils soient personnels ou impersonnels, d6signös dans le texte ou non). Ces acteurs de la communication de base ne sont, on le sait, ni l'auteur, ni le lecteur, mais leur image ou leur porte-parole dans le texte que nous nommerons d'une maniere generale "allocuteur" et "allocutaire"37. Η s'agit habituellement des personnes je et vous (parfois nous) introduites directement dans le texte, sans tirets, sans guillemets, sans caractfcres italiques. Iis peuvent etre aussi präsentes ä la troisifcme personne ("rauteur", "le lecteur"), mais il s'agit d£jä d'un recul enonciatif. La situation de l'enonciation est celle de l'allocuteur, au moment de la redaction du texte, l'instant, l'heure, la journde, l'ipoque, etc. (le nunc), ä l'endroit oü il se trouve, la table, le cafe, la ville, le pays, etc. (le Λ/c38). Le niveau enonciatif auquel l'allocuteur prend la parole dans cette situation sera d6sign6 comme le premier palier (palier Γ). Mais on verra l'allocuteur tout autant intervenir, de sa voix ou par ses actes, aux niveaux ultörieurs du texte (palier II et iv.). Le palier sur lequel son interlocuteur, Γ allocutaire, prend connaissance du texte et rdagit aux propos de l'allocuteur est legerement d6cal6 (palier / ' ) puisqu'il s'agit d'une communication littdraire, done mediate et asymdtrique. Ce qui n'empeche pas ces acteurs d'entrer apparemment en conversation directe l'un avec l'autre. Cependant, Γ allocutaire peut lui aussi se trouver dans une autre situation que celle de l'enonciation : quand l'allocuteur lit le courrier de ses lecteurs, ceuxci interviennent alors ä un palier different. Ces distinctions meritent notre attention car Allais renvoie souvent aux coordonn6es prdeises de l'enonciation (paliers I ou /'), et s'amuse ä les confondre. Notons que la situation qui nous interesse est celle dont il est question dans les textes ; la verite extratextuelle conceme les historiens.

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38

Nous pr6f6rons ces termes ä ceux d'"6nonciateur" et "co-6nonciateur" (A. Culioli) qui peuvent aussi convenir aux acteurs qui prennent la parole aux autres paliers du texte, et ä ceux de "destinateur" et "destinataire" que Ton reserve surtout aux Changes linguistiques non-littdraires. Nous verrons que la refdrence au hic et nunc comporte aussi une dimension mdtatextuelle importante chez Allais : le texte (que Ton 6crit / lit), son support (le papier avant qu'il ne soit publi6 / le journal une fois qu'il Test), le temps de I'dcriture et de la lecture.

22

///:

Enonc.:]»: Dest.

t

II:

Enonc.:(Prot

/' :Interlocuteur .L

\

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I :Allocuteur:(Prot.^ (Ag. intertx

Prot.):Dest. Interlocuteur Prot.):Allocutaire

A cc premier palier comme aux autres, les manifestations des acteurs de l'dnonciation sont tres diversifies, autant en ce qui concerne leur Statut que leurs actes, leurs attitudes, leur interaction. Ces manifestations sont l'objet des pages qui suivenL Les listes et les d6nombrements qui accompagnent Γ expose ont έΐέ effectuös ä partir du corpus de base et sont surtout donn6s ä titre indicatif.

3.1.1. L'allocuteur au palier I C'est au palier /, ou il ne rencontre guere de concurrence, que l'acteur-y'e est le plus souvent present ; d'apres le corpus de base, il y apparait dans environ 75% des textes. En tant que protagoniste ou narrateur ultfrieur, on le trouve ensuite au palier II (le premier univers narr6) dans 60% des textes et au palier III dans 15% des textes ou s'emboite une seconde narration. Au total, II n'y a que 15% des textes ou l'allocuteur ne figure ä aucun titre. Ces chiffires confirment l'omnipr6sence de cet acteur dont le role n'est pas moins important, on le sait, sur le plan thlmatique. lis montrent aussi que plus on s'61oigne de la communication originelle, plus l'acteur-j'e a naturellement tendance ä c6der sa place et la parole ä d'autres acteurs. Α cöt6 de cette importance quantitative, c'est la variöte de ces manifestations qui caractdrise l'6nonciation allaisienne. D6jä au premier palier, celui de l'dnonciation de base auquel il doit son Statut d'allocuteur, l'acteur-ye se manifeste de differentes manieres. D'abord, de maniere explicite, lorsque le pronom je figure dans le texte : il sera "scripteur" quand il prendre la parole pour dire mitatextuellement qu'il est en train d'öcrire ; seulement "6nonciateur" (acception dtroite) dans les autres cas, c'est-ä-dire quand il s'adresse ä l'allocutaire (/e-interlocuteur), quand il intervient pour juger ou 6valuer (/e-commentateur), quand il s'engage dans une longue discussion (jemonologueur). Meme si le ^-protagoniste relfcve des paliers ultörieurs (II, III, ...), le pronom ambivalent39 indique qu'il s'agit de la meme personne que l'allocuteur du palier I. Ensuite de maniöre implicite, sans que le pronom je ne concritise sa presence, l'allocuteur se signale par les subjectivemes (axiologiques et modalisateurs), par les exclamations, par les questions oratoires (ä l'allocutaire explicite ou implicite), et par des commentaires evaluatifs et 6motifs qui peuvent aussi prendre la proportion d'un monologue. Soit le tableau r&apitulatif suivant :

39

"A la fois la personne qui parle (role actif) et la personne de qui il est parte (role passif)", J. Cervoni, op. cit., p. 30.

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- manifestations explicites - je : 3.1.1.1. y'e-scripteur (m6tatexte) 3.1.1.2. _/e-£nonciateur, a) y'e-interlocuteur b) je-commentateur c) y'e-monologueur 3.1.1.3. y'e-protagoniste (en un sens) - manifestations implicites - (je) : subjectivömes ; exclamations, questions ; commentaires ; monologue. Le detail des manifestations implicites ne nous retiendra gufcre puisqu'elles sont plutöt symptömes que catalyseurs de la prise de parole. Notons encore que, quand il dösignait 6galement l'allocuteur de maniöre Evidente, les manifestations du nous ont 6t6 relev6es dans les enquetes qui suivent. Cet acteur hybride sera d6crit plus pr6cis6ment par la suite.

3.1.1.1. le je-scripteur : Le palier I est le domaine de Tacteur-yc qui y 6volue ä la fois en tant que producteur, metteur en scfcne et critique. Le Statut de scripteur et celui d'dnonciateur (sens strict) se pr€sentent g£n6ralement ensemble (67% des textes ou je figure), mais il semblerait malgr6 tout que le Statut de scripteur prime sur les autres puisqu'il se trouve deux fois plus souvent seul que celui d'dnonciateur (22% contre 10% des textes oü je figure). Le scripteur se riftre g6n6ralement ä son activitd ä l'indicatif present, correspondant au moment de la situation d'dnonciation, mais on connait les problämes linguistiques que souteve l'emploi de ce temps verbal40. Le futur vaut g£n6ralement le prSsent41 ; tandis que l'infinitif a une rdf&ence 6nonciative semblable42, mais moins directe puisque le mode est impersonnel. Les diffdrcntes activitds de ce scripteur sur l'ensemble du corpus, - les verbes dont il est le sujet rövfelent de manifcre precise comment son role et son discours sont congus. Le relevd de ces verbes, par leur varidtö (89 verbes diff6rents) et leur fr6quence (280 occurrences sur 150 textes, un peu moins de deux par texte), montre la grande importance que l'allocuteur (et l'auteur qui le manipule) donne ä son activitö scripturale. Π ne cesse de dire ce qu'il fait, comment il s'y prend, ce que Ton devrait comprendre, ä quoi il faut s'attendre. Du d£but ä la fin, le texte s'accompagne (et s'embarrasse) de son propre commentaire :

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Voir le bilan de J. Cervoni, op. cit., pp. 37 ä 57. Par exemple : "M. Martin (que j'appellerai plus sobrement Par exemple : "Inutile d'ajouter que...", "Faut-il le dire!".

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Martin...)" (Fils).

telles mises en abyme du travail producteur sont le fait de rdcits soucieux de mirer sans cesse l'aventure de leur propre gdndration4'.

Moins directement, c'est dgalement le propre des exergues, des prfambules, des iitro-corrections, des typographies vari6es,... qui y foisonnent et qui ont tous une portöe mötatextuelle44. Dans ce relevi, la grande proportion en nombre et en vari6t£ des verbes de l'önonciation g6n6rale43 s'explique par le fait que ces verbes couvrent toute Γ activity scripturale. On pourrait aussi y voir le signe qu'avant meme de racontef*6 ou de döcrirc47, ce qu'il fait volontiers, Allais se considere comme un parleur (plusieurs verbes conviennent d'ailleurs ä l'oralit6), un discoureur. Ceci renforce le caractere phatique de son texte, surtout quand les autres aspects sont gratuits ou ruinis. On voit aussi que l'allocuteur est prioccupi (ou pretend l'etre) par le bon ddroulement de son discours ä chacune de ses dtapes48, ainsi que par la quantit6 d'informations qu'il y donne49 et par la bonne presentation qu'il en fait au lecteur*. A juste titre puisque ce d6roulement est constamment perturbö par les composantes intertextuellessl, architextuelles, thömatiques, rhitoriques hypertrophi6es ou d6sordonn£es qui lui donnent ce d6ploiement caractiristique. Les deux dimensions sont autant concurrcntes que complimentaires chez Allais qui passe sans arTet de l'une ä l'autre. Les manifestations du scripteur permettent au lecteur de suivre (ou au contraire, abusent de sa confiance). En effet, la riussite de nombreux textes d£pend d'un habile compromis entre d6roulement et döploiement, de fa^on ä amener adroitement le lecteur jusqu'ä son terme avec un certain capital d'informations retenues, de provisions plausibles, d'interrogations en suspens, en perspective de la chute qui doit ä la fois expliquer et surprendre. Ce parcours est balis6 par ces interventions dnonciatives. Les verbes de la quantitd et ceux de la precision de Γ information 2 renseignent igalement sur l'6conomie et le rythme que rfclament la brifcvetf et la strat6gie du texte allaisien. Meme si l'auteur prend souvent le contre43 44 45

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L. Dällenbach, Le ricil spiculaire, essai sur la mise en abyme, Paris, Seuil, 1977, p. 102. Cf. chapitre III. Par exemple : dire, dcrire, parier, employer le mot / Γ expression, s'exprimer, causer, prononcer, pousser un cri / des clameurs, avoir une plume / un crayon (12 verbes diffdrents, 120 occurrences au total). Par exemple : conter, narrer, raconter, relater (4 verbes, 15 occurrences). Par exemple : ddcrire, peindre (2 verbes, 2 occurrences). Par exemple : commencer, aller, mettre en töte, anticiper, interrompre, ouvrir une parenthfcse, revenir, retomber, invertir, continuer, poursuivre, en arriver ä, s'arr&er, finir, terminer (15 verbes, 21 occurrences). Par exemple : ajouter, s'dtaler, s'dtendre, rdpdter, ddbiter, dnumdrer, ddfiler le chapelet, insister, exagdrer, abrdger, rdsumer, condenser, omettre (15 verbes, 42 occurrences). Par exemple : prdsenter, entendre, dem ander pardon/pemiission, donner une idde, laisser ä deviner/penser, faire assister, servir (8 verbes, 20 occurrences). Plusieurs verbes mettent l'dnoncd en cours de rddaction / de lecture en rapport avec d'autres dnoncds : citer, extraire, parcheminer, ddrober, rddditer, copier, rapporter (7 verbes, 8 occurrences). Par exemple : donner/spdcifler un(e) ddtail/renseignement/explication, observer, prdeiser, renseigner, signaler, noter, ddsigner, expliquer (9 verbes, 15 occurrences).

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pied des precedes habituels par le biais de pröcisions inutiles ou manquantes pour creer cet effet d'improvisation qui caract6rise plusieurs textes53, le dosage n'est pourtant pas laiss£ au hasard. Quant au rythme, comme J. Sareil54 l'explique, la discontinue est k compter parmi les grands principes de l'ecriture comique : les ralentissements succödent aux soudaines acc616rations, la minutie dans le detail au style le plus laconique ou elliptique, etc. Si l'allocuteur allaisien fait allusion "ä voix haute" ä ces exigences gendriques, comme ä la sinc£rit6 et k l'authenticit£, c'est surtout parce qu'il ne les respecte pas plus les unes que les autres. Dans les deux cas, il s'agit d'un jeu, d'un rituel auxquels il se livre par d6rision : l'explicitation des conventions equivaut ä un demasquage et finalement ä leur destruction. II n'est pas 6tonnant que les thömatiques de la nouveautf33 et de la v6rit6Ä soient montees en epingle chez un £crivain qui pretend etrc journaliste et ne cache pas etre mystificateur. Des le palier /, on voit le scripteur manipuler Tinformation et le sens du texte, ainsi que la cr6dibilit6 de son public. La plupart des textes, pour ne pas dire tous, reposent d'une maniere ou d'une autre sur un jeu avec les apparences (secret, mensonge, fausseti, selon le carre semiotique de la vdridiction) qui entraine, jusqu'ä la chute, les acteurs, et au premier chef le lecteur, dans une quete pour la v£rit6 masquee ou travestie. Les verbes cites en dernier lieu decrivent les opörations önonciatives de ce dispositif discursif. On remarquera enfin que lorsque, ä un palier ult6rieur ("Π et sv."), un protagoniste devient narrateur, il utilisera la meme batterie de verbes que l'allocuteur au palier /. Cette reduplication du protocole inonciatif ne manque pas d'intdret. Nous y reviendrons.

3.1.1.2. le je-inonciateur L'acteur-j'e, toujours au palier /, est encore le sujet d'une sine d'autres verbes qui ne designent plus Taction d'6crire, de parier, de raconter ä laquelle il est en train de s'adonner (et dont le - pretendu - risultat est le

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Ä

Les biographes penseni que cette improvisation dtait bien r6elle vu le peu de temps et de soin que prenait Allais ä la rddaction de ses textes attablö au cafd. Ainsi A. Jakovsky (Alphonse Allais, "le lueur ä gags", pp. 140 et sv.) : "Nous savons d'ailleurs comment il travaillait : au caf6 ei ä la derniöre minute". Ce commentaire se base sur le tömoignage de Sacha Guitry (Si j'ai bonne mimoire, 1934) : "II attendait jusqu'ä la demifere minute... Sitot qu'il avait termind ses deux articles, il les mettait sous enveloppe, sans les avoir relus...". F. Caradec conteste cependant cette lögende ("Biographie", A. Allais, Oeuvres anthumes, Paris, Laffont, 1989, p. XXXVI). D'aprfes J. Sareil, 1'improvisation (ou l'effet d'improvisation) serait une exigence de Γ denture comique : "jaillissement spontanö, ddsinvolture, facilitd", "ä la rapiditd de la conception chez l'auteur, correspond la rapiditd de la rdaction chez le public" (L'icriture comique, pp. 120 et sv.). Rdelle ou feinte, Γ improvisation reldve aussi de l'oralitd et c'est ä ce litre qu'il en sera de nouveau question dans le chapitre suivant. J. Sareil, op. cit., pp. 151 et sv. Par exemple : annoncer, prdvenir, avertir, apprendre, mettre au courant, ddvoiler, aviser (7 verbes, 10 occurrences). Par exemple : avouer, affirmer, passer sous silence, ne rien avoir ä cacher, ddclarer, rdtracter, assurer, certifier, mentir, jurer (10 verbes, 24 occurrences).

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texte que le lecteur a sous les yeux), mais d'autres actes, des attitudes, des sentiments qu'il s'attribue igalement au moment et sur les lieux de cette 6nonciation. On ne retiendra que les verbes qui concement de pres cette Situation (ex: "je [ici et maintenant] crois qu'il a raison", "je [ici et maintenant] suis presst"), en öcartant ceux qui la döbordent (ex: "je [n'importe oü et n'importe quand] crois en Dieu", "je [n'importe oü et n'importe quand] suis un homme press£"). Ces demiers verbes participent ä la constitution de l'image de l'allocuteur et concement plutöt la thömatique de 1'oeuvrc. On constatera tout d'abord qu'il y a moins de verbes difförents (69 contre 89) et surtout moins d'occurrences (155 contre 280) en rapport avec le jeönonciateur qu'avec le ye-scripteur. L'allocuteur est principalement monopolisö par l'^criture ä laquelle il accorde la plus grande attention. Π a d6jä 6t6 dit qu'au palier /, meme s'ils apparaissent souvent ensemble, le scripteur est seul plus souvent que l'6nonciateur. II n'en reste pas moins que Γ interlocution (avec l'allocutaire dont on reparlera) et le commentaire (qui atteint parfois la proportion du monologue) figurent largement dans le texte. L'allocuteur y fait ötalage de ses opinions57 et de ses sentiments5* : il reprisente la conscience du texte, en laissant peu l'occasion au lecteur de se faire une id£e seul. Plusieurs textes ressemblent d'ailleurs ä des pamphlets ou ä des harangues, sinon dans leur totalitd, du moins dans leur introduction, leur conclusion, ou ä l'occasion d'une digression. Sans que nous devions en faire le dötail, on remarque dfcs la premiere lecture que l'oeuvre est saturde d'axiologiques : ces substantifs, adjectifs, verbes, comparaisons qui, "en meme temps qu'ils έηοηcent les propri6t6s d'un objet, indiquent les reactions de l'dnonciateur face ä cet objet"5®. Surd6termin6s comme ils le sont par l'axe 'bon ou mauvais', ces "övaluateurs" marquent la pr6sence accaparcuse de l'allocuteur, meme si aucun pronom personnel n'actualise cette pr6sence. Observons qu'ä la dimension orale de certains actes du y'e-scripteur correspondent les manifestations physiques du y'e-^nonciateur40 et de l'allocutaire61. Α noter aussi le souci de l'allocuteur d'itablir le contact avec le lecteur42 et les precautions qu'il prend au moment de l'önonciation pour excuser sa hardiesse ou s'affranchir, pour revendiquer le droit au silence ou ä la parole, pour cacher ou d6voiler6\ Le pari qu'il propose ä quelques reprises au

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Λ

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Par exemple : regretter, elrs fächd, espfrer, souhaiter, sc flatter, se f61iciter, etre ddsold, protester, s'inscrire en faux, auxquels il faut ajouter de nombreux "ma foi", "selon moi", ... (9 verbes, 14 occurrences). Par exemple : adorer, lenir ä, aimer, prdförer, raffoler, avoir envie (6 verbes, 13 occunences). Andrd Petitjean, Pratiques d'icritures, Paris, Cedic, 1982, p. 26. Par exemple : rire, s'&onner, tressaillir, se frapper la poitrine, 6c later au visage, faire le malin (6 verbes, 7 occurrences).

Cf. infra. Par exemple : remercier, prier, affliger, fatiguer, prdparcr, demander, insulter, en vouloir, s'excuser, reprocher (10 verbes, IS occurrences). Α cette liste ou ä celle des actes mdtatextuels du yc-scripteur, on pourrait ajouter d'autres verbes performatifs comme : engager, adjurer, flliciter, saluer, supplier, etc. Par exemple : oser, se contenter, cacher ("je ne vous cache pas"), reconnaitre, hdsiter, se dispenser, se permettre, se refuser, (m*) empecher, admettre, s'abstenir (11 verbes, 16 occunences).

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lecteur64 nous rappelle que le texte allaisien, et tout texte d'une manifere generale, est l'objet d'un marchandage entre les interlocuteurs, sur base du contrat de confiance/d£fiance dont parle U. Eco65. La frequence du verbe savoir (22 occurrences66) indique l'importance de ce savoir dans l'6dification et la progression textuelle, l'allocuteur (ä ne pas confondre avec le jeprotagoniste) 6tant l'acteur qui en sait le plus et qui n6gocie ce savoir avec les autres acteurs (lecteur y compris). Avec 11 occurrences, le verbe croire67 - "tenir pour vdritable"68 ce qui 1'est ou ne l'est pas - arrive en deuxieme position chez Allais ; e'est le verbe par excellence de la subjectivit6, de l'apparence que l'on cr6e ou ä laquelle on se fie. Puis vient le verbe se rappeler (9 occurrences69) : le role thdmatique de la mimoire, avec celui de la bonne foi et du silence, sont ögalement röcurrents chez Allais. Lies entre eux pour former un cercle vicieux, ils servent d'alibi ä l'enonciateur qui ne fait, au contraire, que parier, se souvenir et mentir.

3.1.2. L'allocutaire aux paliers I et Γ

L'acteur-νοοϊ (ou -tu), meme s'il est plus discret que son interlocuteur, apparait dans 90 des 150 textes du corpus de base, et dans une dizaine ou l'allocuteur n'intervient pas explicitement. Dans 25 d'entre eux, l'allocuteur lui donne la parole ä Γ occasion d'une question ou d'une exclamation qui relancera son discours. Dans ä peu pits le meme nombre de textes, nous verrons meme l'allocutaire devenir protagoniste (alors au palier II).

3.1.2.1. Le personnage de l'allocutaire G. Prince recherche dans le discours le "narratee" ä qui le narrateur s'adresse. Ce "narratee" η'est pas le lecteur, mais une image de lui qui se d6gage, directement ou indirectement, du texte10 ; il correspond ä notre "allocutaire". En plus et en degä de l'allocutairc "g6n6ral", qui n'est rcstrcint d'aucune maniere dans le texte, Allais fait mine de s'adresser - souvent entre

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Par cxemplc : (vous) lc donner dans le mille, faire le pari, gager (3 veifoes, 5 occurrences). U. Eco, op. cit., p. 264. Nous reparlerons du r61e de l'argent et du marchandage chez Allais dans les chapitres suivants. Et verbes similaires, par exemple : connaitre, (ne pas) ignorer, apprendre, se tromper (5 verbes, 34 occurrences). Et verbes similaires, par exemple : se demander, s'öter de l'idde, avoir une idfc, penser, envisager, supposer, trouver (dans ce sens), sentir (= comprendre), (me) sembler, (me) paraltre (11 verbes, 25 occurrences). P. Robert, Dictionnaire alphabitique et analogique de la langue frangaise, Paris, 1981. Et verbes similaires, par exemple : se rappeler, se souvenir, oublier, voir ("je le vois encore"), (me) revenir, repenser (6 verbes, 22 occurrences). Raman Seiden, Contemporary literary theory, Brighton, "Hie Harvester Press ltd., 1985, pp. 109 et 110.

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parentheses - ä une sörie d'allocutaires "sp6cifiques". Π est intdressant d'examiner d'un peu plus pr£s ceux-ci comme celui-lä. a) L'image de Yallocutaire giniral n'est pas aussi ddtaill6e ou approfondie que celle de l'allocuteur. Quelques indications de ce demier renseignent cependant sur celui ä qui il prdtend s'adresser. Les quelques exemples qui suivent, glands dans Toeuvre entifcre, montrcnt que le tableau qu'il dresse de son allocutaire est changeant. Quand il l'interpelle, c'est pour le piquer, pour lui rcprocher sa nai'vetd, pour r6clamer son arbitrage, pour s'assurcr sa compliciti. ."Eh bien! tas de serins", ."n'&arquillez pas vos yeux, braves gens, vous avez bien lu", ."comme vous allez pouvoir en juger par ce rdcit", ."mes bons amis"1'.

Quand il se joint ä lui, il faut comprendre le nous comme une association nationale, patriotique, culturelle, de g6n£ration, socio-iconomique, humaine,... ."nous Fran(ais", "notre expansion coloniale", ."notre pauvre Corneille", ."notre fächeuse dpoque", "que nos grands-pferes appelaient fripons", ."attendons-nous ä une forte hausse...", "ä nous autres notables commer^ants", ."notre santf", "notre existence".

Selon un paradoxe que Ton retrouve ä tous les niveaux de son image, 1'allocuteur change constamment de bord ("ä nous autres notables commer^ants" / "k nous autres criminels"72) et entraine l'une ou l'autre fois le lecteur avec lui ("Vous tous qui me lisez, ou presque tous, vous avez 6x6 en prison", Noel). Mais ce dernier cas est relativement rare ; Γ allocutaire gέnέral a une image plus stable que celle de son interlocuteur ä qui il sert de contrcpoids et de faire-valoir : quand Allais fait figure de marginal (artiste, noceur, amoral) ou de riactionnaire (religieux, militariste, aristocrate), on pourrait situer Tallocutaire entrc ces deux extremes, ces "braves gens" de ci-dessus, en fait ces petits bourgeois qui lisent la presse de boulevard et qui viennent se faire rudoyer au cabaret. D. Maingueneau attire Γ attention sur la question du tutoiement et du vouvoiement qui marque r'appartenance ou la non-appartenance ä la meme sphöre de röciprociti" et dont le choix "impose un certain cadre au dialogue avec autrui"73. Allais use des deux formes, meme de trois si Pon tient compte de la distinction de nombre : le tutoiement grandiloquent des pontes classiques ou le tutoiement de la familiaritd, le vouvoiement de politesse au singulier ou le vous au pluriel.

."dis-moi, lecteur, dis-moi, t'en souviens-tu?", Mousqueterie, ."Oh! laisse-moi rire un peu et je continue", Comfort,

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A. Allais, Amours, dilices et orgues pp. 44, 63, 11, 45. Ibid., pp. 40 et 291. D. Maingueneau, Elements de linguistiques, pp. 12 & 14.

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."vous voilä garanti de la pluie". Invention, ."Tel que vous me voyez, mes chers amis". Comfort.

Les rapports entre allocuteur et allocutaire, on le voit, sont fluctuants au point de vue des themes et des personnes : le lecteur se sent attir6, repouss6, tirailld par 1'auteur qui ne cesse de le taquiner et de le surprendre. L'alternance du tu et du vous produit d'autres effets intdrcssants chez Allais, pas sur le plan des sentiments comme chez Racine, mais sur celui des structures önonciatives ainsi que nous le verrons notamment ä la fin de ce chapitre au cours des analyses des textes Mousqueterie et Moyen. b) Parmi ces allocutaires indiffi£renci£s, Γ allocuteur fragmente son public et sölectionne des allocutaires spicifiques ä qui il s'adresse plus particuliörement et directement. II distingue ainsi avant tout les femmes ou les jeunes filles74, mais aussi une multitude d'autres interlocuteurs : en vrac, les ätrangers, les lecteurs sensibles73, "les personnes qui [le] connaissent un peu", les "esprits superficiels", les "esprits forts, lecteurs de Zola... les incridules", "les personnes qui n'auraient pas bien entendu", "les directeurs de feuilles locales", "ceux qui ont 6te ä la Campagne... (quant aux autres, je n'6cris pas pour eux. Qu'ils se le tiennent pour dit, une fois pour toutes)"76, etc. La vari6t6 et le nombre de ces allocutaires sp£cifiques semblent indiquer le besoin chez Allais de cibler davantage son 6nonciation, comme si la destiner ä un public, g6n6ral, anonyme (et silencieux, verrons-nous) ne pouvait pas rinspirer. Comme les Chansonniers, les bonimenteurs, les harangueurs, Allais doit prendre ä parti son interlocuteur, et pour cela, lui donner un visage plus humain, mieux reconnaissable. c) II arrive quelquefois que le texte soit d6diö ä un lecteur privil6gi6, comme Coquette ä Jeannine ä qui Γ allocuteur s'adresse et qui lui r6pond (plusieurs ann6es plus tard) dans 1'introduction. La petite Marie-Anne Salis, Sara Salis, Rachilde, George Auriol, Coquelin Cadet, Caran d'Ache,... sont ögalement dädicataires dans le corpus de base, sans pour autant figurer dans le texte. Parmi eux, des enfants (qu'Allais affectionnait beaucoup) et des artistes, c'est-ä-dire le public qui pouvait le mieux partager son goüt pour la fantaisie, qu'elle soit föerique ou fumiste. Peut-etre Allais pense-t-il surtout ä eux quand il 6crit ses contes. Remarquons aussi que la dödicace peut tenir lieu d'indicateur intertextuel77. d) Le courrier est important dans 1'oeuvre allaisienne, au point de vue thimatique et önonciatif. C'est grace ä lui qu'Allais pretend entretenir des

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Par exemple : "(Attrape, les dames)" (Escale), "(Pour Celles de mes lectrices qui pourraient l'avoir oubli6, je dirai ...") (Mussij), "pour la servir en päture ä mes petites lectrices ch6ries" (Inginieux), "pour ne pas faire moisir les channantes jeunes femmes qui me font l'honneur de me lire" (Scandale), "mettons un sourire (ä cause des jeunes filles qui nous dcoutent)" (Moderne), etc. "J'aveitis mes lectrices anglaises que l'histoire qui suit est d'un shocking..." (Comfort) ; "Rassurez-vous, lecteurs pitoyables, cette histoire se passe en temps de paix" (Bordie). Dans l'ordre : Miracle, Rectification, Indiscutable, Scandale, Blague, Collection. Par exemple : "Pour Maeterlinck" (Morne).

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relations, directes quoique diff6r6es, avec ses lecteurs. Le recours symbolique au couirier, conime ä certains aspects de l'oralit6, offre ä Allais, nostalgique des contacts immddiats avec un public, un succidani de cette pr6sence de rinteriocuteur. Ce counrier, nous le verrons plus loin, provoque un d6calage dnonciatif : ou bien Allais retranscrit une lettre qu'il dit avoir re^ue7*, ou bien le texte est une lettre qu'il dit adresser ä un tiers. Dans ce demier cas, le correspondant (un dddicatairc sou vent imaginaire) est rallocutaire spicifique du texte. Par exemple, Record est adressö "A M. Apparent-Rari, Nantes" et commence ainsi : "Non, monsieur, on ne vous a pas tromp6..." ; Rectification porte en en-tete la dedicace : A Monsieur Bill Sharp Au Village de Feuillet Par Theuriet-sur-Copp6e (Finistaire),

mais l'allocuteur s'en prend aussitöt ä d'autres lecteurs spöcifiques, "aux lecteurs superficiels", pour leur avouer que s'il "6crivi[t] tout au long l'adresse postale de Μ. Bill Sharp, c'est uniquement pour gagner quatre lignes". La νέπΐέ en ceci est qu'Allais utilise le conespondant comme simple rituel, grace auquel le public perd tout de meme un peu de son anonymat et l'auteur actualise sa relation avec lui en la rendant plus authentique, directe, symitrique, interpersonnelle. e) A la faveur d'une de ces incoherences sur lesquelles nous nous arreterons plus loin, il arrive que l'allocuteur se d6toume un instant de l'allocutaire g6n6ral et saute les paliers 6nonciatifs pour s'adresser ä un des protagonistes de la fiction. "Oh! petite rousse, vous ne saurez jamais comme je vous aimai tout de suite..." (Bibert), "Je l'ignorais et maintenant que je le sais, comme je vous plains, δ jeune fille d'une indicible beautd" (Banal),

dit l'allocuteur k celles qui ont 6t£ ses partenaires dans le ricit. L'interpellation "Caroline, je ne te le reproche pas, mais tu commences par me coQter eher" {Idylle), dont le temps pnisent tranche par rapport aux imparfaits et aux pass6s simples de la narration, transgresse davantage les coordonn6es 6nonciatives, ainsi que "Constant, laissez-moi vous le dire en toute franchise : vous commites, ce jour-lä, une lourde faute" (Absence) au protagoniste au milieu du r6cit ou l'allocuteur n'a aucun role. f) L'agent intertextuel peut aussi etre chez Allais un allocutaire spdeifique vers qui il se toume apits avoir fait allusion ä son discours. Le dialogue intertextuel est ainsi explicit dans le texte oü ses acteurs sont mis en presence directe les uns avec les autres : "(Es-tu content, D6roulfede)" (Tambours), "(ä toi, d'Esparbfes!)" (Dicimal). Cette pr6sence peut meme devenir physique et l'intertextualiti agressive :

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Par exemple : Mousqueterie, Jumeaux,..

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Et Μ. Zola, tout Zola qu'il puisse fetre, entrerait dans cette chambre ä cette heure, que je n'hdsiterais pas ä lui flanquer ma main sur la figure. (Indiscuiable)

g) Un allocutaire specifique avec lequel Allais s'entretient frdquemment dans le dos du lecteur est le typographe ä qui il donne des intructions : ."-Monsieur le typographe, voulez-vous avoir l'obligeance de m'ouvrir une parenttese. [...] Merci, mon ami, vous pouvez refermer votre parenthfcse" (Maboulite), ."Fermez la parenthäse, s.v.p." (Fils),

."dans les salons (ne pas imprimer savons)" (Tambours), ."carlovingiens - ne pas &rire

carnovingiens

(Autographe),

"rhythme (je tiens aux deux A)" (Rajah), etc.

La typographic et l'orthographe, comme les protagonistes, se pretent chez Allais ä toutes sortes de d6guisements ; l'imprimeur incarne l'intöret (le jeu, la bonne ou la mauvaise conscience) de l'auteur pour cet aspect extörieur de son discours. h) Allais commet aussi quelques prosopopies, personnifiee et la fait rdpondre :

quand il s'adresse ä une chose

Pardon, mon pauvre avenir! Mais tu fus si souvent brisd que de toutes ces ruptures a du rdsulter pour toi la souplesse infrangible et rdsignde (Idylle),

ou, plus classique, mais pris au pied de la lettre : Ce que vaut l'affaire, l'avenir le dira. La parole est ä l'avenir ; attendons en prenant un

bock (Mussif).

On peut aussi citer les "vieilles horloges patrimoniales" de Dieu, qui "semblent vous dire qu'elles en ont sonni bien d'autres..." et qui rcssemblent ä ce titrc ä celle de Baudelaire79. En fait, le rituel de l'allocutaire privil6gi6 ou sp&ifique pennet ä l'allocuteur de donner un visage, puis une voix, ä la masse anonyme et silencieuse du public. Allais personnifie aussi les paramötres abstraits de son texte, - les filiations intertextuelles, la composition typographique, les donn6es thdmatiques, ... - avec la meme intention de (re)mettre le texte avec tous les aspects de son fonctionnement sous le sceau de l'öchange interpersonnel, humain : une dimension 6vacu6e du discours 6crit, mais que l'esprit carnavalesque et le spectacle de cabaret restituent en la portant ä son comble. Comme tout rituel, il s'accompagne d'une part de jeu, gratuit et micanique, qui sape les proc6d6s qu'on vient d'exalter. Car le lecteur n'est pas dupe ; il sait que le texte ne s'adresse qu'ä lui. Les allocutaires sp6cifiques n'ont aucune consistance et ne sont que prdtextes : des instances interm&liaires que l'auteur er6e pour gön6rer, justifier, repörer, "accrocher" sa voix, puis qu'il balaie ironiquement.

79

Baudelaire,

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Us Fleurs du Mal, LXXXV, "L'horloge".

3.1.2.2. le voits-lecteur Le texte comporte, ä cöt6 des ddsignations du scripteur 6crivant (ce texte), des dösignations 6galement m6tatextuelles du lecteur lisant (le m e m e texte). L e palier concern^ est toujours celui de l'inonciation premifcre, mais avec le d6calage (spatial et temporel) propre aux 6changes 6crits : le palier / ' . Les verbes qui renvoient ä la lecture en tant que telle ne sont pas nombreux, ä moins que Ton y ajoute ceux qui dvoquent les diff6rents aspects de cette activiti. La lecture proprement dite est pr6sent6e c o m m e une attitude passive de l'allocutaire devant le texte. D'abord le titre de "lecteur", souvent utilise par l'allocuteur quand il rinterpelle, insiste sur c e Statut, alors que celui de "public" met l'accent sur le spectacle et celui de "ma clientele" sur l'6change, le marchandage* 0 . Ensuite, une quinzaine de verbes rendent compte de cette activitd". D'autres verbes, indirectement Iiis ä l'activitd de la lecture (non-m6tatextuels), dösignent cependant des actes intellectuels en rapport avec elle. Avant d ' y revenir dans la rubrique du vous-destinataire, voici quelques extraits caractiristiques oii le lecteur est mis plus activement ä contribution, ä titre de co-önonciateur* 2 , pourrait-on dire, qui participe ä l'61aboration de l'univers de la fiction : Voilä ce que j'ai imaging : Figurez-vous une &offe... soie, alpaga, ce que vous voudrez... taillde en rond et tendue sur des tiges en baleine. (Invention) (Une jeune femme dont la description im porte peu ici. Imaginez-la ä l'instar de celle que vous prdfirez et vous abonderez dans notre sens). (Inconnue) Ajoutez ä cela de grosses b6sicles, n'oubliez pas surtout un criard cache-nez en laine, de la plus r6voltanie polychromie, et vous obtiendrez un bonhomme difficile ä passer inaper^u. (Art)

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U. Eco (op.cit., p. 265) relfcve l'importance de ce terme dont un Equivalent "challan" figure dans une 6pigraphe de Rabelais & un chapitre de Drame : le lecteur est un client "pitt ä payer pour obtenir des produits savoureux" et une oeuvre liu6raire est "un produil confectionnd pour un marchd". " Par exemple : lire ("vous qui me lisez", Come), voir ("Je prie le lecteur de ne voir dans ce terme qu'un euph&nisme", Tambours), entendre ("Pour les personnes qui n'auraient pas bien entendu", Scandale), dcouier ("Ecoutez plulöt 1'excellente plaisanterie", Farce), ouir ("Oyez plulöt", Histoire), prendre au pied de la lettre ("je supplie mes lccteurs de ne pas prendre au pied de la lettre...", Malentendu), prendre connaissance ("le court i&it dont, braves messieurs et dames, vous allez bien vouloir prendre connaissance...". Recherche), se reporter ("prifcre de se reporter ä ('observation faite plus haut", Tambours), suivre ("vous me suivez, n'est-ce pas?". Invention) - ce verte fr£quemment utilise indique que la lecture chez Allais est un pareours dans un texte semd d'embuches derrifere l'allocuteur qui y est plutdt un guide (pas toujours fiable) que le crdateur confondre ("Lapin X (qu'il ne faut pas confondre avec Lapin VII)", Chromopathie), accueillir ("un licit... que nos lecteurs accueilleront avec un sourire d'incr6dulit6", Anguille), apporter son attention ("Le public est ρπέ d'apporter sa bienveillante attention". Sept). 91 Selon le terme de A. Culioli, cit£ par D. Maingueneau, Elements de linguistiques, p. 6. 33

3.1.2.3. le voMS-destinataire Au cours de sa lecture, l'allocutaire assume une sörie d'activitös ou d'attitudes (ou du moins l'allocuteur les lui attribue-t-il) autres que lire, mais en rapport plus ou moins 6troit avec cette activitö precise. Nous verrons qu'Allais confond ici sou vent le palier I (situation du scripteur 6crivant) et le palier /' (situation du lecteur lisant), comme s'il ne s'agissait pas d'un öchange littdraire, mais d'une conversation directe en prisence de l'interlocuteur. "Tel que vous me voyez" est une expression claire ä cet 6gard. D'autres interferences, en rebondissant au palier de l'dnonciation, projettent rallocutaire dans le monde de la fiction : "Apercevez-vous [= au palier /'] ...d'ici [= au palier /] ...la tete du pauvre Bougre [= au palier //]?". Ces incoherences, comme d'autres que nous releverons ailleurs, brouillent les repöres que prend indvitablement le lecteur pour se situer dfcs qu'il aborde un texte. Quand on releve ces verbes, on voit que l'allocuteur s'occupe beaucoup de son allocutaire, s'inquiete de sa bonne lecture83, requiert son bon vouloir®4, est attentif ä son bon plaisir85, note ses factions 86 , encourage sa inflexion, son jugement, son imagination*7. Avec au total 150 occurrences de 48 verbes diffirents, le vous-destinataire se manifeste en moyenne une fois par texte, presque autant que le y'g-6nonciateur, mais moiti£ moins souvent que le jescripteur, et ses attitudes et ses activitös sont moins d6taill6es que Celles de son interlocuteur. Malgrd cette disproportion, rallocutaire est mieux repr€sent6 en ce qui concerne les verbes de perception (vous : nombre : 6 / occurrences : 18, je : 2/4), les verbes ddcrivant difförentes activitös de l'esprit (vous : 15/46, je : 11/25), et les verbes d6crivant une reaction nonverbale (vous : 10/17, je : 5/6). II est naturel que perception, comprehension et reaction soient les Stapes de la lecture que l'allocuteur veut faire passer ä son interlocuteur (tandis que lui se concentre sur son activitö productrice). II s'impose ainsi k l'allocutaire - nombre de verbes relevds sont ä Timpdratif dont il conduit la lecture du texte avec minutie, de la meme manifcre qu'il orchestre les voix de l'intertexte et dirige les protagonistes de la fiction. JaΙοηηέ de consignee, d'indicateurs 6nonciatifs, de rdförences mötatextuelles, le

n u 13 86 87

Par exemple, en plus de "lire" relevd plus haut : voir, remarquer, apercevoir, noter, constater (6 verbes, 18 occurrences). Par exemple : vouloir, d6sirer, permeure, laisser, et toute une sörie de formules de politesse. Par exemple : aimer, s'int&esser, s'ennuyer (4 verbes, 8 occurrences). Par exemple : s'apitoyer, se rassurer, s'dtonner, etre siupris, sourire, rire, ricaner, hausser les dpaules, frotter ses yeux (10 verbes, 17 occurrences). Par exemple : penser, s'imaginer, juger de, deviner, se faire une idie, songer, concevoir, se figurer, chercher, trouver, supposer, comprendre, expliquer, partager l'opinion, croire, tenir pour certain (16 verbes, 47 occurrences).

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parcours du lecteur est inscrit dans le texte comme celui de l'auteur, et leur histoire accompagne, suit ou devance celle de la fiction". Si le rituel du spectacle en public (de la foire au cabaret) veut que Γ artiste flatte et rabroue ä la fois son auditoire, il est aussi d'usage que le public accepte ce qu'on lui raconte avec la plus grande naivete ou par contre n'y accorde aucune foi. Ces deux attitudes et leurs manifestations physiques (de l'apitoiement au ricanement) se rctrouvent dans notre liste et valent mieux que l'ennui du lecteur que l'allocuteur rcdoute ou veut tromper. Ce sera ainsi Γ imagination - dans la fiction et dans le discours - du lecteur qui sera le plus fr6quemment sollicitde au cours du travail de la lecture. On lui demande, par-delä les paliers enonciatifs, de visualiser ce dont on lui parle comme s'il 6tait present aux cotes de l'6nonciateur ou ä ceux des protagonistes ; on l'incite aussi ä deviner et ä privoir, en fonction de sa perspicaciti et de son experience (de lecteur) qui seront pourtant dipass6es ou prises en döfaut. Par ailleurs, Ton fait dgalement appel ä son objectivite et ä sa memoire", qualitds qui renvoient aux preoccupations de l'allocuteur (voir supra). D'une maniere generale, l'allocuteur cherche avant tout, entre la complicity et l'agressivite (dont on donnera d'autres exemples plus loin), le contact et la participation du destinataire qui prend une part active ä rectification önonciative du texte. Ce d6sir de communiquer de l'auteur semble parfois l'emporter sur la fonction referentielle de la communication. La gratuite denotative de plusieurs textes et la deception que l'on ressent k la lecture de beaucoup d'autres donneraient ä penser que l'oeuvre allaisienne est dans son ensemble phatique : l'auteur visant avant tout ä eprouver le bon fonctionnement du langage, du discours, voire de la culture, ainsi que l'attention du recepteur et ses rapports avec lui. D ne lui reste plus qu'ä donner la parole ä ce demier pour que leurs relations soient completes ; c'est ce qu'il fait quand il pretend que le lecteur mele sa voix ä la sienne, ä celle des protagonistes et de l'intertexte dans le tissage du texte oü sa collaboration ne peut etre plus explicite.

3.1.2.4. le voMi-enonciateur au palier

V

Apparemment, les lecteurs adressent beaucoup de lettres ä l'auteur qui pretend les copier integralement, y repondre, ou les citer, comme en introduction ä Maboulite : J'ai sur mon bureau un tas de lettres - je n'exag&ie pas · haut comme 9a" [...] Tous mes correspondants se plaignent de mon long mutisme : "Comment, disent-ils, comment disentelles, pouvez-vous [...]" Relevez-vous [...], je vais vous dire.

M

89 90

Souvent ä de curieuses occasions : "A l'heure du couvre-feu pour l'ouverture et la ferme... (Quelle ferme? De gräce, laissez-nous achever et ne soyez pas impatient) - la ferme... ture des magasins" ("Un projet". Tout Allais, vol. II, p. 65). Par exemple : oublier, se souvenir, se rappeler, retenir (4 verbes, 7 occurrences). Relevons en passant le geste qui est consignd dans le texte avec cette expression qui est ä rapprocher de "Tel que vous me voyez", ddjä citde.

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Ces rapports entre allocuteur et allocutaire ne ressortent plus ä la communication de base dont ils ne partagent manifestement plus les conditions spatiotemporelles, mais sont transposes ä un second palier. II en sera done question plus loin, alors qu'ici seront traitds les cas oü l'allocutaire, qui devient alors 6nonciateur en accord avec le principe de röversibilitö de l'dchange linguistique91, intervient sur-le-champ comme si les deux interlocuteurs 6taient en presence l'un de l'autre. Le vouj-6nonciateur apparait ainsi dans 25 textes du corpus de base (16%). Lorsque l'allocuteur (pretend) enregistrc(r) une intervention - une question, une exclamation, une suggestion, ... - de l'allocutaire, quel qu'il soit, on invoquera le palier /', plan d'6nonciation intermödiaire risultant d'un glissement entre le moment de l'6criture et celui de la lecture qui s'y trouvent alors confondus. A ce palier s'£tablit un simulacre de dialogue entre les acteurs de l'6nonciation, une version linguistique des inactions repertories plus haut (haussement d'ipaules, ricanement, ...). Comme les voix de l'intertexte, Celles des lecteurs (soi-disant) proviennent de Pext6rieur du texte oü elles sont introduites par l'allocuteur qui les transcrit et les orchestre. G6n6ralement, l'allocuteur rdpfcte les prötendus propos de l'allocutaire assortis d'un "dites-vous", "vous me direz que", "me demandez-vous", "vous r6criez-vous", etc., mais ces charnifcres ne sont pas indispensables, comme l'indique cet exemple de Rectification : Pourquoi j'ai tu6 Francisque Sarcey? Je vous contends l'histoire bis volontiers.

A d'autres endroits, seule la röponse de l'allocuteur laisse supposer que le voiü-inonciateur est intervenu entre-temps : Pourquoi voulez-vous que les roses nous d£goütent du saucisson? (Bibert), Elle va / je vais mieux, maintenant, je vous remercie (Enigme, Maboulite, Potards).

Dans Pressd, e'est l'allocuteur qui semble s'immiscer dans la conversation de l'allocutaire : En voilä un bon commerce, vous qui parlez d'un bon commerce.

Absence contient un cas interessant : - C'est 6gal, eile ne rentre pas vite ce soir! Qui dtait 6gal? Je ne saurais vous dire (une fa^on de parier, sans doute), mais je puis vous renseigner sur la personne... ,

ou l'allocutaire semble r6agir directement aux propos du protagoniste (au palier II), et non comme d'habitude ä ceux de son interlocuteur attitr6 (au palier I), l'allocuteur. Ce dernier s'associe alors ä son public dans l'ignorance oü il est concernant les protagonistes comme s'il les voyait 6voluer de l'extdrieur comme son lecteur. Dans Conscience, l'allocuteur s'associe aussi ä son public pour s'adresser ensemble (nous) ä un acteur du palier II (de la narration, mais aussi de 91

D. Maingueneau, Eliments de linguistique, p. 6.

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l'intertexte) qui, au m6pris des structures dnonciatives, leur ripondra directement. Au dέbut et ä la fin de sa communication, il le fera en utilisant le vous ("vous marchez vers l'Ouest"), mais entre-temps le nous issu du palier I reprend le dessus au m6pris du nouveau cadre enonciatif ("nous marchons") :

Quelques mots d'explication ä ce sujet ne seraient peut-etre pas superflus. Demando/u-les ä Henri Turot lui-meme [...] En partant de Paris, au fur et ä mesure que vous marchez vers l'Ouest, [...] Au contraire, si nous marchons en sens inverse, vers l'Est... nous constatons... si nous allons encore ... nous arrivons... nous sommes... A 1'instant m&me oil vous traversez cette ligne imaginaire... il vous faut... pour vous trouver [...] Voilä comment une joum6e se trouva supprimfe de 1'existence d'Henri Turot... [nous soulignons]

Dans cet exemple, on assiste ä un glissement des paliers önonciatifs vers le foyer de base du texte qui, ä la faveur d'une incoherence, ramfene ä soi les enonciations suivantes. Ce meme jeu d'attraction önonciative se manifeste dans Mousqueterie ou le correspondent d'Allais qui recopie sa lettre et qu'il tutoie, est tout ä coup interpelli, non par son lecteur direct, Allais (au palier II), mais par le lecteur de son lecteur (au palier /'), l'unique allocutaire en fait : "Un millimetre, vous i€criez-vous!". Cet exemple sera davantage commentö plus loin. Quand ce n'est pas pour prendre poliment des nouvelles de la santd de l'allocuteur, le voui-€nonciateur a la parole pour objecter, pour interroger, pour suggirer. Vous me direz qu'il n'y a pas de Hussard rouge ä Monaco (Hussard), Qu'allais-je faire ä Qu6bec? {Miracle), Entrer quelque part et demander au concierge... dites-vous. (Comfort)

En tout cas, le lecteur n'est pas pr6sentö sous un bon jour. Π ne brille pas par son intelligence et reste attachö au bon sens, aux habitudes, au s^rieux. .Connaissez-vous...? Vous ne la connaissez pas, dites-vous ; je l'aurais parii (Singe**), JLe boeuf 6tait en gutta-percha et le boa en celluloid, dites-vous ; 6 poncifs vieux jeu! (Esthetic), .je le sais aussi bien que vous, mais la fantaisie n'excuse-t-elle pas toutes les inexactitudes? (Hussard), .Monstrueux, dites-vous. Pourquoi cela? Avez-vous done jamais vu, dans les foires, le produit incestueux de la carpe et du lapin? (Loup).

II arrive aussi qu'il se montre indiscret Mais je ne regrette pas mon louis. Pourquoi? dites-vous. Ca, e'est mon affaire (Muguets), Je me demande un peu en quoi ce detail peut vous intdresser (Miracle),

91

A rapprocher de "Inutile de chercher, vous ne trouveriez jamais" (Exceniric's) oil l'allocuteur ne montre guöre d'estime ä l'endroit de son public.

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ou peu aimable un r6cit... que nos lecteurs et lectrices accueilleront avec... une interjection ddsobligeante...

(Anguille). On sait ce que ces rapports, de la complaisance ä la raillerie, doivent au folklore du cabaret. A l'une ou l'autre occasion s'6bauche un semblant d'argumentation mieux €toff6e avec une partie des allocutaires plus rus6s : Quelques jeunes gens des ponts et chaussdes me rdpondront d'un air süffisant qu'un phare έίενέ en terre ferme [...] Soit! II n'en reste pas moins humiliant ... (Phare**), - Mais, pourra-t-on objecter, par quel ingdnieux procddd Tom avait-il pu d&ider l'homme de police ä se ddranger? (Chiens, oil l'intervention du lecteur est pr£c6d6e d'un tiret).

C'est avant tout l'aspect oral et communicatif de l'6nonciation qui se trouve renforcd dans ce pseudo-dchange de propos : le lecteur ne se contente pas de d6coder le texte, il participe ä son Elaboration, quitte ä contrarier son d6roulement, par l'intermödaire de cet allocutaire si dynamique. L'allocuteur, quand il se manifeste lui-meme dans le texte, semble avoir besoin de ce lecteur dont il sollicite parfois express6ment les factions 9 *, peut-etrc parce qu'il redoute la solitude dont souffre l'6nonciateur d'Absinthes dont le soliloque ne s'adresse qu'ä lui-meme (le lecteur reste en dehors du texte). Sur le plan de l'ddification dnonciative du texte, les interventions du vous6nonciateur servent aussi de charniöres entre difffrents paliers :

Je ne l'ai ni vol6, ni emprunt6, ni trouvd dans la rue. Alors, quoi? Ah, voilä! II y a quelques semaines... (Fortune) Or, savez-vous ce qui arriva...? Non. Eh bien, je vais vous le dire... (Chiens) Pourquoi, me demandez-vous, ce philapothicarismel Est-ce done que, souffreteux, j'ai plus sp6cialement besoin du brave potard que du robuste boulanger? Que non pas!... Mais, voilä!... (Potard)

La communication originelle (le palier Γ), sa mise en sc^ne plus pn6cis6ment, reprfsenterait une sorte de tremplin sur lequel l'allocuteur prendrait son ölan pour franchir les paliers önonciatifs, ou une base de r£f£rcnce par rapport k laquelle il doit se situer quand il passe d'un plan ä l'autre de la construction textuelle. Π en profite aussi pour v6rifier si le lecteur le suit quand il en vient ä ces carrcfours (peut-etre pour mieux le perdrc ensuite). Par exemple,

93 94

Ce texte sera analyst de mani&re approfondie dans le deuxi&ne chapitre. Par exemple : "dis-moi, lecteur, dis-moi" (Mousqueterie), "vous m'en direz des nouvelles"

(Maboulite) "avouez que..." (Presst, Anguille). 38

dans Anguille, juste avant une pointe, endroit stratögique s'il en est, l'attention du lecteur est relevde par un court dialogue entre son porte-parole et l'allocuteur : En £corchant Γ anguille, en lui ouvrant l'cstomac, que pensez-vous que trouva la femme de mon jardinier? Une pifece de cinq francs? Non. L'anguille, un poisson plutot en longueur,...

3.2. Devoilement du premier palier 3.2.1. Manifestations des acteurs de l'6nonciation Les statuts et les rapports des interlocuteurs de l'öchange de base viennent d'etre analysis en fonction des manifestations explicitement attribudes ä ces acteurs je et vous, reprösentants de l'auteur et du lecteur dans le texte. Parmi ces manifestations, nous avons vu qu'il en est toute une s6rie qui dösigne prdcisiment leur activitö fondamentale ä l'dgard du texte : le y'e-scripteur et le voMj-lecteur, de portie mdtatextuelle puisque le texte parle du texte, mettent en scfcne les instances inonciatives de son premier palier. Les acteurs de rinonciaüon laissent quantity d'autres traces dans le texte, moins flagrantes, mais aussi symptomatiques, qui r6v&ent la pr£sence des interlocuteurs derriöre ou ä l'origine du texte, mcme s'ils n'y figurent pas explicitement. Peu de textes sont exempts de ces traces, mis ä part ceux dont l'dnonciation est (presque) invisible et qui ont 6t€ classes plus haut. II s'agit des subjectivfcmes, axiologiques ou modalisateurs, qui laissent transparaitre la subjectivitd de l'allocuteur, par le choix des termes, des comparaisons, l'insertion d'auxiliaires ou d'adverbes de modalitf, d'inteijections, Γ interpolation de commentaires,... II est inutile d'entreprendre un relevö dötaillö de ces marques dnonciatives implicites, d'abord parce que cette analyse serait suitout linguistique, ensuite parce qu'elle n'apporterait gufcre. Effectivement, manifestations explicites et implicites vont souvent de pair chez Allais, si ce η'est que les manifestations explicites associent l'allocuteur plus spicialement ä l'allocutaire, tandis que les manifestations implicites lient plus particulifcrement l'allocuteur (et l'allocutaire par le procödi de l'identification) aux protagonistes dont il prend les sentiments et les paroles ä son compte®5. Ainsi, s'il existe plusieurs degrös et types de dövoilement du palier /, du texte saturö d'indications sur son dnonciation ä celui qui est relativement plus discret ä cet ögard, de l'indication la plus explicite ä celle qui est plus allusive, il n'en reste pas moins vrai que le palier / domine dans l'oeuvre entifcre oü il passe rarement inapei^u. Cependant, cette presence ne se signale pas de maniöre homogene dans le texte. Alors que les manifestations implicites de l'önonciateur sont diss6minöes habituellement sur tout le texte, les manifestations explicites (ye-önonciateur, vo&y-destinataire, vous-inonciateur) et mdtatextuelles (je-scripteur et vowj-lecteur) se cantonnent dans certains para-

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L'interpdndtration jusqu'ä la confusion des discours de l'allocu(eur et des protagonistes sera commentde au chapitre III, ä propos de Coeur notammenL

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graphes strat6giques, l'ouverture, les charniöres önonciatives, la chute, la conclusion, lä oü l'auteur reprend pied avec la base inonciative du texte comme pour le maitriser de nouveau (le conclure ou le saborder), ainsi que pour ricupörer l'attention du lecteur.

3.2.2. R6f6rcnces ä la situation de l'6nonciation Les personnes impliqudes dans l'dchange ne sont pas les seuls paramfctres de l'6nonciation, meme si ce sont ceux qui nous concernent le plus. D'autres indicateurs renvoient ä la situation spatio-temporelle oü s'est (soi-disant) röalisi le procfes d'önonciation. Sans entrer dans d'inutiles d£ tails, nous ne relfeverons parmi ces dlictiques que quelques exemples qui montreront qu'Allais recherche l'ancrage au milieu ambiant, ä l'endroit et au moment de l'6nonciation (ou de la lecture). Le fait qu'Allais ait 6t6 journaliste, qu'il prdtende faire oeuvre de journaliste, que ces textes soient publi6s dans les journaux, parmi les articles d'actualit6, l'incite probablement ä adopter le style, les thfcmes, les coordonnies önonciatives du reportage "en direct", de la nouvelle fraiche, du fait divers local. Ces procödes, employds avec une intention parodique övidente96, renforcent les relations entre allocuteur et allocutaire qui partagent non seulement l'6change, mais aussi son contexte. C'est la raison pour laquelle Allais multiplie ces r^firences97. Ce souci de la proximiti spatio-temporelle, övident quand Γ allocuteur prötend "6crire ce qui vient de se passer ä la table voisine qu'[il] occupe"98, est g6n£ral ä l'ensemble de l'oeuvre et est en rapport avec ses configurations architextuelles analyses plus loin*9. Par contraste, les ricits qui ont lieu en dehors de la situation d'6nonciation et ont le minimum de r£fi6rences avec eile (61oignement spatio-temporel : fables, contes merveilleux) sont pour ainsi dire en rupture avec le corpus, bien que les coordonn6es spatio-temporelles de l'önonciation de base - par un ph6nomöne d'attraction semblable ä celui qui entraine les incoh6rences au niveau des acteurs relev6es ci-dessus - r6apparaissent dans un commentaire ou un detail incongru100. Α cöt6 de cette exigence d'actualitö g6n£ralis6e, Allais manifeste de temps ä autre la nostalgie pour autrefois101, et situe nombreux de ces r6cits ä l'öpoque de son enfance ou de sa jeunesse.

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Cf. chapitre II. Par exemple : "en ce moment", "le dernier vote du sdnat", "dimanche demier aux courses de Trouville", "demain dans toutes les communes de France", "hier au bois", "ä l'angle des rues de Jussieu et Cardinal-Lemoine", "prochainement", "actuellemeni", "bien moderne", "il n'y a pas si longtemps", "attendons-nous ä...", "on vient de...", etc. 98 Nature ; voir aussi Absinthes, Scandale, Obilisque. 99 Cf. chapitre III. 100 Rajah, Noil, Singe, Bougre, Cockon,... 101 "Connaissant son mdtier comme on ne le connait plus maintenant, par ce temps de paquebots ä vapeur" (Mur), "C6sarine eut toujours le mdpris du gaz et de tous vos modernes foumeaux" (Cäsarine, notez le "vos"). 97

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L'ancrage spatio-temporel se trouve g£n6ralement dans l'ouverture du texte102, lä oü se capte la premifcre attention du lecteur ; mais curieusement aussi ä la chute, avant de prendre cong6 de lui. Si le texte est issu de l'actualite, il y retourne, s'y prolonge apres son terme, et e'est cette r£f6rence ultime qui fait rire dans certains cas. Les soldats prussiens emmur6s pendant leur sommeil dans la cave "y sont encore" ; aux deux amants passionnös, "cette nuit est rest6e comme leur meilleur souvenir" ; l'auteur de la mauvaise farce, "bien que l'aventure date de pas mal de temps, [...] ne peut passer devant cette magonnerie sans rire de bon coeur" ; le s6ducteur malheureux n'a pas change, "seulement, quand il voit une dame entrer dans une gare, il se mefie" ; "depuis ce temps-lä, dit Allais pas plus heureux, quand je rencontre dans la rue des petites rousses qui sentent la verveine, je ne sais pas ce qui me retient de leur fiche des claques" ; comme le capitaine de Boisguignard, qui "depuis ce temps-lä, chaque fois qu'au mess ou au cafö la conversation tombe sur les femmes, [il] cause d'autre chose"103 ; etc. Ces consöquences toujours pr6sentes des 6v6nements rfvolus que Ton vient de nous rapporter appartiennent aux (fausses) prötentions röalistes du texte, mais aussi au jeu enonciatif entre les locuteurs engagds et debordes par Γέηοηοέ. 3.2.3. La mdtatextualit6 Nous avons dejä releve au sein du texte les r6f6rences aux activites de l'allocuteur (le scripteur qui 6crit) et Celles du destinataire Qe lecteur qui lit) auxquelles Γέηοηοέ doit son existence en tant que communication entre ces deux instances. Ces r6f6rences aux personnes de l'6nonciation relevent du mötadiscours du locuteur, ainsi que celles qui renvoient au texte lui-meme ou une de ses parties - en train d'etre 6nonc6 (et lu)10\ Ces autod6signations105, en titre ou dans le corps du texte, participent au repirage architextuel et discursif du texte. On y fera encore allusion ä cet 6gard. Dans quelques cas, e'est ä son support que le texte renvoie : "cette page", "ce journal". A plusieurs reprises, nous avons indiqu6 diffirents 616ments du texte qui ont une portde mdtatextuelle dans la mesure oü, si Ton adopte une acception large du mdtadiscours106, ils renvoient ä d'autres dldments du meme texte, oü ils 6tablissent "des niveaux distincts ä l'int€rieur du propre discours [de l'allocuteur]"107 : les signes typographiques (italique, capitales, parentheses10',...), les notes en bas de page, les titres, les transcriptions des nombres

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Telle qu'elle sera ddfinie au chapitre III. Dans l'ordrc : Mur, Amant, Farce, Voyage, Bdbert, Oeil. 104 L. Dällenbach distingue plusieurs types de inflexion (op. cit., p. 61) : de Γέηοηοέ (pp. 76 et sv.), de l'6nonciation (pp. 100 et sv.), du code (pp. 123 et sv.). 103 Par exemple : "ce röcit", "cette histoire", "ce conte", "ces vers" "cede phrase", "ce prdambule", "cette courte parenthöse", "cet extrait", "cette citation", "cette digression", etc. 106 Sans cependant l'ilargir autant qu'O. Ducrot qui admet que "dfes qu'on parle on parle de sa parole" (Les mots du discours, Paris, Edition de Minuit, 1980, p. 40), comme nous met en garde D. Maingueneau, Nouvelles tendances, p. 66. 107 D. Maingueneau, op. cit., p. 66. 108 Cf. le calibre "On dtouffe ici! Permettez que j'ouvre une parenth&se" (Tout Allais : oeuvres anthumes II, p. 459).

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chiffr6s, les mises en abyme, l'auto-intertexte109. Les manifestations mdtadiscursives auxquelles nous nous arreterons maintenant sont particuliörement interessantes car elles "permettejnt] de repirer les 'points sensibles' dans la manure dont une formation discursive definit son identite par rapport ä la langue et l'interdiscours"110. Π s'agit des operations 6num6ries par D. Maingueneau parmi lesquelles, ä cöte des (di)marquages intertextuels sous forme de comparaison ("pour parier comme...", "comme dirait...") qui ont la faveur de notre auteur et qui seront 6tudiös dans un autre chapitre111, on compte les autoconnections et les precisions rdtroactives dont Allais fait aussi un usage exagerd, par leur nombre comme dans leur fonction. Ces quelques exemples suffiront ä illustrer cette pratique typiquement allaisienne1'2. Aprfes mille avatars divers, ou, plus simplement, aprfes mille avatars car le propre de 1'avatar est prdcisdment d'etre divers, apits mille avatars, dis-je,... Le lendemain matin, quand je me riveillai, - ou plutöt quand je ne me rdveillai point, puisque je n'avais pas dormi ·... [oil une sorte d'illogisme remplace une inexactitude] Se mirent ä pleuvoir des oeufs de pigeon aussi gros que des grelons, ou, pour parier plus exactement, de grölons aussi gros que des oeufs de pigeon. Finappreciable auxiliaire que reprdsente mdcaniquement (je veux dire bicaniquement) ce vigoureux animal"1. On n'a jamais couch6 ensemble, Liane et moi*,... *La grammaire exigerait que j'dcrivisse Liane ni moi, mais alors, le bon sens, qu'est-ce qu'il prendrait? (Charron) Peloteux flirtait avec une jeune bergfcre [...] Quand je dis que Peloteux flirtait, je prie le lecteur de ne voir dans ce teime qu'un euphänisme du ä mon extreme rdserve, car... (Tambours), etc.

Ces manifestations crient dans certains cas l'effet de I'oralite ou la production est moins bien contr616e que l'ecrit et qui nöcessite des rectifications successives, ou au contraire l'effet d'une 6criture sp6cialis6e"4 ou littdraire. En tout cas, cette glose qui accompagne le discours (et qui en contrarie parfois le döroulement) le met en spectacle, en tant que ce qu'il est, que ce qu'il n'est pas, et que ce qu'il pourrait etre, de la meme maniöre que ces pointillds de la censure, ces denouements qui ne viennent pas, ces alternatives ecartees, constituent un texte potentiel par rapport ä celui qui est

,09

Cf. chapitre II. D. Maingueneau, op. cit., p. 66. 111 Cf. chapitre II. 112 Mernes rectifications successives chez Queneau : "II se jette ä bas de son cheval et que la poudre parle! Elle ne parle pas, eile siffle! Non, pas elle, les balles! Sifflent" (Loin de Rueil, Paris, Gallimard, 1944, p. 41). U3 Alphonse Allais, Amours, ditices et orgues,..., pp. 27, 47, 30, 64. U4 Par exemple, la transcription en leitres d'un nombre comme dans le langage commercial (sur les cheques, dans les contrats). 110

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couchö sur le papier. Se dessinent ainsi son exterieur et son intirieur, comme l'explique J. Authier115, et entrc les deux le travail de la discursivite, ce "dispositif qui fraye ses chemins, qui ndgocie continuellement au travers d'un espace saturö par des mots, des paroles des autres"" 6 . C'est ce que nous donne pr6cis£ment ä voir, jamais achevde, toujours recommence, Γέηοηciation allaisienne dont la m6tatextualit6 nous renvoie ä l'origine du discours infini et vivant Autant pour l'auteur que pour le lecteur, Allais nous prouve que le texte 6manant de ce discours η'est pas accompli, mais qu'il est toujours en chantier.

3.2.4. Textes exemplaires Ainsi, la communication de base entre allocuteur et allocutaire domine souvent les autres strates et les autres composants du texte, parfois au detriment de la vraisemblance qui voudrait une dnonciation discrete et une discursivit6 homogene. Dans les analyses qui suivent nous ötudierons comment cette decouverte - palier I implicite, explicite et/ou mis en scene (m6tatexte) - accompagne l'enoncö, l'imprögne, le perturbe, et peut meme le ruiner d'un coup. 3.2.4.1. "La nuit blanche d'un hussard rouge"" 7 Comme l'indique son sous-titre, ce texte est un "monologue", tel que nous le definirons sur le plan architextuel. Prfcisons seulement qu'il etait destind ä etre lu en public par un comddien, ici le dödicataire Coquelin Cadet, qui incarnait le hdros souvent malheureux de l'histoire. II n'est done pas ötonnant de trouver une önonciation ddbordante. En fait, vu l'insignifiance de l'intrigue (le personnage passe toute la nuit enfermi dans un exigu cabinet d'aisances parce qu'il en actionne mal la porte), le principal int6ret et sujet du texte sont la parole de l'önonciateur, ses commentaires, ses reflexions, ses reparties au public (rdellement prisent au cours de la saynete). Le palier I est clairement itabli et son acteur principal, le ye-dnonciateur, bien campö au centre de son dnonce des le debut du texte : "Je me suis toujours demande". Dans cette premiere phrase, on peut dejä soup£onner un rudiment de dialogue entre Γ allocuteur et lui-meme. II lui arrivera ä quatre reprises dans le r6cit (au palier ΙΓ) de se parier ä lui-meme sous forme de discours direct encadrf de guillemets, ce qui est un dötour pour adresser la parole au public/lecteur en instaurant un &hange, mais sans cr6er d'incohirences 6nonciatives : '"Bon, me dis-je, c'est bien ce qu'il me faut'". II faut aussi dire qu'ötant pratiquement le seul protagoniste de l'aventure, tout ^change r6el est impossible au palier II. Ce didoublement, si minime soit-il, donne d6jä un certain volume au texte, erde un espace 6nonciatif. Ce qui

ll5

J. Authier, "H6tdrog6ndit£(s) 6nonciative(s)", in Langages, par D. Maingueneau, Nouvelles tendances, p. 67). 116 D. Maingueneau, op. cit., p. 68. 117 Voir texte en annexe.

n°73, 1984, p. 105 (commentd

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n'empechera pas l'allocuteur de s'adresser aussi directement au lecteur, pour fixer son propre Statut d'6nonciateur (mötatexte) et donner ä ce demier celui de destinataire : "II faut vous dire", "Mais n'anticipons pas", "je n'ose pas vous dire le reste". C'est surtout son assentiment qu'il recherche en Interpellant le lecteur : "Oh! amoureux, vous savez!", "vous savez comme on se fait des id6es", "entrc nous", "parce que, vous savez, dans ces momentslä". Complices, les acteurs du palier / partagent une certaine expirience (l'amour, la nervositi,...). Cette solidariti encourage l'allocuteur ä des confessions ("j'avoue") et permet ä l'allocutairc de le comprendre ä demimots : "Je vous donne en mille k deviner... Vous souriez... vous avez done devin6!". En plus de ce sourirc, l'allocutaire va r£agir verbalement dans le texte, pour exprimer un doute, Vous me direz qu'il n'y a pas de hussards rouges ä Monaco, qu'il n'y a mSme pas du tout de hussards, ou que, s'il y en a, ils sont g6n£ralement en civil,

ou suggdrer une action, II y avait un moyen bien simple de sortir de la situation, me direz-vous. Descendre l'escalier et m'en aller tout b&ement.

Dans les deux cas le lecteur se montre ("betement") plus raisonnable que l'allocuteur qui pr6fere la fantaisie et se laisse entrainer dans les complications : Je le sais aussi bien que vous, mais la fantaisie n'excuse-t-elle pas toutes les inexactitudes? Mais, comme l'a tits bien fait remarquer un philosophe anglais, ce sont les iddes les plus simples qui viennent les derni&res [oil Ton voit un agent intertextuel mis ä contribution].

Α cötö de cette mise en scöne et explicitation de la communication de base entre allocuteur et allocutaire, le palier I se divoile implicitement de diverses maniöres. D'abord avec les nombreuses exclamations qui jalonnent le texte : "quoi!", "ah!", "oh!", "terrible!", "Parbleu!", "II 6tait temps!", "Imbecile!",... et quelques questions. Ensuite avec plusieurs subjectivfemes ("malheureusement", "naturellement", etc.) et le choix de termes connotds. Comme l'allocuteur au palier I est le meme personnage que le protagoniste au palier II, on va assister vers la fin, quand Taction s'intensifie, ä une fusion entre les deux 6nonciateurs sans plus de guillemets comme au ddbut, ä une jonction entrc le present de Tönonciation et le present historique du r6cit, et ä une r6actualisation de sa situation. Le trois&me tiers du texte devient k part enttöre le monologue du protagoniste ou de l'allocuteur replong6 dans Taction. C'est seulement ä la chute que l'allocuteur se ressaisit ("je n'ose pas vous dire le reste") et les paliers se difförencient de nouveau ("Imböcile que j'6tais... J'avais passd toute ma nuit ä pousser la porte ..."). Ce glissement de Tunivers raconti vers Tunivers racontant est probablement dü ici ä la presence du public, reprise η t6 par Taliocutaire explicite et actif dans la premiere moitii du texte. Mais il faut aussitöt ajouter que cette attraction vers la communication originelle se fait aussi sentir dans les textes qui n'ont pas έΐέ splcialement con9us pour la representation publique. Peut44

etre cettc coordonnöe architextuelle, surtout diterminante au d6but de la carrifcre de notre auteur, mais assimilde une fois pour toutes, jouera-t-elle un role pr6pond6rant dans les modeles d'idification önonciative sur lesquels reposera l'oeuvre allaisienne ult6rieure? 3.2.4.2. "Les Templiers"118 Ce texte a 6t6 minutieusement έηκίϊέ par Mireille Calle-Gruber119. Inspir6e par les travaux d'Umberto Eco, sa perspective est principalement narratologique. Nous ne reproduirons pas son analyse, dont les d6tails ne nous int6resseraient gufcre ici, mais nous prdsenterons les particularitös 6nonciatives de ce texte qui illustrent le propos de ce chapitre. L'intöret de ce conte est qu'il mene deux histoires (au moins) de front120 : celle des protagonistes, ye-protagoniste et le brigadier, au palier II (l'action), et celle de l'6nonciateur et du lecteur au palier I (l'önonciation). Ce palier transparait explicitement et implicitement ä quelques reprises ä propos des 6v£nements que l'allocuteur a vdcus et revit en nous les racontant ("Mais je t'en fiche de rallier", "En voilä un qui ...", "nous voilä au large", "Quel type !", "Nom d'un chien, quel d6jeuner!", "probablement",...). Ces traces de l'önonciation sont relativement peu nombreuses, si l'on ne compte pas parmi elles le choix subjectif des tenmes qui valorisent la virilitd des protagonistes et de leurs actes ("un rude type, et d'attaque", "arreter net", "un peu rosse", "souque dur, gargon", "urie voix forte",...), et ce style brusque, concis, elliptique qui traduit leur vigueur et leur dötermination. Ce dispositif, qui ne va pas jusqu'au glissement dnonciatif (utilisation du pass£ simple et de l'imparfait du dibut ä la fin de la narration) comme dans Hussard, "vise ä flatter les habitudes lectorales qui s'alimentent ä la reconnaissance de codes narratifs"121, celles du r6cit d'aventure. En plus de ces traces attendues, le palier I fait r£guli&rement surface au cours de ce r6cit au sujet du nom exact du protagoniste, une question secondaire - le narrateur le dit lui-meme : "Du reste, le nom ne fait rien ä la chose" -, qui pourtant, au fur et ä mesure de ces manifestations, va peu ä peu capter, puis retenir Γ attention du lecteur avant de prendre le pas sur le texte entier. Nous avons döjä 6voqui le thfeme de la (mauvaise) memoire sur lequel reposent plusieurs textes (en partie ou complfetement). Comme dans Excentric's, l'auteur donne un nom difförent ä son protagoniste (Eug6nie, Benhe, Clara, Camille,...) sous prötexte de rectifications successives. Cette Strategie, qui iessemble aux proc£d6s des auteurs contemporains121, relativise, s'il ne la mine pas, la vraisemblance du personnage de fiction qui n'est qu'une personne de papier, le fruit de 1'imagination et de la technique de 1'auteur. Dans Templiers, le nom, accompagnd d'une intervention de l'allocu118

Voir texte en annexe. M. Calle-Gruber, Tabula in Lapsus", in Literature, Paris, Larousse, 1982, n° 48, pp. 7491. m Cf. aussi Dromes. 121 M. Calle-Gruber, opxit., p. 77. 122 Par exemple, Raymond Queneau, dans Le dimanche de la vie, appelle successivement le beau-fitre : Botniga, Butagra, Batruga 119

45

teur victime d'une döfaillance de m6moire (pas ä tous propos : "Je me rappeile notamment un certain jambonneau"), devient de plus en plus complexe au meme rythme que raventure des h£ros : Comment s'appelait-il? Un sacrd nom alsacien qui ne peut pas me revenir, comme Wurtz ou Schwartz ... Oui, 9a doit etre 9a, Schwartz. Du reste, le nom ne fait rien ä la chose. [.·•] Au fait, non, ce η'est pas Schwartz qu'il s'appelait. II avait un nom plus long que cela, comme qui dirait Schwartzbach. Va pour Schwartzbach. [...] Schwartzbach, ou plutöt Schwartzbacher, Schwartzbacher : Schwartzbacher, dis-je... [.··]

car

je

me

rappelle

maintenant,

c'est

(ou plutöt Schwartzbachermann, je me souviens maintenant) [..J

On peut se demander oü va mener ce crescendo : le mot est aussi difficile ä prononcer que cette histoire abracadabrante - pareille aux "couloirs interminables et enchevetres" du chateau des Templiers - l'est ä se conclure. Les acteurs de l'enonciation, allocuteur et allocutaire, peuvent se poser la meme question que les h£ros au pied de ce myst6rieux chateau : Schwartzbacher disait : "Cherchons une issue", mais il voulait dire : "Cherchons une entr6e". D'ailleurs, comme c'est la mSme chose, je ne crus pas devoir lui faire observer son erreur relative...

L'issue du texte et son entr6e (en vue d'une lecture mieux adaptie) pour l'allocuteur et pour l'allocutaire, - mais pas pour les h6ros restös piögds dans le chateau en plein recit, - c'est l'autre aventure, celle du nom, qui va les leur donner, d'une maniere aussi arbitraire que surprenante rappelant l'autoriti avec laquelle le brigadier peut, "rien qu'en serrant son cheval entre ses cuisses, arreter tout l'escadron, net" : - Ah! nom de Dieu! messieurs les Templiers, quand vous seriez cent mille... aussi vrai que je m'appelle Durand...! Ah! je me rappelle maintenant, c'est Durand qu'il s'appelait. Son pfere äait tailleur ä Aubervilliers. Durand, oui, c'est bien 9a... Sacrd Durand, va! Quel type!

Le texte en restera lä, suspendu dans le vide. Le conte Charron, analyst ä la fin de ce chapitre, s'arrete aussi brusquement parce que l'auteur pr£tend ne plus avoir le temps de terminer l'histoire commencöe. Ici, ce n'est pas parce que l'allocuteur est appel£ ailleurs que le texte semble inteirompu, mais parce que l'histoire qui compte pour lui (les avatars du nom propre) n'est pas la meme que celle ä laquelle s'intdressent les lecteurs (les aventures des protagonistes) ; une fois la sienne achev6e, il ne prend pas la peine de mener l'autre ä terme. N'oublions cependant pas que ces processus döpendent bien d'une manipulation dont l'auteur est enti£rement responsable. Dans Charron et Τemptier, nous voyons ainsi le premier palier du texte et son h6ros, l'allocuteur, s'imposer de fait, arbitrairement et impun&nent, sur les autres

46

paliers et aux autres acteurs. Le lecteur naif qui ne lui reconnait pas ce droit est sanctionn6 par sa frustration123.

3.3.

Allocuteur süivants

et

allocutaire

protagonistes

aux paliers

II

et

3.3.1. Le y'e-protagoniste 3.3.1.1. Non content de multiplier ses interventions et d'intensifier ses relations avec son interlocuteur au premier palier, qui finira par dominer l'ensemble du texte, detourner son ddification 6nonciative, Γ allocuteur joue aussi fi^uemment un role aux paliers ultirieurs. II y endosse une nouvelle fois toute une gamme de statuts, cette fois en tant que personnage (tout en restant, vu l'ambivalence du "je", l'acteur de l'enonciation). Cette varietd est telle que la cdlebre thdorie de G. Genette, qui repose sur les oppositions de narrateur extradi6g6tique ou intradi6g6tique, homodi6g£tique ou hitirodi6g6tique1M, ne pourra en rendre totalement compte. Toutes les manifestations de l'acteur je qui vont etre ici analysies sont celles d'un narrateur intradi6g£tique puisque le deuxifcme palier, et iventuellement les suivants, ou l'allocuteur va maintenant apparaitre, sont les paliers ou evoluent et communiquent les protagonistes mis en jeu par l'dnonciateur du palier pr6c6dent Oe palier I en derniere instance, qu'il y soit exhibd ou invisible). Si les protagonistes du deuxieme palier (parfois encore l'allocuteur) deviennent ä leur tour narrateurs, les nouveaux personnages qu'ils mettent en jeu dans leur communication 6voluent sur un trois&me palier ; et ainsi de suite. Nous verrons plus loin que ces 6nonciations gigognes sont caract6ristiques de la textualitd allaisienne. 3.3.1.2. La premiere distinction qu'il faut opirer concerne la situation du jeprotagoniste par rapport au(x) palier(s) ou les 6v6nements (principaux) ont lieu et oü l'intdret (central) du texte se trouve. Le ye-protagoniste peut se situer sur ce palier dominant ou sur un autre (g6n6ralement celui qui pr6cede), etre präsent sur plusieurs paliers ä la fois ou n'etre vraiment present sur aucun d'eux. La question de 1 extra- ou I'intradi6g6tisme se pose en effet ä diff6rents niveaux chez Allais tant sa strat6gie dnonciative est complexe. C'est seulement apres que l'on peut examiner ces statuts, souvent composites et cumulds dans un meme texte, les comparer entre eux et avec ceux que le meme acteur, alors scripteur ou 6nonciateur, avait au palier I.

m

D'aprts D. Grojnowski (op. cit., p. 23), ces narrations "qui prennent les lecteurs cn flagrant d£lit de crödulitd... en [leur] laissant le soin de trouver une issue dont [l'auteur) se ddsintiresse d6sormais" auraient έιέ inspir6es ä Allais (cf. Templiers, mais aussi Drame, Hydropathes, Banal, qui seront analys6s plus loin) par Mark Twain, en particulier ä partir du "Roman du Moyen Age" de l'humoriste amdricain. Ceci est fort possible dans la mesure oü Twain 6tait fort populaire en France ä ceue 6poque el qu'il est meme arriv6 ä Allais de traduire l'un ou l'autre de ses texles. Cette filiation de l'absurdit6 demanderait 124 G. Genette, Figures III, p. 229. 47

a) Dans quelques textes du corpus, le je-protagoniste passe presque inaper£u, il n'y intervient que pour se porter garant d'un autre protagoniste. Aprfes cette courte r6f£rence, il n'apparait plus de tout le reste du texte. Ambigu, ce personnage ddpasse le palier I (de l'6nonciation) sans pourtant encore atteindre le palier II (de Taction) puisqu'il ne se trouve pas dans la situation spatio-temporelle correspondante ; il se place ainsi entre les deux. Parmi les gens les plus simples que j'aie connus, il en est trois dont l'un entra en relation avec les deux autres dans des conditions de simpliciti telles que je vous demande la permission de vous corner cette histoire,... (Simplicitas) Le captain Cap! Tout le monde en parle aujourd'hui, mais combien peu le connaissent! J'ai l'honneur d'appartenir ä cette petite 61ite. (Cap)

Dans plusieurs autres textes, le je-protagoniste, apriis cette breve apparition pour r6pondre d'un autre protagoniste qu'il pritend connaitre, revient sur scfene pour assurer un autre röle. II y sera fait allusion plus loin. b) Dans un beaucoup plus grand nombre de textes, un sur cinq pour etre prdcis, le ye-protagoniste n'entre en jeu sur un palier (souvent le deuxifcme) que pour amorcer, en tant qu'auditeur, interlocuteur ou narrateur, une nouvelle 6nonciation qui, dventuellement, engendrera un palier suppl6mentaire (le "IEfeme")· Au palier consid6r6, ce je-protagoniste ne participe pas ä Taction puisqu'il n'y en a pas ä ce niveau. b'. Le je-auditeur (ou lecteur), seul confident ou au sein d'un groupe, encourage dans une quinzaine de textes du corpus de base (10%) un autre protagoniste ä se charger de la narration qui couvrira plus ou moins le restant du texte. Axelsen Itancha ses laimes, et voici la navrante histoire qu'il me nana (Morl) - Allons, fit Tun de nous [...] ; et conte-nous une anecdote relative au sifege de Paris,... (,Siige)

Dans le cas de la lecture d'une lettre, il faut que l'allocuteur en prcnne connaissance au palier II en tant que protagoniste pour qu'il y ait le meme dicalage inonciatif jusqu'au palier IIIl2S. b". Le je-narrateur (6galement dans quelques textes) cr6e le meme dicalage quand Tallocuteur du palier I se reprisente au palier II pour narrcr ä d'autrcs protagonistes I'histoire que nous lisons et dont il peut etre le h6ros (narrateur homodiigitique) ou non (narrateur h6tdrodi6gdtique). Ce dispositif ressemble ä une mise en abyme de l'enonciation de base. C'est par exemple le cas de Miracle :

115

Par exemple, Histoire ne rentre pas dans cette cat£gorie car c'est le y«-6nonciateur qui lit le texte ("Oyez plutöt : (Je copie presque textuellement.) "...") ; mais bien Jumeaux oil le je, aprfes le d&alage, est devenu protagoniste ("Peu apr6s, je recevais I'intdressante communication que voici : ...").

48

Au dessert, quelqu'un parla des miracles qu'accomplit Γ amour. La flamme des souvenances passa dans les yeux, et voici ce que je contai ä tous ces gens : - J'6tais arriv6 le matin mSme ä Liverpool,...

b " ' . Le je-interlocuteur apparaft dans les conversations oü lui et un autre protagoniste prennent tous deux part ä Tinonciation. Comme cet ichange n'est pas ä proprement parier une narration, plusieurs des textes ainsi con9us ne debouchent pas vraiment sur un troisieme palier126. La presence d'un ./'e-auditeur, y'c-narrateur ou ,/e-interlocuteur entraine friquemment ce que nous appellerons un "escamotage" du premier palier d'inonciation. L'enjeu de ce procödi lui vaudra une analyse particuliere au cours de laquelle nous reviendrons plus en detail sur les textes citis cidessus. c) Enfin, l'allocuteur du palier I se retrouve partout surtout ä titre de protagoniste impliqui, peu ou prou, dans Taction qui a lieu sur le meme palier. Ce y'e-protagoniste sera simple timoin extirieur quand il assiste "personnellement" aux ivinements η arris, mais plutöt passivement ; protagoniste secondaire s'il est partenaire ou antagoniste actif du personnage principal de Taction (Captain Cap, George Auriol, Sapeck), ce qui arrive souvent chez Allais oü les hires ont autant besoin de victimes que de complices ; protagoniste principal sur qui repose toute Taction117. Malgri la difficultd de certaines distinctions, on peut dire que ces trois roles se partagent plus ou moins iquitablement les occurrences ; ces statuts confondus, le j'c-protagoniste apparait dans presque un texte sur deux. 3.3.1.3. Ces diffirents statuts ilimentaires itablis, avec les reserves que nicessitent certains distinguos, il est possible de faire une sine d'intiressants dinombrements et comparaisons. Quand il figure parmi les protagonistes du palier II, Tacteur je est d'abord auditeur ou lecteur (dans 36% des textes), ensuite protagoniste actif (principal ou secondaire, dans 27% des textes), enfin, nettement moins souvent, timoin passif (18%), interlocuteur (9%), narrateur (5%). On peut en conclure qu'ä ce palier, Tacteur je raconte ce que d'autres lui ont dit leur etre arrivi avant de relater ce qu'il lui serait arrivi ä lui-meme et que la communication prime sur Taction, le timoignage visuel comptant peu. Ici nous voyons le texte se dicentrer et Tallocuteur partager la setae avec d'autres protagonistes, alors qu'il ne partageait le premier palier qu'avec Tallocutaire (inigalement) et avec Tintertexte (quand il est fondu). Malgrd tout, simple figurant ou premier role, il reste le personnage principal de la narration au deuxifeme palier (il y est present dans 60% des textes). II sera protagoniste dans 10 des 70 textes qui ont un troisiöme palier. Si Tacteur je est mis en seine racontant (icrivant ou parlant, /e-scripteur) au palier I dans 65% des textes, le protagoniste je du palier II icoute (ou 124 ,27

Par exemple : Lumineuse, Drink, Eclairage, Antifiltre. Par exemple, c*: Blasphimatrice, Ferdinand, Tambours, Nature ; c": Spectral, Enigme, Reveil, An ; c'": Invention, Hussard, Noel, Miousic.

49

lit) beaucoup plus (36%) qu'il ne raconte (5%) ou ne converse (10%). Nous assistons done ä un renversement des röles : l'allocuteur devient allocutaire, röle tenu par Tacteur-voits au palier pr£cedent ; l'acteur je passe du versant actif au versant passif de la communication. A ce propos, Borges explique que le vertige et Tinquietude qui nous saisissent devant la mise en abyme provient justement du fait que de telles inversions suggfcrent que, si les personnages d'une fiction peuvent Stre lecteurs ou spec täte urs, nous, leurs lecteurs ou spectateurs, pouvons etre des personnages fictifs1".

On pourrait expliquer que l'acteur je ne raconte guere au palier II parce que son public attitre se trouve au palier I ; le detour par le palier II ne se justifie que par son desir de donner de la consistance ä son personnage, ou du volume ä son texte en depla pi-auditeur p3-narrateur > p5-auditeur (p3-h£ros)

La narration d'un palier est τέρέτέε (en r6sum6) ä un palier suivant, oü le röle des acteurs est invers6. Le jeu de miroirs entre les paliers III et IV n'a cependant pas la meme portde que celui de Moyen, parce que ce n'est pas tout le texte qui s'y abime, mais seulement une fraction de l'histoire (que s'est-il fmalement passe ä Valparaiso?). II n'empeche que cette transmission et inflexion en chaine de la parole provoquent un certain vertige, textuel pour le lecteur, psychologique pour Bois-Lamothe dont le "visage ruisselait d'une sueur froide" au cours de la narration. La particularitö de ce texte est que le dispositif 6nonciatif est repr6sent6 symboliquement sur le plan thdmatique. D'abord par le miroir que l'on retrouve dans le röcit ("N'allez pas croire que je me voyais dans une glace"), mais surtout par les ph6nomenes psychiques (ubiquitö, d6doublement de personnalitö, amnösie, somnambulisme) qui en sont le sujet. Cet isomorphisme entre les diff6rentes spheres du texte, ici entre structure önonciative et niveau thimatique (ailleurs avec la pratique intertextuelle, comme nous l'avons ηοτέ plus haut), renforce la cohörence du texte et accentue sa destruction ä son terme, quand on apprend que le protagoniste narrateur "se paye [la] tete" des auditeurs, et la nötre, c'est-ädire que la thdmatique et 1 6nonciation ne reposaient et ne döboucheront sur rien, sinon sur la fantaisie crdatrice de celui qui parle. Le höros de Peau, dont l'aventure est semblable, doit son illusion seulement aux effets de l'alcool : la problimatique de la parole (qui mystifie) devient Celle des apparences (qui trompent), et l'inonciation ne s'y trouve pas exalt6e comme dans Mysterium. 5.2.3. "Consolatrix"173 et "La petite coquette" A ces structures inonciatives en cascade (Charron), en miroir {Mysterium), jusqu'au cercle vicieux (Moyen), nous ajouterons encore un autre type que l'on rencontre dans Consolatrix oü plusieurs histoires sont racont6es plusieurs fois et oü elles s'enchässent les unes dans les autres. - L'allocuteur commence par adresser ä l'allocutaire "rhistoire qui suit" (palier I mis en scene) et qui lui (= pi, je-protagoniste au palier ΙΓ) est arrivöe avec sa maitresse (p3) : "Ηέΐέηε me quitta [...] J'allais, je venais, je buvais un peu trop". - Interview alors, toujours au palier II, une autre protagoniste, la fillette (p4) qui "[lui] fit raconter [s]on histoire" (> palier Ilia = palier II) ;

m

V o i r texte en annexe.

72

- et qui, ensuite, "ä son tour, [lui] conta son histoire" avec sa mfcre (p5, > palier UlbX avant que les deux protagonistes ne se perdent de vue. - Quand ils se retrouvent, alors qu'il a tout ουΜϊέ, "eile [lui] rappela les faits" (> palier

IIIc = palier

II = palier

lila

et IHb).

Aussi, le döpart d'Hölene est narr6 ä trois reprises, aux lecteurs, ä la fillette, puis ä I'int6ress6 qui l'avait oubli6 ; 1 Episode de la consolation, deux fois, au lecteur, puis ä Pint6ress6 lui-meme qui l'avait oubli6 ; la premifcre histoire de la fillette n'est cont6e qu'une fois. Sa seconde narration, par contre, a la particularitd d'englober toutes les autres, avant celle de l'allocuteur qui intögre l'ensemble des önonciations du texte. On peut repräsenter ainsi ces 6nonciations qui s'emboitent ä la fin : Ateur -(((p4 ((pl -(pl - p3) + (p4 - p5)- p4))- pl)))- Ataire

/

palJ

/

pal.ll

/

paUII

/

(pal.IV)

Entre "l'histoire qui suit" du döbut du texte et "eile me rappela les faits" ä son terme, on voit l'inonciation se d6plier, se replier et se loger dans l'6nonciation suivante qui, ä son tour, s'inserera dans l'önonciation ultörieure, etc. Dans ce texte, la narration ne se diploie pas, ne se döroule pas, ne se rdpercute pas ä proprement parier ; les paliers s'assemblent, l'histoire chaque fois plus rösum6e dans un cadre chaque fois plus large, ä la maniöre des poupöes russes. Ces constructions-gigognes mettent l'önonciation en 6vidence, mais aussi ä l'honneur : la parole a le pouvoir de cröer un monde comme celui de l'anöantir, et entre-temps de crder, pour en parier, une autre parole qui crfera ä son tour une autre parole qui... Ce jeu d'emboitements est 6galement sp6culaire et entraine ögalement, ä partir du palier 0 ci-dessus döcrit, ä l'inflni, - ä l'infiniment petit (la möre raconterait des histoires ä la fillette, etc...), ä l'infiniment grand (cette analyse-ci englobe ä son tour le texte d'Allais, etc...) qualiti propre au langage qui peut parier de lui sans arret. Allais en donne une illustration convaincante. L'introduction de Coquette est construite de la meme maniöre, mais dans de moindres proportions. L'allocuteur s'interrompt pour s'entretenir avec sa d6dicataire, une enfant qui ne sait pas encore lire, et pour lui annoncer qu'elle lui parlera un jour de cette histoire qu'il 6crit maintenant. Pour plus de clarte, on peut repräsenter cet assemblage ainsi : -

"je vous 6cris ce petit machin/cette histoire" [palier /]... "[dont] la lecture ne vous divertira peut-etrc pas follement" [palier /']... "... pour que vous [p3] me [pl] disiez un jour "[palier IIa]... "- J'ai lu la petite histoire que vous m'avez faite quand j'6tais toute petite...

" [palier

III]

- "II y avait une fois... une petite fille d'environ treize ans [p4] ..." [palier lib = palier

IV]

L'histoire de cette jeune höro'ine qui sera rappel6e plus tard par la dddicataire au yc-protagoniste comprendra celle de cette fillette qui y est enchässöe et qui contiendra celle de l'allocuteur qui y raconte... L'espace d'un prdambule, Γ6nonciation naissante, en voie d'etre d6ploy6e, se trouve rapidement emboitie 73

dans une s i n e de cadres enveloppants. L'histoire qu'on va lire, avant meme qu'on la lise, a d6jä sa propre histoire, un destin parmi les difförents enonciateurs qui successivement la prcndront en charge. Aussi cette construction en gigogne est-elle plutöt extdrieure au texte, tandis que celle de Consolatix etait interne.

6. E g o c e n t r i s m e , logocentrisme 1 7 4 , a n a m o φ h o s e Les trois strategies önonciatives qui viennent d'etre dögagees de notre corpus et analysees dans ce chapitre - exhibition, escamotage et multiplication de l'6nonciation - sont mises en oeuvre dans un but semblable : la decouverte de l'önonciation de base, la communication originelle, l'dchange essentiel entre l'auteur et le lecteur, celui dont le texte sous tous ses aspects, dans sa mat6rialit6, son ext6rioritd, sa textualitd, garde l'empreinte. Et au-delä encore, la ddcouverte des principes de toute productivitd textuelle. Les discours icrits anibitionnent generalement d'6chapper ä ces contingences de leur realisation fondamentale, alors qu'Allais au contraire ne cesse d'y revenir s'y ressourcer. L'escamotage du palier I (complet ou partiel), loin de gommer le mecanisme de la prise de parole, le souligne au sein du texte. Le d6centrage que l'escamotage entraine cr6e un vide qui trahit l'acte d'enonciation et que denoncent les incoherences r6v61atrices. II s'agit done d'une decouverte indirecte de cet acte qui s'impose en creux. En outre, on a vu que l'allocuteur, ä litre de protagoniste auditeur, interlocuteur, voire narrateur encore, est souvent lä. II ne lache pas prise sur son oeuvre, meme s'il se retire de son estrade. L'acteur je reste le catalyseur enonciatif du texte : il est responsable, dans 40% des textes, de l'engendrement des paliers ult6rieurs. La distance qu'il met entre lui et son 6nonc6 quand il en escamote le premier palier est tout compte fait factice, un faux alibi qui rappelle les quiproquos que, sur le plan thömatique, l'allocuteur manigance sur le compte de ses protagonistes ou sur le sien. L'exhibition du proces d'6nonciation par la mise en scene mdtatextuelle, l'explicitation et/ou l'implicitation de ses constituants (allocuteur, allocutaire, situation, texte) est en revanche directe. Dans la majorite des textes (75%), l'&hange et son fonctionnement sont ainsi mis au jour : l'allocuteur ecrit qu'il 6crit, un texte dans le texte, pour un lecteur qui lit (et qui ripond). L'un et l'autre se livrent aussi ä d'autres occupations pendant cette enonciation, mais qui lui sont itroitement liees. L'dnonciation n'est plus ainsi une instance abstraite, mais un acte, un moment et un lieu que l'on voit et vit dans le texte. Le texte reelle aussi une multitude de traces qui traduisent l'attitude de l'allocuteur en face de ce texte, quand ce ne sont pas d'envahissants commentaires qui le monopolisent. Car, 16gdre ou excessive, cette decouverte se fait au dötriment de Ι'έηοηοέ, de son contenu, de la narration, de la fiction, qui perdent l'exclusivite du texte, et lui sa forme achev6e,

174

A propos de ce terme, cf. M. Angenot, La parole pamphlitaire, Todorov, Dictionnaire encyclopidique, p. 435.

74

p. 74 ; O. Ducrot, T.

parfaite, absoluc. Le devoilement de l'engendrement brisc cette illusion discursive et litteraire. Le troisieme procedd auquel Allais recourt pour decouvrir l'enonciation de base est de la projeter au sein du texte ä differentes reprises en multipliant les paliers : presque la moiti6 des textes comptent un troisieme palier et un sur dix un quatrieme. Ces statistiques montrent que la structure verticale est fondamentale dans la construction enonciative et narrative du texte allaisien (une necessite pour l'auteur, un gabarit au niveau du g i no-texte), et qu'elle concurrence le deroulement horizontal sur un meme palier. Dans plusieurs cas, cet ötagement vertical repose sur un jeu de miroirs (aux alouettes), de bouclage, d'emboitements, de cascades, entre les paliers enonciatifs. Le texte devient alors une bolte ä malice175 et l'allocuteur un prestidigitateur qui jongle avec les instances £nonciatives, les transforme, en fait disparaitre et apparaltre subrepticement l'une ou l'autre ä la surprise du public176. Ces astuces renforcent la representation que Γέηοηοέ donne de son enonciation (mise en abyme)177. Le texte oü l'allocuteur se livre ä cette auto-reprösentation, ä la mise en oeuvre gratuite et mecanique des precedes conventionnels, bouleverse le monde represente et ne repond pas ä l'attente naive du lecteur ; cette absurdite et cette döception nous obligent ä reconsidörer notre monde, mais plus encore notre lecture dont l'histoire - une aventure avec des epreuves, des h6ros masques, des pieges, un tresor ä la clef, ... - se trouve inscrite dans le texte parallelement ä celle des protagonistes. Le texte est une machinerie propos6e ä notre perspicacite, mais faite pour nous tromper. Ces precedes en chausse-trape font 6trangement penser aux figures en trompe-roeil et aux anamorphoses post-modernistes dont Allais semble annoncer l'esthdtique ä plusieurs ögards178. On pourrait aussi evoquer Γ art, et plus specialement le theatre baroque179. Par ailleurs, la parole, ä l'origine et au terme de l'oeuvre allaisienne, en est aussi le centre, sans cesse reprise, renouvelee, renaissante. Le ricit, la description, l'invective, la harangue, etc. ne sont que quelques-uns de ses avatars ; l'agent intertextuel, le protagoniste de la fiction, l'acteur de Γέηοηciation ne sont que des intermediaires. Au-delä et en degä de ces formes et de ces interpretes differents, la parole reste ce phenomene irrfductible et unique de la communication entre les etres, - aussi varies (cf. les images

175

"II faut se mdfier des phrases öcrites par un humoriste. Elles sont ä siuprise, comme les boiles d'apparence iranquille, d'oü sort brusquement, quand on les ouvre, un diable ibouriffd", P. Acker, op. cit., p. 38. 176 C'est ä ce litre que J. -C. Dinguirard compare les oeuvres de Jarry et d'Allais qui reprdsentent une "expdrience symbiotique oü le manipulaieur et sa marionnette sont indiscemables", "L'Allais retors de JarTy", in Europe, n° 623-624, mars-avril 1981, Paris, pp. 126 et 127. 177 Cf. L. Dällenbach, "dnonciaiion et έηοηοέ se renversent Tun dans l'autre" et "tout est reversible" (op. cit., p. 148). 178 U. Eco, Apostille au Nom de la Rose, Le Livre de poche, Biblio/Essai, 1987. 179 "Les ddguisements en cascade qui soulignent la convention dramalique, et ces comddiesgigognes transposani en liltdrature les jeux de miroirs et le trompe-roeil des arts plastiques de la meme dpoque, ont done pour but et pour effet de dörouter le public ; voire de lui donner le tournis, par ce pirandellisme avant Pirandello... le comödien qui ne se voit plus comddien, le spectateur constamment jetd hors de lui-meme, la pitee ä rintdrieur de la piöce...", A. Laffay, op. cit., p. 55.

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contrastdes et changeantes de l'allocuteur, de l'allocutaire, des protagonistes), aussi £loignes dans le temps comme dans Pespace (pour le discours litterairc) soient-ils qu'Allais tente de retrouver ou recreer dans son oeuvre. Ces conditions önonciatives qu'Allais instaure, directement ou indirectement, dans son oeuvre oü, en d6pit des normes, diff£rences, habitudes, conventions, coh6rences, les etres, ou leurs reprfsentants, entrent en communication les uns avec les autres surtout pour le simple fait d'entrer en contact (dans tous les sens : fraternite, agressivitö, commerce, g£n6rosit£, rivalitö, etc.) ; cette libert6 et cette pluralite done, relevent ä notre avis de l'esprit carnavalesque qui balaie, le temps d'une fete ou d'un texte, le monde officiel oü au contraire la parole est 6triqu6e, monnayie et sectaire.

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Chapitre II Polyphonie et cacophonie : l'intertextualitti en jeu

1. Preliminaires 1.1. "On ne fait de la literature qu'avec de la literature" 1 . Cette constatation, - qu'on pourrait dlargir : on ne fait du discours qu'avec du discours, ou focaliser : un texte qu'avec des textes aussi simple, 6vidente et fondamentale soit-elle, a longtemps 6t6 i g n o r e ou sous-estim6e. L'intertexte, car c'est bien de cela qu'il s'agit, se trouve maintenant au coeur des preoccupations des critiques comme de l'inspiration des auteurs. Alors que beaucoup aspirent ä une parole neuve, ä une oeuvre originale, certains 6crivains ont fait et font de plus en plus de ce principe l'enjeu meme de leur &riture. On pense bien sür ä Lautr6amont et ä ses 6mules du d£but du sifccle, mais aussi aux romanciers contemporains. Allais participe incontestablement ä cette litt6rature "au second degri" 1 . L*"intertexte" et l'"intertextualit6", les concepts comme les mots, ont connu depuis une vingtaine d'ann6es un grand succfes dans les recherches littöraires, s6miotiques et linguistiques (Γ "analyse du discours"). C'est une perspective qui, comme Celles de lYnonciation qu'on vient d'envisager et de la pragmatique, entre autres, a assoupli, voire concurrence le structuralisme qui limitait trop Γέηοηςέ - la phrase, le texte, Poeuvre - ä son cadre formel et k ses conditions internes3. Mais, comme tous les concepts ä la mode, l'intertextualit6 a 6t€ utilisde dans diffdrents contextes et de diff&entes maniferes ä tel point qu'il n'y a guöre de consensus ä l'heure actuelle en la matiöre parmi les chercheurs. Comme le conseille Marc Angenot, loin de nous en lamenter, nous profiterons du dynamisme de cette '"pulsion collective' du savoir" et nous tenterons, aprfcs "en avoir laiss6 voir les filiations thioriques", d"'ex-

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Claude Bouch6, Lautriamont, du lieu commun d la parodie, p. 29. L'expression - sous-litre de Palimpsestes - est de G. Genette. "La probldmatique de l'intertextualitd est celle qui pennet le mieux ä l'heure actuelle de sortir des impasses opposöes du formalisme et du sociologisme", Henry Lafay, "Les animaux malades de la peste, essai d'analyse d'intertextualitd", Romaidstische Zeitschrift für LiteraturgeschiehtelCahiers d'Hisloire des Literatures romanes, I, 1, 1977, p. 40. A propos de l'interdiscursiviti : "une reaction ä l'dgard du stmctuialisme, qui avait eu tendance ä fermer les discours sur eux-mömes", D. Maingueneau, Nouvelles tendances, p. 81.

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pose[r] [notre] propre problematique", celle qui ä notre avis convient le mieux & Alphonsc Allais4. C'est ä Julia Kristeva que revient le m6rite d'avoir amorc6 vers 1966 la τ6flexion sur l'intertextualitö en s'inspirant des theories de Μ. Bakhtine concernant le dialogisme. Pour lui, puisque tous les mots ont d6jä servi et que toutes les choses ont d6jä έίέ nommöes, les relations intertextuelles entre les enonc6s sont ineluctables. II distingue les 6nonc6s monophoniques des 6nonc£s polyphoniques qui, contrairement aux premiers, sont justement ίοηάέβ sur la diversite des types de discours et un dialogue avec le corpus littdraire precedent3. Cette distinction, qui lui sert surtout ä diff£rencier le roman des autres genres litteraires, a une dimension architextuelle que nous 6tudierons dans le prochain chapitre. J. Kristeva ddveloppe ce principe selon lequel "tout texte se construit corame mosaique de citations, tout texte est absorption et transformation d'un autre texte"®, et qui constitue la base de sa "s6manalyse et gnosdologie matdrialiste" exposie dans Semiiotike. Dans le meme ouvrage, eile d6crit la double orientation de l'intertextualit6 : "vers l'acte de la röminiscence (Evocation d'une autre icriture) et vers l'acte de la sommation (la transformation de cette 6criture)"7. Sans pour autant adopter la sdmanalyse, beaucoup d'auteurs vont reprendre et remanier cette notion d'intertextualitö. Michel Butor, par exemple, pour qui "toute invention litteraire d'aujourd'hui se produit ä l'int6rieur d'un milieu satur6 de litterature. Tout roman, tout pofcme, tout 6crit nouveau est une intervention dans ce paysage antdrieur"'. Ou Philippe Sollers, qui en donne cette ddfinition : "tout texte se situe ä la jonction de plusieurs textes dont il est ä la fois la relecture,... la condensation, le (^placement et la profondeur"9. Plus recemment, D. Maingueneau propose d"'envisager les textes litt6raires comme le produit d'un travail sur d'autres textes"10. Henry Lafay confere un role encore plus important ä l'intertextualit6 puisqu'il estime que la spdcificii6 de la pratique littdraire serait pr&is6ment qu'elle s'inifegre, par son propre fonctionnement, les manifestations textuelles des autres pratiques ; c'est done par ce croisement de textes multiples (intdrieurs ou extdrieurs ä la pratique sp&ifiquement littdraire) que se construirait le texte littiraire."

En prenant exemple sur le comique, ce qui nous concerne davantage encore, Roland Barthes d6fend le meme principe et conclut ä une certaine impartial^ de l'6crivain :

* Marc Angenot, "Intertextualitd, interdiscursivitd, discours social", in Texte (Revue de critique et de thiorie littiraire), n. 2, 1983, Trinity College, Toronto, Canada, pp. 101 et 103. 5 Mikhail Bakhtine, L'oeuvre de Francois Rabelais ; Tzvetan Todorov, Mikhail Bakhtine : le principe dialogique ; Julia Kristeva, Le texte du roman. 6 Julia Kristeva, "Bakhtine, le mot, le dialogue et le roman", Critique, avril 1967, pp. 440441. 7 Julia Kristeva, SimeiötikS, pp. 181-182. * Michel Butor, "La critique et l'invention", Critique, ddcembre 1967, p. 983. 9 Philippe Sollers, Thdorie d ensemble, Paris, Seuil, p. 75. 10 D. Maingueneau, Eliments de linguistique, p. 85. Du m6me auteur, voir aussi Pragmatique pour le discours littiraire, Paris, Bordas, 1990. 11 Henry Lafay, op.cit., p. 40.

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Le texte est un tissu de citations, issues de mille foyers de culture. Pareil ä Bouvard et P6cuchet, ces dtemels copistes, ä la fois sublimes et comiques, et dont le profond ridicule dlsigne pricisäment la v6rit6 de l'6criturc, I'&rivain ne peut qu'imiter un geste toujours antdrieur, jamais originel ; son seul pouvoir est de m^Ier les 6critures, de les contrarier les unes par les autres, de fajon ä ne jamais prendre appui sur l'une d'elles...12

L'intertextualite ne cessera alors de se rfpandre, remplacera en partie la traditionnelle critique des sources, influencera les recherches aussi bien littdraires (ä propos du pastiche, de l'ironie, de la parodie,...)13 qu'iddologiques14 sur la pratique discursive. 1.2. L'6tude intertextuelle du texte allaisien ici propos6e s'effectuera essentiellement sur le volet littdraire, avec quelques implications iddologiques. Auparavant, nous aimerions la replacer dans la perspective "dialogique" et "transtextuelle". II a ddijä 6t6 dit que G. Genette15 entend par "transtextualiti" "tout ce qui met [un texte] en relation, manifeste ou secrfcte, avec d'autres textes". L'intertextualitö n'est qu'un aspect de ce ph6nom£ne qui se manifeste 6galement par le metatexte, le paratexte, l'hypertexte, et l'architexte que nous traiterons en profondeur. Notons que chez lui, l'intertexte est pris dans l'acception stride de "presence effective d'un texte dans un autre" et qu'il nomme "hypertextuelles" "toute[s] [les autres] relation[s] unissant un texte Β ä un texte antirieur A (l'hypotexte)". Parce que cela nous semble inutile dans ce contexte, nous prfffrons ne pas dissocier ä ce niveau-ci "hypertextualitö" / "intertextualitö" et rendre ä ce dernier terme le sens g6n6ral que lui avait άοηηέ Julia Kristeva et ses successeurs. Par ailleurs, nous pensons comme G. Genette que la transtextualit6, phinomfene polymorphe mais unique, transcende la textualiti sous ses diffirentes formes, dans sa g£n£se comme dans sa rdception. La distinction entre intertexte et architexte, par exemple, n'a de raison d'etre que methodologique ; nous l'avons d6jä dit au debut du chapitre pr6c6dent. Renouant avec M. Bakhtine, nous pensons que l'intertextualite participe, au meme titre que Tenonciation, ä la constitution "phonique" du texte. Tout έηοηοέ est au croisement de difffrentes instances, de difterentes paroles, de diff6rentes cultures, qui s'y font entendre. Ces "voix" qui se cötoient entretiennent toute une s6rie de rapports entre elles, de la convergence ä la polimique ; le texte se caractirise par ces relations dialogiques16. Egalement inspire par le dialogisme bakhtinien, Pierre Van Den Heuvel classe ces voix selon leur portde mdtatextuelle. Les alternatives "mon/ son discours sur/dans mon/son discours" lui permettent de distinguer les discours rapportis auto-

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Roland Barthes, "La mort de l'auteur", article datant de 1968, Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p. 65. Par exemple, les travaux du Groupe Mu sur ces th&mes, Revues desthätique, η. 3/4, 1978; Claude Bouch6, op. cit. ; plus rdcemment, Gdrard Genette, Patimpsestes. Par exemple, les ouvrages de Marc Angenot, La parole pamphlitaire - typologie des discours modernes ; Le cru et le faisandi · sexe, discours social et littirature ä la Belle Epoque, Bruxelles, Labor, 1986. G. Genette, op.cit., pp. 7 ä 14. Τ. Todorov, Bakhtine, le principe dialogique, pp. 95 et sv. ; J. Kristeva, Simeiötiki, pp. 81 et 88 ; J. Kristeva, Le texte du roman, pp. 88 et 89.

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textuel, commentatif, r6flexif (mise en abyme), l'auto-citation et la citation d'autrui17. A un premier stade, nous dirons plus simplement que la voix des acteurs de l'dnonciation (allocuteur, allocutaire), celle des acteurs de la fiction (les protagonistes, parmi lesquels d'autres nairateurs), celle des "agents intertextuels" (autres 6crivains, autres discours, ...), se melent au meme titre dans le texte pour en former la texture. L'auteur et son porte-parole dans le texte, l'allocuteur, orchestrent plutot qu'ils n'engendrent ces voix qui entrent en dialogue les unes avec les autres. Iis agissent comme mödiateurs plutot que comme cröateurs ou propri6taires ; Allais participe de cette fagon ä la mise ä "mort de l'auteur" dont Roland Barthes parle dans ses Essais critiques /V". Enfin, soulignons que cette conception de l'intertextualitö est dynamique et qu'elle conceme autant la face de l'ilaboration du texte (ä laquelle on a 1'impression de toujours assister, avons-nous vu) que celle de sa lecture (au cours de laquelle Allais provoque toujours actuellement le jeu intertextuel). Si nous avons retenu cette perspective, dialogisme et transtextualitö, c'est que l'on voit ces deux pratiques textuelles, en fait communes ä toute pratique littdraire comme le Signale H. Lafay, particuliferement bien ä l'oeuvre chez Allais. Jusqu'ä un certain point, on peut dire que l'on ne voit que cela. D'abord au point de vue quantitatif tant l'intertextualitö se montre envahissante dans l'6conomie du discours allaisien et genante dans son ddroulement, entrainant ainsi son "ddploiement". Ensuite, ä cause de la signification qu'il extrait des discours autres en se les appropriant, selon un proc6d6 que Bernard-Henri Levy a ddmonti dans un autre contexte, quand le sens se d61ite, il reste le signe et le rite ... [qui] reprenne[nt] ä leur propre compte le faste et le prestige des convictions dlfuntes. Surcroit de mise en scfene [...] Prolifdration des performances [...] Multiplication des arfenes [...] inflation de ses emblfcmes et de son theatre."

Ainsi que sur les diffdrents autres plans de l'oeuvre, le jeu "destructivoconstructif' döjä mentionnö, ä la base de toute productivity textuelle d'apits J. Kristeva20, est ici pouss£ k son comble, dans la vari6t6 comme dans rimportance de l'intertexte. Pratiquant ä la fois l'hyperdiscours qui contient ou pourrait contenir tous les autres discours (comme le livre unique de Mallarm6) et l'anti-discours qui les an6antit tous, Allais r€vble ainsi par l'absurde, comme Bouvard et Picuchet par le ridicule selon R. Barthes, le fondement de toute textualiti. Le but ultime de son oeuvre nous semble, comme ä tous les autres niveaux, la mise en seine, gratuite et d6pouill6e, de la m6canique de la productivitd textuelle et littdraire. C'est ce que nous allons maintenant tenter de d6montrer. 1.3. Afin de saisir la complexity qu'elle revet chez Allais, il faudra discemer dans la probldmatique intertextuelle plusieurs aspects diffirents, mais intimement li€s dans les faits pourtant Ces questions nous ont 6t6 sugg6ries par nos lectures critiques comme par le corpus de base, lui-meme assez 17

Pierre Van Den Heuvel, Parole, Mot, Silence ; pour une poitique de Γέηοηααύοη. " Roland Barthes, op.cit., pp. 61 - 69. 19 Bernard-Henri Levy, "La politique est un roman", Le Monde, 15 fdvrier 1989. 20 J. Kristeva, Le texte du Roman, p. 12.

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explicite en la matiere, nous l'avons dit. Seront ainsi successivement examines le poids et le lieu, Γ incorporation, l'origine, le traitement, et la motivation de l'intertexte. Peut-etre cette 6tude paraitra-t-elle k quelques endroits envisager de m a n u r e trop positive l'intertextualitd qui est, soulignons-le, un phönom^ne absolu 21 , diffus et dynamique, qu'il ne faudrait ni rdifier, ni figer. Mais sa comprehension ne va pas non plus sans une certaine mithode analytique, au risque de trop schömatiser ou de trop ditailler. D'autre part, avec l'intertextualitd encore davantage qu'avec les autres iclairages du texte, chez Alphonse Allais encore davantage que chez d'autres 6crivains, une grande quantiti d'eilments peuvent ichapper au lecteur - pas beaucoup moins au critique -, presque un siöcle apres la parution de roeuvre, apits l'histoire souvent anecdotique ä laquelle eile se r6ftre, aprfes la circulation des 6crits, des propos, des id6es souvent dphimfcres auxquels eile fait allusion. Ce sont des risques qu'il faut prendre avec modestie, mais sans ddcouragement.

2. Poids et lieux de l'intertexte 2.1. Importance relative de l'intertexte Par definition, aucun έηοηοέ ne peut etre vierge d'intertextualite, dans la simple mesure qu'il est fait de mots et qu'il parle du monde ainsi que l'avait signaie M. Bakhtine. Comme lui, on peut cependant reconnaitre les 6nonc6s qui semblent relativement indemnes d'empreintes intertextuelles, qui ne se fondent pas sur ces relations dialogiques. On sait ce qu'il faut penser de cette neutrality ce "degr6 ζέτο de l'ecriture", qui relive en fait d'une pratique discursive et d'une ideologic precises22. Les textes monophoniques, ou l'allocuteur use d'un discours d'apparence unique et non-marque, sont peu nombreux chez Allais23. Π semble que l'allocuteur y assume seul, directement et discrfetement le discours du texte. Selon l'alteinative des Formalistes, reprise par G. Genette 24 , l'auteur motive son discours et ses precedes en les conformant ä Γ ideologic. Π est interessant de noter que dans ces textes, l'effet de simplicite, d'authenticite qui est recherche sur le plan intertextuel va de pair avec le thfcme. II y est question de la naivete d'un enfant, d'un doux ing6nu, du pragmatisme de certains bourgeois, de la resignation de certains cocus, de l'aveuglement des plus distraits, ou il s'agit d'authentique tragidie 25 . Cet isomorphisme constitue une motivation d'un autre type.

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24 21

"Tout &at rddacüonncl fonctionne comme un hypertexte par rapport au pröcödcnt, et comme un hypotexte par rapport au suivant", G. Geneue, op. cit., p. 447. R. Barthes, Le Degri ziro de l'icriture, Paris, Seuil, 1972. Par exemple : Philosophe, Sale, Toutoute, SimpUcitas, Incorume, Nature, et quelques autres exemples (ce qui ne reprisente en tout que 3% du corpus). O. Ducrot, T. Todorov, Dicüonnaire encyclopidique, pp. 336 et 337. Par exemple : Toutoute, Nature, CastelJiU, Simplicitas, Philosophe, Inconnue, Sale (un des rares textes qui ne soient pas comiques du tout).

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A ces textes relativement monophoniques, on peut en ajouter une quinzaine d'autres26 (10% du corpus) oü le röle et Γ importance de l'intertexte sont reels, mais limites. Ces textes, a fortiori les prt5c6dents, paraissent contenus presque entierement dans leur cadre, dans leur d6roulement : ils escamotent l'intertextualite, comme ils gomment les conditions 6nonciatives, architextuelles, comme ils dvitent la rhitorique, les digressions. Leur intiret se trouve surtout ä leur surface, ainsi qu'ä leur terme : ddroulement et chute qu'il ne faut alors ni entraver, ni retarder. D'ou leur relative homog6n6it6 intertextuelle. Par contre, une quantite semblable de textes (dix autres pour cent du corpus) porte la polyphonie telle que la congoit Bakhtine ä son degre le plus aigu. Multiple et/ou crucial, l'intertexte en sature ou fonde l'enonce. Dans ces cas, le dialogisme η'est pas seulement la matiöre du texte, mais son objet, au prdjudice de ses autres composantes, discursive, th6matique, narrative. Ces textes27 seront examines avec une attention speciale dans ce chapitre parce qu'ils illustrent particulierement bien la pratique intertextuelle chez Allais et ses enjeux. Cette pratique se trouve cependant constamment mise ä l'oeuvre dans les trois quarts restants de notre corpus, situös entre les textes les plus monophoniques et les plus polyphoniques. II ne s'agissait dans ce premier classement que d'etablir quelques jalons pour situer l'importance quantitative de l'intertextualite dans l'oeuvre allaisienne. En outre, si l'intertexte ne se manifeste pas uniformement dans le corpus, il n'affecte pas non plus de maniere homogene le texte oü il se manifeste. Comme les autres facteurs qui provoquent le deploiement du texte, qui lui donnent son volume, l'intertexte intervient surtout dans les introductions, les conclusions, les digressions, aux charnieres 6nonciatives ou narratives, lä oü la discursivitd est mise en question. Ceci dit, il reste maintenant ä döcrire cette intertextualiti.

2.2. Lieux de l'intertexte Chez M. Bakhtine, la typologie intertextuelle repose sur trois paramötres : la forme, le degre et le lieu. La demifcre des trois "faces" du phinomene reprisente l'endroit "oü Ton va rencontrer le discours d'autrui"28. Si l'on considere, comme nous le faisons, que l'intertexte parcourt en profondeur tout le texte, l'ensemble de l'oeuvre, ce lieu sera celui de son 6mergence : le fragment sur lequel porte pricisdment le jeu intertextuel, oü, toujours selon M. Bakhtine, entrant en concurrence plusieurs discours. On pourrait aussi parier de "materiau" que le texte tire du patrimoine intertextuel et incorpore ä son edifice. Claude Bouchi, dans son 6tude de la parodie chez Lautr6amont, retient aussi comme variable "le type de textes que [les fonctions intertextuelles] prennent en charge" ou "le type de röförents [qu'elles] sollicitent", ce qu'il appelle aussi le "pr6-texte". II ordonne ces pr6-textes selon leur carac-

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Par exemple, Black, Barbe, Embrasseur, Homme-Orchestre, Col, Precaution, Siige, Boitin, Muguet, Inginieux, Riveil. Par exemple : Drame, Phares, Polytypic, Mattresse, Charron, Banal, Obilisque, Anguille, Absinthes, Morne. T. Todorov, M. Bakhtine, le principe dialogique, pp. I l l et sv.

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tere plus ou moins ponctuel : un texte unique ; l'ensemble des textes d'un ecrivain ; un genre, une 6cole, un courant de pensie ; l'ensemble des textes possibles ; et le "contexte"19. Nous proc6derons un peu de la meme manifcre en classant le "mat6riau" pris en charge par l'intertexte, mais en donnant ä ce terme une acception plus variöe que celle que Bouchö donne ä son "pr6-texte". Inddpendamment de son incorporation, de son origine, du traitement qu'Allais lui röserve, le matdriau intertextuel se präsente chez cet auteur sous une grande variötö de formes. II nous semble que c'est ä ce niveau qu'il faut commencer ä itablir des distinctions.

2.2.1. Transferts d'6nonc6s L'intertexte ne se rdsume pas au transfert tel quel d'un έηοηςέ d'un texte ä un autre, mais l'6nonc6, de taille variable - de l'affixe au texte entier en passant par la citation est le matdriau qui se prete le plus et le mieux aux interactions transtextuelles. II fait peu ou prou aussi partie des autres types d'emprunts, stylistiques ou thdmatiques ; mais nous ne consid6rerons ici que les enonces, petits ou grands, qui se trouvent isolös, en contraste dans le texte, alors que les influences stylistiques ou thdmatiques se marquent sur une sörie de traits contigus et se prisentent de manure cohdrente, au moins au niveau du micro-contexte. Aussi difficile, voire discutable, que puisse etre dans certains cas cette discrimination, elle nous semble cependant intiressante pour percevoir clairement ou intervient l'intertextualitd avant d'en Studier les autres parametres. D'autre part, la cr6ativit6 dont fait preuve Allais ddjä ä ce niveau justifie ä elle seule cette enquete. C'est aussi pour cette raison que sera effectud un classement selon les types d'6nonc£s que le discours allaisien s'approprie. Cet inventaire et ses exemples illustrcront la vari6t6 des ressources de notre auteur.

2.2.1.1. parties de mot : Sont matiere courante dans notre corpus les initiatives d'ordrc mdtaplasmique, "qui agissent sur l'aspect sonore ou graphique des mots et des unites d'ordre införieur au mot", d'apres le tableau des mdtaboles du Groupe Mu30. Nous commencerons par presenter, avant d'en venir au mot, ces unit6s d'ordrc infdrieur qu'Allais manipule fr6quemment : suffixes, prefixes, compositions, dysorthographies. Dans le corpus de base, on ddnombre ä peu prfcs 60 occurrences rdpondant ä ce type de crdation, c'est-ä-dire un peu moins d'un cas tous les deux textes. C'est dire le role de l'esprit inventif d'Allais döjä ä ce niveau :

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Claude Bouchd, op.cit., pp. 41 ä 48. J. Dubois, F. Edeline, J.-M. Klinkenberg, P. Minguet, F. Pire, H. Trinon, ginirale, Paris, Larousse, 1970, p. 33.

RMtorique

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si tel adjectif ou tel nom n'existe pas, Allais se permet de le crfer, n'dtant jamais ainsi ä cours de vocabulaire".

Son attitude ä ce propos est la meme que celle qu'il prete au protagoniste principal de Toutoute, l'enfant qui "...tout simplement... cr6e sans coup firir [ce] qui manquait ä la langue firansaise". Nous verrons souvent que l'attitude d'Allais ä l'6gard des normes linguistiques est similaire k celle qu'il adopte ä l'ögard des autres normes qui rdgissent le texte (discursives, narratives, architextuelles et autres) en particulier et la culture en gέnέral. Pricisons auparavant que la perspective adopt6e dans ce chapitre est avant tout intertextuelle ; la rh£torique y contribuera ä d6celer ou ä expliquer certains m6canismes, mais elle n'en sera jamais l'objet. En outre, Rudolf Zimmer32 a entrepris une dtude rhdtorique du discours allaisien qui porte de fagon pröcise sur ces figures, alors que la ndtre Studie son fonctionnement sur une plus grande €chelle. De temps ä autre, il sera n6anmoins utile de faire r6f6rence ä cet auteur. Ainsi concemant la cr6ativit6 linguistique qui nous intdresse ici, Zimmer Iui consacre une £tude de detail sous le titre "Morphemallianzen"33 qui met en £vidence les moyens formels mis en oeuvre par Allais pour construire de nouveaux mots avec des unit6s priexistantes dans la langue. Ce procidö est en ötroit rapport avec la transtextualit6 car ces unit6s sont trös souvent tir6es de discours caractiristiques, reconnaissables, et crdent g6n6ralement un contraste intertextuel en plus de la rupture avec la norme linguistique. Ainsi, les suffixations, prifixations, mots compos6s qu'Allais propose dans notre corpus nous renvoient d'abord au langage scientifique, celui oii effectivement les n6ologismes "sirieux" se multiplient (souvent sur le meme module, avec les memes 616ments) en fonction des progrfcs qui se pröcipitent dans ce domaine ä l'6poque et auxquels Allais η'est pas indiffdrent comme on le sait. En rapport avec la m6decine : chromomaniaque, chromopathie, mardipathie, maboulite holorimeuse, antisymbolite aiguC, une triple loufoquite pdriodique, un appareil sentimentalo-cardiaque, la delphacomanie ("du mot grec delphax, delphacos, qui veut dire petit cochon") ;

avec la technique : ina&alion, &rabouillite, ddmussification, automobilofumisme, chambardoscope, antifiltre, frigorifisme, philapothicarisme ;

et autres : "troubado-docteur, touchanto-comique, banaloid, 6b£noi'de, scandaliforme", nombrcuses utilisations des prefixes auto- et pseudo- ("autod6cor6s, pseudo-vieillard, pseudo-Britishman, pseudo-m6nagerie"). Les titres des ouvrages scientifiques du vieil oncle savant de Sensible m6ritent plus d'attention :

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Β. E. Gesner, "Alphonse Allais : imagination et agilit6 verbale", p. 78. Rudolf Zimmer, Aspekte der Sprachkomik im Französischen (Sprache des Humoristen Alphonse Allais), Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1972. Ibid., pp. 85 ä 98.

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Auieur de plusieurs opuscules parus chez Gauthier-Villars, notamment d'un Essai de logologie, d'un Petit traiti de graphographie, d'EUments de mitromitrie, mon oncle est surtout connu du monde savant par ses bien personnels travaux technotechniques.

Le meme ildment en pr£fixe et en suffixe renvoie, par son caractfere tautologique et absurde, aux regies (peut-etre aux abus) de formations ndologiques. Ce proc6d6 est ä l'image de la stratögie textuelle et discursive allaisienne : le fonctionnement ä vide (par la r6p6tition, par exemple) d'un möcanisme ou de la machine entiere du texte ou de la culture. Ces ouvrages du vieux savant reprisenteraient ainsi une minuscule mise en abyme de l'oeuvre qui les mentionne. II arrive que la composition du mot CT66 soit bilingue, tels "godillotman" ou "boulotting-car" (wagon-restaurant, sur le modöle de "sleeping-car", avec le mot argotique : "boulotter", manger). Alors que certaines cr6ations tendent vers le langage littöraire, soutenu ("navrance, sir£n6enne, flavescence, albionesque"), ou, au contraire, vers un langage populaire, familier ("pleurarde, ventriloquerie, rigouillard, patrouillotte, toctocquait, clöopätreux"), il en est d'autres qui mettent en jeu des 616ments relativement moins marqu6s, appartenant ä ce que l'on pourrait appeler la "langue standard" : indangereuse, triple imb&ile! centuple idiot! milluple crdtin!, glacialitg, disparatisme, quelconquisme, infr€quemment, impo&ique, sauteler, s'inextriquer, tentativer, se spiraliser, ddfourcher, ddzibrer, compartimentaux, ind&ourageable, increvablement, comestibUit6, dortnavantiel, chiendefai'encerie, bonprincifcrement, peaudeballisme, bimanchotie.

Si, dans ce cas, l'intertexte n'intervient pas en tant que discours autre, la distance et les initiatives que prend Allais ä l'6gard de cette langue, aussi neutre soit-elle, ne la rend-elle pas dtrangfcre au texte qui la refoit comme le sont les langages scientifique ou littdraire? II s'agirait alors d'un effet pervers du phönomfcne intertextuel : au lieu d'enregistrer, d'incorporer passivement, voire de banaliser les discours caractdristiques ambiants (intertextualit6 centripöte), cette intertextualitd inversde (centrifuge) rechercherait et ci&rait l'altiritd, les differences, les discordances, au sein meme du discours standard - supposd neutre, homogöne et coherent -, et les projetterait ä l'extdrieur du texte pour la science du lecteur. C'est ä peu pits le genre d'effets que poursuit le nonsense : il agite les mots dans tous les sens de manüre & faire ressortir 1'extravagance profonde des expressions les plus ordinaires. II vise d nous dipayser dans notre propre idiome [nous soulignons]".

En plus de ces citations lexicales, le gout pour la dysorthographie - ou plutot pour l'"hötörographie" - que manifeste Allais, qui avoue d'ailleurs appartenir ä la "Ligue pour la ' Quomplykasiont deu I'Aurthaugraphes' "M, n'est pas sans 14 M

A. LafTay, Anatomie de I'humour et du nonsense, p. 101. Dans "le Journal", 1901, Tout Allais : Oeuvres posthumes. Edition de F. Caradec, tome IV, Paris, 1968, p. 206. Cf. aussi la lettre de la bonne de Franc isque Sarcey citfie par A. Jakovsky, op. cit., pp. 84 et sv., et le texte "La reform de lortograT (signi Francisc Sarcd), in Le Chat Noir, 25 f6vrier 1893 (cit£ dans A. Allais, Les Pensies, Paris, Le Cherche Midi, 1987, p. 83).

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rapport avec l'intertextualitö en göniral. On peut y voir, selon l'hypothfcse cidessus avancde, une distanciation ä l'6gard de la langue dont les mdcanismes sont imitis : les principes de l'analogie (Allais parle, ä la suite de Mallarπιέ36, du "D£mon de l'Analogie", Mousqueterie) ou la complexiti des rfcgles d'orthographe. Ainsi, notre auteur compare chat ä chas ou ajoute des h, lettre souvent imprevisible en frangais, ä de curieux endroits : "heurop6enne (Vh est aspird)", Drink, "rhythme (je tiens aux deux Λ!)", Rajah. "Rhythme" ainsi ecrit releve d'un archai'sme ou d'un anglicisme. Quant ä ce personnage qui a l'habitude, lui, d'ajouter aux mots des r intempestifs, surtout au nom des grades de ses supirieurs ä l'armöe : "cierge [pour siöge]... lieurtenant... cormandant ... merdecin mirlitaire..." (Riserviste, publi£ en 1902), ne doit-on pas y voir une reminiscence du fameux "merdrc" du Pdre Ubu de Jarry (premiere reprisentation le 10 ddcembrc 1896) dont le r supplimentaire (?) a suscit6 tant de remous et de commentaires. Dans la meme optique, le calembour, fruit d'une manipulation m6taplasmique de parties de mot successives, serait une surenchfcre de l'homophonie inhörente ä la langue37. A propos des calembours et des jeux de mots allaisiens, qui ont d£jä 6t€ analysis par d'autres et qui sortent du cadre que nous avons άοηηέ ä cette 6tude, notons cependant que leur intdret dipasse la linguistique et la rhitorique puisque, comme le d6montre J. Dubois ä propos d'Apollinaire, ils peuvent assurer une fonction centrale : La double ndcessitd pour le jeu de mots... d'etre d6voil6 et d'etre dissimuld [en fait] un excellent support de la clef ou du chiffire [du texte]... Le calembour joue un role crucial dans le travail d'dcriture-lecture lorsqu'il polarise sur lui l'6nigme du texte.3*

On peut donner une portee plus grande encore au calembour, comme Fantasio qui pretend que "jouer avec les mots est un moyen comme un autre de jouer avec les pensees, les actions, les etres. Tout est calembour ici-bas"39. Apres le mouvement de recul, puis de r6cup6ration que la cr6ation, l'heterographie, le calembour provoquent, la langue dite standard n'est plus exactement la meme : le texte (son auteur, son lecteur) se Test aliinie, pourrait-on dire, ce qui permet alors ä une relation dialogique de s'£tablir. Le dialogisme est d'autant plus clair quand pour le meme έηοηοέ entrent en concurrence - les deux versions 6tant juxtaposes ou combin6es dans le texte - deux codes (oral / dcrit40), deux langues (fran9ais / anglais41), en g6n6ral deux discours differents. Comme les autres exemples du meme ordre sont

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En r£f£rence au litre du texte de S. Mallarm6, mais & un propos bien diff6renL Le conte La PinultUme dont il est tir£ a έΐέ republic le 28 mais 188S dans le Chat Noir et a provoqui l'enthousiasme de la jeune g y r a t i o n (H. Nicolas, Mallarmi et le symbolisme, Paris, Larousse, 1972, pp. 52 et 53). La rime tire en fait parti de la meme ρτορήέΐέ de la langue. J. Dubois, "Po6tique du mot d'esprit chez Apollinaire", in Acta Universitatis Carolinae Philologica, Romanistica Pragensia XV, n° 1-2, 1983, p. 87. Alfred de Musset, Fantasio, II, 1. Par exemple, transcription de la prononciation syllabe aprfes syllabe : "tr&s-em-be-ti!" (Ida), "Tu entends, NEUF-FRANCS-CIN-QU ANTE-CEN-TIMES!" (Dot) ; d'un cri : "Au vitri.-

..hir" (Vitrier). 41

Par exemple : "le manager... le m£n£djeuhr... le machin" (TMrapeutique).

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rarement limit£s ä une partie de mot ou meme ä un έηοηοέ qu'on aurait transpose, mais qu'ils touchent diff6rents aspects du texte, ils seront pr6sent6s en tant qu'influence stylistique. Plusieurs de ces cr6ations sont comment6es par Allais dans le texte ou en note ; l'intertexte est ainsi accompagn6 de propos m6tatextuels qui l'expliquent ou augmentent sa portöe. A cot6 de "diphalcomanie", de "Toutoute" dejä cit6s, on releve glacouillottes', qui ne sont autres que les bouillottes dans lesquelles l'eau chaude est remplac6e par de la glace", "terreur antespective* (*le contraire de 'r&rospective')", T 6 Uange v61och6e* (* On dit bien 'chevauchde')".

La creation ne vaut pas seulement en tant que telle, mais pour tout le systeme qu'elle met en jeu. Enfin, notons que les "a L...", "Georges T...", "18..", "f... sur la g...", termes auxquels il manque une partie et que Ton rencontre ä plusieurs reprises dans le corpus, doivent 6galement leur aspect ä l'intertexte, celui des r6cits dits rdalistes qui feignent de gommer les r6f6rences trop pr6cises avec le contexte r6el de peur de compromettre quelqu'un42, ou des discours soidisant bien pensants qui pratiquent une auto-censure superficielle. II sera encore question de la com6die ä laquelle se livrc Allais avec ces conventions.

2.2.1.2. mots et locutions : Ces fractions d'6nonc6s de tailles difffrentes - un mot ou plusieurs mots soudis - seront associöes car elles sont l'objet du meme type de relations intertextuelles ; d'intdressantes comparaisons seront nöanmoins relevöes cidessous. Synonymie, niologie (pr6existante), archai'sme, emprunt,... ces proc6des sont 6galement d'ordre m6taplasmique pour le Groupe Mu, mais la suppression-adjonction, partielle pour les citations vues ci-dessus, est ici complete. Au niveau du mot, de la locution, de l'expression consacrie, on voit clairement que, selon la difinition de Μ. Bakhtine, plusieurs appellations entrent en concurrence, l'enonc£ marqui 6tant ρτέίέτέ k celui qui ne l'dtait pas plus, ou pas autrement, que le contexte. Comme plus haut, ne seront retenus que les mots ou les locutions isolöes, c'est-ä-dire qui ne font pas partie d'une s6rie d'autres mots constituant un έηοηοέ complet d'unit6 supörieure (exemple, une citation), ni d'une sörie d'autres traits relevant d'un style tel qu'il sera döfini plus loin. Ici encore, les distinctions peuvent etre difficiles, mais nous semblent justifi6es. Sont d6nombr6s dans le corpus de base environ 360 emprunts de mots (une moyenne de + 2,5 par texte) et 250 emprunts de locutions (+ 1,5 par texte, ensemble + 4 mots ou locutions par texte). C'est en fait le lieu privilögii de 1'intervention intertextuelle dans le texte allaisien, le matdriau qui se prete le mieux ä son jeu. Allais donne l'impression de saupoudrer son oeuvre de ces 6nonc6s courts qu'il tire d'autres discours. Nous reviendrons plus loin sur la 42

Cf. P. Van Den Heuvel, op. cit., pp. 73 et sv. : silences volontaires, tel le manque graphique (blanc, initiale seule,...) pour accentuer la v£racit£.

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motivation d'une telle pratique. D'un point de vue rhötorique encore, Zimmer taxe, apres Leiv Flydal43, d"'extrastructuralismes" les systfcmes partiels et occasionnels auxquels font rifirence ces emprunts, mais dont on peut facilement se passer, et les classe ensuite selon leur nature (archai'sme, argot, latinisme, anglicisme, langage professionnel)44. Une large partie de ce chapitre sera devolue ä l'origine de l'intertextualit6 allaisienne en g6n6ral, des discours qui y participent. Entre-temps, il nous faut cependant dtablir quelques regroupements ilimentaires nöcessaires ä Γ analyse de ces emprunts en particulier. En prenant modöle sur les indications de Zimmer ä propos d'Allais, de C. Bouch6 ä propos de la parodie43 et du tableau du Groupe Mu, fixons six poles intertextuels principaux qui influencent ä ce niveau le vocabulaire allaisien. a) Le langage familier, populaire, argotique, trivial, en un mot bas : "bibete, trinquer, calottes, bigrement, joujoux, quenottes, taper dans l'oeil, se faire sauter le caisson, en cheveux, couper la chique,..." (+ 100 mots, 160 locutions) ; b) selon l'opposition classique entre "noble" et "vulgaire"46, le langage littöraire, recherchö, en un mot haut : "ineffable, sustenter, choir, abolir, cingler, courtines, vesp6ral, courtisane,..." (+ 36 mots, 41 locutions) ; c) le langage technique, scientifique, professionnel, en un mot spicialisi : "dfterminer, Γ arnica, molöcules, fulgures, mucilagineux, faire force toile, faire flanc droit, selection par Elimination, k lYtouff6e,..." (+ 88 mots, 33 locutions) ; d) les niologismes : "apiritif (1890), confetti (1892), globe-trotter (1898),..." (quelques mots seulement) ; e) les archaismes : "automidon, liards, oyez, ire, jouvenceaux, huis,..." (une douzaine de mots) ; 0 les mots et expressions rdgionalistes, exotiques, itrangers : "ce quantum, ale, rajah, meeting, gentleman, siau, londr&s, bourns, broken down, epouvantabile visu, ad hoc,..." (+ 100 mots, 33 locutions). II ressort de cet inventaire, donnd surtout ä titrc indicatif, quelques rapports proportionnels intdressants. Ainsi, les mots et locutions qualifi€s de bas reprisentent presque la moiti6 des occurrences (43%) : c'est surtout sous cette forme d'6nonc£s courts et isolös que le langage familier, populaire, trivial, intervient dans le texte allaisien. Par contre, le langage litt6raire, recherchö, haut, transparait davantage dans le style plutöt qu'il ne se marque

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Leiv Flydal, "Remarques sur Tidsskrift for Sprogvidenskap, 44 R. Zimmer, op.cit., p.25. *s C. Bouch6, op.cit., pp. 58 et 46 G6rard Genette, par exemple,

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certains rapports entre le style et l'6tat de langue", in Norsk XVI, Oslo, 1952. 59. utilise encore cette opposition dans Palimpsestes.

de maniere ponctuelle dans Γέηοηςέ (settlement 12% des occuirences). Les mots et les locutions sp6cialis£s et itrangers sont 6galement nombreux, les uns et les autres entrant pour 1/5 du total des occurrences. En ce qui concerne ces registres, il n'y a pratiquement pas d'altemative stylistique. Quant aux mots et locutions niologiques ou archai'ques, leur nombre est tellement r6duit que l'on peut avancer que cet axe lexical n'existe pas chez Allais. Notons cependant que certains repörages et differences sont dölicats : comment reconnaitre de maniere döcisive un niologisme d'un terme technique, un archai'sme d'un terme littdraire? Les rapports entre les occurrences des mots, d'une part, et Celles des locutions, de 1'autre, sont aussi instructifs. Ceux-lä sont trois fois plus fr6quents que celles-ci pour le langage sp&ialisö et ötranger, qui ne proposent qu'une traduction mot pour mot des termes habituels. En revanche, ce sont les locutions les plus nombreuses en ce qui conceme le registre bas. Allais semble vouloir surtout tirer parti de la saveur des expressions populaires, une valeur iirdductible ä la traduction. Allais se livre aussi ä certaines manipulations - mötataxiques, alors - de mots ou de locutions (sans passer par une de ses parties) justifi6es par 1'interference de rintertexte. La confusion des genres des substantifs commise par 1'Anglais qui tente de s'exprimer en fran^ais a le meme effet que les crdations lexicales d6crites plus haut : ce proc6di met k distance, maique la langue standard au point d'en faire un discours autre, £tranger aux yeux du lecteur francophone comme eile l'est effectivement ä ceux du protagoniste anglais. On peut ici encore parier d"'intertextualit6 inversie". Sans l'interm6diaire d'un protagoniste 6tranger, les tranferts de classes grammaticales47 sont semblables dans leurs r6sultats, d'autant qu'on peut y ddceler dans quelques cas certaines influences litt^raires, par exemple celle du style artiste des Goncourt ou de la mode symboliste. Vu 1'importance qu'Allais donne au mot en tant que signifiant qu'il röifie4* et valorise par les manipulations ci-dessus d£crites, on pourrait souscrire ä la conclusion de J.-C. Dinguirard49 qui pense que "si Jarry thöorise que 'la lettre seule est littirature', Allais pratique quotidiennement la chose"... ä la condition que, comme nous le disions dans notre introduction, cette conception du mot ne se limite pas ä celle du "bon mot" et qu'elle n'occulte pas le texte, l'autre dimension cardinale de l'oeuvre allaisienne.

2.2.1.3. 6nonc6s complets, la citation : On assimile souvent l'intertextualit6 (prise alors dans le sens strict que lui donne G. Genette par opposition ä l'hypertextualiti) ä la citation qui, ä notre avis, n'en est qu'un aspect ainsi que ces pages devraient le montier. La citation est malgrä tout un proc6d£ cid des relations intertextuelles, surtout chez Allais qui en use beaucoup (presque une par texte) et de diff€rentes 41

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J. Dubois et al., op.cit., pp. 40 et 41. Par exemple : "je suis cet un", "les coeurs concierges", "la souvente rfy&ition", "frisait le fatidique", "la passde des p6destrcs". "A pure pleasure in the plasticity of word", M. Sorrell, "Alphonse Allais : his style and technique, and his continuing importance", p. 487. J.-C. Dinguirard, "L'Allais retors de Jarry", p. 127.

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manieres. Les modes d'incoφoration (signalemcnt, attribution,...) de la citation dans le texte allaisien, comme son origine et les traitements qu'elle y subit, seront döcrits ultörieurement. Avant de faire intervenir ces paramfctres, et de maniere relativement inddpendante ä leur 6gard, la citation se caractirise par rapport aux autres types d'6nonc6s pr6sent£s ci-dessus par le fait qu'elle forme en elle-meme un tout autonome et complet (un "microtexte"), alors que les autres 6nonc6s touch€s par rintertexte n'ötaient que des fragments introduits dans le texte. La longueur de la citation peut varier : un mot, si l'on considere qu'il forme ä lui seul un tout de signification", un texte entier dans le cas de (pseudo-) plagiat ou de copie (Histoire), mais generalement une phrase, l'uniti syntaxique de base. D'autre part, la citation differe de l'emprunt stylistique en ce que son texte ä έίέ έηοηοέ prdalablement (ou supposi tel) ä celui d'Allais oü il se trouve τέρέιέ. La distinction est parfois delicate, mais interessante car l'auteur joue sur cette subtiliti (dans le cas de citation hypothötique, du type "comme aurait pu dire un tel"). La citation sera prise ici dans un sens large : aussi bien le passage d'auteur, que le proverbe, le texte d'enseignes, d'6criteaux, d'affiches murales, d'6tiquettes31, etc. Nous nous contentons ici de donner un apergu de la vari6t6 du phönomene, avant d'en discuter l'importance g6n6rale. Beaucoup d'ötudes ou de chapitrcs d'ouvrages traitent de la citation, qu'il s'agisse de rh6torique, d'dnonciation, d'analyse du discours52. Quelques-uns nous serviront de reference plus loin ; il faut cependant mentionner ici l'un des plus importants d'entrc eux. II a pour auteur Antoine Compagnon et porte le titre de La seconde main, ou le travail de la citation*. Les perspectives adoptöes dans cet imposant essai sont multiples : ph6nomenologique, semiologique, g6n£alogique. L'histoire de la citation, retrac6e depuis Aristote jusqu'ä Mallarmö, Borges, en passant par Erasme, Montaigne -, intöresse moins ici, meme si Allais participe ä part entiöre ä cette histoire : depuis la citation moderne, li£e au döveloppement de cette typographic dont notre auteur connait toutes les possibilit6s (d6veloppement probablement relanc£ par celui de rimprimerie et de la presse ä la fin du XIXfcme siecle), jusqu'ä la citation contemporaine, lib£r6e (des definitions, des guillemets), excentrique. Parce que cette perspective nous 61oignerait de notre sujet, nous nous en tiendrons au point de vue synchronique. Pour A. Compagnon, la citation, Operateur d'intertextualitö, se trouve au carrefour meme du texte, entre le sens qu'il produit et le ρΐιέηοπιέηβ qu'il reprfsente54. Corps ötranger pourtant, ä la suite d'un pr61fcvement et d'une greffe, eile travaille le texte comme le texte la travaille. D'une part, eile provoque l'auteur qui est surtout un bricoleur : il r66crit plus qu'il 6crit, il "converti[t] des Aliments s6par6s et discontinus en un tout continu et cohi-

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Par exemple, le demier mot ä la chute de Collage : "C'est ce que les Frarv;ais appellent un collage". Par exemple : "Miroiterie et Dorure" (Vitrier), "eile jetait ä la poste (Etranger) un mot ainsi congu" {Moderne), "Fermi pour cause de dicis" (Criminel). Panni les plus röcents : P. Van Den Heuvel, op.cit. ; D. Mingueneau, Nouvelles tendances; M. Schneider, Les voleurs de mots : essai sur le plagiat, Paris, Gallimard, 198S ; etc. Paris, Seuil, 1979. A l'origine, thfcse de doctoral dirigde par J. Kristeva et J.-C. Chevalier. Ibid., pp. 15 ä 45.

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rent"55. D'autre part, eile amorce la machine de la lecture, coramc le pense aussi Umberto Eco qui demontre que l'intertexte stimule les anticipations, extrapolations, et autres initiatives du lecteur... jusqu'ä l'induire en erreur56. En fait, la citation montre qu'"en v6rit6 lecture et öcriture ne sont qu'une seule et meme chose, la pratique du texte"57. Ceci est ä notre avis particulierement vrai chez Allais qui associe 6troitement le lecteur (et la lecture) aux conditions essentielles de son discours. Cet aspect de son oeuvre, d6jä aborde ä propos de l'enonciation, le sera encore ä propos de l'architextualitö. Grand citateur, Allais n'est peut-etre pas un grand lecteur5*, mais au moins un lecteur privilegi6 : journaliste, ou 6crivain dans un journal, Allais est au confluent de toute la collection de discours qui s'y impriment. Comme la presse, le boulevard et ses terrasses qu'il fr£quente assidüment constituent un grand foyer intertextuel, de discours non-publi6s cette fois, comme la foire au Moyen Age pour Rabelais. II est tits curieux de constater qu'Allais a lui-meme beaucoup 6crit sous forme de citations... et qu'il a effectivement έιέ beaucoup cit6. II est d'ailleurs plus connu pour ses aphorismes, ses paradoxes, ses combles, rappeles ä tout propos, que comme 6crivain. La citation, comme l'intertexte en gönöral, semble done bien au coeur de la pratique textuelle allaisienne. Au point de vue semiologique, Compagnon part du fait que la citation est ä la fois ^petition et dialogue. II y a en eile collision entre le passif et l'actif : "un önoned rfpetö et une dnonciation r6p6tanteM59. Elle constitue done un rapport semiotique qu'il analyse en d6tail en se r6f6rant entre autres ä Peirce. Une des relations interdiscursives possibles, la repetition peut prendre de multiples formes, dont le proverbe, le discours direct ou indirect, l'imitation, la copie, la replique, le pastiche, la source, 1'influence, le refrain, ... et la citation. On a dejä vu ailleurs et l'on verra encore dans ce chapitre (autocitation, autor6f6rence,...) le role important de la repetition dans l'oeuvre allaisienne. La signification et la repetition, poursuit A. Compagnon, donnent son sens ä la citation en fonction de valeurs entretenant entre elles un rapport d'interaction que l'on peut interpreter ä plusieurs reprises. "Interpreter une citation, e'est encore la citer, la sur-citer"60, done r6p6ter les procös de production et de reproduction du discours. Α eile seule, la citation serait ainsi une sorte de mise en abyme de la propri6t£ de la langue qui peut tout interpreter, y compris elle-meme. Quant ä l'6change, il s'effectue entre un langage-objet et un mdtalangage, role endoss6 alternativement par le discours citant et le discours cit6, comme les r£pliques d'un dialogue. D'oü Γ equivoque de la citation ä laquelle on ne sait quelle valeur donner, qui "est toujours indecise et ambigue. C'est pourquoi la logique ne fait pas de citations"61. D. Maingueneau, dans le cadre plus pricis de la narration, met

55 56 51 51 59 60 61

Ibid., p. 32. U. Eco, Lector in Fabula, pp. 260 et sv. A. Compagnon, op.cit., p. 27. A. Jakovsky prdtend qu'"Alphonse Allais lisait d'ailleurs peu" (op. cit., p. 132). A. Compagnon, op. cit., p. 56. Ibid., p. 75. Ibid., p. 83.

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egalement en cause la "fidelite" de la citation qui n'est finalement que pure convention litt6raire au meme titre que le discours citant62. Allais tire un grand parti du Statut particulier de la citation, de son caractere naturel et conventionnel, du dialogue dont elle est issue et qu'elle entraine, du sens, jamais acquis, qu'on peut lui retrancher ou ajouter, de ses enjeux comparables ä ceux du texte, de l'6criture, de la langue, ces instances et ces pratiques qu'il ne cesse de mettre en question. 2.2.2. Influences stylistiques Si, selon la definition qui vient d'en etre donnöe, la citation est un 6nonc6 pröalablement et effectivement produit, Γ influence stylistique affecte un önonce de fagon ä cröer Γ impression que cet έηοηοέ r6pond aux memes conditions : c'est-ä-dire qu'il a 6t6 pr6alablement et effectivement produit au cours d'une autre enonciation (alors que ce n'est pas le cas : une fausse citation en quelque sorte), ou qu'il aurait pu l'etre de la meme manifcre (comme la citation hypoth6tique ddjä mentionnde). Ce n'est done plus le transfert d'un texte, mais de ses caract6ristiques formelles. Comme Allais ne respecte pas plus les propos d'autrui que les conventions concernant leur utilisation, il arrive souvent que les distinctions soient une nouvelle fois problimatiques et que d'autres criteres (le Signalement, 1'attribution, l'authenticitö) doivent entrer en ligne de compte. Le style, attachl ä un auteur, ä un genre, ä un registre, ä un parier (populaire, sp6cialis6,...), etc., se manifeste par un faisceau de traits cooccuiTents. Y figurent souvent les fragments d'6nonc£ (parties de mot, mots et locutions) dont il a 6\€ question plus haut et dont la manipulation relive d'opörations surtout mötaplasmiques63 ; mais alors ces fragments ne se trouvent plus isotes comme ceux inventori6s ci-dessus. Les autres traits concernent les diffirentes ressources de la rhitorique, que le Groupe Mu partage en m£tataxes, m£tas6m£mes et m6talogismes, mais dont l'ötude approfondie apporterait peu de choses ä notre enquete intertextuelle. C'est la raison pour laquelle nous pr6f6rons ranger ces marques diffuses et combinees dans le texte sous le terme large et vague de "style". G. Genette appelle "hypertextualit6"M ce type d'influences qui n'est ni la citation litt6rale ("intertexte" dans un sens restrictif pour lui), ni un commentaire. II utilise par ailleurs toujours le terme "style" qu'il oppose au "sujet" (pour nous le "theme") et qui lui sert ä diff6rencier selon le schdma classique la parodie et le pastiche du travestissement. Cette demiöre pratique modifie le style de l'hypotexte en en gardant le sujet, tandis que les deux premieres, inversement, imitent le style mais l'adaptent ä un sujet different6*. Cette nomenclature, sans ses nuances pourtant, nous sera utile. Dans son o t s interessant ouvrage sur Les Chants de Maldoror, Claude Bouch6 accorde ä la parodie, ä la base de l'6criture de Lautrfamont comme on le sait, la primautd 62 a

D. Maingueneau, Eliments de Linguistique, p. 88. Mis ä part le "transfert de classe" qui dans notre perspective porte sur un seul mot, mais qui est le rdsuliat d'une opdration m£iataxique comme I'explique le Groupe Mu (J. Dubois et al, op. cit., pp. 80 et 81).

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G. Genette, op.cit., pp. 11 et 12.

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Ibid., pp. 29 et 30.

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des relations intertextuelles. A son avis, eile reprösente une pratique "translinguistique" qui "couvr[e] des manifestations textuelles variöes" et qui concerne le "contenu" et le "style", contrairement au pastiche qui "ne concerne que le 'style'"66. Cette distinction serait plus pratique dans la mesure ou le partage entre "style" et "thfeme" n'est pas toujours facile, ni pertinent chez Allais. Les principes comme les rdsultats de l'ötude de C. Bouch6 nous intfressent au plus haut point vu la curieuse similitude que l'on d6couvre entre les pratiques discursives des deux auteurs, Lautr6amont et Allais, malgr6 tout ce qui les söpare. Signalons d6jä que dans l'inventaire de notre corpus, au moins la moitiö des textes component des passages en contraste stylistique. Ces passages peuvent etre de diff6rentes longueurs, le texte entier dans le cas d'un pastiche ou d'une parodie, ou quelques mots quand un style, qui "travaille" pourtant 1'ensemble de l'oeuvre, ne fait qu'effleurer k cet endroit. Ces influences stylistiques seront analyses ä partir de diff6rents elitäres par la suite. 2.2.3. Influences thimatiques Pas moins courantes que les influences stylistiques et souvent associies ä elles, les influences thömatiques couvrent l'ensemble de l'oeuvre allaisienne qui est fort "st£r£otyp6e" dans le sens que C. Bouchd donne ä ce terme47. Elle "opfere par prölevement de passages, d'id£es, de schemes issus de textes antdrieurs", mat&iaux qu'elle prend des "livres, certes, mais aussi dans les joumaux, la publicite, les messages politiques, le langage de la rue, bref, dans tout ce qui est manifestation 6crite ou orale collective". "Ces transfeits [...] s'effectuent [de maniere] möcanique [...] par blocs entiers dont les soudures se laissent voir". De tels proc6d£s donnent gönöralement au texte l'aspect d'une sorte de "jeu de construction", qui, chez Allais, tourne souvent en jeu de d£-construction. Pour le "stiriotype", comme pour la parodie, C. Bouch6 distingue l'emprunt essentiellement stylistique, "le clich6", de celui qui est transtylistique, "le lieu commun". Encore une fois, le partage est souvent difficile. Le thöme ressortit ä la fois ä l'intertexte (il r£sulte de la selection et de l'insertion des vecteurs intertextuels), k l'architexte (le thfcme rend raison de la finaliti immanente du genre)6*, k l'6nonciation (les lieux communs rfcglent plus pr6cis£ment les relations intersubjectives entre les participants ä la communication, par exempie dans la prösupposition6*). A ce propos, il est inutile de refaire la dömonstration d'U. Eco concernant l'importance de ces

66 67 m 69

C. Bouchd, op.cit., p. 43. C. Bouchd, op.cit., pp. 44 et 45. M. Angenot, La parole pamphldtaire, pp. 67 et 68. Ce sont les "lieux opinables" qui se trouvent deiriire les propositions de surface et qui reprdsentent l'intelligibilitd et l'acceptabiliti de l'6nonc£ (Ibid., pp. 169 et sv.). J.- Μ. Klinkenberg parle du "composant encyclopödique" qui est constitu6 par la totality des discours prdexistants et dont il faut toujours tenir campte ("La place du composant encyclopidique dans une rhdtorique linguistique", in Actes du Ilime Congris de Γ Association internationale de Simiotique, Vienne, 2-6 juillet 1979).

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themes dans la cooperation textuelle entre auteur et lecteur, et de leur röle au cours de la lecture : rassurer et intriguer ä la fois le lecteur, etablir son attente, 1'inciter ä combler les vides, ä privilegier une isotopie au detriment d'autres, l'encourager ä ceitaines insinuations, inferences, anticipations,... Son analyse d'"Un drame bien parisien"70 d6monte de manifcre magistrale les möcanismes que d£clenche la th6matique intertextuelle et qu* Allais prcnd souvent ä contre-pied afin d'en divoiler le caractfere arbitraire et automatique, et de pi6ger le lecteur qui se fie trap nai'vement ä ces conventions. Comme la thömatique allaisienne n'entre pas directement dans le cadre de cet essai, nous nous contenterons ici de relever, - entre les thfcmes g6n6riques et les id6ologemes (lieu commun, maxime li6e ä Γ ideologic selon Angenot) les acteurs, les sequences d'action, les decors, les d6veloppements d'histoire (scenarios motifs et scenarios situationnels71) qui sont les plus reprdsentatifs et qui ont un interet intertextuel particulier. Stereotypie affichöe, construction pr6fabriqu6e, destruction par d6rision/dysfonctionnement, voilä le jeu intertextuel auquel Allais se livre en manipulant les themes empruntös au patrimoine et sur lequel nous reviendrons. Davantage encore ä cet endroit du texte qu'aux autres, parce que plus itendu et plus profond, on voit bien la composition intertextuelle en mosai'que du texte allaisien oü s'imbriquent les differences pieces prelevees des ruines de Tun ou l'autre edifice qu'il vient de saper.

2.2.4. References littöraires Aux trois lieux privilögiös de l'interförence intertextuelle, - Ι'έηοηοέ, le style, le theme nous ajoutons une demifere manifestation intertextuelle qui n'a certainement pas le meme poids, mais qui est tellement courante chez Allais qu'il nous a sembie bon de lui riserver un Statut ä part. Allais mentionne trös souvent dans ses textes le nom d'autres auteurs et/ou le titre de leurs oeuvres. II lui arrive aussi de parier de lui ou de ses textes comme s'il s'agissait ou s'ils etaient de quelqu'un d'autre : cette auto-r6f6rence, ä la faveur d'un dedoublement, relöve de l'auto-intertextualitd dont il sera question ci-dessous. Le sens ici pretö aux "references" est beaucoup plus restrictif, puisque limite aux producteurs et productions discursives explicites, que chez Bouchö qui les döfinit, sans guere de precisions, comme des "indications plus ou moins fuyantes et diffuses... des sortes de repfcres, d'indices 'mythologiques' ou 'rhötoriques' [qui renvoient] au domaine des codes et des discours, usage hautement socialist du langage et de la pensöe"72. Quand ces references litt^raires ne se justifient pas directement, qu'elles n'accompagnent ni citation, ni emprunt stylistique ou thimatique, l'intertexte n'affecte alors pas vraiment le texte dans un de ses aspects constitutifs ; pas plus localise que materialise, il n'intervient que de manifere formelle, symboliquement repr6sent6 par une signature ou un titre. A ce point de vue gratuite, la reference joue ä un autre niveau un röle cie : inscrivant d'autres textes dans le corps de celui qui la

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U. Eco, Lector in Fabula, pp. 260 et sv. Selon la hidrarchie des topics que propose U. Eco, op. cit., pp. 118 et 119. C. Bouchd, op.cit., p. 45.

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contient, la riference inscrit inversement le texte qui la contient dans la sine de ceux qu'elle mentionne, ou au contraire Ten exclut (de meme pour les auteurs nommant et nommös). On peut ainsi voir dans les r6f6rences que ne cesse de donner Allais, outre l'utilisation parodique d'un proced6 conventionnel, la sch6matisation embl6matique des pratiques intertextuelles gdnörales ä l'oeuvre73.

2.3. Bilan et analyse de textes exemplaires Rappeions une demiöre fois qu'il n'a encore 6t6 question ici que du lieu du texte oü agit l'intertexte, du mat6riau affectd par son jeu. Nous avons isoli ce parametre des autres (le signalement, l'origine, la motivation, le traitement,... de l'intertexte) pour analyser plus prfcisdment les difförentes manifestations du discours autre, avant d'itudier ce qu'il deviendrait dans le discours allaisien. La conclusion que l'on peut tirer de ce premier inventairc est que l'intertexte chez Allais est omnipresent et multiforme, qu'il frappe le texte dans ses 61£ments les plus petits (partie de mot, mot) et les plus grands (longue citation, texte parodique), de maniöre ponctuelle (une r£f6rence, un έηοηΰέ) ou diffuse (un style, un thfeme), en surface (mot isol6) ou en profondeur (thöme), etc. On aurait pu aussi ajouter le ton du discours des personnages, que note plusieurs fois Allais sans que cela ne se marque dans le texte74. Notons que dans le cas d'influences diffuses, portant sur une certaine longueur et profondeur du texte, de l'oeuvre, et sur ses difförcnts matöriaux, l'intertextualitd passerait au Stade de ce que plusieurs auteurs appellent 1' "interdiscursiviti". Elle entre dans la composition du texte et surtout de l'oeuvre, non plus sous forme de "petites unites en circulation", mais de "discours contigus et homologues... en interaction et influences rieiproques"75. Cette distinction entrc intertextualit6 et interdiscursivitf recoupe en gros celle que D. Maingueneau dtablit sur des critörcs plus linguistiques entrc "l'h6t6rogendite montröe... [qui] porte sur des manifestations explicites, repdrables"76 et 'Thit6rog6n6it6 constitutive" (Tinterdiscours") issue de "l'ensemble des formations discursives de tous types qui coexistent, ou plutöt interagissent, dans une conjoncture"77. L'interdiscursivitd ddboucherait alors sur le dialogisme gdneral entre les discours ambiants au croisement desquels l'oeuvre, celle d'Allais particuliferement, se situe, phönomfcne et position qui seront etudids ult6rieurement. Les analyses des deux textes suivants, Absinthes et Phares, choisis parmi les plus caracteristiques mais sans pour autant etre exceptionnels, auxquelles 73

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75 76 71

Plusieurs exemples seront proposes plus loin ; entrc-temps, signalons que Polytypic est constitud d'une collection de ces rdfirences. Par exemple : "sur un ton bien parisien, et mfeme bien neuvifcme airondissement" (Postes), "de son ton le plus loup de mer" (Consolatrix), "avec le doux accent chanteur de son pays" (Latoquade), "avec 1'accent grotesquement militaire du caporal auquel un soldat demandait si la compagnie dtait de piquet" (Mysterium). M. Angenot, "Intertextualitd, interdiscursivitd, discoure social", in Texte, pp. 106-107. D. Maingueneau, Nouvelles tendances, p. 53. Ibid., p. 85.

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on peut ajouter l'analyse qu'Eco a faite d'"Un drame bien parisien", montreront que rimportance et la vari6t6 de l'intertexte qui couvre l'ensemble du corpus, de l'oeuvre, peuvent se trouver et s'apprdcier dans un seul texte. 2.3.1. "Absinthes"78 Intöressant k de nombreux points de vue, ce texte a d£jä servi k illustrer notre analyse de l'önonciation ; nous le retrouverons encore dans le chapitre suivant Notre intention est d'indiquer que les diff6rentes perspectives que nous adoptons convergent, que si elles partent du texte d'oü nous les avons tii€es, elles finissent par s'y rctrouver imbriqudes. Le style de base du texte qui en couvre l'ensemble s'approche des notations prises sur le vif, au moment meme oii les iddes ou les 6v6nements se pr6sentent Allais utilise quelques fois ce proc6d6 du reportage en direct, comme dans "Simple croquis d'aprfcs nature", titre explicite k cet igard, ou le narrateur, k seule fin de "tuer le temps", prdtend "6crire ce qui vient de se passer k la table voisine de celle qu'[il] occupe". Ce proc6d6 lui est probablement inspirf par le journalisme ä l'affüt du fait vöcu et r6cent. Ici, Allais recherche surtout l'effet de röalisme psychologique, ou le simule. Dans Absinthes, il est associö k celui d'un certain type de monologue intörieur vers lequel s'achemine le roman symboliste et dont Edouard Dujardin, quelques ann6es plus tard (1887), donnera 1'application la plus typique. Comme lui, Allais suit minutieusement au fil des instants les pensöes intimes et brutes de son h6ros. "La totalitd de l'histoire se trouve en quelque sorte absorböe dans la conscience du sujet qui monologue"19. Au point de vue architextuel, on reviendra sur les caract6ristiques habituelles des monologues prononcis dans les cabarets'0 : oralitd, discursivitö, authenticity prftendue. Ce monologue est, dans Absinthes, compost de phrases courtes, nominales, incompletes, juxtapos e s , qui, dans un style t£l£graphique avec quantity de points de suspension, prösentent k grands traits le cadre (heures, endroit, temps, figurants), les quelques dialogues rapportds et l'ötat d'esprit du nairateur. Comme il se doit, le monologue exhibe les difförents aspects de son 6nonciation : 6nonciateur ögocentrique, indicateurs spatio-temporels, modalisants, exclamations, questions, commentaires 6valuatifs ou 6motifs". Cinq heures... Sale temps... gris... [...] Feuilleton refus£...poliment... : [...] -Trfcs bien votre roman... sujet int6ressant... bien fcrit, mais vous comprenez... affaires vont pas du tout... [...] Un livre ä faire lä-dessus... unique... inoubliable... Oh! toutes ces femmes!...

Ce style de base est entrecoupd de diverses autres influences intiressantes. D'abord, dans sa premiere moiti6, le texte est parsem6 de mots ou expressions plus familiäres que le reste, voire populaires : "sale temps", "en

n 19 80 11

Voir texte en annexe. D. Maingueneau, Elimenis de linguistique, p. 104. Cf. chapitre III. Allais recourt au meme type de monologue int£rieur, mais sans ce style impressionniste et t616graphique, dans Factionnaire, alors que narrateur et h£ros y sont deux acteurs diffdrents. II en a ddjä έΐέ question dans le chapitre consacrd ä l'inonciation.

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diable", "nom de Dieu", "la guigne", "des muffs«2", "fagot6es", "rigolo", ... De meme pour quelques tournures : "Joli, l'esprit du journal!", "Sont-ils assez laids, tous les gens qui passent!", "Amüsant, ce petit morceau de sucrc", "faudrait pas etre pressd",... Ces £nonc6s et ce style correspondent assez bien au caractere oral du monologue. Au döbut encore, on rencontre une creation par substitution de suffixe, "m61ancolieux", qui brise l'effet peut-etre trop litt6raire de "milancolique". Car il faut attendre la deuxieme moiti6 du texte pour voir apparaitre le style litt6raire, quand l'absinthe commence ä faire sentir ses effets, quand les femmes ont l'air "plus jolies" et les hommes "moins critins". Le "sale gris" du d6but devient "un joli gris perle... distinguö... fin de ton [cf. fin de sifecle]...", dans un vocabulaire plus recherche, technique meme, celui des peintres que connait bien Allais. Le narrateur-protagoniste se fait lyrique : "Le soleil qui se couche met sur les nuages de jolies roseurs de cuivre pale". Les phrases de cette seconde partie du texte, pas toutes aussi litt6raires que cette demiere ("Comme leurs yeux sont profonds... Quel feu sombre en leurs prunelles!"), seront malgr6 tout plus longues, plus completes, le style plus soutenu, moins decousu, qu'au ddbut, et indemne de mots ou expressions familiers... jusqu'au "comme maman quand j'6tais petit" de la chute. Le style litt6raire a une correspondance thdmatique directe dans le fait que le hfros est un dcrivain qui, au d6but, propose feuilleton et manuscrit ä des directeurs et öditeurs, et qui, ä la fin, projette d'dcrire un ouvrage sur ce qu'il voit et ressent, et dont le texte que nous lisons est en quelque sorte l'6bauche. Livre dans le livre, cette mise en abyme n'est pas neuve ; on la trouve sous diffirentes formes dans le roman symboliste, par exemple le cdlfcbre "J'öcris Paludes" de Gide (1895). D'aprcs les sujets qui inspirent Γέcrivain attablö ("des camelots [qui] vendent de tout...sur le trottoir... Des broyds de l'existence... des ginies möconnus... des rifractaires... "), on imagine qu'il s'agirait plutot d'un roman r6aliste qui retracerait ä la maniöre de Zola la destinöe de ces hommes corrompus ou brisös par la socidtd, probablement la socidti des &üteurs et directeurs idiots, des camarades hypocrites, des passants cretins, des femmes indiff6rentes. Les diffdrents thömes (personnages, döcor, motifs, situation) de ce texte ont ögalement bien des rapports avec l'intertexte : l'6crivain maudit (incompris, seul, mal aim6, misanthrope, alcoolique) ; la bourgeoisie pourvoyeuse de fonds en matiere d'art, mais döpourvue de bon goüt ; la terrasse de cafi sur le boulevard comme observatoire de la sociötl ; la crise de conscience ("peut-etre pas tant de talent que 9a, au fond") et la bouff6e d'orgueil ("un livre qu'ils seraient forcis d'acheter... tous!") de l'artiste ; la femme inconnue, mystfrieuse, indiffdrente (dans rimaginaire d&adent, symboliste, jusqu'au surr6alisme) ; le regard ctegout6 sur le monde et la nostalgie pour l'innocence de l'univers de l'enfance ;... Tous ces themes sont courants, 6cul6s, voire öpuisds dans la littörature, surtout dans celle de l'ipoque d'oü

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Allais affectionne cet anglicisme, "a dcprcciativc term for a German or Swiss, sometimes loosely applied to oiher foreigners" (The Oxford English Dictionary, Oxford, 1933). D'aprfes le Dictionary of Slang and Unconventional English, Patridge Eric, 8lh ed., London, 1984), "muff a 6l6 utilise au XlXöme si£cle dans le sens : "a silly, foolish person", et a 6ιέ "occasionally connoted to weakness of mind".

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Allais les a puisds. Iis sont done familiers ä son lecteur qui s'amusera de les voir ainsi 6tal6s si nai'vement et cousus si grossiferement l'un ä Fautre. A partir d'un element trivial, comme les transitions dans les propos d'ivrognes, une autre influence fait une percöe singulare vers la moiti6 du texte : Amüsant, ce morceau de sucre qui fond tout doucement... Histoire de la goutte d'eau qui creuse le graniL..[...] Presque fondu maintenant, le morceau de sucre... Ce que c'est de nous... Image frappante de l'homme, le morceau de sucre... Quand serons morts, nous en irons comme (a... atome ä atome... moldcule ä mol&ule... dissous, d61it6s, rendus au Grand Tout par la gracieuse intervention des vdg&aux et des vers de Terre.... Victor Hugo et Anatole Beaucanard igaux devant l'Asticot...

Sans que l'on puisse vraiment faire le partage entrc έηοηοέ ("atome", "molecule"), style (comparaison, majuscules*3) et thfeme (biologie et chimie du microscope, mat6rialisme philosophique, principe de vie unique), on pourrait avancer que ce paragraphe offre un öchantillon du discours philosophicoscientifique florissant fin du siöcle dernier, s'inspirant ä la fois de Schopenhauer et de Pasteur. Les references littöraires ne manquent pas non plus dans ce texte : ä cöi6 des references m£tatextuelles concemant le protagoniste icrivain ("feuilleton", "manuscrit", "roman", "livre"), il est question de la Grande Marniire, - un succes (possible) ä l'öpoque que notre "gdnie miconnu" dödaigne probablement, et de Victor Hugo que l'önonciateur compare ä l'anonyme Anatole Beaucanard. Dans les deux cas, surtout dans le second, la inference est gratuite, mais branche malgr6 tout le texte au monde littirairc. En conclusion, l'intertexte imprfcgne complement Absinthes ; il joue aussi bien avec les £nonc6s (de diffirentes tailles, de la partie de mot ä la citation), le style, les thömes, les rifdrences. Mais l'int6ret de ce texte riside dans le fait que ces distinctions ne sont gufcre marquees car elles se trouvent filtrees par le discours de base, le "reportage introspectif', dont les particularites stylistiques noient les autres types de particularity. Π n'empeche que, au niveau interdiscursif ou les unit6s rcstent rclativement indiff6renci6es, ce texte repräsente aussi bien un carrefour qu'un ichantillonnage intertextuel caracteristique. 2.3.2. "Pharcs"84 En revanche, dans Phares, les emprunts intertextuels se prdsentent avec plus de contraste sur le fond relativement neutre du discours de base : mots isol6s ("trimballer", "Danai'des"), signals ("siau", "quantum"), citations attribu6es ("a si bien fait observer...Henry Somm", "comme disent les gens",...), influences stylistiques ponctuelles ("Ah! combien exquises...", "un ctement

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M

E. Sakari Signale, chez Laforgue, Essence, Idde, Infini, Mysore, souligner l'importance de ces Jyväskylä studies in the Arts substantifs prennent toujours une Voir texte en annexe.

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"l'abondance des termes chers aux philosophes allemands: ... et le Tout, etc. Les majuscules sont employöes pour vocables", Ρrophite et Pierrot, Jyväskylä (Finlande), 7, 1974, p. 29. Rappelons aussi qu'en allemand les majuscule.

octobre jetait son or discret"),... Le texte, dans son architecture, n'est pourtant pas homogene, mais constituö de trois parties plus ou moins ind6pendantes. D'abord, la Präsentation de la particular^ du phare (en introduction) et le räcit de l'excursion qu'on y fait (qui se termine par une chute intermddiaire sur la räpartie du guide) ; ensuite la lecture du registre du phare ou le narrateur trouve les observations qu'y ont laissöes d'autres dcrivains avant d'y inscrire la sienne ; enfin, sur le chemin du retour, une conversation avec un inventeur avec qui le narrateur fait le voyage et discute la conception d'un phare odorifirant. L'intertexte intervient de maniöre difförente dans ces trois parties. Dans la premiere, le discours, relativement standard, räp£tons-le, est 6maill6 de quelques notations emprunt6es au style didactique ou meme pol6mique. Les affirmations mesuräes ("probablement", "certainement"), le rythme tertiaire ("...de quelles... de quelles... de quelles...") ou secondaire ("Voilä ce que..., voilä ce que..."), des reprises auto-intertextuelles coutumiöres ä Allais ("..., dis-je,...", "Non pas que...oh! que non pas!..."), une question rhetorique ("A la suite de quelles touches intrigues...?"), suivie d'une intervention d'un auditeur fictif ("...me repondront..."), puis d'une concession ("Soit!") et d'une contreattaque de l'inonciateur ("II n'en rcste pas moins..."), l'6nonciation et le dialogisme entrant pour une large part dans l'argumentation. Le comique provient ici surtout de la disproportion entre les moyens argumentatifs mis en oeuvre et la triviality du motif du contentieux. En quelque sorte, il s'agit d'une 16gfcre parodie des arguties et dibats politiques ou administratifs. Les mots et citations d6jä signal6s, populaires, rägionalistes, ou litt6raires, auxquels il faut ajouter la cräation "de vieilles sempitemeuses" (substitution de suffixe et transfert de classe grammaticale), la räffrence encyclopödique, ou plutöt touristique ("(des Honfleurais fondfcrent Qudbec en 1608)") provoquent des trouöes dans l'exposö simulö qui se termine finalement sur des propos lyriques, puis 16gers, et enfin, en note, platement pragmatiques : ...ces Dan aides normandes, une surtout*, un peu avant Ficquefleur! *J'ai su depuis que cette Danai'de normande dtait ηέε rue des Dames (Batignoles), mais (a ne fait rien, je l'aime tout de mSme. {Note de l'auteur.).

L'auteur joue done ici sur de breves et soudaines ruptures de registres. Avec la seconde partie, ä partir de "Alors, on aniva ä Fatouville ; e'est lä le phare", l'expos6 est termine et la visite commence. Ce n'est plus au niveau du style, mais ä celui des önoncis isolös que l'intertexte se manifeste ... et ceci presque ä toutes les phrases. "(a) Un gardien vous accueille, e'est le gardien chef, ne l'oublions pas, un gardien chef de premiere classe, comme il a soin de vous en aviser lui-m&ne. (b) On gravit un escalier qui compte un certain nombre de marches (sans cela serait-il un escalier? a si bien fait observer le cruel observateur Henry Somm). (c) Ces marches, j'en savais le nombre hier ; je l'ignore aujourd'hui. L'oubli e'est la vie. (d) Parvenu lä-haut, on jouit d'une vue superbe, comme disent les gens. (e) On d6couvre (j'ai encore oublid ce quantum)... (0 ...une foule considerable de lieues carr6es de territoire. Pourquoi des lieues carries dans un panorama circulaire?"

Les fnoneds rapportds (b) et (d) sont des citations attribu6es, tandis que (c), "L'oubli e'est la vie", se präsente comme une maxime. Celle-ci constitue

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aussi un th£me discursif, celui de l'oubli (associö ä celui de la bonne foi et du silence), qui fonctionne un peu comme un leitmotiv, auto-intertextuel done, dans l'oeuvre allaisienne oü il apparait ä toutes les occasions. Les 6noncis impliqu6s dans les autres phrases ne sont pas des citations, mais un mot latin (e), des locutions emprunt6es au langage administratif [avec la progression hidrarchique suivie dans les r€p6titions du texte : (a) "gardien", "gardien chef', "gardien chef de premifcre classe" ; la distinction entre "phare" et "feu" appanient au meme jargon], d'autres relevant du langage ä peine spdcialisö [(f) expression mathdmatique prise au sens propre]. L'intertextualitd est en fait la raison d'etre de la troistöme partie oü Allais donne des extraits du registre de Fatouville, "le plus beau monument de betise humaine". Comme dans Absinthes, nous retrouvons le livre dans le livre, mais de manifcre inversde puisque e'est le texte que nous lisons qui emprunte ä celui qu'il mentionne alors que tout ä l'heure, c'6tait lui qui ötait d'une certaine fagon ä la source, en tout cas en amont du roman pas encore 6crit. En outre, cette mise en abyme suggfcre que l'oeuvre allaisienne repr6sente elle-meme un florilege de discours ambiants que l'dditeur ou le compilateur, plutot que l'auteur, n'assume pas davantage que les extraits du registre de Fatouville : "[il] feuillette le registre" comme il dcoute et lit ses contemporains, "et [il] n'en revien[t] pas de [leur] stupidity. Comme les gens sont betes, mon Dieu! comme ils sont betes!",s. Ces trois extraits sont aussi tits r£v61ateurs. Le second, supposö de Georges Lorin, est un quatrain qui se distingue par la banaltä des propos et par deux calembours faciles ("mers"/[mfcres] et "phare "/"fard", ce demier jeu de mots döjä commis une vingtaine de lignes plus haut), caract6ristiques que Ton retrouve partout dans l'oeuvre d'Allais. Comme l'emphase creuse de la phrase de Pierre Delcourt, le troisteme extrait, ressemble aussi beaucoup au style gön^ralement adopt6 par notre auteur. Le premier extrait nous intdresse encore davantage. D'abord parce qu'il est de la main du narrateur, celle qui 6crit le texte que nous lisons, et qu'il signe "modestement Francisque Sarcey" : il s'agit d'une pseudo-citation avoude comme tant d'autres du texte qui illustrent l'attitude gin6rale d'Allais ä l'6gard de l'intertexte (falsification, plagiat, apocryphe, dissimulation,... et leur simulation). Jusqu'ä un certain point, le lecteur naif pourrait croire que tout le texte est de Francisque Sarcey, comme Sarcey du meme corpus. Rien n'y interdit pareille interpretation, "modestement" n'indiquant pas forciment qu'il s'agit d'un Pseudonyme. Ensuite, le plus curieux est que cette pseudo-auto-citation, "une phrase ingenieuse" contrairement aux autres observations du registre, nous prövient l'6nonciateur -, se resume ä... une ligne de pointill6s parce que la memoire lui fait encore difauL Ce silence, autre thfeme discursif souvent invoquö, η'est pas sans importance. Ou bien est-ce une sorte d'autocensure parce que l'allocuteur ne pourrait pas mieux assumer son discours que celui des autres, ou, pire encore, l'aveu que ce qui lui manque, outre la mdmoire, e'est un discours qui lui soit propre (meme sous un autre nom). Puisqu'il reste sans voix quand vient son tour de parole, Allais ne parlerait-il que par

u

Les sottisiers ne sont pas rares ä l'dpoque. Les plus c&fcbres sont le Dictionnaire des idies

recites de G. Flaubert (1880, inachevd) et YExigise de lieux commons de L. Bloy (1901).

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la bouche des autres? De maniere symbolique, c'est un peu l'impression que donne le jeu intertextuel auquel il se livre. La troisifcme paitie du texte, enfin, est peu affectöe par rintertexte, le discours y est neutre, les emprunts rares. La conversation entre les deux interlocuteurs, ä propos d'une invention technique, aussi farfelue soit-elle, ne prete gufcre aux hearts intertextuels. Entre deux r£pliques, on trouve n6anmoins une phrase d'un style exag£r6ment littiraire dans ce contexte et digne de figurer dans un guide touristique ("un paysage magnifique dans lequel un clement octobre jetait son or discret"), et on retrouve la citation (d) de la deuxieme partie, "jouir de cette vue", mais cette fois non attribuee et de ροπέε auto-intertextuelle. En conclusion, on retiendra que l'intertexte de Phares, aux discours plus tranches que ceux d'Absinthes relativement fondus dans le monologue, touche les diffSrents lieux du texte, mais ne le couvre pas uniformiment. Un style unique, mais avec quelques ruptures qui soulignent la parodie, s'impose dans la premiere partie ; des 6nonc6s, locutions et citations, se succädent dans la seconde ; la troisifcme restant plus ou moins indemne, si ce n'est un rappel des emprunts du dibut du texte. On voit que l'intertexte entre pour beaucoup dans la composition et le fonctionnement du texte, et qu'il est en 6troit rapport avec les ressorts du discours allaisien, meme s'il met ce discours dans une position critique. La th6matique mötatextuelle du "livre dans le livre" et la pseudo-auto-citation muette sont assez claires ä ce propos.

3. Incorporation de l'intertexte 3.1. II a d£ja 6t6 question, dans la comparaison entre Absinthes et Phares, de la ddfinition des contours entre l'intertexte et le texte qui l'accueille. C'est ce que nous entendons par l'incorporation de l'intertexte et ce que nous nous proposons d'dtudier maintenant. II s'agit d'un probldme crucial, chez M. Bakhtine d'abord dont de nombreuses spiculations concernent l'interp^nitration entre le discours cit6 et le discours citant au sein du texte. II distingue ainsi le style liniaire, ou les contours entre les deux discours sont nets, du style pictural, ou ils sont fondus k la suite d'une sorte d'osmose. Dans le premier cas, Bakhtine16 parle d'hit6rologie externe (in absentia), sur laquelle prime la Iitt6rarit6 ; dans le second, d'h£t6rologie interne (in praesentia), qui prime sur la littiralitd. Ces caractdristiques intertextuelles ont une portde architextuelle*7 puisque Bakhtine soutient que, dans l'histoire litt6raire, le style pictural se pr6sente quand se d£veloppe l'individualisme et caract6rise tout sp6cialement les oeuvres humoristiques, picaresques, les fabliaux au Moyen Age, et plus tard le roman. Julia Kristeva" döveloppe cette these dans son itude de Jehan de Saintri oü elle

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Comment6 par T. Todorov, M. Bakhtine, le principe dialogique, pp. 107 et sv. " Cf. chapitre III. 88 J. Kristeva, Le texte du roman.

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reconnait et ctefinit le romanesque naissant par rapport ä l'ipique ä partir de ce critere dialogique. Plus pr6cis£ment, Bakhtine determine dans sa typologie intertextuelle, ä cöte des lieux, des degres d'interp6n6tration difförents : de la presence pleine (dialogue explicite entre les deux discours) ä la presence invoqu6e sans indice materiel, en passant par l'hybridation comme dans ce qu'on appelle traditionnellement le discours indirect libre. Cette nomenclature ressemble assez ä celle que Genette89 fonde sur le degri de mimisis entre les discours premier et second : le plus mimötique 6tant le discours rapportö (style direct), le moins mimdtique, le plus distant, le discours narrative (la parole devient 6v£nement), et entre les deux, le discours transpose (le style indirect - libre-, le monologue interieur). O. Ducrot a ögalement propos6 une th6orie polyphonique pour rendre compte de certains faits 6nonciatifs, mais d'orientation beaucoup plus linguistique90. La problömatique, qui se focalise effectivement sur ces distinctions entre styles direct, indirect, indirect libre, est classique, mais toujours debattue comme le rappelle D. Maingueneau91. Sans pretendre clarifier le d6bat, nous fixerons une βέπε de criteres et 6tablirons une grille qui doit autant ä ces theories, simplifiöes nöanmoins, qu'ä la lecture du texte d'Allais qui constitue un terrain privildgi6 en la matiere. II faut cependant rappeler que le transfert d'6nonc6, auquel on limite d'habitude l'intertexte et la question de son incorporation, n'en est dans notre dtude qu'un des aspects (ä propos duquel nous distinguerons d'une part les mots et locutions, de l'autre les citations). Ainsi que nous l'avons vu dans les pages qui pröcedent, le style et les thfcmes font aussi l'objet d'un jeu intertextuel, done d'une incorporation dans le texte qui les accueille. On 6tudiera de quelles fagons ces difförents mat6riaux - mots et locutions, citations, style, themes - s'y trouvent introduits et signals. On proeödera done ä une sorte d'ilargissement et d'adaptation de la perspective g6n6ralement adopt6e concemant le discours rapport^. Par ailleurs, afin d'eviter les confusions, il faut reconnaitre dans le dialogisme inhirent au texte les diffirentes voix qui s'y melent pour l'&iifier. De maniere schdmatique, principalement les trois suivantes : la voix de l'allocuteur, la voix du protagoniste, la voix de l'agent intertextuel, chacune d'entre elles pouvant se combiner ou se döcomposer. Les tenants et les aboutissants de ce principe reinvent de l'dnonciation, mais rappelons ici que l'intertexte transcende les deux autres voix textuelles qu'il influence par definition. L'allocuteur, en tant que mödiateur principal, est l'acteur le plus sensible ä cette influence : qu'il l'assume directement dans son discours ou l'introduise ä un autre palier 6nonciatif, e'est surtout par son truchement que l'intertexte pdnetre le texte. Le protagoniste, s'il cite plus rarement que l'allocuteur, peut aussi susciter Γ intervention de l'intertexte dans son discours qui, par souci de realisme, correspondra k son image (age, provenance g6ographique, niveau socio-culturel,...92). Ceci dit, il peut arriver que l'inter-

w 90 91 92

G. Genette, Figure III, pp. 191 et sv. O. Ducrot, Le Dire et le dit, Paris, Editions de Minuil, 1984, pp. 171 ä 233. D. Maingueneau, Nouvelles tendances, pp. 60 et 70. Par exemple : "Par instant, les vieux parlent, et toutes leurs phrases commence« par : 'De

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texte joue, ä l'interieur du texte, entre l'allocuteur et lui-meme (ripetition dans le texte, dans Γoeuvre"), entre l'allocuteur et son interlocuteur9*, entrc l'allocuteur et le protagoniste95. II ötait bon de rappeler ces rapports entre les paliers 6nonciatifs, meme s'ils ont d6jä 6tί analysis dans le premier chapitre.

3.2. Signalements de l'intertexte En fait, les criteres d'insertion de l'intertexte, qui sont autant de moyens de signaler ses emprunts ou son influence, sont simples et peu nombreux. Dans la plupart des cas, "l'heterogeneiti dnonciative [est] associöe ä des marques, linguistiques ou typographiques, claires". C'est avec le style indirect libre et l'ironie "que l'h6tirog6n6it£ doit parfois etre reconstruite ä partir d'indices variis"96. Nous ne devrons pas entrer dans ces dötails peu utiles ä l'itude de l'intertexte chez Allais. Ces critfcres se rencontrent aussi bien isolöment qu'en combinaison. Apres les avoir prösentis siparfment, ils seront regroupis pour constituer une s6rie de types de Signalement et d'incorporation de l'intertexte, convenant aussi bien, r£p6tons-le, aux €nonc6s qu'au style et aux themes. 3.2.1. Le plus ivident est le dimarquage typographique dont fait grand usage Allais, peut-etre sous l'influence de son support midiatique, le journal, qui ajoute grace ä la typographic vari6e une dimension sömiotique suppl6mentaire (iconique) au texte 6crit, vu avant d'etre lu. Rappelons que le texte allaisien a d'abord €νί οοηςυ pour etre 6tal6 comme les articles de journaux, avant d'etre repli6 et renferm6 dans un recueil. Ainsi, le caractfcre italique, les guillemets - plus rares -, parfois ensemble, pr6c6d6s ou non du double point, les capitales pour le nom de l'auteur, soulignent l'intertexte, ainsi que de temps ä autre les parentheses, mais de manifere moins explicite. Y contribue encore, au niveau typographique, l'espace que göre Allais : les marges, les interlignes, l'6pigraphe en tete du texte ou du chapitre, la note en bas de page. Le soulignement typographique (italique, guillemets et/ou espace) sert ä marquer l'alteritö du discours cit£, ä tracer "une ligne de ddmarcation qu'une formation discursive assigne entre eile et son 'extirieur'"*7. Cette mise ä dis-

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notre temps..." (Ironie), "- Aöh! fit lc vieux pseudo-Britishman affectant un ddrisoire accent anglais, möa aimer bäocoup les bonnes cigares! Et mon fame aussi aimer les bonnes cigares!" (Groom), "La demoiselle... d'une voix enroude et faubourienne : -Eh ben! quoi? cria-t-elle, il est malade, (ui-lä? Qui qui lui prend? [...] F...ez-lui done sur la gueule, que je vous dis, ä c'daim-lä!" (Inesptrie). Par exemple : "C'dtait le prinlemps! [...] C'dtait le printemps! [...] C'dtait le printemps! [...] (Car je crois avoir fait observer plus haut que c'£tait le printemps!)'' (Arroseur), "J'ai racontd dans le temps ... l'histoire de mon ami, ce peintre qui ne voulait pas boire du vin rouge en mangeant des oeufs brouillds, parce que ςα lui faisait un sale ton dans I'estomac" (Thirapeutique, voir Peintre). Par exemple : "Monstrueux! dites-vous. Pourquoi cela?" (au lecteur, Loup). Par exemple : "- Temps superbe, dit-il, bonne brise. Nous allons appareiller pour sortir ä la marde, et souper en pleine Manche? 9a te va, mignonne? ςα η'await pas iti ä la mignonne que e'eut did la meme chose. Aussi la mignonne n'dleva-t-elle point la moindre objection" (Voyage). D. Maingueneau, Nouvelles tendances, p. 69. Ibid., p. 64.

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tance, quand eile est correctement d6chiffr6e, d'apribs D. Maingueneau, "renforce la connivence entre les partenaires du discours, puisqu'ils se trouvent partager la meme manifere de se situer dans l'interdiscours"*. C'est aussi ce que pense A. Compagnon des guillemets (qu'il oppose cependant ä l'italique, narcissique et revendicateur) : Les guillemets disent... que l'auteur se ddmet de l'6nonciation au profit d'un autre : les guillemets ddsignent une r6-6nonciation, ou une renonciation ä un droit d'auteur. [...] /Quand ils ne renvoient plus & un sujet pr&is, ils/ deviennent une sorte de clin d'oeil, de feinte ou de fente oü l'auteur se donne ä voir comme s'il n'&ait pas dupe de Γάκχκέ qu'il reproduit, mais sans avoir ä dire oil il le prend. [...] [lis] instaurent un flottement, un degrd de liberti dans le texte, par oü l'auteur fuit, et le lecteur le suit, en qu&e de patemiti."

Avant lui, R. Barthes proposait une nouvelle science des degrds de discours, la "bathmologie"100, qui donnerait la part belle aux guillemets et italique, manifestations du remords, de Γ arriere-pensee, de la censure au moment de la relecture, mais aussi du souvenir et du plaisir du texte. Car guillemets et italique suscitent Γ intervention du lecteur. Contrairement aux "textes qui se donnent ä plat, sans guillemets ni italique", "qui i&luisent les niveaux et assument l'int£grite de leur önonciation", et dont "les sujets sont indifförenci6s [et la] polymoφhie n'est pas ordonnde", d'autres textes, oü "l'inonciation fuit, [oü] les degrds se bousculent, [oü] les forces qui investissent les mots luttent ouvertement, ... impose[nt] une interpretation"101. Cette description convient assez bien aux textes allaisiens oü Γοη assiste, par le soulignement, ä une mise en scene typographique de rhftirologie dont il est issu, et oü le lecteur est appeie, par son interpretation comme par sa "voix", k contribuer k son fonctionnement. Avant d'en terminer avec la typographie, rappelons en passant sa dimension "camavalesque" : les caract&es d'imprimerie aussi se d6guisent, comme les protagonistes dans la fiction, comme l'allocuteur dans renonciation, comme le texte dans l'architexte, comme les mots dans les calembours, etc. 3.2.2. Le demarquage qu'operent les diffdrents indices linguistiques n'est dvident qu'en apparence. Le type de verbe d6claratif, la preposition, les changements de modes, de temps, de personnes, de deictiques,... ne suffisent pas ä distinguer les discours direct, indirect et indirect libre, qui ont des rapports complexes entre eux. Comme on l'a dit plus haut, nous ferons ici reconomie du debat qui n'aiderait gu^re ä l'dtude de notre auteur qui brille davantage par sa variete que par son raffinement. Contentons-nous, sur le plan de renonciation, de differencier le style direct, qui provoque "une dissociation entre les deux situations d'enonciation, citante et citee, [qui] fait coexister deux systfemes enonciatifs autonomes, [qui represente] une mise en scöne h l'interieur de la parole"102, du style indirect qui "constitue une

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Ibid., p. 65.

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A. Compagnon, op. cit., pp. 40 et 41. R. Barthes, Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p. 71. 101 A. Compagnon, op. cit., p. 42.

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D. Maingueneau, Eliments de linguistique, p. 87.

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traduction de l'dnonciation citde" de sorte qu"'il n'y a plus qu'une seule situation d'enonciation, celle du discours citant"103. II faut surtout souligner "l'ambiguitd fondamentale du phönomöne de citation si Ton considöre le degrd d'adhösion du locuteur ä ce qu'il dit"104, car Allais joue constamment avec rambigu'fti liie ä cette convention. De lui sans etre de lui, faux ou vrai precisement parce que ce n'est pas lui qui le dit, solidaire ou ironique envers 1'autre 6nonciateur, Allais se cache et se d6couvre dans le texte d'autrui. II renforce ces effets en 6maillant ses citations de "(sic!)"m, "(resic!)", "(A peu prfes sic.)", ou en insistant qu'elles sont "textuelle(s)" ou que leur "traduction [est] litt6rale". II a d6jä έΐέ fait allusion au caractfere 6quivoque de la citation en soi plus haut, nous n'y reviendrons plus. Enfin, nous utiliserons aussi les distinctions "direct" et "indirect" pour designer les modes d'introduction des styles et des themes intertextuels dans le texte, bien que cela ne conceme que quelques cas exceptionnels. 3.2.3. En plus des marques grammaticales, et 6ventuellement typographiques, les emprunts et les influences peuvent etre accompagn6s d'une attribution. La designation de leur auteur originel (ou supposö tel) Signale de manifcre explicite leur alt6rit£ par rapport au discours qui les re^oit. La notion d'auteur originel est assez th6orique puisqu*Allais invente une partie des citations, et qu'en mattere de styles et de thömes, ainsi qu'ä propos d'6nonc6s courts, mots et locutions, leur auteur est plus ou moins anonyme (langue etrangere, courant litt6raire, discours spöcialisd,...). Sans encore aborder la question de l'authenticitö des citations, nous allons dfcs ä present distinguer, quant ä leur attribution,... a) les auteurs personnels disignis, du type : "je me transformai en artisan diabolique, comme dit Zola (non sans raison)" (Avril) ; meme si la citation n'a en fait rien d'original : "On ne peut pas etre et avoir 6t6, comme l'a si bien fait observer Francisque Sarcey" (Collection) ; et 6galement pour les themes : "Paul Arfene a racontö quelque part, et si ctelicieusement!, l'histoire de cet ancien limonadier" (Bureaucratie) ; et pour les influences stylistiques dans les citations hypoth&iques "comme aurait dit". L*attribution de la citation peut etre indirecte : "- Donnez-nous tout de meme du schweppesi /- Dit mon pere, hugolatrai-je " (Drink) ; b) les auteurs impersonnels ddsignis, du type : "London (c'est ainsi que les gens de l'endroit appellent leur citö)" (Comfort), "Si l'exactitude, comme on dit, est l'exactitude des rois" (Absence), "la petite fete battait son plein, comme disent les 6chotiers mondains" (Voyage) ; c) les auteurs personnels non-ddsignäs, c'est-ä-dire des reminiscences littöraires, du type "Madame, vous avez exactement la physionomie et l'attitude que j'aime chez la femme. Je serais curieux de savoir si votre voix

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Ibid., p. 89. D. Maingueneau, Nouvelles tendances, p. 61. 101 Dont voici une utilisation caract6ristique : "Les gardiens de la paix (sic) qui assomm^rent ces formidables idiots", Chambardoscope.

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a le timbre que j'aime aussi" (Simplicitas) qui renvoie ä la fable "Le Corbeau et le Renard" de La Fontaine, "That was the question" (Comfort) ä Hamlet de Shakespeare, "Le besoin dötermine le g6nie" (Comfort) ä Darwin ... ; mais les allusions ne sont pas toutes aussi faciles & repörer et beaucoup doivent maintenant nous echapper ; d) les auteurs impersonnels non-disignis, dans les cas des dictons ("Tel pire, tel fils", Presst), des enseignes ("Prenez garde ά la peinture, S.V.P.", Peintre), des slogans (God save the Queen, Britanniae), du vocabulaire sp6cialis6, etranger, des innombrables expressions consacr6es et lieux communs,... mais surtout des emprunts thimatiques et des influences stylistiques qui ne renvoient que rarement ä un 6crivain en pardculier (il est alors d6signe), mais ä un courant littöraire ou ä un discours caractiristique ; ce sont les interferences les plus nombrcuses. Que l'auteur soit personnel ou impersonnel, sa d6signation renforce le decalage enonciatif en l'incarnant, en l'imputant ä un responsable extratextuel. Quand il est impersonnel, le lecteur s'identifiera ä cet intertexte ou s'en distinguera ("comme on/les gens/le vulgaire/les Francais/les Anglais/...di(sen)t") ; en tout cas, l'intertextualit6, explicite et personnifiöe, suscitera davantage son interpretation. Quand l'auteur est personnel, sa ddsignation peut aussi crier un jeu si l'intertexte η'est pas bien attribu6 (auteur et/ou citation incorrects ou imaginaires), ainsi que la non-d6signation de l'auteur personnel, car elles procurent plaisir et amusement au lecteur qui en a reconnu la fausseti ou I'origine106. La connivence entrc lui et l'auteur s'en trouve aussitöt renforcde. De toute maniere, les designations d'auteurs, quels qu'ils soient, procurent ä Allais, qui trouvait d6jä un alibi dans Γέηοηοέ soulign6, des timoins. Nous verrons que le proces Enonciatif se soldera finalement par un "non-lieu". 3.2.4. Au soulignement typographique, aux indices linguistiques, ä l'attribution de l'intertexte, l'emprunt et l'influence peuvent encore se signaler de maniere plus spöcifique sur le plan rhitorique, par I'dcart ou la Variante qu'ils crdent par rapport au contexte. Nous ne tenterons pas de r6pondre ä la question que se pose Claude Bouchd de savoir si les indices rh£toriques suffisent ä provoquer la parodie, ou s'ils ne font que la signaler107, si ce n'est pour dire que ces deux fonctions vont de pair puisqu'une parodie non signalee η'en est plus une et que la parodie er6e forcöment un icart par rapport ä l'expression naive. Cet dcart se marque dans la parodie principalement par deux figures classiques : 'Thyperbole (diformation poussie jusqu'ä la caricature par exces de conformitd au modöle), et l'antiphrase (deformation poussöe jusqu'ä la caricature par inversion plus ou moins systömatique des traits distinctifs du modele)"10·. Comme l'intertextualitd chez Allais ne se limite pas ä la parodie, et que la parodie ä laquelle il se livre ne se döveloppe pas comme chez Lautriamont, nous pr6f6rcrons parier d'excis et 104

Plaisir de la reconnaissance dont parle S. Freud dans Le mot d'esprit et ses rapports avec I'inconscient, Paris, Gallimard, 1930, p. 199 (Freud cite ä ce propos Groos, Die Spiele des Menschen). 107 C. Bouchd, op. cit., p. 60. 108 Ibid., pp. 48 et 49.

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de contraste. C'est aussi, surtout ou seulement, selon les cas, par ces deux moyens implicites qu'Allais r£vele au lecteur l'intertexte. Iis ne seront cependant pas examines ici, mais dans la partie suivante de ce chapitre car ils concement döjä le traitement reserve ä l'intertexte.

3.3. Modes d'incorporation des materiaux intertextuels Apres avoir isole les differents criteres de son insertion, il est maintenant possible en les opposant ou en les combinant de discriminer les differents proc6d£s auxquels Allais recourt pour introduire rintertexte dans son texte. Ces procddes different selon le lieu de l'interference, le materiau en jeu, mais on peut cependant etablir une grille g£n6rale et effectuer quelques comparaisons interessantes. En fonction de la forme de son Signalement, l'emprunt et l'influence intertextuels seront juges... 3.3.1. non-signalis (si ce n'est, on vient de le dire, par des moyens strictement rhdtoriques) ; 3.3.2. soulignds quand le signalement n'est que d'ordre typographique ; 3.3.3. dissocids quand interviennent des entires linguistiques ou une attribution (eventuellement des marques typographiques en plus).

3.3.1. Intertexte non-signale Seront jug6s tels les emprunts et les önoncös qui sont introduits sans marques typographiques, sans attribution, sans indices grammaticaux qui rcveleraient leur alterite. Seules les conditions rhitoriques de leur incorporation, qui seront trait6es plus loin, les signalent ä l'attention du lecteur et crient le jeu intertextuel lors de son interpretation. La majorit6 des interventions intertextuelles sont ä classer dans cette categorie. D'abord la quasi-totalite des influences stylistiques et thömatiques ne sont pas signaiees : parce que leur impregnation du texte est diffuse et profonde, il est difficile de dessiner une frontiferc nette entre texte et intertexte qui, en ce lieu, sont intimement lies, fondus, en osmose. Styles et thömes ne peuvent etre attribues ou revendiques comme une citation d'auteur ou une maxime, un terme technique ou etranger : c'est la matiere premiere dans laquelle Allais, meme s'il prend ses distances, module son oeuvre. II ne peut done s'en desolidariser, ni l'epingler comme il le fait avec les autres materiaux. Les mots et locutions signals sont deux fois moins nombreux que ceux qui ne le sont pas (et qui auraient pu l'etre). Mis ä part les mots et les expressions etrangeres ou regionalistes qui sont presque toujours soulignes (par le caractere italique), on ne peut pas tircr de rögle concernant les autres. Pas plus en fonction de l'origine des termes qu'en celle de leur rarcte ou de l'effet recherche, le soulignement n'est pas toujours explicable. Dans le vocabulaire militaire de Tambours, "pas redoubli" et "la charge" sont 107

soulignes, mais pas "tringlot" ou "firent par le flanc droit" ; dans le vocabulaire de la marine de Mur, "leur passer au vent" est soulignö et pas "faisaient force toile" ; idem pour "purie visqueuse" et "une paire de calottes" dans Malentendu ; "faire des commissions" et "ce grand flemmard de gabelou" dans Philosophe ; "shocking" n'est pas soulign6 dans Acide, mais bien dans Comfort ; d'autres mots ou expressions sont soulignös sans raison apparente ("II demanda de quoi icrire109", Polytypie, "Une tombola au profit d'un artiste110", Acide, "quelque chose se d0clenchauu\ MystSrium, ...) alors que des dizaines d'autres m6riteraient de l'etre pour leur incongruitf, ou au contraire pour la discr6tion de l'allusion, mais ne le sont pas. Ce sont 6videmment des distinctions trfcs relatives pour lesquelles le lecteur actuel qui ne connait pas le contexte intertextuel imm6diat, ne peut apprdcier les raisons du soulignement ni les nuances qu'il apporte. Peut-etre Allais veut-il garder ä son soulignement un caractere imprö visible afin de ne pas en neutraliser finalement les effets, d'entretenir la confusion et la curiosit6 du lecteur quant ä l'endroit ou lui se tient (puisqu'il situe son propre discours chaque fois qu'il en juge un terme Stranger ou non), de donner ä son texte cet aspect camavalesque ou les oppositions disparaissent ou s'inversent. Seul un tiers des citations ne sont pas signal6es (une trentaine, ä peu prfes). Plusieurs autres doivent nous öchapper, ou bien parce que le pr6-texte nous est inconnu, ou bien parce que nous n'avons seulement reconnu que l'influence stylistique. Les auteurs de ces citations (dont quelques-unes ont d£jä έΐέ donnöes plus haut) sont impersonnels dans le cas de dictons, d'aphorismes, du genre de : "comme le temps passe" ou "comme c'est loin tout 9a" (dans toute une sdrie de textes), "Et vive la vie" (Presst, et titre d'un recueil suivant d'Allais), "Un ventre affamd n'a pas d'oreilles, mais il a un sacrd nez" (Bourgeois), "L'heure est l'heure et les affaires sont les affaires" (Tambours, traduction de "Time is money" et de "Business is business" qu'on retrouve ailleurs soulignös), "Dans le cochon, tout est bon, depuis la tete jusqu'ä la queue" (Presst, qu'on retrouve attribud dans Esthetic : "... disent les Frangais"), "Et Boudha sait si..." (Rajah, dquivalent de "Et Dieu sait si...").

Dans l'introduction d'Inginieux, "qu'il pleuve ou qu'il vente, toujours il chante, soir et matin, sur son chemin" est certainement le refrain d'une chanson populaire. Comme ces citations reinvent du patrimoine commun, elles appartiennent autant au lecteur qui les reconnaftra sans peine et s'amusera de les voir transposöes, transformöes, prolongdes comme dans les exemples cidessus, qu'ä l'auteur qui ne songe pas ä les signaler ou ä s'en dissocier. Quand il s'agit d'auteurs personnels, le jeu entre Allais, son lecteur et le

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Outre le discours rapport^, Allais veut-il signaler le caractere rituel de cette expression, surtout chez un dcrivain qui travaillait dans les caf6s comme c'6tait son habitude? Probablement le soulignement marque-t-il I'ironie avec laquelle Allais traite g£n6ralement les artistes. Cf. M. Donnay (citi par A. Jakovsky, op. tit., pp. 65 et 66) : T o n ne saurait s'imaginer ce qu'en 1881, dans un cabaret Louis XIII ä Montmartre, ce mot artiste pouvait contenir de jeunesse, de galtd, d'audace, de lyrisme, de fantaisie, de je m'en fichisme, de mis&re, de certitude dans l'incertitude du lendemain, de fumisterie, de fum6e de gloire, de fum6e de tabac, de soif, de barbes et de cheveux". Peut-^tre ce mot a-t-il toujours sa connotation technique ä l'dpoque, le sens figurd ne datant que du XXöme siöcle.

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patrimoine littiraire est au contraire exclusif, mais plus gratifiant pour le lecteur qui a detectέ l'allusion, pour leur connivence qui s'en trouve raffermie : ils sont bien du meme tnonde (des lettres). Par exemple : "Un vent de flänerie souffle sur nos tStes" (Bourgeois), "un immense linceul d'affliction" (Cochons), n[il] dtreint en ses mains brulantes son cräne prfet ä dclater..." (Scandals) "tant leur ramage valait leur plumage" (Ferdinand) "Que voulez-vous que la police fasse contre l'artillerie?" (Bordie),

OÜ l'on reconnaitra des reminiscences de Racine ("ces serpents qui sifflent sur vos tetes"), de Hugo (Les chatiments - "L'Expiation"-, Les Misirables - I, VII,3), de La Fontaine ("Le corbeau et le Renard"), de Corneille ("Que vouliez-vous qu'il fit contre trois?"). Rappelons qu'il a 6t6 question ci-dessus d'autrcs allusions (possibles) ä Hugo, Darwin, Mallarme, Jarry,... et notons que certaines citations, attribudes ä certains endroits, ne le sont plus ä d'autres : "la fete bat son plein" (dans Dieu, suivie de "... comme disent les echotiers mondains" dans Voyage). Nianmoins, meme si plusieurs de ces r6miniscences sont maintenant perdues, il ne semble pas qu'Allais ait beaucoup pratique l'allusion litt6raire fine, que ce soit pour sölectionner ses lecteurs, amuser ceux dont il se fait le complice, se moquer des auteurs auxquels il se r6f6rait. Les auteurs auxquels il fait secrfctement allusion reinvent plus des anthologies scolaires que de la litt6rature rdcente. Son public connait probablement mieux les classiques que les innovations littdraires ; au mieux se souvient-il des auteurs les plus ä la mode et des rumeurs qui courent ä leur sujet112. Par exemple, les symbolistes, qui forment un cercle ferm6 et isoie ä l'epoque, sont peu ou mal connus du grand public. En outre, meme explicitement attribu6es, les citations allaisiennes sont rarement precises ou insidieuses, comme nous le verrons ci-dessous. Concernant le Probleme du melange des styles apparente ä celui de l'allusion, A. Lorian pense aussi que l'6criture d'Alphonse Allais... amuse tout le moode : le lecteur peu instruit (meme s'il ne saisit pas toutes les nuances) aussi bien que le lecteur averti et un peu blas£ (mfrne s'il trouve certaines de ces oppositions stylistiques trop faciles ou, au contraire, trap extravagantes)."5

3.3.2. Intertexte souligne Ici ne seront envisages que les materiaux intertextuels signal6s uniquement au moyen de marques typographiques ä l'exclusion des autres, bien que le soulignement accompagne souvent le style direct ou indirect. Le soulignement

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Cf. R. PouiUiart, Le Romantisme III, "la literature de consommation", pp. 72 et 73 : "Ce m£me public [dpris de distinction et de romanesque], qui admire et achate les toiles de Bouguereau, de Cabanel, de G6rome, de Meissonier · des placements surs! -, qui suit les verdicts d'A. Wolf et de Sarcey, qui fredonne les airs de Werther ou de la Fille de Madame Angot, ne connait de la po6sie que les vers de circonstances ou ceux qu'il a appris dans les anthologies scolaires". 1,3 A. Lorian, "Oppositions de style ä propos d'un texte d'Alphonse Allais", in Le Francais dans le Monde, Paris, n° 103, mars, 1974, p. 43.

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isol6 concerne seulement les £nonc6s, mots et locutions d'une part (1/3 d'entre eux sont soulignös dans le corpus de base), citations de l'autre (1/5 d'entre elles), ä l'exception de Tun ou l'autre cas ou diff6rents 616ments cooccurrents et relevant du meme style se trouvent typographiquement signa16s. Dans Vitrier, le langage de Madame de Puyfolätre et de sa bonne sont ainsi marquis ä plusieurs endroits : pour la premiere, "les bonnes sont si sans soin\ [...] [eile] crut s'apercevoir de quelque chose [...] eile pröfira payer les huit jours ä cette fille ; pour la seconde, "J' en ai pas fait exprfcs, madame ... c'est en me retournant, avec ma castrole". Notons en passant que le langage de bonne se röpand dans la littörature de l'öpoque, comme en timoigne Fransoise de La recherche du temps perdu. Plusieurs cas d'£nonc6s courts soulignös ont ddjä 6t6 pr6sent6s plus haut pour montrer le caractfcre peu prövisible de ce signalement. Certains soulignements ne posent gufcre de problömes, comme les onomatop£es, "plummf, "teck" (Fils), mais "pan! un coup de coude dans le carreau" (Vitrier), les cris "hurrah" (Dicimai), les mots-6nonc6s qui forment en soi un tout, comme les enseignes, "ä la poste (Etranger)" (Moderne), et les notations varices qui interrompent le fil du discours : "(case ά louer)", "(sous presse)", "(via Bon Marchi)". Le soulignement est aussi utilis6 pour reprendre un mot qui vient d'etre prononc6, que ce soit un protagoniste qui se r6före ä l'intertexte en prenant ses distances ou que ce soit l'allocuteur qui s'en charge : "-Malgri ma dötestable röputation dans le monde, je me mariai tout de meme [...] le monde allait nous ficher la paix..." (Mattresse), "-avec des types!/ -Avec des quoi? Car toute Γ indignation de la mfcre est d£clench6e par le mot : types" (Nature). Considers ä partir du premier palier 6nonciatif, ces exemples reinvent de 1'auto-intertexte 6tudi6 plus loin. A part cela, les mots ou expressions les plus syst6matiquement 6crits en italique sont d'origine 6trangere ou dialectale (1/5 des emprunts de mots et locutions marqu6s, comme on l'a dit pr6c6demment) : "funny joke", "roof-concert", "le time ne cessant pas d'Stre money, el les nomm6s business s'obstinant k demeurer business", "annoncer urbi et surtout orbi", "ad hoc", "Epouvantabile visu!", "bourris", "siau",...

Les mots et expressions specialises sont £galement soulignes, mais plus irrigulierement. Entre autrcs exemples, .en peinture, "faisait un sale ton", "faire un rappel de bleu", "attraper la ressemblance", "ceux qui lui semblaient bonnes tites" ; it I'armde, "ce bleu", "flingot... de garde... lui porta ce motif" ; .au jeu de cartes, "abattaient", "poker... Term!...Deux paires au roi!" ; .dans le domaine (pseudo-) scientifique, "maboulite holorimeuse", "ίηαέration", "anhydre", "chambardoscope", "ddzibrer", "consanguins... utirinsetc.

Ou, avec encore moins de r6gularitö, des mots ou locutions argotiques, populaires, familieres ou simplement usees : "susucre", "bachot", "dodo", "blague", "en cheveux", "jiche un billet", "rigolos" (Groom, mais "rigolo" dans Antifiltre), "raser", "chouette", "habiltees pareil", "une petite femme qui en a vu d'autres", "en avail assez".

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et plusieurs autres encore plus banals. Mis ainsi ä l'icart et en evidence par le soulignement, ces mots et expressions courants finissent par intriguer le lecteur qui cherche une justification"4 et qui procfcde ä partir de ces points de repere ä une £valuation de son propre discours en meme temps qu'il jugera typiques ceux de l'allocuteur et des protagonistes. Dans ces conditions, quand le discours de l'auteur est aussi difficile ä diterminer que sa position ideologique, l'investissement du lecteur est d'autant plus crucial : le texte fonctionne un peu comme un miroir devant lequel le lecteur se demande toujours jusqu'ä quel point il peut rire de ce qu'on lui donne ä voir (ces attitudes, ces mentalit6s, et ces mots, sont-ils ceux de l'auteur, des protagonistes, les siens?). Done, si les mots et locutions soulign6s sont souvent les memes que ceux qui ne le sont pas (exception faite des emprunts ötrangers), le soulignement isolö donne une dimension supplimentaire au texte, ä sa lecture, car il represente, dans la marge qu'il lui donne, comme un doute : celui de l'auteur sur le discours du lecteur (ce qu'il aeeeptera comme sien ou non) et vice versa. Cette marge d'observation - les premieres manifestations intertextuelles (les plus visibles, les plus superficielles) - permet en quelque sorte aux interlocuteurs premiers de s'ajuster Tun ä l'autre avant d'entrer en coopdration plus intime. Quant aüx citations (uniquement) soulignöes, il s'agit de (pseudo-) aphorismes latins, Fluctuat nec mergitur (devise de la ville de Paris, Malentendu) ; d'6nonc£s d'auteurs impersonnels : les inscriptions {"Fermi pour cause de dicks", Criminel), l'opinion ("Toutes les plus fortes mari es du stiele", Μort, "On n'avait pourtant pas besoin de ςa, en France", Loup) ou la clameur publiques {"God save the Queen", Britanniae, "les cris de vive Boulanger pouss6s", Lumineuse), les adages populaires {"la bonne ouvrage faite", Mauvaise), les proverbes {"Ne remettez pas au lendemain ce que vous pouvez faire la veille", Pressi) ; ou de citations c£l£bres d'auteurs personnels {"That was the question", Singe).

3.3.3. Intertexte dissocie Dans notre nomenclature, l'intertexte est dissocii quand interviennent des criteres linguistiques ou une attribution (dventuellement des marques typographiques) pour le distinguer du reste du texte. Dans cette classe, on fera ainsi la diff6rence entre, des moins aux plus dissociis,... 3.3.3.1. Γ intertexte en rifirence (allusion, attribution sans verbe d&laratif ni soulignement typographique), 3.3.3.2. le style indirect (et similaire : une seule €nonciation, avec ou sans signalement typographique),

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Par exemple, seul un quartier mdrite un soulignement (italique et majuscule) aux yeux d'Allais et de son camarade Cros dans l'expression "un jeune homme fort bien mis... süiement pas du Quartier' (Mussif), celui qu'ils hantent et ou Us se livrent ä leurs fumisteries aux d6pens de näifs venus d'ailleurs.

Ill

3.3.3.3. 1'intertexte en comparaison (stade intermddiaire caractdristique chez Allais) 3.3.3.4. le style direct (et similaire : önonciation dödoublie, avec ou sans soulignement typographique). 3.3.3.5. Vintertexte isoli (par la typographic, marges et interlignes, präsentd hors du texte, en öpigraphe, en note, en citation s6par6e du reste). Meme si ce sont surtout les 6nonces, mots, locutions, et citations, qui se trouvent introduits et d6marqu6s selon ces diff6rents modes, on ddnombre pour chacun d'entre eux quelques exemples stylistiques et thimatiques qui r£pondent plus ou moins aux memes caract6ristiques. 3.3.3.1. la r£f£rence : Nous parlerons de r^fiirence quand l'auteur ne livre pas express6ment ni complement les propos ou ΙΉέε qu'il 6voque (par le nom accompagnö parfois d'un dötail) en passant. Si elle n'est pas directe, la r£f6rence devient une allusion qui, quand elle est suggestive auprfcs du lecteur, renforce aussi la connivence entre lui et l'auteur partageant le meme fonds culturel et littiraire. Dans quelques cas, un mot, une citation ou un texte sont en r6f6rence : "Les vers et la musique de mon ami Rollinat me battaient dans la töte" (Spectral), "ou l'on jouait YInfidile de Μ. Porto-Riehe" (Drame), "Lucie, la Mfcre Moreau" (Posthume, allusion dans le calembour : en r6f6rence ä Lucie de Lammermoor, l'opira de Donizetti), "les oeuvres techniques de Jules Verne et de Louis Figuier" (Latoquade), "Je sais par coeur tous les vers que les pontes ont faits sur les chats, les vers de Gautier, de Baudelaire, de Rollinat, et möme tout le dilicieux volume que leur consacra notre bon Raoul

Gineste" (Chiens).

Ces demieres allusions, on le voit, concernent autant le thöme que le texte des auteurs ivoquös ä proprement parier. Davantage encore, pour les exemples qui suivent, on pourra dire que e'est le thfcme qui est en r6f6rence : "Ah! les chats! En voilä qui en remontreraient ä Maurice Bants pour l'individualisme et le culte du Moi!" (Chiens), "6 l'ame blanche du Moyen Age, tant regrettfe de Huysmans" (Indiscutable), "Les flots, ne symbolisent-ils pas bien - des pofetes l'ont observd -les changeances b&es et les d£concertantes trahisons des femmes?" (Escale), "Les imaginations exorbitantes des melodramaturges les plus en dilire, de m£me que les irrdsistibles cocasseries de nos meilleurs vaudevillistes, tout cela n'est rien aupits de l'imprdvu" (Anguille), "la gaiet6 des h£ros d'Hom&re efit sembld, pits d'elle, un pile sourirem" (Plaisir), etc.

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Flaubert avait ddjä ηο(έ qu'"un rire est toujours hom&ique" dans son Dictionnaire des

Idies regues (Paris, GaUimard, 1979, p. 549). 112

Plus intdressante, la r^firence "Pour Maeterlinck" (Morne) se pr6sente en dddicace et d6signe l'auteur parodid116. En plus des citations (une dizaine de cas dans le corpus) et des themes (25 cas) en r6f6rence, on peut döcouvrir & quelques endroits des refirences stylistiques ou Ton ivoque un style sans l'illustrer ou le mettre en pratique. N'ayant pas l'autoril6 de Μ. Zola, je ne (ttfilerai pas le chapelet des indignations colorees de mon ami Feirod. Qu'il suffise ä mes lecteurs de savoir que les adjectifs, substantifs, verbes, etc. de 'la Terre' sont une toute petite bifcre auprfes du vocabulaire de Ferrod (Bourgeois) ; Ici, il me faudrait employer l'ingdnieux stratagem e auquel eut recours naguiire George Auriol pour dviter les mots shocking (Acide) ; ... malheureusement, pour bien la dire, c'est la plume du vieux La Fontaine qu'il faudrait ou celle du jeune Franc-Nohain, et je n'ai ä ma disposition aucun de ces deux ustensilcs (Singe).

Si Ton prend l'influence d'une langue 6trangere en tant que manifestation d'ordre stylistique, il faut aussi citer ici : "continuai-je en l'idiome de Shakespeare" (Comfort alors que le texte reste en fran^ais). Dans cet extrait de Collection - "et chaque matin, le marquis se disait, dans la langue du grand siecle : 'Faudra pourtant que je la classe! Faudra pourtant que je la classe!'" on en reste ögalement au Stade de la iiförence puisque l'influence annoncöe η'est pas actualisde dans Γέηοηοέ, incohdrence qui a un certain effet comique. La r6f6rence est Γ incorporation intertextuelle la plus iconomique puisqu'on ne retient qu'un 616ment, sou vent p6riph£rique, du pr6-texte convoqu6 : c'est ä la mdmoire du lecteur que revient de dicouvrir et de computer (ou de briser, comme dans les demiers exemples en rupture avec le procödö) la connexion entre le composant textuel visible et le composant intertextuel ένοqu6. L'oeuvre allaisienne traine ä sa suite ce patrimoine sans vraiment le prendre en charge dans son texte. Avec les quarante, cinquante r6f£rences d6nombr6es, Allais n'abuse pas de ce proc&te que Bouchi appelle "style initii"117 et qui, par les 6nigmes, les sous-entendus, les allusions, limiterait l'accfcs de son oeuvre, ce qui explique qu'elle soit en bonne partie toujours lisible k l'heure actuelle.

3.3.3.2. le style indirect : Assez curieusement, le style indirect au sens strict du terme n'est que peu utilisö chez Allais pour introduire les citations. On η'en compte que quelques-unes introduites de cette man&re : "Mussel a dit que l'absence ni le temps ne sont lien quand on aime" (Consolatrix), "On a dit que l'app6tit vient en mangeant" (Calcul), "Contrairement au vieux dicton qui prttend

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II arrive que ce soit le titre qui ait ce role, comme "Alain Star de Mdtcrlinquc", A. Allais, Contes, Paris, Presses de la Renaissance, 1972 (prdface de Jean-Louis Bory), p. 112. 117 CI. Bouch6, op.cit., p. 46 (comme chez Bants ä la mime 6poque, par exemple).

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que la malachite ne profite jamais" (Billard), "Un penseur doubl6 d'un 6crivain a exprimd un jour cette subtile idde que la rdalitd ne vaudra jamais le reve" (Loup), ...

II en va autrement pour les mots et locutions dissociis. Bien que le partage entre discours direct et indirect ne soit pas clair pour ces ^nonces plus courts, nous rangerons cependant les nombreuses occurrences de notre corpus sous la rubrique "style indirect" dans la mesure ou le mot ou la locution empruntes, malgre la distance qu'on leur marque (verbe declaratif, soulignement, parfois une attribution), sont integres dans le meme systeme dnonciatif que le discours citant : "dans l'eau du bassin dit du Nord" (Anguille), "deux ftlles dites de barridre" (Obilisque), "la tenue si commode dite en bras de chemise" (Esthetic), "le systfeme amdricain dit up and down" (Obtlisque), "fromages sphdriques dits de Hollande" (Billard), "ce muscle, abusivement d6nomm6 coeur" (Dicimat), "un garde-ville (c'est leur fa^on de baptiser läbas les gens de police)" (Maldonne), "...pourquoi on nomine nuits blanches celles qu'on passe hors de son lit" (Hussard), "ce qu'on appelle une mauvaise nuit" (Thirapeuiique), "j'ai la prdtention d'etre arrivd ä ce qu'on appelle quelque chose" (Mousqueterie : la meme expression dtait seulement soulignde dans Vitrier).

L'un ou l'autre exemple du corpus peut etre assimilable au style indirect libre : A son costume, ä son allure, ä ses petites mines, quelqu'un au courant des ateliers et des rues de Paris pouvait determiner, sans erreur, la situation sociale de la fillette. C'dtait une petite apprentie, un trottin de modiste. (Coquette)

Dans cet extrait, on entend les deux "voix" inextricablement mel6es qui, d'apres Bakhtine, caractdrisent ce type intermddiaire de rapportage118 : celle de l'allocuteur et celle du specialiste des quartiers parisiens dont il requiert le tdmoignage, meme si ces voix sont incarndes par le meme personnage. Nous avons releve aussi quelques themes dipassant la simple i€f6rence intögris au texte ä l'aide d'une dissociation dnonciative minimale (attribution, verbe declaratif, mais systeme 6nonciatif ddpendant). "Paul Arfcne a racontd quelque part, et si ddlicieusement!, l'histoire de cet ancien limonadier devenu riche et qui..." (Bureaucratie), "Zola viendra-t-il encore parier de suggestion, d'hystdrie et de mille autres somettes?" (Indiscutable), "... me fit tout de suite ... l'effet de la triste bourgade dont parle le pofcte Capus" (Cochons), "L'dconomiste Paul Leroy-Beaulieu, consult ä ce sujet, dcrivit un volumineux rapport dont la conclusion, bien personnelle, est la suivante..." (Scandale) ;

et sur le plan auto-intertextuel, "J'ai racontö, dans le temps, l'histoire de mon ami..." (Thirapeutique), "et n'allez pas croire que je ndddite une plaisanterie surannie ..." (Pressf).

D. Maingueneau, Nouvelles tendances, p. 70. 114

3.3.3.3. l'intertexte en comparaison et l'intertexte hypothdtique Le recours minimum au style indirect, surtout pour la citation, laisserait croire que la situation se presente sous forme d'un dilemme pour l'auteur : ou bien l'intertexte est fondu et assimil6 sous toutes ses formes dans le texte (ä peine signale alors), ou bien il y reste un corps 6tranger, designe, dissocif, accol6. En fait, Allais utilise beaucoup plus fr6quemment un autre proced6 pour int6grer un discours Stranger sans creer de d6calage 6nonciatif drastique. Ainsi, les citations sont de loin le plus souvent pr6sent6es sous forme de comparaisons intertextuelles, pr6c6d6es de "comme dit..." qui, ä force d'etre r6p6t6, semble autant un tic d'ecriture que le signal intertextuel allaisien par excellence. Nous ajouterons ici ä ceux döjä donnds plus haut quelques exemples caractiristiques de citations en comparaison, d'auteur personnel ou non : "(le bi du bout du banc, comme on disait alors avec juste raison)" (Complet), "je suis tremp£ jusqu'aux os, comme dit la chanson" (Blasphimatrice), "Ce qui prouve que, comme disent les Francis, dans le cochon, tout est bon, meme l'interieur" (Esthetic), "Comme on dit en arithmdtique, le produit n'en demeure pas moins le meme" (Cap), "Je Tai gardde pour la bonne bouche, comme disent les gens" (Banal), "Je ne puis ^primer, chaque fois, une surprise meme Idgfere, comme dit Georges Boyer" (Räserviste), "Quien sabe? comme disait Montaigne au tordador qui le rasait de ses questions indiscrfetes" (Ebinoid). Plusieurs mots et locutions sont aussi introduits dans le texte ä la faveur d'une comparaison : "lui causer ce soir comme dit Francisque Sarcey dans son ignorance de la langue franfaise", (Inespirie), "Le reliquat de la somme, comme dit M. Thiennet", "il fut hum£, supi comme on dit en mon pays north man" (Presst), "icopa comme on dit dans l'aimde" (Fantaisie), "une carriire de charcuterie! de meat-land (terre de viande), comme ils disent lä-bas" (Meat-land), "pouvoir se cotter un peu de paradis dans la peau, comme disait feu Scribe* /*Est-ce bien feu Scribe? (Note de l'Editeur)/ (Bougre), ... Elargissant l'utilisation de la citation, Allais imagine ce qu'aurait pu dire l'un ou l'autre auteur (parfois impersonnel), et surtout comment il l'aurait dit. "(C'est bien en mer d'encre, pour la marine fran^aise, insistcrait Goudesky)" (Trouble), "Ajoutons que l'enfant s'en tirait ä merveille, dirait Coppde dans un vers immortel" (Anguille), "Les Canadiens ... sont, comme qui dirait, les Gascons transatlantiques"(Meafland), "comme qui dirait une sortie ä la cloche de bois" (True), "deux escarboucles dans une jatte de lait, dirait Chincholle" (Bibert), "Victor Hugo n'aurait pas rati le rapprochement pourtant de mauvais gout : Pleine mfcre, pleine mer!" (Jumeaux),... Parfois la rdförence th6matique prend aussi une tournure hypothdtique : histoire qui n'eut certes pas 6t6 d6plac6e sous la plume du folätre Μ. George Auriol (Histoire), Victor Hugo qui 6crivit, avec un talent incontestable et, comme en se jouant, le Roi s'amuse, n'aurait peut-etre pas έίέ fichu d'&rire les dix premiers vers de Le Rajah s'embete, et Victor Hugo n'est pas un serin, pourtant (Rajah),

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les Annibaux microscopiques sur eux (Antifikre).

tomberont en d£g6n6rescence... Et Max Nordau fera un livre

Le matiriau mis en jeu dans ces citations ou oeuvres potentielles n'est plus Ι'έηοηοέ puisque - l'allocuteur le reconnait lui-meme par le choix du mode conditionnel - il n'a pas (encore) €\€ prof£r6. Le lieu de 1'interference se deplace done subrepticement de l'emprunt d'6nonc6 ä la seule influence stylistique ou thematique. La limite entre les deux est tenue chez Allais, nous l'avions döjä dit, comme entre l'influence stylistique et thömatique : les glissements des uns aux autres et la confusion qui en resulte se font sous le couvert de l'intertexte hypothdtique, une dimension suppldmentaire qu'Allais donne au patrimoine, une survie qu'il octroie aux paroles dejä envolees ainsi qu'une existence ä celles qui n'ont pas vu le jour. L'intertexte potentiel r6vele le principe meme du gino-texte (selon Kristeva119) ou du modele de competence (selon Genette120) ä l'origine de la produetivitö textuelle et de son imitation. Ind6pendamment des applications qu'il peut en tirer, e'est ce principe qu'Allais met en evidence : l'6nonc6 vaut moins par sa r6alit£ achevie que par les infinies possibilitds du discours dont il est issu, en amont comme en aval de l'arbitraire figement et ddpouillement auxquels l'a condamnö la cloture du texte. Nous avions d6jä dfceld dans I'dnonciation que le texte imprimd n'est que la partie visible et superficielle d'un travail et d'un corpus latent, actif, illimitö. Nous y renvoient constamment les indications m6tatextuelles, les rftro-corrections, les commentaires linguistiques, les lignes de pointül6s, les "etc", comme, de manifere plus cruciale, les textes qui ne se terminent pas ou, pour etre plus correct, qui se terminent arbitrairement sur simple decision de l'allocuteur, en dipit des conventions et de l'attente des lecteurs, et dont la suite restera, ä leurs yeux, manquante plutot qu'inexistante. Les comparaisons intertextuelles ponctuent rfguliörement l'oeuvre au rythme d'une tous les deux textes : se crdent ä la longue un palier 6nonciatif et une attente qui lui sont specialement riserv6s. Le fait qu'Allais choisisse ce biais de la comparaison pour introduire la citation (et de temps ä autre l'influence stylistique) n'est pas indifferent : il ne consider« pas l'intertexte comme achev6 et inddpendant par rapport ä son oeuvre, mais le rdactualise au travers d'elle. C'est encore au ddguisement que nous songeons ici : le patrimoine des discours d£jä £nonc6s, loin d'etre rel6gu6 et fige dans le pass6, reprend vie quand le texte en cours d'6nonciation en revet l'un ou l'autre aspect. Plus encore qu'ailleurs, se pose dans le cas de l'intertexte en comparaison, et a fortiori hypoth6tique, la question de l'auteur agent et patient. Plus qu'ailleurs, l'influence intertextuelle y est dynamique et röciproque : si l'auteur en question inspire une formulation stylistique (ou un theme) ä Allais, celui-ci projette chez celui-lä des intentions qui n'y £taient pas. L'interaction est telle qu'elle entraine un imbroglio d'influences et de voix qui est ä l'image de l'oeuvre entifere et dont profite notre auteur pour nous dchapper. La comparaison intertextuelle a par ailleurs un caractere m6tadiscursif 6vident. Elle reprisente en effet une glose qui accompagne ce qui est dit et 119

Cf. chapitre I.

120

G. Genette, Palimpsestes, pp. 13 el 14.

116

qui "manifeste un travail d'ajustement des termes ä un code de references"121. Ces comparaisons sont destinies ä "construire une image du locuteur en se dimarquant... d'une autre" et prösentent le discours comme un "d6bat entre les mots, un chemin ä travers le bruissement infini des signes", au meme titrc que les auto-corrections, les pretentions112. 3.3.3.4. le style direct : Le style direct au sens strict du terme ne semble curieusement pas beaucoup plus en faveur chez Allais que le style indirect ; on ne le rencontre que dans de rares cas dont ceux-ci : "Ignotus a £crit dans le temps cette phrase m&norable : Avez-vous remarquä que, dans les rigiments, les colonels sont toujours plus jeunes que les lieutenants colonels? (ä peu prfes sic)" (Fils), "Avez-vous remarqud, disait Ignotus, comme les carreaux frdmissent ä l'approche des tremblements de terre?" (Vitrier), "Et e'est alors seulement que je compris la parole de l'Eccl6siaste : Celui qui a tui par le glaive ρέητα par le glaive" (Veuves), "Rien n'est impossible ä l'616phant de bonne vokmtd, a dit Saint-Luc" (Siige), "Que ia devise soit celle de Tacite : Laboremus et bene conduisemus, car, ainsi que l'a tits bien fait observer Lucitce en un vers immortel : Sine labore et bona conduita, arribamus ad nihil ... " (Correspondant).

Cependant, Allais recourt au style direct pour introduire un long extrait ou un texte entier pritendus etre d'un autre auteur : ä coti du courrier des lecteurs (Mousqueterie, Jumeaux : "Peu aprfcs, je recevais l'intöressante communication que voici :..."), nous trouvons des extraits de journal de voyage (Conscience : "Quelques mots d'explication... Demandons-les ä Henri Turot lui-meme. ..."), de presse (Histoire : "Oyez piutot : (Je copie presque textuellement)..."). Le texte Sarcey est 6galement une sorte de longue citation en style direct Nous η'en dirons pas davantage k ce sujet qui a έίέ traitd du point de vue €nonciatif. 3.3.3.5. rintertexte isold : Pour dissocier le discours 6tranger du sien en lui laissant sa situation 6nonciative originelle, son autonomic, Allais pr6fere alors l'isoler complement, le reteguer ä l'ext£rieur du texte, de sorte que la distance par rapport au corps itranger se marque par un espace typographique (marges, interlignes), une barriöre objective. Les citations en Epigraphe, en tete de texte ou de chapitre, en bas de page, en bloc au sein du texte sont nombreuses chez Allais, ä peu pr^s une tous les cinq textes. Π peut aussi arriver qu'une influence stylistique se localise 6galement en marge du texte, dans une note au caractfcre scientifique, linguistique, encyclopödique. Les sous-titres123 121

D. Maingueneau, Nouvelles tendances, p. 66. Ibid., p. 67. 123 Par exemple : "Scfenes de la vie bourgeoise" (Fils), "Fait divers" (Obilisque), "ού I'on voit la folle jeunesse daujourd'hui tournoyer dans les plus chimiriques et passagers plaisirs,

122

117

reprdsenteraient dans cet ordre d'idöes l'influence thömatique dans sa plus simple expression, avant le jeu dont il sera l'objet dans le corps du texte. Nous savons aussi le role architextuel de ces indications paratextuelles, parmi lesquelles il faut aussi compter titres et prefaces124.

3.4. Effet d'heteroclite De la fusion la plus osmotique ä la dissociation la plus radicale avec le texte qui le re^oit, l'intertexte est introduit et signal chez Allais selon toute une gamme de proc£d6s varies. Comme toujours, c'est cette vari6t6 de moyens qui confond le lecteur. Malgrd des recurrences typiques, l'intertexte se glisse de toutes les manieres, des plus discretes aux plus flagrantes, dans le tissu de Ι'έηοηΰέ qu'il est en train de lire. Comme si l'auteur voulait tromper la möfiance du lecteur qui r6agirait automatiquement ä un signalement toujours semblable (bien qu'ä certains moments il encourage ces reflexes). N'est-ce pas pour garder la fraicheur de son attention que les soulignements (signalements typographiques) aussi sont souvent imprdvisibles comme on l'a constate plus haut? Tous les lieux du texte sont done affeetös de toutes les fagons par les interferences intertextuelles, de sorte que, meme si Ton connait les composants thdmatiques (souvent les memes, tout compte fait) du discours allaisien, on ne sait guere de quelles manieres ils vont se präsenter et entrer en composition dans le texte suivant La surprise qu'Allais nous reserve ä ce niveau fait le charme (et le comique) de son oeuvre. II ne faut cependant pas se laisser abuser par cette variete formelle. L'osmose, ci-dessus 6voqu6e, entre texte et intertexte n'est en fait pratiquement jamais atteinte : quand celui-ci n'est pas signaie explicitement, l'6cart rhetorique est gin6ralement tel qu'il n'lchappe pas aux plus distraits. Nous avons vu aussi que la citation sans signalement est souvent bien connue, que la reference est rarement allusive ou enigmatique, que la comparaison, et l'isolement davantage encore, d6signent clairement l'intertexte. D'oü l'impression generale de "collage" (le titre d'un des textes) qui ressort de ce patchwork aux coutures aussi nombreuses que voyantes, de sorte qu'on ne finit par ne voir qu'elles, que la pratique intertextuelle du texte mise en scene et d6pouill6e (car nous verrons plus loin que son intervention est souvent gratuite). A. Lorian estime 6galement que c'est lä un des traits les plus caractdrisüques de l'fcriture d'Alphonse Allais... : le style bigarrd, baroque, hdtdroclite - ce qu'on appelle couramment le milange des styles.™

Cet "effet d'hetdroclite" que CI. Bouche124 döcrit chez Lautr6amont correspond curieusement ä notre analyse du texte allaisien. Ici aussi, "cette omnipresence de la rupture dans le texte ... Γένέΐβ la presence insistante, sous la surface du texte et sa disposition apparente, de discours qui le parlent, autant qu'ils sont

cui lieu de songer ά l'iterniti" (Drames). w 123

126

Cf. chapitre III. A. Lorian, op. cit., pp. 36 et sv.

CI. Bouchd, op.cit., pp. 142 et sv.

118

parläs par lui"111. Cette dömarche - "la discontinuit£", "le dysfonctionnement et l'hyperfonctionnement de la machine textuelle", la "r6v61[ation] dans leur prösence quasi nue des discours auxquels il s'alimente" - ne semble pas moins au centre de l'entreprise scripturale d'Allais que de celle de Lautr6amont. Est-ce-ä-dire que l'oeuvre allaisienne, oü les contours entre les differentes voix apparaissent si nettement, releve du style liniaire tel que Γ a d£fini Bakhtine et dont il a 6t6 question pour commencer? Effectivement, l'intertextualite est tellement explicite chez Allais qu'il faut plutöt parier de juxtaposition que d'hybridation. La dissociation entre texte et intertexte entralne une mise en scene de la parole que nous trouvions dans Γ edification plus sp6cifiquement önonciative des textes. Nous avons ddjä dit que les proc6d6s de distanciation ä l'dgard du discours Stranger (par exemple le style direct) n'avaient que l'aspect de l'authenticitd, qu'en fait ce n'etait que des conventions comme les autres dont Allais tirait grand parti. Mise ä distance et mise en scene vont bien entendu de pair. Quand il est fondu dans le texte qui se l'approprie, l'intertexte ne peut plus etre aussi librement l'objet d'un jeu, ni servir d'alibi pour l'auteur qui s'interdit toute marge de manoeuvre ; tandis qu'en instaurant un d&alage entre les deux syst&nes discursifs, Allais peut se livrer ä toutes sortes de combines, manipulations, dissimulations, et donner ä son oeuvre ce "volume" que nous döfinissons comme un deploiement s£miotique. Mais, dans la mesure oü les voix constitutives ne cessent d'etre fragm e n t s et interrompues, avant d'etre amalgamöes et encha!n6es, les points de contacts entre ces voix qui se cötoient dans le texte sont extraordinairement multiplies. Ainsi, s'il n'y a pas de fusion, ce brassage par le menu est nöanmoins intense. En outre, le proc6d£ de la comparaison qu'Allais affectionne particulifcrement pour introduire l'intertexte catalyse l'interaction entre les discours mis en presence. Ici inside ä notre avis la particular^ de I'incorporation de l'intertexte chez Allais. II pousse ä son comble le style lindaire (l'exteriorit6 des rapports entre les diff6rentes voix) en 6miettant l'intertexte (mosaique), en multipliant et exhibant les ruptures, en intensifiant le jeu (comparaison et contraste), pour en arriver ä une radicalisation formelle du phinomene intertextuel. Mais sans jamais tenter d'ddulcorer les differences et de fondre les discours en un compos6 discursif plus stable. Allais n'est pas animi par un tel projet ; au contraire, le dialogisme qu'il pratique dans son oeuvre, apres la convergence des discours autres vers eile, consiste ä y entretenir ou creer la divergence.

4. Origine de l'intertexte 4.1. A la vari&6 des lieux oü l'intertexte se manifeste au sein du texte et ä la variet6 des proc6d6s par le biais desquels il s'y introduit et s'y Signale, r6pond celle non moins large des discours auxquels il s'alimente. Leur nombre et leur diversity nous donnent l'impression que l'oeuvre allaisienne reprdsente un carrefour intertextuel, röle t h 6 m a ^ dans le texte allaisien, - au

127

Ibid., p. 147. 119

meme titre que le marche chcz Rabelais12* -, par la ville, ses places publiques, ses boulevards, ses tenasses de cafe129. On pourrait ainsi classer Allais parmi les "dcrivains urbains", flaneurs et attentifs, de Baudelaire ä Apollinaire130 (suivi des Surr6alistes), en passant par Laforgue. Cette situation en intersection, l'oeuvre allaisienne la doit aussi ä son support, le journal, dans lequel se cötoient sur la meme page les articles, les themes, les discours les plus varies. A ce propos, il faut insister sur le fait qu'Allais n'ötait pas publie dans le "Supplement illustre et hebdomadaire" du Journal, supplement consacr6 aux rubriques comiques et divertissantes (caricatures, revues de mode, chansons avec partition), mais en premiere page du quotidien, au milieu des autres articles pour la plupart s6rieux ou litt6raires, parmi lesquels : "Chronique des Tribunaux", "Apres le verdict", "Causerie du Docteur", "Courrier du theatre", "Nouvelles diverses", "Les Sports", "Autour de la Bourse", "Actualitös", "Carnet mondain", "A l'Ext6rieur", "Gazette rim£e", "Nouvelle ä la main", "Au jour le jour", "Journal d'un parisien", sans compter les petites annonces et la publicite. Allais transpose cette disparitö de la ville ou du journal en condense dans le cadre de son propre texte : d'oü son caractöre encyclopedique et h6t6roclite. Encore une fois, nous n'aurons pas la pretention de ddcouvrir toutes les sources d'influences de l'oeuvre allaisienne, mais seulement celles qui sont chez lui principales et caractöristiques. En effet, sous le foisonnement des discours qui le parcourent, on d&ele par quelques recoupements et regroupements un panorama et un r6seau intertextuels relativement clairs et simples. Ainsi, ä notre avis, l'ensemble de l'oeuvre est travailie, quant ä ses tenants et aboutissants, par un double antagonisme, classique mais fondamental : discours oral / discours 6crit, production populaire / production "noble" (recherchöe, eiitiste). Avant d'6tudier plus avant la m&anique et le sens de ce jeu de contrastes, nous allons voir dans cette partie de quoi il est constitud. Ces discours et ces productions n'entrent pas de la meme manifere dans la composition du texte allaisien : certains lui pretent des termes, lui foumissent des citations ; d'autres lui inspirent des themes, un style ; d'autres encore lui donnent 1'occasion de nombreuses references. Ici, nous n'aborderons pas encore la question spöcifique de rarchitexte ; nous ne röpöterons non plus, ni ne multiplierons les citations qui ont d6jä abondamment illustri les commentaires precedents.

m

On pourrait aussi dvoquer Francois Villon qui mSle dgalement dans son oeuvre les difförentes voix de la rue, les rdminiscences scolaires et littdraires, les allusions adress&s ä ses comparses. Une comparison de la pratique intertextuelle chez ces deux auteurs pounait &re intiressante. 129 Peut-&re encore reprdsentd par l'hötel de passage d'Enigme, oü rfegne, "par les corridors, une confusion de jargons dont la tour de Babel, pourlant si pittoresque, ne donnait qu'une faible idfe". 130 Comme le suggfcre Μ. Decaudin ("Apollinaire et Allais", in Revue des Lettres Modernes, Paris, 1967, n° 166-169, p. 1S6), il y aurait d'interessantes comparaisons ä €tablir entre Allais et Apollinaire.

120

4.2. Le discours oral M. Bakhtine, dans son c61ebre ouvrage sur Rabelais, cntre autres, a et6 un des premiers ä avoir mis ä l'honneur les discours "non-publi6s". Dans le carnavalesque, l'oralitd, directe, transgressive, vivante, regdnere l'doit. C'est ce sens gdndral et oppositif que nous donnons ici ä l'oralitd. Pierre Van Den Heuvel place aussi cet antagonisme au centre de sa thdorie dnonciative. L'Venture (le mot) est par principe ddpouillde et ddfectueuse (sans son, sans geste, sans situation). A moins qu'elle ne veuille sa complete autonomic (dcriture objective, littdraire, blanche131), l'dcriture, dans sa tentative d'imiter la parole originelle, s'oralise en recourant ä une 6nonciation insistante, en recherchant l'effet dmotif, en erdant des interferences et des contrastes intertextuels, en fo^ant des glissements vers la triviality, en idactivant les clichds, en y inscrivant le cri, le rire, etc.112 N'est-ce pas ce ä quoi nous assistons en lisant Allais? 4.2.1. Dans son oeuvre, l'oralite, qui se präsente ä diffdrents niveaux (dnonciatif, thdmatique, architextuel), se prdsente dgalement sous diffdrents registres. Avant tout, le discours familier, populaire (voire grassier, par exemple avec des insultes) se manifeste tribs frdquemment, mais presque exclusivement par son lexique : des suffixes, des mots et locutions, nonsignalds, soulignds, ou dissocids133. L'emprunt populaire peut aussi etre signald par la censure dont il fait l'objet : "je lui f... sur la g..." (Rectification). Nous ne relevons dans le corpus que l'une ou Tautre citation, par exemple en exergue ä un des chapitres de Drames : C'est έpatant ce que le monde deviennent [sic] rosse depuis quelque temps! (Paroles de ma concierge dans la matinde de lundi demier).

Le discours familier et populaire affecte stylistiquement peu le texte ou il n'intervient que ponctuellement, tout au plus sur des syntagmes. II arrive pourtant que plusieurs traits se conjuguent dans les rdparties d'un protagoniste par souci de idalisme. Rappelons aussi la familiaritd avec laquelle Allais traite son public (interjections, questions, provocations, exclamations, commentaires) et qui, relevant plutöt de l'dnonciation et de l'architexte, est examinde ailleurs. Le texte allaisien serait ä ce titre un des endroits ou, d'apres Bakhtine, se manifestent ä l'dpoque moderne [les] spheres alogiques du langage η on publid [et] oü disparaissent tous les buts tant soit peu sdrieux du langage, lä ou les hommes, dans des conditions d'extreme familiaritd, s'adonnent ä un jeu verbal ddbridd et sans but, lac heilt les rdnes de leur imagination verbale en dehors de l'orni&re sdrieuse de la pen sie et de la crdation imagde.'*

131 133

P. Van Den Heuvel, Parole, mot, silence, pp. 73 et sv. Ibid., pp. 60 et sv. Par exemple : "rigouillard", "qui m'a amusd telle une baieine" (Thirapeutique), "eile

descendit en cheveux" (Amant), "dite en bras de chemise" {Esthetic), "comme disent les 134

gens, comme on dit, comme dit le vulgaire,...".

M. Bakhtine, L'oeuvre de Frangois Rabelais, p. 418. 121

4.2.2. L'argot (parisien, militaire, estudiantin,...), les rdgionalismes, et le langage enfantin, plus caractiristiques, ne donnent que quelques termes au discours allaisien135. Meme si l'auteur pretend traduire du beige (Morne), la langue du cocher et du garde-ville d'Anvers (Maldonne) ne comporte guere de belgicismes : "9a existe pas", "savez-vous"136, "un garde-ville". Les enfants, protagonistes et didicataires importants chez Allais, nous l'avions dejä signale, lui suggerent un style, et les histoires qu'on leur raconte giniralement (contes et fables) des themes que Ton rctrouve dans plusieurs textes137. 4.2.3. La culture et la littirature orales populaires tiennent une place essentielle chez Allais. Nous tenterons dans le prochain chapitre de dimontrer I'importance du cabaret et des genres que l'on y pratiquait dans la composition architextuelle de son oeuvre, surtout par les monologues que Ton y disait devant le public, qu'Allais a composis en dibut de carriere et qui n'ont cesse de l'influencer par la suite138. Egalement issues des cabarets comme des cafis-concerts, on trouve encore dans le corpus quelques extraits de chansons, des rifirences aux succfcs de l'ipoque, ainsi qu'aux artistes et joyeux lurons qui friquentaient ces lieux139. Mais c'est surtout dans les themes qu'il faut rechercher l'influence de cette culture, de cette litterature et de ce milieu. Α cöti du comique loufoque, la pomographie et la scatologie sont de ces themes majeure que Ton voit partout chez Allais. Cette gauloiserie est intimement liie ä la culture populaire et carnavalesque telle que la difinit Bakhtine140. Sa presence chez Allais participe au meme type de transgression, de liberti, de riginirescence que l'on retrouve ä tous les strates du texte. Marc Angenot a consacrf une itude magistrale ä la symbolique sexuelle dans le tissu du discours social et la littirature ä la Belle Epoque141. La sexualiti gagne ä ce moment, telle une "marie montante", tous les genres et tous les discours, des ricits de presse ä la littirature de boulevard, des ouvrages midicaux aux romans naturalistes, ... en passant par le cafi-concert oü Γ on vient s'encanailler ä icouter des pens&s vulgaires, des aventures idiotes, des histoires d'amour betes, des scfenes d'ivrogne ou de gäteux, des situations grosseres [...] des cruditds de maison publique ou des sous-entendus plus vils encore.141

133

Par cxemple : "sapin, trottin, tringlot, bleu, bachot, siau, supd, dodo, le papa et la maman,...". 134 Flaubert note aussi cette expression comme typiquement beige dans son Dictionnaire des Idies regues (p. 493). 137 Par exemple : Veau, Toutoute, Coquette, Nature. m Cf. chapilre III. 139 Cf. Le petit monde des cafis et dibits parisiens au XlXime siicle, Henry-Melchior De Langle, Paris, Presses Universitaires de France, 1990. 140 "le 'bas* matdriel et corporel", M. Bakhtine, L'oeuvre de Rabelais, pp. 366 et sv. 141 M. Angenot, Le cru et le faisandi : sexe, discours social et littirature d la Belle Epoque, Bruxelles, Labor, 1986. 142 A. Chadourne, Les cafis-concerts, Dentu, 1889, cit£ par Μ. Angenot, op. cit., p. 82.

122

Parmi ces difförents themes habituellement au programme des cabarets, cafesconcerts, et autres spectacles populaires, il faut surtout retenir la romance sentimentale, un des avatars du romantisme finissant, de la meme veine que les "histoires d'amour betes" courantes chez Allais. Nous presenterons cependant cette inspiration dans sa version 6crite, melodramatique et feuilletonesque, qui le concerne plus directement. Enfin, toujours dans la culture populaire, il ne faut pas oublier le gout du public de l'ipoque pour le sadique et le sanglant, que satisfont les faits divers d'une certaine presse ä laquelle nous reviendrons, les m61odrames horrifiants sur la scene du Grandguignol (ä partir de 1897), quand ce ne sont pas les ex6cutions capitales, publiques jusqu'en 193914\ A ce propos, le lecteur d'Allais ne peut manquer les nombreux sivices qu'il fait subir au corps humain, de l'amputation ä Γέcorchement, en passant par l'eventration, la pendaison, la decapitation, et qui lui valent sa r6putation d'humoriste noir144. Comme la pornographie, le sadisme releve de la möcanique de la transgression typique du carnavalesque et du comique. II correspond en plus chez Allais ä la thömatique majeure de la m6tamorphose qui, couplde ä celle du deguisement, explique une grande partie des jeux sur les apparences (dont la mystification) auxquels il se livre.

4.2.4. Mais la culture populaire n'a pas le monopole de l'oralit6. Comprise en tant que langage simple, clair, direct, franc et pragmatique, par opposition aux complications gratuites de l'icrit, litt6raire, manierö, emphatique, imprdcis, l'oralit6 serait aussi l'apanage de la bourgeoise qui "voudrait voir [le langage] affectd aux seuls besoins de rintercommunication, reduit au rang de simple outil" alors que la langue podtique entraine gaspillage et dysfonctionnement145. Ce langage pragmatique bourgeois, crucial parce qu'il repr£sente une sorte de degri ζέτο stylistique dans notre corpus, est l'objet spöcifique du texte Simplicitas dont les höros, un mötallurgiste, sa femme et l'amant, font preuve d'un sang-froid extraordinaire dans une situation dramatique : Mais M. Balizard, qui dtait un peu presst, abrdgea les effusions. - Ma chöre amie, M. de Saint-Baptiste affirme qu'il est le pfere de la petite. - C'est parfaitement exact, mon ami, j'ai des raisons spdciales pour etre f u 6 e sur ce poinL - Alors il faut lui remettre Γ enfant... Occupe-toi de (a. Je vous demande pardon de vous quitter aussi brusquement, mais une grosse affaire de foumiturc de rails... A tout ä l'heurc, Marie... Serviteur, monsieur. - Bonjour, monsieur.

On retrouve ce langage dans les textes cataloguds ci-dessus parmi les moins dialogiques, mais on pourrait dire qu'il s'itend en creux dans l'oeuvre entiere.

143

Plusieurs hiros allaisiens sont mends ä l'öchafaud (dans notre οοφϋχ : Recherche et Polytypic). 144 Surtout dcpuis Γ Anthologie de I'humour noir d'A. Breton. 145 CI. Bouchi, op. cit., pp. 20 et 21.

123

4.2.5. Pour terminer, mentionnons la voix, 1'opinion, la rumeur publiques qui entrent en jeu dans plusieurs textes, moins par le truchement de termes, de themes, d'un style, qu'en tant que ph6nomfcne. Un ph6nomfcne dangercux qui peut amener bien des calamitis une fois qu'il est d6clench£ : ä l'heure qu'il est, tout Evreux sait qu'un de ses fils a failli ä l'honneur. Peut-Stre, des families pleurent, des fiancöcs sanglotent, des pferes se sont pendus dans leur grenier,

malgri les fausses precautions : "Je puis vous le dire, ä vous qui etes une personne discrete [...] Entre nous, n'est-ce pas?" (Blague). Ida, ä qui on avait aussi demandö la plus grande discretion ("Tu me promets de n'en parier ä personne?"), met en branle la rumeur de la meme manure : Au bout de trois ou quatre jours, tous les ateliers de Montmartre, de la plaine Monceaux et des Ternes, dtaient au courant des inqualifiables proc6d6s artistiques de Jacquet [...] Cela se savait!.

Α cöt6 de ces exemples caractdristiques, la voix publique s'immisce dans plusieurs autres textes ä la faveur d'un "dit-on", "on parle de" ; on la retrouvera sous forme 6crite dans la presse mondaine qui colporte les ragots. La conversation phatique, plus ou moins tenue dans les memes circonstances et par les memes interlocuteurs, apparait aussi ä quelques reprises dans notre corpus : La conversation s'engage, banale : - Sale temps... Dröle de mois de mai... DicUtement, les saisons sont changies... etc... etc... (Mai),

en italique dans cet extrait, contraircment au reste du dialogue, pour indiquer que ces propos ne sont pas propres aux protagonistes, mais tir6s de rintertexte. Egalement sous d'autres formes : A Nice, on ne connait que quaü-e sujets de conversation : la roulette de Monte-Carlo, le tremblement de terre de 86, les gens de marque arrivant et partant, et la joie gdndreuse qu'on dprouve ä avoir chaud quand les Parisiens grelottent (Chambardoscope)

Selon Bakhtine, Rabelais donne "un portrait extremement vivant et dynamique, sonore (auditif), de la foule parisienne bigarrie du XVIeme siecle'"44. Allais dresse un portrait semblable de la foule, non moins bigarree, de la fin du XlXeme siecle.

4.3. Le discours ecrit Malgr6 ses Stroits rapports avec Γ oralis, le discours allaisien relive, dans les faits comme dans ses principes, de l'6criture. Les autres discours dcrits s'y imbriquent tout naturellement, sans occasionner les memes ruptures que l'oraΙήέ. Notons aussi que les differents rcgistrcs ou genres de l'oralitö prisentös ci-dessus, populaires ou non, etaient malgrö tout transcrits depuis longtemps

144

M. Bakhtine, op. cit., pp. 148 et sv.

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(la brochure de camelot, de colportage, les romans populaires, les dialogues des romans naturalistes, la presse vulgaire,...)· Nous en retrouverons done plusieurs ici. Bien qu'ils aient de nombreux rapports entre eux, nous regrouperons les discours öcrits qui entrent dans la composition du texte allaisien en trois catdgories : les discours littöraires, les discours journalistiques, les discours spdcialisds (scientifique, technologique, des affaires,...). La presse se trouve ä la croisie des deux autres types de discours puisqu'on y lit aussi bien des textes littdraires (contes, feuilletons, critiques) que des articles scientifiques, des chroniques financteres,... Nous tenterons cependant de relever les influences sp^cifiques qu'elle exerce chez Allais.

4.3.1. Les discours littiraires 4.3.1.1. le romantisme : Meme si le romantisme est un courant r6volu, ou au moins en plein döclin ä la fin du XlXeme, supplantö par diffirents autres mouvements litt6raires, il est paradoxalement toujours bien present chez Allais qui semble, en le parodiant, lui donner son coup de grace, un peu ä la maniere de Lautr6amont. Le romantisme, vu la distance prise alors ä son 6gard, doit repr6senter pour Allais et ses lecteurs Γ archetype, voire la caricature du discours litt6raire, le plus dissemblable et reconnaissable par rapport au discours oral simple, vivant et pragmatique döcrit plus haut. C'est surtout ce contraste qu' Allais recherche dans son oeuvre quand il präsente Γ oralis et Γ denture cote ä cote. En outre, CI. Bouchd considfere le "discours romantique, multiforme et complexe, [comme] un 'discours de discours', ä l'intörieur duquel s'entremelent, de sources parfois contradictoires, des 'sousdisco urs' d6jä dot6s d'une configuration plus ou moins autonome'"47. a) Le registre lyrique est bien repr6sent6 chez Allais : quelques mots et expressions particulifcrement connotis, des r£f6rences ä Hugo, ä Vigny, des vers, quelques citations, mais surtout, pour plusieurs passages, un style caract6ris6 par des exclamations 6motives, des reprises pathötiques, des outrances rh6toriques, de lourdes comparaisons,... procldös qui, en meme temps, inscrivent, signalent et caricaturent l'intertexte141. b) Mais c'est surtout le registre emphatique, oratoire, moins marquö et plus diffus que le pr6c6dent, qui inspire notre auteur. A notre avis, le discours emphatique constitue le style de fond de l'oeuvre allaisienne, en concurrence directe avec le discours oral populaire, qui lui se prfsente de maniöre ponctuelle, sous forme de mots et expressions. Nombreuses introductions, conclusions, digressions, qui feront l'objet d'une analyse architextuelle, tirent

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C. Bouch6, op. cit., p. 68. *Par exemple : "Mon ouie est un sdpulcre ou tout s'engouffre et meurt... Tiens, un joli vers" (Thirapeutique), "on eut dit un effondremeni d'anges an6antis en des abimes d'extase!" .nouvelle habitude : "dös lors ... Γ hygiene et le confortable". Cependant, l'ev6nement du second r£cit ne va pas contrevenir ä cette nouvelle regle de conduite, mais au contraire en donner un exemple. A ce point de vue, Escale reprisente dans la succession de ses ricits un cas particulier de notre corpus. En effet, quand un texte en comporte plusieurs comme ici, le recit final est g6n6ralement le plus important par sa taille et par la surprise qu'il doit cröer ; les rdcits souvent tits brefs qui le pr&fcdent qualifient le h6ros43 et annoncent le ricit principal44. Ici c'est le contraire qui a lieu puisque, nous l'avons dit, c'est le second r6cit qui illustre le premier. Pour en terminer avec la narration, observons que les dvönements sont r£sum6s jusqu'ä la scene finale, qui, eile, amtae la rfplique ulüme ; et de meme pour le second r&it. La narration semble se concentrer au fur et ä mesure qu'elle touche ä sa fin. Ce procidi se trouve souvent chez Allais qui, press6 par les conditions du conte, doit se montrer 6conome dans la conduite du r6cit. II n'use de la scfcne qu'aux endroits stratigiques du texte, lä oü la "visualisation" ou r"audition" sont indispensables. L'examen d'Escale est aussi instructif au niveau des digressions qui s'y trouvent. L'une d'entre elles, sous forme de note en bas de page, est situie & mi-chemin entre le texte et le non-texte45. Son contenu ögalement, qui introduit l'allocuteur en tant que protagoniste (aussi modeste soit ce role) alors qu'il ne figure aucunement ä ce titre dans le texte. * Quand 1'auteur 6crivit ces lignes, il croyait sa petite amie dans les bias d'un autre. A l'heure qu'il est (11 h. moins 20), il est s&r du contraiie. Aussi r6tracte-t-il, de grand coeur, les lignes ddsobligeantes ci-dessus.

Cette digression est surtout "önonciative" puisqu'elle ancre, de mantöre exageriment pricise en ce qui concerne l'heure, la relation dans le cadre de

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Cf. l'"6preuve qualifiante" dans la nomenclature de V. Propp ; le second röcit d'Escale pourrait etre alors rapprochd de l'"6preuve glorifiante". L'"6preuve ddcisive", toujours selon Propp. Inutile de rappeler qu'Allais exploite souvent les marges du texte (titre, sous-titre, dddicace, avertissement, ipigraphe, dpilogue, post-scriptum, note,...) dont il met en question ainsi les limites materielles comme il met en question ses limites sömiotiques.

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sa redaction. Le meme texte contient un peu plus loin une digression de type plutot "m6tatextuel", quand l'auteur s'ipargne la peine d'une description46 : II faudrait arracher des plumes aux anges du bon Dieu et les tremper dans l'azur du ciel pour dcrirc les mots qui diraient les charmcs de cette Jeune femme. (Le lecteur comprendra que je m'abstienne de cette operation cruelle et peu ä ma portite pour le moment).

C'est bien ä l'acte d'dcrire que cette remarque fait rdfdrence ; de nombreuses digressions de ce type interrompent le discours allaisien comme nous l'avions döjä fait remarquer pr6c€demment. D semblerait que l'allocuteur ressente rigulifcrement le besoin de refaire surface pour prendre possession de son oeuvre en brisant l'illusion romanesque. Les digressions du troisiöme type, "intertextuel", ne sont pas moins nombreuses : Allais profite de toutes les occasions pour introduire et commenter le texte (authentique ou non) d'autmi. Escale contient un exemple concernant Pierre Loti, contemporain d'Allais dont le succfcs est immense ä l'öpoque47 : Les iles Lahila sont rdputies dans tout le Pacifique, tant pour la beautd de leur climat que pour le relächement de leurs moeurs. Un jeune lieutenant de vaisseau, M. Julien Viaud, qui s'est fait depuis une certaine notoridti sous le nom de Pierre Loti, en fcrivant des r£cits exotiques fort bien tourn6s, ma foi, a compos£ THymne national de cette contrde bdnie. Je n'en ai ietenu que le refrain : lies Lahila! lies Lahila! La bonne atmosphere, lies Lahila! lies Lahila! Qu'ont toutes ces fles-lä!

Nous avons d£jä trait€ de l'6nonciation et de l'intertexte, comme nous avons d£jä abordd ä plusieurs reprises la question du m6tatexte. II importe ici de noter comment ces composantes s'insörent dans la narration sous forme de fragments qui ne r£pondent pas directement ä ses besoins. Le texte apparait comme une superposition de structures et d'intentions diverses (ses plans). Ces digressions surprennent surtout par leur incongruitέ> n'ayant qu'un rapport t6nu ou gratuit avec ce qui prfc^de. Le rapprochement inattendu provoque d'abord une (^charge psychique chez le lecteur concentrf sur le döroulement du r6cit. Ensuite, cette structure humoresque donne l'impression de la conversation ä batons rompus ou de la presence d'un public. Enfin, en sapant d'un cot6 la fiction qu'il dtablit de l'autre, Allais cr6e le paradoxe et entraine le dövoilement textuels maintes fois d&rits. II faudrait ajouter ä ces digressions les interventions de l'allocuteur, plus courtes, mais similaires, qui juge en meme temps qu'il raconte :

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II arrive souvent It Allais de couper court ä une description par une pirouette mitatextuelle; "Je vous la d&rirais volontiers, mais je sens que ce serait peine et temps perdus" {Recherche), "(Une jeune femme dont la description impute peu ici. Imaginez-la ä Γ instar de celle que vous prif6rez et vous abonderez dans none sens)" (Inconnue). R. Messac ("Alphonse Allais, journaliste", pr6face ä Loitfoc house, Paris, Les Editions fran^aises, 1957, pp. 7 ä 38) rapporte les d6m£16s (J. M. De Heredia servant de m£diateur) entre Allais et Loti qui prenait mal la plaisanterie.

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"Un jour pourtant, cetle manie lui passa de vouloir (comme si c'dtait possible) qu'une fcmme l'aimat lui tout seul", "les moments heureux coulant plus vite que les autres (mon Dieu comme la vie est mal arrangde!), le moment du ddpart arriva...", "au petit matin (vous pouvez vous reporter aux joumaux de l'6poque) un tremblement de terre...".

Entre parentheses, ces remarques ne reprisentent pas de veritable rupture de sujet, mais d6tournent pour un instant l'attention du lecteur du premier plan du texte, ici la narration. Si la digression est un Icart qualitatif par rapport au plan ou au sujet principal du texte, la prolixiti4*, dont Allais fait aussi souvent preuve, serait un 6cart quantitatif, le sujet restant le meme. Alors qu'il peut se montrer trfes 6conome de details, notre auteur se laisse aller k d' autres moments ä des envolöes ou des d61ayages qui n'apportent rien ou peu, mais retardent seulement le döroulement sur le premier plan. C'est le cas dans la premiöre partie d'Escale, quand nous est dicrit le hires en mer qui pensait aux femmes, aux femmes qu'il venait de quitter, aux femmes qu'il allait revoir, aux femmes, quoi! Des fois, il demeurait des heures, appuyö sur le bastingage, ä contempler la mer. S'attendait-il ä ce que, soudain, 6mergeät une sirtne, ou ne voyait-il dans l'onde que la cruelle image de la femme?...etc.

Le dialogue est presque absent d'Escale ou il n'apparait qu'ä deux reprises : un 6change de propos ä la fin du premier r&it et une ripartie ä Celle du second, ä la chute du texte. Les deux endroits sont stratigiques et le dialogue y est plus efficace par sa rapidit6 et sa force, surtout quand on y ajoute le style,- celui de la prostitude -, ou l'accent, -britannique pour Steelcock -, du protagoniste. Un tiers des textes du coipus de base ont une ripartie ä la chute : 20% une röplique de type informatif*9, 10% de type indiciel50. Nous avons döjä notd que la chute d'Escale ne repi€sente pas une v6ritable surprise puisqu'elle n'apporte qu'une confirmation, morbide sans doute, de ce que le premier r6cit (dont la chute est moins attendue) nous avait appiis. La chute ne supporte pas le poids du texte comme dans d'autres ou la fin recfele la solution de l'6nigme, ou la d&ouverte de Γ illusion, ou encore le jeu de mots justificateur51. Le texte glisse seulement du "comique de boulevard" ä Γ "humour noir" comme souvent chez Allais. Ainsi, ce texte est ä appr&ier autant dans son dlploiement (mise en scöne des niveaux önonciatifs, double composition narrative, digressions et interventions nombreuses et vari6es, incorporation de l'intertexte, personnages du hires et de 1'allocuteur) que dans son diroulement, la tension, avons-nous dit, ötant relativement faible et souvent brisie.

** Cf. le "verbiage" de Β. Dupriez, Gradus, pp. 463 et 464, l'"abondance" de J. Sareil, L'icriture comique, pp. 98 et sv. 49 Par exemple, ä la fin de Peintre : "-C'est pour faire un rappel de bleu". 30 Par exemple, ä la fin de Moyen : "- Fumiste, va! / - Et toi, done!". 51 Par exemple : "-C'est ce que les Franks appellent un collage" (Collage), "-Ce qui prouve que, comme disent les Francais, dans le cochon tout est bon, mSme l'intöieur" (Esthetic). 184

2.2. Modes de progression caract6ristiques Aprfcs l'analyse de ces quelques textes et l'examen du corpus comme de Γoeuvre, il est possible de digager quelques modes de progression caractdristiques du discours allaisien. 2.2.1. Alternance "discursif" / "narratif", "fait habituel, ordinaire" / "6v6nement inattendu, extraordinaire", "resume" / "scfcne" (dialogue) a) La premiere alternance se prisente de deux manures. Premierement, quand le texte est compose, sa premiere partie contient g6n6ralement la presentation des protagonistes ou des ciiconstances (partie discursive), et la seconde (narrative) le(s) r6cit(s)s. La partie discursive pr6c£dant la narration Tintroduit souvent de la meme manure : presentation des circonstances spatiales, temporelles, övinementielles53 (probablement en rapport avec Γ actuality) ; ou bien, encore plus souvent, presentation du protagoniste principal. Dans ce cas, le portrait qu'Allais en dresse suit habituellement le meme canevas : le nom (avec jeu de mots), la description physique (importance des vetements), un ou deux traits de caractfcre (un type : collectionneur, artiste, philosophe, naif, etc.), ses faits et gestes (sa profession, ses habitudes), accompagnds 6ventuellement d'un micro-r6cit exemplaire, sa biographie (origines, famille, carriöre, d6boires,...). R6p6tons que la composante discursive r6apparait gin6ralement dans le i€cit (digressions, interventions), mais ä la chute aussi pour donner, en guise de conclusion, une evaluation ultime ou une morale. Mais, deuxifemement, les parties de texte sont rarement homogenes : le ricit est constamment interrompu, plus ou moins fr6quemment, par des descriptions, des digressions ou des interventions de l'allocuteur, tandis que la presentation comporte souvent des micro-recits enchässes. On observe la meme alternance dans plusieurs textes monolithiques et dans la plupart des textes composites. b)L'alternance "fait habituel, ordinaire" / "evenement inattendu, extraordinaire" a ete suffisamment dicrite pour que nous n'y revenions ici34. Ce qui est le plus curieux, c'est la manure caricaturale (jalons mis en evidence) et serree (d'un paragraphe ä l'autre) dont Allais use de ce procede. Si l'on considfere maintenant l'ensemble du texte et que l'on compare les situations initiale et finale du recit, on constatera que les cas de statu quo (legörement modifie) sont aussi nombreux que ceux d'opposition. Dans une bonne partie des textes du corpus35, la situation dans laquelle se trouvaient les protagonistes avant qu'un evenement ne vienne en briser requilibre est ä peu

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C'est le cas pour Escale, mais aussi pour Esthetic, Anguille, Embrasseur, etc. Par exemple : les rues de Paris et les £glises (Embrasseur), le printemps (Arroseur), l'exposition de Paris (Excenlric's). Par exemple : Charron, Posthume, Escale. Par exemple : Familie, Simplicitas, Dieu, Poire, Anguille.

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prfcs la meme que celle que Ton retrouve ä la fin du r6cit quand l'6quilibre est retabli. Par contre, il arrive aussi que la situation stable ä laquelle on aboutit est, par un aspect ou un autre, opposde ä celle du ddbut56. Ainsi, un des th&mes favoris d'Allais 6tant la preparation et la mise en oeuvre d'une combine (une invention ou un complot), nous verrons ce stratagdme rester sans effet sur la situation initiale ou la r6tablir, ou au contraire la bouleverser57. Entre ces deux poles, le stratageme peut avoir des effets suppl6mentaires ou exagiris5*. c)L'alternance scfcne (et dialogue) et r6sum£ se trouve aussi souvent chez Allais que l'autre technique qui consiste ä ddtailler la narration au fur et ä mesure que l'on approche de la chute, en passant du rdsumi ä la scfcne, cette dernifere se concluant par la rgpartie surprenante : -prisentation->r6sum6/scöne(dialogue)/r6sum6/scfene(dialogue)/r6sumö/scene ...etc... -presentation -> resume -> scene finale -> dernifere r6partie Le premier precede a l'avantage de la variöte et de la rapidite, tandis que le second a celui de cröer un certain suspense en rapprochant graduellement le lecteur de Taction. 2.2.2. Jalonnement discursif et chronologique du texte Allais met constamment en evidence la progression du texte ou sa suspension (digressions, recits enchässös) : indicateurs discursifs ("entre parentheses, apits ce pr6ambule, ajoutons que,..."), chronologiques ("un jour, le lendemain, peu aprfcs, ..."), repetitions textuelles de toutes sortes. Si l'auteur prend de telles precautions, c'est qu'il ne veut pas peidre Γ attention du lecteur ou qu'au contraire il veut 1'abuser. A ces redondances correspondent effectivement k d'autres endroits du texte des lacunes (ellipses, incoherences, paralogismes, invraisemblances) ou des pifeges (Drame, Hydropathes) qu'il ne veut pas que le lecteur rate. Π s'agit done de gerer et d'orienter 1'attention du lecteur, de manipuler sa collaboration, comme l'a bien demontr6 U. Eco59. D'autre part, comme ce jalonnement est pousse jusqu'ä la caricature, il semble qu'Allais donne une nouvelle fois le fonctionnement du texte, d'un texte, en spectacle. Nous n'insisterons pas davantage sur ce point qui a fait l'objet d'une longue analyse dans le chapitre consacie ä l'enonciation.

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Par exemple : Rajah, Oeil, Sale, Veuves, Inginieux, Histoire. Par exemple: d'une part, Drame, Mailresse, de l'autre, Miousic, Inespirie. Par exemple, Riveil : la perplexitd du 22 ; Autographe : le sacrifice du collectionneur pour sa collection. U. Eco, Lector in Fabula.

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2.2.3. Interp^netration des discours de rallocuteur et du protagoniste Chez Allais, les tirets ou les guillemets ne distinguent pas toujours ces discours. L'interpenetration est quasi complete lorsque l'allocuteur est aussi l'acteur principal du r6cit. D*autre part, il arrive dgalement que le narrateur limite sa vision aux actes et aux propos du protagoniste. Mais, entre ces deux extremes, sont tres nombreux les textes ou, par une sorte de Sympathie avec son heros (et Allais en temoigne souvent pour ses personnages), le narrateur prend ä son compte ses inflexions. Le proc6d6 est essentiel dans certains textes40, mais il se manifeste aussi d'une fa9on ou d'une autre dans beaucoup d'autres, comme dans Coeur au cours duquel altement sous la meme forme les pensees du protagoniste et celles de l'dnonciateur : -

"Invraisemblable, la taille" [pense le cuirassier] Ca doit etre postiche" [dit le cuirassier] "R6flexion ridicule..." [commente rallocuteur] Ca doit etre postiche" [dit le cuirassier] "Ddciddment, non, ce n'dlait pas possible..." [pense le cuirassier] "II avait beau, le grand cavalier, se rem&norer..." [commente l'allocuteur]

Le procede est en quelque sorte inverse quand le protagoniste s'adresse directement au lecteur sans l'intermödiaire du narrateur, comme dans Voyage : Elles / les femmes qu'il voyail passer / n'6taient pas mal, si vous [nous soulignons] voulez, mais (a n'dtait pas encore 9a, pensait Jean.

Nous en resterons la car ces questions, qui reinvent de l'inonciation, ont 6te traities ailleurs61. 2.2.4. Multiplicit6 des recits Ce trait apparait des une premiere lecture : le texte allaisien contient gdneralement plusieurs recits, comme plusieurs discours sur le plan de rintertexte ou de la thlmatique. Sans reprendre la perspective des niveaux de voix d6jä utilisöe, voyons quels rapports entretiennent les diffdrents r6cits au sein du texte. Les micro-rdcits exemplaires en introduction ont 6t6 ddcrits plus haut lis se trouvent beaucoup plus friquemment dans le corps du texte - le micro-rdcit est alors proprement enchässö, comme plus ou moins la digression au niveau discursif -, au cours de la description du protagoniste plus splcialement. Nous les avons ainsi rapprochis de l'öpreuve qualifiante des contes de V. Propp62. Dans Calcul, c'est le h6ros lui-meme qui, avant Taction principale, raconte ä l'allocuteur le micro-r6cit le concernant :

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Par exemple : Absinthes, Factionnaire. Cf. chapitre I. C'est particuliörement clair dans Ida. Autographe, Fantaisie, Peintre, Mur, Veuves. Chambardoscope. Col.

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... υη jeune eccldsiastique dont la conversation m'abolit en partie l'angoisse de l'attente. II me conta qu'ayant touchd la veille, d'une vieille dame irlandaise ivre-morte, une assez forte somme pour le denier de Saint-Pierre, il se rendait ä Rouen dans le but de manger le magot sacrd avec les pires drölesses.

Dans Oeil, autre exemple, le mystificateur, le jeune vicomte de la Folette, figure dans deux micro-röcits prialables au ricit principal : h£ros du premier (il fait des plaisanteries annongant la mystification finale), il est par contre la victime dans le second (il fait les frais de celles d'un autre). II arrive dgalement qu'il conclut le texte, comme dans Anguille : Et cette aventure ne vous rappelle-t-elle pas certaines ldgendes gdnoises et vdnitiennes oil des Jeunes filles...

Notons en passant que le hires de ce micro-rdcit peut etrc le meme que celui du r6cit principal63 ou diffdrent quand le thfcme ou le scenario du r6cit Γ empörte sur le protagoniste". Plus intdressant, le chapitre II de Drame, pr6sent6 comme "simple 6pisode qui, sans se rattacher directement ä Taction, donnera ä la clientöle une idöe sur la fa^on de vivre de nos h6ros", a €\€ analysi par U. Eco". Cet auteur pense que ce micro-rdcit enchassi ("fabula in fabula") est non seulement exemplaire au niveau th6matique (isotopie de la jalousie), mais aussi au niveau de la stratigie textuelle. Π annonce en effet Γ incoherence (entre mondes r6el et fictif) avec laquelle l'auteur piögera le lecteur distrait ä la fin du texte. Ce micro-rfcit serait ainsi une mise en garde, aussi vaine soit-elle. Le micro-r6cit de Noel, narrt par la seconde protagoniste, a le meme effet, mais cette fois en fin de texte, de briser la fiction en mettant en Evidence son aspect et sa force surrdalistes : -Comment! dit-elle d'un air mutin, vous ne vous rappelez-pas? L'annde demidre, vous m'avez sauvde d'une mort certaine. Je traversais Trafalgar Square, lorsque soudain et en proie ä une rage subite, l'un des lions en bronze de cette place se pr&ipita sur moi. Je n'eus que le temps de fuir. - Un omnibus passait, vous ayant sur l'impdriale. - Vous vous penchätes, et d'un bras vigoureux m'enleväies & la voracitd du fauve. Toute penaude, cette bSte reprit sa place immuable et le röle ddcoratif que lui avait assignd l'artiste.

Dans une s&ie d'autres textes, les r£cits ont pratiquement la meme importance. Dans les plus simples des cas, ces r6cits sont juxtaposes les uns aux autres66. Les r6cits peuvent etre aussi subordonnds les uns par rapport

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Dans la majoritd des cas, par exemple : Groom, Peintre, Mur. Par exemple : Collection, Anguille, Bureaucratie. Observons que le micro-rdcit exemplaire de Bureaucratie est plus ou moins le rdcit de Forit publik prcsque dix anndes plus töt ; le meme rapport existe entre Thirapeutique et Peintre. Ces apparentements entre les textes (remarquds ä diffdrents niveaux) font de l'oeuvre d'Allais une grande fresque narrative en perpdtuelle gdndse. U. Eco, Lector in fabula, pp. 271 et sv. Par exemple : Sensible (succession de courtes anecdotes qui permettent chaque fois un jeu de mots), Maboulite (idem). Sept (idem), Potards (idem), Souvenirs (apits un micro-rdcit exemplaire, deux rdcits avec le mfeme protagoniste), Chiens (deux rficits sur le meme thdme), Jumeaux (idem, mais par deux narrateurs diffdrents), Cap (Allais retrace les diffdrents dpisodes de la carridre du ldgendaire personnage).

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aux autres. Le second röcit d'Escale depend du premier, avions-nous ditCT. Nous ne revicndrons pas sur les nombreux textes ou intervient un second narrateur (parfois un troisifcme ou un quatriöme) et dont il a d6jä €t€ question ci-dessus, ainsi que dans d'autres chapitres. Insistons cependant sur l'intlret des textes suivants : Consolatrix qui repr6sente un emboitement complexe de narrations rfpdtdes et rfciproques, Mysterium, encore une cascade de narrations die aides, Charron dont les ricits constitutifs precedent Tun de l'autre ä l'infini, Mayen oü ils renvoient l'un ä l'autre. Dans ces deux derniers exemples, les r&its surprennent parce qu'ils correspondent exactement Tun ä l'autre ; le meme phinomfcne est ä l'origine du comique de Pistolet, du tragique de Sale, d6jä cit6s. II faudrait aussi mentionner tous les rfcits auxquels le texte fait rifdrence sans les narrer, comme la "quantitö [de farces] qu'on a mise sur le dos [de Sapeck], d'idiotes et auxquelles il n'a jamais song6" (Zibres), comme les "souvenirs piquants / [dont] fourmille le due d'Aumale" et les "apergus ing6nieux / dont miroite littiralement Gidel" (Hallucination), "Et celle-lä, la connaissez-vous? II y avait une fois un Marseillais..." (Cochons), etc. Mais compte davantage le r6cit qu'on ne cesse de reprendre sans jamais dpuiser ; celui qui, döpassant le cadre d'un texte ou de l'autre, se d6gage de leur ensemble, de l'oeuvre entifcre ; celui du destin de l'allocuteur lui-meme. Dans les digressions, les encadrements, le corps du texte, partout et ä tout propos, Allais se raconte. Cette dimension autobiographique (authentique ou non, peu importe ici) est loin d'etre indifferente. Nous y reviendrons. 2.2.5. Varidtd et importance du dialogue Les distinctions entre les dialogues de type indiciel (ou expressif)> informatif, narratif ont ddjä 6t6 faites ä Γ occasion des derniöres analyses. Pour computer le tableau, il faut ajouter les dialogues que l'on pourrait appeler de type phatique, quand ils ne valent que pour Taction de dialoguer ; par exemple lorsque les protagonistes se mettent ä converser ou ä se disputer, ce η'est pas toujours le contenu de leur propos qui importe le plus, mais le fait meme de l'ichange : La conversation s'engage, banale : - Sale temps... Dröle de mois de mai... Dicidiment, (Croquis)

les saisons sont changies... etc... etc...

Allais se plait k retranscrire aussi d'616mentaires ^changes purement gratuits pour ce seul int&et phatique ( des formules de politesse ou autres) : "-Good evening, sir. / -Good evening, sir" (deux fois dans Comfort), "-Ah! / -Oui!" (Thirapeutique), etc. Nous savons d£jä que le dialogue narratif ne manque pas, vu le nombre de narrateurs auxquels l'allocuteur, l'önonciateur du premier palier, cfcde la parole dans le texte, dans l'oeuvre. Les 6changes de propos, avions-nous notd, jouent aussi tr£s fr6quemment le role de chami£re entre ces deux pa-

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On trouve le mäme rapport entre ceux de Pistolet, de Sale.

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liers inonciatifs, avant que le second narrateur prenne une fois pour toutes la parole6®. Concentrons-nous un moment sur l'importance que revet chez Allais le dialogue indiciel. Les protagonistes, seuls, expriment souvent "ä haute voix" les sentiments ou les reflexions que leur suggfcrent les 6v6nements auxquels ils participent, sans que l'auteur doive sonder leur esprit. Leurs propos se pr6sentent ainsi isolöment et rdguliferement dans le texte. Qui diable est-cc, ce bonhomme-lä? monologuait Vincent" (Embrasseur), Comment, m'&riai-je, Desmachins! Un garfon si bien portant, si vigoureusement constitu6! [...] Comment, me rdcriai-je, Desmachins! Un gallon si rangd, si vertueux!" (Autographe), "-C'est 6gal, elle ne rentre pas vite ce soir!" (4 fois, Absence).

L'auteur met meme en paroles les pens6es informes ou les mines de ses protagonistes® : • Voilä une femme, n'eut-il m&me pas la force de se fonnuler ä soi-meme, voilä une femme sans laquelle, ddsormais, la vie m'apparalt comme le plus noir des nlants (Recherche) Ce qui n'a pas empechi mon concierge, quand je suis rentrd le matin, de me saluer d'un petit air...en homme qui dit : - Ah! ah! mon gaillard, nous nous la coulons douce! (Hussard)

A la lecture de ces nombreux exemples, on penserait que les protagonistes s'adressent davantage aux lecteurs, ä l'instar de l'allocuteur, qu'ä leurs partenaires du riciL Sans interlocuteur et sans information ä transmettre, ces propos mettent en exergue le dialogisme originel : l'acteur est 6galement un porte-parole comme l'allocuteur lui-meme, indipendamment de sa fonction narrative. Meme en presence d'un autre interlocuteur, on est souvent surpris par de brusques passages au style direct l'espace d'une seule riplique isolde au milieu d'un rdsumd ou d'une scöne rapport6e : ...En un clin d'oeil, les naufragds furent tous sauv6s, frictionn6s et changds ä bord de l'amdricain. Quand on fut un peu remis de eel incident nautique, le rastaquou&re demanda au capitaine, oil il comptait les dibarquer : - Aux iles Fidji, r0pondit froidement le marin. Cri g6n6ral d'dpouvante et d'indignation...(Voyage) La personne qui servait le docteur 6tait une grande jeune fille rousse, si infiniment charmante qu'il en ressentit le premier trouble de toute sa vie. A la caisse il s'informa du nom de la jeune fille : - Miss Bertha. II demanda ä Miss Bertha si eile voulait l'lpouser. Miss Bertha rdpondit que (of course), elle voulait bien ...(Collage)

M m

Par exemple : Peau, Siige, Chambardoscope, Autographe. II n'h£site pas non plus ä donner la parole i des animaux (Singe), ä des paires de chaussures (Temps).

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Quand on y regarde d'un peu plus prfes, on se rend compte qu'Allais recourt aux propos indiciels souvent ä des endroits semblables. Pour ouvrir le texte10, mais surtout pour lancer un r€sum6 ou une scfcne rapport6e, par exemple : - Bonsoir, madame Alary, pas de lettres pour moi? - Non, monsieur Lejaune, pas de lettres pour vous ; mais j'ai une grave communication ä vous faire. Constant entra dans la löge, et lä essuya la plus terrible r6v6Iation qui eüt jamais dbranld l'äme d'un Lejaune... (Absence) - Voulez-vous gagner chacun vingt francs, aujounl'hui? - Dame, monsieur! - Eh bien! Ecoutez. II s'agit d'un mur ä construire tout de suite et trfes vite...(Mauvaise)

Ou pour les cloturer : Toute le nuit, Le Raffineur gagna, comme il n'avait jamais gagnd, comme au plus beau temps de la tante de Clamart Avec des gestes de somnambule, il ramassait son gain et nous le repretait pour entretenir le jeu. Jusqu'au jour, cette veine se maintint, vertigineuse, folle. Sans nous communiquer un mot, nous avions tous la mSme idde : - Cette fois, on ne peut pas dire que c'est Lucie qui le trompe (Posthume)

Cette inflexion explicitöe est aussi celle que doit se faire le lecteur ou que l'auteur aimerait qu'il se fasse. Avec la meme intention, il arrive qu'Allais donne directement (c'est-ä-dire sans l'intermddiaire d'un protagoniste) la parole au lecteur et lui reponde : -De caresses! vous r&riez-vous. Des caresses entre canard et loup! -Des caresses, parfaitement! (Loup).

Trfcs souvent encore, les propos isolds, alors prononcds toujours par le meme protagoniste (parfois le seul qui soit dou6 de parole dans le texte entier), servent de jalons, rythment Taction sans pourtant rien lui apporter de neuf : - Mais il fait un froid de loup chez vous, mon eher! [.·.] - Mais c'est idiot, mon eher! Brülez vos chaises, mais de gräce faites du feu. J'ai les pieds gelds. [..J - Ah! (a c'est gentil, mon eher. (Amant, qui ne contient pas le moindre autre propos en style direct) - Ca doit etre postiche. [.··] - Ca doit etre postiche. [...] - Nous verrons bien si c'est du faux. (Coeur, idem)

Les "- Encore!" profiles par le Rajah scandent l'exaltation du höros vicieux, puis sadique, au cours de l'effeuillage, puis de l'dcorchement de la bayadere.

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Par exemple : Tambours, Chiens, Riserviste.

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Les dialogues informatifs, par ailleurs, ne sont pas absents, mais ils sont r6servds aux lieux stratögiques du texte. Nous avons aussi d6jä noti les röparties de type informatif ä la chute. Le dialogue informatif se präsente aussi sous forme de courtes conversations (3 ou 4 interventions d'une ou deux lignes chacune) qui alternent avec les n£sum6s ou les scenes rapportdes et qui font rapidement progresser la narration71. D'autre part, plusieurs textes, que nous nous connaissons bien pour les avoir 6tudi6s sur le plan 6nonciatif, ne sont constituös que de dialogues entre les protagonistes de la premiere ä la dernifere ligne. En conclusion,le dialogue allaisien a g6n6ralement autant, si pas plus, d'importance dialogique que narrative. II sert peu la progression du sc6nario, ä moins qu'il ne s'en charge entitlement Le protagoniste prend la parole surtout pour commenter Taction, introduire l'intertexte, ou disposer le discours, comme l'allocuteur le fait au premier palier. Leur interlocuteur est d'ailleurs le meme : le lecteur, le destinataire ultime, parfois au mdpris de la vraisemblance. A d'autres moments, le protagoniste supplante l'allocuteur et dicale Γ organisation inonciative du texte d'un cran. Π arrive enfin que les voix de ces trois acteurs, allocuteur, protagoniste, lecteur, se melent et se confondent, comme dans un cabaret ou sur la foire ou tout le monde s'interpelle sans tenir compte des conventions. 2.2.6. Frdquence et vari6t6 des digressions II n'y a guöre ä ajouter ä ce qui a 6x6 d6crit au cours de Γ analyse ou d'Escale : mötatextuelles, dnonciatives, intertextuelles, ou autres, les digressions ne cessent d'interrompre le discours du premier plan du texte. II suffit d'ouvrir un recueil de textes d'Allais au hasard pour trouver de nombreux exemples qu'il est inutile de reprendre ici. Relevons cependant, pour le plaisir, ces digressions en cascade de Μort :

d'Absinthes

Favorisde par une forte brise S.-O., la mer clapotante affleurait les quais du Havre, et s'engouffrait dans les Igouts de ladite ville, se m£langeant avec les eaux mdnagfcres, qu'elle rejetait dans les caves des habitants. Les mödecins se frottaient les mains : "Bon, cela! se disaient-ils ; ä nous les petites typhoides!" Car, le croirait-on? le Havre-de-Gräce est bäti de telle fa$on que ses dgouts sont audessous du niveau de la mer. Aussi, ä la moindre petite maife, malgri l'dnergique rdsistance de Μ. Rispal, les ordures des Havrais s'ipanouissent, cyniques, dans les plus luxueuses artbres de la cit£. Ne vous semble-t-il pas, par parenthfese, que ce saligaud(*) de Francois Ier au lieu de trainer une existence oisive dans les brasseries ä femmes du carrefour Buci, n'aurait pas mieux fait de surveiller un peu les ponts et chauss^es de son royaume? N'importe! c'itait un beau spectacle. Je passai ... [.··] * Si, par hasard, un descendant de ce monarque se trouvait offusqui de cette apprdciation, il n'a qu'ä venir me trouver. Je n'ai jamais recul6 devant un Valois. - A.A.71

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C'est le cas dans de nombreux textes, Autographe par exemple, mais ce procidd d'altemance dialogue / rdsumd est ροπέ ä son comble dans Autres et Polytypic. Notons qu'on peut toujours lire ces initiales : "Ah! Ah!".

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De la maree, indispensable au r6cit de base que va entreprendre Axelsen, le second narrateur, Allais passe aux £gouts et 6reinte bri£vement les m6decins qu'il ne porte pas dans son coeur, puis des ögouts k Francois Ier et ä ses vices, enfin de Fran9ois Ier ä ses descendants et ä ses sentiments ä leur ögard, dans la note en bas de page. Chaque palier de la triple digression est signald : par une question rh&orique ("le croira-t-on?", "Ne vous semble-t-il pas?"), par une expression explicite ("par parenthese"), par un dέπlarquage spatial et typographique, la note. "N'importe!" avertit clairement que ces propos dtaient effectivement digressifs, qu'ils ne comptent pas au niveau de la narration auquel revient maintenant l'önonciateur. Courte (un mot entre parentheses) ou longue, la digression se caract6rise par son excentricit6 par rapport au pr6tendu sujet principal du texte73. Alors qu'un rdcit classique a gönöralement tendance ä se concentrer et ä se computer au cours de sa progression, particulifcrement les rdcits policiers ou les dötails sont graduellement r€unis et assemblös de fa?on coh6rente et pertinente telles les pieces d'un puzzle74, le texte d'Alphonse Allais fluctue (souvent excessivement) entre la dispersion et la centralisation de l'information, r6pondant tantöt ä une force centrifuge, tantöt ä une force centripöte, qui animent le diveloppement du texte. Comme les digressions narratives, considör€es en tant que (micro) i&its enchassis, ces disconnexions stratifient le texte, lui donnent cette dimension supplömentaire qui contrarie son d^roulement. L'auteur marque igalement sa libertf vis-ä-vis de sa elation, comme lorsqu'il met arbitraircment un terme ä ses textes. Cette distance, il l'impose aussi ä ses lecteurs qui, pour rire, ne peuvent s'identifier aux personnages ou s'investir dans Taction. Ces constatations rejoignent les analyses g6n6rales que J. Sareil expose dans L'icriture comique75 et la description plus 6tay6e que M. Angenot donne de La parole pamphlitaire1*. 2.2.7. Prolixit6 Tout a 6t6 dit ci-dessus ä propos de ces frequents 6carts textuels quantitatifs (alors que les digressions sont en plus des 6carts qualitatifs) qui, eux aussi, retardent le döroulement attendu du texte, en rompent le rythme, en modifient les priorit6s, en changent finalement la port£e. En fait, Allais modifie perp6tuellement le rythme et la densitd de son discours, pratiquant intendment l'opposition rhötorique fondamentale entre l'ellipse et l'hyperbate (formes vari6es de l'explition77), comme entre l'hyperbole et la litote7*. II est

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On pourrait aussi y voir cette "non-hidrarchisation entre connot6 et όέηοΐέ" que d&rit M. Arrivd quand les isotopies ne s'aiticulent pas et quand la stratification textuelle est dfceptive (Lire Jarry, pp. 112 et 113). Cf. J. Dubois, "Indicialitd du rfcit policier", p. 123. J. Sareil, op. cit., ä propos de la composition digressive, p. 51 : "Cette composition digressive est aussi ndcessaire au comique que la rigueur Γ est ä la tragddie" ; ä propos de la distanciation, pp. 107 et sv. ; ä propos du discontinu, pp. 152 et sv. M. Angenot, op. cit., pp. 295 et sv. M. Angenot a soulignd le caractfere mdtalinguistique de la pdriphrase (argument ou rdbus), un aspect de l'hyperbate, qui provoque la "(^familiarisation" de 1'dtonnement (op. cit., pp.

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aussi inutile d'extraire l'un ou l'autre exemplc, tellement ces proc6d6s sont courants chez Allais. D'aprts Sareil, le verbalisme de l'oeuvre comique "compense ce que le recit a de d61ib6r6ment lin6aire et superficiel"79 ; nous pensons quant ä nous que ce foisonnement releve d'une exuberance de Γ denture qui ne se limite pas ä une compensation, mais a une fonction propre que nous verrons bientöt.

2.3. Deroulement et deploiement, la chute A plusieurs reprises dejä nous avons trouvö deux axes au texte. Premifcrement, son axe horizontal, sur lequel il se döroule logiquement et/ou chronologiquement vers son terme. C'est principalement Taxe de la progression narrative qui precipite le texte (et son lecteur) vers la chute qui, d'un seul coup, va le justifier et l'aniantir. Π n'y a pas de meilleur exemple que la chute qui apporte la solution d'une dnigme : comme ä la derniere page d'un roman policier, celle qui contient et transcende tout le r&it, l'intrigue est oubliöe presque aussitot qu'elle est expliqu6e. Le comique des textes surtout orientds en ce sens80 est provoqu6 par la ddcharge de la tension psychique accumul6e tout au long du texte*1. D relfeverait aussi du "plaisir mötonymique de la lecture" que d6crit R. Barthes et que ressent le lecteur quand il "est en quelque sorte tird en avant le long du livre par une force qui est toujours plus ou moins d6guis6e, de l'ordre du suspense : le livre s'abolit peu ä peu et c'est dans cette usure impatiente, emportde qu'est la jouissance"82. Ce type de texte se ddveloppe done surtout en surface, de maniöre ä ne pas dissiper 1'attention du lecteur, excit£ par l'intrigue ou le probleme, et la perspective du fin mot de l'histoire ; Allais montre bien la faiblesse d'une telle lecture en lui tendant des pieges. Comme la chute a 6puis6 ce texte, on ne sera pas tent6 de le relire car il a Ιϊντέ tout ce qu'il pouvait donner. Nous savons d6ja que rares sont les textes de notre corpus entierement et uniquement compris dans leur ddroulement narratif. Nous avons d£nombr£ environ 50 textes, e'est-a-dire un tiers d'entre eux, dont la chute consiste en une "pointe", indispensable ä leur comprehension, qui leur donne une grosse partie de leur sens. Meme dans les cas ou la narration est la plus soutenue,

140 ct sv.). B. Sanazin ("Pr6sentation", op. tit., p. 36) d^crit ainsi cette alternative : O u bien D* humour fumiste] pousse ä leur paroxysme l'extravagance des caractferes, rinvraisemblance des situations, la brutalitf des ruptures de tons. Ou bien, au contraire, il provoque le rire par l'exc^s de platitude, l'insignifiance et la banality des propos. Mais dans les deux cas, il veut pratiquer une destruction, tapageuse ou discrete, du sens qu'il neutralise, dchappant ainsi ä la prise du r&epteur". 19 J. Sareil, op. cit., p. 99. K Pr6cisons tout de suite que les deux axes existent dans tout texte, mais dans des proportions diffdrentes. " S. Freud, Le mot desprit et ses rapports avec Γinconscient, Paris, Gallimard, 1930 (pour la trad, fransaise), pp. 229 et sv. 82 R. Barthes, Le bruissement de la langue, p. 44.

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Allais ne pourra s'empecher d'en changer le rythme, de la freiner, de l'interrompre. Allais s'6vertue ä ddtoumer ce deroulement, ä le supplanter comme dans la plupart des cent autres textes du corpus dont le sens se trouve diss6min6 dans le developpement et dont la chute n'apporte gu£re (quand eile ne cr£e pas un sentiment de frustration chez le lecteur). Pour ce faire, il recourt aux moyens döcrits ci-dessus, ainsi qu'ä tous les proc&tes qui ont 6t6 relevds au cours des chapitres precedents et qui donnent au texte son "volume" pour reprcndrc le terme de J. Kristeva et de C. Bouchö. A savoir, l'exhibition et la proliferation des instances 6nonciatives (et leurs transgressions), la Saturation et le bariolage intertextuels, les stratagfemes discursifs et thömatiques, que nous avons dejä traitös ; auxquels il faut ajouter, sur le plan plus strictement discursif, ces fameuses digressions dans lesquelles Allais se perd ä toutes occasions, la prolixitö dont il fait preuve sans raison apparente, les descriptions inflationnistes, les details superfötatoires, les repetitions injustifi6es, la rh€torique incongrue, l'6miettement et la multiplication du röcit, les variations discursives inattendues, etc. ; bref, toutes ces manoeuvres qui perturbent le diroulement du texte, provoquent son explosion en difffrents plans et centres d'intöret, et dfvoilent son fonctionnement. Cette stratification se developpe sur le second axe que nous avons imagini "vertical", celui du d6ploiement : la "profondeur" du texte oü "les mots d61aissent toute vis£e transitive pour renvoyer d'abord ä eux-memes"*\ Comme nous l'avons montri, ce d£ploiement touche toutes les spheres de la signification et de la communication discursives, de la production et de la consommation textuelles. II se präsente, comme nous avons Igalement tentö d'en rendre compte ä plusieurs niveaux d6jä, de mantöre paradoxale : un jeu entre integration et subversion de la norme, de l'usage, de la tradition, de l'attente. Couplö ä l'auto-röflexivitö du discours, ce diploiement en met finalement au jour les m6canismes et le g6no-texte tel que J. Kristeva le d6crit : A la surface du ph6no-texte, le gdno-texte joint le volume. A la fonction communicative du phdno-texte, le g6no-texte oppose la production de signification."

Et quand il est poussö vers une structuration infinie du signe (du langage, du texte), il peut provoquer une destruction de ce signe, tel l'hyperlangage / antilangage de Janry que ddcrit M. Arnvö". Contrairement au döroulement du texte, son d6ploiement est in6puisable comme le prouve cette 6tude qui ne parviendra jamais ä en venir ä bout. On peut ainsi relire l'oeuvre d'Allais et y trouver toujours ä rire ou ä savourer (et non plus seulement consommer). Le plaisir qu'on y prend serait alors plutöt "m6taphorique", pour retourner ä la distinction de Barthes : dans ce cas, effectivement, "le lecteur a, avec le texte lu, un rapport fdtichiste : il prend plaisir aux mots, ä certains mots, ä certains arrangements de mots ; 83 M 85

C. Bouch6, op. cit., p. 13. J. Kristeva, Simeidtiki, p. 223. Μ. Απϊνέ, op. cit., "Structuration et destruction du signe dans quelques textes de Jarry", pp. 27 et sv.

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dans le texte, des plages, des isolats se dessinent, dans la fascination desquels le sujet-lecteur s'abime, se perd" w . Cette dimension de l'oeuvre allaisienne expliquerait peut-etre pourquoi elle ait survicu alors que Ton a presque oubli6 les autres humoristes de la fin du XIXfcme sifccle qui en comptait une multitude. Diroulement et döploiement sont, dans le d£veloppement du texte, en concurrence continuelle, comme deux programmes antagonistes - d'une part, narratif et utilitaire, de l'autre, po6tique ou simiotique" - en lutte pour l'espace et l'orientation de ce texte. Si en fait toute oeuvre 6volue selon ces deux axes ou programmes, celle d'Allais est plus pr6cis6ment tiraillie par leur antagonisme. La structure humoresque du texte, ainsi dösignöe par Μ. Angenot**, serait le Symptome le plus clair de l'ind&ision ou de la tension de rdcriture allaisienne. Nous allons maintenant rattacher ces caractiristiques aux traits et aux structures architextuels.

3.

Traits distinctifs, l'architeXture)

traits

generiques

(de

TarchiteCture

vers

Nous avons ddcrit ci-dessus la composition (perspective statique) et la progression (perspective dynamique) du texte allaisien ; nous venons de conclure ä son double döveloppement, un dέroulement discursif concurrence par un d6ploiement s6miotique. Prenons maintenant un peu de distance par rapport ä cette architecture textuelle pour saisir de nouveau le texte dans toutes ses composantes. Sur ses diff£rents plans, nous nous mettrons ä la recherche de traits distinctifs qui nous permettront d'abord de comparer les textes entre eux, ensuite de rapporter le discours allaisien ä ceux qui l'ont pr6c6d6 ou lui sont contemporains. Une fois ces traits relev6s et assembles, nous pourrons en effet leur donner une portöe g6n6rique et alors passer ä la seconde partie de ce chapitre ou nous verrons comment l'oeuvre allaisienne s'inscrit dans son architexte.

3.1. Traits distinctifs La liste des dix traits que nous allons maintenant 6tablir est le rdsultat de nos recherches concernant Allais comme des lectures vari€es que nous avons έίέ amenö ä faire sur la question du genre. Sans avoir la pretention d'öpuiser notre texte et encore moins cette question, nous avons essay6 de rfpertorier et de rationaliser les diffirents paramibtres invoqu6s par les auteurs qui traitent des genres, litt6raires ou autres.

K

R. Baithes, op. citp. 44. "S6miotique" convient peut-dtie mieux ä Allais qui expose tous les rcssorts de la signifiance et du fonctionnement textuels ; "po6tique" est moins suggestif ä cet 6gard et autrement οοηηοιέ. II n'empöche que J. Sareil (op. cit., pp. 120 et 121) compare l'dcriture comique ä I'6criture podtique : "m£me jaillissement spontan6, m&me construction par rebondissements internes, mfemes difficult^ ä se maintenir ä un niveau continu". *® M. Angenot, op. cit., pp. 295 et sv.

n

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Quelques-uns de ces thioriciens dbauchent une stratigie semblable. D'aprfes G. Genette*9, lcs relations architextuelles d6pendent de ddterminations thimatiques, modales, formelles et autres. A. Kibedi-Varga90 cite quelques entires, externes, contextuels,... dont le nombre varie d'un genre ä l'autre (plus nombreux dans les genres ä grande consommation). W. D. Schaeffer91 parle d"'ossature formelle, narrative, th6matique, id6ologique" au travers de laquelle les textes modules sont presents dans le texte consid6r6 et döfinissent son architextualiti. Quant ä nous, e'est surtout dans un esprit synthötique et pratique que nous avons dress6 ce tableau, sans vouloir chaque fois entrer dans la controverse oü pourrait entrainer la confrontation des diff6rents points et arguments. Les traits y seront d'abord prisentds indöpendamment les uns des auties et des textes dont ils sont issus. Nous tenterons cependant dans chaque cas d'expliquer comment ils se pr€sentent gdnöralement, quelles en sont les alternatives et les implications. Dans un deuxtöme temps, nous corrflerons ces traits qui doivent pr6sider ä la conception et ä la inception architextuelles du texte. A cet ögard, signalons tout de suite que ces traits n'auront pas tous la meme importance et qu'ils ne seront done pas d6taill6s de la meme manifcre.

3.1.1. Traits mötatextuels II arrive que Γ on trouve au sein du texte meme des indications explicites concemant ses coordonn€es architextuelles, lorsqu'il contient des autodinominations (a), lorsqu'il fait r6f£rence ä ses conditions d'dnonciation (b), ou lorsqu'il dösigne ses intentions (c). 11 faut distinguer le caractfcre prdtendu de l'6nonc6 de ses propri6t6s röelles, c'est-ä-dire confronter les traits mitatextuels ä l'ensemble des autres traits ; leur relative disharmonie d6bouche sur la question complexe des relations hypertextuelles (parodie, pastiche, etc.®). a) Plusieurs fois dans notre corpus, Allais nomme explicitement un genre", un type de discours auquel il rattache son texte : dans le titre94, dans le soustitre95, ou au cours de Ι'έηοηΰέ*. On peut aussi s'interroger sur le sens des mots "histoire" ("Histoire triste pour la petite Marie-Anna Salis", Toutoute,

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G. Genette, Introduction ά l'architexie, pp. 87 et sv. A. Kibedi-Varga, "Les genres litttaires", in Dictionnaire des liltiratures de langue frangaise, J.-P. De Beaumarchais et al. 91 W. D. Schaeffer, "Du texte au genre", in Thiorie des genres, Paris, Seuil, 1986, pp. 202 et sv. 92 Cf. G. Genette, Palimpsesles, et notre chapitre II. 93 Nous utiliserons ici ce terme dans son sens habituel et large. 94 Par exemple : "Conte de Noel", "Pofeme mome", "Un diame bien parisien", "Sept pofcmes brefs", "La fable 'le singe et le paroquet'". 95 Par exemple : "Conte de Noel pour Sara Salis" (Veau), "Conte d'Extrtme-Orient" (Rajah), "Monologue pour Cadet" (invention et Ηussard), "Seines de la vie bourgeoise" (Fils), "Idylle" (Loup), "(Fait divers)" (Obilisque). 96 Par exemple : "ce rdcit, cette lettre, cette diatribe, cette anecdote, ces vers,...". 90

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"Histoire peu croyable"), "blague", "aventure", "Episode",... qui dösignent aussi bien l'£v6nement que sa relation. b) Aussi fröquemmen:, Allais mentionne les conditions dans lesquelles Γέηοηοέ est entrepris et qui ddterminent sa dimension gέnέrique Elaboration et reception). Nous ne reviendrons pas ici sur l'aspect mitatextuel que nous avons d6jä trait6. Nous rappellerons seulement que l'activit6 du je-scripteur" releve tantot de l'expression 6crite ("6crire", "tenir une plume", "cette page", etc.), tantot de l'expression orale ("prononcer", "pousser un cri", etc.) ; que son interlocuteur, le voüs-lecteur*, apparait trfcs souvent dans le texte et qu'il y "entend", "dcoute", "ou'it", autant qu'il "lit" et "voit" Ι'έηοηοέ qui lui est propos6. Etroitement lides ä la (co)pr6sence des allocuteur et allocutaire et au caractere oral ou 6crit de leur activity, mais sans exactement etre mdtatextuelles, d'autres r6f6rences 6nonciatives ont une importance ginirique. Elles seront abordöes un peu plus loin. c) D'apres M. Bakhtine99, le genre se definit, non seulement par l'objet et la situation de l'£nonc6, mais dgalement par son buL A cet έgaΓd l'oeuvre allaisienne pose, de fagon aussi caricaturale que radicale, la problömatique question de la finalitd du discours. Allais parle souvent de ses intentions, qu'il les deguise, les dfcouvre ou les trahisse. Ici encore, il joue sur la contradiction entre ce qu'il fait et prdtend fairc. Nous avons d£jä dvoqu£ le thöme de la bonne foi de l^nonciateur et les paradoxes dans l'image qu'il donne de lui dans le texte (anticonformiste/conformiste, critique/conciliant, sdrieux/farceur,...). Nous savons ainsi que si la plupart du temps, il fait mine de critiquer ses contemporains, de ddvoiler ses misöres ou son g6nie, d'instruire son public, ä certains moments il avoue vouloir surtout l'amuser100. Π y a cependant plusieurs textes qui dötonnent dans notre corpus, qui ne participent pas de la fantaisie ou de la (tension qui i&gnent g6n6ralement dans l'oeuvre d'Allais101. Le lecteur s'en rend bien compte k la chute : ces quelques textes n'ont manifestement pas 6t6 dcrits pour faire rire. Comme rien ne laisse supposer qu'Allais pousse l'ironie jusqu'au malentendu, peut-on croirc qu'il s'y montre "sdrieux" et "sincere"? Dans d'autres textes, sous l'humour, le s6rieux perce 6galement par la podsie ou la critique sociale1*®. Les intentions d'Allais ne sont done pas toujours aussi simples que pourrait le laisser croire une lecture rapide. Au premier degr€, Allais joue la comddie du sdrieux : "la v6rit£! Mais je n'ai aueun int6ret ä la cacher, la νέπίέ!", dit-il, d£clarant ailleurs "etre un pale esclave de la v6rit6". II indique done qu'il faut prendre ce qu'il fait et ce qu'il dit ä contre-pied, et que chez lui le comique se döfinit surtout 57

Cf. le chapitre I ou nous avons dressi la liste des veibes dont le scripteur est sujet Cf. chapitre I. 99 Citd et commentd par T. Todorov, M. Bakhtine, le principe dialogique, pp. 123 et sv. 100 Par exemple : Titincelant humoriste que je suis", "ma nature frivole, et parfois faedtieuse" (Blague), "mon vieil et ind6racinable esprit de mystification" (A. Allais, Amours, ddlices et orgues (et autres), p. 29). 101 Par exemple : Absinthes, Caste Ifέΐέ, Croquis, Nature, Sale, Toutoute. I02 Par exemple, d'une part : Factionnaire, Bougre, Philosophe, de l'autre : Bourgeois, Maüresse, Dicimal. m

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ndgativement. Cultivant l'acte gratuit ou l'acte manquö, l'auteur va feindre de raconter (un pseudo-conte qui n'aboutit pas), feindre de poldmiquer (un pseudo-pamphlet sur un problfcme qui ne se pose pas), feindre d'informer (un pseudo-fait divers qui relate ce qui n'est pas arriv6), feindre de raisonner (un pseudo-article scientifique), feindre de s'apitoyer, feindre de convaincre, etc., et, surtout, feindre de tromper dans la mesure ou il fait tout pour que le lecteur ne le prenne pas au sdrieux. Soulignde par cette redondance que Ton retrouve partout, la contrefa^on ne dupe personne : Allais se montre en train de faire semblant. Β. Dupriez103 donne k cette figure de rhdtorique le nom de pseudo-simulation qui a d6jä 6t6 6voqu6e concernant la pratique intertextuelle. Meme ainsi 6tiquet6e, cette strat6gie reste bien ambigue, car, ä un second degr6, la pseudo-simulation reste un acte authentique, ainsi qu'un pseudoconte ne cesse pas d'etre conte. Nous pourrions alors recourir en l'61argissant ä la figure de la pr6t6rition par laquelle "on declare ne pas dire ce qu'on dit dans la phrase meme'"04. "Ne me prenez pas au sdrieux, semble nous dire Allais, car rhistoire que je suis en train de vous raconter n'en est pas une", ou le contraire, "prenez-moi au s6rieux car rhistoire que je ne suis pas en train de vous raconter en est portant bien une". Ce jeu parodique ne laisse pas d'embrouiller le lecteur qui se trouve renvoyi sans cesse d'un bond ä l'autre de cette spirale d'intentions prötendues et röelles, d'actes avortis et röalisis. Entre les uns et les autres, entre le s^rieux (entier ou ambigu) et le comique (dans toute sa vari6t£), le dessein - initial et ultime - de l'oeuvre allaisienne, ne serait-il pas le simple fait de discourir, de conter (comme l'indiquent le nombre et la variötö de verbes de portöe mötatextuelle qui sont li6s ä ces actes), et de jouer avec les libertds et les contraintes que cette activitö lui donne? Cette question de finaliti de l'oeuvre allaisienne m6rite d'etre approfondie ; la conclusion de cet ouvrage lui sera cons aerie.

3.1.2. Traits paratextuels G. Genette103 ddfinit le paratexte comme tout ce qui se trouve ä cöt6 du texte ä proprement parier, le titre, le sous-titre, les prefaces et les postfaces, les 6pigraphes, etc. Nous venons de voir qu'on y trouvait des r£f6rences mdtatextuelles d'ordre g£n£rique ; mais leur simple prfsence, leur forme ou leur style aussi peuvent, sans le recours ä l'auto-disignation, associer le texte ä son architexte. Les titres, pour commencer, sont assez caractöristiques. Tres couramment, ils se prfsentent sous forme de patronyme ("Ida") ou d'une autre dösignation du protagoniste unique ("Le philosophe")106. Le texte qui suit consiste d'habitude en la description du personnage typ6 et/ou de son destin ; meme si Ton y retrace une (m6s)aventure, e'est le portrait qui prime gindralement. 103

Β. Dupriez, Dictionnaire des procidis littiraires. O. Due rot, T. Todorov, Dictionnaire encyclopidique, p. 354. I0i G. Genette, op. cit., pp. 9 et 10. 106 Cf aussi : "B6bert, Toussaint Latoquade, Ferdinand, Le Captain Cap, Toutoute, Cdsarine ; Le bon peintie, Le bon amant, Le criminel pricautionneux, La petite coquette, L'arroseur, La vraie poire, etc.". 104

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Par contre, quand le titre se refere ä l'6v6nement ("L'etrange calcul"107), Γ identity du personnage importe moins que ce qui lui arrive. Cette distinction devait venir intuitivement k l'esprit du lecteur du XIXfcme siecle, grand consommateur de textes courts, comme nous le verrons plus tard, tout comme les titres constituis de deux noms coordonn£s devaient immanquablement lui rappeler ceux des fables ("Le singe et le peiroquet"10*). Les sous-titres et 6pigraphes ne sont pas moins caractöristiques de certains genres litt6raires. Dans son analyse de Drame, U. Eco109 note le role des titres et des öpigraphes des chapitres du r€cit : loin d'attirer l'attention du lecteur par leur hermdtisme, ils le rassurent par leur caractöre intertextuel. Allais aime mettre de (fausses) citations en exergue ä ses textes110, qu'elles fassent sens ou non. C'est 6galement en rfförence ä la tradition littdraire que plusieurs textes111 component un double titre ; et Morne un dddicataire ("Pour Maeterlinck"). Les autres dödicaces112 et les post-scriptum inscrivent le texte dans une tradition difförente, celle de la lettre, les öpitres ou le counier des lecteurs. Sous cette forme, Allais donne l'impression de se rapprocher de son allocutaire, de resserrer leur relation. Les notes en bas de page, par contre, donnent aux textes un caractere savant, comme dans un trait6 ou un article scientifique113. Allais öcrit aussi une preface en tete de quelques recueils, mais surtout pour la forme : fausse justification du titre, encouragements ä acheter Touvrage,... II tourne ainsi en d6rision cette pratique pour donner une apparente unitö ä une oeuvre qui n'en a guöre.

3.1.3. Traits formels Iis sont en fait les premiers ä renseigner le lecteur sur les coordonn6es architextuelles du texte. Pour couvrir au mieux cette question, distinguons trois aspects:

107

Cf. aussi : "Un moyen comme un autre, Une mauvaise farce, Une sale blague, Un nouvel 6clairage, Un cas peu banal, etc.". 108 Cf. aussi : "Le pauvre bougie et le bon g6nie, La jeune fille et le cochon, Le petit loup et le gros canard, Le petit garfon et l'anguille". 109 U. Eco, Lector in Fabula, pp. 260 et sv. 110 Par exemple : "We are told that the sultan Mahmoud by his perpetual wars... SIR CORDON SONNETT" (Excentric's), "(En ut 3/4) Sol La Do, Si La Si Mi. F. BERNICAT" CMiousic). 111 Par exemple : Charron, Hydropathes, Fils, Chromopathie. m Par exemple : "A M. Apparent-Rari, Nantes" (Rectification) mdme si l'auteur reconnait dans ce demier cas que c'est surtout pour gagner quelques lignes qu'il fait une dddicace. 113 Par exemple : Pour 6viter toute confusion, le Morse en question est un appareil de transmission t£tegraphique ainsi appeli du nom de son inventeur, et non pas un veau marin" (Postes), "* Vermicelli, c£löbre peintre italien..." (Inespirie).

200

a) vers, dialogue, prose : II y a peu de textes du corpus de base qui soient exclusivement composes de vers, ä part Maboulite et Sept qui trouvent leur raison d'etre dans la succession des distiques holorimes qu'ils prösentent. Sinon, on trouve trfes souvent en 6pigraphe ou au sein du texte des (pseudo) extraits de pofcmes ou de chansons. A deux reprises dans notre corpus, l'auteur se plait ä relever les alexandrins qui se glissent dans la prose : ..., mais tous les vieux Puyräleux, depuis ceux d'Azincourt jusqu'ä celui de la me Lamarck, eurent en leur sdpulcre un long fr&nissement (un joll alexandrin, ma foi!) (Arroseur'").

Nous verrons que le vers reste tr£s populaire chez les humoristes et Chansonniers des cabarets ; il η'est pas ötonnant qu'Allais en fasse aussi usage. On repr6sentait 6galement de petites saynötes dans ces memes cabarets ou Allais a fait ses dibuts. Π en a gardi une prfdilection pour les dialogues, les rfpliques piquantes, les expressions savoureuses, leur force ou leur vacuit6. Ont 6t6 d£crites plus haut les fonctions variöes du dialogue dans l'öconomie du texte. Dans un chapitre pr6c&ient, les textes presque exclusivement constitu£s d'6changes de propos ont 6t€ analysis pour leur int6ret 6nonciatif115.

b) longueur et repartition du texte : Ces caractöristiques ne sont pas moins övidentes que les pr6c£dentes. Nous avons d6jä parlö de r"uniformit6 materielle" des textes allaisiens (contrastant avec leur "vari6t€ littöraire") qui n'est pas non plus 6trangöre ä certaines traditions, celle des contes et des articles de joumaux, beaucoup lus ä cette 6poque. Ces textes courts peuvent etre form£s de paragraphes d£limit6s parfois par un espace, curieusement par une ligne de pointings (qui n'indiquent pas toujours la suspension), plus souvent par un astdrisque"6. Ces marques, comme les 6pigraphes, les notes, les post-scriptum mentionnds plus haut, sont bien entendu propres ä Ι'έηοηοέ dcrit. Par contre, la majeure partie des textes du corpus forment un bloc (seulement avec des retraits) du ddbut ä la fin, sans 6gard aux ressources de l'6criture, comme s'il s'agissait d'une transcription.

c) la typographic : Retevent aussi typiquement de Föcriture, et plus particuliöiement de certains styles, les signes typographiques dont fait souvent usage Allais : lettres capitales, italiques, parentheses, guillemets, tirets, pointillls,... Leur importance

1M

Cf. aussi Charron. Par exemple : Moyen, Veau, Drink, Eclairage, Amifiltre, Lumiaeuse. Cf. chapitre I. '"Comme exemples pour le premier cas : Fils, Fantaisie ; pour le second : Bougre, Vitrier, Moderne, Autres ; pour le troisifcme : Posies, Collection, Consolatrix, Poime.

115

201

a döjä 6t6 notie ä diffirentes reprises. Pr6cisons en passant que la parenthfcse contient aussi bien des commentaires et remarques relevant de l'6crit in que des corrections rdtroactives similaires k Celles de Γέηοηοέ oral oü la correction ne peut pas passer inapenjue. On peut aussi y lire, en italique, des indications sc£niques118. Sinon, l'italique est riservd ä l'emprunt intertextuel, pr6tendu ou r6el. Certains textes fourmillent de ces signes typographiques alors que d'autres η'en comptent aucun.

3.1.4. Traits temporeis Nous les mentionnons seulement pour memoire, parce qu'ils sont connus et qu'ils sont inclus dans la perspective plus large de l'6nonciation. Inutile de rappeler la distinction que fait E. Benveniste119 entre l'histoire et le discours en fonction de Γ utilisation des temps et la presence du locuteur dans son έηοηοέ. Les temps du discours et de l'histoire alternent chez notre auteur de maniere suffisamment orthodoxe pour susciter une enquete plus approfondie. N£anmoins, vu le grand usage que fait Allais du pass6 simple et l'ambigui'te entre le faux et le vraisemblable sur laquelle est bätie toute son oeuvre, il est interessant de relire les considerations de Barthes concernant l'emploi de ce temps120. En dötachant avec le passe simple les faits de leur racine existentielle, il peut alors les manipuler en fonction des exigences et des fantaisies de sa citation, pure et simple : Chronologie et causalite sauvages ou excessives. Plus qu'ä tout autre, le passe simple lux sert ä "afficher Γ illusion". On sait que l'emploi de ce temps est typique d'un type de discours, voire d'une ideologic.

3.1.5. Traits 6nonciatifs Nous n'allons pas revenir sur l'etude 6nonciative de notre corpus, ni sur les entires ä l'aide desquels eile a 6x6 entreprise111, mais rappelons-en rapidement les conclusions qui peuvent servir ä Γ edification d'une typologie architextuelle122. Le palier I, celui sur lequel s'dtablit la communication entre l'allocuteur et l'allocutaire et oü s'6change l'6nonc6 que nous lisons, est la source enonciative du texte. C'est ä ce palier que renvoient les difffrentes marques de l'dnonciation apparaissant dans Ι'έηοηοέ. En examinant comment les autres niveaux de voix se situent par rapport ä ce premier palier, il est possible de

117

Par exemple : "1 fr. 90 (un franc quatre-vingt-dix)" (Bougre).

ne

Par exemple : "(s'adressant ά moif (Charron), '(Solennel)" (Invention). II s'agit des

didascalies auxquelles s'est entre autres int£ress£ M. Issacharoff (Le spectacle du discours, Paris, Corti, 1985). 119 E. Benveniste, ProbUmes de linguistique ginirale, Paris, Gallimard, 1966. Cette distinction est maintenant assez contests : cf. J. Cervoni, L'inoncialion, pp. SI et sv. 120 R. Barthes, Le degrt ziro de l'icriture, Paris, Seuil, 1953. 121 Cf. chapitre I. 122 Apr&s E. Benveniste, O. Ducrot et Τ. Todorov proposent aussi un classement des textes en fonction de leurs coordonnfes dnonciatives, Dictionnaire encyclopidique, pp. 405 et sv. Cf. les prdliminaires au chapitre I.

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dresser une typologie dnonciative des textes. Les deux situations extremes sont, d'un cöti, un palier / present, mais invisible (inonciation couverte, transparente), de 1'autre, un palier / mis en avant (önonciation logocentrique et 6gocentrique, opaque) ; Γoeuvre allaisienne penchant surtout de ce cötd-ci de l'altemative. Multiplication des niveaux de voix, escamotage (prisenee en creux) et explicitation du premier palier, ces trois proc&tes de d6nudation se retrouvent dans la majoritö des textes de notre corpus. Au moyen de cette alternative et de ces proc6d£s, nous pourrons reprendre notre classement et lui donner une port6e architextuelle.

3.1.6. Traits intertextuels Puisque cet aspect de l'oeuvre a 6galement fait l'objet d'une 6tude particuliöre, nous ne rappellerons seulement que les critfcres sur lesquels eile a 6i6 men6e et qui jouent aussi dans l'apparentement architextuel du texte. L'architexte, nous l'avons dit pour commencer ce chapitre, relfcve de la transtextualiti au meme titre que l'intertexte, "la presence effective d'un texte dans un autre"123. Le sort qu'un texte reserve aux autres a des implications architextuelles, tous les auteurs semblent d'accord sur ce point. Μ. Bakhtine124, puis J. Kristeva125 ont insist6 sur le caractöre dialogique du roman (en comparaison avec l'dpopöe univoque) et ont fait de ce parametre le trait g6n6rique le plus pertinent du romanesque, ce genre ou 'Tintertextualitf apparait de la fagenres secondaires configurations particuliires (lettre/harangue/saynöte/podsie/ r6cit dramatique/imaginaire/ article presse/...) i pour forcer les commer^ants ä dresser des tentes pendant la pluie. Puis, tout ä coup... vous me suivez bien, n'est-ce pas ?... je vais vous faire assister (solenne!) ä la genfese de mon idde... Je me suis dit: Mais pourquoi chaque citoyen n'auraitil pas sa petite tente ä lui ? Une petite tente soutenue par des batons ligers, du bambou, par exemple, qu'on porterait soi-meme, au-dessus de sa tfte, pour se garantir de le pluie. Mon invention dtait faite !... Π ne restait plus qu'ä la rendre pratique. Voilä ce que j'ai imaging : Figurez-vous une dtoffe... soie, alpaga, ce que vous voudrez... taillee en rond et tendue sur des tiges en baieine. Toutes ces tiges sont rdunies au centre, autour d'un petit rond de mdtal qui glisse le long d'un bäton, comme qui dirait une canne. Quand il ne pleut pas, les baleines sont couchdes le long du manche avec l'gtoffe... Dans ce cas-lä, vous vous servez de mon appareil comme d'une canne. Crac ! il pleut !... Vous poussez le petit 6tui le long du manche... les baleines se tendent, l'£toffe aussi... Vous inteiposez cet abri imjHOvis6 entre vous et le ciel, et vous voilä garanti de la pluie. Ca n'est pas plus difficile que (a, mais il fallait le trouver. Je vous fait le pari qu'avant trois mois mon instrument est dans les mains de tout le monde. On pouna en ftablir ä tous les prix, en coton pour les classes ouvritres, en soie pour les personnes aisles. Ce n'est pas le tout d'inventer, il faut baptiser son invention. J'avais songd ä des mots grecs, latins, comme on fait dans la science. Puis, j'ai itfl&hi que ce serait pritentieux. Alors je me suis dit: Voyons... j'ai fait une invention simple, donnoos-lui un non simple. Mon appareil est destini ä parer ä la pluie, je l'appellerai Parapluie. Mais je cause, je cause. Je vais prendre mon brevet au minist&re, je n'ai pas en vie qu'on me vole mon id6e. Car, vous savez, quand une kKe est dans l'air, il faut se mdfier.

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h) Poeme mome (Morne) TRADUIT DU BELGE Pour Maeterlinck.

Sans etre surannde, celle que j'aimerais aurait un certain age. Elle serait revenue de tout et ne croirait ä rien. Point jolie, mais persuadde qu'elle ensorcelle tous les hommes, sans en excepter un seul. On ne Γ aurait jamais vu rire. Sa bouche apäLie arborerait infrequemment le sourire navrant de ses ddsabus.

Ancienne maltresse d'un peintre anglais, ivrogne et cruel, qui aurait bleui son corps, tout son corps, ä coups de poing, eile aurait οοηςιι la vive haine de tous les hommes.

Elle me tromperait avec un jeune poete inddit, dont la chevelure nombreuse, longue et pas tits bien tenue ferait retourner les passants et les passantes.

Je le saurais, mais, lache, je ne voudrais rien savoir. Rien ! Seulement, je prendrais mes prdcautions. Le jeune podte me dddierait ses productions, ironiquement

Cette chose-li durerait des mois et des mois. Puis, voilä qu'un beau jour Eloa s'adonnerait ä la morphine. *

Car c'est Eloa qu'elle s'appelleraiL

La morphine accomplirait son oeuvre ndfaste. Les joues deviendraient blanches, bouffies, si bouffies qu'on ne lui verrait plus les yeux, et piquetdes de petites tannes. Elle ne mangerait plus. Des heures entires, eile demeurerait sur son canapd, comme une grande bete lasse. Et des relents fdtides se meleraient aux budes de son haleine.

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Un jour que le pharmacien d'Eloa serait saoül, il se tromperait, et, au lieu de morphine, livrerait je ne sais quel redoutable alcaloi'de. Eloa tomberait malade, comme un cheval. Ses extr6mit£s deviendraient froidcs comme celles d'un serpent, et toutes les angoisses de la constriction se donneraient rendez-vous dans sa gorge.

L'agonie commencerait. *

Ma main dans la main d'Eloa, Eloa me ferait jurer, qu'elle morte, je me tuerais. Nos deux corps, enferm6s dans la meme bifere, se dfcomposeraient en de communes purulescences. Le jus confondu de nos chairs putr6fi£es passerait dans la meme sfeve, produirait le m£me bois des m&nes arbustes, s'&alerait, viride, en les m&nes feuilles, s'6panouirait, radieux, vers les memes fleurs.

Et, dans le cimetifere, au printemps, quand une jeune femme dirait : Quelle bonne odeur ! cette odeur-Iä, ce serait, confondues, nos deux ämes sublim6es. *

Voilä les demifcres volontds d'Eloa. Je lui promettrais tout ce qu'elle voudrait, et m6me d'autres choses. *

Eloa mourrait. *

Je ferais ä Eloa des obsfeques convenables, et, le lendemain, je prendrais une autre maitresse plus dr&le.

i) Un moyen comme un autre (Moyen) • II y avait une fois un oncle et un neveu. - Lequel qu'dtait l'oncle ? - Comment, lequel ? C'itait le plus gros, parbleu !

- C'cst done gros, les oncles ? - Souvent - Pourtant, mon oncle Henri η'est pas gros. - Ton oncle Henri n'est pas gros parce qu'il est artiste. - C'est done pas gros, les artistes ? - Tu m'embfctes... Si tu m'interromps tout le temps, je ne pourrais pas continuer mon histoire. - Je ne vais plus t'interrompre, va. - II y avait une fois un oncle et un neveu. L'oncle dtait trfes riche, trfes riche... - Combien qu'il avait d'argent ? - Dix-sept cents milliards de rente, et puis des maisons, des voitures, des campagnes,... - Et des chevaux ? - Parbleu ! puisqu'il avait des voitures. - Des bateaux ? Est-ce qu'il avait des bateaux ? - Oui, quatorze. - A vapeur ! - II y en avait trois ä vapeur, les autres ötaient ä voiles. - Et son neveu, est-ce qu'il allait sur les bateaux ? - Fiche-moi la paix ! Tu m'emp&hes de te raconter l'histoire. - Raconte-la, va, je ne vais plus t'empScher. - Le neveu, lui, n'avait plus le sou, et ςβ 1'embStait dnormdment... - Pourquoi que son oncle lui en donnait pas ? - Parce que son oncle 6tail un vieil avare qui aimait garder tout son argent pour lui. Seulement, comme le neveu dtait le seul hdritier du bonhomme... - Qu'est-ce que c'est "Mritier" ? - Ce sont les gens qui vous prennent votre argent, vos meubles, tout ce que vous avez, quand vous fetes mort.. - Alors, pourquoi qu'il ne tuait pas son oncle, le neveu ? • Eh bien ! tu es joli, toi ! D ne tuait pas son oncle parce qu'il ne faut pas tuer son oncle, dans aucune circonstance, m£me pour en hinter. - Pourquoi qu'il ne faut pas tuer son oncle ? - A cause des gendarmes. - Mais si les gendarmes le savent pas ? - Les gendarmes le savent toujours, le concierge va les pr6venir. Et puis, du reste, tu vas voir que le neveu a 6t6 plus malin que (a. II avait remarqu£ que son oncle, aprfcs chaque repas, £tait rouge. - Peut-etre qu'il £tait saoul. - Non, c'6tait son temp&ament comme ςa. II 6tait apoplectique... - Qu'est-ce que c'est "aplopecpite" ? - Apoplectique... Ce sont des gens qui ont le sang ä la töte et qui peuvent mourir d'une forte Amotion... - Moi, je suis-t-y apoplectique ? - Non, et tu ne le seras jamais. Tu n'as pas une nature ä 9a. Alors le neveu avait remarqu6 que surtout les grandes rigolades rendaient son oncle malade, et mfeme une fois il avait failli mourir ä la suite d'un &lat de rire trop prolong^. - Ca fait mourir, de rire ? - Oui, quand on est apoplectique... Un beau jour, voilä le neveu qui anive chez son oncle. juste au moment ou il sortait de table. Jamais il n'avait si bien