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French Pages 126 [132] Year 1993
HISTOIRE DE LA CORSE PAUL ARRIGHI FRANCIS POMPONI
PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE
QUE
SAIS-JE ?
Histoire de la Corse PAUL ARRIGHI Professeur à la Faculté des Lettres et Sciences humaines d’Aix
FRANCIS POMPONI Sixième édition
38e mille
ISBN 2 13 044821 8
Dépôt légal — 1re édition : 1967 6e édition : 1993, juillet
© Presses Universitaires de France, 1967 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris
INTRODUCTION
Il convient simplement de rappeler brièvement comment, en Corse plus peut-être qu’ailleurs, l’his toire s’explique en grande partie par elle-même. Il s’impose d’abord une constatation apparem ment banale, mais riche en conséquences : la Corse est une île. Cette insularité devait entraîner pour elle, sinon une histoire autonome (on verra que ce fut le contraire), du moins, pendant longtemps, une originalité marquée, telle que, jointe à ses dimensions (8 778 km2 qui en font la troisième île de la Méditerranée), elle put faire naître l’aspira tion à une évolution politique de type national. De là l’incessante résistance à toutes les domina tions extérieures, depuis celle de Rome jusqu’à celle de Versailles ; de là les longues « guerres d’indépendance » qui sont le trait capital de cette histoire tourmentée. Cette île est située au cœur de la Méditerranée. C’est par conséquent une étape presque imposée sur les principales routes maritimes des plus anciens navigateurs sillonnant cette mer du nord au sud, d’est en ouest ou inversement. Qui dit étape dit base stratégique, donc objet de convoitises, enjeu des rivalités des peuples commerçants devenus conquérants. Les diverses occupations de l’île s’expliquent ainsi ; ainsi se confirme de mieux en mieux, à la lumière des découvertes archéologiques, l’importance capitale d’une colonie comme Aleria,
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« plaque tournante de la circulation maritime en Méditerranée occidentale », comme l’a écrit juste ment Jérôme Carcopino, qui ajoutait que les der nières fouilles sur ce site privilégié, « tout en renou velant notre connaissance de la Corse dans l’Anti quité, modifient profondément l’histoire ancienne du bassin occidental de la Méditerranée ». La Corse est non seulement « le cœur du monde latin » (Pierre Dominique), mais celui du monde méditerranéen tout entier : mais ce cœur est réceptif, en quelque sorte, autant que moteur ; au lieu de régler une vie au rythme de ses batte ments, il enregistre au cours des siècles les moindres chocs subis par le grand courant qui l’enveloppe. Or, comme l’écrivait un jour Paul Valéry, « trois parties du monde, c’est-à-dire trois mondes fort dissemblables, bordent ce vaste lac salé ». Et ce qu’il disait de la Méditerranée s’applique parfai tement à la Corse : « Sur les bords, quantité de popu lations extrêmement différentes, quantité de tempé raments, de sensibilités et de capacités intellectuelles très diverses se sont trouvées en contact... Ces peuples entretinrent des rapports de toute nature : guerre, commerce, échanges volontaires ou non, de choses, de connaissances, de méthodes ; mélanges de sang, de vocables, de légendes et de traditions... » Peut-on mieux expliquer l’extraordinaire amalgame historique, social, psychologique qui s’est produit dans le creuset corse ? Autre caractère géographique à valeur historique : la Corse est « une montagne dans la mer » (Ratzel). Son altitude moyenne est de plus de 500 m. Les plaines véritables y sont rares et de dimensions très limitées, réduites presque essentiellement aux embouchures des fleuves. Montagne, c’est-à-dire refuge parfois inaccessible offert aux habitants
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devant les incursions et les occupations (ainsi s’explique le « peuplement en hauteur ») ; c’est-àdire aussi facilités offertes à une résistance interne et armée : aucune domination n’a pu s’y implanter rapidement, aisément. Le résultat de cet état de choses, c’est que la guerre a été pendant des siècles le pain quotidien de ce peuple naturellement fier et épris d’indépendance. Enfin, cette montagne est très compartimentée. Une arête centrale orientée du nord au sud la divise en deux zones. Plusieurs sommets s’élèvent au-dessus de 2 500 m (Cinto, Rotondo, Paglia Orba, Tafonato, Monte d’Oro, Renoso), tandis que les cols, dont certains dépassent 1 000 m d’altitude, sont parfois bloqués par la neige pendant de longues semaines (Vergio, Vizzavona, Verde, Bavella, Sevi, La Vaccia). Cette ligne de montagnes a constitué pendant longtemps une véritable frontière entre les deux parties de la Corse : celle de l’Est, histori quement appelée Banda di Dentro ou Di qua dai Monti (« En deçà des Monts »), par rapport à la péninsule italienne, et celle de l’Ouest, Banda di Fuori ou Di là dai Monti. L’En-deçà devait être constamment influencé, sur le plan politique et social, par l’Italie, tandis que l’Au-delà restait relativement plus indépendant : ainsi, alors que la première zone devenait, à l’exemple du mouve ment communal italien, « Terre de Commune », la seconde restait « Terre des Seigneurs » jusqu’au XVIIIe siècle. Un tel bipartisme géographique et politique devait entraîner, dans l’histoire de l’île, des rivalités qui n’ont pas totalement disparu. La division momentanée (1793-1811) en deux dépar tements : Golo et Liamone, correspondait à une réalité non seulement orographique, mais, dans un certain sens, ethnographique et psychologique. Le
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retour récent (1975) à la bidépartementalisation, en dépit de considérations conjoncturellement élec torales, renoue avec une certaine logique de l’histoire. La division géographique longitudinale n’est pas exclusive. Des chaînes transversales, surtout dans la partie occidentale, multiplient les vallées — sou vent coupées par des gorges abruptes — où courent des rivières de longueur réduite (une cinquantaine de kilomètres, sauf le Golo (84) et le Tavignano (80), tous deux aboutissant à la Tyrrhénienne). Ces « crêtes interfluviales » rendaient, et souvent rendent encore, les communications difficiles entre vallées pourtant contiguës. D’où ces compartiments sociaux, religieux et administratifs qui, avant de devenir, à peu de chose près, les cantons actuels (récem ment remaniés) furent les « pièves » de l’époque génoise. Ces régions isolées étaient plus ou moins condamnées non seulement à l’autarcie écono mique, mais, pendant des siècles, à un certain particularisme politique exploité par les féodaux locaux, rivaux entre eux quoique parfois issus de la même souche. Les ambitions de ceux-ci, tiraillés dans des directions antagonistes, faisant appel à des appuis extérieurs (celui de Gênes pour certains), devaient rendre difficile, pour ne pas dire impos sible, toute action cohérente et par conséquent l’indépendance nationale. Ainsi, quelques-uns des caractères géographiques de l’île conditionnent et expliquent une grande partie de son histoire.
Chapitre Premier
DE LA PRÉHISTOIRE
A LA CHRISTIANISATION
I. — Les hautes époques Le problème des origines de l’occupation humaine de la Corse a souvent pesé dans les interrogations que les insulaires se sont posées en se tournant vers leur passé et cette curiosité a parfois été liée à des préoccupations que ne conduisait point une démar che purement scientifique ; ainsi en allait-il au temps où certains partaient à la recherche justifi cative du concept de race corse. Longtemps et en dépit de l’attention attirée par Prosper Mérimée lors de son voyage dans l’île en 1840, la préhistoire de la Corse est restée mal connue. On s’attachait plus à la découverte de vestiges plus ou moins spectaculaires, isolés de leur contexte et destinés à venir enrichir des collections particulières ou à être dispersés dans des musées au hasard des ventes et des donations. Depuis deux à trois décennies seulement des recherches ont été entreprises avec les méthodes et l’application qui s’imposaient dans un domaine où l’amateurisme peut causer des ravages. Grâce à une équipe... ou plutôt des équipes de préhistoriens, notre connais-
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sance des hautes époques s’appuie dès lors sur des données plus sûres, à mesure des fouilles entre prises dans de nombreux sites. Le temps des syn thèses semble même venu, encore que plusieurs interprétations offrent souvent matière à discus sion et que d’importantes divergences subsistent dans les milieux des spécialistes. Alors que la prudence est de règle à propos du paléolithique dont on n’a point trouvé de traces attestant la présence de l’homme dans les îles méditerranéennes (à l’exception de la Sicile), il est dès lors bien établi que l’homme a fait son appa rition en Corse avant même le néolithique. C’est là le principal enseignement des découvertes récentes faites au site d’Araguina-Sennola près de Bonifacio : la mise à jour d’un squelette féminin daté au carbone 14 de 6570 av. J.-C. confirme que l’occupation humaine est un fait acquis dès le VIIe millénaire, c’est-à-dire à l’aube du néolithique. C’est par la voie maritime et plus précisément par l’archipel toscan — une quarantaine seulement de kilomètres séparant à cette époque la Corse de l’Italie péninsulaire par suite de la dernière oscil lation du niveau de la mer — que les premiers hommes ont dû s’installer en Corse. En suivant l’évolution à travers quelques sites privilégiés tels ceux du Monte Lasso dans la basse vallée du Liamone, du Cucuruzzo à Levie, de Basi dans la vallée du bas Taravo, de Catteri en Balagne, on a pu marquer les étapes qui conduisent d’un néolithique ancien où prévalaient encore les acti vités de cueillette, de pêche et de chasse à un néolithique récent (IIIe millénaire av. J.-C.) mieux représenté dans l’île, où l’agriculture, plus peutêtre que l’élevage, semble s’être imposée. Témoins ici les nombreuses cupules, meules en place et
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broyeurs du Monte Lasso qui évoquent la place des cultures céréalières. De la céramique cardiale — obtenue par impression avant cuisson de l’argile par un coquillage appelé cardium — on est passé à des ustensiles techniquement plus évolués tandis que les abris sous roche ont fait place à un habitat mieux structuré, le plus souvent sur des buttes, avec une densité particulière dans les zones litto rales. Faut-il parler d’intensité plus grande du peuplement ou plus simplement d’un plus grand nombre de vestiges pour une époque plus récente ? La question reste posée. A la fin du néolithique, voire peut-être seulement au chalcolithique, fait son apparition le phénomène mégalithique dont certaines formes constituent la grande originalité insulaire par rapport à l’environ nement des îles méditerranéennes. Cette originalité ne provient point tellement de quelques beaux spécimens de dolmens précédés dans le temps par des tombes à coffre (dans la région de Porto Vecchio et de Sartène, à Cauria et à Fontanaccia) mais de la présence de statues menhirs, fréquentes certes sur le continent mais qui ne se retrouvent dans aucune autre île de la Méditerranée. 70 menhirs à ce jour ont été repérés et inventoriés et le site le plus impres sionnant à cet égard reste celui de Pagliaiu, près de Sartène, où se trouve le plus dense alignement. Ces pierres anthropomorphes ont excité l’imagi nation populaire qui les a intégrées dans des cycles légendaires ou mythiques (maisons de l’ogre, tables du péché, pêcheurs pétrifiés) ; elles ont reçu des appellations locales : stazzone (forges) pour les dolmens, stantare (pierres dressées), monaci et sore (moines et religieuses) ou encore paladini (pala dins) pour les menhirs. En dehors du Sartenais et plus particulièrement dans la vallée du Taravo,
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on en a découvert en d’autres points de l’île : dans le Niolo (Albertacce), dans le Nebbio (Casta), en Balagne (sites de Murtola et de Modria) et ailleurs. Pour expliquer le fait mégalithique point n’est besoin d’avoir recours à l’hypothèse de la venue de « missionnaires » qui auraient introduit dans l’île une religion et des pratiques cultuelles nou velles ; on pense plutôt à une évolution autochtone qui s’est développée au sein du peuplement existant. Alors que le chalcolithique est peu représenté dans l’île et que l’on n’y a point encore trouvé trace de la céramique campaniforme représentative de cette époque, l’âge du bronze correspond à l’épanouissement de la civilisation mégalithique des statues menhirs et à l’éclosion des formes torréennes dans le domaine architectural. Le site de Filitosa est particulièrement riche et justement célèbre pour les témoignages de cette période, mais il n’en résume pas à lui seul toute la variété. La principale originalité consiste dans l’apparition vers le milieu du IIe millénaire de menhirs anthropo morphes qui portent gravée la représentation d’armes, poignards ou épées dont les formes confir ment la datation. Grosjean en a établi un classe ment stylistique qui ne traduit pas forcément les étapes d’une évolution linéaire. On remarque que ce bel ensemble de mégalithes est concentré dans le Sartenais sans qu’on puisse vraiment en donner une explication. Dans le même temps, toujours dans le sud de l’île, mais plus particulièrement dans la région de Porto Vecchio (Torre, Aragiu) apparais sent des constructions en appareil cyclopéen, tantôt simples édifices à vocation cultuelle, tantôt ensem bles défensifs plus vastes délimités par un mur d’enceinte. Toutes sont situées sur des buttes ou éperons barrés et se répartissent au sud d’une ligne
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Ajaccio-Solenzara, c’est-à-dire dans la Corse grani tique ; peut-être n’est-ce là qu’un effet de l’utilisa tion de ce matériau qui en a permis la conservation alors que dans la Corse schisteuse qui a dû connaître aussi cette « civilisation torréenne », ces ensembles sont moins perceptibles. Les torre qui ont leur originalité propre sont à la Corse ce que les nuraghi sont à la Sardaigne et les talayots aux Baléares. Etablissant une corrélation entre les menhirs armés et les constructions torréennes Grosjean a écha faudé l’hypothèse d’une invasion de la Corse par le sud par un des peuples de la mer, les Shardanes, qui auraient introduit ce nouveau type d’habitat défensif en combattant contre les indigènes. Ces derniers auraient représenté sur certaines de leurs statues ces farouches ennemis lorsqu’ils les tuaient. Cette hypothèse, qui repose sur des comparaisons figuratives entre les menhirs armés de Filitosa et la représentation des peuples de la mer sur un bas relief du XIIe siècle du temple égyptien de Médinet Habu, ne semble pas avoir emporté la conviction. On tend plutôt aujourd’hui à marquer la filiation locale entre l’habitat du néolithique récent et celui de l’âge du bronze ou bien, si l’on admet l’arrivée d’envahisseurs, on situe leur incursion au XVe ou au XIVe siècle ; ces nouveaux venus auraient intro duit en Corse la culture de l’âge du bronze moyen, mais on se garde d’interprétations ou de comparai sons hasardeuses. L’entrée de la Corse dans l’âge du fer clôt une ère préhistorique dont on a sans doute eu tendance par ethnocentrisme à exagérer l’importance et l’ori ginalité par rapport au reste du monde méditer ranéen ; certains traits de spécificité sont indé niables, mais les influences culturelles extérieures invitent à ne point isoler l’île du contexte méditer-
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ranéen ; de vastes zones d’ombre demeurent et elles s’épaississent en plein âge du fer pour lequel nous disposons encore de peu d’éléments d’informations encore que des chercheurs tendent actuellement à « réhabiliter » cette période. II. — La colonisation grecque
Il faut attendre le vie siècle av. J.-C. pour voir la Corse entrer dans l’ère historique dont les témoignages écrits viennent étayer les découvertes archéologiques. Jusque-là on dispose bien de quel ques allusions rétrospectives concernant des dépla cements de populations tels l’arrivée de Libyens, d’Ibères ou de Ligures dans l’île ou inversement le départ de Corses qui seraient aller fonder Populonia en Etrurie, mais l’imprécision, le caractère mythique et l’absence de confirmation par les fouilles de ces brassages invitent à la prudence. Par contre, il est certain que dès 560 mais surtout vers 540, le pays a été touché par le large mouve ment de la colonisation grecque qui s’est développé d’est en ouest dans le bassin méditerranéen. Refai sant le chemin peut-être déjà parcouru par leurs ancêtres achéens — la Corse a sa place dans les interprétations topographiques des périples du temps de la première colonisation grecque et V. Bérard a localisé dans le détroit de Bonifacio l’épisode de la « rencontre » d’Ulysse avec les Lestrygons — des Phocéens qui fuyaient les rives de l’Asie Mineure devant la pression des Perses ont débarqué sur la côte littorale de l’île à Alalia, plus tard appelée Aleria. Ils se sont établis dans ce site qui correspondait parfaitement aux exigences d’émigrants désireux de trouver un terroir fertilisé par les riches alluvions du Tavignano (Rhotanos), à
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proximité de la mer et en arrière d’un port bien abrité (étang de Diana). La cité d’Aleria forma ainsi une enclave grecque en terre corse et elle prospéra en dépit de difficultés rencontrées quelque temps à peine après sa fondation. Hérodote rapporte qu’en 535, au large de ce qui n’était alors qu’un établissement provisoire, les Phocéens furent éprou vés par un combat naval qui les opposa à une flotte étrusco-phénicienne et qu’une partie d’entre eux durent aller se réfugier à Rhégion. Les vestiges particulièrement riches du site d’Aleria fournissent la preuve que la ville n’en continua pas moins d’être en relation avec le monde grec et qu’elle servit de relais dans la voie de pénétration commer ciale du bassin occidental de la Méditerranée, déve loppant ses propres relations avec le monde étrusque et les cités de l’Italie méridionale. On peut suivre et mesurer l’intensité et la richesse de ces échanges à travers les précieuses collections, de céramique notamment, provenant des fouilles de la nécropole proche de la ville. Les belles séries reconstituées et quelques pièces uniques en leur genre font qu’audelà de l’histoire proprement insulaire Aleria apporte une appréciable contribution à la connais sance de certains traits de la civilisation grecque. On est bien moins renseigné par contre sur le rayonnement qu’a pu avoir la colonie dans l’inté rieur de l’île et sur la nature des contacts établis avec les indigènes ; faut-il prendre à la lettre le texte d’Hérodote indiquant que les Phocéens « rele vèrent une ville dont le nom était Alalia », ce qui attire l’attention sur la présence des autochtones dans le secteur occupé ? Les recherches entreprises dans des castelli de l’arrière-pays et le résultat des fouilles en cours de la nécropole d’Aleria attestent que des relations furent entretenues entre les Grecs
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et les Corses du pays environnant ; il n’y a là rien que de très normal quand on pense que cela fut la règle pour la plupart des colonies grecques établies sur les rivages de la Méditerranée, mais de là à parler d’« osmose » et à donner à penser que la pénétration de l’hellénisme se soit faite vers l’inté rieur il y a un seuil que nous ne franchirons point ; les quelques lumières jetées récemment sur l’âge du fer en Corse, c’est-à-dire l’accent mis sur les populations indigènes du dernier millénaire avant l’ère chrétienne, ne permettent point encore d’enté riner ce jugement. Ce qui est sûr c’est qu’un certain nombre de Corses se sont établis dans la cité grecque, qu’ils y ont vécu, y sont morts et y eurent leur sépulture, mais il s’agit d’un phénomène très limité qui n’autorise pas à globaliser sur le thème des rapports entre les Grecs et les Corses. Aleria, ouverte avant tout vers l’extérieur et n’ayant pas grandchose à tirer de l’arrière-pays pour alimenter ses exportations, a dû essentiellement vivre repliée sur son terroir dont les ressources subvenaient à ses besoins de subsistance, l’apport des produits de la pêche et des coquillages venant en complément de la production céréalière. III. — La Corse romaine
La pénétration des Romains en Corse se fit à l’occasion de la première guerre punique qui les opposa aux Carthaginois. On ne peut pas dire pour autant qu’ils aient voulu déloger ces derniers récem ment établis à Aleria et laisser croire que la Corse ait pesé beaucoup à l’origine d’un affrontement de plus large portée. La conquête de l’île ne procède pas non plus d’une politique impérialiste délibérée et programmée à l’avance par les responsables du
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pouvoir à Rome. Il est trop facile et peu convaincant de reconstituer l’histoire en prêtant à ses acteurs des intentions qui n’existent que dans l’esprit de ceux qui les élaborent a posteriori suivant une logique parfaitement anachronique. Les choses se sont faites plus simplement, plus empiriquement au fil de l’évolution du conflit entre les belligérants. Les premières légions attestées dans le pays sont celles du consul Publius Cornelius Scipion qui, après avoir débarqué sur la côte orientale en 259 av. J.-C., aurait détruit Aleria, selon Zonaras. Son triomphe à Rome fêtant sa victoire sur les peuplades insulaires et l’inscription célébrant cet exploit confirment l’événement. Plusieurs autres expéditions suivirent notamment au lendemain de la révolte des mercenaires africains en Sardaigne contre Carthage en 238 qui ralluma les hostilités. La pression de Rome sur la Corse se fit alors plus forte et en 230 l’implantation romaine semble bien établie sur la côte orientale. A l’issue de la première guerre punique, bien qu’il ne soit point fait explici tement mention de la Corse dans le traité conclu entre les principaux antagonistes, on peut consi dérer que les Romains ont pris position dans l’île pour y rester durant plusieurs siècles. Conquête ne signifiant point soumission, on peut suivre à travers les brèves allusions d’historiens comme Tite-Live, Polybe ou Appien, le renouvellement périodique de débarquements de troupes pour réprimer les révoltes ; ces notations de caractère purement événementiel et militaire occupent une place essentielle dans ce que nous savons de la Corse au temps de la Rome républicaine. Il est question dans les textes d’actes de courageuse résistance, plus particulièrement entre 180 et 170 av. J.-C., et plus encore de repré sailles sévères, d’un grand nombre de Corses vendus
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en esclavage et de lourds tributs en nature imposés aux indigènes. Depuis 221 av. J.-C., la Corse réunie à la Sar daigne était devenue province romaine administrée par un propréteur et elle dut connaître, au moins sur sa façade littorale, l’occupation armée, les exac tions des administrateurs venus de la capitale, l’exploitation habituelle des publicains et de leur suite. La défense de Scaurus, ancien propréteur de la province de Corse-Sardaigne, assurée en 54 par Cicéron, laisse entrevoir, en dépit de la volonté de l’avocat de disculper son client, la nature des méfaits commis aux dépens des populations locales comme cela était courant dans d’autres régions conquises, en Gaule narbonnaise, en Espagne ou ailleurs. Il est inadéquat de parler à ce propos d’exploitation capitaliste et on peut douter de l’extension de terres confisquées, défrichées, culti vées dans le cadre de fundi tels que les évoque Caton l’Ancien... pour la péninsule italienne. Publi cains, administrateurs ou colons n’ont guère dû s’éloigner des villes de la côte orientale à proximité desquelles ils ont pu exercer leur emprise sur une partie de la plaine. N’oublions pas que le thème d’une Corse grenier à blé de Rome relève du mythe ou plutôt de la tendance à l’enjolivement rétro spectif du passé. On ne comptait guère que deux villes dignes de ce nom dans l’île. Aleria reconstruite, dans l’hypo thèse où elle aurait été détruite en 259, et repeuplée par des apports successifs de colons venus de la péninsule, une première fois sous Sylla (vers 80 av. J.-C.) qui y installa ses vétérans en leur distribuant des lots de terres, peut-être une seconde fois sous César, puis une troisième sous Auguste à en juger par l’appellation de Colonia Julia portée
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par la cité qui aurait joui des faveurs du premier empereur romain. Il est certain qu’au cours du dernier siècle de la République la morphologie de la ville se transforme en se romanisant ; tracée suivant le cardo et le decumanus, elle eut son forum, son arc de triomphe, ses temples, en attendant un aqueduc, et, plus tard, des thermes. Aleria ne cessa point dès lors de faire figure de capitale de la Corse au temps de la romanité ; elle perdit beau coup de son rayonnement par rapport à ses heures de grandeur de l’époque hellénique et hellénistique et l’axe de ses relations extérieures se déplaça en se raccourcissant au sein du bassin occidental de la Méditerranée. La seconde ville, Mariana, fut égale ment colonie militaire, de statut latin, étape inter médiaire dans l’accession à la romanité ; elle fut fondée par Marius (100 av. J.-C.) qui y installa ses soldats à proximité de l’étang de Biguglia et de l’embouchure du Golo, sur la côte orientale. Jamais elle ne devint l’égale d’Aleria et sa vocation agricole était plus affirmée que sa fonction maritime; les colons y reçurent des lots de terre qu’ils durent protéger contre leurs voisins insulaires. Il est quelque peu vain de suivre les rares épi sodes de l’histoire romaine où il est question de la Corse. Dire que César y a débarqué, qu’elle est successivement passée de l’aire hégémonique de Pompée — au moment de la guerre des pirates — à celle d’Octave ne nous apprend pas grand-chose sur le pays ; et vouloir faire jouer aux insulaires en 69 apr. J.-C. un rôle lors d’une succession impériale particulièrement difficile sous prétexte que son gouverneur Pacarius a été partisan de Vitellius contre Othon est parfaitement abusif. Le nom de quelques procurateurs du temps de l’Empire ou d’un praeses du iiie siècle — l’adminis-
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tration du pays s’étant transformée et la Corse détachée de la Sardaigne en 6 apr. J.-C. étant devenue province de l’Empereur — n’est point d’un enseignement plus riche. Les inscriptions qu’on y a trouvées, si elles peuvent contribuer à une meilleure connaissance du monde romain en s’ins crivant dans des ensembles sériels, manquent de spécificité régionale, à l’exception de quelquesunes dont celle où il est question des XV civitates Sibroar(iae) interprétées par Jérôme Carcopino comme étant des cités soumises à l’impôt du liège. Faisons une place à part aussi au rescrit de Vespasien qui est le plus ancien témoignage direct d’une situa tion conflictuelle entre insulaires et colons étran gers à propos de l’occupation de terres dans la plaine orientale ; c’est en arbitre que l’empereur intervint alors auprès de ses procurateurs pour les amener à fixer des limites entre les descendants des vétérans de Marius et les Vanacini du Cap corse. Au-delà, ne cédons point à la tentation de refaire à partir de rares documents un survol de l’histoire romaine en Corse, en oubliant l’objet de nos préoc cupations. Ne donnons point non plus une place trop exclusive aux villes témoins du fait de coloni sation et peu représentatives de l’ensemble insulaire. Il faut bien avouer, à propos de ce dernier, les limites de nos connaissances. Un voile est quelque peu levé par les témoignages de quelques auteurs de l’Antiquité. Plusieurs parmi eux et des plus célèbres — Strabon, Sénèque, Ptolémée, Diodore de Sicile entre autres — ont évoqué ce pays et ses habitants, certains de seconde main, d’autres (Sénè que qui y fut exilé au temps de l’empereur Claude et qui y écrivit la Consolatio ad Helviam) direc tement. Ce qu’ils nous en disent pêche tantôt par manque de précision, tantôt par absence de
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référence chronologique, ou encore par excès d’ethno centrisme. On apprend que l’île était sauvage en raison du caractère tourmenté de son relief, de ses montagnes abruptes, de ses vallées encaissées et de son dense manteau végétal où dominent les chênes, les pins, les châtaigniers et le maquis. Le climat y est malsain — sans doute l’allusion concerne-t-elle les plaines — et le gibier abondant. Les habitants, très méprisés par les porte-parole de la culture dominante, sont comparés à des bêtes sauvages vivant de la cueillette, de la chasse et de la pêche mais aussi de l’élevage. Sur ce point, Diodore fait état d’une activité pastorale de type extensif où les bêtes sont laissées à l’errance natu relle, mais il observe aussi qu’elles sont marquées et qu’elles reconnaissent leurs propriétaires sans doute déjà à l’appel du cornu marinu. D’agriculture il n’est point question, non pas que les Corses ne l’aient point pratiquée alors — comment l’auraientils oubliée puisqu’elle est attestée dès le néoli thique ? — mais sans doute parce qu’elle pesait peu dans ce type d’économie silvo-pastorale. Il est significatif que Rome n’y ait jamais perçu que des tributs en nature, cire, miel particulièrement, produits de la cueillette à l’état le plus simple. On sait que le miel et les poissons de Corse étaient occasionnellement consommés à Rome et en Italie sans qu’on puisse parler de relations commerciales régulières portant sur ces produits. On vante la richesse des bois sans que pour autant les forêts aient été intensément exploitées. Il est question aussi de minerais et l’archéologie a mis à jour aux lî es Lavezzi les vestiges d’une carrière de marbre, mais cela semble avoir été peu de chose. Certes là où le colon était présent, là où le représentant du conquérant portait la main c’était bien évidemment
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à son profit et aux dépens des indigènes, mais quelle a été la portée de cette domination ? Il est difficile de répondre. Le degré de romanisation de la Corse pose pro blème. Les vides de la carte archéologique n’ont point été comblés d’une manière spectaculaire durant les dernières années et on peut remarquer que les traces de romanisation en dehors de tessons ou de tuiles représentés dans l’intérieur restent principalement cantonnées dans les zones littorales ou dans l’arrière-pays immédiat. En matière de voies romaines à peine a-t-on pu retrouver le tracé d’un grand axe nord-sud qui parcourt la plaine orientale, jalonné par des étapes qui figurent sur l’itinéraire d’Antonin ; encore ne s’agit-il pas d’une voie construite suivant les règles de l’art romain. Quelques embranchements amorçant la remontée de vallées transversales ont pu être repérés, mais leurs points d’aboutissement ne sont pas des sites notoires de romanité. Faut-il penser que les populations de l’intérieur aient massivement aban donné leurs montagnes, confiantes dans la pax romana et attirées par une civilisation avancée ? Cela nous semble une vue de l’esprit en l’absence de données quantifiables. La même prudence s’im pose s’agissant de démographie et on est dans l’inca pacité de prouver que la population ait pu doubler au cours de l’époque impériale. La romanisation d’une langue dont Sénèque disait au Ier siècle qu’elle était difficile à comprendre et qu’elle avait des consonances ibériques, est un fait certain mais est-ce dû à la marque de la Rome impériale ou plutôt au latin des clercs au haut Moyen Age ? Au total bien des points d’interrogation et d’incer titude pour une occupation qui a pourtant duré près de sept siècles.
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Le relais culturel de Rome a progressivement été pris par la Chrétienté. On fait remonter au IIIe siècle les origines du christianisme en Corse et l’île eut ses martyrs qui furent plus tard l’objet d’une intense piété populaire, qu’il s’agisse de sainte Dévote, de sainte Julie ou de sainte Restitute. A Aleria la conversion s’est faite à partir d’une phase transi toire caractérisée par l’influence plus générale des cultes orientaux. Dans ce domaine également l’inté rieur fut plus tardivement touché et le paganisme y prévalait encore à en juger par l’action mission naire déployée par Grégoire le Grand. Les cinq sièges épiscopaux qui constituent après l’effondre ment de l’Empire romain la seule armature insti tutionnelle se trouvent tous dans la zone littorale, à Ajaccio, Aleria, Mariana, Nebbio, Sagone. De là proviennent les principaux témoignages d’une chris tianisation précoce, mais limitée.
Chapitre II
LE MOYEN AGE DES BARBARES AUX PISANS
I. — Les Barbares
La Corse n’a point été à l’abri du déferlement des Barbares encore qu’elle ait été moins touchée qu’on ne l’a dit. Ce furent d’abord les Vandales à qui on attribue la destruction d’Aleria au Ve siècle et dont on sait que, partisans de l’arianisme, ils envoyèrent en exil dans l’île des évêques catholiques d’Afrique. On pense que les Lombards dès le vie siècle et encore au VIIe siècle ont dû faire de nouveaux ravages dans la zone littorale, mais on n’en a point de preuves certaines. D’autres encore — les Goths de Totila vers 550 — se livrèrent à des incursions temporaires sans que l’on puisse vraiment parler d’invasion du pays. L’autorité byzantine, lointaine et affaiblie, pré tendit dans le même temps assumer l’héritage de l’Empire romain et exercer son hégémonie sur la Corse comme sur d’autres régions du bassin occi dental de la Méditerranée. Sans doute a-t-elle con tribué à mettre un terme à la présence des Vandales et il est certain qu’au temps de Grégoire le Grand (590-604), comme l’atteste la correspondance du
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célèbre pontife, le pays était administré par Byzance et, plus précisément, dépendait de l’exarchat d’Afrique. Le pape Grégoire contribua par son œuvre administrative et missionnaire à affermir dans l’île l’implantation du christianisme en intervenant di rectement auprès des defensores des patrimoines que l’Eglise y possédait ou en dépêchant sur place des vicaires apostoliques avant la lettre. Œuvre d’évan gélisation, encouragement de la vie monastique suivant la règle de saint Benoît, soin apporté à la direction religieuse des fidèles, organisation des évêchés, construction d’églises marquèrent l’action de Grégoire le Grand. La papauté se posa aussi en protecteur des habitants par rapport au pouvoir civil en intervenant auprès des autorités supérieures laïques pour obtenir des dégrèvements fiscaux et une meilleure administration ; c’est le temps où, nous dit Grégoire, dans une des quelques lettres consacrées à la Corse, les gens acculés par la misère sont contraints de vendre leurs enfants en escla vage... mais il faut faire la part ici de la rivalité d’influence en Occident entre Byzance et le SaintSiège. Lorsque l’emprise de l’Empire d’Orient se relâcha sur les terres bordant le bassin occidental de la Méditerranée, il apparut que l’Eglise était la seule à exercer sur l’île une autorité de tutelle et qu’elle était la mieux placée pour faire prévaloir des droits sur l’héritage romain. Là se situe le problème de la donation de la Corse qu’aurait faite Pépin le Bref au pape Etienne II (755) et qu’aurait confirmée Charle magne en 774 à Adrien. Il est probable que cette donation qui ne portait pas que sur la Corse n’a pas plus d’authenticité que la fameuse donation de Constantin ; elle nous est attestée par des passages du Liber Pontificalis et non point par des sources
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directes et les justifications sur lesquelles elle repose ont très bien pu être élaborées de toutes pièces dans les bureaux de la chancellerie pontificale pour affer mir les prétentions temporelles du Saint-Siège en Occident. Celui-ci a plus particulièrement profité à propos de la Corse d’une vacance du pouvoir laïque qui lui a permis de faire entériner par les souverains carolingiens une autorité de fait qui, durant plu sieurs siècles, ne sera point remise en question. IL — Les Sarrasins
Tandis que perdure pendant le haut Moyen Age cette hégémonie romaine tantôt effective, tantôt purement nominale, la Corse a été périodiquement en butte aux incursions sarrasines. La chronique locale et la tradition orale s’en sont fait largement l’écho et cette réalité historique est confirmée par des textes contemporains, notamment par les an nales carolingiennes. Certes, là encore, on a eu tendance à exagérer la portée du phénomène et le terme d’occupation de l’île par les Maures est ina déquat. C’est un des points à propos duquel il convient de prendre du recul par rapport à ce qu’a pu écrire Giovanni della Grossa, célèbre chroniqueur insulaire de la fin du XIVe et du début du xve siècle, à propos du rayonnement des musulmans à partir de leur installation en Balagne et des conversions massives qu’ils auraient obtenues en milieu indi gène. Si on peut douter de l’authenticité du long règne du roi maure Nugulone et de l’intensité de l’adoption par les Corses de la foi mahométane, il n’en reste pas moins vrai qu’au viiie siècle déjà et, plus encore au ixe et au Xe siècle, à l’image de ce qui se passa dans le même temps sur d’autres rivages méditerranéens de l’Occident chrétien, les débarque-
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ments des musulmans sur les côtes et leurs razzias poussées dans l’intérieur des terres ont durement éprouvé le pays et ses habitants. Pépin, fils de Charlemagne et roi d’Italie (781-810), le connétable Burchard au temps de l’Empereur, puis le marquis de Toscane Boniface prirent l’initiative d’expéditions punitives qui ne réussirent point à enrayer le mal. La maison de Toscane des Obertenghi de la branche de Massa investie du titre de « défenseur de la Corse » semble avoir joué un rôle important dans ces ten tatives de reconquista en bénéficiant du plein appui de la papauté. Lorsqu’au milieu du viiie siècle les insulaires fuirent le pays pour échapper au pillage des Maures, un certain nombre d’entre eux furent accueillis à Rome par le pape Léon IV et installés dans la cité léonine fondée alors sur la colline vaticane ; d’autres trouvèrent refuge dans le port de Porto (Ostie). De là vient la tradition de l’origine corse (de Vivario ?) de Formose, pape de 891 à 893, qui était précisément né à Porto. Cette époque est fertile en légendes élaborées postérieurement. La plus célèbre est la geste épique de Ugo Colonna, transmise par Giovanni della Grossa. Ce comte aurait été membre de l’illustre famille romaine de ce nom ; d’abord hostile au pape puis désireux d’obtenir son pardon, il se serait rendu en Corse à la tête d’une expédition de 1 200 ca valiers et fantassins, l’aurait libérée des envahis seurs et s’en serait rendu maître. Ses fils ayant rendu plus tard le même service à la chrétienté seraient devenus, avec leurs compagnons de croisade, les premiers seigneurs de l’île. Cette « histoire » amal game en les dénaturant ou en les embellissant des faits du siècle de Charlemagne et des événements authentiques, mais d’une époque certainement plus tardive. Non moins auréolée du mythe est l’image
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apaisante du comte Arrigo surnommé Bel Messere, paré de toutes les vertus, qui aurait vécu autour de l’an 1000 et dont on dit sous forme proverbiale : « Il est mort le comte Henri, le beau sire, et la Corse ira de mal en pis. » III. — La féodalité corse
La naissance en ces temps de la féodalité insulaire est occultée par une regrettable indigence de sources sûres qui amène l’historien à tirer, en usant de toutes les précautions, le meilleur parti de la chronique pour formuler certaines hypothèses. Le règne du comte Arrigo, au lendemain duquel se place la scis sion entre les grandes lignées des familles seigneu riales, les Cinarchesi et les Biancolacci qui se réclament du même ancêtre Ugo Colonna, corres pond-il au moment où s’était édifiée la structure pyramidale des liens vassaliques entre sujets, sei gneurs et suzerain ? Peut-on déceler alors le pro cessus à proprement parler de féodalisation du milieu à l’image de ce qui s’est passé dans d’autres régions continentales sous la forme d’une dichotomisation du pouvoir et de la naissance d’un puzzle de seigneu ries vivant repliées sur elles-mêmes ? Grandes fa milles allogènes d’origine romaine, toscane, franque, et plus tard ligure (cf. la lignée des Obertenghi de Toscane continuée par les Gentile de Gênes), des cendants de grands propriétaires du haut Moyen Age, « officiers » au service des Barons puis s’éman cipant en se faisant eux-mêmes seigneurs, commu nautés rurales vivant a popolo e a commune, se donnant leurs propres chefs appelés comtes ou gen tilshommes par prégnance du milieu ambiant, telle semble être l’origine variée d’une noblesse par ailleurs fortement marquée par la structure de clan
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de la société insulaire. Reste que l’île a bel et bien connu le mode de production féodal, l’exercice de la justice seigneuriale et des banalités ; la ponction ma térielle exercée par une minorité de nantis au pou voir établi et reconnu par les autorités extérieures sur un peuple de vassaux y fut une réalité. Que ces seigneurs aient rivalisé entre eux sur le mode cla nique en entraînant leurs fidèles parenti, amici e aderenti, qu’une minorité d’entre eux aient exploité leurs terres sur la base de la distinction classique entre réserve et mouvance, qu’ils aient été plutôt, dans le Sud, des propriétaires de bétail maîtres des voies de transhumance et qu’ils aient souvent eu un comportement de pillards, c’est l’impression que l’on retire de la lecture de la chronique que l’on peut créditer dans ces grandes lignes d’un fondement de réalité. C’est également dans ce sens qu’il convient de chercher des traits de spécificité corse qui ne s’insèrent pas moins dans l’ensemble du modèle de la féodalité occidentale. IV. — Pise et la Corse
Du XIe au xiiie siècle, tandis qu’on a du mal à suivre de l’intérieur ce qui a pu se passer en Corse sans que pour autant on puisse se rallier au juge ment de l’historien italien Pistarino qui considère que l’histoire médiévale de l’île est « privée d’un dynamisme propre », on perçoit mieux le dévelop pement de l’antagonisme entre Pise et Gênes, deux des grandes métropoles commerciales de la proche péninsule italienne qui étendirent successivement leur hégémonie sur la Corse après avoir participé ensemble à la conjuration du péril musulman. La papauté arbitra un temps cette rivalité qui avait pour enjeu la mainmise sur une plate-forme appré-
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ciable dans le réseau des voies d’échanges en Médi terranée. Tout en réaffirmant clairement les droits du Saint-Siège, Grégoire VII, en 1077, confiait l’administration de la Corse à Landolphe, évêque de Pise, en faisant de lui son légat. Cette attitude marque une certaine continuité avec la fonction attribuée antérieurement aux marquis toscans de la maison des Obertenghi ; très tôt, derrière l’évêque pisan, semble s’être affirmée la puissance temporelle de la cité toscane alors au faîte de sa grandeur. En 1091, Urbain II reconnaît à l’archevêque de Pise le pouvoir de conférer l’investiture aux évêques de Corse ; mais, en 1133, Innocent II plia sous la pres sion ligure et partagea les six évêchés insulaires en deux groupes égaux attribués, l’un (Ajaccio, Aleria, Sagone) à Pise, archevêché depuis 1119, l’autre (Accia de création plus récente, Mariana et Nebbio) à Gênes promue au même rang. Ce compromis reli gieux qui reflète indirectement l’état des forces temporelles des deux villes n’empêcha point Génois et Pisans de continuer à rivaliser entre eux en com battant sur mer et en Corse même comme ce fut le cas pour la possession de la forteresse de Bonifacio, alternativement occupée et perdue par chacune des deux puissances. Gênes s’y installa fortement à la fin du xiie siècle (1195) ; cette colonie de peuple ment ligure reçut ses statuts propres et affirma sa triple vocation militaire, commerciale et agricole en établissant la liaison avec l’arrière-pays, drainant et redistribuant les produits de l’intérieur (peaux, cuirs, céréales) et diffusant les matières élaborées venues de terre ferme jusqu’en Cinarca, dans le Sia et dans le haut Taravo. Déjà la prépondérance génoise s’affir mait avant de s’appuyer plus tard sur de nouveaux points d’implantation — Calvi notamment — mais il faut attendre 1284 et la décisive bataille de la
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Meloria pour que soient anéanties les prétentions pisanes sur l’île. L’hégémonie de Pise a laissé une empreinte durable dans le pays. La parure d’églises romanes, cham pêtres pour la plupart, en est le témoignage le plus tangible ; petites, édifiées à nef unique avec abside semi-circulaire, polychromes parfois (Saint-Michel de Murato, la Trinité d’Aregno), sobres dans l’en semble, plus monumentales dans le cas de la Canonica de Mariana et de la cathédrale de Saint-Florent, elles confirment la tradition favorable transmise par Giovanni della Grossa sur le temps des Pisans. Ces constructions d’églises et la restauration d’édi fices antérieurs concrétisent les progrès d’une chris tianisation qui reposent sur la structure préexis tante des pievanies (anciennes paroisses d’horizon plus large) réaménagées ou complétées. A la même époque, l’influence de certaines maisons monastiques de l’aire toscano-ligure s’est étendue sur l’île, no tamment dans le Deçà des Monts. Les cartulaires de l’abbaye bénédictine de l’île de la Gorgone dont la Chartreuse de Calci devait plus tard recueillir l’héri tage en témoignent ainsi que les archives de San Venerio de Tino en Ligurie, pour ne citer que les deux monastères qui recueillirent le plus de legs pieux dans le pays. La belle série des actes de dona tion faits en leur faveur, principalement par les seigneurs les plus en vue du moment, éclairent quelque peu la nature des structures agraires et des systèmes de culture qui prévalaient alors : dans le cadre d’une économie agro-pastorale de subsistance, on relève déjà des secteurs de spécialisation spécu lative avec la vigne et l’olivier. Déjà s’affirme le caractère plus « avancé » de l’activité rurale du Cap corse et de la Balagne et d’une manière plus générale du Deçà des Monts par rapport au Delà
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consacré au pastoralisme. Ces deux régions de pointe de l’économie insulaire, par le resserrement des liens avec le continent péninsulaire, participent à une économie de marché qui contraste avec l’éco nomie de subsistance qui prévaut dans le reste de l’île. Dès le XIe siècle on a la preuve que les Capcorsins, autant marins qu’agriculteurs, allaient avec leurs propres barques écouler leur vin à Pise princi palement et cela perdura tout au long du Moyen Age, même après la rupture des liens politiques entre Pise et la Corse. Les marchands de la métropole toscane participent également à ce trafic en venant fré quenter les « marines » du Cap où ils prennent livrai son des barriques de vin en apportant en échange des produits finis très prisés par la classe dirigeante (tissus, quincaillerie, bimbeloterie). Pise occupe pour la Corse du Moyen Age la place que lui ravira plus tard Livourne à l’époque moderne comme « ba zar de la Méditerranée ». Peaux, fromages, cire figurent aussi parmi les produits d’exportation au départ de l’île. Ces échanges de type colonial, où les insulaires ne fournissent que des matières premières provenant des resssources agricoles ou pastorales et s’endettent le plus souvent en achetant des produits de luxe, laissent en dehors de leur champ de vastes zones consacrées à l’élevage extensif et aux cultures temporaires.
Chapitre III
LE MOYEN AGE L’IMPLANTATION GÉNOISE
Dès lors les seigneurs locaux durent compter avec les ingérences de Pise et de Gênes, de l’Aragon plus tard. Au gré de leurs querelles intestines, on les voit faire acte d’allégeance à l’une ou à l’autre de ces puissances ou se dresser ensemble contre elles. Le xiiie siècle est aussi marqué par le jeu subtil du plus grand d’entre eux, Sinucello, dit Giudice della Rocca, qui, au sommet de son influence, prétendit exercer sa suzeraineté sur l’ensemble de l’île avec le titre de comte de Corse et de juge que lui recon nurent les Pisans. Traquant les Ligures dans leur bastion de Bonifacio, se réfugiant à Pise lorsque les Gênois le serraient de trop près, résistant victo rieusement à l’expédition de Luchetto Doria, pacti sant avec son ennemi lorsqu’il y était contraint, ce hobereau devait mourir centenaire dans un cachot de Gênes en laissant le souvenir d’un défenseur de l’île contre l’appétit des puissances extérieures. I. — La Terra di Commune
Au lendemain de l’éviction de Pise, Gênes pour un temps ne poussa point avant ses succès ; affaiblie par des difficultés intérieures (guerre avec Venise)
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et par des dissensions internes elle laissa la Corse livrée à l’anarchie féodale caractérisée par le com portement tyrannique des seigneurs qui alourdirent leur pression et leurs ponctions sur le peuple. Comme un peu partout en Europe au même mo ment on assiste dans l’île, principalement dans le Deçà des Monts et peut-être en liaison avec le caractère plus « avancé » des structures économiques et sociales, à un mouvement de réaction anti féodale. Cette mise en question de l’ordre établi s’exprime d’abord sur le plan religieux par la for mation de la secte des Giovannali, homologues des Fraticelli de l’Italie péninsulaire qui prônaient les vertus de pauvreté, de fraternité et de solidarité entre les hommes en condamnant l’oppression de la hiérarchie ecclésiastique. Ces contestataires orga nisés initialement dans la piève de Carbini remet taient en cause l’autorité de l’évêque d’Aleria. Ils furent condamnés et excommuniés par le pape Innocent VI puis pourchassés par Urbain V comme hérétiques et finalement réduits au silence. De portée plus durable fut la réaction proprement antiseigneuriale qui s’en prit à la noblesse insulaire. Dans la terre dite « de Balagne à Coasina », c’est-àdire dans le Deçà des Monts, alors même (1368) que se déroulait en France la grande Jacquerie — la rencontre n’est point fortuite — les paysans corses assiégèrent les châteaux et les démantelèrent à l’exception de quelques-uns. Lors d’une deuxième vague insurrectionnelle successive à un temps de ressaisissement des seigneurs, la chronique rapporte que les insurgés eurent à leur tête un certain Sambucuccio d’Alando sur lequel on sait historiquement peu de chose, mais dont la tradition orale a fait un chef populaire héroïsé jusqu’à nos jours de géné ration en génération. Sans doute ne faut-il point lui
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attribuer l’institution en Corse du régime du « com mun », c’est-à-dire l’organisation autonome des communautés rurales qui avaient échappé à l’em prise féodale ou qui s’en étaient libérées. Le mode de gouvernement a popolo e a commune est attesté antérieurement tant en Corse qu’en Italie pénin sulaire aussi bien dans le Deçà que dans le Delà des Monts. Dans l’horizon étroit de la piève ou déjà du village, les affaires locales étaient réglées par l’assemblée des chefs de famille siégeant en parlamento ou en arringo, souvent à l’emplacement de l’église piévane en confiant l’exercice du pouvoir à des magistrats, que ceux-ci soient appelés comtes (par mimétisme du milieu ambiant), gentilshommes, caporaux, capopopoli ou encore gonfaloniers et podestats du temps où s’exerçait l’autorité supé rieure pisane. L’opposition dès lors bien établie entre la Terra di Commune et la Terra dei Signori (Delà des Monts) exprime cette profonde réalité historique : au milieu du XIVe siècle le régime féodal a disparu dans le Deçà des Monts — à l’exception du Cap corse où subsistaient les seigneuries des descendants des Avogari de Gênes — alors qu’il se maintint dans le Delà. On retrouve à l’échelle insu laire et avec ses traits spécifiques le processus plus large de l’émancipation communale dans l’Italie médiévale. Gênes qui connaissait alors le régime des populaires avec le doge Boccanegra contribua à l’accomplissement de cette mutation et en recueillit le fruit puisque les populations libérées de la domi nation seigneuriale se donnèrent d’elles-mêmes à la sérénissime république par un acte collectif concré tisé par la rédaction d’une convention. Il s’agit d’un véritable contrat synallagmatique par lequel, selon l’avis du chroniqueur, car le texte de la conven tion ne nous est point parvenu, Gênes assurerait la P. ARRIGHI ET F. POMPONI
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protection des populations de la Terre de Commune en y faisant notamment administrer la justice par un gouverneur, tandis qu’elle recevrait en signe de reconnaissance un accatto modique (origine de la taille) librement consenti et versé par chaque chef de famille. Ce contrat de patronage sur le mode clanique habillé des apparences du lien féodal de vassaux à suzerain eut pour effet de servir et de justifier la progressive emprise hégémonique de la grande métropole ligure sur l’île. Les effets ne furent point immédiats. On assista même vers 1375 à un retour en force des seigneurs aidés d’ailleurs par les Caporaux de la Terre de Commune, chefs d’origine populaire en qui les révoltés avaient placé leur confiance, mais qui tendirent ensuite à s’ériger en seigneurs, illustration locale du processus de féoda lisation par la voie des chefferies villageoises. Pour faire face à la situation, Gênes dont la suzeraineté sur l’île avait supplanté celle de la papauté, mais qui n’était point encore en mesure de l’assumer pleinement, inféoda la Corse à une compagnie de marchands (1378), la Maona, dont le membre le plus influent était Leonello Lomellini, fondateur de la place forte de Bastia. Cette compagnie qui avait pris l’engagement de fournir les fonds néces saires à la conquête du pays en se dédommageant par la perception des revenus fiscaux ne réussit point à faire face à la fronde des seigneurs. Ses complai sances à l’égard des Gentile du Cap ou d’Arrigo della Rocca à qui elle délégua une partie de son autorité ne suffirent point à mater une noblesse turbulente et des communautés réticentes au point que le xive siècle s’achève sur une véritable vacance du pouvoir central.
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II. — Le temps des seigneurs
Le XVe siècle s’ouvrit sous le signe d’une nouvelle hégémonie montante, celle de la Maison d’Aragon. Déjà en 1297, le pape Boniface VIII avait inféodé la Corse, en même temps que la Sardaigne, à Jaime II d’Aragon, espérant le détourner de la grande île sœur, au profit de la Maison d’Anjou, au lendemain des « vêpres siciliennes ». Au cours du siècle suivant, l’ingérence aragonaise avait été timide et s’était bornée à quelques subsides ou à l’hospitalité donnés à certains féodaux qui avaient osé relever le défi génois ; Arrigo della Rocca en fut le principal béné ficiaire et c’est ce qui fit un temps sa force. L’échec de la Maona et l’affirmation de la vocation médi terranéenne de l’Etat espagnol autant que les appels venant de seigneurs insulaires amenèrent le roi d’Aragon à intervenir plus directement dans les affaires de Corse. De là le soutien donné à Vincentello d’Istria, la plus grande figure des féodaux de l’époque, le seul qui ait été en mesure de se dresser contre l’impérialisme génois. Maître un temps de toute l’île, ce seigneur à la fois guerrier et pirate, soutenu par la flotte catalane, réussit quelques exploits. En 1420, Alphonse V en personne se rendit en Corse avec 400 vaisseaux ; une trahison lui livra Calvi, mais il perdit bientôt cette importante place demeurée fidèle à ses fondateurs. Restait le redou table bastion de Bonifacio, autre clef depuis sa fon dation de la puissance génoise en Corse et en Médi terranée occidentale ; assiégée par mer et par terre, menacée par les troupes de Vincentello, bombardée et affamée, la ville résista aux assauts pendant plus de quatre mois avant d’être délivrée par l’arrivée d’une escadre génoise. Alphonse, attiré en Italie dans l’espoir d’hériter du Royaume de Naples, abandonna
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la Corse. Vincentello resta maître du pays, s’ins tallant même à Biguglia et consolidant ses positions en Cinarca en dépit des difficultés que lui suscitèrent Polo di la Rocca et Renuccio de Leca. Sa domination s’étendit sur la majeure partie de l’île et il obtint même le ralliement de certains caporaux qu’il eut l’habileté de « pensionner » pour les attacher à son service. Cette hégémonie fut pourtant éphémère, la remise en question venant, comme au siècle précé dent, des événements dont le Deçà des Monts fut le théâtre. Là, les caporaux érigés en potentats tyranniques (casate de Casta, de Campocasso, de Matra, de Piedicorte, de San Antonino...) s’émancipèrent et s’enhardirent en accentuant leur pression sur les éléments populaires qui les avaient portés au pou voir ; ils se fortifièrent chez eux, s’entourant de leur clientèle, s’entre-déchirant occasionnellement dans de typiques rivalités claniques animées par leurs seguaci e aderenti qui les suivaient au combat « comme les brebis suivent les béliers » (Cibo Recco) ; traitant sur un pied d’égalité avec les féodaux du Sud avec lesquels il leur arriva de contracter des unions matri moniales propres à accroître leur influence cette nouvelle classe dirigeante, à la fois clanique et féodale, en quête de pouvoir et de prébendes, louant ses ser vices au plus offrant, finit par provoquer un mou vement de révolte au sein des communautés asser vies. Cette seconde grande vague de soulèvement populaire anticaporalice et antiféodale culmina au milieu du siècle, alors que la disparition de Vincen tello en 1434 avait favorisé le retour à l’anarchie. Comme au siècle précédent ce fut vers Gênes que les populaires se tournèrent pour lui demander protec tion à un moment où dans la métropole la faction des Fregosi avait momentanément supplanté celle
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des Adorai. Plus précisément, l’appel fut adressé à la Banque de Saint-Georges, organisme qui semblait offrir plus de garanties et d’autorité que l’Etat génois à proprement parler. Pour mettre un terme à l’insécurité et remédier à une crise qui se manifesta aussi sur le terrain religieux avec la naissance des confréries de pénitents (les Battuti en 1451), le « peuple de Calvi à Coasina », c’est-à-dire les repré sentants des communautés du Deçà des Monts, se réunirent d’abord au Lago Benedetto puis à Biguglia (1453) et négocièrent avec la Compagnie de Saint-Georges les capitula Corsorum. L’Office des Emprunts de Saint-Georges consolidé au début du xve siècle avait fini par absorber les différentes maones et par acquérir des pouvoirs très étendus : gérer les créances de la République et amortir ses emprunts par des affaires commerciales fructueuses. L’exploitation de la Corse pouvait en être une d’autant plus que la Banque percevait des impôts, exploitait certains monopoles, battait monnaie, possédait un Sénat et des troupes qui lui étaient propres ; elle était devenue un Etat dans l’Etat et les doges devaient compter avec elle plus encore que sur elle. III. — L’Office de Saint-Georges en Corse
L’emprise du nouveau suzerain sur la Corse fut progressive, mais décisive. Elle fut d’abord freinée en enregistrant le contrecoup des dissensions in ternes de Gênes et notamment de la rivalité factionnelle qui opposait les Adorni aux Fregosi ; ces derniers affirmaient leurs propres prétentions sur l’île et cherchaient à mettre à profit toutes les occasions pour y rétablir leur hégémonie familiale. Ce fut ainsi le cas en 1478 en la personne de Toma-
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sino Campofregoso qui, en dépit de son alliance avec les plus puissants seigneurs Cinarchesi, ne put se maintenir longtemps. De même, lorsqu’en 1467, avec la complicité des Adorni, le duc de Milan étendit sa domination sur Gênes, l’Office de Saint-Georges dut céder aux Milanais la gestion de la Corse et ceux-ci la conservèrent durant une décennie. Cet intermède ne changea point le cours des choses ; les Statuts de Milan concédés aux insulaires ne rom paient pas avec l’essentiel du contenu des Capitula Corsorum du point de vue de l’organisation admi nistrative du pays et les nouveaux maîtres se heur tèrent aux mêmes difficultés que leurs prédécesseurs c’est-à-dire à la fronde des seigneurs, aux appétits des caporaux et à l’agitation populaire, cette der nière relancée par un nouveau Sambucuccio qui se fit capopopolo. Après la mort de Galeazzo Maria Sforza qui délivra Gênes de la tutelle milanaise (1476) et l’éphémère retour de Tomasino Campofregoso, la tentative faite par Rinuccio de Leca d’inféoder la Corse au seigneur de Piombino, Appien IV, avorta et en 1483 l’Office de Saint-Georges reprenait posses sion de l’île et il devait la conserver durant près d’un siècle (plus exactement jusqu’en 1562). Les Protecteurs de Saint-Georges ne lésinèrent point sur les moyens matériels, afin d’imposer une domination considérée comme un préalable indis pensable à la mise en valeur du pays. Déjà au lendemain de la conclusion de l’accord de 1453 et avant l’intermède milanais cette détermination s’était marquée par l’envoi de corps expédition naires plus nombreux et mieux armés que par le passé, ce qui avait permis de porter de rudes coups aux remuants seigneurs Cinarchesi ; les caporaux n’avaient point été épargnés non plus que le peuple, principale victime de la tactique de la terre brûlée
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appliquée principalement dans le Niolo vidé de ses habitants par suite de la destruction des villages. A trente ans d’intervalle, le Génois Andrea Doria se comporta dans la piève d’Attala comme l’avait fait Spinola dans le Niolo, détruisant maisons et récoltes pour châtier les partisans des seigneurs insoumis. On assista alors à une politique systématique de rabaissement des féodaux considérés comme les principaux obstacles à l’affirmation de l’autorité du pouvoir central. En cela, le cas de la Corse s’insère pleinement dans le processus plus vaste de l’affirmation de la puissance des Etats modernes aux dépens de la féodalité, phénomène que l’on constate un peu partout en Europe à la même époque. A la fin du xve siècle et au début du XVIe, deux seigneurs du Delà des Monts furent les derniers de la lignée des grands féodaux à résister les armes à la main à la suprématie génoise. Gian Paolo de Leca qui, à partir du Vicolais et de la Cinarca, avait réussi à étendre sa mouvance jus qu’aux environs de Calvi au nord et d’Ajaccio au sud, avait pris la relève de son cousin Rinuccio éliminé en 1490. Connaissant alternativement le succès et l’exil, il anima la résistance durant quelques années avant d’être obligé de se réfugier en Sar daigne d’abord puis à Rome (où il mourut en 1516). Rinuccio della Rocca, la dernière grande figure des seigneurs insulaires du Moyen Age, ne fut guère plus heureux : défiant les Génois en se retranchant dans des forteresses inexpugnables aménagées à même la roche en des lieux d’accès difficile (La Roccatagliata), il résista un temps aux expéditions con duites par Nicolo, puis par Andrea Doria ; lui aussi passa par les phases successives de résistance, d’exil et de pardon avant de trouver la mort à Gênes en 1511. La transformation de son patrimoine sei-
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gneurial en terre domaniale sema le germe de difficultés ultérieures. Le deuxième volet de l’œuvre de domestication des classes dirigeantes opérée par l’Office concerne le rabaissement de la puissance des caporaux. Ces chefs du peuple érigés en potentats locaux et qui n’avaient cessé de monnayer leur appui au gré des hégémonies successives intérieures ou extérieures finirent par lasser les Protecteurs de Saint-Georges par suite de leurs exigences et de leurs exactions. De là une série de mesures qui consistèrent, souvent à la demande et avec l’approbation des représen tants des communautés rurales, à leur supprimer les soldes auxquelles ils s’étaient habitués, à régle menter leurs pratiques matrimoniales, à leur inter dire de prélever Vaccatto (taxation arbitraire) ; pour casser le mécanisme de leur puissance de caractère clanique, Gênes limita le nombre des personnes qu’ils réunissaient à l’occasion des noces et des banquets ; elle leur interdit également d’avocare, c’est-à-dire de défendre leurs clients en justice, et, lorsque ces mesures se révélaient insuffisantes, elle n’hésita pas à recourir à la force pour les mater. Au lendemain de la colonisation de Porto Vecchio (1546), pour les punir d’avoir dénaturé à leur profit la mission qui leur avait été confiée de désigner un certain nombre de familles pour aller peupler la nouvelle colonie, l’Office supprima la charge de Noble Douze qui était leur apanage. Le gouvernement de Saint-Georges marqua une étape décisive dans la voie de l’étatisation de la Corse et de la mise en place d’institutions dont certaines seulement étaient en usage depuis la pre mière convention passée entre les représentants de la Terra di Commune et la sérénissime république au xive siècle. Les capitula Corsorum rédigés en 1453
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ainsi que d’autres textes quelque peu postérieurs (Statuts de Milan) permettent d’en saisir l’essentiel. Le pouvoir exécutif et judiciaire était exercé sur place à Biguglia d’abord puis à Bastia à partir de 1515 par un gouverneur désigné pour un ou deux ans par l’Office ; ce personnage était assisté par un vicaire qui le secondait dans sa fonction judiciaire. Auprès de lui siégeaient également par alternance les Nobles Douze, institution empruntée au modèle de certaines communes de la péninsule italienne (Sienne) ; les Nobles Douze devaient initialement être membres de quelques familles caporalices élargies progressivement à celles des popolani, autres chefs du peuple dont la vocation devait être de tempérer la puissance des caporaux, mais qui tendirent euxmêmes à oppresser le peuple. La fonction momen tanément supprimée, comme nous l’avons dit, fut reconstituée au temps de la guerre dite des Français au milieu du xvie siècle et elle se maintint durant toute la période de la domination génoise sur la Corse et même au-delà. La Terre de Commune était divisée en 3 terzieri (4 Nobles Douze par terziere), cir conscriptions administratives regroupant plusieurs pièves, cette dernière structure demeurant le cadre de base de l’organisation du pouvoir local civil et religieux. Au niveau des communautés rurales, des assemblées populaires composées par la réunion des chefs de famille désignaient des procurateurs qui se réunissaient en veduta pour procéder à l’élection des Nobles Douze chargés de fonctions plus honori fiques que réelles auprès du gouverneur. Ces derniers eurent encore la possibilité d’envoyer l’un d’entre eux comme orateur à Gênes pour y porter les do léances du peuple qu’ils étaient censés représenter. On relève aussi la présence d’un collège de sindicatori, sortes de censeurs qui avaient un droit de
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regard sur la gestion des mandats exercés par les différents officiers publics du Regno di Corsica ; six d’entre eux étaient obligatoirement des Corses, deux autres étaient Génois, ainsi que le gouverneur qui siégeait avec eux, les voix des trois derniers comptant double. L’Office procédait au sein des pieves à la désignation des podestats (plus tard, ils seront directement élus par les assemblées villa geoises) assistés de ragioneri chargés de rendre la justice à l’arringo local et de veiller à la rentrée de l’impôt. Sur le plan fiscal, la taille fixée à 20 sous par feu conformément à l’accord initial de 1358 était perçue par des raccoltori nommés par le gouverneur ; ils se déplaçaient de village en village munis de leurs quadernetti périodiquement mis à jour (ce qui repré sente une intéressante source démographique) ; pour la perception des impôts indirects (gabelles douanières) l’Office eut recours, comme cela se faisait à Gênes, à l’adjudication sur place des revenus et il géra directement ses monopoles (fer, sel). L’ensemble du système fut progressivement étendu à la Terre des Seigneurs (cf. au-delà du temps de l’hégémonie de Saint-Georges la création en 1582 du collège des Nobles Six à l’image des Nobles Douze). La division de la Corse en provinces s’esquissa à la fin du Moyen Age et s’appuya sur les presidi successivement créés par les Génois (Bonifacio, Calvi, Bastia, Saint-Florent, Algaiola, Ajaccio). Ces villes eurent leurs propres statuts et privilèges périodiquement confirmés par l’autorité de tutelle ; leur administration communale s’inspirait du modèle génois avec des podestats, un conseil des Anciens et diverses commissions et ma gistratures. Quant aux seigneuries, seules survé curent à la période médiévale celles du Cap corse (des Da Mare et des Gentile) et dans le Delà des Monts les fiefs d’Ornano, de Bozzi, et d’Istria
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après la disparition de ceux de Leca et de la Rocca. Encore convient-il de remarquer que l’autorité sei gneuriale ne cessa de reculer devant l’ingérence croissante du pouvoir central dans les domaines judiciaire et fiscal par le biais de l’exercice du droit d’appel et de l’inscription de vassaux sur les listes des quadernetti de la taille. Il est à noter que les vassaux accélérèrent cette tendance par leurs fré quents recours à l’autorité génoise pour échapper aux exactions de leurs seigneurs. L’Office de Saint-Georges, pour rentrer dans les fonds investis dans l’île et en particulier afin d’aug menter les revenus des impôts indirects, prit l’initia tive d’une opération de mise en valeur du pays, surtout des zones littorales, espérant notamment en faire un grenier à blé pour Gênes. On sait depuis les travaux de F. Braudel combien pesait dans la Méditerranée du xvie siècle la question du ravitail lement en grains des grandes métropoles commer ciales surtout lorsque, comme ce fut le cas pour la capitale ligure, se fermèrent progressivement les sources orientales (mer Noire) de ravitaillement par suite de la recrudescence de la piraterie barbaresque dans la mer intérieure. Assainissement, colonisation et mise en culture des plaines, lutte contre la malaria et protection à l’égard des incursions des pirates, encouragement à l’arboriculture à l’intérieur des terres, telles furent les grandes lignes d’un vaste programme lancé par l’Office et repris plus tard par la sérénissime république... puis par la France. Pour sa réalisation l’Office recourut à la politique des inféodations en faveur des membres fortunés du patriciat génois et il procéda à de larges distributions de terres assorties de mesures de colonisation tendant à enrayer l’inquiétant mouvement de désertification du littoral et de repli des populations dans les
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montagnes par suite de l’insécurité. Ainsi fut prise en 1539 la décision de fonder la colonie de PortoVecchio et, après cette première tentative qui se solda par un échec, l’Office eut recours en 1546 à la colonisation forcée avant d’inféoder le pays à une riche famille génoise pour détruire ce nid de pirates. Ce type d’expérience étendu à d’autres zones litto rales, dans la région d’Ajaccio et dans les Agriates par exemple, connut un succès inégal faute de moyens matériels suffisants et d’audience auprès des populations. L’aristocratie génoise bouda des propo sitions pourtant alléchantes et ceux qui répondirent à l’appel assistèrent impuissants à la décimation des colons qu’ils avaient installés en des lieux où sévissait l’implacable malaria. Quant aux insulaires, on retiendra surtout leur mécontentement et leurs plaintes provoquées par ces mesures de spoliation au profit du domaine ou d’intrus venus de terre ferme. Le germe de la révolte était semé tant dans le Fiumorbo ou l’Alta Rocca que sur la côte occi dentale par suite de la formation des premiers procoi (grands domaines) et des confine interdits à la transhumance hivernale du bétail ou aux semailles temporaires effectuées par les habitants de l’inté rieur sur des terres commîmes qui leur appartenaient « de temps immémorial ». De l’application de ce pro gramme la réalisation la plus tangible de nos jours encore reste sans conteste l’édification d’une série de tours littorales dressées, souvent aux frais des indigènes, qui eurent la charge de les entretenir, comme autant de vigies pour protéger le pays des incursions des barbaresques qui sévirent tout au long du xvie siècle au temps de Barberousse et de Dragut.
Chapitre IV
LA DOMINATION GÉNOISE (XVIe-XVIIIe)
I. — Sampiero Corso et les Français
La Corse jouissait depuis un demi-siècle environ d’une tranquillité relative, interrompue pourtant par de graves crises frumentaires ou épidémiques (la peste y sévit de 1526 à 1530), quand les vicissitudes de la politique européenne, c’est-à-dire le conflit entre le roi de France et Charles Quint sur le terrain de la péninsule italienne, en firent à nouveau un champ de bataille et l’enjeu de l’hégémonie des grandes puissances continentales. Henri II avait rompu en 1551 la paix de Crépy et il relançait une opération armée sur l’échiquier ita lien où la présence espagnole était bien établie au nord et au sud, tandis que Gênes elle-même subissait une sorte de pouvoir de tutelle de la Maison d’Es pagne. La position de la Corse dans l’aire diplo matique et stratégique des rivages septentrionaux de la Méditerranée occidentale où s’affrontaient Français et Espagnols est directement à l’origine de la nouvelle période de troubles qu’elle connut durant une vingtaine d’années. L’île enjeu d’appétits exté rieurs, ce leitmotiv de l’histoire insulaire s’applique pleinement à ce qu’on a appelé le temps de la guerre des Français et de Sampiero Corso.
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En 1553, l’état-major des armées du roi de France tint, à Castiglione della Pescara, un conseil de guerre où la situation fut examinée par le maréchal de Termes, commandant en chef de l’armée de Toscane, l’amiral baron de La Garde, capitaine général des galères et... Sampiero Corso, colonel alors au service des Français. Là fut décidée l’expédition de Corse comme un moyen de s’assurer une plate-forme stra tégique par rapport à l’Italie péninsulaire et d’affai blir à travers son allié génois la puissance espagnole. Sampiero, une des figures les plus marquantes et les plus populaires de la galerie des héros insulaires, était né en 1498 dans un hameau de Bastelica, gros village montagnard des environs d’Ajaccio. Très jeune il s’enrôla, comme tant d’autres de ses compa triotes, pour aller servir dans les armées continen tales ; depuis les guerres d’Italie cette pratique déjà ancienne de l’émigration mercenaire des Corses en terre ferme s’était développée et le nombre des soldats originaires de l’île et engagés dans les diffé rentes condotte se comptait alors par milliers. En ce siècle de condottieri Sampiero Corso fut un de ceux qui « réussirent » le mieux à la force du poignet. Il servit d’abord dans les Bandes Noires de Jean de Médicis puis combattit pour le compte du cardinal Hippolyte, et par l’entremise du cardinal du Bellay entra au service du roi de France. Son avancement et l’aisance de fortune qui lui est liée lui permirent, lors d’un séjour au pays natal, de contracter une union avec l’illustre famille des feudataires d’Ornano en épousant Vannina, fille de François d’Ornano. Sampiero suscita alors la défiance de l’Office de Saint-Georges qui le fit même emprisonner un temps. Libéré sur intervention de l’entourage d’Henri II on le retrouve vers 1550 engagé dans l’affaire de Tos cane et il opina à l’entrevue de Pescara dans le sens
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de l’intervention française en Corse sans qu’on puisse pour autant lui attribuer la responsabilité de cette décision. L’expédition de 1553 fut placée sous le comman dement du maréchal de Termes et l’escadre appuyée par le corsaire Dragut avec lequel la France avait fait alliance était dirigée par Paulin de La Garde. La campagne fut d’abord brève et victorieuse ; les places de Bastia, Saint-Florent, Corte, Bonifacio tombèrent l’une après l’autre aux mains des Français et des « Turcs ». Seule Calvi plus que jamais semper fidelis à Gênes suivant sa devise résista à l’assaut. Les Génois se ressaisirent en recevant l’aide des Espagnols et le succès de l’expédition fut bientôt remis en question. Lorsque fut conclue en 1556 la trêve de Vaucelles, les Français étaient à nouveau en position de force, mais les difficultés rencontrées par Henri II sur le continent dans le Nord, autre théâtre d’affrontement d’un vaste conflit européen, ne permirent point de pousser plus avant les succès. Le successeur du maréchal de Termes, Giordano Orsini, entretint bien sur place l’illusion d’une annexion de l’île par le Roi très-chrétien, mais en réalité lorsque fut négociée la paix de CateauCambrésis, la France préféra tenir bon pour la conservation de Calais et des trois évêchés en pre nant son parti pour la Corse du retour au statu quo ante. Cette « guerre des Français » n’avait point manqué de réveiller en Corse les sentiments d’hostilité à l’égard de la domination de l’Office de SaintGeorges. A lire la chronique de Ceccaldi de Vescovato, continuateur de Giovanni della Grossa et de Monteggiani et précurseur de l’archidiacre Anton Francesco Filippini, l’auteur de la première histoire de la Corse publiée à Tournon en 1594, on perçoit
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quelle fut la part des insulaires dans cet affron tement. Pour nombre de seigneurs décadents et pour Sampiero lui-même qui s’était agrégé à une famille nobiliaire, ce fut une occasion de relever la tête contre le maître qui avait démantelé leur puissance. On peut considérer que l’on eut affaire alors à la dernière guerre féodale où les Ornano, les Istria, les Bozzi, les Da Mare jouèrent encore un rôle de premier plan. Certes, pas plus qu’au Moyen Age il n’y eut le front commun de la classe dirigeante contre les Génois ; les divisions claniques et les riva lités internes jouèrent à plein et furent à l’origine de la ventilation des forces dans les deux camps des belligérants, ce partage permettant l’expression des antagonismes locaux. Cela vaut pour les caporaux comme pour les seigneurs ; les grandes familles des Casta, Campocasso et Casabianca parmi bien d’au tres mobilisèrent leurs parentèles et clientèles et participèrent aux combats sans jamais faire bloc derrière Sampiero en dépit des appels « patrio tiques » de ce dernier. Le « discours » galvanisateur du célèbre condottiere rapporté et sans doute quel que peu enjolivé par la chronique exprima alors en termes nationalistes le combat de libération du peuple corse et il ne manqua point de trouver un certain écho auprès des populations de différentes origines sociales qui crièrent sus aux Genovesi. Les raisons ne manquent point qui permettent de com prendre l’éclosion d’un véritable élan de résistance : le sentiment de liberté bien sûr et le désir de chasser l’étranger rendu responsable des maux du pays, les difficultés structurelles ou conjoncturelles imputées au « tyran » que l’on connaissait à travers le percep teur, le juge, l’administrateur, l’usurier ou le soldat. Mais on décèle aussi une tendance non moins grande chez les humbles à vouloir vivre en paix en prenant
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son parti de la situation de domination extérieure et à vouloir échapper aux méfaits de la soldatesque des deux bords responsable de l’incendie des villages et de la destruction des récoltes ; c’est ce qui explique que Sampiero ait souvent eu du mal à recruter ses compagnies d’autant que les capopopoli, comme ils le faisaient déjà au Moyen Age, monnayaient cher leur participation. Les solidarités verticales de type cla nique jouèrent également et les seguaci continuèrent comme autrefois à suivre leurs chefs « comme les brebis suivent leurs béliers ». L’impérieuse nécessité du pain quotidien rend compte également du nombre élevé de ceux qui s’enrôlèrent dans les compagnies levées par les Génois et commandées par des capi taines corses et la pratique de changement de camp par l’attrait d’une meilleure solde fut courante. Le mercenariat des pauvres, comme celui des élites, semble avoir été plus fort que l’idéologie de lutte de libération mise en forme sur le moment même avec des images empruntées à la littérature de l’Antiquité, mais plus encore élaborée a posteriori, transmise et fortifiée par la tradition orale. En 1563, Sampiero Corso voulut ranimer les hosti lités. Il fit le tour des cours européennes, demandant l’aide de la France, de l’Espagne, du duc de Toscane, de la Papauté... allant même directement solliciter le secours du Sultan préférant voir son pays aux mains des Turcs plutôt que dans celles des Génois. Mais, les « Grands » de l’époque se dérobèrent, n’osant point remettre en question à propos de la Corse l’équilibre du rapport des forces consécutif à la paix. En 1564 lorsque Sampiero débarqua avec une petite troupe dans le golfe du Valinco avec l’espoir de réveiller la résistance à partir du Vicolais et de la Cinarca, ces hauts lieux de l’insoumission anti génoise, il rencontra beaucoup d’indifférence, voire
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même d’hostilité. La modicité de ses moyens maté riels l’empêcha de faire de nombreuses recrues ; en dépit d’un brillant succès obtenu à la Petrera de Caccia dans le Deçà des Monts où il était allé porter la guerre, il dut plier devant la supériorité de Gênes soutenue par l’Espagne qui finit par avoir raison de l’insurrection. Victime de la vendetta des Ornano qui voulurent venger la mort de Vannina tuée par son mari car elle était devenue suspecte de collusion avec les Génois, Sampiero mourut assassiné par un certain Vittolo dont le nom devait devenir synonyme de traître dans le parler populaire (1567). Son fils Alfonso, porté au rang de chef par les parti sans de son père, ne réussit pas mieux à soulever ses compatriotes : dissensions internes, aspiration à la paix, défection des benemeriti récompensés par Gênes pour leur fidélité, manque de moyens furent autant d’éléments qui jouèrent contre lui et il dut aban donner la Corse en 1569 entraînant quelques fidèles qui, comme lui, trouvèrent à s’employer auprès du roi de France dans les guerres de religion qui agitaient alors le royaume. II. — Le gouvernement de Gênes
Entre-temps (1562), la Corse était à nouveau passée de la domination de l’Office de Saint-Georges sous celle de la sérénissime république qui n’avait en fait jamais renoncé à ses droits de suzeraineté sur l’île. Ce changement de régime et la fin des hostilités furent l’occasion du perfectionnement de l’appareil étatique de son gouvernement. La promulgation des statuti civili e criminali di Corsica revus et augmentés par la suite d’un certain nombre d’additifs concrétise cette phase de reprise en main du pays par Gênes. L’île fut dès lors administrée par une sorte de
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ministère propre siégeant dans la métropole, le Magistrato di Corsica, qui, comme d’autres juntes spécialisées dans le gouvernement de la République, rendait compte de sa gestion devant le Major et le Minor Consiglio de la sérénissime. Dans l’île même subsista la fonction du gouverneur assisté du Vicaire et secondé par les Nobles Douze ; la subdivision du pays en provinces ayant à leur tête un commissaire (à Calvi, Bonifacio, Ajaccio) ou un lieutenant (à Corte/Aleria, à Rogliano, à Algajola, à Sartène et plus tard à Vico) acheva de prendre forme. La bureaucratie de ces cours de justice (greffiers, scribes) s’alourdit et les garnisons des présides se trouvèrent renforcées par rapport au passé tandis que les remparts et les fortifications étaient consolidés. Les modalités de la vie publique furent mieux définies au niveau des communautés rurales qui devinrent la structure de base en matière institu tionnelle, fiscale et religieuse, sans que disparaisse à l’échelon intermédiaire le cadre de la piève. Les podestats et les pères du commun, élus par les assem blées villageoises réunies le plus souvent sur la place de l’église paroissiale ou à la confrérie, exercèrent les fonctions de gestion et de police locale. La vie rurale était réglementée suivant des pratiques communau taires responsables de l’organisation des terroirs en prese (zones d’ensemencement) et circoli (zones de plantations de vignes et d’arbres fruitiers) et les terres communes livrées au pacage et aux semailles temporaires continuèrent à tenir une place essen tielle. La répression des délits champêtres était assurée à divers échelons par des juges qui se réfé raient au texte des statuts. La législation civile et criminelle était mieux définie qu’autrefois et le sys tème financier se perfectionna tout en continuant à reposer sur l’impôt direct (la taille) et les taxations
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indirectes (gabelles douanières de Porto Cardo, scudo a botte pour le vin, tratte pour divers autres produits, monopoles, boatico c’est-à-dire dans cer taines régions proches des garnisons vente forcée à prix réduit de blé et d’orge). Une large autonomie locale subsistait de fait : la vie au village de plus en plus dominée par la classe des principali se déroulait sans ingérence directe de l’autorité supérieure ; les actes de la vie communautaire étaient régulièrement consignés sur les registres du notaire dont la fonction était autant publique que privée ; là étaient enre gistrés les procès-verbaux d’élection des podestats, des pères du commun, des capitaines de milice, des procurateurs, des gardiens des blés ainsi que cer taines gride du gouverneur. Ces ceppi constituent une source des plus précieuses pour la connaissance de la vie, des mœurs, des comportements, de l’éco nomie et de divers problèmes de l’époque. Il appar tenait aux autorités locales de tenir à jour les rôles de la taille transmis au cancelliere du siège de la juri diction provinciale et les communautés gardèrent un temps la possibilité de dépêcher auprès du gouver neur ou même à Gênes des représentants pour faire état de doléances particulières ou pour demander des secours en cas de disette. Dans cet ensemble, les villes d’origine génoise continuèrent à former des îlots privilégiés par rap port à l’intérieur. Leur disposition en chapelet sur la bordure littorale, leur caractère de places fortes, leur morphologie matérielle, l’origine ligure et colo niale de leur peuplement initial, leurs statuts privi légiés et leurs immunités fiscales contribuaient à en faire des mondes à part entretenant avec l’arrièrepays des relations de dominants à dominés. Là était le siège de l’administration génoise, là était né et se développa un patriciat local sur le modèle des
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communes italiennes, composé de serviteurs de l’Etat mais aussi de gens d’affaires investissant leurs capitaux dans le trafic maritime ou exerçant leur emprise sur les campagnes environnantes. Les nobili, personnages membres des conseils municipaux, con couraient aux adjudications des diverses fermes et monopoles ; ils accaparaient le marché des grains et étendaient leurs opérations usuraires sur les paesani (gens des villages) tout en dominant sur place le petit monde de l’artisanat de la boutique et des gens de mer (pêcheurs et corailleurs). Cette bourgeoisie urbaine prospéra au xviiie siècle et aspira à ren forcer encore sa richesse et son pouvoir. La sérénissime république eut le souci de mettre le pays en valeur et son action se situa dans la conti nuité des initiatives prises en ce domaine par l’Office de Saint-Georges. Ses efforts portèrent au XVIIe comme au xviiie siècle sur l’assainissement et la mise en culture des régions littorales à vocation céréalière. De nouvelles tours littorales furent cons truites aux lendemains de la guerre des Français, car les incursions barbaresques ne furent jamais aussi nombreuses que durant les deux décennies qui suivirent la bataille de Lépante (1571) ; le paradoxe n’est qu’apparent et il est établi que la piraterie se développa en se suppléant en quelque sorte aux grandes initiatives musulmanes devenues impos sibles. Filippini nous a donné des témoignages abon dants et précis sur les razzias opérées dans le Cap corse, à Sartène, à Bonifacio, en Casinca et le chroniqueur a laissé une liste impressionnante de villages désertés par leurs habitants qui cherchèrent refuge dans l’arrière-pays. C’est la preuve indirecte qu’au Moyen Age les piaghie n’étaient point dé sertes et les vestiges d’habitats dans des pièves dis parues ou dépeuplées (Chiomi, Lioli, Armito, Sia,
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Paomia, Salogna, Bisogê sur la côte occidentale) en conservent le souvenir. On sait encore par des textes épars ou par la tradition orale qu’il existait à Conca, à Ota, à Moncale, à Coti Chiavari d’an ciens villages dont la destruction est imputée au « Turc ». Le dialogo nominato Corsica de Mgr Giustignani rédigé vers 1540 révèle que la piève de Sartène où il ne restait plus à la fin du xvie siècle que la ville forte du même nom, refuge de plusieurs casate (maisonnées) de féodaux, comptait au début du siècle onze points d’habitat de campagne qu’elle ne retrouvera qu’au XVIIIe siècle. Ce repli dans la montagne fut déploré par Gênes au même titre que la constante hémorragie de popu lation due au flux migratoire que l’interdiction faite aux Corses d’aller servir des princes étrangers ne suffit point à enrayer. La sérénissime république mit en place un Magistrato della coltivazione et multiplia les encouragements à l’adresse des Corses pour les inciter à mettre leurs terres en valeur. Les enquêtes sur place se multiplièrent dès le temps d’Anton Francesco Cirni (1570-1580) d’origine corse et auteur d’un plan de mise en valeur qui préfigure, à près de trois siècles d’intervalle, le fameux rapport de A. Blanqui dressé sous la Monarchie de Juillet. Il convient pourtant de se pencher sur les réalités plutôt que de s’attarder sur l’inventaire des inten tions. Le moins que l’on puisse dire c’est que les résultats furent très en deçà des programmes. Rien de comparable à ce que put accomplir la République de Venise dans le même temps dans son arrière-pays. Comme l’Office de Saint-Georges, l’Etat génois eut recours successivement aux inféodations puis aux baux emphytéotiques en attendant tout de l’initia tive privée et d’abord de celle de son patriciat. On vit se reformer ou naître des procoi dans les plaines
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littorales à l’initiative des Spinola, des Fieschi, des Invrea, des Imperiale ou d’autres membres de l’aris tocratie ligure. En 1676 les terres de Paomia furent concédées à des malnotes qui fuyaient les Turcs et qui avaient demandé refuge à la sérénissime répu blique. Cette vaste spoliation des Corses de leurs terres littorales fut le principal résultat de l’œuvre de mise en valeur entreprise par Gênes ; la question agraire était posée avec acuité dans un contexte pleinement colonial. En fait, du strict point de vue économique, à en juger à la lumière des realia des archives génoises et non point d’après les textes d’emphytéose ou d’inféodation simplement porteurs d’intentions, il apparaît que la mise en valeur des plaines littorales se réduisit à peu de chose durant la domination génoise. Tout restait à faire lorsque la France de Louis XV annexa la Corse et les nouveaux plans qui virent alors le jour, les nouvelles inféoda tions et tentatives de colonisation n’allèrent guère plus loin. Il est vain d’établir une corrélation entre cet aspect de la politique génoise et la naissance d’une bourgeoisie rurale corse qui aurait grandi à l’ombre des Fieschi, des Invrea ou des Spinola en leur servant defattori (intendants) ; on peut compter sur les doigts de la main les quelques familles qui profitèrent de ces retombées et le nombre des insu laires qui bénéficièrent directement de concessions de terres (les Matra par exemple) est encore plus réduit. Ce ne fut qu’après le temps de Gênes que la bourgeoisie locale recueillit par voie d’usurpation, d’achat ou de concession ces terres domaniales pro gressivement aliénées, notamment sous la Révo lution française. Sans doute aussi convient-il de ne point attribuer aux encouragements de la sérénissime république en matière économique plus d’importance qu’ils n’en
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eurent dans l’affermissement de la classe des proprié taires ruraux. Le contenu de l’aide apportée par l’Etat en matière de prêts d’argent pour effectuer des défrichements ou des plantations d’ « arbres des 5 espèces » (principalement vignes, oliviers et châtaigniers) se réduit à peu de chose : quelques mil liers de livres distribuées à l’échelle d’un siècle ne pouvaient suffire à engendrer la prospérité. Plus importante fut l’action législative développée confor mément aux préceptes de l’individualisme agraire : les mesures en faveur de la défense de la propriété privée, de l’enclôture des terres, du cantonnement du bétail, de la limitation du libre parcours contri buèrent à affermir la position des possédants, maîtres du pouvoir local. Les notables corses du XVIIe siècle se sont enrichis sur la base des revenus de la rente foncière et plus encore de la rente cons tituée, voie annexe de la pratique usuraire et forme archaïque de l’accumulation du capital. En dehors des principali des villages et des fa milles marchandes des villes que nous avons évo quées, il faut encore signaler le cas particulier des patrons capcorsins qui profitèrent de l’essor des échanges entre l’île et le continent. Parmi les régions où les mutations agricoles furent les plus nettes, situons la Balagne enrichie par ses vergers d’oliviers et le Cap où le vignoble poursuivit son extension. L’éveil du Nebbio fut plus lent et, dans le Delà des Monts, le terroir ajaccien fut un îlot de prospérité grâce au dynamisme d’une bourgeoisie urbaine à forte attache rurale. Ailleurs, une économie de sub sistance continua à prévaloir le plus souvent même si quelques surplus venaient alimenter le marché extérieur (cf. des châtaignes de la Castagniccia). Les échanges interrégionaux s’intensifièrent mais l’essentiel des exportations extérieures était destiné
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à Gênes qui draina les produits dont elle avait besoin suivant les formes les plus pures de la domi nation coloniale. La réglementation était stricte et les interdictions d’exporter ne relevaient point seu lement du souci d’assurer prioritairement le marché local ; tarifs préférentiels, régime de faveur voire de l’exclusif en sont les signes. Plus que les Capcorsins et autant que les marchands bastiais, calvais ou bonifaciens, les véritables bénéficiaires des courants d’échange furent les commerçants ligures de Sestri Levante, de Camogli, de Rapallo ou de La Spezia qui tenaient comptoir dans les ports insulaires ou dans les simples scali (mouillages) et qui fixaient le prix des produits des propriétaires corses, qu’ils soient principali ou modestes paysans. Par contre, les notables ruraux renforcèrent leur emprise sur les villageois. Pour les pauvres et pour les petits propriétaires — ils étaient nombreux en Corse — l’inquiétude était endémique en un temps où les crises de subsis tance étaient cycliques. Ceux-ci devaient chercher des ressources complémentaires en recourant au colonat partiaire, en, louant l’attelage de labour aux riches (boatico) ou en prenant du bétail à cheptel (a soccida). Les bergers transhumants du Niolo ou du haut Taravo connurent une situation de plus en plus difficile à mesure que les pacages d’hiver se restreignaient par suite des interdictions ou des exi gences des propriétaires à qui ils devaient payer l’erbatico : contraints de verser de lourdes cautions qu’ils perdaient fréquemment en raison des dégâts commis par leurs bêtes, supportant mal le monopole du sel et l’hostilité des administrateurs génois, ils font figure de persécutés. Ce fut un élément d’aggra vation du banditisme corollaire des vendette dont Gênes ne porte pas la responsabilité mais qu’elle
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fut incapable d’enrayer. La pratique des commissariati (expéditions punitives) ne suffit point à maintenir la paix entre les familles et entre les clans. Les armes à feu dont l’usage s’était répandu depuis « la guerre des Français » firent des ravages et le taux de mortalité par homicide volontaire s’accrut dans des proportions inquiétantes. Le cloisonnement du relief, la densité de la végétation autant que les faiblesses du pouvoir étatique eurent pour effet de multiplier le nombre des contumaces. Gênes en prit son parti en généralisant l’usage des sauf-conduits et des indulti (pardons) d’autant qu’elle accueillait faci lement dans son armée les bannis qu’elle ne réussis sait point à faire comparaître en justice. Le chemin de l’exil continua à être la réponse la plus courante aux difficultés de la vie dans l’île et on relève les noms de compagnies entières de Corses servant dans les armées de divers princes étrangers de la péninsule. Il n’est qu’à penser à la fameuse garde corse du pape responsable en 1666 de la rixe avec les gens du duc de Créquy, ambassadeur de France à Rome, ce qui déclencha un grave incident diplomatique entre Louis XIV et la papauté. Dans l’ensemble de cette situation économique et sociale il y avait les germes d’une révolte... disons même d’une Révolution.
Chapitre V
DE LA RÉVOLTE A L’INDÉPENDANCE
On ne manque pas de bonnes et nombreuses rai sons pour rendre compte du mouvement de soulè vement des Corses contre la sérénissime république au XVIIIe siècle. En 1730 s’ouvre une période d’hostilités déclarées ou larvées qui débouche sur un éphémère temps de l’indépendance de l’île sous le généralat de Pascal Paoli puis sur l’annexion fran çaise. Ce que l’on a appelé sous l’influence de l’historiographie positiviste, privilégiant l’événementiel, « la guerre de Quarante ans » mais que l’on considère plus volontiers aujourd’hui comme l’époque des ou de la Révolution de Corse n’en continue pas moins à poser des problèmes d’interprétation suivant que l’on se réfère au cadre plus général des « révolutions occidentales » du xviiie siècle ou à celui plus restreint des mouvements de libération nationale. Les deux approches ne sont point exclusives et la difficulté réside dans le dosage que l’on peut faire entre elles. I. — Aux origines de la révolte
Il y a toujours un risque à reconstituer a posteriori une chaîne de causalité et la mise en garde contre toute forme d’histoire « téléologique » est à la mode. Ce risque est particulièrement grand ici en raison de
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l’importance du courant « justificateur » de la révolte qui s’est développé lors même que les événements se produisaient comme une arme idéologique et comme un moyen de s’attirer la bienveillance des puis sances extérieures. Le Disinganno de Curzio Tulliano (l’abbé Natali) et la célèbre Giustificazione della guerra di Corsica de l’abbé Savelli sont les pièces les plus connues de cette guerre de plume à laquelle Gênes participa par des « contre-justifica tions » dont celles de Mgr Giustiniani ou l’œuvre très engagée de Accinelli écrite à la demande de la sérénissime république. Arguments pour ou contre le bien-fondé de la révolte des Corses s’y affrontent et amènent l’historien à prendre un certain recul par rapport au discours de l’époque et à le confronter avec d’autres sources empruntées aux fonds d’archives. Peuvent être considérées comme acquises dans l’explication en profondeur des événements, les mutations socio-économiques que nous avons évo quées plus haut. Formulons-les sans trop vouloir les hiérarchiser en raison de leur interaction. Nous relevons la progressive affirmation d’une bourgeoisie rurale dont les ambitions augmentent à mesure qu’elle devient plus puissante et plus consciente des verrous qui s’opposent à son plein épanouissement. La naissance en son sein d’un groupe non négligeable de bourgeois « éclairés » exerçant des professions libérales et constituant une élite participant au courant de l’ « illuminisme » tel qu’il se développe dans la péninsule italienne a hâté le processus de cette prise de conscience. Avocats, médecins, ecclé siastiques, docteurs in utroque jure qui ont fréquenté les universités de Pise, de Rome, de Padoue ou le collège Del Bene à Gênes représentent une minorité de la classe dirigeante qui aspire à jouer un rôle plus grand dans les affaires du pays en remettant notam-
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ment en question le caractère colonial d’un système qui les brime. Certes, dans une certaine mesure Gênes a favorisé l’avènement de ces principali qui accaparent le pouvoir local au niveau des commu nautés ; de plus en plus au début du xviiie siècle elle s’est appuyée sur cette meglior parte de la société confiant le soin aux Nobles Douze d’assurer l’ordre public, de réprimer le banditisme et de contenir la pression populaire ; dans les villages elle a contribué à déposséder de leurs prérogatives les assemblées de chefs de famille au profit des seuls notables ; elle a reconnu et réservé à ces derniers les fonctions de pacieri (arbitres des conflits entre les familles) et l’exercice des charges municipales de podestats ou de pères du commun. Mais, et là réside la dialec tique de la contradiction, la sérénissime république n’a pas permis à cette classe dirigeante d’accéder au pouvoir politique en lui faisant une place aux échelons supérieurs, ce qui aurait remis en question les fondements mêmes de sa domination. L’archaïsme des structures économiques et la faiblesse du groupe dirigeant du point de vue de la mise en place du mode de production capitaliste ont contribué à retarder l’échéance et rendent compte dans une certaine mesure de l’avortement de la voie de l’indé pendance nationale. Les revendications des notables n’en expriment pas moins clairement leur aspiration à faire sauter les obstacles d’ordre institutionnel et économique qui les maintenaient dans une situation de dépendance. On comprend ainsi les thèmes mobi lisateurs concernant les demandes d’accès aux em plois supérieurs dans la hiérarchie civile et ecclésias tique, la constitution d’un ordre de noblesse consi déré comme la consécration de l’ascension sociale sur le modèle du milieu environnant, l’abaissement des droits de douane et la liberté du commerce des
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grains pour ne citer que quelques-unes des reven dications exprimées dans les nombreux cahiers de doléances de l’époque. Le potentiel révolutionnaire est encore à chercher dans la situation oppressive que connaît le peuple du fait d’une fiscalité étatique qui n’a cessé de s’aggraver et des conditions de vie précaires qui accentuent sa dépendance à l’égard des plus fortu nés : méfaits de l’usure, endettement, perte des ga ranties communautaires du fait des progrès de l’indi vidualisme agraire, atteintes portées à l’autonomie locale. Tout naturellement la cristallisation du mé contentement s’opère sur la question fiscale contre les représentants de l’appareil d’Etat et contre l’occupant génois spoliateur des terres communes. L’administration arbitraire du gouverneur et des giusdicenti, les exactions des raccoltori de la taille, la vénalité et les lenteurs de la justice, la lourdeur des taxes indirectes sont mises en cause dans les doléances des communautés rurales. Plus évident encore est le mécontentement des populations pasto rales dépossédées ou exclues des terrains de pacage : là se fait la jonction entre la prise de conscience du fait colonial et celle de la domination de classe et les bergers du Niolo et du haut Taravo sont bien décidés à porter leurs coups tant contre les procoi et les garnisons génoises que contre les riches pro priétaires de Balagne et du Sartenais. De même les habitants du Fiumorbo, de l’arrière-pays d’Ajac cio (Bastelica), du Vicolais, de Quasquara, de Tasso et de Frassetto tout comme les gens de l’Alta Rocca attendent l’occasion favorable pour récupérer les terres accaparées par les patriciens génois, par les colons ajacciens ou bonifaciens, par les Grecs de Paomia ou par l’Etat. La question agraire éclate dès 1730 et le phénomène se traduit par un vaste
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mouvement de descente des montagnards dans les plaines ou en direction des villes littorales, siège du pouvoir colonial, résidence des marchands accapa reurs et lieu de dépôt des armes. Le peuple en révolte fait pression sur la classe dirigeante en demandant aux notables de prendre la tête du mouvement et là se manifeste le poids des solidarités verticales dans une société aux structures de clan. Dans l’unité d’action se forge et s’affermit un sentiment national que les théoriciens et « justi ficateurs » de la révolte s’efforcent de mettre en forme pour en faire le fer de lance du mouvement ; nul doute que ces appels aient trouvé un écho auprès des plus humbles et des plus opprimés tandis que les principali plus prudents et ayant plus à perdre furent amenés à tempérer certaines ardeurs, toujours prêts à s’arrêter à des solutions de com promis où ils pensaient trouver satisfaction. L’imma turité et les divisions internes de la bourgeoisie insu laire, l’insuffisance des moyens matériels et l’inter nationalisation du conflit générateur du réveil de l’appétit des grandes puissances contribuèrent à compromettre le succès d’une révolution nationale. IL — Le fil des événements
Aux origines plus immédiates de la révolte il faut encore faire une place à la conjoncture économique et au dernier en date des suppléments de taille aux quels Gênes eut recours. L’impôt des due seini avait été institué en 1715 pour compenser le manque à gagner dû à la suppression de la vente des patentes de port d’armes, mesure qui entrait dans le cadre de la lutte contre la délinquance et le banditisme. Cette taxe devait être temporaire mais pour la troi sième fois on parlait en 1729 de la renouveler pour
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cinq ans. Or, cette même année, pour la deuxième fois consécutive, les récoltes avaient été mauvaises et l’endettement des paysans prenait une dimension catastrophique. Déjà depuis le début du siècle l’agitation s’était manifestée à diverses reprises, des raccoltori avaient été malmenés dans les villages et des dépôts d’armes avaient été pillés. En 1729, à l’occasion d’une tournée effectuée par le lieutenant de Corte dans la piève de Bozio, visite au cours de laquelle devaient être perçus les due seini, un inci dent éclata et cette étincelle alluma le brasier insur rectionnel au cœur de la Terra di Commune où le relais fut pris par la piève de Tavagna. Là, un déta chement de sbires génois fut désarmé et renvoyé à Bastia tandis que l’on faisait sonner les cloches et résonner le cornu marinu en signe de ralliement. Au début de l’année 1730 une foule de paysans prove nant de la Castagniccia et de la Casinca se regrou paient dans la plaine et opéraient leur première marche sur Bastia qui connut partiellement le pillage. La médiation de Mgr Saluzzo permit aux Génois de se ressaisir ; l’envoi comme gouverneur de l’ancien doge Girolamo Veneroso correspond à une mesure d’apaisement ; les communautés furent in vitées à formuler leurs doléances, mais cela ne suffit pas à ramener le calme. La lutte ne tarde pas à s’organiser. A la consulte de Saint-Pancrace en décembre 1730 les insurgés se donnent des chefs : Andrea Colonna-Ceccaldi de Vescovato, Luigi Giafferi de Talasani et l’abbé Raffaelli d’Orezza. Des mesures sont prises pour le financement des opérations et des milices se cons tituent. En février 1731 se tient à Corte une consulte générale où sont mises en forme les revendi cations à adresser à la sérénissime république par la négociation, voie choisie par les notables qui
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en cette occasion s’appliquent à réprimer les méfaits des discoli et des malviventi. En avril de cette même année lorsque les théologiens insulaires se réunissent au couvent d’Orezza pour donner leur avis sur la tournure des événements ils ne semblent point décidés à rompre les ponts avec le suzerain qu’ils rappellent à l’exercice de ses devoirs. Le chanoine Orticoni parcourt alors l’Europe se rendant d’une cour à l’autre pour défendre la cause de ses compa triotes notamment auprès du Saint-Siège. En Corse, de nouvelles émeutes se produisent : les Vicolais chassent les Grecs de Paomia, les Fiumorbais s’en prennent au procoio du Migliacciaro, les Talasanais se portent contre le domaine des Spinola à l’embou chure du Fiumalto, les Taravais menacent Sartène et les Niolins descendent sur laBalagne. La rébellion, d’abord cantonnée au Deçà des Monts, a gagné le Delà où Ajaccio est menacée par les montagnards. Des munitions arrivent par contrebande du conti nent et la jonction est faite avec les Corses de Li vourne qui encouragent le mouvement. Le problème corse est alors posé devant les grandes puissances ; les insurgés arborent çà et là le drapeau espagnol aux cris de « Vive Philippe V » et sur leur propre bannière à la tête de Maure ils procèdent à une modification héraldique en relevant le bandeau des yeux sur le front et en frappant la devise adesso la Corsica a aperto gli occhi. L’ambassadeur de France à Gênes porte une attention croissante aux affaires de Corse dont on parle de plus en plus dans les cours européennes ainsi que dans les gazettes italiennes ou hollandaises. La première intervention extérieure se fit pourtant à la demande de Gênes secourue par les troupes de l’empereur Charles V. En août 1731 une expédition commandée par le colonel baron de Wachtendonck débarque en P. ARRIGHI ET F. POMPONI
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Balagne et entame une campagne militaire en liai son avec Camille Doria, commissaire extraordinaire de la sérénissime république. Le courageux compor tement des Corses à la bataille de Calenzana (fé vrier 1732) témoigne de la force de leur résistance qui devra pourtant céder devant la progression des im périaux. Une trêve est conclue, mais les chefs, de l’insurrection n’en sont pas moins emprisonnés et exilés sur le continent et ils ne furent libérés que l’année suivante sur intervention du prince Eugène. Les « concessions gracieuses » garanties par l’arbi trage impérial ramenèrent provisoirement le calme. A l’automne 1733 les hostilités reprirent, le nou veau foyer insurrectionnel se situant dans le Rostino où Hyacinthe Paoli, ancien Noble Douze et « homme d’influence», s’impose comme chef. Les escarmouches se multiplient et en 1735 la participation des Corses de l’extérieur se fait plus active avec le débarque ment en Corse de Sebastianu Costa qui abandonna son activité d’avocat pour se consacrer à la cause insulaire. Dès 1735, les chefs éprouvent le besoin de définir certaines règles institutionnelles de la Corse insurgée qui, sans être à proprement parler un texte constitutionnel, préfigurent déjà le régime paolien ; il s’agit en fait de mesures ponctuelles rédigées en un temps où on espérait que Don Carlos accepterait de combler la vacance du trône ; les Corses plaçaient leur action sous la protection de la Vierge et le Dio vi salvi Regina devait par la suite devenir leur chant de ralliement. En 1736 se situe l’aventure de Théodore de Neuhof, roi de Corse. Ce noble westphalien né à Cologne et exilé en France où il servit comme page dans la Maison d’Orléans séjourna à Madrid et servit le cardinal Alberoni avant de retourner en France où on le retrouve comme familier de Law ; il se rendit
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ensuite en Italie quérir fortune et là entra en rela tion, à Livourne, avec des Corses qui le mirent au courant des affaires de leur pays. Cet aventurier entreprenant, de la trempe des Gorani et des Cagliostro, conçut alors le projet de se tailler un royaume à la faveur de l’insurrection insulaire. Beau parleur et mystificateur, il fit miroiter à quelques Corses influents l’apport d’une substantielle aide matérielle et, en mars 1736, il débarqua sur la plage d’Aleria avec une suite chamarrée apportant de l’or, du blé, des fusils et des munitions. Accueilli comme un deus ex machina par les chefs de la révolte dont Hya cinthe Paoli et Luigi Giafferi, rejoint plus tard par Sebastianu Costa qui devait devenir chancelier de son éphémère royaume, il put faire un temps illusion et tous firent acte d’allégeance envers celui qui appa raissait comme un sauveur en un moment où on ne voyait point d’issue à un conflit qui traînait en longueur. Proclamé et acclamé roi de Corse au couvent d’Alesani, Théodore eut l’habileté de créer un ordre de noblesse et de distribuer des titres honorifiques aux chefs de parti qui se pressaient autour de lui et qui ne tardèrent point à s’affronter dans des querelles de prérogative. L’illusion ne dura point et la défiance s’installa lorsque les promesses du roi se révélèrent vaines. Gênes s’appliqua à le discréditer et l’autorité de Théodore était déjà bien ébranlée lorsqu’en novembre 1736 il quitta la Corse soi-disant pour aller chercher du secours. On le vit revenir deux ans plus tard pour une brève et mal heureuse tentative de restauration de son pouvoir, une troisième fois encore en 1743 avec l’appui des Anglais. Son aventure ne se termina point en Corse mais à Londres en 1756, où il mourut dans le plus grand dénuement après avoir connu la prison pour dettes.
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Entre-temps dans l’île, la lutte avait continué sans Théodore avec une alternance de trêves et de combats et l’internationalisation du conflit s’était accentuée avec l’entrée en scène de la France. La République de Gênes, affaiblie par une situation financière désastreuse, dut progressivement accepter l’ingérence de la cour de Versailles dans les affaires de Corse. La diplomatie française, par l’entremise d’abord de son ambassadeur à Gênes puis par inter vention directe du cabinet de Fleury et plus tard de Choiseul, montra un intérêt croissant pour cette île dont la position en Méditerranée ne pouvait la laisser indifférente. Gênes, en dépit de ses réticences à l’égard d’une puissance qui n’avait jamais été son alliée, finit par accepter, faute de pouvoir faire face seule à la situation, l’aide militaire des Français qui proposèrent leur arbitrage. En février 1738 un corps expéditionnaire débarqua en Corse et son comman dant, le général de Boissieux, se posa en médiateur. Sa position était délicate : pris entre les instructions prudentes du cardinal de Fleury et les exigences des Génois qui ne désiraient point voir se prolonger une campagne dont ils couvraient les frais, excédé par la pression et les revendications des insurgés jugées excessives, le général ne satisfit personne. Discré dité après le cuisant échec de Borgo (décembre 1739) où les patriotes malmenèrent une colonne française en l’obligeant à se retirer en désordre à Bastia, de Boissieux fut relevé de ses fonctions. Son successeur Maillebois se rendit à nouveau maître de la situation manu militari ; son séjour dans l’île fut marqué par l’exil des chefs corses (Giacinto Paoli, Luigi Giafferi et Luco d’Ornano, juillet 1739) et lorsqu’en 1741 il quitta le pays il considéra bien imprudemment que son œuvre de « pacification » était achevée. En fait, Gênes n’était pas plus en mesure qu’avant de recueil-
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lir les fruits d’une reconquête factice ; l’agitation persista et l’insécurité grandit en dépit de la mission de paix du père franciscain Léonard de Port-Mau rice (1744). Après avoir refusé un nouveau compro mis en 1743, les Corses se donnèrent pour chefs à la consulte d’Orezza d’août 1745 Gian Pietro Gaffori, Alerio Matra et Ignazio Venturini, ce dernier exer çant la présidence de cette sorte de triumvirat. L’ingérence extérieure fut alors le fait des ambitions de la Maison de Savoie ; Charles Emmanuel III, conseillé par le Corse Dominique Rivarola et soutenu par l’Autriche et par l’Angleterre, décida une expé dition qui aboutit au bombardement de Bastia puis qui tourna court. En 1748, les Génois firent à nouveau appel à la France et le maréchal de Cursay fut investi d’une nouvelle mission de conciliation ; installé à Bastia il prit un certain nombre d’initia tives en dehors même des affaires militaires sur le plan de l’économie, de l’activité littéraire (reconsti tution à Bastia de l’Académie des Vagabonds) et de l’administration, se comportant ainsi en précurseur du temps de l’annexion. Les jalousies qu’il suscita auprès des Génois et ses initiatives jugées excessives lui valurent un désavœu de Versailles et il fut rappelé en 1753. Le départ des troupes françaises permit à Gian Pietro Gaffori de s’imposer comme chef des insurgés mais il fut assassiné par des sicaires à la solde de Gênes en octobre 1753. La succession était difficile et le pouvoir se diluait entre les différents chefs de parti qui rivalisaient d’influence. Les Corses — une partie d’entre eux du moins — en quête d’un nouveau chef pensèrent le trouver en la personne de Pascal Paoli, fils de Hyacinthe, alors enseigne au service du roi de Naples dans la garnison de Porto Longone.
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III. — Pascal Paoli et l’Indépendance
Pascal Paoli, né en avril 1725 au hameau de la Stretta, communauté de Morosaglia, était le fils cadet de Hyacinthe qui avait joué un rôle de pre mier plan dans la révolte des Corses contre Gênes et de Dionisia Valentini, membre d’une famille caporalice du Rostino. Il appartient donc par son origine à la classe des notables et, plus précisément, à ce milieu de bourgeoisie rurale éclairée. Agé de qua torze ans il avait suivi son père en exil à Naples ; il servit comme soldat dans le régiment dont Hya cinthe était le colonel puis dans le Royal Farnèse. En un temps de paix où l’avancement n’était point rapide, le jeune Pascal désireux de monter en grade ne cachait point son impatience alors qu’il végétait dans sa garnison de l’île d’Elbe. Il suivait alors de près ce qui se passait en Corse en espérant pouvoir y jouer un rôle et il contribua, avec l’aide sur place de son frère Clément, à faire accréditer l’idée d’un recours à sa personne. Ayant parfait en autodidacte sa formation intellectuelle en lisant Montesquieu, Machiavel, Plutarque et en entrant en contact avec les milieux illuministes du Royaume de Naples, patrie de Genovesi et de Filangieri, il était en mesure de faire des propositions en matière d’économie poli tique et il réfléchit, comme l’atteste sa correspon dance, à une voie possible de libération de la Corse de la domination génoise et de développement économique de l’île. Aussi répondit-il sans hésiter à l’appel qui lui fut adressé en 1755 et qu’il avait en partie lui-même suscité, et il rentra en Corse à la demande essentiellement des partisans de sa fa mille. Il y débarqua au printemps et, le 13 juillet 1755, à la consulte de Saint-Antoine, il était proclamé
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général par les représentants d’un certain nombre de communautés du Deçà des Monts (surtout de Castagniccia) sans faire cependant l’unanimité. Son élection fut contestée d’abord par ceux qui n’y participèrent point volontairement et en particulier il vit se dresser contre lui les partisans de la famille Matra dirigée alors par Emmanuele, frère d’Alerio, qui se fit lui-même proclamer général en Alesani, un des bastions de sa clientèle. Il s’ensuivit un conflit de type clanique témoin des dissensions structurelles de la classe dirigeante. A la mort d’Em manuel Matra (mars 1757) Antonuccio puis Xavier Emmanuel lui succédèrent à la tête du parti et cette hostilité contribua à gêner le plan de Paoli de réa lisation de l’unité insulaire face à l’oppresseur génois d’autant que le ralliement du Delà des Monts fut lent, difficile et partiel. S’appuyant sur quelques règles constitutionnelles mises en forme dès 1755, puis remaniées par la suite suivant un pragmatisme qui guida toujours le général dans son action, Pascal Paoli continua à s’attacher à la réalisation ou au replâtrage de l’unité de la patrie corse en lui donnant une arma ture institutionnelle qui tenait largement compte de la situation préexistante. La Corse émancipée de la domination génoise connut une éphémère période d’indépendance durant laquelle le gouvernement central était concentré sur la personne du général assisté d’un Conseil d’Etat, de composition variable dans le temps mais répondant toujours au principe de la collégialité et de la rotation du pouvoir confor mément au modèle constitutionnel de la plupart des communes de l’Italie péninsulaire dont celui de Gênes elle-même. C’était une sorte de despotisme éclairé dans la mesure où la puissance de l’autorité supérieure se voulait au service d’une action réfor-
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matrice imprégnée de l’esprit des lumières du settecento. Les principes furent infléchis par suite de la nécessité de faire face aux divisions intérieures et au péril extérieur. De là la tendance à l’autoritarisme, à l’application d’une justice sévère (la giustizia paolina), à une fiscalité exigeante et à des mesures exceptionnelles requises par les circonstances. Ce fut aussi à la fois l’expression d’une domination de classe et d’un pouvoir clanique. Sous couvert de démocratie formelle concrétisée par la convocation des assemblées villageoises appelées une fois l’an à désigner leurs procureurs qui étaient réunis en consulte et qui procédaient au renouvellement des mandats politiques et administratifs, le régime des notables continua à prévaloir en fait et s’affirma d’autant mieux qu’il était libéré de la tutelle colo niale. La réalité du pouvoir local était détenue par la classe des principali qui jouissaient de l’aisance et de l’influence qui leur permettaient de s’élever dans la hiérarchie du nouvel appareil d’Etat. La pratique clanique qui s’exprimait par le jeu des manipulations électorales, par la pression exercée sur les clientèles, par la pratique des recomman dations et par la mise en place d’un véritable pouvoir parallèle qui reposait sur les relations interperson nelles n’aboutit en fait qu’à renforcer le caractère de domination de classe même si les capi rivalisaient entre eux. Les notables eurent alors la satisfaction de pouvoir accéder aux hautes fonctions de gouver nement, de justice et d’administration à la gestion desquelles Gênes ne les avait point admis. Paoli resta fidèle à la subdivision provinciale de l’île et il institua des magistrati investis des mêmes pouvoirs que les anciens giusdicenti génois ; ils étaient en relation étroite avec le Palazzu nationale de Corte où siégeait le général (inamovible) et le
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Conseil d’Etat. Le Babbu intervenait dans tous les domaines et suivait personnellement les affaires locales comme en témoigne l’abondante correspon dance dont il fut l’auteur. Il jugeait en appel au civil et au criminel et il était assailli de requêtes particu lières qui lui étaient directement adressées par des individus ou des communautés. Peu de changements à l’échelon local où on retrouve les fonctions de podestats, de pères du commun et les institutions coutumières de pacieri, loseri (estimateurs de dégâts), guardiani (gardes champêtres), la réglementation de la vie rurale répondant aux mêmes principes que par le passé. L’état de guerre endémique conduisit, sur la base des anciennes milices villageoises, à l’or ganisation d’un système militaire suivant lequel tout homme valide était tenu de répondre en cas de besoin à la convocation des capitaines de compagnie. Très peu de choses à signaler dans le domaine éco nomique ; Paoli n’eut ni le temps ni la possibilité de mettre en pratique les projets qu’il avait pu conce voir. Ses initiatives en matière religieuse sont plus le fait des circonstances que de l’application de prin cipes gallicans ou joséphistes ; ici encore le pragma tisme l’emporta sur la doctrine. Par nécessité Paoli fut amené à demander au clergé une participation à l’effort de guerre et à intervenir dans la collation des bénéfices. Il eut d’ailleurs affaire à un clergé qui avait joué un rôle déterminant dans la lutte contre les Génois, qu’il s’agisse de séculiers qui avaient fourni les cadres dirigeants et pensants de l’insur rection ou des réguliers qui, comme les Franciscains, avaient ouvert leurs couvents aux patriotes qui y tenaient leurs consultes. Quant à la papauté, Paoli entretint de bons rapports avec elle, accueillant avec éclat le visiteur apostolique, y voyant, il est vrai, un moyen indirect de reconnaissance de son
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régime né de la révolte contre le prince et qui était en quête de légitimité. Contraint d’organiser son Etat de manière à ce qu’il puisse se suffire à lui-même par suite de son isolement politique aggravé par l’insularité, Paoli se mit très tôt à battre monnaie (service de la Zecca) et ouvrit en janvier 1765 une université à Corte pour y former les cadres dirigeants de la jeune nation ; il se donna aussi une imprimerie d’abord installée à Murato puis transférée à Corte et de ces premières presses corses sortirent les Ragguagli dell’Isola di Corsica, sorte de journal officiel du régime. La mise en place d’une modeste flotte battant pavillon à la tête de Maure tendait à desserrer l’étau du blocus économique par lequel Gênes cherchait à asphyxier le pays. L’Etat paolien n’a point connu la paix et l’ombre du danger extérieur n’a cessé de grandir tout au long de la période. Replié sur l’intérieur des terres, ayant sa capitale à Corte faute de pouvoir s’étendre dans les présides toujours détenus par les Génois ou par les Français, la Corse indépendante ne vécut qu’une quinzaine d’années. L’arme de sa ruine se forgea dans les cabinets de la diplomatie française après que Choiseul en eut assumé la direction. La pression de Versailles sur la sérénissime république se fit plus forte ; en août 1764, le premier traité de Compiègne permettait aux Français de s’installer en maîtres pendant quatre ans dans les places de Bastia, Ajaccio, Calvi et Saint-Florent. Paoli dut négocier avec Choiseul qui se montra de plus en plus exigeant et qui l’amena progressivement au pied du mur pour lui faire accepter le diktat de son mo narque. Tandis que Mathieu Buttafoco, qui servait comme officier dans l’armée du Roi très-chrétien, remplissait le délicate tâche d’intermédiaire entre
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les deux hommes et se laissait peu à peu gagner par l’idée versaillaise que l’indépendance ne pouvait être que chimère, Paoli demeura inflexible sur l’essentiel et ne se laissa pas séduire par d’alléchantes proposi tions concernant son avenir personnel. La signature du traité de Versailles (15 mai 1768) clarifia la situation en rendant tout compromis impossible : les Génois cédaient la Corse à la France en principe temporairement, car il était prévu qu’elle retrou verait sa suzeraineté effective sur l’île à condition d’acquitter les frais des opérations de soumission et d’administration du pays ; en réalité le traité prenait la forme d’une vente déguisée et c’est ainsi que cet acte fut ressenti dans l’île. Paoli fut le dernier à être dupe ; il protesta énergiquement et convoqua une consulte à Corte (mai 1768) où fut décrétée la levée en masse pour résister par les armes au nouveau maître que les Corses ne s’étaient point donné. A la mobilisation générale des insulaires répondit la campagne militaire décidée par Versailles et conduite d’abord par le marquis de Chauvelin, puis par le comte de Vaux. Vainqueurs à Borgo en octobre 1768, les Corses subirent par la suite de sévères représailles. L’épisode d’Oletta est demeuré célèbre : plusieurs habitants y furent exécutés et comme on interdisait à la population de les ensevelir, une Antigone corse du nom de Maria Jentile passa outre à cet ordre inhumain. Mirabeau servait alors en Corse dans l’armée du Roi et il devait plus tard à la tribune de l’Assemblée nationale exprimer sa honte et ses regrets d’avoir participé à ce combat contre la liberté d’un peuple. De Vaux mena ron dement sa campagne après avoir reçu d’importants renforts. Le 1er mai 1769 l’ensemble des forces françaises s’ébranlait en direction de Murato, quar-
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tier général de Paoli. La bataille décisive fut livrée à Ponte Novo sur les pentes des collines qui domi nent les rives du Golo ainsi que sur le pont qui franchit là le fleuve. Les patriotes durent céder le terrain en laissant de nombreux tués. Paoli renonça alors à la résistance d’autant que dans ses propres rangs des défections se produisaient. Les soumis sions se multipliaient et le général déçu quittait la Corse en juin de la même année, suivi de quelque 300 fidèles. De Livourne, il se rendit à Londres pour un exil de plus de vingt ans. Il eut alors la consolation de connaître avec un retard par rapport à l’événement un temps de gloire qui lui valut d’être honoré par les grands souverains de l’Europe des lumières. Déjà Jean-Jacques Rousseau avait attiré l’attention sur le sort de la Corse en écrivant dans Le Contrat social : « Il est encore un pays capable de législation, c’est l’île de Corse. La valeur et la cons tance avec laquelle ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté mériteraient bien que quelque homme sage lui apprît à la conserver. J’ai quelque pressentiment qu’un jour cette petite île étonnera le monde. » Plus directement l’œuvre écrite par l’Anglais Boswell à l’issue d’un voyage qu’il effectua dans l’île en 1765 contribua à la renommée de Paoli. Son Journal of a tour to Corsica publié à Glasgow en 1768 fut un gros succès de librairie traduit en plusieurs langues et il véhicula l’image d’un Paoli nouveau Lycurgue paré des vertus des héros de Plutarque. Alors naquit le mythe paolien qui, en Corse même, eut à souffrir au xixe siècle de la légende napoléonienne, mais qui renaît chaque fois que le « problème corse » est posé avec acuité.
Chapitre VI
LA CORSE FRANÇAISE SOUS L’ANCIEN RÉGIME, LA RÉVOLUTION ET L’EMPIRE
I. — L’Ancien Régime
Sous l’Ancien Régime français, la Corse, pays d’Etats, eut une administration qui tenait compte de son héritage propre et des circonstances de son annexion. A sa tête, un intendant comme dans les autres provinces du royaume (de La Pradine, Char don puis La Guillaumye), mais la fonction de gou verneur militaire longtemps exercée par Marbeuf fut, plus que l’intendance, le principal instrument de gouvernement du pays. Les commissaires du roi (intendant et gouverneur) détenaient la réalité du pouvoir en disposant de l’appareil administratif et de l’armée d’« occupation » répartie dans les diverses garnisons. De nouvelles structures furent mises en place sans qu’elles entraînent un bouleversement radical par rapport à ce qui existait déjà. Le nombre des provinces augmenta par découpage de circons criptions plus restreintes et l’exercice de la justice fut confié dans chacune d’elles à un juge royal ; des sub délégués secondèrent l’intendant et veillèrent à l’application des décisions. Au lendemain de la
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conquête et dans le prolongement direct des opé rations militaires, des juridictions spéciales furent instituées dont quatre juntes disposant de larges pouvoirs et destinées officiellement à la répression du « banditisme ». La Corse n’eut point de Parlement, car son annexion intervint en un temps où à la cour de Versailles se préparait un train de réformes que l’on a volontiers expérimentées dans la nouvelle province ; une cour souveraine appelée Conseil supérieur fut instituée suivant les principes de la réforme de Maupeou qui tendait à réduire les privi lèges des parlementaires en supprimant notamment la vénalité des offices ; elle fonctionna comme une cour d’appel de justice et une chambre d’enregis trement avec des présidents nommés par l’autorité supérieure, sous la tutelle des commissaires du roi et des conseillers dont la charge n’était point hérédi taire. Les anciens statuti civili e criminali hérités de la période génoise et que Paoli lui-même avait conservés continuèrent à être appliqués mais la législation royale sous forme d’ordonnances et d’arrêtés vint s’y ajouter et elle prévalut ; l’ensemble des nouvelles mesures devait être plus tard réunies pour former le Code corse, instrument décisif de l’intégration de la Corse dans le Royaume de France. L’administration municipale porte également la marque de la volonté réformatrice du gouvernement de Louis XV et la Corse servit là encore de champ d’expérience pour l’application de mesures qui s’ins piraient de la célèbre réforme de Laverdy : hiérar chisation et spécialisation des fonctions (podestats et pères du commun au niveau des communautés, podestats majeurs à l’échelle piévane), conseils de notables qui achevèrent de dépouiller les anciennes assemblées villageoises de leurs prérogatives, arti culation plus étroite entre gestion municipale et ser-
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vice de l’intendance, telles furent les lignes direc trices d’une réforme qui ne rompait point avec le passé insulaire. Les villes qui jouissaient jusque-là de statuts propres y perdirent en autonomie — ce qui fut fatal à Bonifacio sur le plan commercial — et la dépendance des communautés par rapport à l’admi nistration provinciale fut renforcée ; l’intendant ou le subdélégué intervinrent de plus en plus dans leur gestion : les procès-verbaux des décisions locales, les budgets, les initiatives particulières devaient être soumis à leur autorité. La présence d’un greffier fut rendue obligatoire et la justice de première instance exercée par le podestat était contrôlée par la vérifi cation du registre des décisions. L’élaboration d’un Plan Terrier eut pour objet de fixer les limites entre les pièves et entre les communautés, mais plus encore elle était destinée à dresser l’inventaire du patri moine domanial que la France entendait bien hériter de Gênes. Arpenteurs et géomètres quadril lèrent la Corse, la mesurèrent, cartographièrent les terres incultes et cultivées, livrant ainsi une source précieuse entre toutes pour l’historien de la vie rurale. Le Plan Terrier ne fut pas cependant un cadastre, car du point de vue de la répartition de la propriété on s’arrêta à la distinction entre biens de l’Etat, des communautés et des particuliers, ces derniers étant considérés globalement. Innovation encore et champ d’expérience dans le domaine de la fiscalité où on appliqua en Corse le système de la subvention territoriale esquissé déjà au début du siècle par Vauban dans sa Dîme royale et qu’on parlait d’étendre à l’ensemble du Royaume de France en remplacement de la taille (cf. encore la tentative de Calonne en 1785). En raison de la rareté du numéraire cette subvention initialement prévue et exigée en argent fut par la suite payée en
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nature au taux du vingtième des récoltes. Peu de changement par contre en matière d’impôts indirects qui consistèrent surtout en monopoles et en taxes douanières. Un nombre non négligeable de continentaux dont certains avaient participé à la conquête s’installa dans le pays ; ils tendirent à accaparer les charges dans le nouvel appareil administratif au grand mécontentement des élites locales qui durent faire leur cour auprès des nouvelles autorités pour s’y faire une place. Soucieux de ne point être complè tement écartés du pouvoir et toujours en quête de prébendes, les notables montrèrent beaucoup d’em pressement auprès des nouveaux maîtres y compris d’anciens paolistes tel Charles Bonaparte, le père de Napoléon, qui sut attirer sur sa famille l’attention de Marbeuf, qui exerça lui-même la charge de gref fier auprès du juge royal d’Ajaccio, et qui obtint de faire entrer le futur empereur comme boursier à l’école militaire de Brienne. La cour de Versailles eut à cœur de récompenser les membres les plus actifs de ce qu’on a appelé le « parti français » ; ils ne furent point oubliés dans la distribution des brevets d’offi ciers dans les rangs du Régiment provincial et les plus en vue bénéficièrent du programme de conces sions emphytéotiques du domaine royal : le comte Buttafoco fut le mieux loti en recevant l’étang de Biguglia et les terres adjacentes tandis que Rossi était installé à Coti Chiavari. Cette politique de « mise en valeur » des zones littorales qui renouait avec la pratique de l’Office de Saint-Georges et de la sérénissime république profita également aux fidèles serviteurs du roi d’origine continentale : les terres de la région de Cargèse et du bas Vicolais érigées en marquisat furent données à Marbeuf ; dans la région de Bonifacio le comte de Mainbourg commandant de
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la place reçut en emphytéose un ancien procoio gé nois et d’autres Français qui avaient bien servi dans les armées du Roi lors de la conquête tentèrent une opération de colonisation à Paratella dans la région de Calvi. Cette politique eut les mêmes conséquences qu’au temps de Gênes : les résultats d’un strict point de vue économique furent médiocres, mais l’effet produit sur les populations locales fut désas treux et la question agraire se posa à nouveau avec acuité. On a eu trop tendance à prendre à la lettre les intentions du nouveau régime en matière de déve loppement économique ; il est vrai que cela donna lieu à une activité fébrile : rapports, enquêtes, pro jets furent multipliés ; on reparla beaucoup d’assai nissement des plaines, d’assèchement des marais, de défrichements et de plantations nouvelles. Le bilan des réalisations est en fait médiocre et l’Ancien Régime s’est beaucoup plus appliqué à faire l’inven taire des richesses du pays qu’à en tirer parti ; dans l’atmosphère d’engouement physiocratique qui pré valait alors dans les milieux de l’administration centrale et dans les services de l’intendance on surestima souvent avec une certaine naïveté les possibilités du pays et on mésestima des difficultés pour la plupart insurmontables en raison des condi tions naturelles, de l’archaïsme des structures et de l’insuffisance des moyens. Les quelques tentatives de colonisation avec installation de colons venus du continent, aux Porrette près de Bastia, à Paratella ou à Galeria se soldèrent par un échec — seule la réinstallation à Cargèse des Grecs qui avaient été chassés de Paomia par les Corses en 1731 et qui s’étaient réfugiés à Ajaccio peut être considérée comme une réussite. Pour le reste on se contenta de reprendre des mesures d’encouragement à l’indivi dualisme agraire, comme Gênes l’avait déjà fait;
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primes aux plantations, guerre aux chèvres, limi tation du libre parcours, création de pépinières, me sures de protection des forêts. Il est difficile d’appré cier la portée de cette action législative, mais il est de la plus élémentaire prudence de ne point confondre intentions et réalités. Nul doute que la bourgeoisie rurale locale y a trouvé son compte, mais on peut douter de l’intensité de son dyna misme interne. Plus que pour d’autres provinces du royaume on peut parler à propos de la Corse de « faux-semblants de démarrage économique » (M. Morineau). Durant les premières années de la présence fran çaise les commissaires eurent encore à recourir à la force armée afin d’achever la conquête et de réduire quelques noyaux de résistance qui établirent parfois la liaison avec les paolistes réfugiés en terre ferme, à Livourne notamment. On fit la chasse à ceux que les Génois appelaient rebelles et que l’on désigna plutôt dès lors du terme de « bandits » pour n’y voir que des délinquants de droit commun ; en fait, il s’agissait souvent d’anciens « patriotes » et il est difficile de faire la part de ce qui relève des difficultés matérielles conjoncturelles et de ce que l’on peut attribuer à la permanence d’un sentiment national et au refus d’une nouvelle domination extérieure lorsqu’on se trouve en présence de comportements de primitiv rebells (Hobsbawn). Le doute n’est pas permis dans le cas de l’agitation qui régna dans le Niolo et qui culmina en 1774 non sans avoir débordé dans les pièves environnantes : il s’agit bel et bien du dernier acte de la résistance insulaire au nouveau conqué rant et elle fut brisée par une dernière campagne militaire lancée par le maréchal de camp, Narbonne, qui commandait par intérim en l’absence de Marbeuf. La répression fut sanglante : pendaisons et
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exécutions sommaires, emprisonnements et dépor tations sur le continent vinrent à bout des derniers résistants. L’accueil triomphal que les Corses de vaient plus tard (1790) faire à Paoli à son retour d’exil est indirectement la preuve que Ponte-Novo n’avait point anéanti l’expression d’un patriotisme insulaire. La politique de ralliement des nouveaux sujets du Roi consista moins à mettre le pays en valeur en satisfaisant le peuple qu’à gagner au régime la classe dirigeante des notables au-delà des faveurs accordées à ceux qui avant même Ponte-Novo avaient donné des signes de fidélité. De là, la créa tion d’un ordre de noblesse et la généreuse admis sion d’un très grand nombre de familles à ce pri vilège ; de là le maintien de la pratique des an ciennes vedute du temps de la domination génoise ou consultes du temps de l’indépendance sous le nom d’assemblée d’Etats où les représentants de la noblesse, du clergé et du Tiers furent appelés à donner leur avis notamment en matière de fiscalité ; certes, leur rôle fut assez limité et les doléances que leur délégation était autorisée à porter à Versailles restèrent le plus souvent lettre morte, mais cela permit de satisfaire quelques vanités et donna lieu à quelques joutes électorales où rivalisèrent les grandes familles. On retrouve même sous l’Ancien Régime français le collège des Nobles Douze qui siégeait en permanence entre deux sessions des Etats. Cette apparence de pouvoir ne suffit point pourtant à rallier les élites qui faisaient le dos rend en cherchant à se faire une place dans le nouveau régime, mais qui gardaient souvent la nostalgie du temps où leur autorité n’était point brimée par une administration de tutelle. La distribution de nom breux emplois à des Français, et parfois leur cumul
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sur la même tête, fut une source d’irritation de même que l’infériorité des émoluments que perce vaient les Corses lorsqu’ils exerçaient les mêmes charges que les continentaux. Le favoritisme entre tenu par les commissaires au profit d’une minorité fut une autre source de rancœur. Nous avons évoqué l’habileté de Charles Bonaparte, mais à lire les écrits de jeunesse de Napoléon ou sa lettre à Buttafoco rédigée en 1790 on perçoit le contenu de l’autre volet du diptyque et la nature du mécontentement de la classe des notables... anoblis. Dans le peuple il convient certes de faire la part de la lassitude à l’issue des quarante années de troubles ou d’incer titudes et des espérances placées dans une puissance qui avait fait les preuves de sa force ; mais aussi combien de haines accumulées dans les cœurs de ceux qui avaient été victimes des Français au mo ment de la conquête ! Les déceptions devinrent amères lorsque la conjoncture s’aggrava et que les nouvelles mesures fiscales et économiques entrèrent en application. Ces considérations nous amènent directement aux origines de la seconde révolution de Corse, celle qui devait aboutir à l’intégration dans la « Grande Nation ». II. — La Révolution
La Corse a été partie prenante à la Révolution française. Elle était directement concernée, au même titre que les autres provinces, par le vaste mouve ment de fond qui aboutit au renversement de l’An cien Régime ; elle conserva pourtant face à l’événe ment des traits de spécificité relevant de son propre passé et de ses structures économiques et sociales. Il existait dans les campagnes et dans les villes de l’île en 1789 un malaise né de l’aggravation des
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tensions sociales et de l’emprise féodalo-coloniale du gouvernement de Versailles. Là où la Monarchie avait recueilli l’héritage de Gênes et reconstitué les fiefs ou les dotations emphytéotiques aux dépens des communautés, la colère grondait au sein des popu lations locales. Elle s’exprima et s’amplifia en 1789, à l’annonce des premiers troubles qui agitèrent le royaume, sous la forme de mouvements populaires qui ne vont point sans rappeler ceux de 1730 : descente des Vicolais dans les terres des Grecs de Cargèse, et du marquisat de Marbeuf, incursions des habitants de Quasquara, Tasso et Frassetto dans les domaines de la région de Coti-Chiavari, impatience dans les montagnes de l’arrière-pays d’Ajaccio. On relève aussi des manifestations de rejet à l’égard d’une fiscalité aggravée par les exactions des adjudi cataires de la subvention territoriale dans un con texte de mauvaise récolte et de crise économique qui a touché la Corse comme les autres régions fran çaises. Hausse des prix, crise de subsistances, aggravation de la répression des mésus champêtres sont à l’origine d’un certain nombre d’incidents où on voit çà et là, en juillet de la même année, des émeutiers qui arborent la cocarde tricolore en signe de ralliement aux événements du continent et comme marque de leur confiance dans l’ère nouvelle qui s’ouvre et dont ils espèrent qu’elle leur appor tera l’amélioration de leur sort matériel. La principale différence par rapport à la situation continentale c’est qu’il n’y eut point en 1789 de soulèvements de caractère antiseigneurial pour la simple raison qu’il n’y avait plus alors en Corse de seigneurs vivant directement du mode de production féodal ; on avait affaire à une noblesse d’anoblis récents qui avaient acquis leurs titres par bien veillance et qui s’apparentait plus au patriciat de
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type italien qu’au second ordre du royaume de France. Elle jouissait surtout de privilèges honori fiques et se confondait souvent avec la classe des principali, bourgeoisie rurale dont les membres recherchaient volontiers une promotion sociale dans le monde des offices et dans l’exercice des pro fessions libérales. Mais précisément ces élites qui avaient souvent fréquenté les universités italiennes étaient gagnées plus encore qu’au temps de Paoli à l’esprit des Lumières ; comme leurs homologues du continent elles aspiraient à une plus grande liberté et à une participation plus effective au pouvoir provincial au sein de l’assemblée des Etats ou du Conseil supérieur. Les cahiers de doléances des Corses en 1789 ne sont point de nature différente de ceux qui virent le jour dans d’autres provinces du royaume ; il est vrai que souvent ils reprenaient des modèles élaborés sur le continent et qui circulaient jusqu’en Corse. On y trouve les habituelles protes tations contre les lettres de cachet, contre la tor ture, pour la simplification de la procédure judi ciaire..., etc. Plus spécifiques sont certaines reven dications portant sur l’égalité de traitement entre les Corses et les Français et sur la nécessité de réser ver aux premiers les charges dans l’appareil d’Etat. Une certaine ambiguïté plane sur l’utilisation du mot liberté — et cela se retrouve à propos de la correspondance de Pascal Paoli pour cette période ; le terme vient souvent en contrepoint des non moins habituelles expressions de gouvernement « tyran nique » ou « despotique », mais il est aussi employé avec une connotation particulière lorsqu’il s’oppose plus ou moins explicitement à la conquête et à l’occupation militaire de l’île. Il est vrai que le vœu le plus fortement exprimé en 1788 déjà par les Etats de la province portait sur la demande d’intégration
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du pays au Royaume et on sait que l’invitation de représentants des trois ordres de l’île de Corse à siéger aux Etats généraux fut accueillie avec une grande satisfaction, mais il ne faut point voir là de contradiction radicale. Ce qui est remarquable c’est que la jonction se soit faite en 1789 entre les deux acceptions du mot liberté et que l’adhésion sincère et massive aux grands principes de la Révolution ait relégué au second plan les velléités de saisir une occasion de rupture avec la France. A cet égard le cas particulier de la Corse se comprend mieux lorsqu’on pense à l’enthousiasme suscité plus tard par les armées révolutionnaires en Italie, en Bel gique ou dans l’Allemagne rhénane, à l’engouement pour « la Grande Nation » ; la comparaison ne peut être poussée trop loin mais il est certain que, comme dans ces pays, les déceptions nées ultérieurement de l’expérience révolutionnaire ont alimenté un temps un renouveau de patriotisme insulaire (1793). Reste qu’en 1789 les Corses surent faire la diffé rence entre la France d’Ancien Régime et la France révolutionnaire qui apparaissait comme libératrice du despotisme et du féodalisme étatique. Cette attitude trouva un écho à l’Assemblée nationale lorsque le 30 novembre 1789, à la requête de Chris tophe Saliceti, fut promulgué un décret portant que « la Corse fait partie de l’Empire français et que ses habitants seront régis par la même constitution que les autres Français ». Dès lors et avant même cette date le processus révolutionnaire se développa dans l’île ; des renversements de municipalités se produi sirent ; on arborait la cocarde tricolore et on plan tait des arbres de la liberté ; il y eut des heurts entre la population et les troupes de garnison et des admi nistrateurs encore en place furent malmenés. Au printemps 1790 à Bastia des incidents éclatèrent
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entre des gens du peuple et le commandant du régiment du Maine ; le comte de Rully fut tué et la foule réclama des armes. Dans les villes s’organi sèrent des sociétés populaires ou clubs patriotiques tandis qu’un Comité supérieur élu en mars 1790 prenait en main les affaires du pays en liaison avec l’Assemblée constituante. Le décret du 30 novembre avait été accompagné par une mesure d’amnistie en faveur des exilés paolistes et de Pascal Paoli lui-même. Celui-ci mit tous ses espoirs dans le nouveau régime qui rendait la liberté à son peuple pour reprendre sa propre expres sion. Accueilli chaleureusement à Paris au prin temps 1790 à son retour de Londres, il fut reçu par La Fayette et présenté à Louis XVI. Il eut en Corse une réception triomphale et l’assemblée élec torale qui se tint à l’automne à Orezza fit de lui l’arbitre et le maître de la situation. Sous son égide on procéda à la mise en place de la nouvelle adminis tration et on fit de lui le commandant de la garde nationale et le président du directoire départemental. Les contre-révolutionnaires, disons plutôt pour la Corse les nantis de l’Ancien Régime et leurs par tisans tels les Buttafoco, les Gaffori, les Boccheciampe et d’autres encore, frondèrent quelque peu et tentèrent tantôt de se justifier tantôt de tempérer les ardeurs de la vague révolutionnaire. Les vieilles querelles rebondirent entre paolistes et tenants du parti Buttafoco, mais cela ne donna point lieu à de graves événements. Signalons en cette circons tance la fameuse diatribe du jeune Bonaparte stig matisant dans sa « Lettre à Buttafoco » le traître à la patrie qui s’était vendu aux Français. Le change ment de régime s’accompagna aussi d’une flambée de luttes locales au sein des communautés où l’esprit de parti se déchaîna et où la désunion se concrétisa
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par la mise en place de doubles municipalités ou de doubles gardes nationales, illustration d’un bipar tisme municipal qui ne reflétait point un clivage entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires. C’est ce qui faisait le désespoir de Buonarotti qui, réfugié en Corse, rendait compte de ce qui se passait dans le pays en publiant son Giornale Patriotico. L’application de la constitution civile du clergé fut à l’origine des troubles de Bastia en juin 1791 à la suite de l’élection comme évêque jureur du vicaire général Guasco en remplacement de Mgr de Guernes. Cela valut à la ville quelques représailles — a cucagna di Bastia — mais dans l’ensemble le temps de la Constituante fut beaucoup moins trouble en Corse que dans nombre de provinces continentales. Sous la Législative au printemps 1792 de nouveaux inci dents se produisirent, à Ajaccio cette fois, à l’occa sion de l’élection des officiers d’un bataillon de volon taires corses. L’affrontement entre paesani (gens des villages) et cittadini se doubla de la rivalité d’in fluence entre les notables locaux. Napoléon Bona parte briguait le poste de lieutenant-colonel de la nouvelle formation et il se heurtait à l’opposition des Peraldi et des Pozzo di Borgo ; appuyé par de fidèles partisans et usant de tous les moyens de la brigue électorale il eut satisfaction et gravit un échelon important de sa fulgurante carrière. L’année 1793 s’ouvrit par l’expédition de Sar daigne, malheureuse équipée qui se solda par un échec notoire beaucoup plus en raison de son impré paration et de la faiblesse des moyens matériels que de la mauvaise volonté de Paoli. A cette époque on retrouve en Corse la cassure qui oppose à l’échelle nationale Girondins et Montagnards, partisans de la stabilisation de la révolution bourgeoise et jacobins favorables au franchissement d’une nouvelle étape
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dans la voie révolutionnaire. Paoli et les paolistes se rattachent au premier courant et le Babbu vieillis sant désapprouve ouvertement les « excès » de la nouvelle équipe dirigeante; il y voit une nouvelle tyrannie dont il veut mettre son pays à l’abri. En quelques mois la rupture s’accomplit et, en Corse même, les meneurs qui se réclament du jacobinisme, Barthélémy Aréna et les frères Bonaparte soutenus à Paris par Christophe Saliceti commencent à faire ouvertement campagne contre leur ancienne idole en intervenant dans les sociétés populaires ou direc tement auprès de la Convention. Saliceti renforce sa position personnelle lorsqu’il est dépêché en Corse comme commissaire de la Convention ; il n’ose point encore attaquer de front Paoli qui regroupe ses partisans après avoir été décrété d’arrestation pour connivence avec l’ennemi, en avril, mais la rupture est consommée lorsque, à la consulte de Corte, en mai, les paolistes refusent de se soumettre aux in jonctions de la Convention. En juillet, Paoli est mis hors la loi et sous sa direction la Corse entre en sécession. Les inimitiés personnelles et les rivalités d’influence au niveau insulaire ont contribué à cette remise en question du décret de novembre 1789, mais elles ne doivent point faire oublier le problème de fond qui se posait alors quant à l’orientation de la voie révolutionnaire et à cet égard il est clair que Paoli, homme des lumières du xviiie siècle, marqué en outre par l’expérience anglaise, en était resté au stade de la Constituante et qu’il redoutait la tour nure radicale que prenait le cours des événements. Réaction prudente de notable, manifestation d’af frontement clanique entre groupes d’influence, con flit de génération entre « vieilles barbes » paolistes tournées vers le passé et « jeunes loups » plus ou moins sincèrement gagnés aux idées nouvelles, la com-
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plexité et les interférences de ces divers éléments rendent toute réponse difficile. Toujours est-il que durant l’été 1793 la Corse semblait s’orienter vers un nouveau destin. Paoli fit appel aux Anglais pour échapper à la tutelle jacobine, mais il ne fit que changer de maître. Le Royaume anglo-corse permit la stabili sation de l’œuvre révolutionnaire dont les acquis ne furent point remis en question, mais il ne res taura point en Corse cette autonomie de gestion que Paoli avait espérée ; le protectorat anglais le déposséda du pouvoir et le vice-roi Elliot qui se défiait de lui lui préféra son disciple Charles André Pozzo di Borgo qui fut appelé à diriger les affaires du pays, sous la tutelle de l’Angleterre, avec l’appui d’une minorité de nantis ralliés au nouveau régime. Contrairement à ce qui était inscrit dans la consti tution votée en juin 1794 par une consulte qui se tint à Corte, la Corse ne fut point « libre et indé pendante » et Sir Elliot s’appliqua à exercer la plénitude de ses fonctions : l’Angleterre qui concré tisait par son installation dans l’île un rêve longtemps caressé et qui se réalisait à la faveur de circonstances imprévues n’entendait point se contenter d’un loin tain protectorat. L’œuvre importante en matière législative accomplie par le parlement du Royaume ne mérite guère qu’on s’y arrête, car son application ne fut que partielle et éphémère. C’était une synthèse fragile entre le parlementarisme à l’anglaise, le réfor misme bourgeois de la Constituante et des relents du temps de l’indépendance corse. Les notables au raient pu y trouver satisfaction s’ils n’avaient été divisés entre eux et dressés les uns contre les autres par la pratique du favoritisme et du spoil-system. Le nombre des mécontents ne tarda pas à grandir ; ceux qui étaient mis à l’écart, dont Paoli, se mirent à
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fronder contre le régime tandis que le peuple rebelle au retour d’une fiscalité oppressive entra de plus en plus dans la voie de la résistance ouverte. Le viceroi obtint l’éloignement de Paoli qui, rappelé en Angleterre, dut se retirer à Londres (octobre 1795) où il mourut le 5 février 1807. En quatre-vingt-deux années d’existence il avait connu cinquante ans d’exil. Il eut l’honneur d’un monument dans la cathédrale de Westminster. En 1889 ses restes furent solennellement ramenés en Corse et ensevelis dans une pièce, transformée en chapelle de sa maison natale à Morosaglia. III. — Napoléon Bonaparte et la Corse
L’étoile de Paoli déclina au moment même où grandissait celle de Bonaparte qui s’illustrait à la tête de l’armée d’Italie en accumulant les succès militaires et diplomatiques. Il appartint au dernier en date des héros insulaires, le seul qui ait rejoint la galerie des grands hommes par le champ et la renom mée de son action, de réaliser la reconquête répu blicaine de la Corse. Lui-même en 1796 prépara minutieusement les opérations dont il confia la direc tion à des officiers corses de son armée — Bonelli Costa, Subrini, Casalta — placés sous le commande ment du général Gentili. Il trouva un précieux concours auprès de ses compatriotes exilés ou réfu giés en Toscane ; tandis que les Anglais lâchaient progressivement leur emprise sur l’île, des déta chements envoyés par petits groupes à partir de Livourne faisaient leur jonction en Corse où ils reçurent un accueil favorable auprès de la popu lation. A l’issue d’une « promenade », plus que d’une campagne militaire, la Corse entrait à nouveau dans le giron de la France.
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La réadaptation à la situation d’avant 1794 ne se fit pas sans heurts dans l’île toujours déchirée par ses divisions internes. En dépit de recommandations de clémence, ou plutôt de représailles sélectives, le retour à la République ne ramena ni le calme ni la prospérité dans un pays très éprouvé moralement et matériellement par tant de péripéties. « Il faut que la Corse soit une bonne fois française » avait déclaré Bonaparte et pour ce faire il n’hésita pas à recourir à un régime d’exception. Le commissaire extraor dinaire du gouvernement, Miot de Mélito, adjoint de Saliceti et de Joseph Bonaparte, exécuta les instruc tions du nouveau maître au cours de deux missions séparées par quatre ans d’intervalle. Conscient de la pauvreté de l’île et de ses difficultés, Miot de Mélito octroya à la Corse un régime spécial en matière de fiscalité ; ce fut l’objet des fameux arrêtés Miot qui instituèrent un système de dégrèvement pour les droits d’enregistrement et autres taxes indirectes. Mais l’instabilité politique et les difficultés finan cières du Directoire engendrèrent de nouveaux troubles dont certains prirent une coloration fran chement contre-révolutionnaire. Les nouvelles tra casseries à l’égard du clergé sont directement à l’origine de l’insurrection dite de la Crocetta, en 1798, appelée ainsi parce que les partisans du mouvement accrochaient une croix à leur chapeau, comme cela se faisait d’ailleurs en Italie péninsulaire où les soulèvements contre l’occupant français prenaient en certains endroits une allure de croisade. Les Santa Maria de Toscane et les barbets du pays niçois (l’expression se retrouve à Sartène en 1800) eurent leurs homologues en Corse. La répression qui s’abattit sur les insurgés accentua les divisions du pays. Le vieux général Giafferi porté à la tête du mouvement fut la victime la plus illustre de cette
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insurrection manquée qui agita le Deçà des Monts et où on vit un temps paolistes et anciens monar chistes unis dans le même combat. Le débarquement des émigrés dans le Fiumorbo en 1800 à la suite des promesses faites par le consul de Russie en Toscane marqua une seconde vague contre-révolutionnaire qui n’eut pas plus de succès que la première. Signa lons en cette occasion la résistance de la ville de Sartène, alors républicaine, contre laquelle vint se briser l’assaut des Fiumorbais et des montagnards de l’Alta Rocca que dirigeait Colonna de Cesari Rocca, l’ancien représentant du tiers aux Etats généraux de 1789. Dans ces circonstances troublées se renforça le régime militaire de la Corse ; l’appli cation de la mesure de division du pays en deux départements avait suivi la reconquête républicaine (départements du Golo et du Liamone jusqu’à la réunification décrétée en 1811) mais le pays était moins administré par les préfets que gouverné auto ritairement par un commandant militaire. Sous le Consulat et sous l’Empire la Corse conti nua à vivre sous ce régime d’exception ; elle connut les tribunaux extraordinaires et la suspension du jury. Elle subit alors le despotisme du général Morand investi des pleins pouvoirs par Napoléon avec mission de ramener le calme, de prévenir toute nouvelle tentative de sécession ou de retour des Anglais. Sombre période en fait pour l’île que celle où le plus illustre des Corses eut en son pouvoir sa destinée. L’empereur ne vit guère dans sa petite patrie qu’une réserve privilégiée de chair à canon. Les représailles de Morand sous prétexte de lutte contre le banditisme, les exigences fiscales et la cons cription entretinrent des foyers d’agitation dont le plus important fut sans conteste celui du Fiumorbo. Parce que là la misère était plus grande, parce que
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c’était un pays ouvert aux influences et aux complots nés sur l’autre rive de la Tyrrhénienne tout en étant replié sur lui-même par rapport au reste de l’île en raison du compartimentage du relief, le Fiumorbo se révéla irréductible et fut la principale victime de la giustizia morandina. Certains ont voulu considérer le Fiumorbo comme le dernier bastion de l’indépen dance corse ; d’autres, plus paradoxalement, ont considéré la deuxième guerre du Fiumorbo, celle qui se développa au lendemain des Cent Jours, sous la Restauration, comme « une dernière flambée bonapartiste » parce que le commandant Poli, fidèle de l’empereur, y avait ranimé la révolte. En fait rien ne fut plus éloigné d’une conscience idéolo gique que ces actes d’insoumission et de résistance à l’oppression qui se sont manifestés sous différents régimes à des degrés divers ; le cas du Fiumorbo s’apparente dans une certaine mesure à celui de la Vendée de l’époque révolutionnaire ; on y décèle avec une chronologie différente le même revirement qui se produisit dans cette région entre 1789 et 1793, mais sur un fond plus marqué d’anarchisme rural rebelle à tout pouvoir étatique.
Chapitre VII
L’ÉVOLUTION DE LA CORSE AU XIXe ET AU XXe SIÈCLE
(1815-1945)
Définitivement intégrée dans l’ensemble national français, la Corse n’a plus à partir du XIXe siècle d’histoire propre au sens événementiel du terme ; elle connut comme les autres provinces une succes sion de régimes en enregistrant localement sur le plan institutionnel des mutations qui accompagnèrent les successifs passages de la Restauration à la Monarchie constitutionnelle puis de la République à l’Empire et, après « le retour des exilés » à nouveau de l’Em pire à la République. Le découpage politique n’est dès lors plus le meilleur guide pour rendre compte des traits profonds de l’évolution du pays. Il con vient plutôt de faire une place à divers paramètres de l’évolution économique et sociale en prenant soin une fois de plus de ne point confondre les intentions des divers gouvernements avec les réalités des changements. I. — Economie et société
Dans le domaine démographique on ne man quera pas d’observer que l’île a vu sa population presque doubler en un siècle ; elle était en 1790
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de 150 000 habitants et elle approcha les 300 000 au sommet de la courbe, jamais dépassé depuis, aux alentours de 1890. Certes, cette croissance ne fut point linéaire ; plus lente durant la Révolution et freinée encore plus sous la Restauration, la pro gression se fit surtout sous la Monarchie de Juillet avec un taux d’accroissement annuel de 2 à 2,5 %. C’est le moment où l’excédent des naissances sur les décès a été le plus grand — de l’ordre de 2 000 à 3 000 par an — et de 1830 à 1850 le chiffre de la population passa de 220 000 à 270 000 habitants. La croissance se ralentit par la suite non point tant en raison du fléchissement de l’excédent du mouvement naturel que du fait de l’importance du flux migra toire qui alla en s’amplifiant à la fin du siècle, avec des décalages régionaux, au point de renverser la tendance et d’être à l’origine d’une courbe inexora blement et dangereusement descendante au cours de la première moitié du xx® siècle. Sur cette toile de fond du profil démographique se dessinent deux grandes périodes du devenir insulaire assurément plus révélatrices que les traditionnelles coupures que l’on se plaît à placer à chaque chan gement de régime. Durant la première phase ascen sionnelle qui aboutit à une situation de surpeuple ment relatif dans les villages, pour faire face à un nombre croissant de bouches à nourrir, le terroir cultivé tendit à s’accroître, les défrichements allè rent bon train ainsi que les ensemencements dans les endroits les plus inaccessibles (cf. les multiples amé nagements de terrasses aujourd’hui fossilisées), car il s’agissait d’abord de se procurer la céréale panifiable. Le nombre des têtes de bétail augmenta également, y compris celui des chèvres, chaque famille tenant au moins à avoir sa capra casaraccia. Sur la base d’une économie agro-pastorale de subsistance la Corse F. ARRIGHI ET F. POMPONI
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évolua suivant le mode de vie traditionnel. Les crises frumentaires furent moins nombreuses qu’au siècle précédent, mais il arriva encore (1811, 1816, 1823, 1834) qu’elles sévirent au point de compromettre un fragile équilibre surtout lorsqu’elles se doublèrent de crises épidémiques — choléra de 1834 et 1855, mala dies endémiques de type catarrhe et fièvres palu déennes. Quelques secteurs plus avancés se développèrent suivant les préceptes dès lors bien établis de l’éco nomie libérale et ils se consacrèrent à des cultures spéculatives tournées vers la commercialisation du produit. Les différents régimes ont œuvré dans ce sens avec plus ou moins de succès. Pour faciliter la mise en valeur des terres dans le cadre de la propriété privée, des encouragements voire des primes furent distribués à ceux qui prenaient l’initiative d’effec tuer des plantations de vignes, de mûriers ou d’oli viers. Ces incitations trouvèrent un certain écho auprès des notables ruraux les plus « éclairés » qui animèrent des sociétés d’agriculture, qui se mirent eux-mêmes à préconiser de nouvelles méthodes de culture en vantant les mérites de la stabulation, des plantes fourragères et des plantations spéculatives. Après une timide poussée au temps de la Monarchie censitaire, perceptible à la lecture du Journal de la Corse, la feuille officielle du gouvernement ouverte aux esprits novateurs, le mouvement retomba quelque peu avant de reprendre et de s’épanouir sous le Second Empire où se situe l’apogée des initia tives agronomiques. Le nom de Regulus Carlotti doit ici être évoqué comme celui de l’animateur principal d’un courant dont on trouve l’équivalent sur le continent, mais en avance de plusieurs dé cennies. L’extension des plantations de vignes et d’oliviers, dans le Cap corse, dans le Nebbio et en
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Balagne eut pour effet de creuser les écarts régio naux, mais dans l’ensemble les résultats furent bien en deçà des espérances. On sera surtout sensible aux modifications de structure de l’économie insulaire qui sont le corol laire de l’extension du terroir cultivé. A l’initiative des préfets évoquons ici les mesures prises par le préfet Lantivy sous la Monarchie de Juillet. La législation contribua à la liquidation ou à la régle mentation du mode de gestion des biens communaux considérés comme un obstacle aux progrès de l’agri culture. Ce fut l’origine de nombreuses tensions sociales dans les villages entre propriétaires aisés ou entreprenants d’un côté et bergers ou pauvres gens attachés à la gratuité de la jouissance du saltus commun de l’autre. La même tendance aboutit à la condamnation de l’élevage extensif ; la condam nation du troupeau errant et du berger déprédateur revient comme un leitmotiv dans les textes des actes administratifs ainsi que sous la plume des notables agronomes. Les mesures de cantonnement du bétail se multiplièrent, les champs se fermèrent au pacage, l’interdiction du libre parcours fut renouvelée et appliquée avec plus de rigueur qu’autrefois, la vaine pâture progressivement restreinte finit par être abolie en 1855. Cette situation marqua une accélération du processus de déstructuration interne des communautés rurales, source de mécon tentements et de conflits sociaux qui éclatèrent à l’occasion de la révolution de 1848. Ces transformations ne sont point étrangères au climat d’insécurité qui continua à régner dans les campagnes où on enregistre une nette recrudes cence de la simple délinquance champêtre et du banditisme. Ce dernier phénomène qui ne relève point seulement d’une causalité d’ordre économique
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fut au centre des préoccupations des responsables du pouvoir. Banditisme porteur de revendications col lectives et exprimant une forme de rejet par rapport à l’emprise du pouvoir central et d’une acculturation imprégnée de colonialisme et de racisme à l’égard des insulaires, vendette interfamiliales, banditisme né de la misère et se traduisant sous la forme de brigan dage, ces différents aspects s’interpénétrent souvent. Pour extirper ce fléau endémique fut créé sous la Restauration le corps des voltigeurs corses qui par coururent la campagne pour traquer Gallochio, Pietri ou Colonna. On en revint sous le Second Empire à la suppression du port d’armes et on enre gistra alors un certain recul du phénomène. Les historiens s’interrogent volontiers sur le point de savoir lequel des régimes successifs a le plus fait pour la Corse. Dans cette traditionnelle distribution de bons points, la Monarchie de Juillet est assez bien placée et on met en exergue l’audacieux plan de développement économique d’Adolphe Blanqui... mais ce ne fut qu’un rapport comme bien d’autres du même type qui furent élaborés à diverses époques et qui ne furent guère suivis d’effet. En positif on peut inscrire pour la période le développement du réseau routier dans les années 1830-1840 sans qu’on puisse encore parler de désenclavement des villages ; citons aussi le progressif remplacement de la marine à voile par la navigation à vapeur pour les relations entre la Corse et le continent. Le Second Empire fait également figure de régime favorable à la Corse qui eut l’honneur d’accueillir ses majestés en visite officielle et de faire l’objet de déclarations de sym pathie particulière de la part de l’Empereur : « Les exilés sont de retour... » se mit-on dès lors à chanter à Ajaccio où la légende napoléonienne connut le plus grand succès. Pour aider au développement
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de l’économie insulaire on eut aussi recours aux pénitenciers agricoles établis sur les terres doma niales en plusieurs points du littoral (Casabianda, Castellucio, Coti Chiavari) ; les échanges entre la Corse et le continent furent alors en hausse. De bonnes intentions parfois mais beaucoup de prises de position de façade plus que des réalisations de grande portée. II. — La vie politique
Du point de vue de la vie politique, au temps de « la France des notables » on constate un certain décalage de la Corse par rapport au continent. Le régime censitaire institué sous la Restauration ne put être appliqué à la lettre dans l’île ; le nombre des électeurs et encore plus celui des éligibles remplis sant les conditions de cens exigées par la loi était si faible qu’il fallut descendre la barre beaucoup plus bas, ce qui permit aux préfets d’éliminer quelques gêneurs et de faire inscrire une majorité de fidèles. L’accentuation de la pression étatique alla de pair avec le renforcement du clanisme. Les meneurs de jeu furent d’abord les Pozzo di Borgo qui profitèrent du crédit du célèbre ambassadeur ; ils rivalisèrent un temps avec les Sebastiani, représentants typiques de ces grandes familles ayant atteint les sommets de la hiérarchie sociale et des honneurs sous l’Empire avant de se rallier à la Monarchie. Horace et Tiburce Sebastiani dominent la vie politique tandis que s’affirme dans la voie déjà tracée au xviiie siècle une bourgeoisie libérale à assise terrienne ; avant même la révolution de 1848 la place des avocats, des magistrats et des médecins grandit sur l’échiquier politique en l’absence quasi générale d’une véritable bourgeoisie d’affaires qui ne pouvait naître en
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raison de l’archaïsme des structures économiques. Cette élite dirigeante et éclairée pèse sur la masse rurale en devenant son indispensable intercesseur auprès du pouvoir central ou des cours de justice. Au sein de cette minorité les clivages idéologiques nationaux deviennent une réalité vécue ; on décèle notamment l’affirmation d’une bourgeoisie libérale dont certains membres continuent à faire leur ap prentissage politique en liaison avec l’Italie pénin sulaire du Risorgimento. Il est certain que la pré sence d’exilés italiens en Corse a été un ferment pour la progression de l’idéologie libérale ; c’est ce qu’illustre la société secrète des pinnuti qui se manifesta en 1848. La IIe République est une des périodes les plus mal connues de l’histoire de la Corse. Quelques son dages révèlent des foyers d’agitation dans les cam pagnes où les bergers et les autres victimes de la progression de l’individualisme s’opposent aux gros propriétaires. Dans les villes, à Bastia notamment, s’affrontent des démocrates socialistes qui se re crutent dans les milieux populaires et le parti de l’ordre animé par la bourgeoisie marchande, mais il est certain que l’onde de la vague révolutionnaire venue du continent ne parvint dans l’île que sous une forme très amortie. Dès la fin de l’année 1848 le cours de l’évolution que nous signalions plus haut se trouve comme arrêté pour plusieurs décennies par suite de l’affirmation du phénomène bonapartiste, la Corse devenant, toutes classes confondues, le bastion du nouveau régime né du coup d’état de décembre 1851. Cette manifes tation de clanisme collectif par laquelle des milliers d’individus se placèrent sous le patronage de Napoléon III a de quoi surprendre quand on pense à ce qu’avait représenté pour la Corse le premier
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Empire. Sans doute faut-il faire la part ici des effets de la légende napoléonienne et de la force d’entraî nement des notables en quête de promotion au sein de l’appareil étatique ; l’apolitisme des masses ru rales et la tendance à la personnalisation du pouvoir dans la structure sociale insulaire ont également joué à plein. Le résultat est éloquent : dès le 10 dé cembre 1848, aux élections présidentielles, LouisNapoléon recueillait en Corse près de 40 000 suffrages sur 47 600 exprimés et en 1852, lors du plébiscite, 56 500 oui sur 56 600 votants. Des Corses furent portés aux plus hautes fonctions tels les Casablanca, les Pietri, les Abbatucci ; certaines promotions dans la magistrature ou dans l’administration furent spectaculaires. Cette fidélité à la dynastie ne se dé partit point immédiatement au lendemain de l’ef fondrement de l’Empire et elle valut aux insulaires une violente poussée de racisme anticorse — c’est le moment où Clemenceau propose de négocier le retour de la Corse à l’Italie. Les représentants de l’île à l’Assemblée nationale de Bordeaux se pro noncent contre la déchéance de l’Empereur et le parti bonapartiste, avant de devenir un phénomène purement ajaccien, resta durant plusieurs années celui qui recueillit en Corse le plus de suffrages. C’est là que furent élus le prince Jérôme et Rouher et localement les Gavini et les Casabianca, « les grandes familles », en furent les chefs de file. La conquête républicaine de la Corse, plus tardive que dans d’autres régions rurales de la France, se fit lors du tournant de 1878-1880 et elle fut en grande partie l’œuvre du jeune député opportuniste, Em manuel Arène, né à Ajaccio mais originaire d’une famille provençale. Gambetta en personne lui avait confié la mission de rallier la Corse au nouveau régime dans son vaste programme de républicani-
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sation des campagnes. Disposant de l’appui du gou vernement et sur place de celui des préfets qui mirent l’appareil administratif à sa disposition, Emmanuel Arène, d’une très grande habileté, ins titutionnalisa le clanisme politique et régna sur l’île (ne l’appelait-on pas U Re Manuele ?) jusqu’en 1908, date de sa mort, en exerçant en alternance les man dats de député et de sénateur et en siégeant toujours au sein du groupe des républicains modérés. Il eut maille à partir avec les bonapartistes, sut rallier le clan Casabianca tandis que les Gavini, qui se rési gnèrent plus tard au fait républicain, continuèrent à diriger la Droite insulaire, soutenue par le clergé local. La vie politique s’anima sous la IIIe Répu blique où fleurit dans l’île une abondante presse d’opinion qui se mit à véhiculer les thèmes des idéo logies nationales souvent réinterprétés sur place dans le moule de l’esprit du parti. La Corse franchit alors une étape décisive dans la voie de l’intégration culturelle dans l’ensemble français au moment où l’instruction primaire se mit à progresser dans les campagnes. Elle participa aux mêmes débats d’idées que sur le continent et les meneurs politiques s’af frontèrent notamment sur le terrain de la question religieuse en entraînant derrière eux une clientèle électorale mobilisée par la généralisation de la pratique des services rendus. III. — Crise de structure Au-dessous de cette agitation de surface qui ne concerna directement qu’une minorité de la popu lation, le temps d’Emmanuel Arène reste surtout dans l’histoire de la Corse celui où le pays traversa une très grave crise structurelle dont il ne devait pratiquement jamais se relever. Dans le contexte
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international d’une économie de marché fondée sur la libre concurrence et au moment de l’éclosion de la révolution industrielle, la Corse comme d’autres régions qui étaient mal placées et qui n’eurent point les moyens de surmonter leur archaïsme subit l’effondrement de pans entiers de son économie ; le fragile équilibre dans lequel elle vivait se rompit et en moins de vingt ans le pays devint exsangue et sa population fut acculée à la misère et à l’émigra tion. Le renversement de la conjoncture avec la chute des prix agricoles liée à l’élargissement du marché international et colonial affecta progressi vement tous les secteurs de la production. Les quelques velléités d’équipement industriel tel que la sidérurgie de Toga et de Solenzara furent anéan ties ; la surface des terres emblavées recula dans des proportions inquiétantes, le paysan délaissant pro gressivement une activité qui n’était plus rentable à mesure que les ballots de farine blanche provenant des minoteries marseillaises pénétraient jusque dans les villages où ils étaient vendus à un prix relati vement bas. Les châtaignes se vendaient de plus en plus mal sur le continent et nombre de proprié taires se mirent à vouer l’arbre nourricier à la hache du bûcheron pour retirer un profit immédiat de la vente du bois à quelques usines à tanin qui s’ou vrirent autour de la Castagniccia. L’oléiculture de Balagne qui avait connu une certaine expansion au cours de la première moitié du siècle s’effondra faute de pouvoir résister à la concurrence de la production niçoise et provençale et plus encore à l’envahissement des huiles coloniales sur le marché. La viticulture touchée quoique plus tardivement que sur le conti nent par la crise phylloxérique ne parvint point à se reconvertir et cette composante de la polyculture méditerranéenne survécut à l’état de relique. Les
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quelques autres secteurs plus spéculatifs sur lesquels on avait fondé de grands espoirs, la sériciculture ou les plantations de cédrats dans le Cap corse notam ment subirent le même sort par suite de l’effondre ment des prix. L’activité artisanale même qui avait prospéré dans les villes, à Bastia surtout, fut tou chée par la pénétration des produits finis des grands magasins. Si l’on ajoute à ce sombre tableau les secousses de quelques années de mauvaises récoltes et la lenteur de l’équipement de l’infrastructure routière et ferroviaire de l’île ainsi que les insuffi sances et inconvénients des liaisons maritimes assu rées par une compagnie concessionnaire de l’Etat jouissant d’un monopole de fait, on mesure la di mension de la crise qui affecta l’économie insulaire. La conséquence la plus manifeste de cet effon drement fut l’accélération du flux migratoire de la population. Par milliers les Corses quittèrent leur pays en quête d’un emploi dans l’administration française et dans l’armée coloniale, et ce courant fut habilement canalisé par les potentats locaux qui trouvèrent là, par leur influence et par leurs rela tions, le moyen de monnayer leurs carrières poli tiques et d’affermir leur pouvoir. La crise matérielle se doubla d’une crise d’identité culturelle qui aboutit même dans certains milieux à la remise en question de l’ « œuvre française » en Corse. C’est le thème de l’île oubliée, abandonnée, délaissée pour reprendre les expressions de l’époque et la responsabilité de la situation est entièrement rejetée sur la politique étatique. Au-delà des rituelles interventions des députés insulaires à la Chambre et au Sénat où ils posent « la question corse » à l’échelle de la nation, en Corse même le mécontentement gronde tandis que la misère s’installe dans le pays. On assiste alors au développement d’un mouvement régionaliste que
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certains peuvent interpréter comme une résurgence d’un nationalisme insulaire tendant à remettre en question la présence française. En dehors même des structures politiques et souvent contre elles les revendications s’expriment dans la rue, dans des meetings organisés par des associations de création récente telles que l’Union corse, le Syndicat d’Ini tiative, les Groupements des Intérêts de la Corse qui rassemblent des gens de diverses idéologies et de divers horizons sociaux qui luttent ensemble sur le thème mobilisateur des intérêts de l’île. Symptoma tique aussi de la profondeur de cette crise née égale ment des méfaits d’une acculturation niveleuse de la culture régionale est la réaction qui se manifeste en faveur de la sauvegarde de la langue corse et de l’enseignement de l’histoire locale dans les écoles. Avec la Tramuntana de Santu Casanova qui fera figure de Mistral de la Corse naît en 1896 un jour nalisme d’expression en langue vernaculaire ; à Bastia se crée la Cyrnéenne, société qui se donne pour objectif le renouveau de la langue et de la culture insulaires ; le mythe de Pascal Paoli depuis surtout le retour de ses cendres à Morosaglia galva nise les espérances de ceux qui vont le plus loin dans la voie de cette remise en question. Dans l’éphémère revue A Cispra est lancé le slogan : « L’autonomie, voilà le salut ». Il est difficile de mesurer la portée de cette crise de conscience dont la crise économique fut le catalyseur ; on peut dire qu’elle ne toucha pas la classe politique dirigeante qu’elle soit républicaine ou réactionnaire et on ne pourra jamais mesurer le degré d’indifférence ou de sensibilisation qu’elle rencontra dans la Corse des villages. Reste que l’agitation fut suffisamment importante pour inquiéter le gouvernement qui fit multiplier les enquêtes par des commissions parle-
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mentaires tandis que le président de la République Sadi Carnot effectuait en 1896 un voyage officiel dans l’île. Le rapport Delanney, dit rapport Cle menceau, dresse en 1908 un sombre tableau de la situation insulaire sans présenter véritablement un programme de redressement. Les quelques mesures ponctuelles portant notamment sur le régime doua nier, la fiscalité ou la législation sociale ne suffirent point à renverser la tendance et... comble de mal heur, la guerre de 1914 se présenta à l’issue du tunnel ! IV. — D’un lendemain de guerre à l’autre (1920-1945)
Des milliers de morts, la coupure des relations avec le continent d’autant plus grave que l’île en était devenue de plus en plus dépendante, le retour en catastrophe aux pratiques culturales les plus archaïques afin de pouvoir survivre, l’absence de circulation monétaire semblèrent replonger la Corse en plein XVIIIe siècle. On comprend que nombre d’anciens combattants qui avaient survécu à l’épreuve ne voulurent point rentrer au pays et ils entraînèrent avec eux parents ou amis qui, au len demain de la guerre, pouvaient encore facilement trouver un emploi en France continentale ou dans l’Empire colonial. La triste parenthèse fermée, on retrouvait la même situation qu’à l’aube du xxe siè cle, aggravée encore par le traumatisme de la guerre. De 1920 à 1930 on assiste à la relance du mouve ment revendicatif qui se radicalise avec la formation du Partitu Corsu d’Azione animé par Petru Rocca qui se déclare ouvertement autonomiste ; le journal du mouvement, A Muvra, développe les thèmes de l’abandon de l’île, de la négligence des pouvoirs
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publics et part en guerre contre les méfaits de l’émi gration et du francesimu, contre les élus locaux accusés de clanisme et rendus responsables des maux de la Corse. Dans le même temps, prenant la suite des campagnes irrédentistes de l’époque crispienne, faisant appel à tous les arguments d’ordre géogra phique, historique, linguistique ou ethnographique, la propagande fasciste fit, depuis 1923 environ, un gros effort de revendication concernant la Corse. Des publications historiques (Archivio Storico di Corsica, Corsica Antica e Moderna), des feuilles plus franchement tendancieuses et polémiques (en parti culier une édition spéciale destinée à la Corse du quotidien de Livourne Il Telegrafo), des travaux scientifiques appréciables comme l’Atlante Linguistico de Bottiglioni, des livres, des brochures diffusés gratuitement dans l’île, participaient à cette cam pagne. On y trouvait une tentative de réhabili tation de la domination génoise, des panégyriques du Duce et des « œuvres du régime » mis en parallèle, sur un ton d’insistance maladroite avec le délais sement dont la Corse aurait été l’objet de la part de la France... Des encouragements, sous forme de bourses d’études étaient offerts aux jeunes Corses qui acceptaient de s’inscrire dans les Universités de la péninsule ; dans les principales villes italiennes se constituaient des groupes d’« Amis de la Corse ». Manifestations publiques, « pèlerinages », paroles imprudentes prononcées à la tribune et cris annexion nistes poussés dans les travées de Montecitorio, s’efforçaient de créer, en Italie comme en Corse, une atmosphère favorable à une action diplomatique éventuelle, ou même à une action militaire, les circonstances aidant. A ces invites, les Corses, à l’exception du groupe restreint des autonomistes répondirent par l’indiffé-
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rence ou par l’affirmation de leur loyalisme français. Le « serment de Bastia », prononcé par la population rassemblée le 4 décembre 1938 devant le monument aux morts de 1914-1918, est demeuré célèbre : « Face au monde, de toute notre âme, sur nos tombes, sur nos berceaux, nous jurons de vivre et de mourir Français. » Aux menaces, d’autres oppo sèrent l’expression sereine de leur confiance en la justice immanente, la résolution de répondre à la violence brutale par la légitime violence. La guerre, l’intervention italienne, la défaite de la France paraissaient réaliser les conditions attendues par le fascisme. Dès la conclusion de l’armistice, en juin 1940, des commissions, l’une italienne, l’autre allemande, arrivaient en Corse. Puis, le 11 no vembre 1942, pendant que les « unités d’opération » nazies occupaient la zone sud de la France, une es cadre italienne débarquait des troupes à Bastia, sur prise et consternée. Au total, l’île dut accueillir envi ron 80 000 Italiens et 12 000 Allemands. D’abord correcte, parce que pleine d’illusions, l’occupation italienne devint vexatoire là où intervenait la Milice fasciste : réquisitions de vivres, camps d’in ternement, rien n’y manqua. Alors le maquis s’organise, donnant son nom à la Résistance française ; des attentats ont lieu, la répression de l’occupant devient impitoyable. Des déportations sont ordonnées : à l’île d’Elbe, en Calabre, jusqu’en Autriche ; plusieurs patriotes sont fusillés, d’autres torturés ; Fred Scamaroni, envoyé en Corse du général de Gaulle dès avril 1941, se donne la mort dans son cachot pour ne pas parler : il est demeuré le symbole de la Résistance insulaire. Mais la Corse occupée ne reste pas longtemps isolée : le sous-marin Casabianca, sous les ordres du commandant L’Herminier, établit dès décembre 1942
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le contact entre l’île et Alger. Des armes, du matériel, des opérateurs-radio, sont débarqués sur divers points de la côte ou parachutés par les soins de la raf. Le maquis se donne des chefs militaires et politiques auxquels le général Giraud, qui les reçoit à Alger, promet l’aide de l’armée d’Afrique, quand le moment sera venu. L’annonce de la capitulation italienne déclenche dès le 8 septembre 1943 le soulèvement libérateur d’une douzaine de milliers de patriotes armés, qui attaquent aussitôt avec un magnifique élan les troupes d’occupation. Après un premier contingent d’une centaine d’hommes (le « bataillon de choc » amené par le Casabianca), des renforts arrivent, le général Martin est chargé de la direction des opérations. Les Italiens, à la suite d’un accord avec le général Giraud arrivé à Corte, acceptent de fournir du ma tériel, et même de collaborer avec les maquisards corses et les troupes régulières pour attaquer les colonnes allemandes qui, refluant de la Sardaigne par la côte orientale, se dirigeaient vers Bastia afin de s’y embarquer à destination de l’Italie. De durs combats sont livrés à Quenza, à Levie, à Sartène et ailleurs ; des rencontres particulièrement meurtrières ont lieu entre Allemands et Italiens. La ville de Bastia, bombardée par la Luftwaffe d’abord, puis par les alliés, subit de graves dégâts. Mais les renforts ne cessent d’arriver : aviation, matériel, hommes (Français, tabors marocains, commandos américains) : il importe de libérer Bastia, plaque tournante du mouvement de repli allemand. A partir du 25 septembre, des combats ont lieu au col de Teghime ; Bastia est prise le 4 octobre ; la Corse est le premier département français affranchi. Cela lui vaut d’avoir vingt classes mobilisées et
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instruites en Algérie ; elles participeront vaillam ment aux débarquements en Italie et en Provence : aucun autre département français n’a fourni une pareille contribution à l’effort final. Le général de Gaulle en visite en Corse pourra déclarer : « La Corse a la fortune et l’honneur d’être le premier morceau libéré de la France. La Corse n’a jamais cru à la défaite. »
Chapitre VIII
CORSE D’AUJOURD’HUI
L’histoire immédiatement contemporaine de la Corse reste à faire ; les historiens ne s’y risquent pas volontiers en raison d’un manque suffisant de recul. Essais, mémoires, œuvres « engagées », articles de presse, souvenirs, témoignages ne manquent pour tant pas et ils peuvent en constituer les premiers éléments. Une trame plus qu’une analyse a récem ment été donnée par un journaliste, P. Silvani, dans son ouvrage Corse des années ardentes (1939-1976). Les aspects politiques y sont privilégiés, entendons surtout la politique des états-majors, des chefs de clan ou autres « personnalités marquantes » comme on se plaît volontiers à dire en Corse ; on les voit rivaliser entre eux et souvent « réinterpréter » en fonction de leurs convictions ou de leurs ambitions les grands courants de l’histoire nationale. L’idéolo gie n’y est point absente mais le poids de l’emprise locale l’emporte souvent : intrigues, revirements spectaculaires, actions d’éclat, prises de position courageuses dans des moments difficiles s’y succè dent, mais on a du mal à démêler un écheveau où les réalités sont trop souvent occultées par les artifices du discours. Quelques lignes de force toutefois sont à retenir d’une première approche encore super ficielle et impressionniste.
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I. — La politique
L’importance tout d’abord du phénomène gaul liste avec ses temps forts, lors de la Libération et dans les lendemains immédiats puis, en 1958, après « la traversée du désert » n’est point propre à la Corse, dira-t-on avec juste raison, mais les formes d’attachement, de fidélité au général et les moments de grand enthousiasme ont sans doute revêtu dans cette île où la force du lien interpersonnel et le culte du chef ont été si forts dans le passé, une importance particulière. De Gaulle l’a bien senti, lui qui accom plit six voyages triomphaux dans l’île — le dernier en 1961, car celui prévu en 1969 à l’occasion des fêtes du bicentenaire de la naissance de Napoléon n’a pu être réalisé à la suite du retrait du général de la vie politique peu de temps auparavant. Les événements de mai 1958, la Corse avec ses comités de salut public, son effervescence à l’annonce de ce qui s’était passé à Alger, son mini-putsch d’Ajaccio sont un autre signe de la grande autorité dont jouissait le chef. Nul doute que le charisme gaulliste né du temps de l’occupation italienne, de la Résistance et de la Libération a contribué durant plusieurs décennies à perturber les règles habituelles du jeu politique ; en particulier, il a retardé la redistribution des cartes suivant le traditionnel bipartisme. Celui-ci finit par s’imposer à nouveau surtout à partir des années 1960 et à l’ancienne opposition entre Landrystes et Pietristes d’avant-guerre succéda le clivage toujours actuel entre Giacobbistes et Roccaserristes, résur gence favorisée et accentuée dans une certaine mesure par l’affirmation du clivage bipartite à l’échelle nationale sur lequel il est venu se mouler. Il en résulta pour la Corse le retour à un certain
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« équilibre »... avec partage de zones d’influence. Point de place pour une troisième force, l’absence d’un mrp aux lendemains de la guerre en est un signe. Un autre aspect notable de la période a été — mais là encore le phénomène n’est point purement insu laire — le laminage très rapide au lendemain de la Libération du parti communiste qui s’était affirmé en raison de la part active prise par ses membres à la Résistance (A. Giovoni, M. Choury...). Fortement représentés au sein du Front national, les commu nistes avaient réussi une impressionnante percée municipale en 1945, mais de Gaulle qui s’était déjà inquiété de leur prépondérance en 1943 et qui avait reproché au général Giraud de faire la part trop belle à leurs chefs s’en défia. C’est la raison pour laquelle la Corse ne servit point de modèle aux autres régions françaises du point de vue des conditions du rétablissement du régime républicain une fois tournée la page du régime de Vichy. C’est ce qui permit aussi le retour d’une droite pourtant discréditée par l’action de son leader François Pietri, ambassadeur de Pétain à Madrid. Elle fut remise en selle par les radicaux ; leur chef, Paul Giacobbi, résistant de la première heure, fidèle de de Gaulle dont il fut le ministre, négocia avec Pietri et contribua à l’arrivée sur la scène politique de Jacques Gavini qui reprit le flambeau du « gavinisme » dans le combat électoral. La récupération de la vieille clientèle se fit également aux dépens des socialistes, l’union entre les deux partis de gauche autour de candidatures uniques ayant été éphémère. La prépondérance radicale renouant avec le passé une fois atténués les remous des lendemains de guerre est un autre trait marquant de la période. Elle fut un temps compromise par la naissance du
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mouvement rpf et par la question des apparente ments, mais elle résista mieux à la deuxième phase gaulliste née des événements de 1958. Elle est encore en 1977 très affirmée au sein des partisans du « pro gramme commun ». La fraude électorale favorisée par l’institution du vote par correspondance a incontestablement con tribué à dégrader le climat politique et à susciter de violentes réactions de rejet sans pour autant modi fier sensiblement la règle de jeu traditionnelle, car elle n’a point été l’apanage d’un parti. Le thème de la « moralisation des scrutins » est encore à l’ordre du jour alors que depuis 1976 seul le vote par procu ration est admis pour ceux qui ne peuvent pas prendre part physiquement au vote. Ajoutons enfin avant de quitter la rubrique politique que celle-ci n’a point été étrangère aux remaniements adminis tratifs dont la Corse fut l’objet. La modification du découpage cantonal (réduction à 55 du nombre des cantons) en 1973 fut une première étape et en 1975 la bidépartementalisation fit renaître les éphémères départements du Golo et du Liamone à quelques différences près et sous le nom de départements de Haute-Corse et de Corse du Sud. On se plaît à dire qu’aujourd’hui en Corse le temps de la politique « politicienne » est terminé, que les clans sont contes tés et affaiblis, que les leaders, les « héritiers », ont beaucoup perdu de leur autorité... cela est vrai en partie seulement ; ce qui est certain, c’est que la politique y est beaucoup moins qu’autrefois le fait des états-majors, que ceux-ci se trouvent souvent dépassés par d’autres formes d’expression des cou rants d’opinion et par d’autres formes d’action...
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II. — Les mutations récentes de l’économie
Plus importantes que les changements politiques ont été durant les deux dernières décennies les mu tations d’ordre économique. L’action de l’Etat n’est qu’un élément du problème mais il est loin d’être négligeable. Lente à se manifester, répondant plus à la pression des circonstances et de l’action reven dicative qu’à un plan délibéré de mesures de redres sement en faveur d’un pays déshérité et saigné à blanc par l’émigration, elle peut être contestée mais elle n’en est pas moins à l’origine de notables chan gements. N’évoquons que pour mémoire le plan de mise en valeur de la Corse de 1949, car il n’est guère allé au-delà d’un simple inventaire des ressources du pays. Il faut attendre 1957 pour voir naître un projet plus ambitieux suivi de réalisations concrètes. Il s’agit alors du « programme d’action régionale » qui dénonce avec plus de précision les carences et la ruine de l’économie. Il préconise l’expansion tou ristique comme « levier de relance » : le tourisme entraînera l’amélioration des infrastructures des voies de communication intérieures et des relations avec le continent. Un deuxième axe de renouveau est retenu dans le secteur de l’agriculture avec un im portant projet de défrichement et d’irrigation des plaines, notamment de la plaine orientale destinée à devenir un verger d’agrumes et une huerta maraî chère. La viticulture n’est alors qu’un élément de l’ensemble et elle n’apparaît pas comme prioritaire. Comme instruments de la mise en application de ce programme sont alors créées deux sociétés d’écono mie mixte, la somivac et la setco. La Société pour la mise en valeur agricole de la Corse financée par l’Etat devait s’attacher à la préparation et à la mise à la disposition de lots de
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terres à des exploitants ; elle était chargée de l’amé nagement de l’infrastructure en vue de l’irrigation. La nécessité de résoudre le délicat problème de réin sertion des rapatriés d’Algérie dans les années 1960 contribua à infléchir quelque peu ce programme d’action ; c’est dans ce contexte que, en raison du retard de l’équipement hydraulique, on s’orienta de plus en plus vers la viticulture plus rapidement productive et c’est alors que la plaine orientale devint une « nouvelle Mitidja ». Bénéficiant des conditions faites par la somivac et des avantages supplémentaires par rapport aux insulaires consentis par le ministère des Rapatriés, les « pieds-noirs » furent les éléments les plus dynamiques de la trans formation de l’agriculture, ceux aussi qui réalisèrent les plus gros profits à la suite d’une production de type vignoble de masse orientée vers le grand négoce et valorisée par la pratique de la chaptalisation. Cela est directement à l’origine d’un sentiment de frustration et de spoliation auprès des exploitants locaux moins bien placés en vue du développement de cette agriculture spéculative. Indépendamment de ce problème, et pour nous en tenir aux données strictement économiques, les résultats obtenus grâce à l’action de la somivac sont spectaculaires. Des bulldozers géants s’attaquèrent à l’épais maquis, le sol fut défoncé, épierré et viabilisé. Dressant ellemême le bilan de dix-huit ans d’actions en 1975, la somivac fait état d’un investissement de plus de 250 millions de francs grâce au financement de l’Etat. Outre les études techniques et expérimentales (station d’agrumiculture de San Giuliano et centre expérimental du Migliacciaro) la société met à son actif sur le plan de l’équipement hydraulique la réalisation des barrages de Calacuccia et d’Alesani, les réserves basses d’Alzitone, Teppe Rosse et Peri.
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Il est question à cette date de 8 000 ha de terres irriguées et de 23 000 irrigables. Les opérations de lotissement ont porté sur 3 100 ha répartis en une centaine de lots vendus ou concédés en bail emphy téotique notamment dans la région de Ghisonaccia et du Fiumorbo. Les Interventions sur Propriétés privées (ipp) et celles pour la Renaissance agricole de la Montagne (iram) ne représentent de leur côté que 7 % des investissements. Les équipements hydrauliques de la Balagne et du Sud-Est sont en cours. Tout cela est bien supérieur à ce qu’a pu faire dans le domaine touristique la Société pour l’Equipement touristique de la Corse (setco) dont les réalisations furent limitées par suite du manque de moyens financiers, mais aussi de l’hostilité soulevée par les grands projets de milliers de lits. C’est donc bien par l’agriculture que la Corse s’est transformée. Globalement, et en ne tenant pas seu lement compte de l’action de la somivac, les défri chements et la mise en valeur ont porté sur 30 000 ha. Le vignoble corse qui couvrait en 1959 5 500 ha a plus que quintuplé en une décennie (30 000 ha en 1971) et la production de vin est passée de 150 000 hl à 2 millions d’hectolitres. L’interdiction de la chaptalisation en 1972 a commencé à freiner cette extension. L’agrumiculture porte en elle les plus grandes espérances et la production a allègre ment franchi le cap des 10 000 t d’agrumes dont les trois quarts en clémentines, une spécialité d’avenir à en croire les experts. En dépit de quelques signes d’essoufflement le renouveau agricole est une réa lité, mais il ne concerne pas l’intérieur des terres. La part du tourisme dans le revenu insulaire (plus d’un million de touristes) est inférieure à celle de l’agri culture et manifeste également des signes d’essouf flement. L’expansion des dernières années a été
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soutenue par un incontestable redressement démo graphique puisqu’on a enregistré un redressement de la tendance et que la population de l’île s’est à nouveau mise à s’accroître (175 000 habitants en 1962, 190 000 en 1968, plus de 210 000 en 1975, ces chiffres étant donnés avec une marge d’incerti tude). Il est important que le solde naturel (diffé rence entre le nombre des naissances et le nombre des décès) soit redevenu positif au cours des dernières décennies. Toutefois on remarquera que le renou veau est venu de l’impulsion extérieure et de la présence croissante d’habitants qui ne sont point originaires de l’île tandis que près de 100 000 Corses nés dans l’île vivent sur le continent. Par ailleurs, on peut être inquiet du fait que, pour la première fois depuis plusieurs années, on ait enregistré en 1976 plus de décès que de naissances ; est-ce le signe d’un nouveau renversement de tendance ? Il est trop tôt pour le dire mais il est certain que le vieillissement de cette population (la moitié des habitants ont plus de 37 ans alors que la moyenne française est de 33,5 ans) est un signe de fragilité. L’expansion a été certaine, mais on peut émettre des réserves sur l’avenir.
III. — Le malaise corse
Alors que la Corse connaissait cette importante mutation dans le domaine économique, le fait ma jeur des dernières années reste pourtant la mani festation de ce qu’il est convenu d’appeler « le ma laise corse », comme si ce qu’on avait cru être un remède n’avait fait qu’aggraver le mal. En fait celui-ci n’est point nouveau et nous en avons relevé les prémisses à propos de la crise de la fin du siècle dernier ; nous l’avons vu réapparaître entre les deux
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guerres exprimé par le courant des « muvristes ». Il resurgit dans les années 1960 et porte dès lors à plusieurs reprises « la question corse » au premier plan de l’actualité. Nous ne reviendrons point sur la toile de fond commune à ces différentes poussées qui vont du régionalisme jusqu’à la revendication de l’indépendance en passant par l’autonomisme. On retrouve à chaque phase le thème de l’île délaissée, de l’émigration forcée et de la perte d’identité cultu relle, mais le problème se pose chaque fois dans un contexte différent, ce qui entraîne des colorations particulières. Il est trop tôt pour faire l’analyse de ce qui se passe en Corse depuis quelques années, du moins pour en donner une explication historique, aussi nous contenterons-nous d’avancer quelques thèmes et de marquer quelques jalons. Certains ne voient dans le malaise corse que les effets réactualisés d’un colonialisme né de la conquête de l’île et de son intégration dans l’ensemble français au lendemain de Ponte-Novo ; c’est no tamment cette interprétation qui nourrit la reven dication minoritaire concernant l’indépendance. D’autres ont mis en lumière les effets locaux d’une crise plus large, d’échelle internationale, dans le cadre du renforcement du capitalisme monopoliste d’Etat ; c’est l’idée force de l’ouvrage Les raisons de la colère (pcf). Le Front régionaliste corse dans Main basse sur une île mettait déjà l’accent sur les conséquences spoliatrices et traumatisantes des investissements d’origine extérieure profitant aux grands monopoles bancaires et financiers. Dans son ouvrage Autonomia l’Action régionaliste corse a mis en exergue les problèmes nés de la mise en valeur de la plaine orientale et le thème de la perte d’iden tité culturelle par suite du franchissement du seuil critique d’immigrants dont la présence majoritaire
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risquerait d’entraîner la mort du « peuple corse » ; de là le thème de la « charte des exilés » et de la corsisation des emplois et la campagne en faveur du renouveau de la langue et de la culture corses. A la différence de ce qui se passait autrefois, on cons tate que l’on remet moins en question l’abandon de l’île que les méfaits d’un certain type de dévelop pement qu’on a envisagé pour elle « en haut lieu » et en dehors de ceux qui auraient dû être les prin cipaux intéressés. Ajoutons-y l’affirmation d’une certaine tendance des Corses expatriés à vouloir re tourner au pays, ce qui est en partie lié aux diffi cultés nouvelles à trouver des emplois sur le conti nent et à la fermeture des débouchés pour nombre d’étudiants ; c’est le thème des horizons fermés et de l’incertitude de l’avenir qui concerne la jeunesse insulaire et qui se manifeste chez elle par la recherche d’un refuge enraciné au terroir. Nous n’en sommes plus au temps où « la colonie », l’armée et l’admi nistration absorbaient massivement les Corses accu lés au départ. Les jeunes, moins pressés sans doute par la misère qu’avait connue leurs parents qui s’étaient exilés, expriment leur volonté de rester en Corse d’autant qu’ils entrevoient que cela est possible puisque des secteurs sont en expansion et que d’autres qu’eux s’y installent. Par suite des progrès de la scolarisation l’émigration est moins tournée vers la quête des petits emplois. Le slogan « vivre au pays » n’est d’ailleurs pas propre à la Corse et on sait la place qu’il occupe dans la reven dication occitane : c’est la forme la plus expressive d’un vaste renouveau des régionalismes dans lequel s’intégre le mouvement insulaire. La dégradation de l’environnement et des conditions de vie en milieu urbain, notamment sur le continent, a pu jouer un certain rôle et hâter les processus de rejet ; c’est ce
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qui nourrit une certaine nostalgie à l’égard d’un passé volontiers enjolivé. Faut-il parler d’une authen tique aspiration à une gestion régionale des affaires née des excès du centralisme administratif ? On peut le croire à la vue de la large revendication qui s’exprime autour du thème de « démocratie régio nale » dont la mise en place d’une assemblée élue au suffrage universel pourrait être, selon certains, le fer de lance. Mais il ne s’agit là que de la forme la plus modérée de la revendication régionaliste. Celle-ci a mis du temps avant de réapparaître au lendemain de la dernière guerre. La connotation irrédentiste de l’autonomisme dans les années 19201930 explique en partie le retard dans la relance du mouvement... le temps d’une génération. Libéré de cette hypothèque conjoncturelle, le courant s’est à nouveau exprimé à partir des années 1960 alors que les mesures prises en faveur d’une certaine forme de développement du pays avaient tardé à naître et que celles qui venaient d’être prises étaient plus source d’inquiétude que d’apaisement. Dès lors la « défense des intérêts de la Corse » s’est périodique ment cristallisée sur un aspect particulier, mais on devine que chaque fois c’était la globalité du pro blème qui était posée et qui était mobilisatrice. En 1960, c’est la question du chemin de fer qui se pose avec acuité et les Corses s’élèvent contre la menace de sa suppression. En 1963 c’est la question fiscale qui est à l’ordre du jour et qui suscite des remous ; plus tard (1973/1974) la fonction mobili satrice échut au problème des « boues rouges » et l’année suivante à la revendication d’une Université corse ; en 1975, le scandale financier des magnats de la viticulture dans la plaine orientale prit le relais. Parallèlement les forces contestataires se sont organisées, et diversifiées ; elles ont trouvé de nou-
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veaux moyens d’expression, élaboré des doctrines, lancé des slogans. Dans la droite ligne de ce qui s’était déjà produit à la fin du XIXe siècle tout a recommencé peut-on dire sous la forme de grou pements de défense des intérêts insulaires nés en dehors, ou en marge, des courants politiques. Signa lons, dès 1959, l’apparition du « mouvement du 29 no vembre » à l’initiative de journalistes et de corres pondants de presse. Il en sortit un catalogue de doléances d’ordre économique élaboré au nom du principe « A situation géographique particulière, dispositions légales particulières » ; le thème des exonérations fiscales et de l’amélioration des condi tions de transport entre l’île et le continent y figu rent en bonne place. L’année 1961 est marquée par de nombreuses grèves revendicatives. En 1961 se tient à Corte une Consulte des Corses de l’extérieur, mais c’est aussi l’année où se manifestent les pre miers plasticages qui vont tenir une place de plus en plus grande en focalisant sur eux l’actualité. Tables rondes et débats sur la question corse fleu rissent. Avant 1968 naît le premier mouvement organisé de l’après-guerre : le Front régionaliste corse (frc) qui étend son audience dans le contexte plus largement contestataire de 1968 notamment en milieu étudiant. Mais il revint surtout dès cette époque à l’Action régionaliste corse (arc) d’occuper le terrain en mobilisant le plus de monde et en déployant la plus grande activité sur le plan de la revendication insulaire. La question agraire, cette constante dans l’histoire de l’île, vient alors au premier plan et c’est dans la plaine orientale que arc fait le plus d’adhérents et qu’elle tient ses congrès annuels. Le schéma d’aménagement de la Corse de 1971 est violemment dénoncé et qualifié de « schéma de déménagement des Corses » dans la
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mesure où on y voit un facteur d’accélération de l’émigration des insulaires et de spoliation de leur patrimoine ; on parle beaucoup des risques de « baléarisation » du pays par suite de la place que les projets veulent donner au tourisme. L’attention est attirée sur les menaces de déséquilibre entre une plaine qui connaît l’expansion, mais sans que les Corses en soient les principaux bénéficiaires, et un intérieur qui continue à se dépeupler. L’amplification de la contestation amène d’ail leurs les autorités à infléchir les décisions antérieures et à prendre en compte, au moins dans les principes, la notion de rééquilibrage dans le développement. Le rôle de la mission interministérielle en 1974/1975 est à cet égard significatif et la préparation d’une Charte de Développement, troisième et actuelle grande étape de l’action gouvernementale, trace les lignes d’une orientation qui n’a point été fondamen talement remise en question, mais qui s’efforce d’intégrer certaines revendications qui se sont fait jour. Entre-temps l’opposition a grandi et s’est durcie ; des mouvements clandestins sont apparus et les plasticages se sont multipliés (plus d’un par jour en moyenne en 1976), revendiqués par des groupements aux sigles divers dont le dernier en date est le Front de Libération nationale de la Corse (flnc). La question culturelle a été posée avec force, galva nisée par la demande de « réouverture » de l’Uni versité de Corte. L’arc, devenu Action pour la Renaissance de la Corse, s’est mis à tenir ses congrès à Corte. Là, en juillet 1975, à Corte II, c’est-à-dire au IIe congrès du mouvement tenu dans cette ville, le ton se durcit et les atermoiements du gouverne ment sont violemment dénoncés. Les choses se précipitent et en août le problème corse prend une
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dimension nationale avec le drame d’Aléria. Un groupe d’autonomistes conduits par E. Simeoni occupe l’exploitation d’un viticulteur « pied-noir » dont l’arc a dénoncé la participation à un scandale financier dans le négoce du vin. Les forces de l’ordre interviennent, des coups de feu sont échangés, deux CRS sont tués. Quelques jours plus tard, à Bastia, le 2 août, nouveaux incidents et nouvelle mort d’homme. Aléria en août 1975 a sans conteste marqué le temps fort du malaise corse et fera date dans l’histoire de l’île. Il est encore prématuré pour cerner le contexte, au sens large, de l’événement et pour en apprécier la portée. De l’histoire à l’actua lité, il ne nous appartient pas de franchir le pas.
BIBLIOGRAPHIE Histoire de la Corse, sous la direction de P. Arrighi, coll. « Univers de France », Privat, 1971. P. Antonetti, Histoire de la Corse, Paris, R. Laffont, 1973.
Préhistoire. Antiquité R. Grosjean, La Corse avant l’histoire, Paris, 1966. F. de Lanfranchi et M.-Cl. Weiss, La civilisation des Corses, les origines, Ajaccio, 1973. — La civilisation des Corses. Les peuplades de l’âge du fer, Bastia, 1975. J. Jehasse, La nécropole préromaine d’Aléria, supplément Gallia, 1973.
Moyen Age. Temps modernes X. Poli, La Corse dans l’Antiquité et dans le haut Moyen Age, Paris, 1907. Histoire de la Corse, Chroniques publiées par l’abbé Letteron, reprint Laffite, Marseille, 1975. R. Emmanuelli, Gênes et l’Espagne dans la guerre de Corse (15591569), Paris, 1964. L. Villat, La Corse de 1768 à 1789, Paris, 1925. Epoque contemporaine
A. Albitreccia, La Corse, son évolution au XIXe et au début du XXe siècle, Paris, 1942. Renucci, Corse traditionnelle et Corse nouvelle, Lyon, 1974. Gambiez (général), La libération de la Corse, Paris, 1973.
TABLE DES MATIÈRES 3
Introduction.................................................................. Chapitre Premier. — De la Préhistoire à la christia nisation ......................................................................
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I. Les hautes époques, 7. — II. La colonisation grecque, 12. — III. La Corse romaine, 14.
Chapitre II. — Le Moyen Age : des Barbares aux Pisans.
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I. Les Barbares, 22. — II. Les Sarrasins, 24. — III. La féodalité corse, 26. — IV. Pise et la Corse, 27.
Chapitre III. —Le Moyen Age : l’implantation génoise..
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I. La Terra di Commune, 31. — II. Le temps des seigneurs, 35. — III. L’Office de Saint-Georges en Corse, 37.
Chapitre IV. —La domination génoise (XVIe-XVIIIe siè cles) .......................................................................... 45 I. Sampiero Corso et les Français, 45. — II. Le gouverne ment de Gênes, 50.
Chapitre V. — De la révolte à l’Indépendance...............
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I. Aux origines de la révolte, 59. — II. Le fil des événements, 63. — III. Pascal Paoli et l’Indépendance, 70.
Chapitre VI. — La Corse française sous l’Ancien Ré gime, la Révolution et l’Empire.............................. 77 I. L’Ancien Régime, 77. — II. La Révolution, 84. — III. Napoléon Bonaparte et la Corse, 92.
Chapitre VII. — L’évolution de la Corse au XIXe et au XXe siècle (1815-1945).........................................
96
I. Economie et société, 96. — II. La vie politique, 101. — III. Crise de structure, 104. — IV. D’un lendemain de guerre à l’autre (1920-1945), 108.
Chapitre VIII. — Corse d’aujourd’hui........................
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I. La politique, 114. — II. Les mutations récentes de l’écono mie, 117. — III. Le malaise corse, 120.
Bibliographie.................................................................. Imprimé en France Imprimerie des Presses Universitaires de France 73, avenue Ronsard, 41100 Vendôme Juillet 1993 — N° 39688
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COLLECTION ENCYCLOPÉDIQUE fondée par Paul Angoulvent Derniers titres parus 2756 La culture d’entreprise M. Thévenet 2757 Le KGB N. MaRIE-ScHWARTZENBERG 2758 L’unification monétaire en Europe R. Raymond 2759 La presse d’entreprise J. Lambert 2760 Les histoires de vie G. Pineau et J.-L. Le Grand 2761 La police en France J.-J. Gleizal 2762 Les fonctionnaires internatio naux A. Pellet et D. Ruzié 2763 Sciences et techniques à Rome R. Chevallier 2764 Les religiosités séculières A. Piette 2765 Sociologie du sport R. Thomas 2766 Le rire E. Smadja 2767 La télévision française J.-E. CORTADE 2768 L’économie de marché J. Rivoire 2769 Les théories de la bureaucratie G. Busino 2770 Psychologie des conduites à projet J.-P. Boutinet 2771 Les prestations familiales P. Steck 2772 Le travail temporaire D. Marchand et E. Marie de Ficquelmont
2773 L’Ile-de-France J. Robert
2774 Textes de stratégie nucléaire C. Zorgbibe
2775 La Biélorussie B. Drweski 2776 Histoire des DOM-TOM J.-L. Mathieu 2777 L’électricité nucléaire R. Carle 2778 Rachi V. Malka 2779 La qualité L. Cruchant 2780 L’imagerie mentale X. Lameyre 2781 L’affaire Kennedy T. Lentz 2782 L’avionique P. Germain 2783 La description J.-M. Adam 2784 L’immobilier d’entreprise C. Heurteux 2785 Marketing et réseaux d’entre prises G. Cestre et D. Xardel 2786 L’éducation comparée H. Van Daele 2787 Sociologie du couple J.-C. Kaufmann 2788 Le système des castes R. Deliège 2789 Le produit J. Brenot