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French Pages [163] Year 2012
Heurs et malheurs de Carthage face à Rome
Hugues Mouckaga
Heurs et malheurs de Carthage face à Rome Delenda (est) Carthago ! 509-146 av. J.-C.
Du même auteur chez L’Harmattan La Rome Ancienne : 1er siècle avant Jésus-Christ (préface du Pr Fabien Kange Ewane ; postface du Pr Saliou Ndiaye), 2006 Vivre et Mourir à Rome et dans le Monde Romain (préface du Pr Pierre Solina N’dombi), 2007 L’Abécédaire de la Rome Ancienne (préface du Pr Alexis Mengue M’Oye), 2008 Méthodologie pour un Compte Rendu critique (préface de Fabien Kange Ewane ; postface de Moustapha Gomgnimbou), 2009 L’Histoire Romaine dans les Universités africaines. Passer les examens sans fraude (préface du Pr Théodore Nicoue Lodjou Gayibor ; postface de Maurice Bazemo), 2009 Les Bapunu du Gabon, communauté culturelle d’Afrique Centrale : (Sexualité, veuvage, alcoolisme, esclavage, maraboutage, anthropophagie) (préface du Pr Kodjona Kadanga), 2010. En préparation : Afrique romaine et développement sous le Haut-Empire : les 100 plus grandes élites. (27 av. J.-C. – 284 ap. J.-C.) Rome en Questions Guide pratique pour l’élaboration et la soutenance d’un travail de recherche (Mémoire, Thèse) en Histoire Pouvoir et sexualité dans la Rome Ancienne Les Romains et la mer : Textes de référence La beauté au féminin dans la Rome Ancienne Rome et ses grands Hommes par l’iconographie Histoires punu(es). Répertoire de témoignages coloniaux sur les peuples punu du Gabon entre les XVIIIe et XIXe siècles Politiques gouvernementales et réalités culturelles au Gabon sous le magistère d’Omar Bongo Ondimba, de Lazare Digombe à Paul Mba Abessole (1992 - 2009) : Verbatim. © L’Harmattan, 2011 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-56885-3 EAN : 9782296568853
Á la mémoire de Monsieur le Professeur Pierre N’dombi, alias Solina, l’aîné, le guide, le donateur, « yivuund », rappelé brutalement au royaume de ses ancêtres, les Mitsiimb, alors que, grelot en bandoulière et science infuse à fleur de cerveau, il n’avait pas cessé d’arpenter les couloirs des Amphis « UOBiens », pour distiller généreusement ses savoirs savants. STTL (Sit Tibi Terra Levis !) « Baba kwaa bate, baba saale bate ».
À Aaron Simplice
« Il est grand temps que les Africains mettent en commun des termes de référence convenables pour écrire l’Histoire d’une Afrique unie, intégrée, prospère et pacifique. » Robert Gabriel Mugabé, alias « Cam’rade Bob », Président de la République du Zimbabwé, Chancelier des Universités du Zimbabwé.
« Mpari e ka o mwo’ »1 Sagesse Ambaama (Gabon)
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Littéralement : « La force vient du ventre ».
Carthage
L’Empire Barcide
INTRODUCTION Que peut - on aujourd’hui apporter de neuf sur les relations entre Rome et Carthage ? Existerait - il des éléments inconnus jusqu’alors, qui ont fait l’objet d’une découverte et qui ont eu pour effet de déconstruire la vision établie sur ces deux univers ? Les sources auraient - elles révélé des faits inédits sur la base desquels l’on peut écrire de nouveau sur ces deux sociétés ? Telles les trois principales questions que l’on pourrait être amené à se poser au regard du titre de cet opus que nous commettons. Des interrogations qui tombent sous le sens ! Et pour cause : au-delà des témoignages datant de l’Antiquité et réalisés par des auteurs de toutes sortes, qu’ils soient grecs comme Polybe, Appien, Plutarque, Dion Cassius, Diodore de Sicile ou romains comme Tite - Live, Cornelius Nepos, Trogue Pompée, Florus, Orose, Suétone, Silius Italicus, essentiellement, auxquels l’on peut joindre des « documents-outils » comme les données archéologiques, les pièces de monnaie, les monuments figurés, les briques estampillées, les inscriptions épigraphiques ; des sources aussi parlantes les unes que les autres, des ouvrages de très bonne facture existent, qui permettent de ceinturer le sujet, de l’explorer dans l’essentiel de ses compartiments et de comprendre ce qui a bien pu sous - tendre les relations entre ces deux grandes puissances du moment, Carthage et Rome, tout au long de la période que nous avons retenue, 509-146 av. J. - C. Il suffit de parcourir, parmi les œuvres savantes, celles de St. Gsell, Histoire ancienne de l’Afrique du Nord, Paris, 1921-1928, G. Ch. et C. Picard, Le Monde de Carthage, Paris, 1956, La Vie quotidienne à Carthage, Paris, 1958, F. Barreca, La Civiltà di cartagine, Cagliari, 1964, Ch. A. Julien, Histoire de l’Afrique du Nord, Paris, 1968, F. Decret, Carthage ou l’empire de la mer, Paris, Seuil, 1972, M. Hours - Miédan, Carthage, Paris, P.U.F., 1982, S. Lancel, Carthage, Tunis, Cérès, 1999, H. Slim et N. Fanqué, La Tunisie antique. De Hannibal à Saint Augustin, Paris, 2001, B. Kiernan, « Le premier génocide. Carthage 146 A.C., » in Diogène, n° 203, pp. 32 - 48, J. - C. Belfiore, Hannibal. Une incroyable destinée, Paris, Larousse, 2001, H. Dridi, Carthage et le monde punique, Paris, Les Belles Lettres, 2006, M. G. Amadesi Guzzo, Carthage, Paris, P.U.F., 2007, etc., pour s’en rendre compte. Pourtant, sur ces relations, tout n’a pas été complètement dit ! Des zones d’ombre demeurent ! L’une d’elles a trait à cette fameuse formule que lança M(arcus) Porcius Cato Maior, plus connu sous le nom de Caton l’Ancien ou encore de Caton le Censeur, aux Sénateurs,
les Patres Conscripti, « delenda (est) Carthago ! », autrement dit « il faut détruire Carthage !», « Carthage doit être détruite ! ». Une formule qui remonte à 153 av. J. - C. quand, de retour d’une mission d’inspection qui l’avait conduit à Carthage, aux fins de toucher du doigt la situation réelle de la Numidie dirigée par le potentat Massinissa et, au-delà, celle de Carthage elle-même, il fut invité à prendre la parole et à rendre compte de ce qu’il avait vu. Moins d’un siècle après l’achèvement de la seconde guerre punique (218 - 201 av. J. - C.) qui avait vu les troupes romaines, conduites par P(ublius) Cornelius Scipio Africanus, plus connu sous le nom de Scipion l’Africain, s’imposer sur celles de Carthage à Zama, en effet, il se rendit à l’évidence, une fois parvenu sur les lieux : Carthage se développait, sur quasiment tous les plans, s’armait de nouveau et donc constituait une menace pour Rome. Une question, alors, tarauda son esprit : convenait - il de laisser cette cité se développer de nouveau, reprendre du « poil de la bête » et redevenir une puissance méditerranéenne, quitte à mettre la sécurité de Rome en danger ou importait - il de l’en empêcher par tous les moyens, quitte à utiliser, à son égard, la manière forte, la solution ultime, la « solution finale », en la rasant, en la réduisant au silence, en lui amputant tous « ses membres vitaux » ? Caton l’Ancien ne passa pas par quatre chemins : il n’y avait pas d’autre solution que celle de la destruction ! Il fallait donc utiliser vis - à - vis de Carthage la méthode radicale ! Il convenait de lui appliquer la « solution finale » ! Il fallait la détruire ! Cet objectif était devenu tellement obsédant qu’au-delà de cette année 153 av. J. - C., chaque fois qu’il prenait la parole devant ses pairs assemblés, il l’assénait avec force, au point de s’opposer à un contradicteur, Scipion Nasica, qui militait, au contraire, pour que la solution ultime, la destruction, ne fût pas appliquée à Carthage. À l’adresse des membres du Sénat, les Pères, les Patres Conscripti, il lançait alors la formule habituelle, la transformant en une sorte de ritournelle. Résultat : c’est cette option qui, au final, l’emporta ! Rome et Carthage entrèrent en guerre et mission fut confiée à un autre Scipion, P(ublius) Cornelius Scipio Aemilianus, plus connu sous le nom de Scipion Emilien, de la conduire. Ce fut la 3ème guerre punique (149 146 av. J. - C.). Fort de ses faits d’armes, il fut donc désigné pour la « sale besogne ». Rendu sur place en compagnie de ses troupes et s’appuyant sur ses alliés africains, il porta ainsi l’estocade à Carthage et la réduisit à sa plus simple expression. Carthage fut ainsi rasée, anathémisée ! Son sol fut maudit ! On y versa du sel pour que plus rien ne poussât ! Les populations furent exterminées, passées au fil de 16
l’épée, sans aucune pitié ! L’on passa au peigne fin toutes les maisons ! L’on arpenta toutes les ruelles, pour s’assurer qu’il n’y avait plus de survivant ! La boucherie fut totale ! Ce fut l’anéantissement ! Examinant l’acharnement dont firent montre les forces romaines à cette occasion, analysant leur hargne et leur détermination vive, passant au crible de la critique leur engagement et leur détermination féroce, à la lumière des faits contemporains, des auteurs modernes intéressés par ce pan de l’histoire des Carthaginois et des Romains, voulurent alors comprendre. Il y en eut qui y virent un « acte génocidaire », mené par une population, les Romains en l’occurrence, arguant de ce que cette action à l’encontre des Carthaginois visait tout simplement à rayer leur existence de la terre ! Pour les tenants de cette thèse, cette hargne des Romains vis - à - vis des Carthaginois trouvait donc sa source dans la volonté qui animait les Romains d’éliminer systématiquement tout un peuple, le peuple carthaginois, et de l’exterminer, faisant ainsi acte de génocidaires ! Dans cette même veine, il y en eut d’autres qui y virent plutôt un « acte raciste », faisant ainsi de la destruction de Carthage un fait motivé par des relents raciaux, comme pour dire que les Romains mirent tout en œuvre pour exterminer les Carthaginois, tout simplement parce qu’ils étaient différents d’eux, parce qu’ils n’avaient pas la même pigmentation qu’eux. À ces deux groupes peut être associé un autre, celui constitué de ceux qui s’en sont toujours tenus à une simple et seule restitution des faits, sur la base des sources existantes, imputant cette atrocité romaine à l’imperium, le commandement suprême. Trois thèses, trois visions de l’histoire, trois lectures d’un même fait, se heurtent donc jusqu’à ce jour, restent pendantes et nécessitaient qu’on les revisitât, qu’on les explorât de nouveau, pour tenter de dire les choses telles qu’elles méritaient de l’être, telles qu’elles furent ! D’où cette interrogation préjudicielle : quelle était la véritable motivation de Caton l’Ancien quand il soutenait avec force la nécessaire destruction de Carthage ? Au - delà de cette question centrale, d’autres peuvent être posées : comment comprendre que les Romains, à l’occasion de la 3ème guerre punique, fissent montre d’une telle hargne ? Est-ce véritablement par ce qu’ils étaient impérialistes ? Est-ce tout simplement parce qu’ils tenaient par tous les moyens à se débarrasser d’une rivale qui, si elle était restée debout, aurait pu, à terme, les terrasser ? Etait - ce une action menée au nom du principe de la précaution ? Etait - ce pour administrer la preuve qu’ils tenaient à leur pouvoir, ne pouvaient accepter de le voir remettre en cause, à plus ou moins brève échéance, comme pour corroborer la vision de l’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma qui déclarait que « le pouvoir est une femme qui ne se partage pas » ? 17
À travers les écrits de certains auteurs de l’Antiquité, comme Valère Maxime, Cornelius Nepos, Appien, Silius Italicus, Dion Cassius et Aulu-Gelle qui, parmi d’autres, se sont intéressés à l’homme Caton l’Ancien et se sont efforcés de faire connaître certains pans de sa vie, des informations suffisantes n’ont pas été fournies pour répondre à ce faisceau de questions de manière tranchée, s’étant uniquement focalisés sur d’autres aspects de sa vie comme la naissance, l’enfance, la vie publique. Même Plutarque, qui a réalisé une biographie sur lui et qui a laissé la réputation, avec Suétone et l’auteur de l’Histoire Auguste, d’être celui - là même qui a pu offrir l’opportunité de ceinturer les personnages dont il a exploré la vie, par le biais de ses Vies parallèles, n’y est pas parvenu en totalité. Mais il n’empêche ! En lisant avec attention les œuvres des uns et des autres de ces auteurs, des indications ont pu être décelées, qui offrent une piste de réponse. D’autres pistes se trouvent par ailleurs chez quelques auteurs modernes, savants pour la plupart2, parmi lesquels l’on range le Professeur Yann Lebohec. Connu pour son savoir - faire et sa science, le Professeur Yann Lebohec, en effet, a consacré à la « formule catonienne » des articles3, avant de rédiger une œuvre monumentale, autoritaire et savante, un véritable opus magnum, sur les guerres puniques4, une œuvre qui jusqu’alors n’a pris aucune ride et qui continue à s’imposer dans les amphithéâtres des Universités. À le lire, aucun doute ne saurait être permis : la cause de cet acharnement romain contre son ennemie fut l’exercice de l’imperium. Comme pour dire que l’imperium romain eut un lien direct avec le « delenda (est) Carthago » catonien ! Etudier et examiner la formule « delenda (est) Carthago ! » revient donc à relire au préalable toutes les Sources, à les mettre en 2
Dont, entre autres, M. Gelzer, « Nasicas Widerpruch gegen die Zerstörung Karthagos » in Philologus, 1931, pp. 261 - 299, C. Saumagne, « Les prétextes juridiques de la troisième guerre punique » in Rev. Hist., 1931, pp. 225 - 253, C. Picard, Carthage, Paris, 1951, S. Rosseti, « La Numidia e Cartagine fra la IIa et la IIIa guerra punica » in Parola Passato, 1960, pp. 336 - 353, A. Lezine, Carthage-Utique, Aix-en-Provence, 1969, A. Laroui, L’histoire du Maghreb. Un essai de synthèse, Paris, 1970, M. Sznycer, « L’expansion phénico-punique dans la Méditerranée occidentale. Problèmes et méthodes » in Actes du IIe Congrès d’Etude des cultures de la Méditerranée occidentale, Alger, 1976, pp. 35 - 4 8, etc. 3 Comme « Il faut détruire Carthage ! » in L’Histoire, n° 206, Janv. 1997, pp. 65 - 68, etc. 4 Histoire militaire des guerres puniques, 264-146 avant J. - C., Monaco, Le Rocher, 1996
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commun et à les ausculter, quitte à les compléter par les ouvrages généraux, pour comprendre tous les à - côtés de cette formule. Cela revient ensuite à jeter un regard critique sur Carthage, Cité - Etat fondée par la Phénicienne Elissa - ou Didon - et qui rayonna, des siècles durant, en sa qualité de puissance commerciale, sur le pourtour occidental méditerranéen. Au-delà de Carthage, il s’agit de voir l’Afrique ; non pas le continent tout entier, constitué aujourd’hui – avec le nouvel Etat qui vient de prendre son indépendance, le sud du Darfour en l’occurrence -, de (54) cinquante quatre Etats, mais cette partie située au nord du continent, autrement dit, l’Afrique du Nord, encore appelée l’Afrique septentrionale, l’Afrique nord - saharienne, l’Afrique blanche, le Maghreb, et qui comprend l’Algérie, la Libye, le Maroc et la Tunisie, et plus précisément la partie qui s’étendait de l’Atlantique, à l’ouest de l’Egypte. Avant de porter l’identité d’Ifriqiya, fruit de la conquête et de la domination vandales, au Ve s. ap. J. - C., cet ensemble territorial avait eu des appellations diverses : Lebou, Lebaou, Libye, Africa. Ses habitants étaient ainsi connus sous le nom de Libyens, et, peu après, sous celui de Puniques, Poeni, Libyco - puniques, du fait de leur descendance phénicienne, et d’Africains, Africani. À eux se joignirent, parce qu’habitant l’arrière - pays, l’hinterland, différentes communautés culturelles : Numides, Gétules, Maures, Cinithii, Massyles, Massaesyles. L’espace qu’ils habitaient était diversifié ; avant que les Romains n’implantassent les cités, civitates, l’on trouvait les huttes, les cabanes, mapalia. Au fur et à mesure de l’avancée romaine, ces infrastructures se transformèrent, laissant place à d’autres, plus développées - cités pérégrines5, municipes6, oppida7,
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De peregrinus, étranger. C’est une communauté urbaine qui s’administrait par son droit propre. Parmi les cités pérégrines, il y avait les cités stipendiaires, autrement dit qui versaient un impôt à Rome, le stipendium, et les cités libres et fédérées, civitates liberae et foederatae, celles qui avaient signé un traité, un foedus, avec Rome. La cité de Leptis Magna fait partie des cités pérégrines. Cf. F. Jacques, Les cités de l’Occident romain, p. 19 6 De municipia. C’était une communauté urbaine, autrement dit une ville. Elle avait la particularité de disposer de ses propres institutions, calquées en général sur celles de Rome. Dans ce cadre, les citoyens pouvaient bénéficier des droits dévolus aux citoyens romains « complets », cives optimo iure, ce qui leur permettait d’être aussi bien électeurs qu’éligibles, à la seule condition qu’ils se rendissent à Rome. Ils pouvaient tout aussi bien ne bénéficier que d’une citoyenneté incomplète, c’est – à - dire sans droit de vote ; on parlait alors de civitas sine suffragio. Il en était ainsi de Volubilis, en Maurétanie Tingitane. Cf. id., p. 31
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colonies8 -, et qui restent, aujourd’hui encore, des lieux pétris d’Histoire ; mieux, des espèces de Musée à ciel ouvert : Hippone, Mactar, Bulla Regia, Oea, Leptis Magna, Hippo Regius, Zama Regia, Calama, Sabratha, Volubilis, Cirta, Thabraca, Vaga, Thugga, Zama, Capsa, Thapsus, Theveste, etc. Outre Carthage, cette formule incite aussi à examiner la cité de Rome, d’où partit cette formule « catonienne », Delenda (est) Carthago ! Elle amène à remonter jusqu’au IIIe s. av. J. - C. et à étudier l’atmosphère dans laquelle vécurent les Romains jusqu’au moment où éclata la 3ème guerre punique. Que se passa-t-il entre les Carthaginois et les Romains ? Pourquoi éclatèrent les guerres puniques ? C’est donc à une étude complète que nous amène cette formule. Entre temps, une observation s’impose et mérite d’être relevée : la formule « catonienne » a traversé les âges, et garde, jusqu’à ce jour, son actualité, et même son incandescence. Elle véhicule toujours un ton comminatoire. Elle sous - entend encore un aspect guerrier, va - t - en guerre, belliciste. L’accent autoritaire, le ton martial sous lequel elle est utilisée, fait toujours penser à un chef de guerre, impétueux, à un personnage intransigeant, dont le discours est essentiellement enflammé, dont la force réside essentiellement et prioritairement dans la musculature, dans le poignet, dans le forceps, et qui cherche, avant et après tout, à s’imposer par le langage de la violence, par la force des armes, qu’il utilise alors comme principal outil de dissuasion, comme moyen de persuasion. Examiner et étudier la formule delenda (est) Carthago ! renvoie donc, et enfin, à une étude de l’homme Caton l’Ancien, censeur intransigeant, « homme à poigne », qui cultivait la fermeté, qui avait un penchant pour les méthodes fortes, mais aussi qui fit appliquer à Scipion Emilien la mission qu’il avait inspirée. En passant en revue l’un et l’autre, l’on pourrait avoir ainsi la possibilité, non seulement d’étudier, de comprendre et de saisir les ressorts de l’état d’esprit de ces deux principaux personnages, mais aussi de voir les deux Cités – Etats dont ils étaient originaires et qui entrèrent en
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Places fortes. C’étaient les bourgs. Y vivaient des peuples qui avaient bénéficié de la citoyenneté romaine avant d’avoir eu une organisation urbaine et civique. 8 « Collectivité formée de colons c’est - à - dire de gens – civils ou militaires - envoyés par Rome dans un territoire donné pour s’y livrer à l’activité agricole au détriment des cités ou des peuples vaincus… ». Voir H. Mouckaga, L’Abécédaire de la Rome Ancienne, p. 65
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compétition, Carthage et Rome. C’est dans cette optique que nous porterons, sur cette question, un regard ternaire. Le premier nous permettra d’étudier ces deux sociétés, Carthage et Rome, en tant que puissances méditerranéennes, amies d’abord, qui se partagèrent l’espace méditerranéen parce qu’étant parvenues à s’imposer comme les seules autorités du moment, et qui, pour formaliser cette amitié et rendre fonctionnelle toute forme de coexistence pacifique, furent amenées à passer des accords. Ce regard rétrospectif s’étendra de 509 à 264 av. J. - C., soit près de trois siècles. Il nous fournira ainsi l’occasion de passer en revue les différents éléments structurants qui leur permirent de s’imposer sur cet espace et d’éclipser les autres cités qui baignaient le même environnement. Outre les problèmes factuels, visibles, des deux Cités – Etats en question, il s’agira pour nous de jeter un regard froid et circonspect sur les deux peuples qui les constituèrent, les Carthaginois et les Romains, afin de faire ressortir leur vécu, leur agir, et leur fonctionnement au plan mental. Il s’agira aussi d’examiner leurs faits sociaux, et de décrypter ce qui pouvait bien se cacher derrière les faits et gestes de l’une et l’autre, qui apparurent comme des puissances dominantes, des pouvoirs dominants, tout au long de la période qui nous concerne. Le second couvrira la période allant de 264 à 201 av. J. - C. C’est la période « post coexistence pacifique », autrement dit de guerre. Après avoir été amies, Carthage et Rome devinrent ennemies, au sens romain, non pas d’inimici, terme lâche qui n’induisait pas à tout prix la violence physique, la force des armes, le forceps, mais plutôt d’hostes, c’est - à - dire d’ennemis irréductibles, qui se vouèrent une haine tenace, l’odium, qui furent prêtes à combattre sans pitié, jusqu’à leur dernier souffle, jusqu’à la dernière goutte de leur sang, selon les prescriptions du droit de la guerre, le ius et pium ad bellum, à moins de passer sous la sujétion de la puissance adverse, en revêtant le statut d’esclave. Cette partie nous offrira donc l’opportunité de mettre face à face ces deux Cités - Etats, et de les présenter sur les différents champs de guerre, non seulement en Italie, mais aussi en Afrique, à l’occasion de ce qui fut connu sous le nom de guerres puniques. Nous commencerons, dans ce cadre, par analyser les mobiles officiels de ces guerres, tels que les transcrivirent les Sources ; nous les passerons ensuite en revue et nous montrerons la physionomie de Carthage et de Rome aux alentours de 201 av. J. - C., quand prit fin la seconde de ces guerres, à Zama. Le troisième, enfin, sera consacré à la 3ème guerre punique, dont le déclenchement, en 149 av. J.- C. fut motivé par l’injonction 21
de Caton l’Ancien, Delenda (est) Carthago ! L’on y verra ainsi les principales motivations de cette guerre ainsi que son déroulement jusqu’en 146 av. J. - C., année au cours de laquelle, sous la conduite de P(ublius) Cornelius Scipio Aemilianus, plus connu sous le nom de Scipion Emilien, Carthage fut prise d’assaut, rasée, anathémisée et rayée de la carte. Nous saisirons cette opportunité pour savoir ce qui motiva véritablement cette injonction « catonienne » : l’impérialisme ?
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Ière Partie CARTHAGE ET ROME, DEUX PUISSANCES AMIES DANS LE BASSIN MÉDITERRANÉEN : 509-264 av. J. - C. « Obuga, obuga a mvudu ankwono : ma akima bwa ankondi a bibi »9 Sagesse ambaama (Gabon)
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Littéralement : « La vraie amitié n’existe qu’entre parents : les autres ne sont que des flatteurs ».
Au préalable, il convient de présenter l’espace dans lequel évoluèrent ces deux cités : la Méditerranée. À cet égard, nous retiendrons que la Méditerranée était une mer septentrionale, presque entièrement fermée, mais enfoncée au milieu des terres, qui s’étendait sur près de 2, 5 millions de Km2, qui avait un volume de 3,7 millions de Km2, qui couvrait deux bassins, l’Occidental et l’Oriental, et qui baignait les trois principaux continents de l’espace habité de l’époque, c’est - à- dire l’Europe, l’Asie et l’Afrique. S’ouvrant sur l’Océan Atlantique, elle séparait le continent européen de l’Afrique mais permettait d’unir ces deux espaces et donc de leur servir de point de jonction, à telle enseigne que Carthage fut, pratiquement, à « un jet de pierre » de Rome ! Elle était marquée par un climat de type méditerranéen, ou subtropical des façades occidentales, autrement dit marqué par quatre saisons : l’été, l’automne, l’hiver et le printemps, et caractérisé par un hiver humide et un été chaud et sec. À cet égard, ce climat rendait les espaces qu’il arrosait adaptés à certaines activités spécifiques comme l’agriculture, l’élevage et la pêche, de même qu’elle rendait les femmes et les hommes qui y étaient installés agréables à vivre, et conviviaux, mais également extravertis, prompts à faire des confidences, excellents dans l’art de radoter, de médire, d’agglomérer les faits, de les amplifier et de s’occuper de ce qui ne les regardait pas ! La Méditerranée les rendait donc des « femmes et des hommes de l’extérieur » ! La Méditerranée dut son nom au fait qu’elle se situait « au milieu des terres »10, au point que les Romains, après s’en être rendus maîtres et donc s’en être appropriée, lui donnèrent l’appellation de « notre lac », « mare nostrum »11. Outre que cet espace était considéré comme « le milieu des terres », il était vu aussi comme le berceau de la civilisation occidentale et le point d’ancrage des civilisations puissantes de l’époque : l’Egypte, la Mésopotamie, l’Assyrie, la Phénicie. C’était également le cadre natal de la navigation maritime, ce qui lui permit d’être diversement appelé : « mère des peuples », « mer au milieu des peuples », « mer fermée au centre du monde antique ». C’était enfin une importante voie de transport maritime, qui permettait l’échange commercial et culturel entre différentes régions. 10
« Mare medi terra » selon Isidore de Séville, au VIIe s. Voir à cet égard E. De Saint Denis, Mare Nostrum, Paris, Les Belles Lettres, 1976, p. 63 11
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C’est donc sur cet espace que trônèrent Carthage et Rome, deux Cités - Etats et, au - delà, deux Empires, qui, par la force du poignet mais aussi par leur organisation, avaient réussi le tour de force de s’imposer sur les autres territoires. Puissantes l’une et l’autre, maîtresses sur ce large espace, parce qu’étant parvenues à éclipser les cités concurrentes, à l’instar de l’Egypte, de la Phénicie, de la Mésopotamie, de la Grèce, etc., elles se partagèrent dès le début de l’époque républicaine romaine, autrement dit en 509 av. J. - C., des sphères d’influence et résolurent de les réglementer en systématisant leurs intérêts : Rome ne se mêlerait pas des questions maritimes et concentrerait ses efforts sur ses ennemis terrestres qu’étaient, entre autres, les Samnites, les Etrusques, les Gaulois et les Grecs ; de son côté, Carthage, qui ne disposait d’aucune armée citoyenne, axerait ses efforts sur l’exploration des routes commerciales. Pour solidifier leur amitié et lui donner une réelle force de loi, elles signèrent quatre traités de paix : en 509 av. J. - C.,12 en 348 av. J. - C.,13 en 338 av. J. - C.14 et en 279 av. J. - C. 12
Par ce traité, Rome et ses alliés s’engagèrent sur les clauses suivantes : ils ne devaient pas naviguer au-delà du Cap Bello, autrement dit dans le golfe de Carthage, à moins qu’ils n’y fussent contraints par la tempête ou des ennemis. Si quelqu’un était « poussé à terre », il devait y être pour acheter ou prendre ce qui était nécessaire pour la réparation de son navire et le service des dieux ; il devait donc quitter cette terre sous cinq jours. Quant aux commerçants, ils ne pouvaient exercer leur activité qu’en Sardaigne et en Libye, en présence d’un héraut ou d’une ville-clerc, et la vente devait être garantie par l’Etat. Carthage et ses alliés, de leur côté, s’engagèrent sur les clauses suivantes : ils ne devaient pas attaquer les colonies romaines, autrement dit les territoires qui avaient été soumis à Rome ; ils ne devaient pas non plus construire des forteresses dans le Latium ; ils ne pouvaient pas, enfin, passer une seule nuit dans le Latium. 13 Avant que n’intervînt ce traité, Rome était empêtrée dans une série de guerres intestines ; elle avait réussi à conquérir une grande partie de l’Etrurie, et était même parvenue à détruire Véiès ; elle avait réussi à repousser les Gaulois, alors que ceux-ci avaient failli l’assujettir à la suite de l’attaque menée par le général Brennus en 390 av. J. - C., n’eussent été les oies du capitole ; la lutte entre patriciens et plébéiens pour le partage du pouvoir faisait encore rage ; elle était en lutte contre les Herniques et les Volsques, et se préparait à entrer en guerre contre les Samnites. En Sicile et dans le sud de l’Italie, les Carthaginois avaient pu établir un accord avec Denys le Jeune, fils de Denys le Grand, qui avait nourri des velléités d’expansion territoriale, mais n’avaient pu empêcher la désintégration de son pouvoir et sa déposition. Parallèlement, Carthage avait réussi à mettre la main sur la Cyrénaïque, au détriment des Grecs, ce qui lui avait permis de stabiliser sa frontière orientale, mais elle restait opposée à Rome sur le Latium. Par ce traité, les Romains et
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Il nous reviendra donc, dans cette partie, de situer ces deux Empires, afin d’en faire ressortir tous les éléments structurants et donc tout ce qui fit leur spécificité et leur permit de tenir la dragée haute aux autres cités concurrentes de l’époque.
leurs alliés s’engagèrent ainsi à ne pas aller au-delà de la « Foire Promontoire », à ne pas s’attaquer aux alliés de Carthage et à en faire des prisonniers, à ne pas prendre possession d’une parcelle de terre conquise par Carthage ou liée à elle, à ne pas prolonger, au-delà de cinq jours, leur présence. 14 Ce traité intervint dans un contexte particulier. Rome avait réussi à assurer son contrôle sur le sud de l’Etrurie et poursuivait ses guerres contre les Samnites. Sur le front oriental de la Méditerranée, des troubles avaient lieu, avec un considérable impact sur la stabilité de la partie occidentale : la mort d’Alexandre le Grand, en 323 av. J. - C., et l’implication de territoires qui lui étaient soumis, l’Egypte, la Grèce, la Macédoine, l’Asie Mineure et la Syrie, dans des guerres qui menaçaient même la stabilité de Carthage en Sicile. L’accord signé interdisait à Rome d’entrer en Sicile, et à Carthage de mettre pied sur la péninsule.
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Chapitre I : Carthage, de la « cité tyrienne » à la capitale de « l’Empire barcide » A. La « cité tyrienne » 1. La fondation Nul ne saurait, pour l’heure, le contester et donc le remettre en cause, car les points de vue exprimés sur cette question sont convergents. Carthage, de son nom sémitique Qart Hadasht, ou Qrthdst, autrement dit « Nouvelle ville », et, par extension, « Nouvelle Tyr », fut fondée par des ressortissants de Tyr, capitale de la Phénicie, territoire des Sémites, apparentés aux Hébreux, territoire sur lequel ils avaient mis pied aux alentours du IIIe millénaire. Elle fut donc appelée « la cité phénicienne » ou « la cité tyrienne ». Cette fondation remonte au IXe s. av. J. - C. et plus exactement en 814 av. J. - C. ou vers 750 av. J. - C. si l’on se fie aux découvertes récentes qui ont eu lieu sur le site en question. Elle fut l’œuvre d’Elissa – ou Alissa - ou Didon, -Deidô pour les Grecs -, autrement dit « l’Errante », fille du roi de Tyr, Muttoial – ou Bélus, ou Matten -, sœur de Pygmalion, et épouse d’Acherbas – Sychée pour les Grecs -, grand prêtre de Melqart. Pour comprendre les contours de cette fondation, il faut retenir qu’aux origines de cet acte, il y eut Matten, le père de Pygmalion et d’Elissa. À sa mort, le pouvoir échut à ces deux fils, ce qui déplut au peuple de Tyr, qui souhaitait être dirigé par un souverain unique. La famille royale, de son côté, connut de violents remous car Elissa avait épousé son oncle, Acherbas, homme riche, et dont l’autorité était aussi grande et étendue que celle du roi. Avide de pouvoir et de richesse, Pygmalion ourdit alors un crime : il assassina Acherbas. Elissa prit peur et décida de quitter Tyr ; elle le fit, non pas au vu et au su de tous, mais en usant d’un subterfuge : elle fit savoir à son frère, Pygmalion, qu’elle souhaitait élire résidence au palais. Celui-ci accepta, convaincu qu’en s’installant en ces lieux, elle amènerait également toutes ses richesses. Mais au lieu de cela, elle apprêta des navires dont elle remplit les cales de ses richesses et attendit l’heure idéale pour appareiller. Des serviteurs du roi, qui craignaient des représailles de ce dernier mais aussi des sénateurs et des prêtres de Melqart, la suivirent dans cette expédition. Ils firent ainsi route d’abord vers Chypre, colonie de Tyr, où ils se ravitaillèrent. Là, 80 vierges consacrées à Vénus furent mariées aux accompagnateurs d’Elissa. Tous se mirent alors à la recherche d’une « ville nouvelle » :
ce fut Byrsa. Arrivés sur les lieux en convoi, ils accostèrent et engagèrent une négociation avec les autorités locales, dirigées par le potentat Hiarbas – Iarbas -, qui leur firent bon accueil. La suite de l’histoire apparaît dans ce récit de Justin : « Elissa sollicit(a) l’amitié des habitants qui voyaient avec joie dans l’arrivée de ces étrangers une occasion de trafic et de mutuels échanges… Elle accepta autant de terrain qu’en pourrait couvrir une peau de bœuf… puis elle f(i)t couper la peau en lanières très minces et occup(a) … plus d’espace qu’elle n’en avait demandé... Puis, attirés par l’espoir du gain, des gens du voisinage, accourant en foule apporter… force marchandises, s’établirent chez eux et, de cette foule d’hommes, il se forma une sorte de cité … C’est ainsi que, du consentement de tous, Carthage fut fondée...»15. C’est donc là que ces nouveaux venus, d’origine tyrienne, s’installèrent. Ce fut Byrsa, avant que le nom de Tyros, puis Qrthdst, Qart Hadasht, Carthage, Carthago, en référence à Cartho, lieu de naissance présumé d’Elissa, ne lui fût décerné. Ce site était particulier car il présentait des avantages topographiques inestimables ; il avait, en effet, l’allure d’une ville double : une partie intérieure, la ville centrale, Carthage, et une partie extérieure, Magalia. En outre, il était situé sur un promontoire. Une telle configuration permettait à la ville d’être protégée de toute attaque ennemie. Sur cette base, les Autorités officielles installèrent la citadelle au sommet du promontoire et, sur les versants, des habitations. Pour lui garantir une totale protection et donc pour la rendre inexpugnable, elles entourèrent, enfin, la cité, d’une muraille. Au fil des ans, cette cité se développa ; elle s’agrandit en intégrant des territoires de l’arrière-pays ; il en fut ainsi de Leptis, d’Hadrumète, d’Utique, d’Hippone, de Lixus… ; en gros, de « tous les pays qui ne comportaient pas la vie nomade »16, soit « plus de la moitié de la Libye »17. Cette extraversion toucha également l’environnement côtier, autrement dit ces espaces situés sur le pourtour méditerranéen. Dans cette optique, le choix des Carthaginois fut porté sur des îles voisines, moins exposées à toute attaque ennemie et disposant d’un arrière qui pouvait faire office d’abri aux vaisseaux. Ils en firent à la fois des comptoirs, et donc des espaces réservés au commerce, et des relais pour le commerce de la mère-patrie, Tyr. La Méditerranée et la Mer Rouge, en effet, n’étaient-ce pas des espaces où l’on se livrait à une concurrence rude, impitoyable ? Depuis des millénaires, l’Assyrie y 15
XVIII, 5, 8, sqq. Strabon, XVII, 3, 15 17 Appien, XXXVII 16
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était présente de manière exclusive ; elle cherchait à le rester car elle y voyait le moyen idoine de dominer toute l’activité économique et donc de contrôler tout le flux des richesses. Idem pour la Grèce sur le pourtour de la Méditerranée orientale : elle était une puissance de premier plan et en profitait pour réguler, selon ses vues, toute l’activité économique. En prenant position sur la Méditerranée elle aussi, Carthage voulait donc participer à cette « course aux clochers » ; surtout, elle tenait absolument à marquer la présence de Tyr, sa mère - patrie, sur cet espace, et à en faire un acteur économique majeur qui pouvait, aisément, engranger toutes les richesses nécessaires. En s’implantant durablement en ces lieux, Elissa pouvait donc être sûre d’une chose : Tyr allait disposer désormais d’un relai de poids ; elle allait avoir un point de passage pour ses navires ; elle allait se doter de moyens conséquents pour contrôler toute l’activité économique sur cet espace ; elle allait disposer d’ un outil nécessaire pour être une puissance de première zone ; elle allait avoir, enfin, sous son autorité, un Etat-tampon, qui pouvait être une grande place commerciale face aux cupides Assyriens et aux concurrents Grecs. Située sur la route de Tartessos, Carthage devait donc jouer, sinon un rôle de relais, du moins celui de point d’étape. Fondée avec cette mission spécifique, Carthage fut ainsi une colonie ; elle était le prolongement, l’excroissance, l’arrière - cour, de Tyr. De ce fait, elle pouvait bénéficier de l’appellation de « Tyr en miniature », de capitale de « l‘Empire barcide ». Du fait de leur ascendance phénicienne, les populations qui s’y installèrent reçurent donc le nom de Puniques et, peu après, celui de Libyco - Puniques et de Libyco - Berbères. Au contraire des Indo - Européens dont les noms permettaient de mettre en valeur les qualités personnelles de ceux qui les portaient et même leurs aptitudes individuelles, leur onomastique, tout comme celle des Tyriens, garda sa spécificité ; elle resta marquée du sceau des divinités, qu’exprimaient les désinences Abd, A’al. C’est ainsi que l’on trouva, parmi les populations, des noms comme Abdmelqart, autrement dit « serviteur de Melqart », Hannibal, « qui a les faveurs de Ba’al », Adzruba’al, « qui a le soutien de Ba’al », Muttumba’al, « qui a le don de Ba’al », etc. Mais une question se pose : comment les Carthaginois vécurentils sur cet espace ?
2. L’organisation Il faut, à la vérité, de dire que les Carthaginois se révélèrent être des personnages humbles, particulièrement courtois, qui ne voyaient
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aucun inconvénient à s’humilier, à se prosterner même, surtout quand cela s’avérait nécessaire. Ils portaient de longues et épaisses robes de laine droite avec des manches, souvent sans ceinture, comme il était de coutume chez eux. Ils vivaient dans des maisons organisées autour d’une cour, de manière à leur faire bénéficier de l’air et de la lumière. Cette cour donnait accès aux différentes pièces du rez - de -chaussée (cuisine, salle de bain) et même aux parties situées à l’étage où, souvent, se trouvaient des chambres et la terrasse. Ils avaient la tête recouverte de tiare, coiffures rondes sans bord et sans visière, ce qui leur permettait de protéger leur crâne, à défaut d’utiliser un feutre, ou un voile. Ils étaient barbus. Ils avaient le corps tatoué, afin de se protéger des esprits maléfiques. Leurs pieds étaient recouverts de sandales, de bottines ou de souliers. Ils portaient de longs cheveux, imités en cela par les femmes qui les tenaient bouclés et tirés en arrière, au point de couvrir les oreilles. Ils avaient la face longue, le nez aquilin et mince. Les squelettes qui y ont été trouvés à l’issue des excavations sur le territoire carthaginois, montrent qu’ils avaient un crâne allongé. Ils étaient aussi endurants, robustes, d’une grande résistance ; une qualité requise pour naviguer sur mer et même s’enfoncer dans l’hinterland, en direction du Sahara ! En bons disciples des Chypriotes, ils se révélèrent aussi être de grands et habiles architectes ; une qualité qui leur fut indispensable pour la construction des bateaux ! Comme pour montrer qu’ils étaient issus d’une société raffinée et qu’ils tenaient à en garder les traits, ils faisaient ressortir leur goût pour tout ce qui était beau et propre. Dans ce sens, ils faisaient usage de strigiles pour assécher la sueur de la peau et utilisaient des parfums fortement aromatisés. Ils aimaient se parfumer, rester propres, se servant ainsi d’arômes particuliers. Ils étaient fortement religieux et croyaient, pour ce faire, en des dieux, dont les principaux étaient Tanit et Ba’al Hammon. Ils se nourrissaient de chien, de poisson, de bouillie, de chou, de pois chiche, et d’artichaut et étaient friands de pâtisserie ; mais il leur était interdit de consommer de la viande de porc ! Cette nourriture était arrosée de vin, souvent conservé dans les amphores. Les enfants nés dans ces familles bénéficiaient de la protection divine. S’ils étaient hommes, on leur pratiquait la circoncision, afin de les intégrer à la société. Conformément à la « mission » qui lui fut confiée par les hautes instances tyriennes, Carthage fut donc un cadre particulier dans l’univers africain. Quand elle prit la dimension d’un Empire, devenant ainsi « l’Empire barcide », cette configuration ne changea pas dans ses fondements, dans sa structure initiale. Tout en restant la même structurellement, Carthage devint un poumon économique et une puissance culturelle. 32
B. L’ « Empire barcide » 1. Un poumon économique et une puissance culturelle Au lendemain de sa fondation, en effet, Carthage mit l’accent, sur deux domaines : l’agriculture et l’élevage. Devenue un Empire, autrement dit une entité plus vaste, « l’Empire barcide », elle continua à les pratiquer. Le choix de ces activités était lié au fait que dès la haute Antiquité, toute l’Afrique du Nord y était propice. On peut s’en rendre compte en lisant Salluste et plus spécialement sa description de l’Afrique qu’il réalisa dans son œuvre consacrée à la guerre que Rome livra à Jugurtha, la Guerre de Jugurtha, le Bellum Iugurthinum : « Dans la division du globe terrestre, on fait généralement de l’Afrique la troisième partie du monde ; … la mer y est mauvaise, sans mouillage ; le sol, fertile en céréales, bon pour l’élevage, stérile en arbres… »18. Comme pour abonder dans son sens, Strabon évoqua un espace où « des terres …fructifient deux fois »… où l’on faisait « deux récoltes, l’une en été, l’autre au printemps » où « le rendement » était de « 240 pour un »19. Pour la pratique de l’élevage, on y trouvait un cheptel riche et varié, constitué de « chevaux, de bœufs, de moutons et aussi de chèvres » ; une situation inédite en ce qu’on n’y avait jamais rien vu de « semblable dans tout le reste de la terre »20. De grands propriétaires fonciers y virent ainsi le jour, qui exploitèrent de vastes domaines où les ouvriers agricoles, essentiellement d’origine servile, étaient nombreux, et étaient contrôlés par des contremaîtres, qui surveillaient les exploitations. Ces exploitations pouvaient aussi être tenues par des temples ou même par des rois, des princes, des amis du roi, des notables. Le matériel qu’ils utilisaient était réalisé par une puissante classe d’artisans qui fabriquaient des outils comme la houe, la charrue, le charriot, pour dépiquer les grains. Pendant ce temps, d’autres artisans fabriquaient des bijoux, des colliers, des objets en ivoire, etc. Les Carthaginois pratiquaient aussi la pêche et la peinture pourpre ; celle-ci était obtenue à partir d’un coquillage appelé le murex. Toutes ces activités firent ainsi très vite de Carthage et, au-delà, de toute l’Afrique du
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XVII, 151 XVII, 3, 11 20 Polybe, Hist., XVII, 3, 3-4 19
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Nord, « une des régions les plus riches du bassin méditerranéen dans l’Antiquité »21. Mais Carthage ne mit pas seulement l’accent sur ces deux activités du secteur primaire. Elle développa aussi le secteur commercial, et en fit une activité principale. À cet égard, elle importait les matières premières (minerais précieux, étain, ivoire) ainsi que des produits agricoles (grains, olives), et exportait des produits finis issus majoritairement d’Orient. Dans les colonies qu’elle avait installées aussi bien en Sicile occidentale qu’en Sardaigne, Malte, Ibiza, et le long des côtes de l’Afrique du Nord, elle développa de grands domaines agricoles et techniques et détint un véritable monopole dans ce domaine. En échange de la sécurité qu’elle assurait à ces colons, elle bénéficiait de leur part, en retour, d’une certaine autorité ainsi que d’un pouvoir de décision dans certains secteurs de la vie politique et économique. De la même manière, toutes lui étaient soumises sur le plan de la politique extérieure et dans le domaine du commerce avec l’étranger. Carthage avait ainsi le droit de signer des traités ou des conventions avec d’autres Etats étrangers comme les Grecs, les Etrusques, les Romains, les Ibères. En cas de conflit armé, les autres cités placées sous l’orbite de la Phénicie devaient participer à l’entreprise guerrière afin de garder saufs les intérêts de la collectivité. Ainsi dotée de ce pouvoir, Carthage fut reconnue comme un centre économique, une puissance commerciale de la Méditerranée occidentale. Une classe d’hommes d’affaires se constitua progressivement, investissant sur tout le pourtour méditerranéen et dans la péninsule ibérique. Pour soutenir cette activité, elle avait besoin de butin, de richesses. Deux groupes d’intérêt se firent ainsi face : celui constitué de ceux qui militaient pour une expansion en Afrique, essentiellement, et dont le parti était appelé le « parti de la paix », et un autre, qui tenait à déployer ses intérêts, essentiellement dans les îles Baléares, en Sardaigne, en Sicile, et qui était appelé le « parti de la guerre ». Mais au - delà de cet aspect commercial, un autre aspect tint une place de choix : l’aspect culturel et intellectuel. Avant la fondation de Carthage, en effet, on parlait et écrivait en Afrique du Nord le libyque, même si on y utilisait plusieurs alphabets : oriental, occidental, les tifinagh ancien et récent. Quand Carthage vit le jour, la langue punique s’institua ; elle servait de langue officielle dans les royaumes numides et maures et de langue littéraire en Numidie. À la 21
Y. Lebohec, op. cit.
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suite de ses rapports avec les Romains, il se diffusa la langue latine, qui devint la langue franche, la lingua franca, et qui s’imposa dans l’armée, l’administration et les entités scolaires. Mais ces deux langues ne furent pas les seules ; il y avait aussi la langue grecque. Celle - ci fut le vecteur de la civilisation grecque et le principal diffuseur de la culture et de la civilisation helléniques. Dans cette optique, le royaume de Massinissa, et de son successeur, Micipsa, en fut un exemple singulier. L’élite, les membres de la cour royale, en effet, se formèrent au grec et en apprirent la langue. Ils reçurent une éducation grecque et favorisèrent l’arrivée des Grecs dans la cour royale : musiciens, philosophes, essentiellement. Les rois portèrent dès lors un diadème et se firent ériger des Mausolées sur le modèle de celui qui l’avait été, à Alexandrie, à l’intention d’Alexandre le Grand. Cette tendance se propagea très vite jusque dans les milieux populaires qui adoptèrent le grec et toutes les pratiques qui y étaient attachées. Cette place centrale, Carthage l’occupa aussi sur le plan politique et religieux.
2. Une puissance politique et religieuse Au lendemain de sa fondation, Carthage eut le statut de Cité Etat. Elle s’était dotée d’institutions fortes qui lui avaient permis d’avoir un fonctionnement harmonieux. De ce fait, elle disposait de tous les fondamentaux nécessaires à son statut d’Etat autonome, doté de pouvoirs régaliens : monnaie, constitution, armée. Elle était une polis, avec des institutions qui oscillaient entre l’oligarchie et la démocratie. Polybe qui, au cours de son séjour carthaginois avait eu l’occasion d’étudier de près ces institutions, n’avait-il pas admiré la constitution de ce territoire, lui ayant trouvé les mêmes vertus que Rome ? Sur la base de l’anacyclose, la typologie des régimes politiques existants, il avait remarqué que cette constitution n’était ni la royauté, régime monarchique, librement accepté, qui gouverne sans violence, ni l’autocratie, encore appelé despotisme, pouvoir personnel et absolu, ni l’aristocratie, régime dans lequel les plus justes et les plus sages gouvernent, ni l’oligarchie, régime dans lequel une minorité tient les rênes du pouvoir, ni la démocratie, où se trouve exprimée la volonté de la majorité, le demos, le populus, ni l’ochlocratie, régime qui se caractérise par la gestion du pouvoir par la masse, qui impose tous ses pouvoirs, mais plutôt la constitution mixte, autrement dit le mélange des trois premiers systèmes. Présentant cette constitution dans son œuvre, Politique, Aristote ne déclara-t-il pas que « les
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Carthaginois semblent avoir une bonne constitution »22 ? Il ajouta d’ailleurs ceci, comme pour être plus précis : « Parmi les institutions, il y en a beaucoup de bonnes »23. Et il ne pouvait si bien dire, car on y trouvait un Sénat, Assemblée de 300 membres, qui avait pour vocation de délibérer sur les questions de guerre et de paix, de recevoir les messages des Etats étrangers ainsi que des généraux ennemis, d’accorder des audiences aux députés, de rejeter et d’accueillir les demandes, d’envoyer des députés à l’étranger et de les auditionner à leur retour de mission, de prendre des décrets pour la formation des armées et le recrutement des mercenaires et, dans les cas exceptionnels, pour l’enrôlement des esclaves. Compte tenu de la lourdeur de ses attributions, une partie de ses pouvoirs, surtout d’ordre juridique, avait été déléguée à une Commission dite des Cent Quatre, qui s’occupait aussi des questions d’ordre judiciaire, en ce qu’elle statuait sur la conduite des généraux. À côté du Sénat, il y avait une autre Assemblée dont parla, dans son œuvre, Tite - Live, et qu’il dit avoir trouvée en 203 av. J. - C., sans autre précision, avec l’appellation de Senatus24. Il y avait également un Consilium Principium, autrement dit un Conseil des Princes, personnages éminents de l’Etat, dont le même Tite - Live fit état dans ses écrits.25. Il y avait aussi la Geroussia, une institution qu’Aristote26 compara à celle de Sparte27. Sur la base de ce qui se passait donc dans cette cité, ses membres étaient appelés les Gérontes, hommes particulièrement. On y trouvait, enfin, le peuple, qui était constitué de petits artisans charpentiers, maçons, orfèvres, ouvriers des arsenaux, hommes d’équipages - et qui se réunissait sur la grande place sur convocation des sufètes. Parmi les magistrats, c’est - à - dire les hommes politiques, on trouvait les éphores : ils étaient chargés de juger les 22
II, 8, 1 Id., ibid. 24 Hist., XXX, 16, 3 25 En tenant ces propos, in Id., XLII, 24: « Triginta seniorum principles : id erat sanctius apud illos consilium maximaque ad ipsum senatum regundum uis ». L’on sait que c’est ce même consilium qui tint ses assises en 172 av. J. C., en secret, pendant plusieurs nuits, dans le temple d’Esculape. 26 Pol., XX, 59 27 in id., ibid. L’on sait qu’à Sparte, cette institution « était constituée de 28 vieillards, d’au moins 60 ans, âge auquel on cessait d’être astreint au service militaire ». Les membres exerçaient de « grands pouvoirs, judiciaires et politiques… jugeant les crimes les plus graves, notamment les procès capitaux où étaient impliqués les citoyens…, disposant d’un pouvoir probouleutique (droit de préparer les décisions) ». in E. Lévy, Sparte. Histoire politique et sociale jusqu’à la conquête romaine, Paris, Seuil, 2003, p. 202 et 204 23
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procès civils des magistrats et d’exercer le contrôle sur les rois ; les rois : ils étaient encore appelés sufètes et étaient élus dans des familles d’élite car riches et méritantes ; ils convoquaient et présidaient l’Assemblée et lui soumettaient les affaires qu’elle devait examiner ; des juges : ils étaient chargés de gérer les questions judiciaires, une fonction qu’ils occupaient à vie. Le sufétat n’était pas héréditaire, même si la condition de la naissance était d’une prime importance ; il était occupé par des personnes dont les ancêtres avaient occupé cette fonction. On y trouvait aussi cette fonction à vocation financière, que Tite - Live identifia à la « questure »28. Sur le plan religieux, il faut souligner qu’à Carthage et dans son arrière-pays, on priait des dieux car on croyait en la force du sacré, en une énergie surhumaine et surnaturelle que l’on considérait comme capable d’orienter la vie de l’homme et de lui apporter une forme de félicité. L’on était persuadé que cette énergie et ce pouvoir transcendantal résidaient dans les pierres, les eaux, la végétation, certains animaux et certaines parties du genre humain (chevelure…). L’on était convaincu qu’ils résidaient aussi dans les génies (eaux, sources, montagnes), les animaux (lions, taureaux, béliers), les poissons et les tortues. Sur cette base, Carthage honorait un certain nombre de dieux dont la plupart avaient un siège à Tyr : Baal Hammon et Tanit Pene Baal., essentiellement. Baal Hammon était considéré comme le Maître des brasiers ; il était célébré dans l’oasis de Siouah, avec l’appellation de Amon de Siouah. Il était la transposition du dieu égyptien Amon Râ, qui avait été déporté en Afrique depuis Thèbes, sous la forme du dieu bélier, couronné d’un disque (le disque solaire) ; il disposait d’un oracle. On lui adressait le sacrifice d’enfants, connu sous le nom de tophet29. Tanit Pene Baal, quant à lui, signifiait Tanit face de Baal. On y trouvait aussi d’autres divinités parmi lesquelles Chadrapha, divinité d’origine cananéenne, qui avait été transposée pour faire office de guérisseur et de protecteur, avant de servir à la fécondité, Serapis - Zeus Hélios Sérapis le grand -, divinité alexandrine qui disposa d’un sanctuaire… Au lendemain de sa fondation, Carthage les
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Cette identification intervint au IIe s. av. J. - C. Hist., XXXIII, 48 Ce sacrifice avait le caractère d’un rite. Il avait cours la nuit tombée. Il se déroulait devant les parents qui avaient offert leur enfant, mais aussi les joueurs de flûte et de tambourin. Personne ne devait pleurer ni gémir. L’enfant était remis par les parents à un prêtre qui s’avançait le long de la fosse sacrée aux côtés de laquelle trônait le dieu, représenté sous forme de statue de bronze. Cet enfant était ensuite égorgé par le prêtre et placé ensuite sur les mains que tendait le dieu, avant de rouler sur le brasier.
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transposa dans certaines royautés où ils furent adoptés et honorés selon les rites en vigueur. Ce fut le cas de la Numidie. Enfin, il faut noter que sur inspiration de Carthage, les rois, surtout numides et maures, bénéficièrent d’un culte, après leur mort. Pour ce faire, un Mausolée était dressé, qui comprenait une chambre funéraire et un temple destiné à leur culte. Mais ces aspects n’étaient pas les seuls ; un autre existait, qui contribua à faire de Carthage une entité spécifique : l’aspect militaire.
3. Une puissance militaire Cette militarisation était fondée sur la place centrale de l’armée. L’armée, en effet, était structurée et organisée. Elle correspondait à celles des cités grecques. Ainsi, elle avait été conçue sur le modèle de la phalange, telle que la Macédoine l’avait expérimentée : les soldats étaient placés sur le terrain de guerre, lourdement armés d’un casque, d’une cuirasse, d’une jambière, d’une lance d’estoc, d’un bouclier à double poignée, épaule contre épaule, se protégeant par leurs boucliers et leurs cuirasses, et formant une muraille de fer. Leur principale arme était une lance de cinq à six mètres de long appelée « serisse ». Elle était portée par des hommes corpulents, de solides gaillards, qui avaient toutes les aptitudes pour l’emporter face aux ennemis. Mais, fait important qui mérite d’être souligné : les armées carthaginoises étaient surtout constituées de mercenaires. Dans ce cadre, on pouvait y trouver des mercenaires gaulois, ibériques, ligures, corses, grecs, italiens… Cette armée était assistée d’éléphants, « armes massives », véritables « blindés », qui avaient le pouvoir, une fois lancés au milieu des troupes ennemies, de les faire éclater et donc d’offrir à ceux qui les utilisaient, une victoire aisée. D’autres unités existaient : les archers et les frondeurs, mais aussi la marine. Pour soutenir cette dernière unité et lui conférer une réelle fonctionnalité, les Carthaginois se dotèrent de navires : non point le navire à rame et à voile, qui disposait d’une poupe très relevée mais était dépourvue d’éperon et de pont, non pas les pentécontères, petits navires qui étaient pontés mais qui avaient l’inconvénient d’avoir une propulsion qui se faisait à la rame et à la voile ; non point les dières, navires à deux rangs de rameurs, mais plutôt d’autres types, qui avaient la particularité d’être plus performants par ce que plus rapides et plus spacieux : les quinquérèmes (qui disposaient de 200 marins, dont 170 rameurs placés sur 3 rangées) et surtout les tétrères, navires qui pouvaient contenir quatre files de rameurs à l’avant et à l’arrière et qui avaient deux rameurs par rame, sur deux niveaux. De toute façon, 38
il ne pouvait en être autrement : outre qu’ils avaient été les inventeurs de ce dernier type de navires, grâce à des charpentiers et des ingénieurs de talent, fins connaisseurs de cet art, ils avaient eu, comme devanciers, les Phéniciens, des hommes très en pointe sur la question maritime, comme le prouve le fait qu’ils aient été mis à contribution, vers 600 av. J. - C. par le Pharaon Nechao, pour le périple autour de l’Afrique - d’où le nom de Périple de Néchao donné à cette expédition - de la mer Rouge au détroit de Gibraltar, qui avait duré trois ans. Quand Carthage se développa et intégra en son sein de nombreuses royautés, elle put disposer aussi de fantassins et de cavaliers constitués de contingents fournis par les tribus. Dès lors, le noyau dur en fut la cavalerie d’élite, qui formait la garde du roi. Puis suivait la cavalerie légère. Le commandement en était confié aux « amis du roi », chefs de différentes tribus. Cette deuxième unité était considérée comme la « reine des batailles » car d’elle dépendaient les victoires qu’elles pouvaient engranger du fait que ceux qui en faisaient partie n’étaient rien d’autre que des êtres agiles, braves, rapides et endurants. Solidement constitués, ils montaient leurs chevaux avec dextérité ; ces chevaux n’avaient ni selle, ni brides, ni mors ni éperon ; ils étaient dirigés à l’aide d’une baguette et même par des pressions du genou et des mouvements de la main. Les cavaliers et les fantassins disposaient du même type d’armement : le javelot, armement principal, qui pouvait atteindre une cible située à 30 ou 40 m et un poignard ou un coutelas ainsi qu’un petit bouclier rond, en cuir, de 50 cm de diamètre. Mais ils ne portaient ni casque, ni cuirasse. Autre type d’armement dont disposaient les Carthaginois : le bélier et la catapulte. C’étaient des machines. Elles étaient redoutables. La raison en était simple : le premier, gros bois de charpente, un madrier, était suspendu sous un abri ou dans une tour roulante et était armé d’une tête de fer ou de bronze. Propulsé, il pouvait enfoncer des murs ou détruire des murailles. Idem pour le second : levier que mouvaient des cordes tendues, il pouvait propulser, à une longue distance, 1 000 m au plus, des pierres très lourdes, 80 90 kgs, sur un objectif préalablement identifié. Quant aux rois et aux chefs, ils pouvaient se parer d’armes étrangères : cottes de mailles, glaives, hampes, sabres de cavalerie en forme de tête d’oiseau, cuirasses, qui pouvaient couvrir la poitrine et le dos. Dernier élément sur cette armée carthaginoise : elle était dirigée par des Généraux intrépides, expérimentés, formés à l’art du siège, la poliorcétique, et aguerris au combat. Ils étaient donc choisis 39
parmi des experts. À ce titre, ils savaient s’engager en rase campagne, construire des remparts, des tours et des portes fortifiées, doubler des murs, creuser des mines et des contre-mines, se défendre contre un siège et assiéger n’importe quel adversaire. C’est sur la base de toutes ces potentialités que Carthage parvint à s’imposer aux autres Cités-Etats et à faire office de puissance dans l’espace méditerranéen. Mais qu’en était-il de Rome ?
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Chapitre II : Rome, de la « cité fangeuse de Romulus » à la « Ville-lumière » A.
La « cité fangeuse de Romulus » 1.
La fondation
Selon le comput varronien30, Rome fut fondée en 753 av. J. - C. Cet acte majeur aurait été l’œuvre de Romulus, frère jumeau de Rémus. Leur ascendant aurait été Enée, l’un des rescapés de la guerre de Troie (1184 - 1174 av. J. - C.), avec Anchise et Creuse. Ils auraient été conçus par un dieu, Mars, et par une vestale, Rhéa Silvia, qui se serait trouvée être la nièce d’Amulius, que celui - ci aurait réduite à cet état de prêtresse pour l’empêcher de procréer, après avoir renversé le roi Numitor et s’être emparé de son trône. Pour empêcher toute velléité de vengeance de la part de ces jumeaux, cet Amulius, leur grand - père, les aurait exposés, sitôt après leur naissance, dans le Tibre, mais ils ne se seraient pas noyés ; ils auraient plutôt été sauvés par la décrue du fleuve et auraient échoué sur la berge. Là, ils auraient été nourris par une louve, Lupa, avant d’être recueillis par un couple de bergers, Faustulus et Larentia, qui les auraient exposés dans la grotte du Lupercal. Une fois adultes, ils auraient été mis au courant de leur déconvenue et auraient décidé de remettre de l’ordre dans la gestion de la cité d’Albe - La - longue, Alba Longa. Ils en auraient ramené à la tête de la cité le roi Numitor et auraient destitué l’usurpateur, Amulius. Après quoi, ils seraient allés fonder leur propre cité, à l’emplacement où ils avaient été sauvés. Au moment de passer à l’acte, nous dit le biographe Plutarque, une dispute aurait éclaté entre eux. C’est que, à l’en croire, « Romulus… avait fondé ce qu’on appelle la Roma quadrata, c’est - à - dire carrée, (et) voulait y placer la ville, tandis que Rémus avait choisi sur l’Aventin une solide position qui fut appelée de son nom Rémorium... Ils convinrent de s’en rapporter aux augures fournis par des oiseaux pour arbitrer leur querelle. Ils s’installèrent… séparément et l’on dit que six vautours
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Pra référence à son nom, Varron. Son œuvre majeure fut le De lingua latina, V, 33. Cet auteur proposa la date de 753 av. J. - C., au contraire des autres auteurs : Timée, qui proposa 814 av. J. - C., Cincius Alimentus, 729/728 av. J. - C., Fabius Pictor, 748/747 av. J. - C., Caton et Polybe, 751/750 av. J. - C.
apparurent à Rémus, et le double à Romulus… »31 . Rémus aurait bravé son frère en franchissant le sillon tracé par lui. En réaction, celui-ci l’aurait mis à mort. Romulus serait resté alors le seul fondateur de Rome. Cicéron fut l’un de ceux qui décrivirent ce site. Dans son De Republica32, l’une de ses œuvres de vieillesse, il rapporta que Rome présentait de nombreux avantages : espace accidenté car enserré entre sept collines, ce qui lui permettait d’être à l’abri de toute attaque ennemie impromptue ; éloignement de la mer, espace vecteur par excellence de corruption et donc de décadence et proximité d’un fleuve, le Tibre, à régime méditerranéen ; espace fertile, donc propice à toute forme de culture et d’élevage. Y habitèrent ainsi des pâtres, des bergers et donc des laboureurs-paysans, qui vivaient confinés dans leurs champs avec épouse, enfants, esclaves, clients et bœufs de labour. Du fait de son environnement marécageux, on l’appela alors la « cité fangeuse de Romulus ». Mais l’organisation dont elle bénéficia par la suite lui donna de réelles assises.
2. L’organisation a. Le rapt des Sabines Parmi les premiers actes que posa Romulus, figura le rapt des Sabines, femmes originaires d’une cité voisine de Rome, la Sabine. En compagnie de leurs époux, elles avaient afflué à Rome prendre part à la fête qui devait y être organisée en l’honneur du dieu des moissons, Consus, et à laquelle ils avaient été conviés. Mais c’était en réalité un traquenard ! En effet, alors qu’elles avaient pris place dans l’amphithéâtre sans se douter de rien, Romulus donna le signal à ses compatriotes qui se ruèrent sur les femmes qu’ils enlevèrent, avant de s’enfuir avec elles, les unes et les autres perchées sur leurs épaules. Il ne s’agit donc point d’un acte de brigandage, en vue d’abuser d’elles, de les violer massivement, comme certains ont voulu le prétendre. L’objectif de ce geste était de doter les Romains de bonne naissance, autrement dit ceux qui étaient riches, les locupletes, d’épouses, elles aussi de bonne naissance, afin de leur permettre, non seulement de prendre des épouses qui fussent de la même extraction qu’eux, mais aussi de les doter de compagnes susceptibles de leur permettre de s’assurer une descendance digne et par ricochet de procurer à Rome des hommes, éventuellement en grand nombre, vigoureux et capables 31 32
Rom., 9, 4-5 III-VI
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d’impulser le développement de la cité. La famille, n’était-ce pas la base naturelle de la société ? N’étai - elle pas comme « la pépinière » de la République ? Au - delà, les membres des familles aisées, élevées selon des canons solides et rigoureux, autrement dit aristocratiques, n’étaient - ils pas le gage de sociétés stables, équilibrées et vouées à un inévitable développement et à la prospérité ? L’occasion était donc indiquée, pour doter les Romains, ses compatriotes, de compagnes issues de leur rang, afin qu’ils constituent un groupe social au socle rigide et imperméable à toutes les formes de déviation. Au - delà, il offrait l’opportunité de constituer une classe de Romains pur-jus, ancrés sur le terroir et non pas imbibés de sang étranger. C’est d’ailleurs en ces termes que Plutarque présenta ce rapt : « En réalité, s’il (Romulus) attaqua les Sabins, c’est parce qu’il voyait sa ville, dès sa fondation, remplie d’étrangers dont quelque - uns seulement avaient des femmes et dont la majorité étaient un ramassis de gens pauvres et obscurs, qui étaient méprisés et ne semblaient devoir posséder ni cohésion ni stabilité »33. Autre chose qu’ajouta Plutarque : « … Il (Romulus) espérait que cette violence amènerait en quelque sorte un début de fusion et de communauté avec les Sabins, quand les ravisseurs auraient apprivoisé leurs femmes »34. Au final, un accord fut passé entre Romulus, roi des Romains, et T(itus) Tatius, roi des Sabins, en vue d’une gouvernance collégiale et même alternative. Quant aux femmes sabines, et, au-delà, toutes celles qui devaient dorénavant revêtir le statut d’épouses, leurs obligations furent précisées : tisser la laine et procréer. Des termes pour les désigner furent établis : matronae, coniuges, uxores, maritae, mulieres dotatae. Enfin, les faveurs qui devaient leur être réservées furent clairement indiquées : « … leur céder le pas dans la rue, ne proférer en leur présence aucune parole déshonnête, ne pas se montrer nu devant elles, ne pas les faire comparaître devant les tribunaux établis pour juger les meurtres »35 . Mais ce rapt ne fut pas le seul acte majeur que posa Romulus ; un autre eut lieu, qui avait toute son importance : l’institution de la royauté.
b. L’institution de la royauté Pour indiquer la place essentielle qu’occupa, parmi toutes les autres, cette création, Cicéron fit de Lycurgue, fils d’Eunomos et de 33
Rom., 14, 2 Id., ibid. 35 Plutarque, Rom., 20, 4 34
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Prytanis, principal réformateur de Sparte, celui - là même qui permit à l’état spartiate de disposer d’une armature rigide36, l’inspirateur de Romulus. Ces propos en sont un précieux indicateur : « Ces actes révèlent que Romulus comprit clairement, dès le début, ce que Lycurgue avait reconnu à Sparte, un peu auparavant : quand elles sont soumises au pouvoir d’un seul homme, revêtu de l’autorité royale, les cités sont mieux gouvernées et dirigées... »37. La royauté était donc l’expression du pouvoir du roi, autorité suprême de la cité, à qui devait incomber dorénavant la tâche de conduire ses concitoyens vers une ère de prospérité et de justice, en s’appuyant sur des vertus cardinales comme la prévoyance, œuvre des dieux, providentia, mais aussi la prudence, prudentia. Au - delà de ces vertus, virtutes, d’autres s’y trouvaient associées : la sagesse, sapientia, le sens élevé de la justice, iustitia, l’amour de la patrie, amor patriae… ; toutes choses qui devaient faire de celui qui était appelé à exercer cette fonction de roi, un véritable timonier, un guide ; des qualités qui ne pouvaient être dévolues qu’à une sorte de sur - homme. Dans l’acception romuléenne, cette création était d’autant plus nécessaire que le roi ne pouvait être n’importe quel personnage ; il ne pouvait être un potentat aux pouvoirs élargis et pesants pour ses sujets ; il ne pouvait être un homme injuste, imbu de son pouvoir, et exerçant sa fonction de manière maladroite ; il ne pouvait être qu’un chef, le dux, le caput, mais aussi le chef de toutes les familles, le parens omnium, celui qui devait veiller au mieux - être de tous, à leur confort, à leur épanouissement, comme s’ils étaient ses fils. Enfin, il ne pouvait être que le guide, le pilote, le gubernator, celui - là même qui avait toutes les aptitudes pour faire assurer à tous une traversée heureuse, même en période trouble, vers d’autres ailleurs, pour tracer la voie la plus indiquée et la faire suivre par tous ; en gros pour jouer à merveille le rôle de « commandant de bord », rector. Placé aux « manettes du navire Rome » parce que sachant prendre la meilleure 36
Le règne de Lycurgue remonte aux Xe – IXe s av. J. - C. L’on retient de lui qu’il procéda à la division de la Laconie en 30 000 lots qu’il répartit entre les périèques et 9000 autres lots qu’il alloua aux Lacédémoniens, les Spartiates. Pour mettre un terme à l’inégalité entre les citoyens, les Homoioi, il procéda à la distribution des biens immobiliers. Il supprima la monnaie d’or et d’argent qui avait cours jusqu’alors pour la remplacer par la monnaie de fer. Pour amener tout le monde à vivre de la même manière dans la frugalité, la sobriété, la modestie, il institua aussi les repas communs, sissyties, que tous les citoyens devaient prendre entre eux, mettant ainsi un terme à ceux qu’ils prenaient dans leurs domiciles, et qui étaient servis par des cuisiniers et des pâtissiers. 37 II De Rep., IX, 15
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direction, éviter tous les écueils susceptibles de faire échouer ce navire et de l’empêcher de voguer vers des espaces inconnus, il ne pouvait être mauvais visionnaire, injuste ; il était nécessairement équitable, juste, préoccupé davantage des intérêts de la collectivité que des siens propres ; il était un homme providentiel, autrement dit béni des dieux ! Il était alors le prudens uir, comme Jupiter, Très Bon, Très Grand, Optimus, Maximus, qui pouvait diriger ses propres actes et ceux d’autrui. Sur cette base, on devait honorer sa demeure, la Regia, comme on le faisait pour le Capitole, siège de la triade capitoline, Jupiter, Junon, Minerve. Pour tout dire, le roi devait être sacralisé, car bénéficiaire de la symbiose entre les puissances cosmiques et lui. Ainsi porté à ce niveau sur élevé, il disposait de nombreux pouvoirs : ouvrir, tous les ans, les campagnes militaires, le 24 mars, présider les auspices, diriger les campagnes militaires, rendre la justice dans les procès de haute trahison ou d’attentat à sa personne, parricidium ou perduellio, dont les décisions étaient sans appel, exercer concomitamment les fonctions religieuse, militaire, politique et judiciaire. Au final, la royauté, telle que la perçut Romulus, apparut comme le système politique idéal pour permettre à l’homme de vivre dans la pure et parfaite félicité, dans une société sans heurt, équilibrée, où toutes les composantes sociales devaient connaître en permanence une forme d’unisson, dans le respect de la place dévolue à chacune d’entre elles. Il en fut de même du roi : à la fois chef d’orchestre, organisateur et ordonnateur de l’ordre social, il devait être l’homme de la situation ! Suivons d’ailleurs Cicéron sur les exigences attendues de lui : « Que ceux qui sont destinés à gouverner l’Etat, s’en tiennent à deux préceptes de Platon : le premier veut qu’ils veillent sur l’intérêt des citoyens… le second, qu’ils aient soin de tout le corps de l’Etat...Comme la tutelle… l’administration de l’Etat doit être exécutée dans l’intérêt de ceux qui lui ont été confiés et non pas de ceux à qui elle a été confiée »38. Autre novation : le Sénat.
c. Le Sénat Cette institution fut appelée le Senatus. En voici le contexte. Lorsque Romulus fonda Rome, il sentit la nécessité de se faire assister de personnes expérimentées, expertes, pour lui permettre de conduire, essentiellement, sa politique internationale, de réguler les relations entre sa cité et les cités voisines. Pour ce faire, il mit en place un Conseil qu’il dénomma Sénat, Senatus, et en appela les membres, 38
De off., XXV, 85
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Patres, puis Patres Conscripti, autrement dit les Pères, les Pères Conscrits, les Anciens, ceux qui avaient un certain âge, entre 46 et 60 ans, et qui avaient exercé, dans leurs cités d’origine, certaines fonctions politiques. L’appartenance à ce corps en faisait des membres de l’ordre sénatorial, l’ordo senatorius. Condition financière préalable cependant : ils devaient disposer d’un cens de 1 000 000 de sesterces (HS). Une fois intégrés dans cette Institution, ils portaient une tenue spéciale : la tunique à large bande de pourpre, la tunique laticlave. Ils furent au nombre de 100. Mais plus tard, ce chiffre passa à 300, avant d’atteindre les pics de 600 sous Sylla et 900 sous Jules César, à la fin de la République. La charge principale des membres de cette Institution était donc de diriger la politique extérieure de la cité, ce qui les amenait à s’occuper des questions de déclaration de paix ou de guerre, de révision des traités, des accords, d’audition des ambassadeurs39 ; au - delà, il leur était requis l’envoi des troupes stationnées dans les provinces, de même qu’ils devaient s’occuper de la question de la gestion du blé, des vêtements et de la solde, mais aussi l’examen d’une demande de triomphe… À ces aspects, s’ajoutent d’autres, que Cicéron prit le soin de préciser : « Qu’ils (les sénateurs) connaissent les affaires du peuple. … l’effectif des armées, la puissance financière des alliés, amis et tributaires que possède l’Etat, chacun en vertu de quelle loi, condition ou traité ; (qu’ils) conna(issent) les précédents traditionnels des décisions à prendre… »40. Les réunions du Sénat avaient lieu au Forum, dans la Curia Hostilia. Elles exigeaient la présence préalable de la moitié ou des 2/3 des membres, quorum nécessaire41. Les séances se déroulaient selon l’ordonnancement suivant : un magistrat supérieur les 39 Cette audition avait lieu au début de l’année, et plus spécialement au mois de février. À cette occasion, les Sénateurs s’informaient des dispositions des alliés et des adversaires avant de se déterminer sur le déclenchement ou non d’une guerre. 40 De Leg., III, 41 41 Au nom du principe de l’otium, qui leur faisait obligation de consacrer le maximum de leurs forces, de leur énergie, à l’Etat, tout comme il leur était prescrit de faire montre d’une assistante permanente à leurs obligés, les clients, les amis et les hôtes. Enfin, pour qu’une décision fût considérée comme valide et donc digne d’être appliquée, il était de bon ton qu’elle fût prise par une Assemblée numériquement représentative et non clairsemée, per inferquentiam. La sententia adoptée revêtait alors une réelle auctoritas. Pour ne pas prendre part aux séances du Sénat, un certain nombre de prétextes étaient d’usage : les fêtes religieuses, le mauvais état de santé, l’éloignement. Mais lorsque ces raisons étaient considérées comme de simples prétextes, elles donnaient lieu à des amendes.
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convoquait. Il prenait alors la parole, en ouverture de séance, pour exposer le projet d’ordre du jour. Ce projet d’ordre du jour portait souvent sur les points suivants : soit l’examen d’un rapport sur une campagne militaire, soit l’examen de la demande d’un triomphe, soit l’audition d’ambassadeurs, soit l’examen de mesures financières ; cette phase s’appelait la relatio. Puis venait la phase suivante, celle portant sur l’avis des sénateurs sur l’ordre du jour proposé ; cette phase portait le nom de rogatio ou d’interrogatio. Les sénateurs exprimaient alors leur avis ; c’était la sententia. Les sénateurs intervenaient en fonction de l’ordre de préséance dans la liste des sénateurs, l’album sénatorial, que tenait à jour le censeur : le princeps senatus d’abord, les anciens censeurs, les anciens consuls, les anciens préteurs, les anciens questeurs, les anciens édiles, ensuite. Le premier intervenant était considéré comme celui que les divinités inspiraient pour prendre la parole, celui dont l’avis ne pouvait être pris à la légère ; on l’appelait alors le princeps et son avis servait d’exemple, exemplum. Les intervenants suivants, soit lui emboitaient le pas - ils étaient alors dits pedarii, marcheurs42, soit prenaient le contre - pied de ses propos43. L’accès à ce corps était prohibé aux affranchis, car porteurs de sang servile dans leurs veines. Il était aussi interdit aux artisans, aux commerçants ; grosso modo, à tous ceux dont l’activité était considérée comme dégradante : bouchers, entrepreneurs des pompes funèbres… ; il l’était, enfin, à tous ceux qui avaient commis une faute morale grave, autrement dit qui avait été sanctionnée par un blâme motivé et public. À partir de 218 av. J. - C., à l’initiative d’une loi initiée par le tribun Q(uintus) Claudius, il l’était, enfin, aux fils de Sénateurs qui possédaient un navire pouvant assurer le transport de 300 amphores.
d. La religiosité civique et citoyenne Enfin, autre innovation majeure de Romulus : la pratique de la religion. Qu’était la religion, en effet, si ce n’est le biais idoine par lequel le peuple pouvait se sentir lié à des Forces Immanentes, surnaturelles, protectrices, à un pouvoir qui pouvait lui assurer protection et sécurité, et lui permettre de mener une vie conforme à ses aspirations, à ses prétentions ? La religion – de re-ligere, lier, relier - devait être le socle sur lequel tous les Romains pouvaient 42 un camp dans lequel l’on pouvait ranger les seniores, les sénateurs d’un certain âge, les grands propriétaires fonciers, par définition gardiens de la tradition, du mos maiorum, jugés plus pondérés. 43 C'étaient les discessiones, autrement dit les « séparatistes ».
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s’appuyer pour réguler leur vie, tant au plan individuel que collectif. La marque de cette religiosité que Romulus voulut prégnante pour sa cité et ses concitoyens - d’où l’expression de « religiosité civique et citoyenne » que nous avons utilisée-, s’exprima d’abord par la prise des auspices, les auspicia ; une réalité qui fut consubstantielle à la fondation de la cité et que Cicéron exprima par ces termes : « Romulus observa très souvent les auspices, usage que nous conservons aujourd’hui, pour le plus grand bien de la République. Lui - même, en effet (et ce fut là l’origine de notre Etat), prit les auspices avant de fonder la ville »44. Elle se manifesta aussi par la conviction du caractère incontournable des divinités. Dès lors, la prise des auspices devait être réalisée par des prêtres spécialisés, les augures, dont la fonction principale, prestigieuse au demeurant, devait consister à communiquer avec les divinités pour leur soumettre les volontés publiques et détourner leur colère, source de maléfice. Dans ce cadre, les Romains mirent ces divinités au centre de toutes leurs actions, parce que les considérant comme les maîtresses de l’univers, celles qui dirigeaient le monde, le régentaient, in aeternum, pour l’éternité. Cette place spécifique, Cicéron la précisa aussi dans l’une de ses œuvres, le De Haruspicum responsis, en mettant les divinités juste après l’évocation des parentes, les parents, c’est - à- dire le père et la mère, et juste avant l’énonciation de la patria, la patrie, : « C’est à nos parents, aux dieux immortels et à la patrie que nous attache d’abord la nature, car dans le même temps nous sommes portés à la lumière du jour, gratifiés de ce souffle céleste et inscrits à une place déterminée dans la cité et dans la liberté »45. Victor Dury n’en pensa pas moins : « Le mot religion signifie lien. En aucun pays, ce lien n’a été aussi fort qu’à Rome. Les Romains voyaient les dieux partout, la nature entière, le ciel, la terre et les eaux étaient pour eux pleins de divinités qui d’un œil bienveillant ou jaloux, veillaient sur les humains. Il n’était point d’acte de la vie qui n’exigeât une prière ou une offrande, un sacrifice ou une purification… »46. Résultat : les Romains furent le peuple le plus religieux du monde, religiosus, qui accumula victoires sur victoires, engrangea succès sur succès. C’est encore Cicéron qui le signifia : « Nous avons beau, Pères Conscrits, nous flatter au gré de nos désirs, ce n’est pas… par le nombre que nous avons surpassé les Espagnols, ni par la force les Gaulois, ni par l’habileté les Carthaginois, ni par les arts les Grecs, ni enfin par ce bon sens naturel et inné propre à cette race et à cette terre les Italiens 44
II De Rep., IX, 16 XXVII, 57 46 Histoire des Romains, Paris, Hachette, 1885, p. 141 45
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eux-mêmes et les Latins mais c’est par la piété et la religion »47. C’est qu’entre les Romains et leurs divinités, s’établit, très vite, une sorte de pacte, d’entente, fondé sur le don et le contre - don, le do ut des, qui faisait prévaloir la « paix des dieux », la « pax deorum » - la « pax deum » -, sans laquelle la société ne pouvait fonctionner dans l’harmonie, dans l’équilibre. Ces divinités avaient la haute main aussi bien sur la famille, les mânes, les dieux lares et les dieux pénates 48 ce qui donna lieu à l’appellation de religion domestique - que sur les dieux de la Cité - ce qui permit l’appellation de religion officielle ou de religion d’Etat -. Dans l’intervalle, furent créés des sacerdoces spécialisés, pour gérer tous les domaines d’intervention divine : le rex sacrorum, par exemple, qui habitait dans la regia, considérée comme la demeure de Romulus, et qui gérait le culte lié au rituel de Romulus, rituel dont le plus grand temps fort était, au cours de la cérémonie du regi fugium, au printemps, d’être victime d’un simulacre d’assassinat, les vestales, ces prêtresses d’origine noble qui étaient au service de la déesse Vesta, qui restaient en fonction pendant trente ans-dix ans de noviciat, dix de sacerdoce et dix d’encadrement des novices- qui étaient chargées de veiller sur le feu sacré, afin qu’il ne s’éteignît pas, les Flamines, qui étaient rattachés à la triade capitoline, les trois principaux dieux romains, Jupiter, dieu des dieux et, plus précisément, patron de la souveraineté et de la loyauté, dieu de la pluie, de la foudre, autorité supérieure -d’où son nom de Iuppiter Optimus Maximus, dont l’influence s’étendait du domaine religieux – Iuppiter Stator, Feretrius, Victor - Junon, épouse de Jupiter et reine des cieux, protectrice des femmes à toutes les étapes de leur vie – mariages, naissances -, Minerve, protectrice déesse de la mémoire, de la sagesse, des arts et de la technique, et au sein desquels le plus important était le Flamen dialis, qui était au service de Jupiter et qui ne pouvait braver les interdits suivants : quitter Rome, toucher du feu, se séparer de son bonnet, toucher un cheval, ou encore une arme ou un cadavre…
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Id., IX, 19 Les dieux pénates étaient les dieux du foyer. On les appelait Di Penates ou Penates. Ils étaient au nombre de deux ; l’un gardait les aliments et l’autre les boissons. Leurs statuettes étaient placées près du garde - manger, derrière l’atrium. Chaque jour, le père de famille, le pater familias, à l’occasion du repas familial, leur rendait un culte ; il leur offrait des aliments en les déposant près du feu domestique ou en les jetant dans le feu en question. Mais, obligation suprême, pour ne pas les mettre en courroux : il fallait absolument éviter de commettre un acte délictueux dans la maisonnée, comme un meurtre ou un inceste. 48
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Toutes ces Institutions que nous avons énumérées étaient fortes et étaient d’une particulière tonalité, en ce sens qu’elles participaient au fonctionnement harmonieux de la société. Venant toutes de Romulus, on peut considérer ce personnage comme la cheville ouvrière de la société romaine. C’est lui qui sut trouver les mesures justes, celles qui étaient adaptées à la situation du moment, et dont Rome avait besoin pour son développement, son expansion. Il servit donc de guide, d’éclaireur, à tous ses successeurs qui s’engagèrent, à leur tour, dans la même voie, celle des créations providentielles - Numa Pompilius (785 - 672 av. J. - C.), Tullus Hostilius (672 - 640 av. J. - C.), Ancus Martius (640-616 av. J. - C.) puis étrusques : Tarquin l’Ancien (616-578 av. J. - C.), Servius Tullius (578-534 av. J.- C.) et Tarquin le Superbe (534-509 av. J. - C.) -. C’est donc lui qui fit de Rome une société avenante, en ce qu’elle devint, par la suite, un modèle d’organisation et de structuration, une puissance politique et institutionnelle, une foudre de guerre et une puissance religieuse ; toutes choses qui firent d’elle une « Ville lumière », une Ville et une capitale en même temps, l’Vrbs.
B. La « Ville-lumière » 1. La suite de l’organisation a. L’ordre équestre L’ordre équestre regroupait les chevaliers, autrement dit les citoyens les plus riches, qui pouvaient s’équiper à leur frais d’un cheval public, equus publicus, et ainsi combattre montés sur cet animal ; c’étaient donc des cavaliers, equites equo publico. Leur ordre s’appelait l’ordo equester. Ils ne pouvaient, en tant que tels, faire une carrière politique, mais ils alimentaient, en magistrats, l’ordre sénatorial. Ils arboraient un anneau d’or, comme signe indicatif de leur statut. Leur fortune était colossale, en moyenne dix fois supérieure à celle des membres de la première classe, infra classem. Ils étaient inscrits sur une liste, révisée tous les cinq ans par les censeurs, et étaient astreints au paiement d’un cens de 400 000 sesterces. Plus tard, les membres de cet ordre portèrent le titre de Vir Egregius (VE).
b. Les Comices, Comitia A ces Institutions, il faut ajouter les Comices, Comitia, Assemblées populaires-comices curiates, comices tributes et comices centuriates -, organes de la vie publique qui devaient permettre au peuple de s’exprimer sur les différentes questions sociales et politiques par le biais du vote. S’y trouvaient donc agglomérés aussi 50
bien les « grandes gens », ceux de la haute classe, la high society, qui tenaient le haut du pavé, que le « bas peuple », les « petites gens », les « gagne - petit », que l’on classait dans le lot de la foule, le uulgus, la tourbe, la turba, par définition famélique et miséreuse, le « peuple suiveur », à l’image d’un troupeau face à son pasteur, le grex, la masse constituée de gens ignorants, ignoranti… Ces personnes étaient majoritaires dans la société, mais elles étaient perçues comme sans consistance, sans texture réelle. On pouvait alors les manipuler à souhait. Parmi ces comices, on distinguait : - Les comices centuriates Elles comprenaient aussi bien les patriciens que les plébéiens et étaient structurées sur la base du cens, le census, autrement dit la richesse de chaque citoyen, élément qui permettait de savoir qui pouvait payer l’impôt et faire le service militaire. Ils étaient répartis dans 193 centuries éclatées en 5 classes. La première classe regroupait 98 centuries ; elle était ouverte à ceux qui disposaient d’un cens minimum de 1 000 000 sesterces, somme nécessaire à son propre équipement militaire. C’étaient les adsidui. La deuxième, la troisième, la quatrième et la cinquième classe étaient ouvertes à ceux qui disposaient respectivement d’un cens minimum de 75 000, 50 000, 25 000 et 11 000 as. Un dernier groupe existait, le hors - classe, où étaient logés les musiciens, les ouvriers du génie. C’est dans ce groupe que se trouvaient les citoyens les plus pauvres, ceux qu’on appelait les proletarii, c’est - à - dire ceux qui n’avaient pour unique richesse à déclarer qu’eux-mêmes et leurs enfants. Ils portaient aussi le nom de capite censi. Ce sont les membres de cette instance qui participaient à l’élection des préteurs et des censeurs. Mais seule la première classe avait la majorité absolue des centuries, soit 98 sur 193, ce qui limitait souvent l’élection à ce seul groupe. À cette occasion, l’élection était présidée par un consul. - Les comices tributes C’étaient les autres citoyens, répartis par tribus, subdivision territoriale qui permettait de localiser les Romains. Après avoir été au nombre de 3 sous Romulus et dénommées aussi bien Ramnenses, Tatienses que Lucerenses, par référence à Romulus, Titus Tatius et le bois sacré Lucus – Luceres au pluriel -, elles passèrent à 35 sous Jules César. Ces tribus s’ouvrirent d’abord aux exilés qui affluaient à Rome à la recherche d’un refuge, avant d’obtenir le droit de cité. Sous la République puis, plus tard sous l’Empire, ce furent des populations essentiellement rurales qui en firent partie. Elles élisaient les magistrats inférieurs, ceux dépourvus de l’imperium, autrement dit les 51
édiles et les questeurs. Souvent dépourvues de richesse, elles ne pesaient pas lourd dans les consultations électorales, leurs voix ne représentant que 2/100. - Les comices curiates Elles étaient ouvertes aux membres des curies, subdivisions de tribus et réunions d’hommes. À ce titre, elles pouvaient autoriser, par une loi, la lex curiata, la cérémonie de triomphe49. C’est cette instance, représentant le peuple assemblé, le populus, qui vota une loi pour asseoir le pouvoir royal, la lex curiata de imperio, et donc lui donner une réelle légitimité.
c. L’armée Quiconque observe la société romaine dans l’Antiquité, ne saurait ne pas se résoudre à cette évidence : dès le milieu de la République, Rome parvint à s’imposer à une partie du monde habité, s’ouvrant ainsi la voie vers une domination universelle. Polybe, qui eut l’insigne avantage de prendre part, aux côtés de Scipion Emilien, à la fin de Carthage, fit ce constat dans ces propos : « L’Etat romain a pu, chose sans précédent, étendre sa domination à presque toute la terre habitée et cela en moins de cinquante trois ans »50. Cette réalité, il l’exprima encore dans ce passage : « (D’autres empires ont existé), les Romains, eux, ont forcé non pas quelques contrées, mais presque tous les peuples de la terre à leur obéir, si bien qu’il n’est personne aujourd’hui qui puisse leur résister, et que, dans l’avenir, nul ne peut espérer les surpasser »51 . Question, alors : comment l’expliquer ? Réponse : au-delà de la religion, il y eut, sans conteste, l’armée. Marie Laure de Fontenay le proclame d’ailleurs sans détours : « Pendant près de mille ans, la légion a imposé sa loi sur tous les champs de bataille de l’Antiquité »52. Le Professeur Yann Lebohec, le plus grand spécialiste occidental des questions militaires dans l’Antiquité 49
qui consistait « en une procession, en tête de laquelle, précédé de licteurs, était le général vainqueur, monté sur un char doré à quatre chevaux blancs, vêtu de la toga picta, vêtement richement brodé qui l’assimilait à Jupiter ». Cette « procession partait de la porte triomphale, au Forum Boarium… (au) … Capitole où le général entrait seul dans la cella, chambre privée de Jupiter, qu’il remerciait de lui avoir donné la victoire », in R. Adam, Institutions et citoyenneté de la Rome républicaine, p. 113 50 Hist., IV, 20 51 Id. 52 Cf « Rome, ses jeux, ses légions, son empire » in Sciences et Vie Junior, n° 42, oct. 2 000, p. 60
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romaine, s’inscrit dans la même logique : « Rome » dit - il « a su mettre au point une armée efficace, sans doute la plus efficace qu’ait connue l’histoire de l’humanité »53. Pourquoi l’armée romaine étaitelle si aguerrie ? De nombreux ouvrages existent sur le sujet. Ils sont l’œuvre de spécialistes avertis, de véritables savants en la matière, dont les travaux ne peuvent souffrir d’aucune contestation. Tous accordent une importance particulière a) à la finalité de la guerre : tuer ou être tué ; b) à l’exercice nécessaire, qui permettait d’endurcir les corps, de les surentraîner et de leur ôter tout ce qui était amollissant, « barbarisant », « féminisant », pour amener les soldats qui s’y étaient adonnés à être toujours endurants, aptes au combat et virils ; ce que le Professeur Yann Lebohec, véritable virtuose sur la question, développe en ces termes : « Que demande-t-on à un soldat ? D’abord, d’obéir à ses chefs ; ensuite, et à l’occasion, de mourir au combat… Les Romains accordaient une très grande place à l’entraînement... Le but fondamental de l’entraînement consist(ait) à conférer au soldat romain la supériorité sur le barbare pendant la bataille. Le légionnaire d(evait) d’abord l’emporter physiquement sur son adversaire éventuel…»54. S’agissant de l’organisation de cette armée, le Professeur apporte ces précisions utiles : « Commencer par les unités… les légions, dont l’aigle est l’emblème… Chacune compte environ 5000 hommes, pour l’essentiel des fantassins, organisés en dix cohortes, de trois manipules ou six centuries chacune, à l’exception de la Ière cohorte où les centuries ne sont que cinq mais possèdent des effectifs doubles... Chaque légion est désignée par un numéro et un nom… Les légions ne vont jamais seules ; elles sont toujours accompagnées d’unités de moindre valeur, qui ont pour fonction de les assister, mais peuvent être employées isolément : ces corps auxiliaires comptent soit 500 soit 1 000 hommes…»55. Dès ses origines, l’armée romaine fut constituée de deux unités principales : la légion, unité d’élite, ainsi dénommée parce que, selon Plutarque, elle était constituée « d’hommes triés entre tous pour leurs qualités guerrières »56 et les troupes auxiliaires, unité de soutien, les auxilia, comprenant les socii, autrement dit tous ceux qui étaient originaires d’un territoire qui avait passé un traité, un foedus, avec Rome ; ils venaient en appoint, munis de leur armement. À ces unités se joignit, dès le II e s. av. J. - C., à la faveur des guerres puniques, la marine.
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Y. Lebohec, L’armée romaine, Paris, 1989 L’armée romaine sous le Haut-Empire, pp. 111 ; 112, 113 55 Id., p. 24 ; 26 ; 29 56 Id., 13, 1
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La légion était ouverte aux citoyens romains âgés de 17 à 60 ans, propriétaires terriens surentraînés57 ; c’étaient des soldats paysans. À ce titre, ils passaient l’essentiel de leur temps, avec femme, enfants, esclaves et bœufs de labour, sur leurs champs, dans un « rude tête à tête avec la terre »58, pour « pourvoir aux besoins humains »59, et n’allaient combattre qu’en cas de guerre déclarée. Les affranchis et les esclaves en étaient donc exclus, sauf en cas de crise grave : on procédait alors à un enrôlement en masse, le tumultus60. Plus tard, ces derniers furent incorporés dans la marine61. Avant l’année 406 av. J. - C., la faveur de la guerre de Véiès, les soldats ne percevaient pas de solde62 ; ils combattaient essentiellement par esprit patriotique, celui consistant à défendre leurs terres, leurs racines et les mânes de leurs ancêtres63.
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D’où le nom d’exercitus donné à l’armée et que Varron définit comme une « troupe entraînée » : Exercitus quod exercitando fit melior, dit-il. In De LL., V, 83 58 A. Guillemin, « Le legs de Cicéron » in REL, p. 162 59 Id., ibid. 60 Il en fut ainsi en 296 av. J. - C., à la fin des guerres Samnites. Tite - Live qui raconte cet épisode, indiqua ce qui suit : « On annonça que l’Etrurie avait pris les armes ; que Gellius Egnatius, général des Samnites, poussait les Ombriens à la révolte et cherchait à prix d’or l’alliance des Gaulois. Le Sénat épouvanté de ces nouvelles, fit proclamer l’état d’urgence et ordonna la levée en masse. On fit prêter serment non seulement aux hommes de naissance libre et aux jeunes gens, mais encore on forma des cohortes de réservistes et on enrôla les affranchis… ». in Hist., Rom., X, 21, 3 61 L’enrôlement des affranchis qui eut lieu en 217 av. J. - C. en atteste la preuve. Tite - Live l’indiqua en ces termes : « On avait fait à Rome des enrôlements considérables. Les affranchis eux-mêmes, qui avaient l’âge militaire et des enfants, avaient prêté serment. De cette armée levée dans la ville, ceux qui avaient moins de 35 ans furent embarqués, les autres restèrent pour la défense de Rome ». in Hist. Rom., XXII, 11, 8 62 La guerre contre Véiès dura dix ans. Les soldats, mobilisés, ne purent alors repartir chez eux, s’occuper de travaux de leurs champs. La solde fut donc instituée à cette occasion pour leur permettre de combler le manque à gagner de leur activité agricole. 63 Plus tard, ils furent motivés par d’autres gratifications : l’appât du gain que permettait le partage du butin, praeda, la prodigalité du général, le donativum, une distinction – couronne murale ou obsidionale au premier qui avait franchi le rempart d’une ville assiégée, couronne civique à celui qui avait donné la possibilité de libérer un Romain fait prisonnier -; des gratifications que l’on pouvait associer à des sommes d’argent.
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La « vraie légion romaine »64 démarra au VIe s. av. J. - C. à l’occasion du règne du sixième roi, Servius Tullius. À cette occasion, il initia une réforme : la réforme servienne. Elle consistait à répartir les citoyens en cinq classes, ordines, non plus sur la base de leur tête, viritium, mais sur la base de leur cens, de leur fortune, census, de manière à déterminer la liste de ceux qui pouvaient être mobilisables. À partir du IIIe s. av. J. - C., l’intégration dans l’armée se fit à l’issue de la conscription, qui se déroulait chaque année. Elle était l’œuvre du Sénat qui décidait du nombre de soldats à enrôler. On parlait alors d’armée de conscription. Tous les hommes étaient tenus de se présenter à Rome aux magistrats, par tribus, jusqu’à ce que le chiffre retenu par le Sénat fût atteint. C’était le dilectus. Il avait lieu au Capitole, siège de la triade capitoline. Ceux qui ne se présentaient pas étaient considérés comme des déserteurs. Á l’issue du dilectus, si le nombre de mobilisables était supérieur aux besoins de l’armée, seuls les meilleurs éléments étaient retenus. Les légions étaient dirigées par les anciens consuls, les proconsuls. Chaque armée comprenait 4 légions (deux pour chaque consul), soit 3 000 fantassins lourds, répartis en 30 manipules, 1200 fantassins légers et 300 cavaliers. Le métier des armes exigeait une formation rude, un entraînement rigoureux, au même titre que les mathématiques et la littérature. Au moment de l’enrôlement, les soldats prêtaient serment, le sacramentum, qui établissait un lien personnel et fort entre le général et eux, en ce qu’il avait un contenu religieux : le ius iurandum. Ce lien était inviolable ; quiconque le contrevenait était considéré comme sacer, c’est - à - dire maudit et était passible de l’assassinat. Les militaires, surtout ceux d’un grade élevé, autrement dit les légats et les tribuns, étaient encadrés par des centurions, hommes pétris d’expérience, militaires de carrière. Au - dessus d’eux venaient les magistrats ou les promagistrats, hommes politiques en activité ou sortis de charge et prorogés, les préteurs ou les propréteurs, les consuls ou les proconsuls. Mais ce pouvait être aussi un dictateur. C’est sous le règne de Numa Pompilius qu’eut lieu la formalisation de l’action militaire. Dès lors, une guerre ne pouvait être déclarée que si elle était considérée comme juste et pieuse, c’est - à dire obéissant aux règles du droit de la guerre, le ius bellum – ou ius ad bellum - ; on parlait alors de ius pium iustumque. Bellum. Pour qu’il en fût ainsi, toute guerre ne pouvait s’inscrire que dans le schéma suivant : rupture du traité passé avec Rome et contracté en présence de 64
L’expression est de Velimir Vuksic dans un article intitulé « La légion romaine sous la République (IVe - III e s. av. J. - C.) in Histoire Antique, n° 20, juillet-août 2005, p. 20
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Jupiter, garant du serment ; défense d’un allié et donc de ses intérêts, conformément à la fides établie entre Rome et ce territoire65 ; inviolabilité bafouée d’un membre du collège des fétiaux et d’un ambassadeur du peuple romain66 ; violation du droit d’asile, le ius asylii, droit qui intégrait l’atteinte à un lieu sacré, les terrains qui lui étaient attenants ainsi que les personnes qui avaient trouvé refuge auprès d’Apollon, la divinité à laquelle avait été consacré ce lieu 67. Dès lors que l’une de ces conditions avait été remplie, suivait la déclaration de guerre. La déclaration de guerre se faisait suivant un rite réparti en trois phases : la rerum repetitio, la monitio, et la déclaration de guerre proprement dite. La rerum repetitio faisait intervenir l’un des membres du collège des fétiaux, le pater patratus. À cinq reprises, celui - ci se rendait sur le territoire ennemi, en traversait la frontière, exposait les doléances du peuple romain au premier homme qu’il rencontrait, entrait dans la ville et parfois allait jusqu’au Forum. Si au bout de trente - trois jours l’ennemi n’avait pas accédé à sa requête, il revenait sur le territoire de cet ennemi et prononçait, cette fois, la formule suivante : « Ecoutez, Jupiter et toi Janus Quirinus, vous tous dieux du ciel et vous dieux de la terre et vous dieux des enfers, écoutez : je vous prends à témoin que tel ou tel peuple (il le nomme) est injuste et n’acquitte pas ce qu’il doit. À ce sujet, nous délibérons dans notre patrie avec les Anciens sur les moyens d’obtenir notre dû… »68 Cette formule prononcée, le pater patratus regagnait Rome et faisait délibérer le Sénat sur le sujet. À cette occasion, les dieux étaient pris à témoin ; c’était la monitio. Une fois cette étape franchie, la guerre pouvait commencer. Mais là encore, une autre étape restait nécessaire : la déclaration de guerre proprement dite. Elle pouvait intervenir quelque temps après et était l’œuvre, une fois de plus, du pater patratus. Mais nouveauté ; il était cette fois revêtu d’une tenue sacerdotale, avait la tête voilée et s’était muni de la javeline couleur sang, la hasta sanguinea. Puis, il prononçait la formule ci-après : « Attendu que les peuples des anciens 65
Cicéron l’indiqua si bien par ces termes, III De Rep., 34 : « Nullum suscipi a civitate optimacnisi aut pro fide aut pro salute ». 66 Un cas qui se produisit à la suite du meurtre des ambassadeurs envoyés à Teuta, régente du royaume d’Illyrie, et qui occasionna, en 229 - 228 av. J. C., la troisième guerre entre les Romains et les Illyriens. Pline l’Ancien, N., H., XXXIV, 24 67 Ce fait divers survint en 192 av. J. - C., lorsque des soldats romains furent tués dans le temple d’Apollon à Delium, en face de l’Eubée. Rome déclara alors la guerre à Antiochos III de Syrie. Polybe, Hist., XX, 1-3 68 Id., I, 32, 9
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Latins ont commis des actions et des fautes préjudiciables au peuple romain des Quirites ; attendu que le peuple romain des Quirites a décidé d’entrer en guerre contre les anciens Latins, ou que le Sénat du peuple Romain des Quirites a proposé, voté, décrété de faire la guerre au peuple des anciens Latins et aux citoyens latins je déclare la guerre et je la fais »69. Puis : «… il lançait la javeline sur le territoire… signe d’hostilité, car la javeline avait une pointe de fer, ou encore pouvait avoir le bout brûlé et couleur de sang… »70. Puis que les dieux avaient été sollicités et bien mis à contribution, on pouvait alors leur offrir un sacrifice, c’est - à - dire poser un acte par lequel était rendu sacré un animal ou des aliments en le soustrayant à l’usage profane pour l’offrir aux dieux. C’est ainsi que le matin de cette opération, le commandant d’armée, en sa qualité d’augure, prenait les auspicia, les auspices. Cette prise des auspices consistait à donner de la nourriture aux poulets sacrés. S’ils mangeaient avec avidité en laissant tomber la nourriture de leur bec, c’était un signe favorable des dieux. S’ils s’en détournaient, la preuve était ainsi faite que les dieux étaient défavorables. Malheur alors à celui qui n’en tenait pas compte ! Après quoi, l’armée pouvait sortir du camp et se ranger en ordre de bataille. Pour ce faire, l’ordre suivant était respecté : la cavalerie aux ailes, les manipules au centre, les alliés aux extrémités. Les légionnaires observaient la disposition suivante : les soldats un peu plus âgés au second rang et les plus anciens au troisième. Les vélites allaient au-devant du front. Puis venait le tour du général : il tenait un discours d’encouragement, puis faisait donner le signal de combat. L’artillerie s’élançait la première, suivie par les vélites. Une fois parvenus à bonne distance, ils lançaient tous ensemble leurs javelots, puis tiraient leurs épées et se battaient au corps à corps. S’ils fléchissaient, ils se repliaient à travers les rangers des hastati, autrement dit ceux du premier rang. Ceux-ci entraient alors dans la bataille : ils lançaient leurs javelots et se laissaient aller à l’escrime, au moyen de leur épée. S’ils perdaient prise, ils se retiraient à travers les rangers des Principes, ceux du deuxième rang. Ils entraient alors dans la bataille. Entre temps, les combattants de la troisième rangée, les triarii, attendaient, immobiles, un genou en terre, armés de leur lance. Ils se battaient rarement, sauf si la situation était désespérée. Le combat de cavalerie se déroulait, entre temps, sur les ailes. Les militaires pouvaient aussi faire usage de machinescatapultes, balistes -, armes redoutables qui pouvaient leur permettre 69 70
Id., I, 32 Id., Ibid.
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de lancer des projectiles vers les positions ennemies, s’approcher d’un rempart et le prendre d’assaut. Ils pouvaient aussi former la « tortue », qui consistait à mettre le bouclier au-dessus de leur tête, et à constituer ainsi une carapace qui pouvait leur permettre de se mettre à l’abri des projectiles des assiégés.
d. Les magistratures Mais ce n’était pas tout ! Rome était une puissance politique et institutionnelle. À ce titre, elle disposa de fonctions politiques, c’est - à - dire de magistratures71, encore appelées charges – munera72 ou encore honores73- sur la base desquelles elle devait gérer la cité et les hommes qui la constituaient. Quatre magistratures furent ainsi établies et leur gradation déterminée, le cursus honorum, et ce en 186 av. J. - C., à la faveur de la loi votée par le tribun Villius, pour formaliser l’ordre d’exercice des magistratures ; cette loi fut alors appelée la lex Villia Annalis qui organisa les magistratures selon l’ordre ci-après : l’édilité, la questure, la préture et le consulat. - l’édilité. Cette magistrature fut créée en 366 av. J. – C. Elle émanait de aedes, temple, à telle enseigne que son titulaire portait le nom de 71 Les magistratures avaient trois caractéristiques principales : 1-elles étaient gratuites - principe de la gratuité, ce qui signifie qu’aucun magistrat ne recevait de traitement pendant son mandat, exception faite pour les frais dégagés par les édiles pour l’organisation des jeux et pour les autres magistrats en mission à l’étranger, en qualité d’hospites - ; 2 - elles étaient annuelles - principe de l’annalité ou de l’annualité -. Ce principe permettait d’éviter l’accaparement du pouvoir par une seule personne et le risque de caporalisation de ce pouvoir que cela pouvait induire- ; 3 - elles étaient collégiales – principe de la collégialité-, pour favoriser l’équilibre des pouvoirs par la surveillance des uns sur les autres. Autre fait caractéristique : les magistrats prenaient leur fonction et les rendaient le même jour. Chaque magistrat pouvait empêcher à son collègue d’exécuter une décision ; c’était l’intercessio ou la prohibitio. 72 De munus, poids, charge. En raison du poids qu’elles constituaient pour ceux qui les exerçaient. Et ce d’autant plus que leurs détenteurs, les magistrats, devaient prendre en charge les besoins de leurs obligés, en puisant souvent sur leur cassette personnelle. 73 De honos, honneur. Les magistratures, malgré tout, étaient vecteurs d’honneur. En échange de l’investissement que les uns et les autres réalisaient, ils continuaient, même après l’exercice de leurs fonctions, à bénéficier de leur statut. De même, ils pouvaient se voir gratifiés d’une statue, marque de reconnaissance insigne, en ce qu’elle consolidait la réputation et laissait une trace indélébile dans la mémoire collective pour l’éternité.
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aedilis, édile. De ce fait, elle faisait obligation, à son titulaire, d’organiser les jeux, les ludi, en l’honneur des divinités. Au - delà, ce magistrat était tenu d’entretenir la ville par la construction des aqueducs, des temples, la salubrité de la ville, la consultation des dieux, l’alimentation du peuple et son divertissement (cura annonae urbis et ludorum). Dans le même temps, il lui était fait obligation de jeter un regard sur la moralité de ses concitoyens. Voilà pourquoi il pouvait emprisonner les petits malfaiteurs, gérer la police des mœurs ainsi que les bains publics et les canalisations. Il y avait deux types d’édiles : les édiles plébéiens et les édiles curules. Les édiles plébéiens se chargeaient plus spécialement des tâches énumérées ci - dessus, tandis que les édiles curules s’occupaient, en plus de l’entretien des temples des dieux des patriciens. Ils organisaient également les jeux romains en l’honneur de Jupiter, les Megalenses, en l’honneur de Cybèle, la grande déesse introduite à Rome en 204 av. J. - C. au plus fort des guerres puniques, les Florales, en l’honneur de Flora, divinité des agriculteurs ; - la questure. Cette magistrature intervenait neuf ans révolus après l’édilité. Elle était exercée par deux personnes qui avaient les responsabilités suivantes : sévir contre les criminels, poursuivre les crimes capitaux, gérer les finances de la cité, autrement dit le trésor public, l’Aerarium Saturni – du fait qu’il était déposé dans le temple de Saturne -. De ce fait, ils portaient le titre de quaestores urbani ou quaestores aerarii. Leur autre tâche était d’assurer la garde des archives publiques (Tabulae publicae) qui étaient entreposées au Trésor de Saturne. Pour exercer ces fonctions, ils étaient assistés de fonctionnaires spécialisés, les scribes de la trésorerie. En dehors de ces deux questeurs, il y en avait quatre autres : les questeurs de la flotte, quaestores classici. À ce titre, ils s’occupaient du problème de la flotte, mais aussi des domaines et des impôts ; - la préture. Cette charge fut créée en 366 av. J. - C. Elle découlait de prae - ire, « marcher en tête », « aller devant », « précéder ». Elle était exercée, deux ans révolus après, par deux personnes, les préteurs. Leurs activités étaient les suivantes : prononcer ou faire prononcer le serment, sous-entendu dans l’armée. Dès lors, ils procédaient au recrutement pour l’armée, convoquaient les citoyens, les menaient à la guerre, faisaient exécuter les peines capitales. Les préteurs devaient être âgés de 39 ans ; ils devaient aussi avoir exercé les fonctions préalables de questeurs. Il y avait deux types de préteur : le préteur urbain et le préteur pérégrin. La charge de préteur pérégrin fut créée en 242 av. J. - C. Celui qui l’exerçait devait juger les différends entre les Romains et les étrangers, les pérégrins. À leur prise de fonction, ils adoptaient un édit, edictum, qui rendait publiques leurs intentions sur 59
les procédures qu’ils allaient être amenés à suivre sur tel ou tel sujet. Ces édits avaient force de loi. Tout comme les consuls, magistrats bénéficiant de l’imperium, ils disposaient d’un certain nombre d’insignes caractéristiques de leur statut : la chaise curule, siège pliant qui avait la forme, vue de face, d’un coquetier, qui était posé sur l’estrade, encore appelé tribunal, et du haut duquel s’adressaient les magistrats au peuple ou à l’armée, les licteurs, personnel d’accompagnement ; - le consulat. Cette fonction fut créée en 509 av. J. - C. Ses titulaires étaient au nombre de deux, les consuls ; ils exerçaient cette charge trois ans révolus après celle de questeur ; ils étaient les chefs du pouvoir exécutif. Sur cette base, ils consultaient le peuple et le Sénat (a consulendo) et donnaient toujours leur nom à l’année - post reges exactos ou post primos consules -. On disait alors qu’ils étaient éponymes. Dans le même temps, ils étaient administrateurs, juges et commandants d’armée, tout comme ils proposaient des lois et convoquaient le Sénat. Pour l’exercice de leurs tâches, ils étaient assistés de fonctionnaires spécialisés : les scribes, scribae, qui rédigeaient et conservaient les archives ; une activité qu’ils exerçaient assis sur l’estrade des magistrats au cours des assemblées, enregistrant les débats et les décisions ; les appariteurs, apparitores, qui étaient chargés d’appréhender les citoyens et, éventuellement, d’exécuter les sentences qui leur étaient appliquées : fouet, décapitation d’un soldat fugitif ; les uiatores, qui sillonnaient les routes, transmettant les nouvelles officielles ; les hérauts, praecones, qui convoquaient le peuple, proclamaient les résultats des élections et rendaient publics les jugements. Pendant l’année de leur charge, les consuls se partageaient le pouvoir : l’un commandait l’armée, et l’autre était chargé de l’administration et de la justice. Ils se partageaient également les provinces - comparatio - ou par tirage au sort - sortitio - avec les préteurs, lorsque le Sénat avait procédé à la délimitation des provinces, entre les provinces prétoriennes et les provinces consulaires, fixant dans le même temps le niveau des finances, le recrutement, les ressources budgétaires et les effectifs retenus pour chaque province : l’ornatio prouinciae. Dès l’institution de cette fonction, elle échut à des personnes d’origine patricienne. Les premières à l’avoir occupée furent L(ucius) Iunius Brutus et L(ucius) Tarquinius Collatinus. En 366 av. J. - C., cette magistrature s’ouvrit aux membres de la plèbe, les plébéiens, ce qui permit, chaque fois, d’avoir un consul d’origine patricienne et un autre d’origine plébéienne.
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Ces quatre magistratures étaient dites ordinaires. Mais, précision utile : elles débutaient à 27 ans. De plus, elles étaient précédées de fonctions préparatoires : - le service militaire qui était exercé à 17 ans dans une province comme attaché militaire ou compagnon de tente d’un consul ou d’un préteur ; - les charges de vigintivirat, une promagistrature exercée par 20 hommes qui s’occupaient des services subalternes de la ville : 3 hommes qui étaient chargés de juger les petits voleurs (les triumvirs aux affaires), 4 hommes qui étaient chargés de gérer les voies publiques (les quatuovirs des voies publiques), et les autres, les decemvirs, qui étaient chargés de juger les procès des étrangers, autrement dit les pérégrins. Enfin, tout citoyen romain qui aspirait à une fonction politique devait, au préalable, s’astreindre à une sorte de mode opératoire qui allait de la déclaration de candidature à la campagne électorale. Dans cette optique, lorsqu’il faisait acte de candidature, la professio, il devait revêtir une toge de couleur blanche, afin de se faire bien distinguer de tout le monde et, surtout, de ne pas faire transparaître son statut social visible à partir de la bande pourpre de la toge laticlave : il était alors dit candidatus. Puis venait le tour de la campagne électorale, appelée ambitus, ou tour de ville, qui consistait à aller au - devant des futurs électeurs pour les saluer, rencontrer toutes les catégories d’hommes, offrir des dons, organiser des jeux, 74 etc. Dans cet exercice, ils étaient aidés d’esclaves, particulièrement le nomenclator, qui avait une mémoire, quasiment éléphantesque, vive, et qui leur soufflait les noms de ceux qu’ils rencontraient, mais aussi leurs clients et les membres de leur tribu. C’est pourquoi il était requis, de leur part, des qualités particulières : être bon orateur, bon gestionnaire de ses biens, habile stratège, et avoir une bonne résistance physique. Quelque temps après l’expulsion de Tarquin le Superbe, L(ucius) Tarquinius Superbus, n’est - ce pas grâce à son éloquence et par conséquent à sa capacité à orner les sujets traités par des digressions, à avoir aussi un excellent débit oratoire pour charmer l’auditoire, et même l’émouvoir que M(arcus) Valerius, alors dictateur, réussit le tour de force de ramener à la raison la plèbe qui voulait faire sécession et donc semer la discorde, la discordia, après s’être repliée près de l’Anio et pris position sur le Mont Sacré ?
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A condition de ne pas en dépasser certaines limites car une réglementation existait en la matière. L’une des lois en vigueur était un sénatus-consulte initié par Calpurnius, la Lex Calpurnia. Cicéron, Pro L. Mur., XXXII, 67
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Ces fonctions étant ordinaires, d’autres existaient. Leur exercice obéissait à un contexte particulier, ce qui en faisait des magistratures extraordinaires. Au nombre de celles - ci, il y avait : - la censure. Cette magistrature était exercée par les censeurs, qui étaient au nombre de deux. Leur attribution principale consistait en la classification et en la notation, sur la base de leur fortune, le cens, census, des citoyens qui fournissaient les troupes à la cité. Pour ce faire, les citoyens étaient tenus de se présenter eux - mêmes devant les censeurs pour déclarer, sur la foi du serment qu’ils prêtaient, leur âge, leurs familles, leurs biens. Cette opération avait cours à Rome, au Champ de Mars, avant d’être délocalisée, en 435 av. J. - C., dans un ensemble vaste constitué de bâtiments et de jardins, la villa publica. Les citoyens absents pouvaient encourir des sanctions graves comme la perte de la liberté et la vente des biens75. Les censeurs veillaient aussi à la tenue et à la moralité des Sénateurs. À ce titre, ceux-ci devaient porter obligatoirement la toge pour se distinguer des esclaves et des pérégrins. Ils devaient aussi avoir une conduite morale et civique exemplaire. Leurs attributions étaient enfin les suivantes : assainir la Ville, en embellissant les temples, en améliorant le réseau routier, en construisant ou en prolongeant les aqueducs, en affermant les travaux à des compagnies de publicains ; tenir à jour la liste des sénateurs, l’Album sénatorial ; enregistrer les citoyens dans les curies et les tribus… Sur cette base, les décisions que les détenteurs de cette charge pouvaient être amenés à prendre révélaient souvent une grande sévérité. Un cas parmi d’autres reste gravé dans les Annales de l’Histoire : celui concernant un certain P(ublius) Cornelius Rufinus. Il avait eu une carrière politique riche, rectiligne, fort élogieuse ; il avait été deux fois consul. Mais il fut surpris avec 10 livres d’argent en vaisselle, ce qui n’était pas conforme à l’éthique d’un homme de cette trempe ; il fut alors déclassé par le censeur. Dans l’exercice de leur fonction, les censeurs étaient assistés d’un personnel spécialisé constitué de scribes et de hérauts. Cette fonction durait 18 mois, mais l’élection avait lieu tous les 5 ans. À la fin de leur charge, ils se devaient de purifier la ville de Rome, la lustratio Vrbis ; - le tribunat de la plèbe. Cette fonction était détenue par deux personnes, les tribuns de la plèbe, qui étaient des magistrats sacro saints et inviolables. Les tribuns de la plèbe étaient l’expression du pouvoir plébéien, caractérisé par une triade spécifique, Cérès, Liber et Libera, un centre administratif et politique, l’Aventin, une Assemblée, le Concilium plebis, et des magistrats, les édiles de la plèbe et les tribuns de la plèbe. Les tribuns de la plèbe étaient donc les défenseurs 75
Cf. Cicéron, Pro Caec., 93
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des intérêts des plébéiens. Ceux qui s’attaquaient à eux étaient voués à l’enfer, leurs biens confisqués et livrés au temple plébéien de Cérès. Ils étaient chargés d’apporter assistance aux plébéiens menacés ou pourchassés par les patriciens ou les magistrats. Ils disposaient ainsi de la prohibitio et de l’intercessio. Leur maison était un asylum, un lieu d’asile. De ce fait, elle devait rester ouverte jour et nuit. C’est pourquoi ils ne pouvaient quitter Rome, même une seule nuit. Les tribuns de la plèbe avaient le droit d’appréhender tout Romain, de le faire arrêter ou de le faire condamner. Leurs décisions étaient sans appel, et donc ne donnaient pas la possibilité de faire intervenir le peuple assemblé, la prouocatio ad populum. Les lois qu’ils adoptaient s’appliquaient à tous : c’étaient les plébiscites, plebiscita. Ils exerçaient des fonctions judiciaires lorsqu’il s’agissait des crimes d’état, passibles d’une amende, et participaient, dans le cadre des comices tributes, à l’élection des magistrats, et plus particulièrement les édiles. Les contours de cette magistrature furent précisés par la loi initiée en 448 av. J. - C. par les consuls L(ucius) Valerius et M(arcus) Horatius ; - la dictature. Cette magistrature fut créée en 501 av. J. - C. Elle fut dévolue au dictateur, magistrat unique, souvent ancien consul, choisi en fonction de ses compétences, de sa bravoure et de son sens élevé de la patrie, pour sortir la cité d’une situation de péril grave. Toutes les institutions arrêtaient alors de fonctionner, à l’exception du tribunat de la plèbe et du trésor sur lequel veillait le Sénat. Il bénéficiait d’un imperium particulier, en ce qu’il était supérieur à celui des consuls, avec plus de 24 licteurs. Il pouvait enrôler les soldats, même contre leur gré. Après ses opérations, il ne devait pas rester en fonction audelà de 6 mois ; il devait abdiquer. Le dictateur était assisté d’un maître de la cavalerie, le magister equitum, qu’il choisissait lui-même. Dès 216 av. J. - C. ses attributions s’amplifièrent. Désormais, un titulaire de cette magistrature pouvait planter dans la porte de Jupiter Capitolin, plus grand temple de Rome, le clou annuel qui devait permettre de compter les années depuis l’avènement de la République ; le dictateur était alors dit dictator claui pangendi causa.
e. Les autres éléments structurants de la société En dehors de cette organisation, une autre avait eu cours dans la société : celle par laquelle l’on procéda à la subdivision en catégories sociales. Sur cette base, la société fut ainsi compartimentée, du sommet à la base. Au sommet de la pyramide, l’on trouvait le citoyen romain et, à la base, les catégories inférieures comprenant les étrangers, les affranchis et les esclaves. 63
- le citoyen romain, ciuis romanus. Le citoyen romain était le membre à part entière d’une cité, la ciuitas. On le définissait comme un non étranger, autrement dit comme un autochtone de Rome. Dans ce sens, il se devait de défendre la terre de cette cité, et ce d’autant qu’elle l’avait vu naître et était censée recueillir les restes mortels de ses ascendants. Ce statut était conféré aux Romains quand ils quittaient, à 16 ans, le vêtement qu’ils portaient jusqu’alors et qui faisait d’eux des êtres mineurs, la toge prétexte, toga praetexta, ainsi dénommée parce qu’elle était borée d’une bande de pourpre. Tout citoyen était bénéficiaire de droits spécifiques : le ius conubii, littéralement droit de mariage, qui conférait le droit de contracter un mariage légitime, les justes noces, les iustae nuptiae, et de reconnaître des enfants comme héritiers à part entière ; le ius commercii, droit d’acheter et de vendre sur le territoire romain ; le ius honorum et le ius suffragii, qui conféraient le droit d’être élu et celui d’élire, autrement dit le droit de porter ses suffrages sur un candidat déclaré et de prendre part à une opération électorale, ce qui donnait lieu aussi au vote des lois et des plébiscites, ainsi qu’au jugement des crimes et des délits importants, le droit d’exercer des fonctions sacerdotales (ius sacrorum), d’avoir une identité recouvrant trois noms, les tria nomina, de revêtir une toge. Du même fait, il pouvait se présenter au recensement, accomplir son service militaire (ius militiae) et payer ses impôts. Il pouvait aussi intenter une action en justice devant un tribunal romain (ius legis actionis). S’il était patricien, il pouvait posséder, dans l’atrium de sa maison, la domus dominicale, les portraits, les imagines, de ses ancêtres, en vertu du droit des images, le ius imaginum ; s’il était magistrat et qu’il avait bénéficié du privilège du triomphe, il pouvait accrocher aux montants de sa porte les emblèmes des villes et des temples vaincus. Enfin, s’il voulait se considérer comme digne de son statut, c’est - à - dire homme libre, liber, et non comme esclave, seruus, il lui fallait éviter l’exercice de ces fonctions avilissantes : percepteurs, usuriers, artisans, bouchers, cuisiniers, pêcheurs, parfumeurs, danseurs, pratiquants des jeux du hasard. Sur la base de l’esnemble de ces droits, le citoyen romain était considéré comme bénéficiaire de l’eau - aqua – et du feu – ignis - ; - Le pérégrin. On le désignait aussi par un certain nombre de termes : perduellis, hostis, incola, accola, provincialis, transmarinus. C’était un étranger de passage, celui qui n’était pas originaire de Rome, qui n’y avait pas de demeure fixe, de racines, d’ascendance. C’était donc un nouveau-venu. Ce statut prit corps dès Romulus, en 753 av. J. - C., qui fit de sa cité un asylum, c’est - à - dire un lieu sacré où s’aggloméra cette tourbe étrangère, où s’accumulèrent ces brigands, ces malfaiteurs, qui fuyaient leur cité d’origine à la recherche d’un 64
centre d’accueil, et que Romulus voulait transformer en une armée susceptible de combattre les cités voisines. Il avait alors le statut d’hôte, hospes, terme qui s’appliquait à un homme que l’on accueillait, hébergeait, nourrissait, protégeait ; autrement dit à qui l’on offrait le gîte et le couvert, conformément à l’esprit convivial qui animait Rome76. En principe, durant tout son séjour, il devait être régi par un droit spécifique, qui ne s’appliquait pas aux citoyens. Il n’avait donc pas le droit de porter les trois noms, les tria nomina. Il était soumis à l’obligation de payer l’impôt, le tributum. Mais il n’en fut pas toujours ainsi : Lucumon, un Corinthien naturalisé étrusque, qui vint à Rome en 630 av. J. - C., suivi d’un groupe d’artisans, n’acquitil pas la citoyenneté romaine au point de devenir roi sous l’identité de Tarquin ? En 504 av. J. - C. un Sabin du nom d’Attus Clausus n’arriva- t-il pas à Rome avec toute sa famille et l’ensemble de sa clientèle avant d’acquérir la citoyenneté romaine avec les droits que cela impliquait, dont celui d’élire et d’être élu, le ius honorum, de s’engager dans la vie politique, de gravir toutes les marches du cursus honorum et de parvenir au consulat sous le nom d’Ap(pius) Claudius ? - L’affranchi. C’était un ancien esclave. Après une période passée dans la servitude, il était parvenu à acquérir sa liberté, s’ouvrant ainsi la voie vers la citoyenneté pleine et entière. Il n’était plus alors esclave, seruus, mais affranchi, libertus. Son ancien maître, dominus, était désormais le patron, patronus. Au lieu d’un seul nom, il pouvait alors en porter trois, les trois noms, les tria nomina - praenomen, nomen gentilicium ou nomen gentilicii ou nomen gentile, cognomen et intégrer l’une des 35 tribus, comme tout citoyen romain. Il pouvait aussi contracter une union légitime, appelée matrimonium ou iustae nuptiae. L’acte par lequel il avait acquis la liberté portait le nom d’affranchissement, la manumissio. Il avait acquis ce statut par la vindicte, le recensement ou le testament, devant des autorités civiles qui avaient fait office de témoins et de garants. Il se retrouvait libre, mais restait redevable d’un certain nombre de contraintes d’ordre professionnel et moral à l’égard de son patron, qui était resté comme un père, un tuteur, un parrain, et qui l’avait réduit presque au rang de fils : l’obsequium, respect absolu, qui l’obligeait à ne jamais poursuivre son patron en justice, aussi bien au plan civil qu’au plan pénal, tel qu’un fils l’aurait fait à l’égard de son père, les operae, par
76 A cet égard, les portes des maisons restaient ouvertes en permanence, prêtes à accueillir le premier venu. Un repas aussi était prêt à être servi ! De la même manière, au seuil des maisons, il y avait un paillasson comportant l’inscription AVE, Bonjour, bienvenue.
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lesquels il se devait d’effectuer pendant l’année des journées de travail au bénéfice du patron. - L’esclave. C’était le non libre, l’anti thèse, l’envers donc du citoyen, de l’homme libre, le liber. C’était un inférieur, un objet, une res mobilis ; c’était aussi un homme inachevé, inaccompli, non pensant, contrairement à l’homme, être humain. Placé sous la propriété d’un autre, qui l’avait acquis, le plus souvent par achat sur le marché aux esclaves, ou par la naissance dans une famille servile, et qui était devenu son maître, le dominus, après l’avoir intégré dans sa domesticité, ce qui fit dire aux juristes romains, sur l’origine de l’esclavage qu’aut nascuntur aut fiunt -, il était considéré comme un étranger à lui-même, une res nullius, une forme de bien meuble, dont on pouvait faire usage à sa guise. On le désignait alors par un certain nombre de termes : seruus, uerna, mancipium. Il ne pouvait être un Romain d’origine depuis l’abrogation du nexum, l’esclavage pour dettes, sauf s’il était trans Tiberim. Il était donc un barbare, berbarus, c’est - à - dire quelqu’un qui ne parlait pas le latin, mais le baragouinait, en utilisant des sonorités grossières ou des onomatopées qui donnaient l’impression de permanents « br br », et qui n’avait avec la culture romaine aucune accointance. Certes, selon qu’il vivait en ville ou à la campagne, faisant ainsi partie de la familia urbana ou de la familia rustica, selon qu’il ne savait travailler que de ses mains ou faisait partie de ceux qui étaient lettrés, selon qu’il était la propriété d’une personne physique ou de l’administration publique, devenant ainsi un seruus publibus ou un seruus priuatus, le statut des uns et des autres était variable, mais la constante était la même : il était attaché à son acquéreur ; il dépendait du bon vouloir de son maître, de sa volonté, donc de la uoluntas domini. Né dans la maison, dans la domesticité, à la suite d’une relation coupable entre deux esclaves ou à la suite de rapports plus ou moins réguliers ou clandestins entre le maître et une serve ; acheté sur le marché aux esclaves les pieds peints en blanc et arborant un écriteau qui précisait et vantait ses aptitudes, il restait, aux yeux de son maître, son bien, sur lequel il avait le droit de vie et de mort, le ius uitae necisque et qu’il pouvait utiliser à sa convenance pour les tâches qui avaient été définies au préalable. Cette organisation était suivie, enfin, d’une autre ; celle par laquelle l’homme, père de famille, et pilier de la société et la mère, mère de famille, « assistante de l’homme », s’étaient vus attribuer un positionnement spécifique.
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2. Un positionnement social spécifique pour l’homme et la femme a. L’homme, père de famille, pater familias Dès ses origines, en effet, Rome fut conçue comme une société hiérarchisée, pyramidale. Elle le resta tout au long de son existence. De ce fait, à la tête de chaque famille, l’on trouvait le père de famille, le pater familias, (pater familiae selon Cicéron) suivi immédiatement de la mère, la mater familias, des enfants, garçons et filles, voire des petits - enfants et arrière - petits - enfants en ligne masculine, et de tous ceux qui vivaient dans la maisonnée parce que rattachés aux deux parents, les parentes. C’était la famille nucléique, ou nucléaire, la famille au sens strict, stricto sensu. Elle était le socle de la société, son sous-bassement, le fondement le plus profond. Ce fut, tout au moins, l’avis de Cicéron : « La société réside dans le couple conjugal lui-même, puis dans les enfants ; ensuite c’est une seule maison et toutes choses communes. C’est cela le principe de la cité et comme la pépinière de la République »77. Puis venaient les membres du clan, la gens. C’était la famille large, lato sensu. Ils étaient alors tous des éléments constitutifs de ce que les Romains appelaient la familia. Le père de famille était l’organe central de la famille, le tuteur principal. Il avait sous son autorité exclusive les enfants. Il était alors libre de les marier, y compris ses descendants. Il était aussi le chef de la religion domestique, le principal prêtre de la maisonnée ; à ce titre, il veillait sur le feu sacré du foyer en y mettant du feu ardent afin qu’il restât allumé jour et nuit et qu’il ne s’éteignît jamais. Aux origines de la cité, il avait, sur sa femme, ses enfants, et l’ensemble de sa domesticité, droit de vie et de mort, ius vitae necisque. Mais à cette époque, cette autorité s’était relâchée. Il jouait le rôle de caput, parce que bénéficiant de l’autorité suprême au plan domestique, et pouvant en être investi aux plans militaire, politique et religieux. C’était donc, comme qui dirait, « un homme complet », intégral, integer. En même temps, c’était le uir, l’homme, opposé à la femme, mulier, qui pouvait diriger, combattre et soumettre des peuples entiers. C’était le guerrier, le combattant, le défenseur, qui exhalait hargne, fureur et fougue, mais aussi le protecteur, le tector, celui qui faisait bénéficier de son armature et de sa poigne à tous les siens. Dès que son enfant avait 7 ans, c’est lui qui le prenait en charge, s’occupait de son éducation. Dans ce cadre, il le conduisait au Forum, place centrale de Rome, mais aussi univers politique, religieux et 77
De off., XVII, 54
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commercial, où toutes les catégories de personnes se croisaient, pour discuter, échanger et où l’on trouvait, comme principaux édifices, le sanctuaire de Vénus, la Curia Hostilia, le bois sacré, la maison des vestales et le temple de Jupiter Capitolin. Le mettant face aux orateurs, y compris les plus aguerris, les voyant plaider, souvent avec virtuosité, lui donnant la possibilité de suivre les débats politiques et de voir compétir les hommes politiques, parfois de tendances politiques opposées, il faisait progressivement de l’enfant un être en gestation, qui se formait à l’art du dire, l’ars dicendi, et qui s’initiait aux arcanes de la vie politique, atout majeur pour un magistrat. Etait-il fils de noble et donc noble lui-même ? Il lui fallait en être digne par une tenue impeccable. La mémoire de son père, avait-elle été souillée et méritait d’être vengée ? Il lui fallait y parvenir, en ayant suffisamment d’étoffe, d’envergure. Pris en mains par son père, l’enfant devait, au final, être la réplique de ses parents, mieux, de ses aïeux. Malheur alors à celui qui n’y parvenait pas ! Tel « le fils du premier Africain, qui adopta le fils de Paul - Emile »78 et qui « ne put, en raison de sa faible santé, ressembler à son père autant que celui - ci avait ressemblé au sien »79, alors que « le meilleur héritage que transmett(ai)ent les parents à leurs enfants et qui l’emport(ait) sur tout patrimoine, c’(était) la gloire de leur vertu et de leurs entreprises »80. Ainsi, le père lui inculquait des notions fondamentales comme le goût de l’effort, celui du travail bien fait, le respect profond et scrupuleux de la hiérarchie, le respect des divinités, la frugalité ; toutes, des notions qui n’accordaient aucune place à la paresse, la mollesse, la faiblardise et le luxe corrupteur. Il pratiquait alors des exercices physiques comme l’escrime, le lancer du javelot, le jeu de l’épée, la voltige, le maniement des armes. À cette éducation était associée une autre, dispensée dans les écoles : primaire où l’enfant devait s’initier à la lecture et à l’écriture et où le magister ludi lui inculquait les notions de base ; secondaire où le grammaticus lui enseignait, alors qu’il était souvent âgé de 12 à 16 ans, le grec, l’histoire, la géographie et les textes littéraires, avant que vînt l’heure d’entreprendre un pèlerinage intellectuel en Grèce, haut lieu des savoirs qui avait supplanté l’Egypte pharaonique où les scribes trônaient dans les temples, et supérieure où, vers 16 ans, il suivait les cours de rhétorique. Sorti de l’adolescence, il intégrait l’état - major d’un parent ou d’un ami de son père et se plaçait sous le regard d’un soldat ou d’un général qui 78
De off., XXXIII, 121 Id., ibid. 80 Id., ibid. 79
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observait sa faculté à obéir, à résister à la fatigue, au froid et à la soif et sa capacité à rester ferme face au luxe et à la tentation des femmes étrangères. Dans cette société patriarcale où régnait une discipline rigide, de fer, il se formait à la frugalité, à une alimentation sobre, en adoptant un régime alimentaire fait de légumes, de pain, de fèves en bouillie, de lard, de fromage, l’ensemble assaisonné avec de l’huile, des herbes, de l’ail et du sel ; il ne pouvait donc y avoir mélange de genre ; les esclaves étaient traités avec autorité81 et ne pouvaient se permettre de s’opposer à leurs maîtres82, encore moins porter une accusation sur un roi, et qui plus est, allié du peuple romain 83; chacun devait être à sa place et y rester ! Il en était ainsi de l’accensus : non point une fonction de faveur mais plutôt « une charge qui exigeait du travail »84 et que seul l’affranchi et qui plus est « digne de confiance »85 pouvait exercer ; on pouvait alors lui donner « des ordres à peu près comme à »86 des « esclaves »87. De même, aucun homme bien né ne pouvait acheter aux marchands des victuailles car tout devait être fabriqué sur place, à son domicile88. C’était l’époque des hommes rigides, à la discipline ancestrale, disciplina vetus, chevillée au corps, au caractère trempé, qui ne transigeaient pas sur l’ordre, comme le furent, entre autres, Ap(pius) Claudius Caecus et Cn(aeus) Domitius. Le premier d’entre eux, bien qu’aveugle, n’avait il pas toujours eu de l’autorité sur tous les siens ? Ces précisions de Cicéron nous permettent d’être suffisamment renseigné sur le personnage : « Quatre fils en pleine vigueur, cinq filles, une grande maison, de grandes clientèles, voilà ce que dirigeait Appius aveugle et âgé : en effet, il avait toujours l’esprit tendu comme un arc et ne succombait pas languissamment à la vieillesse ; il gardait non seulement du prestige, mais encore du pouvoir sur les siens : il était craint de ses esclaves, respecté de ses enfants, cher à tous ; dans cette maison restaient en vigueur la coutume et la discipline ancestrale »89. Non seulement il était donc pétri d’une forte autorité morale, ce qui lui 81
Cicéron le rappelle à son frère Q(uintus), par ces propos : « Que crois-tu que je pense sur la question des esclaves ? nous devons en tout lieu les gouverner d’une main ferme ». Q. fr., I, 2 82
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dans le cadre d’une révolte par exemple
Cicéron, Pro M. Reg. Deiot., 9 84 Id., ibid. 85 Id., ibid. 86 Id., ibid. 87 Id., ibid. 88 Pis., 67 89 Cicéron, Cat. l’Anc., XI, 37
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permettait de s’imposer à tous et auprès des siens, mais encore il avait le sens très marqué des réalisations, dont les plus importantes furent l’Aqua Appia, le plus grand aqueduc de la Ville, et la Via Appia, la Voie Appienne, cette route qui relia Rome à Capoue, soit les deux capitales de l’Etat romano - campanien. Quant à Cn(aeus) Domitius, les témoignages sur lui sont d’une extrême éloquence ; non seulement il était un personnage illustre, qui occupa de hautes fonctions - consul, censeur, grand pontife -, mais encore il était d’une rigueur à nulle autre pareil. Un exemple en apporte la preuve formelle. Un jour, il cita à comparaître M(arcus) Scaurus, citoyen éminent de Rome. Sur ces entrefaites, l’un des esclaves du prévenu vint le trouver pour lui proposer de faire des révélations sur son maître. Crime abominable ! Cn(aeus) Domitius le fit aussitôt mettre aux arrêts. Ainsi donc fut, à cette époque, l’homme, en tant que chef de famille. Mais sous quels traits se présentait la femme, mère de famille, mater familias ?
b. La femme, mère de famille, mater familias La femme, au sens de mère de famille, mater familias, occupait la seconde place et suppléait à l’homme, son époux, dans tous les actes de la vie domestique, en son absence. Elle était donc la seconde personnalité du ménage. Alors que l’homme était l’époux, le chef, la tête pensante, le caput, le dux, le uir, l’homme, au sens intégral du terme, elle était la mulier, mieux, l’épouse, la coniux, la matrona, la marita, la femina, et comme le disait Plaute, la mulier dotata. Depuis l’épisode du rapt des Sabines, des fonctions précises lui avaient échu : procréer et tisser la laine. Elle était donc chargée de mettre ses organes, son utérus, son uenter, à la disposition de l’homme, pour lui permettre de s’assurer une descendance susceptible de poursuivre le culte familial, de servir l’Etat aussi bien en période de guerre que de paix, et de gonfler sa lignée. Grâce à elle, le nom de l’homme ne pouvait donc pas s’éteindre. Grâce à elle, l’homme était sûr de disposer de nombreux bras pour les activités domestiques qu’il pouvait engager. Par son biais, enfin, il pouvait intégrer d’autres familles, être mieux connu, et élargir la base de ses relations pour une activité politique ultérieure. Elle était donc la pourvoyeuse principale des ressources humaines de l’homme. Elle jouait aussi un rôle important sur le plan éducatif. En effet, c’est elle qui s’occupait de l’éducation de l’enfant, de sa naissance jusqu’à 7 ans, de manière à en faire un être davantage proche, mais aussi à lui inculquer toutes les notions sur la perception féminine de la vie, sur la sensibilité 70
maternelle et la douceur propre à une personne de ce sexe. Elle veillait ainsi à pétrir l’enfant, le futur homme ou la future femme, de qualités dont il (elle) n’aurait pu se parer en d’autres lieux ; mais plus : par sa présence et les traits éducationnels qu’elle développait, elle créait une profonde osmose entre l’enfant et son environnement ; enfin, en lui inculquant des notions fondamentales comme le goût de l’effort, du travail bien fait, le respect profond de la hiérarchie, la foi dans les divinités, la frugalité ; toutes, des notions qui ne laissaient aucune place à la mollesse et au luxe corrupteur, elle donnait davantage de consistance à l’enfant qui était placé sous son autorité. Certes, la femme qui était richement pourvue pouvait s’appuyer sur des nourrices, pour assurer l’essentiel de l’éducation qui lui revenait, se contentant alors de jouer un rôle de supervision. Mais cette pratique était déconseillée car elle ne permettait pas à l’enfant d’être en contact permanent avec sa mère, de la « sentir » et d’établir avec elle une forme de proximité et même une complicité de tous les instants. N’estce pas parce qu’elle avait été cette mère véritable, c’est - à - dire éducatrice et proche, que Volumnia sut ramener à la raison son fils C(aius) Marcius Cariolan qui s’était rangé du côté des Volsques et qui, en sa qualité de général, dans ce camp ennemi, s’apprêtait à porter l’estocade contre Rome ?90 90
Le récit qu’en fait Plutarque est des plus édifiants. C’était au Ve s., av. J. C. Cariolan était orphelin de père. Il aimait sa mère d’un profond amour filial. La preuve : avant de se marier, il dut obtenir son accord. Après son mariage, il continua à habiter chez elle, y vivant avec sa femme et ses enfants. Il fit une carrière brillante dans l’armée et vola de victoire en victoire, les dédiant toutes à sa mère. Mais, plus tard, il fit face à des échecs, surtout d’ordre politique. Il ne le supporta pas et décida de s’exiler chez les Volsques, auxquels il s’allia, délaissant sa femme et ses enfants qui continuèrent, alors, à vivre chez sa mère. Bon Général, il prit la tête de l’armée volsque. Quand la guerre éclata entre les deux cités, il n’eut aucune peine à conduire l’armée de sa cité adoptive jusqu’aux portes de sa cité natale, Rome, prêt à la prendre d’assaut. Ce fut le branle-bas du côté romain. Pour empêcher cette offensive, une délégation romaine fut constituée et lui fut envoyée, forte de cinq prêtres. En vain. C’est à ce moment qu’intervint sa soeur, Valeria. Elle rassembla les femmes de la cité et les conduisit chez Volumnia, la mère de Cariolan, afin de la convaincre de s’impliquer dans le règlement du conflit. Volumnia était chez elle, avec sa bru et ses petits - fils. Valeria la persuada d’aller parler à son fils, ce qu’elle accepta de faire. Elle prit alors la tête d’un long cortège de femmes, toutes munies de rameaux de suppliantes. Cariolan siégeait sur son tribunal ; en les voyant venir, il ne put résister à l’émotion ; il descendit de l’estrade, et se dirigea vers elle ; il l’embrassa et prit dans ses bras sa femme et ses enfants. Volumnia prit la parole, fit un long discours par lequel elle sollicitait la piété
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En définitive, comme nous venons de le voir, deux puissances se faisaient face dans l’espace méditerranéen : d’un côté Carthage et de l’autre Rome. Elles avaient, l’une et l’autre, une armée redoutable ; elles avaient une organisation sociale rigide et imposante ; elles avaient une économie stable. Elles s’étaient pratiquement partagé le monde. Elles avaient pu disposer de cette solide armature au fil des temps. Pendant trois siècles, de 509 à 264 av. J. - C., elles avaient pu vivre en relative bonne intelligence, respectueuses des engagements qu’elles avaient pris l’une à l’égard de l’autre, dans le cadre d’un certain nombre d’accords. Mais dès 264 av. J. - C., cela ne put plus être possible. Un climat de tension éclata, qui dégénéra en guerres, les guerres dites puniques. Une question, alors, se pose : comment expliquer cette situation ? C’est l’objet de la seconde partie de cette réflexion.
filiale. En réponse, Cariolan exécuta la volonté de sa mère et se retira avec son armée.
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IIème PARTIE CARTHAGE ET ROME, DEUX PUISSANCES IMPÉRIALISTES ENGAGÉES DANS DES GUERRES SANS MERCI, LES GUERRES PUNIQUES : 264 - 201 av. J. - C. « Misangwi ni ngubo mila mya komula siyo uootè »91 Sagesse sekyani (Gabon)
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Littéralement : « Deux coqs ne chantent pas sur le même toit ».
Dès l’abord, il faut indiquer que ces guerres se déroulèrent en trois phases : la première, de 264 à 241 av. J. - C., la deuxième, de 218 à 201 av. J. - C., et la troisième, de 149 à 146 av. J. - C. Au - delà du terme de « guerres puniques », autrement dit de « guerres carthaginoises » qui fut utilisé et que l’on utilise toujours, on parla alors de « guerre de cent ans de l’Antiquité… », d’ « inexpiable conflit »92, d’« un des conflits majeurs qu’a connus l’histoire de l’humanité »93, de « grand » conflit « …par l’ampleur des forces en présence…, par sa durée… par les moyens mis en œuvre et par les objectifs visés… »94, de « guerre totale »95, de « guerre mondiale »96. Carthage et Rome en guerre ! Comment pouvait - ce être possible ? Comment deux cités, jadis amies et alliées, en furent - elles réduites à se battre, à se combattre sans quartier, et à se réserver le pire des sorts, celui qu’induisait le droit de la guerre, le ius ad iustum et pium bellum, et qui consistait à attaquer son ennemi, à porter la mort dans son camp, à le réduire à sa merci, à le spolier de tous ses biens, à défaut de le réduire en esclavage et donc de l’assujettir complètement, avec tout ce dont il disposait de précieux ? Etait-ce l’impérialisme, autrement dit la soif et le pouvoir de commandement, la volonté d’imposer l’hégémonie, l’hegemon, comme diraient les Grecs, avec force et autorité, d’être la seule puissance tutélaire ? Le Professeur Yann Lebohec, dont l’ouvrage sur les guerres puniques reste d’autorité et n’a nullement pris une ride, y répond par l’affirmative, en mettant en cause les deux cités, Rome, mais aussi Carthage97. Ce qui, 92 Y. Lebohec, « Il faut détruire Carthage » in L’Histoire, N° 206, janvier 1997, p. 64 93 Y. Lebohec, Histoire militaire des guerres puniques, Ed. du Rocher, 1996, p. 9 94 Id., p. 10 95 Pour expliquer cette expression, le Professeur Yann Lebohec argumenta ainsi : « … Les adversaires se battirent sur terre et sur mer, s’affrontèrent en batailles rangées et organisèrent des sièges. Les autorités constatèrent vite que les soldats ne pouvaient pas tout faire à eux seuls : ils s’appuyaient sur les civils, ils demandaient à être soutenus matériellement et moralement. Les belligérants mobilisèrent toutes les énergies, toutes les forces disponibles. Ils utilisèrent des moyens considérables et divers dans un but unique, au moins à la fin : détruire l’adversaire… », in Histoire militaire des guerres puniques, p. 10 96 Cette expression est de Jean - Claude Belfiore, Hannibal. Une incroyable destinée, Paris, Larousse, 2001, pp. 23 - 24 97 comme l’attestent ces propos : « L’impérialisme de Rome, au début de la première guerre punique, et également par la suite d’ailleurs, s’explique par trois motifs, qui à l’occasion peuvent s’additionner, et présente deux
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à le lire, montre que c’est parce que toutes les deux cités, Carthage et Rome, furent assoiffées de grandeur, de domination ; en un mot d’impérialisme, que la guerre éclata entre elles. L’examen de ces guerres, l’une après l’autre, nous permettra ou non de l’attester.
variantes. Le premier motif… est le goût du pouvoir, la volonté d’hégémonie… Le lucre constitue le deuxième motif de l’impérialisme romain… … le troisième moteur de l’impérialisme romain, c’était le besoin de sécurité » in Histoire militaire des guerres puniques, pp. 24, 25, 27
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Chapitre III La 1ère guerre punique, ou le premier mode d’expression de l’impérialisme carthaginois et romain : 264-241 av. J. - C. A. La Sicile, le prétexte parfait 1. Les prémices Mais comment ces deux cités entrèrent-elles en guerre ? L’on pourrait être tenté de dire : le climat était propice. Une autre question pourrait être alors posée : pourquoi ? Réponse : parvenues, l’une et l’autre, au faîte de leur puissance, ayant réussi à s’assurer une forme d’autorité sur un empire, elles ne pouvaient échapper à cette conflagration. Ne dit - on pas que « dans le lit du pouvoir il n’y a pas de place pour deux » ? Ahmadou Kourouma, n’avait - il pas dit, et ce à juste titre que « le pouvoir est une femme qui ne se partage pas » ? Depuis la lointaine Antiquité, en effet, Rome n’avait pas cessé de prendre de l’envergure, par sa succession de conquêtes ; elle avait réussi le tour de force de passer maîtresse de l’Italie, subjuguant les peuples sabelliques (Samnites, Sabins, Lucaniens, Volsques). Sur cette base, elle avait pu prendre le dessus sur Véiès, qui constituait un véritable danger pour sa stabilité et son autonomie, en la détruisant en 396 av. J. - C. Après avoir évité de justesse la domination gauloise, en 390 av. J. - C. face à un général gaulois, Brennus, galvanisé, qui était parvenu jusqu’au Capitole, mais n’avait pas pu réaliser son dessein car contrarié par les cris stridents des oies – les fameuses oies du capitole – qui alertèrent les citoyens en armes dont l’intervention musclée fit mettre en déroute l’ennemi ! Après avoir occupé toute l’Italie, de la Cisalpine à la Sicile, malgré quelques défaites enregistrées face à des ennemis remuants, comme celle de l’Allia en 390 av. J. - C., elle s’ouvrit un véritable « boulevard » vers la domination de tout le bassin méditerranéen occidental. N’avait - elle pas réussi à enregistrer des succès saisissants en Grèce, en utilisant des mercenaires qu’elle stipendiait et qui faisaient des coups de feu dans un certain nombre de cités de la Grande Grèce et qui lui permirent, donc, de poser un pied à Thourioi, Crotone, Locres et même à Tarente contre Pyrrhus ? N’avait - elle pas vu son territoire passer de 6400 km2 en 330 av. J. - C., à 8300 km2 en 290 av. J. - C. ? N’était-elle pas en train de créer un nombre impressionnant de colonies, plus d’une vingtaine ? Sa population, n’était-elle pas en hausse ? Elle avait pu s’installer à
Messine, faisant ainsi face à Carthage. Et cette Carthage, n’était-elle pas aussi une puissance méditerranéenne ? N’était-elle pas une Cité Etat prospère ? N’était - elle pas parvenue, grâce à sa position stratégique, à mettre pied en Sicile et à Malte, en Sardaigne, en Andalousie, à Ibiza et aux Baléares ? N’était-elle pas le prolongement de Tyr, une sorte de « troisième main » grâce à laquelle elle pouvait allègrement écouler ses quantités d’encens et de pourpre, ce qui explique son appelation de Tyria maria ? Comme Rome, elle était une puissance ; elle comptait sur l’espace qu’elles sillonnaient toutes les deux. Le choc était donc devenu inévitable. Il ne restait plus qu’à trouver un prétexte !
2. À pas comptés vers la guerre Toute action militaire, en effet, ne s’appuie - t - elle pas généralement sur un élément déclencheur ? Elle a besoin de trouver un justificatif cohérent, de s’accouder sur un fait, même minime, mais auquel elle va conférer toute sa gravité. C’est la cause immédiate, par opposition à son versant, la cause lointaine. C’est la prophasis, selon Polybe. C’est l’élément qui permet de justifier la levée des hostilités. Elle se situe entre la véritable cause, l’aitia, et les débuts des hostilités, l’archè. Ce prétexte fut donc la question de la Sicile. Et pour cause : la Sicile était un site stratégique. C’était le grenier à blé de Rome, la ville qui avait sous son aile des villes très riches. C’était une terre riche. Son sol noir et volcanique était si fertile qu’il pouvait fournir trois récoltes par an. C’était donc l’espace idéal qu’il était de bon ton de mettre dans son escarcelle, d’avoir comme dépouille. On y trouvait aussi de nombreuses villes, de nombreux trésors et des œuvres d’art que la présence grecque en ces lieux avait permis d’accumuler. Sur cette base, Polybe la considéra comme une proie, praeda, pour Rome. Or ce territoire était divisé en trois ensembles : à l’est, Syracuse, qui était dirigée par un roi ; à l’ouest, la partie punique ; entre les deux, des cités indigènes plus ou moins marquées de la civilisation grecque car colonies grecques depuis le VIIIe s. av. J. - C. Dans cet ensemble, chaque partie vivait de manière plus ou moins autonome. Mais Carthage et Syracuse cherchaient à y avoir chacune leur zone d’influence. Carthage par exemple étendait la sienne sur quelques villes comme Motyé, Palerme, Lilybée, Solonte, qui constituaient les 2/3 du territoire. En 289 av. J. - C., mourut le roi de Syracuse, Agathocle, ce qui entraîna la mise au chômage de ses mercenaires, les Mamertins. Se trouvant dans cette situation d’inactivité, ils se mirent à errer dans la 78
Sicile. Dans cette errance, ils remarquèrent qu’une ville riche, située sur le détroit, était mal défendue : Messine. Ils n’hésitèrent pas : ils s’en emparèrent, la pillèrent, s’en partagèrent les biens, les femmes et les enfants. Or il se trouve qu’aux environs de 282 av. J. - C., Rome avait envoyé à Rhegium, de l’autre côté du détroit de Messine, des Campaniens. Ils y résidaient en qualité d’alliés, socii ; eux aussi firent subir aux populations le même sort que les mercenaires l’avaient fait à ceux de Messine. Cet acte fut fortement désapprouvé par le Sénat. En représailles, il délégua des troupes de légionnaires en 270 av. J. - C. qui prirent la ville de Rhégium d’assaut. Les assaillants furent capturés avant d’être tués sur place, pour la plupart d’entre eux. D’autres furent ramenés à Rome, puis battus de verges et décapités au Forum. Mais cette attitude de rétorsion ne s’appliqua pas à l’égard des Mamertins. Au contraire, ceux-ci eurent tout le loisir d’organiser à leur manière la ville qu’ils avaient attaquée, en la faisant gérer par deux magistrats, les meddices, comme en Campanie. Ils firent battre monnaie et imposer aux voisins le paiement d’un tribut. Mais Syracuse contesta cette décision, surtout qu’elle frappait une ville qui était incluse dans son territoire, Taormina. Une guerre s’engagea alors entre les Mamertins et les Syracusains. Côté Syracusain, la direction des opérations fut confiée à Hiéron, personnage habile, ambitieux et intelligent et qui, depuis 275 av. J. - C. arborait le titre de stratègos autokrat, autrement dit tyran de la ville. Ses vis - à - vis étaient conduits par Ciôs, un homme très pieux et très religieux, doué lui aussi dans l’art de la guerre. Mais les Romains ne s’engagèrent pas dans ce combat qu’ils savaient difficile et à l’issue incertaine, sans prendre les précautions nécessaires : le recours aux divinités. En effet, n’étaient - ils pas persuadés, depuis toujours, qu’aucune victoire ne pouvait être réalisée sans l’implication des divinités ? N’étaient- ils pas convaincus de ce qu’aucune victoire décisive ne pouvait être remportée sans leur assistance ? Ils savaient aussi qu’en dehors des divinités nationales, il était nécessaire d’intégrer, au panthéon romain, les divinités étrangères, dont l’efficacité avait été prouvée par ailleurs. C’est dans ce cadre que Bellona Victrix, en 296 av. J. - C., Jupiter Victor, en 295 av. J. - C., Victoria, en 294 av. J. - C., le serpent Esculape, en 292 av. J. - C., firent partie des divinités romaines98. Dans ce cadre, des prêtres tuèrent des animaux puis examinèrent leurs entrailles. Le résultat se révéla positif : les divinités prédisaient une issue favorable à la guerre ! La bataille pouvait alors être engagée. Celle - ci eut lieu en 279 av. J. - C. à proximité du fleuve dénommé 98
Il est d’ailleurs reconnu que pour ramener le serpent Esculape, Q(uintus) Ogulnius se rendit à Epidaure à la tête d’une commission de 10 légats.
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Longanus. À l’issue des combats, les troupes de Ciôs furent défaites ; lui - même fut vaincu, capturé et fait prisonnier avant de se suicider. Hiéron, par contre, en sortit vainqueur et fut le monarque de Syracuse en 265 - 264 av. J. - C. Ses pouvoirs se renforcèrent. Mais cette situation ne pouvait durer longtemps car les Mamertins s’étaient scindés en deux camps : les uns avaient sollicité l’intervention de Rome, et les autres celle de Carthage. Une fois cette demande transmise à Rome, le Sénat tint une réunion dans la curie, bâtiment réservé à ce genre de rencontres. Les positions des Sénateurs ne furent pas unanimes ; la raison en était simple : non seulement la Sicile était loin de Rome, mais en plus cette guerre ne pouvait pas être sans dangers. Mais cette position ne fut pas celle de la plèbe. La Sicile, n’était - elle pas un territoire riche ? La plèbe trancha alors en faveur de l’interventionnisme. Il fallait s’engager dans la guerre ! Les Mamertins furent considérés comme des fédérés, foederati, autrement dit des alliés et des amis, reconnus comme tels par un traité, le foedus. Un consul chargé des affaires de la Sicile fut nommé : Ap(pius) Claudius, membre de la famille des Claudii, clan reconnu comme constitué de gens orgueilleux et d’ascendance patricienne. Il fit le déplacement de Rhégium, y débarqua et installa sa garnison dans Messine. Il avait été précédé par un général, Hannibal, envoyé par Carthage, qui n’avait pas tergiversé face à la demande des Mamertins, et qui avait installé sa garnison dans la ville de Messine. Présentes l’une face à l’autre, se regardant en chiens de faïence, les deux puissances devaient ainsi se faire face. C’était en 264 av. J. - C.
B. Le premier accrochage et l’ouverture des hostilités Il fallait attendre cependant la bonne occasion pour ouvrir les hostilités. Ce fut en 263 av. J. - C., date à laquelle le Sénat romain dépêcha sur place une nombreuse armée, le double de celle de l’année précédente, soit quatre légions et des alliés, conduits par les consuls de l’année, Valérius et Octalius. Résultat : Rome engrangea une victoire importante. Elle eut lieu à Messine, et fut l’œuvre de Valerius qui, pour la première fois dans l’histoire de Rome, prit le surnom de Messala, autrement dit le vainqueur de Messine. Fort de ce succès, il se dirigea à Syracuse qui ne lui résista pas ; la ville tomba, et Hiéron lui livra ce qu’elle avait de conséquent : du blé, des machines de guerre, mais aussi des espèces sonnantes et trébuchantes évaluées à 100 talents. En échange, Hiéron continuait à gérer son royaume et disposait désormais du titre d’ « allié et ami » du peuple romain. 80
Mais les Carthaginois ne se résignèrent pas ! Ils ne pouvaient se laisser abattre ! Dès la fin de leur première défaite, ils adoptèrent une stratégie à laquelle ils ne dérogèrent nullement tout au long du conflit : plutôt que de s’éparpiller et d’émietter leurs forces, concentrer l’essentiel de leur arsenal dans deux ou trois forteresses afin de les utiliser comme bases d’appui dans leurs différents raids et actions de guérilla, aussi bien par voie terrestre que par voie navale. Ce furent ainsi Lilybée et Agrigente. Là, ils regroupèrent le gros de leurs troupes, des mercenaires essentiellement, constitués des Ibères, des Ligures et des Gaulois, soit au total 50 000 hommes, qui se placèrent sous le commandement de leur chef, Hannibal le Rhodien. Sur ses instructions, ils firent le siège de cette ville qu’ils prirent sans peine. Conséquence : « Tous les Agrigentins furent vendus »99.
C. Rome s’équipe… Mais il ne fallait pas s’en tenir à cet unique armement, insuffisant, par ailleurs. Les Romains mirent alors un accent tout particulier sur les problèmes de sécurité maritime. Car ils tenaient à faire jeu égal avec les Carthaginois ! Leur objectif était, sinon de disposer du même type d’armement qu’eux, du moins de les surpasser ! Certes, ils constituaient une puissance terrestre, pour qui la véritable bataille était d’abord une bataille de corps - à - corps qui devait se livrer sur la terre ferme, mais ne convenait-il pas, au plus vite, s’ils voulaient absolument l’emporter, de se placer à égalité avec un ennemi dont la force principale résidait sur ses capacités navales ? Ils n’hésitèrent donc pas. Ils s’y mirent dès 261 av. J. - C. à l’initiative du consul Valérius, aidés en cela par les socii, les alliés, qui leur auraient fourni l’expertise nécessaire constituée de charpentiers, d’architectes et de pilotes. Il se dit d’ailleurs qu’avant d’y arriver, afin de s’aguerrir, ils se seraient entraînés en ramant sur terre ! Certes, dès le IVe s. av. J. - C. et plus spécialement, au lendemain de sa conquête du Latium, en 338 av. J. - C., elle avait démontré sa volonté de s’armer au plan naval et aurait, par la même occasion, créé, en 311 av. J. - C. une commission de deux membres chargée de gérer les questions navales, avec le titre de duovirs de la flotte, duoviri navales ; commission qui fut remplacée, en 267 av. J. - C., par d’autres magistrats, ordinaires cette fois - ci, les questeurs de la flotte, quaestores classici. Mais il faut convenir que c’est au lendemain de leur accrochage décisif avec les Carthaginois qu’un accent tout particulier fut mis véritablement sur la question navale. En procédant 99
Orose, IV, 7
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ainsi, Rome se dota de l’arsenal nécessaire à sa promotion en tant que cité maritime. Dès cet instant, des chantiers navals furent construits, d’où sortirent des trières, navires aux qualités indéniables, si l’on en croit Xénophon100, mais aussi les quinquérèmes101 qui furent, très rapidement, équipés du corvus, le « corbeau », grappin de fer qui devait permettre aux navires romains de s’abattre sur les navires carthaginois, de s’agripper à eux et de les immobiliser, afin d’amener les légionnaires qui y étaient embarqués d’engager le combat tel qu’ils l’auraient fait sur terre, c’est - à - dire au corps - à - corps.
D. …et prend Myles… Ainsi équipés, ils se fixèrent l’objectif suivant : prendre Mylae, Myles, sur la côte nord - est de la Sicile, à proximité du détroit de Messine. Cet objectif fut difficile à atteindre car les Carthaginois étaient plus aguerris. Sur cette base, ils leur infligèrent une cinglante défaite en 260 av. J. - C. au cours d’une rude bataille livrée près des îles Lipari. À cette occasion, le consul Cn(aeus) Cornelius Scipio Asina fut fait prisonnier, ce qui permit au consul Diulius de prendre la direction des opérations. Sans complexe, il engagea ses forces dans l’action, face à des Carthaginois imbus, sûrs d’eux-mêmes et persuadés que les Romains ne leur tiendraient pas tête, du fait de leur inexpérience dans ce type de combat. Les 120 navires romains 100 Econ., 8,8: « Pourquoi une trière avec son équipage au complet est - elle la terreur de ses ennemis, la joie de ses amis, si ce n’est… sa vitesse ? ». Il faut ajouter que ce sont ces navires qui permirent aux Grecs de s’assurer la maîtrise de la mer Egée, car ils comprenaient 170 rameurs, répartis en trois étages. Outre l’équipage, il y avait un état - major de plusieurs spécialistes : le chef de la trière, le triérarque, qu’assistait un tentécontarque, un « chef de 50 », en général un jeune citoyen, qui s’occupait de l’intendance… 101 Id., ibid. : ils offraient la possibilité de fonctionner sur le modèle des légions : « le trierarchus,… commandant…, le second… gubernator, chargé de la navigation…le proeta…officier de veille à la proue…le celeusta qui règle la nage.. ; les uelarii… embarqués pour la manœuvre des voiles sous les ordres d’un maître d’équipage…, le subunctor.. qui distribue l’huile pour oindre les muscles des rameurs…, le medicus… suivi du pitulus.. qui rythme au sifflet la cadence de nage…, le symphoniacus… qui rythme la cadence avec un sifflet…, les surveillants de bord… ». Ils permettaient également d’embarquer « des balistes et des catapultes de différents calibres pour lancer toutes sortes de projectiles : pierres, traits, flèches, dont certains étaient incendiaires ».
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s’imposèrent face aux 130 bateaux carthaginois ! Hannibal le Rhodien qui dirigeait les opérations, côté carthaginois, ne put arrêter le fort élan, la ferme volonté de gagner, des Romains, dont les navires, équipés de « corbeaux » semèrent l’émoi et la panique au sein des troupes ennemies. Certains de ses navires furent capturés. Ceux qui ne l’avaient pas été, battirent en retraite. Ce fut la première victoire romaine de cette envergure. Le consul Diulius en tira une réelle gloriole. Pour commémorer cette brillante et signalée victoire, un monument fut érigé sur le Forum : la colonne rostrale. Il y fut gravé une inscription indiquant qu’il fut le premier consul à avoir combattu avec des navires sur mer et qu’il avait construit une flotte de guerre, qu’il avait pris sur l’ennemi un septirème, trente quinquérèmes et trirèmes avec leurs éperons, et qu’il avait coulé trente navires. À côté de l’inscription, il fit fixer des éperons qu’il avait pris à l’ennemi, les rostres. En récompense de cet acte de bravoure, il reçut, pour la première fois dans l’histoire de sa cité, le triomphe naval. À cette occasion, une procession eut lieu ; il y prit part, en sa qualité de commandant en chef victorieux, imperator.
E. …fait route vers d’autres îles… Du fait des problèmes météorologiques - de violentes tempêtes, dont celle de Camarine, s’étaient abattues en certains endroits, causant l’avarie de centaines de navires - les Romains essuyèrent de lourdes pertes matérielles et faillirent céder au découragement, mais très vite, leur moral reprit le dessus. Ils reconstruisirent de nouveaux navires et se mirent à engranger de nouvelles victoires : Aléria, en Corse, sous la conduite du consul Scipion puis la Sardaigne, et, en 256 av. J. - C., Ecnome. Cette bataille fut d’autant plus importante que, si l’on en croit Polybe, « le plan de Rome était de naviguer sur l’Afrique, d’y déplacer le théâtre des opérations pour imposer aux Carthaginois une menace, non plus pour la Sicile, mais pour leur propre existence et pour leur territoire »102. Pour remporter cette victoire, les deux consuls de cette année - là, Regulus et Manlius Vulso, s’armèrent lourdement : 140 000 hommes et 330 navires, face à des ennemis aussi lourdement équipés - 150 000 hommes et 350 navires -, qui étaient placés sous la conduite d’Hamilcar et de Hannon. Ils utilisèrent aussi une stratégie particulière : diviser les navires en quatre escadres qu’ils répartirent de la manière suivante : trois d’entre eux formèrent un triangle en ayant la pointe dirigée vers l’ennemi, le quatrième fut placé en parallèle et 102
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les deux consuls occupèrent les navires de tête. Bilan de l’opération : 24 navires perdus du côté romain, tandis que 30 navires carthaginois connurent le même sort et 64 furent capturés.
F. …et vers l’Afrique… Rome voulut alors porter la guerre en Afrique. Regulus et Manlius Vulso prirent ainsi Aspis, forteresse punique, et y installèrent leur Quartier Général. Mais ils n’y restèrent pas longtemps ensemble car Manlius Vulso regagna Rome. Seul donc Regulus y resta, à la tête de 15 000 hommes. Puis vint le tour d’Adys. Là, les Romains se livrèrent à toutes les exactions : pillages de tous les biens - mobilier, bétail, etc. -. Dans le même temps, un fait peu ordinaire se produisit : les soldats qui se rendaient à la corvée d’eau étaient dévorés par un serpent gigantesque. Leurs coreligionnaires tentèrent alors de le mettre à mort en utilisant leurs javelots ; mais ils n’y parvinrent pas ! Il leur fallut faire usage de la baliste pour s’en défaire. Ne pouvant accepter d’avoir à leur porte des ennemis de cette trempe, les Carthaginois décidèrent de livrer la guerre aux Romains. Pour ce faire, ils firent appel à des mercenaires que commandait Xanthippe, un Lacédémonien. Celui - ci recruta, à son tour, des troupes, en Grèce, essentiellement, qui s’allièrent à des éléphants et à quelques soldats citoyens. La bataille décisive eut lieu à Bagradas. Les Romains furent vaincus. Regulus fut fait prisonnier. Mais Rome décida de poursuivre le combat, toujours en Afrique. Dans cette optique, une flotte appareilla vers le sud et occupa Cossyria. Au large du cap Hermès, elle fit face à 114 bateaux puniques qui avaient été envoyés lui barrer la voie ; elle les coula. Dès lors, les rescapés de l’armée de Regulus furent embarqués et prirent le chemin de la Sicile.
G. …puis domine la Sicile… Sur ce territoire, les Romains firent le siège devant Palerme, en 254 av. J. - C. La ville fut prise et un butin constitué. 27 000 personnes furent faites prisonnières. Plusieurs cités passèrent alors du côté de Rome : Iaetia, Enattros, Solonte, Petra, Tyndare, entre autres. Pour arrêter ces défections, Carthage dut envoyer en renfort 100 éléphants. Ce fut le statu quo ante, jusqu’en 150 av. J. - C. Les troupes étaient épuisées ; mais en plus, elles manquaient de moyens financiers et matériels. Rome n’arrivait plus à construire des navires et Carthage avait des difficultés sur le plan financier et militaire. Devant Palerme, le consul Caecilius Metellus profita alors de cette faiblesse carthaginoise pour battre Hasdrubal, pourtant armé d’éléphants. Une 84
tactique s’avéra, à cet égard, payante : ses troupes légères lançaient les traits sur les pachydermes, les rendant ainsi furieux et incontrôlables, au point de foncer, même sur les troupes de Carthage. À son retour à Rome, il bénéficia du triomphe et fit défiler 120 éléphants et 13 généraux ennemis.
H. …ouvre les négociations… Carthage résolut alors d’engager les négociations avec Rome. Elle utilisa Regulus qu’elle avait fait prisonnier en l’envoyant à Rome avec l’alternative suivante, sur la foi de son serment, la fides : rester à Rome en cas de paix acceptée par Rome, revenir en captivité en cas de refus de Rome de parvenir à la paix. Regulus alla à Rome. Il fut reçu par les Autorités sénatoriales et leur expliqua les raisons de sa présence en ces lieux. Il conseilla alors de poursuivre la guerre, car, argua - t - il, les Carthaginois étaient fatigués. Il ajouta qu’il lui était inconcevable, après avoir été l’esclave des Carthaginois, de faire prévaloir, sans en éprouver une quelconque indignité, le statut de citoyen à Rome. Il restait conforme à l’idéal romain. Ses propos furent pris en compte. Sur ces entrefaites, il revint à Carthage, conformément à la promesse qu’il avait faite aux Carthaginois, le ius iurrandum, et se constitua prisonnier, avant de mourir supplicié103.
I. …conquiert de nouveau la Sicile… Les Romains restaient donc persuadés de l’imminence de leur victoire. Ce propos de Regulus les avait rassurés et galvanisés. Il leur fallait donc prendre la Sicile au plus vite. Mais deux verrous existaient et nécessitaient de sauter au préalable : le Quartier Général de Carthage, Lilybée, et leur base navale, Drépane. En 250 av. J. - C. Lilybée fut donc prise. Les Romains y érigèrent un grand camp et un rempart qu’ils entourèrent de tours ; ils creusèrent aussi un fossé pour se prémunir de toute attaque surprise. Après quoi, ils mirent en action toute leur artillerie lourde : catapultes, balistes, tortues et béliers. Les habitants de Lilybée, conduits par Hannibal le Rhodien, tentèrent de faire face à cette invasion, mais sans y parvenir ; pire : Hannibal le Rhodien fut capturé. Il restait alors Drépane à prendre. Le consul P(ublius) Claudius Pulcher s’y engagea. Mais il lui fallait avoir l’onction, autrement dit l’accord, des divinités. Comme il était de coutume dans ce genre de situation, l’on requit des poulets sacrés qui 103
Il fut, en effet, « enfermé dans un coffre étroit, hérissé de pointes aigües où, contraint de se tenir debout et ne pouvant s’appuyer d’aucun côté sans les plus atroces souffrances, il expira épuisé de veilles ». Florus, I, 18, 24
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avaient été embarqués sur le navire « de commandement » et on leur proposa du grain ; s’ils s’en alimentaient avec appétit, aucun doute n’était permis : les divinités avaient donné leur accord pour le déclenchement des hostilités ; s’ils s’en détournaient, au contraire, les choses restaient, là aussi, claires : l’opération guerrière ne pouvait nullement être engagée. Malheureusement pour le consul, c’est la deuxième situation qui se produisit : les poulets ne voulurent s’alimenter ; ils n’avaient pas faim ! Qu’importe. Il fallait, coûte que coûte, engager la bataille. Elle était d’une extrême importance car son issue positive devait lui permettre de se mettre « sur orbite », autrement dit de bénéficier d’une réelle considération de la part de ses congénères, d’une collation du titre d’imperator, commandant en chef victorieux, de la part de ses soldats, et d’un triomphe à Rome, avec l’accord du Sénat ! Fou de colère, ruminant sa rage, il les fit jeter à l’eau. Puis il engagea la bataille en 249 av. J. - C. ; mais il ne parvint pas à la gagner. Adherbal et ses troupes étaient plus forts ! De plus, les navires dont il se servait étaient lents à manœuvrer. Polybe décrivit ainsi cette déroute : « Tandis qu’une partie de leurs navires s’échouaient sur les hauts - fonds et que d’autres étaient jetés au rivage, le consul… prit le parti de fuir en se glissant le long de la côte par la gauche avec une trentaine de vaisseaux qui se trouvaient auprès de lui. Les 93 bâtiments qui constituaient le reste de la flotte romaine furent pris par les Carthaginois avec leurs équipages…»104. Pour expliquer cette défaite, les Romains, peuple très pieux, ne passèrent pas par quatre chemins ; ils l’imputèrent au désaccord des divinités et à la main qui leur fut forcée. Ils conclurent donc à la faute lourde qui avait été commise par l’impie consul et requièrent une sévère condamnation à son égard. Le consul romain P(ublius) Claudius Pulcher, autrement dit P(ublius) Claudius le Beau, fut alors traduit en justice et condamné. Le manque de religiosité du consul lui valut cette condamnation, mais il est un fait qui fut aussi pris en compte pour expliquer cette « bérézina » : l’engagement, côté carthaginois, de deux vaillants généraux, Adherbal et Carthalon. Hommes énergiques et pleins de fougue, personnages aux ressources nombreuses, fins stratèges et bons meneurs d’hommes, ces deux personnages, en effet, furent les principaux artisans de la victoire carthaginoise. C’est grâce à eux donc que Rome connut cette débâcle : elle perdit 93 navires et n’en sauva qu’une trentaine. Et cette défaite romaine ne fut pas la seule ; une autre suivit : c’est celle qui fut essuyée par le consul Iunius. Elu pour l’année, en effet, Iunius était arrivé en Sicile à la tête d’une importante flotte. 104
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Auparavant, il avait séjourné à Syracuse, puis en pays punique, où il s’était emparé du mont Eryx qui disposait d’un sanctuaire consacré à Astartè, la déesse de l’amour, et que les Romains dénommèrent Venus. C’était la « mère » de la fécondité. Les Romains l’appelaient aussi Venus Erycine. Les femmes l’adulaient et la vénéraient car elle était le symbole par excellence de la féminité. N’était - elle pas à la base de la procréation ? N’est - ce pas elle qui rendait les flancs des unes et des autres généreux ? N’est - ce pas d’elle que venait leur capacité à être de parfaites épouses et de bonnes mères de famille ? Selon la légende, elle était la mère du héros troyen Enée, qui avait réussi, avec Creuse et Anchise, à quitter Troie en flammes attaquée par les Grecs, les Dananéens, conduits par Agamemnon et soutenus par Ménélas, le roi de Sparte. Après avoir erré et séjourné en Afrique du Nord, Enée était arrivé en Italie où il avait été accueilli par les Rutules. Il s’y était installé, avait épousé la fille du roi des Rutules, Lavinia, et avait été le lointain ascendant des frères jumeaux, Romulus et Rémus. En prenant ce sanctuaire, Iunius pensait qu’il allait bénéficier de la protection de la divinité qui en était l’autorité tutélaire et remporter, aisément, toutes ses victoires. Mais il n’en fut pas ainsi ! lors des combats contre les Carthaginois, il fut fait prisonnier. Face à cette débâcle inquiétante, le Sénat romain recourut à un procédé rare, mais qui avait fait ses preuves au tout début de la République, lorsque Rome était dans des situations du même genre : recourir à un dictateur. N’avait - elle pas fait usage de cette solution ultime, au Ve s. av. J. - C. avec L(ucius) Quinctius Cincinnatus ? Il était en effet issu d’une célèbre gens patricienne, la gens des Quinctii, et était père d’une nombreuse famille, au sein de laquelle figurait le jeune et bouillant Caeson, membre du parti aristocratique, et qui avait la réputation de bagarreur contre les plébéiens au Forum. Le père n’appréciait pas les dérives de son fils. Mais le jour où celui-ci fut traîné devant les tribunaux parce qu’accusé du meurtre d’un jeune plébéien, il s’engagea à le faire libérer sous caution. Le procès traîna en longueur et le jeune Caeson s’exila en Etrurie afin de ne pas tomber sous la condamnation de la peine capitale. Sur ces entrefaites, L(ucius) Quinctius Cincinnatus remboursa la caution à ceux qui avaient avancé la somme requise et se retira de l’autre côté du Tibre pour s’adonner à l’agriculture. En cette année 459 av. J. - C., il avait pris sa retraite, en qualité d’ancien consul. C’était un homme simple, preux, besogneux, attaché aux valeurs qui avaient fécondé sa cité. C’était un bonus uir, un homme de bien, dont l’activité la plus noble consistait à labourer la terre. Propriétaire de quatre arpents, simple, et fier de son état modeste, il y passait ses journées, cultivant cet espace avec sa charrue. Mais deux ans plus tard, c’est - à - dire en 457 av. J. - C. Rome fit face 87
aux Eques et ne parvint pas à les vaincre. Le consul de l’année s’était laissé enfermer avec l’ensemble de ses troupes dans son camp. La cité décida alors de s’en remettre au sénateur Cincinnatus pour laver l’honneur romain. Les délégués qui lui furent envoyés, le trouvèrent en train de cultiver son champ. Ils lui proposèrent de revêtir la charge de dictateur, avec tous les avantages et toutes les contraintes que cela induisait. Il n’opposa pas de résistance ; il répondit favorablement à l’offre qui lui était faite. Rendu sur les lieux du combat, il remplit sa mission de fort belle manière ; il dégrada le consul défaillant, plaça l’armée romaine sous ses ordres et débloqua le camp romain, avant d’écraser les Eques et, pour laver l’affront, de les faire passer sous le joug. Plutôt que d’éprouver le moindre regret au moment de quitter ses fonctions, il s’en retourna en toute gaieté sur ses terres, poursuivre son labeur. La cité le gratifia, en guise de reconnaissance, du titre de patronus, patron, protecteur, père. Pour cette fois, cette mission fut confiée, par le Sénat, à P(ublius) Claudius Pulcher ; il lui fut demandé de nommer un dictateur. Mais son choix ne fut pas judicieux car plutôt que l’homme idoine, providentiel car apte parmi tous, celui - ci jeta son dévolu sur un homme modeste, en l’occurrence le scribe Claudius Glycia. Le Sénat n’approuva pas ce choix, mais il fit contre mauvaise fortune bon cœur. Entre temps, Carthage envoya en Sicile un de ses meilleurs généraux, Hamilcar Barca, un homme intelligent, d’une grande valeur militaire et d’une grande vivacité. Il était un admirateur d’Alexandre Le Grand et de Pyrrhus, mais plus, leur imitateur ! Il n’avait jamais, jusqu’alors, essuyé la moindre défaite face à des ennemis. Il avait la réputation de ne pas porter Rome en estime ; il haïssait cette cité et le faisait savoir. C’est cet homme qui fit jurer à son fils, Hannibal, cette même haine. Cette réputation d’homme énergique se vérifia ainsi sur le terrain car l’homme accumula sur les Romains toute une série de victoires ; il y parvint en installant un camp principal, mais aussi et surtout en entreprenant des raids, des actions de guérilla, sur l’ennemi, aussi bien sur terre que sur mer, le déstabilisant et ne lui permettant pas de le localiser aisément et de lui porter l’estocade. Malgré tout, Rome réagit. Elle envoya sur place le consul C(aius) Lutatius Catulus à la tête de 200 quinquérèmes, ces bateaux qui étaient constitués de cinq rangées de rameurs, et qui étaient dotés d’un grappin. Dans un premier temps, il subit une défaite au large de Drépana, Drépane, en 242 av. J. - C., mais il finit par s’emparer de Lilybée et de Drépana. Le 10 mars 241 av. J. - C., ce fut le tour des îles Aegates, à l’extrémité ouest de la Sicile. Ce fut un choc effroyable pour Carthage. Elle
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perdit 120 navires. Cette défaite sonna le glas de Carthage ; elle était vaincue ; elle n’avait pas d’autre choix que de capituler !
J. Avant la capitulation de Carthage et la fin de la guerre Mais aussi de négocier ! Elle le fit avec la puissance adverse, Rome, et cela, en position de faiblesse ! Elle chargea Hamilcar Barca de conduire cette opération. Du côté de Rome, le choix fut porté sur C(aius) Lutatius Catulus. Les deux hommes se retrouvèrent face à face. Ils engagèrent les pourparlers. Ils portèrent sur quatre points : l’évacuation par Carthage du territoire au profit de Rome ; le paiement d’une indemnité ; la cession des armes ; la livraison des transfuges et la reddition des prisonniers. Un projet de traité fut élaboré par les deux parties contractantes. Il fut articulé comme suit : « Aux conditions suivantes, il y aura amitié entre Carthage et Rome, sous réserve de ratification par le peuple romain ; que Carthage évacue la Sicile tout entière ; que Carthage ne fasse pas la guerre à Hiéron, ne porte pas les armes contre Syracuse, ni contre les alliés de Syracuse ; que Carthage restitue à Rome sans rançon tous les prisonniers ; que Carthage verse à Rome, sur vingt ans, une indemnité en argent de 2200 talents euboïques »105. Pour entrer en vigueur, il fallait que ce traité fût ratifié par le Sénat romain. C’est pourquoi il fut envoyé à Rome et présenté aux comices, les comitia. Afin de l’examiner dans le fond, et éventuellement de l’amender, les Romains mirent en place une commission de 10 membres. Réunis, ceux-ci ne l’adoptèrent pas dans les formes initiales ; ils l’amendèrent plutôt et apportèrent des modifications sur les questions suivantes : l’indemnité et la durée de paiement. Sur cette base, les Romains requirent des Carthaginois qu’ils versassent 3200 talents, plutôt que 2200 et que ce versement s’étalât sur 10 ans, au lieu de 20, comme initialement indiqué. Au final, cette victoire fut importante pour le moral des Romains ; elle était la première acquise en dehors du monde italique. Elle apportait donc la preuve irréfutable que leur cité, Rome, était grande et qu’elle était une puissance de premier plan, car elle avait réussi le tour de force de terrasser une force ennemie et d’affirmer sa suprématie sur mer. Alors qu’elle avait souvent réussi à l’emporter lors des combats terrestres, avec l’appui de ses légions et de ses troupes auxiliaires, cette fois elle avait pris le dessus sur mer. Dès lors, l’empire maritime n’était plus Carthage, mais plutôt elle. Elle avait 105
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démarré lentement, en s’appuyant sur la force des socii, les alliés, qui lui avaient offert leur expertise, leurs ingénieurs, leurs charpentiers et tout leur savoir - faire. En adoptant cette stratégie, elle montrait qu’elle n’avait pas fait fausse route ; elle ne s’était guère fourvoyée. Cette victoire la rassurait. Il lui fallait dorénavant consolider ces acquis et s’autonomiser. Il lui revenait maintenant de marquer sa présence sur cet espace méditerranéen ! Mais d’un autre côté, elle le montrait à tous, avec virtuosité ; elle était une Cité - Etat impérialiste, faite pour commander et condamnée à imposer sa loi aux autres ! Certes, elle avait essuyé de lourdes pertes, surtout en hommes et en matériel de guerre, et ce d’autant plus que près de 700 navires avaient été mis hors service et que de nombreux soldats avaient perdu la vie, mais au final, elle était sortie victorieuse ; elle l’avait emporté sur son adversaire. Elle lui avait montré que son impérialisme était supérieur ! Et c’était cela l’essentiel. Elle venait donc de marquer un point majeur ! Sur ces entrefaites, elle changea le statut d’une partie de la Sicile. Elle octroya à la partie occidentale de cette île le statut de province romaine, provincia romana106, dont la gestion échut à un questeur, installé à Lilybée. Trois cités ne furent pas concernées par cette modification ; elles continuèrent à garder leur liberté et donc à rester libres, liberae ; il s’agit de Ségeste, Palerme et Centuripae. Quant à Messine et Taormina, deux autres cités, elles furent déclarées cités fédérées, civitates foederatae107.
K. La suite de la guerre 1. La mutinerie des mercenaires Engagée dans cette descente aux enfers, Carthage n’allait pas s’arrêter au milieu du gué. Ses déboires ne connurent pas de fin. Après sa débâcle face aux Romains, et ce en dépit de son engagement en hommes, en matériel militaire et en ressources économiques, une autre difficulté d’envergure se profilait à l’horizon : la question des mercenaires. Lorsqu’ils avaient recouru aux mercenaires, en effet, les 106
« Domaine limité où chaque magistrat exerçait son imperium ». Paul Diacre VIII, 841 In Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines, vol. 4, p. 716. La provincia était donc extérieure à l’ager romanus. C’est au IIIe s. av. J. - C. que cette subdivision territoriale vit le jour. 107 Cités fédérées. Une cité, civitas, était une communauté locale qui était constituée à la fois d’un chef - lieu et d’un territoire de dimension modeste ; elle se gouvernait de manière autonome.
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Carthaginois avaient pris le ferme engagement de leur assurer le versement régulier d’un salaire, et éventuellement une prime aux orphelins, et de leur assurer du blé et du vin pour leur alimentation. Si, en 241 av. J. - C., ils étaient parvenus à tenir cette promesse parce qu’ils avaient pu battre monnaie, ils ne le purent, malheureusement, pour la suite. Une raison explique cette sécheresse financière. Les caisses étaient vides. L’administration carthaginoise chercha alors à temporiser, à louvoyer, à gagner du temps, en attendant de trouver une solution rapide à cette difficulté de trésorerie. Or, ces mercenaires étaient nombreux : près de 20 000 ! Ils étaient, en outre, originaires de plusieurs nationalités : les Celtes, les Campaniens, les Ligures, les Ibères, les Baléares côtoyaient les Africains, autrement dit des jeunes gens issus d’un certain nombre de tribus que Carthage avait mobilisés, mais qui ne se sentaient en rien concernés par la cause qu’ils défendaient, hormis le côté indemnitaire. Ils étaient, enfin, impatients : leur solde, tout de suite ! Hannon se rendit dans l’enceinte du camp qu’ils occupaient et essaya de leur faire prendre raison, les incitant à la patience. Il chercha ainsi à se montrer persuasif et convaincant à travers ces propos où il exposait les difficultés matérielles du moment, mais également faisait ressortir les ambitions de Carthage vis - à - vis de Rome : « Nous ne cherchons pas à échapper à nos obligations. Mais, pur l’instant, vous devez comprendre nos difficultés. Toutes ces années de guerre ont ruiné nos finances et la contribution exigée par Rome a vidé nos caisses. Je vous propose donc d’accepter tout de suite une partie de ce que nous vous devons. Le reste viendra plus tard… dès que Carthage aura retrouvé sa puissance. La perfidie des Romains aura sa fin. Nous reconstruirons bientôt une Carthage riche où l’or recommencera à circuler comme avant et vous en aurez la part qui vous revient de droit. »108. Mais ce fut peine perdue ; les mercenaires repoussèrent d’un revers de la main cette proposition, par la bouche d’un des leurs, Spendios. Spendios s’était fait chef, porte parole, représentant les Campaniens, tout comme le furent Autaritos, pour le compte des Celtes, Matho, pour celui des Africains, et un quidam, du nom de Zarzas. C’est dans ce cadre que Matho, hissé sur un chariot, se montra lui aussi particulièrement vindicatif. Les propos qu’il tint enflammaient d’enthousiasme l’auditoire. La mutinerie était inévitable. Elle avait le soutien d’un nombre élevé de communautés culturelles africaines. Ne mirent-elles pas à disposition près de 70 000 hommes ? Ce fut la « guerre inexpiable ». Les Carthaginois déléguèrent l’un des leurs, Giscon, pour calmer les esprits des insurgés. En réaction, les mutins le capturèrent, lui coupèrent les 108
Polybe, Hist., XL
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mains et les cuisses ainsi que les « parties sensibles », et le jetèrent, vivant, dans une fosse où gisaient déjà 700 de ses congénères. Puis ils assiégèrent la ville de Carthage. Hannon fut rendu responsable de cette cuisante tournure. Hamilcar Barca, alors, intervint. S’appuyant sur les « blindés armés de l’époque », autrement dit les éléphants, ainsi que sur de fortes troupes, soit 10 000 hommes, il écrasa les insurgés qu’il avait fait prisonniers. S’armant de bravoure et faisant montre de savoir - faire, il reprit le dessus : il assiégea les mercenaires, les enferma comme dans une souricière, et les laissa dans l’incapacité de s’approvisionner et donc de se nourrir. Affamés, ils n’eurent pas d’autre choix que de s’entre - dévorer. Quant à Spendios, l’un des leaders de cette guerre, il fut crucifié. En guise de rétorsion, Matho crucifia, à son tour, et ce sur le même objet de supplice que son coreligionnaire d’infortune, Hannibal, un chef punique qu’il venait de faire prisonnier.
2. L’interposition de Rome entre les belligérants Entre temps, Rome suivait de près l’évolution de cette affaire. Il ne lui déplaisait pas de voir sa rivale en difficulté. Les Carthaginois, en effet, ne méritaient-ils pas d’être assommés, réduits à néant ? Du fait du danger qu’ils constituaient toujours, ne fallait-ils pas les étrangler, leur porter des coups de boutoir massifs et les réduire à leur plus simple expression ? Rome avait donc hâte de prendre position, de solder leurs comptes. C’est ce qu’elle fit en 238 av. J. - C. Le prétexte fut trouvé : l’appel au secours lancé dans sa direction par la Sardaigne, qui avait connu des troubles consécutifs à la révolte des mercenaires, et qu’Hamilcar voulait reprendre. Sur cette base, et sachant l’ennemie affaiblie, elle lui imposa, sous forme de sanctions, un nouvel accord, qui avait des clauses à la fois territoriales et financières. Au plan territorial, elle indiquait clairement que la Corse et la Sardaigne faisaient partie intégrante des « îles situées entre la Sicile et l’Italie ». Au plan financier, elle proclamait que les Carthaginois devaient payer, en sus de ce qui avait été établi, un supplément de 1200 talents. Ce n’était, ni plus ni moins, qu’une violation flagrante du traité signé en 241 av. J. - C. Mais qu’y pouvait Carthage ? Elle s’y plia. De son côté, Rome ne cherchait pas à montrer qu’elle en voulait particulièrement à Carthage et que son objectif était, par tous les moyens, de lui tailler des croupières ! Elle voulait montrer que ses décisions n’étaient mues que par une volonté unique : appliquer le droit. C’est pourquoi elle accorda aux Carthaginois des facilités pendant leur face - à - face avec les insurgés. Non seulement elle leur offrait son blanc seing pour le recrutement des mercenaires 92
dans la péninsule italienne, mais encore elle permettait à leurs navires de se ravitailler. Enfin, elle s’opposait à toute forme d’assistance aux insurgés. Rome l’avait donc bel et bien montré à son ennemie : elle ne lui en voulait pas véritablement. Mais, en réalité, tout cela n’était que de la façade ! Ce n’était que de la pure et simple ruse ! Elle restait sur le champ de la légalité, elle démontrait son humanisme, mais elle savait qu’elle l’étouffait progressivement, la vampiriser ! Elle se donnait du plaisir à la voir s’enfoncer dans la vase des difficultés, pour mieux assister à son agonie et attendre le jour ultime, où elle tomberait d’elle-même, comme un fruit mûr. N’est - ce pas une marque de cynisme ?
3. La fin de la mutinerie et la brève montée en puissance d’Hamilcar Barca Cette attitude ne pouvait avoir que des effets positifs. Carthage l’emporta sur les mutins ; Hamilcar Barca y contribua ; il leur porta l’estocade. Désormais, la paix régnait sur l’Afrique. Pour le récompenser, le peuple lui octroya le titre de stratègos, stratège, c’est - à - dire Général de toute l’Afrique. Un titre mérité, pour une raison simple : Hamilcar Barca avait toujours été perçu comme un général preux, courageux, grand combattant, homme d’armes énergique et fin stratège. Il était aussi vu comme un nationaliste ombrageux, qui ne rechignait devant aucun obstacle pour faire triompher la cause de son terroir. Il était attaché à ses terres et le montrait ! Dans cette veine, n’avait - il pas regretté la défection de son territoire, Carthage, sur Rome ? Une idée principale lui traversa alors l’esprit : permettre à Carthage de retrouver son lustre, sa place d’antan. Pour ce faire, il lui fallait disposer de richesses suffisantes. Il jeta alors son dévolu sur la péninsule ibérique, l’Andalousie, connue dans la lointaine Antiquité sous le nom de Tartessos. Depuis cette période, ce territoire, en effet, n’avait-il pas la réputation de regorger de mines d’or, d’argent et de cuivre ? Quant à ses plaines, ne fourmillaient - elles pas de blé ? Mais ce n’est pas tout ! On y trouvait en abondance, ce qui était nécessaire pour mener avec succès une guerre : les chevaux. C’est donc en direction de ce territoire qu’il appareilla. Une fois rendu sur les lieux, il s’enhardit à créer un Etat, que l’on appela « Barcide », en référence à son propre nom, Hamilcar Barca. Mais les difficultés ne manquèrent pas ; les indigènes, les Ibères, qui occupaient cet espace territorial, ne voulurent nullement renoncer à leur indépendance au profit de ce nouvel arrivant : ce furent surtout les Tudétans, installés au sud et qui, pour l’occasion, s’étaient joints aux Celtes. L’autre danger était constitué de Massilia, 93
Marseille, qui manquait de moyens pour asseoir ses activités commerciales sur le littoral nord de la Méditerranée et qui s’était placée sous le protectorat de Rome. Inquiète devant la présence de forces puniques, elle avait sollicité le secours de Rome. Sans attendre, celle - ci dépêcha alors des ambassadeurs, des légats, pour s’enquérir de la réalité des faits et y trouver remède. Parvenus en Andalousie, ils firent face à Hamilcar Barca qui justifia, par ces arguments, la présence punique sur ces terres : permettre à Carthage, la métropole, de s’acquitter de l’indemnité à lui imposée à l’issue du traité signé en 241 av. J. - C. Des propos que leur auteur considérait comme emprunts d’ironie, mais que les légats ne purent percevoir ainsi ! Dans l’esprit des Romains, c’était la marque d’une forme de morgue ; la preuve que les Carthaginois voulaient « reprendre du poil de la bête » et leur faire concurrence. Les Carthaginois n’en pensaient pas d’ailleurs moins ! Une tension était donc dans l’air. Les Romains se préparèrent alors à toute éventualité. Ainsi, ils densifièrent leur capital religieux, en associant à leur panthéon, de nouvelles divinités : Minerva Capta, en 241 av. J. - C., Spes et Honos en 234 av. J. - C., que suivirent, plus tard, Concordia et Mens, en 217 av. J. - C.., Virtus, en 208 av. J. - C., qu’ils dotèrent d’un temple et d’une statue. Mais le vent ne tourna pas dans le sens que souhaitaient les Carthaginois car quand vint l’année 229 av. J. - C., Hamilcar Barca rendit l’âme, emporté au cours d’un combat contre des indigènes celtibères qui l’avaient percé de traits, bien qu’il se fût jeté dans un fleuve.
4. Hasdrubal - le - Bel et Hannibal Barca ou la reprise imminente de la guerre Vint alors le tour de son gendre, Hasdrubal - le - Bel, qui fut désigné pour lui succéder. Ce choix n’avait pas été difficile à faire car l’homme avait des atouts : il était distingué, en plus du fait qu’il avait un parfait physique. Une différence cependant, d’avec Hamilcar Barca : il n’était pas spécialement porté sur la guerre. C’est ainsi que, même s’il suivit les grandes lignes de la politique de son prédécesseur en fondant une ville, Carthago Noua, Carthagène, « la Nouvelle Carthage », il ne s’en montra pas moins diplomate, en s’alliant avec les Ibères et en prenant pour femme une princesse issue de ce groupe culturel. Tout au long de son règne, il posa des actes de portée majeure : il créa un état-major, transforma l’armée en un corps de métiers permanent et discipliné, en lieu et place de la troupe de mercenaires. Dans le même temps, il fit de l’Andalousie une sorte d’Eldorado, qui bénéficiait largement de ses différentes richesses : le plomb, le miel, l’huile d’olive, la cire et les teintures. Mais en 221 av. 94
J. - C., soit 8 ans après, Hasdrubal - le - Bel passa, à son tour, de vie à trépas. Pour lui succéder, le choix fut porté sur Hannibal Barca, un nom qui se décompose comme suit : « favori du dieu Ba’al » et « foudre ». Il était le fils aîné d’Hamilcar Barca, ce qui en fit, comme son père, un Barcide. C’était encore un jeune homme. Il était né en 247 av. J. - C. à Carthage, ce qui lui donnait 26 ans. Il avait été imprégné de culture hellénistique, acquise grâce à un précepteur spartiate, Sosylos, qui lui permit de connaître par le menu les lettres grecques, l’histoire d’Alexandre Le Grand, l’art de la guerre, le raffinement de la culture grecque et le mode de raisonnement et d’action qui induisait intelligence et la ruse, que les Grecs appelaient mètis. C’était donc un esprit brillant, un bonus intellectus. De ce fait, il avait déjà derrière lui une grande expérience au plan intellectuel et politique. De plus, son moral et son physique imposaient respect et considération : forte musculature, yeux perçants, visage grave, regard pénétrant, sobriété, frugalité, simplicité. Bénéficiant de ce pedigree élogieux, il fut nommé aux fonctions de Chef d’Etat-major. L’Histoire rapporte qu’un jour, son père lui fit jurer de toujours haïr Rome. Aussitôt promu, il fit route vers l’Espagne, avec un objectif essentiel : poursuivre l’œuvre entamée par son père. Dans cette optique, il mena des combats contre les peuples du sud de l’Espagne, porta le glaive contre les Olcades, fit main basse sur Cartala, et hiberna à Carthagène avec ses troupes. Le butin pris sur l’ennemi fut réparti de manière juste, ce qui convainquit les soldats de sa générosité. Après quoi, il fit route vers Hermandica, qu’il soumit. Il combattit avec succès les Carpétans et mit sous son autorité toute la partie sud de l’Espagne, exception faite pour Sagonte, alliée de Rome, qui s’en plaignit à elle. Quand l’affaire fut exposée devant les Sénateurs romains, deux camps se firent face au sein de « l’hémicycle » : celui qui souhaitait une reprise immédiate des hostilités, et celui qui voulait faire usage de la diplomatie. Après un échange de vues, la deuxième option prévalut. Dans cette optique, le Sénat délégua deux ambassadeurs chez Hannibal Barca pour échanger avec lui et le convaincre de ne pas attaquer Sagonte ; ce furent P(ublius) Valerius Flaccus et Q(uintus) Balbius Tamphilus. Mais avant que cette ambassade n’arrivât à destination, Hannibal Barca attaqua Sagonte et prit la ville d’assaut. La bataille fut rude. Les Carthaginois furent repoussés. C’est sur ces entrefaites qu’arrivèrent les ambassadeurs romains. Hannibal Barca ne les reçut point ; il adressa plutôt une correspondance à son parti pour lui demander de ne point accorder de faveur aux délégués romains. Après quoi, il fit reprendre l’attaque de Sagonte, ce qui lui réussit cette fois. À l’issue de cette attaque, le butin fut énorme. Le Sénat romain envoya alors une nouvelle ambassade à Carthage avec pour mission de 95
demander le remplacement immédiat d’Hannibal Barca. Elle était constituée, entre autres, de Q(uintus) Fabius Maximus, membre de la gens des Fabii, qui représentait, à Rome, l’aile pacifiste. L’échange qui eut lieu entre les délégués romains et les notables carthaginois fut tendu. Les Romains se montrèrent arrogants : ils proposaient à leurs interlocuteurs de faire le choix entre la guerre et la paix ; ceux-ci répliquèrent par une forme de morgue, de condescendance à peine voilée : ils étaient prêts à faire la guerre ! La coupe fut alors pleine pour les Romains ; ils s’en allèrent dépités et convaincus que leurs vis - à - vis méritaient d’être traités avec rudesse. Apprenant ce qui s’était passé, Hannibal Barca éprouva une forme de contentement et, sans attendre, convoqua une rencontre avec ses soldats d’origine ibérique dans son camp situé à Carthagène. Le discours qu’il leur tint fut un appel à la guerre. Sur ces entrefaites, il confia la gestion de son territoire à son frère Asdrubal et enquit, auprès des Autorités africaines, des renforts consistants, avant de faire route vers l’Italie. Outre ses soldats de Carthagène, soit 90 000 fantassins et 12 000 cavaliers, il disposa de 37 éléphants et de mercenaires ibères et africains. Le choix des éléphants dans son armée avait pour objectif de disposer d’une unité militaire d’envergure, capable de l’aider à l’emporter aisément sur ses ennemis. C’était en 218 av. J. - C. Les deux Cités - Etats, Carthage et Rome, venaient de faire montre de leur sens inné de l’impérialisme. Personne ne voulait plier l’échine ! Aucune d’entre elles ne voulait consentir à se laisser dominer par l’autre ! La haine, l’odium, aussi était manifeste ! Elle faisait partie des gênes des deux peuples ! Ce terme occupe une place essentielle dans ce témoignage que rapporta Tite - Live : « C’était plutôt une lutte de haine que de force : les Romains s’indignaient de voir les vaincus provoquer les vainqueurs, et les Carthaginois trouvaient qu’on avait traité les vaincus avec tyrannie et cupidité »109. Un terme que l’on retrouve aussi dans la transcription française qui nous est faite du texte de Polybe ! « … Je crois… qu’entre les causes pour lesquelles les Romains ont fait la guerre aux Carthaginois, la première est le ressentiment d’Hamilcar, surnommé Barca, et père d’Hannibal… Ce témoignage de la haine d’Hamilcar et de tous les projets qu’il avait formés contre les Romains, est précis et sans réplique. Mais cette haine paraît encore plus dans ce qu’il fit ensuite, car il leur suscita deux ennemis, Hamilcar son gendre, et Hannibal son fils, qui étaient tels qu’après cela, il ne pouvait rien faire de plus, pour montrer l’excès de la haine qu’il leur portait… »110. Dans ce 109 110
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contexte, plus rien ne pouvait les empêcher d’entrer en guerre ; rien ne pouvait les arrêter et les freiner dans leur ardeur ; aucun fait n’était à même de leur éviter un choc frontal. Le moment était venu pour engager la bataille et faire la démonstration de leur détermination ainsi que de leur savoir - faire. C’était la deuxième guerre punique.
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Chapitre IV : La 2ème guerre punique ou la manifestation supplémentaire de l’impérialisme carthaginois et romain : 218-201 av. J. - C. Dans ce cadre, Hannibal Barca passa outre les provinces de Murcie, d’Alicante et d’Albacete et guerroya contre les indigènes gaulois ; il arriva ainsi au pied des Pyrénées avec une armée comprenant 37 éléphants, 60 000 fantassins et 11 000 cavaliers. Marchant à pas forcés, il parvint, au bout de plusieurs jours, sur le delta du Rhône qu’il chercha à traverser. Pour y parvenir, il utilisa les radeaux. Il y plaça les éléphants en première ligne, tandis que lui même occupait l’arrière - garde avec l’élite de l’infanterie. Puis ce fut la traversée des Alpes. Avec ces effectifs, il s’y engagea vaille que vaille, et arriva, au bout de huit jours, au sommet du col. Cette traversée s’était donc révélée plus laborieuse que prévu ! La raison en était simple : il avait été escorté par de mauvais guides, qui ignoraient la bonne voie à suivre. De plus, ils s’étaient engagés dans une ascension périlleuse des montagnes. Enfin, des troupes avaient déserté. La traversée avait donc été semée d’embûches, mais seul importait le résultat final ! celui du but qui avait été atteint. Hannibal Barca en profita aussi pour faire la démonstration de ses qualités de bon général : non seulement il était d’une endurance particulière, à la fois en temps de chaleur et de pluie, mais encore il vivait comme le commun des soldats, faisant face aux mêmes dangers, aux mêmes peines, et aux mêmes fatigues qu’eux. De son côté, Rome ne resta pas inerte ; elle avait désigné P(ublius) Cornelius Scipio Longus pour le contrer. Dans cette optique, il avait pris le chemin de la mer, avec le secret espoir de surprendre le Carthaginois et ses troupes à leur sortie des Alpes. Il était d’autant plus sûr d’y parvenir qu’il était convaincu d’avoir un avantage imparable ; contrairement à la première guerre punique où Rome ne disposait « d’aucune flotte de guerre parce qu’elle »111 était « obligée d’avoir recours aux services de ses alliés, les villes grecques de l’Italie du Sud qui lui fournissaient des navires…hors d’âge… quelques pentécontères et… quelques trières »112, elle était « potentiellement la puissance navale avec une flotte de deux cent vingt quinquérèmes »113. De plus, le contexte s’y prêtait : Carthage, n’était-elle pas vue comme une forme de Cité-Etat de seconde zone, 111
Rougé J., La marine dans l’Antiquité, Paris, P.U.F., 1975, p. 112 Id., ibid. 113 Id., p. 114 112
un « domaine mineur » ? C’était une zone géographique peuplée d’hommes et de femmes que les Romains ne considéraient pas comme des égaux ; c’était l’environnement d’un « autre » peuple, à tout le moins inférieur, gagné par des vices - perfidie, infidélité, ruse -, que l’on regardait à Rome avec une forme de mépris, avec une sorte de condescendance, que l’on tournait en dérision, que l’on raillait dans des rencontres mondaines. Sur cette base, Rome s’engagea hardiment dans une nouvelle série de confrontations armées : la bataille du lac Tessin, celle du lac Trébie, celle du lac Trasimène et celle de Cannes, avant que n’eût lieu, la toute dernière, et la toute décisive, celle de Zama.
A. La bataille du lac Tessin Le lac Tessin était une rivière encaissée entre deux rives. Du côté de chaque rive, il y avait des buissons épais qui pouvaient servir de merveilleux lieu d’embuscade aux troupes ennemies. Il était situé non loin de Plaisance, en territoire italien. C’est là qu’eut le choc entre troupes romaines et troupes carthaginoises. Ce choc se produisit en novembre 218 av. J. - C. Mais avant qu’il n’ait eu lieu, les deux généraux en présence, Scipion et Hannibal Barca, commencèrent par tenir une contio, réunion destinée à galvaniser les troupes, avant le combat proprement dit. Á cette occasion, l’un et l’autre tinrent des propos encourageants à l’égard de leurs armées respectives. Ils expliquaient pourquoi ils étaient en guerre, pourquoi il fallait gagner cette guerre et quelles seraient leurs gratifications en cas de victoire. Cette étape accomplie, chaque général, Scipion, du côté romain, et Hannibal Barca, du côté carthaginois, sortit, en compagnie de sa cavalerie, faire une reconnaissance de ses troupes et s’assurer du niveau réel de ses effectifs. Une forme d’inspection, en somme ! Au cours de cette entreprise, ils se rencontrèrent, mais ne purent engager le combat. Cette indécision de part et d’autre des deux camps se prolongea pendant une période relativement longue, jusqu’à ce que les Numides, membres de l’armée carthaginoise, décidassent de se porter à l’attaque. Les contournant, ils les prirent à revers par l’arrière, et les surprirent. Un choc eut lieu entre les deux armées, à l’issue duquel Scipion, fils du consul et futur vainqueur de Zama, se blessa ; d’ailleurs, il ne dut la vie sauve qu’à un certain Coelius Antipater, d’origine ligure !
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B. La bataille du lac Trébie Les Romains réalisèrent alors que les troupes carthaginoises étaient aguerries, ce qui amena Scipion à quitter le Tessin ; il se dirigea à Plaisance, où il s’installa, en attendant du renfort. Dans ce retrait, il fut d’abord suivi par Hannibal Barca qui mit la main sur les troupes romaines, chargées de détruire le pont, avant de renoncer à cette entreprise et de remonter le cours du Pô où il passa deux jours. Pendant ce laps de temps, les deux généraux n’engagèrent pas de combat véritable, Scipion préférant battre continuellement en retraite, pendant qu’Hannibal Barca et ses Numides se lançaient à sa poursuite, manquant même de peu de se saisir de lui ! Il fallut attendre le secours que Tib(erius) Sempronius Longus porta à Scipion, pour que les événements prissent une autre tournure ! Galvanisé par ses succès antérieurs, le Romain voulait en finir vite. Hannibal Barca choisit le lac Trébie pour la confrontation. Il prépara ses hommes, les conditionna physiquement et se tint prêt pour le choc. Il en fit de même à l’égard des frondeurs baléares, de l’infanterie légère, de l’infanterie lourde, de la cavalerie et des éléphants. Ces forces se retrouvèrent au bord du lac Trébie, qui était situé au sud du Pô. C’était en décembre 218 av. J. - C., en plein hiver. Pour prendre l’ennemi à revers, il fallut faire vite. Bien avant le lever du jour, Tib(erius) Sempronius Longus leva ses troupes, et les engagea dans une traversée des eaux glacées du fleuve, avant de les placer dos au lac. Quand Hannibal Barca arriva sur les lieux, les légionnaires et leurs alliés étaient déjà transis de froid. Il commença par temporiser, puis adopta une stratégie qu’il voulait être imparable : il plaça, nous dit Polybe, « son infanterie lourde sur une ligne droite continue »114 et laissa les Africains et les Baléares précéder les Gaulois, tandis que les éléphants et la cavalerie occupaient les flancs. Résultat : quand l’armée romaine engagea le combat, elle enfonça le centre de l’adversaire, mais fut prise dans une souricière sur les ailes, où étaient embusqués les éléphants et la cavalerie. Elle fut ainsi vaincue. La rage de vaincre avait, là aussi, animé les armées des deux camps ; mais c’est Carthage qui, au final, l’emporta. La bataille du lac Trasimène s’inscrivit dans le même schéma.
C. La bataille du lac Trasimène Quand la nouvelle de ce désastre parvint à Rome, ce fut l’effroi, la panique. Tib(erius) Sempronius Longus avait été vaincu ! 114
Hist., III, 2, 72
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Pour justifier cette débâcle, l’infortuné personnage évoqua les problèmes météorologiques, essentiellement l’hiver, glacial, en indiquant que son effet fut néfaste sur le corps des soldats. Qu’à cela ne tienne ! Hannibal Barca décida de quitter cet environnement avec l’ensemble de ses troupes. Marchant à pas forcés, il franchit l’Apennin en passant par les marécages de l’Arno. Cette traversée ne fut pas sans dommages pour lui et ses troupes : il perdit l’essentiel de ses éléphants, et ne se retrouva, au final, qu’avec un seul d’entre eux. Ses yeux, aussi, en pâtirent ; il en perdit un, ce qui fit de lui le « chef borgne monté sur l’éléphant gétule »115. Il prit, malgré tout, la direction de Pérouse. En passant, il pratiquait la politique de la terre brûlée ; il ravageait les pays qu’il traversait, afin d’amener les Romains à le suivre et donc à lui faire la guerre ! Devant la tournure qu’avaient prise les événements, Rome n’avait pas perdu toute assurance ; elle espérait toujours l’emporter sur son ennemie. Elle restait sûre d’elle-même. Pour ce faire, elle se dota de deux nouveaux consuls de l’année qu’elle chargea, entre autres, de remplir la mission de sécurisation du peuple : l’un était membre de la gens Flaminia, et s’appelait Cn(aeus) Flaminius Nepos, et l’autre de la gens Servilia, et était connu sous le nom de Cn(aeus) Servilius Geminius. Mais des présages eurent lieu, qui indiquaient que les dieux n’acceptaient pas cette guerre. Les Romains, en effet, firent face à la montée d’un bœuf jusqu’au troisième étage d’une maison ; ils assistèrent à la poussée, par un enfant seulement âgé de six mois, du cri « triomphe » sur le marché aux légumes ; ils virent se produire un tremblement de terre ; ils furent témoins de l’abattement de la foudre ; ils virent trois lunes illuminer en même temps le ciel. Des présages de la même veine eurent lieu aussi en Gaule et plus spécialement à Lavinium : là, la lance de la déesse Junon bougea. Mais Cn(aeus) Flaminius Nepos n’en tint nullement compte. Il sortit de Rome et alla rejoindre son armée en toute discrétion, sans s’être acquitté de ses obligations religieuses : se vêtir de la toge prétexte et offrir un taureau blanc à Jupiter Très Bon et Très Grand, prendre les auspices et célébrer les Féries latines. C’est que l’homme était sûr de lui - même et imbu de sa personne. Il était également impatient de combattre et de l’emporter face à son adversaire favori. De ce fait, toutes les autres considérations ne comptaient pas. Très vite, grâce à ses informateurs, Hannibal Barca le sut et maîtrisa ses travers. Il avait pu installer des espions dans cette zone, dont certains circulaient à Trasimène depuis un an. Il avait eu l’occasion de connaître les ressorts psychologiques de son adversaire ; 115
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il savait ce qui pouvait le faire sortir de ses gonds. Pour aguicher son impatience et donc le pousser à agir en toute hâte, il décida de mettre à feu et à sang le centre de l’Etrurie. Flaminius ne put le supporter ; il se décida à aller attaquer son adversaire. Ses conseillers lui suggérèrent la patience et la prudence, mais il ne les écouta point 116. Plus significatif, un fait qui aurait pu l’inciter à la prudence, se produisit : alors qu’il allait enfourcher son cheval, celui - ci se cabra et l’envoya par terre. Au même moment, on vint lui annoncer qu’une enseigne ne pouvait être arrachée de terre malgré tous les efforts déployés pour ce faire par le pater patratus. Là non plus, il n’en tint pas compte. Il ignorait qu’Hannibal Barca, en bon stratège, se préparait à lui asséner le coup fatal, en réfléchissant au type de terrain approprié qu’il pouvait retenir pour l’emporter aisément. N’était - ce pas le lac Trasimène ? Le choix de ce site obéissait à sa topographie : une route effilée longeait ce lac et passait au travers des montagnes, avant d’aboutir sur une plaine large. C’était donc un lieu propice pour piéger avec succès un ennemi. Se sachant suivi, Hannibal Barca installa alors son camp sur la plaine. Mais il ne fit pas que cela ! Il plaça derrière les montagnes l’infanterie légère et à l’entrée des gorges la cavalerie, de manière à prendre en tenaille les Romains. Dans le même temps, il usa d’une ruse pour faire croire à Faminius qu’il était loin de là : il fit allumer des feux sur les collines alentour. Flaminius ne se doutait de rien. Parvenu non loin du lac, il installa ses troupes pour la nuit. Le lendemain matin, sans se faire précéder du moindre éclaireur et donc sans précaution préalable, il engagea ses troupes dans le défilé, alors qu’un épais brouillard couvrait le lac. Et là, ce qui devait arriver, arriva : il tomba dans une embuscade que lui avait tendue Hannibal Barca sur le lac Trasimène ; c’était le 22 juin 217 av. J. - C. Il était pris dans une souricière ! Le choc fut rude, mortel. La surprise fut telle qu’il ne put parer cette attaque et réagir avec promptitude. De tous côtés « pleuvaient les troupes ennemies » qui étaient alors sans quartier. Ils se défendirent, autant qu’ils le purent, lui et les siens, mais ne purent empêcher l’hécatombe ! Au final : il perdit près de 15 000 hommes, tandis que les Carthaginois en perdirent moins : entre 1500 et 2 000 hommes. Flaminius lui - même tomba sous les coups d’un cavalier insubre. Lorsque la nouvelle parvint à Rome, ce fut de nouveau l’effroi, la consternation, la désolation, l’abattement ! Comme il arrivait dans pareille circonstance, le Sénat se réunit et décida de désigner un magistrat extraordinaire, reconnu pour ses qualités physiques et morales, sa bravoure au combat et son sens élevé de l’organisation : le dictateur ; ce fut Q(uintus) Fabius Maximus 116
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Verrucosus. Celui - ci se choisit un adjoint, le maître de la cavalerie, magister equitum, qui s’appelait M(arcus) Minucius Rufus. Une mission leur fut confiée par le Sénat : consolider les murailles et les tours de la ville, installer des postes de surveillance et couper les ponts. Au - delà, permettre à Rome de prendre le dessus et de l’emporter sur Hannibal Barca.
D. La bataille de Cannes Q(uintus) Fabius Maximus Verrucosus, dictateur devenu, était issu de la gens Fabia ou des Fabii, une des vieilles familles romaines, une famille noble, nobilis, qui avait eu la particularité de disposer d’un ancêtre parvenu aux fonctions de consul. Il était donc le rejeton d’un clan célèbre, dont les portraits, imagines, des défunts, trônaient dans l’atrium, la place centrale de la maison, que l’on priait chaque jour car rangés au rang de divinités domestiques, et que l’on sortait lors des grandes manifestations pour parader avec eux dans la cité. Ce n’était donc pas un personnage de faible envergure ; il n’était pas d’obscure condition ; il n’était pas non plus un inconnu du grand public ; il avait une ascendance digne ! Il n’était pas un « homme nouveau », un homo novus ! Il n’était ni étranger, peregrinus, ni tyran, tyrannus ! Comme on disait à Rome, il était clarus, ou plus exactement Clarissimus Vir, CV en abrégé. C’était un homme respectable ! Pour faire montre de son pouvoir et de sa célébrité, il avait des attributs spéciaux qu’il portait : une toge laticlave (à large bande de pourpre) et des chaussures spéciales. En dehors de ces attributs vestimentaires, la société lui reconnaissait des droits spéciaux ; parmi ceux - ci, il y avait celui de disposer des places d’honneur dans les spectacles. Pendant sa tendre enfance, il était tellement doux et docile envers ses maîtres qu’il avait été surnommé « le petit Agneau ». On disait qu’il descendait du dieu Hercule. De plus, on le présentait comme affilié à Q(uintus) Fabius Allobrogicus, celui-là même qui vainquit les Allobroges et qui, en 121 av. J. - C., fit construire l’arc des Fabii sur la Via sacra, la Voie sacrée, pour commémorer ses victoires sur ce peuple. À côté de son ascendance patricienne, on disait de lui, enfin, qu’il avait des origines plébéiennes, qui avaient pu produire des dirigeants à la tête de l’Etat romain, dès le IVe s., av. J. - C., : Q(uintus) Publius Philo, par exemple, consul quatre fois, M(arcus) Atilius Regulus, consul deux fois et Général pendant la première guerre punique. Il avait été peu doué pour les études, ce qui en faisait un personnage niais. Mais au fil des ans, il avait acquis des vertus indéniables : équilibré, raisonné, pondéré, réfléchi. Sur cette base, il fut censeur, consul cinq fois, 104
dictateur deux fois. Dès sa prise de fonctions, il chercha à rétablir la confiance avec les divinités. Pour ce faire, il demanda et obtint la consultation des Livres Sibyllins. Les décemvirs consultés indiquèrent au Sénat que la demande formulée à Mars, dieu de la guerre, pour remporter la guerre, n’avait pas été faite selon les règles de l’art, ce qui explique la défaite infligée à Flaminius. Pour conjurer le mauvais sort et donc remettre les « choses à l’endroit », il importait alors d’entreprendre des actions religieuses à grande échelle. Parmi celles qui furent retenues, il y eut : la célébration des jeux en l’honneur de Jupiter, auquel 300 bœufs furent sacrifiés, la construction de deux temples, l’un à Venus Erycine, pourvoyeuse de victoire, et l’autre en l’honneur de l’Intelligence, Mens, l’organisation de prières publiques et d’un lectisterne, c’est - à - dire le sacrifice à la divinité de toute la production agricole du printemps suivant. Le Sénat avait particulièrement veillé à ce que toutes ces actions prescrites eussent effectivement lieu et qu’elles se fussent déroulées selon la tradition. C’est seulement à ce prix que Q(uintus) Fabius Maximus Verrucosus fut autorisé à lever une armée et à disposer d’autant de troupes qu’il le jugeait nécessaire. Il eut ainsi sous ses ordres deux légions qu’il plaça sous l’autorité de son maître de cavalerie, M(arcus) Minucius Rufus, et des troupes d’alliés, les socii. Ces bases étant posées, il fallait maintenant se tourner vers Hannibal Barca et voir comment lui faire face. D’ailleurs, celui - ci, n’avait - il pas profité de cette sorte de trêve pour refaire ses forces, armer plus durablement ses hommes et leur permettre de mieux s’aguerrir face aux Romains en les équipant « à la Romaine » ? Précaution préalable donc de la part du chef romain : compte tenu de la supériorité tactique du général punique, tout mettre en œuvre pour éviter toute bataille en rase campagne. Il fallait plutôt le garder loin de ses bases de repli, pour ne pas lui permettre la moindre porte de sortie ; mais aussi, il était judicieux de l’user, de l’épuiser par des marches incessantes, par des escarmouches, et attendre de le combattre, si possible, sous les portes de Carthage. C’est pourquoi il enjoignit, sous forme d’édit, aux populations italiennes que son ennemi était censé traverser, d’évacuer toutes les villes pour se replier vers des zones moins exposées, en veillant, avant ce départ, à brûler les récoltes ; ainsi Hannibal Barca et ses hommes seraient dépourvus de toute possibilité de s’approvisionner. Cette décision exécutée, Q(uintus) Fabius Maximus Verrucosus eut une rencontre avec son maître de cavalerie, M(arcus) Minucius Rufus, à proximité d’Ocriculum, pour harmoniser leurs vues sur la stratégie à adopter face à Hannibal Barca. À l’issue de cette concertation, ils décidèrent de temporiser, d’éviter d’engager de combat avec l’ennemi, de « donner du temps au temps ». S’en rendant compte, Hannibal 105
Barca voulut éviter que cette stratégie ne s’appliquât ! Il multiplia alors les pillages et les razzias des villes et d’un certain nombre de territoires italiens : l’Apulie, le Samnium, la Campanie, plus spécialement. Mais rien n’y fit. Q(uintus) Fabius Maximus Verrucosus et son maître de cavalerie ne changèrent pas de stratégie. Ils le suivaient plutôt, attendant l’occasion propice pour agir. Ses soldats ne quittaient leur camp que pour effectuer des corvées. Le surnom de Temporisateur, Cunctator, lui fut d’ailleurs donné à cette occasion. Mais pour Hannibal Barca, cette stratégie était celle d’un lâche ! Un point de vue que finit par partager M(arcus) Minucius Rufus, son maître de cavalerie, mais aussi Rome, par la voix des populares, les membres du parti populaire. Une position compréhensible : ils étaient impatients d’en finir avec celui qui pillait l’Italie, en la mettant à sac ! « C’est folie de penser qu’on peut finir la guerre en restant inactif ou en faisant des prières. Il faut prendre les armes, descendre dans la plaine, engager le corps à corps. L’audace et l’action ont fait la grandeur de Rome et non ces lâches atermoiements », répétaient-ils à l’envi117. Varron, C(aius) Terentius Varro en fut d’ailleurs le porte – parole. Fort de son pedigree riche - il avait été déjà hissé, tour à tour, aux fonctions de questeur, d’édile, de préteur et ambitionnait d’accéder à celle de consul -, il prit la parole au cours d’une assemblée et, fustigea le dictateur. Enfin, sur le terrain, certains des hommes de troupe n’en pensaient pas moins. Il en fut ainsi de L(ucius) Hostilius Mancinus qui engagea un combat infructueux avec les troupes d’Hannibal Barca à Falerne, malgré les instructions contraires qui lui avaient données par Q(uintus) Fabius Maximus Verrucosus. Il en fut également du maître de cavalerie lui-même. Ayant obtenu d’un décret romain l’autorisation de commander une partie de l’armée, il prit la décision de passer à l’attaque, et ne dut de ne pas connaître une cuisante défaite que grâce à l’intervention du dictateur et des troupes qu’il commandait. Q(uintus) Fabius Maximus Verrucosus, de l’aveu de Tite - Live, dut racheter les prisonniers « à ses frais »118. Sur cette base, sa stratégie fut mieux comprise, à telle enseigne que, l’année suivante, c’est - à - dire en 217 av. J. - C., quand eurent lieu les élections consulaires de l’année qui portèrent au pouvoir L(ucius) Aemilius Paulus, plus connu sous le nom de Paul - Emile, et C(aius) Terentius Varro, un « fils » de « boucher qui vendait lui-même sa marchandise » et qui « avait secondé son père dans cette occupation servile »119, cette stratégie ne fut plus remise en question. L’on 117 118 119
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acceptait de temporiser, comme le prescrivait Q(uintus) Fabius Maximus Verrucosus, mais il était urgeant d’en finir avec Hannibal Barca. Le lieu choisi pour ce faire fut donc Cannae, Cannes. Ce site présentait l’avantage de permettre aux cavaliers de faire leurs preuves et de se mettre en action avec efficacité. Bien que divergeant sur la stratégie à adopter - l’un était va - t - en guerre et l’autre préférait la prudence et surtout conseillait d’éviter le terrain plat, favorable aux Africains -, les deux consuls allèrent en guerre contre Hannibal Barca. Ils disposaient d’un fort contingent armé, jamais atteint jusqu’alors : 80 000 hommes, dont 8 légions et des alliés. Livrée le 2 août 216 av. J. - C., cette guerre fut l’occasion du déploiement de deux types de stratégie : l’une, celle du Carthaginois, qui militait en faveur de l’encerclement des forces ennemies, en plaçant, au centre de son dispositif, les soldats ibères et gaulois soutenus, de part et d’autre, par la puissante artillerie lourde africaine ; un tout que précédaient les frondeurs baléares ; l’autre, qui mettait en œuvre sa stratégie habituelle : le placement des troupes de cavaliers sur les ailes, le positionnement en quinconce des hastats, des principes et des triaires. Résultat : ce fut la débâcle pour Rome. Tandis qu’Hannibal Barca perdit 6000 soldats, parmi lesquels 4500 Celtes, les troupes romaines furent largement défaites : 45 000 morts. Parmi eux, Paul - Emile, mais aussi des magistrats en activité ou à la retraite : 2 questeurs, 29 tribuns militaires, 80 sénateurs, des anciens préteurs et des anciens consuls. Pour nous faire une idée de l’ampleur du désastre, arrêtonsnous un instant sur ce compte d’apothicaire qu’établit Tite - Live : « On chiffre les pertes à 45 000 fantassins et 2700 cavaliers, citoyens et alliés en nombre à peu près égal ; parmi eux, des questeurs, des consuls…, 29 tribuns militaires, d’anciens consuls, d’anciens préteurs ou édiles... Gnaeus Servilius Geminius et Minucius qui avait été maître de cavalerie l’année précédente et consul quelques années plus tôt ; en outre, 80 sénateurs ou magistrats ayant rang de sénateurs : enrôlés volontaires, ils servaient comme simples soldats dans les légions. On dit qu’il y eut 3 000 prisonniers parmi les fantassins et 1500 parmi les cavaliers… »120. Pourtant, ce Paul - Emile, L(ucius) Aemilius Paulus, était un grand Général, mais surtout un homme intègre, qui avait accumulé des victoires. Dans cette atmosphère de peur - panique, des officiers qui avaient trouvé inéluctable la chute de Rome voulurent fuir l’Italie ; ils en furent empêchés par d’autres. Ayant grandi et ayant été éduqués dans une atmosphère particulière, celle de la subordination à Rome, cité impérialiste par excellence et à 120
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laquelle ils devaient se donner entièrement, ils ne pouvaient adopter une telle attitude. Quand cette information parvint jusqu’aux oreilles des Romains, ce fut, une fois encore, la panique. Ce fut une période triste, sinistre, lugubre, noire. Pour le signifier, le Sénat décréta un deuil de 30 jours. Une telle tournure dans les événements, ne laissait guère de doute chez les uns et les autres des Romains : ils étaient convaincus que, cette fois, les Africains, conduits par Hannibal Barca, prendraient leur ville d’assaut ! Certains se voyaient alors trucidés, envoyés ad patres, d’autres réduits en esclavage, travaillant pour des maîtres africains ou d’autres, après avoir été vendus au marché aux esclaves, les pieds peints en blanc. Quel triste destin ! Les femmes pleuraient, se déchiraient les joues, laissaient leurs cheveux en bataille. Pour éviter de laisser cette situation se prolonger, mais surtout pour ne pas permettre à Hannibal Barca de prendre le dessus, les Sénateurs utilisèrent alors des moyens radicaux : ils firent fermer les portes de Rome et interdirent à qui que ce fût d’en sortir pour aller trouver refuge en un lieu plus clément ! La prise de Rome, en effet, ne sousentendait-elle pas la réduction en esclavage des citoyens ? N’était-elle pas synonyme de perte de ses valeurs sur lesquelles elle s’était construite ? C’était la fin d’un monde, une situation inimaginable pour tout Romain du cru ! Un siècle après, les Romains en étaient toujours terrorisés, comme nous pouvons le voir à travers ces mots de Cicéron, dans l’un de ses ouvrages : « Au cas où Hannibal fût venu aux portes de Rome et eût lancé un javelot par-dessus les remparts, un orateur, devant l’assemblée du peuple, aurait-il dit que ce n’est pas un mal d’être fait prisonnier, d’être vendu comme esclave, d’être tué, de n’avoir plus de patrie ? »121. Il fallait donc, à tout prix, défendre les remparts de la cité ! Aux grands maux, les grands remèdes. Les femmes furent enfermées dans leurs maisons, pour que leurs gémissements, leurs pleurs et leurs lamentations ne créassent point la panique parmi les combattants. Et comme il fallait se concilier les divinités auxquelles on était convaincu d’avoir déplu, on décida, en guise de sacrifice, d’enterrer, sur le Forum Boarium, le marché aux bœufs, deux couples d’esclaves, l’un de Grecs et l’autre de Gaulois. Enfin, l’historien Q(uintus) Fabius Pictor fut envoyé à Delphes avec la mission d’interroger l’oracle sur les raisons de ce désastre et sur le type d’offrandes qu’il fallait utiliser. Une réaction qui montre que malgré leurs revers, les Romains ne s’avouaient pas vaincus, ne baissaient pas les bras ! Ils venaient de perdre, successivement, la quatrième bataille, mais ils restaient convaincus qu’ils n’avaient pas 121
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perdu la guerre ! Ils avaient encore des ressorts ! Ils avaient toujours leur quant - à - soi, leur dignité, leur sens de supériorité, par lesquels ils se considéraient toujours comme des personnes d’élite, des hommes faits pour occuper toujours les avant - postes, pour toujours commander ! On décida alors d’enrôler dans l’armée, pour intégrer la légion, les jeunes gens âgés de moins de 17 ans, l’âge légal, mais aussi les esclaves. Pourtant, Hannibal Barca ne parvint pas jusqu’aux portes de Rome. Il ne prit pas d’assaut la cité ennemie. Il marqua une pause et se tourna plutôt vers l’Italie qu’il tenta de soulever. Comment l’expliquer ? Pour certains, c’est parce qu’il se savait incapable de prendre d’assaut Rome, enfermée dans une muraille inexpugnable et fortement armée. Pour d’autres, c’est parce que ses soldats l’en dissuadèrent. Tite - Live qui a tenté de restituer ce moment, rapporte qu’alors que ses soldats l’avaient félicité pour l’issue de la victoire et lui avaient conseillé de disposer d’une nuit pour reconstituer ses forces, Maharbal, celui - là même qui occupait la tête de la cavalerie, lui tint ces propos : « Rends-toi mieux compte des conséquences de cette bataille, dans quelques jours tu dîneras en vainqueur au capitole. Je partirai devant avec la cavalerie et on te verra à Rome avant de savoir que tu arrives »122 ; des propos auxquels il aurait fait suite en souhaitant s’accorder un temps de réflexion. Pour finir, Maharbal lui aurait alors dit : « Les dieux ne t’ont pas tout donné, à ce que je vois. Tu sais vaincre mais tu ne sais pas tirer parti de la victoire »123. Rome ne tomba donc pas ! Dans sa hantise de faire se soulever l’Italie, Hannibal Barca fut suivi par Capoue et Syracuse ainsi que les cités grecques de Sicile, mais celles d’Italie du centre s’y opposèrent : elles restaient liées à Rome ! Hannibal Barca mit alors le cap sur Capoue, la riche, à la tête de ses troupes, et s’y reposa. Aux populations qu’il réunit, il fit la promesse qu’il ferait de leur cité une puissance égale à Rome, ce qui lui valut d’être soutenu par elles, et plus spécialement par le parti populaire de cette cité, que dirigeait Pacuvius Calavius. Mais conquis par ces lieux où ils adoptèrent vite une vie de farniente et de volupté, - ils dormaient pour une rare fois sur de bons lits moelleux, mangeaient des mets exquis à la faveur de festins, se laissaient aller à une vie faite de luxure - leur endurance se ramollit, tout comme leur vie, faite de discipline et de rigueur, s’émoussa, toutes choses qui ne leur permirent de prendre, par la suite, que des cités comme Nole, Petilia, Casilinium, Locres, Crotone, 122 123
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échouant devant d’autres comme Cumes. On parla alors de « délices de Capoue ».
E. Vers Zama Entre temps, Hannibal Barca avait décidé de vendre ses prisonniers à Rome. À cet égard, il avait réuni une dizaine d’entre eux, et leur avait demandé d’aller négocier leur rachat au Sénat - 500 deniers par cavalier, 300 par fantassin et 100 par esclave -, en leur faisant prêter serment de revenir. Comme convenu, ceux - ci y étaient allés, accompagnés d’un notable carthaginois, du nom de Carthalon. Parvenus à Rome, ils avaient exposé leur situation aux Sénateurs, réunis en Assemblée. Ceux - ci avaient examiné cette requête et y avaient opposé un non possumus catégorique. Pire, ils avaient chassé Carthalon, par la voix de Manlius Torquatus, qui avait exprimé publiquement son opposition au rachat des prisonniers : « les prisonniers ne seront pas rachetés »124, avait - il alors tonné ! Dans la mentalité romaine, en effet, les prisonniers, n’étaient-ils pas frappés d’indignité ? « Nulle part, on n’a moins de considération pour les prisonniers de guerre qu’à Rome » indique, à cet égard, Tite - Live125. Ce traitement était valable pour les fuyards : on les condamna donc à combattre en Sicile. Hannibal Barca porta alors l’information de la prise de Cannes aux Autorités de Carthage. Dans ce cadre, il délégua Magon, en 215 av. J. - C. Arrivé sur place, celui - ci sollicita et obtint un soutien en logistique comprenant 12 000 fantassins, 1 500 cavaliers, 20 éléphants et 1 000 talents, ce qui constituait un véritable trésor de guerre. Les arguments qu’il avait utilisés étaient d’une telle autorité qu’il ne pouvait en être autrement. En effet, non seulement il avait vanté les capacités d’Hannibal Barca et avait décliné ses hauts faits sur l’adversaire romain, mais aussi il avait présenté les prises matérielles qu’Hannibal Barca avait faites : il avait tué 200 000 hommes et en avait réduit à l’état de prisonniers 50 000. Pour clore ce plaidoyer pro domo, il avait présenté des centaines d’anneaux d’or pris sur les chevaliers. Hannibal Barca avait besoin de ce renfort pour contrer et battre définitivement les Romains. Ne tenait-il pas toujours à sa stratégie, l’encerclement et donc l’anéantissement ? Il en profita ainsi pour installer son Quartier Général près de Capoue et accumuler des victoires sur de nombreuses cités en Italie et même sur des armées de Romains. Ce fut le cas, entre autres, du consul C(aius) Postumius Albinus, tombé au combat en Gaule Cisalpine. 124 125
Tite-Live, XXII, 59 Id., ibid.
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Mais cette situation euphorique ne put durer indéfiniment car les Romains commencèrent à enregistrer une série de victoires : à Syracuse, par exemple, « la ville la plus belle, peut - être de son époque »126, du fait de Marcellus, Utique, sous l’autorité d’Octacilius, Egine, grâce à Sulpicius Galba. Mais le fait le plus marquant fut, sans conteste, l’apparition de Scipion, le futur « Africain ». Son nom véritable était P(ublius) Cornelius Scipio ; il était né en 236/235 av. J. - C. ; il avait été élu édile curule en 213 av. J. - C. ; il était un nobilis vir ; sa gens, la gens des Cornelii, avait réussi le tour de force de faire partie de toutes celles qui, depuis la lointaine Antiquité, aux côtés des Aemilii, des Fulvii, des Postumii, des Claudii Marcelli et de la cinquantaine de familles, qui, depuis 233 av. J. - C., se partageaient les consulats, laissant ainsi peu de place aux autres, ceux qui n’avaient pas d’ascendance célèbre, les homines novi, et dont seuls Caton, Marius et Cicéron, avaient fait pu faire exception à la règle. Il appartenait aussi à la lignée de Scipion Nasica qui, Sénateur, avait attaqué Tib(erius) Sempronius Gracchus, l’un des deux frères Gracques et tribuns de la plèbe qui avait initié une loi agraire : au cours de la bagarre qui avait éclaté à cette occasion, le tribun séditieux trouva la mort127. Sur la plupart de sculptures qui le présentent, souvent en buste, l’homme apparaît toujours avec des traits rigides, austères : non seulement il a des cheveux coupés ras, ne porte aucune barbe, mais encore il a le regard sévère, perçant ; toutes choses qui montrent un personnage déterminé et endurant ! Il apparaît aussi comme physiquement corpulent, ce qui ne laisse aucun doute sur ses capacités physiques : il est fort, il est bien entraîné, il est surentraîné, comme savaient l’être tous ceux qui faisaient l’exercitatio ! Sa présence dans les armées romaines fut déjà remarquée au cours de la bataille du lac Tessin, aux côtés de son père, qui se blessa. Lors de la bataille du lac Trébie, il fut présent aussi ; idem lors de la bataille de Cannes, Cannae : il servit, en qualité de tribun militaire. À l’issue de cette bataille, alors qu’il discutait avec quelques rescapés, en l’occurrence P(ublius) Furius Philus, le fils de l’ancien consul, App(ius) Claudius Pulcher, qui venait d’assurer l’édilité, Q(uintus) Fabius Maximus, fils du dictateur et tribun militaire, ne s’imposa-t-il pas comme le chef de file de l’instance qu’ils mirent en place, le Conseil de guerre ? Il était rigoureux, dur, autoritaire, mais tout aussi humain et généreux. En 213 av. J. - C., il parvint à l’édilité avant l’âge requis et fut appelé à servir en Andalousie. En 210 av. J. - C., il s’était montré d’une particulière prodigalité, en offrant des jeux mémorables, 126 127
Tite-Live, XXV, 24 J. B. Mispoulet, La vie parlementaire à Rome sous la République, p. 30
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ce qui lui avait valu d’être populaire. En 209 av. J. - C., il avait engrangé ses premiers succès, par la prise de Carthagène, de Baecula et d’Ilipa. Au cours de la guerre d’Espagne à laquelle il avait pris part, muni de pouvoirs proconsulaires, il avait fait montre de véritables qualités militaires qui lui avaient permis de prendre Carthagène128. Il n’avait que 19 ans, mais fort de l’expérience acquise sur le terrain militaire, dans les armées de son oncle et de son père, le Sénat accepta de lui conférer des pouvoirs exorbitants, l’imperium consulaire. Auréolé de ce titre, il obtint le commandement de l’armée avec laquelle il allait attaquer Hannibal Barca, pour le contraindre à quitter l’Italie. N’aurait-il pas, si l’on en croit Cicéron, comme pour faire la démonstration de sa particulière bravoure, et pour consoler Rome, tenu ces propos : « Cesse Rome de redouter tes ennemis… car les remparts de ta puissance, ce sont mes labeurs qui les ont enfantés »129 ? Et l’Arpinate d’ajouter sur l’homme : « Scipion se promettait une grande gloire, s’il arrachait Annibal d’Italie et le faisait repasser en Afrique ; aussi à quel péril ne s’exposa - t - il pas ? C’est que la grandeur morale était en cela la fin à laquelle il rapportait tout son effort ; ce n’était pas le plaisir »130. Dans une autre de ses œuvres, il parla toujours de l’homme en ces termes ; « c’est donc sur le conseil de cette prophétesse, dans un temps où l’Italie était épuisée par la guerre punique et dévastée par Annibal, que nos ancêtres ont fait venir ce culte de Phrygie pour l’établir à Rome ; il y fut accueilli par l’homme jugé le meilleur du peuple romain, P. Scipion… »131. Dans cette optique, il se rendit en Afrique près d’Utique où il installa son camp, les castra Cornelia. Il acquit le soutien de Massinissa, auparavant allié des Carthaginois. Il lui restait le soutien du Sénat, mais celui - ci se montrait quelque peu hostile car il avait besoin, pour cette opération face à Hannibal Barca en Afrique, d’un chef moins onctueux, plus énergique. Il le préférait d’abord à Q(uintus) Fabius Maximus Verrucosus, mais le peuple en décida autrement. Il fut donc retenu par le Sénat, pour aller guerroyer en Afrique même. Mais on ne lui permit pas de lever une armée. Il se contenta alors de volontaires, recueillis auprès des alliés, pour construire de nouveaux navires, et de deux légions stationnées en Sicile. Avec l’appui de quelques cités italiennes, Tarquinies, en 128
D’autres détails sur le personnage peuvent être puisés dans N. Grimal, S. Le Bohec, J.-P. Martin, O. Rouault, Dictionnaire des biographies 1. L’Antiquité, p. 161 129 II De Fin., XXXII, 106 130 Id., XVII, 56 131 De Har. Resp., XIII, 27
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l’occurrence, qui lui offrit de la toile pour les voiles, Volterra, qui lui amena des quilles, Arretium, qui lui donna des boucliers, des casques, des javelots, des lances et l’équipement nécessaire, Cusium et Ruselles, qui lui apportèrent du bois de charpente pour la construction des navires, il put disposer de 40 vaisseaux. Á cet équipement s’ajouta la cohorte de 600 hommes qui lui fut expédiée par Camérinum. Scipion appareilla alors pour la Sicile. Il était assisté d’un questeur, chargé de gérer les finances, M(arcus) Porcius Cato, le futur Caton le Censeur, Cato Maior. Il était bon gestionnaire, rigoureux. Après un séjour à Locres, il mit le cap sur Utique. Il y fut rejoint par Massinissa, qu’accompagnait une cavalerie forte de 200 hommes. Leur action conjuguée permit de prendre aux Africains certaines villes, au cours des combats qu’ils engagèrent contre Asdrubal, allié de Syphax. Au cours de la bataille qui se déroula au lieu dit les Grandes Plaines, Syphax fut fait prisonnier. Les Carthaginois demandèrent alors la paix à Scipion ; s’étant rendus sous sa tente, les messagers carthaginois s’inclinèrent à terre et rejetèrent la responsabilité de la situation sur Hannibal Barca. En guise de réponse, Scipion égrena une série de conditions préalables à l’arrêt des hostilités : la restitution des prisonniers, des déserteurs et des fugitifs, le retrait de leurs troupes d’Italie et de Gaule, le renoncement à toute prétention sur l’Espagne, et l’abandon de toutes les îles situées entre l’Afrique et l’Italie : les Baléares, les îles Pityuses et Malte, la remise à Rome de tous les vaisseaux, à l’exception de 20, le paiement de 5 000 talents, le rappel d’ Hannibal Barca et de Magon, et le versement de 500 boisseaux de blé. Il leur fut donné trois jours pour réagir. Des ambassadeurs allèrent à Rome solliciter, du Sénat, la ratification du traité. D’autres allèrent chez Hannibal Barca. Celui - ci les vit arriver et les accueillit, avant de fondre en larmes, à la suite de leur rapport : « Ce n’est plus indirectement, mais ouvertement, qu’ils me rappellent, alors que depuis longtemps ils font tout pour me tenir éloigné en refusant de m’envoyer des renforts et de l’argent. Hannibal n’a pas été vaincu par les Romains, souvent mis en fuite, mais par la mesquinerie et la jalousie du Sénat de Carthage »132, dit-il. Les délégués carthaginois furent reçus au Sénat. Après l’avoir auditionné, celui - ci resta divisé. On fit en définitive repartir les délégués sans avoir signé le traité. Une commission fut dépêchée auprès de Scipion pour le ravitailler en vivres et lui demander d’agir au plus vite. En raison d’un violent orage, le navire dans lequel avait embarqué cette commission, échoua près de Carthage. L’Assemblée carthaginoise se montra hostile et déchira le traité. Les Romains prirent le large et arrivèrent chez 132
XXX, 20
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Scipion à qui ils racontèrent leur déconvenue. De son côté, Hannibal Barca arriva à Carthage. Il fut reçu avec faste et, nommé dictateur, fut chargé de la mission de combattre Scipion.
F. La bataille de Zama Ce combat devait avoir lieu à Zama, en Afrique, près de la Numidie. Il était capital, aussi bien pour les Romains que pour les Carthaginois. Une défaite des Romains, en effet, devait avoir pour conséquence de sonner le glas de leur autorité. Hannibal Barca disposait de 50 000 hommes, auxquels s’ajoutaient quelques cavaliers et 80 éléphants. On trouvait parmi eux des mercenaires celtes, des Ligures et des Maures, mais aussi des Puniques. Mais avant d’engager les hostilités, Scipion et Hannibal Barca décidèrent de se concerter. Ils se retirèrent, alors, à équidistance de leurs troupes, pour un entretien en tête-à-tête. Il dura plusieurs minutes. Il eut lieu en présence de deux interprètes, un pour chaque camp. Scipion proposa à Hannibal Barca de donner une dernière chance à la paix, en signant le traité de paix que celui-ci avait négocié avec Syphax. Mais son vis - à - vis y opposa un cinglant non possumus. Les dés étaient alors jetés. Sur ces entrefaites, ils se retirèrent. Et le lendemain, aux aurores, la guerre fut déclenchée. Ce fut une bataille terrestre. Elle se termina en faveur des Romains : 25 000 morts et 8500 prisonniers pour Carthage, contre 2500 morts pour Rome. Cette nouvelle réjouit les Romains. Au Sénat, deux camps se firent face : l’un qui estimait qu’il fallait, de ce pas, utiliser la « solution finale », autrement dit la destruction de Carthage, et l’autre qui pensait qu’il fallait plutôt aller à la paix. En définitive, c’est ce camp qui l’emporta. Un traité fut ratifié à Rome en 201 av. J. - C. ; il contenait les clauses suivantes : que Carthage livre tous ses navires de guerre, sauf 10, et qu’il en fasse de même pour tous ses éléphants, tous ses prisonniers et tous ses transfuges ; que Carthage paie une indemnité de 10 000 talents sur 50 ans ; qu’elle évacue tous les territoires situés à l’ouest des « fosses puniques » et rende à Massinissa tout ce qui lui avait appartenu ainsi qu’à ses ancêtres ; qu’elle ne recrute de mercenaires ni en Gaule ni en Ligurie ; qu’elle ne s’engage dans aucune guerre sans l’accord de Rome ; qu’elle livre des otages. Sur le champ de bataille, Scipion fut fait imperator par ses soldats, avant de solliciter et d’obtenir du Sénat le bénéfice du triomphe133 à Rome, en vertu du ius triumphandi134, ce qui lui valut le surnom de l’Africain, Africanus135. 133
Le triomphe, triumphus, donnait lieu à une procession, marche triomphale, à Rome. À cette occasion, le chef vainqueur, comme à l’époque des Etrusques
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G. Vers la 3ème guerre punique Au lendemain de cette bataille, Massinissa tira son épingle du jeu. Il avait 37 ans. Il avait aidé les Romains à l’emporter ; en retour, il se trouva à la tête d’un vaste territoire, la Numidie, qu’il transforma en un Etat véritable. Dans cette optique, il en fit une terre agricole, riche, sur laquelle devaient être cultivés le blé, l’orge, les figuiers, l’olivier, à telle enseigne que les terres numidiennes furent le grenier à blé de Rome, donc l’espace qui devait lui permettre de nourrir sa population et de combler ses déficits alimentaires. Sous l’autorité de ce potentat, la Numidie se couvrit de villes qui s’ornèrent de monuments. Il en fut ainsi de Cirta, qui devint la ville de résidence royale, où le régent vivait dans le luxe et dans le faste absolu, entouré d’une abondante cour. Beaucoup de cités lui payaient tribut, y compris Carthage, dépossédée de certaines de ses terres. Devant cette poussée royale, les Carthaginois se plaignaient auprès de Rome, mais chaque fois, l’homme envoyait au Sénat l’un de ses fils, Gulussa, en l’occurrence, assurer sa défense, et expliquer le bien-fondé de sa situation. Convaincue des propos tenus et développés par ce missus dominici, Rome n’osait trancher, soucieuse de garder ses liens avec Massinissa, même si elle s’inquiétait des prétentions territoriales de cet allié. Pendant près de cinquante ans, cette situation perdura, jusqu’au jour où Carthage décida d’assurer, elle - même, sa défense. De toute façon, n’avait - elle pas réussi à se reconstituer ? Elle avait repris du poil de la bête. Très vite, elle avait connu une véritable renaissance. En l’espace de quelques années, un quartier entier s’était mis en place, doté de ruelles neuves, de maisons et de boutiques. Un port de guerre, lui aussi, avait été refait, avec une capacité d’accueil de 200 navires. Elle s’étendait sur une superficie de 500 ha. Ses Commerçants se montraient dynamiques. Le Sénat romain envoya in situ une mission dirigée par Caton l’Ancien, M(arcus) Porcius Cato, encore appelé Cato Maior. C’était en 153 av. J. - C. Il devait toucher du doigt le mode de gestion de Massinissa et, dans le même temps, voir quelle qui en furent les initiateurs, se revêtait de la toge de pourpre brodée d’or et se bariolait le visage de rouge. Puis il se ceignait d’une couronne d’or et, tenant le sceptre, comme Jupiter, montait sur un char en direction du temple de Jupiter Capitolin. En cela, il était précédé de tout le butin qu’il avait fait sur ses ennemis et était suivi par ses soldats en armes. 134 Ce droit était refusé aux vainqueurs des guerres civiles. 135 Pour faire la différence entre Scipion Emilien, celui qui détruisit Carthage en 146 av. J. - C., et lui, il sera appelé Africanus maior, autrement dit « le premier Africain ».
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était la situation de Carthage. Ce qu’il vit était au-delà de toutes ses pensées et de celles des Romains restés à Rome ; la ville de Carthage se développait à une allure quasi exponentielle ! C’était une réalité implacable et crue contre laquelle il incombait de réagir avec promptitude. Il n’y avait pas d’autre choix. Il fallait utiliser la « solution finale » ! La 3ème guerre punique était inévitable. Elle se profilait à l’horizon.
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IIIème PARTIE : LA 3ème GUERRE PUNIQUE OU L’IMPÉRIALISME ROMAIN ACHEVÉ : 149 - 146 av. J. - C. « Si je le pouvais, j’annexerais les planètes » Cecil Rhodes
Cette guerre éclata en 149 av. J. - C., et prit fin en 146 av. J. - C., soit trois ans. Elle fut une bataille décisive, âpre, opposant deux belligérants qui nourrissaient l’un à l’égard de l’autre une haine viscérale, et que Rome tenait, à tout prix, à gagner pour couronner son pouvoir et sa puissance. La 3ème guerre punique fut donc le dernier acte d’une série de guerres décisives ! Il incombait à Rome de faire la démonstration de sa hargne, de sa fougue, mais aussi de son autorité. Plus : il lui fallait achever l’œuvre, le job ! Après avoir remporté une série de batailles, elle ne pouvait s’arrêter en si bon chemin ! Pour ce faire, elle mit tous les moyens de son côté : armée aguerrie et déterminée, alliés engagés. Elle la confia à un homme d’extraction « scipionienne », Scipion Emilien, appelé plus tard l’Africain, Africanus, ou le Numantin, Numantinus, qui avait « le vent en poupe » pour ses exploits guerriers, qui était l’homme de la situation, et qui se montra à la hauteur des espérances qui avaient été placées elle lui : il l’emporta, semant carnage et désolation dans le camp de Carthage, se montrant impitoyable envers ses ennemis. Mais auparavant, l’intervention d’un homme politique peu ordinaire, Caton l’Ancien, encore appelé Cato Maior ou M(arcus) Porcius Cato, fut déterminante. Il lança un tonitruant Delenda (est) Carthago ! qui permit de canaliser les énergies. Il s’agit donc, dans cette dernière et ultime partie de cette réflexion, de montrer, après les avoir réunis, tous les ingrédients qui ont contribué à cette explosion de violence et de situer l’espace carthaginois après la ruée romaine.
Chapitre V : Caton l’Ancien et le début de la fin de Carthage Dans cette optique, il sied de présenter l’action décisive de Caton l’Ancien, l’homme par qui arrivèrent les « malheurs de Carthage ».
A. Caton l’Ancien, le prélude à la guerre 1. L’Homme Caton l’Ancien vit le jour à Tusculum, une cité campagnarde, en 234 av. J. - C. et mourut en 149 av. J. - C. à l’âge de 85 ans. Il s’appela M(arcus) Porcius Cato, ou encore Cato Maior, Caton l’Ancien, par opposition à Caton le Jeune. Le surnom de Cato dont il fut gratifié à Rome, signifia « l’habile homme »136. Ses ancêtres ne laissèrent pas une réputation indélébile et n’inscrivirent pas leurs noms en lettres d’or dans les Annales de Rome, mais lui - même parlait de son père avec une pointe d’admiration et le louait « comme un homme de bien et un brave soldat »137 ; des vertus dont il gratifia aussi « son bisaïeul Caton » qui, à l’en croire, « obtint souvent le prix du courage » et, bien qu’ayant, au cours de combats, « perdu 5 chevaux de guerre … en reçu(t) le prix du trésor public, récompense de sa valeureuse conduite »138. Rendu à Rome, il fut considéré comme un homo nouus, un homme nouveau, mais, comme il ne tenait pas à vivre dans l’obscurité et l’indigence, il fit, très vite, montre de qualités indéniables - travailleur acharné, endurant, fort de caractère, sobre, détaché des biens matériels-, ce qui fait dire à Plutarque qu’il « préférait de beaucoup se distinguer dans les batailles et les expéditions contre les ennemis »139. Homme éloquent, il mit cette qualité à son service et en profita pour se faire remarquer et gagner en réputation, apparaissant ainsi comme un maître du barreau, ce qui lui valut le surnom de « Démosthène romain »140. Travailleur infatigable, il resta attaché au travail de la terre et cultivait souvent ses champs, aux côtés de ses esclaves et de ses employés. Homme pugnace, il se forma physiquement et se révéla être, très vite, un soldat combattif, qui ne rechignait pas les marches, portant « lui-même ses armes… suivi d’un seul serviteur chargé de 136
Plutarque, Cat., 1, 3 Id., 1, 1 138 Id., ibid. 139 Id., I, 7 140 Id., 4, 1 137
provisions »141. Il fut aussi un exquis époux, et un père de famille tendre, qui considérait la femme et l’enfant comme « les objets les plus sacrés »142, au point de ne jamais porter la main sur son épouse et d’être le précepteur de son fils, malgré la présence d’un esclave. Il en résulta une réputation d’homme rigoureux. Quant à la carrière politique, elle fut riche et rectiligne – questeur à 17 ans du consul P(ublius) Cornelius Scipio Africanus, édile curule en 99 av. J. - C., préteur dans la province de Sardaigne en 19 av. J. - C., et consul en Hispanie (Espagne) et en Grèce en 195 av. J. - C., - et fut couronnée par la fonction de censeur en 174 av. J. - C.
2. Le Censeur intransigeant La fonction de censeur était la plus haute. Elle était exercée par ceux qui avaient rempli toutes les fonctions politiques préalables. En dehors du recensement, qui avait lieu tous les cinq ans, aux fins de déterminer la population mobilisable et susceptible de s’acquitter de ses impôts, l’une de ses prérogatives majeures était, entre autres, « l’examen des mœurs et de la conduite des citoyens »143 et donc le maintien, en veille, de la tradition, des valeurs ancestrales, la disciplina vetus, du mos maiorum, la coutume des ancêtres. Pour l’exercice de cette tâche, il eut pour colistier un patricien du nom de L(ucius) Valerius Flaccus, un personnage rigoureux, un homme qu’il avait choisi pour sa droiture et son aversion pour le luxe, des vices aux accents corrupteurs et amollissants. Ayant accédé à cette fonction, dix ans après le consulat, après l’avoir emporté face à sept concurrents mais que le peuple, au final, avait trouvés onctueux et donc indignes d’une gestion rigoureuse de la société144, il appliqua, avec plus de véhémence, cette rigueur, cette intransigeance hors du commun, qui lui avait valu, depuis plusieurs années, une réputation positive, celle de « censeur intransigeant ». Qu’on en juge : en 155 av. J. - C., un des plus brillants conférenciers grecs de l’époque, Carnéade, arriva à Rome, délégué par Athènes au Sénat romain. Il avait l’intention d’animer une conférence de philosophie aux Romains, sur la justice. Le premier jour, il prononça un éloge sur cette vertu, soutenant qu’elle fondait seule les cités et les lois. Mais le lendemain, en présence du 141
Id., I, 9 Id., 20, 3 143 Id., 16,1 144 Comme l’attestent d’ailleurs ces propos de Plutarque : « … Loin de craindre la rigueur et l’intransigeance de Caton, il (le peuple) rejeta ces concurrents doucereux, qui avaient l’air d’être prêts à tout faire pour lui plaire… ». Id., 16, 8 142
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même auditoire, il soutint la thèse contraire ; il démontra que la justice était une utopie, car si les Romains étaient justes, ils renonceraient à leurs conquêtes et restitueraient les territoires occupés. Alors, Caton l’Ancien, nous dit Plutarque, « résolut de débarrasser la ville de tous ces philosophes sous un prétexte honorable. Il se rendit au Sénat et reprocha aux magistrats de retenir si longtemps sans résultat une ambassade composée d’hommes capables de persuader aisément tout ce qu’ils voulaient ; il fallait donc, dit - il, prendre une décision au plus vite et voter sur leurs propositions, afin de leur permettre de retourner à leurs écoles pour y discuter avec les enfants des Grecs, tandis que les jeunes Romains écouteraient comme auparavant les lois et les magistrats… »145. Le trait de caractère que Caton l’Ancien démontra à cette occasion, ne fut pas le seul moment où il fit la preuve de sa rigueur, de sa raideur, de son intransigeance. D’autres occasions existent, qui donnèrent la possibilité à l’homme de faire la pleine mesure de son état d’esprit, et de laisser de lui une réputation de personnage rigide. C’est sur ce registre que s’inscrivirent ces faits, rapportés par Plutarque : « …De la liste de sénateurs il (en) raya beaucoup… entre autres Lucius Quinctius, qui avait été consul sept ans auparavant »146 mais qui avait entretenu un mignon ; il « s’attira d’âpres critiques pour sa conduite contre Lucius, frère de Scipion, qui avait eu les honneurs du triomphe. Il lui ôta son cheval… »147 ; « …Il fit estimer au décuple le prix des habits, des voitures, des parures des femmes, de mobilier et de la vaisselle lorsque la valeur de chacun de ces objets dépassait quinze drachmes… »148. C’est donc cet homme, rigoureux mais adulé149 qui fut à l’origine de la 3ème guerre punique, par sa prise de position qu’il exprima au travers de la formule delenda (est) Carthago !
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Id., 22, 1-7 Id., 17,1 147 Id., 18,1 148 Id., ibid. 149 Comme le montrent ces propos de Plutarque : « Il est certain… que le peuple approuva de façon merveilleuse la censeure de Caton. Car il éleva dans le temple d’Hygie une statue où il fit inscrire non pas ses exploits de chef militaire ni son triomphe, mais ce que l’on peut traduire ainsi : « Alors que la république romaine déclinait et penchait vers le pire, Caton, nommé censeur, par une sage direction et par la tempérance des mœurs dont il se fit l’instructeur, la rétablit et la redressa ». Id., 19, 4 146
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B. Delenda (est) Carthago ! 1. Une formule Cette formule signifie « il faut détruire Carthage » ou encore « Carthage doit être détruite » ou encore « ce qu’il faut faire de Carthage, c’est la détruire ». Pour comprendre le contexte de cette formule, il faut remonter au lendemain de la deuxième guerre punique, à l’issue de laquelle Carthage avait été battue par Scipion l’Africain à Zama et avait été condamnée à payer à la cité victorieuse une forte indemnité à laquelle s’était ajouté le paiement d’autres pénalités. Massinissa régnait en potentat, spoliant les terres, y compris des Carthaginois, sans que cette situation ne changeât malgré les plaintes des Carthaginois. Pour permettre aux Romains de toucher du doigt cette réalité, mais également d’être fixés sur la situation réelle de Carthage, une délégation fut constituée et envoyée à Carthage même, in situ, in domo. À sa tête avait été placé « l’illustre vieillard »150, « le type même de l’homme incorruptible et sans faiblesse »151, c’est - à dire Caton l’Ancien. C’était en 153 av. J. - C. Il était parvenu à Carthage au bout de quelques jours de voyage. Trois, sûrement. Il avait dû emprunter l’un de ces navires qui servait au transport par la voie fluviale, mais qui pouvait aussi être utilisé pour la guerre, une trière ou un quinquérème, ce mode de communication étant le seul en vigueur pour joindre, de Rome, l’Afrique. Il avait alors traversé la Méditerranée. Il avait bravé les pirates qui infestaient cette mer et faisaient courir de graves dangers à ceux qui l’empruntaient. En mission officielle, il était sûrement accompagné d’une escorte, constituée de gens d’armes prêts à parer à toute éventualité. Rendu sur place, il fut reçu par les Autorités officielles ainsi que le Sénat carthaginois, et put faire le tour de la ville. Plutôt qu’une ville en décrépitude, en décomposition, qui aurait perdu de sa superbe, il découvrit une Carthage prospère, rayonnante, en plein développement, rutilante et imposant une réelle superbe. Non seulement elle avait renforcé ses défenses, mais encore elle avait accru ses activités commerciales et industrielles. De plus, elle était parvenue à construire une base navale puissante ! Ses deux ports étaient entiers ! Mais ce n’était pas tout : sur le plan agricole, elle connaissait un regain particulier, ce qui n’était pas étonnant car Magon avait rédigé un recueil d’agronomie, qui renfermait toutes les solutions idoines pour donner de l’allant à l’agriculture et plus spécialement à la culture des 150 151
Le terme est de Cicéron : « illum senem » in Pro Arch., VI, 16 Robert J.N., Les plaisirs à Rome, Paris, les Belles Lettres, 1986, p. 10
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céréales, de l’huile et du vin. D’ailleurs, les Romains, après leur victoire, ne se précipitèrent-ils pas sur les recettes qu’il avait proposées dans son ouvrage dont le titre fut, à n’en point douter, De l’Agriculture, le même que reprit Caton l’Ancien pour dénommer l’ouvrage qu’il commit sur la question ? Sur le plan politique, la cité était remuante et donc en pleine ébullition : un parti, à tendance démocratique, se développait progressivement, ayant pignon sur rue car étant « ouvert » à tous les modes de pensée, à toutes les expressions, y compris les plus bruyantes ! Enfin, les relations entre Carthage et le roi des Numides, Massinissa, étaient teintées d’un bellicisme aigu. Quelques faits l’attestent. En 153 av. J. - C., Massinissa s’était emparé des Grandes Plaines. En retour, Carthage considéra cette action comme un empiètement grave, une tentative de dépiécer son territoire, et réagit violemment : elle refusa de recevoir les deux fils de Massinissa, Micipsa et Gulussa, qui avaient été mandatés pour conduire une ambassade chez elle en vue des pourparlers. Pour éviter un affrontement entre les deux cités, Rome demanda à Carthage de dissoudre ses armées, mais celle - ci refusa ! Autre fait : Massinissa, en 150 av. J. - C., fit main basse sur une portion du territoire carthaginois, en installant le siège devant la place forte d’Oroscopa. En représailles, Carthage envoya une forte armée conduite par Hasdrubal le Boétharque et comprenant près de 50 000 hommes attaquer le Numide. Elle fut battue, et n’eut pas d’autre choix que de signer une trêve avec le roi numide. Un autre accrochage eut lieu, avec le même résultat pour les Carthaginois : une défaite ! Elle ne se découragea pas pour autant : elle mobilisa toutes ses troupes, à l’instigation de son Sénat ; des alliés, des mercenaires, mais également des esclaves furent mis à contribution ! Elle sonna la mobilisation générale ! Dans cette foulée belliciste, elle se lança dans un processus de réarmement : elle fit fabriquer des armes en grand nombre, mais aussi un navire, en utilisant comme matériaux, des poutres de maisons et des bijoux qui avaient été au préalable fondus. Enfin, les cheveux des femmes furent transformés en cordages. Ce processus de réarmement fut perçu par Rome, ni plus ni moins que comme un casus belli, et pour cause : Carthage s’était fermement engagée, dans le traité qu’elle avait signé au lendemain de la bataille de Zama, à n’entreprendre aucune action belliciste. Si d’aventure elle était amenée à le faire, obligation lui était faite d’en inférer à Rome ! Certes, en réagissant aux attaques des Numides elle était en situation de légitime défense, pensait - elle, et il était de son droit de se défendre, de repousser les velléités de son ennemie ! Mais Rome ne voyait pas ainsi les choses. Depuis de longues années, Massinissa, n’était - il pas son allié et son ami ? Sur le sol africain, elle savait 125
qu’elle pouvait compter sur son amitié indéfectible, sur sa fidélité. Dans son avancée en terre africaine, il était donc un jalon de poids, celui qui pouvait l’aider à dompter la superbe africaine, à mettre sous l’éteignoir ces rebelles africains, ces « terroristes africains » qui, depuis Jugurtha, s’étaient montrés hostiles à son œuvre de pacification, mieux, de romanisation. Elle avait donc pris fait et cause pour elle, malgré les plaintes des Carthaginois. Chaque fois qu’elle déléguait au Sénat romain Gulussa ou pour s’expliquer sur l’une ou l’autre de l’inconduite qu’elle avait eue à l’égard de Carthage, sa version des faits l’emportait. Le Sénat romain lui accordait du crédit, se montrant autiste à l’égard des Carthaginois ! Depuis de longues années donc, Rome avait choisi son camp, celui de Massinissa, contre celui de Carthage. Elle ne pouvait alors que regarder d’un mauvais œil cette propension que nourrissait Carthage à refuser de plier l’échine. Tous ces faits réunis, à ses yeux, constituaient donc un cocktail explosif contre lequel il convenait de trouver la juste réaction, la juste réplique ! Au nom de sa logique ! Au nom de sa vision des choses ! Au nom de ses intérêts ! Au nom de ses principes ! Summum ius summa iniuria ! Caton l’Ancien, en fin observateur, en indécrottable pro - Romain, en pur conservateur, en parfait chantre de la Romanité, se rendit donc compte que contrairement à ce que les uns et les autres auraient pu croire à Rome, Carthage n’avait pas été assommée à l’issue de la défaite de Zama ; elle n’était pas restée couchée ; elle s’était plutôt relevée et avait amorcé un réel développement. La preuve : elle se proposa de payer à Rome par anticipation son indemnité de guerre, pourtant lourde, qu’elle lui avait imposée au lendemain de la bataille de Zama. Tous ces faits réunis constituaient donc un réel danger face auquel il convenait de réagir au plus vite. Tel était, tout au moins, l’avis de Caton l’Ancien. Revenu à Rome, il se rendit au Sénat. Il déposa sûrement un compte rendu écrit. Mais il se devait aussi de prendre la parole pour faire un compte rendu circonstancié à ses pairs, à ses mandataires et l’assortir de ses propositions, des propositions concrètes ! Quand vint son temps de parole, il le prit, puis fit un exposé intégral et détaillé sur les relations entre Carthage et la Numidie et sur la situation de Carthage. Il le fit sûrement avec solennité, en choisissant ses mots, en adoptant un thon pathétique, en ayant un accent grave, en recourant à des données historiques, en prenant des exemples, en utilisant la gestuelle qui s’imposait, en faisant des allées et venues sur l’estrade, toutes choses qu’il savait d’une particulière efficacité pour toucher au plus profond de lui-même un auditoire, y compris le plus rétif, le plus indifférent, le plus hostile. Pour conclure son propos, il asséna alors cette formule : « delenda (est) Carthago ! », autrement dit « il faut détruire 126
Carthage ! ». Trois mots qui avaient toute leur portée, bien choisis et qui étaient dits avec à propos. Parmi ses pairs, il y eut un contradicteur, Scipion Nasica, Sénateur lui aussi ; il s’opposa à cette conclusion et asséna à son tour, une formule contraire, construite sur le même modèle : « Il faut que Carthage continue à exister » !152. Il savait qu’il avait des chances d’être entendu car son pedigree militait pour lui : il était le neveu et le beau-fils de Scipion l’Africain, le vainqueur de Zama, qui l’avait emporté sur Hannibal en 201 av. J. - C. ! Il lui répliqua donc par ces propos, comme pour montrer qu’il y avait une autre approche sur l’orientation de la politique extérieure de Rome, que Carthage pouvait et méritait de connaître un autre sort. Cette prise de parole « catonienne » ne fut pas la seule ; d’autres eurent lieu, au cours desquelles Caton l’Ancien revenait sur la même formule ; une formule martelée, construite avec une forte tonalité guerrière, qui était dite sur le mode impératif, injonctif, sur un ton péremptoire, qui ne donnait lieu à aucune remise en question, qui avait valeur d’exécution. Elle était construite sous une forme spécifique, le gérondif, qui ne pouvait prêter à aucune alternative ! C’était la « solution ultime » ; l’on pourrait dire l’exécution, la « solution finale », celle qui dans une forme de gradation, est à placer au niveau le plus élevé ! Ce n’était pas la solution de demi - mesure, celle pour l’application de laquelle l’on pouvait être amené à faire montre d’humanisme, d’une dureté à demi teinte. C’était plutôt la solution pour l’application de laquelle il fallait se montrer ferme, rigoureux, et même plus rigoureux qu’on ne l’a jamais été ! La formule était impérative ; elle était dite sur un ton martial, ce qui montrait sa nécessité incontournable. En formulant ainsi cette phrase, Caton l’Ancien lui donna donc un caractère sentencieux, une valeur de punition, de sanction extrême ! C’était l’option à prendre vis - à - vis de ceux qui avaient fait montre d’une réelle insoumission, d’une grave insubordination. C’était la seule manière, pour elle, de voir sa faute réparée. Mais, autre fait, lui aussi important : c’était le résultat de la haine que les Romains avaient vis - à - vis des Carthaginois, l’odium ; un sentiment ravageur, en ce qu’il ne laisse aucun sens à la fraternité, chez celui qu’il habite ; il tue, annihile toute volonté de voir en l’autre un autre « soi - même », que l’on peut traiter avec charité et donc humanisme ; il inhibe enfin la raison et pousse à appliquer la sanction la plus dure, la plus forte, la plus destructrice. Florus qui rapporta ces propos nous permet de le percevoir. Suivons-le à cet égard : « Caton poussé par une haine inexpiable, proclama que Carthage devait être 152
Plutarque, Cat., LX
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détruite, même lorsque la délibération portait sur un autre sujet »153. D’ailleurs, pour se faire convaincant, il ne s’en tint pas uniquement aux propos, aux seuls et simples mots ; il leur adjoignit une preuve formelle, concrète, dont la portée était radicale, et qui ne pouvait laisser personne indécis, insensible : alors qu’il arrangeait les plis de sa toge, il fit un jour tomber, devant ses collègues, des figues toutes fraîches et de bonne qualité. Lorsque ceux - ci lui demandèrent où il les avait acquises, il apporta une réponse qu’il savait avoir valeur d’estocade : « elles reviennent de Carthage où elles ont été cueillies depuis trois jours ». Un fait supplémentaire qu’il fallait inscrire au crédit de sa prise de position tranchée ! Une situation qui ne pouvait que lui donner raison ! Comme pour dire : Carthage ne mérite pas un autre sort ! Sa destruction s’impose ! Elle doit avoir lieu ! Immédiatement ! La situation est explosive ! La coupe est pleine ! Rome ne peut plus transiger ! Au crépuscule de sa vie, alors que la mort approchait à grand pas, Caton l’Ancien savait que ce fait était important, majeur. C’était un combat supplémentaire qu’il lui fallait gagner à tout prix, pour agrandir ses exploits, pour alourdir son pedigree, pour inscrire davantage son nom dans l’Histoire et apparaître comme une sorte de « sauveur » de sa cité. Il jouait donc son va - tout. Il n’avait pas d’autre choix ; lui, qui avait toujours su être un « homme à poigne », un « esprit rigide », il ne pouvait « tirer sa révérence » sans inscrire ce fait dans le registre de ses exploits ! Il avait un âge avancé, presque senescent, il n’avait donc pas de solution alternative ; d’où cette formule guerrière et outrancière. Mais delenda (est) Carthago ! n’était pas qu’une formule, une phrase pour faire sensation ! Elle était aussi et surtout un objectif.
2. Un objectif Un objectif que Rome se devait d’atteindre par tous les moyens, quels que fussent les sacrifices que cela devait lui imposer de nouveau ! C’était l’acte ultime. C’était un acte décisif, en ce qu’il allait engager Rome dans un autre tournant face à ses relations avec Carthage ; il allait fermer une porte largement ouverte, celle de combats sans merci, alternant avec des solutions diplomatiques, et ouvrir une autre porte, celle de la radicalité, qui devait donner lieu à un autre destin, totalement tragique celui-là, pour Carthage. C’était donc une formule - tournant. C’était une étape vers un processus ; un 153 Hist. Rom., II, 15 : « Cato inexplicabili odio delendam esse Carthaginem et cum de alii consuleretur pronuntiabat,».
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processus de domination totale de Rome, d’assujettissement de son ennemie, de transformation de son espace vital, d’agrandissement de ses conquêtes. C’était donc une formule qui devait transformer l’univers romain ! Et Carthage en était consciente ! Elle l’était d’autant plus qu’elle avait essuyé des échecs, qu’elle avait subi des déboires et qu’elle se savait diminuée face à Rome. Voilà pourquoi elle fit d’abord profil bas et opta dans un premier temps pour une solution pacifique, en adoptant une attitude de sujétion totale, en s’en remettant totalement à la toute puissance de Rome, avant de prendre la finale résolution de se battre et donc de jouer son va - tout. La puissance, en effet, n’appelle-t-elle pas la contre puissance ? N’incite t - elle pas à aller dans le même sens, à cultiver un esprit goguenard et à ne mettre en avant que le langage de la force ? Rome était consciente de sa force, de son état de supériorité ; elle se savait supérieure à Carthage ; elle ne voulut donc pas, à cet instant de son histoire, se priver des bienfaits que cela procurait. Son ennemie était à genoux ; elle était au bord de l’humiliation ; il fallait lui faire plier le second genou et rester sourde à toutes ses supplications. C’est le principe du gagnant. À force d’accumuler des victoires, il cultive une superbe que rien ne peut altérer. Pour Rome donc, il n’y avait pas d’autre voie possible ; la cause était entendue ; la guerre était inévitable, il fallait la livrer ! Le Sénat, ayant entendu l’un de ses membres, au cours du temps de parole qui lui avait été accordé, le sententiam dicere, en avait décidé ainsi : « Il y a longtemps que, dans l’esprit de tous, c’était la guerre contre Carthage, une chose absolument décidée ; on ne cherchait qu’une occasion favorable et un prétexte plausible aux yeux de tous », indiqua si bien Polybe154. Mais le Sénat ne pouvait le faire savoir par une déclaration brutale, brusque ; elle aurait eu l’inconvénient de montrer à la face du monde et de Carthage sa responsabilité totale et entière, et surtout de dévoiler l’étendue de sa morgue ; elle voulait plutôt rester « bonne mère », « bon prince » ; elle voulait toujours faire semblant d’être respectueuse de la dignité de son ennemie et de se placer sur le terrain du droit. Il fallait alors tout faire pour pousser Carthage à la faute ! D’où cette tendance à finasser, jusqu’au dernier instant, à louvoyer, pour mettre à rude épreuve les nerfs des Carthaginois. Mais Carthage ne se laissa pas prendre à ce piège ; elle prit le parti de rester coi ; elle choisit de se montrer donc suppliante jusqu’au bout ! Ne s’était-elle pas sentie fragilisée par la défection d’Utique ? Cité fondée en 1105 av. J. - C., et restée longtemps son alliée, elle avait fini par lui tourner le dos pour se placer sous la bannière de Rome. Dans ce sens, Carthage dépêcha une 154
Hist., XXXVI, 2
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première fois une délégation au Sénat romain pour prendre connaissance directement des exigences de cette haute Assemblée et de s’y conformer éventuellement. Mais, en guise de réponse, il lui fut répondu laconiquement, sans plus de précision, de « donner satisfaction au peuple romain ». Cette réponse ne pouvait satisfaire l’Assemblée carthaginoise ! Comme elle voulait absolument en savoir davantage, elle dépêcha une seconde ambassade à Rome ; et, là encore, une réponse laconique, toute imprécise, lui fut donnée : « Carthage le sait ». Et de voter, sans autre forme de procès, la décision de faire la guerre. Dans le même temps, il fut envoyé en Sicile, les deux consuls de l’année, L(ucius) Marcius Censorinus et M(anius) Manilius Nepos, à la tête de troupes de 80 000 hommes. Une troisième ambassade fut dépêchée à Rome, toujours investie de la même mission : connaître, par le menu, le contenu des exigences de Rome, afin de les exécuter et la mettre en état de ne pas intervenir militairement. Cette fois, une réponse, plus détaillée, lui fut donnée ; Rome consent à laisser les Carthaginois garder la pleine jouissance de leurs lois, de leur territoire, de leurs biens publics et privés si ceux - ci acceptent d’ envoyer à Lilybaion, Lilybée, avant trente jours, 300 otages, tous fils de Sénateurs, en attendant, des consuls, la suite des instructions. Quand cette exigence fut portée aux Carthaginois, elle donna lieu à des scènes de violence, surtout de la part du menu peuple ; mais, au final, elle fut acceptée. Les otages, conformément à la volonté romaine, furent donc conduits à Rome, et enfermés dans un navire stationné à Ostie, après avoir fait un détour par Lilybée, en Sicile. Restaient alors les instructions des consuls. D’Utique où ils avaient installé leur Quartier Général, ils dévoilèrent leurs exigences : que les Carthaginois remettent leur armement de guerre, soit 200 000 armures, 2 000 catapultes, les balistes et l’ensemble de leurs navires et que tout cela soit convoyé jusqu’à Utique ; qu’ils abandonnent aussi leur ville, pour s’installer à près de 80 stades de la mer. En retour, ils seront assurés de bénéficier de la liberté, mais également de garder leurs tombeaux inviolés. Appien reprend d’ailleurs ces exigences dans son Libyca : « Quittez Carthage, transférez vos habitations en quelque lieu que vous voudrez pourvu que ce soit à quatre vingt-stades de la mer. Car nous sommes résolus à détruire votre ville »155. Consternation à Carthage ! Et pour cause : une telle exigence était assimilée à une remise en cause de toute leur histoire, de leur passé, de leur identité ; autrement dit, elle signifiait purement et simplement leur mise à mort ! Les ambassadeurs carthaginois demandèrent alors une période de sursis, en implorant la pitié. Mais les consuls s’y 155
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opposèrent fermement et firent prévaloir l’urgence de l’application immédiate de cette mesure. La réaction des Carthaginois restés sur place et surtout ceux qui ne partageaient pas cette approche pacifiste, de soumission servile à Rome, ne se fit pas attendre ; elle fut violente et donna lieu à une série de massacres des délégués carthaginois. Les Carthaginois avaient résolu de réagir. ! Même pieds à terre, ils ne pouvaient se laisser écraser sans mot dire ! Il fallait organiser la contre - attaque, l’offensive ! Hasdrubal le Boétharque fut désigné pour conduire l’offensive contre Rome. Pour ce faire, il reçut mandat de contrer les deux consuls romains qui étaient à quelques encablures de Carthage. Certes, Rome n’était pas entièrement constituée de bellicistes ; deux tendances se faisaient jour : une qui était va - t - en guerre, qui tenait à en découdre par tous les moyens, pour réduire à sa plus simple expression une puissance menaçante, et une autre, plus pacifique, qui était constituée de gens qui pensaient que « dans leur querelle avec Carthage, ils (les Romains) avaient agi avec fourberie, par des promesses et par des réticences employées tour à tour en peu de temps, jusqu’à ce qu’ils eussent enlevé à leurs rivaux tout espoir d’être secourus de leurs alliés ; que de tels procédés étaient plutôt ceux d’un roi que d’une République … »156. Mais l’option va – t - en guerre l’avait emporté ! C’est à ce moment qu’intervint Scipion Emilien.
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Polybe, Hist., XXXVI
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Chapitre VI : Scipion Emilien, exécuteur de la « solution finale » 1. L’homme Scipion Emilien s’appelait P(ublius) Cornelius Scipio Aemilianus. Plus tard, au lendemain des batailles qu’il mena en Afrique en 146 av. J. - C., et à Numance en 133 av. J. - C., deux éléments d’identification supplémentaires lui furent attribués, Africanus Minor et Numantinus, le second Africain, et le Numantin, pour faire ressortir ses capacités personnelles, sa force, sa hardiesse, sa pugnacité, son savoir - faire militaire ; pour tout dire, sa uirtus. Cicéron l’indiqua d’ailleurs si bien : « Scipion l’Africain avait été deux fois consul et il avait détruit deux villes, terreur de notre empire, Carthage et Numance… »157. Sur cette base, son nom patronymique fut ainsi libellé dans certaines inscriptions épigraphiques : P(VBLIVS) CORNELIVS P(VBLII) F(ILIVS) P(VBLII) N(EPOS) SCIPIO AEMILIANVS AFRICANVS NVMANTINVS. Africanus et Numantinus ne furent donc pas de simples surnoms, cognomina, - cognomen au singulier - mais des surnoms de forte amplitude, d’Homme, de uir, cognomina ex uirtute. Devenu par adoption fils de L(ucius) Aemilius Paulus, Paul - Emile, membre de la célèbre gens des Aemilii, et particulièrement de la branche patricienne des Paulli, dont l’un des ancêtres s’appela M(ARCVS) AEMILIVS L(UCII) F(ILIVS) L(VCII) N(EPOS) PAVLLVS et fut consul en 302 av. J. - C., il avait vu le jour en 185/184 av. J. - C., ce qui indique qu’il avait 39 ans quand il dirigea la guerre contre Carthage. Il mourut en 129 av. J. - C. Paul Emile, le vainqueur de Pydna, qui l’avait adopté, n’avait pas pu avoir de fils et donc de successeur en ligne directe. Il l’intégra alors dans la famille des Scipions, le revêtant, ainsi, du statut de fils légitime, de fils de sang et, au-delà, de petit - fils de Scipion l’Africain, le vainqueur de Zama. Devenu adolescent, il épousa Sempronia, la sœur des frères Gracques, la fille de Tib(erius) Sempronius Gracchus, qui fut consul en 177 av. J. - C. et en 163 av. J. - C. et de Cornelia Africana, la fille de Scipion l’Africain. De cette épouse, il n’eut pas d’enfant. Esprit subtil, doté d’une culture raffinée, nourri des mœurs grecques que son père avait mises entre ses mains après les avoir puisées à Pydna dans le cadre du butin recueilli, il apparut comme un apôtre de l’hellénisme à Rome, en ce qu’il en favorisa l’implantation. Ne s’associa - t - il pas à l’historien grec Polybe, au philosophe stoïcien Panétius de Rhodes, au poète satirique Lucilius et au dramaturge Térence, constituant ainsi 157
Pro L. Mur., XXVIII, 58
ce qui fut dénommé « le cercle des Scipions » ? Outre ces qualités intellectuelles, ne se fit - il pas reconnaître pour ses qualités morales et physiques : courage au combat, talent en politique et désintéressement ? Ne maîtrisait-il pas l’art du siège, la poliorcétique ? Il en avait profité pour remporter des victoires décisives sur les différents fronts où il avait eu à combattre : Pydna, Persée, Hispanie. Il faisait donc l’unanimité autour de sa personne. Fort de cette ascendance et des actes de bravoure qu’il manifesta à maintes occasions158, il mena une carrière politique foudroyante, ce qui lui permit, alors qu’il avait sollicité la fonction d’édile, d’être porté à la fonction de consul à 37 ans, bien que n’ayant même pas encore atteint l’âge prescrit pour cette charge. C’est donc lui qui fut envoyé en Afrique guerroyer contre Carthage et lui appliquer la « solution ultime ».
2. Le prélude de la guerre Avant d’être envoyé accomplir cette mission, il avait d’abord séjourné en Afrique. C’était en 149 av. J. - C. Il n’était que tribun militaire, autrement dit jeune officier. Parmi ses premiers faits d’armes, il sauva l’armée du consul M(anius) Manilius du désastre, ce qui lui permit de recevoir, en récompense, une couronne obsidionale. À cette occasion, il obtint la confiance de ses troupes, mais également celle de Massinissa, qui avait apprécié sa fidélité à la parole donnée et son intégrité. Le Sénat romain dépêcha alors sur place une commission spéciale qui établit un rapport nettement favorable sur lui. Mais il fut remplacé, l’année suivante, soit 148 av. J. - C., par le consul L(ucius) Calpurnius Piso Caesoninus. Il regagna alors Rome. Mais son successeur ne parvint pas à faire l’unanimité chez les soldats stationnés en Afrique ! Tout le monde souhaitait plutôt son retour ! Autre fait ayant milité en sa faveur : à Rome même, un oracle prédit qu’il réussirait seul à détruire Carthage. Va alors pour Scipion ! C’était en 147 av. J. - C. Entre temps, Carthage était en situation défavorable ; elle avait perdu tous ses soutiens ! Même Utique l’avait lâchée, préférant rejoindre le camp romain qui en avait fait sa base arrière, ce qui lui valut, en récompense, au lendemain de la guerre, de 158
Energie, vigueur, vaillance au combat, fortis, vigor, mais aussi prudence, prudentia ; des valeurs dont il fit montre particulièrement en Hispanie et en Afrique. En Hispanie, en effet, alors qu’il exerçait les fonctions de lieutenant de Lucullus, il parvint à vaincre, près de la ville d’Intercatie, un barbare avec qui il s’était battu en combat singulier. En Afrique, alors qu’il était tribun légionnaire, servant sous les ordres de M(arcus) Manilius, alors commandant des armées romaines, il réussit le tour de force de délivrer 8 cohortes.
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bénéficier d’un certain nombre de gratifications : installation d’une forte garnison, d’une colonie de marchands italiens et du siège du propréteur, le Gouverneur de la province. Malgré tout, de 149 à 147 av. J. - C., soit trois ans, elle avait pu tenir. C’est à ce moment qu’arriva, sur le champ de guerre, Scipion Emilien. Et avec lui, les données changèrent du tout au tout. En effet, outre les légions, qui avaient été mises à sa disposition, il s’était fait accompagner de ses amis, dont il avait fait de sûrs compagnons, pour l’aider à finir sa mission : Panétius de Rhodes, C(aius) Laelius et Polybe.
3. La guerre proprement dite La guerre pouvait alors commencer. Au préalable, il tint à s’adresser aux divinités locales pour se les concilier, en leur faisant la promesse d’organiser des jeux à leur intention et de les loger dans des temples construits expressément pour eux. Cette guerre dura deux ans. Elle fut impitoyable. Côté romain, elle fut conduite par lui-même Scipion Emilien, qui était placé à la tête de ses troupes de légionnaires, lourdement armés et sur - entraînés. Coté carthaginois, elle fut sous l’autorité d’Hasdrubal le Boétharque ; deux ennemis au caractère trempé, qui étaient convaincus, l’un et l’autre, de mener une guerre pieuse et juste, iustum et pium bellum, conforme au droit, et dont les peuples ne se tenaient pas en estime. Les Romains, n’avaient ils pas toujours nourri quelque condescendance à l’égard des Carthaginois ? Ils les considéraient toujours comme des gens sans parole, ignorant tout du sens de la fides, cultivant la fourberie. Ils étaient aguerris au plan maritime, ce qui ne pouvait en faire de vrais soldats. Leur réussite avait toujours reposé, essentiellement, sur le commerce, ce qui ne pouvait rendre leur gain honnête, digne, même si l’agriculture et l’élevage occupaient aussi une place de choix. Quant aux Carthaginois, ils avaient toujours eu, eux aussi, un avis mitigé vis - à - vis des Romains, qu’ils considéraient comme arrogants et indignes d’estime. La guerre fut donc rude. Hasdrubal le Boétharque commença par ne pas vouloir céder ; il s’engagea à se battre jusqu’à son dernier sang, plutôt que de se livrer aux Romains. Pour l’emporter aisément sur ses ennemis, Scipion Emilien résolut de progresser par paliers, par touches, step on step, en prenant la ville par certains de ses pans. Il en fut ainsi de la ville elle-même : il la fit bloquer, en construisant des fortifications autour d’elle. Ainsi, aucun Carthaginois ne sortirait ni n’entrerait et ne serait soutenu par aucune force. Procédure d’étouffement ! Puis vint le tour de l’accès à la mer : il fut bloqué à son tour. Dans ce cadre, il dépêcha une partie de ses forces du côté du port de commerce, pour accéder aux pièces d’artillerie qui 135
y avaient été placées et les détruire ; cette opération s’avéra un véritable succès. Il se porta alors sur l’agora et la ville basse. Il y parvint sans trop de difficultés : l’agora fut pris et détruit. Un incendie y éclata, qui emporta tout ce qui s’y trouvait. La ville basse, de son côté, subit le même sort : les Romains la prirent, en ne faisant aucun quartier. Ils allaient d’immeuble en immeuble, de maison en maison, de toiture en toiture. Les morts étaient partout ! Aucun prisonnier n’était fait ! Une destruction systématique ! Un nettoyage ! Sans états d’âme, sans quartier ! Avec toute la rage digne de bêtes déchainées ! La guerre avait éclaté depuis une semaine. Plus les jours s’égrenaient, plus les combats se poursuivaient avec leur lot de désastre, de calamité, l’issue devenant incertaine pour les Carthaginois. Hasdrubal le Boétharque le comprit et décida alors de changer d’alternative, de « fusil d’épaule » : il fallait négocier une reddition ! Les forces qu’il avait constituées et qui comprenaient ses troupes et ses alliés, les Maures essentiellement, n’avaient-elles pas baissé pavillon ? Elles avaient perdu du terrain. Elles ne pouvaient tenir devant le rouleau compresseur romain ! De plus, 50 000 Puniques, les autres de ses alliés, avaient étaient laminés, écrasés par les forces romaines, passés de vie à trépas. D’autres, une centaine environ, qui survivaient - mais pour combien de temps encore ? avaient trouvé refuge dans le temple d’Eschmoun, à l’intérieur de la citadelle. Lui - même, sa famille et certaines de ses troupes, s’y étaient d’ailleurs aussi cachés. Il entra alors en pourparlers avec Scipion Emilien. Pour faire aboutir sa supplique, il se choisit pour porte parole et intercesseur en même temps, Gulussa, l’un des fils de Massinissa. Après avoir juré de ne pas se rendre à l’ennemi mais de se battre jusqu’à la dernière goutte de son sang, il avait donc décidé de parlementer ! Il demandait à l’imperator romain de lui laisser la vie sauve, ce qui s’assimila à un retournement de veste, à une reddition, à une levée de drapeau ! Polybe, qui assista, sûrement, à ces tractations, en tant que témoin oculaire de cette guerre et proche commensal de Scipion Emilien, fournit d’ailleurs des détails croustillants sur les contours de cette démarche peu glorieuse. L’examen de ce témoignage mérite qu’on s’y arrête un instant, en raison de l’accent, de la tonalité, à la fois tragique et comique, de ce récit polybéen. Comme pour faire le tour du personnage et le dévoiler complètement, l’Historien Polybe procède par détails ; il commence par présenter le général carthaginois : un homme qu’il trouve fat, suffisant, orgueilleux, imbu de sa personne, suffisant à tous égards, ayant le sens de l’ornement, des apparences, mais en réalité un personnage sans consistance, simple d’esprit, d’une grande nullité et doublé d’une pleutrerie sans commune mesure ; enfin, un homme qui ne respecte nullement les 136
convenances quand il s’agit de négocier sa reddition ! Suivons quelques extraits de ce témoignage : « C’était un homme orgueilleux, vain et complètement étranger à la pratique de l’art militaire… Lors de son entrevue avec Gulussa… il se présenta armé de pied en cap, couvert d’une chlamyde de pourpre marine et suivi de dix satellites. Il se porta à vingt pieds environ de ses gardes, et placé derrière un retranchement et un fossé, fit signe au roi de venir vers lui… Gulussa, avec la simplicité d’un Numide, s’avança seul… que veux-tu ? que désires-tu ? – je désire, dit Hasdrubal, que tu interviennes auprès de Scipion pour nous, et que tu lui promettes de notre part entière obéissance à ses ordres…Quoi ? reprit Gulussa, ne vois - tu pas que ce que tu réclames est insensé ?»159. Un portrait dégradant, humiliant, qui esquisse des traits d’un homme qui alternait deux traits : celui d’un homme qui se donnait des airs supérieurs, de suffisance, et celui d’un personnage réduit, d’un Général timoré, pleutre, qui, après avoir fait des rodomontades, baissa la garde ; non pas en le faisant à visage découvert, devant toute sa soldatesque, en prenant son courage à deux mains, comme le sait faire un véritable uir, mieux un imperator, mais en se cachant, par ce que désireux avant et après tout de « sauver sa peau » en priorité. Une attitude donc faite de pleurnicheries et qui ne pouvait que prêter à sourire et susciter la morgue, non pas seulement des Numides, mais aussi des Romains ! Un témoignage qui avait toute son importance et dont l’effet recherché devait être garanti ! : décrédibiliser l’homme Hasdrubal le Boétharque, montrer aux yeux de ses contemporains et surtout de la postérité les limites du Général que les Carthaginois s’étaient choisi. Viscéralement pro - Romain, connaisseur de l’épaisseur de l’Histoire et de son essence sur la construction de la mémoire d’un peuple et de son identité, Polybe, militaire, autrement dit homme rigide, froid, glacial mais aussi homme de lettres, savait qu’en tenant ces propos, l’image de Hasdrubal le Boétharque et des Africains serait noircie pour l’éternité ! Il savait qu’en les transcrivant, cet Africain apparaîtrait, ad vitam aeteram, comme un pleurnichard, une personne faible, de moindre valeur, car incapable de tenir la dragée haute à un adversaire, fût-il Romain ! Enfin, il opposa à Gulussa, fils de potentat et ami de longue date des Romains, un autre type d’Africain, Hasdrubal le Boétharque : l’un était courageux, l’autre était fainéant ; l’un était porté sur les formes, l’autre n’en tenait aucun compte. Une présentation qui avait toute son importance ! L’Afrique ne pouvait présenter une image univoque de ses hommes, de ses grands hommes ; elle était traversée par des contradictions, qui marquaient les limites de cet espace. Ce territoire 159
Hist., XXXVIII, VII-VIII
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n’avait pas que des hommes valeureux ; nombreux sont ceux qui étaient dépourvus de ressources, surtout ceux qui étaient du mauvais côté, du côté des adversaires de Rome ! De toute façon ils étaient voués à l’échec ; ils étaient faits pour perdre car ils n’avaient pas les prédispositions nécessaires à tout succès ! La suite du témoignage de Polybe en dit d’ailleurs long sur le marchandage auquel Hasdrubal le Boétharque se livra et de la nature de ce type de personnage ! Un homme, non seulement faible moralement, sans envergure, falot, dépourvu de la moindre consistance, prêt à ne reculer devant aucune ignominie pour sauvegarder ses intérêts, mais aussi une nature verbeuse, qui « bombait le torse » alors que c’était un pleutre doté d’un élan psychologique et physique laissant à désirer car n’ayant rien d’un humain, en n’hésitant pas à se vautrer dans la fange, en se comportant comme un animal, comme une bête de somme, en se dégarnissant de tout ce qui pouvait lui conférer un degré d’humanité ! Suivons Polybe : « …Asdrubal se présenta dans un grand appareil et s’avança à petits pas, couvert de ses armes et vêtu de pourpre…Il était naturellement gros et avait encore pris depuis peu l’embonpoint. Ajoutez à cela un teint hâlé à l’excès : il semblait plutôt mener la vie de ces bœufs gras, qu’on étale sur les marchés...»160. Une description précise, qui permettait de ceinturer l’homme dont il s’agissait, et donc de le dénuder ! On trouve d’ailleurs ce même procédé chez Cicéron, l’Arpinate, un autre pro - Romain pur jus, un aristocrate de l’époque républicaine, et dont les écrits étaient parfois orientés, surtout lorsqu’il était question de défendre la cause d’un client. L’adversaire était alors torpillé, brocardé, sali, réduit à néant, à l’état d’animalité, de bestialité, annihilé dans ce qui faisait sa quintessence, ramené à l’état de l’ombre. Dans ce cas de figure, des qualificatifs dégradants étaient distillés avec autorité, savoir - faire, science, maestria. Il en était ainsi de l’ivrognerie et de l’alcoolisme : ces déficiences, ne faisaient-elles pas perdre la raison ? Elles plaçaient dans une sorte de « nirvana », de paradis artificiel, mais elles faisaient tituber, « dégueuler », tenir des propos disproportionnés, irréels, irrationnels. Celui qui était ivre, emporté par une ambiance chaude, trépidante, irrésistible, ne pouvait s’empêcher de danser, de soliloquer, de rire tout seul, et d’être tourné en dérision. Idem pour celui qui était affublé du qualificatif de glouton ; il montrait son intempérance, son absence de mesure, son hybris, et était ramené à l’état d’animalité, de bestialité, et donc disparaissait du cercle des humains. Il n’était ni plus ni moins qu’un esclave, qu’un barbare, qu’un homme des extrêmes. Idem enfin pour les plaisirs de la table, les plaisirs du ventre et les orgies. Ils faisaient 160
Id., VIII
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immanquablement de celui qui en était marqué, un épicurien, un adepte des espaces glauques, où le corps se souillait, perdait de sa luisance ; il était toujours insatiable, toujours désireux de se repaître, de remplir sa « panse », devenant ainsi un être dégradé, une sorte de « bête de cirque », qui n’avait pour objet que d’amuser le public, la galerie, un « moins que rien », qui ne bénéficiait d’aucune estime, un homme bon à n’être tourné qu’en dérision ! Tous ceux qui étaient marqués par ces vices n’étaient donc que « des ombres d’euxmêmes », des personnes dont on ne pouvait guère attendre des choses positives ! Ils étaient de parfaits serviteurs, de bons exécutants, qui n’avaient ni âme, ni esprit, ni raison, a fortiori une capacité juridique, dans la majeure partie des cas, mais ils étaient capables des pires avanies, des forfaitures les plus diverses : crimes, exécutions sommaires, etc. Cette galerie de portraits instille l’œuvre de Cicéron ; ce sont les Apronius - Q(uintus) Apronius -, un dîmeur et donc un comparse de Verrès161, Céthegus - C(aius) Cethegus, l’un des hommes de main de Catilina, qui choisissait toujours à ses côtés « des hommes bien à lui, bien choisis, bien stylés »162 et, au - delà, les mali, ces personnages lugubres, qui avaient choisi de s’inscrire dans le schéma social négatif par ce qu’étant prompts à semer la désolation autour d’eux, à perpétrer la violence, à perturber l’ordre social et donc à détruire l’harmonie ! En mettant l’accent sur la description, en montrant les détails, en allant jusqu’à l’élément particulier, Cicéron, comme Polybe, savaient que ces points permettaient de circonscrire le sujet, de le connaître par tous ses compartiments et de le rendre translucide. Le grand public le connaîtrait mieux ! Ce récit « polybéen » en est un archétype. La preuve : l’homme Hasdrubal le Boétharque est présenté tel un reptile, lorsqu’il s’agit de négocier sa reddition : lui le verbeux, se présenta, en suppliant, à Scipion. Et là encore, Polybe ne cacha pas sa satisfaction, voire sa jubilation. Tel un peintre, qui voulait immortaliser un fait sensationnel pour l’incruster dans son tableau afin de lui donner davantage de relief, pour le rendre plus gai, plus vivant et autrement attrayant ; tel un chasseur d’images qui avait toujours accumulé des vues et qui avait attendu d’en capter un particulier pour le brandir comme un trophée et le monnayer au prix le plus fort, il se 161 Cat., III, Id., ibid. : « Apronius se serait levé ; en lui quelle dignité nouvelle de publicain ! ce n’est pas un dîmeur couvert de crasse et de poussière ; non, il est enduit d’essences parfumées, il a cette langueur que donnent les vins et les veilles ; tout, à son premier mouvement, à son premier souffle, tout se serait rempli d’une odeur de vin et de parfums, de l’odeur de sa personne » 162 Cicéron, Cat., III, VII, 16
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saisit de ce moment et le présenta avec forces détails : « Hasdrubal, jadis si superbe, vint se jeter aux pieds de Scipion, sans se soucier des belles paroles qu’il avait dites autrefois. Lorsque Scipion le vit à ses genoux dans la posture d’un suppliant : « Considérez, dit-il, en se retournant vers les officiers présents, comme la fortune est habile à révéler ce qu’il y a d’insensé dans certains hommes. Cet Hasdrubal qui, naguère rejetant nos justes propositions, disait que les ruines de la patrie étaient un tombeau magnifique, le voilà qui, les mains chargées de bandelettes, nous demande grâce de la vie et met en nous tout son espoir. Qui à cette vue ne reconnaîtrait que l’homme ne doit rien faire ni dire d’orgueilleux ? »163. Un jugement d’une extrême sévérité ! Car à la description des faits, s’ajoute une analyse personnelle, qui a valeur déductive. L’Historien Polybe juge l’homme, le Général Hasdrubal le Boétharque, et en tire une leçon pour la vie, pour l’humanité, en mettant le doigt sur une vertu, qui fit défaut au Général carthaginois : la modestia, la modestie ! Résultat : une chute inéluctable et l’abandon de tous ceux qui lui avaient toujours servi, de tous ces soldats qui avaient jusqu’alors été sous ses ordres, qui avaient placé leur confiance en lui, qui avaient été galvanisés toujours par lui, y compris sa (propre) épouse ! La peinture polybéenne est alors d’un tragique ! « En cet instant quelques transfuges, montés sur le sommet du temple, prièrent ceux des Romains qui combattaient au premier rang de s’arrêter, et Scipion eut à peine ordonné de le faire, qu’ils commencèrent à injurier Hasdrubal : les uns lui reprochaient son parjure et lui rappelaient qu’il avait promis sur les autels de ne pas les abandonner, les autres maudissaient sa lâcheté et sa bassesse. Ces reproches étaient mêlés de cruels sarcasmes et d’invectives amères.… »164. Dès lors, la fin de Carthage fut inévitable. Elle fut détruite, incendiée, rasée, anathémisée, et consacrée aux dieux du sol et du sous - sol, Dis Pater. Pendant dix jours, elle n’arrêta pas de brûler ! Toute reconstruction sur cet espace fut interdite. Le sol fut déclaré sacer, autrement dit maudit, tabou, voué aux dieux infernaux. Les terres que les Numides avaient conquises sur Carthage leur furent remises, et le reste proclamé « domaine du peuple romain », ager publicus populi romani. Son statut fut alors celui de province romaine d’Afrique, provincia Africa, avec pour capitale Utique. Les habitants survivants furent réduis en esclavage ou furent contraints d’émigrer en pays grecs. Les bibliothèques furent détruites et remises aux princes numides. Un fossé fut creusé, marquant la frontière entre la province 163 164
Id., XX. Id., ibid.
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romaine et le royaume de Numidie. Quant à son épouse, après avoir réuni ceux qui l’avaient suivie, y compris ses enfants, elle se jeta en leur compagnie sur un bûcher qu’elle avait fait allumer. En voyant cette cité ainsi se consumer, alors qu’elle avait toujours été une grande puissance, qu’elle avait dirigé une partie du monde et qu’elle avait assujetti certains peuples, Scipion Emilien pensa à d’autres cités, logées, elles aussi à la même enseigne, Troie, l’Empire des Assyriens, l’Empire des Mèdes et l’Empire de Macédoine, avant de se projeter sur le destin de sa cité, Rome, et de fondre en larmes ! Ainsi périt donc et finit Carthage, « l’Empire barcide », la « championne », le porte - flambeau, le porte - étendard de l’Afrique, victime de l’impérialisme romain. Elle fut victime de la « solution ultime » qui s’appliqua sur elle, sans bavure ; avec toute la férocité des peuples qui étaient obnubilés par leur soif de grandeur ; avec toute la morgue et la condescendance des peuples vainqueurs qui cherchent toujours, par tous les moyens, à imposer leur loi, à faire triompher leurs principes, à faire triompher leurs idéaux et leur vision du monde ; avec toute l’inhumanité de ceux que conduit, dans leur action quotidienne, l’imperium : elle méritait d’être détruite, parce qu’elle était gênante pour Rome ; et elle le fut : au nom de l’existence d’une puissance unique dans le monde, sur le pourtour méditerranéen ; au nom de l’impérialisme ! Ne dit-on pas que « dans le lit du pouvoir il n’y a pas de place pour deux » ? Détruire ses adversaires, les annihiler, les réduire à rien, avait toujours été le destin de Rome. Il était inscrit dans le cours de sa vie. Il faisait partie de ses gênes. C’est le domaine dans lequel elle fut appelée à exceller. Virgile l’indiqua d’ailleurs sans détours : « D’autres sauront, je le concède, façonner l’airain avec plus d’âme et de souplesse ; ils tireront du marbre des figures plus vivantes ; ils plaideront les causes avec plus d’éloquence ; ils seront plus habiles à tracer de leurs compas les courbes du ciel, à décrire le lever des astres. Quant à toi, Romain, souviens-toi de soumettre les peuples à ton empire ! Ton art à toi, sera d’imposer les lois de la paix, d’épargner les nations soumises, de dompter les superbes »165. Ce que Jean-Claude Belfiore prolonge en examinant le sort de Carthage : « …Rome s’était comportée à l’égard de Carthage comme elle s’était comportée à l’égard de Capoue, avec l’arrogance et la cruauté d’un dieu, qui ne supporte pas qu’on lui résiste…. »166. Ainsi se déclinait l’imperium romanum, un terme significatif car il véhiculait l’écrasement absolu, sans état d’âme, de toux ceux auxquels il s’appliquait. 165 166
Virgile, En., I, 847-853 Hannibal. Une incroyable destinée, Paris, Larousse, 2001, p. 242
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4. Ni génocidaire, ni raciste ! Dès lors, comment peut - on admettre que les Romains furent, à l’égard des Carthaginois, des génocidaires ou des racistes ? Comment soutenir la thèse selon laquelle ils appliquèrent la solution finale, sous le même registre que les Allemands, conduits par Hitler, ou les extrémistes Hutu au Rwanda inspirés par le Président en exercice Juvénal Habyarimana, sa soldatesque, sa camarilla et tous les nervis qui l’entouraient, dégoulinant de haine de l’Autre, et désireux avant et après tout, d’appliquer la politique de la tabula rasa ? Comment mettre Scipion Emilien sur le même registre que le Führer, Hitler, le concepteur de la croix gammée, le leader sous le III e Reich, le leader du parti nationaliste, quand on sait que la solution finale fut planifiée, théorisée, et mise savamment en œuvre, et que les camps de déportation ainsi que les fours crématoires furent conçus pour les besoins de la cause : se débarrasser des Juifs ! Comment mettre l’imperator Scipion Emilien sur le même pied que les leaders racistes de la trempe de Pick Botha, Piether Botha, John Vorster et tutti quanti qui héritèrent d’une Afrique ségrégationniste et qui se firent les chantres de la discrimination à tout crin des Noirs, au point de tout bâtir des politique d’élimination systématique de ce peuple, pourtant autochtone et majoritaire ? Certes, face aux Carthaginois, Scipion Emilien se montra intraitable, violent, mais l’on ne saurait avancer que cet emportement fut planifié, que les soldats romains furent instrumentalisés par des organes de propagande comme le furent tous ceux qui suivaient, au Rwanda, la radio et Télévision Mille Collines. De même, Rome n’eut pas son Himmler. Il n’y eut pas de Mein Kampf. Il n’y eut pas de camps de concentration. Il n’y eut pas de chambres à gaz. Il n’y eut pas déportation de familles. Certes, quand l’on parcourt certaines œuvres d’auteurs romains, l’on perçoit quelques passages montrant ce qui pourrait s’alimenter à une tendance raciste romaine. Il en est ainsi de Plaute, au IIIe s. av. J. - C., où les Carthaginois figurent sur des passages entiers, et dépeints sur un ton ironique. Mais sur ce sujet, la réponse fut déjà apportée par certains Historiens de la Rome ancienne : les Carthaginois constituaient un thème porteur pour la détente des Romains. Dans les salons, il était de bon ton de les citer, pour « amuser la galerie », pour alimenter les conversations. Point de racisme donc ! Qu’en dire alors, de ces propos de Salluste, contenus dans son Bellum Iugurthinum et dont nous reproduisons quelques saillies ? Celle-ci par exemple où l’Africain est présenté dans son environnement : « … la mer y est mauvaise, sans mouillage ; le sol, fertile en céréales, bon pour l’élevage, stérile en
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arbres ; l’eau, tant de pluie que de sources, fort rare. Les hommes y sont sains de corps, agiles, durs au travail ; presque tous meurent de vieillesse, sauf ceux qui tombent sous le fer, ou sous la dent des fauves ; car il est rare que la maladie les emporte… »167. Celle-là, où il est fait état du cadre de vie de ces mêmes Africains : « Aujourd’hui encore, les habitations des paysans numides, qu’ils appellent mapalia, avec leur forme allongée, les flancs recourbés qui leur servent de toit, ressemblent à des cavernes de navires… » 168 ; « le nom des Mèdes fut peu à peu altéré par les Libyens, qui dans leur langue barbare y substituèrent la forme Maures »169. Des références à l’Afrique donc, clairement indiquées, mais qui ne font référence, nullement, à une quelconque question de race ! Car qu’est le racisme, si ce n’est une considération qui a la race, la couleur de la peau, la pigmentation, comme base ? Et la notion de barbare, barbarus, alors, pourrait-on rétorquer ? Elle est culturelle. À la suite des Grecs, les Romains l’utilisèrent pour caractériser tous ceux qui ne parlaient pas le latin, et qui baragouinaient cette langue. Ils l’affublaient également à tous ceux dont le comportement était opposé au leur. Ils l’utilisaient, enfin, pour indexer tous ceux dont le régime politique était sans commune mesure avec celui qui était en vigueur chez eux, et plus singulièrement ceux qui pratiquaient la monarchie, système politique des plus abjects par ce que favorisant la domination d’un homme sur le plus grand nombre et l’assujettissement du plus grand nombre à un seul. Ce n’est donc pas par racisme que Scipion l’Africain s’en prit avec une hargne aussi poussée aux Carthaginois. Vus sur cette base, le génocide et le racisme doivent être ramenés à leur propre et juste proportion. Certes, ces notions font partie de l’Histoire ; elles furent des éléments constitutifs de la vie de certaines Nations où elles furent appliquées avec férocité, avec dureté. Elles renvoient à des réalités douloureuses, inhumaines, qui montrent la bestialité, l’animalité de ceux qui les appliquèrent. Mais elles ne peuvent faire l’objet d’un amalgame ! Elles ne peuvent être transposables ! Elles ne peuvent remonter jusqu’à la Rome antique ! Comme pour dire : à chaque société ses réalités. L’Historien se doit de le saisir et de se l’appliquer, pour ne pas travestir les faits, les édulcorer et mal remplir sa mission.
167
XVII XVIII 169 Id., ibid. 168
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CONCLUSION Nous voici parvenu, enfin, au terme de notre réflexion. Elle aura été une plongée dans les abysses de l’univers carthaginois et romain de l’Antiquité, une profonde immersion dans les deux plus puissantes Cités - Etats du pourtour méditerranéen de l’époque qui nous concerne. Elle aura été, enfin, un voyage complexe mais instructif dans ces milieux, dans ces espaces, en ce qu’elle aura permis de comprendre les tenants, les mobiles et les à - côtés du conflit qui les opposa et qui culmina par la 3ème guerre punique, dont la formule de lancement fut cette injonction de Caton l’Ancien, Delenda (est) Carthago ! Comment comprendre ces relations d’abord amicales puis tumultueuses et empreintes d’hostilité, de haine, entre Carthage et Rome ? Comment les expliquer ? Ces questions ont déjà fait l’objet, depuis de nombreuses années, d’études sagaces, pointues, qui ont permis de trouver des réponses appropriées et dignes d’intérêt. Le Professeur Yann Lebohec, parmi d’autres, s’y est engagé, avec autorité, science et talent, apportant, à l’issue d’une analyse fine, des réponses dignes de foi. Mais ces réponses méritaient d’être revisitées de nouveau, avant de les valider éventuellement ! Cette revisitation nous a donc permis, à la suite du Professeur Yann Lebohec, d’attester que c’est l’impérialisme romain, mais aussi carthaginois, qui fut le principal élément catalyseur, déclencheur des guerres puniques ; c’est la soif de commander, la grande envie de gagner, de l’emporter sur la force ennemie, de la terrasser, de lui plier l’échine, de la réduire à sa merci, pour en faire un sujet, un objet dépendant, une ombre, une excroissance. C’est donc parce que l’une et l’autre de ces deux Cités - Etats en compétition, Carthage et Rome, tenaient absolument à annihiler l’autre, à s’imposer à l’autre, qu’elles arrivèrent à cette situation extrême. Carthage et Rome étaient ambitieuses ; elles étaient imbues d’elles - mêmes ; elles avaient une forme d’ego surdimensionné ; elles croyaient en la spécificité de leur destin ; elles étaient convaincues qu’elles étaient faites pour commander ! Elles ne pouvaient d’ailleurs l’éviter car elles étaient arrivées au faîte de leur puissance, au summum de leur gloire. L’une, Carthage, avait été fondée par Elissa, encore appelée Didon, après une équipée sur la Méditerranée, en compagnie d’un certain nombre de Tyriens, des ressortissants du Liban actuel, et avait réussi le tour de force d’en faire une puissance commerciale qui fonda des colonies, et qui fut, très vite, à la tête d’un Empire. Grâce à une ruse spécifiquement punique, la fameuse fourberie qui sera reprochée aux
Carthaginois, elle fit de son territoire un espace aux dimensions élargies, supérieures à celles que le roi Hiarbas voulait leur concéder initialement. La fondation réalisée, les habitants de cette ville furent appelés les Puniques, par référence à la Phénicie, leur cité d’origine, ou encore les Libyens, les Libyco - puniques, les Libyco - Berbères. Dès lors, Carthage allait remplir une mission spécifique : servir de relai à la Phénicie, sa cité d’origine, jouer le rôle de point d’escale de cette ville - capitale ; au-delà, elle allait apparaître comme une pièce maîtresse dans le dispositif urbain de cet espace, y compris dans celui constitué par les territoires faisant partie de l’arrière - pays, situés dans l’hinterland. Pour y parvenir, elle s’était accoudée sur des éléments institutionnels précis : une armée puissante, véritable machine de guerre, constituée de mercenaires, de cavaliers, de marins et d’éléphants, ce qui en fit une terreur pour les forces adverses ! ; sa constitution, qui lui avait permis de se doter d’une « constitution mixte » avec des magistratures de haute portée et qui donnèrent à la société une réelle solidité ; une religiosité qui plaça la société sous la protection de divinités et qui lui permit de conduire, avec bonheur, sa destinée. Rome n’était pas en reste ; elle aussi avait suivi le même cheminement ; « cité fangeuse de Romulus » à ses origines, Vrbs par la suite, Ville - lumière, enfin, fondée par Romulus, territoire de pâtres, de laboureurs - paysans, enserrée entre sept collines, elle parvint à s’imposer au reste du monde par le canal de son armée, la légion, à laquelle assistaient les troupes auxiliaires, les auxilia, mais aussi, dès le IIIe s., av. J. - C., la marine. Mais ces atouts n’étaient pas les seuls ! Elle se dota aussi d’institutions spécifiques, que l’on ne trouvait nulle part ailleurs, mais aussi d’une profonde religiosité ; toutes choses qui finirent par faire d’elle à la fois la « reine » du monde italique, et la capitale du monde habité, ayant la haute main sur les trois continents de cette époque : l’Europe, l’Asie et l’Afrique. Ces deux Cités - Etats s’étaient pratiquement partagé leur autorité sur la Méditerranée. Au départ, elles vécurent d’abord en bonne intelligence, cultivèrent une forme achevée de co - existence pacifique qui fut matérialisée par la signature de traités à différentes dates : 509 av. J. - C., 348 av. J. - C., 338 av. J. - C., 279 av. J. - C., mais elles ne pouvaient plus longtemps demeurer dans cette posture ! ; elles ne pouvaient partager indéfiniment des pôles de leur pouvoir ! Et comme « dans le lit du pouvoir il n’y a pas de place pour deux », l’inévitable se produisit : le choc des deux géants, la confrontation entre les deux grands ! « La guerre de cent ans de l’Antiquité » ! L’imperium, qui induit force, autorité, forceps, poigne, autorité sans limite, qui se 146
matérialisait à Rome au travers des magistrats supérieurs, le préteur et le consul, et dont l’expression était la présence des licteurs armés de faisceaux, explique donc ce climat. Tite - Live, Polybe, Cornelius Nepos, Dion Cassius, Appien, Plutarque, entre autres, consultés, lus entre les lignes, permettent de le comprendre. Des auteurs modernes, savants pour la plupart, au savoir fin, à la plume acérée et à l’esprit critique aigu, complètent le tableau. Mais question : si cela peut se comprendre pour les deux premières guerres, les deux guerres puniques - 264 - 241 av. J. - C. et 218 - 201 av. J. - C. -, qu’en fut - il de la dernière, la troisième guerre punique -149 - 146 av. J. - C. ? En effet, l’on sait que cette guerre, contrairement aux autres, ne dura que trois ans et eut pour déclic, pour point déclencheur, la formule lancée par Caton l’Ancien, Cato Maior, M(arcus) Porcius Cato, l’homo novus aux ancêtres inconnus mais qui parvint à se hisser, à force de labeur, de vertus, grâce à ses capacités personnelles, au niveau le plus élevé de l’Etat, aux charges les plus lourdes ; le censeur intransigeant, l’homme à poigne, le tenant du conservatisme, qui poussa le Sénat à aller à l’assaut de Carthage, par cette formule à la tonalité impérative et autoritaire, qui ne laissait place à aucune alternative : delenda (est) Carthago, « il faut détruire Carthage », « Carthage est à détruire », la répétant même hors contexte, chaque fois qu’il avait l’occasion de s’adresser aux Sénateurs. Mais ce que l’on ne sait pas toujours avec exactitude, c’est pourquoi les Romains s’engagèrent dans cette guerre avec autant de hargne, et surtout lui appliquèrent la « solution finale », la destruction systématique, le rasage entier, l’anathémisation du territoire. Là aussi, la lecture de Florus, Polybe, Plutarque, essentiellement, a permis, par leurs témoignages, de parvenir à l’explication la plus fondée, que nous pouvons répartir en trois principales séries : 1ère série : ce fut le dynamisme de Carthage qui, vaincue à la suite de la guerre punique à Zama et condamnée à s’acquitter de lourdes amendes, s’engagea dans une rapide voie de développement, tant urbanistique qu’agricole comme l’attestèrent les figues, toutes fraîches, que Caton l’Ancien présenta, en guise de preuve de cette situation, aux Sénateurs ; 2ème série : ses relations tumultueuses avec la Numidie conduite par Massinissa, allié de Rome, et face auquel les Carthaginois ne voulaient pas plier l’échine ; 3ème série : comme pour les deux premières guerres, l’impérialisme, l’imperium, qui en fut le détonateur, et non le racisme ou encore un élan génocidaire ! Rome ne pouvait supporter, plus longtemps, la présence d’une rivale, aux capacités de nuisance avérées et susceptible de brider ses velléités expansionnistes. Elle était impatiente de la réduire au rang de dépouille et de faire d’elle la tête de pont vers une 147
domination intégrale de toute l’Afrique du Nord dans l’Antiquité. Elle ne pouvait non plus continuer à avoir le sentiment d’un travail inachevé, laissé en cours de piste, et qui aurait pu avoir des conséquences incalculables pour la suite. Il fallait donc agir, et vite ! Il lui fallait achever le job. Ainsi son ego serait comblé. Ainsi son territoire serait démultiplié, avec toutes les richesses qui s’y trouvaient. Ainsi elle serait débarrassée d’une rivale trop encombrante. Ainsi elle serait la seule maîtresse du monde, conformément à son dessein initial ! Tels apparaissent donc les contours et les mobiles des heurs et des malheurs de Carthage.
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TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION………………………………………………….15 Ière PARTIE : CARTHAGE ET ROME, DEUX PUISSANCES AMIES DANS LE BASSIN MÉDITERRANÉEN : 509 - 264 av. J. - C.………………………………………………....23 Chapitre I : Carthage, de la « cité tyrienne » à la capitale de « l’Empire barcide »…………………………..........….….29 A. La « cité tyrienne »…………….……………………………..…..29 1. La fondation………………………...…….…………………...….29 2. L’organisation…………………………….……………...……….31 B. L’ « Empire barcide »………….………………………………...33 1. Un poumon économique et une puissance culturelle……………..33 2. Une puissance politique et religieuse………………..……………35 3. Une puissance militaire……………………..…………….………38 Chapitre II : Rome, de la « cité fangeuse de Romulus » à la « Ville-lumière »………………………..…………..….41 A. La « cité fangeuse de Romulus »……….…………………….…..41 1. La fondation……………………….…………………...…………41 2. L’organisation……………….……………………………………42 a. Le rapt des Sabines…………………………..……………………42 b. L’institution de la royauté……………………..……………..…...43 c. Le Sénat…………………………………………..…………….....45 d. La religiosité civique et citoyenne……………………..………....47 B. La « Ville-lumière »………………………..……………………..50 1. La suite de l’organisation……………………..…………………..50 a. L’ordre équestre…………………………..……….………………50 b. Les comices, Comitia……………………………..……………....50 c. L’armée…………………………………………..…….………….52 d. Les magistratures………………………...………………..………58 e. Les autres éléments structurants de la société…..………………...63 2. Un positionnement social spécifique pour l’homme et la femme………………………………………………………..67 a. L’homme, père de famille, pater familias………………………...67 b. La femme, mère de famille, mater familias………………………70
IIème PARTIE : CARTHAGE ET ROME, DEUX PUISSANCES IMPÉRIALISTES ENGAGÉES DANS DES GUERRES SANS MERCI, LES GUERRES PUNIQUES : 264-201 av. J. - C...........73 Chapitre III : la 1ère guerre punique, premier mode d’expression de l’impérialisme carthaginois et romain : 264 - 241 av. J. – C.…………………………….…….77 A. La Sicile, le prétexte parfait…………….………………….…….77 1. Les prémices……………………………………...……………….77 2. À pas comptés vers la guerre……………………………...………78 B. Le premier accrochage et l’ouverture des hostilités……………...80 C. Rome s’équipe……………………………………….……….…..81 D. …et prend Myles………………………………………….……...82 E. …fait route vers d’autres îles………………………………..........83 F. …et vers l’Afrique………………………………………………..84 G. …puis domine la Sicile……………………………….………….84 H. …ouvre les négociations……………….………………………...85 I. …conquiert de nouveau la Sicile…………………………….……85 J. Avant la capitulation de Carthage et la fin de la guerre………......89 K. La suite de la guerre………………………………….…………..90 1. La mutinerie des mercenaires……………………………………..90 2. L’interposition de Rome entre les belligérants…………….……..92 3. La fin de la mutinerie et la brève montée en puissance d’Hamilcar Barca………………………………………………….93 4. Hasdrubal - le - Bel et Hannibal Barca ou la reprise imminente de la guerre……………...…………………………………...…..94 Chapitre IV : La 2ème guerre punique, ou la manifestation Supplémentaire de l’impérialisme carthaginois et romain : 218 - 201 av. J. - C…………………………………………...…99 A. La bataille du lac Tessin………………………………........…...100 B. La bataille du lac Trébie………………………………………...101 C. La bataille du lac Trasimène……………………………….……101 D. La bataille de Cannes……………………………………….…..104 E. Vers Zama…………………………………………………..…...110 F. La bataille de Zama……………………………….…………..…114 G. Vers la 3ème guerre punique……………………………………..115
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IIIème PARTIE : LA 3ème GUERRE PUNIQUE OU L’IMPÉRIALISME ROMAIN ACHEVÉ : 149 - 146 av. J. - C.………………..………………..……………117 Chapitre V : Caton l’Ancien et le début de la fin de Carthage.........121 A. Caton l’Ancien, le prélude à la guerre……………………....….121 1. L’homme………………………………………………..……….121 2. Le Censeur intransigeant…………………………………...……122 B. Delenda (est) Carthago……………………………..…………..124 1. Une formule…………………………..………………...………..124 2. Un objectif……………………………………..……….………..128 Chapitre VI : Scipion Emilien, exécuteur de « la solution finale »………………………………………………133 1. L’homme…………………………………...………….……...…133 2. Le prélude de la guerre……………...………………………...…134 3. La guerre proprement dite…………...…………………………..135 4. Ni génocidaire, ni raciste……………………………………..….142 CONCLUSION………………………………………...………….145 SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE………………………………149 TABLE DES MATIÈRES………………..………………………155
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