Hell's Angels Les années de plomb 9782898251887


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Table of contents :
Couverture
Données de catalogage
Dédicaces
Citations
Préambule : 13 moments dans la vie des Hells Angels du 20e siècle
Chapitre 1 : Messieurs de la police et du crime organisé, voici « Boss »
Chapitre 2 : Les Hells au bord de l’abîme
Chapitre 3 : Bonjour les dégâts  !
Chapitre 4 : Itinéraire d’un jeune homme dangereux
Chapitre 5 : Chronique de tragédies annoncées
Chapitre 6 : Les amants assassins
Chapitre 7 : La chasse aux tueurs
Chapitre 8 : Qui en voulait au fils Cotroni ?
Chapitre 9 : La tragédie des erreurs
Chapitre 10 : Hells Angels vs Elles Angels
Chapitre 11 : La dernière poche de résistance aux Hells 
Chapitre 12 : Le brasseur de millions
Chapitre 13 : Le massacre des innocents
Épilogue : Des Hells en smoking
Sources imprimées
Bibliographie
Crédits photographiques
Du meme auteur
Table des matières
Quatrième de couverture
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Hell's Angels Les années de plomb
 9782898251887

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Daniel Proulx

Des rebelles en moto à la conquête du monde criminel

HELLS ANGELS

LES ANNÉES DE PLOMB 1980-2000

Daniel Proulx

HELLS ANGELS

LES ANNÉES DE PLOMB 1980-2000

Des rebelles en moto à la conquête du monde criminel

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada Titre : Hells Angels : Les années de plomb 1980-2000 / Daniel Proulx. Noms : Proulx, Daniel, 1944- auteur. Identifiants: Canadiana 20220031142 | ISBN 9782898251887 Vedettes-matière : RVM: Hell's Angels—Histoire—20e siècle. | RVM: Motards (Gangs)—Canada—Histoire—20e siècle. | RVM : Crime organisé—Canada—Histoire—20e siècle. Classification : LCC HV6453.C33 H44 2023 | CDD 364.1060971—dc23 Directeur de l’édition et éditeur délégué : Pierre Cayouette Recherche iconographique : Véronique Beaudry Conception graphique : Célia Provencher-Galarneau Montage : Véronique Giguère Révision linguistique : Bernard Paré Photo de la couverture : Photomontage fait à partir d'une photo Unsplach.com/jorgen-hendriksen L’éditeur bénéficie du soutien de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) pour son programme d’édition et pour ses activités de promotion. L’éditeur remercie le gouvernement du Québec de l’aide financière accordée à l’édition de cet ouvrage par l’entremise du Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres, administré par la SODEC. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entre­mise du Fonds du livre du Canada (FLC).

Les Éditions La Presse (mots et logo) sont des marques détenues par Fiducie de soutien à La Presse et employées sous licence.

Les Éditions La Presse TOUS DROITS RÉSERVÉS Dépôt légal — 1er trimestre 2023 ISBN 978-2-89825-188-7 Imprimé et relié au Canada Premier tirage : mars 2023

7333, place des Roseraies, bur. 501 Anjou (Québec) H1M 2X6

À Claudio, Luc et Paul, du C.A. 2020 de La Brasserie. À Annick et Marie, les occasionnelles. À Lydia, Frédéric et Frédéric, le trio de soutien.

Années de plomb : période marquée par la violence et le terrorisme. Le Petit Larousse

C’est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur. William Shakespeare

La vie n’est rien d’autre qu’une course pour être le criminel plutôt que la victime. Bertrand Russell

Je regarde le monde qui se lève à 7 heures le matin, qui reste pogné dans le trafic pour 10 piastres de l’heure, pis qui revient le soir à la maison. C’est eux autres, les fous… Le Rocker Sébastien Beauchamp, 24 ans, le 23 décembre 1999. Assassiné le 20 décembre 2019, alors cité par le journaliste Éric Thibault.

Les Hells première manière, ceux du chapitre de Laval violemment dissous en 1985.

Moins de 20 ans plus tard, les Hells du chapitre des Nomads bien mis, bien coiffés, rasés de près… et riches à millions.

Préambule

13 MOMENTS DANS LA VIE DES HELLS ANGELS DU 20e SIÈCLE

L

e destin du plus puissant des gangs canadiens actuels s’est joué dans le dernier quart du 20e siècle. En vingt ans à peine, une bande de jeunes délinquants jadis désargentés, brutaux et asociaux, liés par leur amour de la Harley-Davidson et par leur quête de sensations fortes, ont fini par conquérir les sommets du crime organisé québécois, voire canadien. Il s’agit d’un fait unique dans l’histoire des pègres occidentales. Les Années de plomb mettent en scène leur spectaculaire montée en puissance. Elles le font en treize actes, en treize moments charnières qui expliquent les Hells Angels d’aujourd’hui. Ce livre ne fait pas que raconter des moments fatidiques ou retracer l’évolution historique d’un groupe social déterminé. Il situe des événements retentissants dans leur contexte général et il rend ainsi compte du pourquoi et du comment de ce fait de société que sont devenus les motards hors-la-loi.

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Chapitre 1

MESSIEURS DE LA POLICE ET DU CRIME ORGANISÉ, VOICI « BOSS »

À

l’aube des années 1980, les gangs de la métropole québécoise s’engraissent d’un business en forte expansion, le narcotrafic. Les Siciliens, menés par Nicola Rizzuto et son fils Vito, tiennent depuis peu le haut du pavé de la mafia italo-­montréalaise, au détriment des Calabrais, et s’apprêtent à faire encore plus d’affaires en or. D’autres syndicats du crime, comme le Gang de l’Ouest, prospèrent. Le trafiquant Peter Ryan, la figure marquante de cette mafia irlandaise, passe pour être riche comme Crésus. Quant au clan des neuf frères Dubois, mené par le prénommé Claude, il exploite avec fracas le filon juteux des tavernes, des discothèques et des bars topless du sud-ouest de la ville où la consommation de cocaïne gagne en popularité. Enfin, au bas de cette hiérarchie clandestine, s’agitent les motards hors-la-loi. Ceux portant les couleurs (insignes ou patchs) des Hells Angels émergent du lot. Le fondateur de la

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bande, Yves Buteau, est le moins tapageur des caïds du temps, mais il est en train de jeter, discrètement si l’on peut dire, les bases d’une nouvelle configuration du grand banditisme non seulement québécois, mais canadien. Il est bien connu des brigades antigang de la police montréalaise, de la Sûreté du Québec et de la Gendarmerie royale. À près de 30 ans, il a déjà fait sa marque dans son milieu où règne une violence souvent aveugle. Ce colosse aux cheveux blonds, à la différence de beaucoup de ses pareils, a la réputation d’avoir la tête sur les épaules. Son parcours, typique d’un chef de guerre en devenir, vaut d’être retracé. NNN Yves Buteau est né en 1951 et il passe son enfance, puis son adolescence, à Drummondville. Son père, un travailleur d’usine, lui inculque les bases de la mécanique et l’amour de la moto. À 16 ans, il offre à son rejeton une Harley-Davidson d’occasion sur la promesse qu’il terminera ses études secondaires. Buteau fils ne tient pas parole et joint plutôt un gang de motards de sa région, les Mongols. Les bandes de motards plus ou moins criminels, il n’en manque pas en cette fin des années 1960. On estime leur nombre à une cinquantaine réparties sur tout le territoire québécois. Leur niveau d’intendance varie beaucoup d’un club à l’autre… Les Mongols sont particulièrement organisés. Ils possèdent leur propre atelier de mécanique pour leurs motos HarleyDavidson, la marque emblématique de tout « gars de bicycle » qui se respecte. Vous n’êtes pas un « bikeur » digne de ce nom si vous n’en chevauchez pas une. D’où cette boutade de bien des motards, hors-la-loi ou pas : « Si le Christ revenait sur terre, il roulerait en Harley. » Ou encore : « Je préférerais voir ma sœur

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LES ANNÉES DE PLOMB

Sous les yeux d’un « frère », Yves Buteau au travail, dans l’atelier des Mongols.

dans un bordel que mon frère sur un brûleur de riz (moto ­japonaise) ». En 1974, à 23 ans, Yves Buteau n’est rien de moins que le « président » de ces Mongols. À cette époque, la structure traditionnelle des gangs de motards est déjà en place. Ils sont fortement hiérarchisés : le président, c’est le chef et il est ­investi d’une autorité incontestée. Buteau quitte bientôt la ville de son enfance et gagne Montréal où on le retrouve membre des Popeyes, le club de motards le plus puissant, le plus bruyant et le plus violent de la métropole. Il a été cofondé quelques années plus tôt par Yves « Apache » Trudeau. Ces chamailleurs ont fait l’objet de nombreux reportages dans la presse et « Apache » attirait beaucoup l’attention. Ce qui en a fait le bikeur le plus connu de l’époque. À Montréal, la bande compte une quarantaine de membres en règle. Mais elle dispose aussi de succursales – appelées chapitres – en province, comme à Sorel, Gatineau et Trois-Rivières.

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Yves Trudeau, « le » motard de son temps.

À la fin des années 1970, la grosse affaire des motards, c’est la fabrication, la distribution et la vente des amphétamines, autrement appelées « speed ». Mais ils font aussi dans le trafic d’autres drogues. Certains s’adonnent en plus au racket de la prostitution, au contrôle des danseuses nues, aux vols d’automobiles, au recel, au trafic des armes à feu ou au prêt usuraire. Ils ne font rien de bien différent des autres acteurs du crime organisé… Les Popeyes, comme toute autre bande de motards qui se respecte, affectionnent les sorties en groupe sur leurs HarleyDavidson. Ils s’amusent à débarquer dans des petites villes de province et à y semer la pagaille. Comme le font les durs à cuire du film culte The Wild One – avec Marlon Brando au générique – sorti sur les écrans dans l’après-guerre, en 1953, et qui a fait rêver depuis bien des jeunes hommes en quête d’aventures guerrières. Bref, nos « gars de bicycle » n’ont rien inventé…

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Ils sont une cinquantaine, le 23 août 1976, qui fondent sur Saint-André-Avellin, dans l’Outaouais. Ils saccagent l’hôtel du lieu avant de livrer une bataille épique aux policiers et aux ­citoyens accourus. Yves Buteau fait partie de la vingtaine de trouble-fêtes coffrés. Peu de temps après ce bruyant incident, il est promu président des Popeyes. Son ascension au sein du gang a été fulgurante. Elle témoigne éloquemment de ses talents de leader. C’est probablement à cette époque qu’il acquiert ce surnom, « Boss », qui va l’accompagner toute sa courte vie. Il est alors reconnu pour son charisme, son tact et son sangfroid. On le décrit comme calme et pensif. Mais il n’hésite pas à recourir aux pires violences quand il estime que la situation l’exige. Le climat est alors explosif dans son monde. Les Popeyes sont les plus actifs et les plus visibles, mais ils ont de la concurrence, notamment de la part des Devil’s Disciples qui contrôlent la distribution de speed dans certains secteurs « chauds » de Montréal. Les Devil’s, comme on les appelle parfois, comptent une quarantaine de membres en règle et sont menés par un certain Claude Ellefsen, qui se fait appeler « Johnny Halliday » par vénération pour le légendaire rockeur français. Il n’est pas le seul motard montréalais à adorer cette idole de la jeunesse rebelle de l’époque… NNN Voilà Halliday qui débarque à Montréal pour y donner un spectacle. Cet inconditionnel de la Harley-Davidson, qui joue le dur au cœur tendre sur scène, est aussitôt invité par les Popeyes à leur quartier général. Une photo de groupe immortalisera l’événement. L’affaire vient aux oreilles des Devil’s Disciples d’Ellefsen qui vont faire savoir leur déplaisir au rockeur légendaire.

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Yves « Apache » Trudeau (à dr.) remet à Hallyday une plaque commémorant son accession à la présidence d’honneur des Popeyes.

En effet, le lendemain midi, Halliday est attablé dans un restaurant du Plateau Mont-Royal quand, venant de la rue, éclatent les détonations d’une arme à feu ! La vitrine vole en éclats, mais tout le monde a le temps de se mettre à couvert. L’idole vénérée en sera quitte pour être escortée de flics tout le temps de son séjour à Montréal, ce qui ne plaira guère à ce rebelle pas très police-police… NNN Les ennemis les plus redoutables des Popeyes d’Yves Buteau s’avèrent toutefois les Satan’s Choice. Ils ont monté des laboratoires dans leur Ontario d’origine où ils fabriquent du speed et ils tentent de prendre le contrôle de la vente et de la distribution de cette drogue à Montréal, aidés par les Devil’s Disciples.

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Les Satan’s Choice forment, jusqu’en 1977, le plus puissant gang de motards hors-la-loi non seulement de la province voisine, où ils comptent une douzaine de chapitres, mais du Canada tout entier. C’est l’un des rares gangs à posséder sa propre constitution et un exécutif national. Les motards, comme les mafiosi et autres truands, ont le secret des conflits internes… La bisbille n’a pas tardé à se pointer au sein de ces fameux Satan’s Choice et l’affaire a mal tourné, la bande s’est divisée en deux factions. La première, la plus nombreuse, s’est dissoute au profit d’un gang américain qui voulait s’implanter au Canada depuis longtemps. Il s’agit des Outlaws, le plus important club de motards au monde et le plus ancien, car il a été fondé en 1935. Il compte plus de 3 000 membres en règle répartis dans une douzaine de pays. Aux États-Unis, on trouve plus de 80 chapitres disséminés dans vingt États. En 1977, à Montréal, les Satan’s Choice sont morts, vive les Outlaws ! Voilà qui ne fait pas du tout l’affaire des Popeyes qui voient leurs ennemis jurés maintenant appuyés par une organisation internationale. Yves Buteau et consorts sentent leur existence menacée. Ils sont conscients que sans alliés puissants, ils sont voués à la disparition, car ils n’ont pas les moyens de résister d’euxmêmes à un cartel de la trempe des Outlaws. Or ceux-ci ont aussi des concurrents de taille, tant en sol américain qu’à l’échelle mondiale, en la personne des Hells Angels, originaires de la Californie. On estime à un peu plus de 2 000 le nombre de leurs membres en règle répartis dans autant de pays que les Outlaws. Ils ont un chapitre à New York qui flirte depuis longtemps avec nos Popeyes. Ces derniers, menacés d’extinction par les Outlaws, vont se jeter dans les bras de leurs compères ­américains.

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NNN Yves Buteau sera l’artisan de ce tournant historique pour le crime organisé québécois et canadien. En décembre 1977, les Popeyes deviennent le premier chapitre des Hells Angels au Canada. Yves « Boss » Buteau en devient le premier chef national. Voilà donc les Satan’s Choice devenus des Outlaws et les Popeyes, des Hells Angels. Une guerre ouverte ne tarde pas à éclater entre les deux gangs rivaux. Le soir du 15 février 1978, moins de trois mois après que les Hells Angels aient pris pied à Montréal, les hostilités s’ouvrent. L’Outlaw Robert Côté est attablé dans une brasserie quand trois inconnus armés se pointent et l’invitent à les suivre à l’extérieur. Les quatre jeunes hommes font quelques pas sur le trottoir, puis Yves « Apache » Trudeau, qui marche derrière le motard désarmé, tend le bras et lui tire une balle dans la nuque. L’autre s’écroule et on l’achève d’une deuxième balle à la tête. Le trio de tueurs disparaît ensuite dans la nuit. Trois cents des frères d’armes de l’Outlaw tué, venus des USA et de l’Ontario, assistent à ses funérailles. On veut ainsi donner une démonstration de force à l’ennemi. Ce coup d’éclat ne freine en rien les ardeurs meurtrières d’Yves Buteau et de ses hommes. Un mois plus tard, Gilles Cadorette, le chef des Outlaws de Montréal, monte à bord de sa voiture, accompagné d’un « collègue », à quelques mètres du repaire du gang. Une bombe, placée sous le siège du conducteur par nul autre qu’Yves « Apache » Trudeau, explose. Le passager, Donald McLean, s’en tirera, pas Cadorette. Cinq semaines plus tard, l’Outlaw Athanas Markopoulos est abattu en pleine rue.

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Comme il fallait s’y attendre, les actions meurtrières des Hells Angels n’allaient pas rester impunies. En octobre 1978, six motards – des Hells Angels et des associés – sont attablés dans un bar de strip-tease montréalais, Le Tourbillon, et s’envoient bière sur bière quand deux inconnus, déjà sur place, s’approchent d’eux, dégainent des revolvers et les arrosent de balles. Trois des motards visés ne survivront pas à cet attentat… Les deux tueurs étaient vêtus de complets-vestons, si bien que le personnel du Tourbillon les avait pris pour des policiers en civil. Mais ils s’exprimaient en anglais, apprendra-t-on plus tard. On saura aussi qu’il s’agissait de tueurs à gages que les Outlaws avaient fait venir des États-Unis. Car contrairement aux Hells, ils n’hésitent pas à recourir à des hommes de main qui ne sont pas des motards ou des aspirants au titre, mais des « contractuels ». NNN L’un des motards qui a échappé au carnage du Tourbillon, en courant se réfugier sous une table, s’appelle Walter Stadnick… Surnommé « Nurget », ce jeune homme de 26 ans, fraîchement débarqué de l’Ontario, n’est encore qu’un proche des Hells dont il rêve de porter les couleurs. Il est ami-ami avec nul autre qu’Yves « Boss » Buteau. Il appartient à un petit gang de motards de Hamilton appelé The Wild Ones. Ils sont près de 400 bikeurs dans la province voisine, soit presque autant qu’au Québec. Les Outlaws en mènent très large, mais les Satan’s Choice et les Para-Dice Riders ne sont pas à dédaigner non plus. Ce Stadnick va jouer un rôle prépondérant dans le formidable essor des Hells Angels canadiens. Un essor qui va les mener, au bout de vingt ans de grand banditisme, à trôner sur toute la criminalité organisée du pays. Et leur leader, le président du gang, à ce moment-là, ce sera lui.

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Ne nous y trompons pas : ces Hells Angels, au tournant des années 2020, sont plus puissants, plus riches et plus dangereux que toutes nos autres mafias et bandes criminelles. Le plus imposant et le plus craint des chapitres canadiens de l’organisation est celui de Montréal et c’est lui qui mène la barque nationale. Mais revenons à Yves Buteau qui, tout en s’avérant un redou­table guerrier, ne veille pas moins à l’expansion de son gang. En mars 1979, il voit à la fondation d’une deuxième section québécoise, appelée le « North Chapter », qui s’établit à Laval et dont la présidence est confiée à « Apache » Trudeau. En plus, il entreprendra de fonder des chapitres à Sherbrooke puis à Québec. Mais il ne vivra pas assez longtemps pour voir ces projets se concrétiser… NNN Quand s’ouvre la décennie 1980, le « Boss » des Hells Angels du Canada, en communication directe avec ses partenaires américains, se voit confier par ceux-ci la mission de répandre la bonne parole hors du Québec. Il ne manque pas d’ambition et il a les moyens, tant intellectuels que financiers et stratégiques, pour remplir ce mandat. Deux marchés prospères conviennent à ces desseins d’expansion. D’abord l’Ontario mais là, les Outlaws sont très forts. Il y a bien quelques factions dissidentes des Satan’s Choice qui ne se sont pas fusionnées à eux et qui se laissent courtiser, mais l’entreprise s’annonce de longue haleine. En Colombie-Britannique toutefois, « Boss » va trouver un terreau fertile. On n’est pas loin de la Californie, le château fort des Hells américains, et il s’y trouve déjà plusieurs gangs de motards bien structurés qui se laissent tenter. Yves Buteau se met en frais d’explorer le monde des ­motards vancouvérois. Il choisit finalement un club, celui des Satan’s

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Angels, et le rallie à sa cause. Le 25 juillet 1983, le premier chapitre des Hells Angels de l’Ouest canadien est né. Au grand plaisir des « brothers » américains. Rapidement, les villes de Nanaimo et White Rock vont suivre. Enfin, un quatrième club verra le jour dans Vancouver Est. En 1985, on estimera à 70 le nombre de Hells Angels établis sur la côte Ouest du pays. L’âme forte des Hells canadiens jettera aussi les bases d’une éventuelle implantation d’un chapitre en Nouvelle-Écosse, qu’il ne verra cependant pas venir au monde. Il ne néglige pas en parallèle d’asseoir la domination de son gang sur son territoire d’origine, quitte à mettre la main à la pâte si nécessaire. Comme en ce mois de mai 1980, quand lui et « Apache » Trudeau décident de régler eux-mêmes le compte de Donald McLean, la tête dirigeante des Outlaws québécois. Rappelons que les Hells avaient raté celui-ci de peu, deux ans plus tôt, quand ils avaient posé une machine infernale sous la voiture de Gilles Cadorette, le prédécesseur de McLean. Celui-ci était à bord, mais bien que grièvement blessé, il s’en était tiré. Là, on n’allait pas le rater… Le 21 mai, à la faveur de la nuit, ils placent une bombe sous le réservoir à essence de sa Harley-Davidson. Les engins de ce genre, c’est une des spécialités de Trudeau, car dans sa prime jeunesse, il a travaillé dans une usine ­d’explosifs. Quelques heures plus tard, aussitôt que McLean démarre sa moto, la bobine d’allumage fournit suffisamment de courant pour provoquer l’explosion fatale. L’Outlaw de 30 ans périt. Le cruel ennui, dans cette affaire, est que sa petite amie, montée avec lui, est aussi déchiquetée par l’éclatement de la bombe. Carmen Piché n’avait que 22 ans. Elle devenait ainsi l’une de ces trop nombreuses victimes

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inno­centes des guerres sanglantes dont les motards ont le secret. Et il allait y en avoir bien d’autres, au fil des années à venir… NNN Exactement un an après cette tuerie, en mai 1981, les Hells montréalais s’établissent à Sorel. Ils y achètent un entrepôt, situé à l’abri des regards indiscrets, qu’ils vont peu à peu transformer en place forte. Ce lieu stratégique, on va l’appeler le « bunker ». Ils s’établissent aussi loin de Montréal, à près de 100 kilomètres de la métropole où ils exercent pourtant leurs principales activités, pour échapper à l’attention des policiers antigang montréalais qui les connaissent bien et les ont à l’œil depuis toujours. Six mois plus tard, une crise éclate au sein du gang. Les Hells de Laval, reconnus pour leur indiscipline et leur surconsommation de drogue, vont mettre toute l’organisation en d ­ ifficulté. Deux des membres de ce chapitre, Dennis Kennedy et Charles Haché, des têtes brûlées à la cocaïne, doivent plus de 300 000 dollars à Peter Ryan, un gros bonnet du Gang de l’Ouest, pour de la drogue achetée à crédit. Ce Ryan ne fournit pas que le chapitre de Laval, mais aussi celui de Montréal. Kennedy et Haché, aidés d’un « prospect », Robert Grenier, et de sa femme Marjolaine Poirier, élaborent le projet fou de kidnapper les enfants du trafiquant et d’exiger une forte rançon qui leur permettrait d’éponger leur dette. Le problème est que le complot parvient aux oreilles du même Ryan, qui n’est pas un enfant de chœur et ne se gêne pas de demander des comptes aux Hells. Buteau ordonne aussitôt au chapitre délinquant et à son ami Yves Trudeau d’y voir… Celui-ci règle vite le problème et ce, personnellement et à coups de revolver, comme il fallait s’y

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attendre. Le corps criblé de balles de Robert Grenier est d’abord trouvé dans les eaux du Saint-Laurent en mai 1982, puis celui de Charles Haché, dans le même état et au même endroit, deux mois plus tard. On ne retrouvera cependant jamais les corps de Dennis Kennedy et de Marjolaine Poirier portés disparus… À la suite de cette affaire, due, en fait, aux abus de consommation de cocaïne de Dennis Kennedy et de Charles Haché, Yves Buteau prend une mesure radicale. Trois lois régissent le code de conduite des Hells Angels partout dans le monde. Il est interdit de consommer de ­l’héroïne, de commettre un viol ou de voler de la drogue à un autre motard. « Boss » fait voter par les Hells montréalais un nouveau règlement interdisant la consommation de cocaïne sous peine d’expulsion ou de mort. Cette initiative d’Yves Buteau est conforme à d’autres qu’il a prises dans le but d’améliorer l’image des Hells Angels. Il exhorte ainsi ses « frères » à soigner leur apparence, à y aller discrètement avec leurs gros bras tatoués, à tailler leurs barbes hirsutes et à avoir une bonne hygiène corporelle. Aussi, il tente de les convaincre de se conduire décemment en public, question de ne pas se mettre davantage à dos une opinion qui ne tient pas les motards en général – et les Hells en particulier – en très haute estime. L’as reporter André Cédilot, du quotidien La Presse, rapporte qu’un jour, un restaurateur de Sorel chez qui dînait « Boss » s’était plaint qu’une dizaine de ses collègues, quelques jours plus tôt, avaient omis de régler l’addition d’un repas très arrosé. Yves Buteau le remboursa largement sur-le-champ. Toujours très poli avec les policiers, il nie être le chef de son clan. On dit pourtant de lui qu’il est le seul Canadien à pouvoir porter le titre de « Hells Angels International », la plus

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haute distinction de cette organisation aux ramifications précisément multinationales. Ses frères d’armes américains le tiennent donc en haute estime, on le dit très apprécié du Californien « Sonny » Barger lui-même, le fondateur et pape des Hells. Le hic est que « Boss » est interdit de séjour aux États-Unis où on le soupçonne d’avoir trempé dans un meurtre commis là-bas au début des années 1970… NNN Au tournant des années 1980, tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes si vous êtes un Hells québécois. La bande est en pleine expansion et elle commence à faire régner sa loi sur les autres gangs de motards de la province. Elle rallie ces indépendants à sa cause – et en fait des clubs-écoles – quand elle ne les fait pas carrément disparaître. Les Outlaws constituent une dernière poche de résistance – et elle est de taille – bien qu’ils ne soient présents qu’à Montréal et dans trois ou quatre recoins de la province. La guerre ouverte et meurtrière entre les deux organisations a fait une douzaine de morts en quelque quatre ans. Et le conflit s’éternise… On en est là quand, dans la nuit du 8 septembre 1983, vers 1 heure 30, Yves Buteau et son associé René Lamoureux se trouvent sur le porche du P’tit Bourg, un bar topless de Sorel sis à deux pas du repaire des motards. Ils sont accompagnés de Guy Gilbert, un membre des Satan’s Choice d’un chapitre onta­rien qui ne s’est pas joint aux Outlaws et que les Hells québécois courtisent afin de le rallier, lui et les siens, à leur cause. Les Hells ont gagné la guerre du Québec contre les Outlaws et ils ont perdu celle de l’Ontario, mais ils ne se sont pas encore rendus à cette évidence.

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Le P’tit Bourg de Sorel avec, en mortaise, la photo d’Yves Buteau.

Les environs du P’tit Bourg sont déserts, si bien que les témoins de ce qui va suivre seront plutôt rares. La version la plus courante des faits est que le trio a un verre à la main, qu’il fume un joint et qu’il rigole un bon coup. Ce que l’on sait pour sûr, c’est qu’à un moment donné, une fusillade éclate et que les trois motards sont atteints de balles provenant d’un revolver de calibre .38. Yves Buteau, touché deux fois à la poitrine, s’écroule. René Lamoureux a été atteint à l’estomac. Guy Gilbert, blessé au cou, plie les genoux puis se relève tant bien que mal. Titubant, il s’accroche à la porte de l’établissement qu’il parvient à pousser puis à passer. Il trouve la force

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de se traîner jusqu’au bar, en laissant des traces de sang sur son passage. Il s’agrippe à un tabouret et tente de se lever : il n’y parvient pas, s’écroule puis rend l’âme. Les coups de feu ont retenti jusque dans la boîte et l’apparition de Guy Gilbert, grièvement blessé, n’a pas arrangé les choses : c’est la panique ! On court trouver refuge, qui sous les tables, qui aux toilettes, qui derrière le bar, alors que d’autres se ruent sur la sortie de secours. Les compagnes de vie de Lamoureux et de Buteau étaient restées à l’intérieur. Dès qu’elle a entendu les coups de feu, la blonde de « Boss » se précipite dehors. Une vision d’horreur l’attend : le corps ensanglanté de son homme gît sans vie sur le pavé… Les ambulanciers accourus sur les lieux du drame ne pourront rien pour Yves Buteau, mort sur le coup. Quant à René Lamoureux, on l’expédie à l’hôpital où il survivra à sa blessure. Les enquêteurs n’ont pas grand-chose à se mettre sous la dent. Ce qui ressort de leurs premières déclarations aux médias est que des témoins, plus ou moins près de la scène, ont raconté qu’ils ont vu deux hommes faire irruption devant le P’tit Bourg, puis repartir en trombe sur deux motos. Les mêmes témoins auraient entendu au moins six coups de feu. Mais on ne sait pas, à ce stade de l’enquête, s’ils ont été tirés par une ou deux armes. Un policier de Sorel précisera que le ou les tueurs ont agi si rapidement qu’Yves Buteau n’a pas eu le temps de dégainer le revolver qu’il portait à la ceinture. Dans l’heure qui suit le drame, les enquêteurs ne manquent pas d’évoquer la guerre sanglante que se livrent depuis des années les Hells et les Outlaws. Ils précisent cependant qu’il est trop tôt pour avancer que le double meurtre en était un des épisodes.

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NNN La mort de « Boss » crée la consternation dans les rangs des Hells. Ils décident aussitôt de lui rendre les honneurs qui lui sont dus. On va lui offrir des funérailles grandioses… Ils atten­ dent beaucoup de motards qui viendront leur offrir leurs condoléances. Parce qu’ils ne peuvent pas louer toutes les salles d’un salon funéraire de Sorel, déjà occupées, ils décident d’exposer la dépouille de leur chef assassiné dans leur bunker. Les funérailles, cependant, vont être célébrées dans une église de Drummondville, lieu d’origine du défunt. Plus de 400 motards, dont certains sont venus d’aussi loin que la Colombie-Britannique, la Californie et même l’Europe, défilent devant le cercueil ouvert dans lequel repose le défunt, vêtu de son blouson de cuir couvert des insignes distinctifs de son gang. Des motards assurent les services d’ordre de l’évènement. Ceux-là portent un couteau de chasse à la ceinture et ils éloignent poliment les curieux qui s’approchent de trop près. Le matin des funérailles, plus de 2 000 badauds, massés aux abords du bunker, voient pas moins de 150 motards enfourcher leurs Harley pour former l’interminable cortège qui va accompagner, sur quelque 60 kilomètres, la dépouille d’Yves Buteau de Sorel à Drummondville où il sera inhumé. Certains se couvrent le visage d’un foulard comme les horsla-loi dans les films westerns et aucun d’eux ne porte, tout le long du trajet, le casque pourtant obligatoire… Ce qui n’empêche pas les policiers de faire sentir leur présence et de tenir les motards à l’œil. Particulièrement lors du déplacement entre Sorel et Drummondville. Même l’hélicoptère de la Sûreté du Québec (SQ) est de la partie. À Drummondville, près de 900 curieux attendent devant l’église où sera célébré le service funèbre. Tous les proches du

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À Sorel comme à Drummondville, les derniers devoirs rendus à la dépouille d’Yves Buteau attirent une foule de curieux.

défunt se trouvent à l’intérieur, dont son fils de 8 ans, ainsi qu’une centaine d’autres invités. À ceux-ci s’est joint une soixantaine de Hells, alors que le reste des motards du cortège attend la fin de la cérémonie dans un stationnement adjacent. C’est au retour des endeuillés vers Sorel que les policiers de la SQ vont procéder à des vérifications d’identité systématiques auprès de chacun d’eux et vont leur remettre des contraventions pour défaut de porter leur casque de moto. L’opération ne donnera lieu à aucun incident majeur. Les fidèles d’Yves Buteau n’ont pas organisé ces funérailles à grand déploiement sans avoir une idée en tête, celle d’envoyer un message aux autres gangs de motards et au milieu criminel en général : il faudra désormais compter avec les Hells Angels. Les Québécois peuvent aussi tirer une leçon importante de cet évènement très couvert par les médias : les motards criminalisés sont devenus un fait de société accompli.

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On commence à s’interroger et on continue de le faire encore aujourd’hui devant le bilan de la tragique saga de nos bikeurs, tous gangs confondus, étalée sur près de cinquante ans et jonchée de cadavres… NNN Comment et pourquoi ce désastre ? La question est complexe, sa réponse multiple. Qu’il suffise de rappeler, entre autres facteurs : la tolérance des publics d’ici et d’ailleurs pour les gangsters de choc mués en héros tragiques (Capone aux USA, Mesrine en France, « Mom » Boucher ici) ; le pouvoir d’attraction du gang hiérarchisé sur de jeunes hommes sans références culturelles, en quête d’identité et de solidarité ; un autre fait de société marquant du dernier demi-siècle en Occident, soit l’expansion galopante de la consommation de drogues dont le trafic extraordinairement lucratif a transformé le milieu criminel en un monde où la loi du plus fort est devenue la loi du plus cruel ; et, enfin, l’inaction de nos gouvernements qui, entre autres manquements, ont tardé à allouer les budgets suffisants à une répression efficace, car peu pressés par l’opinion publique. Au lendemain de l’assassinat de « Boss », il faut assurer sa succession. Michel Langlois hérite du titre de président n ­ ational des Hells. On le surnomme « Sky » – c’est-à-dire « Ciel » – parce qu’il détient un brevet de pilote et possède un avion privé. C’est un ami très proche du disparu. Ils se sont connus à l’époque des Popeyes. « Sky » Langlois, au cours de sa longue carrière, va bien se faire prendre dans quelques affaires de trafic de drogue, mais il n’écopera pas de lourdes sentences. Sa succession n’est pas tout ce dont il héritera du décès de son ami : il se mettra en ménage avec Micheline, sa veuve, qui lui donnera aussi un enfant. Yves Buteau avait aussi le titre de président du chapitre dominant de Montréal. Cet honneur va échoir à Réjean

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« Zig-Zag » Lessard qui connaîtra un destin plus contrarié que Michel Langlois. Pendant que les motards se remettent de la disparition d’Yves Buteau, les enquêteurs de la SQ, quant à eux, s’attèlent à élucider l’énigme de son assassinat. Il faudra attendre cinq mois avant de voir le mystère se dissiper… Ils manquent de témoins rapprochés du drame. Tout ce que l’on sait est que certains citoyens sorelois croient avoir vu deux hommes fuir la scène en moto. Mais René Lamoureux, le seul à avoir survécu à l’attentat, une fois rétabli, va aider à remettre les enquêteurs sur la piste : lui et ses amis ont été victimes d’un seul tireur qui s’est enfui à moto en compagnie d’une femme. Il acceptera d’en donner la description. Habituellement, les motards se font un point d’honneur de ne pas coopérer avec la police. Mais dans ce cas-ci, René Lamoureux avait intérêt à collaborer : les Hells étaient tout aussi avides de savoir qui avait tué leur leader. On devine pourquoi… Les policiers de la SQ et de la ville de Sorel vont ensuite procéder à une enquête de routine, faite d’interrogatoires et de déductions. De tuyaux aussi, car le milieu des motards, si fermé soit-il, a ses informateurs qui causent à la police. NNN Au début de février 1984, cinq mois après l’assassinat de « Boss », son présumé auteur, un dénommé Gino Goudreau, 24 ans, est arrêté en compagnie d’une jeune fille de 18 ans. Les policiers le recherchaient depuis une mèche, mais il était introuvable. Depuis le 8 septembre 1983, il se terrait dans des coins perdus du Québec, de la région montréalaise à la Gaspésie, sa petite amie à ses côtés. « Je ne voulais pas que les Hells me rattrapent », expliquera-t-il aux policiers.

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On lui a mis la main au collet alors qu’il était réfugié chez son frère aîné, prénommé Gaétan, à Saint-Jean-sur-le-Richelieu, au sud de Montréal. Ce jeune homme de 29 ans est un membre en règle des Outlaws, mais pas Gino, celui qui aurait commis le crime. Cette présence des Outlaws dans le portrait confirme, à première vue, qu’Yves Buteau et Guy Gilbert sont tombés au front de la guerre Hells-Outlaws. Mais à entendre Gino Goudreau, il n’en est rien. Se décrivant comme un petit pusher de haschich, il raconte que quelques mois avant le drame, il avait été abordé par un Hells Angel dans un parc de Sorel où il écoulait sa marchandise. Le motard lui avait alors signifié qu’il ne devait plus vendre de drogue dans cette ville. Et qu’il avait tout intérêt à aller se faire voir ailleurs. Le jeune homme a compris le message et il s’est senti en danger. Mais il ne tenait absolument pas à quitter Sorel ou à renoncer à son petit commerce. Alors, il a joué de prudence et il s’est procuré un revolver .38 pour parer à toute éventualité. Les semaines ont ainsi passé sans que ne se produise un seul incident. Puis, arrive ce soir fatidique du 8 septembre 1983. Goudreau raconte aux enquêteurs qu’il s’est rendu au P’tit Bourg, comme il le faisait souvent. En entrant, il prend soin de vérifier qu’aucun Hells ne s’y trouve. Mais ce soir-là, manque de chance, ne voilà-t-il pas que quelques-uns d’entre eux se pointent après son arrivée. Ils lui signifient de décamper et il obtempère sur-le-champ. Alors qu’il s’apprête à faire démarrer sa moto devant le bar, en compagnie de sa petite amie, il voit un grand blond costaud s’amener vers lui. « Boss » lui lance alors : « Aye Goudreau ! On t’a déjà dit de partir et t’es pas parti. C’est à soir que tu pars ! » Là-dessus, le Hells baisse la fermeture-éclair de son blouson de cuir et son interlocuteur aperçoit la crosse d’un revolver glissé dans la ceinture.

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Le prévenu raconte alors qu’il a cru sa dernière heure venue. Il dégaine aussitôt le revolver caché dans sa botte et tire sur Buteau. Il ajoute que sous l’effet de la panique, il a ensuite vu René Lamoureux s’avancer vers lui. Il a fait un pas ou deux puis a tiré sur le motard qui s’est écroulé à son tour. Il aperçoit ensuite Guy Gilbert qui porte sa main sous sa veste de cuir. Il le vise aussi. Les trois motards mis hors d’état de nuire, il enfourche sa moto, aussitôt imité par sa petite amie, et ils fuient la scène du crime. Tant les enquêteurs que le procureur en charge du dossier ne semblent pas avoir cru cette version des faits puisqu’on portera contre Gino Goudreau une accusation de meurtre prémédité. Mais voilà qu’à la suite de son enquête préliminaire, le juge, après avoir entendu la version des faits de l’accusé, décrète qu’il n’y a pas eu préméditation. On l’accusera plutôt de meurtres au deuxième degré. S’il était reconnu coupable, il écoperait alors d’une sentence plus clémente. Les procédures ne traînent pas. Le procès s’instruit à Sorel, en mai 1984, soit trois mois seulement après l’arrestation de l’accusé qui a à ses côtés un avocat montréalais très connu, Robert La Haye. Comme c’est la règle, le ministère public présente d’abord sa preuve. Il appartient ensuite à la défense de présenter la sienne, si elle le juge bon. Car elle peut aussi s’abstenir de le faire, se contentant d’affaiblir les arguments de l’accusation. Dans ce procès-ci, maître La Haye ne présente pas de preuve et ne fait entendre aucun témoin, même pas son client, ce qui lui donne le privilège de s’adresser en dernier aux jurés avant qu’ils ne se retirent pour délibérer. Dans son plaidoyer de trois heures, le défenseur de l’accusé fait valoir que celui-ci n’avait pas d’autre choix que de dégainer

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son revolver et de tirer sur les motards. « Si Gino Goudreau n’avait pas tiré le premier, il serait mort là ! Il défendait sa vie et celle de son amie de cœur ! », plaide-t-il. Les douze Sorelois du jury ne mettent que trois petites heures à rendre leur verdict : l’accusé est acquitté pour cause de légitime défense. Le 24 mai 1984, Gino Goudreau, auteur d’un double meurtre, passe les portes du palais de Justice de Sorel en homme libre. Yves « Boss » Buteau, le fondateur des Hells Angels canadiens, le meneur incontesté des chapitres québécois, un des motards les plus redoutés de la province, sinon du pays, aurait donc péri dans le cadre d’un banal fait divers ? Deux auteurs se sont intéressés à cette affaire au cours des années suivantes. Le premier, Pierre de Champlain, a publié un savant ouvrage, Mafia, bandes de motards et trafic de drogue, en 1990. Cet observateur, qui a traité du crime organisé dans d’autres livres, est très éclairé, car il a été analyste à la Direction des renseignements criminels de la GRC, à Ottawa. Il bénéficie donc d’informations de première main. Il propose une interprétation différente de l’affaire. Selon lui, « les Outlaws avaient promis à Goudreau son admission au sein de l’organisation s’il réussissait à tuer le chef national des Hells Angels… » À l’appui de sa thèse, l’auteur rappelle que trois ans plus tard, le 4 février 1987, la SQ mène une série de perquisitions dans des résidences privées d’Outlaws situées dans les Cantons de l’Est et qu’elle arrête… Gino Goudreau ! Celui-ci était bel et bien devenu membre du gang. L’hypothèse de Pierre de Champlain tient la route. À l’époque du meurtre de « Boss », Gaétan, le frère aîné de Gino, n’était-il pas un membre en bonne et due forme des

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Outlaws ? N’est-ce pas chez lui qu’à la fin de sa cavale, le fuyard s’était réfugié et avait été arrêté ? L’histoire que celui-ci a racontée à la cour – et qui a mené à son acquittement – aurait ainsi été inventée en totalité ou en partie… On peut penser qu’il se trouvait au Petit Bourg par exprès, parce qu’il savait qu’Yves Buteau y était un habitué comme lui. Il aurait probablement quitté le bar et attendu que « Boss » en sorte. Là, il aurait interpellé ce dernier qui se serait amené vers lui, avec René Lamoureux à sa suite. Puis l’assassin aurait dégainé son arme et aurait tiré. Durant les cinq mois qu’a duré sa cavale, il aurait eu tout le temps de concevoir le scénario qui lui a valu d’être acquitté… Un autre auteur, le journaliste torontois réputé Jerry Langton soutient l’affirmation de Pierre de Champlain dans son best-seller, La face cachée des Hells. Il écrit que Gino Goudreau a été admis au sein des Outlaws le lendemain même de son forfait. Tout porte à croire que les Hells ont aussi pensé que les Outlaws étaient derrière l’assassinat de leur chef puisque, quelques semaines après l’arrestation de son auteur, Daniel Savoie, le chef en titre desdits Outlaws, était abattu par deux Hells en guise de représailles. Au cours des années subséquentes, les deux gangs vont continuer de se faire la guerre. Au bout du compte, les Outlaws perdront la bataille du Québec et devront se contenter de sévir dans la région de Joliette, dans Lanaudière et dans les quartiers du sud-ouest de Montréal. Les Hells Angels, quant à eux, n’arriveront pas à mater les Outlaws de l’Ontario et ils mettront une quinzaine d’années à s’y implanter eux-mêmes.

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En janvier 1997, les deux bandes de motards vont convenir d’un traité de paix international mettant fin à leur guerre qui dure depuis trop longtemps. Yves Buteau, en bon Hells Angel de son temps, s’est avéré sans pitié pour ses ennemis des Outlaws. S’est-il retourné dans sa tombe quand les vieux rivaux ont fumé le calumet de la paix ?

La bien-aimée Harley-Davidson du défunt l’aura accompagné jusqu’à la fin… MESSIEURS DE LA POLICE ET DU CRIME ORGANISÉ, VOICI « BOSS »

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Chapitre 2

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« Boss » est disparu depuis un an quand ses amis d’hier déci­ dent de souligner ce triste anniversaire. Ils sont une quinzaine à prendre la route, montés sur leurs Harley, en septembre 1984, pour se rendre à Drummondville et se recueillir sur sa tombe. Walter Stadnick est du nombre. Membre en règle des Hells Angels depuis mai 1982, il n’a pas oublié que c’est à Yves Buteau qu’il doit son accession à ce statut dont il rêvait. Le cortège arrive à une intersection dangereuse du Centredu-Québec quand surgit une voiture qui grille un stop à vive allure et emboutit plusieurs motos. Celle de Stadnick prend feu. Un des motards perd la vie dans ce bête accident. L’auto­ mobiliste, lui, s’en tire indemne : il s’agit d’un prêtre pressé de gagner Montréal pour y voir, au Stade olympique, le pape Jean-Paul II en visite au Canada… Quand a explosé son réservoir d’essence, Stadnick a eu le réflexe de se protéger les yeux et le visage en les couvrant de ses mains, mais il ne souffrira pas moins de brûlures du troisième degré sur tout le corps. Elles lui imposeront une longue

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et pénible convalescence poursuivie à Hamilton, sa ville natale ontarienne. Il en sortira couvert de profondes marques, des cicatrices lui couvrent le visage, il a le nez atrophié et deux doigts à demi sectionnés.

Walter « Nurget » Stadnick, le Hells Angel irréductible.

Une tragique mésaventure de la sorte découragerait quiconque d’enfourcher à nouveau une moto ou de vivre aussi dangereusement qu’un motard hors-la-loi… Pas Walter « Nurget » Stadnick ! Le futur architecte de l’expansion pancanadienne des Hells Angels, aussitôt remis, va reprendre le collier. NNN En attendant le retour de « Nurget » à Montréal, les Hells poursuivent leurs projets d’expansion tant au Québec qu’ailleurs au pays. Leur ambition avouée étant de dominer le monde des motards québécois, voire canadiens, ils rêvent de fonder, dans les régions urbaines, des chapitres qui vont y faire régner leur loi impitoyable dont la première mesure est de ne souffrir la concurrence d’aucun autre gang rival. C’est ainsi qu’ils ont jeté leur dévolu sur les redoutables Gitans de Sherbrooke qui brassent de bonnes affaires dans les Cantons-de-l’Est et ont un passé mouvementé.

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Ils se sont d’abord appelés Dirty Reich, dans les années 1960, avant de changer de nom en 1970. C’est auprès des Popeyes de Montréal que la bande s’appro­ visionne alors en drogues qu’elle revend à des pushers l­ ocaux. Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes si ce n’était de rivaux, appelés Atomes, qui leur disputent le contrôle du territoire estrien. En 1973, une sanglante dispute éclate entre les deux bandes. Elle fera pas moins de six morts en quelque douze mois et rappelle d’autres drames du genre qui surviennent épisodiquement aux quatre coins de la province chez ceux que l’on appelle, à cette époque, « gars de bicycle ». Un épisode typique de ce genre de conflit survient le 15 mars 1974. Vers 23 heures, une vingtaine de voyous des deux clans s’affrontent dans le stationnement d’une brasserie de la rue King, l’artère principale de Sherbrooke, à coups de battes de baseball, de couteaux et de revolvers. L’Atome Robert Provencher est tiré dans le dos alors que le Gitan Jacques Filteau est poignardé à l’abdomen. Ils sont amenés à l’Hôpital Saint-Vincent-de-Paul. Trois heures plus tard, des amis des deux blessés se retrouvent aux urgences. La bagarre reprend dans les corridors de l’hôpital, semant la panique tant chez le personnel que chez les patients. Cinq Gitans s’enfuient ensuite à bord d’une voiture aussitôt pourchassée par une autre dans laquelle sont montés six Atomes. Une folle course-poursuite s’engage dans les rues de la métropole des Cantons-de-l’Est. La voiture des poursuivants finit par emboutir l’autre… et le combat reprend de plus belle ! Quand survient la police, deux cadavres, percés de balles, gisent sur le pavé… En fin de compte, les gangs ennemis, à bout de force, finis­ sent par négocier une paix fondée sur le partage du territoire.

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Ce cessez-le-feu va durer jusqu’à ce que des tractations entre les Gitans et les Hells Angels aboutissent, une dizaine d’années plus tard. Le gang sherbrookois accepte de devenir un chapitre prospect : au terme d’une année de probation, ils pourront « porter les couleurs » convoitées. L’une des conditions imposées aux Gitans, pour leur accession au statut de membres en bonne et due forme, est d’éliminer toute concurrence sur leur territoire. Les Hells en puissance déterrent la hache de guerre. Le 28 août 1984, le président des Atomes, Réjean Gilbert, et un de ses associés, Jean-Noël Roy, roulent sur une route secondaire d’Ascot, près du repaire de leur gang, quand ils sont doublés par une voiture d’où un inconnu les abat de balles à la tête. Au lendemain de la tuerie du 15 mars 1974, Réjean Gilbert et Jean-Noël Roy (à dr.), menottés l’un à l’autre, ont été emmenés au palais de Justice de Sherbrooke. Dix ans plus tard, ils sont exécutés ensemble par leurs rivaux d’hier.

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Peu de temps après, c’est au tour d’un certain Ronald Sigouin d’y passer. Les Atomes comprennent alors que leurs carottes sont cuites. Le club est dissous : certains de ses membres prennent leur retraite, d’autres se joignent à leurs ennemis d’hier. Le 5 décembre 1984, jour du septième anniversaire de la fondation du premier chapitre québécois des Hells Angels, 14 Gitans endossent leurs couleurs et forment le chapitre de Sherbrooke dont le repaire se trouve à Lennoxville. En ce jour, au bunker de Sorel, on ne fonde pas qu’un seul nouveau chapitre, celui de Sherbrooke, mais deux. L’autre aura pignon sur rue à mille kilomètres de là, à Halifax. Onze membres du redoutable gang des Thirteenth Tribe, qui terrorise la capitale de la Nouvelle-Écosse depuis des lustres, passent aussi dans le camp des Hells Angels. Depuis une quinzaine d’années, ces délinquants de tout poil donnent libre cours à leurs violences. On les a accusés du viol collectif d’une adolescente, du passage à tabac d’un enquêteur de la brigade antidrogue, de l’agression d’un citoyen sans défense et enfin, d’avoir arrosé de balles, en plein jour, la voiture d’un policier patrouillant dans une rue achalandée du centreville de Halifax. Comme les Gitans à la même époque, ils trafiquent des stupéfiants qu’ils se procurent à Montréal par l’entremise des Popeyes, puis des Hells Angels. Tous ces motards réunis à Sorel pour cette cérémonie de remise des insignes se connaissent depuis toujours et leurs sorts vont être intimement liés pour des années à venir. NNN Nombre d’entre eux, aussi, vont bientôt tremper dans une conspiration criminelle sans précédent au pays. Elle va mettre

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en péril l’existence même des chapitres québécois des Hells Angels. Un des principaux événements déclencheurs de cette affaire s’est produit à Montréal, dix jours avant ce 5 décembre 1984. Le 13 novembre, Peter Ryan a été abattu dans une chambre d’un motel montréalais. Surnommé « Dunie », ce caïd du Gang de l’Ouest - que l’on appelle aussi Mafia irlandaise - passe pour affable, intelligent et habile, du genre à s’être fait de précieuses relations au fil des ans et à devenir le plus important grossiste de cocaïne au pays. Il a des contacts partout, aux États-Unis et en Amérique du Sud. À Montréal, tous les gangs qui comptent, de la mafia aux motards, s’approvisionnent chez lui. Son chiffre d’affaires annuel, estime la police, dépasse les 100 millions de dollars. Il passe pour sociable et mène une vie plutôt rangée, mais il peut aussi se montrer impitoyable. Comme en 1981, quand il fait assassiner un vieux complice, Hugh McGurnaghan, qui lui doit de l’argent et, de plus, l’a escroqué lors d’une transaction de cocaïne. Ryan a refilé ce contrat d’exécution à Yves « Apache » Trudeau, le membre du chapitre de Laval des Hells Angels qui arrondit ses fins de mois en donnant la mort ici et là contre rémunération. Le tueur a souvent recours à des machines infernales. Dans la nuit du 27 octobre, il a installé, sous la voiture de McGurnaghan, une bombe munie d’un détonateur actionnable à distance. Vers midi, McGurnaghan quitte sa résidence et monte à bord de sa Mercedes en compagnie d’un ami, Joe Frankel. Ils n’iront pas loin. Trudeau les suit à distance ! À quelques rues de là, il appuie sur le bouton de sa télécommande… et la

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Mercedes explose ! En plein jour ! Exit McGurnaghan. Frankel, lui, s’en sortira. En 1984, Ryan a établi son quartier général au Jardin Motel Nittolo, dans l’ouest de la ville. Quand il n’est pas au bar avec ses amis, il joue au bridge dans une suite ou y fait des affaires. Il va parfois d’une chambre à l’autre, courant deux, trois ou quatre lièvres à la fois. Le 13 novembre de cette année-là, en soirée, sous on ne sait quel prétexte, il est attiré dans l’une d’elles par une connaissance du nom de Paul April, un ancien braqueur de banques recyclé dans le trafic de stupéfiants. Ce traître, aidé d’un complice du nom de Robert Lelièvre, envoie « Dunie » ad patres, au vu et au su de plusieurs témoins… On ne connaît pas le mobile profond de ce crime, mais les conséquences ne se feront pas attendre : un associé de Ryan, Alan Ross, a décidé de le venger. Pour ce faire, il recrute Yves Trudeau et reçoit l’aval de Laurent « L’Anglais » Viau, le président en titre du chapitre des Hells de Laval. Un marché est conclu entre les conspirateurs : « Apache » se charge d’éliminer April, en échange de quoi, les dettes des motards lavallois seront effacées. En effet, les membres du North Chapter de Laval doivent une somme importante à l’organisation de Ryan. Trudeau, pour sa peine, recevra 200 000 $ de plus qu’il partagera avec ses « frères » du chapitre. Trudeau et April se connaissent bien, ils ont fait des affaires ensemble. Quelques mois plus tôt, payé par ce dernier, le tueur à gages a exécuté un trafiquant du nom de Philippe Galipeau, 37 ans, de même qu’un témoin gênant, Rachelle Francoeur, 21 ans, la petite amie de la victime. « Apache », s’il manque de moralité, ne manque pas de ressources quand vient le moment d’exécuter un contrat. Comment

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allait-il s’y prendre pour régler le compte de Paul April, un vieux routier du crime à qui on ne la fait pas facilement ? Deux jours après les funérailles de Ryan, le motard contacte sa cible sous un prétexte anodin et prend rendez-vous avec lui le jour même. Il se rend chez April, dans une tour d’habitation de 22 étages et 330 appartements, boulevard de Maisonneuve. L’ironie veut que juste en face de l’immeuble se trouve le poste 25 de la police de Montréal… Au cours de la conversation, le visiteur vante à son hôte les mérites de son gang. Il lui parle d’un documentaire produit par ses collègues new-yorkais et intitulé Hells Angels Forever (Hells Angels à jamais). Trudeau déplore alors que son ami n’ait pas de magnétoscope, puis il a un flash : à leur repaire de Laval, les motards ont un appareil de trop qu’il pourrait prêter à April. Du même coup, il lui donnerait une copie du film. « Tu vas voir comment les Hells Angels ont réussi, pourquoi ils sont si forts », avance Trudeau. Il faut se rappeler qu’on est en 1984, les magnétoscopes ne courent pas les rues, la vidéo à la maison en est à ses débuts. Six jours plus tard, le soir du 25 novembre, « Apache » fait livrer l’appareil et le film chez April. Celui-ci n’est pas seul ce soir-là. Trois autres types sont avec lui et font la fête. Peu de temps passe avant qu’un formidable bruit d’explosion retentisse au-dessus du boulevard de Maisonneuve. Une bombe vient d’éclater… L’assassin de Peter Ryan ne s’est pas méfié. Le motard avait bourré le magnétoscope de plastic, un explosif dont la consistance est semblable à celle du mastic et qui est très stable, donc sécuritaire pour ceux qui le manipulent. Il suffisait de brancher l’appareil pour que la machine infernale saute.

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Au lendemain de l’hécatombe, on s’interroge sur sa cause…

Le terrible vacarme n’a pas manqué de sortir de leur routine les policiers du poste voisin : ils accourent dans l’immeuble. Des débris de béton et de verre des fenêtres de treize appartements ont été projetés sur la chaussée et la déflagration a fait voler en éclats les vitres d’un immeuble voisin. Deux des ascenseurs se sont écrasés au sol. Les policiers montent au neuvième étage de l’édifice qu’ils font aussitôt évacuer : huit des appartements sont lourdement endommagés et autant de locataires ont été légèrement blessés.

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L’appartement d’April, le 917, est le plus saccagé. Il est évident que s’y trouve l’épicentre de la déflagration. Des heures durant, on va fouiller les décombres fumants pour trouver les restes déchiquetés de quatre truands connus des policiers. On identifiera les restes de Paul April, 42 ans. Puis ceux de Robert Lelièvre, 63 ans, son complice dans l’assassinat de Ryan, de Louis Charles, 53 ans, un braqueur invétéré et de Gilles Paquette, 27 ans, le moins fiché du quatuor. Les deux derniers n’avaient rien à voir avec l’assassinat de Ryan. Ils ont eu le tort d’avoir de mauvaises fréquentations et la malchance de s’être trouvés au mauvais endroit au mauvais moment. Les policiers et les chroniqueurs ne tardent pas à faire le rapport entre l’assassinat de Peter Ryan et cette affaire. Mais l’hypothèse la plus répandue veut qu’April et ses trois amis, engagés dans une guerre intestine au sein du Gang de l’Ouest, étaient à fabriquer une bombe artisanale quand l’opération aurait mal tourné. Cette explication aurait peut-être tenu le coup à jamais s’il n’était pas survenu une suite de rebondissements imprévus et spectaculaires qui allaient bientôt faire la lumière sur les ­tenants et aboutissants de cette affaire. L’assassinat de Peter Ryan avait provoqué directement la mort de quatre hommes. Indirectement, elle allait en entraîner beaucoup d’autres… Notamment, chez les Hells Angels. NNN Au lendemain de l’exécution d’April, son commanditaire, Alan Ross, a une bonne et une mauvaise nouvelle pour Yves Trudeau et Laurent Viau. La bonne nouvelle est que les dettes des Hells de Laval envers Ryan sont effacées, tel qu’entendu. La mauvaise nouvelle est que Ross n’a pas sous la main les 200 000 dollars additionnels promis au tueur et à ses collègues de Laval. Cependant, ajoute-t-il, les Thirteenth Tribe de Halifax

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– qui vont bientôt devenir des Hells – doivent toujours 100 000 dollars au gang de Ryan. Les motards de Laval n’ont qu’à récupérer cet argent et à le garder. Le marché est conclu. Les futurs Hells de la Nouvelle-Écosse faisaient aussi des affaires avec Ryan et son gang. Dans les jours qui suivent, Yves Trudeau et un acolyte, Guy Geoffrion, se rendent visiter leurs amis d’Halifax et réclament leur dû. Les Néo-Écossais n’apprécient pas du tout cette démarche. À leurs yeux, Ryan est mort et leur dette devrait être automatiquement effacée. Mais ils s’en acquittent quand même en deux versements de 50 000 dollars. Ils ne manquent pas de se plaindre aux Hells Angels de Montréal de la rapacité de Trudeau et compagnie. Or il se trouve que le torchon brûle depuis l’époque d’Yves Buteau entre les motards de Laval et leurs frères d’armes montréalais.

Les motards indisciplinés du North Chapter de Laval.

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Les Trudeau, Viau et consorts n’en font qu’à leur tête. Ils consomment de la cocaïne à outrance, ne partagent pas équitablement avec le chapitre de Montréal les profits qu’ils tirent du trafic de drogues et ils ne respectent pas le code de conduite des Hells Angels. « Apache » dira un jour : « Eux autres, de Sorel, ne venaient jamais à notre local et puis, nous autres, quand on allait à Sorel, c’était pour des affaires sérieuses. Mais à part ça, on ne se fréquentait jamais. On était comme des chats et des chiens… » L’histoire qui suit est donc celle d’une tragédie annoncée. NNN Le différend entre les futurs Hells d’Halifax et ceux de Laval s’avère la proverbiale goutte qui fait déborder le vase. Leurs frères d’armes de Montréal et de Sherbrooke décident alors d’attaquer le problème de front. Le 18 mars 1985, Réjean Lessard, président du chapitre dominant de Montréal, convoque tous les Hells québécois à une réunion d’urgence qui se tiendra cinq jours plus tard, au bunker du chapitre de Sherbrooke, à Lennoxville. Le faux motif invoqué est qu’il faut régler le cas des Outlaws, les ennemis jurés, qui font la guerre aux Hells dans certaines régions du Québec. À la date convenue, des membres du North Chapter manquent à l’appel. On les joint par téléphone afin d’insister pour qu’ils assistent à la réunion remise au lendemain après-midi. Le 24 mars 1985, vers 13 heures, alors qu’une quarantaine de motards de Montréal, de Sorel, de Sherbrooke et même de Halifax se trouvent déjà sur place, les Lavallois Guy Geoffrion, Jean-Pierre Mathieu et Michel Mayrand font leur apparition, suivis de près par Laurent Viau et Guy-Louis Adam. Les visiteurs se doutaient bien que le vrai but de la réunion était inavoué. Ils en ont vite la confirmation quand Viau, le

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Laurent Viau, 33, Jean-Pierre Mathieu, 35, Jean-Guy Geoffrion, 40, Michel Mayrand, 29 et Guy-Louis Adam, 31 ans.

président du North Chapter, est abattu à bout portant. Geoffrion, Mathieu et Mayrand y passent à leur tour alors qu’Adam, dans la confusion générale, parvient à fuir les lieux. Il est vite rattrapé et exécuté. Puis son corps est amené à l’inté­ rieur du bunker. Les conjurés ont prévu le coup dans ses moindres détails. Les cadavres des cinq victimes sont aussitôt défaits de leurs blousons de cuir – ornés des insignes de leur chapitre – qui sont aussitôt brûlés alors que l’on se charge d’effacer toute trace de sang sur les planchers et les murs. Les corps troués de balles sont enroulés dans des sacs de couchage, enchaînés puis lestés de blocs de ciment. On les empile dans une camionnette – louée plus tôt – qui prend la direction du village de Saint-Ignace-de-Loyola, à deux heures de route de Lennoxville, sur une île au milieu du Saint-Laurent,

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en face de Sorel. À la nuit tombée, on les jette dans les eaux du fleuve… Le lendemain de la tuerie, des motards se rendent d’abord au repaire du North Chapter pour procéder à sa fermeture et à la saisie de tout ce qui s’y trouve de monnayable. Ils forcent aussi leur entrée dans les résidences des cinq disparus pour effacer toute trace de leur appartenance aux Hells Angels et pour mettre la main sur tout objet de valeur. Il a été convenu que les chapitres de Sorel, de Sherbrooke et de Halifax se partageraient à parts égales les possessions des victimes. De plus, en guise de compensation pour les 100 000 dollars extorqués aux motards de Halifax par ceux de Laval, on fera acheminer par camion aux premiers les puissantes HarleyDavidson des seconds. Il reviendra ensuite à Réjean Lessard, à brève échéance, de mettre au courant de la purge tous les autres Hells Angels de la planète. Il va semer ainsi la consternation et confirmer la réputation d’auteurs de violences sans égales des motards québécois. Passe encore que l’on exécute un ou deux frères d’armes lorsque nécessaire. Mais que l’on en tue cinq en un seul coup ? Et que l’on éradique un chapitre entier de façon aussi brutale ? La réputation sulfureuse desdits motards québécois ne date pas d’hier. Beaucoup de leurs frères d’armes américains, Hells Angels ou pas, évitent de les fréquenter ou de se rendre à des rassemblements internationaux chez eux, par crainte d’assister à des débordements de violence. Le journaliste d’enquête ontarien James Dubro, un spécialiste reconnu des affaires criminelles, affirmera un jour que nos « bikers » ont toujours été considérés les plus violents en Amérique. « Dans le monde des motards, précisera-t-il, le Québec est considéré comme une “Red Zone”, un espace

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dangereux […] Un redoutable tueur des Outlaws m’a déjà confié que ça lui faisait peur d’aller à Montréal ! » Comment expliquer cette agressivité québécoise ? La sanglante réputation de nos truands, motards ou pas, remonte loin. Prenons le cas de la Cosa Nostra italo-montréalaise : la brutalité de ses méthodes et de ses procédés lui a permis pour beaucoup de dominer l’échiquier mafieux canadien jusqu’à récemment. La métropole québécoise n’est plus la plus grande ville du Canada, mais elle reste, aux yeux de nos compatriotes canadiens, la plus dure, elle demeure la « capitale nationale du crime ». Et il n’y a pas que nos voyous qui poussent à la roue. Des citoyens de toutes conditions font leur part : à Montréal, le taux d’homicides pour 100 000 habitants est supérieur depuis toujours à celui de toutes les autres villes canadiennes. En cette année 1985, par exemple, 114 meurtres y ont été commis, contre 73 à Toronto, une ville deux fois plus populeuse. Le milieu criminel n’est pas responsable à lui seul de ce sombre tableau. La culture de la violence est-elle ancrée dans notre société plus que dans toute autre au pays ? Et si oui, pourquoi ? Les fins connaisseurs de l’âme québécoise qui pourraient répondre à cette question existentielle ne se sont pas fait entendre à ce jour… L’instigateur du complot, Réjean Lessard, quelque vingt ans après les faits, s’expliquera devant la Commission des libérations conditionnelles : « En adhérant aux Hells Angels, j’adhérais à la criminalité. Dans ce milieu, le club passait avant tout. Je voyais le bateau en train de couler à cause des risques de dissension interne. Il fallait passer à l’action. C’est sûr que c’était extrême d’en tuer cinq, mais c’était comme ça dans ce milieu,

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c’était la loi du talion. Aujourd’hui, je sais que c’était inacceptable… » NNN Au lendemain de ce qui va passer à la postérité sous la dénomination de « Massacre de Lennoxville », le boss des Hells québécois ne se livre pas à une telle introspection. Lui et les autres conjurés se demandent plutôt comment régler les cas des autres membres du chapitre de Laval qui ne sont pas tombés dans leur guet-apens. Et au premier chef, celui d’Yves « Apache » Trudeau. On a de graves reproches à lui faire, dont celui de travailler au noir en acceptant des contrats d’assassinat comme celui de Paul April et d’ainsi impliquer indirectement les Hells Angels dans une guerre intestine avec laquelle ils n’ont rien à voir, comme celle du Gang de l’Ouest, et ainsi de les mettre à risque. Et il a poussé le bouchon plus loin en soutirant 100 000 dollars à de futurs Hells, les Néo-Écossais – ce qui ne se fait pas – et ce, au seul profit du chapitre de Laval, alors que la règle est de partager tout gain avec l’organisation provinciale. Et on a tout à craindre de sa réaction devant les assassinats de ses amis, d’où la nécessité de prendre les devants. Le problème est que ce psychopathe achevé a du pif, il l’a démontré en ne se rendant pas au meeting de Lennoxville, trouvant que l’affaire sentait le roussi. Il a plutôt choisi de faire d’une pierre deux coups en trouvant refuge dans une clinique de désintoxication où il serait difficile de lui régler son compte devant témoins… et où il pourrait se défaire de sa dépendance à la cocaïne et à l’alcool. Les Hells dépêchent deux prospects du chapitre de Sorel à la Maisonnée d’Oka, le centre de désintoxication, pour voir s’il ne serait pas possible de faire disparaître l’« Apache ». L’un d’eux est Normand « Bif » Hamel, qui va mener une carrière aussi fulgurante que mouvementée au sein du gang. 54

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L’autre, Gilles « le Nez » Lachance, est un des motards de Laval qui a échappé à la purge. En effet, la plupart des membres restants de ce chapitre aboli qui n’ont pas été exécutés ont été invités à joindre les rangs des Hells de Montréal ou à prendre leur retraite. « Le Nez » a choisi la première option, mais comme on va le voir, cette décision n’est que temporaire et le transfuge va causer de sérieux dégâts à l’organisation. À Oka, les deux envoyés mal intentionnés font chou blanc, leur cible étant trop entourée. Les patrons du gang optent alors pour une stratégie différente en ce qui concerne Trudeau. On va mettre d’abord à profit ses talents d’assassin et on verra pour la suite. Normand Hamel revoit Trudeau qu’il a informé, à leur rencontre précédente, de sa radiation des Hells comme du sort réservé aux cinq victimes de la purge et de la dissolution pure et simple du North Chapter. Cette fois, il lui annonce qu’il pourra récupérer sa moto et les quelque 40 000 dollars qui lui appartiennent, saisis lors du raid sur le repaire de son gang, s’il règle le cas de Ginette Henri, la « comptable » du chapitre de Laval et la petite amie de JeanPierre Mathieu. On craint qu’en apprenant que celui-ci a été exécuté, elle ne gagne le camp des forces de l’ordre. Le tueur tente de passer à l’acte, mais sa proie est étroitement surveillée par les policiers, ce qui la met hors d’atteinte. On lui commande ensuite l’exécution de Régis « Lucky » Asselin, un prospect du North Chapter, qu’il arrose d’une rafale de mitraillette à la sortie de la résidence de sa maîtresse, mais la victime survivra à l’attentat. Enfin, au début de mai, sur l’injonction de ses anciens compagnons d’armes, il étrangle Jean-Marc « Grande Gueule » Deniger, un allié du défunt chapitre de Laval dont on craint les indiscrétions. LES HELLS AU BORD DE L’ABÎME

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Anxieux de faire savoir à ses commanditaires qu’il a enfin réussi à s’acquitter d’une mission, il compte sur la couverture de ce crime par les médias pour ce faire. Or, les quotidiens n’en soufflent mot. Après quelques jours d’attente, il téléphone alors à la rédaction du Journal de Montréal et invite son interlocuteur à se rendre sur la rue de Normanville où il trouvera une Chevrolet familiale abandonnée, propriété d’un certain Monsieur Deniger, sur le plancher de laquelle gît un cadavre. C’est ainsi qu’ont finalement été découverts les restes de sa dernière victime. En effet, peu de temps après, « Apache » se fait bêtement intercepter par des policiers, un revolver en sa possession. Il écope un an de réclusion pour port d’armes illégal, à purger à la prison de Bordeaux. Il ne peut pas savoir que sa vie va basculer avant qu’il n’en sorte… NNN Durant ce temps, l’absence totale des motards de Laval sur leur radar a piqué la curiosité des policiers affectés à la surveillance de leurs activités. Où diable sont-ils passés ? Sont-ils tombés, victimes des Outlaws ? On finit par perquisitionner leur repaire puis les résidences de ceux manquant à l’appel. Force est de constater qu’on est passé avant eux pour vider les lieux ou pour effacer toute trace de leur appartenance à un quelconque gang. Peu à peu, les enquêteurs de la brigade antigang de la SQ acquièrent la conviction qu’une crise majeure a secoué les Hells québécois. À la mi-avril, de spectaculaires raids policiers visent les repaires de Sorel, de Lennoxville et de Halifax. Les lieux et leurs alentours sont ratissés, une cinquantaine de motards sont arrêtés puis cuisinés. La réplique des Hells ne se fait pas attendre ! Ceux de Sherbrooke intentent aussitôt des poursuites en dommages et

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intérêts de 350 000 dollars contre le corps policier provincial, se disant victimes d’arrestations et de détentions illégales, et alléguant des dommages causés à leur local de Lennoxville. On en est là quand, le premier juin, des plaisanciers aperçoivent un corps flottant à la dérive sur le Saint-Laurent, à la hauteur du village de Saint-Ignace-de-Loyola. Le soir même, les autorités sont en mesure d’affirmer que la dépouille repêchée est celle de Guy « Brutus » Geoffrion, un des motards portés disparus. Il n’en faut pas plus pour que la SQ déclenche dès le lendemain une opération de ratissage des fonds du fleuve autour du

On se presse sur le quai du village pour voir les plongeurs de la SQ remonter à la surface les restes des victimes du « Massacre de Lennoxville ».

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quai de ce hameau, situé sur une île en face de la ville de Sorel. Des centaines de curieux, trois jours durant, voient des plongeurs remonter les cadavres des Hells passés par les armes. Ils sont au nombre de six. En effet, s’ajoute à ceux abattus à Lennoxville celui de Claude « Coco » Roy, un prospect du North Chapter, porté disparu à la suite d’une information fournie par sa petite amie : il n’est jamais revenu d’un rendez-­ vous que lui avait fixé Michel « Jinx » Genest, deux semaines après la tuerie de Lennoxville. Le terrible bilan de l’opération policière fait les manchettes des médias, un frisson d’horreur court sur tout le Québec qui ne s’explique pas un acte d’une telle sauvagerie. Le tollé décuple la diligence des enquêteurs. De fil en aiguille, d’un renseignement ou d’une dénonciation à l’autre, de recoupement en recoupement, ils finissent par reconstituer le puzzle macabre. Les filatures, les perquisitions, les interrogatoires, les arres­ tations puis les accusations se succèdent. Plus de trente Hells québécois et néo-écossais se retrouvent dans de sales draps. Le ministère public dispose de deux témoins repentis dont Gilles Lachance, envoyé quelques semaines plus tôt auprès d’Yves Trudeau pour l’éliminer. Les autorités lui ont fait une offre qu’il ne pouvait refuser : en tournant sa veste, il vengeait ses frères d’armes de Laval et il échappait à une lourde peine d’emprisonnement. L’accusation estime que pour étayer sa preuve, il lui faut davantage. Les leçons tirées de la récente affaire du tueur à gages « retourné » Donald Lavoie vont inciter les policiers à tenter un coup fumant. Pour mémoire, à la fin des années 1970, les gangs de tout genre connaissent une prospérité telle qu’ils ont constitué un défi sans précédent pour les polices du monde entier. Les

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pouvoirs publics tant européens que nord-américains se sont atta­qués au problème en encourageant la délation. Au Québec, on a emboîté le pas en 1980 quand un homme de main du fameux gang des frères Dubois, Donald Lavoie, menacé de mort par ses amis d’hier, est passé dans le camp des forces de l’ordre. Il a avoué avoir commis 27 meurtres puis a consenti à témoigner contre ses complices d’antan. En échange, on n’a retenu contre lui aucun de ses crimes avoués et il n’a écopé que huit ans de prison pour une banale affaire d’extorsion. De plus, il a été entendu qu’à la fin de son incarcération, on lui fournirait une nouvelle identité. Lors de l’enquête préliminaire d’un des accusés dans ­l’affaire des motards exécutés, le détective Louis de Francisco, dans son témoignage, fait savoir que les Hells ont mis la tête d’Yves Trudeau à prix. Le montant de la récompense : 50 000 dollars ! La nouvelle fait aussitôt la une de la presse à sensation. Le sergent Marcel Lacoste de la SQ, qui dirige l’enquête, passe voir le principal intéressé dans sa cellule quelques jours plus tard. Il apporte quelques découpures de journaux et se fait fort de lui rappeler qu’il sera libre dans quelques semaines. Libre, mais aussi, bien vulnérable… L’« Apache », fait comme un rat, consulte sa sœur puis la mère de son seul enfant et se décide à faire le saut. Quelques semaines plus tard, sa confession fait l’événement. Le tableau de chasse de ce tueur laisse bouche bée. Il reconnaît avoir assassiné 43 personnes, pour la plupart des fiers-à-bras et des trafiquants de drogues. À cinq pieds cinq pouces (1,62 m) et 135 livres (61 kg), il n’aimait pas les gros bras et les grandes gueules, explique-t-il. Il était contre la violence, ajoute-t-il, surtout celle exercée sur ses amis… Il n’a pu, bien sûr, éviter certaines bavures. Il a ainsi dû occire une dame d’une cinquantaine d’années qui en savait trop

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sur une de ses exécutions. Il lui est aussi arrivé de se méprendre sur l’identité de deux ou trois de ses victimes. Mais lorsqu’il tuait, tient-il à préciser, il le faisait de façon expéditive, pour ne pas trop faire souffrir l’autre. C’est pour cette raison qu’il affectionnait la dynamite, lui qui la maniait si bien puisque dans sa prime jeunesse, il avait travaillé dans une usine d’explosifs. Sa collaboration est quotidienne, il devient une sorte d’encyclopédie, une source d’information privilégiée que consultent fréquemment les policiers. En conséquence, le prix de sa vie aurait monté sensiblement. André Pépin, de La Presse, rapporte : « On dit que sa tête a été mise à prix pour plusieurs millions de dollars. Lorsqu’on le transporte de sa prison du quartier général de la SQ à un palais de Justice, il porte un gilet pare-balles et est escorté d’une vingtaine de policiers armés jusqu’aux dents. » En février 1986, il dépose à l’enquête préliminaire de Hells accusés de la tuerie de Lennoxville. Son témoignage terminé, il doit passer devant le box vitré des accusés qui, apparemment, ont voulu sa mort. Rendu devant eux, il ne presse pas le pas, L’« Apache » sous bonne escorte.

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il ne baisse pas la tête, bien au contraire. Il s’arrête plutôt, se tourne vers eux, les fixe un instant puis, imitant le geste de celui qui a une mitraillette entre les mains, il fait mine de les arroser de balles. Ra-ta-ta-ta. Il repart ensuite d’un pas ­guilleret. Sa collaboration avec les autorités lui vaut d’être condamné à la prison à perpétuité, mais avec une possibilité de libération conditionnelle au bout de sept ans d’incarcération plutôt que 25. Il sera libéré sous condition en 1994. Comme convenu, les autorités lui ont fourni une nouvelle identité. Sous le nom de Denis Côté, il s’installe dans les Basses-Laurentides. Dix ans plus tard, il fait à nouveau parler de lui. Cette fois, il est arrêté puis accusé d’avoir agressé sexuellement un jeune garçon. Il avoue sa culpabilité et est condamné à quatre ans d’emprisonnement. Il refait parler de lui à l’été 2008. Cette fois, il comparaît devant la Commission des libérations conditionnelles et demande à être élargi pour pouvoir finir ses jours dans une unité de soins palliatifs. Il est atteint d’un cancer de la moelle épinière qui en est à sa phase terminale… Il décèdera peu de temps après. NNN Au lendemain de la mise en accusation des motards impliqués dans le « Massacre de Lennoxville », tous sont d’avis qu’elle entraînera des conséquences irréparables pour les Hells. Dans les milieux tant policiers, judiciaires et journalistiques que criminels, même, on croit que le gang québécois est allé trop loin dans la barbarie et s’est ainsi condamné à une rapide ­extinction. On se trompe… Les Hells vont sortir de cette situation critique plus déterminés que jamais à se faire une place au soleil. Au soleil noir de la criminalité organisée.

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Pour une bonne part, ils doivent leur survie à certaines lacunes de l’enquête policière, à des faiblesses de la preuve testimoniale, aux lourdeurs des procédures criminelles, à la roublardise de leurs défenseurs – grassement rémunérés –, aux largesses de notre système judiciaire et à l’inexpérience de ses acteurs devant une affaire d’une envergure et d’une complexité sans précédent. Il faudra attendre la tenue des maxi-procès instruits contre les mêmes Hells Angels, au tournant des années 2000, pour voir que ce genre d’affaire criminelle peut être traitée avec un minimum d’efficacité juridique. Si la trentaine de motards arrêtés à l’été 1985 avait dû faire face à une Justice moins « démocratique », ils auraient été conjointement accusés de meurtre au premier degré, puisque tous présents sur la scène du crime et tous au fait de la sanglante conjuration. Leur complicité leur aurait coûté l’emprisonnement à vie… Au début des procédures, on porte des accusations de meur­ tre contre pas moins de quatorze motards. Au bout du compte, seulement six d’entre eux subiront des procès pour meurtre en bonne et due forme. Les autres accusés s’en tireront avec des accusations de complicité après le fait. Un seul procès attirera l’attention. Il s’instruit en septembre 1986 : Réjean Lessard, Luc Michaud, Jacques Pelletier et Robert Richard sont accusés d’avoir participé aux meurtres prémédités des victimes du « Massacre de Lennoxville ». Les débats se déroulent sans histoire jusqu’à ce qu’une surprise de taille survienne à la dernière minute. Les délibérations des jurés traînent depuis des jours lorsque l’un d’eux, pris de remords, avoue avoir reçu 25 000 dollars d’un ami, soi-disant lié aux Hells Angels, ce qui ne sera jamais prouvé.

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Finalement, quatre des accusés seront reconnus coupables et condamnés à la prison à vie. Un cinquième complice, au terme d’un procès séparé, subira le même sort. Une douzaine d’autres motards seront traduits en justice sous des accusations moins graves et écoperont de sentences allant de deux à neuf ans de réclusion. Bref, ce qui s’annonçait comme la fin des haricots pour les Hells Angels québécois au lendemain du « Massacre de Lennoxville » a tourné en accident de parcours qui ne freinera en rien leur montée en puissance. La société québécoise en général et le milieu criminel en particulier vont en avoir plein les pattes…

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Chapitre 3

BONJOUR LES DÉGÂTS !

N’

eût été les SS Montréalais, nos Hells Angels n’auraient pas connu un destin aussi prospère. En même temps qu’ils s’affairent à finaliser les projets de fondation des chapitres de Sherbrooke et d’Halifax, ils courtisent les membres d’une redoutable bande de motards qui en mène large dans des quartiers de l’est de Montréal, où on ne consomme pas moins de dope que dans le centre-ville et à l’ouest, dans la Petite-Bourgogne et Notre-Dame-de-Grâce. L’objectif de ces tractations de coulisses en est un de recrutement, car Réjean Lessard et compagnie ont décelé dans ce groupe des valeurs sûres. La suite des événements va leur donner raison : il se trouve chez le gang ciblé des jeunes hommes qui vont jouer un rôle déterminant dans l’irrésistible ascension des Hells Angels québécois et, par voie de conséquence, canadiens. Il n’est pas du tout certain que ces derniers auraient conquis les sommets de la criminalité organisée si les pourparlers d’adhésion n’avaient pas abouti. Cette vingtaine de SS a pignon sur rue à Pointe-auxTrembles, une banlieue de l’extrémité est de l’île, et ils ne sont

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pas nés de la dernière pluie. À leur fondation, au tournant des années 1970, ils s’appellent d’abord Outlaw Montréal. Quand, en 1977, les Devil’s Disciples deviennent les Outlaws, ils ont tôt fait de changer leur appellation pour celle de SS, afin d’éviter toute confusion : ils n’ont rien à voir avec les adversaires des Hells. Bien au contraire, ils sont à tu et à toi avec ceux-ci. Pourquoi avoir choisi ce nom de SS, le sigle de l’organisation paramilitaire nazie qui a fait régner la terreur dans l’Allemagne hitlérienne, puis dans toute l’Europe occupée quarante ans plus tôt ? Ces jeunes délinquants endurcis militent-ils pour la suprématie de la race aryenne ? On peut le croire… Ces alliés des Hells Angels vivent dangereusement, comme tous leurs semblables, en ces tumultueuses années 1980. En mai 1982, leur chef, Alain « Ti-Noir » Vallée, meurt aux mains d’un certain Alain Turenne. Lui succède alors Normand « Biff » Hamel qui, à la fin de 1984, va présider au sabordage des SS au profit des Hells dont il devient un prospect. Ses frères d’armes Yves Gagné et Gerry Coulombe l’imitent, de même qu’un certain Aubin. Comme on l’a vu au chapitre précédent, Hamel sera impliqué dans l’affaire du « Massacre de Lennoxville », quelques mois plus tard, et surtout dans la suite des évènements. Coulombe, lui aussi témoin du quintuple meurtre, aura la réaction contraire : révulsé, il dénoncera ses amis d’hier et témoignera contre eux. Il se trouve un grand absent parmi ces SS qui sont passés dans le camp des Hells. Il s’agit d’un ami proche du président Hamel qu’il n’a pu suivre, pour le moment, car il se trouve derrière les barreaux pour quelque temps encore. Déjà surnommé « Mom », cet ex-SS s’appelle Maurice Boucher. Comme tout gang de motards bien structuré, les SS comptent dans leur mouvance des compagnons de route, des

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« associés » qui font de sérieuses affaires avec eux mais s’abstiennent de porter leurs couleurs pour toutes sortes de raisons. Deux d’entre eux se démarquent.

Salvatore Cazzetta, à deux moments de sa longue vie tumultueuse.

Le premier s’appelle Salvatore Cazzetta et il va devenir, au fil des ans, une figure de proue du milieu criminel montréalais. Au tournant du 21e siècle, il en sera même l’acteur dominant. Son statut chez les SS ne fait pas l’unanimité auprès des historiens du crime organisé ; une majorité, cependant, affirme qu’il était un fidèle partenaire, pas un membre en règle. Le deuxième, Sylvain Pelletier, est à cette époque le plus puissant de tous ces jeunes hommes. Il mange à plusieurs râte­ liers, dont celui du trafic de stups à grande échelle et du braquage cinq étoiles. Bien connu des policiers, il ne l’est pas des habitués de la chronique des faits divers. C’est en 1988 qu’il va faire son entrée sur la place publique. Avec un rare fracas. NNN Le 20 mai de cette année-là, vers 11 heures, dans le parking d’un centre commercial de Longueuil, sur la Rive-Sud de Montréal, trois lascars descendent de voiture. Ils sont vêtus de longues

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vestes sous lesquelles ils dissimulent mal des pistolets mitrailleurs. Ils prennent la direction d’un supermarché à grande surface, très achalandé en ce vendredi. Ils font irruption dans l’établissement, brandissent leurs armes, tirent deux coups de semonce en l’air, puis ordonnent au personnel et à la centaine de clients se trouvant aux caisses enregistreuses de s’allonger sur le sol. Juste devant celles-ci se trouve le coffre-fort où s’entassent les recettes du magasin. L’un des bandits s’en approche aussitôt et se met en frais d’en faire sauter la porte au plastic avant de mettre la main sur le magot qui y dort. Cette opération de commando a pris à peine 60 secondes. Et ses auteurs repartent avec un butin de 125 000 dollars. Aujourd’hui, cela vaudrait le double, soit un quart de million… Rappelons-nous aussi qu’à cette époque, l’épicerie se payait comptant : on ne pouvait pas utiliser de carte de crédit et la carte de débit, elle, était peu répandue, d’autant plus que le paiement direct n’existait pas encore. Bref, les espèces régnaient… dans les coffres de tous les commerces. À sa sortie du lieu de leur méfait, le trio de pros monte à bord d’une voiture conduite par un quatrième complice qui démarre en trombe. Comme l’exige le modus operandi de tout braqueur d’expérience, les fuyards font un bout de chemin puis descendent de la voiture – volée deux ou trois jours auparavant. Ils se défont alors de leur accoutrement afin d’échapper au signalement fourni par les témoins du vol, avant de monter dans une autre voiture qui les emmènera à leur point de chute, en lieu sûr. Mais avant de s’enfuir, ils vont manquer de chance. Tapis derrière une haie, ils sont occupés à se changer quand une dame âgée les aperçoit de la fenêtre de son salon. Elle enjoint aussitôt à son fils de composer le 9-1-1.

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Des policiers de Longueuil qui patrouillent le secteur débarquent sur les lieux dans la minute et arrêtent les trois gangsters. Le conducteur de leur voiture de fuite a cependant le temps de filer… avec le butin ! Les trois prévenus comparaissent au palais de Justice de Longueuil le lendemain. Il s’agit de Rémi Cartier, 26 ans, Claude Bouchard, 29 ans, et Nelson Pelletier, 25 ans. Ce dernier constitue une prise de taille, car il est le frère de Sylvain qui, à 28 ans, est le meneur de la bande d’une quinzaine de truands appelée le « Gang de l’Est » parce qu’elle sévit dans des quartiers situés à l’est de la rue Saint-Laurent, la fameuse Main qui divise la métropole en deux parties. Ce gang, dans le Milieu, on le désigne aussi sous le nom de « Clan Pelletier », car quatre redoutables frères en forment le noyau dur. Il s’agit de Sylvain, Harold, Richard et Nelson, celui qu’on vient de prendre la main dans le sac. Le lendemain de son arrestation, la police montréalaise fait savoir à celle de Longueuil qu’elle soupçonne ce gang d’avoir commis deux autres braquages du même genre, dans des magasins à grande surface de la métropole, en décembre et mars de cette même année. Mieux encore, les policiers croient que les Pelletier et leurs complices ont commis pas moins d’une centaine de holdups au cours des dernières années… Là, pour la première fois, les forces de l’ordre ont pris l’un des Pelletier en flagrant délit. Il reste à le faire condamner par le tribunal, ce qui va laisser le temps à ses frères de tenter de le sortir de ce mauvais pas. Quelques semaines ont passé depuis l’arrestation de Nelson Pelletier quand des témoins du braquage de Longueuil se plaignent d’avoir été victimes d’actes d’intimidation. Certains ont été réveillés en pleine nuit par le bruit assourdissant d’une rafale d’arme automatique tirée dans la porte d’entrée de leur domicile.

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L’incident de trop survient à la mi-septembre 1988 quand, dans le stationnement du palais de Justice de Longueuil, on découvre une bombe sous la voiture de Jacques Pothier, le procureur de l’accusation chargé de faire condamner Nelson Pelletier et ses complices. Les policiers, convaincus que Sylvain Pelletier est derrière cet attentat raté, décident de le mettre hors d’état de nuire et se lancent à sa recherche. Ils le débusquent dans un chalet des Laurentides où ils trouvent des armes à feu illégales, ce qui permet de porter une accusation contre lui. Il comparaît aussitôt au palais de Justice de Saint-Jérôme et le ministère public refuse qu’on le libère sous caution. On veut garder le suspect derrière les barreaux le plus longtemps possible et ainsi l’empêcher d’intervenir dans la cause de son frère Nelson. Le juge consent à remettre l’enquête sur cautionnement cinq jours plus tard. À la date convenue, un fourgon cellulaire passe prendre Sylvain à la prison de Saint-Jérôme pour l’emmener devant le tribunal, à cinq minutes de là. On lui a fixé des entraves aux pieds et aux mains. Rendu à destination, un gardien descend du fourgon et passe à l’arrière pour en ouvrir la portière et faire descendre le prisonnier. Il est accueilli par un direct à la mâchoire asséné par Pelletier qui a réussi – on ne sait comment – à se débarrasser de ses liens. Il bondit alors du fourgon et court à toutes jambes vers une voiture stationnée à proximité. Mais il perd pied et chute, ce qui permet à ses deux gardiens – dont celui qu’il a frappé – de le rattraper et de lui passer à nouveau les menottes. Le conducteur de la voiture qui l’attendait, quant à lui, a tôt fait de démar­ rer sur les chapeaux de roue et de disparaître dans la nature. On s’étonne que Sylvain Pelletier, accusé seulement de possession d’armes, ait pris tant de peine à tenter de s’évader.

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Sylvain, Richard, Nelson et Harold Pelletier : ils sont, pour l’Est montréalais, ce qu’ont été les frères Dalton pour le vieil Ouest américain.

Après tout, il n’allait écoper que d’une amende ou de quelques jours de prison. Mais voilà, il savait qu’il lui pendait au nez de bien plus graves accusations. En effet, un des accusés du vol dans le supermarché de Longueuil, Claude Bouchard, a tourné sa veste ! Non seulement a-t-il raconté tout ce qu’il sait de ce braquage, mais il a tout révélé de deux meurtres commandités par son boss, Sylvain Pelletier lui-même. Bouchard révèle que le 3 décembre 1982, Richard Pelletier l’a appelé pour le convoquer à un rendez-vous le jour même avec son frère Sylvain qui avait une mission urgente à lui confier. Il s’agissait d’abattre un ancien motard des SS, du nom de Patrick Halpin, toujours actif dans le trafic des stupéfiants, qui sévissait dans des brasseries de l’est de Montréal et avait osé servir une sévère correction à un membre du clan Pelletier. Le boss remet alors à Bouchard un sac contenant un revolver de calibre .38 et des accessoires de déguisement comme des lunettes avec faux nez et moustache… Richard Pelletier l’emmène ensuite en voiture pour lui montrer le lieu de résidence de la cible. Le soir même, Bouchard se fait conduire par un ami chez Halpin. Il sonne, le jeune homme répond. Bouchard, costumé et ganté, lui lance alors : « J’ai un cadeau de la part de Sylvain Pelletier. » L’autre recule, le visiteur tire une première fois et l’atteint au haut du corps. Sa victime trouve la force de faire

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quelques pas jusqu’à la chambre à coucher… où il s’écroule. Le tueur l’y rejoint et l’achève sur-le-champ avant de déguerpir. Quelques heures plus tard, il revoit Sylvain Pelletier pour lui rendre compte du succès de sa mission et se faire remettre 500 maigres dollars pour son forfait… On sait moins de choses à propos de l’assassinat de Sylvain Labbé, commis la veille de Noël 1985. Sinon que ce dernier se rendait en voiture réveillonner chez des amis en compagnie de sa petite amie quand Bouchard les a arrosés d’une rafale de mitraillette. Labbé est tué sur le coup alors que Sylvie Dupuis, grièvement blessée, va s’en sortir. Le procès de Sylvain et Richard Pelletier pour le meurtre de Patrick Halpin se solde, en mai 1989, par un verdict d’acquittement. Le jury n’a pas cru le délateur Bouchard qui s’est avéré un témoin peu convaincant. Sylvain Pelletier et son frère l’ont échappé belle, ils ne risquaient pas moins que la perpétuité… En attendant de lui faire un procès pour le meurtre de Sylvain Labbé, on devra relâcher sous caution l’aîné du clan qui pourra retourner à ses affaires. NNN En ce milieu de l’année 1989, plus de quatre ans après la fin des SS montréalais, les événements ont beaucoup évolué dans le monde des bikeurs québécois. Le premier moment à retenir est celui de l’arrivée de Maurice Boucher chez les Hells Angels du chapitre de Montréal, à titre de prospect, au début de l’année 1986. Ce sans-grade jouit, dans son cercle restreint, d’une réputation de cogneur. Issu d’un milieu ouvrier, élevé à la dure dans le chaud quartier montréalais d’Hochelaga-Maisonneuve – ­appelé HoMa par ses habitants et pas encore en voie d’embour­ geoisement –, il tombe dans la délinquance dès l­ ’ado­lescence.

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Le prospect Maurice Boucher.

Il fait face à la justice à quelques reprises, mais il s’en tire plutôt bien jusqu’à ce qu’à 21 ans, en 1976, il soit condamné à 40 mois de prison pour vol à main armée. Huit ans plus tard, il écope 23 mois pour une agression sexuelle. Aussitôt élargi, cet ex-SS retrouve donc son ami Normand Hamel. Au cours de ses séjours en prison, il ne s’est pas fait d’amis chez les gardiens ou le personnel d’encadrement : ce fauteur de troubles à la mèche courte et au tempérament dominateur a été impliqué dans de nombreux incidents violents. Cet inconnu au bataillon a déjà 33 ans et il n’a guère impressionné les enquêteurs, psychologues ou agents de probation ayant croisé sa route. On le juge borné, raciste, drogué, illettré et d’une intelligence très moyenne. « Mom » n’a donc rien d’une recrue de choix. Et pourtant… Il va surprendre tout le monde, à commencer par lui-même,

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peut-être, en effectuant une irrésistible ascension « professionnelle » en deux courtes années. Les circonstances font surgir les hommes, a-t-on dit. En cet hiver 1986, elles sont très particulières en ce qui a trait aux Hells Angels québécois, très mal en point dans la foulée du « Massacre de Lennoxville ». Le boss du chapitre phare de Montréal, Réjean Lessard, croupit derrière les barreaux, alors que Michel Langlois, considéré par les policiers comme le président « national » du gang, est en fuite. De plus, une vingtaine de leurs comparses sont en difficulté devant les tribunaux. Maurice « Mom » Boucher surgit dans ce vide du pouvoir. Emporté par son élan, il va atteindre dix ans plus tard le sommet de la notoriété médiatique et publique, incarnant pour les uns l’archétype du rebelle winner, pour les autres, le Mal tout court. Avec le recul, une génération plus tard, on peut se demander si ce délinquant sans scrupule, ambitieux, téméraire, rusé et charismatique n’est pas devenu prisonnier de son image de gangster omnipuissant. Cette illusion l’aurait mené aux pires excès de pouvoir et conduit à la chute. NNN Le deuxième tournant de l’époque survient en 1988 et il met en évidence Walter Stadnick, le plus étonnant personnage de la saga des Hells Angels tant québécois que canadiens. Celui que l’on surnomme « Nurget » est aussi le plus improbable des durs à cuire du chapitre montréalais dont il est membre et où règnent les colosses francophones : il ne fait que cinq pieds et quatre pouces (1,60 m) et ne parle pas un mot de français. Il compense ces désavantages par sa roublardise, son ­audace, son impitoyabilité, son dévouement à la cause du gang, son sens aigu des affaires, son art de la persuasion – accompagnée de menaces lorsque nécessaire –, sa connaissance du

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« Nurget » Stadnick, l’étonnant Hells Angel du chapitre montréalais.

milieu des motards ontariens que rêvent de conquérir les Montréalais et ses nombreux contacts avec des gangs des provinces des Prairies. Bien qu’établi à Hamilton depuis son accident de moto de 1984, il fait de nombreux et longs séjours à Montréal et il participe activement aux opérations quotidiennes du chapitre. C’est ainsi qu’il s’est pris d’amitié pour Maurice Boucher malgré la barrière des langues : ce dernier ne comprenant rien à l’anglais, ils communiquent par signes ou avec l’assistance d’un interprète. Les ambitions expansionnistes d’un océan à l’autre de ses acolytes québécois favorisent l’Ontarien quand survient la vacance à la présidence nationale des Hells Angels, lorsque Michel Langlois aboutit en prison. Au printemps 1988, Stadnick lui succède. Le nouveau président fait aussitôt prendre sérieusement du galon à Boucher en le faisant son lieutenant pour le territoire québécois.

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Voilà l’ancien petit voyou d’HoMa parti pour la gloire. Une gloire qui lui vaudra des années et des années de bagne, mais ça, il ne peut pas le savoir… Aussitôt installés, en mai 1988, les deux lascars partent pour Québec y officialiser la création d’un chapitre local ayant pignon sur rue à Saint-Nicolas, une banlieue de la ville de Lévis, en face de la Vieille Capitale. Les Hells n’ont pas trouvé dans cette région de gang de motards apte à se joindre à eux. Ils ont plutôt convaincu des bikeurs doués de Matane et du comté de Kamouraska de déménager leurs pénates et de s’établir dans la région de la Capitale nationale. Plus tard, on procédera de la même façon à Trois-Rivières. NNN Quand Sylvain Pelletier recouvre sa liberté provisoire, à cette même époque, il reprend ses affaires où il les avait laissées et s’occupe, entre autres choses, de solidifier l’emprise de son gang sur le trafic de drogues à l’est de la Main, notamment dans le quartier HoMa. Au début de 1989 surgit de l’ombre une vieille connaissance de Pelletier, Hamel et Boucher, du temps des SS : Salvatore Cazzetta. Plutôt que de joindre les Hells Angels, comme ces deux derniers, il s’en est éloigné. Il aurait décidé de faire bande à part parce qu’indigné par la purge barbare des motards de Laval, dit-on. Ce grand costaud, très imposant, passe pour aussi brutal que réfléchi. Ce délinquant en est un d’exception : il a fait des affaires et développé des amitiés avec toute la fine fleur du crime organisé montréalais. Né en 1954, il s’est initié au crime dans son quartier natal de Saint-Henri où il a frayé avec les gangsters du clan régnant des frères Dubois. Grâce à son ascendance italienne et à des

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liens familiaux, il dispose de puissants alliés au sein de la faction des Rizzuto qui domine la mafia italo-montréalaise de cette époque. Enfin, il est au mieux avec des caïds du Gang de l’Ouest avec qui il fait aussi affaire. En cette fin des années 1980, Cazzetta se rend compte que l’avenir du trafic de stupéfiants de haute volée appartient aux seules bandes organisées. L’ère des entrepreneurs indépendants est révolue. Secondé par son jeune frère Giovanni, une grosse pointure lui aussi, et une dizaine d’autres dealers de poids, il fonde, à Montréal d’abord puis à Québec ensuite, le gang des Rock Machine sur le modèle hiérarchique des bandes de bikeurs traditionnels. Mais la comparaison avec les Hells Angels de ce monde s’arrête là. Les membres du gang fuient toute attention policière ou publique : ils ne chevauchent pas de pétaradantes Harley-Davidson ni ne portent des blousons de cuir arborant des insignes distinctifs. Ils se contentent de porter un tee-shirt noir orné d’une tête d’aigle et une bague sertie du même ­emblème. Ces messieurs des Rock Machine ne sont pas des motards. Il s’agit de gangsters confirmés et prospères qui mettent en pratique le vieil adage voulant que l’union fasse la force… Leurs rangs ne tardent pas à grossir : une centaine de loubards s’agitent dans la mouvance de ce syndicat du crime nouvelle manière qui a la haute main sur le trafic de drogue dans plusieurs bars et restaurants du centre-ville. Les Rock Machine dominent ces territoires très rentables. La seule rue Saint-Laurent, la fameuse Main, représente un marché annuel de 5 millions de dollars, estime-t-on. Tout l’est de Montréal représente un espace de vente assez vaste pour que des gangs, indépendants les uns des autres,

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brassent de grosses affaires. Les Cazzetta et compagnie, qui ont le haut du pavé, et des francs-tireurs, comme les frères Pelletier et leurs associés, vivent dans une relative harmonie. Peu après la fondation des Rock Machine, l’aîné et leader desdits Pelletier, Sylvain, voit arriver le moment de répondre de l’assassinat de Sylvain Labbé, qu’il a commandé au tueur devenu délateur Claude Bouchard. Il s’en tire à bon compte, n’écopant que cinq ans de prison après s’être avoué coupable d’une accusation réduite, soit celle de complot pour meurtre. Compte tenu du temps qu’il a passé derrière les barreaux avant son procès – et qui compte en double –, et aussi du fait qu’il est admissible à une libération conditionnelle à la moitié de sa peine, il sera élargi en 1993. Au cours des quelque deux ans qu’il est resté à l’ombre, le monde interlope a entrepris une profonde mutation, car on ne s’est pas tourné les pouces chez les Hells Angels.

Louis « Melou » Roy, du Saguenay-Lac-Saint-Jean à Trois-Rivières.

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Tout d’abord, ils ont poursuivi leur conquête du territoire québécois en investissant Trois-Rivières, le dernier grand centre urbain manquant à leur tableau de chasse. Les redoutables Missiles du Saguenay-Lac-Saint-Jean, menés par Louis « Melou » Roy, y ont déménagé, rallié des motards locaux comme Richard « Rick » Vallée, puis endossé les couleurs des Hells en mai 1991.  La pieuvre à l’effigie de tête de mort ailée déploie maintenant ses tentacules sur tout le territoire québécois. À partir des grandes villes où ils sont établis, les Hells Angels sont présents partout en région où ils commandent à distance des clubs-­écoles ou des gangs affiliés. Ainsi, par exemple, ceux de Trois-Rivières veillent sur leur Saguenay-Lac-Saint-Jean d’origine par l’entremise des Satan’s Guards. De cette façon, moins d’une centaine de « patchés » ont sous leur contrôle une légion d’affidés, établis aux quatre coins de la province, qui sont voués corps et âme à leur cause et prêts à tout pour être un jour admis dans le saint des saints qui trône au sommet de la pyramide. Aucun gang, aucune mafia, aucune organisation criminelle au pays ne bénéficie d’un dispositif organisationnel d’une telle ampleur. NNN Les Hells Angels régentent le trafic de stupéfiants partout en province, mais ils sont moins dominants à Montréal, plus particulièrement là où sont implantés les Rock Machine. En mars 1992, ils ont fondé le club-école des Rockers dont une des missions est de développer les « affaires » dans l’est de Montréal. Maurice Boucher dirige ce « programme d’expansion » dans la métropole. Il consiste à forcer, par l’intimidation, la menace

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et la violence, les quelque 150 pushers à l’œuvre dans l’Est à s’approvisionner auprès des Hells Angels. Autrement dit, une guerre larvée entre ces derniers et les Rock Machine venait ainsi de se déclarer. La guerre ouverte, elle, viendra plus tard. Car Boucher n’ose pas attaquer de front Salvatore Cazzetta qui a trop d’alliés, notamment du côté de la mafia italo-montréalaise. Il pèse trop lourd et occupe une place trop prééminente sur l’échiquier du crime organisé. D’autre part, en réponse aux manœuvres de Boucher et consorts, ce Cazzetta fonde l’Alliance. On y retrouve des membres des Rock Machine et des Devil’s Disciples, ainsi que des trafiquants indépendants depuis toujours, affiliés à la mafia italienne ou au Gang de l’Ouest. Pour faire face aux Rockers des Hells, cette Alliance met sur pied un commando d’élite, le Dark Circle, à l’automne 1993. Sa mission est de rendre coup pour coup à ses adversaires… Sylvain Pelletier et son gang, qui ont souvent fait des affaires avec les Hells, voient d’un très mauvais œil la campagne de recrutement agressive menée par leurs amis d’hier. Tout leur business de trafic de stupéfiants est menacé… Sollicité par les Rock Machine de Cazzetta, le Clan Pelletier finit par joindre l’Alliance. La table est ainsi mise pour un affron­tement de première, car les Hells n’attendent plus que le moment propice pour consolider par la force leur empire à Montréal. L’occasion se présente en mai 1994 quand le chef des Rock Machine est pris dans un complot d’importation de 10 000 kg de cocaïne colombienne en provenance des États-Unis. Dans cette opération piège menée par le Bureau antidrogue américain, la DEA, il a sorti 600 000 dollars comptants de sa poche, ce qui donne une idée de ses moyens…

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Arrêté après s’être caché en Ontario, Cazzetta va se battre pendant quatre ans devant les tribunaux avant d’être extradé en Floride, en 1998, où il sera condamné à 12 ans de prison. Voilà donc les Rock Machine et, par ricochet, l’Alliance, privés pour une mèche de leur leader incontesté. Méthodiques et impitoyables, les Hells Angels, à coups de bâtons de baseball et d’attentats meurtriers, vont entreprendre de chasser les Rock Machine et leurs alliés de l’île de Montréal. Leurs adversaires, bien qu’affaiblis, ne se laisseront pas faire pour autant. Maurice Lavoie, 31 ans, est un de ces dealers très prospères, lié au gang de Sylvain Pelletier. Sous la pression des Hells, il décide de passer dans leur camp. Mal lui en prend… Dans la nuit du 19 octobre 1994, il rentre chez lui, dans la banlieue montréalaise de Repentigny, en compagnie de sa ­petite amie. Il est en train de ranger sa voiture le long du trottoir quand surgit une ombre qui arrose de balles le siège avant. Le tueur déguerpit aussitôt. Lavoie meurt sur le coup. Sa compagne, blessée de trois balles au thorax, se traîne jusque chez un voisin pour appeler à l’aide. Les ambulanciers, bientôt sur les lieux, lui sauvent la vie… Dans les minutes qui suivent, la SQ dresse des barrages routiers dans tout le secteur. Vers les 4 heures, des agents stoppent une voiture au volant de laquelle se trouve un jeune homme du nom de Patrick Call. Après vérification de son identité, on le laisse repartir. Le lendemain matin, au rapport, des policiers de Repentigny sursautent en voyant ce nom sur la liste des propriétaires des voitures interceptées. Ils soulignent à leurs collègues de la SQ qu’il s’agit d’un homme de main reconnu de Sylvain Pelletier. Quelques heures plus tard, Call est arrêté. Les enquêteurs estiment que le boss de celui-ci a fait assassiner Maurice Lavoie

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parce qu’il était passé dans le camp des Hells. Mais ils n’ont pas de preuves permettant de porter des accusations. Le problème, pour Sylvain Pelletier, est que les mêmes Hells vont tirer la même conclusion, mais dans leur cas, pas besoin de preuves pour sévir… Ils le feront moins de dix jours après l’exécution de Lavoie. En ce mois d’octobre 1994, Sylvain Pelletier vit lui aussi à Repentigny, en bordure du fleuve Saint-Laurent. Sa femme est enceinte de sept mois de leur premier enfant. Le 28, vers les 11 heures, elle et lui sortent de la maison. Elle fait quelques pas en sa compagnie puis s’arrête. Il continue jusqu’à sa voiture et monte à bord. Elle lui fait un geste de la main en guise d’au revoir quand une formidable détonation se fait entendre et que la voiture piégée explose ! La femme est d’abord frappée de stupeur, elle fait quelques pas en direction du site de la déflagration, puis lance des cris déchirants : « Bébé ! Bébé ! », avant de s’écrouler. En proie à un violent choc nerveux, la pauvre est bientôt secourue par des ambulanciers qui l’amènent d’urgence à l’hôpital. On ne pourra rien pour Sylvain Pelletier : une forte charge explosive placée sous le siège du conducteur a complètement disloqué la voiture et déchiqueté son corps… Les journalistes ne tardent pas à débouler sur les lieux de la tragédie et la nouvelle est aussitôt diffusée sur les ondes de la radio montréalaise. Harold, le frère de Sylvain, qui a entendu le bulletin, accourt aussitôt et hurle son désespoir avant de repartir, bouleversé… Les enquêteurs constatent que la bombe avait été placée sous le siège du conducteur, mais ne peuvent déterminer comment elle a été actionnée. Ils réalisent aussi que la victime, toujours sur ses gardes, avait fait installer un système d’alarme sophistiqué sur sa

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Il est arrivé à Sylvain Pelletier ce qui arrivera à bien d’autres…

voiture. Le tueur qui y avait installé l’engin meurtrier disposait de l’équipement nécessaire, très rare, pour neutraliser l’alarme. Le coup était manifestement l’œuvre d’un expert comme il s’en trouve peu dans le Milieu. En fait, il n’y a à peu près que chez les motards qu’ils exercent, et tout particulièrement chez les Hells Angels. Les policiers se demandent alors si Sylvain Pelletier n’aurait pas été victime de ces mêmes Hells Angels. Si oui, pourquoi ? Ils ne savent pas encore que ces derniers ont sévi contre le leader du clan Pelletier parce qu’il avait ordonné l’exécution de Maurice Lavoie, devenu un sympathisant de ces mêmes Hells. On a longtemps cru que cette exécution avait donné le coup d’envoi de la « guerre des motards » qui allait faire plus de 160 morts au cours des huit années subséquentes.

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Mais vingt ans plus tard, grâce aux révélations du Hells Angels repenti Sylvain Boulanger, on sera en mesure d’établir que le conflit avait déjà surgi quelques semaines plus tôt, à la mi-juillet, quand le commando d’élite de l’Alliance, le Dark Circle, avait frappé le premier. En octobre 1994, personne, à part les principaux intéressés, ne sait que les Hells Angels ont décidé de chasser les Rock Machine et les trafiquants indépendants de l’île de Montréal. La mort de Sylvain Pelletier scelle le destin de son clan, qui disparaîtra littéralement du décor. Son successeur, son frère Harold, se fera témoin repenti un an plus tard. Un autre des frères passera dans le camp des Hells Angels. Les policiers ne remueront pas ciel et terre pour démasquer l’assassin. Mais celui-ci fera une confidence de trop à un de ses pareils et permettra ainsi l’élucidation de l’affaire Pelletier, six mois à peine après son déclenchement.

Richard Vallée, le suspect numéro un du meurtre de Sylvain Pelletier.

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C’est en mars 1995 que Richard « Rick » Vallée, une grosse légume des Hells québécois, membre du chapitre de TroisRivières, est dénoncé par un tueur délateur à qui il aurait raconté les circonstances de meurtres dont il aurait été l’auteur, dont celui de l’aîné des Pelletier. On ne dispose d’aucune autre preuve contre le motard que le témoignage à charge d’un délateur, ce qui ne suffirait pas à convaincre un jury. On s’abstient donc de porter une accusation. Vallée, un expert en explosifs, aurait donc raconté avoir placé la bombe sous le siège du conducteur de la voiture de Sylvain Pelletier. Il aurait aussi expliqué comment il fallait s’y prendre pour faire sauter une victime dans ces circonstances : mettre des gants, placer les explosifs sous le siège du conducteur, relier les fils aux pédales et ainsi de suite. Il aurait assorti son propos de « précieux » conseils. Ainsi, aurait-il déploré, on a tendance à déposer des charges trop lourdes sous les voitures à faire exploser. Dans ces cas, la victime est éjectée par le toit du véhicule et souvent, s’en sort vivante. Estropiée, mais vivante… Le truc est de ne mettre que deux bâtons de dynamite. Ainsi, le conducteur se fait proprement déchiqueter. NNN Une autre confidence livrée par le Hells trifluvien au tueur repenti – dont nous ferons la connaissance dans le prochain chapitre – est plus compromettante. Elle est à la source de l’invraisemblable équipée que sera la suite de cette histoire. Le 28 juillet 1993, Vallée a éliminé, aux États-Unis, le principal témoin à charge devant déposer contre lui, là-bas, dans une affaire d’importation de cocaïne. Il avait installé une bombe sous le siège du conducteur de la voiture de cet indicateur… comme il l’avait fait dans le cas de Sylvain Pelletier.

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Que s’était-il passé dans cette affaire américaine ? Le Trifluvien avait tramé un complot d’importation d’une grande quantité de cocaïne sud-américaine devant transiter par les États-Unis par voie terrestre. Le défi évident, dans ce genre de situation, est de passer la douane impunément… Des complices américains de Vallée ont recruté un résident de Rouses Point, une petite ville de l’État de New York sise à quelques minutes de la frontière. Ce Lee Carter prétendait connaître tous les trucs pour passer de la marchandise au nez et à la barbe des douaniers. Un coup bien au fait du complot de Vallée et de ses complices, il les a dénoncés à la police et, avec l’aide d’agents du FBI, leur a tendu un piège dans lequel ils sont tombés. Voilà le Hells Angels dans l’eau chaude. Les autorités américaines allaient l’accuser de complot pour trafic de cocaïne – avec Carter comme principal témoin à charge – avant d’entreprendre des procédures d’extradition. Se voyant menacé, le motard s’est rendu dans le patelin du délateur, déguisé en livreur de Purolator, et il a fait du porteà-porte, une enveloppe à la main : « Excusez-moi, savez-vous où je peux trouver un certain Monsieur Lee Carter ? Il y a une adresse sur cet envoi, mais ce n’est pas bonne… » C’est ainsi qu’il a pu localiser le domicile de sa victime. Il est revenu quelques jours plus tard piéger sa voiture. Dès qu’ils seront mis au courant par leur source, les policiers québécois ne tarderont pas à informer leurs confrères américains qui, accourus à Montréal, finiront par convaincre le confident de Vallée de venir témoigner contre lui en territoire américain. Une demande d’extradition du présumé assassin est ensuite déposée auprès des autorités canadiennes : en général, il s’agit là d’une formalité, mais un citoyen récalcitrant peut faire

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traîner la procédure, en faisant appel après appel devant nos tribunaux. À la fin de janvier 1997, Vallée se trouve au Centre de détention de Rivière-des-Prairies, en banlieue de Montréal, quand il est victime d’une agression au cours de laquelle il reçoit un violent coup à la mâchoire. Sa plaie finit par s’infecter, si bien qu’il doit subir une intervention chirurgicale à l’Hôpital SaintLuc quelques mois plus tard. Le 5 juin, surveillé par deux agents de sécurité, le détenu malade, menotté et en chemise d’hôpital, annonce, peu avant 20 heures, qu’il veut prendre une douche. Au moment où il entre dans la salle de bains, un complice armé, caché dans un coin, fait irruption, braquant son arme sur l’agent accompagnateur avant de le menotter et de le bâillonner. Vallée et son libérateur prennent ensuite la poudre d’escampette. Deux inconnus, au volant de motos, les attendent à l’extérieur. Les conspirateurs se fondent ensuite dans la nuit. On comprend alors que le motard a tout manigancé. Extradé aux États-Unis et reconnu coupable du meurtre d’un indicateur, il en aurait pris pour la perpétuité, sans possibilité de libération conditionnelle. Alors, il s’est fait fracturer la mâchoire par un complice en prison, en feignant une bagarre, puis il a tout fait pour que sa blessure s’infecte, des semaines durant, jusqu’à ce que l’on doive l’opérer et qu’on l’envoie à l’hôpital… On lance aussitôt un mandat d’arrestation national contre Vallée, mais en vain. Au cours des mois, puis des années à venir, pendant que fait rage la tristement célèbre « guerre des motards », nos forces policières vont multiplier les arrestations et les infiltrations des Hells Angels, mais elles ne trouveront aucune trace du fugitif. On présume qu’il réside à l’étranger. Mais où ?

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Le Québécois aura même l’insigne honneur de figurer sur la liste des personnes les plus recherchées par le FBI. Tous ces efforts s’avéreront vains. L’assassin de Sylvain Pelletier et de Lee Carter s’est volatilisé. Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts quand, le soir du 11 avril 2003, un policier montréalais intercepte une voiture dont le conducteur semble être en état d’ébriété. Elle fait descendre le type, jette un coup d’œil à l’intérieur et met la main sur un revolver. Les papiers du conducteur éméché indiquent qu’il s’appelle Guy Turner et qu’il est citoyen du Costa Rica. Un citoyen en moyens, car il n’a pas moins de six mille dollars en poche. On l’emmène au poste de police, on prend ses empreintes digitales, puis on lui fait signer une promesse de comparaître devant le tribunal avant de le relâcher. Le lendemain, un policier procède à des vérifications d’usage dans le dossier du Costaricain. Entre autres choses, il soumet ses empreintes au registre informatisé et, oh stupéfaction ! constate que le Turner en question n’est nul autre que Richard Vallée ! Les policiers ne l’ont pas reconnu car il a changé son apparence grâce, probablement, à une opération de chirurgie plastique. On se rue aussitôt à l’adresse donnée par celui-ci à l’agent qui l’a arrêté. Elle est, bien sûr, fausse… Décidément, ce motard a le don de mettre nos polices à mal ! Mais cette fois, on aura de la chance. Un des policiers qui a procédé à la fouille de Vallée, au poste, a pris distraitement en note le numéro de son téléphone cellulaire. Il retrouve son bout de papier. Vallée, quant à lui, ne prendra pas la précaution de se débarrasser de son téléphone… ou de fuir Montréal. On parvient à le retracer et on l’arrête dans la soirée du 17 avril 2003 à sa sortie d’un dépanneur.

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Cette fois, le motard n’échappera pas à la surveillance de ses geôliers. Mais il va tout faire pour échapper à la demande d’extradition des autorités américaines. L’affaire va se rendre jusqu’à la Cour suprême, mais il n’aura pas gain de cause. On apprendra plus tard qu’à la suite de son évasion, Vallée s’est caché six ans durant au Costa Rica. Atteint du mal du pays, il est rentré au Québec sous une nouvelle identité, à la fin de mars 2003. Il a été arrêté quelques semaines plus tard. C’est à l’âge de 50 ans, en 2006, que le motard est extradé aux États-Unis. Treize ans après qu’il y eut assassiné Lee Carter. En septembre 2007, il est trouvé coupable de meurtre par un jury de la ville d’Albany, la capitale de l’État de New York. Il faudrait un miracle pour qu’un jour, il rentre vivant de son séjour là-bas.

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Chapitre 4

ITINÉRAIRE D’UN JEUNE HOMME DANGEREUX

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n fauve redoutable a été lâché dans les bas-fonds de Québec, en ce tournant des années 1990. Il se nomme Serge Quesnel. Issu d’un milieu défavorisé, il a basculé dans la délinquance dès la prime adolescence et la spirale de la violence s’est aussitôt enclenchée chez lui. Le voilà bientôt braqueur de banques occasionnel, pusher à la petite semaine et tabasseur sans pitié, chargé par des dealers de faire régler leurs dettes à des accros désargentés. Il est bien conscient qu’on le paie des gnognottes pour les pires brutalités, mais il l’accepte parce qu’il a un plan de carrière, si l’on peut dire. À la mi-vingtaine, il en est à se forger une réputation dans le milieu des motards de la Vieille Capitale, même s’il n’en est pas encore un lui-même. L’argent et le respect viendront ensuite. En attendant, il est prêt à tout pour arriver à ses fins. Même à tuer. Ainsi, il sévit une première fois en septembre 1993 quand, accompagné d’un complice, il s’en prend à un fier-à-bras de ses

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connaissances, le trafiquant Richard Jobin dont il a fracassé le crâne à l’aide d’un objet contondant. Le pauvre avait eu le tort de flanquer une raclée à un ami de Quesnel, Michel « Pit » Caron, un membre des Mercenaires, le club-école des Hells Angels de Québec, que l’assassin voulait venger. Six semaines plus tard, le colocataire de Quesnel, Martin Naud, y passe à son tour. Il a eu le malheur de soupçonner son ami d’avoir trempé dans le meurtre de Jobin… L’étau policier se resserrant bientôt autour de lui, le suspect consulte un avocat à qui il raconte tout et dont il suivra les recommandations à la lettre, échappant ainsi à une possible arrestation. Ce criminaliste voué à la cause des Hells Angels, comme quelques autres confrères du barreau québécois, n’est peut-être pas la fierté de sa profession, mais il sait tirer un voyou d’un mauvais pas… contre argent sonnant, il va sans dire. Dans ce cas-ci, comme on le verra, ce plaideur douteux va jouer un certain rôle dans la suite de l’histoire. S’il s’avère que Serge Quesnel ne sera pas inquiété pour les meurtres de Richard Jobin et de Martin Naud, il le sera pour quelques autres mauvais coups qui le mèneront pour la énième fois derrière les barreaux, ceux du pénitencier à sécurité maximale Donnacona, en banlieue de Québec, un lieu inquiétant où sont incarcérés certains des plus sinistres criminels de la ­province. Le danger que ceux-ci peuvent parfois présenter, notre jeune dur de dur sait comment y faire face : il en tabasse quelques-uns, en poignarde deux autres et en bat encore certains à coups de barre de fer. Ce qui lui vaut l’attention de repré­sentants des Hells Angels de Trois-Rivières, le chapitre le mieux organisé et le plus prospère de la province. Ils savent, grâce à son avocat de Québec, que Quesnel a aussi deux meurtres à son actif. Ils l’invitent à se rendre au repaire du gang dès sa libération.

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NNN À cette époque, les Hells Angels trifluviens en mènent large. Ils sont près de vingt « élus » et peuvent compter sur les membres de leurs cinq clubs-écoles, soit une centaine de complices dévoués leur obéissant au doigt et à l’œil. Ils débordent ainsi le cadre de la seule Mauricie. Grâce aux Jokers de Saint-Jean-sur-Richelieu, en Montérégie, aux Rowdy Crew de Lanaudière, Legardeur et Lavaltrie, aux Blatnois de Grand-Mère et aux Satan’s Guards de Chicoutimi, ils règnent sur un immense territoire. On l’a vu, la saga des Hells de Trois-Rivières a débuté bien loin de là, dans la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Dans les années 1980, les Missiles y font la pluie et le beau temps. Leur réputation finit par déborder les frontières de leur « royaume ». Ils ne manquent pas d’impressionner les Hells Angels de la région montréalaise qui les convainquent de se rallier à eux. Le 14 juin 1991, les Missiles « enterrent » leurs couleurs, comme on dit dans ce milieu, pour devenir le chapitre officiel des Hells Angels de Trois-Rivières. Cela ne les empêche pas de garder la main haute sur le trafic de drogue – et le reste, comme l’extorsion et le proxénétisme – dans leur région d’origine. Cette nouvelle filiale s’illustre rapidement. Dès sa première année d’existence, on va lui attribuer pas moins de vingt-quatre meurtres ! À Joliette, elle anéantit un chapitre complet des Outlaws, les ennemis jurés des Hells. La figure dominante du gang, son président fondateur Louis « Melou » Roy, passe pour l’un des motards les plus riches au pays. Le journaliste Pierre Martineau, à qui nous devons beaucoup pour l’histoire de Serge Quesnel, racontera qu’en 1995, il donne rendez-vous à deux de ses acolytes chez un concessionnaire

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montréalais de voitures de luxe. Il achète à chacun une Jaguar et se paie une Mercedes décapotable. Au total, la facture frise les 350 000 dollars… On devinera qu’il n’a pas payé par chèque ou par versements mensuels : chez les hors-la-loi, on paie comptant ! La même année, il organise un séjour à Acapulco pour sa bande. Les conjointes et les enfants sont invités. Certains logeront dans un hôtel cinq étoiles, les autres dans la villa qu’il a louée au coût mensuel de 40 000 dollars ! Bien qu’il adhère aux valeurs et aux us et coutumes des Hells, de même qu’à leurs visées dominatrices, ce gangster de haut vol a l’esprit d’indépendance. Il opère ses affaires seul, il bénéficie de contacts personnels tant chez les manitous colom­ biens de la cocaïne que chez les pontes des diverses mafias montréalaises. Bref, il transige d’égal à égal avec les caïds du Milieu. Les Hells – de Trois-Rivières comme d’ailleurs – exploitent un gigantesque business, celui du trafic de stupéfiants. D’abord simples distributeurs, ils ont procédé à une intégration verticale : ils produisent ou importent les substances, en assurent la distribution et supervisent sa vente au détail. Comme tous les entrepreneurs ambitieux, les Hells Angels finissent par vouloir se placer en position de monopole et ainsi faire de plus grosses affaires encore. Pour y arriver, il faut éliminer la concurrence : dans l’univers des trafiquants de drogues, l’expression est à prendre au pied de la lettre… On l’a vu, on est d’abord passé aux actes à Montréal, où les concurrents unis sous la bannière de l’Alliance ont réagi par les armes aux manœuvres offensives de Maurice Boucher et consorts dans la région. L’affrontement entre les deux factions a tourné en guerre ouverte à la mi-octobre 1994 quand tous les chapitres québécois

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des Hells Angels ont voté en faveur d’une attaque en règle contre les Rock Machine, leurs alliés et les trafiquants indépendants sur tout le territoire québécois. Boucher, le chef de guerre des Montréalais, a convaincu ses pairs des régions : l’affaire sera réglée en moins d’un mois. Les Hells Angels ont cependant fait l’erreur classique de sous-estimer leurs adversaires. Si bien que cette guerre des gangs, que l’on appellera « la guerre des motards », allait prendre des proportions monstrueuses et s’éterniser. Les grosses légumes des Hells, de Trois-Rivières comme d’ailleurs, ne vont pas tous se salir les mains. Ils ont les moyens de payer des hommes de main pour se charger des sales besognes, des baroudeurs et des tueurs capables de sang-froid et d’efficacité. Encore faut-il les trouver… NNN Serge Quesnel a la trempe de ces exécuteurs de basses œuvres tant recherchés. Dès sa libération, au début de novembre 1994, il débarque au repaire de Trois-Rivières où il est reçu par « Melou » Roy. Le boss lui offre un « retainer », soit des honoraires provisionnels de 500 dollars par semaine, plus 10 000 dollars pour chaque victime désignée qu’il abattra. Il lui affirme que le travail ne manquera pas et qu’à l’été, il aura les moyens de s’acheter une Harley-Davidson. On lui procure des vêtements, puis on lui fait couper sa longue chevelure trop distinctive. On lui refile enfin un pistolet 9 mm assorti de deux chargeurs et d’abondantes munitions. Puis on le loge dans une chambre voisine de la salle de « watch » où on exerce la surveillance de la propriété à l’aide de caméras. Le voyou des ruelles de la Basse-Ville de Québec touche au but de son ambition : le voilà au seuil du cercle d’initiés, à un

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échelon ou deux du statut rêvé, celui de membre à part entière des Hells Angels. Il ne lui reste plus qu’à montrer sa valeur. L’occasion lui en est aussitôt donnée par « Melou » : il faut rayer de la liste des vivants un certain Jacques Ferland, du village de Grondines, situé entre Trois-Rivières et Québec. Ce trafiquant de 42 ans jouit d’une solide réputation en matière de production et de contrebande de PCP. Cette drogue chimique, très répandue chez la jeunesse des villes, est relativement facile à fabriquer car tous ses ingrédients, sauf un, sont en vente libre. On l’appelle la « cocaïne du pauvre », car elle ne coûte qu’une dizaine de dollars la dose. Il écoule beaucoup de sa marchandise sur le territoire montréalais et les policiers de la métropole l’ont à l’œil depuis belle lurette. En janvier 1995, la décision est prise de mettre fin à ses activités et on a identifié les principaux membres de son réseau. Bref, on s’apprête à procéder à de nombreuses arrestations. Les policiers ne sont pas les seuls à flairer sa piste, Serge Quesnel est sur le coup depuis plus d’un mois. L’occasion ne s’est pas présentée d’approcher sa cible sans que sa femme soit à ses côtés. Or « Melou » lui a enjoint d’épargner celle-ci. Le 29 janvier 1995, l’homme de main décide de passer à l’acte. Il s’adjoint pour l’occasion son ami d’enfance Michel Caron, des Mercenaires de Québec, qui lui sert de chauffeur. Ils se pointent en soirée chez Ferland. Quesnel, coiffé d’une tuque et ganté, descend de voiture au moment même où André Bédard, un associé de Ferland, quitte les lieux. Le visiteur lui annonce être envoyé par un ami pour voir le maître des lieux. L’autre s’offre aussitôt d’aller quérir celui-ci et retourne dans la maison. Quesnel en profite pour s’y introduire en douce par la porte arrière. Bédard ressort bientôt pour annoncer l’arrivée de Ferland. Il s’étonne de ne pas voir son interlocuteur.

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Au même moment, celui-ci, tapi dans l’ombre, tout près d’un escalier menant à l’étage, dégaine son pistolet. Il entend aussitôt des pas : ce sont ceux de Ferland qui descend et voit surgir devant lui un inconnu armé qui appuie aussitôt sur la gâchette à deux reprises. L’homme vacille, s’accroche à la rampe, descend de peine et de misère une marche de plus, puis déboule les autres avant de s’écrouler. André Bédard, alerté par les coups de feu, rentre aussitôt. Quesnel est à faire un pas ou deux en direction de sa victime, affalée au bas de l’escalier, quand il le voit apparaître. Il tend aussitôt le bras et le touche d’une balle à la poitrine. Le jeune homme s’affaisse. L’assassin fait un pas de plus en direction de Ferland qui gît sur le sol et râle. En vrai professionnel, il porte le coup de grâce à sa victime en visant la tête. Puis, tentant de faire le même sort au témoin, il l’atteint plutôt à la gorge de sa dernière balle. Il fuit aussitôt les lieux et s’engouffre dans la voiture de Caron qui part en trombe. La police et les ambulanciers, alertés par la veuve de Ferland, ne tardent pas à se pointer. À l’hôpital, on sauve la vie du jeune trafiquant de 29 ans atteint de deux balles de fort calibre, tirées presque à bout portant. Souffrant sans doute de très graves séquelles, Bédard se donnera la mort quelques mois plus tard. Les policiers de la SQ font des découvertes pour le moins compromettantes : ils trouvent au sous-sol 70 kilos de produits chimiques prêts à être utilisés pour fabriquer autant de PCP pur… Ce fait, ajouté à l’enquête de la police montréalaise déjà en cours, mène au démantèlement du réseau de Ferland et à l’arrestation d’une bonne demi-douzaine de ses complices. Dont sa jeune femme de 24 ans, alors enceinte.

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Au lendemain du drame, une rumeur circule dans le Milieu de Trois-Rivières voulant que Ferland, quelque temps avant son assassinat, ait été vu dans un restaurant en compagnie de Hells Angels. Des enquêteurs en déduisent que ceux-ci auraient tenté de le convaincre de ne travailler qu’avec eux. Exclu­ sivement. Ferland aurait refusé, pensaient-ils, ce qui lui aurait coûté la vie. NNN À peine quatre jours passent avant que Serge Quesnel sévisse à nouveau, cette fois à Montréal, ville qui lui est totalement étrangère. « Melou » Roy l’y a dépêché en compagnie d’un motard des Rowdy Crew, le club-école des Hells de TroisRivières, qui lui sert de chauffeur. Claude Rivard, dit « Le Pic », 38 ans, associé aux Rock Machine, est le trafiquant visé. Le 3 février 1995, vers 15 heures 30, celui-ci immobilise sa voiture à un feu rouge de la rue Notre-Dame, dans le quartier de Pointe-aux-Trembles, quand surgit une camionnette à ses côtés. La porte latérale s’ouvre, en descend Quesnel, encagoulé et armé d’un gros calibre, qui s’approche de la voiture de Rivard et, sans hésiter, l’abat de deux balles à la tête, tirées à bout portant. Le tueur remonte aussitôt à bord de la camionnette qui part sur les chapeaux de roues. Tout près de là se trouve une voiture de patrouilleurs qui n’ont rien manqué de ce démarrage en trombe. Il s’ensuit une folle course-poursuite dans ce quartier résidentiel de l’extrémité est de l’île de Montréal. Elle prend fin quand la camionnette s’arrête dans une rue et qu’en émergent le conducteur et le tireur qui prennent leurs jambes à leur cou. Les poursuivants ont été rejoints par d’autres agents qui partent à la recherche des fuyards. Serge Quesnel gagne l’arrière d’une résidence, saute une clôture, puis une autre et aboutit sous un balcon. Tapi derrière un amas de neige, il retient son

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souffle et grelotte de froid, car il est légèrement vêtu. Il tient bon une heure puis, à bout de patience, joue le tout pour le tout. Il sort de sa cachette, gagne la rue et court vers un autobus à l’arrêt pour monter à bord. Il s’en tirera avec un mauvais rhume alors que son complice, Mario Lussier, 31 ans, aura moins de chance. Capturé, il sera condamné à la prison à vie. NNN Richard Delcourt a fait ses premières armes dans le trafic de PCP au milieu de la décennie 1980. Quelques années plus tard, il diversifie ses activités et ajoute la cocaïne à son catalogue. Il se fait prendre dans une affaire de complot d’importation de cette drogue à Boston et écope vingt ans de prison ferme. Il fait quelques années de taule aux États-Unis puis, à son grand soulagement, il est libéré plus tôt que prévu. Un tribunal d’appel américain a statué que son juge de première instance lui avait imposé une trop lourde sentence. Il rentre dans son pate­lin en Mauricie et retrouve son ami Jacques Ferland, avec qui il faisait jadis des affaires. Delcourt, surnommé « Chico », ne sera inquiété ni par les policiers ni par les ennemis de son partenaire au lendemain de l’assassinat de ce dernier. Il a 38 ans et vit à Sainte-Thècle, à 30 minutes de Trois-Rivières. Il y élève des chevaux destinés à la revente et arrondit ses fins de mois en s’adonnant au trafic de stupéfiants. Il s’est sans doute interrogé sur le mobile de l’assassinat de Ferland. Peut-être a-t-il pensé que cette exécution était reliée d’une façon ou d’une autre au raid policier qui l’avait suivie. Des complices de son ami, sachant qu’il était sur le point de voir la police s’abattre sur son business, auraient peut-être voulu se débarrasser de lui, de peur qu’il ne se mette à table et les compromette. Qui sait ?

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L’idée lui est-elle venue que les Hells Angels avaient frappé ? Savait-on à ce moment-là, en province, qu’ils avaient décidé d’éliminer toute concurrence ? L’histoire ne le dit pas. De toute manière, il aurait estimé qu’il n’avait rien à craindre d’eux puisqu’il vivait en ménage avec la sœur d’un membre des Blatnois de Grand-Mère, un des clubs-écoles du gang de « Melou » Roy. Rien ne lui fait donc croire que sa vie est en danger. Mais il se trompe, il est la prochaine victime désignée de Serge Quesnel.

Dans le viseur de Serge Quesnel et de Michel Caron : Jacques Ferland et Richard Delcourt.

Les employeurs du tueur ont trouvé un point de chute pour lui, sitôt sa mission remplie. Il s’agit d’une maison inhabitée d’un village voisin de Sainte-Thècle, la propriété d’un de ces Blatnois dont Delcourt se croit l’ami. Il doit pourtant savoir que dans son monde, l’amitié est une notion à géométrie variable…

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Quesnel a de nouveau recruté Michel Caron pour lui servir de complice, comme il l’avait fait dans le cas de Jacques Ferland, et les deux se rendent inspecter les alentours de la maison de Delcourt avant de passer à l’action, tel que convenu, le 3 mars. Le plan est simple, il s’agit de répéter le modus operandi de l’exécution de Ferland. La veille du jour fatidique, Quesnel se charge d’abord de voler une voiture dans laquelle ils iront chez Delcourt. Ceci fait, il se rend près de la maison qu’on lui a prêtée et gare la bagnole dans un recoin d’un rang désert, à peu de distance de sa cible. Il revient à pied au refuge inhabité et y récupère son propre véhicule pour rentrer à Trois-Rivières. Le lendemain, il tente à plusieurs reprises de joindre son complice Caron, qui vit à Québec, pour lui fixer un rendez-vous. Il n’y arrive pas. L’autre ne lui donne aucun signe de vie. En fin de journée, donc, Quesnel décide d’agir seul. Il se rend d’abord à son point de chute pour s’y déguiser. Il passe des vêtements de toile, se coiffe d’une perruque, met des lunettes sans correction puis se couvre d’une casquette. Il se rend ensuite à la voiture volée la veille et part en direction de chez Delcourt. Il a le numéro de téléphone de sa future victime. Tout en roulant, il l’appelle vers les 20 heures et lui dit vouloir le voir pour acheter un cheval. Son interlocuteur l’invite à passer chez lui. Quand l’assassin arrive à destination, Delcourt l’attend sur la galerie. Quesnel constate que sa cible est trop éloignée. Voilà qui change ses plans. Il carbure à l’adrénaline, alors il improvise… Il descend de voiture et annonce à l’autre : « Tu devines bien que je viens pas te voir pour acheter un cheval ! Il y a des gens qui voudraient te voir à Québec… » Delcourt comprend

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l’allusion : ces « gens », ce sont les Hells de la Vieille Capitale qu’il fréquente à l’occasion. Pour le rassurer, Quesnel lui lance : « Inquiète-toi pas ! S’ils avaient voulu te tuer, ils s’y seraient pris d’une autre façon. » Delcourt mord à l’hameçon et part en compagnie de Quesnel. Au bout de quelques minutes, le passager s’étonne que son chauffeur roule si lentement. Ce dernier lui explique qu’il n’a pas de permis de conduire – ce qui est vrai – et qu’il ne veut pas se faire arrêter pour excès de vitesse. Delcourt lui offre alors de prendre le volant, Quesnel accepte volontiers. Il immobilise la voiture en bordure d’une petite route déserte. Delcourt en descend d’abord, Quesnel l’imite ensuite, après avoir empoigné son Magnum .357 qu’il tenait caché sous sa cuisse. Les deux hommes se croisent à l’avant de la voiture, devant les phares allumés. Quesnel brandit alors son revolver et lance à l’autre : « Bonne nuit ! » Delcourt crie : « Non ! Pas ça ! », fait demi-tour et prend ses jambes à son cou. Quesnel ne se presse pas. Il a tout son temps. Il tire et atteint sa cible dans le dos. Sa victime, stoppée net dans sa course, tombe au sol. Quesnel s’approche du corps allongé sur la chaussée puis tire une deuxième balle. Ensuite, sans précipitation, il prend le corps par les pieds et le traîne jusqu’au fossé à sec bordant la route. Ainsi, on ne l’apercevra pas avant le petit jour. Et puis, tant qu’à y être, il vide le chargeur de son arme dans la tête de sa victime… Il part ensuite en direction de la maison inhabitée du village voisin de Sainte-Thècle. En roulant, il prend soin de se débarrasser de son arme et de ses lunettes. Rendu à destination, il fait un feu dans la cheminée, y jette les vêtements et la casquette dont il s’est défait, de même que sa perruque. Puis il se douche, s’habille et ramasse à la pelle

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les cendres de l’âtre, les dépose dans un seau, ouvre la porte de la maison et les jette à l’extérieur. Il monte ensuite dans la voiture volée, fait un bout de chemin puis l’abandonne. Avant d’en descendre, à l’aide de son foulard, il essuie soigneusement le volant, les poignées des deux portières, les boutons de la radio, etc. Revenu à pied devant la maison qu’il a quittée une demiheure plus tôt, il prend sa propre voiture et part en direction du repaire de Trois-Rivières où il pourra rendre compte de son dernier exploit aux deux ou trois motards qui s’y trouvent. On est méfiant, chez les Hells Angels. Quand vient le moment d’aborder des sujets délicats, on ne le fait pas de vive voix, par crainte d’éventuels micros plantés là par les policiers. On le fait par écrit… Le lendemain, il voit « Melou » qui lui remet les 10 000 dollars promis – en billets de 20 – pour l’exécution de Richard Delcourt. NNN Serge Quesnel flotte sur un nuage. Il est dans les bonnes grâces du redoutable et puissant Louis « Melou » Roy, il s’est taillé une réputation chez les Hells de Trois-Rivières et il est plein aux as. Six jours après le meurtre de Delcourt, il se rend faire une virée à Québec. Il profite de l’occasion pour voir son ami Caron. Il s’excuse de ne pas l’avoir attendu avant de régler le cas de Delcourt. Il l’assure cependant que d’autres « contrats » ne manqueront pas de se présenter bientôt pour eux deux. L’autre ne se formalise pas de l’initiative de son ami de toujours. Il le presse plutôt de questions, curieux de tout savoir des circonstances de l’exécution de Delcourt. Quesnel, pas peu fier, ne se prive pas de raconter par le détail ce qui s’est passé.

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Il rentre ensuite à Trois-Rivières où il rencontre à nouveau « Melou » qui lui confie aussitôt une autre mission. Celle de l’exécution d’un membre d’un gang de Québec. Voilà donc Quesnel de retour dans la capitale trois jours plus tard. Mais là, une mauvaise surprise l’attend : il est arrêté…

Serge Quesnel, filé par la police en mars 1995, s’apprête à monter à bord de sa Jaguar.

On l’emmène au quartier général de la SQ où on le retient sous un faux motif et on le questionne sur tout et rien. Les heures passent. Le prévenu s’impatiente et finit par lancer des menaces à l’un de ses interrogateurs. On dépose aussitôt contre lui une accusation pour menaces contre un agent de la paix. Le voilà sous les verrous jusqu’à sa comparution en cour. Le soir du 3 avril 1995, on le ramène au quartier général de la SQ. Cette fois, l’assassin à la solde des Hells reçoit une mauvaise nouvelle : on va l’accuser des meurtres de Jacques Ferland et de Richard Delcourt.

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Le dur à cuire n’est guère impressionné. Il estime avoir travaillé en professionnel et laissé aucun indice qui pourrait convaincre un jury de sa culpabilité dans ces deux affaires. Il lui suffira de laisser passer l’orage… Il déchante quand on lui fait entendre un extrait de sa conversation avec « Pit » Caron sur un trottoir de Québec. Il raconte alors lui-même les détails de l’exécution de Richard Delcourt… Il comprend alors que son ami a retourné sa veste et l’a compromis en portant un micro-espion lors de leur rencontre quelques jours plus tôt. Michel Caron avait été impliqué dans une affaire de voies de fait graves et on l’avait arrêté quelque temps après l’assassinat de Jacques Ferland. Il était maintenant passé dans le camp des témoins repentis. Le jour de l’assassinat de Delcourt, alors que Quesnel tentait de le joindre, il était au quartier général de la SQ… en train de vider son sac. Quesnel comprend aussitôt qu’il est en très mauvaise posi­ tion. Le témoignage en cour de Caron serait dévastateur et il serait bon pour 25 ans derrière les barreaux. D’autre part, ses employeurs, les implacables Hells, allaient lui en vouloir sérieusement. C’est lui-même qui avait recruté Caron pour le seconder dans l’exécution de Ferland. Or voilà que son complice créait de graves problèmes à tout le monde… Aux yeux des motards, Quesnel est responsable de Caron et de ses agissements. On ne va pas lui pardonner cette énorme gaffe. Il est pris entre deux feux : 25 ans de prison d’un côté, une condamnation à mort par les Hells de l’autre. Les agents de la SQ entreprennent alors de démontrer à Quesnel qu’une troisième voie s’ouvre à lui. Il pourrait se faire une nouvelle vie en passant du côté des forces de l’ordre. L’occasion est trop belle pour les policiers, intéressés à coincer les grosses pointures des Hells Angels : ils ont sous la main un

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exécutant qui peut mener à « Melou » Roy et à ses lieutenants. Il faut donc passer un marché avec lui. Quarante-huit heures après son arrestation, le fier-à-bras, l’assassin de choc des Hells de Trois-Rivières, le frère d’armes prend une terrible décision : il retourne sa veste. Caron et lui ne font pas qu’admettre leurs crimes et dénoncer leurs patrons, ils acceptent de témoigner contre eux en cour. Dans les heures qui suivent, les policiers de la SQ investissent le repaire des Hells de Trois-Rivières, débarquent à l’improviste aux domiciles de « Melou » Roy et de deux de ses lieutenants, puis mènent un raid chez un club-école des Hells à Grand-Mère. En tout, 13 motards sont coffrés. L’opération fait sensation. Serge Quesnel, lui, a déballé son histoire et avoué avoir commis cinq meurtres. Les autorités s’entendent d’abord avec lui sur la sentence dont il écopera pour ces cinq affaires. Ce sera une condamnation à vie avec une possibilité de libération conditionnelle après 12 ans d’incarcération. Caron, lui, a un passé moins lourd, mais il est aussi condamné à vie. Il aura droit à une libération conditionnelle après 11 ans plutôt que 12.

Serge Quesnel sous bonne escorte : de tueur à délateur.

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Le ministère public procède ensuite aux mises en accusation des prévenus. Le procès le plus important, celui instruit contre Louis Roy et Sylvain Thiffault, présumés commanditaires des meurtres de Jacques Ferland et de Richard Delcourt, ne débutera que des mois plus tard. La poussière de ce succès des forces de l’ordre est à peine retombée qu’il est remis avec fracas sous les projecteurs de l’actualité, grâce à un « scoop » du Soleil, le quotidien de la Capitale nationale. La une du Soleil, le 31 juillet 1995.

On apprend alors que le tueur devenu délateur recevra 500 dollars par semaine durant les 15 années suivantes pour avoir accepté d’être le témoin principal de l’accusation dans plusieurs procès à être intentés aux Hells Angels. Mais ce qui ajoute au scandale de ce deal, jugé trop juteux, est qu’on aurait autorisé Quesnel à avoir des relations sexuelles avec sa petite amie à plusieurs reprises et à consommer de la drogue et de l’alcool à l’intérieur même du quartier général de la SQ à Québec. Des photos compromettantes du couple, prises par des policiers dans leurs locaux, accompagnent l’article… Qui a vendu la mèche ? Nul autre que l’avocat de Québec consulté par Quesnel avant son incarcération à Donnacona. Quels étaient donc ses motifs ? Dans une déclaration recueillie par la police, le témoin repenti l’implique directement en affirmant que c’est cet avocat qui l’avait recommandé aux motards de Trois-Rivières. L’individu visé n’allait pas laisser passer cette atteinte à ce qu’il lui restait de réputation. Il prétendra avoir retenu les services d’un détective privé qui a déniché la petite amie de Quesnel. C’est elle qui aurait tout raconté et fourni les photos compromettantes. L’avocat faisait ainsi d’une pierre deux coups : il discréditait les propos de Quesnel à son sujet ainsi que Quesnel lui-même et, par ricochet, la cause du ministère public. Ce rebondissement fait le tour du pays. Certains s’indignent du prix à payer pour obtenir la collaboration de l’auteur de pas moins de cinq meurtres. Les autorités admettent que Serge Quesnel a signé le contrat le plus lucratif de l’histoire des délateurs québécois, mais à leur défense, elles invoquent le contexte particulier. L’homme de main constituait une prise d’une taille sans précédent : sa collaboration leur permettait de citer à procès des

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quasi-intouchables, des membres en règle, voire des leaders des Hells Angels. On était en pleine guerre des gangs, on comptait déjà de nombreux morts, l’opinion publique réclamait des résultats ! Le débat soulevé dix ans plus tôt, lors de la défection d’Yves « Apache » Trudeau, refait surface. Les défenseurs du recours aux témoins repentis rappellent que ceux-ci sont devenus indispensables. Sans eux, bien des poursuites de gangsters seraient impossibles, car l’on ne disposerait d’aucune preuve ni témoin, ni arme du crime pour mener à bien leur procès, et parfois, il n’aurait même pas de cadavre… Mais ces délateurs n’en continuent pas moins de poser un problème moral aigu, sans que l’on soit assuré de victoires judiciaires à tout coup. Les pègres de tout genre ont connu une prospérité telle qu’elles constituent un défi sans précédent pour les polices du monde entier. Les pouvoirs publics tant européens que nord-américains se sont attaqués au problème en encourageant la délation, en concluant des pactes avec le diable. Ainsi, à cette époque, aux États-Unis, mille transfuges béné­ ficient de la protection des autorités en échange de témoignages dans des procès relatifs au crime organisé. En Italie, on compte plus de 1 200 de ces « repentis ». Près d’un an et demi après l’arrestation de Quesnel, au début de décembre 1996, s’amorce à Québec le plus important procès1 au cours duquel il sera le témoin principal. Les débats s’étendent sur pas moins de trois mois, les jurés mettent sept longues journées avant de rendre leur verdict : « Melou » Roy

1. Cette cause fait l’objet d’un chapitre du livre Grands Procès, paru aux Éditions La Presse.

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Le témoin repenti en costume-cravate quand il paraît en cour.

et son lieutenant sont acquittés. Les témoignages à charge de Quesnel et de Caron ont fait long feu… NNN Le chef des Hells de Trois-Rivières n’est pas tiré d’affaire pour autant. On porte aussitôt une autre accusation contre lui, celle du meurtre de Claude Rivard, commis à Montréal par Quesnel, le 3 février 1995. Comme il vient d’être acquitté et que cet autre procès ne s’instruira que des mois plus tard, un tribunal lui accorde une libération sous caution, assortie de l’interdiction de tout contact avec des motards ou tout autre criminel fiché, de même qu’une assignation à résidence, chez son père, propriétaire d’un motel de Jonquière, au Saguenay. Il doit aussi respecter un couvre-feu imposé à 23 heures.

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Quelques mois plus tard, entre en scène Gérald Gallant, le plus prolifique tueur à gages de l’histoire du crime organisé canadien, avec 28 victimes à son sinistre tableau de chasse. Des membres des Rock Machine de Québec l’ont lancé sur la piste du boss des Hells de Trois-Rivières. Près de dix ans auront passé quand il racontera son expédition à Jonquière. Il s’y rend une première fois, accompagné de sa maîtresse, à la mi-août 1997. Elle loue une chambre pour deux nuitées au Motel Royal, puis ils guettent le moment où ils pourront croiser « Melou ». Quand l’occasion se présente, elle accoste le motard : « La photo que j’avais de “Melou” Roy, c’était une photo de journal, expliquera le tueur, et je voulais bien m’assurer que c’était lui. J’avais dit : “Quand il sortira dehors, tu lui demanderas s’il connaît un bon restaurant de pâtes fraîches.” Elle l’a appelé “monsieur”. Moi, je me suis avancé aussi […] Et il nous a indiqué un très bon restaurant. » Le 23 de ce même mois d’août, Gallant retourne seul à Jonquière pour exécuter son contrat. Il est tapi à la lisière marécageuse du stationnement du Motel Royal quand sa proie se pointe, en fin de soirée, et descend de sa Mercedes. « Je me suis avancé, racontera Gallant, mais j’avais de l’eau dans les bottes et quand je marchais, ça faisait “splash, splash, splash”. Il a dû entendre le bruit. Il s’est tourné et il m’a vu. J’ai fait feu mais il s’est baissé et là, il contournait le char, il allait de gauche à droite. » Le tueur n’arrive pas à toucher sa cible qui, soudainement, vient vers lui : « Il s’est sûrement dit que mon arme était vide. Il m’a dit “Mon sale !” Alors j’ai sorti mon autre arme et je l’ai tiré au torse pour le faire tomber […] Je tirais mais il restait debout et il avançait. Il est tombé trois ou quatre pieds en avant de moi… J’ai voulu le tirer encore mais là, soit que l’arme s’est enrayée ou que j’avais plus de balles », conclut l’assassin.

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Gallant aura ce mot élogieux pour « Melou » : « J’ai eu affaire à quelqu’un de très solide, quelqu’un qui n’avait pas froid aux yeux. » Atteint au thorax et aux jambes, le motard est secouru à temps. On l’emmène à l’hôpital où on a tôt fait de le remettre sur pied. Il lui reste à se tirer d’un dernier mauvais pas, celui de l’accu­ sation du meurtre de Claude Rivard déposée contre lui. La suite de l’histoire rend compte du puissant ascendant que « Melou » exerce sur les motards de son gang. Grâce aux dénonciations de Serge Quesnel, outre son complice Mario Lussier pris sur le fait ou presque, quatre Hells Angels et un Blatnois se voient impliqués dans cette affaire. Les cinq reconnaissent leur culpabilité à une accusation de complot de meurtre quand le ministère public consent à laisser tomber l’accusation portée contre leur boss. Voilà Louis Roy de retour aux affaires, c’est-à-dire les siennes, particulièrement florissantes. Le destin qui le guette va faire de ce guerrier cruel et impitoyable, doublé d’un leader né, un des personnages tragiques de la saga des Hells. Il a échappé à la Justice et à ses ennemis des Rock Machine, mais il n’allait pas aussi bien s’en tirer avec ses frères d’armes des Nomads. NNN Ce chapitre d’élite des Hells Angels, sans attache géographique, a vu le jour en juin 1995, sous l’impulsion de Maurice Boucher qui le préside. Il est formé de huit motards influents, dont six de Montréal comme Walter Stadnick et Normand Hamel, et deux de Trois-Rivières, soit Richard Vallée et Louis Roy. Dans l’esprit de son fondateur, les Nomads constituent un commando de choc dont la mission première est d’assurer aux Hells Angels, par l’intimidation et par la force, la domination du marché noir des stupéfiants. 112

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Les rangs du groupe vont grossir au fil des mois, car il va puiser dans le vivier des Rockers, les trafiquants et les combattants de talent aptes à accroître sa puissance. Ceux-ci, d’abord parrainés par Boucher, sont devenus le club-école en règle des Nomads. Ces Rockers comptent une vingtaine de membres voués corps et âme à leurs maîtres. Les plus doués et les plus performants de ces hommes à tout faire, trop heureux de se charger des basses besognes, vont être invités à se joindre à leurs boss grâce à la montée en grade codifiée des motards, du statut de prospect à celui de hangaround et enfin à celui de membre à part entière. Ces trafiquants doublés de guerriers se divisent en deux factions. À la première, nommée l’« équipe de baseball », il incombe de battre comme plâtres les trafiquants indépendants refusant de faire affaire exclusivement avec les Hells. À la deuxième, plus redoutable, appelée l’« équipe de football », il appartient de passer les concurrents par les armes. Les Nomads ne tarderont pas à brasser des millions et à se doter d’un conseil de direction de six membres, appelé « la Table », chargé de régenter dans le détail le trafic de stupéfiants à l’échelle nationale.

Les Nomads des beaux jours. On remarquera Maurice Boucher (2e à partir de la droite) et, agenouillé, Walter Stadnick. ITINÉRAIRE D’UN JEUNE HOMME DANGEREUX

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En quelque cinq ans, les méthodes et les procédés de ce chapitre de choc vont permettre aux Hells Angels d’accéder au statut d’acteurs majeurs du crime organisé québécois. En 2000, des membres de « la Table » vont traiter d’égal à égal avec le mafieux montréalais Vito Rizzuto, le plus puissant des parrains canadiens. Quinze ans plus tôt, les motards n’étaient que les modestes partenaires juniors de la mafia italo-­ montréalaise. Les voilà maintenant leur alter ego à part entière. En juin de cette année-là, les mafiosi et les Nomads décrètent que la valeur marchande de la cocaïne sera maintenant de 50 000 dollars le kilogramme. Rien de moins qu’une condamnation à mort frappera celui à qui viendrait l’idée de la vendre à un moindre prix. Cette consigne, croit-on dans les milieux policiers, a indisposé l’individualiste « Melou » Roy dont les affaires obéissaient plutôt à la loi de l’offre et de la demande. L’aurait-il transgressée ? Aurait-il juste manifesté son opposition ? Ou aurait-il plutôt fait trop de jaloux chez ses « frères » ? Bref, se serait-il attiré leurs foudres en agissant de manière répréhensible à leurs yeux ? Le 24 de ce même mois de juin 2000, il se rend à Montréal pour fêter le cinquième anniversaire de la fondation des Nomads. Il n’a jamais donné signe de vie depuis… Il s’est volatilisé. Tout au plus, quelques semaines plus tard, retrouvera-t-on sa Mercedes abandonnée dans une rue du centre-ville de Montréal. Depuis, les rumeurs les plus sinistres courent sur la fin que lui auraient réservée ses compagnons de combat. On lui aurait infligé les pires tortures. À 41 ans, il aurait connu une fin plus brutale, plus douloureuse que toutes celles qu’il a imposées lui-même ou par l’entremise de complices à ses ennemis. NNN

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En juin 2000, Serge Quesnel est toujours derrière les barreaux puisqu’il lui reste encore sept ans de réclusion à purger. Sa vie n’est pas simple, car il se permet des écarts de conduite qui le mettent en difficulté avec les autorités des nombreuses prisons qui l’accueillent au fil des ans. En 2002, sous la plume du journaliste Pierre Martineau, il raconte sa jeune vie mouvementée dans le livre Testament d’un tueur des Hells. Il se révèle bourrelé de remords et honteux. Plus tard, il engagera des poursuites en justice contre l’État pour le non-respect de certaines clauses de son entente de témoignage. Il gagne sa cause et, en 2009, il touche quelque 80 000 dollars. Entre-temps, il s’est finalement rangé. Il s’est intéressé à la Bourse, il a investi l’argent reçu des autorités et il s’est mis aux études par correspondance. Il décroche même un baccalauréat en administration. En 2007, admissible à une libération conditionnelle, il voit la Commission nationale la lui refuser, estimant que son retour en société serait prématuré. En 2011, il obtient une semi-liberté vite annulée lorsque son équipe de gestion de cas reçoit des informations voulant que sa sécurité et celle de sa famille seraient compromises. Deux ans plus tard, il bénéficie d’une même mesure d’élargissement, de nouveau abolie quand il est surpris en état d’ébriété alors que la consommation d’alcool lui est interdite. En novembre 2015, vingt ans après sa condamnation à la prison à vie assortie d’une possibilité de libération conditionnelle après douze ans d’incarcération, on lui accorde une libération totale. Il a 45 ans. Le fauve d’hier a fait place au repenti modèle. Les gens de la Commission nationale des libérations conditionnelles en témoignent : « Vous avez connu des périodes de

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découragement et de détresse émotionnelle. Dans l’ensemble, vous avez fait des efforts et collaboré avec les intervenants. Vous avez participé à des nombreux programmes correctionnels, suivis psychologiques et criminologiques ». « Vous regrettez vos comportements criminels et êtes conscients des torts et traumatismes que vous avez causés », écrivent-ils, usant d’euphémismes douteux.

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Chapitre 5

CHRONIQUE DE TRAGÉDIES ANNONCÉES

À

l’été 1995, une mort scandaleuse va bousculer certaines idées reçues à propos de la violente agitation qui secoue le milieu interlope. Peu à peu, au fil des assassinats relayés par les médias depuis des mois, le commun des mortels a compris que les Hells Angels ont déclaré une guerre ouverte à leurs concurrents du narcotrafic. Les Québécois ne s’en font pas trop, se disant qu’il s’agit de voyous s’éliminant entre eux. Mais il fallait être bien naïf pour croire que des innocents n’allaient pas finir par tomber… Le 9 août 1995, à 12 heures 45 précises, Marc Dubé monte à bord de sa Jeep garée sur une petite rue du quartier populaire d’Hochelaga-Maisonneuve. Il n’a pas aussitôt fermé la portière qu’une violente détonation retentit et que la carrosserie vole en éclats. L’un d’eux atteint à la tête un garçonnet de onze ans se trouvant sur le trottoir opposé, à deux pas de la déflagration.

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On ne pourra rien pour le malheureux Dubé dont le corps a été déchiqueté. Les secouristes s’occupent plutôt du petit Daniel Desrochers, emmené sur-le-champ aux urgences. L’écho de l’explosion se répercute aussitôt aux quatre coins de la province. Et, 25 ans plus tard, il résonne encore. On ne fait pas d’un enfant la victime collatérale d’un crime crapuleux sans soulever une indignation générale… et permanente.

Le 9 août 1995, tout le Québec a une pensée pour le petit Daniel Desrochers.

En rappelant que cet attentat à la bombe est le quinzième à survenir sur le territoire montréalais au cours des sept derniers mois, La Presse titre à la une : « L’arme des lâches gagne en popularité. » Consterné, le petit peuple solidaire d’Hochelaga-­Maisonneuve se porte au secours de la mère qui vient de rentrer de l’hôpital où on a dû lui administrer un calmant. Il lui faut s’occuper de ses deux autres enfants alors que l’état de santé de Daniel fait craindre le pire. Le père, séparé, est resté au chevet de son fils. La cruelle agonie du petit dure quatre jours. Il rend l’âme le 13 août, en fin d’après-midi.

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Chez les gens d’HoMa, la consternation cède à la révolte puis à l’engagement. Des animateurs communautaires lancent une pétition réclamant une intervention musclée de l’État contre les motards hors-la-loi. Ils vont de porte en porte pour recueillir des signatures, le mot se passe dans des quartiers avoisinants et voilà qu’au total, au bout de quelques jours, plus de 70 000 Montréalais ont appuyé cet appel à l’action. Depuis des années, les forces de police tant canadiennes que québécoises réclament des autorités fédérales la promulgation d’une loi antigang. Elles rappellent que la version américaine d’une telle mesure, prise en 1970 et appelée RICO, a permis la lourde condamnation de centaines de figures majeures du crime organisé. Et qu’en Italie, la seule appartenance à une association de type criminel constitue un délit. Les citoyens d’HoMa se mobilisent.

À Ottawa, on a fait la sourde oreille. Aux yeux des gouvernants de l’époque, une telle loi pourrait se heurter aux dispositions de la sacro-sainte Charte canadienne des droits et libertés, protectrice des libertés individuelles. Mais la mort du petit Daniel Desrochers, les pressions de l’opinion publique et celles des autorités québécoises vont mener à l’adoption d’une loi antigang en 1997. Et on la durcira cinq ans plus tard, afin de faciliter les condamnations, la lutte contre le blanchiment d’argent et la confiscation de biens obtenus par des activités illégales. Quant à nos polices, stimulées par un État québécois plus prodigue, elles créent la brigade Carcajou, formée d’enquêteurs – triés sur le volet – de la police montréalaise, de la Sûreté du Québec et de la Gendarmerie royale du Canada. La brigade entreprend alors un long travail d’investigation puis de répression des parties engagées dans cette guerre des gangs. Ce corps d’élite, dit-on, sera moqué ouvertement par les Hells Angels. La mère du petit Daniel, Josée-Anne Desrochers, animée d’une colère bien justifiée, n’est pas étrangère au ralliement des partisans de la loi et de l’ordre. Au lendemain de la disparition de son fils, elle monte sur toutes les tribunes, dénonce à la moindre occasion la violence des motards criminalisés, participe à la création d’un regroupement de victimes innocentes du crime organisé, met sur pied une fondation portant le nom de son fils et n’hésite pas à intenter une poursuite civile contre Maurice Boucher, celui que l’on dit être le chef des Hells Angels. Cette mère courage périra trop tôt, le 20 mars 2005, à 40 ans à peine, des suites d’une infection pulmonaire. Son fils Daniel aurait eu 21 ans… Pas plus que nous, elle n’aura jamais su qui est vraiment à l’origine de la tragédie du 9 août 1995.

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Une mère indignée et inconsolable.

La chasse aux coupables, lancée dès le lendemain, n’aboutira pas. Dans un premier temps, les soupçons se portent sur les Rock Machine, car Marc Dubé, le propriétaire de la voiture piégée, est considéré comme un trafiquant lié aux Hells Angels. Mais les enquêteurs finiront par comprendre qu’il y a eu erreur sur la personne dans cette affaire. En effet, un membre des Rock Machine habitait dans le même secteur et possédait une Jeep d’un modèle identique. Le ou les assassins, pourtant postés non loin, n’ont pas pris la peine d’examiner de près leur cible avant d’appuyer sur le bouton de la télécommande déclenchant l’explosion. Pas plus qu’ils ne se sont retenus d’agir même si un enfant se trouvait à proximité… Quelques jours plus tard, un indicateur mettra les enquêteurs sur la piste du Hells Angels montréalais Scott Steinert et

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de son bras droit Donald Magnussen. Cette hypothèse ne ­mènera nulle part. Vingt ans après l’affaire, le journaliste Daniel Renaud, toujours bien renseigné, écrira que les enquêteurs, à l’époque, ont fini par mettre la main au collet de trois suspects qu’ils ont soumis à de longs interrogatoires, soit un homme de main, un prospect et un membre en règle des Hells Angels.

Un crime resté impuni.

Faute de preuves, des accusations n’ont pu être portées, mais deux desdits suspects seraient décédés depuis. NNN Leur tragique bavure d’août 1995 ne freinera en rien les ardeurs guerrières des Hells et de leurs suppôts. Si bien que la proverbiale épée de Damoclès continuera de peser sur tous les trafiquants indépendants. Pierre Beauchamp, surnommé « Ti-Bum », un personnage emblématique du Milieu montréalais, est de ceux-là.

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En 1996, cette figure très connue d’un secteur de Montréal appelé le Sud-Ouest a 46 ans. Au cours des années 1970, ce solide gaillard a fait ses classes auprès du fameux clan des frères Dubois qui règne alors dans les quartiers populeux de SaintHenri, Verdun et Pointe-Saint-Charles. Il fait partie de cette relève, issue du même terreau, qui fera beaucoup parler d’elle à compter de 1990. Deux autres futures figures de proue du crime organisé ont évolué à ses côtés. Tous trois, comme tant d’autres durs à cuire de l’époque, finissent par s’adonner au trafic de stupéfiants, plus rentable et moins risqué que bien d’autres combines. Il y a tout d’abord Renaud Jomphe, de Verdun comme Beauchamp, son ami depuis la petite école. Ils ont fait les 400 coups ensemble et, à 40 ans passés, ils font toujours des affaires, certaines légales, d’autres, moins. On a fait la connaissance, dans un chapitre précédent, d’un autre de ces caïds en devenir, Salvatore Cazzetta. Peter Paradis, un trafiquant de drogue de Verdun, fait la connaissance de Beauchamp à la fin des années 1980. Dans son livre, Sale Job, paru des années plus tard, il parle abondamment de ce personnage coloré, voire extravagant, aux mains couvertes de bagues à diamants. Il a une table réservée aux Filles d’Ève, une boîte de striptease très courue du centre-ville où il exhibe des billets de 20 dollars – plutôt que les 5 dollars habituels – pour que les filles dansent à sa table où il boit du champagne à profusion. Il conduit une grosse Cadillac et habite une somptueuse maison dans le coin chic du quartier de son enfance. Paradis le décrit comme sociable, mais aussi arrogant et effronté. Plus tard, c’est par l’entremise de Beauchamp que Paradis va faire la connaissance de Renaud Jomphe.

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Pierre « Ti-Bum » Beauchamp, un caïd du Sud-Ouest.

Comme on l’a vu plus haut, Salvatore Cazzetta fonde les Rock Machine en 1989 avec une dizaine d’acolytes, dont son frère Giovanni et Renaud Jomphe qui, bien qu’originaire de Verdun, est un ancien membre des SS de Pointe-aux-Trembles. Le gang a la haute main sur le trafic de drogue dans plusieurs bars et restaurants du centre-ville et du Sud-Ouest. Pierre Beauchamp, quant à lui, ne se joint pas aux Rock Machine de ses amis. Il s’arrange très bien tout seul puisqu’il s’est fait une spécialité de la vente de cocaïne en gros… C’est dire qu’il brasse de sérieuses affaires. Au tournant des années 1990, il fait partie de ces « nouveaux riches » du monde des trafiquants montréalais. Au Club nautique de Lachine, où est amarré son bateau de plaisance, il passe pour un homme d’affaires prospère. Il a investi dans l’immobilier du Sud-Ouest et y possède un bar très couru, un atelier de mécanique automobile, une agence de location de voitures et quelques boutiques. Il n’a pas abandonné pour autant son business de narcotrafic. Il travaille en solo, mais il fait affaire à peu près exclusivement avec les Rock Machine de ses amis Cazzetta et Jomphe. Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes des trafiquants si les Hells Angels, à compter de 1994, n’avaient pas

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décidé de monopoliser le business des stupéfiants. Méthodiques et impitoyables, à coups de bâtons de baseball et d’attentats meurtriers, ils entreprennent de chasser les Rock Machine et leurs alliés de l’île de Montréal. Voilà qui n’annonce rien de bon pour Pierre Beauchamp : un trafiquant de sa trempe n’échappera pas à l’attention de Maurice Boucher et de ses acolytes… Salvatore Cazzetta extradé aux États-Unis, les Rock Machine de Montréal sont en mal d’un leader. Ils choisissent de nommer Renaud Jomphe, l’ami intime de Pierre Beauchamp, à la présidence par intérim du gang. Deux ans ont suffi aux Hells pour mettre à mal la concurrence dans l’Est de Montréal et au centre-ville. Il leur reste à conquérir le Sud-Ouest, là où les Rock Machine sont solidement implantés. Ils y ont d’ailleurs un repaire fortifié, dans Verdun.

Renaud Jomphe, surnommé « Le roi de Verdun ».

NNN Le 18 octobre 1996, Renaud Jomphe convoque des membres du gang à une réunion informelle dans un restaurant chinois de la rue Wellington, dans ce même quartier.

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Peter Paradis, alors prospect des Rock Machine, est du nombre, de même que trois autres hommes : Alain Brunette, Raymond Lareau et Christian Deschênes. Un cousin de Renaud Jomphe se joint à eux. Ce type est un pusher pour le compte de Peter Paradis, mais ce dernier ne s’entend pas du tout avec lui, car il lui reproche de ne pas s’acquitter à temps de ses dettes. En conséquence, il refuse de lui faire crédit pour de grosses quantités de cocaïne. Ce cousin s’est plaint à Jomphe qui a convoqué les deux parties pour entendre leurs versions des faits. Tout le monde est là vers 19 heures. Mais Jomphe a besoin que Paradis et Brunette quittent les lieux immédiatement pour aller à Châteauguay où ils doivent mettre un dealer au pas. Peu après, le cousin de Jomphe se rend aux toilettes à l’arrière du resto, puis revient s’asseoir. Quelques minutes passent encore puis il demande à sortir pour faire un appel important sur son cellulaire dont la réception est mauvaise à l’intérieur. Vers 19 heures 30, alors qu’il vient à peine de passer la porte, un commando de quatre tueurs vêtus de noir et lourdement armés fait irruption. Deux par la porte d’entrée, deux par la porte arrière habituellement verrouillée. Jomphe comprend tout de suite que son heure est venue. Il se lève et lâche ces mots « That’s it ! » (Ça y est !), avant d’être abattu. Au même moment, Christian Deschênes est aussi mortellement atteint. Raymond Lareau a plus de chance : le tireur, qui vise la tête, manque sa cible et l’atteint à l’épaule. « Mon-mon », comme on l’appelle, a le réflexe de s’écrouler et de faire le mort. Il aura la vie sauve et c’est lui qui racontera sa version des faits aux policiers ainsi qu’à Peter Paradis. Et c’est lui aussi qui, comme Paradis, sera persuadé que le cousin de Jomphe l’a trahi et lui a tendu ce guet-apens. Il est

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allé aux toilettes pour déverrouiller la porte arrière, puis il est sorti téléphoner pour donner aux tueurs le signal de l’assaut … La nouvelle de l’assassinat de Renaud Jomphe se répand comme une traînée de poudre dans tout le Sud-Ouest. Dans les minutes qui suivent, des centaines de badauds se massent devant la scène de crime circonscrite par un ruban de bouclage. Pierre Beauchamp est accouru : dévasté, il apprend ainsi que son ami, le numéro un des Rock Machine montréalais, est bel et bien tombé au combat. À partir de ce moment, les choses ne vont pas s’arranger pour lui. Il ne tarde pas à apprendre que les Hells Angels de Maurice Boucher ont mis sa tête à prix. On dispose de diverses sources pour comprendre ce qui s’est passé dans les semaines qui ont suivi. Beauchamp aurait appris par une grosse pointure des Hells qu’un contrat avait été donné pour le liquider, mais on lui aurait offert en même temps de racheter ce contrat s’il y mettait le prix. Il s’agit là d’une pratique inédite : on n’a jamais entendu parler d’une telle transaction dans le Milieu. Mais toujours est-il qu’il aurait payé 25 000 dollars pour que son nom soit effacé de la liste noire des tueurs des Hells. Quelques semaines passent, puis il apprend que sa tête a de nouveau été mise à prix. Peter Paradis raconte qu’il l’a beaucoup croisé à cette époque et l’a ainsi vu dépérir à vue d’œil. Beauchamp choisit alors d’informer la police du fait que sa vie est menacée et il annonce également la nouvelle à son frère. Il serait aussi parvenu à obtenir une audience de « Mom » Boucher. Ils se voient dans un restaurant de Longueuil. Personne ne connaît les détails de cette rencontre… Au bout du compte, Paradis revoit son ami enfin soulagé parce qu’il a passé une entente avec les Hells et accepté de travailler avec eux. Il aurait alors conclu une transaction et leur

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aurait avancé 40 kilos de cocaïne à 40 000 dollars le kilo. Une affaire d’un million six cent mille dollars ! Paradis ne peut s’empêcher de craindre le pire pour « Ti-Bum » : aux yeux des Hells, il valait maintenant beaucoup plus mort que vivant… Le 20 décembre 1996, peu après 19 heures, Pierre Beauchamp trouve à stationner son Ford Explorer rue Sainte-Catherine, à l’angle de la rue Metcalfe. On est dans le quartier des grands magasins, un vendredi soir, à quatre jours de Noël : c’est la cohue au centre-ville de Montréal. Assis dans son V.U.S. de luxe, Beauchamp tente désespérément de joindre quelqu’un au téléphone. Il laisse trois messages sur le téléavertisseur de cette personne. C’est ce que démontrera l’enquête policière. Elle révélera aussi que cet individu est un ancien beau-frère de « Mom » Boucher et un associé des Hells Angels… Il est 19h30 quand des douzaines de passants stupéfaits voient un inconnu, les traits en partie couverts par une casquette, accourir vers la voiture de Beauchamp, dégainer un revolver et l’abattre à bout portant. Les témoins sidérés voient ensuite le tueur s’enfuir au pas de course jusqu’à une Dodge Caravan garée non loin de là, dans laquelle il s’engouffre. Son conducteur, pédale au plancher, dévale la rue Metcalfe. Les policiers, ayant trouvé la voiture non loin de la scène du crime, aux abords de la station de métro Bonaventure, concluront que les auteurs du crime ont fui par là. Ils établiront aussi que la Caravan a été volée quelques jours auparavant et munie d’une nouvelle plaque d’immatriculation, volée elle aussi. Les hommes de main des Hells emploient souvent cette tactique pour leurs voitures de fuite. Elle leur fait gagner du

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temps, car le propriétaire d’une auto dont la plaque a été volée ne le remarque généralement pas tout de suite. Il peut mettre deux ou trois jours avant d’en rapporter la disparition. Les policiers fouillent en vain la fourgonnette. Mais peu de temps après, un préposé à l’entretien trouve dans une poubelle du métro Bonaventure un sac contenant un revolver de calibre .38, de même qu’une casquette de pêcheur verte. Les expertises balistiques démontreront qu’il s’agit bien de l’arme du crime. Et des témoins confirmeront que l’assassin portait une casquette verte. On prélèvera des cellules de peau dans ladite casquette, mais pour le moment, elles ne sont d’aucune utilité aux experts médico-légaux. On est en 1996, la science ne permet pas encore d’en extraire l’ADN humain. On ne peut le faire qu’avec du sang ou du sperme. Une particularité de cette triste affaire est que les policiers trouvent, sous le siège de la victime, pas moins de 60 000 dollars en argent comptant ! On ne sait pas avec certitude ce que Beauchamp voulait faire avec cet argent. Mais les enquêteurs seront enclins à penser qu’il devait le remettre au proche des Hells qu’il tentait désespérément de joindre au moment où il a été exécuté. Ce qui appuie la thèse voulant qu’on lui ait tendu un guetapens. On lui a donné rendez-vous sous un prétexte quelconque, mais ce qu’on voulait, c’était purement et simplement l’éliminer… Et si ce que raconte Peter Paradis est authentique, les Hells gagnaient un million et demi en se débarrassant de lui… Comme tant d’autres assassinats du genre, à l’époque de la « guerre des motards », celui de Pierre Beauchamp n’allait pas être élucidé de sitôt. Mais un concours de circonstances

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fortuites, survenues au fil des années suivantes, allaient mener les enquêteurs à croire qu’ils avaient démasqué l’assassin. NNN C’est à la suite d’une histoire d’amour contrarié qu’une première lumière va être jetée sur l’assassinat de Pierre Beauchamp. En 1997, Stéphane Sirois, un membre en règle des Rockers, fait la rencontre de Julie Couillard, une « superbe fille très classe » dont il tombe éperdument amoureux. Au point où il songe à la marier. Mais il y a un problème… Le petit ami précédent de sa dulcinée était un certain Gilles Giguère, un usurier montréalais proche des Hells qui l’auraient éliminé parce qu’il se serait mis à table lors de son arrestation. Selon Sirois, cela rendait la situation délicate et il a voulu vérifier auprès de Maurice Boucher lui-même comment sa relation était vue par le gang. Il a alors appris qu’on se méfiait beaucoup de la jeune femme. Au bout de trois rencontres avec le patron des Nomads, ce dernier a ordonné à Sirois de la laisser tomber. Ou de quitter le club…

La mannequin Julie Couillard 132

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Le motard, pris entre son amour et son appartenance au club-école des Nomads, choisit la première option. Il quitte les Rockers et marie la belle Julie… La lune de miel sera de courte durée. Il a quitté les Rockers pour elle, mais les Rockers ne le quittent pas, lui. Ils le harcèlent, prétendant, entre autres choses, qu’il leur doit 5 000 dollars. Avec le spectre de ce gang planant au-dessus de leurs têtes, les amoureux vivent une union vouée à l’échec. Ils divorcent quelques mois plus tard. Sirois sort déprimé et amer de cette aventure. En son for intérieur, il reproche aux Rockers et aux Hells d’avoir ruiné sa relation avec sa femme. Il décide de se venger d’eux… Au début de 1999, il contacte des enquêteurs qu’il connaît pour leur annoncer qu’il veut devenir agent source. Un marché est conclu en juin de cette année-là. Il va s’organiser pour réintégrer les Rockers et, par la suite, rendre compte à ses contrôleurs de tout ce qui se passe au sein du gang. Il amorce sa nouvelle carrière d’agent double en donnant à la police une foule de renseignements concernant la « guerre des motards ». Il sait beaucoup de choses puisqu’il occupait un poste de confiance au sein du gang : il en a été le secrétaire. Entre autres révélations, il dit savoir qui a exécuté Pierre « Ti-Bum » Beauchamp. L’assassin, selon lui, est un certain Gregory Wooley, alors associé aux Rockers. Un mois après l’exécution de Beauchamp, il obtenait le statut de hangaround du gang. Ce Wooley, jadis lié à des gangs de rue, est bien connu des policiers. On l’a accusé d’avoir été complice de l’assassinat de Jean-Marc Caissy, un trafiquant lié aux Rock Machine. Le crime a été commis en mars 1997, quatre mois après le meurtre de Pierre Beauchamp. À l’été 1998, au terme d’un long procès, il a cependant été acquitté de cette accusation avec quatre autres Rockers.

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Ce Wooley, d’origine haïtienne, constitue une exception de marque dans la mouvance des Hells Angels. En effet, il est le seul homme noir à avoir été admis chez les Rockers, filiale du chapitre des Nomads. Les règlements internationaux des Hells interdisent l’accès au club à tout individu qui n’est pas de race blanche. Mais cet ancien gangsta s’était gagné l’estime de Maurice Boucher luimême. Assez pour que le caïd transgresse un tabou. En fait, il a plutôt contourné cet interdit raciste : les Rockers ne respirent pas à proprement parler l’air de la planète Hells Angels, ils n’en sont qu’un satellite… Sirois ne se contente pas de prétendre que Wooley a assassiné Pierre Beauchamp. Il affirme tenir des informations incriminantes de première main. Mais ces affirmations ne suffisent pas pour porter des accusations en bonne et due forme contre le suspect. Le témoignage du délateur ne constituerait pas une preuve assez solide devant un jury. Il faudrait davantage. Et les policiers n’ont aucun intérêt à porter des accusations tout de suite. Il leur faudrait alors rendre publique la défection de Sirois qu’ils viennent tout juste de recruter. Ils renonceraient ainsi à infiltrer un gang lié aux Hells Angels, ce qui est en soi un très rare exploit. On remet donc à plus tard la chasse à l’assassin de Pierre Beauchamp. Mais Gregory Wooley ne perd rien pour attendre… Ce que raconte Sirois à propos de l’assassinat de Pierre Beauchamp est très compromettant. Le soir même du meurtre, Wooley aurait rejoint des Rockers – dont Sirois – dans un bar montréalais et aurait lancé à la ronde : « J’en ai eu un ! » Plus tard, Sirois aurait emmené Wooley chez lui. Durant le trajet, ce dernier aurait dit que l’ordre d’éliminer Beauchamp venait de Maurice Boucher lui-même.

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Le chef des Nomads savait que la victime serait en possession de 60 000 dollars, mais il aurait ordonné que son assassin ne touche pas à l’argent pour que l’on ne pense qu’il s’agissait d’une transaction de drogue douteuse, mais bien plutôt d’un règlement de comptes en bonne et due forme lié à la « guerre des motards ». Sirois ajoute que Wooley avait jeté tous les vêtements qu’il portait au moment du meurtre, à l’exception de son manteau dont ils se sont débarrassés en le faisant brûler dans le foyer de la résidence de Sirois. Les policiers prennent bonne note de ces déclarations, qu’ils versent au dossier de Wooley en attendant la suite des événements. NNN Ce hangaround des Rockers ne se fera pas oublier. Il va même connaître une irrésistible ascension dans la hiérarchie du crime organisé montréalais, tous clans confondus. Vite admis dans le Saint des Saints des Rockers, il en devient une figure dominante. À compter de ce moment, son parcours exceptionnel ne sera pas moins semé d’embûches, mais il réussira souvent à les surmonter. En 1998, appuyé par « Mom » Boucher et ses comparses, il fait un retour dans le secteur en perpétuelle ébullition des gangs de rue, y impose sa loi et fonde un gang des gangs, le Syndicate, se positionnant avantageusement sur l’échiquier du crime organisé montréalais. À 27 ans, en août 1999, il est intercepté par la police sur sa Harley-Davidson. Il fuit à pied et, dans sa course, laisse tomber un pistolet semi-automatique et un chargeur avant d’être ­rattrapé. On porte cinq accusations contre lui, mais elles tombent toutes à cause d’un point de détail de la fameuse Charte… Des

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commentateurs s’insurgent alors contre les subtilités de notre droit, mais on n’y pourra rien. Le 5 avril 2000, Wooley est de nouveau arrêté, à l’aéroport de Mirabel cette fois, alors qu’il est sur le point de s’envoler pour Haïti avec un revolver caché dans ses bagages. Il écope cette fois de quatre ans et demi de prison. À la suite de l’Opération Printemps 2001, au cours de laquelle la police a coffré 118 motards liés aux Hells, on porte de lourdes accusations contre 42 d’entre eux. C’est ainsi que le meurtre de Pierre Beauchamp refait surface. En effet, les prévenus sont accusés non seulement de trafic de stupéfiants et de gangstérisme, mais aussi de complot pour les meurtres de 13 victimes, dont le caïd du Sud-Ouest assassiné par Wooley, selon le témoignage de l’infiltré Stéphane Sirois. On a retenu ces 13 affaires parce que le ministère public dispose de preuves accablantes pour chacune d’elles. En premier lieu, on connaît l’identité des auteurs de ces assassinats ; en second lieu, on peut démontrer les liens entre ces assassins et leurs commanditaires qui se trouvent au banc des accusés. Au terme d’intenses négociations, puis au cours de longs maxi-procès, une trentaine de Hells Angels s’avouent coupables de complot dans les meurtres de ces 13 victimes, dont Pierre Beauchamp. Gregory Wooley ne fait pas partie de ces accusés de complot parce que le ministère public estime disposer d’une preuve directe de sa participation dans l’assassinat de Beauchamp. On va donc lui intenter un procès séparé. Il reste à voir si le Rocker, derrière les barreaux depuis 1999, va être déclaré coupable de meurtre prémédité et ainsi écoper de la prison à vie… Quand s’ouvre son procès, en janvier 2004, huit ans ont passé depuis l’assassinat de Pierre Beauchamp.

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La poursuite dispose d’une preuve en trois volets. Le premier repose sur le témoignage de Stéphane Sirois, le Rocker devenu agent source à qui l’accusé aurait fait des confidences. Comme c’est toujours le cas dans pareille situation, l’avocate de l’accusé s’attaque à la crédibilité du témoin « pour le bénéfice du jury ». Elle tente de démontrer que Sirois a tout intérêt à dire au tribunal ce que des enquêteurs pourraient lui avoir soufflé à l’oreille. Le deuxième volet, plus faible, porte sur la déposition de deux témoins oculaires qui ont vu un homme de couleur, un Noir, tirer presque à bout portant sur la victime. Le dernier volet, à caractère scientifique, comporte les témoi­gnages d’experts médico-légaux affirmant que les cellules de peau trouvées dans la casquette de l’assassin sont celles de l’accusé. Ils ont pu le faire grâce au raffinement accéléré des méthodes d’analyse de l’ADN, quatre ans après l’assassinat de Beauchamp. La défenderesse de Wooley souligne alors qu’il y a une lacune dans la chaîne de possession de l’ADN en question. Il y a en effet une période pour laquelle la police montréalaise ne peut rendre compte de l’endroit où les échantillons biologiques de Wooley ont été entreposés. Qu’est-il arrivé aux cellules prélevées dans la casquette trouvée dans une poubelle du métro ? Et si des policiers avaient remplacé ces cellules par celles de Wooley ? Autrement dit, la police n’aurait-elle pas pu se livrer à de la fabrication de preuve, comme cela s’est déjà vu dans une ou deux autres affaires retentissantes ? La plaideuse sème suffisamment le doute dans l’esprit des jurés pour que leurs délibérations, à la fin du procès de deux mois, n’aboutissent pas. On se trouve alors devant ce qu’il est convenu d’appeler un désaccord du jury et le juge n’a pas d’autre choix que le dissoudre. Il faut tout recommencer.

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On instruit alors un nouveau procès à l’automne 2004. Cette fois, l’accusé est purement et simplement acquitté. Il s’en tire pour le meurtre de Pierre Beauchamp, mais il lui reste toujours à répondre des accusations retenues contre lui à la suite de l’Opération Printemps 2001. Au terme de négociations entre son avocate et le ministère public, il s’avoue coupable de complot pour meurtre, de trafic de stupéfiants et de gangstérisme. En échange, on laisse tomber les autres accusations et on le condamne à 13 ans d’emprisonnement. Mais il se voit aussi crédité huit ans et demi pour la détention préventive qu’on lui a imposée depuis son arrestation en mars 2001, alors qu’il était fraîchement sorti de la geôle où l’avait mené sa possession d’un revolver à l’aéroport. Ce qui fait qu’en réalité, c’est une peine de 4 ans et demi qu’on lui inflige… Une fois de plus, le Rocker a eu la partie belle devant le tribunal. Il ne prend pas moins le chemin de la prison, où il ne se fera pas oublier… En 2009, les autorités carcérales lui reprochent d’avoir tabassé un codétenu et d’avoir comploté le trafic de drogues à l’intérieur des murs. On lui inflige une peine additionnelle de quatre ans d’incarcération. Libéré en 2011, il reprend ses affaires là où il les avait laissées. Il remet violemment de l’ordre dans le monde parallèle des gangs de rue et pèse de plus en plus lourd sur la trajectoire du grand banditisme de la métropole. Aux yeux des enquêteurs des brigades antigang, les mafiosi comme les motards hors-­ la-loi le considèrent leur égal. Il est arrêté de nouveau en 2015 et finit par admettre sa culpabilité à des accusations de gangstérisme ainsi que de complot et trafic de stupéfiants. Il en prend pour huit ans.

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Gregory Wooley, épinglé pour la énième fois.

La libération d’office dont il bénéficie en novembre 2020 est assortie de conditions strictes. Il doit respecter un couvrefeu imposé à 23 heures, il ne peut fréquenter quiconque possédant un casier judiciaire ou appartenant à une organisation criminelle, les débits de boisson lui dont interdits et il doit divulguer toute transaction financière. Bref, il voit sa marge de manœuvres douteuses considérablement réduite… Mais ces conditions tomberont à l’expiration de sa peine. Il aura alors 50 ans passés. Aura-t-il l’audace, l’énergie et les moyens de remonter au créneau ?

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Chapitre 6

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any Kane est un des personnages les plus improbables de la saga des Hells Angels au Canada. Ses agissements dans l’affaire MacFarlane, en Nouvelle-Écosse, le révèlent dans toute sa particularité tout en exposant son côté sombre. Robert MacFarlane a quitté son Île-du-Prince-Édouard natale à l’adolescence pour s’établir à Halifax. À la fin des années 1980, il a l’intuition de l’avenir de la téléphonie cellulaire et fonde une entreprise de télécommunications, Cellular Connections, une des premières du genre dans les provinces de l’Atlantique. Il connaît rapidement le succès et fait fortune. À cette époque, le premier ministre de la Nouvelle-Écosse, John Savage, invite le jeune entrepreneur dynamique à l’accompagner lors d’une mission commerciale à Cuba. C’est dire combien il est en vue dans le milieu des affaires de sa province d’adoption. En 1995, il vend Cellular Connections pour la coquette somme d’un million de dollars. Au début de la trentaine, le voilà devenu un « nouveau riche » qui ne manque pas d’argent de poche… On sait qu’au moment où on fait sa connaissance, en février 1997, 250 000 dollars en espèces dorment dans le coffrefort de sa résidence. 141

Ces faits à son sujet, et bien des dessous de cette affaire, nous les devons à trois journalistes montréalais de haute volée : Daniel Sanger, auteur de L’Énigmatique Dany Kane, ainsi que Julian Sher et William Marsden, coauteurs de La route des Hells. Robert MacFarlane vit dans un petit château en bord de lac, pilote son voilier dans les eaux qui baignent Halifax et collectionne les voitures de prestige comme une Corvette 1957, deux BMW et une Mercedes. Et pour ajouter à son bonheur, il a épousé une des plus jolies femmes de la région. Après avoir vendu Cellular Connections et profité du bon temps que lui procure sa nouvelle richesse, il a fondé un commerce spécialisé en matériel de surveillance électronique ayant pignon sur rue dans un centre commercial de Halifax.

Robert MacFarlane, le brasseur d’affaires de Halifax

Voilà pour le Robert MacFarlane façon docteur Jekyll. Sous ces dehors de sage bourgeois se tapit un Monsieur Hyde, un voyou de ruelle vivant dangereusement.

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Robert MacFarlane, le bagarreur des bas-fonds de la capitale néo-écossaise

À son arrivée à Halifax, alors sans le sou, cette armoire à glace d’un mètre 95 et de cent kilos a été videur dans un des bars les plus mal famés de la ville. Il s’y est fait à jamais une réputation de dur à cuire. Trop intelligent et ambitieux pour se contenter d’être un homme de main, il n’a pas tardé à monter en grade dans le demi-monde où il s’agitait. À partir de là, il mène une double vie. Le jour, il brasse des affaires sérieuses, la nuit, il fait la noce et livre des combats aux poings à la sortie des bars chauds où il ne manque pas de semer la pagaille. Ces agressions sauvages lui vaudront bien quelques arrestations, mais il a déjà les moyens financiers de s’éviter le pire dans ces circonstances. S’il aime la bouteille, il est aussi accro à la cocaïne. Il comprend vite que sa toxicomanie va le perdre s’il ne se lance pas lui-même dans le trafic. Il a un sens inné des affaires, légales ou pas. Si bien qu’il ne tarde pas à jouer un rôle d’importance dans le monde des trafiquants de cocaïne néo-écossais. On dit aussi qu’il est impliqué dans le trafic à grande échelle de stéroïdes. Comme tant d’autres « gros bras », il prend sans doute de ces anabolisants reconnus

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pour provoquer des crises de violence incontrôlées, ce qui expliquerait certains de ses troubles de comportement. Halifax, cette métropole de 350 000 habitants, s’est bâtie autour de son port, un des plus importants au pays. L’action n’y manque pas, comme dans toute ville portuaire : année après année, le taux de criminalité avec violence y est plus élevé que dans toute autre agglomération canadienne. MacFarlane se trouve comme un poisson dans l’eau dans les bas-fonds de sa ville où on joue dur. On ne sait pas tout des combines de ce personnage inventif. Entre autres, il a la réputation d’acheter, pour une fraction de leur valeur, des dettes impayées à des organisations criminelles pour maximiser ensuite son investissement en arrachant des fonds au malheureux débiteur par la manière forte. Au début de février 1997, il se paie une escapade en Colombie-Britannique, bien typique de sa manière. Aussitôt débarqué à Vancouver où l’attend une connaissance, il fait la tournée des bars puis se fixe dans une boîte topless tenue par un membre en règle des Hells Angels locaux. Ce fait ne l’impressionne guère, car il connaît certains de ces motards : il n’en est pas à sa première visite là-bas. Ce costaud de la côte est ne tarde pas à faire du tapage, comme à son habitude. Lorsqu’un videur fait mine de le mettre à la porte, notre homme déclenche la bagarre. Avant de s’éclipser par la porte arrière de l’établissement, il aura eu le temps de casser le nez d’un employé, puis le bras d’un autre, avant d’en mordre sauvagement un troisième à l’avant-bras. Il sera épinglé par la police le lendemain et devra passer une nuit en prison. De retour à Halifax, il s’envole ensuite pour Cuba où il ne manque pas de remettre ça… Il boit à l’excès, démolit quelques meubles et agresse une employée de son hôtel, ce qui lui vaudra d’aboutir de nouveau en prison.

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NNN Le fauteur de troubles rentre de son escapade cubaine le 25 février, se promettant sans doute de faire la fête dans les bars de Halifax pour se remettre de son séjour dans les geôles de Castro. Il n’en aura pas le temps… S’il exaspère certains de ses concitoyens, il fait carrément peur à d’autres. Comme à un certain Paul Wilson. Tenancier d’un bar très couru de Halifax, il est également une des têtes de Turc de MacFarlane. Les deux hommes ont été liés pendant des années et ont même cohabité un certain temps avant de se brouiller. Wilson n’est pas un enfant de chœur. Lui aussi arrondit ses fins de mois en s’adonnant au trafic de cocaïne à grande échelle. Notre malabar aime bien se rendre chez le tenancier du Reflections avec des amis pour provoquer le désordre. Avant de quitter systématiquement sans payer, il bouscule tant le personnel que la clientèle. Il se présente un jour avec un bidon d’essence et menace d’incendier l’endroit. Une autre fois, il pelote une serveuse et se voit accusé d’agression sexuelle. Wilson a un seuil de tolérance élevé, mais il survient un événement qui l’alarme au plus haut point. Cette fois, MacFarlane y va de menaces non seulement à son endroit, mais aussi à celui de sa mère, qui est en fait la propriétaire en titre de la boîte. Le patron du bar ne peut pas porter plainte : aucun témoin de ces excès n’osera déposer contre un client aussi dangereux et effrayant… Wilson en est réduit à mettre sa mère à l’abri et à ne jamais se déplacer sans avoir un pistolet sous la main. La situation devient si explosive et insupportable qu’il estime devoir recourir aux grands moyens pour régler le cas de son tourmenteur.

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C’est à ce moment, en janvier 1997, qu’entre en scène le « génie du mal » de cette histoire. Il n’est pas fictif comme Moriarty, Lex Luthor ou Hannibal Lecter, mais bien réel. Il s’appelle David Carroll et on le surnomme « Wolf » (le loup) à cause de la couleur de son regard d’acier et de ses manières impitoyables. Il est doté d’une intelligence supérieure, mais on ne peut en dire autant de sa moralité ou de son humanité.

« Wolf » Carroll : l’homme est un loup pour l’homme.

Il préside aux destinées des neuf Hells Angels de Halifax, de même qu’à celles de leur mouvance de hangarounds, de prospects et d’affiliés, mais il le fait à distance car il vit à Montréal depuis un bon moment. En 1985, dans la foulée de l’adhésion de son gang néo-­ écossais des Thirteenth Tribe à la cause des Hells Angels, il a été l’un des instigateurs du « Massacre de Lennoxville » au cours duquel cinq « frères » du North Chapter ont été assassinés. On lui a fait un procès pour ces meurtres, en juin 1987, qui s’est conclu par un acquittement. La même année, on l’a accusé

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de diriger un réseau de prostitution et cette fois, sa sentence a été d’un an de prison. Au fil des ans, croit-on dans les rangs policiers, il aurait été directement impliqué dans pas moins de quinze meurtres et aurait pris le contrôle du narcotrafic dans la région des Laurentides, tout en exploitant de lucratives agences d’escortes ou des bureaux de placement de danseuses nues. Ce Montréalais d’adoption est devenu bilingue et est tombé dans les bonnes grâces de « Mom » Boucher. Quand celui-ci a trié sur le volet huit motards de choc pour former le chapitre d’élite des Nomads, en 1995, « Wolf » était du nombre. Carroll a cependant gardé la main haute sur les opérations de sa bande à Halifax. Et, en ce début de l’an 1997, il n’est pas satisfait de la marche des affaires. Il estime que les Hells de sa province natale sont des « boy-scouts ». Ils ne contrôlent pas le trafic des stupéfiants à la manière de leurs collègues québécois. Aussi faut-il que les choses changent et le boss charge ses troupes de prendre le contrôle de la situation. Dorénavant, en Nouvelle-Écosse comme au Québec, les trafiquants indépendants comme Robert MacFarlane vont devoir changer leurs manières de faire et se rallier aux Hells. Celui-ci fait parfois affaire avec eux, mais il traite le plus souvent avec leurs compétiteurs. En 1996, les Hells ont exposé au trafiquant les conditions d’une association plus étroite. MacFarlane a rejeté cette offre et il refuse toujours d’accorder aux motards le respect qu’ils estiment leur être dû. À la fin de cette année-là, le contexte est tendu : d’une part, Paul Wilson craint pour sa vie et celle de sa mère, et d’autre part, les Hells Angels tolèrent de moins en moins l’existence de trafiquants indépendants dans le paysage.

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Or il se trouve que le tenancier du Reflections est une vieille connaissance de « Wolf » Carroll. Wilson le contacte finalement pour lui faire part des ennuis que lui cause MacFarlane. Carroll lui offre de régler le problème une fois pour toutes : cela coûtera 25 000 dollars à Wilson pour rayer le matamore de la liste des vivants… Le motard ferait ainsi d’une pierre deux coups : il rendrait service à un ami et allié de son gang tout en débarrassant celui-ci d’un concurrent. Il reste quand même à MacFarlane des amis au sein des Hells de Halifax. C’est pourquoi ceux-ci ne doivent pas savoir que le complot de meurtre a été ourdi par l’un des leurs. Il n’est donc pas question pour Carroll de confier la mission à un motard local. Bien sûr, il ne va pas se charger lui-même de l’exécution de ce contrat d’assassinat. Il va plutôt refiler le mandat et la prime de 25 000 dollars à une personne de confiance, un certain Dany Kane. À la fois ami et homme à tout faire de « Wolf », cet unilingue francophone – malgré son nom anglais – n’a pas 30 ans et est un hangaround des Rockers. Il a vécu sur la Rive-Sud de Montréal au sein d’une famille ouvrière et, dès le plus jeune âge, a fait ses premières armes dans le trafic de stupéfiants dans cette région. Petit de taille, cet adepte du « bodybuilding » a gonflé sa musculature aux stéroïdes dont il fait aussi le trafic. Homme de toutes les contradictions, ce voyou ambitieux et brutal, accro au fric, est un père attentif – bien que divorcé – qui aime d’amour sa maîtresse… et il assume aussi sa bisexualité dans un milieu où règne l’homophobie. NNN Dany Kane n’est pas un tueur patenté, mais il ne refusera pas l’offre du Nomad Carroll, tant pour la prime que pour son avancement hiérarchique au sein des Rockers.

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Au début de février 1997, il se rend à Halifax pour épier les allées et venues de MacFarlane, afin de bien connaître ses habi­ tudes et ainsi de préparer minutieusement son exécution. Mais le Jour J tarde à venir car sa cible voyage à Vancouver puis à Cuba. La veille du jour où le Néo-Écossais rentrera de voyage, Kane, à Montréal, contacte son amant Aimé Simard qui va l’accompagner à Halifax. Le départ est fixé au lendemain.

Dany Kane et Aimé Simard : les deux font la paire.

Trois mois plus tôt, le Rocker a fait la connaissance de ce voyou par le truchement des petites annonces d’un périodique « gai » plutôt banal qu’il a lui-même fondé anonymement. Natif de Québec, élevé par sa mère, Aimé Simard a souffert d’obésité dès le plus jeune âge. Il a maintenant 29 ans, a subi une gastroplastie et a fait de nombreux allers-retours en taule, toujours pour des affaires de fraude. Tombé sous la coupe de Kane qui en a fait son chauffeur, il rêve de rallier les Rockers. Désireux d’impressionner Kane, il a profité d’un séjour à Québec sans son amant, deux semaines plus tôt, pour tirer à bout portant, en pleine rue, sur un dealer des Rock Machine, le gang ennemi des Rockers.

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Son mentor, effectivement épaté, lui a alors annoncé qu’il avait un vrai « contrat » à lui confier. L’affaire aura lieu à l’exté­ rieur de Montréal et ce sera l’occasion pour Simard de démontrer sa valeur aux Rockers. Kane l’accompagnera pour le guider. Il se garde bien de mentionner que la valeur dudit contrat est de 25 000 dollars. Le magot, il entend le garder pour luimême et n’offrir qu’une bagatelle à son complice pour sa peine… Ils arrivent en voiture à Halifax le soir du 25 février, jour même où MacFarlane est rentré de Cuba. Ils descendent dans un motel de banlieue, puis ils s’affairent aux préparatifs de l’exécution prévue pour le lendemain. Ils mettent la dernière main à leur plan et Simard inspecte son « kit » de parfait assassin étalé sur un lit : un revolver .38, un pis­tolet semi-automatique 9  mm, une cagoule, des gants, un pantalon de pluie et une veste, tous deux noirs. Les deux lascars testent aussi le fonctionnement de leurs walkies-talkies. Le lendemain matin, Kane se rend dans un parking intérieur voisin. Il descend de voiture, un tournevis à la main, s’approche d’une auto stationnée tout près dont il dévisse la plaque d’immatriculation. Il répète le manège sur sa voiture puis y appose la plaque volée. Il passe ensuite prendre Simard au motel, puis l’emmène dans le centre commercial où loge le Spy Shop, la boutique de MacFarlane. Ce dernier est au poste et s’offre à la vue du tueur qui, ainsi, ne risque pas de commettre une erreur sur la personne. Le soir venu, Simard, tout de noir vêtu et cagoulé, s’embusque à l’entrée des toilettes. Kane, à la suite de son voyage d’exploration trois semaines auparavant, avait conclu que le meurtre devait être commis dans le couloir menant à la sortie du centre commercial.

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Comme convenu, Kane est resté dans la voiture. Simard le contacte par walkie-talkie : il y a un pépin, sa victime potentielle vient de fermer boutique et il est accompagné de trois hommes… Les deux complices conviennent de recourir à leur plan B. Ils se rendent chez MacFarlane et attendent son retour pour l’abattre. Simard se tapit derrière des buissons, mais sa présence alerte des chiens qui se mettent à aboyer comme des damnés. On doit remettre l’opération. Le lendemain, au réveil, Kane et Simard se paient un festin de homard. Puis ils font une balade en ville, vont au gym et ensuite au cinéma. À leur sortie de la salle, c’est presque l’heure de fermeture des magasins. Ils passent au motel prendre leurs armes et leurs affaires. Le meurtre sera commis ce soir ou jamais. Simard, de retour au centre commercial, se tapit encore dans l’entrée des toilettes et voit MacFarlane quitter une fois de plus les lieux, accompagné cette fois de deux autres inconnus. Alors qu’il rejoint Kane à la voiture, Simard voit celle de sa cible quitter le centre commercial. Ils décident de la prendre en filature. Les deux hommes accompagnant MacFarlane sont un cousin et son ami qui n’a jamais vu la collection de voitures de luxe de l’homme d’affaires, conservée dans l’entrepôt d’un parc industriel. Rendu à destination, le colosse apprend à ses compagnons qu’ils sont suivis depuis le centre commercial par une voiture qui se pointe au même moment. Ils descendent d’auto et le fier-à-bras, croyant avoir affaire à des policiers, s’approche avec l’intention de narguer le passager qui a baissé la vitre de sa portière. Simard, le voyant approcher, braque son .38 et appuie sur la gâchette, mais le coup ne part pas – il n’a pas pris la précaution

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de tester l’arme au préalable. MacFarlane tourne les talons et prend la fuite. Ses deux compagnons, qui ont tout vu, en font autant et disparaissent dans la nuit. Simard tire deux autres coups, mais en vain. La quatrième fois, hélas, est la bonne : le fuyard, touché au dos, ne continue pas moins sa course tant bien que mal. Le tireur s’éjecte de la voiture et se lance à sa poursuite. La scène qui suit, on la croirait tirée d’un mauvais film de série B. Simard, dans sa course, appuie deux fois sur la gâchette sans que les coups partent. Il se défait dans un geste rageur de son .38 et s’empare du 9 mm qu’il avait glissé dans sa ceinture. Ce faisant, dans l’élan brusque de son geste, il rompt l’élastique de son pantalon de pluie : le survêtement lui glisse le long des jambes, le faisant trébucher… Il freine sec, vise puis tire. Il a le pantalon aux chevilles quand il fait mouche et MacFarlane s’abat. Le tueur retire tranquillement son pantalon, s’approche de sa victime puis l’achève de deux balles à la tête, en bon assas­sin professionnel qu’il ambitionne d’être, s’assurant ainsi que sa victime ne se remettra pas de ses blessures. Il rebrousse chemin et retourne précipitamment à la voiture. Pendant ce temps, Kane en descend, ramasse le .38 et se dirige vers le blessé. Simard voit au loin son compagnon tirer deux fois leur victime à la tête… Du moins, c’est l’impression qu’il a. Mais il en est autrement : Kane, intentionnellement, a visé le sol. On comprendra pourquoi plus tard… Le Rocker revient à la voiture et prend le volant. Les tueurs repartent dans la direction d’où ils sont venus. Le cousin de MacFarlane et son ami ne pourront rien pour lui. Il rend l’âme alors qu’ils se portent à son secours… Après leur méfait, ses assassins font un arrêt dans un coin perdu de la banlieue de Halifax. Ils se défont de leurs armes et

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de l’accoutrement de Simard qu’ils abandonnent dans un boisé. Kane jette aussi au loin la plaque d’immatriculation volée plus tôt et remet la sienne, du Québec, en place. Ne s’arrêtant que pour grignoter et faire le plein, ils roulent jusqu’à Montréal. Vers un destin qui va s’avérer pour le moins torturé. Une caméra de surveillance d’un entrepôt voisin de la scène du crime a tout capté. La bande d’enregistrement n’est pas d’assez bonne qualité pour permettre l’identification des assassins, mais les policiers peuvent lancer un avis de recherche décrivant deux individus de race blanche au volant d’une voiture de la même couleur… NNN L’assassinat d’un type connu comme MacFarlane ne manque pas de faire du boucan à Halifax. La police locale met le paquet pour tenter de résoudre l’énigme. Les enquêteurs reconstituent les allées et venues de la victime dans les semaines précédant son exécution et ils ne tardent pas à soupçonner les Hells Angels de Vancouver d’avoir voulu régler le cas du colosse venu semer la pagaille, quinze jours plus tôt, dans un de leurs bars. Une autre hypothèse avancée par les policiers veut que la femme de la victime ait eu tout intérêt à faire tuer son mari avec qui, apparemment, les choses n’allaient pas du tout. De plus, MacFarlane avait souscrit une police d’assurance sur sa vie quelques semaines avant sa mort. Elle prévoyait que sa veuve touche une indemnité de 500 000 dollars. Pendant que la police s’affaire à Halifax, ni Simard ni Kane ne chôment. Quelques jours après son retour, le premier donne rendez-vous à Steve Leclerc qui l’accompagnait quand, deux semaines avant son équipée à Halifax, il a tiré à bout portant sur un dealer des Rock Machine à Québec.

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Or, il est venu aux oreilles de Simard que ce témoin a commis des indiscrétions à propos de l’affaire. Il l’expédie donc dans l’autre monde, sans autre forme de procès, à coups de revolver… Ce problème prestement réglé, toujours parrainé par Kane, il rentre à Montréal pour graviter dans l’orbite des Rockers trop heureux de disposer d’un homme de main prêt aux pires violences pour s’attirer leurs bonnes grâces. Ils ne tardent pas à profiter de l’occasion et commandent au tueur à gages le meurtre d’un dealer lié à leurs ennemis des Rock Machine. Aimé Simard, maintenant surnommé « Ace », l’as, par ses nouveaux amis, abat Jean-Marc Caissy à la porte d’un aréna montréalais, un mois presque jour pour jour après l’exécution de Robert MacFarlane. Sitôt son méfait accompli, il se rend au Pro-Gym, un lieu de ralliement des Hells et compagnie, pour rendre compte de sa mission accomplie. Au vestiaire, il extrait un cadenas de son sac de sport, dépose celui-ci dans un casier qu’il verrouille. Il voit ensuite quelqu’un, on ne sait qui, puis quitte les lieux, oubliant de récupérer son sac. Or, il est interdit de laisser des casiers verrouillés en dehors des heures d’ouverture de ce centre de culture physique. Dans la nuit, un concierge va forcer la porte du casier et y découvrir le sac de sport et l’arme qu’il contient. La police est alertée. Grâce à une caméra de surveillance, on remonte jusqu’à Simard, puis on établit que le revolver a servi à tuer Caissy. Deux semaines plus tard, on arrête son assassin. Voilà la version officielle des faits, à cette époque. On verra que la vérité est tout autre… Les carottes sont cuites pour Simard et celui-ci se rend vite compte de l’état de la situation : tant Kane que les autres

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Rockers sont indifférents à son sort. Désillusionné, il passe dans le camp des témoins repentis et avoue tous ses crimes passés, dont l’assassinat, avec son amant, de MacFarlane à Halifax. Kane est bientôt arrêté à son tour et emmené en NouvelleÉcosse pour y faire face à la justice. Les choses traînent en longueur, entre autres raisons parce que le Québécois exige que le procès se déroule en français. Finalement, la cause est instruite : Simard témoigne à charge contre l’accusé et raconte tout de leur relation. À cause de bévues évidentes commises par des policiers lors de leurs dépo­ sitions, le juge met fin abruptement au procès. Il décrétera un arrêt des procédures et Kane sera libéré de toute accusation. De retour au Québec après avoir passé vingt mois derrière les barreaux en Nouvelle-Écosse, l’apprenti Rocker retourne à sa vie d’avant. Il ne manque pas d’être victime des quolibets de ses amis motards à propos de sa supposée relation homosexuelle avec Simard, dont celui-ci a témoigné en cour. Kane en rit lui-même, aussi, du moins devant les autres : cette crapule de délateur, soutient-il, pensait ainsi pouvoir le rabaisser publiquement. Les choses ne s’arrangeront cependant pas pour Kane, qui a enfin obtenu des Rockers ses « couleurs » lui conférant enfin le statut de « vrai » Hells Angel. Cela faisait déjà sept ans qu’il gravitait dans leur mouvance ! Au début d’août 2000, surchargé de travail et d’obligations, il sombre dans une profonde dépression : il a l’impression que sa vie ne lui appartient plus. Un jour, il ferme la porte du garage de sa résidence, monte à bord de sa voiture et se suicide par asphyxie au monoxyde de carbone. Une lettre d’adieu, expliquant son geste, sera trouvée dans son ordinateur portable. NNN

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Danny Kane, enfin un Rocker, pose fièrement sur sa Harley.

Cette fin misérable ne satisfait pas tout le monde, dont certains proches de Kane, des avocats de motards, des commentateurs et, au premier chef, le journaliste Daniel Sanger qui, comme on l’a dit, a consacré un passionnant ouvrage à ce personnage hors norme. Un an après la disparition de Kane, un concours de circonstances va permettre que la vérité se fasse peu à peu jour en ce qui le concerne. On apprendra entre autres qu’au moment de l’assassinat de MacFarlane, il était un informateur vedette de la GRC et ce, depuis l’automne 1994 ! Cet as du double jeu était motivé tant par l’appât du gain que par le goût de l’aventure et son ressentiment envers ses amis des Rockers ou des Hells qui, estimait-il, ne faisaient que l’exploiter. Avait-il tort sur ce point ? Les Hells Angels, comme tout gang de motards de cette envergure, avec leur organisation bien structurée et leur chaîne de commandement, constituent ni plus ni moins qu’une organisation paramilitaire pyramidale.

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Au sommet trônent les gros bonnets qui savourent l’ivresse du pouvoir et de l’argent. Sous eux s’agite une armée de risquetout aspirant à ce sommet et prêts à tout pour y parvenir. À tout, comme on l’a vu avec Simard, Kane et tant d’autres. Comme on l’a vu aussi, s’il y en a beaucoup qui sont appelés, bien peu sont élus. Mais aucun de ces exécutants n’a été recruté de force ou sous la menace. Tous sont là par choix, si discutable soit-il. Tous savent que les boss se servent d’eux pour les basses besognes, puis les oublient s’il survient un revirement de situation, quand ils ne les font pas éliminer par d’autres sous-fifres pour une faute disciplinaire. Il arrive aussi qu’ils les abandonnent à leur sort quand ils aboutissent en taule. C’est la règle du jeu admise et partagée par tous ses participants. Ils estiment que le risque en vaut la chandelle, que le résultat en espèces sonnantes et en « prestige » justifie les sacrifices consentis… Kane n’avait pas averti ses contrôleurs de la GRC de sa participation à l’exécution de MacFarlane. Il avait pris certaines précautions, comme celle de viser le sol quand, observé par Simard, il avait feint de tirer deux balles à la tête de la victime. Mais qu’importe, la GRC s’est trouvée dans l’embarras à la suite des révélations de Simard à la police montréalaise. Si bien qu’elle a dû laisser tomber son informateur en 1997. Bien entendu, c’est Kane qui a dénoncé Simard à ses contrôleurs au lendemain du meurtre de Caissy. Il estimait que celui-ci, bavard et imprévisible, représentait un danger pour lui. Les policiers avaient ensuite inventé les faits ayant mené à son arrestation. Il est vrai que Simard avait laissé son arme dans un casier du Pro-Gym, mais tout le reste était pure ­invention.

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Huit mois plus tard, Kane offrait ses services à l’Escouade régionale mixte de Montréal – nouvellement formée pour succéder à la brigade Carcajou – et passait à son service. L’association durera près d’un an, jusqu’à ce que l’agent double s’enlève la vie… NNN Aimé Simard, quant à lui, ne se fera pas oublier. À la suite de ses révélations entourant l’assassinat de JeanMarc Caissy, le ministère public porte des accusations de meurtre contre cinq Rockers. L’un d’eux lui aurait fourni l’arme du crime, trois autres lui auraient formellement demandé de tuer ce dealer et nul autre que Gregory Wooley l’aurait accompagné sur les lieux du drame. Le procès s’ouvre au printemps 1998. La preuve de l’accusation repose pour beaucoup sur la déposition de Simard, mais on fera entendre pas moins d’une cinquantaine d’autres témoins, si bien que les débats s’étendront sur quatre longs mois. Au bout du compte, le jury rend un verdict d’acquittement : Aimé Simard n’a pas été cru… Ce témoin repenti n’aura pas servi la cause du ministère public ni dans cette affaire ni dans celle de Dany Kane dont le procès à Halifax a tourné en eau de boudin. Il lui reste alors à purger sa peine. En échange de ses services, il n’a écopé, pour ses meurtres avoués, que de l’emprisonnement à vie avec une possibilité de libération conditionnelle après 12 ans d’incarcération. Dany Kane, à l’époque de leurs fréquentations, lui avait fait une réputation de rechigneur. Il ne la fera pas mentir derrière les barreaux, ne cessant pas d’incommoder ses codétenus ­ainsi que les autorités carcérales et judiciaires. Il multiplie les frasques et les plaintes, contacte les médias et tente même de s’enlever la vie. On l’envoie finalement dans

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un pénitencier de la Saskatchewan. Quelques semaines après son arrivée là-bas, le 18 juillet 2003, il est tué de 187 coups de poignard par des codétenus. L’enquête policière aussitôt déclenchée aboutit aux arrestations de Christopher Cluney et Alvin Starblanket. Ce dernier avoue sa culpabilité à une accusation de meurtre non prémédité, alors que l’on doit intenter un procès à l’autre au printemps 2008. À un moment des débats, l’accusation fait une révélation-choc. Elle produit un témoin du nom de Anthony Tawiyaka qui jure avoir été présent à une rencontre, dans la cour de la prison, au cours de laquelle son codétenu Starblanket avait accepté de toucher une récompense de 25 000 dollars pour le meurtre du délateur Simard. Le procureur produit aussi une photo sur laquelle apparaît un Christopher Cluney tout sourire aux côtés de Maurice « Mom » Boucher. Elle a été prise dans la prison québécoise où a été expédié l’accusé au lendemain de l’assassinat de Simard. Starblanket et Cluney auraient-ils assouvi une vengeance des Hells Angels ? Le meurtre de Simard aurait-il été bel et bien prémédité ? Tant le juge que le jury n’adhéreront pas à cette thèse. Christopher Cluney sera reconnu coupable de meurtre au second degré et sera condamné à la prison à vie avec possibilité de libération conditionnelle après treize ans, tout comme Alvin Starblanket. On ne connaîtra jamais le fond de cette histoire… si fond il y a. NNN Un autre rebondissement allait survenir dans cette affaire. Nous devons son récit à Julian Sher et à William Marsden, les auteurs de La route des Hells.

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À la fin de septembre 2000, un interlocuteur anonyme communique avec les médias de Halifax et fait une révélation pour le moins spectaculaire. Il dit avoir longtemps été un asso­ cié des Hells Angels de là-bas et avoir trempé avec eux dans le trafic de cocaïne à grande échelle. Or, ajoute-t-il, il était aussi un ami intime de MacFarlane qui, quelques semaines avant son assassinat, craignant que les motards lui fassent un jour la peau, a envoyé à cet ami un lot de disquettes contenant des informations compromettantes à leur sujet. Le type en question, révolté par le meurtre de son ami, allait dorénavant transmettre aux médias et aux policiers tout ce qu’il avait de matériel révélateur sur le chapitre des Hells Angels néo-écossais. Il agirait sous le nom de guerre « Ears » (« oreilles »)… Les révélations d’« Ears », jointes aux actions de la police locale, allaient finalement venir à bout des motards du coin. En 2003, les caïds canadiens ferment purement et simplement leur chapitre de Halifax, comme ils le font toujours quand celui-ci compte moins de quatre membres en bonne et due forme. NNN David Carroll avait expliqué à Dany Kane la situation à Halifax et l’implication de Paul Wilson dans la mise à prix de la tête de Robert MacFarlane. Le mouchard a refilé ces informations à ses contrôleurs de la GRC qui, à leur tour, ont mis leurs collègues néo-écossais au courant. Le procès de Kane terminé, il reste au ministère public à accuser le commanditaire de l’assassinat. Or il se trouve que Paul Wilson est tombé en disgrâce auprès de son bon ami « Wolf » qui, à la suite de la défection d’Aimé Simard, craint que l’autre ne soit arrêté et ne soit tenté de le

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trahir en échange d’une accusation réduite. Le bruit ne tarde pas à courir dans le milieu que la vie du tenancier du Reflections est en danger. Wilson, mis au courant des mauvaises intentions de son allié d’hier, disparaît de la circulation. En novembre 2000, les autorités de La Grenade, une île des Caraïbes, font savoir à leurs contreparties canadiennes qu’elles ont procédé à l’arrestation d’un de leurs citoyens, un certain Paul Wilson, trouvé en possession de 20 kilos de cocaïne. On ne fait pas de procès au trafiquant, on l’extrade plutôt chez lui où il doit répondre du meurtre de MacFarlane. De longues tractations entre le défenseur de l’accusé et le ministère public aboutissent en 2004 à une condamnation à la prison à vie, sans possibilité de libération conditionnelle avant 12 ans. Compte tenu du temps que Wilson a passé derrière les barreaux en attendant ce dénouement – temps qui compte en double – il lui reste en fait 4 ans à purger… NNN Le dernier des comploteurs de l’exécution de MacFarlane, David « Wolf » Carroll, ne sera jamais inquiété. Dans un premier temps, les policiers manquent de faits et de témoins pour porter des accusations. Auraient-ils fini par en trouver qu’ils n’auraient pu y recourir. En effet, le motard manque à l’appel depuis 2001 ! Cette année-là, comme on le verra, les choses vont se gâter pour les Hells Angels en général et les Nomads en particulier, dont chacun des membres écopera, à l’exception du « Wolf » qui se sera volatilisé. Personne, dans les milieux informés, ne croit que ce voyou au quotient intellectuel très élevé aurait été victime d’une purge comme l’a été « Melou » Roy.

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On croit plutôt qu’il a prévu la fin des Nomads et que depuis, il arpente la planète, passant d’un continent à l’autre, d’un chapitre des Hells à l’autre, où on le met à l’abri. Et à Paris, Berlin, Istanbul ou Mexico, il profite de ses contacts pour vivre à l’aise du narcotrafic transnational. Il aurait été vu en Australie, en 2012, et selon des sources journalistiques, il vivrait maintenant au Brésil où prospèrent plusieurs chapitres des Hells Angels. Il y évoluerait en toute sécurité, ce pays n’ayant pas conclu de traité d’extradition avec le Canada. Au moins un autre Hells québécois s’est aussi réfugié là-bas. Marius Perron, recherché par les autorités canadiennes depuis 1993, y a passé au moins une dizaine d’années avant d’y décéder de mort naturelle en 2018. En vain, la SQ, comme la GRC puis Interpol, a lancé un avis de recherche.

« Wolf » Carroll, le Hells Angels errant, figure parmi les cri­ minels les plus recherchés au pays. En juillet 2010, l’agence policière internationale Interpol lance un appel au public pour l’aider à retracer 29 fugitifs. « Wolf », 58 ans, est le seul Canadien à figurer sur la liste. La particularité de son cas réside dans le fait qu’une intervention policière de routine a permis un coup de sonde dans la psychologie de ce personnage et, par voie de conséquence, celle d’un Hells Angels pur jus. On ne dispose à peu près pas de tels moments permettant de lire un tant soit peu dans l’âme d’un motard de cet acabit. Cette primeur, nous la devons à Éric Thibault, un reporter inspiré et énergique du Journal de Montréal, qui l’a déterrée dans des archives judiciaires datant de vingt ans. En février 2001, quelques semaines avant qu’il ne prenne la fuite, deux enquêteurs de la SQ se présentent chez ce surdoué pour lui proposer… de collaborer avec les forces de l’ordre ! Cette démarche peut surprendre, mais elle était fondée sur certaines constatations. Les policiers chargés d’épier les Nomads ont remarqué l’absence fréquente de Carroll à des réunions du groupe, comme s’il avait choisi de prendre ses distances ou comme si, à l’inverse, le gang le mettait à l’écart. De plus, Dany Kane, son porteur de valises et son ami à qui il aurait fait des confidences, a peut-être laissé entendre à ses contrôleurs que « Wolf » n’appréciait pas la tournure des événements de la « guerre des motards », pas plus que l’état d’esprit régnant chez les Hells Angels et, plus particulièrement chez les Nomads québécois où une espèce d’embourgeoisement des troupes ferait que les idéaux d’enrichissement ont supplanté ceux de la révolte, de la solidarité et du partage.

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Il reçoit cordialement les deux envoyés de la SQ, les invite à l’intérieur, les fait asseoir et leur avoue d’entrée de jeu qu’il les « respecte » : « Mon père m’a appris qu’il faut respecter ses adversaires. Il a fait la guerre et il a toujours respecté ­l’ennemi… » Comment explique-t-il sa marginalisation croissante au sein de son gang ? « Les Hells Angels, c’est ma vie, répond-il. Je suis devenu motard parce que j’aimais le style de vie, les partys, l’argent, les femmes, l’esprit de gang. C’est vrai qu’il y a des choses qui ont changé. C’est plutôt “Moi, moi et moi” maintenant, mais le monde évolue. Je suis peut-être plus solitaire qu’avant. »

Les puissants Nomads, en août 2000. « Wolf » Carroll apparaît derrière, à droite.

Au moment de cette rencontre, la « guerre des motards » tire à sa fin mais des actes de violence défiant le bon sens ont été commandés par des manitous de son gang. Il ne cache pas sa désapprobation : « J’étais pas là-dedans. J’aurais jamais fait une chose pareille. Pas tout le monde était au courant et d’accord avec ça. »

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À un moment, ses interlocuteurs abordent la question des témoins repentis. « Quand t’es un Hells Angel comme moi, commente-t-il, il y a quatre possibilités pour quitter le groupe. Partir en bons termes. Finir dans un sac de couchage. Partir avec sa valise sans le dire à personne. Ou bien virer de bord en devenant délateur. » Cette dernière option ne lui paraît-elle pas envisageable, lui demande-t-on ? « J’ai votre carte d’affaires et je peux vous joindre en tout temps, répond-il poliment. Je vous ai écoutés, vous êtes des gentlemen. Je vous respecte dans le travail que vous faites et vous me respectez. Je l’apprécie. Mais devenir délateur pour la police, ça amène beaucoup de trouble. » Les trois hommes se quittent bientôt avec cordialité. Douze jours plus tard, les deux policiers le relancent à son chalet des Laurentides. L’action n’a pas manqué chez les Nomads, dont cinq membres viennent tout juste d’être arrêtés. La conversation se déroule à l’extérieur et les visiteurs vont droit au but en lui offrant de collaborer avec les autorités à titre d’agent civil d’infiltration. Il bénéficierait alors d’un contrat en bonne et due forme. « Je ne veux pas prendre de décision vite comme ça, rétorque-t-il. Je sais que, chaque jour, je pourrais mourir. C’est le risque du genre de vie que j’ai choisi. Laissezmoi le temps d’y penser. » Ils lui téléphonent dès le lendemain et tentent de fixer un rendez-vous : « Donnez-moi vingt-quatre heures. Je vous rappelle », promet-il. Six jours plus tard, c’est une avocate qui contacte un des deux interlocuteurs de son client et l’avise que celui-ci ne veut plus être sollicité. Un mois plus tard, la police constatera que David « Wolf » Carroll a pris la clé des champs. À jamais.

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Le mot de la fin revient à Éric Thibault : « Carroll avait fait son choix : faire sa valise et déguerpir sans prévenir. »

Chapitre 7

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Happés par la spirale absurde de la « guerre des motards », des jeunes voyous déshumanisés trempent, à l’automne 1997, dans un double crime comptant parmi les plus tristement célèbres au pays. L’un de ces comploteurs a livré publiquement sa version des dessous de l’affaire, assortie de détails dont certains ne s’inventent pas et font en sorte qu’on l’a beaucoup cru. Écoutons-le… « En 1987, après mon adolescence, je me retrouve en cour pour des affaires de vols de chars, de méfaits… Puis là, je commence à vendre de la dope, dans Hochelaga-Maisonneuve. « J’ai un associé, on a une belle petite business de trafic. On fait de l’argent, tout va bien. On vend de la coke, surtout. On est des indépendants. J’achète le stock en gros chez les Hells puis chez les Rock Machine itou. Je fais pas de différence. « Mais là, en 1994, la guerre pogne entre les deux gangs. T’as un choix à faire : un ou l’autre. Je me mets du bord des Hells. Puis là, je me fais prendre pour avoir vendu de la coke à un agent double. Je pogne deux ans…

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« Me voilà à Bordeaux dans une aile où il y a plein de Rock Machine. Là, le boss de l’aile, Jean Duquaire puis ses chums, y veulent savoir de quel bord je suis. Ils mettent une photo de “Mom” Boucher à terre, puis là, ils me disent de piler dessus. Je dis non… Ils me sacrent toute une volée. « J’aboutis à l’infirmerie mais je le repogne, Duquaire. À coups de barre de fer. Il n’est pas beau à voir quand j’ai fini avec lui… « À cause de ça, ils me transfèrent à la prison de Sorel. “Mom” Boucher est déjà là, il fait du temps pour une affaire de possession d’arme. Je l’ai déjà rencontré une fois, dans HoMa. Il a entendu parler de ce qui est arrivé à Bordeaux, par rapport à sa photo, puis à Duquaire. Il est pas mal content, il me le dit et on devient chums. « Je sors de taule en 1996, “Mom” est déjà dehors. Je le contacte, il me dit qu’il aurait de quoi pour moi mais je me fais reprendre pour une affaire de vol de char. Je retourne en dedans puis je sors au printemps de 1997. « Là, je recontacte “Mom”, je le rencontre puis il me présente André Tousignant et Paul Fontaine. Eux autres, ils vont être mes deux boss. « Voilà comment c’est à ce moment-là, à Montréal : en haut, il y a le chapitre des Nomads. Eux, c’est le top du top des Hells. En 1997, ils sont à peu près huit membres. Ils brassent de grosses affaires, dans la dope. Ils sont tous riches… Le boss, le président, c’est “Mom” Boucher. « En dessous d’eux autres, y a les Rockers : ils sont aux ordres des Nomads. C’est un club-école. Ils font tout ce que les Nomads leur disent de faire. Les Rockers, ils rêvent tous de devenir des Nomads un jour puis de faire la palette. « Mais ça ne se fait pas du jour au lendemain… D’abord, tu commences au bas de l’échelle chez les Rockers. Puis là,

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tu montes quand tu fais des crimes, c’est ça qui te permet de monter. Tu pars hangaround, après tu es stricker, après t’es membre en règle, t’es full patch. « Là, quand t’es Rocker, si tu te fais remarquer, si tu fais des grosses affaires puis des gros coups, tu peux être invité à devenir hangaround des Nomads. Tu recommences à zéro : ­hangaround, prospect puis full patch des Nomads. Mais tes bananes, tes patches, y faut que tu les gagnes. C’est de la job. Ça peut prendre deux, trois ans… Et plus…

André Tousignantt et Paul Fontaine : des apprentis Nomads rêvant de « faire la palette »…

« Ça fait qu’André Tousignant et Paul Fontaine, ils étaient des Rockers avant et là, ils sont rendus des hangaround Nomads. Ils sont au bas de l’échelle et ils veulent monter. Ils sont plogués direct sur “Mom”. Ils font tout ce qu’il veut. « J’ai toutes sortes de petites jobs à faire pour eux autres, je fais entre 700 et 1 200 piasses par semaine… « Nous voilà en juin 1997, je suis hangaround des Rockers. Il faut que je fasse mes preuves. Fait que là, Paul Fontaine, on l’appelait “Fonfon”, il me charge d’aller faire de la watch aux alentours de la prison de Bordeaux.

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« Faut que je me rende là, dans le parking de Bordeaux, entre 9 et 10 heures, le soir. C’est l’heure où les gardiens changent de shift. J’y vais une couple de fois, pour voir comment ça se passe. « Là, je comprends que Fontaine et Tousignant ont pour mission d’éliminer des gardiens de prison. N’importe lesquels… Et qu’ils vont pas niaiser avec ça. Ça va se faire sans tataouinage. NNN « Puis là, le matin du 19 juin, “Toots” – c’est comme ça qu’on appelait Tousignant – me convoque puis il me dit : “J’ai un screw de Bordeaux à faire, à soir… Tu vas m’aider…” C’est Fontaine qui devait faire la job avec lui mais “Fonfon”, il s’est désisté à la dernière minute. « Ce soir-là, on a des problèmes avec la moto volée que les Hells nous ont fournie. Elle marche mal, on est obligés de remettre ça à la semaine suivante. Nous voilà le 26 juin. On passe à l’action. « On se rend dans le stationnement d’un centre d’achats de Laval en fin d’après-midi. Je conduis mon utilitaire, un Yukon, Tousignant me suit dans une Escort qui va être notre getaway car. Il la stationne puis on repart. « On revient à Montréal puis on se retrouve, Tousignant et moi, à l’heure du souper, dans un garage du Plateau qui appartient aux Hells. C’est là que des gars nous ont laissé une moto volée, une japonaise. On se prépare pour notre mission. « On met des combinaisons de motard en textile. Puis on se couvre la tête de bas de nylon, pour pas laisser de cheveux dans nos casques. Les cheveux, le sang, la salive, c’est de l’ADN qu’ils appellent ça. Ils peuvent te relier à un crime s’ils en trouvent. Et là, ça va mal pour toi… « Là, il faut attendre le moment de partir. C’est long… On vérifie l’heure. On parle de n’importe quoi et, des fois, on parle

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pas pantoute. Le stress monte de plus en plus… Puis là, enfin, c’est le temps de partir. « Avec un tournevis, je pars le starter de la moto volée. Puis je prends un semi-automatique sur l’établi que je donne à Fontaine. Je prends un revolver que je mets dans une poche intérieure puis je mets l’autre dans une poche extérieure. Fontaine prend les commandes de la moto. Je lui ouvre la porte, Fontaine sort du garage. Je ferme la porte puis je monte derrière lui. « Là, on est dans le bout de la prison de Bordeaux. On ­attend, c’est le changement de shift des gardiens. On voit une espèce de fourgonnette sortir du parking. On dirait ben qu’elle va prendre l’autoroute des Laurentides en direction nord. C’est ça qu’il nous faut. Parce que notre getaway, il est à Laval. Puis là, on est à Montréal. « On suit la fourgonnette qui s’en va bien à Laval… Là, on part après. Nous voilà sur l’autoroute. On la dépasse, pas trop vite et là, je vois un bras de chemise à travers la vitre. Une vitre teintée. Je ne vois pas la tête du conducteur. Mais je vois un bras avec une patch de gardien de prison. Je sors mon morceau. Je tire un coup puis “Toots” clenche. On la dépasse à toute allure. Je tire d’autres coups dans le windshield, je ne sais pas combien. Après, je jette mon gun par terre. « On se rend dans le parking où on a laissé l’Escort. On se stationne à côté. J’ouvre la portière puis je prends un grand sac-poubelle. On met dedans nos gants, nos casques et nos combinaisons. On part avec, c’est moi qui prends le volant. « On revient vers Montréal. Et puis, en chemin, on aperçoit la fourgonnette parquée sur l’accotement de l’autoroute, ben tranquille… « Là, on se dit : “Fuck, on a manqué notre coup !” Rendu à Montréal, je droppe “Toots” chez eux. Puis là, je me débarrasse

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du char, je prends le mien puis je me rends dans une dompe puis je fais brûler le sac vert avec ce qu’il y a dedans. Après ça, je m’en vais chez nous… « Le lendemain, je me fais réveiller par Fontaine qui m’emmène au bureau de “Mom”, rue Bennett. En fait, c’est la place des Nomads. Je dis pas un mot à “Fonfon” de ce qui s’est passé la veille. On ne se parle jamais d’affaires de même dans un char, ou dans un bureau, au cas où on serait bugués par la police. « On est plusieurs dans le bureau, “Toots” est là aussi. Tout à coup, à la radio, ils parlent du meurtre de la gardienne de prison Diane Lavigne. Là, “Toots” et moi, on se donne un petit coup d’épaule : notre job est faite. C’est de même qu’on a appris qu’on avait tiré une femme. Moi, j’avais pas vu sa tête, vu que la vitre était teintée… NNN « Quelques semaines après le meurtre de Diane Lavigne, j’ai ma promotion chez les Rockers : je deviens stricker. Tousignant et Fontaine, eux, deviennent prospects chez les Nomads. « Fontaine aussi est récompensé même s’il n’a rien à voir dans le meurtre de Diane Lavigne. Mais il a de la pression. Il faut qu’il en passe un lui aussi, un gardien. Oubliez pas qu’au commencement de toute l’affaire, c’est lui et Tousignant qui devaient faire des gardiens… « Pas longtemps après, je me ramasse à l’hôpital après un gros accident de moto. Il faut que je fasse de la convalescence. Ça prend quelques semaines. « Puis là, Fontaine m’emmène dans le bout de la prison de Rivière-des-Prairies quatre ou cinq fois. Puis on fait de la watch pour trouver un gardien… « Finalement, on décide que ça sera un fourgon cellulaire qui passe sur le boulevard du Tricentenaire. Il s’arrête à un passage à niveau, à Pointe-aux-Trembles. Il se rend à la prison

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de Rivière-des-Prairies pour prendre des détenus pour les emmener au palais de Justice. « On a deux chars, deux getaway. Y a une Mazda 323 puis une Dodge Caravan verte. La Dodge, ils l’on livrée devant chez la mère à “Fonfon”. On va la chercher mais j’ai pas de gants. Fait que je prends les bas dans mes runnings et je les mets sur mes mains. Pour pas laisser d’empreintes sur le volant. « Il est 6 heures 30 du matin, le 8 septembre 1997, quand le fourgon cellulaire se pointe au passage à niveau et fait son arrêt obligatoire. Là, on passe à l’action… Fontaine s’occupe du chauffeur, moi de son helper… « On surgit devant le fourgon puis on tire une première fois en direction du windshield qui vole en éclats. Fontaine monte sur le bumper et tire encore. Moi, mon arme s’enraye, je suis nerveux, je l’arrange puis je contourne l’avant du véhicule, je tends le bras et je tire à nouveau dans la portière du passager avant de me sauver derrière Fontaine. « Là, on monte dans la Caravan puis on rejoint la Mazda. Moi, il faut que je mette le feu à la Caravan où on a laissé nos gants, nos armes… Je répands du gaz puis je jette une allumette. Le feu pogne trop vite, je me brûle le visage. « Après ça, on se rend dans un garage où on laisse la Mazda puis d’autres affaires. On se revoit le soir même, Fontaine et moi. Là, Fontaine a pensé à tout ça. Ça l’inquiète que, dans le garage, on a laissé des affaires. Il y a une boîte de balles de ­revolver du même calibre que les morceaux qui nous ont servi le matin, puis il y a des produits qui m’ont servi à maquiller la plaque de la Caravan. Puis la Mazda, il veut qu’elle soit nettoyée bien comme il faut. « Ça fait que Fontaine me dit d’appeler Steve Boies, un Rocker que je connais bien. Il me dit d’aller avec lui au garage tout nettoyer ça. C’est ce que je fais, ce soir-là. Boies, après, il s’occupe d’aller jeter la boîte de balles dans le fleuve. »

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NNN Au lendemain de ce deuxième assassinat, l’auteur des propos ci-dessus, Stéphane Gagné, surnommé « Godasse », retourne à ses affaires, insensible à l’onde de choc ébranlant le Québec entier à la suite de ses agissements.

Stéphane Gagné et ses deux victimes : Diane Lavigne et Pierre Rondeau.

On a vite déduit que le meurtre de Diane Lavigne, la mère sans histoire de deux enfants, était gratuit. L’affaire a semé la consternation. Qui a osé faire cela et pourquoi ? Le bruit ne tarde pas à courir que ce serait l’œuvre d’hommes de main des Hells Angels. La rumeur a enflé au point où la Sûreté du Québec a promis une récompense de 100 000 dollars à quiconque aiderait à identifier les auteurs de ce crime. Cet appel est resté sans ­réponse. Et là, un peu plus de deux mois plus tard, lors d’une embuscade tendue à Montréal, Pierre Rondeau, 49 ans, agent des Services correctionnels, est abattu de plusieurs balles au volant d’un fourgon cellulaire. Son collègue, Robert Corriveau, s’en tire par miracle. L’émoi, tant dans les médias que dans le public, est à son comble. Et une évidence s’impose aux esprits : les Hells Angels ont commandité ces assassinats, voulant ainsi déstabiliser les forces de l’ordre qui tentent de leur faire la vie dure. On dit

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aussi que les têtes de magistrats, de procureurs et de policiers ont été mises à prix… Certains n’hésitent pas à qualifier ces violences meurtrières d’actes terroristes commis dans le but de créer un climat de peur généralisé. On s’inquiète sérieusement en haut lieu, alors que chez les policiers, tout le monde est sur le pied de guerre : une vaste chasse aux tueurs est lancée, mais les résultats tardent à venir. Les semaines passent, on s’impatiente devant l’impuissance des pouvoirs publics. La chance, dit-on, sourit aux audacieux. Il lui arrive aussi d’intervenir dans les traques policières. Comme en ce début de décembre, trois mois après la mort du gardien Pierre Rondeau, quand la police procède à une rafle dans le milieu des trafiquants de drogue du centre-ville montréalais. Parmi les nombreux voyous arrêtés se trouve Steve Boies, recherché pour une sordide tentative de meurtre. Le Rocker est coincé, il va en prendre pour une dizaine d’années. Une porte de sortie s’ouvre à lui, celle de la délation. Et il dispose d’une monnaie d’échange hors pair : il connaît l’identité d’un des tueurs recherchés. Stéphane Gagné dira : « Steve Boies, il n’était pas fou. Toute la journée, ils n’avaient parlé que de ça, à la radio et à la télé : le meurtre du gardien Rondeau. Puis là, il avait eu un ordre de Fontaine de m’aider à faire disparaître des affaires compromettantes. C’est de même qu’il a compris que moi puis “Fonfon”, c’est nous qui l’avaient passé, le gardien… Je ne lui ai pas dit un mot de toute l’affaire, mais il l’a pognée… » Les autorités se hâtent de conclure un contrat de témoin repenti avec Boies, puis les policiers partent aussitôt à la recherche du suspect : « On est le 5 décembre, précisera celui-ci. “Mom” m’a demandé de l’accompagner à Sorel parce que le

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chapitre des Hells de Montréal allait fêter son vingtième anniversaire. On s’est rendus là-bas, mais là, “Mom” n’avait plus besoin de moi. Je suis revenu à Montréal. « Sur mon téléavertisseur, je vois que Cliche, l’avocat des Hells, m’a appelé. C’est jamais bon quand il t’appelle, c’est jamais pour t’annoncer une bonne nouvelle. Je l’ai finalement rejoint. Là, il m’a annoncé que Steve Boies s’était fait arrêter puis qu’il était devenu délateur… Ayoye ! Là, ça allait pas bien pour moi… « Je suis parti pour chez nous, aller ramasser ma femme puis le bébé, puis aller me cacher. Mais j’ai pas eu le temps. La police nous a pognés tous les trois. Je me suis ramassé dans une salle d’interrogatoire, il était passé deux heures et demie du matin. J’en menais pas large. J’étais faite à l’os. » NNN L’homme de main sans foi ni loi, qui n’a pas 30 ans, fait face à Robert Pigeon, de la SQ, un maître de l’interrogatoire policier. L’affrontement va durer quelques heures pour se solder, à l’aube, par l’effondrement du prévenu. « J’étais écœuré. J’étais brûlé. Puis, j’étais cuit, je le savais », racontera celui-ci.

Stéphane Gagné face à l’as interrogateur Robert Pigeon de la SQ.

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« Le mois d’après le gardien Rondeau, en octobre, moi et “Fonfon” on a revu “Mom”. Là, y nous a demandé si quelqu’un d’autre était au courant, pour cette affaire… Moi, je suis venu pour parler de Steve Boies mais “Fonfon” m’a fait signe de me taire et il a répondu à “Mom” que personne savait rien… « Dans la salle d’interrogatoire, je pensais à l’erreur que j’avais faite de mentir à “Mom”. J’y avais pas dit que Steve Boies m’avait aidé, le soir du meurtre de Rondeau. Là, il allait savoir ça. Quand tu mens à des gars de même, comme “Mom”, t’es mort. Point final. Y a pas de pardon. « Supposons qu’un an plus tard, j’étais acquitté pour les meurtres des gardiens de prison. C’est bien beau, mais me voilà dans la rue et les Hells, ils me font passer, c’est pas long. « Bon ! Supposons que je ne suis pas acquitté et que je pogne vingt-cinq ans. Là, me voilà en taule. C’est pas long que je me fais passer par un des tueurs des Hells. Il n’en manque pas en dedans, des gars prêts à tuer pour leur faire plaisir… « Puis c’est pas tout. “Mom”, il l’avait dit devant moi : “Les délateurs, on va passer leurs mères, leurs pères, leurs femmes. Il faut que ça finisse.” J’avais peur pour ma femme et mon enfant. « Fait que j’avais pas le choix. Si je voulais rester en vie, puis protéger ma famille, il fallait que je devienne délateur. C’est comme ça que ça s’est passé… » « Godasse » s’avère une prise capitale. Non seulement peut-il témoigner des implications de Fontaine et Tousignant dans l’assassinat des agents correctionnels Lavigne et Rondeau mais encore, il peut impliquer Maurice Boucher lui-même. Le chef de guerre des Hells Angels l’aurait félicité à deux reprises pour ces exécutions et aurait déclaré devant lui : « On va en faire d’autres screws. Pour plus qu’il y ait de délateurs autour de nous autres. » Là-dessus, Gagné lui aurait affirmé que

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ce n’était plus possible, les agents correctionnels étant dorénavant escortés de policiers. Boucher lui aurait répondu : « C’est pas grave. On va faire des polices, des procureurs, des juges… » Le passage de Stéphane Gagné dans le camp des témoins repentis déclenche un branle-bas général au sein des autorités. La confirmation de l’implication directe de Maurice Boucher dans les deux attentats ne surprend pas les enquêteurs qui l’ont à l’œil depuis une mèche, comme Guy Ouellette de la SQ. Les policiers avaient deviné que les Hells voulaient ainsi semer la panique chez les acteurs du système judiciaire. Mais d’autres mobiles avaient présidé à la décision d’abattre des gardiens de prison. La première est que chez les Hells, comme dans tout gang de criminels, on était confronté au phénomène des témoins repentis. Maurice Boucher, leur leader, se sentait menacé. Pour s’assurer le silence de ses hommes de main et enrayer la vague de délation qui caractérisait la guerre entre les Hells Angels et les Rock Machine, il avait commandé les meurtres d’agents correctionnels, en l’occurrence Diane Lavigne et Pierre Rondeau, car il estimait que les autorités n’accepteraient jamais de négocier avec les assassins d’officiers de justice. De plus, lors de ses séjours derrière les barreaux au cours de son ascension dans le milieu criminel, Boucher avait développé une aversion maladive des « screws », comme on appelle les gardiens en taule. Enfin, pensait-il, ces exécutions allaient semer la peur chez ces derniers, qui laisseraient alors des coudées bien plus franches aux Hells derrière les barreaux, eux qui en menaient pourtant déjà large. Du côté du ministère public, on se hâte de trouver d’autres éléments de preuve pour corroborer les dires de Stéphane Gagné.

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NNN À peine deux semaines après l’arrestation de Gagné, le boss des Nomads est épinglé. La nouvelle fait l’effet d’une bombe. Maurice Boucher est déjà une figure connue des habitués de la chronique policière, mais là, c’est le Québec entier qui apprend l’existence de ce chef de bande à qui une meute de séides obéit au doigt et à l’œil. La légende noire de « Mom » Boucher – le Capone, le Mesrine, l’Escobar québécois – prend forme. On accuse dans l’heure le boss des Nomads d’avoir commandé les meurtres des deux gardiens de prison, ce qui entraîne les mêmes conséquences que s’il avait lui-même tiré sur les victimes : l’emprisonnement à vie, sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans. Les procédures suivent ensuite leur cours alors que nos forces de l’ordre recherchent avec fébrilité les deux complices de Stéphane Gagné mais n’en trouvent aucune trace. Ils se sont évaporés… À la mi-février, le cadavre calciné d’André Tousignant est trouvé en bordure d’une petite route des Cantons-de-l’Est. Pour rendre impossible son identification par ses empreintes digitales, ses assassins, après lui avoir tiré une balle à la poitrine puis une autre à la tête, lui ont sectionné le bout des doigts. Mais les experts médico-légaux identifieront la victime par certaines de ses particularités dentaires. Les enquêteurs de la brigade Carcajou croient alors que le prospect Nomad a payé de sa vie la décision de choisir Stéphane Gagné comme complice dans le meurtre de Diane Lavigne ou encore, on a craint qu’il ne flanche aussi s’il venait à se faire arrêter. Personne, dans les milieux policiers, ne donnerait cher de la peau de Roger Fontaine, toujours introuvable…

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À la mi-mars, on expédie Maurice Boucher dans une aile réservée à lui seul de la prison pour femmes Tanguay, où il devra attendre son procès dans l’isolement total. Il ne peut voir que ses proches et ses avocats. Ce même mois, Stéphane Gagné est condamné à l’emprisonnement à vie, sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans, pour le meurtre de Diane Lavigne. En échange de sa collaboration, on n’a pas déposé d’accusation de meurtre contre lui dans le dossier du gardien Pierre Rondeau. Il garde ainsi le droit, après 15 ans de détention, d’avoir recours à ce qu’il est convenu d’appeler une « révision judiciaire ». Il devra alors s’adresser à un juge puis, en une deuxième étape, à un jury pour faire réduire sous les 25 ans sa période d’admissibilité à une libération conditionnelle. S’il obtient l’accord du jury, il peut alors demander son élargissement à la Commission des libérations conditionnelles avant d’avoir purgé les 25 ans d’incarcération auxquels il a été préalablement condamné. Cependant, s’il avait été reconnu coupable de deux meurtres, cette révision judiciaire n’aurait pas été possible. NNN L’instruction de la cause de Maurice Boucher s’amorce au début de novembre 1998, près d’un an après sa mémorable arrestation. Pour certains, il s’agit là du « procès du siècle », rien de moins. Les principaux acteurs sont à la hauteur des attentes. L’accusé, bien sûr, n’a plus besoin de présentation… Son juge, Jean-Guy Boilard, sur le banc depuis plus de vingt ans, est une star du palais. « Ce magistrat, véritable terreur des avocats mal préparés, est connu pour son indépendance d’esprit et ses sorties spectaculaires, exécutées dans le plus grand style. Il est aussi très expéditif : quand le juge Boilard est aux commandes,

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le train de la Justice est un TGV », a écrit Yves Boisvert, un habitué éclairé de nos tribunaux. Vont évoluer devant lui un procureur d’expérience, Jacques Dagenais, familier des grandes causes, et Jacques Larochelle, considéré par certains comme le criminaliste le plus doué de sa génération. On l’a vu, deux ans plus tôt, obtenir l’acquittement du Nomad Louis « Melou » Roy et d’un complice, dénoncés par le témoin retourné Serge Quesnel. D’entrée de jeu, le juge Boilard prend une mesure d’exception : les douze jurés seront séquestrés pendant tout le procès d’une durée prévue de quatre semaines. Il invoque à l’appui de cette mesure des sondages démontrant que les citoyens, s’ils sont appelés à siéger dans un jury, craindraient des représailles s’ils tranchaient contre un caïd du crime organisé aussi puissant que l’accusé. Leur appréhension diminue si on leur accorde une protection comme la séquestration et s’ils restent anonymes. Pour cette dernière raison, l’adresse, la situation familiale et l’identité de l’employeur des jurés de ce procès ne sont pas transmises aux avocats des deux parties. Le témoin principal de l’accusation, Stéphane Gagné, raconte son histoire, rendue publique pour la première fois. Elle fait sensation. Dans son long témoignage, il raconte d’abord comment il s’est joint à l’équipe d’André Tousignant et Paul Fontaine, sous les ordres directs de l’accusé. Il jure aussi qu’après l’assassinat de Diane Lavigne, « Mom » lui aurait déclaré : « C’est beau, mon Godasse… » Puis il aurait ajouté : « Faut pas que tu parles de ça à personne. Tuer un gardien de prison, c’est 25 ans… » Boucher se serait chargé lui-même de dénicher la voiture qui a assuré la fuite de Gagné et Fontaine après l’exécution de l’agent Pierre Rondeau.

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De même, en une autre occasion, Boucher lui aurait lancé : « Tu sais qu’on a fait ça pour pas que le monde autour devienne délateur… » Il règne une atmosphère tendue dans la salle d’audience comme dans les corridors du palais de Justice, car les motards de l’entourage de l’accusé, Nomads ou Rockers, font sentir leur présence, bien que les autorités aient multiplié les mesures de sécurité. Ils assistent en grand nombre aux débats et parviennent à occuper les trois quarts des 25 places réservées au public, quitte à offrir jusqu’à 200 dollars aux citoyens ayant fait la queue à l’entrée. Plusieurs d’entre eux fixent intensément les jurés en passant discrètement leur index sur leur gorge, pour indiquer qu’ils pourraient se la faire trancher… Il en sera ainsi tout au long du procès. Ils font aussi des gestes d’intimidation à l’endroit de Gagné qui, règle générale, ne se départit pas de son calme. Boucher, quant à lui, lance parfois un clin d’œil amusé en direction de ses amis. Ou il les salue discrètement. Pour le reste, il se contente de suivre attentivement les témoignages. Le point fort du procès survient avec le contre-interrogatoire serré de Gagné par le défenseur de l’accusé, maître Larochelle. Celui-ci met en doute qu’un simple soldat comme le témoin ait côtoyé aussi aisément l’accusé, chef du plus puissant club de motards de la province. Il ne croit pas non plus que celui-ci ait pu faire des confidences à Gagné et ce, à plusieurs reprises. Ce dernier lui répond que les motards sont aussi des humains, pas des carpes ou des robots et qu’il peut leur arriver de parler, de faire des erreurs, et que Maurice Boucher n’échappe pas à cette règle.

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L’avocat suggère ensuite que Gagné a tout inventé dans l’espoir d’obtenir davantage de bénéfices en tournant sa veste. Il met en doute les motivations du délateur. Là-dessus, celui-ci explique que les policiers lui ont fait entendre la déposition enregistrée de son ami Steve Boies l’impli­quant dans le meurtre de Pierre Rondeau. Il déclare avoir compris alors que s’il allait en prison, il était un homme mort. Ses amis de la veille auraient eu peur qu’il parle. Et il cite les exemples d’André Tousignant et de Paul Fontaine. L’un a été exécuté, le deuxième est mystérieusement disparu… Le témoignage de Gagné terminé, il ressort clairement que la bataille n’est pas gagnée pour l’accusation. Dans ce type de procès où tout tient sur une preuve circonstancielle, la partie se joue souvent lors des plaidoiries et surtout, elle se joue en fonction des commentaires et des explications que contient l’adresse du juge aux jurés. Le procureur Dagenais, dans son plaidoyer, reconnaît qu’il n’a pas de preuve directe contre l’accusé, mais il s’emploie à donner de la crédibilité aux dires de son témoin vedette. Quant à son adversaire de la défense, il soutient que Gagné a raconté le plus énorme mensonge des annales judiciaires en impliquant son client dans les meurtres des gardiens de prison. À son avis, Boucher est un gangster trop expérimenté et trop intelligent pour avoir ourdi ces crimes. Cela aurait été trop risqué – et surtout inutile – pour un groupe aussi organisé que les Hells Angels. Puis c’est au tour du juge Boilard de prendre la parole. D’emblée, il émet des réserves sur la preuve principale de l’accusation. Il rappelle aux jurés que cette cause repose entièrement sur la déposition du témoin repenti Gagné. Il les invite à faire preuve d’une grande prudence à son égard et soutient qu’il

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est dangereux de condamner un accusé sur le seul témoignage d’un délateur. Et surtout, il souligne qu’il n’y a pas de preuve indépendante pour corroborer ce témoignage. « Vous ne croyez pas Gagné, ajoute-t-il, et on s’en va chez nous. C’est aussi simple que ça… » Pendant que le jury délibère, l’action se déplace dans les corridors du palais où motards et policiers se font face. Depuis le début du procès, prévu durer quatre semaines mais qui s’achève au bout de dix jours, des membres en règle des Hells Angels font sentir leur présence. Mais là, une vingtaine de policiers en civil arpentent aussi les corridors, question de faire contrepoids au comportement intimidant des motards. Le jury ne tarde pas à rendre son verdict. Un peu plus de 24 heures après s’être retiré, il acquitte l’accusé. Celui-ci, libéré aussitôt, quitte vigoureusement le palais de Justice, entouré d’une trentaine d’acolytes criant victoire.

Maurice Boucher à sa sortie triomphale du palais de Justice de Montréal, le 27 novembre 1998. 184

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Les images du triomphe de Maurice Boucher font le tour du Québec, incarnant l’impuissance de la Justice devant le crime organisé et plus particulièrement les Hells Angels. À partir de ce moment, le gangster le plus célèbre au pays dégage une aura d’invincibilité. La sanglante « guerre des motards » qu’il a déclenchée quatre ans plus tôt va se prolonger. Jusque-là, elle a fait une centaine de morts. Ce triste bilan va pouvoir s’alourdir… Le chef des Nomads peut continuer à exercer son droit de vie ou de mort sur les gens du Milieu. Le soir même de sa libération, entouré de sa garde rapprochée, il se rend au Centre Molson – devenu depuis le Centre Bell – où 15 000 mordus de boxe vont assister au match opposant Dave Hilton à Stéphane Ouellet. Des vivats et des applaudissements fusent à son apparition. L’heure de gloire de Maurice « Mom » Boucher a sonné. Il va dorénavant s’enivrer du mauvais vin de la mégalomanie, prisonnier de son personnage arrogant, terrifiant… et souriant. Il ne fuit pas les feux de l’actualité, il goûte sa renommée sulfureuse, il cultive la provocation et la pousse même parfois jusqu’à outrance. Comme en ce 31 mars 1999 quand, accompagné de quelques Nomads, il se joint au public en studio du quiz humoristique Piment fort, un long succès de notre télévision de l’époque. Tout le monde sait, alors, que s’accumulent les cadavres des opposants à sa loi, mais personne ne fuit les lieux… NNN La poussière du procès Boucher à peine retombée, le ministère public dépose un avis à la Cour d’appel du Québec visant à faire invalider son résultat. Selon elle, le juge Boilard a erré dans ses directives aux jurés. Peu d’observateurs de la scène judiciaire parieraient sur les chances de succès de cette démarche.

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Et pourtant… Près de deux ans plus tard, le 10 octobre 2000, la retentissante décision de la Cour d’appel est rendue publique : elle casse le verdict d’acquittement et ordonne la tenue d’un nouveau procès. À en croire les juges Michel Proulx, Morris Fish et Jacques Chamberland, leur collègue Boilard a commis une erreur grave dans ses directives au jury en leur affirmant à maintes reprises qu’il n’y avait pas de preuve confirmative appuyant les dires du délateur Stéphane Gagné. À leur avis, des éléments de preuve de nature circonstancielle pouvaient servir à démontrer que Boucher avait commandé les deux meurtres. Ils en énumèrent quelques-uns, dont le fait que certaines ressources matérielles aient été mises par l’organisation de Boucher à la disposition des assassins ; que ces derniers aient été promus au sein de cette organisation criminelle fortement hiérarchisée et à la connaissance de son chef, Boucher, qui avait consigné cette promotion dans son agenda ; que Boucher, dans des conversations interceptées par les policiers, se soit inquiété que Gagné passe dans le camp des délateurs après son arrestation ; aussi le fait que les complices de Gagné, après son arrestation, soient devenus introuvables et que le cadavre de Tousignant ait été découvert. On a l’impression, à lire cette décision de la Cour d’appel, que l’orgueilleux juge Boilard a manqué ou de discernement, ou de vaillance. Maurice Boucher prend aussitôt connaissance de ce revirement. Le voilà bientôt dans un restaurant de Boucherville en compagnie de deux avocats avec qui il s’entretient une quinzaine de minutes. À leur sortie des lieux, le trio voit surgir des policiers qui l’encerclent puis se saisissent de l’objet d’un mandat d’arrestation.

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« Mom » Boucher, escorté de l’as enquêteur Robert Pigeon de la SQ.

Il est emmené au quartier général de la SQ puis de là, peu de temps après, à son lieu de détention, la prison Tanguay, qu’il a quittée presque deux ans plus tôt, le 27 novembre 1998. Son défenseur, Jacques Larochelle, demande alors à la Cour suprême la permission d’en appeler devant elle de la décision de la Cour d’appel. Le plus haut tribunal au pays fait savoir qu’il refuse d’entendre cette requête. Maurice Boucher ne pourra éviter un nouveau procès2. Mais il faudra près d’un an avant que celui-ci ne s’ouvre. Le contexte de son déroulement a changé radicalement. Le tribunal a été réaménagé. Entre autres modifications, un mur protégera les jurés des regards de la salle. Des mesures de sécurité exceptionnelles ont été prises. On a réduit l’accès du public aux débats : sur les 45 places disponibles, 25 ont été réservées aux journalistes. L’auditoire sera 2. Cette cause fait l’objet d’un chapitre du livre Grands Procès, paru aux Éditions La Presse.

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filtré : les gens arborant des tatouages ou des messages sur leurs vêtements seront refoulés. Les autres devront passer à la fouille et décliner leur identité sur demande. Deux des acteurs du drame ont changé. Si Jacques Larochelle est toujours de la partie, son adversaire, cette fois, sera France Charbonneau et c’est le juge Pierre Béliveau qui présidera les débats. France Charbonneau, qui était du premier procès à titre d’adjointe au procureur Dagenais, n’en est pas à sa première cause de meurtre et elle va s’avérer une débatteuse redoutable.

L’avocat Jacques Larochelle arrive au palais de Justice où l’attend la procureure France Charbonneau.

Stéphane Gagné reste le témoin principal du ministère public qui a pu entretemps bonifier sa preuve. Il dispose maintenant d’un autre témoin repenti en Serge Boutin, un ex-membre des Rockers. Mais la partie n’en est pas pour autant gagnée. Elle sera même très serrée.

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Les débats donnent lieu à des passes d’armes plus spectaculaires que lors du premier affrontement, mais qui ne varient guère sur l’essentiel. Après que le juge eut donné ses directives au jury, le compte à rebours commence pour Maurice Boucher en début de l’aprèsmidi du 25 avril 2002. Un peu plus de cinq semaines se sont écoulées depuis le début du procès. Au bout de onze jours de délibérations difficiles, à midi moins dix, le verdict est enfin rendu. Maurice Boucher, 48 ans, est reconnu coupable des meurtres de Diane Lavigne et de Pierre Rondeau, et condamné à passer les 25 prochaines années de sa vie en prison. Il sera alors admissible à une libération conditionnelle, mais elle n’est pas automatique : il aura à convaincre les autorités de sa réhabilitation pleine et entière… Les parents de Diane Lavigne, qui n’ont rien manqué des débats, affichent leur contentement. Cinq ans après l’assassinat de leur fille, ils déclarent pouvoir enfin tourner la page et respirer à nouveau. Cette réaction, en fait, vaut pour nombre de leurs concitoyens que le double crime commis par Maurice Boucher, Stéphane Gagné, André Tousignant et Paul Fontaine a marqués. NNN La grande révélation du deuxième procès du chef des Nomads est sortie de la bouche du témoin Serge Boutin qui, à la surprise générale, a donné des nouvelles du seul tueur des gardiens de prison qui n’a pas encore payé pour son crime. On sait peu de choses de Paul Fontaine, si ce n’est qu’il est le fils d’un ancien membre du fameux Clan Dubois, prénommé Gérard, recyclé depuis dans le trafic de stupéfiants et surnommé « L’insaisissable » pour s’être joué de la justice toute sa vie. Le fils a marché dans les traces de son père. Au moment de l’assassinat de Pierre Rondeau, il dirige, en compagnie de son

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ami Tousignant, un réseau de trafic de drogue dans le « Village gai » qui lui rapporte, estime-t-on, plus de 5 000 dollars par semaine. Il a défrayé la chronique une seule fois, en 1989, à l’occasion de son mariage. Plus de 250 invités à la noce avaient entendu Ginette Reno, accompagnée de musiciens, donner un vibrant récital. L’affaire n’allait pas passer inaperçue… Les enquêteurs de la brigade Carcajou avaient tendance à croire que Paul Fontaine avait subi le même sort que son ami Tousignant. Leurs informateurs du milieu des motards leur avaient affirmé que le fugitif n’était apparu nulle part sur leur radar après les révélations de Stéphane Gagné. On a fait le guet des semaines durant, devant les repaires des Hells Angels, sans résultat. On a aussi mis sur écoute les lignes téléphoniques de ses proches, mais là aussi, on a fait chou blanc. Fontaine père, Gérard, est décédé de mort naturelle en octobre 1998, à l’âge de 56 ans. Pas moins de 125 personnes, dont une cinquantaine de Hells Angels et leurs affidés, ont assisté à ses funérailles à Sainte-Adèle, dans les Laurentides. Le tout s’est déroulé, bien sûr, sous la haute surveillance des policiers. À leur grande surprise, ceux-ci constatent qu’en bonne place dans le cortège funèbre trône une couronne de fleurs sur laquelle on peut lire : « Paul, ton fils qui t’aime ! »  L’assassin de Pierre Rondeau serait donc vivant ? Les enquêteurs s’étonnent, puis se demandent si on n’a pas voulu les mettre sur une fausse piste et leur faire perdre du temps. Mais là, à entendre Boutin témoigner au second procès de « Mom » Boucher, Paul Fontaine s’est caché dans la région de Québec dès qu’il a été l’objet d’un avis de recherche. Les Rockers lui sont venus en aide. Ainsi, Boutin, pendant un an et demi, versait au moins mille dollars par semaine à la femme et aux deux enfants de son ami.

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Fait sans précédent dans l’histoire des Hells Angels, c’est in absentia que le fugitif aurait accédé au statut de Nomad en 1998. En décembre 1999, deux ans après qu’il ait pris la fuite, il a fait demander à Boutin, par un ami commun, de le rencontrer dans les environs du Château Frontenac, à Québec, et d’amener sa femme et ses deux jeunes enfants qu’il n’avait pas vus depuis une mèche. Le témoin a trouvé le fugitif changé… et magané. « Il avait pris un coup de vieux », précise-t-il. Il décrit ensuite Fontaine comme un type calme et réfléchi, très attaché aux siens et menant une vie rangée. « Il aime sa famille. Son éloignement d’eux a démoli sa vie », ajoute-t-il. Les proches de Pierre Rondeau ont-ils sursauté en entendant ou en lisant que la vie de son présumé assassin avait été « démolie » ? Deux ans ont passé depuis le témoignage de Boutin quand, en mai 2004, à Montréal, des policiers filent un certain Robert Johnson. Ils l’observent alors de loin en conversation avec un inconnu ressemblant à Fontaine, les cheveux en bataille et la barbe fournie en plus. Quand les deux hommes se quittent, les épieurs décident de prendre ledit inconnu en filature. Il les mène jusqu’à Québec… Au cours du trajet, ceux-ci, en liaison radio avec des collègues des Renseignements, sont en mesure d’identifier Fontaine. Notamment, par un grain de beauté qu’il arbore à la joue gauche. Leur cible les mène jusqu’à chez lui, à Vanier, un quartier périphérique de Québec. C’est aussitôt le branle-bas de combat chez les policiers. Le 27 mai 2004, en soirée, après plus de six ans de cavale, un des hommes les plus recherchés au pays est arrêté.

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C’est un Paul Fontaine aux cheveux et à la barbe hirsutes qui est arrêté en 2004.

Ses voisins sont consternés. Le fugitif menait une vie tranquille à cette adresse depuis quelque trois ans, entouré de sa femme et de ses deux enfants. On apprend bientôt que sa résidence, somme toute modeste, est la propriété d’une cousine d’un membre en règle du chapitre de Québec des Hells Angels. Depuis peu, il louait un stand dans un marché aux puces couru de la Vieille Capitale. Il avait emprunté l’identité d’un certain Jean Goyer, mort en bas âge en 1955. Grâce à cette usurpation, il avait obtenu permis de conduire, carte d’assurance-maladie et tout le reste à l’avenant. Le lendemain de son arrestation à Québec, il comparaît au palais de Justice de Montréal dans un brouhaha indescriptible. Les curieux ne peuvent même pas lui apercevoir le sommet de la tête, tant il est entouré de policiers. Il ne fait qu’une brève apparition, le temps qu’on l’accuse de trois meurtres dont celui de Pierre Rondeau, de complots de meurtre, de gangstérisme et de trafic de stupéfiants.

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Ce costaud à la mine plutôt patibulaire, avec ses cheveux et sa barbe en bataille, n’en mène pas large. À un certain moment, il semble au bord des larmes. NNN Il est bientôt convenu que Fontaine devra d’abord répondre du meurtre prémédité du gardien de prison Pierre Rondeau. Mais il faudra attendre plus de quatre ans avant que son procès ne s’ouvre, le 8 septembre 2008, à la date pile du onzième anniversaire de cette tragédie. Le juge Marc David préside le tribunal alors que maître Carole Beaucage assure la défense de l’accusé. Maître Randall Richmond représente le ministère public. L’accusé a changé de look… Vêtu d’une chemise et d’une cravate, les cheveux coupés court, la barbe rasée, on dirait un homme d’affaires sûr de lui… et de son bon droit ! La procédure fait l’objet de mesures de sécurité exceptionnelles. Il faut montrer patte blanche avant de pénétrer dans la salle d’audience, il y a des gardes partout et aucun motard à l’horizon. Mais il ne faut pas s’y tromper. Les Hells sont toujours vivants et prospères. Ils sont un peu plus de 110 membres au Québec, une trentaine de plus qu’avant le début de la « guerre des motards ». Le procès Fontaine promet de ne pas être court… On prévoit qu’il s’étendra sur un minimum de quatre mois. Le ministère public entend faire déposer pas moins de 148 témoins. Dans un procès pénal, il revient à l’accusation de présenter sa preuve d’abord, par le truchement de ses témoins. Et elle le fait dans l’ordre qui lui convient, en visant un maximum d’effi­ cacité. Si un jury siège, comme toujours dans le cas d’un meurtre, le procureur va vouloir l’impressionner d’emblée en faisant entendre la déposition la plus significative possible.

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Le procureur Richmond choisit de faire déposer le gardien qui a survécu par chance à l’attentat du 8 septembre 1997 parce que l’arme de Stéphane Gagné s’est enrayée. Le pauvre homme ne s’est jamais remis de sa mésaventure dont il n’a rien oublié : « Dès les premiers coups de feu, j’ai compris ce qui se passait et je me suis jeté sur le plancher […] À chaque impact, Pierre Rondeau gémissait. J’ai fait le mort […] La vitre revolait, c’était l’enfer. Je me suis dit que c’était bête de mourir de même […] Le calme revenu, je me suis porté au secours de mon collègue. J’ai aussitôt compris que je ne pouvais rien faire pour lui… » La pièce de résistance, le cœur de l’argumentation du ministère public, allait être une fois de plus un témoignage-fleuve de Stéphane Gagné.

Stéphane Gagné s’amène toujours sous bonne garde au palais de Justice.

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Plus de dix ans ont passé depuis son passage dans le camp des forces de l’ordre. Il n’a guère changé, mais il a le cheveu plus rare et grisonnant. Il affiche le même calme, la même assu­ rance et parle de la même voix traînante. Quand il entre dans la salle, lui et Fontaine s’échangent un long regard… On estime qu’il n’a pas dû être facile de le convaincre de venir témoigner, car au fil des ans, il a fait savoir publiquement que l’État n’avait pas respecté le contrat passé avec lui. Comme bien d’autres témoins délateurs, il aurait vécu certaines désillusions… Il serait confiné dans sa cellule 23 heures par jour et n’aurait qu’un accès limité aux cours, aux visites conjugales et aux services de consultation dont jouissent les motards qu’il a aidé à faire emprisonner. Mais les autorités disposent toujours d’une monnaie d’échange de poids pour l’amener à collaborer. En effet, s’il veut bénéficier d’une possible révision judiciaire qui réduirait sa peine, fixée à 25 ans d’incarcération, il a besoin que les acteurs du système judiciaire coopèrent… Dans les faits, ce n’est pas avant d’avoir purgé une vingtaine d’années de prison qu’il pourra bénéficier d’une libération conditionnelle, à la fin des années 2010. Il aura alors près de 50 ans. Son ultime tour de piste, au procès de Fontaine, ne sera pas de tout repos. Il répond d’abord des jours durant aux questions du procureur de l’accusation avant de subir un contre-interrogatoire serré s’étendant sur 13 jours, qui s’entame cependant sur une note gaie. À une question de maître Beaucage, il répond qu’effectivement, il n’a pas vu son ancien boss depuis des années. « Je le trouve changé. Je constate qu’il est plus gros », lance-t-il en riant. L’accusé, la trouvant bonne lui aussi, s’esclaffe à son tour.

LA CHASSE AUX TUEURS

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Les jurés entrent en délibération le 28 janvier 2009, au terme d’un procès de quatre mois. Six jours plus tard, ils rendent un verdict de culpabilité contre Paul « Fonfon » Fontaine. Ce dernier tire ensuite sa révérence, après avoir reçu une sentence automatique d’emprisonnement à vie sans possibi­lité de libération conditionnelle avant 25 ans. Le rideau tombe sur le dernier acte du drame des gardiens de prison abattus par les motards. Les assassinats insensés de Diane Lavigne et de Pierre Rondeau auront coûté l’emprisonnement à vie à Maurice Boucher et à Paul Fontaine, 20 ans de taule à Stéphane Gagné et une mort cruelle à André Tousignant. Au bout du compte, six destins auront été immolés à l’autel de la folie criminelle…

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Chapitre 8

QUI EN VOULAIT AU FILS COTRONI ?

Q

uand Paolo Cotroni émerge de sa voiture sport devant le garage de sa maison de la banlieue montréalaise de Repentigny, en ce 23 août 1998, il est 22 heures 25. C’est à ce moment précis que commence cette histoire sombre, mais unique aussi, car s’y croisent bien des spécimens de notre faune interlope, du maffioso au motard hors-la-loi, en passant par le tueur à gages et le pégriot. Et ce n’est pas tout. Cette histoire est aussi celle d’un drame familial se nouant dans un sanctuaire, où les tireurs de ficelles ont connu le même sort que son triste héros et où l’explication des faits retenue par la postérité pèche par simplisme. Paolo Cotroni, donc, descend de sa Corvette et la contourne par l’arrière pour rentrer chez lui quand un premier coup de feu éclate. Il s’écroule, touché à la poitrine. Une ombre surgie de la nuit s’approche, fait encore feu et l’atteint tandis qu’un deuxième tireur apparaît. Les deux messagers de la Mort s’approchent de leur victime et l’achèvent de balles à la tête.

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Un voisin, sorti prendre l’air, entend l’un des tueurs crier à l’autre : « On l’a eu ! » alors qu’ils fuient la scène à toutes jambes. La compagne de celui que tout le monde appelle « Paul », en train de coucher un jeune enfant, alertée par le bruit des détonations, court à une fenêtre et l’aperçoit gisant sur le sol… Au bord de la crise de nerfs, elle rassemble ses esprits, compose le 9-1-1 et se rend ensuite auprès de son homme inconscient. Elle l’implore : « Paul ! Respire, Paul ! Il faut que tu respires ! Respire ! » Les secours arrivent dans la minute et se hâtent de transporter le blessé à l’hôpital régional Le Gardeur. Mais son état est si critique qu’on l’envoie à l’hôpital du Sacré-Cœur, à Montréal, où on le maintient en vie par respirateur artificiel. La nouvelle de l’attentat fait sensation, bien que l’on se trouve en pleine « guerre des motards » et que l’on ne compte plus les attentats meurtriers de ce genre. Les autorités estiment que l’année précédente, en 1997, cette guerre ouverte a fait une trentaine de morts. À ce triste bilan s’ajoutent 71 tentatives de meurtre, 80 attentats à la bombe et 90 incendies criminels de commerces ou de bars reliés à l’une ou l’autre des parties au conflit. L’année 1998, au moment de l’assassinat de Paul Cotroni, s’annonce aussi funeste. On en est alors à près de vingt assassinats. Qui est-il donc pour que cette triste affaire connaisse un tel retentissement ? La victime n’est pas un Hells Angel ni un associé des Rock Machine, ni un bandit de grand chemin, ni un gangster notoire, ni une brute épaisse, ni un trafiquant de haute volée, ni un mafieux patenté. Il est d’abord et avant tout le fils de Frank Cotroni, le gangster le plus connu et le plus médiatisé de sa génération.

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Frank et Paul Cotroni, en des temps meilleurs…

Accessoirement, Paul, à 42 ans, est un délinquant à la petite semaine qui vit d’expédients divers, dont le trafic de drogue, et qui passe pour un bon vivant avec un penchant pour la fête et les soirées bien arrosées. Pour la première fois dans l’histoire de la mafia italo-­ montréalaise, le fils d’un chef de clan est tombé sous les balles de tueurs. La question est sur toutes les lèvres au lendemain de l’attentat : qui a osé s’attaquer à un Cotroni ? NNN Il n’y a pas de nom plus évocateur quand on s’attarde à notre légende du crime. L’omniprésence des Cotroni dans la chronique policière s’est étendue sur 50 ans ! On ne peut pas avoir vécu à Montréal, au Québec ou au Canada, dans la deuxième moitié du 20e siècle, et ne pas avoir entendu leur patronyme. À compter des années 1950, ils sont d’abord trois frères à faire parler d’eux.

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L’aîné, Vincenzo, dit « Vic », est considéré comme le parrain tout-puissant de la mafia montréalaise et un gros bonnet du Milieu criminel nord-américain. Vient ensuite Giuseppe, dit « Pep », qui a attiré l’attention à l’époque de la « French Connection », alors que de l’héroïne made in France transitait par Montréal avant d’atterrir sur le marché new-yorkais. Enfin, le cadet du trio, Santos, dit « Frank », a 20 ans de moins que Vic. Il est né ici, contrairement à ses frères, et il est plus intégré qu’eux à la majorité francophone. Il a d’ailleurs marié une Québécoise pure laine. Elle lui a donné six enfants : une seule fille et cinq garçons, dont Paolo. Quand ce dernier naît, en 1956, son père n’a que 25 ans. C’est cette année-là qu’il défraie la chronique une première fois, à propos d’une bagarre spectaculaire en pleine rue. Il remet ça quatre ans plus tard quand, accompagné d’une trentaine de fiers-à-bras, il saccage une boîte de nuit légendaire, Chez Parée, qui a toujours pignon sur rue à Montréal. En 1967, il se fait prendre dans une spectaculaire affaire, celle dite du « Tunnel Trans-Island ». Ce tunnel mène sous le plancher de la chambre forte d’une succursale bancaire où dorment huit millions de dollars… Les policiers interviennent juste à temps, à la veille même du jour J. Frank, l’âme présumée du complot, est arrêté mais il ne sera finalement pas inquiété. Dans les années 1970, comme beaucoup d’autres truands montréalais, il prend le virage du trafic de stupéfiants, la plus payante de toutes les combines. Mais il va se faire prendre plus souvent qu’à son tour. En 1974, il est extradé aux États-Unis où il passe cinq ans en prison pour trafic de cocaïne. À son retour à Montréal, le paysage mafieux a changé : le clan calabrais des Cotroni n’est plus le maître du jeu, ce sont leurs rivaux siciliens, les Rizzuto, qui le sont devenus.

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Mais Frank Cotroni a encore beaucoup d’alliés et de contacts ; le Milieu doit compter avec le personnage central du clan calabrais constitué d’une cinquantaine de membres répartis au sein d’une demi-douzaine de « familles ». Celles-ci trempent dans toutes sortes de magouilles, elles sont indépendantes les unes des autres, mais elles s’entraident au besoin. La « famille » Cotroni, à cette époque, est propriétaire de cafés, de cabarets et de divers biens immobiliers. Sa grosse affaire continue cependant d’être le trafic de stupéfiants. Le premier de ses cinq fils à faire les manchettes est Francesco, arrêté en compagnie de son père en octobre 1986. Ils sont accusés d’avoir commandé le meurtre d’un certain Giuseppe Montegano, un trafiquant qui aurait floué le fils. Francesco écope de sept ans de prison, Frank de huit… À cette époque, Paul ne fait pas encore beaucoup parler de lui. En 1987, il est accusé de trafic de stupéfiants mais il s’en tire à peu de frais. Comme son père, il est associé, dans les années 1980, à une firme de machines à sous dont son frère Nicodemo est l’actionnaire principal. Il s’agit d’une entreprise œuvrant dans la distribution d’appareils de vidéopoker, un des trucs mafieux les plus rentables de l’époque. Avant que Loto-Québec n’en monopolise la distribution et la gestion, on estimait que la mafia montréalaise tirait annuellement des dizaines de millions de dollars de leur exploitation clandestine. C’est au début des années 1980 que ces appareils font leur apparition dans les bars, les arcades de jeux, les tabagies, les brasseries et dans des restaurants qui les louent. Ils sont la propriété d’entreprises distributrices qui partagent les profits avec les propriétaires de ces divers établissements. Certaines de ces firmes sont légitimes, d’autres beaucoup moins… C’est le cas de celle des Cotroni.

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Tous les propriétaires de commerces n’acceptent pas de louer de ces appareils pour toutes sortes de raisons. Mal leur en prend : on les menace et si ça ne suffit pas, on les passe à tabac ou on fait sauter leurs commerces ! NNN Paul Cotroni fait irruption dans l’actualité en 1990. Le 1er septembre, des policiers débarquent chez lui et y trouvent, dans la cour arrière, un luxueux bateau de plaisance et sa remorque, volés dix jours plus tôt chez un concessionnaire de Rigaud. L’embarcation vaut plus de 125 000 dollars. Les policiers constatent que son numéro de série a été modifié dans le but de blanchir le vol. On procède à son arrestation, puis il est libéré contre caution. Il reconnaîtra finalement sa culpabilité à une accusation de recel et il sera condamné à 15 000 dollars d’amende. Son nom resurgit lors de l’enquête publique sur l’incendie criminel ayant rasé le disco-club Oscar de Saint-Léonard en décembre 1992. La déflagration a détruit cinq autres commerces et une quinzaine de logements. Dix familles se sont trouvées sur le pavé… Les dégâts sont estimés à plus de deux millions. Selon la presse, cette chic boîte de nuit a commencé à avoir des problèmes en juin 1992, un an après son ouverture, à la suite du congédiement de la conjointe de Paul Cotroni… À la mi-juin, des inconnus avaient lancé deux bombes incendiaires alors que la discothèque était bondée… Plus tard, un proche du clan Cotroni y avait semé la pagaille. Paul Cotroni, appelé à témoigner, jure n’avoir absolument rien à voir avec le désastre et aucune accusation ne sera portée contre lui ni quiconque dans cette affaire. Au lendemain de cette apparition publique, il se tient loin des regards de l’actualité. Mais il ne disparaît pas pour autant du radar de la police montréalaise qui le soupçonne de

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s’adonner au prêt usuraire et de faire circuler des stupéfiants dans les boîtes et les cafés liés au clan Cotroni. En avril 1996, le projet Choke de la GRC aboutit à l’arrestation de Frank et de son fils Francesco, de même que celles de plusieurs complices. Ils sont alors accusés dans une affaire d’importation de quelque 200 kilogrammes de cocaïne. Frank écope sept ans de prison, son fils, de huit. À la même époque, Paul attire l’attention d’enquêteurs de la brigade Carcajou qui pistent Scott Steinert, un membre en vue des Hells Angels montréalais. NNN Ce personnage aussi dangereux que tragique est débarqué au Québec, en provenance des États-Unis, à l’âge de huit ans. Plus tard, ses parents sont retournés chez eux, mais il a choisi de rester dans sa province d’adoption et de gagner ses galons de Hells Angel « full patch ». Pour arriver à ses fins, il n’a ménagé personne qui aurait eu le malheur de se trouver en travers de sa route ou de faire partie des adversaires de son gang. Très tôt, il s’est adjoint un aspirant Hells Angel du nom de Donald Magnussen, un colosse musclé d’origine ontarienne, tout aussi brutal et impitoyable que son mentor.

Scott Steinert et Donald Magnussen : des durs craints comme la peste.

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Comme on l’a vu, à cause des révélations de l’informateur de police Dany Kane, la paire de durs à cuire a été soupçonnée d’avoir trempé dans le révoltant attentat à la bombe ayant coûté la vie au petit Daniel Desrochers en août 1995. Ambitieux, Steinert s’est taillé une place enviable au sein du crime organisé montréalais en ayant la haute main sur le trafic de stupéfiants dans la banlieue nord, dont la ville de Laval et sa conurbation, et dans la métropole, en tenant les rênes d’un vaste réseau de prostitution et de trois agences de placement de danseuses nues. En décembre 1996, il fait la manchette en se portant acquéreur d’une résidence luxueuse de Laval, célèbre pour avoir été la propriété des Lavigueur, une modeste famille montréalaise qui s’y était établie après avoir gagné un gros lot de LotoQuébec de plus de sept millions. On ignore le prix d’achat payé par Steinert, mais on sait qu’entre autres modalités de paiement, il a versé la somme de 300 000 dollars comptants… Le nouveau propriétaire n’allait pas en rester là. Il fait clôturer le domaine et installer des caméras de sécurité, puis se met en tête d’y tourner des films pornos dont au moins un le met en vedette. Son âme damnée Magnussen, logée dans une maisonnette de la propriété, commet une grave erreur en février 1997 quand, dans un bar de Laval, il inflige une sévère raclée à un client inconnu de lui. On lui apprendra bientôt qu’il s’en est pris à Leonardo Rizzuto, le fils aîné de Vito, le parrain de la mafia italo-montréalaise et l’allié des Nomads, qui n’a certes pas apprécié. À compter de ce moment, le Tarzan des bas quartiers fera peu d’apparitions publiques. Steinert, lui, continue de défrayer la chronique. À la mi-­ octobre 1997, il se marie en grande pompe sous l’œil de policiers épiant la noce à laquelle assistent plus de 250 invités, dont Paul

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Scott Steinert fait savoir qu’il a les moyens de se payer des noces somptueuses… et publiques.

Cotroni. La présence de celui-ci ne les étonne pas puisque la ligne téléphonique du marié ayant été mise sous écoute des semaines auparavant, on a enregistré six conversations téléphoniques entre le motard et Paul, où il est question d’achat de drogue. Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes pour l’Américain s’il n’avait pas négligé d’acquérir la citoyenneté canadienne… À la demande des autorités policières, le gouvernement s’est prévalu des dispositions de la Loi sur l’Immigration pour exiger le renvoi automatique aux États-Unis de ce Hells Angels possédant un casier judiciaire. Un ordre d’expulsion a été émis à la mi-novembre 1996 mais depuis, Steinert se démène devant la Commission de l’Immigration pour le faire annuler. On va de report en report jusqu’à ce qu’en juin 1997, on entame enfin le débat. La suite de la procédure est fixée au 25 novembre, mais le principal intéressé ne se présente pas…

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On conclut que Steinert, prévoyant une décision défavorable de la Commission, a choisi de vivre dans la clandestinité – sans sa femme – en compagnie de Magnussen qui, lui aussi, a disparu dans la nature. Un mandat d’arrestation contre le fugitif est bientôt lancé et, comme le permet la nouvelle loi antigang, ses biens – dont son domaine lavallois – sont confisqués car considérés des « produits de la criminalité » par un tribunal. Ni Steinert, ni Magnussen ne donnent signe de vie au cours des mois suivants. Finalement, le 22 mai 1998, on repêche le corps de ce dernier dans les eaux du Saint-Laurent, à la hauteur de Québec. On lui a lié les mains et les pieds avant de le tuer à coups d’un objet contondant, probablement un marteau, et on estime à plusieurs mois la date du décès. Interrogée, la compagne du disparu raconte aux policiers que la veille du 4 novembre 1997, Steinert a communiqué à son acolyte qu’ils étaient convoqués à une réunion d’urgence des Hells Angels prévue le lendemain. Avant de la quitter en ce jour fatidique, son amant, qu’elle n’a pas revu depuis, lui a adressé des adieux déchirants. Il savait que sa dernière heure était venue… La psychologie très particulière du motard pur et dur se trouve parfaitement illustrée dans la conduite de Magnussen. Tout le fatalisme devant la mort du bikeur hors-la-loi s’y trouve : il a choisi de vivre par les armes et il accepte de plein gré le fait qu’il risque aussi de périr par elles. À la suite de ces révélations, les enquêteurs de Carcajou craignent le pire en ce qui concerne Steinert. Leurs soupçons sont confirmés le 15 avril 1999 quand son cadavre en état de décomposition avancée est aussi retrouvé dans les eaux du Saint-Laurent, près de Québec. Les résultats de l’autopsie sont les mêmes que pour celle pratiquée sur le corps de Magnussen.

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Au fil des révélations ultérieures de témoins repentis, il est confirmé que Steinert – et par voie de conséquence, son tout dévoué homme de main Magnussen – ont bel et bien été victimes d’une purge. Si l’Américain était bien vu de ses frères des Hells Angels montréalais, ce n’était pas le cas des tout-puissants Nomads. Walter Stadnick et David Carroll, en particulier, les honnissaient tous deux. Le premier parce que la conduite agressive de Steinert et Magnussen à Winnipeg, où ils se rendaient souvent, nuisait à ses projets d’expansion de la marque Hells Angels dans les Prairies. Le second, parce que Steinert, avec son réseau d’escortes et ses agences de placements de danseuses nues, marchait sur ses platebandes, et parce qu’il estimait le comportement violent de Magnussen dangereux pour l’organisation en entier. Tout compte fait, pour la première fois depuis le « Massacre de Lennoxville » de mars 1985, des Hells Angels ont péri aux mains mêmes de leurs compagnons de route… NNN Les petites affaires de Paul Cotroni ont-elles souffert de l’absence soudaine de Scott Steinert ? S’est-il inquiété du sort du motard porté disparu en novembre 1997 ? L’histoire ne le dit pas. Ce que l’on sait, en revanche, est que le glas allait bientôt sonner pour lui aussi. En effet, au mois d’août 1998, Marcel Demers, le numéro deux des Rock Machine de Québec, donne rendez-vous à Gérald Gallant qui vit dans la banlieue de Donnacona. Celui-ci a déjà commis une demi-douzaine d’assassinats pour le compte de ce gang. On se rappellera qu’un an plus tôt, à Jonquière, il avait tenté d’exécuter le Nomad Louis « Melou » Roy.

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La teneur de cet épisode de ce sombre feuilleton, nous la devons aux journalistes Félix Séguin et Éric Thibault qui ont eu la brillante idée de rassembler, en suivant le fil chronologique, les aveux faits aux policiers par cet assassin et d’en faire un livre, Gallant : Confessions d’un tueur à gages ensuite porté à l’écran par Luc Picard sous le titre Confessions.

Gérald Gallant, cycliste et tueur accompli.

Ce tueur à gages au sens plein du terme ne sévit pas par haine, par vengeance ou par ambition, mais bien pour le seul profit pécuniaire qu’il en tire. Il ne fait partie d’aucun gang, il exécute des contrats pour les Rock Machine, l’Alliance ou le Gang de l’Ouest, puis il rentre chez lui, auprès de sa femme, là où, en saison, il s’occupe d’horticulture. Il aime les belles bagnoles et les voyages. Et il a une passion, le vélo, depuis qu’il a eu des problèmes cardiaques et a dû se refaire une santé. La rencontre entre Gallant et Demers a lieu à l’imposante basilique Sainte-Anne-de-Beaupré, un haut lieu de pèlerinage sis à 70 kilomètres de la Vieille Capitale. Ce n’est pas la première fois que, dans le même but, les deux se rencontrent à cet endroit pour le moins inattendu… La façon de faire ne varie pas : le Rock Machine refile une feuille de papier au tueur sur laquelle sont écrits le nom et les

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coordonnées de la victime. Cette fois-ci, Gallant sursaute en lisant le nom de Paul Cotroni : « En fin de compte, dira-t-il, c’était un gros nom. Pour la grosse majorité du monde, la famille Cotroni est très connue… » Demers lui précise alors que l’affaire est une commande des Rock Machine de Montréal. Gallant, le contrat d’exécution de Paul Cotroni en main, choisit de se faire aider. Il se tourne vers son ami Gérard Hubert, du Cap-de-la-Madeleine, un criminel récidiviste d’une cinquantaine d’années, recyclé en coiffeur, qui arrondit ses fins de mois en lui servant souvent de complice. Quand ce dernier apprend que leur cible n’est rien de moins que le fils de Frank Cotroni, il croit aussitôt empocher le pactole. Gallant le déçoit en lui annonçant qu’ils toucheront 20 000 dollars, à parts égales comme d’habitude, mais assortis d’une bonification à venir, promise par Marcel Demers. Quelques jours plus tard, ils prennent la direction de Montréal et se lancent sur la piste de leur proie. Gallant est un tueur efficace, méthodique et prudent. Il ne fonce pas tout de go sur la cible. Il se met plutôt en frais de la guetter, des jours durant s’il le faut, avant de fondre sur elle au moment le plus propice. Disposant de l’adresse de Paul Cotroni, Hubert et lui se trouvent un poste de surveillance à deux pas de sa résidence, dans le stationnement d’une salle de bowling. À un moment, ils sont à faire le guet en plein jour quand leur cible quitte la maison puis s’engage sur l’autoroute 40. Ils le filent en espérant qu’au terme de son parcours, ils auront l’occasion de le descendre. Mais Paul a le pied pesant, ils n’osent pas le suivre à une vitesse pareille. À force de l’épier, ils ont constaté que le fils Cotroni a l’hab­ itude de rentrer chez lui tard le soir. C’est ainsi que le 23 août,

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vers 21 heures, ils vont se tapir dans un coin très sombre, sous des arbustes, dans la cour d’un voisin immédiat. L’attente dure plus d’une heure. Dans le silence. Les deux tueurs aux aguets n’échangent pas un seul mot. Et c’est à 22 heures 25, le dimanche 23 août 1998, que Paul Cotroni rentre chez lui, au retour d’un souper chez son frère Jimmy. Deux oiseaux de nuit monstrueux foncent alors vers lui… NNN C’est dans sa cellule d’une prison montréalaise que Frank Cotroni apprend que son fils vient d’être la cible de tueurs. Il obtient aussitôt un « congé humanitaire » et se rend au chevet de son fils, en fauteuil roulant, car il est très malade. Il rejoint tous les membres de la famille placés devant l’évidence : on ne peut plus rien pour Paul. Il faudra le débrancher du respirateur qui le tient en vie. Au lendemain de l’attentat, les médias montréalais font leurs choux gras de l’affaire et en explorent les possibles d ­ essous. Les commentateurs s’entendent pour dire qu’il ne s’agit pas d’un règlement de comptes entre mafieux. Les plus renseignés rappellent que si c’était le cas, cela se serait vite su dans le Milieu. La police montréalaise, pour sa part, fait savoir qu’elle estime peu probable que le meurtre ait été commandé par les motards. « Ils ont déjà une guerre sur les bras, ils ne veulent certainement pas s’attirer les foudres des Italiens », avance un porte-parole. Étant donné le profil criminel de la victime, on penche pour l’hypothèse d’un mauvais coup de jeunes truands liés à un gang de rue ou encore, celui d’un petit trafiquant ayant eu maille à partir avec elle. Les Cotroni envoient un message très clair au lendemain de l’assassinat de Paolo. Pour les arrangements funéraires, ils

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choisissent une maison bien connue de Saint-Léonard dans laquelle les Rizzuto ont des intérêts. Le geste est révélateur : il n’y a pas de bisbille entre les Calabrais Cotroni et les Siciliens Rizzuto. D’ailleurs, le parrain Vito Rizzuto sera présent aux funérailles. Ces funérailles, bien que la famille les ait souhaitées privées, s’avèrent imposantes. Plus de 250 personnes y assistent. On avait demandé de ne pas envoyer de fleurs mais dix limousines couvertes de couronnes ouvrent le cortège. Très affecté par la mort de son fils et ne voulant pas que sa présence vienne médiatiser davantage l’événement, le père refuse le « congé humanitaire » qui lui aurait permis de quitter sa prison pour l’accompagner à son dernier repos. Si Frank Cotroni n’est pas là, tous les amis de Paul y sont, dont des membres des Hells Angels… On y voit aussi des représentants de toutes les couches de la société. Des cabaretiers, des avocats, des comédiens, des hommes d’affaires… et des truands bien connus. Au lendemain des funérailles, on rappelle que Paul est le premier des Cotroni à périr de mort violente. Lors de la belle époque de la famille, cette exécution n’aurait pas été tolérée. Et on en aurait entendu parler pendant des années.

On se demande s’il y aura une suite à l’affaire… Le clan des Cotroni a beau ne plus être ce qu’il a été, il n’en restait pas moins toujours présent sur la scène criminelle. Des enquêteurs ont la conviction que Frank Cotroni sait qui a tué son fils et pourquoi. Ils ne doutent pas qu’il cherchera à le venger. Mais les semaines puis les mois passent sans que l’affaire ne revienne sur le tapis. Son père, quant à lui, défraie la chronique en novembre 2001, plus de trois ans après la disparition de Paul. On apprend alors qu’il vient d’être libéré sous condition, quatre ans et demi après avoir été condamné pour complot d’importation de cocaïne. Il a 70 ans et il en a passé, au total, plus de 30 derrière les barreaux. Il en sort diminué, souffrant de troubles cardio-­ vasculaires. Ses longues années de détention ont fini par user Frank Cotroni…

Les Montréalais ont pardonné ses péchés mortels à ce mauvais garçon incorrigible qui ne s’est jamais fait oublier. Aux funérailles de Paul, un quidam dit à un journaliste : « Frank a aidé tellement de monde… Les gens se sentent solidaires de sa peine. » En cette année 2001, le temps l’a rattrapé : ses années d’infortune ont fatigué ses traits, mais elles les ont aussi adoucis et sérieusement épaissi sa taille. Sa vie de patachon l’a usé, mais elle lui a aussi laissé l’air d’un grand-père souriant, noceur, taquin et inoffensif. Son dernier geste public est de faire paraître un livre de recettes, en 2003… Il évoque quelques souvenirs de famille, mais il n’est pas question de Paul dont l’assassinat est tombé dans l’oubli. Il décède d’un cancer du cerveau l’année suivante, en août 2004. L’aumônier bien connu de la prison de Bordeaux, le père Jean, lui a administré les derniers sacrements. C’est lui qui avait célébré les obsèques de Paul, six ans plus tôt. Au salon funéraire, le même qui avait accueilli la dépouille de Paul, la foule ne tarde pas à se presser. Il y a là la famille, bien sûr, mais aussi, des amis, des voisins et même des curieux. Une longue page de l’histoire du Milieu montréalais est désormais tournée. NNN L’affaire Paul Cotroni, morte et enterrée, refait surface avec fracas en mars 2009 quand la police procède aux arrestations de Gérard Hubert et de Marcel Demers, balancés par Gérald Gallant, devenu témoin repenti. Apprenant alors que cette exécution avait été commandée par les Rock Machine de Montréal, des commentateurs en déduisent qu’elle était à mettre au compte de la « guerre des motards ».

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Ils rappellent que les adversaires des Hells, en août 1998, ont le dessous dans leur rivalité. Ils décident alors d’éliminer Paolo Cotroni pour faire un exemple. Ils envoient ainsi un message clair à tous les trafiquants indépendants n’ayant pas encore choisi leur camp ou qui seraient tentés de joindre celui de leurs adversaires : vous courez un gros risque… même si vous êtes un Cotroni. Ils s’adressent aussi aux Hells Angels : la guerre n’est pas finie et on n’a pas peur de nous en prendre à des gros noms. Enfin, les pontes des Rock Machine démontrent ainsi à leurs troupes qu’ils tiennent bon et qu’ils ont encore les moyens et le courage de passer à l’offensive et de s’attaquer à des proches de leurs ennemis. Bref, s’il ne s’était pas appelé Cotroni, Paul n’aurait pas attiré l’attention des Rock Machine, tant était faible l’envergure de ses trafics. Un rapport de police établira plus tard que des membres de ce gang qui le connaissaient l’avaient prévenu que ses amitiés avec des Hells Angels étaient très mal vues d’eux. C’est le cas, en particulier, de Johnny Plescio, lui-même mort au combat le 8 septembre 1998, quelques jours après Paul Cotroni. Ainsi, ce dernier serait mort aux mains des Rock Machine et l’autre, à celles des Hells… et vogue la galère ! Cette interprétation des faits constitue, en quelque sorte, la version officielle et ultime des événements entourant l’élimination de Paul Cotroni. Or, elle ne satisfait pas certains proches de celui-ci, sûrs de leur explication des faits, fort différente. Selon eux, s’il est vrai que le contrat d’assassinat émanait des Rock Machine de Montréal, les véritables commanditaires du meurtre étaient plutôt des alliés de ce gang à qui ils ont

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demandé de leur rendre ce « service » et qui en ont assumé les frais de 20 000 dollars. Ces intrigants en coulisse seraient Paolo Gervasi et son fils, Salvatore, des mafiosi longtemps liés aux Rizzuto mais en rupture de ban de ce clan pour toutes sortes de raisons. Quand a éclaté la « guerre des motards », ils ont pris fait et cause pour les Rock Machine, plutôt que pour les Hells Angels. Or les Nomads étaient très près du parrain Vito Rizzuto. On ignore pourquoi ces caïds en voulaient à ce point au fils Cotroni. Ce que l’on sait par contre est qu’ils n’ont survécu que quelques années à l’objet de leur cruel ressentiment. En effet, Salvatore Gervasi tombait sous les balles d’un tueur le 20 avril 2000. Quatre ans plus tard, le 21 janvier 2004, son père a connu le même sort. Quant aux assassins de Paul Cotroni, ils ont tous fini derrière les barreaux. Gérard Hubert, emprisonné dès 2009, a bénéficié d’une libération conditionnelle en juin 2017, à l’âge de 78 ans. Marcel Demers, à 56 ans, a été condamné à une peine de prison de vingt ans en janvier 2013. Il aura près de 70 ans à sa libération. Gérald Gallant, quant à lui, s’étiole dans une prison – on ignore laquelle –, dans une aile dite de « super protection » où il est tenu à l’écart de la population carcérale comme d’autres repentis. Pour passer le temps, il cultive des fleurs et des tomates. En juillet 2014, à 64 ans, il envoie une lettre au Journal de Montréal dans laquelle il se plaint de ses conditions de détention. Il raconte souffrir de fréquentes et violentes migraines, déplorant le manque de soins adéquats. Les proches et les amis de ses 28 victimes, dont Paul Cotroni, s’ils ont lu sa lettre, n’ont pas dû compatir à son malheur…

QUI EN VOULAIT AU FILS COTRONI ?

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Chapitre 9

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T

ant les bons que les méchants de cette histoire ont commis des impairs aux conséquences fatales. Maudissons les dieux pour les faux pas des premiers et remercions-les pour les bêtises des autres… Le 4 décembre 1999, des Hells Angels des quatre coins du Canada convergent vers Sherbrooke, où les attendent leurs « frères » du Québec pour fêter l’anniversaire du chapitre de la capitale des Cantons-de-l’Est fondé 15 ans plus tôt, jour pour jour. Il est de coutume chez les motards de souligner en grand ce type d’événement : ils sont plus d’une centaine venus là pour l’arroser. Beaucoup d’entre eux sont descendus dans un même hôtel. Ils n’y sont pas seuls. Il s’y trouve aussi le sergent Guy Ouellette de la SQ qui, depuis près de dix ans, se charge de la collecte d’informations sur les gangs de motards criminels. Ce spécialiste en la matière est bien connu de ces derniers avec qui il est à tu et à toi. Sa présence, en compagnie d’un collègue ontarien, n’a rien d’inhabituel : il est toujours là, aux anniversaires comme aux funérailles. Il ne se cache pas, on le tolère, on s’amuse même à jouer au chat et à la souris avec lui. 219

Au lendemain de leur arrivée, les deux policiers descendent déjeuner au restaurant de l’hôtel. Ils n’y passent qu’une demiheure avant de retourner à leur chambre respective. Guy Ouellette vient à peine de passer le pas de la sienne que l’Ontarien Rick Perreault, agité, survient… Il annonce qu’on lui a volé son ordinateur portable pendant son absence ! Le policier québécois se précipite alors au rez-de-chaussée de l’hôtel et accoste « Mom » Boucher dans le hall. Il annonce aussitôt au caïd que certains de ses hommes de main ont volé l’ordi de Perrault et qu’ils vont devoir le lui rendre sur-lechamp. Boucher nie qu’il s’agisse de types de sa bande et refuse d’intervenir : « J’suis pas la police », lance-t-il à son interlocuteur en le fixant droit dans les yeux. Sitôt rentrés à Montréal, les motards se mettent en frais de soumettre le contenu de l’ordinateur volé à l’examen d’un informaticien à leur service. Il s’y trouve des renseignements sur un agent d’infiltration – dit « agent-source » dans les milieux policiers – à l’œuvre chez les Hells. Mais le tout est codé… Son nom de famille n’apparaît pas, seuls son prénom et son matricule sont mentionnés. Mais on peut lire des résumés des informations qu’il a refilées à ses contrôleurs. À partir d’elles, des recoupements et des déductions permettent d’identifier un certain Claude DeSerres comme étant la taupe en question. Ce jeune homme de 31 ans se tire d’affaire dans le monde des trafiquants montréalais. Il s’est fait une spécialité de la production et de la contrebande de marijuana. À cette époque, la culture du « pot » est devenue chez nous une affaire en or, trois fois plus payante que la production de céréales ou que l’élevage de porcs.

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Son trafic est tout aussi profitable, car la demande ne cesse de croître. Selon Santé Canada, au cours des années 1994-2004, le nombre de consommateurs de marijuana a doublé au pays. Cette source de profit n’a pas tardé à susciter la convoitise des gangs. Les poids lourds du narcotrafic à Montréal, les Hells et leurs affiliés, ambitionnent de monopoliser celui de la mari. Un des maîtres d’œuvre de ce projet est Serge Boutin, déjà très actif dans le trafic de cocaïne. DeSerres est un ami de celui-­ci, que certains surnomment « Pacha », d’autres « le Gros », et il travaille sous ses ordres. Il gère les affaires liées à sa ­spécialité.

Cette photo serait la seule connue de Claude DeSerres, dont Serge Boutin était le boss et l’ami…

Boutin a été admis en 1999 chez les Rockers qui sont alors une vingtaine. Il a 33 ans et trafique des stupéfiants depuis plus de dix ans. D’abord indépendant et concurrent des Hells, il s’est rallié à eux. De son propre aveu, il compte sur une centaine de revendeurs et tire annuellement de son business un demi-million de dollars, non imposés, il va sans dire… D’autre part, devant l’ampleur qu’a prise la « guerre des motards », les autorités ont fini par investir d’énormes sommes dans un appareil de répression policière capable d’endiguer le

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fléau. De peine et de misère, à la brigade Carcajou, on est parvenu à recruter à grands frais quelques espions dans la mouvance des Hells. Il ne faut pas confondre ces agents d’infiltration avec les témoins repentis, « collaborateurs de justice » ou délateurs qui, une fois arrêtés, se voyant en difficulté, décident de vider leur sac et de témoigner contre leurs anciens complices en échange d’un allègement de leur sentence et de compensations financières. Enfin, ils n’ont rien à voir non plus avec les indicateurs, les mouchards qui ne s’agitent qu’en périphérie des gangs et peuvent détenir des informations précieuses, mais à l’occasion seulement. Les agents d’infiltration sont bien implantés dans le milieu criminel visé. Liés par contrat avec l’État, ils sont payés pour leurs services, et très cher. Le Rocker Dany Kane, par exemple, s’il ne s’était pas suicidé, aurait empoché au fil des mois quelque 1,75 million de dollars… Ces rares espions chez les Hells, recrutés difficilement et si précieux, coûtent cher, mais c’est la seule façon pour les polices d’accéder aux renseignements permettant d’exercer une répression efficace. Claude DeSerres est bel et bien de ces taupes-là. Originaire de HoMa, il travaillait à une époque dans une agence de location de camions de la Rive-Sud de Montréal. C’est là qu’il a fait la connaissance de Boutin, un client fidèle à qui il a fini par consentir des passe-droits en échange de dessous de table lui permettant d’arrondir ses fins de mois. Mais le Rocker et, à sa suite, d’autres membres de son gang, devenus de plus en plus exigeants en matière de contournement des règles de location de véhicules, ont mené DeSerres dans une impasse. Se voyant sérieusement compromis par sa complicité avec des motards hors-la-loi, avec qui il ne se sent

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aucune affinité, il choisit alors de se présenter lui-même à la police pour devenir informateur contre rémunération. Peu à peu, il se lie avec Boutin qui apprécie ses connaissances en matière de culture de marijuana à l’air libre et en serre hydroponique. Il passe finalement à son service. Il prend goût à ce rôle d’indicateur, au point d’accepter ensuite de s’engager davantage dans l’aventure et de devenir agent d’infiltration. On peut penser qu’il agit tant par défi que par appât du gain… NNN À la suite du vol de l’ordinateur du policier Rick Perreault, les contrôleurs de DeSerres ne s’alarment pas, convaincus que les motards ne parviendront pas à en percer les secrets. Ils se trompent, hélas ! On devine que la nouvelle du démasquage d’un espion, dans une organisation aussi structurée que celle des Hells, parvient aussitôt aux oreilles des boss trônant au haut de la pyramide, les Nomads, à qui il revient de prendre la décision concernant ce problème majeur. Aujourd’hui, on est en mesure de déduire que ces pontes ont décidé collectivement du sort de l’agent d’infiltration. Ils ont signé son arrêt de mort et ont alors chargé leur collègue Normand Robitaille de piloter ce dossier. Pourquoi lui ? DeSerres travaille pour le compte de Boutin qui a Robitaille pour supérieur immédiat. Hiérarchie oblige : il revient donc à ce dernier de gérer la situation. Ce jeune gangster ambitieux a connu une ascension rapide. Trafiquant de drogue prospère, il a été admis chez les Rockers en 1994. Il a si bien fait que quatre ans plus tard, en octobre 1998, il montait en grade de façon significative en se joignant aux Nomads.

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Ce motard, doublé d’un homme d’affaires avisé, est l’un des plus prospères du gang. Il recycle les profits tirés du narco­trafic dans l’immobilier et il possède de nombreuses propriétés tant à Montréal qu’en région. Il se sert souvent de prête-noms pour les acquérir afin de ne pas attirer l’attention, que ce soit celle de la police ou du fisc… Il connaît bien DeSerres puisque celui-ci lui a justement servi d’homme de paille dans l’acquisition d’au moins un immeuble de la région montréalaise. Il délègue le cas de celui-ci à son ami René Charlebois, alors membre des Rockers. Les deux ont trafiqué ensemble des années durant et ils sont aussi âpres au gain l’un que l’autre. Il ne reste plus qu’à préparer soigneusement le piège mortel que l’on va tendre au traître. Pour ce faire, on implique Serge Boutin, le boss de DeSerres, qui est aussi son ami, mais cette donnée n’entre pas en ligne de compte chez les motards comme chez tous les mafieux de ce monde, quand vient le temps des choses sérieuses… Charlebois fixe bientôt un rendez-vous à Boutin dans un restaurant montréalais. Ils parlent d’abord de tout et de rien, puis le premier invite l’autre à aller prendre l’air en sa compagnie. Celui-ci comprend que ce dont on va lui parler doit être dit loin de toute oreille indiscrète. Par mesure de précaution, il l’invite aussi à laisser son cellulaire et son téléavertisseur à la table, car tous les truands savent qu’un téléphone mobile envoie des signaux perçus par les stations de base du secteur où il se trouve. Pas seulement quand on appelle, mais dès que l’appareil est allumé. Et ces signaux-là sont enregistrés. Bien longtemps après, des policiers munis d’un mandat peuvent obtenir ces renseignements d’un opérateur et déterminer que votre téléphone était à tel endroit,

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tel jour et à telle heure… et par voie de conséquence, que vous vous y trouviez aussi. Charlebois annonce alors la nouvelle à Boutin : son ami DeSerres est une taupe au service de la police ! Lui fait-il aussi part de l’arrêt de mort prononcé par les Nomads ? On ne sait pas. Ce qu’on sait, en revanche, c’est qu’il lui apprend qu’il va jouer un rôle dans la résolution du problème. Boutin proteste : il est un « homme d’affaires », pas un « homme d’action ». Charlebois le rassure : il n’aura pas luimême à se mouiller.

Deux compères des Rockers : Boutin (à g.) et Charlebois.

Le comploteur passe ensuite aux choses sérieuses. Dans ce type de situations, chez les motards, on procède ainsi : on murmure le topo à l’oreille de l’interlocuteur. Celui-ci porterait-il un micro-espion que ces propos ne seraient entendus par personne d’autre. C’est ainsi que Boutin apprend que tout ce qu’on lui demande de faire, c’est d’attirer DeSerres dans un guet-apens. On va lui adjoindre le Rocker Mario Barriault pour accomplir cette tâche. Rendu à destination, il n’aura qu’à repartir aussitôt, Charlebois se chargera du reste. Boutin prétendra plus tard qu’il croyait devoir emmener son ami dans un traquenard où on l’aurait seulement cuisiné. S’il disait vrai, il avait pour le moins manqué de réalisme…

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Toujours est-il qu’il voit DeSerres quelques jours plus tard et lui annonce qu’ils vont se rendre chez un type de Lanaudière qui cultive de la mari dans le sous-sol de sa résidence. Son boss raconte alors à l’expert qu’il a besoin de ses lumières pour juger la qualité de la récolte. NNN À la date convenue, le 3 février 2000, deux mois presque jour pour jour se sont écoulés depuis que les motards ont volé l’ordi du policier ontarien. Boutin et DeSerres ont pris des vacances ensemble en République dominicaine, peu de temps auparavant. C’est dire comment ils sont bons amis. Boutin et son complice Barriault sont les premiers arrivés au rendez-vous fixé à DeSerres. Alors qu’ils l’attendent, le premier croit déceler dans les alentours les manœuvres suspectes de voitures qu’il croit aussitôt être de la police. Il fait part de ses soupçons à son compagnon qui a tôt fait de le rassurer : Boutin n’est pas habitué à ce genre de situation, ses nerfs lui jouent un mauvais tour, tout va bien se passer… Il s’avérera que ces soupçons étaient fondés. Une équipe de surveillance suivait DeSerres de près et celui-ci, bien sûr, avait prévenu ses contrôleurs du rendez-vous fixé par son ami Boutin. Les policiers se promettent donc de tenir le trio à l’œil et, si leur agent d’infiltration se trouve en danger, ils auront tôt fait d’intervenir. Mais les choses ne vont pas se passer comme prévu. Aussitôt DeSerres arrivé au rendez-vous, le trio part en direction de Notre-Dame-de-la-Merci, dans la région de Lanaudière. Soucieux de ne pas éveiller la méfiance de l’autre, les deux Rockers lui proposent de les suivre dans sa propre voiture. À mi-parcours, cependant, les deux complices s’arrêtent sur le bord d’une route de campagne et DeSerres les imite. Là, par

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mesure de prudence, ils invitent celui-ci à monter avec eux et à laisser son cellulaire et son téléavertisseur derrière lui. Barriault prend le volant et déploie ensuite des manœuvres risquées, dont celle d’emprunter des voies à contresens, afin de semer toute voiture qui les aurait pris en filature. Il parviendra à ses fins, si bien que rendus à destination, personne n’est sur leur piste. DeSerres est abandonné à son sort. Il est entendu que le trio doit se rendre directement au sous-sol de la maison du mariculteur qui les attend là où se trouve supposément sa serre hydroponique. DeSerres est le premier à descendre l’escalier menant au sous-sol. Barriault et Boutin le suivent de deux ou trois marches. Parvenu à quelques pas de la porte, Boutin aperçoit son ami agenouillé et, tout près de sa tempe, le canon d’un revolver pointé par une main gantée. Il tourne aussitôt les talons. Boutin avait prévenu René Charlebois : il ne voulait rien avoir à faire avec un assassinat. Il monte aussitôt à bord de sa voiture, suivi de Barriault. Le duo, s’étant acquitté de sa mission, peut rentrer à Montréal. Après avoir déposé son passager, Boutin rentre chez lui, à la campagne, où il vit sur une fermette en compagnie de sa femme… et de leurs dix enfants ! En cours de route, il se rend compte qu’il est suivi. Rendu à destination, il voit la voiture qui l’a filé stationner non loin de chez lui. Son ou ses occupants ne s’inquiètent pas du tout d’être repérés. Le lendemain matin, quand il quitte son domicile, la même voiture le suit et son conducteur ne prend aucune mesure pour ne pas être remarqué. Il en déduit alors que la veille, ils étaient bel et bien filés, comme il avait cru s’en rendre compte. Ils ont donc semé les policiers et ceux-ci, estime-t-il, après avoir perdu la trace de leur homme et voyant qu’il ne se

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rapportait pas, ont compris que le pire était arrivé. Il réalise alors qu’il a commis une énorme bêtise en participant au complot visant DeSerres au vu et au su de ses contrôleurs. Tôt ou tard, on allait lui mettre la main au collet… NNN Vingt-quatre heures après la disparition de DeSerres, un camionneur aperçoit, en bordure d’une petite route de la région de Lanaudière, un cadavre vite identifié. Il s’agit bel et bien du jeune homme, abattu d’une balle à la tête. Les policiers, aussi dépités que furieux, déclenchent une gigantesque enquête, se promettant de prendre leur temps avant d’épingler Boutin et Barriault, afin de remonter jusqu’à chacun des complices de cet assassinat. Tout ça à l’insu des médias, bien sûr. Mais un incident va les forcer à revoir ce plan. En effet, une dizaine de jours plus tard, un réseau de télévision révèle qu’un de ses reporters, accouru sur les lieux de la découverte, a cru voir que le cadavre portait, attaché à sa ceinture, un micro-­ espion enregistreur. Cette révélation précipite la réaction policière. L’opinion publique alertée, il faut procéder à des arrestations. Entre-temps, dans les minutes suivant la diffusion du scoop, Boutin et son patron, Normand Robitaille, sont attablés dans un restaurant montréalais. Ils viennent d’apprendre la nouvelle et ce dernier se fait rassurant. Il chuchote à l’oreille de l’autre que la nouvelle est un pétard mouillé. Si elle était fondée, ils auraient tous été arrêtés dès le lendemain de la découverte du micro-espion. Robitaille se trompe et Serge Boutin ne tarde pas à le réaliser. En effet, le jour même, lui et Barriault sont coffrés. Leurs carottes sont cuites…

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Ce que personne ne peut savoir, c’est qu’il va s’ensuivre des répercussions en cascade qui vont mener à la perte de bien d’autres Hells. Du côté policier, les nouvelles ne sont pas bonnes non plus. L’agent d’infiltration Stéphane Sirois, des Rockers, après avoir pris connaissance du sort de Claude DeSerres, annonce à ses contrôleurs qu’il jette l’éponge. Il n’espionnera plus le gang, il va s’en tenir au rôle de témoin repenti lors de procès à venir. Fini, pour ses contrôleurs, l’accès à des renseignements ­cruciaux. Dans l’heure suivant son arrestation, on fait entendre à Boutin un bout de l’enregistrement trouvé sur le cadavre de DeSerres. Il reconnaît sa propre voix quand il s’adresse à son ami, le jour même de son exécution. On lui fait aussi entendre les derniers moments de celui-ci. Une voix lui crie : « Ça fait combien de temps que tu parles à la police ? » Il répond : « Aïe ! J’ai un problème. » La même voix lui crie encore : « Tu y parleras pu, à la police ! », puis un coup de feu éclate… En son for intérieur, Boutin n’en revient pas que les assassins n’aient pas pris la précaution de fouiller le cadavre de leur victime avant de s’en débarrasser. La bévue est monumentale. Voilà ce « businessman », qui n’a jamais commis un acte de violence contre quiconque, menacé de 25 ans de prison ferme à cause d’une très mauvaise décision de ses supérieurs des Nomads. Il n’a pas tort de les blâmer. Aujourd’hui, si c’était à refaire, sans doute ceux-ci agiraient-ils autrement, tant l’assassinat de DeSerres aura des conséquences désastreuses pour nombre d’entre eux. Peut-être feraient-ils comme dans le monde de l’espionnage quand un camp découvre qu’il est infiltré par une taupe de

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l’adversaire. On fait mine de rien et l’on fait en sorte que l’agent double n’ait plus accès à des renseignements valables. On le neutralise en sous-main. On peut même le manipuler, faire de la désinformation et ainsi mettre l’ennemi sur de fausses pistes qui vont l’occuper longtemps. Dans cette affaire, la psychologie guerrière et vindicative des Nomads, de même que leur manque de vision à long terme et de sens de la mesure, va leur coûter très cher. En attendant, les choses traînent en longueur pour Boutin qui doit attendre derrière les barreaux l’instruction de son procès pour le meurtre prémédité de Claude DeSerres. Chez les Hells, la vie continue comme si de rien n’était. Deux mois après l’élimination de l’agent d’infiltration, René Charlebois accède enfin au statut tant rêvé de Nomad : le voilà comme un coq en pâte. Trois autres mois passent, puis il se trouve au cœur d’un scandale retentissant. À l’été 2000, aucun Québécois en âge de lire les quotidiens ou d’écouter les téléjournaux n’ignore qu’une « guerre des motards » fait rage depuis des années, que les Hells ont mis eux-mêmes le feu aux poudres et qu’on estime le nombre des victimes de meurtres à au moins cent cinquante. Et que certaines d’entre elles sont innocentes, comme le petit Daniel Desrochers, 11 ans, tué par l’éclat d’une bombe présumément plantée sous une voiture par des hommes de main des mêmes Hells. Deux ans plus tôt, Stéphane Gagné, un membre des Rockers, le club-école des Nomads, a avoué publiquement avoir commis les meurtres gratuits de deux gardiens de prison. Et pourtant…

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Le samedi 5 août, René Charlebois marie à 35 ans une jeune femme dont il a déjà un enfant et, pour l’occasion, ses acolytes des Nomads lui font une noce princière. L’union est d’abord célébrée en la très catholique église Saint-Joseph-de-Sorel, sise à Tracy, en Montérégie, par l’abbé Jean-Marc Beaudet, devant quelque 300 invités. À la fin de la cérémonie nuptiale, tandis que les nouveaux mariés signent le registre de l’état civil, Jean-Pierre Ferland, accompagné de son pianiste, chante du jubé la très jolie chanson Une chance qu’on s’a, avant de s’éclipser. À la sortie de l’église, plusieurs invités montent à bord de leurs voitures, monsieur et madame Charlebois s’installent dans une spectaculaire Rolls-Royce, et tous suivent un cortège de motos mené par Maurice Boucher jusqu’à sa propriété de Contrecœur, à quelques kilomètres de là. On y a dressé un immense chapiteau sous lequel les invités dégustent un repas de cinq services autour de tables couvertes de somptueux arrangements de fleurs. Les motards présentent ensuite leur cadeau au couple : une paire de billets d’avion pour la destination de leur choix assortie d’une couverture des frais de séjour. On fait savoir qu’il en coûtera quelque 15 000 dollars aux donateurs. Ce n’est pas tout, on a une surprise pour le marié : une HarleyDavidson de luxe, flambant neuve, évaluée à 35 000 ­dollars ! Le clou de la fête arrive en soirée, avec l’apparition de Ginette Reno venue entonner trois chansons dédiées aux nouveaux mariés. Les Nomads n’ont pas résisté à la tentation de faire étalage de leur richesse et de leur pouvoir d’attraction : ils ont invité le journaliste Claude Poirier, venu accompagné d’un photographe du journal Allô Police.

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Au lendemain de la parution du reportage de Claude Poirier, La Presse et les autres quotidiens de la province reviennent sur l’affaire, de même que les médias électroniques.

Le reportage-choc de l’hebdomadaire de faits divers aussitôt paru, la presse écrite et électronique prend le relais, tout un chacun apprend les détails de l’événement, et les esprits s’enflamment aussitôt. Une « tempête médiatique » se déclenche.

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Voilà Jean-Marc Beaudet, Jean-Pierre Ferland et Ginette Reno priés de s’expliquer… L’abbé se félicite d’avoir uni « des gens qui ont voulu inclure Dieu dans leur mariage ». Le chanteur, quant à lui, s’indigne de l’ampleur prise par cette histoire : « Quand la mère de la mariée me demande de chanter une chanson d’amour pour le plaisir de sa fille, je ne demande pas son baptistaire. J’en ai fait des dizaines de mariages comme celui-là. Je chante pour les amoureux qui se marient. » Enfin, Madame Reno s’excuse par voie de communiqué : « Je réalise que ma présence à cette cérémonie peut en surprendre plusieurs, voire même, en choquer certains. Je dirais même que les médias ont raison de s’en étonner. Je le regrette […] Au moment où j’ai pris cet engagement spontané […], je reconnais que je n’étais pas en mesure d’évaluer les conséquences de ma présence et de ma prestation au sein de ce groupe. » Claude Poirier, qui ne déteste pas occuper le devant de la scène, est sollicité de toutes parts. Il déclare n’avoir pas prévu que son scoop ferait autant de vagues. Il se défend aussi de profiter de son accès aux motards : « Je n’ai pas mangé un radis ou une crevette au mariage, précise-t-il. J’ai fait mon travail de journaliste ». NNN Si les Nomads en mènent large, ce n’est toujours pas le cas de Serge Boutin. Il est derrière les barreaux depuis 13 mois quand la foudre s’abat sur ses amis. Le 28 mars 2001, les forces de l’ordre déclenchent l’opération Printemps 2001. Une centaine de Hells et de leurs associés sont réveillés tôt le matin par une armée de policiers frappant partout en même temps. Tous sont arrêtés et on porte contre

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eux des accusations allant du meurtre au trafic de stupéfiants, en passant par le gangstérisme. L’état-major montréalais du gang, les fameux Nomads, se trouve ainsi sous les verrous. René Charlebois est donc du nombre et, à lire William Marsden et Julian Sher, il assume mal que le ciel lui soit ainsi tombé sur la tête, huit petits mois après son fabuleux mariage. Dans leur magistral Route des Hells, ils écrivent qu’André Bouchard, un des patrons de la police montréalaise de l’époque, a raconté que Charlebois, lors de son arrestation, a joué les fanfarons et a fait des gestes obscènes aux policiers. Mais quand il s’est trouvé dans une salle d’interrogatoire, seul, face à des accusations très graves, il s’est effondré. Il pleurait à chaudes larmes… Mieux encore, il s’est montré empressé de retourner sa veste ! Mais il a manqué de chance : il faisait partie des motards avec qui les autorités n’entendaient conclure aucun ­marché. Cette anecdote étonne. Se peut-il que le prévenu ait joué la comédie ? A-t-il plutôt plongé dans un moment d’abattement passager ? En tout cas, au fil des événements à venir, ce Charlebois va se révéler un criminel incorrigible doublé d’un manipulateur de première force. Il se peut aussi que cet ancien livreur de pizza ait éprouvé un accès de découragement passager dans les moments qui ont suivi son arrestation, car il voyait s’écrouler son monde d’opulence. Finies la Cadillac de luxe et la résidence cossue de la banlieue montréalaise dans laquelle les policiers ont saisi douze mille dollars traînant ici et là, de grands crus comme, parmi d’autres, ce Château Haut-Brion 1989 d’une valeur de 1 325,50 $, et des bijoux en argent et en or ornés de diamants. Son ami Normand Robitaille, épinglé lui aussi, est envoyé dans la prison où s’étiole déjà Serge Boutin. Ils se croisent

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souvent et le Rocker est bientôt à même de constater un changement radical dans l’attitude de son supérieur : celui-ci garde ses distances et il affiche même de la méfiance à son endroit. Il en conclut que le Nomad craint qu’il ne change de parti et ne l’implique dans le meurtre de DeSerres. Il se dit alors qu’il n’est pas mieux que mort, même derrière les barreaux. Son complice Barriault, qu’il voit à l’occasion, confirme qu’ils risquent pire encore que 25 ans de prison ferme. Boutin prend alors la décision de passer dans le camp des collaborateurs de justice. Il s’agit d’une très mauvaise nouvelle pour les Hells, car ce Rocker en sait beaucoup sur leur compte… Au début d’octobre 2001, après avoir signé un contrat de témoin repenti en bonne et due forme, il plaide coupable à une accusation réduite d’homicide involontaire pour le meurtre de DeSerres et écope d’une sentence de sept ans d’emprisonnement. Ce règlement de l’affaire vaut aussi pour Bariault qui n’a pas à passer dans le camp des délateurs. Il reconnaît aussi sa culpabilité à une accusation réduite, celle de complicité après le fait, et se voit condamné à deux ans de réclusion. Il sera l­ ibéré en septembre 2002. En échange du bon procédé mentionné plus haut et de quelques autres avantages, on va maintenant demander à Boutin de témoigner à charge contre ses anciens associés. Le premier à souffrir du changement de camp de Boutin est nul autre que Maurice Boucher lui-même. Comme on l’a vu, celui-ci subit, au printemps 2002, son deuxième procès pour les meurtres de deux gardiens de prison qu’il aurait commandés. Au cours de la première instruction, l’accusation ne disposait, pour l’essentiel, que du témoignage d’un seul témoin ­repenti. Mais à cette reprise des débats, elle peut compter en plus sur la déposition de Boutin qui va s’avérer digne de foi.

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Il joue pour beaucoup dans le verdict de culpabilité que rend le jury. Maurice Boucher est alors condamné à 25 ans de prison ferme… La fête ne fait que commencer. Quelques semaines plus tard s’amorce le maxiprocès pour meurtres, complots de meurtre, trafic de stupéfiants et gangstérisme de 17 Hells arrêtés dans le cadre de l’opération Printemps 2001. Boutin est le troisième et le plus important délateur à témoi­ gner à charge contre les accusés. Ceux-ci, devant la solidité de la preuve, mettent abruptement fin au procès en se reconnaissant coupables d’accusations moindres. Ils reçoivent néanmoins de lourdes sentences. C’est au cours de ce procès que Boutin va exposer au grand jour les dessous peu connus de l’affaire DeSerres. Un an plus tard, à l’automne 2003, autre maxi-procès. Cette fois, neuf Hells pris dans les filets de la même opération Printemps 2001 ont à répondre d’accusations de complots de meurtre, trafic de stupéfiants et gangstérisme. Boutin contribue encore pour beaucoup au verdict de culpabilité rendu contre les accusés qui écopent de 10 à 22 ans de pénitencier. Son boss, Normand Robitaille, est du nombre, René Charlebois aussi. Les deux en prennent pour vingt ans. Comme le temps passé en détention préventive compte pour le double, à cette époque, les deux Nomads allaient pouvoir recouvrer leur liberté sept ans et demi plus tard. Boutin, quant à lui, allait connaître une amère déception au printemps 2004. Alors admissible à une libération conditionnelle, on lui offrira une fin de non-recevoir. Il devra attendre 2006, soit près de six ans après son arrestation, pour enfin respirer à l’air libre. Une très mauvaise surprise attend aussi Charlebois…

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Après la condamnation de Maurice Boucher et au terme des deux maxi-procès de motards qui ont suivi, personne n’a encore été accusé du meurtre proprement dit de Claude DeSerres. La situation change quelques semaines après que René Charlebois ait été condamné à 20 ans de prison pour complot de meurtre, trafic de stupéfiants et gangstérisme. En effet, en janvier 2004, le ministère public l’accuse du meurtre prémédité de l’agent d’infiltration. On estime être en mesure de prouver que c’est sa voix que l’on entend dans l’enregistrement du micro-espion, immédiatement avant qu’un coup de feu ne mette fin aux jours de Claude DeSerres. Charlebois finira par admettre sa culpabilité à une accusation réduite d’homicide involontaire. On lui administre alors une sentence de prison à perpétuité avec possibilité de libération conditionnelle au bout de 15 ans. Cette peine est concurrente à celle qu’on lui a déjà infligée. Là encore, le temps passé en détention préventive comptant en double, il serait admissible à ladite libération conditionnelle en 2016. NNN Personne, chez les policiers engagés dans la lutte contre les Hells, ne doute de la culpabilité de Charlebois pour le meurtre de Claude DeSerres, car ils ont en mémoire celui de Marc Belhumeur. Ce jeune aspirant Rock Machine, taillé en force, joue les gros bras dans des quartiers de l’est de Montréal tout en s’adonnant au narcotrafic, au proxénétisme et au prêt usuraire. Bref, ce touche-à-tout s’attire des ennuis : il a eu à répondre à diverses accusations, dont celles de harcèlement criminel ou de voies de fait. Et on le soupçonne d’avoir trempé dans les assassinats de deux alliés des Hells Angels.

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À l’automne 1996, des policiers mènent un raid dans le ­repaire des Hells de Trois-Rivières et aperçoivent, épinglées sur un babillard, les photos de quelques ennemis dont la tête, manifestement, est mise à prix. Ceux-ci sont aussitôt prévenus. Belhumeur, alors en liberté contre caution en attendant son procès pour trafic de stupéfiants, est du nombre. Il ne prend pas le large non plus qu’il se met à couvert. Il n’en a pas les moyens : il a englouti ses économies dans sa ­défense des accusations portées contre lui. En plus, comme on l’a vu dans le cas du Hells Donald Magnussen, il est peut-être aussi atteint du fatalisme des violents qui se résignent à leur sort quand la loi du plus fort menace de jouer contre eux. Il choisit plutôt d’augmenter sa police d’assurance vie et de discuter avec sa famille de préarrangements funéraires… Le 24 janvier 1997, jour de son 25e anniversaire, à 13 heures 10, il entre dans la brasserie montréalaise Le Chalutier, un ancien repaire du gang des frères Pelletier et des Rock Machine. Il se hâte vers la cabine de téléphone quand apparaît un homme encagoulé et armé qui court vers lui et l’atteint à distance d’une première balle. Belhumeur lâche le combiné, s’éjecte de la cabine et fuit tant bien que mal vers les cuisines quand une deuxième balle, tirée de près, l’atteint à la tête et le tue net. Le tireur détale aussitôt par la porte de service, puis des témoins le voient s’engouffrer dans une voiture que son conducteur fait démarrer en trombe. Deux ans plus tard, Stéphane Sirois vide son sac à la police, non sans apporter de nombreuses révélations. Il raconte ainsi que René Charlebois, son acolyte des Rockers, se vantait d’avoir commis le « crime parfait » en tuant Marc Belhumeur en plein jour, devant témoins, sans être le moindrement inquiété sur le fait et sans jamais avoir été soupçonné depuis.

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On ne portera pas d’accusations contre Charlebois car on manque de preuves irréfutables. D’autre part, en détiendrait-on que la sentence dont il pourrait hériter ne s’additionnerait pas à celles déjà encourues pour d’autres crimes. Elle leur serait plutôt concurrente. Bref, on gaspillerait des fonds publics dans des procédures judiciaires futiles. NNN Ce Charlebois de malheur réserve une dernière surprise de taille à ses contemporains, qui auront à démêler une autre affaire, aussi obscure que confuse. Le soir du 14 septembre 2013, au pénitencier de la montée Saint-François, à Laval, il manque à l’appel. Il demeure introuvable, on conclut qu’il a joué la fille de l’air et les autorités carcérales préviennent la police. La nouvelle de cette curieuse évasion fait les manchettes : quelle mouche a piqué ce fameux détenu d’un établissement à sécurité minimale d’où il était prévu qu’il puisse sortir dans quelque trois ans ? Pourquoi gâcher ainsi ses chances d’obtenir une libération conditionnelle en 2016 ? L’enquête policière établit rapidement qu’à l’instar de beaucoup de ses codétenus, il possédait au moins un téléphone cellulaire clandestin avec lequel il a composé onze fois, au cours du dernier mois de sa détention, le numéro du portable de l’ex-policier montréalais Benoît Roberge. Celui-ci, maintenant retraité, occupe un poste de prestige à Revenu Québec : il dirige depuis quelques mois le service du renseignement et de la sécurité. Précédemment, cet enquêteur montréalais d’exception a été, des années durant, un des fers de lance de la brigade Carcajou. Les fréquentes communications entre le prisonnier et le retraité intriguent les policiers lancés sur la piste du premier.

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Ils voient le deuxième qui, pressé longuement de questions, répond de façon plutôt évasive. L’examen des appels de Charlebois à partir de sa prison conduit les enquêteurs à un individu qui pourrait lui avoir servi d’homme à tout faire hors des murs. Pris en filature, ce dernier les mène aux îles de Sorel. Grâce à des données de géolocalisation obtenues des opérateurs de téléphonie, ils sont en mesure d’établir que ce type communique fréquemment avec un correspondant vivant dans un chalet retiré de l’île Guèvremont. Cet inconnu ne peut être que Charlebois… Le 26 septembre, en pleine nuit, des policiers encerclent ledit chalet et s’apprêtent à en défoncer la porte quand éclate un premier, puis un deuxième coup de feu suivi d’un silence de mort. Quelques minutes plus tard, ils constatent que René Charlebois s’est brûlé la cervelle. Le collaborateur de celui-ci, bientôt arrêté, révèle que Benoît Roberge refilait des renseignements top secret au motard et qu’il détient une dizaine d’enregistrements de conversations téléphoniques le prouvant. Il les a obtenus, à la demande de Charlebois, grâce à un système électronique appelé « three way » permettant de capter les appels à distance. Le 5 octobre, un enquêteur tenant le rôle d’un truand communique avec l’ex-policier et l’informe qu’il a en main les enregistrements compromettants. Il se dit prêt à les céder pour 50 000 dollars. Son interlocuteur affirme n’en disposer que de 10 000 ; le marché est finalement conclu et rendez-vous est pris dans le stationnement souterrain d’un centre commercial de la banlieue montréalaise. En milieu d’après-midi, épié par d’anciens collègues, Benoît Roberge quitte son chalet des Cantons-de-l’Est pour passer à sa résidence principale d’où il ressort vite, un paquet à la main.

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Il arrive sur les lieux du rendez-vous et se gare près de la voiture qu’on lui a décrite au téléphone. Il descend de la sienne, son paquet de dollars à la main. Il ouvre la portière déverrouillée de la voiture en question, dépose ledit paquet sur la banquette avant et prend l’enregistreur qui s’y trouve. Il est 18 heures quand, sur le point de quitter le centre commercial, il est intercepté par des agents de la SQ et emmené au quartier général. On l’accuse bientôt d’entrave à la justice, d’abus de confiance et de gangstérisme. La nouvelle de son arrestation sème la consternation. Comment ce policier d’exception est-il tombé si bas ? À l’examen, on constate que des zones de turbulence parsèment son brillant parcours professionnel. Benoît Roberge sur le terrain : on l’aperçoit, au centre, adossé à une voiture, la veste ouverte, lors d’une des arrestations du redoutable Gregory Woolley (à l’avant-plan).

En 1995, à 30 ans et des poussières, il joint la brigade Carcajou où il ne tarde pas à se faire une réputation. La « guerre des motards » fait rage, il s’agite dans tous les sens, il est de tous les combats et dispose bientôt d’un réseau unique d’informateurs issus des deux camps ennemis. On ­estime leur nombre à pas moins d’une cinquantaine. Doté d’un esprit d’observation sûr et d’une mémoire étonnante, il maîtrise le renseignement opérationnel, le nerf de cette guerre aux motards que mènent les forces de l’ordre. C’est lui qui convainc Dany Kane de reprendre du service pour le compte de Carcajou, après que la GRC ait dû s’en défaire. Il devient son contrôleur et en fait la plus fameuse taupe de l’époque en le persuadant de porter un micro-espion lors de certaines réunions des Rockers, ce qui n’avait jamais été fait et s’avérera fatal pour le gang. On ne confectionne pas des omelettes de cette qualité sans casser des œufs… ni sans heurter les sensibilités de collègues aux méthodes plus traditionnelles ou celles de supérieurs à qui on cache des choses par souci d’efficacité, mais au détriment des objectifs à moyen ou long terme de la brigade. Son non-conformisme occasionnel, son esprit d’indépendance et certains écarts de conduite lui vaudront une destitution temporaire assortie d’une affectation humiliante à un bureau d’enquête sur des crimes banals. De même, ses travers nuiront à son avancement : on ne l’élèvera pas au grade tant convoité de lieutenant alors que des collègues moins intensément engagés ont pris du galon. N’a-t-il pas donné quatorze ans de sa vie professionnelle, à fond de train et sans compter les heures, à la mission qu’on lui a confiée ? Le problème est que les enquêteurs de cette trempe s’aventurent à l’occasion dans un no man’s land éthique où, par

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exemple, ils nouent des relations parfois ambiguës avec leurs contacts alors que la règle d’or est de ne jamais se faire un ami d’un indic. Quand cela arrive, il suffit d’avoir affaire à un mani­ pulateur habile pour que les rôles soient inversés et que le contrôleur devienne le contrôlé. On est tenté de croire qu’on se trouve ici devant un scénario de ce genre. On sait que le détenu Charlebois et le policier Roberge sont en contact dès 2010. Ce dernier se trouve à l’Escouade régionale mixte (ERM) qui a succédé à la brigade Carcajou. On peut penser que leur relation obéit à la loi du donnant-donnant (je te refile telle information, tu me rends la pareille) jusqu’à ce qu’elle se dégrade. Du premier octobre 2012 au premier mars 2013, le policier, que le cul-de-sac de sa carrière a rendu amer et frustré, refile des renseignements d’importance au prisonnier contre rémunération. Ainsi, il a mis en danger la vie de trois informateurs de la police, il a compromis plusieurs enquêtes d’envergure et a permis à de nombreux Hells en liberté de prendre la fuite avant les frappes policières les visant. Ces trahisons lui auraient rapporté près de 100 000 ­dollars… qu’il a remis aux autorités après son arrestation. Les choses se sont gâtées quand le motard, enhardi par ses succès, s’est montré plus exigeant et a annoncé à sa taupe chez les policiers qu’il possédait des enregistrements de leurs conversations pour le moins compromettantes. Benoît Roberge, victime de ce chantage, riposte en faisant courir le bruit, via ses nombreux contacts motards, que Charlebois compte parmi ses indicateurs… Voilà ce dernier en danger derrière les barreaux : impuissant devant la rumeur de sa trahison, il choisit de fuir.

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Sa situation est sans issue. Le voilà seul au monde car la femme qu’il a mariée à grands frais a refait sa vie et ses amis d’hier vont vouloir lui faire la peau. Il met donc fin à ses jours, non sans laisser à la postérité un long testament vidéo dans lequel il dénonce autant Benoît Roberge que les dérapages de l’appareil policier ou du système judicaire, y allant d’une sortie à la défense de Maurice Boucher qu’il dit innocent du crime lui ayant coûté la perpétuité, et d’un autre plaidoyer contre le recours aux délateurs qu’il juge ­immoral. Benoît Roberge, six mois après que le ciel lui soit tombé sur la tête, reconnaît sa culpabilité devant le tribunal à qui il s’adresse en ces termes : « Monsieur le juge, je tiens juste à vous dire que ma vie a été détruite. Mon combat se termine aujourd’hui pour le bien de ma famille qui souffre énormément. Je tiens à faire mes excuses sincères à la société que j’ai tant servie durant 28 ans au risque et péril de ma vie et celle de ma famille. Je prends l’entière responsabilité de mes actes qui ont été perpétrés sous l’influence de menaces et de chantage faits par René Charlebois. » Là-dessus, il éclate en sanglots. Condamné à huit ans de réclusion en avril 2014, il bénéficie d’une libération conditionnelle trois ans plus tard. Depuis, plutôt que de se terrer dans un mutisme honteux, il s’est engagé sur le chemin de la rédemption en faisant part de ses fautes et de leurs causes à quiconque veut l’entendre. « Si le fait de partager mon expérience peut aider même seulement une personne à éviter de passer par où je suis passé, de faire du mal à la population, à sa famille et à son organisation, je pourrai dire que j’aurai réussi ma vie » déclare-t-il au journaliste Daniel Renaud en février 2019.

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En 2019, Benoît Roberge fait l’aveu public de sa faute et se cite en exemple à ne pas suivre…

La police montréalaise, en tout cas, a retenu la leçon. Depuis l’éclatement de cette affaire, les relations entre policiers et indicateurs sont strictement réglementées.

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Chapitre 10

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L

es deux messagers de la mort frappent à nouveau, ce matin-là, dans un restaurant du nord-est de la métropole. Celui coiffé d’une casquette, ganté de noir et armé d’un ­revolver, abat Robert Savard d’une balle à la tête. L’affaire fait sensation car la victime est une figure très connue du banditisme montréalais. Celui qu’on appelle « Bob » n’est pas un motard, mais il a contribué à l’accession des Hells Angels aux ligues majeures du narcotrafic en leur permettant de participer à l’importation massive de cocaïne ou de haschich plutôt que de s’en tenir à leur seule distribution. Pour comprendre la portée des interventions de ce personnage, il faut d’abord passer par Terre-Neuve où, en janvier 1993, quatre Hells du chapitre de Québec font l’achat d’un bateau, l’Arctic Trader, au prix de 242 000 dollars. Quelques mois plus tôt, des négociations entre les mafiosi et les motards montréalais ont abouti sur un accord de coopération dans la contrebande d’un stock de cocaïne en provenance du Venezuela.

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Le plan ourdi consiste à expédier par mer d’Amérique du Sud une cargaison de poisson pour dissimuler la drogue et à la ramener au large du Nouveau-Brunswick où on la transbordera dans des embarcations légères avant de la débarquer sur le rivage de la petite ville de Shediac. De là, on la chargera sur le camion d’une fausse entreprise de transport de poisson surgelé qui l’amènera à Montréal. Se trouvant en eaux et en terres inconnues, les comploteurs mettent dans le coup des gens du cru pour les seconder dans leur entreprise. L’un d’eux les trahit et met au parfum la GRC qui lance l’opération Jaggy. Tout ce qu’on sait, à ce stade, est que des Hells de Québec, du nom de Perron, Imbeault, Beaulieu et Hudon, sont en voie de faire entrer au pays une quantité assez importante de cocaïne, compte tenu du quart de million déjà investi. L’étroite surveillance à laquelle les motards sont soumis permet aux policiers de mesurer l’envergure du complot. Le 25 mai, ils voient Maurice Boucher lui-même, venu de Montréal, se présenter au bunker de Saint-Nicolas, en banlieue de la Vieille Capitale. Sa présence a-t-elle un rapport avec le projet d’importation de cocaïne au Nouveau-Brunswick ? Ils en ont la confirmation quand, le même jour, débarque le Montréalais Raynald Desjardins, l’homme clé du réseau d’importation et de distribution de drogues du clan mafieux sicilien dont il est une figure de proue bien qu’il ne soit pas d’ascendance italienne. Ce caïd cousu d’or, beau-frère de l’influent Jos DiMaulo et bras droit du parrain Vito Rizzuto, ne se déplace pas pour des bagatelles. Au bout d’un moment, Boucher et Desjardins quittent les lieux et se rendent dîner dans un restaurant discret et peu fréquenté où ils ne risquent pas d’être reconnus.

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Les policiers qui les épient à distance sont à même de voir par leur gestuelle et par leur attitude combien le rapport entre les deux complices en est un de maître à élève, d’expert à ­apprenti. « Desjardins était clairement en position d’autorité dans ses relations avec les Hells Angels », dira un jour le procureur James Brunton à la cour. Dix ans plus tard, les rôles seront inversés, ce sont les motards qui tiendront la dragée haute à la Mafia… Deux ou trois jours plus tard, les agents de filature de la GRC voient Boucher remettre une valise à Desjardins dans un parc montréalais de Saint-Léonard. Ils déduisent qu’elle contient une partie de la contribution en argent sonnant des Hells à l’opération de contrebande de cocaïne. Cinq jours ont passé depuis cette rencontre au sommet de Québec quand l’Arctic Trader prend la mer puis tombe en panne le 2 juin… On retourne à la case départ de Terre-Neuve où, cette fois, on loue, au coût de 75 000 dollars, le Fortune Endeavor qui lève l’ancre à la mi-juillet, avec six hommes à son bord. La GRC ne perd pas le navire de vue, quitte à mettre à contribution l’aviation militaire canadienne. Elle a ainsi connaissance qu’une dizaine de tuyaux d’égout pluvial, longs de quatre mètres et d’un diamètre de 25 centimètres, sont transbordés dans le navire des Hells, en pleine mer des Caraïbes. Trois semaines plus tard, le 6 août, la Garde côtière canadienne répond à l’appel de détresse du Fortune Endeavor, en dérive à huit milles de la côte néo-écossaise : son gouvernail est bloqué. Au large de Halifax, l’équipage jette les tuyaux par-dessus bord avant que les secours n’arrivent. Ils prennent la précaution de les attacher ensemble et de les lester lourdement de fer et de plomb, sans toutefois pouvoir relever la position exacte du déchargement.

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Une chasse au trésor pour Desjardins, Boucher et Bordeleau.

L’action se déplace ensuite à Montréal où les policiers voient Boucher et le Nomad Luc Bordeleau acheter du matériel dans un magasin d’équipement de plongée sous-marine. Il s’avérera que c’est à ce dernier, un plongeur expérimenté, que sera confiée la mission de récupérer la cargaison reposant sous les eaux de l’Atlantique, à 60 mètres de profondeur. Pour s’en acquitter, Bordeleau et ses complices se procurent un chalutier et s’équipent d’un sonar, d’un détecteur de métal, d’un GPS et de tout le nécessaire. À la mi-août, ils repèrent enfin l’emplacement des tuyaux. Mais ils ne parviennent pas à les remonter à la surface. Ils n’auront pas l’occasion de réessayer : le 24 août, la GRC procède à l’arrestation de 18 suspects ayant trempé dans ­l’affaire, dont Desjardins, Bordeleau, des Hells de Québec et des Néo-Brunswickois. Boucher ne sera pas inquiété… ce qui suscitera la controverse, douze ans plus tard, quand le policier Guy Ouellette, dans son livre intitulé MOM, déplore que l’on n’ait pas mis sous les verrous celui qui allait déclencher, un an plus tard, la tristement célèbre « guerre des motards » : « de nombreux meurtres, dont celui de plusieurs innocents, auraient été évités », écrit-il.

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Là-dessus, un agent de la GRC, piqué par cette observation critique, rappelle à l’incontournable André Cédilot, de La Presse, que le dossier de l’enquête avait été soumis à l’attention de procureurs et que ceux-ci ont estimé la preuve insuffisante pour inculper le leader des Hells montréalais. Quant à Reynald Desjardins, accusé à 44 ans d’avoir été l’instigateur du projet, il écope 15 ans de réclusion. Il fera un séjour pour le moins remarqué à l’Établissement de détention Leclerc où il fait restaurer à ses frais une piste de jogging et, à l’occasion d’une fête de détenus, fait venir un camion chargé à ras bord de fruits de mer… En novembre 1994, les Forces armées canadiennes parviennent à repêcher les fameux tuyaux venus des Caraïbes : on y trouve pas moins de 740 kilos de cocaïne dont la valeur marchande est estimée à quelque 350 millions de dollars ! Ce chiffre laisse pantois quand on sait que ces afflux clandestins et considérables de drogue sont peu souvent interceptés par nos polices : le narcotrafic constitue bel et bien le fabuleux pactole du crime organisé ! D’autre part, les policiers évaluent que les mafiosi et les motards ont perdu entre quatre et cinq millions dans cette opération… On doute que les Hells disposent, à cette époque, des liquidités nécessaires à de telles mises de fonds. NNN C’est à ce moment qu’entre en jeu un type de la trempe de Bob Savard. En 1993, il a 43 ans et un lourd passé. Tout au long des 20 années précédentes, on a accusé ce costaud de 115 kilos de mena­ces, de voies de fait ou de trafic de stupéfiants sans parvenir à le faire condamner aussi souvent qu’on l’aurait voulu. Trois fois seulement a-t-il reçu une sentence. Comme en 1985, quand il a pris trois ans de prison pour intimidation et e­ xtorsion.

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Il passe pour un des plus puissants et des plus riches usuriers de Montréal, il aurait des millions en circulation dans les bas-fonds montréalais. Les personnages de ce genre, dans les milieux criminels d’ici comme d’ailleurs, on les appelle shylock, du nom d’un personnage de Shakespeare. Un tel prêteur à grande échelle peut compter sur des agents recruteurs et sur une ou deux centaines de clients, des petites gens, des sans-le-sou accros à la drogue ou au vidéopoker, plus mal pris les uns que les autres. Ou des joueurs compulsifs comme il s’en trouve dans nos casinos. Et parfois, des entrepreneurs en manque temporaire de liquidités ou des truands à sec qui attendent d’empocher un magot qui tarde. Les prêts, dont le taux d’intérêt est criminel, vont de cent à quelques milliers de dollars et doivent être remboursés sur une base hebdomadaire. Souvent, les débiteurs finissent par payer plusieurs fois leur emprunt et leur bailleur de fonds, par amasser une fortune… Ces shylocks disposent de sommes considérables. Or, les caïds n’ont pas toujours sous la main les millions nécessaires quand se présente l’occasion soudaine d’une importation massive de drogue. Ils se tournent alors vers leurs amis usuriers qui se muent en banquiers et avancent la somme voulue… à un taux moins usuraire que dans les quartiers pauvres de Montréal ! Tout porte à penser que Bob Savard a agi ainsi parce qu’il avait la chance, si l’on peut dire, de faire partie, à titre d’ami intime, de la garde rapprochée de Maurice Boucher, l’étoile montante des Hells du tournant des années 1990. L’usurier qui a l’oreille du motard va peser de plus en plus lourd dans le milieu interlope à mesure que le pouvoir de celui-ci grandit.

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En 1995, pour la première fois, il fait parler de lui sur la place publique… après s’être trouvé dans le bureau de nul autre que le ministre québécois de la Sécurité publique de l’époque, Serge Ménard ! Il est en compagnie d’un ancien membre de la SQ, Gaétan Rivest, parti en croisade contre les méthodes d’enquête du corps policier qu’il a quitté quatre ans plus tôt, à la suite de problèmes qualifiés de « déontologiques ». « Je suis là pour dénoncer les pratiques policières de la Sûreté du Québec, comme l’obtention de faux témoignages par des méthodes brutales, les parjures des enquêteurs en cour, leur fabrication de preuves et j’en passe… », déclare-t-il le lendemain à la presse. On apprendra bientôt que c’est un ancien député qui a ­obtenu pour Rivest et Savard, accompagnés d’un avocat du nom de Gilles Daudelin, cette rencontre avec le ministre. L’affaire fait un boucan d’enfer… et encore plus quand on apprend, des semaines plus tard, que le ministre a été piégé par les Hells et que « Mom » Boucher lui-même était derrière cette campagne menée contre notre police nationale. En effet, les policiers ont intercepté une conversation téléphonique de celui qu’on appelait alors le « cerveau » des Hells, qui déclare au téléphone : « Il ne faudra pas se contenter d’un one shot contre la SQ, il faut que ça continue et on va engager des professionnels pour pas avoir l’air de caves… » Un autre de ces coups de téléphone enregistrés lui cause un ennui judiciaire dont il se tirera plus tard en payant une amende. En octobre 1995, il est arrêté puis accusé d’avoir incité un ami à recourir à un bâton de baseball contre des rivaux. Deux jours plus tard, il est libéré sous conditions. L’une d’elles est qu’il lui est interdit de fréquenter certaines personnes, dont « Bob » Savard… C’est dire que leurs rapports d’amitié sont connus.

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En décembre 1995, dans la foulée de la campagne anti-SQ, Savard fait de nouveau les manchettes. Cette fois, il est accusé, avec l’avocat Gilles Daudelin qui l’accompagnait chez le ­ministre Ménard, d’avoir comploté l’extorsion de fonds suivi de l’assassinat d’une dame Lavallée. Cette ancienne cliente de l’avocat, une agente immobilière qui aurait fait fortune en escro­quant des personnes du troisième âge, aurait caché son magot dans des comptes bancaires suisses. L’affaire fait grand bruit mais tournera au pétard mouillé. Le délateur à la source de la dénonciation s’avérera peu crédible, si bien que l’accusation tombera et que l’État devra dédommager maître Daudelin à la hauteur de 200 000 dollars. Savard, encore une fois, s’en tire blanc comme neige. Le troisième accusé de ce complot, un certain Gilles Giguère, passe pour l’homme de confiance, sinon le bras droit de Savard. À la même époque, il a été trouvé en possession de deux ­mitraillettes et de 35 kilos de haschich. En avril 1996, la compagne de Giguère rapporte sa disparition. Elle s’appelle Julie Couillard et sera l’épouse du Rocker Stéphane Sirois, comme on l’a vu plus haut, avant de connaître la notoriété des années plus tard au bras du ministre conservateur Maxime Bernier. On trouve le corps troué de balles du disparu deux jours après le signalement, le 28 avril, dans un fossé de la banlieue montréalaise. La presse s’interroge sur le mobile de l’assassinat et on apprend bientôt que la victime aurait divulgué des informations sensibles aux policiers quelques semaines plus tôt, lors de son arrestation. Ces renseignements auraient concerné Bob Savard, duquel il avait récemment pris ses distances, et quelques autres gens du Milieu. A-t-il trop parlé ? Ou a-t-on craint qu’il ne parle davantage ? On ne connaîtra jamais le fin mot de cette histoire.

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Bob Savard fait une vague médiatique quand, en octobre 1997, il est associé de près au lancement d’un tabloïd appelé Le Juste Milieu dont le policier déchu Gaétan Rivest assume la soi-disant rédaction en chef. Le mensuel, voué à la dénonciation de la corruption policière, est tiré à 100 000 exemplaires et est distribué partout au Québec. La publication ne durera pas. Mais dans son troisième numéro, Savard signe lui-même un éditorial dans lequel il dénonce le recours immoral aux délateurs par des policiers qu’il qualifie de « pourris », rien de moins. Les observateurs voient planer sur cette publication l’ombre de Maurice Boucher, animé à cette étape de la « guerre des motards » d’un sentiment de puissance invincible et pris d’une profonde aversion pour les gardiens de prison, les policiers… et les témoins repentis. Un an plus tard, on l’accusera d’avoir fait abattre deux agents correctionnels et d’avoir déclaré : « Les délateurs, on va passer leurs mères, leurs pères, leurs femmes. Il faut que ça finisse. » Comme on l’a vu, le maître de la machine de guerre des Hells se tirera haut la main de ce mauvais pas judiciaire. Acquitté à l’automne 1998 des meurtres des gardiens de prison Diane Lavigne et Pierre Rondeau, il est porté en triomphe dans les couloirs du palais de Justice. Robert Savard, bien sûr, est de la fête. L’année suivante, ce dernier est accusé, avec son présumé partenaire Gaétan Rivest, d’avoir malmené un client en défaut de paiement des intérêts de sa dette. Le procès reste à venir. NNN À l’été 2000, Maurice Boucher surfe encore sur son éclatante victoire en cour. Il est le caïd québécois le plus puissant du moment : on présume que son ami Savard en mène très large.

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La « guerre des motards » fait toujours rage, les Hells mènent la charge, « Mom » devient une figure hypermédiatisée du milieu criminel. Les hommes de main prêts à tuer pour leur idole ne manquent pas. Les primes octroyées pour chaque ennemi abattu ont de quoi susciter des vocations. Les récompenses varient en fonction du statut de la victime. Pour les grosses pointures, c’est 100 000 dollars, pas moins ! Pour leurs bras droits, 50 000 et pour les soldats du rang, 25 000… Cette année 2000 est encore celle de tous les dangers si vous êtes un concurrent des redoutables Hells. Mais il est risqué aussi d’être un de ceux-ci ou, comme Bob Savard, de compter parmi leurs amis… Votre tête, un jour ou l’autre, peut être mise à prix. Dans l’autre camp, on ne manque pas de fonds non plus. On peut imaginer que le scalp d’une grosse légume comme Savard, si proche du caïd des caïds, vaut son pesant d’or. Ce n’est pas parce qu’il a fait fortune, qu’il a placé des capitaux dans la contrebande de drogue ou qu’on en veut à son business de prêt usuraire qu’on va s’attaquer à lui. Mais bien parce qu’il fait partie de l’entourage de Maurice Boucher. Encore faut-il trouver un chasseur de primes capable de s’attaquer à un si gros gibier… Celui que l’on met sur sa piste, à l’été 2000, est de cette trempe-là. Gérald Gallant compte déjà 25 victimes à son tableau de chasse. Nous l’avons vu, en août 1998, abattre Paul Cotroni à la demande des Rock Machine de Québec. Les mêmes commanditaires lui désignent cette cible-ci. Et encore une fois, il recrute Gérard Hubert pour lui prêter main-forte. Comme d’habitude, il part en chasse, se met en frais de guetter sa proie des jours durant, puis fond sur elle au moment le plus propice.

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Bob Savard à l’été 2000.

Bob Savard, en ce matin du 7 juillet 2000, suit sa routine habituelle. Aussitôt levé, il fait une longue marche, pour la santé… puis il saute dans son VUS haut de gamme, un Cadillac Escalade blanc, qu’il conduit dans un lave-auto, tous les jours, été comme hiver. Il prend ensuite la direction d’un restaurant de MontréalNord où il a l’habitude de partager des petits déjeuners ­d’affaires. Cette fois, il a rendez-vous avec Normand Descôteaux, qu’on dit être son bras droit dans son business de prêt usuraire. Il a aussi rendez-vous avec son destin qui l’attend, attablé devant un plat de fruits et un café. Gallant, sa casquette vissée sur la tête, prend bien garde de ne toucher ni à la table, ni à la tasse, ni au plat, ni aux ustensiles. Il grignote des fruits qu’il pige avec ses doigts. Hélène Brunet, une grande et jolie brunette de 31 ans, sert à l’Eggstra depuis un an, en attendant de trouver à mettre à profit son bac en sexologie. Elle a constaté, dès les premiers jours, que l’endroit était très fréquenté par les Hells et leurs

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associés. « J’ai tout de suite prévenu le patron, rappellera-t-elle : “Moi, je ne sers pas ce monde-là.” Il m’a dit : “O. K., les autres filles, ça ne leur fait rien.” Sauf que ce matin-là, j’étais seule, l’autre serveuse ne s’était pas rendue au travail. Ç’a fait que je n’avais pas le choix, le patron n’était pas pour envoyer le cuisinier servir ces deux clients-là… » Gallant ne quitte pas du regard le stationnement aménagé devant le restaurant, où est posté son complice Hubert qui, les jours précédents, a été chargé de repérer Savard. Il est le seul capable de l’identifier à coup sûr. À 9 heures 30, le tueur voit se poindre une grosse voiture dont descend un costaud qui fait vite son entrée, suivi bientôt d’Hubert qui enfile une cagoule. C’est le signal. Hélène Brunet s’amène pour prendre la commande du nouvel arrivé.

Gallant, en douce et en vitesse, met ses gants noirs sous la table, se saisit de son revolver à la ceinture, se lève puis se hâte vers Savard attablé devant Descôteaux. Il lui tire une balle à la tête puis tourne son arme vers ce dernier. « Ensuite j’ai voulu viser l’autre homme […] on nous avait dit que si Bob Savard rencontrait quelqu’un, c’est parce que ça devait être un personnage important. Alors c’était payé en double… », expliquerat-il un jour. Debout, atteint à la poitrine, Descôteaux empoigne la serveuse par les épaules et la ramène vers lui comme bouclier. Elle se débat, Gallant lance à sa cible : « Crisse de lâche », puis il fait feu. Il n’atteint qu’Hélène Brunet, au bras et aux jambes… avant de fuir, à la suite d’Hubert, chargé de le couvrir. La jeune femme reprend connaissance sur un lit d’hôpital. On ne l’opère pas avant la nuit car elle s’est vidée de la moitié de son sang, ce qui a nécessité une longue transfusion. On soigne ses blessures et une balle ayant fracturé sévèrement un tibia, on procède à l’insertion d’une tige métallique pour réparer les dégâts. Le chemin d’un rétablissement complet sera long et douloureux : après deux semaines d’hospitalisation suivra un long séjour dans un établissement de réadaptation, puis des déplacements possibles seulement en fauteuil roulant avant de passer aux béquilles et, enfin, à une canne. NNN L’exécution spectaculaire de Bob Savard en plein jour, dans un endroit public, et les malheurs d’Hélène Brunet font beaucoup de bruit. « Les différents corps policiers de la province craignent d’autres bains de sang. Car les motards ouvrent maintenant le feu sans se soucier des innocentes victimes qui s’immiscent entre eux et leur cible… », lit-on dans un quotidien.

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La « guerre des motards » tourne au carnage : dans les six premiers mois de l’an 2000, elle a fait deux fois plus de morts que l’année précédente. Au lendemain du drame de l’Eggstra, on compte 24 meurtres et 15 tentatives de meurtre, alors que pour tout 1999, on lui a imputé 11 meurtres et 12 tentatives. Qui a exécuté Robert Savard et qui, précisément, a tiré les ficelles de son élimination ? On allait éventuellement le savoir, ce qui n’est pas souvent le cas dans ce genre d’affaires. Mais il faudra attendre avant que la lumière ne se fasse. Gérald Gallant, en attendant de sévir à nouveau, vaque à ses plaisirs, ceux de l’entretien de son potager et de la pratique du vélo. Pour cet ange noir de la mort, pourrait-on dire, la vie continue… Quant à Hélène Brunet, elle dépérit. Ses amis la fuient, son conjoint depuis cinq ans la quitte, elle traverse une dépression et songe même au suicide. « Finalement, c’est la rage qui m’a sortie du trou. La rage de constater que personne, ni le gouvernement ni la police, ne faisaient rien pour moi. J’ai décidé de prendre mon affaire en main », déclarera-t-elle. Peu de temps après le contrat Savard, on en propose un autre à Gallant et il est de taille : il s’agit de s’en prendre à nul autre que « Mom » Boucher ! Le tueur se rend à Montréal où il épie sa proie plusieurs jours et attend patiemment qu’elle soit à sa portée. L’occasion se présente en fin d’avant-midi, le 13 septembre 2000. Il suit le caïd à distance, alors qu’il s’apprête à passer la porte d’un restaurant où il a ses habitudes. Gallant se prépare à le suivre et à frapper là, comme il l’a fait dans le cas de Bob Savard. Mais cette fois, il a choisi d’agir seul. Il ne fait que deux ou trois pas en direction du restaurant quand surgissent de nulle part deux types agités, à l’allure de

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motards, qui s’y engouffrent. Gallant freine sec, fait demi-tour et regagne le poste d’observation d’où il est parti plus tôt. Il voit sa proie sortir du resto en compagnie des deux inconnus tandis qu’une voiture se range le long du trottoir, devant eux, et en descend un type à qui « Mom » réserve un accueil enthousiaste… Les quatre compères se congratulent et s’échangent des high five. Le chasseur de primes comprend aussitôt qu’il doit renoncer à son projet. Quelque temps plus tard, grâce à la radio de sa voiture, il comprendra quel événement marquant est venu tirer sa cible de son train-train. Un peu plus tôt, vers 11 heures, le journaliste Michel Auger, grand pourfendeur devant l’éternel des Hells comme des mafieux de tout acabit, descendait de voiture, dans le stationnement du Journal de Montréal, quand un tireur embusqué lui a logé six balles de revolver dans le dos… Il aura la vie sauve, comme par miracle. L’enquête policière démontrera que les Nomads – avec Boucher à leur tête – ont commandité l’attentat. On saura aussi que dans les moments qui ont suivi, le tireur est allé rejoindre Boucher pour lui annoncer la bonne nouvelle. C’est lui que Gallant a vu se pointer en voiture. Tous croyaient que le journaliste maudit ne s’en sortirait pas… Le quatuor, à qui vont se joindre des acolytes, fêtent l’événement tout l’aprèsmidi dans un restaurant montréalais aux additions ­salées, le trois étoiles Latini. Aucun des fêtards ne réalise qu’une bêtise monumentale vient d’être commise et que cette action d’éclat va se retourner contre eux. Elle va faire d’un journaliste, connu de ses lecteurs avant tout, un héros national, un symbole de la résistance à la terreur de ces motards contre qui, rapidement, l’opinion va se cristalliser.

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Michel Auger survit miraculeusement à ses blessures.

Tout le monde connaît maintenant cet amoureux du scoop, de la nouvelle fracassante, qui reprend le collier aussitôt remis. Invité sur toutes les tribunes, cet homme sans prétention, souriant, aimable, ne cède pas un pouce à l’intimidation. Il continue son combat personnel contre le crime organisé. On le salue sur la rue, on le félicite, on lui crie des encouragements. Il s’amène à la porte d’un cinéma où on fait la queue, les gens insistent pour qu’il passe devant. Il fait son entrée dans un restaurant, les applaudissements fusent. Nos gouvernants ne se laissent pas damer le pion, ils lui décernent la médaille de l’Assemblée nationale. En 2009, il apprendra qu’au moment où il était visé, un tueur à gages était sur les talons de « Mom ». Si son assassin en puissance ne l’avait pas trouvé, si le reporter ne s’était pas présenté au Journal ce matin-là, comme il lui arrivait souvent,

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Boucher n’aurait pas modifié sa routine et il aurait été abattu… Par une suprême ironie, ce jour-là, Michel Auger, en quelque sorte, a sauvé la vie de celui qui avait décidé de le rayer de la liste des vivants… Les malheurs occasionnés à Hélène Brunet et à Michel Auger vont compter pour beaucoup dans la tournure des événements.

Le mensuel L’actualité, en 2002, réunit Hélène Brunet et Michel Auger.

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La guerre sauvage et sanglante que livrent les Hells à leurs ennemis ne peut que faire des victimes innocentes. Ce sont elles ou leurs proches qui vont réveiller l’opinion publique et forcer les gouvernements à tenter d’apaiser le climat d’intimidation et de terreur régnant dans nos villes. Comme on l’a vu, la première affaire à mobiliser les Québécois a été celle du petit Daniel Desrochers, tué dans l’explosion d’une bombe des Hells placée sous la jeep d’un dealer montréalais, en août 1995. Le tollé a été général. La pression de l’opinion publique et, à sa suite, celle du gouvernement québécois, ont mené à l’adoption par le Parlement fédéral, en 1997, d’une loi antigang. Hélène Brunet, quand elle a décidé de se prendre en main, à la suite de ses déboires, a contacté Josée-Anne Desrochers, la mère du petit Daniel, avec qui elle s’est liée d’amitié. Elle fait ensuite la connaissance de Micheline Laforest, la mère de Francis qui, avec ses frères, Maxime et Yannick, tient un bar-restaurant du Vieux-Terrebonne, le McTavish, une affaire de famille depuis trois générations. On n’y tolère pas la vente de drogue même si des voyous d’un club-école des Hells, les Rowdy Crew – appelés « Rats d’égout » par les policiers – font des menaces à Francis, l’aîné des trois frères. Le 17 octobre 2000, alors que celui-ci sort de chez lui, des témoins voient deux hommes masqués descendre d’une voiture et l’attaquer à coups de battes de baseball… Il décède à l’hôpital dans l’heure qui suit. L’affaire fait scandale. À en croire certains médias, les deux agresseurs, des cousins de Repentigny, avaient reçu l’ordre de tabasser le jeune tenancier, pas de l’éliminer. Leurs maîtres ne leur pardonneront pas leur excès de zèle : ils se volatiliseront…

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Enfin, Hélène Brunet fraternise avec Simone Chartrand, la tante de Marc-Alexandre, 17 ans, tombé sous les balles de Benoît Guimond, qui a tiré à l’aveuglette sur une file d’attente à l’entrée d’un bar montréalais, le 20 octobre 2001. Le Rocker se vengeait ainsi des portiers qui lui avaient refusé l’entrée, à lui et à ses amis qui ne voulaient pas faire la queue… Toutes quatre, ces femmes courageuses montent au créneau contre la violence des gangs de motards et le laxisme des gouvernements à leur égard. Elles racontent leur histoire et leur révolte à tout venant, elles ont droit à une couverture médiatique de première. Leur mouvement d’indignation fait tache d’huile. Elles font la une de Voir, l’hebdomadaire culturel – gratuit et très lu – diffusé à plus de 100 000 exemplaires à Montréal et à Québec. Le long article portant sur leur croisade contre les motards a pour titre Elles Angels. La formule fait école.

Janvier 2002 : les Elles Angels font la manchette.

Les pressions des Elles Angels et des Michel Auger de ce monde sur l’opinion publique forcent les gouvernements à agir une fois de plus. À l’automne 2001, on assortit la loi antigang existante de mesures plus musclées. Elles facilitent, par exemple, la confiscation de biens et de capitaux provenant d’activités illégales et condamnent des prévenus coupables d’appartenance à un gang criminel à purger au moins la moitié de leur peine avant de pouvoir bénéficier d’une libération conditionnelle. Il s’agit là d’une très mauvaise nouvelle pour tous les truands canadiens, motards, mafiosi et gangsters de rue confondus. Les règles du jeu dans la répression du grand banditisme changent radicalement. Hélène Brunet ne décolère pas pour autant. Dans l’heure qui a suivi son hospitalisation, le 7 juillet 2000, son père était à son chevet, aux urgences de l’Hôpital du SacréCœur, et elle refusait d’ouvrir les yeux parce qu’elle ne voulait pas voir celui qui s’était servi d’elle comme bouclier humain et qui gisait sur une civière à ses côtés. Une infirmière a finalement tiré un rideau pour cacher Descôteaux à sa vue. Quelque temps plus tard, encore handicapée, elle se rend faire du lèche-vitrine aux Galeries d’Anjou pour se changer les idées. Au détour d’un couloir, elle voit déambuler Maurice Boucher aux côtés d’un Normand Descôteaux parfaitement rétabli. Elle décide alors de réclamer 500 000 dollars en dommages et intérêts à l’usurier. L’histoire ne dit pas ce qu’il est advenu de cette poursuite civile. Ce que l’on sait, par contre, est que cet ami de « Mom » connaît alors de sérieux ennuis avec la justice. Au début de mai 2001, il doit répondre de 13 chefs d’accusation de prêt usuraire. Il reconnaît sa culpabilité cinq mois

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plus tard et ne récupère que 400 000 des quatre millions et demi de dollars que les policiers ont saisis dans un coffre à la banque et dans une résidence. Huit ans plus tard, le fisc lui réclamera près de trois millions d’arriérés d’impôt pour les années 2002 à 2008. On constate ainsi que nos shylocks ne souffrent pas de la faim. NNN Quelques mois après l’exécution de Bob Savard, les Hells, sentant que leur guerre sanglante tourne à vide, négocient à grand renfort de gestes publics. On dit aussi que Vito Rizzuto, le parrain des parrains mafieux, le boss incontesté du clan sicilien allié des Hells, a fait comprendre à Boucher et aux siens que leur furie guerrière nuisait à tout le monde interlope. À preuve, la promulgation de la loi antigang aussi dommageable pour les uns que pour les autres. Au début d’octobre 2000, Boucher partage un repas arrosé de champagne avec le chef des Rock Machine, Frédéric « Fred » Faucher, dans un restaurant montréalais. Les deux ennemis, accompagnés d’une vingtaine de leurs lieutenants respectifs, se donnent l’accolade. Le reporter Claude Poirier et un photographe de l’hebdomadaire Allô Police sont là, une fois de plus, pour immortaliser l’événement. La guerre n’est pas finie, mais elle s’achève. Le vent commence à tourner contre les Hells tout de suite après ce moment de trêve, à la mi-octobre 2000, quand la Cour d’appel ordonne la tenue d’un nouveau procès Boucher pour les meurtres des deux gardiens de prison. Le destin du chef de guerre est scellé… Puis, quelques mois plus tard, l’opération policière sans précédent appelée Printemps 2001 décime les rangs des Hells.

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NNN Hélène Brunet croit alors que l’histoire finit avec l’emprisonnement de Boucher et la déconfiture de son gang. Mais l’affaire, en ce qui les concerne, elle et Bob Savard, allait connaître un rebondissement spectaculaire, longtemps après… Le 26 mars 2009, des enquêteurs se présentent chez elle, à 6 heures du matin, pour lui annoncer triomphalement que le tueur qui a abattu Savard et lui a tiré dessus est derrière les barreaux… et n’en sortira que les pieds devant. Comment en est-on arrivé là ? Il faut remonter au 30 mai 2001, dix mois après que Gallant ait sévi dans le restaurant montréalais. L’après-midi de ce jour-là, il commet deux bavures fatales dans un bar des Laurentides. Il fait une erreur sur la personne en abattant le gérant de l’établissement Yvon Daigneault au lieu de sa cible désignée, et il effleure des lèvres le goulot d’une bouteille de bière commandée au bar. Grâce à un informateur de police, les enquêteurs de la SQ, à coups de déductions, de recoupements, de filatures et d’exper­ tises scientifiques appuyées par l’ADN, parviennent à confirmer qu’un certain Gérald Gallant est bel et bien l’assassin du 30 mai. Mieux encore, leur longue enquête les mène à croire qu’il s’agit d’un tueur à gages prolifique. Ils revoient un certain nombre de dossiers d’enquête sur des meurtres de Hells ou de leurs associés. Ils s’intéressent toujours à cette affaire complexe quand, à l’été 2006, ils reçoivent une demande d’information de la police suisse qui vient d’arrêter un citoyen canadien soupçonné de fraudes à la carte de crédit. Il s’agit de Gérald Gallant. Les policiers québécois demandent alors à leurs collègues européens de ne pas le

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libérer sous conditions, car ils le soupçonnent de meurtre et la preuve retenue contre lui est probante. Le prévenu, informé de cette démarche, fait savoir qu’il est prêt à se mettre à table, à tout avouer de son passé criminel et même, à témoigner contre ses associés et employeurs ! En contrepartie, tout ce qu’il demande, c’est d’être détenu ici dans une prison sécurisée et d’avoir un budget de cantine de 50 dollars par mois. L’explication de sa réaction est simple : il sait qu’il va écoper d’au moins 25 ans de prison ferme pour le meurtre des Laurentides. Il sait aussi que parmi les nombreux clients avec qui il a fait affaire, tout au long de sa carrière, il s’en trouve plusieurs qui voudront lui faire la peau au plus coupant, même derrière les barreaux, car il en sait beaucoup trop. De plus, il a 56 ans et il souffre de problèmes cardiaques sérieux. Bref, il n’a rien à perdre et tout à gagner à se retourner contre son propre camp. Cet homme petit, frêle, bègue, timide, bien mis et fier de sa personne, s’avère l’un des plus productifs tueurs à gages que le Québec ait connus… Il avouera avoir commis pas moins de 28 meurtres et dénoncera ceux qui les lui ont commandés ou qui l’ont aidé à les commettre. Comme Gérard Hubert qui lui a servi de back-up dans ceux de Paul Cotroni, de Bob Savard et de quelques autres. Il racontera que le meurtre de Robert Savard est dû à un ennemi juré des Hells, « Fred » Faucher, le leader des Rock Machine qui, quelques semaines plus tard, enterrera la hache de sa guerre avec Maurice Boucher. Raymond Desfossés, un narcotrafiquant de première, bien connu des milieux policiers et souvent associé au Gang de l’Ouest de Montréal, a servi d’intermédiaire entre Faucher et Gallant qu’il connaît depuis toujours.

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Dans leur livre Gallant : Confessions d’un tueur à gages, Félix Séguin et Éric Thibault rappellent que celui-ci a déclaré, l’air contrit, à l’enquêteur André Roussy le 10 novembre 2006 : « Je sais pas si Mademoiselle Brunet va voir ce vidéo-là un jour, mais j’ai beaucoup de regrets qu’elle ait été blessée. Et je m’en excuse profondément. Je sais que j’ai causé beaucoup de problèmes physiques et surtout morals (sic) à cette demoiselle-là et je tiens à m’excuser. C’était pas voulu, vraiment pas voulu. » Les aveux du tueur mèneront à l’arrestation de 11 truands et à la résolution d’une quarantaine de meurtres ou de tentatives de meurtre non résolus jusque-là. Hélène Brunet se rend au palais de Justice de Québec, à la fin de mars 2009, assister à la comparution de Gallant qui est condamné à 41 sentences de prison à vie pour 28 meurtres et 13 tentatives de meurtre ! À l’invitation du juge, il se lève et déplie un bout de papier qu’il lit sur un ton neutre : « Je regrette le mal causé aux victimes ainsi qu’à leurs familles. Je comprends que le pardon sera difficile, sinon impossible, et je l’accepte. » Plus tôt, elle l’a fixé tout au long de la plaidoirie de son avocat. À un moment, leurs regards se sont croisés, comme ils se sont croisés, neuf ans plus tôt, avant qu’il ne lui tire froidement dessus. Celui du tueur ne lui a pas paru changé, il était toujours aussi noir, éteint et impitoyable…

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Chapitre 11

LA DERNIÈRE POCHE DE RÉSISTANCE AUX HELLS  Le Sud-Ouest de Peter Paradis

T

ous les personnages principaux de cette histoire proviennent d’un secteur pittoresque de Montréal appelé le « Grand Sud-Ouest » qui regroupe des endroits comme CôteSaint-Paul, Griffintown, Petite-Bourgogne, Pointe-SaintCharles, Saint-Henri et Verdun. Il s’agit de quartiers ouvriers, caractérisés par le faible statut socio-économique de ses gens. C’était vrai jusque dans les années 1990, ce l’est moins aujourd’hui car certaines zones sont en voie d’embourgeoisement. La population y est encore dense et relativement autonome en matière de mentalité : il y a à proprement parler une sousculture sympathique et colorée du « Grand Sud-Ouest ». Mais la vie y est souvent difficile et, parfois, on joue aux gros durs. Voilà deux ou trois décennies, il y règne une vie nocturne autosuffisante. Les brasseries et les bars abondent, avec leur cortège de mauvais garçons, de trafiquants, de motards et de gangsters.

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Ce secteur chaud de Montréal a longtemps été le fief d’un des plus célèbres gangs de notre chronique policière, celui des Dubois. Ils sont neuf frères qui n’ont pas été élevés dans la ouate. Des costauds à qui il ne faut pas s’en prendre : ils ont le coup de poing facile et ils sont solidaires ! À la fin des années 1950, ils hantent d’abord les tavernes et les boîtes de Saint-Henri, puis de tout le Sud-Ouest où ils font la loi… Ils poussent ensuite des pointes hors de leur zone de prédilection. Ils font leur chemin dans les boîtes du centre-ville qui, peu à peu, passent sous leur domination. Ils les rançonnent d’abord, puis ils font l’acquisition de bars courus et se mêlent même d’en ouvrir de nouveaux. Bref, ils jettent les bases d’un petit empire. Quand la consommation de stupéfiants se généralise, leur trafic va devenir la grosse affaire du crime organisé. Comme elle l’est encore aujourd’hui. Les Dubois jouissent alors d’une plate-forme privilégiée : l’accès quasi illimité à la clientèle des boîtes de nuit de Montréal. Le clan des neuf frères finit par faire de très grosses affaires et il traite d’égal à égal avec les mafias italo-montréalaise et irlandaise comme avec les motards hors-la-loi. NNN Peter Paradis, issu d’un milieu modeste de Verdun, n’use pas ses fonds de culotte sur les bancs de l’école. De 16 à 18 ans, il danse nu dans des boîtes de Montréal et de province. Il est bien connu que dans le milieu des gogo-boys et des danseuses topless, la consommation de cocaïne a la cote. Paradis n’a pas échappé à la tentation et il en est devenu dépen­dant. Il a alors commencé à en vendre pour payer sa consommation personnelle et n’a pas tardé à se consacrer exclusivement à cette activité.

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Peter Paradis et son guide, Renaud Jomphe.

Petit à petit, parce qu’il est dégourdi et a un certain sens des affaires, il en est venu à se tailler une place dans le milieu des trafiquants du Sud-Ouest. Comme on l’a vu dans un chapitre précédent, il fait la connaissance de Pierre Beauchamp, une grosse pointure du trafic de cocaïne dans le coin, qui lui présente son ami Renaud Jomphe, un des fondateurs des Rock Machine, surnommé « le roi de Verdun ». Le petit trafiquant doué tombe dans les bonnes grâces de ce caïd charismatique qui se fait son mentor et lui donne des ailes. En 1994, Paradis passe à la vitesse supérieure et joint ces Rock Machine qui tiennent le haut du pavé dans tout le SudOuest. À cette époque, le milieu criminel de ces parages achève sa mutation. Les Dubois approchent de l’âge de la retraite bien que leur gang opère encore dans le secteur. À une échelle ­cependant plus modeste. Des trafiquants indépendants prospèrent parallèlement à eux et tout ce beau monde trouve le moyen de ne pas se marcher sur les pieds. Les choses se gâtent quand les Hells Angels entreprennent d’éliminer purement et simplement la concurrence dans le narcotrafic montréalais.

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Un certain Patrick Locke, des Rockers, avait prévenu Paradis lors d’une rencontre : le temps des dealers sans attache ou des Rock Machine était révolu. La « guerre des motards » éclate ensuite à Montréal. Les Hells écrasent l’opposition dans l’est de Montréal, de même qu’au centre-ville. Il ne leur reste plus qu’à faire disparaître les trafiquants indépendants du Sud-Ouest, ainsi que ceux affiliés aux Rock Machine, solidement installés dans ce secteur où se trouve d’ailleurs leur quartier général montréalais. On se tire dessus à qui mieux mieux dans Saint-Henri, Verdun et Pointe-Saint-Charles. Les luttes de territoires sanglantes, on connaît dans le SudOuest mal famé. Vingt ans plus tôt, l’une d’elles opposant le clan des Dubois à celui des McSween a fait une douzaine de morts en quelques semaines seulement. Elle a atteint son paroxysme le 13 février 1975, peu avant minuit, quand trois tueurs encagoulés et armés font irruption dans la salle de spectacle bondée de l’Hôtel La Sapinière, dans la banlieue sud de Montréal. Ils arrosent de balles des ennemis des Dubois, touchant au passage un serveur, le bouncer et un malheureux spectateur qui ne survivra pas à ses blessures. Au bilan, la tuerie aura fait quatre morts et cinq blessés graves. Les guerres de gang sont toutes les mêmes, absurdes et sales. Voilà notre Peter Paradis pris dans l’une d’elles. Dans le Sud-Ouest, la tension culmine en octobre 1996 avec l’assassinat de Renaud Jomphe par des hommes de main des Hells. Paradis, le plus inspiré et le plus performant des fidèles du disparu, prend les rênes des Rock Machine dans Verdun, son patelin natal. Il ne se tournera pas les pouces.

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Il assouvit d’abord sa haine viscérale pour le cousin de Jomphe qui aurait trahi celui-ci en l’attirant dans le guet-apens fatal. Paradis met sa tête à prix sans succès et, faute de mieux, fait dynamiter deux salons de bronzage et un lave-auto appartenant audit cousin. En février 1975, on joue le « massacre de La Sapinière » et ses quatre morts à la une des quotidiens montréalais.

Il fait aussi sauter le bar Champlain, à Verdun, parce qu’il a appris que Maurice Boucher y a eu des rencontres avec le frère du cousin maudit. Il fait de même pour le café Monte Carlo, de Lachine, fréquenté par les Rockers. Et aussi Le Bain-Douche, un bar très couru du boulevard Saint-Laurent, dans lequel des Nomads ont des intérêts. Quand il apprend qu’on vend de la dope quelque part dans le Sud-Ouest et que ce ne sont pas des gens de son gang qui font le trafic, il organise un raid de représailles. Ses hommes de main forcent l’entrée, saccagent les lieux, menacent les pushers puis volent leur drogue et leur vident les poches. Parfois, il reçoit un téléphone des Dubois dans l’heure qui suit… Par mégarde, c’est un fief du fameux clan que ses hommes ont envahi. Dans ce cas, il remet l’argent et la drogue volés car les Rock Machine et les Dubois ont signé un pacte de non-­ agression. Paradis se trouve parfois dans des situations extrêmes. Le 11 avril 1997, il roule en voiture sur Wellington, la grandrue de Verdun, en compagnie de Simon Lambert et de Mario Filion, quand ils aperçoivent un promeneur du nom de Raymond Vincent, dit « Polar », un pusher sympathisant des Hells. Lambert lui dit alors : « Qu’est-ce qu’on fait ? » Paradis lui répond : « Fais ce que tu veux, c’est toi qui décides. » Le jeune passager enfile alors une cagoule, s’arme de son revolver et descend de la voiture à l’arrêt. La rue grouille de gens, en ce vendredi après-midi printanier, qui voient le tueur abattre sa proie de deux balles à la tête avant de fuir à toutes jambes dans une ruelle adjacente puis dans une autre. Il sera rattrapé… mais seulement sept ans plus tard. Il se reconnaît alors coupable de ce meurtre non prémédité et est

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condamné à 23 ans de prison sans possibilité de libération conditionnelle avant d’avoir purgé la moitié de sa peine. À la fin de cette même année 1997, un certain Bastien, petit revendeur de drogue à l’œuvre dans une salle d’arcade de la même rue Wellington, se plaint à Paradis de la concurrence d’Éric Persechino, un pusher lié aux Hells, propriétaire d’un salon de tatouage voisin. Le boss lui enjoint de « faire ce qu’il a à faire » et lui fait remettre un revolver. Le 3 janvier 1998, en plein après-midi, le tatoueur de 30 ans est exécuté dans son commerce, le Rage Underground… Personne ne sera jamais inquiété pour cette affaire. NNN En 1996 et 1997, Peter Paradis roule sur l’or malgré le contexte exacerbé de la « guerre des motards ». Il fait 7 000 dollars par semaine… ce qui fait 350 000 dollars par année, nets d’impôt ! Cette période de vaches grasses n’allait pas durer. En 1998, les choses se corsent dans les rues du Sud-Ouest… et notre homme trouve refuge… au Casino où on lui confère le statut de VIP et où il se sent en sécurité car la police montréalaise lui a signifié son statut de cible désignée des Hells. En mai de cette année-là entre en scène une vieille connaissance. Gilles Nolet, un truand à la petite semaine, s’est fait une spécialité du braquage de joailleries et du trafic de bijoux. À tu et à toi avec tous les voyous du Sud-Ouest, il fait partie des meubles de la faune interlope du coin. C’est aussi un accro à la cocaïne… Il souffre d’une dépendance qui coûte cher ! C’est ainsi qu’en 1993, il a fait la connaissance de Paradis chez qui il va pouvoir s’approvisionner en gros… et faire, en quelque sorte, des économies. Depuis, il voit souvent le dealer qui lui fait même parfois crédit car le client

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n’a pas d’entrées d’argent régulières. Mais il s’acquitte religieusement de ses dettes. En mai de cette année 1998, Nolet contacte Paradis pour lui proposer une occasion d’affaire. Il a fait la connaissance d’un Colombien installé à Montréal qui dispose d’importantes quantités de cocaïne disponibles à un prix raisonnable. À cette époque, la « poudre » en gros se fait rare… Les enne­ mis de Paradis et des Rock Machine contrôlent les sources d’approvisionnement. Paradis saute sur l’occasion et investit 15 000 dollars dans ce deal. Mais il se méfie de Nolet. Alors il lui adjoint un de ses hommes de main pour aller chercher le « stock ». Ainsi, l’intermédiaire accro ne pourra pas piger dedans… Quand les deux hommes sont de retour, la première chose que fait l’acheteur, bien sûr, est de vérifier la qualité de la marchandise. Une mauvaise surprise l’attend : la drogue est d’une si piètre qualité qu’elle est invendable. Tout le monde s’est fait rouler. Aux yeux de Paradis, Nolet porte la responsabilité de cette embrouille. Il signifie aussitôt à son ami qu’il doit lui rembourser les 15 000 dollars. À lui de les récupérer du Colombien ou de puiser dans ses économies… hélas inexistantes ! Mais il n’est pas inquiet. Il a souvent fait crédit au braqueur de bijouteries qui l’a toujours remboursé. Il lui faudra juste être patient : 15 000 dollars, c’est quand même une jolie somme ! L’âme dirigeante des Rock Machine du secteur n’a pas que des problèmes de ravitaillement. Son gang perd du terrain au détriment des Hells. Les morts et les défections s’accumulent, et les rentrées d’argent se font rares. Sachant sa tête mise à prix, Paradis ne se déplace plus que vêtu d’un gilet pare-balles et accompagné d’au moins un garde du corps. Et, dissimulé derrière le tableau de bord de son VUS,

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se trouve un gros calibre auquel il a accès en actionnant un levier secret destiné à déjouer toute fouille policière. L’après-midi du 10 août, il rentre de l’épicerie au volant de sa voiture avec un certain Daniel Leclerc qui lui sert de gorille. Il fait une chaleur à crever, si bien qu’il ne porte qu’un tee-shirt. À deux pas de chez lui, il s’immobilise à un feu rouge, puis une voiture se pointe sur sa gauche. Il aperçoit alors du coin de l’œil le reflet d’une arme… Le tireur le touche d’abord à la poitrine puis à l’abdomen et à l’aine avant qu’il n’ait le réflexe de se recroqueviller… Son garde du corps n’a pas eu le temps ou le réflexe de s’emparer du Magnum .357 caché derrière le tableau de bord. On lui sauve la vie aux urgences et le voilà hospitalisé… et toujours en danger. Des hommes de main, postés à la porte de sa chambre, se relaient 24 heures par jour pour assurer sa sécu­rité, ce qui stresse le personnel médical qui lui donne son congé huit jours plus tard. « Mes bandages saignaient encore », dira-t-il. Peu de temps après cette tentative de meurtre ratée, les voitures piégées de trois proches des Rockers sautent : JeanClaude Saint-Pierre, Pierre Hébert et Pierre Doré survivent, mais on ne sait dans quel état.

Peter Paradis a commis une imprudence en ne portant pas son gilet pare-balles…

Paradis met quelques semaines à se remettre et à reprendre, là où il les avait laissées, ses affaires anémiques. Dix mois plus tard, en mai 1999, son frère Robert est à son tour victime d’un attentat. Les temps étant plus difficiles que jamais, l’argent se faisant rare, il songe à se faire rembourser de vieilles dettes… Gilles Nolet lui doit 15 000 dollars depuis un an et il n’a pas donné signe de vie. Il visite son frère à l’hôpital où se trouvent des affiliés des Rock Machine du Sud-Ouest, dont un certain Pascal Conway. À leur sortie de l’établissement, ce dernier demande à Paradis, sous le choc de la tentative de meurtre dont a été victime son frère, s’il peut faire quelque chose pour lui. Celui-ci lui demande alors s’il connaît Gilles Nolet. L’autre lui répondant par l’affirmative, il lui révèle que le bonhomme lui doit 15 000 dollars. Si Conway parvient à le faire acquitter sa dette, il lui donnera trente pour cent de la somme recouvrée. L’affaire en reste là. Les choses ne s’arrangent pas pour Paradis qui se réfugie à Ottawa en compagnie de son frère pour échapper aux tueurs des Hells. Mais il n’échappe pas aux forces de l’ordre. Au début de septembre 1999, il est arrêté en même temps que onze de ses hommes. De tout le groupe, il est le seul membre en règle des Rock Machine accusé de trafic de stupéfiants. Tombe également sur eux une accusation de gangstérisme en vertu de la loi adoptée deux ans plus tôt, ce qui constitue une première au Québec. En attendant son enquête préliminaire, toute la bande obtient une libération contre caution.

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Revoilà Paradis un homme libre… mais en danger. Il a l’impression de vivre en sursis d’exécution. Il n’a plus un sou, il doit voler des steaks au supermarché pour se nourrir. À 34 ans, après 15 ans de banditisme, il est à bout de souffle. Il prend alors la décision de faire révoquer sa libération contre caution et de trouver refuge derrière les barreaux en attendant son enquête préliminaire. Là, au moins, estime-t-il, il sera à l’abri des Hells. Au début de janvier 2000, il fait le ménage de ses affaires et ses comptes. Il se prépare à l’emprisonnement et il lui faut de l’argent pour ses dépenses derrière les barreaux. À un moment, il se trouve chez son frère en présence d’un certain Jimmy Larivée. Ce jeune homme de 23 ans n’est pas une armoire à glace, mais il est connu pour son audace et sa violence. Il a aussi la gâchette facile. La police le soupçonne d’avoir été le garde du corps d’une grosse pointure des Rock Machine, Tony Plescio, et aussi, d’avoir attenté à la vie d’une relation des Hells en juillet 1999, dans une salle de billard de Saint-Henri. Heureusement, le type, un certain Marc Dextrase, a eu le réflexe de se jeter derrière le bar. Il s’en est tiré avec du plomb dans une fesse. Paradis évoque, devant lui, la dette de Gilles Nolet qui traîne depuis un an et demi. Il est alors question que le frère de Paradis et Larivée se chargent de voir Nolet et de s’entendre avec lui pour qu’il la rembourse. L’homme de main demande alors ce qu’il doit faire s’il ­refuse de payer. Paradis affirme qu’il va payer, quitte à le faire par petits versements… Larivée insiste et évoque la possibilité que l’autre l’envoie promener. Là-dessus, le Rock Machine lui dit de faire ce qu’il jugera bon de faire. « J’peux le tuer ? » demande-t-il. Et l’autre de répondre : « S’il ne veut pas comprendre ou s’il ne veut pas s’en occuper, fais ce que tu veux. »

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NNN Peter Paradis passe les portes de la prison de Rivière-desPrairies le lendemain de cette rencontre, le 10 janvier 2000. Alors qu’il traversait une période difficile depuis un bon moment, Gilles Nolet avait pour sa part décidé de se prendre en main. Il a suivi une cure dans un centre de désintoxication et, à son premier jour de sortie, le 12 janvier 2000, il fête son affranchissement de la cocaïne dans un bar topless du SudOuest, l’Adulte. Il est en compagnie de son ami Normand Barolet dont on sait peu de choses, sinon qu’il est vaguement associé aux Hells. À la veille de la fermeture, vers 2 h 30, des témoins voient deux types faire leur entrée puis se commander une bière… Ils semblent s’adresser ensuite en des termes injurieux à la danseuse qui se trouve en compagnie de Nolet et Barolet. Puis l’action se déplace à l’arrière de la salle, là où se trouve une table de billard. Les quatre hommes se disputent puis ils en viennent à se bousculer. Le videur du bar accourt, il est accueilli par l’un des deux inconnus d’un coup de queue de billard qui le met quasi K.O. Les quatre clients en viennent ensuite aux coups. Nolet et Barolet sont en voie d’avoir le dessus quand l’un de leurs adver­ saires dégaine une arme et leur tire dessus à bout portant… avant de fuir les lieux en compagnie de son complice. Les policiers accourus ne peuvent que constater le décès de Gilles Nolet, 36 ans, touché au cœur, et celui de Normand Barolet, 37 ans, atteint à la tête. Les comptes rendus des médias, le lendemain, font état du fait que les deux victimes se sont portées à la défense d’une danseuse importunée par les deux tueurs. On ne se doute pas que l’affaire est plus compliquée…

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Le 14 mars 2000, le double meurtre de l’Adulte fait à nouveau la manchette.

Paradis se trouve toujours en prison et il écoute les nouvelles à la télé quand il est question des meurtres de l’Adulte. Il pense aussitôt que Jimmy Larivée a dû faire le coup. Les techniciens relèvent des empreintes digitales sur la scène du crime. En attendant que les résultats de leurs analyses parviennent aux enquêteurs, l’action ne manque pas du côté de Paradis. Le voilà sans le sou, sans avenir – sinon celui des murs d’une prison – et sans appui de ses amis des Rock Machine qui ne lui viennent pas en aide financièrement. « La seule affaire que j’ai eue, c’est une canne de tabac que Daniel Leclerc m’a donnée, au début », dira-t-il. « Puis Robert Léger, un autre Rock Machine, m’a donné quelques piastres à l’occasion, parce qu’il se rendait compte que j’étais mal pris. Mais je ne voulais pas quêter, j’avais mon orgueil », ajoutera-t-il.

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Profondément déçu de l’attitude de son gang, il réalise que jamais il ne le réintègrera. Il se trouve dans un cul-de-sac. D’autre part, il est bien au fait que ses ennemis des Hells ont la mémoire très longue et il se sait en tête de leur liste noire. Il a tout à craindre du moment où il sera libéré de prison et lâché dans la nature. Et puis, il entretient depuis des années un rapport fait de retrouvailles et de ruptures avec une femme qui lui a donné un fils. Il n’a pas été un bon père mais il entend se rattraper. Il prend alors une décision spectaculaire. Celle de passer du côté des forces de l’ordre, de se faire témoin repenti, de devenir délateur… À cette même époque, le 9 février 2000, plus précisément, la police montréalaise émet un avis de recherche contre Jimmy Larivée et Pascal Conway en rapport avec les meurtres de Gilles Nolet et de Normand Barolet, survenus un mois plus tôt… L’un a laissé des empreintes sur une bouteille de bière, l’autre, sur la table de billard de l’Adulte. La participation du premier au meurtre n’a pas été une surprise pour Paradis. Quant à celle de Conway, il a dû se rappeler lui avoir parlé de Nolet à la sortie de l’hôpital où était soigné son frère Robert, en mai 1999. On est alors à la mi-février 2000, en pleine enquête préliminaire de Paradis et de sa bande, qui dure depuis pas moins de six semaines. NNN La surprise est générale quand Paradis se reconnaît coupable de trafic de drogue. Et de gangstérisme, ce qui constitue un précédent : il est le premier citoyen canadien qui sera condamné en vertu de la nouvelle loi antigang promulguée en 1997.

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Une semaine plus tard, le ministère public annonce que ce nouveau collaborateur de justice témoignera contre ses anciens complices. « La » décision de sa vie maintenant prise, Paradis doit s’entendre tant avec les policiers montréalais qu’avec les autorités du ministère public quant aux modalités du contrat de délateur qu’il doit passer avec eux. La première tâche des policiers est de s’assurer qu’il avoue tout de ses crimes, sans rien omettre. On procède ainsi pour éviter qu’une fois à la barre des témoins, le repenti ne se fasse déculotter par un avocat de la défense qui voudrait nuire à sa crédibilité aux yeux du jury en révélant des crimes inconnus des autorités. Les policiers sont convaincus que, comme tous ceux impliqués dans la « guerre des motards », Paradis a commis des meurtres ou, à tout le moins, en a commandé. Or, il se défend autant d’avoir tué que d’en avoir donné l’ordre à quiconque. Mais ses interrogateurs, qui ont fait leurs devoirs, lui causent une surprise : ils abordent le sujet des meurtres de Gilles Nolet et de Normand Barolet. Ils ont fait le rapport entre lui et les auteurs de ce double meurtre, Larivée et Conway, toujours recherchés. Ce qui n’était pas sorcier, car Paradis était un leader des Rock Machine du Sud-Ouest et les deux assassins, des affiliés connus de ce gang. Le transfuge raconte l’affaire de la dette de Nolet. Il explique ne pas avoir voulu que celui-ci meure, mais que « ses gars » s’étaient emportés et l’avaient tué quand même. Il omet de répéter ce qu’il avait dit à Larivée de faire à Nolet ce qu’il voulait, si celui-ci refusait de payer. Paradis affirme avoir été certain que son débiteur accepterait de rembourser sa dette. Quitte à le faire par versements, à coups de mille dollars.

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On ne sait pas ce qui s’est dit entre Nolet et le duo LarivéeConway, le soir fatidique. Le premier les a-t-il envoyés paître, sachant que Paradis était en attente de procès et qu’il allait probablement sécher en prison plusieurs années ? Larivée et Conway ont-ils péché par excès de zèle ? Ou plutôt, quand ils l’ont vu en compagnie de Barolet, associé aux Hells, leurs ennemis jurés, ont-ils décidé sur-le-champ d’éliminer les deux amis ? On ne saura jamais le fin mot de l’histoire. Le soir du dimanche 12 mars, un jeune homme se présente tout bonnement dans un poste de police du Sud-Ouest de Montréal. Il annonce alors à un policier de faction qu’il est recherché pour un double meurtre et qu’il se rend… Jimmy Larivée est aussitôt mis sous les verrous. Personne ne l’accompagne, pas même un avocat, comme c’est souvent le cas dans pareille circonstance. On le devine sans ressources, abandonné à luimême. On ne tardera pas à l’accuser des meurtres de Nolet et Barolet. En attendant la suite des procédures, il est envoyé derrière les barreaux de la prison de Rivière-des-Prairies. Le surlendemain de la reddition de Larivée, Peter Paradis règle ses comptes avec la Justice. Il est condamné à 5 ans d’incarcération pour trafic de stupéfiants et à 7 de plus pour « appar­ tenance à un gang criminel », ou gangstérisme. On ne lui fait pas de cadeau… Mais compte tenu du temps passé en prison et de divers autres détails de procédure, il sera libre comme l’air deux ans plus tard. Paradis signe bientôt un contrat de délateur qui, contrairement à d’autres, n’a rien de mirobolant. Entre-temps, à la mi-mai 2000, les policiers mettent la main au collet de Pascal Conway qui, tout comme Larivée, est accusé de double meurtre.

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À l’automne de la même année, Paradis fait face à la réalité de sa condition nouvelle de témoin repenti. Il doit déposer à charge contre les membres de son réseau dans le premier procès pour gangstérisme de l’histoire des tribunaux canadiens.

Peter Paradis dans les couloirs du palais de Justice.

Il ne se départira pas de son flegme et de son assurance devant ses amis et complices d’hier qu’il est en train de trahir. Il passe plusieurs jours à la barre et raconte sa vie de trafiquant, de Rock Machine et de chef de gang. Les observateurs retiennent de son témoignage qu’en fin de parcours, lesdits Rock Machine du Sud-Ouest étaient en déperdition de forces. Il a aussi à raconter dans ses moindres détails l’affaire NoletBarolet. Il se défend bien d’avoir explicitement ordonné l’exécution de Gilles Nolet.

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Ce premier procès de gangstérisme se termine sur des verdicts de culpabilité pour quatre des huit accusés. Les autres ne sont reconnus coupables que de trafic de stupéfiants. En septembre 2001, on assiste à la plus triste conséquence des dénonciations du témoin repenti. Lors d’une perquisition au domicile de Larry Korejwo, la police a mis la main sur 8 livres de marijuana, quelques onces de cocaïne, et 75 pilules de PCP.  Cet homme est un ami d’enfance de Paradis et il n’a rien à voir avec le narcotrafic ou le banditisme. Il vivait en compagnie de sa femme et de leurs quatre enfants dans un modeste logement de Verdun… qui s’avérerait une planque idéale pour la dope du Rock Machine. Le jeune ouvrier de 33 ans s’est laissé convaincre par Paradis – et mal lui prit – d’arrondir ainsi ses fins de mois. Il est aussi accusé de trafic de stupéfiants et de gangstérisme, ce qui lui vaut une sentence de cinq ans de taule. Sa femme, Lori Lise, a d’abord dû faire face aux mêmes accusations, mais dans un geste humanitaire, parce qu’elle allait être le seul soutien de sa famille, le ministère public n’a retenu que celle de trafic et le juge l’a condamnée à une peine de deux ans moins un jour à purger dans la collectivité. Au lendemain de son arrestation puis de sa libération sous caution, pour refaire sa vie et couper les ponts avec le passé et ses fantômes, le couple s’est établi en Alberta où le mari a de la famille. En conséquence, le juge a recommandé que les Services correctionnels fassent leur possible pour que celui-ci aille purger sa peine là-bas, près de sa famille… Peter Paradis a-t-il été dans ses petits souliers quand il a pris connaissance du sort de son ami Larry, de sa femme et de leurs enfants ? NNN

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Au lendemain de la trêve intervenue, en octobre 2000, entre les gangs ennemis de la « guerre des motards », huit membres ou sympathisants des Rock Machine passent carrément dans le camp des Hells. C’est le cas de Jimmy Larivée, toujours derrière les barreaux. Il subit bientôt son enquête préliminaire pour les meurtres de Nolet et Barolet. Son défenseur argue que la rencontre entre les quatre gaillards était fortuite et il est mis en preuve que c’est Pascal Conway qui a abattu les deux victimes. Le juge tranche en faveur de Larivée qui n’est plus accusé que de voies de fait armées, car il a attaqué le videur de l’Adulte à coups de queue de billard… Il n’écope que d’une probation de trois ans. Il reste le cas de Conway à régler. Son procès s’instruit en mars 2001. Le ministère public, ne disposant pas de preuves pour agir autrement, ne l’accuse que de meurtres non prémédités. Le prévenu, comme l’a fait Larivée, prétend qu’ils se sont rendus tous deux à l’Adulte par hasard. Son avocat plaide qu’il a agi en légitime défense : la bagarre a éclaté entre les quatre hommes et son client, ayant le dessous contre Nolet et Barolet, pendant que Larivée s’attaquait au videur, a dégainé son arme et a tiré. Le jury n’adhère pas à cette thèse et rend un verdict de culpabilité. Conway, 26 ans, écope d’une peine de prison à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle avant 13 ans. Le juge assortit la sentence de commentaires cinglants à son endroit. Il le qualifie d’« individu dangereux et sans scrupule ». L’affaire Nolet-Barolet se clôt sur cette condamnation. Elle va rapidement tomber dans l’oubli. Mais il va en être autrement des trois protagonistes de l’affaire… À tour de rôle, ils vont faire parler d’eux au cours des années suivantes.

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En février 2002, Paradis, toujours derrière les barreaux, reçoit la visite de procureurs et de policiers chargés de mener à bien les accusations portées contre neuf Hells. Accepterait-il de témoigner à charge contre eux ? « Au départ, je leur ai dit que je n’étais pas intéressé. Mon contrat prévoyait que je témoigne uniquement contre mon gang », dira-t-il. Mais il se ravise deux mois plus tard, après avoir obtenu une prolongation d’un an de son contrat de témoin repenti et sa libération immédiate. En attendant de déposer lors d’un des deux maxi-procès intentés à ses ennemis d’hier, il fait paraître, en novembre 2002, une autobiographie, Nasty Business – Sale Job en français –, qui fera la liste des best-sellers. Le livre, il faut bien le dire, échappe à la banalité ou au sensationnalisme de bien des ouvrages du genre. Il s’avère à la fois informatif et touchant. Son auteur ne se donne pas le beau rôle, il reconnaît ses torts mais sait faire ressortir son ­humanité. Le reporter André Cédilot, toujours à l’affût, obtient une entrevue de l’auteur : « Il m’a raconté avoir tout recommencé à zéro. Avec sa femme et son fils de 17 ans, il vit sous une nouvelle identité dans un endroit qu’il garde évidemment secret. Il touche un salaire, il a un logement et un petit emploi. Il a ajouté que ce n’est pas facile car il a dû couper tout contact avec ses parents et ses proches. Mais il m’a affirmé qu’il est vraiment heureux pour la première fois de sa vie… », écrira-t-il. Comme convenu, Paradis témoignera à l’un des maxi-procès intentés aux Hells. Il n’apprendra rien au jury que l’on ne sache déjà à propos du climat de terreur régnant dans le « Grand Sud-Ouest » au temps de la « guerre des motards ». On n’entendra plus parler de lui par la suite. Pascal Conway, lui, allait défrayer la chronique une dernière fois, à l’été 2006.

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En 2003, tout comme Jimmy Larivée, il passe dans le camp des Hells alors qu’il est derrière les barreaux. Par une chaude journée, le 21 juin 2006, il s’entraîne au gymnase en compagnie d’un Hells quand, soudainement, il s’écroule. On pratique alors des manœuvres de réanimation, mais en vain. Son décès sera constaté à l’hôpital et on statuera qu’il est décédé de mort naturelle. Il aura survécu cinq ans à ses victimes, Gilles Nolet et Normand Barolet, mais il les aura passés derrière les barreaux… Jimmy Larivée va resurgir de l’oubli une première fois en avril 2010. Un gang de trafiquants lié aux Hells fait la pluie et le beau temps dans le Sud-Ouest quand il tombe dans les filets de la police montréalaise. Jimmy Larivée fait partie du groupe et il semble en avoir été l’âme dirigeante… Il est bientôt libéré sous caution. Le 27 août 2011, il est porté disparu. Il ne donnera plus ­jamais signe de vie. Il s’est évanoui comme une ombre. Sa disparition suspecte a-t-elle étonné quelqu’un du Milieu ? Il avait la réputation de vivre dangereusement… Sa mère, cependant, ne se résout pas à accepter le mystère de sa disparition. Elle va remuer ciel et terre pour tenter de le résoudre, mais en vain. Il semble bien que Jimmy Larivée ait été rayé de la liste des vivants… Treize ans après les faits, il n’y a plus un seul survivant de l’affrontement fatal du 12 janvier 2000 au bar l’Adulte… Et il n’y a plus un seul Rock Machine dans le « Grand SudOuest ». Les Hells Angels ont remporté un autre match calamiteux.

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Chapitre 12

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ormand Hamel, dit « Biff », est un homme brutal, sans scrupules, âpre au gain et doué pour les affaires. Il n’agit pas pour la galerie mais bien pour son enrichissement personnel et, par voie de conséquence, celui de son gang. Nous avons fait brièvement sa connaissance au lendemain du « Massacre de Lennoxville » de 1985. Six ans plus tôt, en 1979, à 25 ans, il plaide coupable à une accusation de trafic de stupéfiants et en prend pour un an derrière les barreaux. On apprendra plus tard qu’il était déjà un sérieux dealer à ce moment. Nous avons vu aussi qu’à sa sortie de prison, il se joint aux SS, de puissants motards hors-la-loi de l’est de Montréal qui s’adonnent au trafic de drogues, militent pour la suprématie de la race blanche et sont passés à l’histoire pour avoir compté dans leurs rangs « Biff » lui-même et son compagnon d’armes, « Mom » Boucher, qui vont devenir de grosses pointures du crime organisé, en compagnie de Salavatore Cazzetta, présent lui aussi dans ce paysage. Hamel accède rapidement à la présidence de ces SS courtisés par les Hells Angels en pleine expansion. En 1984, il rejoint

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ces derniers qui l’accueillent à titre de prospect. Quatre ou cinq autres SS l’imitent, dont Boucher quelques mois plus tard, quand il sort de la prison où on l’a expédié pour une affaire d’agression sexuelle. Avant l’arrivée de ce dernier, cinq motards du North Chapter des Hells Angels sont éliminés par des frères d’armes en mars 1985. L’affaire ne se termine pas là. Il reste deux ou trois motards de Laval qui ne se sont pas rendus au repaire du chapitre de Sherbrooke à Lennoxville et qu’il reste à exécuter. Le prospect Hamel est chargé de régler le cas du fameux Yves « Apache » Trudeau qu’il ne peut éliminer, celui-ci résidant dans un centre de désintoxication. Il négociera plutôt avec lui son départ des Hells. Dans la foulée du fameux massacre, la SQ, qui a découvert le tragique pot aux roses, fait émettre près de 20 mandats d’arrestation, dont un contre Normand Hamel qui aurait eu pour tâche de surveiller les abords du bunker le jour fatidique. Il est arrêté chez sa petite amie le premier septembre 1985. Le voilà bientôt dans une grande cellule du Centre de détention Parthenais, à Montréal, avec une douzaine d’autres détenus. L’un d’eux, plutôt dérangé, se met à hurler sans arrêt à ses geôliers qu’il veut passer un test de détecteur de mensonges. Fatigué de ces cris, Hamel bat comme plâtre ce compagnon d’infortune pour le faire taire… On ne lui en tiendra pas rigueur, pas plus qu’on ne portera d’accusation formelle contre lui pour sa participation au massacre de mars 1985. Le voilà bientôt libre comme l’air. Quatre conjurés de la tuerie ont moins de chance que lui et sont cités à procès pour meurtre. À la fin des débats, en septembre 1986, un scandale éclate quand il est révélé que les Hells ont soudoyé l’un des jurés au prix de 25 000 dollars, remis par un intermédiaire du nom de

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Larocque. Or, celui-ci aurait reçu cette somme de nul autre qu’Hamel, qui se trouve mêlé une fois de plus à une action d’éclat de son gang. Mais il ne sera pas poursuivi car on manque de preuves pour porter des accusations. L’éradication du North Chapter de Laval laisse les coudées franches aux Death Riders, un gang de motards du coin qui leur faisait concurrence. Les Hells entreprennent alors de les soumettre à leur tutelle et dépêchent les prospects « Biff » Hamel et « Mom » Boucher sur les lieux. Martin Huneault, le chef des Death Riders, est abattu par on ne sait qui le 4 mai 1986 dans une brasserie de Laval. Quelques jours plus tard, des lieutenants du disparu sont vus en compagnie d’Hamel et Boucher. On en conclut que la passation de pouvoir est consommée. Cet asservissement des Death Riders va assurer aux Hells une domination complète du très juteux trafic de stupéfiants dans Laval et les BassesLaurentides. Ils en sauront gré aux deux anciens SS et les récom­penseront bientôt par une promotion au plus haut grade. Quatorze ans plus tard, en avril 2000, ces Death Riders se saborderont et deviendront le North Chapter des Rockers, le club-école des Nomads. Le 5 octobre de cette même année 1986, Hamel est sacré membre à part entière des Hells du chapitre de Montréal. Sept mois après lui, son ami « Mom » devient à son tour un « full patch » du gang. Les voilà entrés dans le Saint des Saints où ils ne manqueront pas de faire leur marque… NNN Une tuile de taille s’abat sur Hamel à l’été 1988, quand son récent passé vient le hanter en la personne de Gerry Coulombe, un compagnon d’armes des SS qui l’a suivi chez les Hells à titre de prospect, quatre ans plus tôt.

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Hamel et Boucher : les deux amis posent fièrement devant la statuette du crâne ailé des Hells.

En juin 1985, les policiers ont repêché des eaux du SaintLaurent les corps des cinq Hells tués au bunker de Lennoxville quelques semaines auparavant, plus celui de Claude Roy, un prospect du North Chapter de Laval qui, manifestement, a été exécuté par la suite. Les enquêteurs de la SQ ont tôt fait de tenter de savoir de quoi il retourne au sujet de ce dernier. Ils apprennent d’abord que les conjurés de la tuerie l’ont épargné dans un premier temps, car il aurait été l’un des seuls motards de Laval à savoir où les disparus auraient pu cacher leurs réserves de stupéfiants. D’autre part, les mêmes Hells le soupçonnaient d’être un informateur de police ou, du moins, de commettre des indiscrétions fâcheuses. Le témoin repenti Michel Blass, qui est sous protection policière, affirme l’avoir croisé au Salon du camping, peu de

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temps avant sa disparition. Le jeune homme, le moral à plat, lui avait raconté, les larmes aux yeux, craindre que ses jours ne soient comptés. La petite amie du disparu, interrogée, confirme ces appréhensions. Elle révèle qu’à cette époque, il dormait avec un revolver sous son oreiller. Le dimanche de Pâques 7 avril 1985, ajoute-t-elle, il a reçu un appel de Michel Genest, un membre des Hells de Laval épargné par les auteurs de la purge sanglante du mois précédent, qui l’avait convoqué dans la chambre d’un motel de la banlieue où il devait lui refiler un stock de drogue. Le prospect Roy estime ne pas avoir d’autre choix que d’obéir à ce « full patch » et il se sent peut-être en confiance, car son interlocuteur n’est pas un Hells de Montréal ou de Sherbrooke. Il se rend dans l’heure à ce rendez-vous dont il ne reviendra pas. Ce qu’il ne sait pas, c’est que ce Genest, comme quelques autres membres du North Chapter, a trouvé grâce devant les Hells de Montréal qui l’ont invité à se joindre à leur chapitre. On mettra la main au collet de celui-ci sans tarder et on lui intentera un procès pour meurtre en janvier 1986. Les jurés apprendront que Roy a été soumis à un interrogatoire musclé : l’autopsie a déterminé qu’il avait été battu à mort… Le témoignage de la compagne de la victime n’aidera pas non plus la cause de l’accusé : elle jure avoir reçu un appel de lui, dans la nuit fatale, lui annonçant que Roy avait été envoyé à Québec. Du coup, il l’invitait à venir le rejoindre au motel, où champagne, cocaïne et bain-tourbillon l’attendaient… Elle a refusé, et n’allait plus jamais revoir son amant vivant. Michel Genest, reconnu coupable de meurtre prémédité, est condamné à la prison à vie sans possibilité de libération

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conditionnelle avant 25 ans. Et il bénéficiera en effet d’une telle mesure en mars 2010. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. L’enquête sur le drame de Lennoxville va mener à l’arrestation d’une vingtaine de suspects, dont Gerry Coulombe qui tournera sa veste et videra son sac. Il raconte aux policiers deux conversations qu’il aurait eues avec Normand Hamel à la fin de mai 1985, deux mois après la disparition de Claude Roy. Au cours de la première, « Biff » lui aurait affirmé avoir assisté à la raclée mortelle du prospect dans un motel des environs de Beloeil. Il aurait ajouté que Genest et lui avaient apporté la dépouille au local des SS, à Pointe-aux-Trembles, pour l’« empaqueter », avant de l’envoyer par le fond du Saint-Laurent, à Saint-Ignacede-Loyola, près de Sorel, là même où on s’était débarrassé des corps des victimes du « Massacre de Lennoxville ». Peu de temps après, alors qu’ils se trouvaient tous deux sur le quai même de cette localité, Hamel lui aurait désigné l’endroit précis d’où le cadavre de Roy avait été jeté à l’eau. Fort des affirmations du témoin repenti Coulombe, les policiers et le ministère public bouclent le dossier d’accusation d’un procès instruit contre Hamel, à l’automne 1988. On croit tenir enfin un Hells Angels « full patch » accusé d’un crime grave, celui de complicité après le fait dans le meurtre de Claude Roy. C’était sans compter sur l’intervention du criminaliste LéoRené Maranda, un poids lourd des prétoires, dont l’accusé a eu les moyens financiers de retenir les services. Ce « défenseur de la veuve et de l’orphelin » s’est fait une spécialité du contre-interrogatoire serré des témoins à charge. Trois semaines durant, il soumet Gerry Coulombe à un barrage de questions parfois embarrassantes.

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Au terme de deux très longs mois de débats, en décembre 1988, le jury rend un verdict d’acquittement. « Biff » l’a échappé belle, une fois de plus, et ce n’est pas la dernière. NNN L’irrésistible ascension de « Mom » Boucher, entamée à cette même époque, va servir Normand Hamel, jamais loin de son ami de toujours. Le nouveau leader des Hells a tout intérêt à faire de « Biff » son éminence grise. Si le premier a l’étoffe d’un guerrier, l’autre a celle d’un sérieux brasseur d’affaires. Le clairvoyant « Wolf » Carroll dira un jour à l’informateur Dany Kane que Boucher n’aurait pu se maintenir au pouvoir sans l’apport de son bras droit Hamel. Dans les milieux informés, où l’on sait « les vraies affaires », on dit que le discret Hamel en impose autant que le tapageur Boucher dans le monde interlope montréalais. Dans la foulée de la guerre d’extermination que les Hells ont déclenchée contre les Rock Machine et autres trafiquants autonomes, Boucher trie sur le volet huit frères d’armes avec qui il fonde le chapitre d’élite des Nomads. Chez les Hells comme dans toute organisation qui se respecte, on fait les choses selon les règles… Ainsi, en mars 1995, on voit à ce que ces Nomads soient inscrits en bonne et due forme au Registraire des entreprises et associations du Québec. Le nom du président apparaissant sur ce document officiel est celui de Normand Hamel. « Biff » a beau faire preuve d’une stricte retenue, le danger ne le guette pas moins en ces temps de « guerre des motards ». En octobre 1995, les animateurs du Dark Circle, l’escadron de la mort de l’Alliance vouée à la défaite des Hells, décident de faire disparaître « Biff », en qui ils voient le lieutenant en second des Nomads.

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En 1999, les Nomads sont au nombre de dix et ils fêtent le quatrième anniversaire de leur fondation. De g. à dr. : Maurice Boucher, André Chouinard, Normand Robitaille, David Carroll, Gilles Mathieu, Donald Stockford, Walter Stadnick, Normand Hamel, Louis Roy et Denis Houle. Au premier rang : Michel Rose.

Le défi étant de taille, on confie la mission à deux vieux routiers. Louis-Jacques Deschênes, 54 ans, l’un des quatre membres du « comité décisionnel » des Dark Circle, et Carol Daigle, 47 ans, membre en règle des Rock Machine, trempent depuis des lustres dans le trafic de stupéfiants en association avec le clan des frères Dubois et le Gang de l’Ouest. On imagine que l’idée de rayer un concurrent dangereux de la liste des vivants n’a rien de nouveau pour eux. On assigne à des hommes de main la tâche de pister le gibier. Au bout du compte, il est prévu qu’on l’abattra aux Galeries d’Anjou, un vaste centre commercial de la banlieue montréalaise où il a ses habitudes. Les policiers de la Brigade Carcajou, grâce à deux informateurs, viennent contrecarrer les desseins du Dark Circle dont ils arrêtent quatorze membres au début de novembre 1995.

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Deschênes recevra une sentence de sept ans de prison pour ce complot de meurtre. Daigle, quant à lui, écopera aussi, après avoir été capturé un an plus tard à bord d’un bateau en détresse au large de l’Irlande… Quand ce ne sont pas ses ennemis de l’Alliance qui ont dans leur mire le président en titre des Nomads, ce sont les policiers qui lui font des misères. Le complot pour le liquider à peine éventé, Hamel se trouve dans un restaurant des abords du Carré Saint-Louis, à Montréal, en compagnie d’un ami, quand des policiers surviennent, en ce 7 décembre 1995, et lui signifient qu’il aura à répondre d’une accusation de meurtre, avant de l’emmener. Le voilà impliqué dans une de ces affaires sordides trop fréquentes dans le monde sans foi ni loi des narcotrafiquants. Elle commence six ans plus tôt, le 10 novembre 1989, quand un chasseur découvre, dans un bois de la Montérégie, le cadavre décomposé d’un homme sur lequel on ne trouve aucun papier personnel, ce qui rend son identification impossible. Le seul signe distinctif de la dépouille est que la boucle du ceinturon serrant sa taille est ornée de l’inscription « Black Sabbath ». Elle figure sur l’avis de recherche bientôt lancé par la SQ. La stratégie porte ses fruits : l’homme de 28 ans tué par balles s’appelle Robert Boileau. Surnommé « Bob électrique », ce disc-jockey d’une brasserie très courue du Vieux-Montréal y gère aussi le trafic de cocaïne. Les enquêteurs montréalais le soupçonnaient d’avoir été l’auteur des meurtres du motard Richard Joubert et de sa compagne Josée Trépanier, abattus de plusieurs coups de feu dans une voiture, le matin du 5 juillet précédent, parce qu’ils avaient empiété sur son territoire « commercial ». Éric Bélanger, un ami et associé des victimes, fait bientôt l’objet d’une forte suspicion de la part de la police : il aurait

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assassiné le disc-jockey par pure vengeance. Il est épinglé à la fin de novembre, accusé de meurtre prémédité puis condamné à 25 ans de prison ferme. Et voilà que six ans plus tard, on accuse Hamel et un certain Daniel Boudreault, jadis le bras droit de Bélanger, d’avoir trempé dans l’exécution de Boileau. À quoi est dû ce spectaculaire rebondissement ? On ne le saura jamais car, à quelques semaines du procès, en juillet 1996, le ministère public fait savoir qu’il renonce à poursuivre les deux accusés, sans fournir d’explication pertinente. Normand Hamel s’en tire une fois de plus… et il peut retourner à ses affaires et à celles de son gang qui roule sur l’or. On le revoit au palais de Justice de Montréal deux ans plus tard, en novembre 1998, quand il assiste au procès intenté à son ami Boucher pour les meurtres commandés des agents correctionnels Diane Lavigne et Pierre Rondeau.

Normand Hamel, président en titre et ministre des Finances des Nomads.

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NNN « Le grand argentier des Nomads » : c’est cette étiquette que l’on colle à la peau de « Biff », tant dans les médias qu’à la brigade Carcajou. En cette fin des années 1990, il passe pour être, en quelque sorte, le ministre des Finances du cabinet Boucher. À la fin de l’an 2000, les policiers finiront par avoir une idée précise de l’état et de la gestion des finances des Nomads qui dirigent désormais un vaste réseau de trafic de drogue s’étendant à la grandeur du pays, Ils vont alors mettre au jour ce qu’il sera convenu d’appeler la « banque des Nomads ». Tout commence par une enquête de routine, menée en juin 2000, consistant à filer un Rocker influent et prospère qui, au volant de sa luxueuse Cadillac, se rend régulièrement dans un banal immeuble à appartements de la rue Beaubien, à Montréal. L’agent d’infiltration Dany Kane a aiguillé les enquêteurs sur cette piste. On garde l’immeuble sous surveillance, le temps de voir des Rockers ou autres affiliés des Hells, connus pour être des trafiquants de drogue, s’y présenter à leur tour et en ressortir, délestés du sac ou de la boîte à chaussures qu’ils avaient à la main en arrivant. Les policiers parviennent à déterminer qu’ils se rendent tous à l’appartement 504. De nuit, ils fouillent le logement et y installent un micro et une caméra vidéo. Ils constatent ainsi qu’il sert de comptoir de dépôt et est inhabité. Les paquets laissés là par les visiteurs sont ensuite acheminés par l’hôte occasionnel des lieux à l’appartement 403 qui, bientôt, fait aussi l’objet d’une visite de la police. Déserté aussi, on y trouve un coffre-fort et une pile de sacs de sport bourrés de billets de banque. L’un d’eux contient 600 000 dollars en espèces…

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Les policiers profitent de l’occasion pour dupliquer un livre comptable ainsi que la disquette et le disque dur de l’ordinateur qu’ils trouvent sur les lieux. En une autre occasion, une fouille plus minutieuse permettra de mettre la main sur d’autres docu­ ments électroniques. Ils sont bientôt à même de constater qu’une espèce de commis aux écritures s’y rend régulièrement pour compter l’argent, enregistrer sur l’ordinateur des colonnes de chiffres, puis ranger les billets dans le coffre-fort. Le dispositif de surveillance et des opérations de filature permettent d’établir que de l’argent liquide est transporté plus tard de cet endroit à une autre tour d’habitation, dans la banlieue d’Anjou. Là encore, on parvient à identifier puis à visiter de nuit l’appartement inhabité où l’action se passe. Il s’y trouve trois compteurs électriques de billets et un large coffre-fort. On y cache un micro-espion avec transmetteur à distance. « À l’écoute, on entendait les machines à compter l’argent tourner toute la journée », racontera un policier. Le 30 janvier 2001, la police exécute trois mandats de perquisition. Dans un coffre-fort, on trouvera 800 000 dollars, 900 000 dans un autre, puis 3,8 millions entassés dans un placard…

L’un des coffres-forts bien garnis des Nomads et des millions en coupures de 20 et 100 dollars. 306

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L’analyse de la comptabilité très bien tenue des Nomads permet de mesurer le volume des transactions de cette entreprise de vente en gros de cocaïne et de haschich à différents chapitres des Hells Angels et à des indépendants de haut vol qui leur sont liés par des accords d’exclusivité. Par exemple, du 10 novembre au 19 décembre 2000, le gang a réalisé un chiffre d’affaires de 18 millions de dollars et un bénéfice net de huit millions ! De tels profits permettaient le versement hebdomadaire d’un « salaire » de 5 000 dollars comptants à chacun de la ­dizaine de membres des Nomads. En outre, chez un type de l’envergure de Normand Hamel, il faut ajouter à cette somme imposante les revenus de placements dans l’immobilier ou dans des bars et restaurants courus. Le repenti Stéphane Gagné n’exagérait pas quand il a déclaré à la cour, en novembre 1998, que les Nomads « faisaient la palette »… Mais la vie de pacha, pour « le grand argentier » d’abord, puis pour ses frères d’armes ensuite, ne va pas durer. NNN Le 17 avril 2000, en après-midi, Normand Hamel se pointe dans le stationnement d’un immeuble à bureaux de Laval, au nord de Montréal. Lui et sa femme emmènent leur jeune enfant chez son pédiatre. Ils sortent de l’édifice vers les 15 heures. Hamel invite sa femme à tenir le petit et à l’attendre, le temps qu’il aille chercher la voiture et passe les prendre. Elle ne manquera rien de ce qui va suivre… Parvenu à la hauteur de sa Jeep haut de gamme, il entend soudain des balles lui siffler aux oreilles. Il s’esquive aussitôt en se faufilant entre des voitures. Deux tireurs, armés de

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pistolets mitrailleurs, surgissent à découvert et partent à sa poursuite en faisant crépiter leurs armes. Des témoins apeurés voient Hamel parcourir une soixantaine de mètres avant d’être touché à la poitrine et de s’écrouler. L’un des tireurs accourt aussitôt et l’achève d’une balle à la tête. Les deux inconnus courent ensuite en direction d’une voiture stationnée tout près et dont le moteur tourne. Ils s’y engouffrent puis le conducteur démarre en trombe. Les témoins de la scène voient la femme d’Hamel accourir, le bébé dans les bras. Elle s’écrie : « Y’é-tu mort ? Y’é-tu mort ? » Dans les minutes qui suivent, des ambulanciers confirment qu’on ne peut plus rien pour Normand « Biff » Hamel. Sa vie s’est arrêtée à 44 ans.

Normand Hamel n’a pas eu le temps de monter dans son luxueux VUS noir avant que ses assassins ne frappent.

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La nouvelle de sa spectaculaire exécution ne tarde pas à faire les manchettes des chaînes d’information continue et des radios. Peu de temps après, Maurice Boucher est vu sur les lieux de l’exécution de son ami, à bord d’une voiture aux vitres teintées dont, cependant, il ne descend pas. Une table d’écoutes de la police enregistre l’indignation d’un Rocker : « C’est dégueulasse pas mal. On va en savoir plus long demain, mais ça a l’air qu’il sortait d’une clinique avec sa femme pis son petit. Ça a l’air qu’il avait son petit dans les bras. Comme on dit tout le temps, nous autres : ça fait partie de la game. Mais si on commence à faire ça, là… » Son interlocuteur aurait pu rappeler à ce belligérant frappé d’amnésie certains actes aussi peu glorieux perpétrés par son gang… Quelques jours plus tard, le patron des Nomads déclare au journaliste Claude Poirier, sur un ton fataliste : « C’était mon chum… Toutte ça, c’est une ball game… Et il jouait la même ball game que moi… » La « ball game » de « Mom » fait des morts à un rythme effarant. L’année 2000 n’a que de trois mois et demi et déjà, on compte 24 meurtres et 15 tentatives de meurtre chez les combattants de la « guerre des motards », contre 11 et 24 pour toute l’année 1999.­ Le journaliste chevronné André Cédilot écrira : « L’assassinat d’Hamel est l’épisode le plus spectaculaire de cette époque appelée la “Décennie de la terreur”. C’est le moment le plus fort de la tristement célèbre Guerre des motards… » Seuls deux autres Hells « full patch » sont tombés au combat en ces années de sang et ils n’avaient pas l’envergure du cofondateur des Nomads. L’après-midi du 15 septembre 1995, Richard « Crow » Émond, du chapitre de Trois-Rivières, s’apprête à monter à bord de sa voiture dans le stationnement d’un centre commercial montréalais quand surgit un inconnu armé qui le crible de balles.

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C’est en plein jour aussi, mais dans un restaurant, que Gérald Gallant abat Bruno « Cowboy » Van Lerberghe, du chapitre de Québec, le 17 décembre 1996. L’attentat commis contre Hamel vient rappeler aux Hells que cette guerre n’est pas finie. Elle achève et ils l’ont gagnée haut la main, mais il y a de leurs ennemis irréductibles qui refusent de baisser les bras. Sans cesse humiliés depuis le début du conflit, les Rock Machine devaient frapper haut et fort afin de dissiper le désarroi des troupes et, en même temps, retrouver une certaine fierté… Ils se doivent aussi de montrer leur force pour améliorer leur cote auprès du gang international des Bandidos, avec lequel ils tentent de s’associer depuis des années. Pour eux, d’une surprenante résistance devant un adversaire redoutable et méthodique, c’est aussi une question d’honneur. Au fil des affrontements sanglants des six années précédentes, ils ont développé une haine viscérale des Nomads et de leur chef que l’assassinat de son ami et bras droit vient assouvir. Les Hells, conformément à la tradition, font des funérailles dignes de son rang à un frère d’armes mort au combat. Dans le cas d’un gros bonnet comme Normand Hamel, on met le paquet. Deux cents membres et sympathisants du gang, venus de partout au Canada, des États-Unis et même d’Europe, défilent devant sa dépouille. Pour l’occasion, Maurice Boucher ouvre les portes du salon funéraire à Claude Poirier, accompagné du photographe d’un hebdo montréalais. « Mom » accorde même une brève entrevue, la première de sa vie, au fameux reporter. Celui-ci finit par lui demander si l’assassinat d’Hamel allait entraîner des représailles. « Tu connais la réponse », se contente de dire le Hells le plus craint de tous.

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La suite des événements précise la pensée du chef des Nomads… Deux semaines à peine ont passé depuis l’assassinat d’Hamel que Patrick Turcotte, un sympathisant des Rock Machine, est abattu en pleine rue à Montréal. Une semaine plus tard, la police trouve le corps calciné de Gilles Lesage, un membre en règle du même gang, dans une camionnette incendiée. Avant d’être abattu, il a été affreusement torturé. On conclut que ses bourreaux ont voulu lui faire dire qui étaient les auteurs du meurtre d’Hamel. Gilles Lesage a-t-il parlé ? Savait-il même qui avait tué Hamel ? On ne le sait pas. Ce que l’on sait, en revanche, est que deux jours plus tard, la voiture de Denis Boucher et Tony Duguay s’immobilise à un feu rouge, dans le nord de Montréal, vers 18 heures. Une autre voiture surgit alors sur sa droite. À son bord se trouve un tireur qui crible de balles les deux jeunes hommes liés aux Rock Machine. Atteint à plusieurs reprises, Boucher s’en tirera, mais de justesse. Duguay a plus de chance car ses blessures ne mettront pas sa vie en danger. Cette affaire avait-elle un rapport avec l’assassinat de Gilles Lesage ? Boucher ou Duguay avaient-ils un rapport avec l’assas­ sinat d’Hamel ? Trois ans plus tard, on croira avoir la réponse… Pendant que les belligérants de la « guerre des motards » continuent de s’entretuer, la police lavalloise tente toujours de résoudre le meurtre de Normand Hamel. Des mois d’efforts et un demi-million de dollars en dépenses diverses n’aboutiront à rien. On ne sait pas encore qu’il s’agit là d’un des derniers épisodes mémorables de ce conflit qui ensanglante la chronique policière depuis 1994. NNN

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Quelques mois après l’exécution de Normand Hamel, les combattants ennemis, estimant que leur affrontement ne mène nulle part, négocient à grand renfort de gestes publics. Aussi, des mafiosi et d’autres truands montréalais de poids ont fait comprendre aux meneurs des Hells que la prolongation des hostilités braquait l’opinion et, par ricochet, les autorités qui, à leur tour, faisaient pression sur nos polices poussées à frapper tout ce qui bouge. Bref, cet effet domino nuisait sérieusement aux petites et grosses affaires de tout le Milieu. Puis le vent commence à tourner contre le gang, tout de suite après l’annonce d’une trêve des violences. Comme on l’a vu, à la mi-octobre 2000, la Cour d’appel du Québec casse le verdict d’acquittement du procès de Maurice Boucher pour les meurtres de deux gardiens de prison. Elle ordonne la tenue d’un nouveau procès. Le motard le plus connu et le plus puissant au pays est arrêté dans les heures qui suivent. Il ne quittera plus sa prison. Dixhuit mois plus tard, il sera condamné à y rester 25 ans, ferme… Le 28 mars 2001, c’est sur tous les Hells que la foudre s’abat. Les forces de l’ordre déclenchent l’opération Printemps 2001. Une centaine de Hells et de leurs associés sont réveillés tôt le matin par une armée de policiers qui frappent partout en même temps. Tous sont arrêtés et on porte contre eux des accusations allant du meurtre au trafic de stupéfiants, en passant par le gangstérisme. Tout l’état-major des motards, les fameux Nomads, frères d’armes d’Hamel, se trouve sous les verrous. Au terme de deux maxi-procès, la plupart écoperont de lourdes sentences. Pendant ce temps, les Rock Machine sont devenus des Bandidos. Ce gang de motards né aux Texas compte près de 3 000 membres répartis dans plus de 200 chapitres présents dans 23 pays.

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Dès 1997, les Rock Machine avaient approché ses têtes diri­ geantes américaines. Mais ce n’est qu’en novembre 2000 que l’assimilation a été conclue. Les Bandidos québécois profitent de la déconfiture des Hells pour reprendre un peu du terrain perdu au cours des années précédentes. Mais en juin 2002, les forces de l’ordre procèdent à l’Opération Amigo : une soixantaine de membres et proches du gang sont arrêtés puis accusés de divers crimes. Les Bandidos de la belle province auront eu une courte vie. Parmi les accusés se trouve Tony Duguay, victime d’un attentat dont il était sorti quasi indemne un mois après l’exécution d’Hamel. Il est en attente de son procès, au Centre de détention Rivière-des-Prairies, quand, le 12 septembre 2003, des policiers lui signifient qu’il aura aussi à répondre du meurtre de ce dernier. Cet homme de main originaire de Québec, où il était associé aux Rock Machines, a été dépêché à Montréal pour prêter main forte à ses frères d’armes quand la « guerre des motards » s’y est intensifiée. Il est monté au front tout en dirigeant un réseau de pushers dans Montréal-Nord, l’un des rares territoires de l’île échappant aux Hells. Huit mois après l’assassinat d’Hamel, il a été promu Bandido « full patch »… et s’est fait prendre dans les filets de l’opération Amigo. Une fois de plus, de la masse des malfrats pris dans cette rafle, il s’en est trouvé pour tourner leur veste. Sylvain Beaudry, un complice de Duguay, est de ceux-là. Il a raconté aux policiers que ce dernier lui a avoué à trois reprises avoir participé à l’assassinat d’Hamel. Mais le repenti ne sait rien de l’identité des complices de celui-ci. Là, il va falloir attendre des mois avant de connaître les tenants et aboutissants de toute l’affaire.

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En attendant la suite des choses, on procède dans la cause des Bandidos. Au terme d’un procès long de neuf mois, cinq d’entre eux sont trouvés coupables de 22 chefs d’accusation, dont celles de gangstérisme, de trafic de drogue et de complots de meurtre. La déposition du témoin repenti Sylvain Beaudry s’est avérée cruciale. Parmi les condamnés se trouve Duguay : il écope d’une sentence de 13 ans d’emprisonnement. Il lui reste à répondre du meurtre d’Hamel. Le surlendemain de sa condamnation, on apprend que pendant ce procès, au mois d’avril 2004, un certain Christian Lambert a été arrêté à la suite d’un hold-up. Ce Bandido s’est aussi mis à table et il a été condamné à 12 ans de prison en échange de sa collaboration. Il a avoué tous ses crimes, dont sa participation à trois assassinats. Parmi ceux-ci, celui d’Hamel : il raconte avoir conduit la voiture des deux tueurs, soit Duguay lui-même et un certain Tony Marault qui sera bientôt coffré. À la fin de 2005, plus de cinq ans après l’exécution d’Hamel, la police est en mesure d’affirmer en avoir arrêté les auteurs, soit Christian Lambert, Tony Duguay et Tony Marault. Lambert condamné, il reste à décider du sort des deux autres et à connaître certains dessous de cette affaire qui connaîtra un spectaculaire rebondissement… dix ans plus tard !

Tony Duguay, à deux moments de sa jeune vie.

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NNN Tony Duguay subit son procès pour le meurtre de Normand Hamel à l’automne 2006, plus de cinq ans après les faits. La preuve de l’accusation repose pour beaucoup sur la déposition du témoin repenti Sylvain Beaudry, dont on apprend alors le parcours criminel. À la veille de la Noël 2000, il a assassiné un dealer, à Toronto, et a été payé 10 000 dollars pour ce job. À l’automne 2001, il a été condamné à la prison, au Nouveau-Brunswick, pour le passage à tabac d’un vendeur de drogue. En 2002, devenu collaborateur de justice, il est condamné à huit ans de prison dans la foulée du projet Amigo. Libéré au sixième de sa peine, il vit depuis sous une fausse identité. Ce que raconte Beaudry au jury du procès de Duguay est que, plus d’un an après le meurtre d’Hamel, en juin 2001, il s’est trouvé dans un café en compagnie de l’accusé. À un moment, celui-ci fait allusion au meurtre commis par son vis-à-vis, à Toronto. Le témoin sursaute, mécontent d’apprendre que l’autre est au courant de cette affaire. À la vue de cette réaction, Duguay, pour calmer le jeu et faire en sorte que lui et son ami soient kif-kif, lui révèle avoir tué Hamel. À en croire le témoin, l’accusé est revenu trois autres fois sur le sujet. À une occasion, il a raconté qu’au moment où il s’apprêtait à loger une balle à la tête de la victime, blessée et gisant sur le sol, Hamel a imploré sa pitié. Ce qui n’a pas arrêté l’assassin… Duguay a aussi raconté à Beaudry qu’il n’a pas touché la pleine récompense promise pour la tête d’Hamel, soit 25 000 dollars. Toujours est-il qu’au bout du compte, le jury rend un verdict de culpabilité contre Duguay, condamné à la prison à vie sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans.

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Il reste alors à régler le cas de Tony Marault, le troisième complice du meurtre d’Hamel, dénoncé par Christian Lambert et devenu lui aussi témoin repenti. Toute la preuve, ou à peu près, repose sur les dires de ce Lambert qui n’est pas un témoin aussi fiable que Sylvain Beaudry. Si bien que le ministère public abandonne sa poursuite contre Marault. En avril 2007, il est annoncé qu’il n’y aura pas de procès. On a vu que, dans le contexte de la guerre des gangs sévissant depuis 1994 et dans celui du raffinement des procédés de la criminalité organisée, les autorités ont dû intensifier le recru­ tement de témoins repentis. Le système n’était pas prêt à gérer adéquatement cet afflux de cas. Son fonctionnement ne pouvait pas ne pas connaître des défaillances… et faire des mécontents. En résumé, ceux-ci clament que l’État ne respecte pas tous ses engagements et qu’ils ont à vivre de terribles désillusions. En 2003, une douzaine d’entre eux fonde l’Association des témoins spéciaux du Québec vouée à faire avancer leur cause. Sylvain Beaudry compte parmi les repentis déçus. Il ronge son frein des années durant puis, à la suite de l’arrestation du policier Benoit Roberge, à l’automne 2013, il sort de l’anonymat pour dénoncer les pièges sournois tendus par l’enquêteur déchu pour le recruter. Mieux encore, en février 2014, il dénonce les méthodes des enquêteurs dans l’affaire Hamel. Il révèle avoir reçu un CD contenant toute la preuve contre Duguay avant sa déposition, ce qui contrevient aux règles déontologiques et procédurales, et soulève des questions sur le fait que son témoignage puisse avoir été contaminé. Ayant conservé ce CD, il l’a remis aux avocats de Duguay et il a également fait une déclaration sous serment, enregistrée sur vidéo, qui allait être déposée devant la Cour d’appel.

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Dans celle-ci, il maintient sa version initiale des événements, à savoir que Duguay lui a bel et bien avoué le meurtre d’Hamel. Mais il précise avoir menti sur certains points lors de son témoignage au tribunal. On lui a fait dire des choses sur l’exécution du motard qui lui avaient été suggérées par les policiers. Il n’est pas vrai qu’il les tenait de Duguay lui-même. Ce fait, ainsi que quelques autres détails de procédure, devraient amener la Cour d’appel à ordonner la tenue d’un nouveau procès. Mais voilà que le ministère public admet par écrit qu’il serait incapable de présenter une preuve suffisante sans le témoignage de Beaudry devenu non crédible. Ce nouveau procès est donc impossible. En foi de quoi, la Cour d’appel acquitte pure­ ment et simplement Tony Duguay. Dix ans après sa condamnation pour meurtre, l’ex-Bandido quitte sa prison, le 14 décembre 2016, libre… mais vindicatif. En effet, six mois plus tard, il intente une poursuite contre la Ville de Montréal, son service de police, Benoit Roberge et un autre enquêteur, réclamant 6 557 000 dollars en dommages moraux, pécuniaires et punitifs. Il coulera de l’eau sous les ponts avant que cette affaire ne soit réglée. Quand elle le sera, et si cela se sait, chez qui d’autre que sa veuve et son fils le souvenir de Normand Hamel sera-t-il encore vivant ?

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Chapitre 13

LE MASSACRE DES INNOCENTS

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ous avons déjà dit tout le mal que causent ces guerres de gangs aussi insensées que cruelles. Celle qui a sévi au Québec, à la fin du 20e siècle, a été appelée « guerre des motards » bien qu’un seul camp, celui des Hells Angels, était à proprement parler constitué de mordus – hors-la-loi – de la Harley-Davidson. Leurs adversaires n’adhéraient pas tous à cette religion de la moto, loin de là. Il aurait plutôt fallu parler de guerre des trafiquants, car il s’agissait bien d’une sanglante course aux parts de marché de la vente de stupéfiants. La dimension scandaleuse de cette « guerre commerciale » aux proportions sans précédent s’est accrue à mesure que la liste de ses victimes innocentes s’est allongée. Combien d’Hélène Brunet traumatisées, marquées ou estro­ piées souffrent encore aujourd’hui d’être apparues par accident dans la ligne de mire de tireurs fous ? Combien de Daniel Desrochers ont perdu la vie parce qu’ils se sont trouvés dans les parages de l’explosion d’une machine infernale ? Combien ont succombé à cause d’erreurs de tir ? On

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les estime à une vingtaine, mais il n’existe pas de registre officiel de ces décès tragiques et absurdes. Combien sont-ils ­vraiment ? À la veille du déclenchement officiel de la « guerre des motards », la folie criminelle des sous-fifres des parties au conflit sévissait déjà. NNN Le Vieux Nid Condor, un bar topless de la région de Granby, en Montérégie, est bien tenu, on y respecte les danseuses et les habitués savent se conduire. La direction ne s’en laisse imposer par personne, motards compris, et la vente de drogue n’y est pas tolérée. Marie-Claude Tremblay, 20 ans, et Sophie Perron, 21 ans, qui y dansent à l’occasion, partagent un appartement mon­ tréalais. La première est mère d’une petite fille, l’autre est enceinte d’une douzaine de semaines. Le 2 juin 1994, pour leur éviter d’avoir à rentrer chez elles à l’heure tardive de la fermeture, la direction du bar leur offre deux chambres libres du motel adjacent. Un violent incendie se déclare vers quatre heures et ravage bientôt tant la boîte que le motel. À l’aube, les corps des deux jeunes femmes sont découverts dans leurs chambres. L’enquête du coroner conclut à deux morts accidentelles car rien n’indique qu’une main criminelle a allumé le brasier. Vingt ans plus tard, un Hells repenti raconte aux policiers qu’un homme de main du chapitre de Sherbrooke avait été chargé d’incendier le lieu qui leur était inhospitalier. « Quand t’as un problème avec un bar, tu mets le feu ou tu tues le propriétaire », disait-on dans ce milieu. Faut-il croire cette dénonciation ? À entendre le gérant et portier de l’époque, qui a parlé au journaliste Vincent Larouche

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Vingt ans durant, les Granbyens ont cru accidentel l’incendie du Vieux Nid Condor…

de La Presse, la thèse de l’incendie criminel du Vieux Nid Condor fait du sens. L’incendiaire présumé peut dormir sur ses deux oreilles. La police ne rouvrira pas ce dossier sur la seule foi des dires d’un délateur. Et le ferait-elle que les pièces à conviction manqueraient cruellement…

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NNN Sylvain Malaket, un associé des Hells, commande à deux jeunes tueurs à gages de ses connaissances le meurtre d’un trafiquant de drogue lié aux Rock Machines, du nom de Robert Marchand, qui habite un triplex du quartier montréalais de Ville-Émard. Le 7 janvier 1997, Ronnie Marcogliese, conduit par Easton Aronovitch, se pointe au 6950, rue Irwin, tard en soirée. Il descend de voiture, l’arme au poing, et gagne l’arrière de la maison. Il aperçoit un type, au rez-de-chaussée, qui fait le ménage de sa cuisine. Il s’approche à pas de loup, pousse silencieusement la porte coulissante déverrouillée du patio et fait feu. Guy Lemay, un agent de sécurité célibataire de 46 ans, sans histoire, s’écroule, mortellement atteint. Marcogliese, à la lecture des quotidiens du lendemain, ­réalise qu’il a commis une erreur sur la personne : sa cible vivait à l’étage, au-dessus du rez-de-chaussée.

Guy Lemay laisse dans le deuil un fils de 25 ans, son amie de cœur et trois frères. L’un d’eux, André, s’insurge : « Qu’ils se tuent entre eux et qu’ils laissent le monde honnête tranquille ! » clame-t-il…

Six mois plus tard, pris pour une affaire de tentative de meurtre, il se fait témoin repenti, avoue deux assassinats, dont celui de Guy Lemay, et dénonce Malaket et Aronovitch. Le trio écopera de la prison à vie, sans possibilité de libération conditionnelle avant douze ans pour le tueur, avant quatorze ans pour les deux autres. NNN Des 28 victimes du tueur Gérald Gallant, au moins une est due à une terrible méprise. Le 7 janvier 1999, à Sainte-Foy, en banlieue de Québec, il abat Luc Bergeron, un détective privé sans passé judiciaire, à l’emploi d’une agence reconnue, alors qu’il rentre chez lui. Il faudra bien du temps aux proches de Luc Bergeron pour apprendre les dessous de son assassinat.

On s’interrogera des années durant sur le mobile du crime. La victime menait-elle une enquête dangereuse ? S’apprêtaitelle à divulguer des informations compromettantes pour quelque gros bonnet de la capitale ? Quand il videra son sac, sept ans plus tard, Gallant dira aux policiers : « J’ai pas trouvé ça drôle pantoute quand j’ai compris, en écoutant les nouvelles, que j’avais tué une victime i­ nnocente. » Le commanditaire de l’attentat, un Rock Machine, lui avait fourni l’adresse de Jonathan Robert, un « full patch » des Hells. Fort de ce renseignement, le tueur avait donc abattu l’homme se présentant sur ces lieux. Le malheur étant que le motard avait déménagé quelques semaines plus tôt… NNN Il fait un temps magnifique en ce 26 août 1999. À la porte de l’atelier mécanique d’une agence de location de voitures à SaintLéonard, sur l’île de Montréal, des employés s’affairent sur un véhicule quand, vers 9 heures 30, surgissent deux hommes agités, vêtus de noir, gantés et encagoulés. L’un d’eux, un .357 Magnum au poing, s’écrie : « Y’a-t’y un Serge icitte ? » Un mécano, abasourdi, délaisse sa tâche, lève la main comme s’il répondait à un appel : « Oui, c’est moi. » L’intrus armé tire aussitôt quatre fois en sa direction. Sa victime s’écroule, atteinte à la poitrine. Le tueur laisse tomber son arme puis s’enfuit aussitôt, suivi de son complice. Un collègue de Serge Hervieux se porte aussitôt à son secours et tente de le réconforter : « Accroche-toi, les ambulanciers s’en viennent… » lui répète-t-il. Effectivement, le patron de la boîte a aussitôt composé le 9-1-1, sommant les secours de faire vite. Le blessé ouvre des yeux vitreux. Il tente de parler mais n’y arrive pas. Un filet de sang apparaît au coin de sa bouche, puis son regard se fixe à jamais…

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Le pauvre homme de 38 ans était pourtant un citoyen sans histoire, un père de famille exemplaire et un mari modèle qui gagnait honnêtement sa vie. Comment expliquer que des tueurs viennent l’abattre a­ insi à son lieu de travail ? On ne tardera pas à le savoir. En effet, dès le lendemain, on aura tout compris. Les tueurs des Hells ont commis une tragique erreur sur la personne. Une autre… Le propriétaire du commerce s’appelle Bruneau et il se prénomme Serge, et ce n’est pas un enfant de chœur… Cet ancien trafiquant de drogue a fait partie du Dark Circle, le commando de la mort des Rock Machine. En 1995, on l’a condamné à 30 mois de prison pour avoir comploté l’exécution – non réussie… – de nul autre que « Mom » Boucher. À sa sortie de taule, en 1998, il s’est rangé et a investi dans cette agence de location de voitures. Il était sur place, dans son bureau, quand il a entendu retentir les coups de feu qui ont abattu son employé et ami Serge Hervieux, qu’il connaissait depuis sept ans. Il a aussitôt saisi le danger et il s’est réfugié sous son bureau pour appeler les secours.

Serge Hervieux, un brave type sans histoire, tombe sous les balles de tueurs aussi cruels que maladroits.

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Le pauvre mécanicien laisse dans le deuil, comme on a coutume de le dire en ces circonstances, des enfants de 8 et 15 ans et une veuve aussi éplorée que résignée : « J’ai de la peine, ça me fait mal partout en dedans, dira-t-elle. Mais si je laisse entrer la haine en moi, je n’en aurai pas pour longtemps à vivre. J’ai deux enfants extraordinaires, je ne veux pas les élever dans la haine. » Des proches décrivent le défunt en homme travaillant et honnête, en père attentionné et mari amoureux de sa femme avec qui il vivait depuis une vingtaine d’années. La nouvelle de cette terrible bévue fait aussitôt les manchettes. Les enquêteurs ne révéleront pas aux médias que les tueurs ont commis une nouvelle erreur en abattant la mauvaise victime. Erreur qui leur sera fatale, à long terme. Cette exécution obéissait à toutes les règles du modus operandi des tueurs des Hells. Sitôt sa victime abattue, le motard laisse son arme sur place, puis lui et son complice s’enfuient de la scène du crime en vitesse pour monter à bord de la voiture volée dans laquelle ils sont venus. À quelques rues de là, ils en descendent puis y mettent le feu avant de monter à bord d’une autre qui les mènera à l’abri. Mais là, les talents d’incendiaires des tueurs ont laissé à désirer… Quand les policiers ont retrouvé la voiture, peu de temps après le drame, les flammes, déjà éteintes, avaient fait peu de dégâts. Ce qui permettra aux techniciens de la police montréalaise de mettre la main sur des pièces à conviction. Des papiers récupérés parmi les débris permettent de conclure qu’elle avait bel et bien servi de voiture de fuite aux tueurs. Parmi ces mêmes débris, on trouve aussi des empreintes, de même que des traces d’ADN sur des cagoules. Ces indices ne mèneront nulle part pour le moment.

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Cette perpétration négligente de leur crime suggère aux enquêteurs que ces exécuteurs des basses œuvres des Hells n’ont pas le souci du détail de leurs prédécesseurs et qu’il pourrait s’agir là d’une évolution des comportements. Cette hypothèse sera confirmée au fil des mois à venir, à l’occasion d’au moins une autre erreur sur la personne. NNN Yannick Beauregard, un trafiquant de Québec, apprend qu’il se trouve dans la mire des Hells. Il décide de se ranger et se prend en main. Il s’inscrit dans une maison de désintoxication de la Beauce. Mais il est trop tard : le 17 avril 2000, Dayle Fredette, Steve Duquette et Gaétan David sont dépêchés sur les lieux pour lui régler son compte. Le trio, embusqué à proximité de l’établissement et armé d’une longue carabine, voit un jeune homme sortir pour prendre l’air. Fredette croit reconnaître Beauregard : il ordonne au sniper de faire feu… Il s’avérera qu’ils ont tué un innocent en la personne de Danny Beaudin. Leurs employeurs des Hells ne leur en tiendront pas rigueur… mais ils s’abstiendront de leur verser la récompense promise. La poussière de cette tragique affaire est à peine retombée qu’en survient une autre où les tueurs des Hells se révéleront encore une fois négligents. Qui pis est, leurs erreurs permettront de les lier au meurtre de Serge Hervieux… NNN François Gagnon est un innocent en ce sens qu’il s’agit d’un garçon plutôt simple d’esprit. En 1977, à 18 ans, il est été arrêté avec 27 grammes de haschich et 7 grammes de marijuana en sa possession. Deux ans plus tard, il est inculpé de trafic de cocaïne. Il est appréhendé de nouveau en 1980 pour avoir vendu de petites quantités de cocaïne. Il écope alors de la plus lourde sentence à lui avoir été servie, soit 27 mois de prison.

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En 1986, il se fait pincer avec 25 grammes de haschich et est encore condamné à une peine de réclusion. L’année suivante, les gardiens de la prison de Bordeaux soupçonnent qu’au retour de ses permissions de fin de semaine, il introduit du haschich par voie stomacale… Ils le prennent sur le fait, mais il ne semble pas que l’affaire lui ait coûté cher en matière de sentence. Il demeure pusher tout au long de la première moitié des années 1990. Mais ensuite, ses activités criminelles deviennent pour le moins chaotiques. En 1997, il fait face à des accusations de menaces de mort à l’endroit d’un policier montréalais et de sa famille. Il sera également inculpé d’avoir menacé de s’en prendre au premier ministre du Canada, Jean Chrétien… On retire ces accusations à la suite d’une évaluation psychiatrique commandée par le tribunal. En contrepartie, Gagnon s’engage à prendre religieusement les médicaments qui lui ont été prescrits. L’année suivante, il commet une série de délits et de crimes étranges. Il sera accusé, par exemple, d’avoir endommagé sans raison les meubles de patio d’une pure étrangère. Le 22 juillet 1998, il tente de faire parvenir un colis suspect au journaliste Michel Auger, du Journal de Montréal. Il est arrêté à la suite de cet incident et, encore une fois, le juge exige qu’il soit soumis à un examen psychiatrique. Une amie de Gagnon est aussi arrêtée dans la foulée de cette affaire, après avoir proféré des menaces au journaliste, par téléphone. Le même Michel Auger dira un jour de lui : « Gagnon n’était qu’un minable petit truand malgré ses 350 livres… » Deux mois plus tard, il est de nouveau arrêté pour avoir proféré des menaces de mort à l’endroit de policiers montréalais. La cour exige une fois de plus un examen psychiatrique. Cette fois, Gagnon se montre beaucoup moins coopératif.

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Le psychiatre traitant expliquera au tribunal qu’il fait des difficultés, qu’il se présente à la clinique en état d’intoxication et se fait menaçant et agressif envers le personnel quand on refuse de lui prescrire de la benzodiazépine, un puissant tranquillisant. En 2000, François Gagnon a 41 ans. Cet ancien boucher souffre d’obésité, ce qui lui cause des problèmes de santé qui l’ont mis à la retraite forcée. Il vit de prestations d’aide sociale et traficote de la cocaïne pour payer sa consommation ­personnelle. Ce petit dealer marginal souffre donc de problèmes psycho­ logiques sérieux et est un patient assidu de l’Institut psychiatrique Louis-Philippe Pinel. Il s’est fait épingler par la police 26 fois en 20 ans ! Il a beau être un trafiquant à la petite semaine, il n’évolue pas moins dans un contexte explosif en cette année 2000. Dans son délire typique, il se dit sympathisant des Rock Machine depuis cinq ans. C’est sa mythomanie qui va lui coûter cher… Au début de cette année-là, des policiers l’avisent de se tenir aux aguets, car il figure sur une liste noire trouvée en possession d’un Rocker détenu à Bordeaux. Peut-être apeuré, il part s’établir quelques mois au NouveauBrunswick, mais il finit par rentrer à Montréal, résigné au pire. Il fait alors part à sa sœur de ses dernières volontés, dont celle d’être incinéré… Personne n’a dû penser qu’à force de clamer haut et fort qu’il était du camp des Rock Machine, il avait fini par attirer l’attention des ennemis jurés de ceux-ci. François Gagnon semblait du bien menu fretin pour les tueurs des Hells. Le soir du 6 juin 2000, deux hommes se pointent par l’esca­ lier de secours à l’arrière de son appartement et l’aperçoivent

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dans sa cuisine. Ils font feu à travers la porte dont la vitre vole en éclats. Leur victime s’écroule, mortellement atteinte. Une balle s’est logée dans le mur de la cuisine, provoquant la chute de la pile de l’horloge qui s’est arrêtée à 22 heures 08. Un des tireurs laisse tomber son arme sur le grillage métallique avant de repartir par où il est venu, suivi de son complice toujours armé. Ils dévalent l’escalier, font quelques pas à la course dans une cour arrière puis s’amènent sur le trottoir. À quelques pas de là, un troisième comparse les attend à bord d’une fourgonnette volée qui démarre aussitôt les deux tueurs montés à bord. À moins de mille mètres de là, les fuyards entendent retentir des sirènes de police, puis ils voient se pointer au loin une auto-patrouille. Le conducteur immobilise aussitôt la fourgonnette, les trois hommes en descendent et décampent sans demander leur reste. Ils apprendront par les médias que les policiers répondaient à un appel de détresse lancé par un citoyen de Saint-Léonard. Leur présence dans le voisinage n’avait rien à voir avec eux ! NNN Une fois encore, la police doit taire les détails de l’enquête. Ils sont pour le moins prometteurs.

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Dans la fourgonnette abandonnée des fuyards, les enquêteurs ont trouvé un bidon d’essence et des fusées de détresse devant servir à l’incendier. Mais pris de panique, comme on l’a vu, ils n’ont pas eu le temps de le faire. On a également mis la main sur deux revolvers, dont celui ayant servi à abattre la victime, abandonné sur la scène du crime. Mais leur plus belle découverte, les policiers l’ont faite pas très loin d’où la fourgonnette a été abandonnée. Les tueurs ont sans doute cru que ceux-ci ne se donneraient pas la peine de fouiller les environs au point de se mettre le nez dans les poubelles… ils se trompaient ! On a trouvé, dans l’une d’elles, deux paires de gants et autant de paires d’espadrilles. Sur lesquels on va pouvoir prélever des traces d’ADN. Les analyses réalisées en laboratoire permettent d’établir que deux des trois membres du commando de tueurs ont aussi abattu Serge Hervieux. On se retrouve devant un duo d’assassins qui tournent les coins ronds. Ils se sont attaqués dans un premier cas à une victime innocente et dans l’autre, à un petit trafiquant de troisième zone. D’autre part, il faut revenir au contexte explosif de cet été 2000 pour comprendre le pourquoi de l’élimination de François Gagnon. Pour les besoins de la guerre à outrance qu’ils mènent contre leurs ennemis, les Hells ont recruté ou formé des tueurs à la pelle. Forcément, à la longue, ils sont devenus de moins en moins exigeants dans leurs critères de sélection face à l’ampleur du travail à accomplir… Plus ils embauchaient d’hommes prêts à tout, mais pas nécessairement des lumières, plus ils risquaient de voir ceux-ci commettre de graves erreurs. Ces hommes de main ont fait des douzaines de victimes, et il commence à en manquer. Mais ces tueurs sont sur une lancée,

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ils continuent sur leur erre d’aller et ils font de moins en moins de discrimination quant au choix de leurs cibles. Et puis, on les paie grassement. Pour l’élimination d’un trafiquant indépendant sans importance comme Gagnon, ils touchent quand même 25 000 dollars ! En attendant de connaître le duo d’assassins qui a sévi contre Serge Hervieux et François Gagnon, les enquêteurs sont vite en mesure d’identifier le troisième complice de l’assassinat de ce dernier. Entre autres choses, on a trouvé ses empreintes sur la boîte de fusées qui devaient servir à incendier la fourgonnette. C’est donc à lui, le conducteur du véhicule, qu’incombait la tâche de faire disparaître les indices, mais il ne s’en n’est pas acquitté, ayant cédé à la panique. Il s’appelle Stéphane Hilaréguy et on le surnomme « Archie » parce que, comme le fameux personnage de la bande dessinée américaine, il a la figure ronde, ses cheveux tirent sur le roux et il a les joues piquées de taches de rousseur. Mais il est moins bon enfant qu’Archie Andrews. Les enquêteurs savent qu’il a participé, en juillet 1998, à l’assassinat d’Yvon Roy, un membre de l’Alliance.

Stéphane Hilaréguy, le tueur qui doit son surnom d’« Archie » à un personnage archiconnu des comics américains. 332

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Ils décident aussitôt d’épingler le motard admis au sein des Rockers en 1999. Mais celui-ci est introuvable. Ils se disent alors qu’il a senti le danger et qu’il se terre en attendant la fin de l’orage. Un tragique événement, survenu dix jours après l’assassinat de François Gagnon, leur fera comprendre que ses frères d’armes ont eux-mêmes réglé le cas du fugitif. Le 16 juin 2000, les pompiers d’un village de la vallée du Richelieu sont appelés sur les lieux de l’incendie d’une résidence. Dans les décombres, ils trouvent le cadavre calciné de la jeune femme d’Hilareguy, Natacha Desbiens, qui relevait de couches. À l’examen, il s’avérera qu’elle a été exécutée d’une balle à la tête. Ses tueurs ont eu un sursaut de miséricorde : à leur arrivée, les secouristes ont trouvé sur la pelouse un bébé de deux mois et demi enroulé dans une couverture et bien vivant… La postérité ne leur pardonnera pas pour autant d’avoir tué sciemment une victime innocente de plus en la personne de sa jeune mère. Pour quelle raison s’en serait-on pris à elle ? Les enquêteurs croient qu’il était connu des Rockers qu’Hilareguy étant très près de sa femme, il la tenait au courant de ses activités criminelles. Ce qui faisait d’elle un témoin gênant, pouvant nuire au gang si jamais elle découvrait le sort fait à son compagnon par ses amis motards. Alors, on l’aurait éliminé par mesure de prévention. La confirmation de la liquidation du père de l’orphelin de dix semaines, abandonné sur la pelouse d’une maison détruite par le feu, viendra deux ans plus tard, quand on trouvera ses restes enfouis dans un champ des Cantons de l’Est. Il avait la responsabilité d’incendier la fourgonnette dans laquelle il avait amené les tueurs de François Gagnon, mais il

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a plutôt paniqué et fui. On ne pardonne pas ce genre de bévue chez les Hells. Sont-ce ses deux complices dans l’assassinat de François Gagnon qui ont réglé son compte et celui de sa femme ? On ne le saura jamais. Quelques semaines plus tard, la nouvelle des négociations de paix entre les belligérants de la « guerre des motards » fait les manchettes. Bientôt, ceux-ci pourront passer à autre chose et se consacrer entièrement à leurs trafics et à leurs combines. C’est sans doute ce qu’ont entrepris de faire les deux assassins de Serge Hervieux et François Gagnon. Ils allaient apprendre que les forces de l’ordre ont la mémoire longue… NNN Le 28 mars 2001, la foudre s’abat sur les Hells, on leur assène une frappe d’une ampleur sans précédent au Canada : 2 000 policiers effectuent 254 perquisitions et arrêtent 118 motards. Des avis de recherche sont lancés contre dix autres.

Cet énorme coup de filet résulte de quatre grandes enquêtes au cours desquelles quelque 150 motards ont été mis sous écoute, ce qui a permis d’intercepter pas moins de 270 000 con­ versations et de procéder à plus de 1 150 filatures. L’Opération Printemps 2001 aboutit, entre autres résultats, à des maxi-procès où 42 Hells sont accusés non seulement de trafic de stupéfiants et de gangstérisme, mais aussi de complot pour les meurtres de treize personnes, dont Serge Hervieux et François Gagnon. On ne les compte plus, les victimes des tueurs des Hells, mais on a retenu ces affaires parce que dans leurs cas, l’accusation dispose de preuves solides. En effet, on connaît l’identité des assassins et on peut faire le lien entre eux et leurs commanditaires qui se trouvent au banc des accusés. Au cours des débats, on s’attarde sur chacun de ces meurtres. C’est ainsi qu’on fait déposer la sœur de François Gagnon, qui en était très proche et qui raconte la « p’tite vie » que menait ce trafiquant somme toute inoffensif. Massothérapeute de son état, cette femme de 40 ans étonne par sa prestance et par son verbe facile. Par son courage aussi : témoigner à charge contre les redoutables Hells ne l’intimide en rien. En ce qui a trait à l’assassinat de Serge Hervieux, on fait entendre son patron, Serge Bruneau, très mal à l’aise de se trouver à la barre des témoins. Il raconte les circonstances du drame et il prend la peine de mentionner que la moindre des choses qu’il avait pu faire pour son ami avait été d’acquitter la facture des funérailles… Au terme des procédures, plus de deux douzaines d’accusés sont sentenciés pour ces complots de meurtre, pour trafic de stupéfiants et pour gangstérisme. Il se trouve parmi eux des

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figures aussi connues que Francis Boucher, le fils de « Mom », Normand Robitaille, Denis Houle, Gilles Mathieu, René Charlebois et Richard Mayrand. Voilà pour ceux qui avaient commandé ou cautionné les deux sinistres exécutions. Mais qu’en était-il des deux tueurs qui avaient sévi dans les deux cas et qui avaient laissé des traces de leur ADN dans leur voiture de fuite ou sur des gants et des espadrilles ? Il semble que l’on n’ait pas pu les identifier tout de suite, mais ce n’était qu’une question de temps avant que les techniciens de l’Institut médico-légal et les enquêteurs ne parviennent à déterminer qui avait laissé ces précieux indices. Des années avaient passé depuis leur méfait et il n’en avait plus jamais été question. L’affaire allait-elle rester lettre morte ? Ou attendait-on d’en finir avec les maxi-procès pour régler leur sort ? Une première partie de la réponse vient en 2004 quand on fait un procès à Éric Fournier, 33 ans, pour le meurtre non prémédité de Serge Hervieux. Déclaré coupable, il écope de la prison à vie sans possibilité de libération conditionnelle avant 15 ans. Il purge déjà une sentence de 18 ans de prison, reçue au terme d’un des maxi-procès intentés la même année aux Hells et autres Rockers. Condamné à plusieurs reprises pour des crimes violents, ce Fournier avait été recruté par les Rockers en 1998 à la suite de son acquittement pour un meurtre prémédité commis à Québec. Il avait aussi été le garde du corps de Louis « Melou » Roy, un caïd des Hells, tombé victime d’une purge en juin 2000, peu après l’assassinat de François Gagnon.

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On ne lui intentera pas de procès pour l’assassinat de François Gagnon parce qu’il aurait écopé d’une sentence concurrentielle à celles qu’on lui avait administrées au terme du maxi-procès et pour le meurtre de Serge Hervieux. On aurait ainsi dépensé inutilement des fonds publics. Il reste alors à connaître l’identité de son complice dans les meurtres de Serge Hervieux et de François Gagnon. La police n’en a dit mot, on nage toujours en plein mystère. Il faut juste s’armer de patience. Six ans se sont écoulés depuis ces deux assassinats quand des policiers de la GRC procèdent, en février 2006, à l’arrestation d’un Québécois, Louis Cartier, établi depuis des années en Colombie-Britannique. La GRC a agi à la demande des enquêteurs de la Section des crimes non résolus de la police montréalaise. Celle-ci qualifie publiquement Cartier de tueur à gages des Hells. On apprend ainsi que tout comme son complice Fournier, il gravitait dans l’entourage de Louis « Melou » Roy. Il ne reste plus qu’à lui faire un procès, mais cela allait venir plus tard… beaucoup plus tard. En février 2012, le voilà finalement en cour. On n’a intenté qu’un seul procès à son complice Fournier et on ne l’a accusé que du meurtre non prémédité de Serge Hervieux. Mais dans le cas de Louis Cartier, le ministère public dispose d’assez de preuves pour lui reprocher les deux crimes et, en plus, l’accuser de meurtres prémédités, ce qui est beaucoup plus grave. Pour l’essentiel, le dossier d’accusation repose sur l’ADN de l’accusé trouvé dans une cagoule à la suite du meurtre de Serge Hervieux, et dans un gant pour ce qui est de l’assassinat de François Gagnon. La défense a beau prétendre que cette

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preuve d’ADN n’est pas suffisante, le jury adhère plutôt à la thèse de l’accusation et rend un verdict de culpabilité. Louis Cartier a alors 45 ans, il se voit infliger une peine de prison à vie sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans. Mince consolation pour les proches de Serge Hervieux et de François Gagnon, mais consolation quand même : un des tueurs de leur être cher a péri, deux autres ont été condamnés à la prison et certains de leurs commanditaires ont aussi dû en répondre… en partie. Peu d’intimes des trop nombreuses victimes innocentes de cette terrible guerre des gangs ont eu droit à une telle atténuation de leur chagrin. À ceux d’entre eux qui croient au ciel et à l’enfer, il reste un ultime remède moral : tous les assassins et leurs complices principaux ou subalternes auront à comparaître un jour devant la justice divine…

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Martin Robert, du chapitre de Montréal, sur son trente-et-un le soir de son mariage.

Épilogue

DES HELLS EN SMOKING

D

eux décennies se sont écoulées depuis que des semeurs de troubles, montés sur des Harley-Davidson et portant les couleurs des Hells Angels, sont parvenus à dominer l’échiquier du grand banditisme québécois, voire canadien. Le gang des rebelles d’antan compterait aujourd’hui une quarantaine de chapitres au pays, plus de 500 membres et quelque cent filiales appelées clubs-écoles. Leur épopée sanglante du siècle dernier appartient à l’histoire. Ce mauvais souvenir ne hante plus que les proches des tués et les estropiés, truands ou innocents, de la « guerre des motards ». Les vainqueurs du conflit roulent encore sur l’or et sur leurs motos pétaradantes mais on les voit aussi en tenue de gala pour de grandes occasions, telles les noces d’un des manitous du clan. Nos Hells Angels ont fait du chemin. Ils font désormais partie des meubles de la grande criminalité organisée trans­ nationale, ce fait acquis accepté par nos sociétés. Nous en sommes là.

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SOURCES IMPRIMÉES La plupart des événements racontés dans ce livre ont d’abord été couverts par la presse. Leurs comptes rendus ont été publiés dans Allô Police, Le Devoir, Le Droit, The Gazette, Le Journal de Montréal, Le Journal de Québec, Le Nouvelliste, Photo-Police, La Presse, Le Quotidien, Le Soleil, La Tribune et La Voix de l’Est.

BIBLIOGRAPHIE CHERRY, P., Les procès des motards, Les Éditions de l’Homme, 2007. DE CHAMPLAIN, P., Mafia, bande de motards et trafic de drogue, Éditions Asticou, 1990. LANGTON, J., La Face cachée des Hells, Les Éditions au Carré, 2006. MARSDEN, W. et SHER, J., La route des Hells, Les Éditions de l’Homme, 2003. MARSDEN, W. et SHER, J., Les anges de la mort, Les Éditions de l’Homme, 2006. MARTINEAU, P., Testament d’un tueur des Hells, Les Intouchables, 2002. OUELLET, G. et LESTER, N., Mom, Les Intouchables, 2005. SANGER, D., L’énigmatique Dany Kane, Les Éditions de l’Homme, 2005. SÉGUIN, F. et THIBAULT, Éric, Gallant : confessions d’un tueur à gages, Les Éditions du Journal, 2015.

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CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES P. 12 – « Selon un rapport confidentiel La guerre serait imminente entre groupes de motards », La Presse, 27 juillet 1986 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) P. 15 – BAnQ Vieux-Montréal, Fonds La Presse, Photographe non identifié. P. 16 – Wikipedia P. 18 – Pierre McCann, Archives La Presse, 15 mars 1969  P. 27 – « Les Hell’s Angels prennent le deuil », La Presse, 29 août 1993 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) P. 30 – Robert Mailloux, Archives La Presse, 12 septembre 1983 P. 37 – Robert Mailloux, Archives La Presse, 12 septembre 1983 P. 38 – « Le cadavre d’un deuxième motard est repêché dans le Saint-Laurent », La Presse, 3 juin 1985 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) P. 42 – « Pelletier passible de la prison à perpétuité », La Tribune, 19 mars 1974

Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) P. 47 – « Une bombe explose : 4 morts, 8 blessés », La Presse, 26 novembre 1984 « La bombe leur aurait explosé dans les mains », La Presse, 27 novembre 1984 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) P. 60 – « La vengeance est douce au cœur de l’Apache », La Presse, 9 février 1992 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) P. 64 – « Les attentats se multiplient dans le milieu des motards », La Presse, 12 août 1995 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) P. 83 – « Sylvain Pelletier déchiqueté dans son auto piégée », La Presse, 29 octobre 1994 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque)

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P. 90 – « La SQ s’invite chez les Hell’s », Le Nouvelliste, 4 avril 1995 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) P. 106 – Photo d’archives d’Allô Police P. 107 – « 390 000$ au délateur Quesnel », Le Soleil, 31 juillet 1995 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) P. 110 – Archives de la Ville de Québec, Droits réservés Ville de Québec. Fonds Le Soleil, Raynald Lavoie P. 118 – « La guerre des gangs fait une innocente victime », La Presse, 10 août 1995 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) P. 121 – « La pétition populaire en faveur d’une loi antigang prend du poids », La Presse, 30 août 1995 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) P. 123 – Photographe : Rémi Lemée Archives La Presse P. 124 – Photographe : Michel Gravel Archives La Presse P. 132 – Photographe : Alain Roberge Archives La Presse P. 139 – Photographe : Pierre McCann Archives La Presse P. 140 – « Un autre tueur passe aux aveux », La Presse, 19 juin 1997 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque)

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P. 167 – « L’œuvre de tueurs à gage, croit la police », La Presse, 9 septembre 1997 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) P. 184 – Photographe : Robert Skinner Archives La Presse P. 188 – Photographe : Bernard Brault Archives La Presse P. 194 – Photographe : Denis Courville P. 198 – « Frank Cotroni a appris la nouvelle de l’attentat contre son fils de sa cellule », La Presse, 25 août 1998 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) P. 201 – « Frank Cotroni a appris la nouvelle de l’attentat contre son fils de sa cellule », La Presse, 25 août 1998 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) P. 213 – « Funérailles imposantes pour Paul Cotroni », La Presse, 29 août 1998 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) P. 214 – « La retraite de Frank Cotroni… », Allô Police, 20 avril 1997 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) P. 218 – « Ginette Reno et Ferland ont chanté pour les Hells », La Presse, 11 août 2000 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque)

P. 232 – En haut – « Ginette Reno et Ferland ont chanté pour les Hells », La Presse, 11 août 2000 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) – À droite – « Ginette s’excuse, Jean-Pierre s’explique Hells », La Presse, 12 août 2000 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) P. 241 – « Ces policiers semaient la pagaille », La Presse, 6 février 2014 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) P. 245 – Photographe : Martin Chamberland Archives La Presse P. 246 – « Robert Savard : un shylock près des Hells », La Presse, 8 juillet 2000 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) P. 250 – À gauche « Le caïd Desjardins arrêté », La Tribune, 21 septembre 2011 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) – À droite – Photo d’archives en ligne P. 258 – « Un proche de Mom Boucher abattu », La Presse, 8 juillet 2000 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) P. 262 – Photographe : Pierre McCann Archives La Presse

P. 263 – Photographe : Gilbert Duclos P. 265 – « Elles Angels », Voir, 24 au 30 janvier 2002 P. 272 – « Deux hommes tués dans un bar de danseuses de Côte-Saint-Paul », La Presse, 13 janvier 2000 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) P. 277 – En haut – « Rafales de mitraillette dans un bar : 4 morts et 5 blessés », La Presse, 14 février 1975 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) – En bas – « Un ancien gérant d’affaires de la FTQ-Construction recherché », La Presse, 15 février 1975 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) P. 281 – « Fusillade à Verdun », La Presse, 11 août 1998 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) P. 285 – « Reddition surprise d’un assassin présumé », La Presse, 14 mars 2000 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) P. 289 – Photographe : Martin Chamberland Archives La Presse P. 294 – « La guerre des motards n’est pas finie », La Presse, 19 avril 2000 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque)

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P. 308 – Photographe : Remi Lemée Archives La Presse P. 318 – « Hervieux aurait été battu par erreur », La Presse, 28 août 1999 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) P. 321 – « Deux danseuses périssent », La Voix de L’Est, 3 juin 1994 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) P. 322 – « Les assassins de Guy Lemay se sont trompés de cible », La Presse, 9 janvier 1997 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) P. 323 – « Un détective privé abattu à Sainte-Foy », La Soleil, 8 janvier 1999 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque)

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P. 330 – « Gagnon, victime de sa sympathie pour les Rock Machine », La Presse, 8 juin 2000 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) P. 334 – « Le ciel tombe sur la tête de « Mom » et des Hell’s », Le Soleil, 29 mars 2001 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque) P. 340 – En haut –Photographe : Catherine Lefevbre Archives La Presse – En bas – « Les Hells Angel ont détrôné la mafia », La Presse, 19 novembre 2016 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale (site Grande Bibliothèque)

DU MÊME AUTEUR Les Grands procès du Québec, Éditions Stanké, 1993. Des Crimes et des hommes, Éditions Stanké, 1996. Le Red Light de Montréal, VLB éditeur, 1997. Les Bas-fonds de Montréal, VLB éditeur, 1998. Grands procès, Éditions La Presse, 2019. Le Mensonge du siècle, Éditions La Presse, 2021.

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TABLE DES MATIÈRES PRÉAMBULE



11

13 moments dans la vie des Hells Angels du 20e siècle CHAPITRE 1



13

Messieurs de la police et du crime organisé, voici « Boss » CHAPITRE 2

39

Les Hells au bord de l’abîme CHAPITRE 3

65

Bonjour les dégâts ! CHAPITRE 4

91

Itinéraire d’un jeune homme dangereux CHAPITRE 5

119

Chronique de tragédies annoncées CHAPITRE 6

141

Les amants assassins CHAPITRE 7

167

La chasse aux tueurs CHAPITRE 8

199

Qui en voulait au fils Cotroni ? CHAPITRE 9

219

La tragédie des erreurs CHAPITRE 10

247

Hells Angels vs Elles Angels CHAPITRE 11

273

La dernière poche de résistance aux Hells CHAPITRE 12

295

Le brasseur de millions CHAPITRE 13

319

Le massacre des innocents ÉPILOGUE



341

Des Hells en smoking Sources imprimées Bibliographie Crédits photographiques Du même auteur

343 343 345 349

Le roman vrai et noir des Hells Angels québécois du 20e siècle : voilà ce que propose Daniel Proulx dans ce livre-reportage enrichi de multiples photos. Dans le dernier quart du 20e siècle, en quelque vingt ans à peine, une bande de motards hors-la-loi a conquis les sommets du grand banditisme. Il s’agit d’un fait unique dans l’histoire de la criminalité organisée occidentale. Les maxi-procès intentés aux Hells Angels québécois de 2002 à 2004, d’autres causes contre eux ou leurs ennemis entendues par la suite, puis l’Opération SharQc (2009) ont apporté des révélations juteuses sur les événements clés de cette montée en puissance du plus fameux gang au pays. Les Années de plomb mettent en scène cette spectaculaire ascension, en treize moments charnières. L’auteur a puisé dans les archives pour raconter par le détail les procédés, les manœuvres psycho­ logiques et les desseins des protagonistes de chacun de ces épisodes dramatiques qui ont marqué la société québécoise.

Daniel Proulx raconte l’histoire de la criminalité québécoise depuis plus de trente ans. Il l’a fait par la voie de chroniques publiées dans la presse écrite, de livres, d’un balado et de séries télé dramatiques ou documentaires. En 2019, Grands Procès puis, en 2021, Le Mensonge du siècle, ont paru aux Éditions La Presse.

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