Guy Debord 2347002147, 9782347002145


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Table of contents :
Michalon Éditeur
Guy Debord, au-delà du mythe
Repères biographiques
I. « La suite était déjà contenue dans le commencement de ce voyage »
– De la création des situations à la contestation du spectacle
II. « Le soleil qui ne se couche jamais sur l’empire de la passivité moderne62 » – La société comme spectacle, le spectacle comm
III. « Soyez réalistes, demandez l’impossible » – Renverser le spectacle, l’enjeu 68 pour Guy Debord
IV. Le « talon de fer » du spectacle
V. Se sauver du spectacle
VI. Que faire de Guy Debord ?
Repères bibliographiques
Table des matières
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Guy Debord
 2347002147, 9782347002145

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par Emmanuel Roux

des sources fondamentales de la modernité artistique, philosophique et politique : la promesse rimbaldienne de « changer la vie », la critique de la domination de la valeur d’échange, la tradition civique et démocratique du conflit et de la liberté. En un mot, la réappropriation de la vie historique.

Guy Debord

Guy Debord (1931-1994) est un penseur singulier, voire unique : plus on s’éloigne du temps où il a écrit, plus les phénomènes qu’il a décrits, la destruction du vivant, les nouvelles modalités de contrôle de la vie sociale, l’éloignement de toute réelle démocratie, semblent se confirmer. Pour penser l’unité de ce régime civilisationnel inédit, il a forgé la notion de « spectacle », ce soleil qui ne se couche jamais sur l’empire de la passivité moderne, miroir de la dépossession dont il n’aura de cesse de poursuivre l’explication pour le contester à défaut d’avoir pu le renverser en 1968. Au-delà du « mythe », de la singularité d’une vie et d’un style, Debord se situe au carrefour

par Emmanuel Roux

Emmanuel Roux, agrégé de philosophie, est philosophe et essayiste. Il a consacré plusieurs livres à la tradition civique et démocratique, ancienne et moderne. Il est notamment l’auteur de George Orwell. La politique de l’écrivain dans la collection « le bien commun ».

ISSN 1269-8563 ISBN 978-2-84186-973-2

2022-VI

12 €

Illustration de couverture : DR

Guy Debord

Guy Debord par Emmanuel Roux

Abolir le spectacle

Guy Debord Abolir le spectacle

Du même auteur : Machiavel, la vie libre, Raisons d’agir, 2013. George Orwell. La politique de l’écrivain, Michalon, coll. Le bien commun, 2015. Michéa, l’inactuel, Le Bord de l’eau, 2017. La cité évanouie : Au-delà du progressisme et du populisme, L’Escargot, 2019.

Emmanuel Roux

Guy Debord Abolir le spectacle

Michalon Éditeur

Collection « Le bien commun » créée par Antoine Garapon et dirigée par Adeline Baldacchino

© 2022, Michalon Éditeur 9, rue de l’École-Polytechnique – 75005 Paris www.michalon.fr ISBN : 978-2-84186-973-2

Guy Debord, au-delà du mythe « Je me flatte d’être un très rare exemple contemporain de quelqu’un qui a écrit sans être tout de suite démenti par l’événement, et je ne veux pas dire démenti cent fois ou mille fois, comme les autres, mais pas une seule fois. Je ne doute pas que la confirmation que rencontrent toutes mes thèses ne doive continuer jusqu’à la fin du siècle, et même au-delà : j’ai compris les facteurs constitutifs du spectacle “dans le cours du mouvement et conséquemment par leur côté éphémère”, c’est-à-dire en envisageant l’ensemble du mouvement historique qui a pu édifier cet ordre, et qui maintenant commence à le dissoudre. À cette échelle, les onze années passées depuis 1967, et dont j’ai pu connaître d’assez près les conflits, n’ont été qu’un moment de la suite nécessaire de ce qui était écrit ; […]. Pendant ce temps, le spectacle n’a fait que rejoindre plus exactement son concept ». Préface à la quatrième édition italienne de La Société du spectacle (1978) Guy Debord est un penseur singulier et, par certains côtés, unique : plus on s’éloigne du temps où il a écrit (du début des années 50 au début des années 90), 7

plus l’évolution des choses semble, sinon confirmer sa pensée, du moins lui donner une incontestable pertinence. La planète malade, la destruction du vivant, la technologie mise au service du contrôle social et politique, la destruction de la ville, la falsification de l’alimentation, le recul de la raison collective concomitante au règne de l’expert, l’impossibilité de toute réelle démocratie, bref, ce régime de séparation généralisée que Debord a appelé le « spectacle » produit sans cesse de nouveaux effets alors que s’affaiblit notre capacité à y résister. La pensée critique s’exténue, les pratiques adéquates et salutaires de contestation se raréfient. Telle la bulle surgissant de la mer dans la série Le Prisonnier, le « spectacle » a toujours le dernier mot pour digérer toute forme d’altérité, jusqu’à préférer celle qui lui convient le mieux, ô privilège de pouvoir choisir ses ennemis ! Le spectacle est ainsi devenu ce monde unifié dont on ne peut s’exiler1. Rarement, un tel concept aura connu une diffusion proportionnelle à la mesure de l’oubli de son sens originel. La réception de ce concept, dont Debord a toujours cherché à révéler la profondeur de ses transformations, a lentement dérivé vers un lieu d’insensibilité politique alors même qu’il a été construit pour doter la contestation de sa théorie la plus efficace. Ceux « qui veulent ébranler réellement une société établie doivent formuler réellement une théorie qui explique fondamentalement cette société2 ». Tel a été le dessein de son œuvre. Or, la vue de ce dessein s’est 1. Détournement de « Dans un monde unifié, on ne peut ­s’exiler  », Panégyrique I, 1989, OE, p. 1673. 2.  « Préface à la quatrième édition italienne de La Société du ­spectacle », 1979, OE, p. 1464. 8

obscurcie. Ce dernier a été recouvert progressivement par le « mythe » Debord. L’ennemi du spectacle est devenu dans la représentation courante une sorte de Lacenaire3 des lettres, homme de « grand fond » tel Balthasar Gracian, stratège à la Machiavel, chef de parti comme le cardinal de Retz, buveur, jouisseur, hédoniste et janséniste. Debord lui-même a contribué à sa réputation, affirmant en 1985 qu’« en grande partie, le travail du négatif en Europe, pendant toute une génération, a été mené par moi4 ». Même si cette affirmation est loin d’être fausse, elle est à l’origine d’une notoriété ambiguë. En effet, si, comme il le dit, « une notoriété anti-spectaculaire est devenue quelque chose d’extrêmement rare », si « être connu en dehors des relations spectaculaires, cela équivaut déjà à être connu comme ennemi de la société5 », cette notoriété a produit une figure du spectacle digérée, récupérée, annexée, neutralisée, autant par ses ennemis que par ses amis ou laudateurs (tels les « pro-situs » après-68). Debord est devenu une figure contemplée. Même si le mythe s’est nourri du refus « de devenir une autorité [tant] dans la contestation de la société que dans cette société même6 », la publication de son œuvre chez Gallimard au début des années 90, l’admiration proclamée d’écrivains à la large surface médiatique et éditoriale (tel Philippe Sollers), l’éloge d’une œuvre réduite à son style et son esthétique, l’annexion par 3.  Pierre-François Lacenaire (1803-1836). 4.  Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici, 1985, OE, p. 1572. 5.  Commentaires sur la société du spectacle, 1988, OE, p. 1601. 6.  In girum, OE, p. 1392. 9

la culture « Canal+7 », une reconnaissance « officielle » lors d’une exposition à la bibliothèque nationale en 20138, etc., tout ceci a contribué autant à renforcer un « mythe » du spectacle, désormais institutionnalisé, qu’à brouiller la perception d’une œuvre entièrement consacrée à le dévoiler et le renverser. Comme il l’a écrit dans son dernier texte, Debord a dit de son œuvre qu’« elle se voulait un désagréable portrait de la société présente », qui, d’ailleurs, « a été reconnue ressemblante9 ». La pensée de Guy Debord a l’ambition d’aller au « centre même du monde existant10 », expliquer d’où vient un « paysage dévasté par la guerre qu’une société se livre contre elle-même, contre ses propres possibilités11 ». Pour y parvenir, il a forgé le concept de « spectacle » et y a consacré 7.  La chaîne diffusa en 1995 le film de Brigitte Cornand (auquel participa Debord), Guy Debord, son art et son temps qui débute par un extrait de l’émission de Michel Polac Libre et change (M6) au cours de laquelle le journaliste Franz-Olivier Giesbert (qui venait de quitter Le Nouvel Observateur pour Le Figaro) se livrait à une critique des Commentaires sur la société du spectacle. Debord, qui avait vu le coup venir, y avait écrit que le spectacle « pourrait dire, un jour, si cela paraissait souhaitable, que cet écrit est une entreprise de désinformation sur le spectacle ; ou bien, c’est la même chose, de désinformation au détriment de la démocratie » (OE, p.  1621). C’est presque ce que dit le journaliste transfuge mot pour mot. 8.  « Debord, un art de la guerre » (2013). Voir le texte de Stéphane Zagdanski On a marché sur Guy Debord qui fustige « l’impasse sur ses vingt dernières années de combat et d’écriture, qui seules permettent de comprendre notre époque et les ultimes sournoiseries du Spectacle en 2013, dont cette exposition est le parfait spécimen ! » (Bibliobs, juin 2013). 9.  Cette mauvaise réputation, 1993, OE, p. 1823. 10.  « Préface à la quatrième édition italienne de La Société du spectacle », OE, p. 1464. 11.  In girum…, p. 1398. 10

quasiment toute son œuvre. L’œuvre de Debord ne se réduit certes pas à la théorie du spectacle mais la plus grande part de ce que Debord a créé, dans son œuvre écrite ou cinématographique, est liée au spectacle. Sa puissance d’écriture a été mise au service d’une constante visée politique : ­comprendre l’unité d’un régime civilisationnel, réductible ni au libéralisme, ni au capitalisme, ni à la société de consommation, qu’il appelle spectacle pour y introduire les notions essentielles de passivité, de séparation, de dépossession, de désarmement progressif de toute contestation et pensée critique qui le vise en tant que tel. Ce régime civilisationnel, cette société, à l’instar de l’INGSOC dans 1984 de George Orwell, « pense qu’elle n’a été jusqu’ici que trop patiente et trop bonne », et « ne veut plus être blâmée12 ». Moins elle est contestée, plus sa négation s’affaiblit et se disperse13, moins elle supporte d’être prise en défaut et de devoir rendre compte de ce qu’elle fait. De manière objective ou intentionnelle, le spectacle est cet ordonnancement du monde qui chasse le dehors et la dialectique, qui veut être tout jusqu’à sa propre contestation. C’est le caractère inédit, sans précédent et irréversible de ce nouveau régime qui se donne à lire et comprendre dans l’œuvre de Debord. C’est bien le lieu de la pensée qu’il faut occuper, afin de s’éloigner de toute fossilisation spectaculaire, qui est l’objet de ce livre.

12.  Commentaires, OE, p. 1608. 13.  « La négation a été si parfaitement privée de sa pensée, qu’elle est depuis longtemps dispersée », Commentaires, OE, p. 1643.

Repères biographiques

Guy Debord est né à Paris en 193114. Après le décès de son père en 1935, il est élevé par sa mère et sa grand-mère. La famille déménage à Nice en 1939, à Pau en 1942, puis se fixe à Cannes en 1944. Sa mère se remarie en 1945 avec le notaire Charles Labaste dont elle aura deux enfants. Guy Debord passe son baccalauréat en 1951 et vient à Paris. Il vit à l’hôtel rue Racine et fréquente les lettristes réunis autour du fondateur du mouvement, Isidore Isou. En rupture avec Isou, il fonde en 1952 avec plusieurs amis l’Internationale lettriste qui se dote d’une revue, ­Potlach, en 1954. En 1957, il est à l’origine, notamment avec sa femme Michèle Bernstein15, de la fondation 14.  Il s’agit de repères généraux, les éléments biographiques nécessaires à la compréhension de l’œuvre et de la pensée sont introduits dans le cours de l’ouvrage. Debord a donné un « aperçu chronologique » de sa vie à la fin de Panégyrique II (OE, p. 1760). Sur la vie de Debord, la biographie la plus riche et complète est celle de Christophe Bourseiller, Vie et mort de Guy Debord, Plon, 1999, réédition Pocket, 2016. 15.  Guy Debord et Michèle Bernstein se rencontrent en 1952 et se marient en 1954. Ils divorceront en 1972 lorsque Guy ­Debord et Alice Becker-Ho, avec laquelle vit Debord depuis 1964, ­décident de se marier. 13

de ­l’Internationale situationniste qui connaitra une activité soutenue tout au long des années 60, en particulier dans les années précédant 68 (il publie en 1967 le texte fondateur de sa pensée, La Société du spectacle) et pendant Mai 68. L’I.S. sera dissoute en 1972. Dans les années 70, Debord réalise ses deux longs-­métrages (La Société du spectacle en 1973, In girum imus nocte et consumimur igni en 1978), réside souvent en Italie et est proche de la section italienne de l’ex-I.S. Depuis le début de la décennie, il est un ami proche de Gérard Lebovici, producteur de cinéma et fondateur des éditions Champ libre où Debord publie désormais ses écrits (y compris les rééditions de La Société du spectacle). Gérard Lebovici est assassiné en 1984. Champ libre devient les éditions Gérard Lebovici et Debord continuera à y publier ses textes jusqu’au début des années  90. En 1991, Gallimard devient son éditeur pour toute son œuvre. Guy Debord met fin à ses jours en 1994 dans sa maison de Champot en Haute-Loire. Il souffrait depuis 1990 d’une polynévrite alcoolique.

I. « La suite était déjà contenue dans le commencement de ce voyage »16 – De la création des situations à la contestation du spectacle

Le cheminement de la pensée de Guy Debord depuis la création de l’Internationale lettriste (I.L.) en 1952 jusqu’à la publication de La Société du spectacle en 1967 est retracé ici. Un essai de périodisation est toujours réducteur mais permet de fixer les idées. Les quinze années peuvent être réparties en deux grandes séquences : entre 1952 et la fin des années 50 puis entre ce moment et 1967. Dans la première séquence, qui correspond aux cinq années de l’I.L. et aux premières années de l’Internationale situationniste (I.S.), entre 1957 et 1960, Debord et ses amis vont au bout de la rupture surréaliste, cherchent à réunir les éléments nécessaires à la construction des « situations », entreprennent de mener une critique radicale de la « séparation » en introduisant la notion de spectacle. À partir du début des années 60, la dimension a­ rtistique 16.  Panégyrique I, OE, p. 1668. 15

et esthétique de l’I.S. laisse place à un temps d’élaboration théorique et politique débouchant sur les trois grands textes fondateurs que sont De la misère en milieu étudiant de Mustapha Khayati en 1966, et surtout Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem et La Société du spectacle de Guy Debord en 1967, ces deux derniers textes étant considérés par Debord comme les « arcs-boutants17 » de la pensée situationniste. Ces années sont marquées par une forte dimension collective même si la production de l’I.L. puis de l’I.S. repose beaucoup sur l’écriture de Debord. En effet, en dehors de son premier film, Hurlements en faveur de Sade, en 1952, et de Mémoires en 1958, les textes de Debord figurent dans les revues de l’I.L., de Potlach et de l’I.S.

La « situation » comme dépassement et réalisation de l’art La première notion clé de l’œuvre de Debord est la situation qui apparait très tôt dans son œuvre. « Les arts futurs seront des bouleversements de situations, ou rien18 », écrit-il en effet en 1952, l’année de la fondation de l’Internationale lettriste. Dans son premier court-métrage, Hurlements en faveur de Sade, il affirme qu’une « science des situations est à faire, qui empruntera des éléments à la psychologie, aux statistiques, à l’urbanisme et à la morale. Ces éléments devront 17.  Lettre de Guy Debord à Raoul Vaneigem, 8 mars 1965, OE, p. 681. 18.  « Prolégomènes à tout cinéma futur », revue Ion, 1952, OE, p. 46. 16

concourir à un but absolument nouveau : une création consciente de situations19 ». La création de situations est pensée comme dépassement et réalisation de l’art. En effet, la poésie « est toute dans le pouvoir des hommes sur leurs aventures. La poésie se lit sur les visages. Il est donc urgent de créer des visages nouveaux. La poésie est dans la forme des villes. Nous allons donc en construire de bouleversantes. La beauté nouvelle sera DE SITUATION, c’est-à-dire provisoire et vécue20 ». Debord s’inscrit dans l’héritage de l’intention surréaliste tout en critiquant les formes que ce dernier a retenues pour incarner le dépassement de l’art21. Si l’art en tant que représentation ne peut plus tenir les promesses de la « vie la plus libre possible et la plus dégagée des mesquineries qui enferment les gens22 », l’art devra être fidèle à la promesse rimbaldienne de « changer la vie ». Dans la plupart de ses œuvres et textes de la maturité, Debord n’aura de cesse d’en revenir aux premières années lettristes comme à l’expérience fondatrice. Un de ses derniers textes, Panégyrique, publié 19.  Hurlements en faveur de Sade, scénario définitif, 1952, OE, p. 63. Premier film et première œuvre de Debord, « à la fois scène primitive et scandale mythique, dont beaucoup sinon tout découle : le détournement de textes (et plus tard d’images), promis à un bel avenir puisqu’il sera au cœur de l’écriture de Debord, et surtout une (anti)-esthétique déjà “anti-spectaculaire” : plus d’images, rien à voir, passons au débat, dialogue contre spectacle » (Vincent Kaufmann, OE, p. 25). 20.  « Réponse de l’Internationale lettriste à deux enquêtes du groupe surréaliste belge », revue La Carte d’après nature, juin 1954, OE, p. 119. 21.  Dans le texte All King’s Men en janvier 1963, Debord écrira : « Le surréalisme est vite devenu un réformisme du spectacle, une critique d’une certaine forme du spectacle régnant, menée à l’intérieur de l’organisation dominante du spectacle. » (OE, p. 616). 22.  Lettre à Hervé Falcou, 5 mars 1950, OE, p. 34. 17

en 1989, est construit à partir du moment décisif de la fin 1952 et du début 1953 « entre la rue de Buci et la rue du Four » à Paris23. En 1978, dans un texte majeur, la « Préface à la quatrième édition italienne de La Société du spectacle », Debord revient sur la genèse du texte de 1967 pour en établir la filiation depuis 1952 : « Quinze ans auparavant, en 1952, quatre ou cinq personnes peu recommandables de Paris décidèrent de rechercher le dépassement de l’art. Il apparut que, par une conséquence heureuse d’une marche hardie sur ce chemin, les vieilles lignes de défense qui avaient brisé les précédentes offensives de la révolution sociale se trouvaient débordées et tournées. On découvrit là l’occasion d’en lancer une autre. Ce dépassement de l’art c’est le “passage au nord-ouest” de la géographie de la vraie vie, qui avait été si souvent cherché pendant plus d’un siècle, notamment à partir de la poésie moderne s’autodétruisant. Les précédentes tentatives, où tant d’explorateurs s’étaient perdus, n’avaient jamais débouché sur une telle p ­ erspective24 ». Dès 1952, la « poésie moderne s’autodétruisant » (c’est-à-dire changeant la vie dans la vie) et le « drapeau des révolutions » participent du même devenir. À partir de 1954, la question de la création de situations est traversée par une approche à la fois esthétique et politique. En revenant sur la création de la revue Potlach, Debord écrira en novembre  1985 que « l’intention stratégique de Potlach était de créer certaines liaisons pour constituer un mouvement nouveau, qui devait être d’emblée une réunification 23. La portée de ce texte est analysée dans le chapitre  V « Se ­sauver du spectacle ». 24.  « Préface à la quatrième édition italienne de La Société du ­spectacle » (1978), OE, p. 1464. 18

de la création culturelle d’avant-garde et de la critique révolutionnaire de la société25 ». Ces deux dimensions sont comme le positif et le négatif de ce « mouvement nouveau ». Cette « création culturelle d’avant-garde » ne prend plus alors la forme de l’avant-garde dadaïste ou surréaliste. Elle correspond au temps de la bohème du café Moineau (« le café de la jeunesse perdue » évoqué dans son film de 1978 In girum imus nocte et consumimur igni), de l’impératif « Ne travaillez jamais » écrit à la craie sur le mur du palais Conti, au bout de la rue de Seine. C’est l’époque au cours de laquelle « le point culminant du temps avait été découvert », où « chacun buvait quotidiennement plus de verres qu’un syndicat ne dit de mensonges pendant toute la durée d’une grève sauvage26 ». Ces paroles du film In Girum sont accompagnées des portraits des compagnons de ce temps : Ivan Chtcheglov27, Gil Joseph Wolman28, Ghislain de Marbaix29. C’est en mémoire des amis de ce temps et de la vie qu’ils menaient que Debord 25.  Présentation des 29 numéros de Potlach, 1954-1957 (Éditions Gérard Lebovici, novembre 1985), OE, p. 130. 26.  In girum imus nocte et consumimur igni, OE, p. 1367. 27. Ivan Chtcheglov, dit Gilles Ivain (1933-1998), peintre et écrivain d’origine russe, eut une influence importante sur l’I.L., notamment concernant la formulation d’un nouvel urbanisme (« urbanisme unitaire »). Il apparaît également dans Panégyrique II. 28. Gil J.  Wolman, cinéaste et écrivain français (1929-1995), proche d’Isidore Isou, le fondateur du lettrisme, puis fondateur avec Debord de l’I.L., auteur du film L’anticoncept et avec Debord d’un important texte sur le détournement en 1956 (voir II). Exclu de l’I.L. quelques mois avant la création de l’I.S. il répondit à ­Debord que « L’un n’exclut pas l’autre ». 29.  Ghislain Desnoyers de Marbaix, « habitué » du café Moineau, fut assistant-réalisateur sur certains films de Debord. Figure également dans Panégyrique II. 19

dira dans In girum que « rien ne traduisait ce présent sans issue et sans repos comme l’ancienne phrase qui revient intégralement sur elle-même, étant construite lettre par lettre comme un labyrinthe dont on ne peut sortir, de sorte qu’elle accorde si parfaitement la forme et le contenu de la perdition : In girum imus nocte et consumimur igni. Nous tournons dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu30 ». La création quitte ainsi la représentation pour se situer dans la vie elle-même. Construire les situations propices à « faire de la vie un jeu intégral passionnant31 » c’est chercher d’abord les matériaux de construction des situations les plus adéquats, « travailler à la prise de conscience la plus étendue des éléments qui déterminent une situation32 ». Les membres de l’I.L. repèrent ces éléments dans la « psychogéographie33 », la « dérive » (« technique du passage hâtif à travers des ambiances variées34 »), et l’« urbanisme unitaire » selon 30.  Idem, p. 1371. In girum imus nocte et consumimur igni est un vers attribué à Virgile. Il s’agit d’un palindrome car pouvant se lire de gauche à droite et de droite à gauche. 31.  Les lèvres nues, septembre 1955, OE, p. 205. 32.  Potlach, n°  20, mai 1955, OE, p. 175. 33. Le peintre Ralph Rumney, un des fondateurs de l’I.L. en 1957, explique que « la psychogéographie se préoccupe du rapport entre les quartiers et les états d’âme qu’ils provoquent. V ­ enise, comme Amsterdam et le Paris d’antan se prêtent à plusieurs possibilités de dépaysement » (Le Consul, Entretien avec Gérard ­Berreby, 2018, Éditions Allia, p. 72). Ralph Rumney est l’auteur de The Leaning Tower of Venice, un itinéraire de « dérive » propre à « déspectaculariser » Venise. Debord écrivit une préface pour ce livre mais comme il ne fut jamais terminé le texte s’intitula « Préface pour un livre projeté par Ralph Rumney » (OE, p. 332-5). 34.  « Théorie de la dérive », Les lèvres nues, n° 9, novembre 1956, OE, p.  251. Debord ajoute que « Le concept de dérive est indissolublement lié à la reconnaissance d’effets de nature ­ psychogéographique, et à l’affirmation d’un comportement 20

lequel « un jour, on construira des villes pour dériver35 ». Le négatif, de son côté, est la critique de tout ce qui s’oppose à cette vie libre non séparée d’elle-même, en particulier de tout ce qui l’assigne à la contemplation d’un spectacle.

Le spectacle pour dire la séparation Le texte clé pour saisir ce lien entre la création de situations et la critique du spectacle est le Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste internationale, texte qui fonde l’Internationale situationniste36 en juillet 1957 à Cosio d’Arroscia en Italie (Ligurie). l­udique-constructif, ce qui l’oppose en tous points aux notions classiques de voyage et de promenade ». 35.  Idem. C’est dans ce texte que Debord cite l’étude du géographe Paul-Henri Chombart de Lauwe Paris et l’agglomération parisienne que les situationnistes utilisaient pour montrer l’étroitesse du Paris réel dans lequel vivent les individus (Chombart de Lauwe prenait l’exemple d’une étudiante habitant le 16e  arrondissement dont les déplacements se limitaient à sciences po, son domicile et son professeur de piano) à l’opposé des potentialités infinies de la « dérive ». 36.  Par rapport à l’I.L., l’objet de l’I.S. est d’élargir l’approche des situations, tant du point de vue théorique que du point de vue de la contribution artistique et esthétique, d’où sa composante plurielle (I.L., Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste d’Asger Jorn, Comité psychogéographique de Londres de Ralph Rumney) et sa constitution délibérément européenne, ses ­ composantes étant française (Debord, Michèle Bernstein), danoise (Asger Jorn), italienne (Giuseppe Pinot-Gallizio, Piero Simondo, Walter Olmo), anglaise (Ralph Rumney). 21

Le concept de « spectacle » est introduit en référence explicite à Bertolt Brecht. « Dans les États ouvriers, seule l’expérience menée par Brecht à Berlin est proche, par sa mise en question de la notion classique de spectacle, des constructions qui nous importent aujourd’hui37 ». Patrick Marcolini, dans son ouvrage sur le mouvement situationniste, indique très clairement que « c’est très probablement au dramaturge allemand que les situationnistes doivent la problématique centrale du spectacle, qu’ils vont transférer du champ esthétique au champ social : le phénomène de l’identification psychologique du spectateur à la chose contemplée, qu’il s’agisse d’un personnage dans lequel il se reconnaît, d’une situation dans laquelle il se projette, ou d’un objet à forte valeur symbolique. Cette identification est productrice d’un double effet de sidération et d’adhésion, par lequel le spectateur, bien que maintenu à distance dans un état de passivité, participe affectivement à ce qui lui est donné à voir. Et c’est précisément cette identification que le théâtre de Brecht visera à briser, sortant ainsi des cadres du théâtre traditionnel38 ». Le lien est explicitement établi par Debord entre mettre fin à la situation passive du spectateur et l’émergence des situations : « La construction de situations commence au-delà de l’écroulement moderne de la notion de spectacle. Il est facile de voir à quel point est attaché à l’aliénation du vieux monde le principe même du spectacle : la non-intervention. On voit, à 37.  Rapport sur la construction de situations…, OE, p. 320. L’italique est de l’auteur. Lorsqu’il provient du texte lui-même de ­Debord, il sera indiqué : [souligné par Debord]. 38.  Le mouvement situationniste, une histoire intellectuelle, 2013, L’Échappée, p. 115-6. 22

l’inverse, comment les plus valables des recherches révolutionnaires dans la culture ont cherché à briser l’identification psychologique du spectateur au héros, pour entraîner ce spectateur à l’activité, en provoquant ses capacités de bouleverser sa propre vie39 ». Créer les situations implique de briser la position passive du spectateur et son « identification psychologique au héros » pour pouvoir se retrouver lui-même dans son propre spectacle. C’est clairement dit aussi dans un passage tiré de la Préface « pour un livre projeté par Ralph Rumney » : « Dans le contexte actuel de l’aliénation, l’extériorisation des hommes, on le sait, se retourne contre eux. L’art moderne est arrêté par l’atrophie de l’œuvre (impossibilité d’entreprendre une construction étendue, faute de moyens matériels et du fait de l’atomisation des démarches individuelles) et par l’évasion de cette œuvre-fragment (qui est une marchandise). Avec la création d’un nouveau secteur d’action, création finalement illusoire à cause de la pression de tous les autres secteurs, nous ne souhaitions qu’une objectivation ludique pure : nous contempler nous-mêmes dans un monde que nous aurions créé40 ». Le spectacle est à ce stade la métaphore d’un phénomène de dépossession par lequel l’homme contemple ce dont il est exclu. Mais plus qu’une métaphore, il est surtout un processus social.

39.  Rapport sur la construction de situations…, OE, p. 325. 40.  OE, p. 334. 23

Cheminement vers une théorie politique du spectacle L’Internationale situationniste a été un mouvement indissolublement artistique et politique. En effet, la question d’un dépassement de l’art dans la création de situations remettant en cause la distinction entre spectateurs passifs et acteurs, a conduit à interroger la dimension politique de cette distinction. La question de la théorie de la société s’est ainsi imposée petit à petit comme une préoccupation centrale de l’I.S. En témoigne ce texte de Debord de 1959 : « Si nous n’avons jusqu’à présent commencé aucune des constructions effectives que nous voulons (mais nous semblons être au bord d’une intervention dans l’architecture), et si certaines expériences de c­ omportement dans la vie quotidienne manifestent une dangereuse tendance au recul, nous avons progressé d’une manière assez satisfaisante dans l’approfondissement théorique et la discussion de nos problèmes, par nos publications et notre place dans certains débats de la culture moderne41 ». C’est à la fin des années 60 que Debord entre en contact avec Socialisme ou Barbarie42. Il signe alors avec Daniel Blanchard un texte important, ­Préliminaires pour une définition de l’unité du programme révolutionnaire. Ce texte est important car il fait le lien entre le 41.  L’I.S. après deux ans, 1959, OE, p. 495. 42.  Mouvement et revue créée en 1949 par Cornelius Castoriadis (1922-1997) et Claude Lefort (1924-2010) qui fonda sa critique radicale du communisme stalinien sur une analyse du pouvoir bureaucratique. Le mouvement connut plusieurs scissions (1951 et 1963) à chaque fois liées à des divergences sur le rôle et les modalités de l’organisation révolutionnaire. Socialisme ou Barbarie se dissout en 1967. Guy Debord participera à ses travaux quelques mois en 1960 et 1961. 24

spectacle en tant que « non-participation » et le cœur même de la société capitaliste fondée sur l’autonomisation d’une sphère bureaucratique spécialisée qui rationalise le travail et centralise toutes les décisions liées au travail. Le spectacle est ainsi perçu comme un rapport social. C’est par le spectacle que les hommes entretiennent des rapports les uns avec les autres : « Le monde de la consommation est en réalité celui de la mise en spectacle de tous pour tous, c’est-à-dire de la division, de l’étrangeté et de la non-participation de tous. La sphère directoriale est le metteur en scène sévère de ce spectacle, composé automatiquement et pauvrement en fonction d’impératifs extérieurs à la société43 ». Le spectacle n’est plus seulement métaphore de la coupure et de la passivité, il est ce qui réunit du dehors les producteurs dont le point commun est d’être assignés à travailler dans les formes prescrites par la bureaucratie dirigeante. Il n’est plus seulement le contraire de la situation, il est le cadre de la domination. Debord et Blanchard peuvent ainsi dire que « le rapport entre auteurs et spectateurs n’est qu’une transposition du rapport fondamental entre dirigeants et exécutants ». La séparation constatée dans le spectacle n’est que l’effet d’une séparation première entre dirigeants et exécutants dont l’abolition est l’objectif ultime des situationnistes : « Contre le spectacle, la culture situationniste réalisée introduit la participation totale44 ».

43.  Préliminaires pour une définition de l’unité du programme révolutionnaire (1960, rédigé par Debord et Pierre Canjuers – Daniel Blanchard), OE, p. 514. 44. Déclaration faite au nom de la IVe  conférence de l’I.S., ­décembre 1960, OE, p. 530. 25

Cette définition du spectacle permet de faire le lien entre critique culturelle de l’art et critique politique de la domination. Ce sera le leitmotiv des années 60 pour l’I.S. « La parenté entre la prédominance du spectacle dans la vie sociale et celle d’une classe de dirigeants (également fondée sur le besoin contradictoire d’une adhésion passive) n’est pas un paradoxe, un mot d’auteur. C’est une équation de faits qui caractérisent objectivement le monde moderne. Ici se rejoignent la critique culturelle qui tire l’expérience de la destruction de l’art moderne par lui-même, et la critique politique qui tire l’expérience de la destruction du mouvement ouvrier par ses propres organisations aliénées45 ». Cette critique politique n’aura de cesse de se dédoubler. Elle sera en même temps menée à l’extérieur du « mouvement ouvrier » contre la bureaucratie capitaliste et en son sein contre sa propre bureaucratie spécialisée et séparée des ouvriers eux-mêmes. Ici se retrouve la dimension libertaire de la création des situations qui doit l’emporter à l’intérieur du mouvement révolutionnaire lui-même. En effet, «  La révolution n’est pas “montrer” la vie aux gens, mais les faire vivre. Une organisation révolutionnaire est obligée de rappeler à tout moment que son but n’est pas de faire entendre à ses adhérents les discours convaincants de leaders experts, mais de les faire parler eux-mêmes, pour parvenir, ou à tout le moins tendre, au même degré de participation ». Sept ans avant Mai  68, Debord et les situationnistes en définissent l’esprit et le but. 45.  Pour un jugement révolutionnaire de l’art, février 1961, p. 559 et 561 pour la citation suivante. 26

C’est également au début des années 60 que Debord fait la connaissance du philosophe Henri Lefebvre46, auteur d’un texte important en plusieurs volumes47, Critique de la vie quotidienne. Cette rencontre lui inspirera un texte majeur dans la construction de sa pensée, les Perspectives de modifications conscientes de la vie quotidienne. La vie quotidienne est ce qui reste quand on a extrait de la vie toutes les spécialisations. Loin d’être sans contenu, la vie quotidienne est au contraire l’unique lieu à partir duquel abolir le spectacle car elle est « à la frontière du secteur dominé et du secteur non dominé de la vie48 ». Résister à l’emprise de la culture du spectacle sur la vie quotidienne implique d’en faire la critique pour isoler ce qui en elle l’assujettit à la marchandise, qui a entrepris de la coloniser via le loisir, facteur d’« une passivité quotidienne fabriquée et contrôlée par le capitalisme ». C’est là que doivent s’organiser la révolte et le refus, l’affirmation d’une culture non colonisée par le rapport marchand. Une « organisation révolutionnaire d’un type nouveau » doit ainsi mener « la transformation révolutionnaire de la vie quotidienne49 ».

46. Henri Lefebvre (1901-1991) est une importante figure de la pensée en France au xxe  siècle : philosophe, introducteur de Marx, historien de la commune, membre du PCF jusqu’en 1958, puis professeur de sociologie dans les années  60, notamment à ­Nanterre. 47.  Trois volumes en 1947, 1961 et 1981, ainsi que La vie quotidienne dans le monde moderne en 1968. 48.  Perspectives de modifications conscientes de la vie quotidienne, février 1961, OE, p. 578. 49.  Idem, p. 579. 27

Incarner une nouvelle « contestation révolutionnaire » Tout au long des années 60, l’I.S. affine la formulation de sa pensée. Celle-ci s’inscrit toujours dans un refus du statu quo et de la demi-mesure. Dans les Perspectives, on lit en effet que « partout, l’énormité des possibilités nouvelles pose l’alternative suivante : solution révolutionnaire ou barbarie de science-fiction. Le compromis représenté par la société actuelle ne peut vivre que d’un statu quo qui lui échappe de toutes parts, incessamment50 ». Dans Tract, Debord affirme que « le choix qui s’impose à l’homme moderne est entre la continuation d’une concurrence impérialiste de destruction humaine ou la renaissance de l’humanisme à l’échelle spatiale51 ». Répondant, via Henri Lefebvre, à une enquête sur « la région parisienne à la fin du siècle », Debord affirme qu’elle sera ce que sera la société dans son ensemble de la fin du siècle, soit l’alternative : A)  « Une cybernétisation totalitaire et hyper-­ hiérarchisée […]  : le contrôle perfectionné sur tous les aspects de la vie des gens, réduits à une passivité maximum dans la production automatisée comme dans une consommation entièrement orientée selon les mécanismes du spectacle ». C’est d’ailleurs « au début d’un tel processus de cybernétisation que nous semblons nous trouver52 ».

50.  OE, p. 513. 51.  OE, p. 589. 52.  Note sur la consultation visant à définir la « région parisienne à la fin du siècle », mai 1962, OE, p. 602-3. 28

Ou : B)  «  Une société révolutionnaire, radicalement différente de tous les programmes élaborés, et de toutes les réalisations obtenues par le mouvement ouvrier jusqu’ici (toutes n’ayant fait que modifier superficiellement le vieux monde en s’y intégrant), mais retrouvant beaucoup des traits des plus hauts moments de la lutte du prolétariat depuis plus d’un siècle : les conseils de travailleurs exerçant la gestion directe de la société ; la reconstruction consciente de tous les aspects de la vie, et l’expérimentation toujours plus libre des nouvelles raisons de vivre53 ». Ce dualisme simplifie les termes de la contestation et unifie toutes les dimensions du situationnisme qui est à la fois « une avant-garde artistique, une recherche expérimentale sur la voie d’une construction libre de la vie quotidienne, enfin une contribution à l’édification théorique et pratique d’une nouvelle contestation révolutionnaire54 ». L’I.S. en vient alors à définir ses « cinq directives » : « Dépassement de l’art », « Réalisation de la philosophie », « Tous contre le spectacle », « Abolition du travail aliéné », « Non à tous les spécialistes du pouvoir, les Conseils ouvriers partout55 ». Ces « directives » figurent pour quatre d’entre elles peintes en noir sur des panneaux de bois ; seule la directive « Abolition du travail aliéné » est peinte en blanc sur un mur peint où sont adossés les panneaux. Pour Debord, c’est « en somme une authentique synthèse ; un excellent exemple de ce que Jorn appelait un “com53.  Ibid. 54.  Les situationnistes et les nouvelles formes d’action dans la politique ou l’art, juin 1963, p. 647. 55.  Les cinq directives, juin 1963, OE, p. 654-5. 29

promis situationniste”, et finalement de ce que l’I.S. a été artistiquement et autrement56 ». La « réalisation de la philosophie » figurait déjà au centre des « Thèses de Hambourg », du nom de « Thèses » issues d’une discussion tenue à ­Hambourg en septembre  1961 entre Guy Debord, Raoul ­Vaneigem57, Attila Kotanyi58, Alexandre Trocchi59, mais jamais formalisée. En 1989, Debord rédigea une note pour expliquer le statut de ces « Thèses », à la fois « la fin pour l’I.S. de sa première époque – recherche d’un terrain artistique véritablement nouveau (1957-1961) », et le « point de départ de l’opération qui a mené au mouvement de mai  1968 et à ses suites60 ». L’« Abolition du travail aliéné » comme directive de « synthèse » et la « Réalisation de la philosophie » formulée par une « thèse » font évidemment écho à Marx. Mais dans la note rédigée en 1989, Debord affirme que lors de la réunion de Hambourg, la « conclusion résumée » revenait à dire « qu’il ne faudrait plus compter que sur la seule I.S. pour relancer au plus tôt une autre époque de la contesta56.  Lettre à Paul Destribats, 1988, OE, p. 654. 57. Raoul Vaneigem, né en 1934 à Lessines dans le Hainaut, rejoint l’I.S. en 1961. Il en sera avec Debord le plus important contributeur jusqu’à la fin des années 60 et en démissionnera avant la dissolution en 1972. Il publie en 1967 l’un des deux ouvrages majeurs de la pensée situationniste Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations. Sur le parcours de Vaneigem au sein de l’I.L., voir Rien n’est fini, tout commence, Gérard Berreby et Raoul Vaneigem, 2014, Éditions Allia. Sur l’œuvre de Vaneigem, voir Adeline Baldacchino, Raoul Vaneigem, Une politique de la joie, le bien commun, Michalon, 2022. 58.  Poète hongrois (1924-2003) qui rejoint l’I.S. en 1961. 59.  Écrivain écossais (1925-1984) membre de l’I.L. puis de l’I.S. 60.  Note pour servir à l’histoire de l’Internationale situationniste, novembre 1989, OE, p. 586 (idem pour la citation suivante). 30

tion, en renouvelant toutes les bases de départ de celle qui s’était constituée dans les années 1840 ». Dans une lettre à Mario Perniola de fin 1966, Debord revient sur les quatre principes qui lui « paraissent fondamentaux dans la théorie révolutionnaire générale que l’I.S. a voulu commencer à formuler » : 1) «  Le dépassement de l’art, vers une construction libre de la vie » (ce qui veut être « la conclusion de l’art moderne révolutionnaire, dans lequel le dadaïsme a voulu supprimer l’art sans le réaliser, et le surréalisme a voulu réaliser l’art sans le supprimer »). 2)  «  La critique du spectacle, c’est-à-dire de la société moderne en tant que mensonge concret, réalisation d’un monde inversé, aliénation concentrée et en expansion (finalement : critique du stade moderne du règne mondial de la marchandise) ». 3) « La théorie révolutionnaire de Marx – à corriger et compléter dans le sens de sa propre radicalité (d’abord contre tous les héritages du “marxisme”) ». 4)  « Le modèle du pouvoir révolutionnaire des Conseils ouvriers, comme but, et comme modèle devant déjà dominer l’organisation révolutionnaire qui vise ce but61 ». Debord ajoute que « Les deux premiers points sont, en quelque sorte, notre principale contribution théorique jusqu’ici ». Dans quelques mois, il publiera La Société du spectacle, œuvre à laquelle il travaille depuis le milieu des années 60, et qui fera le lien entre les « quatre points ». 61.  Lettre à Mario Perniola, décembre 1966, OE, p. 744-745.

II. « Le soleil qui ne se couche jamais sur l’empire de la passivité moderne62 » – La société comme ­spectacle, le spectacle comme société Tout au long des années  60, Debord utilise de manière croissante le concept de spectacle. L’usage en reste toutefois intuitif. Est-ce seulement une métaphore de la division entre acteurs et spectateurs, et qui se reproduit à l’intérieur même de la contestation, ou un phénomène structurel qui installe la domination comme séparation et dépossession ? C’est au cours de ces mêmes années que Debord éprouve le besoin d’en construire le concept et de lui donner une épaisseur philosophique et politique pour fonder sur cette base sa contestation la plus efficace. Le texte fondateur de la pensée de Debord est ainsi La Société du spectacle qui paraît en 1967. Ce livre fulgurant, austère, parfois énigmatique et difficile, traduit l’effort de la pensée pour être au plus près de son objet. 62.  La Société du spectacle, OE, p. 769. 33

D’emblée, Debord assume l’héritage de Marx. Le début du texte s’inscrit dans la filiation du Capital : la société moderne n’est plus seulement une « accumulation de marchandises », elle doit désormais être pensée comme une « accumulation de spectacles63 ». Dans le texte de Debord, le « détournement64 » de la théorie de Marx (mais aussi principalement de Hegel et ­Feuerbach65) permet de la vivifier par l’application à une nouvelle situation. Comme dans toute ­dialectique, repasser par le point de départ n’est pas revenir au début mais permet de dépasser le précédent point d’arrivée. L’enjeu principal est de comprendre pourquoi Debord parle de « spectacle » là où Marx parlait de « marchandise ». Néanmoins, à ce stade, et comme pour Marx, le départ de Debord ce n’est pas la marchandise, c’est la vie.

63.  C’est le premier § de La Société du spectacle (OE, p. 766). 64. Voir « Mode d’emploi du détournement », Les lèvres nues, n°  8, mai 1956 et « Définitions », Internationale situationniste, n°  1, juin  1958. Dans le texte de 1956, Debord et Wolman se réfèrent ouvertement à Lautréamont, référence majeure pour Debord. Dans Poésies II, Lautréamont écrit : « Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près les phrases d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste ». Le détournement (d’un point de vue théorique, car il existe en art, cf. Marcel Duchamp, voir aussi les collages de Debord notamment dans Mémoires) est un plagiat appliqué à un sujet distinct, utilisé dans un contexte théorique différent, et qui en fait surgir une nouvelle signification en lien avec l’originelle. La définition donnée du détournement en 1958 par l’I.S. est : « Intégration de productions actuelles ou passées des arts dans une construction supérieure du milieu » (OE, p. 359). 65. Les citations détournées ont été recensées par Debord en 1973 dans le « Relevé provisoire des citations et des détournements de La Société du spectacle », OE, p. 862-872. 34

La négation visible de la vie Il faut revenir sur trois formulations clés de la Société du spectacle : –  «  Le spectacle en général, comme inversion concrète de la vie, est le mouvement du non-­ vivant » (§2). – Le spectacle est la « négation de la vie qui est devenue visible » (§10). – « La valeur d’échange n’a pu se former qu’en tant qu’agent de la valeur d’usage, mais sa victoire par ses propres armes a créé les conditions de sa domination autonome. Mobilisant tout usage humain et saisissant le monopole de sa satisfaction, elle a fini par diriger l’usage. Le processus d’échange s’est identifié à tout usage possible, et l’a réduit à sa merci. La valeur d’échange est le condottiere de la valeur d’usage, qui finit par mener la guerre pour son propre compte » (§46). Pour comprendre le sens de ce que Debord appelle la « négation de la vie », il faut partir de ce que le philosophe Michel Henry, commentant les premiers textes de Marx, a appelé « l’inversion de la téléologie vitale66 ». Il faut à ce titre en revenir à l’analyse classique ­d’Aristote sur l’art d’acquérir, qui fonde la distinction entre la valeur d’usage et la valeur d’échange. La production d’un bien qui a une utilité sociale directe détient une valeur d’usage. Sa valeur est liée à l’usage que l’on en fait. Le développement des échanges ne rendant plus possible l’échange direct de biens via le troc, la monnaie fut inventée pour soumettre les différents biens à une mesure commune échangeable. 66. Marx, Une philosophie de la réalité, une philosophie de l’économie, 1976, Gallimard, p. 544-577 dans l’édition Tel. 35

Un bien possède alors une valeur d’échange, le prix, qui justement rend possible l’échange et a donc besoin d’un espace où a lieu cet échange, le marché. Or, l’apparition de la valeur d’échange n’a pas pour effet de seulement faciliter l’échange de biens. Elle alimente une recherche pour elle-même. Lorsque la valeur d’usage domine, on produit des chaussures et on les vend à un prix qui permet de rentrer dans ses frais et d’acheter du pain. Lorsque la valeur d’échange est recherchée pour elle-même, on produit des chaussures et on les vend de manière à augmenter le gain monétaire pour permettre d’accumuler un surplus, d’acheter d’autres biens ou d’investir pour perfectionner la production en qualité et en volume. En bref, on cherche à maximiser l’effet économique de la production. On ne produit donc plus des chaussures d’abord pour chausser son semblable mais on chausse son semblable pour s’enrichir. La vie se soumet ainsi à la production d’une abstraction, l’argent. Aristote appelait cela la « mauvaise chrématistique » (ou art d’acquérir67). La « mauvaise » chrématistique est qualifiée comme telle du fait de son hybris intrinsèque car elle rend possible une acquisition illimitée. Elle est ainsi la cause principale de la démesure dans la cité, dont Héraclite disait qu’il fallait l’éteindre plus encore que l’incendie car elle sape toute communauté civique si elle se développe au-delà d’un certain seuil. La logique de la valeur d’échange est donc de transformer toute chose dont on a, ou veut avoir l’usage, en marchandise. Ce qui caractérise le capitalisme pour Marx, en rupture avec ce qui a précédé, est d’avoir transformé le travail en marchandise. Le travailleur est donc 67.  Les politiques, livre  I, chapitres 9 (en particulier 1258 b-1258-a). 36

soumis à l’achat de sa force de travail en tant que marchandise. Si le but du capitaliste est de maximiser le rendement économique de sa production, il est structurellement porté à acheter la force de travail à son niveau le plus bas possible, ce qui dégrade la vie du travailleur et la ravale à la survie. Voilà pourquoi l’« inversion concrète » de la vie est le « mouvement du non-vivant » ou « la négation de la vie devenue visible » : le travail comme marchandise relègue la vie au rang de chose (on parle alors de « réification »), de matière ; le bien-marchandise produit par ce travail-marchandise est la manifestation visible de cette négation de la vie. Marx a parlé de « fétichisme » car il faut en passer par le dévoilement du processus de production pour c­ omprendre qu’une marchandise n’est pas une « chose » au sens naturel du terme, mais une abstraction (considérer une chose comme une abstraction revient à la traiter en « fétiche »). À l’instar d’Aristote, Marx, puis Debord, repèrent la force de cannibalisation de la valeur d’échange pour qualifier son extension au détriment de la valeur d’usage. La formule : « La valeur d’échange est le condottiere de la valeur d’usage, qui finit par mener la guerre pour son propre compte » est un exemple de la puissance d’écriture de Debord, puissance tout à la fois stylistique et spéculative. Pendant la Renaissance, les cités (Florence en est un exemple) qui ne voulaient pas d’armées permanentes s’achetaient les services de mercenaires pour se défendre. Le problème est que ces mercenaires, une fois la bataille gagnée, continuaient la guerre pour s’enrichir, et la plupart du temps se retournaient contre leurs donneurs d’ordre. La valeur d’échange est le condottiere de la valeur d’usage car elle se présente apparemment comme ce qui permet à 37

la valeur d’usage de s’échanger mais en réalité son but est de la dominer intégralement. Cette extension illimitée de la valeur d’échange caractérise le capitalisme.

La double dimension économique et politique du spectacle Conçu comme tel, le spectacle est le résultat du règne de l’économie (comprise comme extension illimitée de la valeur d’échange). Mais Debord dit qu’il en est aussi le « projet » : « Le spectacle, compris dans sa totalité, est à la fois le résultat et le projet du mode de production existant » (§6). Son projet serait donc de soumettre le monde à l’extension illimitée de la valeur d’échange – ce que Debord appelle « l’économie se développant pour elle-même » (§16) et de réaliser « la domination de l’économie sur la vie sociale » (§17). Cette extension illimitée doit permettre « l’occupation totale de la vie sociale par les résultats accumulés de l’économie » (§17). Cette notion d’occupation est centrale pour Debord qui la reprend plus loin : « Le spectacle est le moment où la marchandise apparaît effectivement comme une puissance qui vient réellement occuper [souligné par Debord] la vie sociale » (§41). Occuper renvoie au fait d’être visible et de saturer l’espace. C’est pourquoi le spectacle est à la fois projet et résultat : c’est parce que son projet est de réaliser l’extension illimitée de la valeur d’échange, de la transformation de toute chose en objet d’échange, donc en marchandise, qu’il aboutit au résultat d’être « image de l’économie régnante » (§14). Pour Debord, l’unité du spectacle réside dans sa dimension autant économique que politique. La 38

division du travail sur le plan économique, effet de l’extension de la valeur d’échange, vient se retrouver dans le champ politique, l’État incarnant de manière concrète cette division de la société en gouvernants et gouvernés, dirigeants et dirigés. Mais le pouvoir de l’État n’est pas un reflet d’une domination économique. Il est une manifestation du spectacle lui-même car sa finalité est de pérenniser la séparation, d’unifier la société comme société de la séparation. Il traduit l’hégémonie d’une partie de la société qui entend unifier la société dans la forme de la scission. Les formulations de Debord sont explicites à ce sujet : – Le spectacle se présente à la fois comme « la société même, comme une partie de la société, et comme un instrument d’unification » (§3). – « La scission généralisée du spectacle est inséparable de l’État moderne, c’est-à-dire la forme générale de la scission dans la société, produit de la division du travail social et organe de la domination de classe » (§24). – « C’est la plus vieille spécialisation sociale, la spécialisation du pouvoir qui est à la racine du spectacle » (§23). En recourant à la notion de « spécialisation », qu’il a déjà utilisée dans ses écrits antérieurs, et en affirmant qu’elle est « à la racine du spectacle », Debord reprend le thème de la séparation comme ce qui réalise l’unité entre l’économie comme règne de la marchandise et la politique comme règne de l’État. Elles sont comme les deux faces d’une même pièce, l’expression d’une même division dans la société et d’une même domination de la bourgeoisie. C’est ce que Debord nomme « les bases sociopolitiques du spectacle moderne » (§87). L’unité du règne de l’économie et du pouvoir spécialisé d’État 39

(qu’on pourrait appeler aussi bureaucratique) constitue la condition d’avènement du spectacle. Près de vingt ans après La Société du spectacle, Debord donnera du spectacle dans les Commentaires sur la société du spectacle une définition fidèle au texte de 1967 : le spectacle est « le règne autocratique de l’économie marchande ayant accédé à un statut de souveraineté irresponsable, et l’ensemble des nouvelles techniques de gouvernement qui accompagnent ce règne68 ».

Le nouvel âge de la conscience déchirée L’innovation théorique de La Société du spectacle vient du fait que le spectacle n’est plus seulement la métaphore de la séparation, de la contemplation et de la passivité mais relève d’un projet volontaire et conscient d’édification d’un monde régi par la valeur d’échange et la marchandise. Parvenu à ce stade, il faut comprendre ainsi les liens entre marchandise et spectacle. « La marchandise comme spectacle », titre du deuxième chapitre du texte, est le cœur du sujet. À la fin du premier chapitre (« La séparation achevée »), Debord écrit que le spectacle est « le capital à un tel degré de l’accumulation qu’il devient image ». Le spectacle est donc le moment où la marchandise est à ce point possédée par son statut de valeur d’échange, statut qui, au départ, produit sa fétichisation (on croit avoir affaire à une chose alors qu’il s’agit d’un processus de transformation du réel), qu’elle recompose le monde non seulement comme monde de la marchandise, pour la marchandise, mais 68.  Commentaires sur la société du spectacle », II, OE, p. 1594. 40

comme monde inversé et renversé, où ce qui se donne à voir est la marchandise comme image du monde. Ce phénomène résulte de la conjonction des trois composantes du spectacle : la négation de la vie, la domination de l’économie sur la vie sociale, l’action du pouvoir séparé et spécialisé au service de cette domination. Passer de l’« accumulation de marchandises » à l’« accumulation de spectacles », c’est passer de la dépossession du travailleur qui contemple la marchandise qu’il a créée à la dépossession de l’homme qui contemple le monde en tant que devenir de la marchandise. C’est pourquoi Debord peut dire que le devenir-monde de la marchandise se transforme en devenir-marchandise du monde. La contemplation du devenir-marchandise du monde est la contemplation du monde de la dépossession, de l’abstraction, de la falsification. Le spectacle est alors ce qui désigne tous les effets de ce renversement sur la subjectivité humaine, au moment où le spectacle réunit les conditions matérielles et technologiques de sa visibilité permanente (apparition et intensification des mass media constituant progressivement la sphère médiatique). La subjectivité lève ainsi les yeux sur un monde qui, en reflétant la dépossession, la produit par une forme de création continue, qui contraint toutes les formes sociales à se soumettre aux règles de fonctionnement puis d’apparition de cette dépossession dans l’espace social. C’est alors l’époque des « vedettes » au cours de laquelle règne la « représentation spectaculaire de l’homme vivant », la « spécialisation du vécu apparent 69 ». « Là, c’est le pouvoir gouvernemental qui se personnalise en pseudo-vedette ; ici c’est la vedette de la 69.  « Les gens admirables en qui le système se personnifie sont bien connus pour n’être pas ce qu’ils sont ; ils sont devenus grands 41

consommation qui se fait plébisciter en tant que pseudo-pouvoir sur le vécu » (§60). Dans le spectacle, la subjectivité contemple un monde facticement unifié, qui exhibe une réconciliation mensongère du processus de production en rejetant dans l’obscurité la réalité de sa division. Le spectacle ne fonctionne ainsi qu’à la fausse conscience et à la solitude, il n’est qu’une « image d’unification heureuse environnée de désolation et d’épouvante », ou bien encore l’image d’« une unité heureuse éternellement présente » qui « recouvre évidemment une division malheureuse qui à tout instant se défait70 ». Debord exprime ainsi ce nouvel âge de la conscience malheureuse : « Les pseudo-événements qui se pressent dans la dramatisation spectaculaire n’ont pas été vécus par ceux qui en sont informés ; et de plus ils se perdent dans l’inflation de leur remplacement précipité, à chaque pulsion de la machinerie spectaculaire. D’autre part, ce qui a été réellement vécu est sans relation avec le temps irréversible officiel de la société, et en opposition directe au rythme pseudo-cyclique du sous-produit consommable de ce temps. Ce vécu individuel de la vie quotidienne séparée reste sans image, sans concept, sans accès critique à son propre passé qui n’est consigné nulle part » (§157).

L’ouvrier et la dialectique La classe qui est intimement liée au surgissement et à l’avènement du spectacle est la bourgeoisie, la hommes en descendant au-dessous de la réalité de la moindre vie individuelle, et chacun le sait » (§61). 70.  In girum, OE, p. 1780. 42

classe de l’origine du phénomène fondateur du spectacle : l’accumulation de capital par l’extension de la valeur d’échange. La phase historique que consacre la Révolution française de 1789 introduit ainsi dans l’Histoire une césure majeure entre une société d’ordres et une société dont les distinctions ne sont fondées que sur l’acquisition de la valeur d’échange recherchée pour elle-même, l’argent. La bourgeoisie est la classe qui a mené la dissolution sociale et politique de la société d’ordres tout en s’assurant que cette dissolution s’arrêterait avec elle. Elle est la classe qui a assumé la dialectique du temps historique jusqu’au point où cette dialectique est une menace pour elle. Classe de la dialectique qui interrompt la dialectique, elle fait en sorte que la promesse d’émancipation portée par la raison, la recherche du bonheur et l’égalité, les trois plus grands acquis du siècle des Lumières, ne remettent pas en cause la domination de classe du pouvoir séparé. La bourgeoisie est ainsi la classe du temps historique, jusqu’au moment où elle va chercher à reconduire le temps cyclique de retour du même à l’intérieur du temps historique, dans le but de neutraliser la contestation et la refouler à ses marges. Pour Debord, le prolétariat est tout autant la classe résultant de la réalité économique et sociale issue de la transformation capitaliste et marchande de l’économie que celle qui se situe en contradiction absolue de la bourgeoisie. Le prolétariat est ainsi défini comme « le négatif à l’œuvre dans cette société71 ». Partout où il y a du négatif, se tient en quelque sorte le prolétariat. Et réciproquement. Le prolétariat est défini par Debord comme l’« immense majorité des travailleurs 71. §114. 43

qui ont perdu tout pouvoir sur l’emploi de leur vie, et qui, dès qu’ils le savent [souligné par Debord], se redéfinissent comme le prolétariat72 ». C’est en effet de sa « lutte contre la contemplation » que le sujet prolétarien peut émerger. Dans la conception que Debord se fait du prolétariat, le point essentiel est son refus de toute séparation entre les travailleurs et leur action politique. Le prolétariat est la classe « totalement ennemie de toute extériorisation figée et de toute spécialisation du pouvoir ». Il y a donc une continuité fondamentale entre l’être du prolétariat et l’unité totale de sa pratique, quelle qu’elle soit. Le prolétariat est l’anti-spectacle en acte. Reconquérir la maîtrise de la valeur qu’il a créée et agir par lui-même pour décider souverainement sur toutes les questions qui engagent sa vie quotidienne sont unis dans une même pratique. Quand Debord aborde la question de l’action du prolétariat, il affirme que c’est seulement dans le « pouvoir des Conseils » que « la négation spectaculaire de la vie est niée à son tour73 ». Debord s’inscrit ici dans la tradition « conseilliste » théorisée par le ­Néerlandais Anton Pannekoek en 1946 dans son livre Les Conseils ouvriers74. Anton Pannekoek est proche de Rosa Luxembourg qui considérait que ­l’organisation des travailleurs doit être un produit de la lutte et non l’inverse. « Le prolétariat en lutte se donne spontanément l’organisation dont il a besoin75 ». Pour autant, le conseillisme n’est pas un spontanéisme, les hommes 72.  Idem. 73. §117. 74.  Sur ce sujet, voir le livre (classique) de Richard Gombin, Les origines du gauchisme, Seuil, 1971, p. 101-125 et 138-144 sur la dimension conseilliste de l’I.S. en 1968. 75.  Richard Gombin, p. 106. 44

doivent penser la transformation avant de l’accomplir. Celle-ci n’est toutefois pas mise en œuvre par un parti séparé : la pensée de la transformation s’appuie sur une théorie mais celle-ci est juste si elle est issue de la praxis et confirmée par elle, si elle permet au prolétariat d’agir conformément à ses finalités. Pour Debord, il est impossible de séparer la contestation de la justesse de ses modalités pratiques et politiques. Car la force du spectacle est de chercher à neutraliser ou récupérer toute forme de contestation qui ne viserait pas son cœur, c’est-à-dire la séparation et la spécialisation. Il le répètera jusqu’au dernier paragraphe de La Société du spectacle : « S’émanciper des bases matérielles de la vérité inversée, voilà en quoi consiste l’auto-émancipation de notre époque76 », ce qui signifie que seul un nouveau rapport social peut remettre la vérité à l’endroit et en finir avec les mystifications qui font qu’on croit que la marchandise est la chose même, que la force de travail est le travail, que le monde auquel se réfère le pouvoir spécialisé est le monde, que les images du réel sont le réel alors qu’elles n’en sont qu’une représentation falsifiée. Seul un nouveau rapport social peut mettre fin à la réification du monde et au fétichisme de la marchandise. Mais ce nouveau rapport social ne peut surgir que dans des conditions très particulières. Il est d’abord fondé sur l’autonomie de la participation directe à la marche du monde et l’abolition de toute r­eprésentation et ­spécialisation. C’est ce que Debord et ses amis situationnistes s’efforceront de rendre possible en mai 1968 après l’avoir rendu pensable dans les années qui ont précédé. 76. §221. 45

Pour devenir le prolétariat, « l’immense majorité des travailleurs qui ont perdu tout pouvoir sur l’emploi de leur vie » doit prendre conscience de lui-même et se savoir comme prolétariat. Mais, il y a loin du vécu à la conscience de ce vécu, conscience qui transforme un sujet social et économique en sujet politique. En effet, si la théorie du spectacle permet de mettre des mots sur la réalité vécue objectivement par le prolétariat, elle « n’est vraie qu’en s’unifiant au courant pratique de la négation dans la société, et cette négation, la reprise de la lutte de classe révolutionnaire, deviendra consciente d’elle-même en développant la critique du spectacle, qui est la théorie de ses conditions réelles, des conditions pratiques de l’oppression actuelle77 ». Il faut donc que le prolétariat soit presque déjà constitué en sujet politique pour qu’il se saisisse de la « théorie critique du spectacle » et devienne davantage conscient de lui-même jusqu’à aboutir à la pleine conscience de la manière la plus adéquate de renverser le spectacle. Il y a là une circularité d’approfondissement entre théorie et pratique : la théorie est d’autant plus vraie qu’elle est reprise par la pratique, la pratique est d’autant plus efficace qu’elle dispose de la théorie vraie. La théorie doit exister quelque part, mais elle n’est rien tant qu’elle ne devient pas pratique. Or, c’est en se saisissant de la théorie que la pratique est en mesure d’éclairer son action, et c’est en éclairant et définissant son action qu’elle complète la théorie. Dire que la théorie rencontre les masses signifie que les ouvriers vont devenir dialecticiens pour aller au bout de leur pratique révolutionnaire : « La révolution prolétarienne est entièrement suspendue à cette nécessité que, pour la première fois, c’est la théorie en tant qu’intelligence 77. §203. 46

de la pratique humaine qui doit être reconnue et vécue par les masses. Elle exige que les ouvriers deviennent dialecticiens et inscrivent leur pensée dans la pratique78 ». Mais dire que les ouvriers deviennent dialecticiens ne veut pas dire qu’ils sont devenus théoriciens, mais qu’ils vont se saisir de la théorie pour agir : « Ce qui va rendre les ouvriers dialecticiens n’est rien d’autre que la révolution qu’ils vont avoir, cette fois, à conduire eux-mêmes79 ». C’est cette rencontre entre théorie et pratique et leur effort d’ajustement réciproque qui sera pour Debord et ses amis le cœur de Mai 68.

78. §123. 79.  La véritable scission dans l’Internationale, Thèses sur l’Internationale situationniste et son temps, 1972, OE, p. 1103.

III. « Soyez réalistes, demandez l’impossible » – Renverser le spectacle, l’enjeu 68 pour Guy Debord Les situationnistes au centre du jeu 68 avant 68 : les étudiants et la critique de la totalité La première apparition de l’I.S. dans le contexte politique précédant 68 a lieu en 1966 à Strasbourg. La section locale de l’Union Nationale des Étudiants de France (UNEF) passe sous le contrôle de pro-­ situationnistes en mai 66. En novembre, y est publié le premier texte situationniste dans le contexte pré-68 : De la misère en milieu étudiant sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel et de quelques moyens pour y remédier 80. Selon le texte, rédigé par Mustapha Khayati, ­l’étudiant 80.  Supplément spécial au n° 16 de « 21-27 », Union Nationale des Étudiants de France, Assemblée Fédérative Générale des ­Étudiants de Strasbourg (texte signé par des membres de l’Internationale situationniste et des étudiants de Strasbourg). 49

est placé devant une alternative : soit il accepte passivement de devenir « un futur petit cadre » du spectacle, soit il prend part à la contestation de la totalité du spectacle qui passe par « l’abolition d’une des scissions fondamentales de la société moderne entre un travail de plus en plus réifié et des loisirs consommés passivement ». L’étudiant doit se penser et agir comme une partie du prolétariat, « l’héritier de l’art moderne et de la première critique consciente de la vie quotidienne » et donc travailler à la constitution d’une force politique qui abolit le spectacle. Pour cela « la destruction du stalinisme doit devenir le delenda carthago de la dernière révolution de la préhistoire ». C’est dans ce texte que figure l’un des slogans les plus marquants de 68 : « Vivre sans temps mort et jouir sans entraves ». Ce qui est manifeste dans ce texte c’est la pleine conscience qu’aucune forme politique révolutionnaire existante n’est qualifiée pour mener le combat contre le spectacle car toutes sont déjà marquées par la spécialisation et bureaucratisation de leurs leaders. Pour les situationnistes, les organisations politiques révolutionnaires existantes poursuivent d’abord leurs propres buts. Un an avant la publication de La Société du spectacle, le pouvoir des conseils est déjà la référence politique des situationnistes. Le texte De la misère en milieu étudiant l’affirme dans le style si reconnaissable de l’I.S. : « La démocratie des Conseils est l’énigme résolue de toutes les scissions actuelles. Elle rend impossible tout ce qui existe en dehors des individus ».

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Mai 68 comme moment situationniste et conseilliste : l’enjeu des « occupations » Debord et ses compagnons situationnistes81 ont écrit en juillet 68 l’histoire du mouvement dans le texte Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations. Ce texte permet de comprendre le rôle et la place des situationnistes dans la séquence des événements. Ce qui advint en 68 s’inscrit dans un mouvement international de contestation du capitalisme, qu’il soit d’État ou de marché. Mai 68 à Paris a été précédé de mouvements de contestation dans plusieurs universités, dont Nanterre en mars, via le mouvement des « enragés » (à la tête duquel se trouvait le situationniste René Riesel). La contestation étudiante n’a pas faibli après mars et a abouti à la fermeture de la Sorbonne le 3 mai. Dès lors, Mai 68 fut lancé et marqué par plusieurs grandes étapes : le mouvement des barricades du 3 au 10, l’occupation de la Sorbonne du 13 au 17, la grève générale à partir du 17, la nouvelle nuit des barricades le 24, les accords de Grenelle le 27, la dissolution de l’Assemblée nationale le 30, etc. Pour les situationnistes, la séquence majeure est celle qui va de l’occupation de la Sorbonne à la jonction entre le mouvement étudiant et les occupations d’usine par les ouvriers. Le « comité d’occupation » de la Sorbonne a joué un rôle important dans cette jonction même s’il a été rapidement noyauté par des organisations telles que l’UNEF, la Fédération des étudiants révolutionnaires, l’Union des étudiants communistes, etc., qui « s’employaient à ressaisir tous les fils du pouvoir réel ». C’est pour œuvrer à cette 81. Raoul Vaneigem, Mustapha Khayati, René Riesel, René ­Viénet. 51

jonction en dehors de toute direction bureaucratique spécialisée et séparée que les situationnistes quittèrent le comité d’occupation et créèrent le 17 mai le « comité pour le maintien des occupations82 » qui s’installa à l’Institut Géographique National, rue d’Ulm. Pour Debord, ce qui se joue en Mai  68, c’est la possibilité inédite de voir surgir une démocratie des Conseils s’émancipant de toute tutelle : « Qu’est-ce qui définit le pouvoir des Conseils ? La dissolution de tout pouvoir extérieur ; la démocratie directe et totale ; l’unification pratique de la décision et de l’exécution ; la délégation révocable à tout instant par ses mandants ; l’abolition de la hiérarchie et des spécialisations indépendantes ; la gestion et la transformation conscientes de toutes les conditions de la vie libérée, la participation créative des masses ; l’extension et la coordination internationalistes. Les exigences actuelles ne sont pas moindres. L’autogestion n’est rien de moins83 ». Ce surgissement simplifie l’alternative politique au cœur des enjeux de 68 : « La lutte fondamentale aujourd’hui est entre, d’une part, la masse des travailleurs – qui n’a pas directement la parole – et, d’autre part, les bureaucraties politiques et syndicales de gauche qui contrôlent – même si c’est seulement à partir des 14 % de syndiqués que compte la population active – les portes des usines et le droit de traiter au nom des occupants. Ces bureaucraties n’étaient pas des organisations ouvrières déchues et traîtresses, mais un mécanisme d’intégration à la société capitaliste [souligné par les auteurs]. Dans la crise actuelle, elles sont 82.  Voir le chapitre VIII de Enragés et situationnistes, « Le comité pour le maintien des occupations et les tendances conseillistes ». 83.  CMDO, « Adresse à tous les travailleurs », 30 mai 1968, OE, p. 902. 52

la principale protection du capitalisme ébranlé84 ». Debord range dans la même catégorie bureaucratie communiste et bureaucratie capitaliste qui partagent chacune le même intérêt à la pérennité du spectacle85. En tant que moment « conseilliste », Mai 68 a donné l’aperçu de ce que serait une société débarrassée de la séparation. Les situationnistes surent capter et restituer la particularité d’un moment aussi rare que singulier : « Pour la première fois depuis la Commune de 1871, et avec un plus bel avenir, l’homme individuel réel absorbait le citoyen abstrait ; en tant qu’homme individuel dans sa vie empirique, dans son travail individuel, dans ses rapports individuels, il devenait un être générique et reconnaissait ainsi ses propres forces comme forces sociales. La fête accordait enfin de vraies vacances à ceux qui ne connaissaient que les jours de salaire et de congé. La pyramide hiérarchique avait fondu comme un pain de sucre au soleil de mai. On se parlait, on se comprenait à demimot. Il n’y avait plus ni intellectuels ni ouvriers mais des révolutionnaires dialoguant partout, généralisant une communication où seuls les intellectuels ouvriéristes et autres candidats dirigeants se sentaient exclus. Dans ce contexte, le mot “camarade” avait retrouvé son sens authentique, il marquait vraiment la fin des séparations ; et ceux qui l’employèrent à la stalinienne comprirent vite que parler la langue des loups ne les dénonçait que mieux comme chiens de garde. Les rues 84. CMDO, « Pour le pouvoir des Conseils ouvriers », 22  mai 1968, OE, p. 898. 85. Dans In Girum, Debord ironisera sur « l’exemple bien connu de ce florissant personnel syndical et politique, toujours prêt à prolonger d’un millénaire la plainte du prolétaire, à seule fin de lui conserver un défenseur ». 53

étaient à ceux qui les dépavaient. La vie quotidienne, soudain redécouverte, devenait le centre de toutes les conquêtes possibles. Des gens qui avaient toujours ­travaillé dans les bureaux maintenant occupés déclaraient qu’ils ne pourraient plus jamais vivre comme avant, même pas un peu mieux qu’avant. On sentait bien, dans la révolution naissante, qu’il n’y aurait plus que des reculs tactiques et non plus des renoncements86 ». Pourquoi 68 n’a-t-il pas renversé le spectacle ? Pour autant, les situationnistes ne se sont pas fait d’illusion sur la capacité de 68 à réaliser toutes ses potentialités révolutionnaires. « L’aliénation marchande, la passivité spectaculaire et la séparation organisée sont les principales réussites de l’abondance moderne ; ce sont d’abord ces aspects qui ont été mis en cause par le soulèvement de mai, mais c’est leur part cachée dans la conscience même des gens qui a sauvé le vieux monde ». L’essentiel pour Debord est de comprendre pourquoi la jonction entre les étudiants et les ouvriers n’a pas mené à un renversement du spectacle. « Nous savions que ce mouvement révolutionnaire, objectivement possible et nécessaire, était parti subjectivement de très bas : spontané et émietté, ignorant son propre passé et la totalité de ses buts, il revenait d’un demi-siècle d’écrasement, et trouvait devant lui tous ses vainqueurs encore bien en place, bureaucrates et bourgeois. Une victoire durable de la révolution n’était à nos yeux qu’une très faible possibilité, entre le 17 et le 30  mai. Mais du moment que cette chance existait, nous l’avons 86.  Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, I.S., n° 12, septembre 1969. 54

montrée comme le maximum en jeu à partir d’un certain point atteint par la crise, et qui valait certainement d’être risqué. Déjà, à nos yeux, le mouvement était alors, quoiqu’il pût advenir, une grande victoire historique, et nous pensions que la moitié seulement de ce qui s’était déjà produit eût été un résultat très significatif 87 ». Mai 68 peut se définir ainsi comme « l’autonomie prolétarienne à son premier stade d’affirmation88 ». L’échec de Mai 68 ne vient pas du fait que la barre avait été mise trop haute (au contraire : « soyez réalistes, demandez l’impossible », comme l’exprimait l’un des plus beaux graffiti de mai) mais que la perche n’était pas encore assez solide pour un saut à sa hauteur. L’abolition du spectacle est restée une velléité plus qu’une volonté car le mouvement, « parti subjectivement de très bas », n’a pas pu surmonter les obstacles mis devant lui par les forces mêmes qui auraient dû se mettre au service du mouvement. Mai 68 a ainsi montré un écart entre d’un côté la « théorie radicale » et « réalisée » et, de l’autre, le manque d’une « théorie cohérente et organisée ». Plusieurs passages du texte Enragés et situationnistes sont explicites sur ces écarts : – «  La théorie radicale, réputée difficile par les intellectuels bien incapables de la vivre, devenait tangible pour tous ceux qui la ressentaient dans leurs moindres gestes de refus, et c’est pourquoi ils n’avaient aucune peine à exposer sur les murs la

87.  Le commencement d’une époque, I.S. n° 12, septembre 1969, OE, p. 951. 88.  La véritable scission dans l’Internationale situationniste, OE, p. 1147. 55

formulation théorique de ce qu’ils souhaitaient vivre89 ». – « Cette façon de saisir les choses à la racine était vraiment la théorie réalisée, le refus pratique de l’idéologie90 ». – « Et c’est cette inadéquation entre la conscience et la praxis qui reste la marque fondamentale des révolutions prolétariennes inachevées. […] Car ce ne sont pas les idées radicales qui ont manqué, mais surtout la théorie cohérente et organisée91 ». La « théorie radicale » et « réalisée » désigne ce qui a produit les événements de mai, en particulier au cours des deux premières semaines, et que les situationnistes ont su très bien restituer dans le texte cité plus haut. Mais la théorie et la pratique de ce moment sont restées à une étape d’explosion spontanée et enthousiaste. Il ne suffit pas de dire que la pratique va inventer son devenir révolutionnaire dans la marche de son propre soulèvement pour qu’une démocratie des Conseils voie le jour, en particulier dans un contexte où les forces politiques et sociales dites révolutionnaires ont agi délibérément à l’inverse du sens de l’événement. L’enjeu est donc de passer rapidement de la « pratique de la théorie », c’est-à-dire sa diffusion et appropriation au sein du prolétariat pour susciter la pleine conscience de sa situation et de l’exigence révolutionnaire que requiert son émancipation, à la « théorie de la pratique », c’est-à-dire la conception de l’action politique organisée pour parvenir à ses buts. Les situationnistes en ont exprimé l’enjeu avec toute leur clarté coutumière : « Quand la révolution 89.  Enragés et situationnistes, p. 29. 90.  Idem, p. 30. 91.  Idem, p. 32. 56

est encore très loin, la tâche difficile de l’organisation révolutionnaire est surtout la pratique de la théorie. Quand la révolution commence, sa tâche difficile est, de plus en plus, la théorie de la pratique ; mais l’organisation révolutionnaire alors a revêtu une tout autre figure ». […] « Là une dizaine d’hommes efficaces peuvent suffire au commencement de l’auto-­ explication d’une époque qui contient en elle une révolution qu’elle ne connaît pas encore, et qui pourtant lui semble absente et impossible ; ici, il faut que la grande majorité de la classe prolétarienne tienne et exerce tous les pouvoirs en s’organisant en assemblées permanentes délibératives et exécutives, qui nulle part ne laissent rien subsister de la forme du vieux monde et des forces qui le défendent92 ». Après 68, l’enjeu n’est pas que les ouvriers deviennent dialecticiens. Il est qu’ils deviennent ­stratèges.

De Marx à Machiavel La théorie comme « jeu, conflit, voyage » En 1978, dans la « Préface à la quatrième édition de la traduction italienne de La Société du spectacle », Debord écrit qu’« en 1967, je voulais que l’Internationale situationniste ait un livre de théorie93 ». Néanmoins, la même année, dans le film In Girum, il relativise l’importance de la théorie : « Ils ont l’air de croire, les petits hommes, que j’ai pris les choses par la théorie, que je suis un constructeur de 92.  Idem, OE, p. 1128. 93.  « Préface à la quatrième édition italienne de La Société du spectacle », OE, p. 1463. 57

théories, savante architecture qu’il n’y aurait plus qu’à aller habiter du moment qu’on connaît l’adresse, et dont on pourrait même modifier un peu une ou deux bases, dix ans plus tard en déplaçant trois feuilles de papier, pour atteindre à la perfection définitive de la théorie qui opérerait leur salut94 ». Il faut dépasser le moment de la théorie et ne pas se tromper d’enjeu ; ce n’est pas dans la théorie que le renversement du spectacle pourra s’opérer. Ce qui est important est que la théorie formulée soit valable et qu’on puisse s’y référer pour comprendre la situation présente : « Une théorie critique n’a pas à être changée ; aussi longtemps que n’auront pas été détruites les conditions générales de la longue période que cette théorie aura été la première à définir avec exactitude95 ». Mais ce n’est plus dans la théorie que se joue l’essentiel. Tout au long des années 60, les situationnistes ont entrepris de nommer la société dans laquelle ils vivaient. Ce moment théorique a été décisif pour poser l’enjeu du renversement du spectacle. Il sera d’ailleurs toujours nécessaire d’en affiner le concept (Debord le fera en 1988 avec les Commentaires). Mais la théorie n’est pas une condition suffisante. Dans une lettre de 1974, Debord définit ce que désormais doit être l’enjeu de la contestation : « Le travail principal qui me paraît à envisager maintenant, c’est – comme contraire complémentaire de La Société du spectacle qui a décrit l’aliénation figée (et la négation qui y était implicite) – la théorie de l’action historique. C’est faire avancer, dans son moment qui est venu, la théorie 94.  In Girum, OE, p. 1353-4. 95.  Avertissement pour la troisième édition française de La Société du spectacle, OE, p. 1792. 58

stratégique. À ce stade, et pour parler ici schématiquement, les théoriciens de base ne sont plus tant Hegel, Marx et Lautréamont, que Thucydide – Machiavel – Clausewitz96 ». La mention de Thucydide, Machiavel et Clausewitz est significative du glissement de la pensée politique. Non pas que ces auteurs, en particulier Machiavel, soient ici mentionnés pour la première fois. Machiavel apparaît dans un « collage », avec Marx, Hegel, Retz et Fourier dans l’œuvre de collages et de détournements de 1952 et 1953, Mémoires97. Clausewitz et ­Thucydide figurent dans la « Géographie littéraire98 » établie par Debord en 1974. Au fur et à mesure de son œuvre, Debord n’aura de cesse de mettre en avant des penseurs dont les relations entre l’action politique, la saisie de l’occasion, le moment stratégique, la pesée des forces en présence, la qualité des temps, la conduite de la guerre, etc., sont au cœur de la pensée. Cette approche par la stratégie modifie le sens et la destination de la théorie, comme il le dit dans In Girum : « les théories ne sont faites que pour mourir dans la guerre du temps : ce sont des unités plus ou moins fortes qu’il faut engager au juste moment dans le combat et, quels que soient leurs mérites ou leurs insuffisances, on ne peut employer que celles qui sont là en temps utile99 ». « De même que les théories doivent être remplacées, parce que leurs victoires décisives, plus encore que leurs défaites partielles, produisent leur usure, de même aucune époque vivante 96.  Lettre à Eduardo Rothe, 21 février 1974, OE, p. 1282. 97.  OE, p. 420. 98.  OE, p. 1290-1. 99.  In Girum, OE, p. 1354. 59

n’est partie d’une théorie : c’était d’abord un jeu, un conflit, un voyage100 ». La théorie est une « unité » « qu’il faut engager au juste moment dans le combat ». Elle s’use et doit être remplacée. Surtout, rien ne naît de la théorie ; tout commence par le « jeu », le « conflit » et le « voyage ». Debord reprend ici le thème de la « dérive » avec sa dimension profondément ludique101. La politique, le théâtre et le baroque C’est d’ailleurs ce qui l’a toujours marqué chez le Cardinal de Retz102 et la raison de son influence sur lui, dès les années 50 : dans Potlach, il évoqua l’« extraordinaire valeur ludique de la vie de Gondi, et de cette Fronde dont il fut l’inventeur le plus marquant, [qui] reste à analyser dans une perspective vraiment moderne103 ». « Il me semble que je n’ai été jusques ici que dans le parterre, ou tout au plus dans l’orchestre, à jouer et à badiner avec les violons ; je vas [sic] monter sur le théâtre, où vous verrez des scènes, non pas dignes de vous, mais un peu moins indignes de votre attention104 », écrit Retz à la fin de la première partie de ses Mémoires. La théorie comme « jeu », « conflit », « voyage » devient un élément matériel qui produit ses 100.  Idem. 101.  Homo ludens, essai sur la fonction sociale du jeu (1938) de l’historien néerlandais Johan Huizinga (1872-1945) est un texte de grande importance pour Debord et ses amis situationnistes. 102. Jean-François Paul de Gondi, Cardinal de Retz (16131679), joua un rôle de premier plan au moment de la Fronde (1648-1652) au cours de laquelle les grands aristocrates du royaume contestèrent la marche de la monarchie vers l’absolutisme. Il rédigea à partir de 1675 ses Mémoires, qui est à la fois un chef-d’œuvre d’écriture et un très grand texte de pensée politique. 103.  Potlach n° 26, mai 1956, OE, p. 230. 104.  Mémoires, bibliothèque de la Pléiade, p. 171. 60

effets dans l’ouverture contingente du « temps historique ». La conception de la politique qui est sous-jacente relève d’une approche « baroque » du temps comme Debord le dit dans La Société du spectacle. « Le baroque est l’art d’un monde qui a perdu son centre », un monde qui a perdu son ordonnancement traditionnel et qui n’a pas encore reçu un nouveau. Son centre « est le passage, qui est inscrit comme un équilibre menacé dans le désordre dynamique de tout105 ». Debord définit le baroque comme l’anti-classicisme ou néoclassicisme qui « n’ont été que de brèves constructions factices parlant le langage extérieur de l’État, celui de la monarchie absolue ou de la bourgeoisie révolutionnaire habillée à la romaine ». En ce sens, le baroque est l’art de l’anti-séparation, la brèche ouverte dans la positivité de l’ordre social et par où peut s’engager et s’infiltrer l’action qui redonne vie au temps dialectique et historique. La théorie est ainsi repensée en ce sens. Elle doit être une théorie pour éclairer l’action dans la saisie de l’occasion. De fait, elle doit savoir repérer l’occasion et, pour cela, être à la fois la théorie des temps présents, la théorie de la saisie du moment opportun et de l’action qui s’ensuit. La référence fondamentale de Debord est ici Machiavel, dont la mention est omniprésente dans son œuvre et dont il adoptera le pseudonyme dans sa correspondance avec Gianfranco Sanguinetti106. 105.  SP, §189, OE, p. 846. 106.  Gianfranco Sanguinetti, né en 1948, membre de la section italienne de l’I.S., corédacteur de La véritable scission, très proche de Debord tout au long des années 70 (Debord traduira pour Champ libre Le véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie, 1976). 61

La vie matérielle de la théorie Cette nouvelle position de la théorie modifie le rapport de l’avant-garde et du sujet politique. Dans La Société du spectacle, les « ouvriers » doivent s’emparer de la théorie et devenir « dialecticiens ». Ils comprennent alors qui ils sont, ce qu’ils vivent, Debord semblant admettre que cette prise de conscience immergée dans une praxis de révolte saura déboucher sur une démocratie des Conseils. Les médiations qui permettent d’y conduire seront inventées par les ouvriers eux-mêmes dès lors qu’est refusée toute séparation entre la théorie et la pratique. Mai 68 a montré la fragilité de ce modèle. Au fond, Debord a rencontré la même difficulté que celle qu’Orwell avait formulée dans 1984 à propos des « prolétos » (proles) : « Ils ne se révolteront que lorsqu’ils auront ouvert les yeux, et ils n’ouvriront les yeux qu’après s’être révoltés107 ». Pour se révolter, il faut être conscient de sa situation, mais pour être vraiment conscient de sa situation, ne faut-il pas d’abord se révolter ? Les choses doivent cependant être prises en un sens dialectique comme Debord le montre dans un très beau passage de la « Préface à la quatrième édition italienne de la traduction de La Société du spectacle » : « On sait la forte tendance des hommes à répéter inutilement des fragments simplifiés des théories révolutionnaires anciennes, dont l’usure leur est cachée par le simple fait qu’ils n’essaient pas de les appliquer à quelque lutte effective pour transformer les conditions dans lesquelles ils se trouvent vraiment ; de sorte qu’ils ne comprennent guère mieux comment ces théories ont pu, avec des 107.  1984, première partie, chapitre VII, traduction de Philippe Jaworski, Pléiade, Gallimard, 2020, p. 1027. 62

fortunes diverses, être engagées dans les conflits d’autre temps. En dépit de cela, il n’est pas douteux, pour qui examine froidement la question, que ceux qui veulent ébranler réellement une société établie doivent formuler réellement une théorie qui explique fondamentalement cette société ; ou du moins qui ait l’air d’en donner une explication satisfaisante. Dès que cette théorie est un peu divulguée, à condition qu’elle le soit dans des conditions qui perturbent le repos public108, et avant même qu’elle en vienne à être exactement comprise, le mécontentement partout en suspens sera aggravé, et aigri par la seule connaissance vague de l’existence d’une condamnation théorique de l’ordre des choses. Et après, c’est en commençant à mener avec colère la guerre de la liberté, que tous les prolétaires peuvent devenir stratèges109 ». Ce qui est frappant dans ce texte est la dimension temporelle de ce que la découverte d’une théorie « qui explique fondamentalement cette société » est en mesure de produire. Ceux qui veulent « transformer les conditions dans lesquelles ils se trouvent vraiment » partent d’un « mécontentement partout en suspens » pour aboutir à la « guerre de la liberté ». La conception matérielle de la dialectique entre la théorie et la pratique est exprimée de manière très suggestive. La théorie devient un élément matériel de cette dialectique. Elle se trouve prise dans un conflit qui est déjà là et agit, non plus seulement comme « détonateur » (rôle que les situationnistes avaient attribué à la théorie du spectacle) mais aussi comme stratégie d’action. Ainsi, « c’est dans les usines d’Italie que ce livre [La Société du 108. Dans Panégyrique, Debord, en parlant de Retz, évoque son « rôle favori de perturbateur du repos public » (OE, p. 1665). 109.  Ibid., p. 1463-4. 63

spectacle] a trouvé, pour le moment, ses meilleurs lecteurs. Les ouvriers d’Italie, qui peuvent être donnés en exemple à leurs camarades de tous les pays pour leur absentéisme, leurs grèves sauvages que n’apaise aucune concession particulière, leur lucide refus du travail, leur mépris de la loi et de tous les partis étatistes, connaissent assez bien le sujet par la pratique pour avoir pu tirer profit des thèses de La Société du spectacle, même quand ils n’en lisaient que de médiocres traductions ». Renversement du spectacle ou retour de la vie historique ? La théorie est ainsi présentée comme un élément matériel d’une lutte déjà engagée. Mais de quelle lutte parle-t-on ? N’y a-t-il pas quelque illusion à prétendre renverser le spectacle en abolissant toutes les séparations ? Certes, Mai 68 a posé comme principe qu’être « réaliste », c’est « demander l’impossible ». Mais la question des médiations demeure entière. Or, peut-on réellement dire que la vie non séparée et non aliénée ne se donnera libre cours qu’une fois le spectacle mis à bas ? À la fin de la « Préface à la quatrième édition italienne de La Société du spectacle », Debord ouvre une nouvelle perspective : « Il est juste de reconnaître la difficulté et l’immensité des tâches de la révolution qui veut établir et maintenir une société sans classes. Elle peut assez aisément commencer partout où des assemblées prolétariennes autonomes, ne reconnaissant en dehors d’elles aucune autorité ou propriété de quiconque, plaçant leurs volontés au-dessus de toutes les lois et de toutes les spécialisations, aboliront la séparation des 64

individus, l’économie marchande, l’État. Mais elle ne triomphera qu’en s’imposant universellement, sans laisser une parcelle de territoire à aucune forme subsistante de société aliénée. Là, on reverra une Athènes ou une Florence dont personne ne sera rejeté, étendu jusqu’aux extrémités du monde ; et qui, ayant abattu tous ses ennemis pourra enfin se livrer joyeusement aux véritables divisions et aux affrontements sans fin de la vie historique110 ». Ce texte est suggestif par la contradiction qu’il porte en lui. Il introduit d’abord une distinction, concernant la « révolution », entre « commencer » et « triompher ». Or, on a le sentiment que ce que Debord dit du commencement est en réalité un processus terminé puisque dans ce commencement sont abolis « la séparation des individus », « l’économie marchande », « l’État ». Il faudrait donc comprendre que le mouvement qui se met en place porte en lui ces abolitions même s’il n’est pas allé à son terme. C’est ce que laisse penser la suite du texte puisque le triomphe de la révolution équivaut à ne plus laisser « une parcelle de territoire à aucune forme subsistante de société aliénée ». Néanmoins, on ne voit pas très bien en quoi on va plus loin dans ce triomphe que lors du commencement. Il y a donc une ambiguïté qui porte sur le processus de la révolution elle-même : faut-il penser ce processus dans son devenir ou dans son achèvement ? Cette question est d’autant plus importante que la fin du texte repose sur une contradiction : comment la cité (« une Athènes ou une Florence ») peut-elle se livrer à des « divisions » et des « affrontements » si elle a « abattu tous ses ennemis » ? C’est illogique. Si 110.  Préface, OE, p. 1473. 65

elle n’a plus d’ennemis, elle n’est plus confrontée à une a­ltérité, elle n’est plus mue par une dialectique du conflit. Elle persévère dans son être, à l’instar du spectacle. Elle est un spectacle inversé. Pris à la lettre, ce texte voudrait dire qu’il n’y a de révolution qu’achevée et il n’y a d’achèvement que lorsqu’il n’y a plus d’ennemis. En réalité, il semble qu’on puisse comprendre l’inverse en prenant le texte par la fin. Pour se livrer « aux véritables divisions et aux affrontements sans fin de la vie historique », il faut justement remettre en cause le spectacle dont l’objet et la finalité est de produire une fausse unité du monde, de dissimuler toutes ses divisions, de neutraliser toute contestation, d’intensifier les facteurs de séparation, de passivité et de soumission. C’est en se livrant aux véritables divisions, par exemple, entre le « peuple » et les « grands », comme chez Machiavel, que l’on déjoue les mécanismes du spectacle. Il faut donc faire le contraire de ce que veut et produit le spectacle. Au consensus faux et mystificateur, il faut opposer la contestation, la discorde et le conflit. C’est en ce sens que le commencement porte en lui son triomphe. En effet, dans la mesure où les « véritables divisions » et « affrontements » sont « sans fin », la négativité ne pourra jamais être dépassée. Renverser le spectacle, c’est passer de la négation « dispersée » à la négation unifiée. L’enjeu n’est plus alors d’exproprier le propriétaire ou de changer de propriétaire. L’enjeu est que la valeur d’échange cesse d’être le condottiere de la valeur d’usage et d’inverser son processus d’extension. Renverser le spectacle, c’est d’abord réintroduire la dialectique au cœur du monde social et politique et non plus la reléguer dans 66

ses marges. La condition en est la rencontre entre, d’un côté, le surgissement d’une négativité organisée capable de dépasser en son sein la séparation et la spécialisation et, de l’autre, une théorie qui permette de fonder l’organisation de cette négativité sur la compréhension de ce qu’est le spectacle. La fin de la Préface se réfère à Athènes et ­Florence. Dans le dernier texte de Debord, cette mauvaise réputation, celui-ci écrit que « L’histoire réelle de la démocratie […] passe par les républiques d’Athènes et de Florence111 ». Cette référence à la vie des cités n’est pas anodine. La pensée critique du spectacle et la tradition civique du conflit politique cheminent l’une vers l’autre. En témoigne ci-dessous l’admirable passage de La  Société du spectacle, écrit quelques mois avant Mai 68 ; probablement, un des passages les plus inspirés de l’œuvre. Il n’est évidemment pas indifférent que Machiavel y soit cité. « La possession nouvelle de la vie historique, la Renaissance qui trouve dans l’Antiquité son passé et son droit, porte en elle la rupture joyeuse avec l’éternité. Son temps irréversible est celui de l’accumulation infinie des connaissances, et la conscience historique issue de l’expérience des communautés démocratiques et des forces qui les ruinent va reprendre, avec Machiavel, le raisonnement sur le pouvoir désacralisé, dire l’indicible de l’État. Dans la vie exubérante des cités italiennes, dans l’art des fêtes, la vie se connaît comme une jouissance du passage du temps. Mais cette jouissance du passage devait être elle-même passagère. La chanson de Laurent de Médicis, que Burckhardt considère comme l’expression de « l’esprit même de 111.  Cette mauvaise réputation, OE, p. 1827. 67

la Renaissance », est l’éloge que cette fragile fête de l’histoire a prononcé sur elle-même : « Comme elle est belle, la jeunesse qui s’en va si vite112 ».

Les défaites de 68 Une victoire en forme de défaite : la révolution contemplée du « pro-situ » En 68, le succès de l’I.S. fut aussi sa défaite. Le risque était alors que la théorie et la pratique situationniste deviennent « la dernière idéologie spectaculaire de la révolution »113, et que les situationnistes attirent à eux une foule d’épigones aux intentions intéressées, superficiellement motivées par le renversement du spectacle. Or, Debord et ses amis sont très clairs : « Nous étions là pour combattre le spectacle, non pour le gouverner114 ». Gouverner le spectacle, c’est en rester à une radicalité contemplative, bavarde et carriériste, qui avait d’ailleurs déjà surgi au cœur de Mai 68. Les situationnistes de l’I.S. n’auront donc de cesse de dénoncer la mystification du « pro-situ » : « Le pro-situ, carriériste qui se sait sans moyens, est amené à afficher d’emblée la réussite totale de ses ambitions, atteintes par postulat le jour où il s’est voué à la radicalité : le plus débile foutriquet assurera qu’il connaît au mieux, depuis quelques jours, la fête, la théorie, la communication, la débauche et la dialectique ; il ne lui manque plus qu’une révolution pour parachever son bonheur ». Le pro-situ porte l’hédonisme festif en bandoulière 112.  §139, OE, p. 827. 113.  La véritable scission, OE, p. 1108. 114.  Idem, p. 1125. 68

et se paie de mots révolutionnaires : « Là où son éloquence manifeste le plus d’infatuation et de vaniteux arrivisme, elle a tout le temps à la bouche le mot “prolétariat”115 ». À l’intérieur de l’I.S. elle-même, le cœur n’y est plus. L’I.S. est non seulement « un état-major qui ne veut pas de troupes » pour les raisons dites ci-dessus, mais c’est aussi un état-major qui est arrivé au bout de son histoire collective non seulement dans la mesure où il a achevé la formulation théorique et pratique du spectacle, mais aussi et surtout parce qu’il n’a voulu en être que le « détonateur ». Que la fin de l’I.S. ait donné lieu à la fin à des polémiques interpersonnelles invoquant les arrière-pensées individualistes ou les postures « contemplatives » de tel ou tel (visant notamment Raoul Vaneigem après sa démission) reste secondaire pour expliquer sa dissolution en 1972. L’I.S. était au bout du chemin ouvert en 1957. L’étudiant devenu cadre du spectacle La fin de l’I.S. est ainsi liée à la puissance de récupération sociologique de la société de consommation. L’étudiant « pro-situ » de 68 a rejoint les bataillons du spectacle. Debord en fait le portrait cruel et amer au début du film In girum imus nocte et consumimur igni. Il fustige son devenir dans la machine du spectacle tels de « petits agents spécialisés dans les divers emplois de ces « services » dont le système productif a si impérieusement besoin : gestion, contrôle, entretien, recherche, enseignement, propagande, amusement et pseudo-critique116 ». Leur ralliement ne leur apportera rien d’autre que le mépris de leurs maîtres. En effet, ils 115.  Idem, p. 1111. 116.  In girum…, OE, p. 1335. 69

resteront « des salariés pauvres qui se croient propriétaires, des ignorants mystifiés qui se croient instruits, et des morts qui croient voter ». « Comme le mode de production les a durement traités117 ». Alors même que justement, « c’est la première fois que des pauvres croient faire partie d’une élite économique, malgré l’évidence contraire118 » puisqu’on « leur parle toujours comme à des enfants obéissants, à qui il suffit de dire : “il faut”119 ». Les étudiants de 68 sont devenus les bons élèves du spectacle, le simulacre de révolte à laquelle ils se sont livrés ne rend que plus tragique leur soumission de ceux qui « collectionnent les misères et les humiliations de tous les systèmes d’exploitation du passé » et « n’en ignorent que la révolte ». Bref, « ceux qui n’avaient jamais eu de proie l’ont lâché pour l’ombre120 ». Le spectacle passe à l’offensive Le mouvement 68, en France et dans le monde, qui s’est poursuivi pendant une grande part des années 70, a suscité partout une réaction à la hauteur des menaces ressenties sur la direction du cours des choses. Exprimant une vision agonistique du monde, Debord a formulé dans In girum le sens profond de l’opposition au spectacle : « La cause la plus vraie de la guerre, dont on a donné tant d’explications fallacieuses, c’est qu’elle devait forcément venir comme un affrontement sur le changement ; il ne lui restait plus rien des caractères d’une lutte entre la conservation et le changement. Nous 117.  Idem, p. 1336. 118.  Idem, p. 1344. 119.  Idem, p. 1338. 120.  Idem, p. 1343. 70

étions nous-mêmes, plus que personne, les gens du changement, dans un temps changeant. Les propriétaires de la société étaient obligés, pour se maintenir, de vouloir un changement qui était l’inverse du nôtre. Nous voulions tout reconstruire, et eux aussi, mais dans des directions diamétralement opposées. Ce qu’ils ont fait montre suffisamment, en négatif, notre projet. Leurs immenses travaux ne les ont donc menés que là, à cette corruption121 ». On se trompe quand on pense que les « propriétaires de la société » s’accrochent à la conservation de ce qui est. C’est le contraire qui est vrai. Leur cause est celle du changement et de la transformation des rapports sociaux dans un sens favorable à la valeur d’échange. C’est pourquoi, en 68, la consolidation du pouvoir gaulliste n’a eu d’autre portée que de mettre définitivement fin à la menace insurrectionnelle. « De Gaulle a été utile pour couvrir, dans son style personnel, tout ce qui arrivait – et ce cours des choses n’était rien d’autre que la modernisation normale de la société capitaliste ». Mais la « bourgeoisie française recherche une forme de pouvoir politique plus rationnelle, moins capricieuse et moins rêveuse ; plus intelligente pour la défendre des nouvelles menaces dont elle a constaté avec stupeur le surgissement122 ». La bourgeoisie va récupérer l’imaginaire de 68 pour asseoir la société de consommation et remettre en cause les cadres sociaux et culturels, devenus inutiles, du capitalisme d’après-guerre. Quand la dimension culturelle du consumérisme aura achevé sa diffusion massive dans l’espace social, elle attaquera le moment venu l’héritage de 68. De même, lorsque la culture 121.  In girum, OE, p. 1299. 122.  Le commencement d’une époque, OE, p. 956. 71

de la consommation aura fini de se parer des vertus du non-conformisme et de la singularité au point de déboucher sur un narcissisme rebelle à grande échelle, il sera temps de liquider 68 et sa « permissivité ». Après la dissolution de l’I.S. en 1972, c’est en Italie que Debord repérera l’offensive du spectacle d’« en finir avec une contestation révolutionnaire apparue par surprise123 ». « Étant pour le moment le pays le plus avancé dans le glissement vers la révolution prolétarienne, l’Italie est aussi le laboratoire le plus moderne de la contre-révolution internationale », écrit-il dans la « Préface à la quatrième édition italienne de La Société du spectacle »124. Dans la stratégie de la tension de la fin des années 60 au début des années 80 (de l’attentat de la piazza Fontana à Milan en 1969 à celui de la gare de Bologne en 1980), Debord repère l’évolution de ce que Pasolini appella le « nouveau pouvoir ». Pasolini l’affirma avec force dans les années 70 : « J’ai sur ce point une idée, peut-être un peu romanesque, mais que je crois juste. La voici : les hommes du pouvoir et je pourrais sans doute carrément citer des noms sans grande crainte de me tromper – disons quelques-uns des hommes qui nous gouvernent depuis trente ans – ont d’abord organisé la stratégie de la tension anticommuniste, puis, une fois apaisée la crainte de l’éversion [sic125] de 68 et du péril communiste immédiat, ces mêmes hommes du pouvoir ont organisé la stratégie de la tension antifasciste. Les massacres ont donc été accomplis par les mêmes personnes. Ils ont d’abord fait le massacre de la piazza Fontana [1969] en accusant les extrémistes 123.  Commentaires, OE, p. 1598. 124.  OE, p. 1471. 125.  Synonyme de chute, ruine. 72

de gauche, puis ceux de Brescia [1974] et de Bologne [1974 – ne pas confondre avec l’attentat de Bologne de 1980, n.d.a] en accusant les fascistes et en tentant de se refaire en hâte cette virginité antifasciste dont ils avaient besoin, après la campagne du référendum et le référendum, pour continuer à gérer le pouvoir comme si de rien n’avait été126 ». Debord dira la même chose avec laconisme : « La gare de Bologne a sauté pour que l’Italie continue d’être bien gouvernée127 ». Debord adopte la même lecture de l’histoire à propos de l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro (proche aussi de celle de Sciascia dans L’affaire Moro128). L’événement a permis de conjurer la menace d’une révolution prolétarienne en assurant l’intégration du parti communiste italien au système de pouvoir de la Démocratie chrétienne et de rejeter dans le « terrorisme » toute contestation du pouvoir qui s’émancipe de la tutelle des communistes. De ce point de vue, la manipulation des Brigades rouges par les services secrets italiens, eux-mêmes agissant sous l’influence des réseaux atlantistes (Gladio) insérés dans un vaste conglomérat idéologique constitué de démocrates-chrétiens, de membres de la mafia, des services secrets, etc. (Propaganda Due ou « Loge P2 ») est une thèse plausible.

126.  Écrits corsaires, « Fasciste », 26 décembre 1974, p. 272. 127.  Commentaires…, OE, p. 1625. 128. Leonardo Sciascia (1921-1989), écrivain et essayiste sicilien dont une grande partie de l’œuvre tourne autour des effets de l’influence de la mafia en Sicile, en Italie et dans le monde ( ce qu’il a appelé la « sicilianisation du monde »). Dans L’affaire Moro, publié peu de temps après l’enlèvement et l’assassinat du leader de la Démocratie chrétienne, il analyse la manière dont les dirigeants « démocrates-chrétiens » l’ont dès le départ « condamné ». 73

Cette thèse exprimée par Debord dans la « Préface à la quatrième édition italienne », ainsi que dans sa correspondance, fut développée par Gianfranco Sanguinetti, sous le pseudonyme de Censor, dans le Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie129 écrit en 1975 et publié en 1976. Les Brigades rouges ont surgi à un moment où « un grand nombre d’ouvriers italiens ont échappé à l’encadrement de la police syndicale stalinienne ». Le « terrorisme illogique et aveugle » des brigades rouges était ainsi destiné à placer le Parti communiste italien dans une impasse : soutenir les Brigades rouges équivaut pour les communistes à cesser d’être des « staliniens », défendre le « compromis historique » voulu par Moro signifie cesser d’être révolutionnaires130. Être communistes ou être révolutionnaires, il faudrait en fait choisir. L’interprétation des événements survenus en Italie pendant les années 70 débouche ainsi sur un approfondissement du concept de spectacle.

129.  Publié en 1976 chez Champ libre et en 2003 aux Éditions Ivrea. 130.  « Moro croyait au “compromis historique”, c’est-à-dire à la capacité des staliniens de briser finalement le mouvement des ouvriers révolutionnaires », Préface à la quatrième édition italienne, OE, p. 1469.

IV. Le « talon de fer » du spectacle Les éléments fondamentaux du concept de spectacle tels qu’issus du texte de 1967 ont été abordés au chapitre II : la société comme « accumulation de spectacles », le spectacle comme « négation de la vie qui est devenue visible », la valeur d’échange « condottiere de la valeur d’usage », le spectacle en tant qu’« occupation totale de la vie sociale », règne du « pouvoir spécialisé », le prolétariat comme sujet politique anti-spectaculaire ayant la charge de « s’émanciper des bases matérielles de la vérité inversée », etc. La compréhension de ces éléments permet de s’orienter dans La Société du spectacle, texte d’autant plus complexe à saisir qu’il pratique le détournement de très nombreux textes de philosophie (notamment de Feuerbach, Hegel, Marx) et que Debord ne cherche pas toujours à fixer le sens des notions qu’il emploie mais plutôt à en multiplier les formulations pour saisir son objet sous toutes ses faces. Néanmoins, le spectacle est une réalité qui ne cesse de muter car il est dans son essence même de chercher à se consolider. Tout au long des années 70 et 80, Debord n’aura de 75

cesse de repérer ses ­mutations, en particulier dans le contexte de l’après-68. En 1988, Debord publie ses Commentaires sur la société du spectacle qui contribuent à enrichir le phénomène théorisé vingt ans plus tôt. Pour faire le lien entre les deux textes, il faut repartir de la notion de séparation et de fragmentation, car l’essence du spectacle est d’en produire la culture afin de rompre le lien entre l’individu et la réalité et entre les individus eux-mêmes afin de mieux les réunir du dehors.

Le spectacle, puissance de fragmentation Dans une formule célèbre, Debord dit que le spectacle « réunit le séparé, mais il le réunit en tant que séparé » (§29). La totalité que produit le spectacle est une totalité composée de fragments isolés. Dans le spectacle, la partie qui veut régenter le tout et exercer une « dictature totalitaire du fragment » doit se faire oublier comme partie par sa prétention à incarner la totalité tout en prenant soin que le plus grand nombre, qui aurait pourtant vocation à porter la totalité, reste le plus séparé possible. Comme exemple de cette volonté d’atomisation, Debord reprend131 dans La Société du spectacle celui de la « suppression de la rue » et de l’urbanisme qui l’ac131.  Dans un article de Potlach en 1954, Debord avait écrit que « Le Corbusier ambitionne de supprimer la rue » (n° 5, juillet 1954, OE, p. 144). Dans La Société du spectacle, il écrit que « l’effort de tous les pouvoirs établis, depuis les expériences de la Révolution française, pour accroître les moyens de maintenir l’ordre dans la rue, culmine finalement dans la suppression de la rue » (§127). 76

compagne comme une métaphore de la s­éparation : « le mouvement général de l’isolement, qui est la réalité de l’urbanisme, doit aussi contenir une réintégration contrôlée des travailleurs, selon les nécessités planifiables de la production et de la consommation. L’intégration au système doit ressaisir les individus isolés en tant qu’individus isolés ensemble [souligné par Debord] : les usines comme les maisons de la culture, les villages de vacances comme les « grands ensembles » sont spécialement organisés pour les fins de cette pseudo-collectivité qui accompagne aussi l’individu isolé dans la cellule familiale [souligné par Debord] : l’emploi généralisé des récepteurs du message spectaculaire fait que son isolement se retrouve peuplé des images dominantes, images qui, par cet isolement seulement, acquièrent leur pleine puissance » (§172). La puissance du spectacle se nourrit de l’isolement qu’il organise. Il dispose de cette capacité à produire en permanence le monde dont il a besoin pour s’étendre. Il vainc moins par la force que par sa capacité à affaiblir. Ainsi, « ce qui oblige les producteurs à participer à l’édification du monde est aussi ce qui les en écarte […]. Ce qui fait le pouvoir abstrait de la société fait sa non-liberté [souligné par Debord] concrète » (§72).

L’avènement du « spectaculaire intégré » En passant du capitalisme comme accumulation de marchandises au capitalisme comme « accumulation de spectacles », Debord a montré par là que le concept était éminemment historique (même s’il ne fait jamais l’histoire du spectacle, il date l’avènement de La Société du spectacle de quarante ans avant 1967, 77

donc aux alentours de 1929132). L’ébranlement du capitalisme par la contestation des années 60 et 70 a transformé le spectacle lui-même, conscient de devoir prendre les choses en main s’il voulait durer. Vingt ans après le texte de 1967, Debord constate au début de ses Commentaires que le spectacle « est assurément plus puissant qu’il l’était auparavant133 ». Il n’en dit pas les causes, comme si le spectacle s’était contenté de « rejoindre plus exactement son concept » comme il l’avait dit en 1978, en ajoutant que le spectacle était désormais « comme une brume poisseuse qui s’accumule au niveau du sol de toute l’existence quotidienne » (en 1967, il n’était encore que « le soleil qui ne se couche jamais sur l’empire de la passivité moderne134 »). En 1988, Debord constate que « le spectacle a donc continué partout de se renforcer, c’est-à-dire à la fois de s’étendre aux extrêmes par tous les côtés et d’augmenter sa densité au centre. Il a même appris de nouveaux procédés défensifs, comme il arrive ordinairement aux pouvoirs attaqués135 ». On pourrait dire qu’aux extrêmes, il a libéré l’extension de la valeur d’échange et qu’en son centre, il a augmenté sa capacité à désarmer toute tentative d’entraver ou de limiter celle-ci (sans doute, est-ce ce qu’il faut comprendre par « de nouveaux procédés défensifs »). Pour qualifier cette puissance accrue, Debord crée le concept de « spectaculaire intégré », qui dépasse le « spectaculaire concentré » (contre-révolution totalitaire « nazie aussi bien que la stalinienne ») et le « spectaculaire diffus » 132.  Commentaires, OE, p. 1595. 133.  OE, p. 1595. 134.  SP, §13, p. 769. 135.  OE, p. 1594. 78

(caractérisé par cette « américanisation du monde », « incitant les salariés à opérer librement leurs choix entre une grande variété de marchandises nouvelles qui s’affrontaient »). Le « spectaculaire intégré » s’est constitué « par la combinaison raisonnée des deux précédentes [formes du spectaculaire, la diffuse et la concentrée], et sur la base générale d’une victoire de celle qui s’était montrée la plus forte, la forme diffuse ». Autrement dit, le spectaculaire intégré est le spectaculaire diffus qui se déploie en totalité. Debord remarque que les deux pays où le spectaculaire intégré s’est mis en place sont la France et l’Italie « par le jeu de facteurs historiques communs : rôle important des parti et syndicat [sic] staliniens dans la vie politique et intellectuelle, faible tradition démocratique, longue monopolisation du pouvoir par un seul parti, nécessité d’en finir avec une contestation révolutionnaire apparue par surprise ». Quel est le trait nouveau que porte avec lui le spectaculaire intégré ? La puissance du spectaculaire intégré, « c’est qu’il s’est intégré dans la réalité même à mesure qu’il en parlait ; et qu’il la reconstruisait quand il en parlait. De sorte que cette réalité maintenant ne se tient plus en face de lui comme quelque chose d’étranger. Quand le spectaculaire était concentré, la plus grande partie de la société périphérique lui échappait ; et quand il était diffus, une faible part ; aujourd’hui, rien. Le spectacle s’est mélangé à toute réalité, en l’irradiant ». Soleil qui ne se couche jamais, puis brume poisseuse qui s’accumule au niveau du sol, le spectacle est devenu une radioactivité qui transforme le réel.

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Fidèle à la double approche qui prévaut depuis La Société du spectacle (sa dimension économique et politique), Debord redéfinit le spectacle dans les ­Commentaires comme la transformation totale du réel, comme marchandise et comme représentation : « le devenir-monde de la falsification » [la transformation de toute chose en support d’un échange marchand] est aussi « un devenir-falsification du monde » [la représentation du réel est construite par le spectacle lui-même]. Le spectacle est d’autant plus fidèle à luimême qu’il se charge désormais de mettre le réel en spectacle, de produire les représentations du monde les plus conformes à ses propres intérêts économiques et politiques. Cette étape de l’histoire du spectacle est bien évidemment liée au développement continu des techniques et technologies de l’information et de la communication qui vient parachever la « domination spectaculaire ». Celle-ci, correspondant au spectaculaire intégré, est marquée par « cinq traits principaux, qui sont : le renouvellement technologique incessant ; la fusion économico-étatique ; le secret généralisé ; le faux sans réplique ; un présent perpétuel ». Les trois derniers sont la conséquence des deux premiers traits qui correspondent au développement technologique, à la puissance de la valeur d’échange et à celle de l’État qui sont en quelque sorte les piliers matériels du spectacle. Les trois autres (le secret, le faux sans réplique, le présent perpétuel qui nie le temps historique) constituent leurs conséquences culturelles et anthropologiques qui en retour assurent le règne sans partage des premiers. C’est la complétude de cette circularité

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qui perfectionne l’emprise du spectacle que Debord compare à un « talon de fer136 ». Le spectaculaire intégré réalise une sorte de promesse cybernétique, une « continuité » du spectacle qui en renforce les effets du fait de sa durée. « Le changement qui a le plus d’importance, dans tout ce qui s’est passé depuis vingt ans, réside dans la continuité même du spectacle. Cette importance ne tient pas au perfectionnement de son instrumentation médiatique, qui avait déjà auparavant atteint un stade de développement très avancé : c’est tout simplement que la domination spectaculaire ait pu élever une génération pliée à ses lois ». Plus on avance dans le temps, plus les résidus de la période précédant le spectaculaire intégré disparaissent, plus la société adopte tous les codes du spectacle et devient elle-même spectaculaire. Chaque génération accomplit en effet un pas de plus vers sa soumission complète aux critères du spectacle. Si on retire en effet « le sentiment vague qu’il s’agit d’une sorte d’invasion rapide », c’est parce que les obstacles ou les limites à cette occupation totale de l’espace diminuent du fait du temps lui-même, non seulement en raison du « renouvellement technologique incessant » mais du fait de la neutralisation ou disparition de toutes les médiations ou tous les lieux par lesquelles et au sein desquels pouvait se maintenir et se développer une vie non spectaculaire. L’effet du spectaculaire intégré, c’est de rendre cumulatifs les bénéfices du temps spectaculaire, du simple fait de persévérer dans son être.

136.  Commentaires, OE, p. 1633. L’expression est empruntée à Jack London. 81

Le règne de la passivité et de la déraison L’importance des Commentaires est de nommer avec acuité les effets du spectaculaire intégré sur la représentation que l’esprit se fait des choses, et par là de mettre des mots sur ce que chacun ressent plus ou moins confusément. Le spectaculaire intégré mobilise en permanence l’information et la communication comme lien entre le sujet et le monde sensible. Il radicalise en effet ce que disait Debord au début de La Société du spectacle lorsqu’il affirmait que « le spectacle n’est pas un ensemble d’images mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images ». Plus les liens entre les personnes sont distendus, plus on confiera aux images la fonction de représenter un monde commun, plus les images auront pour fonction de produire le réel conforme aux critères du spectacle et à ses intérêts. De là, une coupure croissante entre le monde réel et le monde de la représentation, et à l’intérieur du monde réel, une séparation accrue entre les individus. Le spectacle est ainsi pris dans un cercle où petit à petit, l’idée d’un monde commun, intelligible, partageable, devient une chimère. Il devient l’opérateur de la passivité et de la soumission. Debord le dit avec une netteté sans égale dans un passage des ­Commentaires qui mérite d’être cité en entier : «  Sur le plan des techniques, quand l’image construite et choisie par quelqu’un d’autre [souligné par Debord] est devenue le principal rapport de l’individu au monde qu’auparavant, il regardait par lui-même, de chaque endroit où il pouvait aller, on n’ignore évidemment pas que l’image va supporter tout ; parce qu’à l’intérieur d’une même image, on peut 82

juxtaposer sans contradiction n’importe quoi. Le flux des images emporte tout, et c’est également quelqu’un d’autre qui gouverne à son gré ce résumé simplifié du monde sensible ; qui choisit où ira ce courant, et aussi le rythme de ce qui devra s’y manifester, comme perpétuelle surprise arbitraire, ne voulant laisser nul temps à la réflexion, et tout à fait indépendamment de ce que le spectateur peut en comprendre ou en penser. Dans cette expérience concrète de la soumission permanente, se trouve la racine psychologique de l’adhésion si générale à ce qui est là ; qui en vient à lui reconnaître ipso facto une valeur suffisante. Le discours spectaculaire tait évidemment, outre ce qui est proprement secret, tout ce qui ne lui convient pas. Il isole toujours, de ce qu’il montre, l’entourage, le passé, les intentions, les conséquences. Il est donc totalement illogique. Puisque personne ne peut plus le contredire, le spectacle a le droit de se contredire lui-même, de rectifier son passé. La hautaine attitude de ses serviteurs quand ils ont à faire savoir une version nouvelle, et peut-être plus mensongère encore, de certains faits, est de rectifier rudement l’ignorance et les mauvaises interprétations attribuées à leur public, alors qu’ils sont ceux-là mêmes qui s’empressaient la veille de répandre cette erreur, avec leur assurance coutumière. Ainsi, l’enseignement du spectacle et l’ignorance des spectateurs passent indûment pour des facteurs antagoniques alors qu’ils naissent l’un de l’autre137 ». Le spectacle ne se produit pas lui-même seulement de manière cumulative par la simple succession des temps. Il se renforce dialectiquement de l’ignorance qu’il sécrète à travers « l’incessant passage circulaire 137.  Commentaires, OE, p. 1609. 83

de l’information, revenant à tout instant sur une liste succincte des mêmes vétilles, annoncées passionnément comme d’importantes nouvelles ; alors que ne passent que rarement, et par brèves saccades, les nouvelles véritablement importantes, sur ce qui change effectivement138 ». Les effets de l’emprise du spectaculaire intégré les plus forts concernent la vie de l’esprit. Le flux emporte la raison et la vérité qui passeront avec le flux, comme le faux lui-même. C’est ainsi qu’il faut comprendre la célèbre phrase de 1967 selon laquelle dans le monde « réellement renversé [souligné par Debord], le vrai est un moment du faux ». « Les années passées depuis lors ont montré les progrès de ce principe dans chaque domaine particulier, sans exception », ajoute Debord en 1988. Au point d’évincer la notion de vrai elle-même : « Le seul fait d’être désormais sans réplique a donné au faux une qualité toute nouvelle », le vrai ayant « cessé d’exister presque partout139 ». Dans le spectacle, la dialectique s’évapore, la logique se dissout. Le spectacle vaporise, sort l’être du néant pour l’y renvoyer. Le « faux sans réplique a achevé de faire disparaître l’opinion publique, qui d’abord s’était trouvée incapable de se faire entendre ; puis très vite par la suite, de seulement se former ». Le spectacle devient ainsi le règne des experts car « là où l’individu n’y reconnaît plus rien par lui-même, il sera formellement rassuré par l’expert ». Mais comment reconnaître que l’expert dit vrai au-delà de la croyance que la parole de l’expert est vraie ? Si la vérité dépend d’une croyance en un tiers du fait qu’il se proclame détenteur d’une vérité, alors 138.  Commentaires, OE, p. 1600. 139.  Idem. 84

l’idéologie triomphe ; c’est pourquoi « l’usage intensif du spectacle a, comme il fallait s’y attendre, rendu idéologue la majorité des contemporains ». Si la vérité n’a plus de lien avec le réel, il est possible alors d’en changer. Comme dans 1984 d’Orwell, le spectacle est l’autre nom de la mutabilité du passé : « Le mouvement de la démonstration spectaculaire se prouve simplement en marchant en rond : en revenant, en se répétant, en continuant d’affirmer sur l’unique terrain où réside désormais ce qui peut s’affirmer publiquement, et se faire croire, puisque c’est de cela seulement que tout le monde sera témoin. L’autorité spectaculaire peut également nier n’importe quoi, une fois, trois fois, et dire qu’elle n’en parlera plus, et parler d’autre chose ; sachant bien qu’elle ne risque plus aucune riposte sur son propre terrain, ni sur un autre ». Or, la dialectique ne sait plus où se tenir car « il n’existe plus d’agora, de communauté générale, ni même de communautés restreintes à des corps intermédiaires ou à des institutions autonomes, à des salons ou des cafés, aux travailleurs d’une seule entreprise ; nulle place où le débat sur les vérités qui concernent ceux qui sont là ne puisse s’affranchir durablement de l’écrasante présence du discours médiatique, et des différentes forces organisées pour le relayer140 ». Toute dialectique en prise avec le monde réel se trouve affaiblie du fait de la disparition de sa capacité matérielle de se tenir quelque part et d’affronter le discours du spectacle qui règne ainsi comme le seul possible. Les conditions sont alors réunies pour que « l’individu se place d’entrée de jeu au service de l’ordre établi ». 140.  Commentaires, OE, p. 1604. 85

Un nouveau régime de gouvernabilité Dans les Commentaires, Debord substitue au « spectacle » des expressions telles que la « domination spectaculaire », le « gouvernement du spectacle », la « démocratie spectaculaire », l’« autorité générale du spectacle », etc. L’objet du discours vise de manière plus affirmée à la fois la « société », de part en part traversée et structurée par le « spectaculaire », et le « pouvoir » qui trouve dans ce dernier les voies et moyens de son renforcement et l’absence de contestation. En effet, le spectacle n’est pas seulement l’effet de l’alliance de la valeur d’échange et de l’État bureaucratique. Il est aussi, comme Debord le dira dans Panégyrique, la « puissance de communication dont elle [“la production économique présente”] s’est armée141 ». Car « pour la première fois, les mêmes ont été maîtres de tout ce qu’on fait, et de tout ce que l’on en dit142 ». Dans l’univers spectaculaire, il n’y a donc plus d’espace de contestation. « C’est la première fois, dans l’Europe contemporaine, qu’aucun parti ou fragment de parti n’essaie plus de seulement prétendre qu’il tenterait de changer quelque chose d’important. La marchandise ne peut plus être contestée par personne »143. Le parti de la contestation devient un « parti absent » du fait de la suppression de tous les « terrains sociaux où elle [“toute tendance révolutionnaire organisée”] avait pu plus ou moins s’exprimer : du syndicalisme aux journaux, de la ville aux livres ». Or, plus celle-ci se disperse, moins elle est tolérée : « de tous les crimes 141.  Panégyrique, OE, p. 1673. 142.  Idem, OE, p. 1684. 143.  Commentaires, OE, p. 1605. 86

sociaux, aucun ne devra être regardé comme pire que l’impertinente prétention de vouloir changer quelque chose dans cette société ». Plus le spectacle est puissant, moins il tolère qu’on ne l’aime pas (« On doit savoir que la servitude veut désormais être aimée véritablement pour elle-même », écrit Debord dans Panégyrique). Orwell toujours : « Plus le parti sera puissant, moins il sera tolérant », déclare O’Brien à la fin de 1984. Si la dispersion de la contestation du spectacle est un effet du spectacle lui-même, elle n’est pas le seul phénomène qui le conforte. L’apport majeur des Commentaires est d’avoir dévoilé les conditions de gouvernabilité (ou d’ingouvernabilité144) de la société spectaculaire. Debord y poursuit l’élucidation de l’offensive propre au « spectaculaire intégré ». Elle prolonge celle faite à la fin des années 70, en donnant au pouvoir de nouveaux moyens de reléguer, falsifier et neutraliser la contestation. Pour qualifier ce nouveau pouvoir, il faut lui appliquer ce que Debord dit de l’évolution du spectacle dans les Commentaires, qui a « continué partout de se renforcer, c’est-à-dire à la fois de s’étendre aux extrêmes par tous les côtés, et d’augmenter sa densité au centre ». L’image de la distinction centre/extrêmes permet d’évoquer deux dimensions du spectacle, l’une constituée de l’extension horizontale de la valeur 144.  « Elle est devenue ingouvernable cette “terre gâtée” où les nouvelles souffrances se déguisent sous le nom des anciens plaisirs ; et où les gens ont si peur. Ils tournent en rond dans la nuit et ils sont consumés par le feu. Ils se réveillent effarés, et ils cherchent en tâtonnant la vie. Le bruit court que ceux qui l’expropriaient l’ont, pour comble, égarée. » (In girum, OE, p. 1400). Voir aussi le livre important de Grégoire Chamayou, La société ingouvernable, une généalogie du libéralisme autoritaire, 2018, La fabrique. 87

d’échange, du marché, jusqu’aux confins les plus reculés ; l’autre, incarnée par une verticalité politique qui sait exactement ce qu’elle veut. Cette double dimension horizontale et verticale avait été développée dans les années 70 à propos de la situation italienne, notamment chez Pasolini, mais aussi chez Sciascia, quand ils ont désigné la nouvelle donne politique du « nouveau pouvoir » (Pasolini) ou de l’« hyperpouvoir » (Sciascia). L’horizontal et le vertical se touchent et entretiennent l’un avec l’autre une infinité de liens constitués de réseaux, de complicités, d’affinités, etc. Le développement de la mafia en est un symptôme éclatant. Pour Sciascia, dans son roman Le contexte145, elle devient « la forme obscure d’une chaine de connivences » (impenetrabile forma di una catenazione). Selon Debord, « la mafia vient partout au mieux sur le sol de la société moderne. Elle est en croissance aussi rapide que les autres produits du travail par lequel la société du spectaculaire intégré façonne son monde146 ». La modernité issue des Lumières et de l’installation du fait républicain et démocratique pouvait laisser penser que la mafia « semblait condamnée à s’effacer partout devant l’État moderne ». En réalité, loin d’être combattue et défaite dans sa propre sphère d’activité, elle « a par la suite trouvé un champ nouveau dans le nouvel obscurantisme de la société du spectaculaire diffus puis intégré : avec la victoire totale du secret, la démission générale des citoyens, la perte complète de la logique, et les progrès de la vénalité et de la lâcheté universelles, toutes les conditions favorables furent réunies pour qu’elle devînt une puissance 145.  Publié en 1971. 146.  Commentaires, OE, p. 1631. 88

moderne, et offensive147 ». La mafia est la métaphore des réseaux, des « liens personnels de dépendance et de protection ». Le fonctionnement du spectacle s’apparente alors à une conspiration : « Autrefois, on ne conspirait jamais que contre un ordre établi. Aujourd’hui, conspirer en sa faveur est un nouveau métier en grand développement148 ». La conspiration n’est pas seulement un effet de l’opacité propre au fonctionnement du spectacle. Elle représente les actions et les mots d’ordre qui visent à produire des effets sur le monde, qu’ils émanent de la sphère économique, de la presse, ou des organes préposés à la fabrique de l’opinion et à la légitimation des décisions qui tombent du ciel. Car « partout où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle ». La gouvernabilité du spectacle obéit à une nouvelle organisation pyramidale des « nombreux appuis parmi les cercles concentriques des individus qui y trouvent, ou croient y trouver leur avantage149 ». Elle est une version moderne de l’emboitement des sujétions décrit par La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire. C’est au sommet de la pyramide spectaculaire que l’art de gouverner est appelé à se transformer : « La mise en place de la domination spectaculaire est une transformation sociale si profonde qu’elle a radicalement changé l’art de gouverner ». Or, « le destin du spectacle n’est certainement pas de finir en despotisme éclairé ». Au-delà de l’exploitation des mécanismes du spectacle et de ses effets anesthésiants ou paralysants sur la 147.  Idem, p. 1632. 148.  Idem, p. 1637. 149.  Idem, p. 1629. 89

raison civique, tout porte en effet le spectacle à devenir autoritaire du fait même du désarmement objectif et provoqué de la contestation et de l’opacité des mécanismes de la décision. À la fin des Commentaires, Debord entrevoit avec une prescience extraordinaire le destin de la Société du spectacle : « Il faut conclure qu’une relève est imminente et inéluctable dans la caste cooptée qui gère la domination, et notamment dirige la protection de cette domination. En une telle matière, la nouveauté, bien sûr, ne sera jamais exposée sur la scène du spectacle. Elle apparaît seulement comme la foudre, qu’on ne reconnaît qu’à ses coups. Cette relève, qui va décisivement parachever l’œuvre des temps spectaculaires, s’opère discrètement, et quoique concernant des gens déjà installés tous dans la sphère du pouvoir, conspirativement. Elle sélectionnera ceux qui y prendront part sur cette exigence principale : qu’ils sachent clairement de quels obstacles ils sont délivrés, et de quoi ils sont capables ». Le pouvoir ne devient pas seulement autoritaire. Il fonctionne désormais « avec le cynisme traditionnel de ceux qui savent que les gens sont portés à justifier les affronts dont ils ne se vengent pas150 ». La trajectoire du spectacle est ainsi de neutraliser de manière progressive tout réel devenir démocratique fondé sur la raison et l’émancipation. En ce sens, il prépare et organise une sortie des « Lumières » et de l’ensemble de ses idéaux politiques, qu’ils soient libéraux, civiques, révolutionnaires, ­associationnistes, anarcho-syndicalistes, etc. Le spectacle est un régime inédit de domination.

150.  In girum, OE, p. 1761. 90

En forme de synthèse : le spectacle, miroir de la dépossession Pour Debord, le concept de spectacle est ce qui lui permet de rassurer l’alliance de l’économie et de l’État au service de la « non-vie ». Il est le système social créé par l’extension illimitée de la valeur d’échange et l’ensemble des techniques de gouvernement qui l’accompagnent. À partir d’un certain niveau de développement de la valeur d’échange, la culture et la société qui sont le plus favorables à cette extension deviennent des impératifs sociaux et politiques. L’inversion de la vie qui est au cœur de la valeur d’échange, et la poursuite, l’approfondissement de cette inversion comme impératif économique, mettent en mouvement un processus de transformation et de falsification du réel. L’extension de la valeur d’échange approfondit et renforce de son côté la dépossession du travailleur qui voit lui échapper une part croissante de sa production. Sa passivité est renforcée par la contemplation quotidienne d’un monde renversé qui en vient à se substituer à son propre monde dont il est à son tour dépossédé par l’image qui lui en est renvoyée. Le spectacle est ainsi le miroir de la dépossession. Plus l’extension de la valeur d’échange contribue à la dépossession, plus la représentation du monde s’émancipe du réel au point que la conscience n’a plus qu’un lointain rapport avec le réel, se nourrit de contenus falsifiés et devient fausse conscience. Le spectacle est spectacle de la confusion car non seulement, il se substitue progressivement au réel mais il produit le réel dont a besoin le système social pour se perpétuer (notion de « spectaculaire intégré »), un réel dont le lien direct avec le réel rencontré et éprouvé par tout un chacun dans sa vie sensible singulière se 91

distend de plus en plus. Le spectacle rend l’homme contemplatif. Il le dispose à parler d’autre chose que de lui-même, à s’intéresser à autre chose que luimême. Il le conditionne à ­devenir le réceptacle passif et enjoué du narcissisme des autres, de ce que Debord appelle, dans La Société du spectacle, les « vedettes ». Ce que l’homme ne rencontre plus en lui-même ou dans ses communautés proches, il le trouve réifié dans l’expérience de la dépossession. En produisant un réel dont il dit qu’il est le réel, le spectacle installe l’individu dans une adhésion passive et impuissante à ce qui est. Le spectacle est ainsi le miroir de la dépossession qui accroit la dépossession. Le dessein et le destin du spectacle est de régner en maître sur les consciences afin de ne plus pouvoir être contesté dans des formes adéquates, celles qui requièrent une raison collective enracinée dans une vie libre et non aliénée. Les conditions d’une fuite en avant sont donc réunies car le spectacle se renforce du seul fait de durer en produisant sans cesse ses propres conditions d’existence. Son devenir est ainsi autoritaire car le pouvoir du spectacle sur le monde ne s’incarne pas seulement de manière économique et étatique, il entend rester maître du discours sur le réel et des représentations du réel, au point de pouvoir neutraliser par avance tout discours, toute pratique anti-spectaculaire. Or, plus les obstacles s’affaiblissent, plus le pouvoir domine. Le spectacle produit ainsi un sentiment de lassitude et de résignation. L’échec du spectacle est alors aussi sa victoire. Il est subi sans adhésion. Personne n’aime ni ne veut le spectacle, si ce n’est une élite qui, ne pouvant plus se dissimuler derrière des justifications probantes, s’efforce de rendre mutique toute critique réelle des effets du spectacle sur le monde.

V. Se sauver du spectacle Un nouvel art d’écrire En 1978, Debord disait qu’« il n’existe personne au monde qui soit capable de s’intéresser à mon livre [La Société du spectacle], en dehors de ceux qui sont ennemis de l’ordre social existant, et qui agissent effectivement à partir de cette situation151 ». Dix ans plus tard, Debord ne dira plus la même chose. L’art d’écrire est devenu nécessaire, comme pour tout penseur qui dévoile les ressorts de la domination. Rousseau a dit que Machiavel, feignant de parler au prince, parlait en réalité au peuple en lui apprenant à démasquer les artifices de la tyrannie. Pour Debord, parler au peuple, c’est aussi à son corps défendant parler au spectacle : en effet, « de cette élite qui va s’y intéresser, la moitié, ou un nombre qui s’en approche de très près, est composée de gens qui s’emploient à ­maintenir le système de domination spectaculaire152 ». « Le malheur des temps m’obligera donc à écrire, 151.  « Préface à la quatrième édition italienne… », OE, p. 1462. 152.  Commentaires, OE, p. 1593. 93

encore une fois, d’une façon nouvelle », écrit-il au début des Commentaires. Cette façon de faire a nourri la représentation d’un Debord elliptique, volontairement obscur, qui ajuste son propos pour n’être compris que de ceux de qui il veut se faire comprendre, et ne pas donner d’armes à l’ennemi. Mais l’art d’écrire a eu aussi progressivement un autre enjeu. À la volonté d’atteindre le spectacle de la manière la plus incisive, d’en faire le portrait le plus ressemblant, d’en décrire le cœur, succède l’impératif de se défendre de ses attaques et d’élaborer une « vérité » de Guy Debord, inaltérable et infalsifiable.

L’ennemi du spectacle L’assassinat de Gérard Lebovici fut une blessure vive dans la vie de Debord. Sa rencontre avec le président d’Artmedia, fondateur des éditions Champ libre, eut lieu en 1971. Guy Debord et Gérard Lebovici devinrent des amis. Gérard Lebovici fut ­ un mécène pour Debord. Il avait acheté un studio de cinéma à Paris (le studio Cujas) pour projeter ses films. En mars 1984, Gérard Lebovici est assassiné à Paris dans un parking de l’avenue Foch. Le crime ne sera jamais élucidé. Un an plus tard, Debord publie Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici, pamphlet sec et tranchant contre « la grande entreprise de falsification du réel » à laquelle s’est livrée la presse française en le prenant pour cible après l’assassinat de son ami. Debord y pointe les erreurs factuelles, les propos relevant du règlement de comptes, les inventions (Lebovici aurait été assassiné parce qu’il aurait menacé 94

de ne plus financer l’« ultra-gauche »), les insinuations (Lebovici, envoûté par Debord, aurait évolué dans un monde trouble à l’influence duquel il tentait d’échapper), les accusations perfides ou délibérées (notamment Paris Match affirmant qu’« une des pistes les plus sérieuses conduit vers l’entourage de Guy Debord », 30  mars 1984153). Debord énumère les qualificatifs donnés par les journalistes à sa personne, « chacun d’eux reprenant servilement toute éclatante trouvaille de n’importe quel autre » et, « sans jamais relier la qualification à un fait correspondant » : « Maître à penser, nihiliste, pseudo-philosophe, pape, solitaire, mentor, […], gourou, révolutionnaire de bazar, agent de subversion et de déstabilisation au service de l’impérialisme soviétique, Méphisto de pacotille, […], sadique fou, cynique, lie de la non-pensée, envoûteur, redoutable déstabilisateur, enragé, théoricien154 ». « Mais il est admirable que personne n’ose dire ce que l’on me reproche précisément155 », s’interroge-t-il. Que doit-on comprendre de cette « distorsion systématique du réel156 » ? Certes, « le pouvoir parajudiciaire de la presse ne s’embarrasse pas des vétilles de forme que devait observer antérieurement la ­Justice157 ». Mais pourquoi se livre-t-elle à cette entreprise délibérée de falsification ? Si on suit Debord dans les Considérations, le spectacle le reconnaît comme son ennemi, dans le fond et dans la forme. 153. Debord assignera plusieurs journaux en diffamation : « Ils ont tous à l’instant cessé de faire la moindre insinuation de ce genre. » (OE, p. 1573) 154.  OE, p. 1575. 155.  OE, p. 1567. 156.  OE, p. 1540. 157.  OE, p. 1559. 95

Dans le fond, « il y aura bientôt vingt ans, j’ai qualifié toute une phase très importante du capitalisme, un siècle entier, du nom qui lui restera ». Dans la forme, se tenir délibérément en dehors du spectacle, c’est être coupable : être reconnu en dehors de lui est plus qu’un crime de lèse-majesté, c’est le traiter en ennemi. En effet, « les journalistes d’aujourd’hui sont si habitués à la soumission des citoyens, voire à leur ravissement, devant les exigences de l’information, dont ils sont apparemment les grands prêtres, et en réalité, les salariés, que je crois vraiment que beaucoup d’entre eux supposent coupables de ne pas s’expliquer devant leur autorité158 ». Parmi les qualificatifs cités par Debord, seul celui de « théoricien » a grâce à ses yeux (« l’un des meilleurs », affirme-t-il). Ce qu’on ne lui pardonne pas, c’est d’être un théoricien qui a mené « le travail du négatif » en se tenant à dessein hors du spectacle, précisément parce qu’on ne peut le mener que si on demeure radicalement indifférent au spectacle. La théorie n’a de valeur que si elle est unie à sa pratique. Produire la théorie vraie du spectacle implique d’en rester à l’extérieur. Faire la critique du spectacle à l’intérieur, en se soumettant à ses normes de discussion, ce serait invalider sa propre théorie. Voilà pourquoi la « discrétion » conduit droit à la qualification de « terroriste ». En insinuant qu’il n’était pas étranger à l’assassinat de son ami L ­ ebovici, la presse, qui tient la chronique du spectacle, l’a d ­ ésigné comme son ennemi car ce n’est pas seulement en se situant en dehors et au-delà de toute existence spectaculaire, mais aussi du fait de cette extériorité, que le portrait du spectacle a été 158.  OE, p. 1561. 96

jugé ressemblant par ses figures proclamées159. Après les Considérations, cette position d’extériorité absolue vis-à-vis du spectacle160 (en profonde continuité avec la décision en 1972 de dissoudre l’I.S.) est renforcée par la volonté de garder la maîtrise de sa propre représentation.

Produire sa propre représentation infalsifiable Dans 1984, Winston tombe dans un magasin d’antiquités sur un presse-papiers. « Ce qui lui plaisait dans ce morceau de verre n’était pas tant sa beauté que cet air qu’il avait d’appartenir à un temps tout à fait différent de l’époque actuelle », écrit Orwell. Winston ajoute : « C’est la raison pour laquelle il me plaît tant, ce petit morceau d’histoire qu’ils ont oublié de falsifier. C’est un petit message qui nous vient d’il y a cent ans, et qu’il faudrait pouvoir déchiffrer161 ». Les temps spectaculaires sont en effet marqués par la falsification de celui qui en est l’ennemi tout en jouissant d’une notoriété qui n’a jamais fait le moindre compromis avec le spectacle. Les ­Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici ont été une réponse directe à cette entreprise de falsification-­diffamation. Mais on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Aussi, Debord entreprend-il de rédiger son propre « panégyrique » et publie en 1989 le tome premier 159. Debord écrira dans les Commentaires qu’« être connu en dehors des relations spectaculaires, cela équivaut à être connu comme ennemi de la société », OE, p. 1599. 160. En dépit de formes de reconnaissance intellectuelle ­croissantes (notamment le « passage » chez Gallimard à la fin des années 80). 161.  1984, édition citée, p. 1094. 97

de Panégyrique. Ce court ouvrage d’une prose précise, sobre et limpide, n’est ni une autobiographie, ni une explication, ni un plaidoyer d’aucune sorte. Debord évoque sa propre vie comme s’il s’agissait d’une « aventure historique », pour reprendre l’expression d’Anselme Jappe162. Il mêle des considérations biographiques et théoriques pour traiter comme une matière unique la « vie » et l’« œuvre ». Pour Debord, la vie est l’œuvre et son œuvre est sa vie. Il a pensé comme il a vécu et il a vécu comme il a pensé. Le point de départ est clé, la « suite » étant déjà contenue « dans le commencement de ce voyage163 ». Ce commencement est d’abord situé dans le temps et l’espace : « Cela se situait entre l’automne de 1952 et le printemps de 1953, à Paris, au sud de la Seine et au nord de la rue de Vaugirard, à l’est du carrefour de la Croix-Rouge et à l’ouest de la rue Dauphine ». « Entre la rue du Four et la rue de Buci, où notre jeunesse s’est si complètement perdue, en buvant quelques verres, on pouvait sentir avec certitude que nous ne ferions jamais rien de mieux164 ». Dans In girum, déjà, Debord avait parlé de ce commencement qui contenait tout ce qui est venu ensuite, point fixe dont il ne s’est jamais éloigné et auquel il s’est efforcé de rester d’autant plus fidèle à mesure que l’époque se révélait comme monde de la séparation. C’est dans ce moment, « à l’écart de toute apparence de participation aux milieux qui passaient alors pour intellectuels et artistiques », que « disparurent mes dernières possibilités de revenir un jour au cours normal de l’existence », là « où un extrême nihilisme ne voulait 162.  Guy Debord, p. 145. 163.  Panégyrique, OE, p. 1668. 164.  Idem. 98

plus rien savoir, ni surtout continuer, de ce qui avait été antérieurement admis comme l’emploi de la vie ou des arts165 ». Ce qui advient pour lui dans ces quelques mois qui suivent la création de l’I.L., c’est « exécuter son programme [celui de la « poésie moderne »] dans la réalité ; en tout cas ne rien faire d’autre166 ». Le choix irréversible consiste à dépasser la poésie par la vie situationnelle, contraire absolu d’une esthétisation contemplative de l’existence, mais accomplissement pratique de la promesse poétique. Moment fondateur vécu au « milieu des entrepreneurs de démolitions », avec « les rebelles et les pauvres », « ceux qui font arriver les aventures et non ceux auxquels arrivent les aventures »167, qui vivent sans temps mort et jouissent sans entraves. 68 sera de ce point de vue la réactivation collective des mois passés autour du café Moineau, rue du Four. Ce choix inaugural et irréversible constitue le point d’appui à partir duquel Debord pensera le spectacle et son renversement. Car ce dernier a déjà été renversé dans la vie même de ses vingt ans. Panégyrique constitue donc la formule mathématique ou le point géométrique de son identité dialectique qui unit vie et pensée, essence et existence, théorie et pratique, intimité et extériorité. Debord peut alors parler de ce qui lui est le plus personnel : sa famille, ses premières lectures qui ont décidé de tout (Cravan et Lautréamont), son ivresse continue qui lui a donné le « vrai goût du passage 165.  Idem, p. 1663. 166.  Idem, p. 1666. 167.  Selon une formule de Potlach, cité par Anselme Jappe, p. 81. Il s’agit au fond de la meilleure définition de la « situation » qui soit. 99

du temps », les vins et alcools qu’il a bus, les lieux qu’il a habités et qu’il désigne avec soin et précision (« à Paris, et précisément à l’intérieur d’un triangle défini par l’intersection de la rue Saint-Jacques et de la rue Royer-Collard ; celle de la rue du Bac et de la rue de Commailles ») [devant le square des Missions étrangères où un soir de 1988, il rencontra l’oiseau de Minerve], tout en le liant de manière intime à son « rôle favori de perturbateur du repos public » (formule qu’il applique au cardinal de Retz, mais le lecteur comprend qu’il parle de lui). Panégyrique doit rester comme la formule de l’infalsifiabilité de Guy Debord, l’image de lui-même que le spectacle ne pourra fausser, par laquelle elle sera obligée de passer comme on passe sur le corps. En 1997168 paraîtra le second tome de Panégyrique, essentiellement fait de citations et d’images, de lieux et de portraits, constituant autant de « preuves iconographiques » des « vérités » figurant dans le premier tome. Debord réhabilite à ce titre l’« image » qui peut donner à voir la vérité. Le texte est découpé en six chapitres correspondant à chaque fois à une séquence temporelle. Le texte s’achève sur un « aperçu chronologique » qui est très suggestif dans la mesure où Debord mêle des dates relatives à la publication de ses grands textes (1967, 1988, 1989) à la réalisation de certains de ses films (1952, 1973, 1978) ainsi qu’à des événements de sa propre trajectoire lettriste et situationniste (une « inscription sur un mur de la rue de Seine » en 1953169,

168.  Panégyrique II devait être publié en 1991 aux Éditions Gérard Lebovici mais ne paraîtra qu’en 1997 chez Arthème ­ Fayard. 169.  Le célèbre « Ne travaillez jamais ». 100

« cinq “directives” tracées sur des toiles » en 1963170 ou encore « un comité situationniste usurpe deux jours la Sorbonne et y dément sept siècles de sottises » pour 1968), de son histoire à la fois de créateur et personnelle ; en 1984, après l’assassinat de Gérard Lebovici, Debord décide que ses films ne seront plus joués dans une salle de cinéma : « 1984. Potlach de destruction de tout ce cinéma ».

Courte anthologie de la société malade Tout au long de son œuvre, Debord ne s’est pas contenté de produire la théorie de son époque, il a recensé les effets de la falsification du spectacle sur la nature ainsi que ses effets de « décomposition » sur la vie sociale et politique. Voici quelques extraits de plusieurs textes et de plusieurs époques, qui viennent illustrer ce que serait une chronique du désastre spectaculaire. La planète malade (1971) : « On mesure et on extrapole avec une précision excellente l’augmentation rapide de la pollution chimique de l’atmosphère respirable ; de l’eau des rivières, des lacs et déjà des océans, et l’augmentation irréversible de la radioactivité accumulée par le développement pacifique [souligné par Debord] de l’énergie nucléaire ; des effets du bruit ; de l’envahissement de l’espace par des produits en matière plastique qui peuvent prétendre à une éternité de dépotoir universel ; de la natalité folle, de la falsification insensée des aliments ; de la lèpre urbanistique

170.  Voir chapitre I. 101

qui s’étale toujours plus à la place de ce que furent les villes et les campagnes171 ». « Au moment où tout est entré dans la sphère des biens économiques, même l’eau des sources et l’air des villes, tout est devenu le mal économique [souligné par Debord]. […]. Le système social existant a lié son sort à la poursuite d’une détérioration littéralement insupportable des conditions de vie172 ». La « dégradation extrême de la nourriture » (Abatfaim, 1985) : « L’utilité essentielle de la marchandise moderne est d’être achetée (et c’est ainsi que par un de ces miracles dont elle a le secret, et par la médiation du capital, elle peut “créer des emplois” !). Et non plus dorénavant d’être consommée, digérée. La saveur, l’odeur, le tact même sont abolis au profit des leurres qui égarent en permanence la vue et les oreilles. D’où le recul général de la sensualité, qui va de pair avec le recul extravagant de la lucidité intellectuelle173 ». « Les gens ignorent aussi bien ce qu’il y a dans leurs assiettes que les mystères de l’économie, les performances escomptées des armes stratégiques, les subtils “choix de société” proposés afin que l’on reprenne la même et que l’on recommence ; ou l’emploi secret des services spéciaux, l’emploi spécial des services secrets174 ». La consommation (Commentaires, 1988) : « Cette existence postule en effet une fidélité toujours ­changeante, une suite d’adhésions constamment déce171.  La planète malade, 1971 (publié en 2004), OE, p. 1064. 172.  Thèses sur l’Internationale situationniste et son temps, La véritable scission dans l’Internationale, OE, p. 1101. 173.  Abat-faim, Encyclopédie des nuisances, novembre  1985, OE, p. 1583. 174.  Idem, p. 1585. 102

vante à des produits fallacieux. Il s’agit de courir vite derrière l’inflation des signes dépréciés de la vie175 ». L’urbanisme (De l’architecture sauvage, 1972) : « On sait que les situationnistes, pour commencer, voulaient au moins construire des villes, l’environnement qui conviendrait au déploiement illimité des passions nouvelles176 ». «  La marchandise moderne n’était pas encore venue nous montrer ce que l’on peut faire d’une rue. Personne, à cause des urbanistes, n’était obligé d’aller dormir au loin177 ». « Je crois que cette ville [Paris] a été ravagée un peu avant toutes les autres parce que ses révolutions toujours recommencées n’avaient que trop inquiété et choqué le monde ; et parce qu’elles avaient malheureusement toujours échoué178 ». La jeunesse, à propos de l’incendie du dancing de Saint-Laurent-du-Pont (1971)  : Les matériaux du dancing de Saint-Laurent-du-Pont (« on a noté le caractère dangereux des matériaux modernes, et la propension des horribles décors à devenir décor de l’horreur179 ») ont été à l’origine de l’incendie du dancing. Mais le portillon a été ajusté pour « éviter que quelqu’un puisse entrer sans payer ». Ainsi, « à SaintLaurent-du-Pont, l’insécurité des gens n’était que le sous-produit peu encombrant, la même monnaie, 175.  Commentaires, OE, p. 1612. 176.  De l’architecture sauvage, septembre 1972, OE, p. 1193. 177.  In Girum, OE, p. 1358. 178.  Panégyrique, OE, p. 1672. 179.  Sur l’incendie de Saint-Laurent-du-Pont, tapuscrit inédit ­rédigé en 1971 pour le n° 13 de la revue I., OE, p. 1070-5. Le 1er novembre 1970, 146 personnes furent brûlées vives dans l’incendie d’une discothèque. 103

l’à-côté ­négligeable de la sécurité de la marchandise [souligné par Debord] ». « Cette haine de la jeunesse, qui n’est qu’une figure passagère de la haine plus motivée qui est en train de réapparaître avec le retour de la lutte des classes, atteint cependant, parce que la totalité des aspects de la vie va être cette fois explicitement mise en jeu dans la révolution, une violence inconnue au temps où une illusion de communauté nationale ou humaine était encore ressentie entre des classes en conflit. Un bourgeois contemporain de Thiers eût sans doute secouru un ouvrier sortant en flammes d’un bâtiment qui brûle180 ». Le cinéma (1978) : « Le cinéma dont je parle ici est cette imitation insensée d’une vie insensée, une représentation ingénieuse à ne rien dire, habile à tromper une heure l’ennui par le reflet du même ennui ; cette lâche imitation qui est la dupe du présent et le faux témoin de l’avenir ; qui, par beaucoup de fictions et de grands spectacles, ne fait que se consumer inutilement en amassant des images que le temps emporte181 ». L’« intégration » des immigrés (1986) : « Ici, nous ne sommes plus rien [souligné par Debord] : des colonisés qui n’ont pas su se révolter, les béni-oui-oui [souligné par Debord] de l’aliénation spectaculaire ». « On peut affirmer que la question centrale, profondément qualitative, sera celle-ci : ces peuples futurs auront-ils dominé, par une pratique émancipée, la technique présente [souligné par Debord], qui est globalement celle du simulacre et de la dépossession ? Ou, au contraire,

180.  Idem. 181.  In girum, OE, p. 1766. 104

seront-ils dominés par elle d’une manière encore plus hiérarchique et esclavagiste qu’aujourd’hui ?182 ». La politique (1971) : Maintenant « que la gestion de tout est devenue une affaire directement politique [souligné par Debord], jusqu’à l’herbe des champs et la possibilité de boire, jusqu’à la possibilité de dormir sans trop de somnifères ou de se laver sans souffrir de trop d’allergies, dans un tel moment on voit bien aussi que la vieille politique spécialisée doit avouer qu’elle est complètement finie183 ». La contestation du discours marchand (1988) : « Il est assurément dommage que la société humaine rencontre de si brûlants problèmes au moment où il est devenu matériellement impossible de faire entendre la moindre objection au discours marchand : au moment où la domination, justement parce qu’elle est abritée par le spectacle de toute réponse à ses justifications fragmentaires ou délirantes, croit qu’elle n’a plus besoin de penser [souligné par Debord] ; et véritablement ne sait plus penser184 ».

182.  Notes sur la « question des immigrés », novembre 1986, OE, p. 1589 et suivantes. 183.  La planète malade, p. 1067. 184.  Commentaires, OE, p. 1615.

VI. Que faire de Guy Debord ? L’œuvre de Debord est singulière à plus d’un titre. Dans son premier court-métrage Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps, il affirmait que « l’unique entreprise intéressante, c’est la libération de la vie quotidienne » passant par « le dépérissement des formes aliénées de communication ». L’œuvre de Debord s’est d’abord vouée à la recherche d’une vie supérieure, débarrassée de toutes les aliénations modernes. Tout ce que Debord a écrit ou filmé a été dicté par l’exigence de rendre cette vie possible, de combattre et renverser tout ce qui en était l’ennemi. Pour Debord, la vérité de toute chose est pratique. Et comme il l’a dit au début d’In girum, il n’a fait « aucune concession au public ». C’est une œuvre d’une grande exigence et intransigeance dans la fidélité à soi-même et à sa propre liberté. C’est ainsi qu’il a voulu que l’on comprenne les exclusions successives au sein de l’I.L. et de l’I.S. : « La pratique de l’exclusion me paraît absolument contraire à l’utilisation des gens : c’est bien plutôt les obliger à être libres seuls – en

107

le restant soi-même – si on ne peut s’employer dans une liberté commune185 ». De même, après 1968, écrivant à ses camarades situationnistes, il leur dit qu’il faut « prendre garde, au point de vue des fabricants extérieurs de vedettes, à me faire rentrer dans l’ombre autant que nous pourrons186 ». Cette fidélité à soi-même l’a conduit justement à vouloir rester maître absolu de son histoire et de son récit (comme on l’a vu avec Panégyrique) pour s’ériger lui-même en mythe anti-spectaculaire, afin de prévenir par avance sa propre transformation en mythe spectaculaire. Raoul Vaneigem a dit que pour Debord, « la révolution, à laquelle il aspirait sincèrement, est restée une œuvre. La défense de cette œuvre est devenue la défense de son rôle d’artiste. Contempteur de tout avant-garde, il s’est érigé en avant-garde absolue. Il ne s’est pas effacé devant la puissance de son œuvre, il s’en est servi187 ». Il s’agit là sans doute d’un des jugements les plus fins sur l’œuvre de Debord. C’est dire si la question d’un « héritage » intellectuel, esthétique, politique est complexe à appréhender eu égard à la singularité assumée et revendiquée de toute l’œuvre d’un penseur qui a d’autant plus pratiqué la rupture et l’exclusion qu’il entendait rester fidèle à son ambition de départ. Mais qui s’est aussi consumé par et dans l’obsession de dire la vérité au pouvoir, de lui renvoyer sans cesse sa propre image remise à l’endroit. Il l’a fait avec une forme de rage froide et déterminée, à l’instar de celle exprimée par Lacenaire, tel qu’incarné par

185.  Lettre à Asger Jorn du 23 août 1962, OE, p. 607. 186.  Lettre du 28 juillet 1969, OE, p. 916. 187.  Rien n’est fini, tout commence, p. 360. 108

Marcel Herrand dans Les Enfants du paradis et qui apparait plusieurs fois dans le film In girum. Cet « héritage » peut sembler aussi d’autant plus difficile à assumer que Debord a mis la barre très haut, voulant « frapper d’une suspicion complète l’ensemble de la vie sociale : classes et spécialisations, travail et divertissement, marchandises et urbanisme, idéologie et État », car selon lui, « tout était à jeter188 ». Or, l’ambition peut paraître un peu forcée quand elle fonde sa possibilité pratique sur quelques jours de révolte d’une inspiration « conseilliste » fugace, voire évanescente. Il est vrai aussi que le combat n’a pas été réellement mené, faute d’être conduit dans la durée avec autant de virtù que de désintéressement. Debord ne s’est fait pas d’illusions sur l’existence d’une capacité révolutionnaire héroïque en mesure de résister à la puissance d’assimilation et de récupération du spectacle : en effet, « aucune réelle contestation ne saurait être portée par des individus qui, en l’exhibant, sont devenus quelque peu plus élevés socialement qu’ils ne l’auraient été en s’abstenant189 », dira-t-il dans In girum. On touche là l’impasse du projet dès lors qu’aucun sujet politique n’est à la hauteur de la tâche, piégé, selon Debord, par la part spectaculaire en lui. La fin du spectacle est alors un absolu inatteignable dont la seule fonction est de déclarer « mauvais, à la stupéfaction indignée de tous ceux qui le trouvent bon, le centre même du monde existant190 ». Le mauvais ici-bas, le bon dans un ailleurs dont le chemin n’est pas connu : est-ce le destin de la pensée de Debord de 188.  In girum, OE, p. 1780. 189.  Idem, p. 1768. 190.  Cette mauvaise réputation, OE, p. 1840. 109

convertir le « travail du négatif » en une sorte de théologie négative de la révolution, absente ici-bas comme le « Dieu caché » des jansénistes ? Finalement, cette posture risque de tourner le dos à la dialectique dont il n’a cessé de se réclamer, car c’est bien la part non spectaculaire du monde qu’il convient de protéger et sur laquelle il faut s’appuyer. En outre, Debord donne le sentiment d’un catastrophisme croissant dans son œuvre. S’il n’a rien d’un prophète en ce sens qu’il ne parle que du présent, il a l’ambition de dire la vérité des temps spectaculaires, et on doit reconnaître qu’il ne s’est pas beaucoup trompé. Dans Panégyrique, il parle d’une époque « où tant de choses ont été changées, dans la surprenante vitesse des catastrophes ». Dans les Commentaires, il évoque l’« autodestruction programmée du monde ». Le monde serait mauvais et irait à sa perte car travaillé de l’intérieur par la « non-vie », la « négation de la vie devenue visible ». Cet effondrement n’est pas celui pensé par la « collapsologie » contemporaine, d’origine la plupart du temps écologique et anti-industrielle. Il se situe en amont et doit davantage à 1984 de George Orwell : non pas à la description physique d’une société totalitaire mais à la destruction de l’esprit et de la pensée par une élite qui a entrepris de combattre la contestation à la racine. Ce n’est pas la botte qui écrase un visage humain, mais le spectacle qui porte en lui le déni du vivant à force de falsification, de fausse conscience et d’irrationalité. Or, ce catastrophisme est sans échappatoire. Si, selon Debord, « il faut accorder très peu d’importance à l’opinion de ceux qui condamnent quelque chose, et n’ont pas fait tout ce qu’il fallait pour l’anéantir191 », 191.  Panégyrique, OE, p. 1673. 110

il considère que cet anéantissement relève d’abord de l’action. Or, la révolution est passée, elle a échoué partout. Il n’y aurait donc plus rien à faire. Le spectacle est devenu le monde, l’« idéologie matérialisée » comme il l’appelle dans La Société du spectacle. Le temps est à la résignation. Parlant en 1965 des « gens tolérants qui ont la parole », Debord a dit d’eux qu’ils « appellent le “sens de l’histoire” leur adhésion hégélienne à ce qu’ils lisent dans les journaux [souligné par Debord] quotidiennement192 ». Le sens de l’histoire est déjà écrit : la puissance du spectacle est d’être à la fois no limit et no future. Pourtant, Debord a aussi consacré l’importance de la théorie. Le spectacle brouille, dissipe, égare, manipule le vrai pour construire du faux et de la tromperie, il faut donc penser et produire la vérité du spectacle. Le spectacle vide de sa substance l’agora civique, la dialectique du conflit, les lieux où se forment l’opinion et la conscience de soi, la démocratie des égaux. Il faut donc penser une théorie du politique qui crée les conditions pour reprendre au spectacle la vie historique qu’il a confisquée. Le spectacle se radicalise car, bien qu’hégémonique, il sait que la contestation peut naître partout à mesure des effets de la falsification et de la valeur d’échange sur la vie et des décisions verticales d’un pouvoir séparé. Il faut donc penser et organiser des formes civiques de résistance. Le spectacle décrète lui-même ce qui est important dans la vie sociale et par là s’autorise à répandre les leurres qui font diversion. Il faudra donc rétablir les hiérarchies, réordonnancer l’importance des combats 192.  Lettre à Branko Vucicovic, OE, p. 701. 111

et démasquer la fausse contestation, notamment celle qui se contente de penser paresseusement le spectacle comme l’« excès du médiatique193 », ou celle qui mène la « critique latérale » du système, qui « a l’air de blâmer beaucoup, mais sans jamais sembler ressentir le besoin de laisser paraître quelle est sa cause ; donc de dire, même implicitement, d’où elle vient et vers quoi elle voudrait aller194 ». Tout ce travail théorique est indispensable à qui veut résister aux effets du spectacle. En ce qu’il l’a incarné avec un engagement et une puissance d’écriture sans égal, Debord est un penseur de référence. Cette place de référence s’explique aussi par la capacité de sa pensée à se situer à l’intersection de plusieurs courants majeurs de la pensée critique moderne. Le premier vient de la critique de la représentation, elle-même issue de la volonté de dépasser l’art en le réalisant. La représentation esthétique ne peut plus dépasser les contradictions du monde sauf à restaurer une unité factice et mystifiée. C’est dans la transformation du réel lui-même que l’art peut espérer étancher sa soif d’unité et de réconciliation. La construction de situations sera la première réponse des situationnistes à la mort de l’art et l’exigence de réaliser la philosophie. Cette filiation (souvent mal comprise, notamment en France, où la pensée de Debord est souvent invoquée au profit de postures esthétisantes essentiellement 193.  « Ainsi, le spectacle ne serait rien d’autre que l’excès du médiatique, dont la nature, indiscutablement bonne puisqu’il sert à communiquer, est parfois portée aux excès. Assez fréquemment, les maîtres de la société se déclarent mal servis par leurs employés médiatiques : plus souvent, ils reprochent à la plèbe des spectateurs sa tendance à s’adonner sans retenue, et presque bestialement, aux plaisirs médiatiques », Commentaires, OE, p. 1596. 194.  Idem, p. 1638. 112

focalisées sur la « spectacularisation » des choses195) est importante car elle enracine d’emblée la question politique dans la question des genres de vie. Le deuxième courant relève de la filiation hégélienne et marxienne de Debord. Celle-ci admet des formes multiples, notamment la critique de l’anti-­ dialectique (Hegel), de la représentation comme renversement du réel (Feuerbach), de la réification et du pouvoir d’État (Marx), du devenir bureaucratique des organisations révolutionnaires (Cornelius Castoriadis), de la vie quotidienne aliénée (Henri ­ Lefebvre), des transformations anthropologiques de la société de consommation (Pier Paolo Pasolini), des nouvelles formes de domination du pouvoir (Pasolini et Leonardo Sciascia), de la culture scientifique et objectiviste de la non-vie (Michel Henry), etc. Mais la fécondité de Debord tient à sa capacité de croiser cette inspiration hégélienne et marxienne, dans ses ramifications diverses, avec un autre versant de la pensée critique, celle de la tradition démocratico-­ civique du conflit et de la critique de la domination, à travers la critique de l’hybris de l’acquisition (­Aristote), la théorie de la forme politique du conflit civique (Machiavel), le dévoilement des mécanismes de la domination (Machiavel et La Boétie). Cette tradition est incarnée au xxe siècle par George Orwell et Simone Weil. La proximité de Debord avec Orwell est marquante parce qu’omniprésente : même théorie d’une société qui ne veut plus être contestée, d’un pouvoir qui neutralise les forces sociales de la contestation ainsi 195. Quand Debord n’est pas finalement réduit à un écrivain doté d’un grand style et d’une vaste culture (Philippe Sollers) ou sa pensée à une critique du « médiatique » (Régis Debray). 113

que ses formes d’expression, qui détient la maîtrise dans la production des représentations du monde, au premier chef dans sa manière de nommer les choses, etc. Comme Orwell le montrait avec la conscience politique évanescente des « proletos », Debord fait de la dispersion du sujet politique anti-spectaculaire la cause principale de la dépolitisation des classes dominées, alors que la classe dominante, elle, est restée suffisamment politisée pour savoir ce qu’elle veut et le faire consciemment. Peut-être plus surprenante est la résonance entre Debord et Simone Weil, en particulier dans un texte de 1934, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale. Simone Weil y analyse le pouvoir en termes de « spécialisation » et de « séparation », montre comment il se renforce du seul fait qu’il s’exerce, et contrôle davantage l’individu à mesure qu’il se renforce. Comme Debord, elle repère à l’origine de la civilisation industrielle cette inversion de la téléologie vitale au sein de laquelle « l’argent ne fournit pas un procédé commode pour échanger les produits, [mais] c’est l’écoulement des marchandises qui est un moyen de faire circuler l’argent196 ». Elle manifeste également une grande lucidité sur les organisations révolutionnaires qui reproduisent en leur sein « toutes les tares du régime qu’[elles] prétendent réformer ou abattre, à savoir l’organisation bureaucratique, le renversement du rapport entre les moyens et les fins, la séparation entre la pensée et l’action, le caractère machinal de la pensée elle-même, l’utilisation de l’abêtissement et du

196.  Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, 1934, Gallimard, folio essais, p. 130. 114

mensonge comme moyens de propagande, et ainsi de suite197 ». George Orwell et Simone Weil parlent d’une société qui a été qualifiée de « totalitaire » et « fermée » pour l’opposer à la société « démocratique » et « ouverte ». Mais ces deux sociétés ne sont pas comme l’huile et l’eau. Orwell dans 1984 a en effet imaginé ce que serait une société dite « démocratique » si elle portait à son paroxysme les tendances profondes qu’elle porte en elle-même dès lors qu’elle peut se déployer sans limite (domination d’une élite, volonté de puissance des dirigeants, extension du règne des machines, etc.). En ce sens, penser le devenir de la « démocratie spectaculaire » implique de mettre au jour ses propres tendances autoritaires. La force de l’œuvre de Debord est de s’être située au carrefour de trois grandes traditions intellectuelles et d’avoir, à partir d’elles, produit une théorie qui a l’ambition de dévoiler la vérité de la société moderne marchande. Si la notion du « spectacle » a surgi dans un premier temps de la critique de la contemplation esthétique, elle s’est ensuite nourrie de toute la tradition philosophique et politique hégélienne et marxienne pour fournir la base explicative du devenir de cette société et de la dispersion de sa contestation. De ce point de vue, la tradition d ­ émocratico-civique conserve un potentiel critique intact, théorique et pratique, pour mettre à nu les mécanismes de domination, maintenir l’idéal égalitaire d’une société juste, libre et décente, refuser l’entreprise généralisée de réification du vivant, et apprendre à identifier et mener les combats qui érigent les digues salvatrices. 197.  Idem, p. 146. 115

Si abolir le spectacle est une cible qui semble hors de portée de l’archer, discerner et mettre en pratique les formes adéquates d’une contestation de ses effets nocifs et destructeurs est non seulement possible, mais nécessaire, et même vital.

Repères bibliographiques

L’œuvre de Debord est disponible dans un volume de la collection « Quarto » chez Gallimard. Elle comporte tous ses textes ainsi que ceux de ses films. Certaines lettres y figurent. Le travail d’édition, de présentation et de contextualisation est remarquable. Les textes de Debord sont publiés chez Gallimard. L’ensemble de sa correspondance (8 volumes) a été publié chez Fayard. Les films de Guy Debord sont disponibles en DVD. Une bibliographie commentée et très complète figure à la fin du livre d’Anselme Jappe, Guy Debord, 2020, Éditions La Découverte (version enrichie et augmentée du livre paru en 1995). Pour découvrir l’œuvre de Guy Debord, il peut être conseillé de ­commencer par le film In girum imus nocte et consumimur igni, puis la « Préface à la quatrième édition italienne de La Société du spectacle » et les Commentaires sur la société du spectacle. Enfin, pour prendre la mesure de cette œuvre et la resituer dans une tradition de pensée philosophique 117

et politique, je recommande la lecture des textes ci-­ dessous : – L’homme de cour, Baltasar Gracian, – La barbarie, Michel Henry, – Discours de la servitude volontaire, Étienne de La Boétie, – Le Prince, Nicolas Machiavel, – Les Manuscrits de 1844, Karl Marx, – 1984, George Orwell, – Écrits corsaires et Lettres luthériennes, Pier Paolo Pasolini, – Mémoires, Cardinal de Retz, –  L’affaire Moro, Leonardo Sciascia, – Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Raoul Vaneigem, – Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Simone Weil.

Table des matières

Guy Debord, au-delà du mythe Repères biographiques I. « La suite était déjà contenue dans le ­commencement de ce voyage » – De la création des situations à la contestation du spectacle La « situation » comme dépassement et réalisation de l’art Le spectacle pour dire la séparation Cheminement vers une théorie politique du spectacle Incarner une nouvelle « contestation révolutionnaire » II. « Le soleil qui ne se couche jamais sur l’empire de la passivité moderne » – La société comme spectacle, le spectacle comme société La négation visible de la vie La double dimension économique et politique du spectacle 119

7 13

15 16 21 24 28

33 35 38

Le nouvel âge de la conscience déchirée L’ouvrier et la dialectique

40 42

III. « Soyez réalistes, demandez l’impossible » – Renverser le spectacle, l’enjeu 68 pour Guy Debord 49 Les situationnistes au centre du jeu 49 De Marx à Machiavel 57 Les défaites de 68 68 IV. Le « talon de fer » du spectacle Le spectacle, puissance de fragmentation L’avènement du « spectaculaire intégré » Le règne de la passivité et de la déraison En forme de synthèse : le spectacle, miroir de la dépossession

75 76 77 82 91

V. Se sauver du spectacle Un nouvel art d’écrire L’ennemi du spectacle Produire sa propre représentation infalsifiable Courte anthologie de la société malade

93 93 94 97 101

VI. Que faire de Guy Debord ?

107

Repères bibliographiques

117

Titres parus dans la même collection Günther Anders Une politique de la technique Édouard Jolly

Bernanos Militant de l’éternel Monique Gosselin

Karl-Otto Apel Du point de vue moral Quentin Landenne

Blum Un juriste en politique Jérôme Michel

Hannah Arendt L’obligée du monde Jean-Claude Eslin

Bouglé Justice et solidarité Alain Policar

Aron La démocratie conflictuelle Serge Audier

Léon Bourgeois Fonder la solidarité Serge Audier

Saint Augustin L’homme occidental Jean-Claude Eslin

Burke Le futur en héritage Patrick Thierry

Bachofen Aux origines du droit Veronica Ciantelli

Jean Calvin Puissance de la loi et limite du pouvoir Denis Müller

Étienne Balibar L’illimitation démocratique Martine Deleixhe Balzac L’injustice de la loi Pierre-François Mourier Pierre Bayle Les paradoxes politiques Olivier Abel Beccaria Le droit de punir Michel Porret

Camus La juste révolte Denis Salas Canetti Les métamorphoses contre la puissance Nicolas Poirier Carré de Malberg Le positivisme impossible Didier Mineur

121

Cassirer La politique du juste Bertrand Vergely

John Ford La violence et la loi Jean Collet

Castoriadis Le projet d’autonomie Philippe Caumières

Foucault La police des conduites Jean-Claude Monod

Cicéron L’avocat et la République Pierre-François Mourier

Alfred Fouillée L’idée-force de démocratie A. Mallet, J.-C. Monier

Condorcet Instituer le citoyen Charles Coutel

Freud Le sujet de la loi Gérard Huber

Benjamin Constant Le libéralisme inquiet Thierry Chopin

Furetière La démocratisation de la langue François Ost

Deleuze La pratique du droit Laurent de Sutter

Galbraith La maîtrise sociale de l’économie Ludovic Frobert

Derrida La justice sans condition Jérôme Lèbre

Gandhi Politique de la non-violence Manuel Cervera-Marzal

Dostoïevski Dire la faute Brigitte Breen

Marcel Gauchet La genèse de la démocratie Marc-Olivier Padis

Louis Dumont Holisme et modernité Stéphane Vibert

Georges Gurvitch Le pluralisme créateur Jacques Le Goff

Elster Passions, raisons et délibération Benoît Dubreuil et Christian Nadeau

Gide L’assignation à être Sandra Travers de Faultrier

Le Fédéraliste La démocratie apprivoisée Laurent Bouvet et Thierry Chopin

Giraudoux L’humanisme républicain à l’épreuve André Job

122

André Gorz Fonder l’écologie politique Robert Chenavier

Kolakowski Le clivage de l’humanité Jacques Dewitte

Habermas L’espoir de la discussion Yves Cusset

Lacan La loi, le sujet et la jouissance Franck Chaumon

Vaclav Havel La force des sans-pouvoir Jean Picq

Fritz Lang Le jugement Michel Mesnil

Hayek Du cerveau à l’économie Thierry Aimar

Christopher Lasch Un populisme vertueux Renaud Beauchard

Hemingway Risquer sa vie William Bourton

Claude Lefort La découverte du politique Hugues Poltier

Hobbes L’ordre et la liberté Norbert Campagna

Lemkin Face au génocide Olivier Beauvallet

Axel Honneth Le droit de la reconnaissance Louis Carré

Levinas Le passeur de justice Jean-François Rey

Imaginer la loi Le droit dans la littérature Antoine Garapon et Denis Salas

John Locke Le droit avant l’État Laurent Fonbaustier

Jonas Habiter le monde Robert Theis Kant La raison du droit Colas Duflo Kelsen Plaider la démocratie Sandrine Baume

Lyotard La partie civile Gérald Sfez Maât L’ordre juste du monde Bernadette Menu Malraux Apocalypse de la fraternité Jérôme Michel

123

Marx Aux origines de la pensée critique Dick Howard

Ortega y Gasset L’exigence de la vérité Yves Lorvellec et Christian Pierre

Mauriac La justice des Béatitudes Jérôme Michel

George Orwell La politique de l’écrivain Emmanuel Roux

Merleau-Ponty La chair du politique Myriam Revault d’Allonnes

Elinor Ostrom Le gouvernement des communs Édouard Jourdain

Michelet La magistrature de l’histoire Olivier Remaud

La Palabre Une juridiction de la parole Jean-Godefroy Bidima

François Mitterrand Le fil d’Ariane Laurence Engel

Pascal La condition de l’homme François Chirpaz

Montaigne Le magistrat sans juridiction François Roussel

Patočka L’esprit de la dissidence Alexandra Laignel-Lavastine

Montesquieu Liberté, droit, histoire Céline Spector

Péguy L’axe de détresse Jean-Noël Dumont

Mounier L’engagement politique Guy Coq

Chaïm Perelman L’argumentation juridique Stefan Goltzberg

Jean-Luc Nancy Retracer le politique Pierre-Philippe Jandin

Philip Pettit Le républicanisme Jean-Fabien Spitz

Nietzsche Cruauté et noblesse du droit Paul Valadier

Portalis L’esprit de justice Marceau Long et Jean-Claude Monier

Oakeshott Le scepticisme en politique Quentin Perret

124

Posner L’analyse économique du droit Sophie Harnay et Alain Marciano

Schmitt L’irréductible réalité du politique Jacky Hummel

Le Pouvoir Puissance et sens Monique Castillo

Schumpeter La démocratie désenchantée Lucien-Pierre Bouchard

Proudhon Un socialisme libertaire Édouard Jourdain

Amartya Sen Une politique de la liberté Jean-Michel Bonvin et Nicolas Farvaque

Rabelais Fais ce que tu voudras Thierry Pech Jacques Rancière Pratiquer l’égalité Anders Fjeld Rawls Pour une démocratie juste Vanessa Nurock Richelieu La puissance de gouverner Arnaud Teyssier Ricœur La promesse et la règle Olivier Abel Rousseau Les paradoxes de l’autonomie démocratique Céline Spector Sade Le corps constituant Hugues Jallon Sartre Les périls de la liberté William Bourton

Shakespeare La comédie de la loi François Ost Judith Shklar Le libéralisme des opprimés Paul Magnette Sieyès Le révolutionnaire et le conservateur Erwan Sommerer La Thora La législation de Dieu Raphaël Draï Tocqueville L’apprentissage de la liberté Laurence Guellec La Tragédie grecque La scène et le tribunal Frédéric Picco Michel Villey Le droit ou les droits ? Norbert Campagna

125

Raoul Vaneigem Une politique de la joie Adeline Baldacchino

Michael Walzer Le pluralisme et l’universel Justine Lacroix

Voegelin Symboles du politique Thierry Gontier

Simone Weil L’attention au réel Robert Chenavier

Voltaire Le procureur des Lumières Ghislain Waterlot

Orson Welles La règle du faux Johan-Frédérik Hel-Guedj

« Le bien commun » Collection créée par Antoine Garapon et dirigée par Adeline Baldacchino Nul ne peut prétendre détenir la recette magique du bien commun – pourtant, nous avons tous une idée, construite au fil de nos expériences et de nos lectures, qui permet de nous inventer un destin politique, entre « décence ordinaire » de la morale chère à Orwell et théories de la démocratie. Cette collection a pour vocation d’aider chacun d’entre nous à se forger des convictions, voire un engagement, en connaissance de cause, c’est-à-dire au contact de pensées classiques ou neuves, mais toujours singulières et puissantes. Qu’il s’agisse de droit, de littérature, d’économie ou de philosophie, l’objectif demeure simple : éclairer un pan du monde en donnant accès à un univers de sens, sous la forme d’une courte biographie intellectuelle, entre synthèse de référence et lecture enthousiaste, érudition et lisibilité, pédagogie et ferveur. Non pas vulgariser pour simplifier, mais clarifier pour inspirer, susciter l’adhésion ou la critique, donner envie de prolonger la réflexion par le débat.

Composition et mise en page : SIR Dépôt légal : juin 2022 N° d’édition : 973

par Emmanuel Roux

des sources fondamentales de la modernité artistique, philosophique et politique : la promesse rimbaldienne de « changer la vie », la critique de la domination de la valeur d’échange, la tradition civique et démocratique du conflit et de la liberté. En un mot, la réappropriation de la vie historique.

Guy Debord

Guy Debord (1931-1994) est un penseur singulier, voire unique : plus on s’éloigne du temps où il a écrit, plus les phénomènes qu’il a décrits, la destruction du vivant, les nouvelles modalités de contrôle de la vie sociale, l’éloignement de toute réelle démocratie, semblent se confirmer. Pour penser l’unité de ce régime civilisationnel inédit, il a forgé la notion de « spectacle », ce soleil qui ne se couche jamais sur l’empire de la passivité moderne, miroir de la dépossession dont il n’aura de cesse de poursuivre l’explication pour le contester à défaut d’avoir pu le renverser en 1968. Au-delà du « mythe », de la singularité d’une vie et d’un style, Debord se situe au carrefour

par Emmanuel Roux

Emmanuel Roux, agrégé de philosophie, est philosophe et essayiste. Il a consacré plusieurs livres à la tradition civique et démocratique, ancienne et moderne. Il est notamment l’auteur de George Orwell. La politique de l’écrivain dans la collection « le bien commun ».

ISSN 1269-8563 ISBN 978-2-84186-973-2

2022-VI

12 €

Illustration de couverture : DR

Guy Debord

Guy Debord par Emmanuel Roux

Abolir le spectacle