Guerriers et moines. conversion et saintete aristocratiques dans l'occident médiéval 2904110356, 9782904110351


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Guerriers et moines. conversion et saintete aristocratiques dans l'occident médiéval
 2904110356, 9782904110351

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GUERRIERS ET MOINES

ASSOCIATION POUR LA PROMOTION ET LA DIFFUSION DES CONNAISSANCES ARCHÉOLOGIQUES

14 avenue Robert Soleau F-06600 Antibes

Secrétariat d'édition, maquette et illustrations Monique CLATar en collaboration avec Christine FLACASSIER et Chantal PERRar

Illustration de couverture : Miniature de la fin du x1e siècle illustrant le recueil des Miracles de saint Maur, présenté comme une histoire de la « ruine et de la « restauration » du monastère dans de Glanfeuil (vsroria euersionis seu restaurationis sancti coenobii : BHL 5775) et les années 860 par l'abbé Odon de Glanfeuil : saint Maur, fondateur et abbé défunt de Glanfeuil, armé de sa crosse abbatiale et d'une épée, frappe le puissant seigneur qui avait pris possession de l'abbaye vers 780 et qui y donnait des banquets (ms Paris, BnF latin 3778, f' 117 r 0 ).

Pour toute information relative à la diffusion de nos ouvrages, merci de bien vouloir contacter LIBRAIRIE ARCHÉOLOGIQUE 1, rue des Artisans, BP 90, F-21803 Quetigny cedex Téléphone: 03 80 48 98 60 -Télécopie: 03 80 48 98 69 Site internet : www.librarch.com © APDCA, Antibes, 2002 ISBN 2-904110-35-6 ISSN 1281-6809

CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

Centre d'études Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge

COLLECTION D'ÉTUDES MÉDIÉVALES VOLUME 4

GUERRIERS ET MOINES CONVERSION ET SAINTETÉ ARISTOCRATIQUES DANS L'OCCIDENT MÉDIÉVAL (IXe-XIIe SIÈCLE)

ÉTUDES RÉUNIES PAR MICHEL LAUWERS

Éditions APDCA - Antibes - 2002

AVANT-PROPOS

Ce livre reprend et prolonge les travaux réalisés à l'occasion de trois tables rondes portant sur « L'Église et les laïcs : conversion, Miroirs, sainteté (vexne siècle)», organisées en 1999 au Centre d'études médiévales de Nice (désormais Centre d'études Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge, UMR 6130) et à Auxerre (en collaboration avec l'UMR 5594). Il constitue le quatrième volume de la Collection d'études médiévales qui publie, depuis quelques années, les recherches animées par les médiévistes de l'université de Nice sur différentes formes de discours d'autorité émanant de l'Église : prédication, polémiques anti-hérétiques, récits hagiogaphiques. L'ouvrage est l'aboutissement d'un travail collectif : la plupart des chercheurs qui y ont participé se sont réunis régulièrement pour discuter et réélaborer un projet et un questionnaire préalablement conçus par 1' éditeur du volume. Ils ont parfois travaillé sur le même corpus de référence, selon des approches distinctes mais complémentaires : le dialogue entre philologues et historiens, spécialistes des textes narratifs et des actes de la pratique, historiens de la « religion » et de la « société », a été l'occasion de mettre en œuvre une certaine pluridisciplinarité. Ce travail à plusieurs voix a permis une relative exhaustivité dans le traitement de l'objet, sans nuire cependant à l'homogénéité de l'ouvrage : les multiples renvois d'un chapitre à l'autre aideront le lecteur à reconnaître la trace de débats et à suivre le fil rouge parcourant les différentes études, tandis qu'une postface souligne l'unité du projet. De nombreuses discussions avec Rosa Maria Dessi et Dominique Iogna-Prat ont précédé, accompagné et suivi la préparation des tables rondes : le livre qui en est issu leur doit donc beaucoup. Deux relectures anonymes ont permis d'améliorer l'ouvrage sur bien des points. L'index des noms de lieux et de personnes a été réalisé par Cécile Caby. Monique Clatot et Christine Flacassier ont assuré la composition et la fabrication de l'ouvrage.

MICHEL LAUWERS

ABRÉVIATIONS

AASS

Acta Sanctorum.

AB

Analecta Bollandiana.

BC

Bibliotheca Cluniacensis, éd. M. MARRIER et A. DUCHESNE, Lutetiae Parisiorum, 1614 ; 2e éd. Mâcon, 1915.

BHL

Bibliotheca Hagiographica Latina.

BM

Bibliothèque Municipale.

BnF

Bibliothèque nationale de France.

CC Cont.Med.

Corpus Christianorum. Continuatio Mediaevalis.

CC Ser.Lat.

Corpus Christianorum. Series Latina.

CCM

Cahiers de Civilisation Médiévale.

CLU

Recueil des chartes de l'abbaye de Cluny, éd. A. BERNARD et A. BRUEL, 1-VI, Paris, 1871-1903 (Collection de documents inédits sur l'Histoire de France).

DHGE

Dictionnaire d'Histoire et de Géographie Ecclésiastique.

GIL

Corpus Scriptorum Muzarabicorum, éd. Juan GIL, 2 vol., Madrid, 1973 (Consejo Superior de Investigaciones Cientfficas. Manuales y anejos de Emerita, XXVIII).

MGH

Monumenta Germaniae Historica.

MGHSRG

Monumenta Germaniae Historica. Scriptores Rerum Germanicarum.

MGHSRM

Monumenta Germaniae Historica. Scriptores Rerum Merovingicarum.

MGHSS

Monumenta Germaniae Historica. Scriptores.

PL

Patrologia latina (MIGNE).

SC

Sources Chrétiennes.

INTRODUCTION

MICHEL LAUWERS

u cours des deux dernières décennies, de nombreuses études ont mis en évidence l'efflorescence de modèles de sainteté singuliers à partir de la seconde moitié du xne siècle, mettant en scène de simples fidèles, des laïcs, souvent pénitents, qui donnèrent leur vie à Dieu tout en demeurant dans le siècle, c'est-à-dire en dehors des cadres ecclésiastiques. Les travaux consacrés notamment par André Vauchez à la « naissance » d'une « sainteté du laïc » entre le xue et le xme siècle ont contribué à polariser l'attention sur cette période et parfois donné l'impression que, dans le domaine des « pratiques et expériences religieuses » vécues par d'autres que les clercs, tout avait alors changé 1. Et ce d'autant qu'à la même époque étaient élaborées des figures de sainteté féminine originales, qui ont suscité, dans les dernières années, une profusion de travaux plus ou moins pertinents, réalisés parfois dans la perspective de la gender history, histoire de la différence entre les sexes particulièrement cultivée aux États-Unis. En l'absence d'analyses historiques précises sur les catégories de « clerc » et de « laïc » durant le haut Moyen Âge, ainsi que sur les formes de partage et de structuration de la société que supposait l'usage de ces catégories, l'histoire des laïcs au Moyen Âge demeure largement tributaire de la chronologie, de la documentation (à dominante hagiographique) et des problématiques sous-jacentes aux travaux qui viennent d'être évoqués. Tout au plus s'accorde-t-on à reconnaître aux clercs réformateurs de la seconde moitié du x1e siècle d'avoir, dans le feu des conflits liés à l'application du programme« grégorien», défendu et diffusé l'idée

A

1. A. VAUCHEZ, Les laïcs au Moyen Âge. Pratiques et expériences religieuses, Paris, 1987 ; « La sainteté du lâic dans l'Occident médiéval: naissance et évolution d'un modèle hagiographique (XII0 -début du xme siècle) »,dans Problèmes d'histoire du christianisme, t. 19 («Sainteté et martyre dans les religions du Livre»), Bruxelles, 1989, p. 57-66 (repris en anglais: «Lay People's Sanctity in Western Europe: Evolution of a Pattern ('IWelfth and Thirteenth Centuries) », dans Images of Sainthood in Medieval Europe, éd. R. BLUMENFELD-KOSINSKI, T. SZELL, lthaca, Londres, 1991, p. 21-32); «Une nouveauté du xue siècle : les saints laïcs de l'Italie communale », dans L' Europa dei secoli XIe Xll fra novità e tradizione. Sviluppi di una cultura. Atti della xa settimana di studi medievali della Mendola, Milan, 1989, p. 57-80. Un certain nombre d'hypothèses avancées dans les travaux précédents sont réexaminées dans « Saints admirables et saints imitables : les fonctions de l'hagiographie ont-elles changé aux derniers siècles du Moyen Âge? », dans Les fonctions des saints dans le monde occidental (llY-Xlll• siècle), actes du colloque organisé par !'École française de Rome avec le concours de l'université de Rome «La Sapienza »,Rome, 27-29 octobre 1988, Rome, 1991, p. 161-172.

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MICHEL lAUWERS

d'une nécessaire séparation entre les ecclésiastiques et les fidèles, fussent-ils des princes2, tandis que r on attribue généralement au Décret de Gratien - qui pose, vers 1140, la distinction entre« deux genres de chrétiens » (duo genera christianorum ), les clercs et les laïcs - la première définition juridique de condition laïque3. Issues de travaux menés à 1' occasion de trois tables rondes qui ont eu lieu à Nice et à Auxerre en 1999, les études réunies dans ce volume se proposent d'examiner à nouveaux frais la question des modèles de comportement et de sainteté laïques élaborés par l'institution ecclésiale, en privilégiant l'étude des récits hagiographiques, mais en se situant en amont de la période généralement envisagée, c'est-à-dire entre le 1xe et le xne siècle. Dès I' Antiquité tardive, des traditions légendaires s'étaient développées à propos de quelques figures de saints guerriers : Georges, Sébastien, Maurice et ses compagnons. Par ailleurs, avant de se consacrer à la vie religieuse, la plupart des grands saints de l'époque mérovingienne avaient servi le roi, y compris sur le champ de bataille4. Il n'en reste pas moins que ces derniers avaient changé de vie avant que ne fût déclarée leur sainteté, et que les « saints guerriers » de l' Antiquité - qui allaient être vénérés, au Moyen Âge, comme protecteurs des armées - étaient devenus saints en cessant d'être guerriers ou en rejetant la conscription : saint Maurice et ses soldats de la légion thébaine furent reconnus comme martyrs « précisément pour avoir refusé de tuer sur ordre d'un empereur païen, mais aussi d'user de leurs armes pour se défendre eux-mêmes contre ceux qui voulaient faire exécuter cet ordre impérial »5. Sans méconnaître ces traditions séculaires et l'enracinement profond des modèles de sainteté laïque, on constate que ce n'est qu'au 1xe siècle, à la faveur 2. La meilleure introduction à r ecclésiologie de la réforme du x1e siècle et aux problèmes complexes que pose larticulation des théories « grégoriennes » aux luttes menées sur le terrain par les réformateurs me semble demeurer l'ouvrage de G. MICCOLI, Chiesa Gregoriana. Ricerche sulla Riforma del secolo XI, Firenze. 1966, réédit. avec une introd. d' A. TILATTI, Rome, 1999. Dans la même perspective, voir également C. VIOLANTE, « 1 laici nel movimento patarino », dans l laici nella " societas christiana » deî secoli XI e XII. Atti della terza Settimana internazionale di studio Mendola, 21-27 agosto 1965, Milan, 1968, p. 597-697, et pour le siècle suivant: G. CONSTABLE, The Refonnation of the Tivelfth Century, Cambridge, l 996. 3. Sur cette distinction nettement établie par Gratien (Décret, C. 12, q. 1, c. 7) · L. PROSDOCIMI, « Chîerici e laici nella socîetà occidentale del secolo Xll. A proposito di Decr. Grat. 12, l, 7 »,dans Proccedings of the 2 International Congress of Medieval Canon Law, t l, Vatican, 1965, p. 105-122. et J. FORNÉS, « Notas sobre el Duo sunt genera christù:morum del Decreto de Graciano », dans C. ALZATI, éd., Cristianità ed Europa. Miscellanea di studi in onore di Luigi Prosdocimi, Rome, Fribourg, Vienne, 1994, p. 463-484. 4. Ainsi que le rappelle A. BARBERO, « Santi laici e guerrieri. Le trasformazioni di un modello nell'agiografia altomedievale », dans Modelli di santità e modelli di comportamento. Contrasti, intersezioni, complementarità, éd. G. BARONE, M. CAFFIERO, F. SCORZA BARCELLONA, Turin, 1994, p. 125-140. 5. 1. fLORI, La guerre sainte. La formation de l'idée de croisade dans l'Occident chrétien, Paris, 200!, p. 127-128.

INTRODUCTION

11

d'une vaste mise en ordre de la société entreprise par les autorités ecclésiastiques, que furent élaborées les premières réflexions et rédigés les premiers traités pastoraux prenant en considération les comportements que devaient observer les « laïcs ». Deux contributions de ce livre portent sur ces traités carolingiens composés à l'intention des puissants, qu'il serait préférable de nommer Admonitiones, selon le titre qu'ils ont dans plusieurs manuscrits, plutôt que« Miroirs» (le terme speculum n'est pas absent de ces textes, mais n'en constitue pas le titre). L'un d'entre eux, rédigé par l'évêque Jonas d'Orléans (t 843), est même intitulé, sans ambiguïté, « De l'institution laïque » (De institutione laicali). Le schéma tripartite d'organisation sociale élaboré par les Pères de l'Église, selon lequel l' Ecclesia est constituée de « recteurs » (rectores, predicatores ou doctores), de « continents » (continentes) et de , dans Studi 1nedin•ali, ms., t 23. 1982. p. 15.83, en divina" e ''sapientia huma.na" in Rabano Mauro e culier p. 33 et suiv., 37, 72 ; R. SAVIONI, " Pascasio Radberro », dans C. U!ONMIDI, éd.. Gli llmanesimi medievali., AUi del Il C~ delr «Internationales MitteUateinerkomitee », Florence, 1998, p. 591-615 et en générill, :sur te rote et la stylisation " prophétique ,. des moines, A. M. ORSELU, Di alcuni modi e tramiti della œmlmicazîone ool sacro ... '"p. 932-941. 78. Cf. B. JUDIC, « Grégoire le Grand, un maître de la Parole dans La Parole du prédtciri.te~rr. p. 49-107, en particulier p. 71, 94; M. LAUWl!RS, « Praedicatio exlwrtatio... p. 198-199, 202, 206. Sur la prophétie au Moyen cf. G. L. PorasTÀ, R. RUSCONJ, éd., « Lo statuto della profezia nel Medioevo '" dans Cristianesimo nella storla, t. 17, 1996, p. 243-413 (notamment B. Me GINN, « Prophetk Power in Barly Medieval Christianity "'• p. 251-269); D. MBNOZZt. éd., Pmfezia e potere. Aspetti politici del profetismo cristiano », ibid., t. 20, 1999, p. 511-698. 79. Cf. les conciles de Paris de 829, I 44, p. 638-639: m 7, p. 672-673, et d'Aix (836), m 23 (64), p. 722-723. 80. Cf. HINCMAR. De cavendis vitiis, Ill 2, éd. D. NACHTMANN, p. 230-266, notamment p. 247-248, 252253: et, sur la oonnexion entre eucharistie et pureté sexuelle, ibid., 11 S, p. 221 (qui ajoute les mots. « quatenus mundiores et corde et corpore, abluti eriam came et vestibui aqua. ad communionem corporis et sanguinis dominî veniant » à la citation de ORÉClOllU! LE GRAND, Regula paatorolh. m 21) et p. 222 (« corde mundo et corpore purifieato saeris mysteriill adsislente.'i »). Cf. aussi les textes cités par P. A. GR.AMAGLIA, « Linguaggio sacrificale ed Eucareslia in Gregorio Magno »• dans Magno e il suo tempo, Atti del XIX Incontro di studiosi delf'Antiehità cristîana. 8, Rome, 1991, p. 223~265. notamment p. 252, n. 65 (qui accuse Grégoire d'avoir élaboré« l'idet>logia del bisogno di un riluale espiatorio per placare I' ira di Dio », cf. p. 244 : mais ses interprétations sont parfois ·tfès discutables) ; R. SAVIONI, « Purità rituale e ridefinizione del sacro nella cultura carolîngia : l'ioterpte~e del Levitico e dell'Epistola agli Ebrei », dans Annali di storia delt'esegesi, t. 13/1, 1996, p. 229-255, notamment 246-255. Cf. n. 250-252. 81. Cf. RABAN MAUR, ln librum Paralipomenon IV, dans PL, t. 109, col 539A. Sur l'accentuation du rôle des praedic:atores, cf. HINCMAR. De c:ovendis vitiis, l 4, éd. .D. NACHTMANN, P• 144, qui introduit une référence explicite à œs derniers dans la citation de GRÉClOIIU! LE GRAND, Hom. in Ewmg. II 31, 5 {éd. cit., p. 272-273) ; et p. 266, qui rappelle Regula paltorotis 114 (sur Ex 28, 35).

LES u.lcs DANS L'ECCLÉSJOLOGIE CAROUNGIENNE

59

dans les Fausses Décrétales) et à contrôler les laïcs, qui ne doivent pas aborder des questions théologiques (même si la distinction entre les perfectiores et les autres chrétiens ne coïncide pas avec celle entre clercs-moines et laïcs)82. La position du roi (et parfois celle des laïcs puissants, les potentes) reste toutefois mal définie: les rois sont des laïcs spéciaux, sui generis, souvent considérés comme des images de la divinité, selon une idée qui remonte bienne et byzantine83. Comme l'a remarqué 1 Deug-Su, la

à la tradition eusé-

Vita Hludowici de Thégan s'ouvre par une présentation de la généalogie de Louis le Pieux, qui imite presque le début de l'Évangile de Matthieu84 . Jonas d'Orléans et Hincmar de Reims exaltent la sapientia du souverain (soulignée par Sedulius Scottus) et son rôle85, mais rappellent la célèbre distinction du pape Gélase entre le pouvoir

82. Cf. RABAN MAUR, Ep. 20, dans MGH Epist. V, p. 425: « Perfectiora perfectioribus reservans. »Pour CHRISTIAN DE STAVELOT, Expositio in Matthaeum, 30, éd. col. 1360B (sur Mt 11, 27), il ne faut pas soulever des questions difficilés en présence des laïcs (« sicut canones praecipiunt, obscurae quaestiones in populis reticendae sont »); cf. 35, éd. col. 1391A (sur Mt 15, 27); 56, éd. col. 1462B, sur Mt 24, 45 : « Magistros Ecclesiae admonet ... Illi ipsi tamen tune erunt prudentes et fideles, si in tempore sciant dare conservis dapes verbi. Hoc est ut tempore congruo non abscondant, neque profunda et alta ignaris turbis ingerant, sed exemplo Domini perfectioribus secretiora, vulgaribus hordei pabulum ministrent. »Cf. la perspective plus complexe d'HAYMON D'AUXERRE, In lsaiam, I 2, éd. col. 729B : « Montes vero angeli sont, coelestesque vertices, apostoli, patriarchae, prophetae, martyres, confessores, qui. .. fortiter micuerunt. Colles vero simplices quique et fideles, ut sunt eremitae, continentes, viduae, et vidui, bonique conjugati. » 83. Cf. A. PERTUSI, Il Pensiero politico bizantino, éd. A. CARILE, Bologne, 1990 ; B. CAVARRA, ldeologia politica e cultura in Romània tra IVe VI secolo, Bologne, 1990; P. PICCININI, La Regalità sacra da Bisanzio all'Occidente ostrogoto, Bologne, 1991; A. BOUREAU, C. INGERFLOM, éd., La Royauté sacrée dans le monde chrétien, Paris, 1992 ; G. DAGRON, Empereur et prêtre. Étude sur le " césaropapisme », Paris, 1996 (cf. les considérations d'E. PATLAGEAN et A. BOUREAU, dans Annales, t. 55/4, 2000, p. 871-887); A. ANGENENDT, «Karl der Grosse ais "rex et sacerdos" »,dans R. BERNOT, éd., Das Frankfurter Konzil von 794, t. l, Mayence, 1997, p. 255-278; CARILE, « Seneca e la regalilà ellenistica », dans Seneca .. ., p. 58-80 ; A. M. ORSELLI, « Chiesa e regalità in età costantiniana : aile origini del problema »,dans Purificazione della memoria. Giustificazione e Fede. Oriente e Occidente. Chiesa e Stato, Areuo, 2000, p. 317-330, notamment p. 327-328; F. CARDINI, M. SALTARELLI, éd., Adveniat regnum. La rega/ità sacra nell'Europa cristiana, Gênes, 2000. 84. Cf. THEGAN, Gesta Hludowici imperatoris, 1, éd. E. TREMP, dans MGH Scriptores rerum Germanicarum in usum scholarum, t. 64, Hanovre, 1995, p. 174-176, sur la généalogie de Charles « de prosapia sancti Arnulfi ». Cf. 1 DEUG-SU, « Agiografia e potere in età carolingia », dans Giovannî Scoto•. •, op. cit., p. 42. 85. Cf. JONAS D'ORLÉANS, De cultu imaginum, préf., éd. col. 305BC (analysé dans R. SAVIGNI, Giona .... p. 121-122); HINCMAR DE REIMS, Ep. 126, dans MGH Epistolae, Vlll, Berlin, 1939, p. 63, et la conclusion du De cavendis vitiis, éd. D. NACHTMANN, p. 267-268: « colligere studui... quatenus et sapientia vestra, diaboli insidiis cognitis, iter ad regnum aeternam facilius carpere, et ne simplicium Christi devotio in via veritatis errent aedificari, et indignitas mea, pro imposito sibi ministerio sermonis sonitum exhibens, iram Domini, quomodo possit, effugere »,où paraît une distinction entre la sapientia du roi (exaltée aussi par ALcUIN, Ep. 229 à Charlemagne, dans Epist. IV, éd. p. 373: « Felix populus, qui sapiente et pio regitur principe », qui rappelle l'idéal platonicien du roi philosophe " ; Bp. 306, éd. p. 466), la dévotion des simplices et le rôle des praedicatores ; SEDULIUS SCOTrus, Liber

60

RAFFAELE SAVIGNI

sacerdotal et le pouvoir impérial (ou royal), et considèrent le roi comme le

à Charlemagne, rector populi christiani, l'exercice d'une fonction pastorale et de la prédication87, tandis premier des laïcs86. Alcuin reconnaît aux rois et surtout

que, selon Paulin d' Aquilée et Théodulphe d'Orléans, l'empereur, défini comme

admirabili in rerum ecclesiasticarum sive civilium administratione strenuus, doit exhorter tant les clercs que les laïcs à accomplir leurs tâches88. Dans l'Admonitio ad omnes regni ordines (823-825), Louis le Pieux se place au-dessus des trois ordres89, et plusieurs auteurs, tels que Christian de Stavelot, rapprochent les ministères du roi, des comtes et des évêques, en tant que pastores ou rectores Ecclesiae, choisis par Dieu et responsables du salut de leurs sujets90• C'est le concile de Paris de 829 qui marque, selon Étienne Delaruelle, l' « entrée en scène de l'épiscopat carolingien », revendiquant un pouvoir de contrôle sur les autres ordres91. Mais encore faut-il reconnaître des différences entre les auteurs et les contextes régionaux: dans la partie occidentale de l'Empire se développe le genre des Miroirs rédigés par une élite cléricale, tandis que dans

la partie

orien-

de rectoribus christianis, éd. S. HELLMANN, dans Quellen und Untersuchungen zur lateinischen Philologie des Mittelalters, l, L Munich, 1906, notamment chap. l, 4. Sur Sedulius Scottus, voir, dans ce volume, la contribution d' A. DUBRBUCQ. 86. R. SAVIGNI, Giona ... , p. 111-144, notamment p. 139-141 ; C. MARGALHAN-FERRAT, «Le concept de ministerium ... »,p. 124, 138. 87. ALCUIN, Ep. 16, dans MGH Epist IV, p. 44 (« pastores, non predatores ») ; 41, p. 84 (« beatus populus tali rectore exaltatus et tali praedicatore munitus » ; Charlemagne est appelé « rectorem et

doctorem »); 171, p. 281-282 (qui lui reconnaît la« praerogativa sacerdotalis doctrina »); 174, p. 288289 ; 198, p. 327 (« vestrae potentiae gloriosam sublimitatem ... perpetuae pacis civitatem pretioso sanguine Christi constructam regere ac gubemare »). Cf. l DEUG-SU, Cultura e ideologia ..• , p. 116; T. M. BUCK, Admonitio und Praedicatio. Zur religios-pastoralen Dimension von Kapitularien und

Kapitulariennahen Texten (507-814), Frankfort am Main, 1997. 88. Cf. l'épître dédicatoire du De ordine baptismi de THÊODULPHE (Epistolae variorium, 24, dans MGH Epist. IV, p. 534). Cette lettre rappelle l'Ep. 18c de PAULIN D' AQUILÉE, ibid., p. 527. 89. O. GUILLOT, « Une ordinatio méconnue. Le capitulaire de 823-825 », dans P. GODMAN, R. COLLINS, éd., Charlemagne's Heir. New Perspectives on the Reign of Louis the Pious (814-840), Oxford, 1990, p. 455-486; C. MARGALHAN-FERRAT, «Le concept de ministerium ... »,p. 131-133. 90. CHRISTIAN DE STAVELOT, ln Matthaeum, 25, col. 1343A (sur Mt 9, 36): « Negligentiam sacerdotum demonstrat cum dicit : non habentes pastorem, quia Deus praeceperat ut sacerdotes, legem annuntiarent populo, et praeirent eos exemplo boni operis. Quod adhuc debent simîliter facere reges et omnes sacerdotes, tam episcopi quam et presbyteri, quia propterea Deus eos populis praefecit. Rex enim a regendo dicitur. Si bene non regit et defendit, non rex sed tyrannus vocatur »; 35, col. 1374 C (sur la parabole de l'ivraie); col. 138480, qui rapproche Mt 14, 22 et Je 6, 15; 51, col. 1437C; 56, col. 14620. Cf. SMARAGDE DE SAINT-MIHIEL, Via regia, 18, dans PL, t. 102, col. 958A8, qui signale« la parenté ... qui existait entre le ministerium confié par Dieu au roi et celui que détenaient les évêques » (C. MARGALHAN-FERRAT, «Le concept de ministerium ... »,p. 121-123, qui souligne la transposition de l'idée ministérielle au pouvoir royal). Sur la longue durée de l'assimilaton du roi aux pasteurs, cf. les textes cités par H. H. ANTON, « Gesellsehaftsspiegel... », p. 111-112. 91. É. DELARUELLE, «En relisant le De institutione regia de Jonas d'Orléans. L'entrée en scène de l'épiscopat carolingien », dans Mélanges d'histoire du Moyen Âge dédiés à la mémoire de Louis Halphen, Paris, 1951, p. 185-192.

LES UÏCS DANS L'ECCLÉSIOLOGIE CAROUNGIENNE

61

tale on souligne plus fortement l'autorité du roi, que Raban Maur nomme rector membrorum veri regis Christi92. La conception « laïque » de la royauté que propose Jonas d'Orléans (qui souligne, au contraire, la sainteté objective de la hiérarchie ecclésiastique) n'est pas partagée par l' Astronome qui, dans sa biographie de l'empereur Louis le Pieux, présente le souverain, en vertu de sa piété, comme une sorte de moine ou de sacerdos et de pasteur d'âmes, auquel l'Église a été confiée par Dieu, le Bon Pasteur93. Je n'examinerai toutefois pas ici le problème spécifique des modèles de royauté, sur lesquels travaille actuellement Martina Caroli94. Les études récentes sur l'hagiographie carolingienne de 1 Deug-Su ont privilégié le rapport entre l'hagiographie et le pouvoir, en soulignant les différences entre les Vitae rédigées par Alcuin et celles rédigées après la mort de Charlemagne, surtout à l'époque de Charles le Chauve et d'Hincmar de Reims, dont le caractère idéologique est plus évident (avec quelques exceptions, comme les œuvres de Paschase Radbert)95. 1 Deug-Su estime, avec Joseph-Claude Poulin, que les textes hagiographiques reflètent en général la spiritualité monastique96, tandis que Karl Bosl avait remarqué la « longue durée » du modèle du « saint noble» (soulignée ensuite par André Vauchez)97. Je pense cependant, avec Alba M. Orselli, qu'il ne faut pas sous-estimer l'influence du modèle épiscopal (proposé par exemple par Jonas d'Orléans dans son remaniement de la Vita prima 92.

RABAN MAUR, Ep. 18. épître dédicatoire du commentaire sur les livres des Chroniques, dans MGH Epist. V, p. 423. Cf. M. PERRIN,« La représentation figurée de César-Louis le Pieux chez Raban Maur

en 835: Religion et idéologie'" dans Francia. t. 24/1, 1997, p. 39-64. Vito Hludowici, chap. 19, éd. TREMP, p. 334; 62, p. 542-544 (« Pastoris enim boni sequens exemplum... », Louis était « illud lumen mortalium quod in domo Dei super candelabrum positum omnibus lucebat »),où l'image« épiscopale» de la lumière posée sur le candélabre (cf. Mt 5, 15) est appliquée au souverain. 94. M. CAROLI, Le Traslazioni reliquîali dei secoli VIII-X : funzioni della regalità carolingia, thèse de doctorat, ixe cycle, Bologne 1999 ; idem, « Bringing Sainis to Cities and Monasteries. Translationes in the Making of a Sacred Geography (8th-J0th Centuries) », dans G. P. BROOIOLO, N. GAUTHIER, N. CHRISTIE, éd., Towns and Countryside, actes du congrès de San Vincenzo al Volturno (1998), Leiden, Boston, Cologne, 2000, p. 259-274. 95. I DEUG-SU, « L'opera agiografica... » ; idem, « Agiografia e potere in età carolingia ... ,. ; idem, «"Quanta carismata in uno homine": Bonifacio e l'ideale agiografico del magister», dans lmmagini del Medioevo. Saggi di cultura mediolo.tina, Spolète, 1994, p. 151-177. 96. 1 DEUG-SU,« Note sull'agiografia del secolo Xe la santità laicale »,dans Studi medievali, Ill s., t. 38, 1989, p. 143-161 ; J. C. POULIN, l'idéal de sainteté dàns l'Aquitaine carolingienne d'après les sources hagiographiques (750-950), Québec, 1978, p. 136-137, qui souligne la présence, dans les textes hagiographiques, de plusieurs stéréotypes traditionnels. 97. K. BOSL, «Il« santo nobile » » (1965), trad. it. dans S. BOESCH GAJANO, éd., Agiografia altomedievale, Bologne, 1976, p. 161-190; A. VAUCHEZ, « Beata stirps: sainteté et lignage en Occident aux XIII" et XIV" siècles», dans Famille et parenté dans l'Occident médiéval, Rome, 1977, p. 397-406; A. BARBERO, Un santo in famiglia. Vocazione religiosa e resistenze sociali nell'agiografia Latina medievale, Turin, 1991, p. 59-109.

93.

62

RAFFAELE SAVIGNI

sancti Huberti)98, et qu'il convient de relever les analogies entre les récits hagiographiques, les biographies de Louis le Pieux (qui se rapprochent par certains aspects de l'hagiographie)99 et les Miroirs contemporains, les frontières entre les genres littéraires étant souvent incertaineslOO. En analysant la \lita Gangulfi, rédigée probablement entre le 1xe et le xe siècle, Alessandro Barbero pense qu'il existe une connexion entre la fortune du genre des Miroirs et la naissance, à la fin de l'époque carolingienne (et notamment dans la \lita Gangulfi), d'une figure de saint laïque, puissant et guerrier (miles)lOI. De manière parallèle, la diffusion d'un modèle de saintété militaire accompagne, à partir de l'influence exercée par le modèle constantinien dans l'Empire « byzantin », le processus de militarisation de la sociétél02.

À l'époque carolingienne - et même dans l'hagiographie clunisienne103 -, il y a au moins deux orientations différentes quant à la spiritualité des laïcs. Un premier modèle (exprimé par exemple dans le Liber exhortationis de Paulin d' Aquilée ou dans l'Adversus Elipandum de Beatus de Liebana et Eterius, et, d'une certaine manière, dans la Vita Gera/di d'Odon de Cluny) propose aux laïcs, bien que vivant dans le siècle, un idéal de « conversion » radicale, une imitation de la spiritualité monastique, c'est-à-dire une sorte de« monachisme intériorisé» (selon l'expression du théologien orthodoxe Paul Evdokimov)104, qui n'implique

98. R. SAVIGNI, Giona .. ., p. 210-213; A. M. ORSELLI, « Modelli di santità ... »,p. 180-185. 99. THEGAN, Gesta Hludowici imperatoris, éd. E. îREMP, p. 166-277; ASTRONOMUS, Vita Hludowici imperatoris, p. 279-555, en particulier c. 19, p. 340 (cf. Mt 25, 14-30); 29, p. 380 (l'empereur« bellator Christi ») ; 63, p. 548. 100. S. BOESCH GAJANO, « L'agiografia »,dans Moifologie sociali e culturali ... , p. 797-843, notamment p. 810 (sur la « straordinaria « capacità di adattamento » del testo agiografico ») et 817 ; M. VAN UYTFANGHE, « La typologie de la sainteté en Occident vers la fin de l'Antiquité (avec une attention spéciale aux modèles bibliques) », dans G. LUONGO, éd., Scrivere di santi, actes du fie congrès de l'AISCA, Rome, 1998, p. 17-48, notamment p. 17: «l'écriture hagiographique s'accommode de plusieurs genres aux contours parfois flous » ; E. GIANNARELLI, « La biografia cristiana antica: strutture, problemi »,ibid., p. 49-67. 101. A. BARBERO, « Santi laici e guerrieri. .. »,p. 128; idem, Un santo infamiglia, p. 102. I02. A. M. ÜRSELLI, Santità militare... , p. 13; idem, « Militare per l'Impero e per Cristo », dans, S. GENTILE éd., Oriente cristiano e santità. Figure e storie di santi tra Bisamio e l'Occùknte, Venise, 1998, p. 45-52 ; A. CARILE, « Santi aristocratici e santi imperatori », ibid.• p. 35-44. I03. D. IOGNA-PRAT, «L'impossible silence. Pierre le Vénérable, neuvième abbé de Cluny (1122-1156) et la pastorale du livre», dans La Parole du prédicateur .. ., p. 111-152, notamment p. 119-120, ainsi que sa contribution dans ce volume. ROMAGNOLI, Le « Storie » .. ., p. 5-6, 34, 58, 62, souligne les liens entre les modèles carolingiens, Raoul Glaber et la première hagiographie clunisienne, dans laquelle il y aurait « una valutazione più circostanziata del moodo e delle attività del laico, che non è esclusivamente destinatario della pastorale dei cbierici, ma puo avere un' attiva partecipazione alla propria sal-vezza cbe passa attraverso l'ordine politico » (p. 39, avec référence à la \lita Geraldi d'Odon de Cluny). 104. Cf. BEATUS DE LIEBANA - ETERIUS, Adversus Elipandum, n 35, éd. B. LôFsTEDT, dans CC Cont Med, t. 59, Turnhout, 1984, p. 129: « Coniuges suas non propter libidinem, sed propter procreationem

LES LA[CS DANS L'ECCLÉSIOWGIE CAROUNGIENNE

63

toutefois pas une exhortation à quitter la famille et le monde (que l'on constate dans les dernières lettres de Pierre Damien, et à Cluny à l'époque de l'abbé Hugues)105. Un second modèle (attesté dans les Miroirs de Jonas d'Orléans et de Dhuoda, ainsi que dans la Vita Gangulfi) valorise, au-delà de la spiritualité qui doit caractériser le peuple de Dieu dans son intégralité (dont l'importance a été soulignée par le père Ilarino de Milan)106, les aspects spécifiques de la condition laïque: le mariage, les fonctions judiciaires et militaires, l'utilisation des richesses pour les œuvres de miséricorde (comme Job, Tobie et les Patriarches), l'exercice humble du pouvoir au service de l'Église et des pauvres, la responsabilité «pastorale» envers les subiecti.

LES AUTEURS DE MIROIRS: PAULIN D' AQUILÉE, ALCUIN, JONAS D'ORLÉANS, DHUODA, HINCMAR DE REIMS

L'évêque Paulin d' Aquilée - qui, dans ses épîtres à Charlemagne et dans le Libellus sacrosyllabus episcoporum ltaliae (rédigé sous sa direction), souligne le rôle de Charlemagne, défini comme le père des pauvres, comme rex et sacerdos, responsable de la sauvegarde de l'ordre social et ecclésial 107 - écrit, entre 796 et 799, un Liber exhortationis (qui utilise largement deux sources: le

nem filiorum utuntur. Et cum omnibus hominibus in tanta caritate vibunt, ut monaci esse putentur » ; P. EVDOKIMOV, Le Età della vita spirituale, trad. it., Bologne, 1968, p. 137-159; C. LEONARD!, «Dalla santità "monastica" alla santità "politica" », dans Concilium, t. 15, 1979, p. 84-97; idem, « Agiografia », dans Lo Spazio letterario del Medioevo, 1. li Medioevo Latina, t. 112, Rome, 1993, p. 421-462, en particulier p. 457: «La qualità agiografica del modello monastico incorpora di conseguenza una potenziale frattura tra quei cristiani che si distaccano dal mondo e sono passibili di perfe· zione e quelli che nel mondo restano e sono passibilî di imperfezione. Cosî mentre moltissimi martiri sono laici, pochissimi Io sono nella nuova agiografia : tutti i cristiani. .. di cui I' agiografia registra la santità entro questo modello sono, se non monaci sociologicamente, monaci spiritualmente. » Cf. aussi M. GRANDJEAN, lAïcs dans l'Église ... , p. 99, 113, 411, sur la« vie crypto-monastique »des laïcs pieux loués par Pierre Damien. 105. Cf. N. D'ACUNTO, l lAici ... , p. 10-57, 100-130, 382, 387, qui souligne l'évolution des idées de Pierre Damien de I'« ideale panmonastico »(qui visait à« attribuire ai saeculares ruoli, prerogative e atteggiamenti spirituali propri dei monaci ») à la réaffirmation de la distinction radicale entre les genres de vie et de la supériorité absolue de la vie monastique en tant que séparée du monde. 106. lLARINO DA MILANO, « La spiritualità dei laici nei secoli vm-x », dans Problemi di storia della Chiesa. L'Aito Medioevo, Milano, 1973, p. 139-300, qui sous-estime les orientations différentes des auteurs carolingiens. 107. PAULIN D'AQUILÉE, Ep. 18a, dans MGH Epist. IV, p. 525, qui distingue la guerre du roi« contra visi· biles hostes » de la guerre menée « contra invisibiles hostes » par le clergé ; l Sc, p. 527 ; Libellus, dans MGH Concilia 11/l, p. 142: « lndulgeat miseratus captivis, subveniat oppressis,. .. sit dominus et pater, sit rex et sacerdos, sil omnium Christianorum moderantissimus gubemator. » Cf. G. CUSCITO, « Prospettive ecclesiologîche nella riforma liturgica di Paolino d' Aquileia (787 • 802) », dans Culto cristiano ... , p. 221-263, notamment p. 246-250; I DEUG-SU, « La saecularis potestas... »,p. 391-397.

64

RA.FFAELE SAVIGNI

traité De vita contemplativa de Julien Pomère et J'Admonitio Basilii ad fili11.m spiritualem )108 à l'intention du duc du Frioul. Éric, appelé frater afin de souligner l'appartenance de l'un et l'autre au peuple de DieuHW. Paulin rappelle les motifs communs de la spiritualité chrétienne : la primauté de l'amour de Dieu et du prochain. la conversion à Dieul 10, la nécessité de rétablir dans l'âme l'image et la ressemblance de Dieulll, la lecture et la méditation de l'Écriture sainte (qui est l'ambassade envoyée à nous par Dieu, le Roi des rois)112; le détachement des plaisirs et des biens matériels, la maîtrise de la chair par r âme (dans la perspective monastique du mépris du monde)ll3, la charité envers les pauvres et les

I08. JULIEN POMÈRE, De vita contemplativa, dans PL, t. 59, col. 415-520; Die Admonitio S Basilii ad filium spirilualem. éd. P. LEHMANN, dans Sitv.mgsberichte der Bayerischen Alwdemie der Wissenschaften, Philos.-historische Klasse 1, 1955 (utilisé aussi par SBDULIUS Srorrus, Collectaneum miscellaneum, éd. D. SIMPSON, CC Cont Med, t. 67, Turnhout, 1988, p. 60, 71, 75, 83, 91-92, 98, 102). Paulin omet les passages qui vont le plus dans le sens clérical ou monastique (cf. par exemple Admonitio 13 : « Sfout enim miles plurimo onere praevagatus praepeditur, ita mooacbus ad vigilias cum escarum latgitate torpescit » ; 18 : « contubemio abstinentium delectetur anima tua »). Cf. l DEVISSE, « L'influence de Julien Pomère sur les clercs carolingiens. De la pauvreté au ve et tx• siècle »,dans Revue d'histoire de l'Église de France, t. 46, 1970, p. 285-295; I DEUG-SU, «La saLcularis potestas ... »,p. 369-399. 109. Cf. par exemple Liber exhortationis, 1, dans PL, t 99. col. 197C: « 0 mi frater, si cupias scire. quamvis ego nesciam quam perfectissima arque plenissima est justitia, Deum toto corde amare, inique tota adhaerere voluntate, qui est summum bonum ! »,col. l98C; 2, col. 199A; 12, col. 207B; 16, col. 209C; 19-20, col. 212BC; 21, col. 214A; 23, col. 2188. 110. Liber exhoruuionis, 4, col. 209AB («Converti ad Deum»); 34, col. 232AB; 45, col. 247J).248A; 55, col. 2628 ; 56, col. 264AB : « Haec pertimescentes convertamur : et convertamur dum tempus est ... Cogitemus nos in conspectu Dei stare ; agooscamus quid sumus ; agooscamus quia ten:a et cinis sumus » ; 66. col. 2828. 11 l. Liber exhortationis, 3, col. 199AB : « ad imaginem et similitudinem suam ipse Creator omnium te creavit : quod nulli alü ex creaturis, nisi soli homini concessit » ; 8, col. 204A : « nobilitatem imaginis illius in oobis servemus »; 14, col. 208C: «nec illi Deum deBererent, nisi superbirent, et similitudinem Dei ad quam facti erant, damnabiliter neglexissent »; 60, col. 268B-269A. Sur les interprétations médiévales du thème de l'image et de la ressemblance de Dieu, cf. Jt SAVIGNI, « Esegesi medievale ed antrop01ogia biblica: l'interpretazione di Genesi 1·3 nei commentari carotingi ed i suoi fonda~ menti patristici »,dans Annali di s.torio dell'esegesi, t. 10, 1993, p. 571~614. 112. Liber exhmtationis. 9, col. 205B-206A. l J3. Liber ahonationis, 25, coL 220B-.-221A : «Et quando mors venerit, die mibi, quaeso, quanta remanebit in corpore pulchritudo ? Tune n:cogoosces quia vamnn est quod antea inaniter diligebu ... mundus enim peribit et concupisœntia eius .. (qui rappelle Admonido, i); 35, col. 233A-1234A (qui dépend de Admonitio 13); 37, col. 239A: l'ivresse reod l'homme semblable aux animaux(« homo ratinnalis capitur ut imltionale animal», cf. Admonitio, 14); 40, col 244A: f:i4..66, col. 274--282. oil.lachairest représentée comme une bete ennemie de l'âme (cf. 64, col. 276AB: «Caro est misera bestia quae gravat animam ••. Caro autem data est oobis quasi animae bellum »). Sur les métaphom d'origine platonicienne, cf. P. COURCELLE. ConnaiNoi toi-mlme. De &>enlie à saint Bemanl, 1-m. Paris. 19741975, en particulier n, p, 295 s. 1. Totot.110, « Corpus can;er nell' Al&o Mediœvo. Metamorfosi di un concetto », dans C. C~ S. VBCCHJO, éd.. Animil e corpo nello cl#tuY11 mediemle, Atti del V Convegno della Società ltaliana per Io studio del Pensie:ro Medievale. flonmœ, 1999, p. 3-19.

LES !.Ales DANS L 'ECCLÉSIOLOGIE CAROLINGIENNE

65

œuvres de miséricordell4 ; la prière, l'examen de conscience et la participation

à

l' eucharistiel 15 ; l'orientation eschatologique du chrétien et la précarité des rôles sociaux116, le modèle de la communauté primitivell7.

Il ne décrit pas les tâches

spécifiques du duc (judiciaires et militaires), mais souligne plusieurs fois sa

à l'égard du salut docere, le chemin du

subiecti

responsabilité

des

apprendre,

salut, et qu'il doit exhorter

de sa maison (auxquels il doit

à combattre les

vices)ll8. Paulin établit un parallélisme entre, d'une part, le service du roi et la

militia terrena, et l'activité du

et, d'autre part, l'obéissance

miles terrenus

à Dieu, Empereur célestel 19: le rôle

ne sont pas condamnés en tant que tels, mais relati-

visés et considérés comme un point de repère pour affirmer la centralité de la

militia Christi et de la vie éternelle, même pour les laïcs, et la primauté du servitium Christi sur toutes les relations de parentéI20. La condition des époux n'est 114. PAULIN D' AQUILJ3E, Liber exhonationis 5, col. 200B-201A: « Esto, quaeso, quamvis laicus, ad omne opus Dei promptus, pius ad pauperes et infirmos, consolator moerentium, compatiens miseriis omnium, largus in eleemosynis ... », où l'expression quamvis laicus met en évidence l'hypothèque monastique sur Je modèle de laïc élaboré par Paulin; 31, col. 227AB: « Unusquisque juxta quod habet porrigat. Tantum enim expetitur ab unoquoque eorum, quantum ei Deus dedit. Nec etiam ab eo plus exigit, quam quod ipse dedit. Eleemosyna cum iniquitate acquisita, abominabilis est coram Deo »(avec allusion à la parabole des talents); 66, col. 281B: « Advenam et peregrinum propter te (= Christum), qui redimisti me, retinere, esurientem reficere, sitientem potare, hospitem colligere, nudum operire ... tueri pupillum et orphanum, suffragari viduae ... » 115. Liber exhonationis, 27, col. 222A-223A (sur la confession des péchés à Dieu); 28, col. 223-225, en particulier col. 225A : « sicut ex camalibus escis alitur caro, ita ex divinis eloquiis et orationibus interior homo nutritur et pascitur » (qui rappelle Admonitio, 11) ; 33, col. 230B-23 IA : « Sed unusquisque antequam corpus et sanguinem Domini nostri Jesu Christi accipiat, se ipsum probet. .. Quando enim eum accipere debemus, ante ad confessionem et poenitentiam recurrere debemus, et omnes actus nostros curiosius discutere »,où la notion de curiositas, souvent considérée comme un vice (cf. 16, col. 209B; 18, col. 210C), gagne une valeur positive par rapport à l'examen de conscience et à la confession des péchés (cf. Admonitio 12: « Quotidie actus tuos discute curiosius », avec allusion à l'usage monastique) ; 45, col. 248AB, qui rappelle 1 Thess. 5, 17 et 1 Tm 2, 8. 116. Liber exhonationis, 23, col. 219A; 39, col. 243A: « Semper ante oculos nostros versetur ultimus dies »; 41, col. 244B: « ldeo contemnamus cuncta, quae vana et caduca sunt, ut tantam gloriam, Christo miserante, adipisci mereamus »; 49, col. 253A. Cf. CHRISTIAN DE STAVELOT, Expositio in Matthaeum, 14, col. 1321C. · 117. Liber exhonationis, 52, col. 258AB: « Dictum est enim de Ecclesia primitiva, quod erat illis cor unum, et anima una (Ac 4,32) in Domino, et erat illis unum velle et nolle, quia in unum eos Christi charitas copulaverat. » Cf. aussi 53, col. 258B, où la discorde des camales et amatores hujus mundi est opposée à l'unité de la communauté chrétienne primitive. 118. Liber exhonationis 6, col. 201A; 19, col. 2128; 29, col. 225B-226A; 31, col. 227A; 32, col. 229B; 37, col. 236-237A: « Annuntia, quaeso, tuis in domo tua subjectis ... »; 38, col. 239A-241A (qui modifie un passage d'Admonitio 14); 44, col. 247AB, où la métaphore du troupeau (cf. Admonitio 18) est appliquée à la domus du duc. 119. Liber exhonationis, 8, col. 205A; 9, col. 205B-206A; 19, col. 212BC. Sur l'image de l'empereur céleste, cf. 10, col. 206A; 20, col. 213A; 34, col. 2328. Sur son «palais »,cf. 38, col. 241A; 62, col. 271. 120. Liber exhonationis 13, col. 208A: «Non nos ullo modo ab amore Christi separet hujus saeculi miserabilis dulcedo ; neque excusatio uxoris aut filiorum gratia scilicet, nec multa auri argentique conges-

66

RAFFAELE SAVIGNI

envisagée, comme point de comparaison, que pour mesurer l'importance de la relation entre l'âme et Dieul21 et la vanité de la pulchritudo carnis122. Dans le chapitre 17, Paulin ajoute à sa source (pour l'adapter à la condition spécifique des aristocrates) la mention de la delectatio in vestimentis pulcherrimis et equitibus et armis comme exemple de vie selon la chair (secundum camem)123. Pour Paulin, les laïcs doivent dépasser tout complexe d'infériorité envers les clercs et les moines, et se sentir appelés, comme eux, à quitter la condition d'hommes charnels et à se faire viri perfectil24, afin d'atteindre la vie éternelle: la loi de Dieu s'adresse à eux aussi; Dieu ne fait aucune distinction entre les personnes. L'appartenance au corps mystique du Christ, fondée sur le baptême, prévaut sur les distinctions d'ordres et sur les rôles familiaux et sociauxl25, même

121.

122. 123.

124.

125.

tio, possessionum delectatio ... » (qui ajoute ces mots à la citation du De vita contempl. Il 19, 1-2 et 21, 1, avec allusion à Rm 8, 35-39; Le 14, 15-20); 20, 2t2C-213A (qui rappelle Admonitio Basilii 1); 21, col. 2l4A-215A (qui rappelle Admonitio 3); cf. 53, col. 258C (sur les hommes charnels qui se vantent de la puissance de leurs parents : « suffragantur mihi consilia mea, sive amicorum meorum, vel parentum potentum » ). Sur le rapport entre relations de parenté et vocation religieuse dans l'hagiographie carolingienne, cf. A. BARBERO, Un santo in famigtia ...• p. 89-124. Cf. en général R. LE JAN, Famille et pouvoir dans le monde franc (v11e-xe siècle), Paris, 1995. liber exhortationis, 24, col. 219B-220A: « 0 mi frater, ex tota mente dilige Deum, ut in omnibus actibus tuis placeas illi. Qui enim coniugio copulatur, festinat placere uxori suae (1 Co 7, 33): molto magis anima Christi sanguine redempta debet placere Christo sponso suo ... Numquam, quaeso. frater mi, camails amor amorem coelestem a te excludat : nunquam, quaeso, te, huju.~ tluctivagi ac miserabilis saeculi dulcedo decipiat », qui ajoute à sa source (Admonitio 7) la référence au désir du mari de plaire à sa femme. Liber exhortationis. 25, col. 2208-221 A. Liber exhortationis, 11, col. 2108: l'homme qui vit selon la chair« manducat et bibit quando vult et quantum vult ; ridet et jocatur turpiter inter quos vult et quando vult ... Delectatur in vestimentis pulcherrimis et equitibus et armis sicut vult et quando vult » (qui ajoute les derniers mots à JULIEN POMÈRE, De vita contemplativa m I, 4, peut-être en s'inspirant de De vita contempl. m 17, 1: « utuntur deliciis ac vestibus accuratis ... , equis ad pompam, accipitribus ac saginatis canibus ad venatum »).Cf. aussi 11, éd. cit. col. 206BC (qui rappelle De vita contempl. li 13, l); 16, col. 209C. Les cama/es et amatores hujus mundi sont opposés aux chrétiens dans 53, col. 2588. Sur les vêtements comme signe distinctif du rôle social, cf. 38, col. 240AB (« fulgere auro et pretiosis vestibus » ), et ALCUIN, Ep. 19, dans MGH Epist. IV, p. 56: « Quod in laicis laus esse videtur, id est vestimentorum cultus, hoc in clericis et maxime in monachis reprehensio esse cognoscitur. » De manière générale, mais pour le Moyen Âge tardif: G. MUZZARELLI, Gli inganni delle ~ Disciplina di vesti e omamenti alla fine del Medioevo, Turin, 1996; idem, Guardaroba medievale.. ~slî e società da/ XIII al XVI secolo, Bologne, 1999. liber exhorwtionis, 43, col. 245A: « Simus in malitia parvuli, et viri petfecti in sensu (cf. 1 Co 14, 20). In quibusdarn vero nos exhibeamus senes, in quibusdam juvenes : quia parvuli est ludere, perfecti autem lugere: nam praesens luctus laetitiam generat sempitemam »; 44, col. 246B-247A: « Perfectorum autem virorum consortio fruere, et a verbis eorum ue avertas aurem tuam, et in eorum consilio delectetur anima tua : verba enim vitae sunt verba homimun Deum timentium, et incolumitas animae iis qui ea libenter audiunt, et attendunt », où l'image des peifecti viri (cf. Admonitio 18 : « Perfectorum vero vironun consortio fruere, et contubemio abstinentium delectetur anima tua »} ne prend plus un sens monastique. liber exhortationis, 38, col. 239A-241A ; col. 242A; 55, col. 2628.

LES LAÏCS DANS L'ECCLÉSIOWGIE CAROUNGIENNE

67

si les fidèles laïques doivent confesser leurs fautes aux prêtres 126. Paulin s'arrête sur les vertus théologales plutôt que sur les vertus cardinales, mentionnées dans presque tous les Miroirs des laïcsl27, et dresse rapidement la liste des œuvres de miséricorde et des vices capitaux128. De plus, comme l'a remarqué Yves-Marie Duval,

il ne parle pas

explicitement de la femme et des fils d'Éric, ni des respon-

sabilités proprement politiques ou militaires du duc. Cette œuvre n'est donc pas véritablement un Miroir ; elle s'adresse exemple -

à

à tous les chrétiens et leur donne en

l'époque de la polémique anti-adoptianiste - une piété christocen-

triquel29. Selon 1 Deug-Su, Paulin propose une mise à égalité spirituelle du moine et du laïcl30. Je préférerais parler de « monachisme intériorisé », pour souligner l'hypothèque monastique sur l'élaboration d'une spiritualité laïque qui présente la notion de

saeculum

sous un jour presque constamment négatif131, qui regarde la

condition des anges comme un modèle de béatitude pour les hommes saintsl32 et propose au duc (qui doit accomplir ses tâches, mais éviter la

saecularium curam,

le souci des activités séculières, pratiquées par les hommes charnels)I33 une spiri-

126. Liber exhortationis, 52, col. 257D-258A. Sur le remède de la confession, cf. ALCUIN, Liber de virtuti· bus et vitiis 12, col. 6218 (« medicamentum confessionis »). Sur la vertu de la tempérance comme remède(« medela »)de l'âme et du corps, cf. PAULIN o'AQUILÉE, Liber exhortationis 36, col. 235A. 127. Cf. toutefois les allusions rapides de Liber exhortationis 12, col. 207D (reprenant JULIEN POMÈRE, De vita contemplativa, II 3, 2); 66, col. 280A8; et I' Ep. 18c à Charlemagne, dans MGH Epist. IV, p. 527. Sur les vertus théologales, cf. liber exhortationis 28, col. 225A ; 38, col. 242A ; 52, col. 255A ; 66, col. 2798. 128. liber exhortationis, 66, col. 279C-280A; col. 2818. Cf. ALCUIN, Liber de virtutibus et vitiis, 2-4, notamment 34, col. 637A. Sur la longue durée du schéma des sept vices capitaux et ses modifications, cf. C. CASAGRANDE, S. VECCHIO, I sette vizi capitali. Storia dei peccati nel Medioevo, Turin, 2000 (voir, sur les auteurs carolingiens, p. 61, 82, 89-90, 143, 194). 129. Y. M. DUVAL,« Paulin d' Aquilée et le duc Éric. Des clercs et moines aux laïcs et des laïcs aux clercs et moines », dans Aquileia e le Venezie nell'Alto Medioevo, Udine, 1988 (Antichità altoadriatiche, XXXII), p. 115-147. Cf. 1 DEUG-SU, «La saecularis potestas ... »,p. 399: « i suoi consigli ad Erico sono consigli per il buon cristiano più che per il buon politico : non si crea, con il manuale, una dottrina politica cristiana » ; G. FORNASARI, « Teologia e politica in Paolino d' Aquileia », dans Atti del Convegno internazionale di studio su Paolino d'Aquileia nel XII centenario dell'episcopato, Udine, 1988, p. 119-134, notamment p. 126. 130. 1DEUG-SU, «La saecularis potestas ... »,p. 386. 131. Liber exhortationis 8, col. 203A; 11, col. 2068; 12, col. 2078; 13, col. 208A; 16, col. 209BC: « Quid est peccato mori, nisi opera maligna in nobis damnare, et hoc miserabile saeculum fugere ? » ; 61, col. 270A: « panni diaboli, pompae scilicet saeculi ». Dans 10, col. 206A et 38, col. 240A8 le sens du mot est plus ambivalent. Cf. DHUODA, Manuel, pro!., p. 82 : « ut in utroque negotio talis te exhibeas, qualiter possis utilis esse saeculo, et Deo per omnia placere valeas semper », où le mot saeculum désigne lorganisation politique et sociale dans laquelle Guillaume doit exercer ses tâches, tandis que, dans la Préface, p. 84 : « Volvente et crescente calamitate huius saeculi miseria, inter multas fluctuationes et discordias regni », et dans vn, 6, p. 304, il prend un sens négatif. 132. liber exhortationis, 18, col. 210C; 22, col. 218A; 40, col. 243B; 50, col. 254A; 56, col. 265A; 58, col. 266C. 133. Liber exhortationis, 23, col. 219A; 24, col. 220A (opposition entre camalis et coelestis amor); 53, col. 2588C.

68

RAFFAELE SAVIGNI

tualisation des notions de nobilitas, de dignitas et de parentél34, ainsi que la reconnaissance de la pauvreté inhérente à la condition déchue de l'humanité après le péché originel d'Adam, surmontable seulement par l'intermédiaire de la puissance du Christ 135. En 799-800, Alcuin dédie son Liber de virtutibus et vitiis (qui utilise plusieurs sources, dont les Sermones pseudo-augustiniens, le Liber scintillarum de Defensor de Ligugé et les Sententiae d'Isidore de Séville) 136 au comte Gui. Très engagé dans les activités temporelles et militaires - in multis saecularium rerum cogitationibus occupatum, et surtout in bellicis rebus -, celui-ci lui a demandé un breviarium de mandatis Dei: il s'agit d'un abrégé de morale qui ne peut aborder les questions théologiques les plus difficiles, mais vise à rappeler au comte ses «devoirs d'état »137. Cependant, l'auteur exhorte Gui à lire directement l'Écriture sainte, miroir dans lequel le comte peut regarder son image, son identité et sa destination célestel38. Le comte doit pratiquer les vertus cardinales et théologales, ainsi que les œuvres de miséricordel39; il doit prendre garde aux vices capitaux, 134. Liherexhortarionis, 2, col. 199A; 4, col. 200AB; 8, col. 204A; 9, col. 2058: 12, col. 207C 56, col. 265A. Cf. aussi ALCUIN, Liber de virtutibus et vitiis, 3, col. 616A; 35, col. 63780; Ep. 36, dans MGH Epist. IV, p. 78; Ep. 40 (à un évêque), éd. p. 83 (avec référence ambiguë à la noblesse de la naissance ou de l'office épiscopal); ep. 54, éd. p. 98. Sur la notion de rustici mores et de villana foeditas, cf. Ep. 30, éd. p. 71 ; 42, éd. p. 86. Sur la spiritualisation du vocabulaire de la dignitas hominis et de la nobilitas dans Pierre Damien, cf. R. 8ULTar, « La « dignité de l'homme » selon S. Pierre Damien », dans Studi medievali, Ill s., t. 13, 1972, p. 941-966. 135. Liberexhortationis 61, col. 2698-271A; 63, col. 273A. 136. Cf. DEFENSOR DE LIGUGÉ, Liber scintillarum, éd. H. M. ROCHAIS, dans CC Ser Lat, t. 117, Tumhoot, 1957; H. ROCHAIS,« Le Liber de virtutibus et vitiis d' Alcuin. Note pour l'étude des soorces »,dans Revue Mabillon, t. 41, 1951, p. 77-86: L. WALLACH. Alcuin and Charlemagne, New York. 1959, p. 231-254; I DEUG-SU, « La saecularis potestas ... », p. 399-421. Sur les œuvres d' Alcuin (avec renvoi à la bibliographie): M. H. JULLIEN, F. PERELMAN, éd., Clavis scriptorum latintJrtml Medii Aevi. Auctores Galliae, 735-987, t. 2, Turnhout, 1999. 137. ALcUIN, Ep. 305 (=De virtutibus et vitiis liber ad Widonem comitem, préface), dans MGH Epist. IV, p. 464; Liber de virtutibus et vitiis 2, col. 6158. Cette œuvre d'Aleuin, transmise par de nombreux manuscrits, demanderait une édition critique. 138. Liber de virtutibus et vitiis, 5, col. 616C: « Sanctarum lectio Scripturarum divinae est cognitio beatitudinis. In his enim quasi in quodam speculo homo seipsum considerare potest, qualis sit, vel quo tendat. »Cf. I DEUG-SU, «La saecularis potestas ... »,p. 419: « Alcuîno sostiene l'eguaglianza tra laici e religiosi nell 'impegno di lettura della Bibbia. » 139. Liber de virtutibus et vitiis, 3, col. 615C, qui rappelle 1 Co 13, 3: « apostolus, qui nec manyrium nec saeculi oontemptum, nec eleemosynarum largitionem, sine charitatis officio quidquam proficere posse ostendit »; 7, col. 618A; 15, col. 6248; 16, col. 6240; 17; col. 6268 (reprenant ISIDORE DE SÉVILLE, Sententiae lil 60, 15 ; DEFENSOR DE LIGUGÉ, Liber scintillarum, 49, 4 t) ; 30, col. 6348 ; 35, col. 637BD (sur tes quatre vertus cardinales). Sur les trois types d'aumône, cf. AUGUSTIN, Enchiridion, 19, 71-72, rappelé par JONAS, De inst. laicali, m 10, col. 252D-253AB, et par DHUODA, Manuel, IV 8, éd. P. RICHÉ, p. 254 : « Unum, egenti dare quicquid habueris vel ipse tibi petierit clam ; secundum, ut in Christo eis dimittas a quibus laesus fueris ipse... : tenio, ut delinquentes, tam vetbis quam et verberibus, si necesse fuerit, corrige frequenter .»

LES LAÏCS DANS L'ECCLÉSIOLOGIE CAROUNGIENNE

qu' Alcuin définit parfois avec des allusions

à la condition

69

spécifique des laïcsI40.

La métaphore du « marché » est utilisée pour souligner la nécessité, l' « utilité » d'atteindre le salut de l'âme plutôt que les biens matériels 14 1. Les laïcs aussi, dans la condition séculière qui les caractérise en tant que tels, peuvent atteindre la perfection

(ad culmen peifectionis ascendere), entrer dans le Royaume des

Cieux142, et égaler presque les martyrs par l'amour de Dieu, l'exercice constant

saeculi concupiscentia et la carnalis delectatio, huius saeculi vanitates143. L'image du miles Christi ou bellator

de la patience et la lutte contre la en refusant les

Christi leur est appliquée144. Pour Alcuin, la chasteté absolue, qui rapproche l'homme des anges, est une vertu spécifique des moines et des clercs. Comme

il

le souligne dans

les épîtres qui leur sont adressées, ceux-ci doivent s'abstenir des usages propres de l'ordre des laïcsI45. Mais les laïcs doivent aussi pratiquer une certaine

140. Liber 6, col. 6178 : « Pax cum bonis, et bellum cum vitiis, semper habenda est »; 16, col. 6258 : « Metius est praedicationis sanctae convivio victuram in perpetuo mentem reficere, quam ventrem mortiferae camis deliciosis saturare epulis » ; 18, col. 627 AB : « Sed ratio mentis prohibere debet impetus camis, et refrenare voluptates ejus iniquas ... Nemo dicat a fornicatione se custodire non posse »; 27-34, col. 632-637, notamment 27, col. 633A: « Fit etiam per contumaciam superbia, quando despiciunt homines senioribus obedire suis » ; 29, col. 633D-634A: « Fomicatio est omnis corporalis immunditia, quae solet fieri ex incontinentia libidinis, et mollitia animae, quae consentit suae cami peccare. Nam anima domina debet esse, et imperare cami ; et caro famula, et obedire dominae suae, id est, rationali animae » ; 34, col. 6350 : « Vana gloria est, dum homo appetit in bonis suis laudari, et non dat Deo honorem, sed sibi : nec divinae imputat gratiae quidquid boni facit, sed quasi ex se habeat vel saecularis dignitatem honoris, vel spiritualis decorem sapientiae, dum homo nihil absque Dei gratia vel adjutorio habere possit boni », et col. 637 A : « Isti vero bellatores Deo auxiliante facillime vincuntur a bellatoribus Christi per virtutes sanctas » (passage repris par JONAS D'ORLÉANS, De inst. laicali, Ill 6, col. 247A). Cf. THÉODULPHE, Zweites Kapitular, X 1, p. 172. Sur les métaphores de la pestis (appliquée aux vices) et du medicamentum confessionis, cf. Liber 12, col. 6218C; 30, col. 6348; 32, col. 635A; 34, col. 636A. Cf. L. WALLACH,« Alcuin Virtues and Vices. A Manual for a Carolingian Soldier »,dans Harvard Theological Review, t. 48, 1955, p. 175-195. 141. Liber 19, col. 6270-6288. Cf. JONAS D'ORLÉANS, De inst. laicali, II 26, col. 225CD (sur la corruption des témoins, définie comme « miserabilis mercatio »). 142. Liber de virtutibus et vitiis 36, col. 6388C (mais nous suivons l'édition plus correcte de Ep. 305, éd. p. 464-465). Cf. 1 DEUG-SU,« La saecularis potestas ... »,p. 403 (« L'epilogo mette in rilievo l'uguaglianza, alla luce del Vangelo, tra religiosi e laici »), 420-421 («Si tratta di un'eguaglianza che è possibile solo a livello dell'interior homo»). 143. ALcUIN, Liber de virtutibus et vitiis 9, col. 619C; 35, col. 638A; Ep. 43 (« fratribus Eboracensibus »),p. 88. Cf. GRÉGOIRE LE GRAND, Hom. in Ev. Il 35, 7, et PSEUDO-AUGUSTIN, Sermo 293, 1 (repris par SMARAGDE DE SAINT-MIHIEL, Diadema monachorum 99, dans PL 102, col. 688A8); AUGUSTIN, Vingt-Six Sermons au peuple d'Afrique, éd. F. DOLBEAU, Paris, 1996, p. 293 (Senno de natale sancti Quadrati martyris); AMBROISE AUTPERT, Sermo de cupiditate, 14, éd. R. WEBER, dans CC Cont. Med., t. 278, Turnhout, 1979, p. 978. 144. Liber de virtutibus et vitiis 34, col. 636A, 637A. Cf. Ep. 136 (à Charlemagne), p. 207. 145. ALcUIN, Ep. 19, p. 54 et 56; Ep. 20, p. 58; Ep. 42, p. 86. Il faut toutefois que les rois et les laïcs évitent l' « immoderatus usus in vestimentis et cibo » (Ep. 16, p. 44).

70

RAFFAELE SAVJGNJ

chasteté en évitant la fornication et en s'approchant de leur femme temporibus opportunis 146.

Dans ses épîtres, qui se rapprochent parfois des Miroirs, et dans ses œuvres hagiographiques, Alcuin utilise très souvent les images bibliques du semeur, de la lampe, des talents, pour rappeler la tâche des prédicateurs ecclésiastiquesI47, mais parfois aussi celle des rois et des laïcs, les saeculares qui doivent protéger l'Église et le peuple chrétien tant par les armes que par la sobriété personnelle, les prières, les œuvres de justice et de miséricordel48. Christiane Veyrard-Cosme voit une sorte de circularité entre l'Écriture sainte, l'hagiographie et l'élaboration d'une image idéalisée (et parfois christique) du souverain dans les épîtres-Miroirs d' Alcuinl49. Celui-ci souligne parfois les différences entre les moines, appelés à vivre sur la terre une vie céleste, angélique, les clercs, comparés à des béliers, qui doivent prêcher, et les laïcs (désignés par une expression ambiguë : homines saeculi), qui doivent écouter150. Mais il croit que tous sont appelés à étudier l'Écriture sainte, et que les paroles de Matthieu 25, 21 (Euge serve bone... ), sur le devoir de rationem reddere à Dieu pour les sujets, concernent aussi les laïcsl5I, en particulier les laïcs puissants, comme le roi Charles, qui exerce une sorte de prédication (praedicatio)l52. Si le rôle du laïc de condition 146. 147. 148.

Liber de virtutibus et vitiis 18, col. 627 BC. Cf. Ep. 36, éd. dans Epist. IV, p. 78, qui applîque Ac 14, 4 ( « agnum sequuntur quocumque ierit ») aux vierges, qui conservent le « nobilissimum virgînitatis

decus ». Cf. par exemple ALcUIN, Ep. 17, dans MGH Epist. IV, p. 46-47; H. HûRTEN, « Alcuin und der Episkopat im reiche Karls des Grossen », dans Historisches Jahrbuch, t. 82, 1963, p. 22-49 ; 1 DEuoSu, L'Operaagiografica di Alcuino ... , p. 70, 87, 99-103. ALCUIN, Ep. 16 (793, au roi Ethelred), p. 44, qui rappelle l'exemple du roi Ézéchiel (ls 37, 36; 38, 5); 17, p. 48; 18, p. 51 ; 33, p. 74-75.

149. C. VEYRARD-COSME, L'Œuvre hagiographique en prose d'Alcuin, abbé de Tours: édition critiqlli!, traduction et commentaire, thèse de doctorat, université de Paris m, 1992, 2 vol.; idem.,« Typologie et hagiographie en prose carolingienne : mode de pensée et réécriture. Étude de la \lita Willibronli, de la Vita Vedasti et de la Vita Richarii d' Alcuin », dans D. BOUTET, L. HARF-LANCNER, éd., Écriture et modes de pensée au Moyen Âge (VJ/l'-XV" siècles), Paris, 1993, p. 157-186. 150. ALCUIN, Liber de virtutibus et vitiis 6, col. 6l7C: « Sacerdotis est in pace populum Dei admonere

151. 152.

quid debeat agere: populi est in humilitate audire quae monel sacerdos »; Ep. 18, p. 52: « Episcoporum est ... populo Dei verbum praedicare et diligenter plebem erudire subiectam. Laicorum est oboedire praedicationi, iustos esse et misericordes »; Ep. 19-20, p. 54-58; Ep. 269, p. 428: «qui plus vigilat in laudibus Dei inter fratres, plus equalem angelîs agit vitam » ; Ep. 278, p. 435 : le moine « quod omnes sancti acturi sunt in caelis, temporibus secundum humanam fragilitatem statutis agit in terris»; 255, p. 413; 267, p. 425; 288, p. 447; 311 (à l'archevêque Ethelard), p. 479: «Quia sacerdotis ministerium est inter Deum hominesque stare et sanctarum turibulo orationum inter vivos mortuosque discemere. Ille est gallus succinctis lumbis, praedicator optatae aurorae, quae numquam tenebris fuscatur. Ille est aries, cui regalis potentia resistere non poterit. » ALCUIN, Ep. 111 (à Magenfrid, a. 796), p. 160 (cf. plus haut, n. 42). Sur l'application aux évêques et au roi de la notion « monastique » de rationem reddere, cf. 1 DEUG-SU, L'Opera agiografica di Alcuino ... , p. 70 ; idem, Cultura e ideologia •• ., p. 29 s. Ep. 136 (au roi Charles, à. 798), p. 205 et 209; Ep. 178, p. 294. Cf. ASTRONOME, \lita Hludowici imperatoris, 19, éd. TREMP, p. 340; 1DEUG-SU, Cultura e ideologia .... p. 29 sv. Mime GRÉOOIRE LE

LES IAlCS DANS L'ECCLÉS/OLOGIE CAROUNGIENNE

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aristocratique consiste essentiellement à pratiquer la justice et les œuvres de miséricorde envers les pauvres, et à donner des consilia bona au roïl53, la prière des Heures canoniques n'est pas réservée aux clercs et aux moines, mais est proposée au roi, en tant que homo laicus adhuc in activa vita consistens 154. La diffusion des Heures chez les laïcs est du reste attestée par Dhuoda et par les livres de prières privés du 1xe siècle155. Dans la perspective du Jugement dernier, les mérites individuels sont plus importants que l'appartenance à l'état clérical ou monastiquel56.

Le De institutione laicali de Jonas d'Orléans a été composé en 820 environ et réélaboré en 828-829. C'est au cours de la deuxième rédaction que disparut la dédicace au comte Matfrid, qui avait peut-être occupé le second rang dans l'Empire, mais s'était ensuite soulevé contre Louis le Pieuxl57, et que furent ajoutés plusieurs renvois au modèle de Jobl58 et à la tripartition Noé, Daniel et Jobl59. Dans le De institutione laicali, dont le deuxième livre décrit spécifiquement la condition des boni coniugatil60, Jonas d'Orléans ne propose pas aux laïcs l'intériorisation de valeurs monastiques (comme l'avait fait Paulin), mais il

GRAND, dans l'épître au roi Recared (Registrum epistularum, IX 228), rappelée par HINCMAR DE REIMS dans son De cavendis vitiis (éd. D. NACHTMANN, p. 114-118, notamment p. 114), reconnaît au souverain l'exercice de la praedicatio et d'une fonction «pastorale»(« ubi tua excellentia greges post se fidelium ducet, quos modo ad vere fideî gratiam per studiosam et continuam praedicationem traxit » ). 153. ALCUIN, Ep. 33 (au comte de Sens), dans MGH Epist. rv, p. 74-75; 184, p. 310; 224 (au comte Crodgare, a. 801), p. 367. 154. ALcUIN, Ep. 304a (à Charles), p. 463-464. 155. J. CHAZELAS, Les Livrets de prières privées du JX" siècle, Paris, 1959; P. RICHÉ, « Les laïcs », dans Histoire spirituelle de la France. Paris, 1964, p. 111-117; J.-F. COTIIER, «Psautiers abrégés et prière privée durant le haut Moyen Âge», communication présentée au colloque de la Sorbonne (juin 1998) sur L'Étude de la Bible d'Isidore à Rémi d'Auxerre, sous presse. 156. Ep. 55, p. 99. 157. 1. SCHRùDER, « Zur Überlieferung von De institutione laicali des Jonas von Orléans», dans Deutsches Archiv fiir Erforschung des Mittelalters, t. 44, 1988, p. 83-97, notamment p. 89-92; M. ROUCHE, « Miroirs des princes... », p. 345-346 et n. 16; p. 355-356. Cf. Ph. DEPREUX, « Le comte Matfrid d'Orléans (av. 815-836) »,dans Bibliothèque de !'École des Chartes, t. 152, 1994, p. 331-374; idem, Prosopographie de l'entourage de Louis le Pieux (781-840), Sigmaringen, 1997, p. 329-331. 158. Cf. par exemple le titre du premier chapitre du livre II : « Quod coniugium a Deo sit constitutum et non sit appetendus causa luxuriae sed filiorum procr,eatione et qU()d bonorum coniugatorum vita per lob sit signiftcata » (addition en italique : cf. PL, t. 106, col. 167A, avec le ms. de Valenciennes, BibL mun., lat. 203, fô 431"'). 159. Ms. cit., f 45 r" : « lllud namque non incongrue in hoc capitulo subiungendum est quod Ezechiel propheta tres liberatos viros se audisse asserit ... » ; PL, t. 106, col. 169C-170. On attend l'édition critique de 1' œuvre par Odile Dubreucq. 160. Mais dans la rédaction de son œuvre, Jonas « a dépassé l'interrogation du commanditaire, trop intéressée à ses yeux, pour un vaste programme de miroir des laïcs chrétiens » (M. ROUCHE, « Miroirs des princes ..• »,p. 355).

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RAFFAELE SAVlGNI

élabore plutôt un modèle autonome de vie laïque, c'est-à-dire une véritable règle de vie, une institutio laicalis, sorte de pendant des règles de vie déjà promulguées à Aix, dans les années 816-817, pour les moines et les chanoines 161. Dans l'épître dédicatoire au comte Matfrid, il explique que son œuvre a été composée comme une sorte de « catéchisme » pour les laïcs qui n'ont pas la possibilité ou le courage de lire directement l 'Écriture sainte dans son intégralité et demandent un abrégé des passages de la Bible les plus convenables à la condition laïque (de même que les Pères ont rassemblé les passages sur lesquels se fonde la canonica atque monastica institutio)l62. L' œuvre de Jonas paraît répondre à l'exigence évoquée par Jean Chélini, qui souligne le « complexe d'infériorité des laïcs » - mais il faudrait préciser: d'une minorité de laïcs, les plus dévotsl63. Dans ce Miroir, Je comte Matfrid pourra contempler son image idéale et apprendre comment mener sa vie conjugalel64. Jonas d'Orléans ne mentionne pas explicitdment le sacerdoce royal des fidèles : il n'utilise pas le passage de la première épître de Pierre (2, 9-10), qu' Alcuin applique, de manière un peu ambiguë, au clergé, mais aussi au peuple chrétien dans son intégralité, tandis que Dhuoda, tout en valorisant les laïcs, applique aux clercs les passages de Ps 32, 12 (populus electus in hereditatem sanctam) et de Lv Il, 44 (Sancti estote quia ego sanctus sum)l65. Jonas tend à distinguer différents niveaux de vie spirituelle dans une Église uniquel66: les saints, qui ont quitté leurs 161. Ibid., p. 362. Cf. J. SCHARF, « Studien zu Smaragdus und Jonas », dans Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, t. 17, 1961, p. 333-384, notamment p. 365-366; R. SAVIGNI, Giona .. ., p. 13, 22-23. 162. JONAS D'ORLÉANS, De institurione laicali, préf., col. 124AB; cf. I 19, col. 1600. Sur la difficulté, pour certains laïcs, d'accéder directement à !'Écriture, cf. J 8, col. 135CD : « Si forte latius, uberiusque in sensu divinarum Scripturarum proficere aut voluerint, aut nequiverint, saltem fide Trinitatis sanctae et mysterio sacri baptismatis inexcusabiliter existant instructi. » 163. J. CHÉLINI, Les Laïcs ... , p. 50-51 (interprétation critiquée par M. Rouche et A. Dubreucq). 164. JONAS D'ORLÉANS, De inst. laicali préf., col. 123D-124A: «Ut in eo quasi in quodam speculo te assidue contemplari, qualiterque conjugalem vitam honeste ducere debeas, ejus crebra lectione valeas instrui. » 165. ALCUIN, Ep. 17, dans MGH Epist. IV, p. 47; Ep. 134, p. 202-203; DHUODA, Manuel, Ill Il, p. 184-186 et 192-194, où le passage de Mt 18, 10 est appliqué au prêtres. 166. JONAS D'ORLÉANS, De inst. laicali 1 8, col. 134BC: « Salutaris disciplinae domus est, ut beatus ait Augustinus, Ecclesia Christi ... In bac quippe multimoda sanae fidei discuntur praecepta ; quae cum multa sint, et ab uno sapientiae fonte profluant, et parvulos in apertis, et magnos exerceant in obscuris, oportet ut qui necdum profundiora Christi praecepta discere queunt, bumiliora interim discere satagant : donec adjuvante divina misericordia altiora percipere valeant ; unde et Dominus in monte discipulos docet, in campestribus turbas pascit. » Cf. aussi m 8, col. 2480 : « Haec enim viûa perfecti viri summopere student cavere. Porro nonnulli imbecilles et infirmi sensu et actu periculosissime his insistunt, et se, quod peius e$l, in bis peccare non recognoscunt » ; 9, col. 250C : « In quo nimirum verbo, quisquis se sine offensione custodit, hic perfectus est », qui rappelle Je 3,2 (« si quis in verbo non offendit, hic perfectus est vir »). Sur la faiblesse spirituelle de plusieurs chrétiens, cf. m 14,

LEs LAlcs DANS L 'ECCLÉSIOLOGIE CAROUNGll!NNE

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biens pour suivre plus directement le Christ et la vie apostolique, seront appelés, lors du Jugement dernier, à juger les autres chrétiens, c'est-à-dire les simples fidèles, qui sauveront leur âme par la foi et les œuvres de rniséricorde167. Tout en évoquant souvent les tâches qui caractérisent la condition laïque, ainsi que l'existence d'une forte stratification sociale168, Jonas n'oublie pas l'unité fondamentale du peuple de Dieu, au-delà de la diversité des « ordres >> et états de vie. En citant Bède (Hom. in Ev. I 7) et Grégoire le Grand (Hom. in Ev. I 6, 6) et en mentionnant les figures bibliques de Job (Jb 1, 5 ; 29, 11-17 et 25) et de Tobie (Tb 1, 9-10; 2, 21; 4, 2-20; 14, 10-11), il reconnaît à tous les pères de ·famille, en tant que praelati dans leurs maisons, un ministère pastoral et sacerdotal qui les appelle à corriger leurs enfants 169 et leurs subiecti, et à rendre compte à Dieu de ces derniers et de leur conduitel70, indépendamment de

167. 168.

169. 170.

col. 260A : « Sunt etiam plerique et sublimions et inferioris ordinis homines, qui infinnitate mentis pediente infinnos visitare refugiunt, verentes ne aliquid contagium ex ipsa visitatîone trahant » ; 16, col. 2658 : « Quia ergo a quibusdam de resurrectione mortuorurn, infirmitate mentis praepediente, ambigitur, necesse est ut quod de ea minime sil ambigendum. » JONAS D'ORLÉANS, De inst. laicali, III 17, col. 269AD; III 18, col. 272CD. JONAS D'ORLÉANS, De inst. laicali, 17, col. 1338 (« nobiles », « ignobiles »);Il 8, col. 184C (« mundanae dignitatis nobilitas »); 16, col. 197A (« nonnulli potentes, et quaedam nobiles matronae »); 19, col. 204CD («picrique potentes »), col. 208B (« milites »); 22, col. 213AB (« dominus et servus, dives et pauper »), col. 215 AB : « potentes et divites edocti, agnoscant et servos suos, et pauperes sibi natura aequales. Si igitur servi Dominis natura aequales sunt, utique quia sunt, non se putent impune domini laturos, dum turbida indignatione, et concitanti animi furore adversus errata servorum inflammati, circa eos aut in saevissimis verberibus caedendo, aut in membrorum amputatione debilitando ; nimii existunt, quoniam unum Deum habent in coelis. Eos vero quos in hoc saeculo infirmos abiectosque cultu, et cute, et opibus se impares conspiciunt, natura pares, et aequales sibi esse prorsus agnoscant »; 23, col. 215 C; «pro feris, quae cura hominum non aluit, sed Deus in commune mortalibus ad utendum conœssit, pauperes a potentioribus spoliantur, flagellantur, ergastulis detruduntur, et multa aJia patiuntur » ; m 14, col. 259A (« potentes quippe et divites ») ; col. 260A (« plerique et sub· limioris et inferioris ordinis »); 15, col. 262A. Sur les pauvres et la notion de pauvreté à l'époque carolingienne, cf. S. EPPERLEIN, Herrschaft und Volk im karolingischen lmperium, Berlin, 1%9 ; K. BOSL, « "Potens" e "pauper" », trad. it. dans O. CAPITANI, éd., La concezione della povertà nel Medioevo, Bologne, 1974, p. 97-151 ; J. DEVISSE. « "Pauperes.. e "paupertas" ne lia società carolingia. L'opinione di lncmaro »,ibid., p. 37-67. JONAS D'ORLÉANS, De inst. laicali, II 14, col. 192CD et 195AB. JONAS D'ORLÉANS, De institutione laicali, II 16, col. 197AC: « Existunt in utroque sexu. qui in sibi subjectis plus animarum lucrurn, quam commndum terrenum quaerunt : sunt etiam e contrario nonnulli potentes, et quaedam nobiles matronae, qui ab eis quaestum tantum terrenum avare exigunt, et salvationem animarum Hlorum aut dissimulant, aut certe penitus parvipendunt : putantes se nullum in illorum lapsibus periculum subituros, nullamque pro eis Deo rationem reddituros ; quibus ne illud propheticum quoquo modo aptari possit, verendum est, in quo legitur : Lac comedebatis ... et caetera quae de pastoribus propheticus senno exsequitur (Ez 34, 3) ... Qualem autem sollicitudinem et curam erga subjectam sibi domum huiuscemodi exhibere debeant, sequentia docent... Beda in homiliis de pastoribus : Non solum, inquit, pastores episcopi et presbyteri, et diaconi, vel etiam rectores monasteriorom, sed et omnes fideles, qui parvulae suae domus custodiam gerunt, pastores recte vocantur, in quantum eidem suae domui sollicita vigilanlia praesunt. Et quicunque vestrum saltem uni aut duobus fratribus quotidiano regimine praeest, pastoris eisdem debet officium implere ; quia in quantum suffi-

RAFFAELE SAVIGNI

74

la responsabilité particulière des évêques et des détenteurs du pouvoir pour le salut des fidèlesl71. Si, en général, les fidèles doivent exhorter les autres

ad honestatem vitae

et corriger les pécheurs, ce sont surtout les parents et les parrains de baptême qui doivent apprendre

à

leurs fils et filleuls la foi trinitaire et le mystère

du baptême172. Une vie chrétienne authentique suppose une participation active

à

la vie de la communauté, aux célébrations liturgiques et

le respect d'un certain nombre sexuelle)l73.

de

à

églises privées, sacrementsl75.

173.

174. 175.

marqueurs

condition que ceux-ci se fassent intérieurement

potentes participation à la

humblesl74 -, il faut éviter que ces laïcs

172.

l'eucharistie (dans

Si l'on peut accepter une certaine ostentation de

sociaux par les riches -

171.

à

normes, concernant notamment l'abstinence

négligeant toute

ne fréquentent que les vie ecclésiale et aux

Il convient par ailleurs d'éviter que la solidarité, l'esprit de classe

cit, pascere hos verbi dapibus jubetur. lmo unusquisque vestrum, fratres, qui etiam privatus vivere creditur, pastoris officium tenet, et spiritalem pascit gregem ... , si bonorum actuum, cogitationumque mundarum sibi aggregans multitudinem, hune justo moderamine gubernare, coelestibus Scripturarum pascuis nutrire, et vigili solertia contra immundorum spirituum insidias servare contendit » (BÈDE, Hom. in Ev. 1 7, cité aussi par HINCMAR DE REIMS, De cavendis vitiis 1 10, éd. D. NACHTMANN, p. 170-171 : « pascere eos verbi dapibus exhortando, increpando, arguendo, corrigendo iubetur »,qui ajoute aussi une référence aux« bonorum operum exemplis »);col. 199AC: « Videant itaque hujuscemodi praelati, qualem erga male agentes rigorem disciplinae, et erga oppressos opera misericordiae beatus Job impendebat... Videant etiam qualem sollicitudinem domus suae beatus Tobias caecus corpore, videns corde, gerebat. .. Summopere igitur bis qui praesunt procurandum est, ut providam sollicitudinem domui suae indesinenter gerant, ne, quod absit, quispiam subjectorum suorum instinctu hostis antiqui decipiatur ; et eis dissimulantibus, aut consentientibus, aut non redarguentibus, in peccatum convertatur. » Vita secunda sancti Huberti, I 2, p. 808. Cf. HINCMAR DE REIMS, Ep. 125 (février 859), dans MGH Epist. VIII, p. 62, aux prêtres de son diocèse(« in parrochia nostra constitentibus »),où l'expression «principes ac seniores »se retère probablement même aux laïcs puissants; 126 (859), au roi Charles le Chauve, p. 64. Pierre Damien reconnaît aux détenteurs du pouvoir (comme le préfet de Rome) !'« officium Aaron» (Ep. 145, analysée par M. GRANDJEAN, Laïcs dans l'Église .. ., p. 103-113, et plus exactement par N.D' ACUNTO, J Laici .. ., p. 100-118). JONAS D'ORLÉANS, De inst. laicali, 1 6, col. l33A, qui rappelle Dan 12, 3; 8, col. J35BD; 18, col. 156C, qui rappelle ORIGÈNE, Hom. in Leviticum, Ill 2; Hom. in librum Jesu Nave, VU 6; et GRÉGOIRE LE GRAND, Reg. Past., Ill 14. JONAS D'ORLÉANS, De inst. laicali, 1 li, col. 143-144; II 11, col. 188C, qui rappelle les Responsa Augustino attribués à GRÉGOIRE LE GRAND (XI 8, dans SC, n° 371, p. 504-508 et 510). Sur la tliscretio: II 3, col. 172D; 11, col. 188C; 18, col. 201D-202A, col. 204B. Cf. THÉODULPHE D'ORLÉANS, Zweites Kapitular, 1 9, p. 152-153. Voir P. 1. PAYER, « Early medieval regulations conceming marital sexual relations », dans Journal of medieval history, t. 6, 1980, p. 353-376; R. SAVIGNl, Giona .. ., p. 91-92, n. 198. JONAS D'ORLÉANS, De inst. laicali, m 4, col. 241A, qui rappelle l'exemple du roi David. JONAS D'ORLÉANS, De inst. laicali, l 11, col. 144AD ; II 18, col. 202A, qui déplore la rareté de la participation des laïcs à la communion eucharistique; 19, col. 204BD. Sur la présence des anges pendant les célébrations liturgiques, cf. Teodulphi capitula I 10 ; HINCMAR DE REIMs, De cavendis vitiis, n 6, éd. D. NACHTMANN, p. 208-209 (reprenant BÈDE, Hom. Ev., Il 1 et IO).

LES LAlCS DANS L 'ECCLÉSIOLOGTE CAROLINGIENNE

75

des puissants et des riches ne l'emportent sur l'égalité de nature de tous les hommes et sur l'unité de la communautél76. Les puissants doivent rendre visite non seulement à leurs égaux, mais aussi aux pauvres malades, et participer à leur sépulture 177. Outre un examen de conscience quotidienl78, Jonas d'Orléans propose aussi aux laïcs une pratique monastique fondée sur l'Épître de Jacques v, 16 (Confitemini ergo alterutrum peccata vestra et orate pro invicem ut salvemini) : la confession quotidienne réciproque des péchés véniels179, tandis que les péchés graves doivent être confessés au prêtre ISO. Jonas donne aussi en modèle à tous les chrétiens - pas seulement aux clercs et aux moines - l'imitation de la communauté apostolique, l' Ecclesiae primitivae forma décrite dans les Actes des Apôtres (2, 22-27; 4, 32-35): la loi évangélique a été proposée à tous les fidèles, à 1' exception de quelques préceptes destinés spécifiquement aux clercs et aux moines (contemptoribus mundi et apostolorum sectatoribus)l81, Aussi les laïcs ne doivent-ils pas vivre selon leurs propres passions ou selon

176. Sur la notion d'humanitas et de humana dignitas, cf. n 15, col. 195C: « Quantae igitur sit damnationis, quantumque ab humana dignitate remotum parentes venerabiliter non agnoscere ... »; 29, col. 231C (« Inhumani itaque circa hospitalitatem audituri sunt... »). 177. JONAS D'ORLÉANS, De inst. laicali, Ill 14, col. 259AB; 15, col. 261C et 262A. 178. JONAS D'ORLÉANS, De inst. laicali, 114, col. 151A (qui utilise PSEUDO-CHRYSOSTHOME, /n psalmum L, hom. Il 5-6); 15, col. l52BC. Cf. HINCMAR DE REIMS, De cavendis vitiis, A, épître dédicatoire au roi Charles le Chauve, éd. D. NACHTMANN, p. 106. 179. JONAS D'ORLÉANS, De institutione laicali, I 16, col. 1520, 1548: « Moris est Ecclesiae de gravioribus peccatis sacerdotibus, per quos homines Deo reconciliantur, confessionem facere ; de quotidianis vero et levibus quibusque, perrari sunt qui invicem confessionem faciant, exceptis monachis, qui id cotidie faciunt ... His documentis colligi potest, quod sicut quotidie in multis offendimus, ita quotidie de admissis confessionem alterutrum facere, et orationibus, et eleemosynis, et humilitate, et contritione cordis et corporis ea debemus purgare »,qui utilise BÈDE, Expositio in epistolam Jacobi, V 16. 180. JONAS D'ORLÉANS, De instit. laicali, Il 16, col. 1520; III 4, col. 2418; 6, col. 247B: « Deo et sacerdoti inde puram humilemque confessionem non negligat. » OHUODA, Manuel ... , Ill 11, p. 196, mentionne seulement la confession aux prêtres : « Da illis, ut melius nosti, tuam occulte cum suspirio et lachrymis veram confessionem.. . In manus namque eorum tuam mentem et corpus ne pigeas commendare, ortor. » 181. JONAS D'ORLÉANS, De inst. laicali, I 20, col. 161BC: « Lex itaque Christi non specialiter clericis, sed generaliter cunctis fidelibus observanda, est a Domino attributa. Licet in Evangelio quaedam sint praecepta specialia, quae solummodo contemptoribus mundi et apostolorum sectatoribus conveniant ; caetera tamen cunctis fidelibus, unicuique scilicet in ordine quo se Oeo deservire devovit, indissimulanter observanda censentur. Multi namque laicorum existunt, qui legem evangelicam et apostolicam sibi datam credunt, et intelligere procurant, et secundum eam vivere pro viribus invigilant. Sunt alii qui eam sibi datam credunt, hanc tamen intelligere, et secundum eam vivere detrectant ... Porro sunt alii tantae vecordiae, qui eam non ad se, sed solummodo ad clericos pertinere contendunt ; gloriantes se nomine Christi insignitos, et putantes fide tenus tantum salvari posse ... »;col. 163A-164A. Sur la définition des chrétiens commefideles, cf. 17, col. 134AB; 116, col. 179C (« fideles coniugati »); 19, col. 1600; 23, col. 215C; 28, col. 2300. Sur les exigences de la christiana professio (au-delà de l'articulation de l'Église en« variis professionum ordinibus »,cf. De cultu imaginum III, col. 369CO): I 12, col. 191A; n 21, col. 21 ICD. Sur la regula Christianitatis: Il 23, col. 2150.

76

RAFFAELE SAVIGNI

les mauvais usages (perversas consuetudines); ils ont à obéir aux lois divines et pas seulement aux lois humaines (lesquelles sont parfois contraires aux lois divines)18 2. Les laïcs doivent donc emprunter la voie étroite, faire preuve de dévotion, se répandre en prières et en larmes pénitentielles, plutôt qu'en éclats de rire et en conversations futiles, obscènes et licencieuses183. Qu'ils évitent, comme les chanoines et les moines, le vice de la curiosité, dont la fille de Jacob, Dina, est un exemple négatif184, et qu'ils pratiquent la vertu de la patience, selon l'exemple de Jobl 85. Le mariage n'est pas un moindre mal (comme il l'était pour Jérôme ou le sera pour Abbon de Fleury), mais un bien, dont il faut toutefois user non en suivant l'instinct et la libido, mais la loi de Dieu, c'est-à-dire en respectant les rythmes et les finalités procréatrices établies par le Créateur : dans le deuxième livre du De institutione laicali, l'autorité de saint Augustin (surtout Je De bono coniugali), de Grégoire le Grand et de Bède est invoquée pour définir une éthique du « bon usage » du mariage186. Le modèle est ici donné par les Pères de 1'Ancien Testament (antiqui conjugati patres), qui s'abstenaient notamment a coitu uxorum praegnantium. Quelques passages du livre du Lévitique sont cités pour établir des normes relatives à l'impureté rituelle de 1' accouchée et de la femme pendant ses règles187. Comme l'a remarqué Pierre Toubert, «l'éthique matrimoniale offerte par la littérature spéculative est une morale du bon usage » (plutôt que du contemptus mundi): les specula coniugatorum « n'offraient pas aux laïcs des projets de

182. JONAS D'ORLÉANS, De însl. laicali, I 20, coL 161A, 16580. Cf. aussi II 4, coL 176C; 12, coL 189A; 14, col. l 92CD; 23, col. 215C (sur les lois qui reconnaissent aux nobles le monopole de la chasse). Il y a au contraire une correspondance entre les lois canoniques, la lex mundana, la loi naturelle en ce qui concerne les degrés de parenté (Il 8, col. 183CD). 183. JONAS D'ORLÉANS, De inst. laicali, I 13, col. 147C, 149CD; 20, col. 164C-165A; III 7-8, col. 258BD ; 9, col. 250BD ; 13, col. 258A. Sur la connotation négative du rire dans la culture monastique du haut Moyen Âge, cf. J. LE GoFF, «Une enquête sur le rire», dans Annales ESC, t. 52/l, 1997, p. 449-455. 184. JONAS D'ORLÉANS, De inst. laicali, Il 28, col. 229CD, qui utilise (comme CLAUDE DE TuRIN, Commentarii in Genesim, Ill 34, dans PL, t. 50, col. 10078; RABAN MAUR, ln Genesim II, Til 22, dans PL, t. 107, col. 614AB ; ANGELOME DE LUXEUIL, ln Genesim, 34, dans PL, t 115, col. 224BC) GRÉGOIRE LE GRAND, Regula pastoralis m 30 (ou le florilège grégorien de PATÈRE, 69): « Dina quippe ut mulieres videret extraneae regionis, egreditur, quando unaquaeque mens sua studia negligens, actiones alienas curans, extra habitum, atque extra ordinem proprium evagatur. » 185. JONAS D'ORLÉANS, De inst. laicali, III 3, col. 236AB: « Extat igitur beatus Job exterioris interiorisque exemplum patientiae : qui non solum exteriorum damna rerum, et orbitates filiorum, et injurias illatas amicorurn, verum etiam flagellum sui corporis patienter sustinuit, et inter tot adversa non ad murmurationem, sed ad Dei laudem erupit », qui utilise Job !, 21; 2, IO et le De patientia d'AUGUSTIN. 186. JONAS D'ORLÉANS, De inst. laicali, II 1-13, col. 167-192, notamment 10, col. 186A: « Sunt enim plerique, qui, ut ait beatus Hieronymus, putant omni tempore subjectam sibi debere esse conjugii voluptatem, et non discernunt certa concubitus tempora, quando coeundum, quandoque ab uxoribus sit abstinendum. » 187. JONAS D'ORLÉANS, De inst. laicali, Il 7, col. 1838; II 10-11, col. 186-188. Cf. R. SAVIGNI, Giona .. ., p. 90-92; idem,« Purità rituale ... »,p. 246-247,

11

LES l.A[CS DANS L'ECCLÉSIOLOGIE CAROUNGIENNE

conversio

radicale dans le

contemptus mundi,

mais des modèles concrets de vie

vertueuse où l'exaltation du mariage occupe une place centrale». Par conséquent, «le mariage a définitivement fondé le laïcat comme du moins chez Jonas d'Orléans, car, quant

il

un ordo conjugatorum »188 -

faut le préciser, Paulin d' Aquilée semble,

à lui, proposer, même aux laïcs, une conversio radicale.

Pour Jonas, la chas-

teté prénuptiale est la condition nécessaire pour obtenir la bénédiction des époux, qui n'est pas encore devenue un véritable sacrement189. L'évêque d'Orléans propose donc aux grands laïcs une morale statutaire fondée sur les vertus cardinales, sur l'exercice des fonctions judiciaires et militaires 190 et sur la pratique des œuvres de miséricorde

(Mt 25, 31-46) - y

compris

l'hospitalité, négligée par les grands laïcs carolingiensl91, et la sépulture des morts, selon le modèle de Tobie et de Joseph d' Arimathie192: vie active

(vita actualis), bien distincte de

la

vita apostolica

il s'agit donc

(ou

d'une

speculativa)

des

moines et de la règle de vie des prêtresl93. Mais Jonas propose aussi une conversion des mœurs, un éloignement des pratiques sociales« irrégulières» (nommées

perversae consuetudines)

qui caractérisent le monde des aristocrates : les rela-

188. P. TOUBERT, «La théorie du mariage ... », p. 246, 249, 253 («la vieillefides, qui constituait avec la proies et le sacramentum l'un des trois piliers du mariage chrétien selon saint Augustin, est ainsi enrichie d'une nouvelle charge psychologique par l'amalgame qui en est fait avec lafides vassalique, plus présente à la mentalité aristocratique »), 280-28 t. 189. JONAS D'ORLÉANS, De in.st. laicali, ll 2, col. 170D-171A. Cf. TOUBERT, «La théorie du mariage ... », p. 268-280. 190. JONAS D'ORLÉANS, De in.st. laicali, Il 24, col. 2180; col. 219AB; col. 221BC; 26, col. 225C et 2260; Vita secuntûi sancti Huberti ... , IV 16, 29, p. 817BC. 191. JONAS D'OIUBANS, De inst. laicali, n 29, col. 23 lA : « hospitalitas quoque, quae est apud cbristianos insigne atque excellentissimum opus misericordiae, ita a plurimis negligitur, ut et in hoc, sicut et in nonnullis allis, cbristianitatis decus magna ex parte fuscetur ; quoniam in tantum a quibusdam parvipenditur, ut cum amplas et spatiosas domos habeant, vix dignentur sub tectum suum recipere peregrinum, imo in peregrino Christum... sed neque advenientes hospitio carentes, in domos suas aliter œcipiunt, oisi prius pari conventione statuatur, quid pro solo, quid pro singulis vasis, quid pro igne accenso, et caeteris innumeris rebus, quibus usi fuerint, dare debeant »; llJ 10-11, 251-255; 14-15, 258-265. Cf. CHRISTIAN DE STAVELOT, Expositio in Matthaeum 56, col. 14708, qui rappelle Tb 2, 2. 192. JONAS D'ORLÉANS, De institutione laicali, Ill 15, col. 261CD, qui rappelle Tb 1, 20; 2, 3-4; 12, 12; 263AB, qui dénonce la tendance de plusieurs propriétaires (qui, souvent, « propter domos sibi pulchras aedificandas, sepulcra mortuorum effodere non trepidant ») et de leurs clercs à privatiser l'espace sacré des églises et des cimetières, et même les célébrations liturgiques (cf. I 11, 144CD), et revendique la participation de l'Église entière, et pas seulement des parents du défunt, à l'enterrement (264AB). Cf. M. LAUWERS, «La sépulture des Patriarches (Genèse, 23). Modèles scripturaires et pratiques sociales dans l'Occident médiéval, ou du bon usage d'un récit de fondation », dans Studi medievali, III s., t 37, 1996, p. 519-547, notamment p. 534-535; idem,« Le cimetière dans le Moyen Âge latin. Lieu sacré, saint et religieux», dans Annales HSS, t. 54, 1999, n° 5, p. 1047-1072. 193. JONAS D'ORLÉANS, De in.st. laicali, llJ 18, col. 2720; Vita S. Huberti, IV 16, 31, p. 817E. Sur la dimension eschatologique de la contemplation, cf. CHRISTIAN DE STAVELOT, Expositio in Matthaeum 56, col. 1470CD : « Et baec omoia pietatis opera et carnaliter et spiritaliter exerceri possunt intelligi, et ad actuaJem vitam pertinent. Quae qui studiose adimpleverit in hoc saeculo, post ad tbeoricam Dei contemplationem perveniet, in qua sine fine oculi ejus videbunt regem in decore suo. »

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tions sexuelles préconjugales, le concubinage, l'abus de la sexualité, la répudiation des femmesl94, la corruption des juges, l'usurpation des dîmes et des fonctions ecclésiastiques, le mépris pour les clercs pauvresl95, l'abus de la chasse (qui implique le mépris pour les pauvres et empêche la participation à la messe du dimanche), le jeu de désl96. L'importance de l'espace sacré de Péglise est affirmée (même si Jonas mentionne, comme destinataires des aumônes. non seulement l'Église mais aussi les pauvres, et refuse une conception « magique » de l'efficacité des lieux sacrés et des reliques)l97 • Cette importance accordée au lieu sacré implique une évaluation négative de la tendance à la privatisation des célé· brations liturgiques et de la persistance de pratiques « folkloriques » comme le recours aux devins plutôt qu'aux prêtres en cas de maladie198, On n'entrevoit un système de valeurs des laïcs (aristocrates ou non), relativement autonome au regard du système culturel dominé par les clercs et les moines, que par la polémique cléricale à l'égard de" ambitions sociales et politiquesl99, des modèles de conduite adoptés par les laïcs dans les domai.nes alimentaire et sexueJ200.·et même du jeu, de l'amusement, du loisir (lusus), envisagés comme légitimes par les laïcs (en tant que saeculares homines), mais considérés par Jonas d.Orléans comme des manifestations du vice de la paresse (otiositas)20I. 194. 195.

196. 197.

198. 199.

200.

201.

laicali, Il 2, cot 170D. 4, col. 177BC; 12, cm, l89AB, 191A. De inst. laicali, U 19, cm. 204C0..205AB, qui rappelle roîs d'Israël. Ozias et Balthazar (évidemment considérés comme des col. 108BC 20, rot 108D209A. Sur le rapport entre honor Dei et respect dû au cf. roi. 2 IOC. 2 llAC. JONAS D'ORLÉANS. De in.rt. laicali, Il 23, col. 2158-216A, roi. 2l70C. Cf. auai HINCMAR DE REIMS, Ad Ludovicum Balbum regem, dans PL. t 125, col. 9898. JONAS D'ORLÉANS, De in.Tl. laicali, I 11, col. 144CD; 14, col. ISOA el 151A; 1117, col. 201AB: 25, coL 221CD, où Jonas critique l'idée répandue que seul le serment faux effectu6 devantrE•van1ple. l'autel ou les reliques est un véritable parjure Ill 15, oot 264A8. JONAS D'ORLÉANS, De inst. laicali. m 14. rot 260AB et 2618. JONAS D'ORLÉANS, De inst. laicali, li 2, col. 1700; III 5. col. 241C. JONAS D'ORLÉANS, De inst. laicali, li 9, ool. 1840..185A , m 6. toi. 2448. Sur le modèle de oonduite « gennanique » et " aristocratique » (fondé sur la chasse et un riche tn $l1Vt par Charlemagne, cf. EGINHARD, Wta Karoli, 22, et 24, éd. G. WAJTZ, dans MGR, Script.. rer: Glenn. in uaum schol., t. 25, Hanovre, Leipzig, 1911, p. 26-29. Cf., de manière les cooaldi!raùons de M. MONTANARI, Alimentazione e cultura 11el MedioellO, Rome, Bari,· 1988, p. 23-62. JONAS D'ORLÉANS, De inst. laicali, li 23, cot 217D-2lSC: Scio namque quid amatore!I aleae dicant. Quid malî facimus quidve delinquimus, si aleis Judimus ? Quiblls respœdendum est, quod multis modis in eodem lusu delinquitur. Primo quia vix sine men~io. aut perjurio, aut ira, aut discordia peragîtur : quod si forte in nul1o horum delinquatur, in oo soin procul dllbio peeeatur, quia otiode singulis sitati, quae înimica est animae, inservitur. Noveris ergo quicunque es, ·o tleator, diehus et horis, quas aleis inserviendo insumis, Doo es rationem redditurus. Ad hoc etiam scio multos turbida indignatione responsuros. Quid, inquient, saecutari lromini prodest muodus me. sî hîs et aliis cliversissimis jocis ad votum suum repertis non perfruitur ? Cui verbis Domini respondoo : Quid prodest homini si totum mundum lucretur; animae vero suae detrimentum patiatur? (Mt 26), Manifestum est autem quia dum aleis inservitur, nullum exinde aaimae lucrum acquiritur... Ut quid mundus tantum diligitur, qui diu non tenebitur? Ut quid ejns transitoria dileetio aeierni tegni dilec· tioni praeponitur ? Sic igitur a Christîano dîligendos est mnndus~ ·ut oo cadente oon cadat Christianus. » Cf.. aussi I 20, col. 1648 ; m 6, col. 24SD, qui reprend librement ALct!JN, Liber de JONAS D'ORLÉANS, De inst.

JONAS D'ORLÉANS,

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La capitulatio de la première rédaction du De institutione laicali de Jonas (820 environ) annonce un chapitre intitulé De principibus (livre II, chapitre 30), qui n'apparaît toutefois dans aucun manuscrit: l'annonce de ce chapitre semble révéler un projet de Miroir des rois, qui prendra la forme du De institutione regia, conçu comme un prolongement ou développement du Miroir des laïcs202. La préface de cette œuvre, l'épître de Jonas d'Orléans au roi Pépin, évoque l'idéal de conversion à Dieu qui doit caractériser tous les chrétiens203, mais aussi l'exercice de la fonction royale confiée à Pépin par Dieu lui-même204. Dans les chapitres qui suivent, le ministère du roi est illustré par le modèle de Salomon, mais aussi par celui de Job, pater pauperum205. Le roi devra rendre compte à Dieu de ses sujets, comme les évêques devront le faire des rois, et les autres puissants laïques des personnes confiées à leur autorité pastorale206. De même, dans son Miroir royal, la Via regia, qui date de 810 environ, Smaragde de Saint-Mihiel propose les modèles des Patriarches et de Job, pater pauperum, simplex et recrus et timens Deum207 et, une fois (à travers le De opere

202. 203.

204. 205.

206.

2ITT.

Christianus ». Cf. aussi J 20, col. 1648; m 6, col. 2450, qui reprend librement ALCUIN, Liber de cavendis vitiis, col. 635AB, en «laïcisant » le vice de l'acedia (cf. C. CASAGRANDE, S. VECCHIO, I Sette vizi capitali ... , p. 89·90), considéré par Alcuin comme un vice propre des moines. Sur les conversations oisives, cf. J, 17, col. 154C, Ill 8. col. 2480. Cf. l'allusion aux histrions et au jeu chez PAULIN D'AQUILÉE, Liber exhortationis 16, col. 209C; 17, col. 2108 (l'homme selon la chair« ridet etjocatur turpiter înterquos vult etquando vult »); 43, col. 245A: « parvuli est ludere, perfecti autem lugere » (reprenant Admonitio, 17, où cette polémique est plus développée) : HINCMAR DE REIMS, De cavendis vitiis, 1 2. p. 134, qui reprend GRÉGOIRE LE GRAND, Regula pastoralis, Ill, 21 : « Et nonnulli divites huius mundi, cum farne cruciantur Christi pauperes, effusis largitatibus nutriunt histriones. » Sur la méfiance ecclésiastique à l'égard du ludus, cf. P. C. BORI, li Vitello d'oro: le radici della contmversia antigiutlaica, Turin, 1983, p. 60-62 : sur son importance sociale au Moyen Âge : A. RIZZI, Luduslludere. Giocare in ltalîa alla fine del medio evo, Rome, 1995, et la revue Ludica. AMDli di storia e civiltà del gioco, dirigée par G. ORTALLI. l. SCHRODER, « Zur Überlieferung ... »,p. 89, 92; M. ROUCHE, «Miroirs des princes... », p. 356. Cf. la nouvelle édition d' A. DUBRBUCQ, Le métier de roi (de institutione regia), dans SC, n° 407, Paris, 1995: Admonitio, p. 148-170, notamment p. 158; p. 164-168. Cf. Regula Benedù:ti, IV, 44, 47, 57 (SC, n° 181, p. 460-461) et De inst. laicali, m 12-13 et 17. JONAS D'ORLÉANS, De institmio11e regia, Admonitio, éd. A. DUBREUCQ, p. 162 et 164. JONAS D'ORŒANS, De inst. regia 3, éd. A. DUBREUCQ, p. 188 : « Iustitia vero regis est ... advenis et pupillis et viduis defensorem esse » (citation du PSEUDO-CYPRIEN, De duodecim abusivis saeculi, 9) ; 4, p. 198: « lpse. enim debet primo defensor esse ecclesiarum el servorum Dei, viduarum, orfanorum, caeterorumque .pauperum, necnon et omnium indigentium » et 200 (reprenant Jb 29, 11-17 ; 29, 25 ; Pr 20, 8 er 26; 29, 4; Si 10, 1: Sg 1. 1 ; 6, 2-9}; 5, p. 206 (Jb 29, 7-9); 7, p. 218 (Jb 34, 30). Cf', 'I'HEGAN, Gesta Hlw:lowit:i imperatoris, 6, éd. TREMP, p. 182, où l'empereur est défini « coenobiorum consolator ... et pauperum pater ». JoNAS D'ORLÉANS, De inst. regia, l, éd. A. DUBRBUCQ, p. 176; 3, p. 184 et 196; 5, p. 208. Cf. les trois niveaux de la «royauté ,, (le gouvernement de soi-même, de sa famille et du peuple) indiqués par SE!DUUUS SCOITUS, Liber de rectoribus chrislianîs, 5, éd. HELLMANN, p. 34 (dont C. MARGALHAN· FEltRIJ, « Le concept de ministerium ... », p. 143, surestime le« parfum aristotélicien »). SMAAAGDE DE SAINT-MIHIEL, Via regia, 2, dans PL, t. 102, col. 938AB; 4, col. 943C-944A; 9, col 949-930 ; 10, col. 950CD ; 20, col. 959-960 (qui propose au souverain les modèles de Noé,

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et eleemosynis de Cyprien), celui de Tobie (Tb 12, 8-9, sur l'utilité de l'aumône )208. Vicaire du Christ (pro vice Christi), le roi doit aussi corriger ses sujets209. Le schéma de la Via regia servira à Smaragde pour son Diatlems ""'1ttlchorum, mais au-delà d'un idéal de « monachisme intériorisé >J, qui l'inspire en partie, le moine Smaragde accorde un intérêt particulier aux vertus de misérieorde envers les pauvres, de justice et de consilium210 ; et, par rapport à Paulin d' Aquilée, le parallélisme et la continuité entre militia imperii et militia Redemptoris se traduisent par une plus grande valorisation de la fonction royale et de la gloire du règne terrestre21 l, L'utilisation de plusieurs auctoritates communes dans les Miroirs des laïcs et les Miroirs des rois atteste en tout cas rinellstence, à cette époque, de frontières nettes entre la condition laïque et celle des rois, même si l'on peut repérer certaines différences entre les deux genres de

Miroirs212. L'élaboration la plus cohérente d'une morale statutaire pour laies est l'œuvre de Dhuoda, r épouse de Bernard de Septimanie - celui que .Pasch&~ Radbert nomme sceleratus Naso dans r Epitaphium Arsenii-213, Rédigé en 841843, dédié à son fils Guillaume et transmis par trois manuscrits214, le Liber

208. 209.

210. 211.

212.

213. 214.

Moi'se, Josué, David. Elie): 26, ool. 965BC, 30, oot 9638, qui reprendJh 15, 34; 28, 12..:Jl sv:.; 29, 15-17; 30, 25; 31, 16-22; 36, 7 et 10-12 Nb 25, l L Sur le Mimîtde cf. O. EBEltHAIWT, Via regia. Der Fiimenspîegel im St Mihiel und seint1 litemriaclltt ~. 1977, p. 197 SV., 263. SMARAODE DB SAINT-MIHIEL, Ilia 10, oot 95iBC. SMARAGDE DE SAlNT·MlHlF..L, Via regla, 18. oot 958AB (cf. AUGUSTIN, ln Joh. X 9. et le pa11age de BIIDE, Homilia D I, ê'T, dans CC &r lat, t. 122, Turnhout, 1955, p. 188, dont la perspective était encore monastique). SMARAODR DE SAINT-MlHlEL, Via 2, cot 938AB ; 6, rot 9468C 9, ooL 949D-950A ; IO, ool. 950CD ; 20. col. 959C-960A ; 28, oot 9668. SMARACIDE DE SAINT-MIIDEL, Wa regia, 9, col. 949D-950A. Cf. L. WALLACH, Alcuin and Ciw'le111t1gne.. ., p. 71.72; J. Les Lai't:8.. ,. p. 5.2 D. NACHTMANN, Introduction à l'édition citée du De cOJl'elUli:t vifiù. p. 12-13~ H. If• ANToN. « Gesellschaftsspiegel ... », p. S1-52, n. 2 ; A. M. ORSBUJ, Chie• e mgalilà••. », p. 327-328. Epilaphium Arsenii..., ll, éd. DOMMLER, p. 67 et 83 (« Naso iUe ad finm usque semper publicus predo vixit »). Sur Dhooda et son œuvre. cf. J. MAKTINDALE, «The French Ari!itooraey in the &rly Middle Ages: A Reappraisal "'• dans Post and PreSt!tnt, t. 75, 1971, p. 5-its. désormais dans~-~ and Regioool Power: Aquitaine and France, 9'lt ta 12ût Centuriu, Alderslwt, Variorum, 1997 G. MATHON, « Les fondements de la morale chrétienne selon le Mamu:J de Dhuoda !!>,dans SapientimJ doctrina. Mélanges offerts à dom H. Bmt:aur, Louvain. 1980, p. 249·264 ; P. DRoMœ. Ribman Writtrr of the Middle Ages, Cambridge, 1984 (rééd. 1988); Y. BESSMBRrNY, « Le monde vu p1!t une femme noble au !XC siècle», dans LA! Moyen Âge, t. 93, 1987, p. 161-184; F. Ci\RDINI, « Dhtmda, lamadre », dans F. BBIITINI, éd., Medùxwo alfemmitlile, Bari, 1989, p.. 4l-62: P. RJam. « lJlfduçation œligieuse par les femmes dans le haJtt Moyen Âge : le ''Ma.nuer· de Dhooda ,., dant J, DBl..UMBAU, l!d., [4 Religion de 111t1 mère. Le rôle des femmes dans la ~ de la Paris, 1m. p. M. A. CLAUSSEN, « Father$ of Powers and Mother$ of AudmrilJ. Ilbtmda and die « Liber

LES LAÏCS DANS L'ECCLÉSIOWGIE CAROLINGIENNE

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manualis est assimilé par Dhuoda à un « Miroir de femme » ou au « jeu des tables » (tabularum lusus) pratiqué par les jeunes gens, qu'elle considère, à l'inverse de Jonas d'Orléans, de manière positive, tout comme la chasse215. Dhuoda entend se justifier d'oser parler à son fils de manière directe de Dieu -dont Moïse même n'a pu apercevoir le visage sans passer par la médiation des clercs. Elle se compare à l'ânesse de Balaam et, comme la femme de Mt 15, 22-28, à la chienne qui mange les miettes tombées de la table du maître : Dieu peut donner la parole à tous ceux auxquels il le souhaite, et même à un animal muet2I6. La prise de parole d'une mère, qui engendre et nourrit son fils dans le corps et dans l'âme, a quelque chose d'unique en comparaison de celle du prêtre le plus savant et le plus cultivé217. Dhuoda exhorte Guillaume à lire !'Écriture Sainte et les œuvres édifiantes, à réciter les Heures canoniales218 et à prier (identifiant la prière continue de 1 Th 5, 17 avec les bonnes œuvres) surtout pour son père Bernard, pour ses ancêtres et son parrain, qui lui ont transmis leurs biens en héritage, symboles de la continuité du lignage2l9. Dhuoda espère que son fils, montant par degrés successifs sur l'échelle de la connaissance spirituelle et des vertus (représentée

215.

216.

217.

218.

219.

manualis »»,dans French Historical Studies, t. 19, 1996. p. 785-809. et l'introduction de P. RICHÉ à l'édition du liber manualis (Manuel pour mon fils), dans SC, n° 225 bis; sur sa famille, cf. J. WOLLASCH, ,, Eine adlige Familie des frilhen Mittelalters. Ihr Selbstverstlindnis und ihre Wirklichkeit », dans Archiv fiir Kulturgeschichte, t. 39/2, 1957, p. 150-188. DHUODA, Manuel..., prologue, p. 80. Cf. aussi 17, p. l 14-116. DHUODA, Manuel .. ., t 1, p. 96-98; 1 2, p. 98-100; 4, p. 104. Sur la vie lîturgique des laies: A. C. McGtnRE, « Liturgy and Laity in the Ninth Century », dans Ecclesia orans, t. 13, 1996, p. 463-494. Cf. aussi F. E. CONSOLINO, « Dhuoda et le rôle éducatif de la femme dans le haut Moyen Âge. Une mère à son fils: l'éducation par !'Écriture dans le Uber manualis de Dhuoda », dans Women 's Influence on the Formation of Christian Doctrine and Cult, actes du colloque de Seefeld (Innsbruck}, 23-26 octobre 1998, sous presse. OHUODA, Manuel ... , 1 7, p. 116: « Fil!, habebis doctores qui te plura et ampliora utilitatis doceant documenta, sed non aequali conditione, animo ardentis in pectore, sicut ego genitrix tua, fili primogenite »; VI 1, p. 286; Vll 1, p. 298 ; « velut genitrix secunda mence et corpore ut in Christo cotidie renascaris ammonere non cesso »; 3, p. 300-302: « Lege beatam Marcianillam, matrem pueri Celsi, et beatam Augustam, maytrem sancti Simphoriani, Augustodunensium cîvem, qualiter primae et secundae nativitatis genitrices in Christo suis extiterunt prolibus. Et multi tune et nunc et semper, per Evangelium, inquid (1 Co 4, 15), et doctrinam sanctae praedicationis, vel exemplum conversationis operum bonorum, cotidie in sancta Ecclesia non desinunt generare filios », où la prédication institutionnelle n'est pas considérée comme l'unique moyen pour« engendrer>} dans la foi. Sur la fonction « maternelle » dans l'Église, cf. en général K. E. B0RRESEN, Le Madri della Chiesa. Il Medioevo, Napoli, 1993. DHUODA, Manuel..., li, 3, p. 130-132; (V, 4, p. 214; VII, 6, p. 304; VIII, l, p. 306. Cf. l'introduction de P. R!CHÉ, p. 30, et, sur l'utilisation de !'Écriture par Dhuoda (qui cite souvent de mémoire, ou par le traité pseudo-alcuinien De psalmorum usu liber), p. 36. DHUODA, Manuel ... , vm, 1, p. 306; 7, p. 310; 13, p. 318; 14, p. 318; 15, p. 320: Dhuoda exhorte Guillaume à prier pour son parrain, le seigneur Thierry, « qui te, ex meis suscipiens brachiis, per lavacrum regenerationis filium adoptavit in Christo » ; X, 5-6, p. 354-356 (liste des défunts que Guillaume doit commémorer).

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par la métaphore paulinienne du lait et de la nourriture solide)220, puisse atteindre la perfection (symbolisée par le nombre cent). recevoir les sept dons du SaintEsprit et accéder aux huit Béatitudes22l ; elle souhaite qu'il puisse gagner la prospérité dans ce monde et la béatitude dans le Royaume célestezi2, Le siècle (saeculum) n'est pas seulement le royaume de l'instabilité et des tentations:W, mais le lieu, le domaine où les laïcs, certantes in saeculo. doivent exercer leurs tâches en répondant à la vocation à laquelle Dieu les a appelés (notamment le service du princefZ24. Même s'il faut reconnaître la relativité et caducité de la noblesse, des richesses et des pouvoirs terrestres. ainsi que leur dépendance de Dieu, le Roi éterneJ225, la militia actualis (terrena) des laïcs mariés. qui mènent un certamen spirituel, a presque la même dignité spiritueUe que la militia Christi des clercs et des moines226. Les laies ne sont pas exclus du domaine de la lectio sancta et de la contemplation des mystères de la foi : dans le Uber manualis. il n'y a pas d'opposition entre prédication cléricale et exhortation morale ou admonitio, ni de distinction (esquissée par Christian de Stavelot et plusieurs auteurs, selon la perspective d'Origène) entre secretiora mysteria, les mystères réservés aux parfaits, et les apertiora et simplicioro proecepta, les nonnes destinées à tous les chrétiens227. Dhuoda présente à Guillaume (auquel est appliqué aussi passage christologique de Le 2, 51-52)228 le modèle des Patriarches de r Ancien Testament (dénommés parfois proecedentes patres ou patres priores). qui~ comme Jacob et Joseph, furent fidèles à Dieu et à leurs seigneurs, et qui, avec humilité et

220. 221.

222. 223. 224. 225.

226. 227.

228.

DHUODA. Manuel.. .. VI, 1, p. 286. DHUODA, Manuel .. ., 1, 5, p. 108: Dieu. le Roi des roi11, « potest el tuum. o IDWlfttissime fili WUhelme, ad culmen pertèctionîs deducere statum, nutrireque et cresœre ad maius i. u, 2. p. 122 Tu ergo, fili, ea semper pondera quae alta sunt et sublimiora qui rappelle les trois YertUs IMologales IV, 4, p. 210-214: 6, p. 228; 8, p. 236-252, VI, 1-2, p. 287-288 4, p, 294. ln bu ~iet!i furmantium dona et in bas octo partîum heatirudine&, per quindecies gmdwm mililalldo, te, ~ ortor, meditanter paulatim ascenderis. fili, ut ad œntcsimum de laeva ilk dexttam, ad acmnen faciliter valeas tr'.tnscuirere illaesus i., et p. 296, oil te nombre 100 représente la vie étemetle. DHUODA, Mamtel, l, 1, p. ll6. DHUODA, Manuel, préf., p. 84; l. 7. p. 116; vm. 6 p. 304. DHUOOA, Manuel. prot, p. 80-82; U, 2, p. 122; 3, p. 132; III. 2, p. 142; l. p. 144; JJl, 11, p. 192. Sur la métaphore de la militia et du certamen, cf. IV, 4, p. 212. DHUODA, Manuel, l, 5, p. J lO et p. 108, OÙ est rappelée l'humiJiatioo de Nabw::hodooosor; fV, 8, p. 244 et 248 ; 9, p. 258 ; v, l, p. 2f14..268, qui rappelle vie de Job ~ 9, p. 284. DHUOOA, Manuel, IV, 4, p. 212; 6, p. 226-228, où l'union conjugale e!ll: présenUSe oomme un des deux moyens de réalisation de l'idéal de chasœté; vu, 1. p. 298 6. p. 302 et 304. Sur l'expression militantes ou commilitones (compagnons d'armes), cf. m, 4, p. 150, 6, p. 162; 8, p. l{J6.; l-0, p~ 174, Cf. DHUODA, Manuel, vn, l, p. 298 : « mnmonere non œsso » ; 3, p. 302 ; 6, p. 304 ; ·« seamdum admonitionetn meam » ; CHRISTIAN DB STAVELOT, &:positio in Matthaermi, 3!1, col. ll91A. Cf, n. 82. DHUODA, Manuel, m, 3, p. 146, « et semper in ilium cresce atque multipliea qui dk:tus est Deus ... Redemptor generis humani te faciat cresœre, profiœre, augeri aeeaœ et aapielltia œram Dm et hominibus ».

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pauvreté en esprit, pratiquaient la justice, le courage et la chasteté dans le mariage et dans la prospérité matérielle229. Comme Job, ils étaient les pères des pauvres, des veuves et des orphelins, que Guillaume doit aimer et aider, en témoignant de compassion fraternelle23o. Les aristocrates (et les rois) doivent s'inspirer du modèle des Pères de l'Ancien Testament comme de celui des grands laïcs de l' Antiquité, en pratiquant les vertus (identifiées par les noms des Patriarches, inscrits sur le front)23 l et en combattant les vices par les vertus contraires, notamment les vertus cardinales232. La promesse de descendance adressée aux Patriarches est même appliquée à la lignée de Charles le Chauve233. Dans une conception hiérarchique de la société, toute autorité (ecclésiastique ou séculière) provient de Dieu et se trouve investie de lourdes responsabilités à l'égard des sujets, dont les rois, les évêques, les juges et ceteri praelati doivent corriger les fautes234. L'ordre sacerdotal reflète la hiérarchie des anges (il n'est toutefois pas possible de démontrer ici l'influence directe des œuvres de Denys l' Aréopagite)235, alors que les nobles sont appelés à réaliser, au-delà d'un simple esprit de corps, une harmonie sociale, en suivant l'exemple de Dieu qui aime et dispense ses bienfaits aux grands et aux petits, et parfois même en suivant l'exemple des inférieurs: 229. 230.

DHUODA, Manuel, Ill, 3, p. 8, p. 240-242.

144; 4, p. 148-150; 5, p. 156-158; IV, 2, p. 206; IV, 6, p. 224 et 228; IV,

Ibid., IV, 8, p. 236 et 238 (qui rappelle Jb 29, 16; 31,32) ; 9, p. 256-258. L'exemple de Job et de Tobie est rappelé également pour confirmer la nécessité d'avoir confiance en Dieu et de prier (V, 6, p. 278: « Recordare lob et Tobi »). 231. DHUODA, Manuel, IV' 1. p. 202 et 204. 232. DHUODA, Manuel, Ill, 4, p. 148 (la paresse); IV, 1, p. 198-200: « Contrariis etenim contraria sunt opponenda medicamina » (sur l'envie); 3, p. 208-210 (l'orgueil); 6, p. 222-224 (la fornication); 7, p. 228-232 (la colère); v, 1, p. 260 (la tristesse). Dhuoda ne s'arrête pas sur l'avarice et la gourmandise, mais plutôt sur les œuvres de miséricorde (IV, 8, p. 236-238 ; 9, p. 256-258). Sur les vertus cardinales, cf. l, 5, p. 106; m, 4-5, p. 150-152; IV, 1. p. 204 (prudentia); IV, 8, p. 244-250 (justice, avec référence au rôle des juges), m, 3, p. 144 (la force); IV, 6, p. 226-228 (la chasteté); VIII, 6, p. 308: « Ora etiam pro seniori tuo, ut augeat illi Deus fortitudinem corporis et animae, adversa pro nichîlo putet. Prosper namque et prudens vigilque atque praeclarus, in cunctis laetus incedens fulgeat semper. tuamque pubertatis vigorem cum metu timoris et prudentiam amoris dignetur ad summum perducere statum. » 233. Ibid., m, 8, p. 168-170. 234. DHUODA, Manuel, lll, 9, p. 172; IV 8, p. 244-246. 235. DHUODA, Manuel, Ill, IO, p. 184 (Dieu a créé l'homme « ad recuperandum angelorum numerurn dignitatem sociandumque », cf. IX, 3-4, p. 332) ; 11, p. 190 : « Quid enîm altius possit illorum sacerdotalis agmina vocitari quam in angelicarum dignitatum civiumque supemorum iungi consortio ? Nam illi angeli sunt vocati,,; p. 192-194: « Ipsi sunt peculiares verbum nobîs adnuntiantes Dei. et populus electus in bereditatem sanctam. Quae dicunt absculta, intende, fac, rememoreris frequens ; ubicunque eos obviaveris, supplîca et venera, non tantum illos, sed angelos qui eos praecedunt »,qui applique aux prêtres les passages de 1 S 24, 5-6, sur l'inviolabilité du roi, et de Mt 18, IO, sur les enfants (pusilli).

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Bien sûr, il n'est pas nécessaire que je te le dise, les nobles doivent, aussi bien que les plus petits, suivre les exemples de leurs supérieurs, de leurs seigneurs et des grands; éloigné de moi, tu le constates sans cesse par toi-même. Mais d'un autre côté, n'en doute pas, de plus petits s'élèvent jusqu'à servir de modèle à leurs supérieurs. Aussi je t'engage à ne pas manquer de te lier à eux, comme eux à toi, par des grands et de petits services236. » «

Les conseillers de la cour royale, évoquée sur le modèle de la cour céleste, doivent aider le souverain, avec prudence et sagesse (prudenter), dans 1' exercice de son ministère, et atteindre la vie éternelle ainsi que la louange (un objectif considéré comme positif par Dhuoda)237. Afin d'être accepté à la cour, Guillaume doit implorer Dieu, comme Salomon, et acquérir la sagesse et l'aptitude à donner des conseils utiles à son seigneur, en réfléchissant à ]'exemple des conseillers du roi David (comme Joab et Abner), des prophètes Samuel et Daniel, et aussi de Jhétro et Achior (cf. Ex 18, 14-23; Jdt 5, 5-25)238. À propos de Dhuoda, qui souligne le rôle de l'aristocratie (magnati) et des clientèles militaires, la noblesse du lignage de Bernard et du roi Charles le Chauve, la fidélité et l'obéissance dues, sans paresse, aux parents d'abord et au roi ensuite (en tant que senior)239, on peut parler de « spiritualisation de la société féodale » (Ilarino de Milan) et de « religion de 1a paternité »240. À partir du Miroir de Dhuoda, dans lequel le filtre représenté par le discours ecclésiastique est moins contraignant, on peut approcher, à mon avis, une certaine « auto-conscience » aristocratique : celle des laïcs puissants, mariés et au service du roi. Quelques-uns d'entre eux ont acquis une formation culturelle leur permettant de lire l'Écriture Sainte et les œuvres conservées dans leurs bibliothèques - mais on a vu que Jonas d'Orléans s'adressait surtout à 236. DHUODA, Manuel, III, 10, p. 172, trad. de P. Riché. Cf. aussi p. 174 : utilisation de Rm 15, l, et 2 Co 8, 14 en identifiant les « forts » avec les aristocrates et les riches; p. 178-180, qui rappelle le modèle de la communauté d' Act 4, 32-34, pour souligner la « compassionis fraternitatem in Christo lesu » ; p. 184. 237. DHUODA, Manuel, III, 4. p. 148-150; 5, p. 152; 9, p. 170.172, où Jn 14, 2, est appliqué à la cour royale (mais aussi à l'ordre des clercs, cf. III, 11, p. 194). Le monde de la cour est représenté de façon moins positive par JONAS D'ORLÉANS, De institutione regia, 9, éd. A. DUBREUCQ, p. 228-230, et par PASCHASE RADBERT, EpitaphiumArsenii (\lita Walae), 11, éd. p. 66, 68-69. 238. DHUODA, Manuel, III, 4, p. 148; 5, p. 154 et 156-158 (qui rappelle Sg 9, 4 et 10); 7, p. 162 (où la mention de Doëg parmi les modèles de conseillers peut étonner, puisqu'il tue les prêtres pour sa fidélité à Saül, cf. 1S 22, 18); 8, p. 166. Sur Jhétro, cf. n. 28 et 32. 239. DHUODA, Manuel, 1, p. 96; Ill, 1, p. 134-136; 2, p. 140-142; 4, p. 148-150; 8 p. 168. 240. Cf. ILARINO DA MILANO, La Spiritualità dei laici ... , p. 242-274, qui rapproche la perspective de Dhuoda de celle de la \lita Geraldi d'Odon de Cluny ; et l' Introduction de P. RICHÉ à son édition, p. 26-27. Sur la valorisation des relations de parenté, cf. aussi JONAS D'ORLÉANS, De inst. laicali, II 15, col. 195C : « qui parentes dehonorant, Deo, qui omnium creator verusque pater est, injuriam faciunt » ; RABAN MAUR, Ep. 36, dans MGH Epistolae, V, p. 472 ; ln Ecclesiasticum, IV 15, dans PL, t. 109, col. 900C (Dieu est présenté comme le pateifamilias); CHRISTIAN DE STAVELOT, ln Matthaeum, 28, 1352AB (il faut aimer" primitus Deum, deinde parentes, post omnes Christianos » ).

LES LAÏCS DANS L'ECCLÉSJOLOGIE CAROUNG/ENNE

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ceux (la majorité) qui n'étaient pas à même de le faire, en leur proposant un florilège de textes bibliques et patristiques, susceptibles de définir aussi bien une morale commune qu'une règle de vie spécifique. Dans la Vita Gangulfi, également, étudiées dans d'autres contributions de ce volume, on entrevoit une évaluation positive du mariage et de la condition des aristocrates, qui exercent l 'officium militare et la chasse (envisagée comme remède à l' ociositas)241. C'est au roi Charles le Chauve que l'archevêque Hincmar de Reims dédie un traité appelé par les chercheurs De cavendis vitiis, rédigé à partir d'une lettre qu'avait adressée Grégoire le Grand au roi des Wisigoths Recared242. Selon D. Nachtmann, ce Miroir doit être considéré comme un « Miroir des laïcs » (Laienspiegel) plutôt que comme un « Miroir des princes » (Fürstenspiege/)243. Il s'agit en fait d'un véritable florilège grégorien, soulignant la nécessité de lutter contre les vîces244 et développant des sujets tels que lintercession des saints et l' eucharistie245. Au roi, Hincmar propose le modèle de Job et des Patriarches, 241. lifta Gangulfi, 2, p. 158, qui n1ppelle la distinction grégorienne (Homiliae in evangelia, II 24, 1) entre les activités que l'on peut continuer à pratiquer après la conversion à l'Évangile (comme la pêche) et celles qui sont incompatibles avec la conversion en tant qu'elles impliquent le péché (comme l'activité du publicain Matthieu, dans Mt 9, 9 ; cf. CHRISTIAN DE STAVELOT, ln Matthcu:um, 22, col. 1330 : « Sunt denique negotia quae non exercentur absque peccato ... »); 3, p. 159: « acer animo, fortis viribus, strenuus in annis ».Cf. A. BARBERO, « Santi laici e guenieri ... »,p. 128-131. Sur les évaluations différentes de la chasse dans la culture ecclésiastique (et surtout monastique) et dans celle des aristocrates, cf. P. GALLONI, Il Cervo e il Lupo. Caccia e cultura nobilwre nel Medioevo, Rome, Bari, 1993. 242. HlNCMAR DE REIMS, De cavendis vitiis, A, éd. D. NACHTMANN, p. 101-113 (Wldmungsbrief); B, p. ll4-ll8 (Brief Papst Gregors 1.). Sur l'origine du titre de l'œuvre (attribué en 1645 par J. Sirmond à partir d'un passage de Flodoard de Reims), cf. Einleitung, p. 1-2: « Keine der 32 erhaltenen Handschriften überliefert den Text allerdings unter dieser Bezeichnung ». Sur sa datation, cf. J. DEVISSE, Hincmar... , p. 680 (qui accepte la datation proposée par H. Schrôrs en 1884 : hiver 869-870); toutefois, D. NACHTMANN, Einleitung, p. 23-24, juge arbitraire cette datation, et propose la datation plus large 860-878, ou 860-875. Selon R. SCHIBFFER, « Regno e Chiesa sotto Carlo il Calvo », dans Giovanni Scoto net suo tempo... , p. 1-24, notamment p. 20, après 875, Charles le Chauve« non tenne più in nessun conto i consigli di lncmaro ». Sur les sources d'Hincmar, cf. en général J. DE.VISSE, Hincmar.. ., t. 3 ; M. A. BARBÂRA, « Su alcune fontî del!' Explanatio in ferculum Salomonis di Incmaro di Reims», dans ltinerarium, t. 5, 1997, p. 21-27, à propos de l'înfluence de

Bède.

243. 0. NACHTMANN, Einleitung, p. 12-14. 244. HINCMAR DE REIMS, De cavendis vitiis, éd. D. NAÇHTMANN, 0 (Schlusswort Hinkmars an Kônig Karl den Kahlen), p. 267-268, qui rappelle GRÉGOIRE LE GRAND, Regula pastoralis, 114, et Homiliae in Evangelia, Il 30, 3; C (Moraltheologischer Traktat), 1 t. p. l3Q..l31, reprenant CÉSAIRE D'ARLES, Senno 70, dans le contexte de plusieurs citations grégoriennes. Cf. CHRISTIAN DE STAVELOT, Expositio in Matthaeum, 35, col. 1399BD (reprenant GRÉGOIRE, Hom. in Ev., Il 37, 3). 245. HINCMAR DE REIMS, De cavendis vitiis, ll 6, p. 201-216, notamment p. 201, 202, 209 et 211 ; III 1, p. 227; 2, p. 230-266, notamment p. 237, 247-248 et 257. Sur la réinterprétation des sources patristiques (surtout AMBROJSE, De sacramentis) dans les œuvres de Paschase Radbert et d'Hincmar, cf. M. CRISTIANI, Tempo rituale .. ., op. cit.

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comme Abraham qui, malgré ses richesses, était humble aux yeux de Dieu246.

» (et donc aussi aux laïcs mariés) l'image de la royauté intérieure et du ministère « pastoral », qui consiste dans la Mais l'archevêque applique à tous les «ordres

maîtrise et le gouvernement de soi-même et des autres, dans la correction des pécheurs247, dont les vices estompent l'image de Dieu imprimée dans l'âme et assimilent l'homme aux animaux irrationnels248. L'éthique statutaire des laïcs implique lexercice des œuvres de miséricorde249, l'ascèse, c'est-à-dire la guerre contre les vices capitaux,

cice

la prière,

la valorisation du talent donné

de la sexualité selon les finalités prévues par le Créateur,

naturelle et dans le contexte du et la participation pureté251.

À

à

legitimum coniugium,

par Dieu, l'exer-

à savoir selon

la loi

opposé au concubinage250,

l'eucharistie, qui implique une véritable conversion et la

ce propos,

il

convient que les prêtres, qui

ont

reçu le pouvoir de

246. HINCMAR DE REIMS, De cavendis vitiis, Ép. à Charles le Chauve, éd. D. NACHTMANN, p. 103-104, qui reprend GRÉGOIRE LE GRAND, Moralia, X 30, 49. Cf. RABAN MAUR. ln Ecclesiasticum, VI 5, col. 960C; CHRISTIAN DE STAVELOT, ln Matthaeum, 13, col. 1317-1318. 247. HINCMAR DE REIMS, De cavendis vitiis, 1 5, p. 150: «Et Salomon: Noli regibus, inquit, o Lamuhel. noli regibus, id est omnibus in omni ordine ac sexu, qui se et alios regere debent, dare vînum (Pr 31, 4-5) immoderate, ... ne forte bibant et obliviscantur iudiciorum iustorum et mutent causas filiorum hominum}); 7, p. 157-159 (cf. GRÉGOIRE LE GRAND, Moralia V 45): 9-10, p. 170-171, qui rappelle BÈDE, Hom. Evangelii l 7 (déjà utilisée par Jonas : cf. n. 170); Il 5, p. 200: « Sed et peccantem in nos fratrem neglegere et sine correptione ... non debemus dimittere, qui proximum sicut nos iubemur diligere »(qui ajoute ces mots à GRÉGOIRE LE GRAND, Hom. in Ev., n 27, 8-9); 6, p. 208 (reprenant BÈDE, Hom. Ev., li 1). Sur le « sacerdoce» de ceux qui, en suivant l'exemple de Phinees (Nb 25, 6-13), répriment les inclinations mauvaises en eux-mêmes et dans les autres, cf. le passage grégorien de RABAN MAUR, ln Ecclesiasticum, X 10, col. 1090AB. 248. HINCMAR DB REIMS, De cavendis vitiis, 1 4, p. 145 (Bède); 7, p. 153-154 (GRÉGOIRE LE GRAND, Moralia v 45, 78 s.): « Per îram gmtia vitae socialis amittitur... qui se ex humana ratione non temperat, necesse est, ut bestialiter solus vivat. ,, Sur l'assimilation de Nabuchodonosor aux animaux, cf. 13, p. 142 (Moralia XXXIV 23, 48). 249. HINCMAR DE REIMS, De cavendis vitiis, A, éd. D. NACHTMANN, p. 101 ; C, 1 1, p. 119 (qui reprend GRÉGOIRE LE GRAND, Regîstrum epist1ilarum, IX 218); n 2, p. 177 (qui utilise GRÉGOIRE LE GRAND, Hom. in Ev., 120, 11-12); 3, p. 179. 250. HINCMAR DE REIMS, De cavendis vitiis, J l, p. 122-123, où Hincmar souligne la gravité croissante des fautes, de la fornication à l'adultère, à l'inceste, aux relations sexuelles contra naturam, c'est-à-dire homosexuelles ou avec des bêtes (cf. ALCUIN, Liber, 18, 626C: « Omnes immunditiae Deo displicent, et maxime quae non sunt naturales »); 4, p. 144 et 146; II 8, p. 220: «Et sciendum nobis est, quia non solum est castitas in virginibus, et viduis continentibus, sed etiam castitas est coniugalis in legitime coniugatis et legitime iura coniugii conservantibus », qui introduit par ces mots la citation de GRÉGOIRE LE GRAND, Regula pastoralis, m 27, en identifiant les infirmi avec les laïcs mariés qui ne recherchent pas seulement la procréation mais aussi le plaisir (voluptas). Cf. aussi HINCMAR DE REIMS, Ep. 136, De nuptiis Stephani (860), dans MGH Epist. vm, p. 87-107, en particulier p. 101102; L. BôHRlNGER, « Die ehrechtliche Traktat im Paris. Lat. 12445, einer Arbeitshandschrift Hinkmars von Reims »,dans Deutsches Archiv, t. 46, 1990, p. 18-47, notamment p. 38-47. 251. HINCMAR DE REIMS, De cavendis vitiis, Il 6, éd. D. NACHTMANN, p. 207: « Unde magoopere nobis est attendendum, cum quanta reverentia et cum quanto timore et tremore divinis mysteriis debemus adsistere et sollicite observare »(cf. Heb 12, 28: après la citation de GRÉGOiltE LE GRAND, Dial. IV 60); 8, p. 221-222; III 2, p. 265); Ep. 127 (859), dans MGH Epist., VIII, p. 66-67, reprenant l Cr 11,

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consacrer Je corps et le sang du Christ (pouvoir qui est au fondement du rôle ecclésialet social du clergé, ainsi que de la validité objective des sacrements)252, évitent toute relation sexuelle et conservent leur pureté rituelle253. Dans la description des péchés, il n'y a pas d'allusion à la paresse (nommée acedia ou tristitia par Cassien), souvent considérée comme un vice monastique, tandis qu'on relève des références précises aux péchés tes plus pratiqués par les laïcs : la fornication, l'adultère et les violations des normes canoniques sur les degrés de parenté; l'avidité de richesses ; l'ivresse254, le parjure et l'abus du serment (un instrument de gouvernement dans une société fondée sur les liens de fidélité)255. Les femmes doivent éviter le luxe des vêtements. Ceux qui ne peuvent abandonner leurs richesses doivent chercher le salut en pleurant leurs péchés, en offrant laumône et le sacrifice eucharistique256. Les Apôtres, les martyrs et les chrétiens qui ont pratiqué la vie parfaite auront le privilège de contempler Dieu après leur mort, tandis que cela ne sera possible pour les autres justes qu'après le Jugement dernier, et, pour les responsables de fautes vénielles, après une purification par le feu purgatoire257. 27-30. Voir plus haut, n. 80. Sur la notion de« conversion». cf. De cavendis vitiis 1 1. p. 123; 119.

p. 223 (« dum conversionem nostram, is, qui culpas examinat, expectat ,, ). 252. HINCMAR DE REIMS, De cavendis vitiis, Ill 2. p. 252-253. Cf. AGOBARD DE LYON, De privi/egio et iure saceniotii 7, dans AGOBARDI LUGDUNENSIS opera omnia, éd. L. VAN ACKER. CC Cont. Med., t. 52, Turnhout, 1981, p. 58; 15, p. 65-66. Sur la connexion entre les œuvres antijuives d' Agobard et sa conception du rôle de l'Église et du clergé. cf. R. SAVIGNI, « L'immagine delrebreo e dell'ebraismo in Agobardo di Lione e nella cultura carolingia », dans Annali di storia dell'esegesi, t. 17, 2000, p. 417-461. 253. HINCMAR DE REIMS, De cavemli.s vitiis, Il 6, p. 210-212; idem, Capitula presbyteris data, Il 21 : « Nam si Paulus etiam laicis scribit dicens : Abstinete ad tempus ( 1 Co 7, 5), quanto magis sacerdotes, quibus et orandi et sacrificandi iuge officium est, semper debebunt ab eiusmodi consortîa abstineri ? Qui si contaminatus fuerit a carnali concupiscentia, quo pudore vel sacrificare forsitan usurpabit ? » ; idem, \lita Remigii, 16, dans MGH Script. rer. Merov .. t. 3, éd. B. KRUSCH, Hanovre, 1896, p. 300304. Cf. RATRAMNE, Contra Graecorum opposita IV 6, dans PL, t. 121, col. 328, pour lequel le mariage du clergé implique une interruption du rapport avec le sacré. 254. HINCMAR DE REIMS, De cavendis vitiis, l 5, p. 149. 255. HINCMAR DE REIMS, De cavendis vitiis 1 9, p. 162-170, notamment p. 169-170 : « Et sunt quidam, qui non se laedi aut levius laedi putant, si non ipsi per se falso vel dolose iurant, sed alios pro se sua vice iurare faciunt. .. Et licet illi in huiusmodi perîurio peccent, qui iuraverunt, illi tamen, qui irrita faciunt iuramenta sua vice iurata - sicut dominos ad Pilatum dixit-, maius peccatum habent (Jh 19.l l ), qui alios peccare fecerunt: et pro tantis rei in conspectu dei habentur ... quantos in periurium mittunt..., quia sicut oves de manu pastoris ita et îllos ... de mano illorum requiret, qui sibi commissos peccare fecenmt. » Cf. m 2, p. 246, où Hincmar ajoute « immnnditiae, periuria » aux vices (« quae coinquinant hominem») mentionnés dans Mt 15, 19-20. 256. HINCMAR DE REIMS, De cavendis vitiis li 6. p. 206 : « Retinquat ergo omnia, qui potest. Qui autem relinquere omnia non potest, cum adhuc rex longe est, legationem mittat, lacrimarum, aelemosinarum, hostiarum munera otferat »,qui rappelle GRÉGOIRE LE GRAND, Hom. in evang., II 37,10; p. 212, qui rappelle l P 3, 2-6. 257. HINCMAR DE REIMS, De cavendis vitiis, li 10, p. 224-225, qui utilise BÈDE, Homilia evangelii I 2, éd. dans CC Ser. Lat., t. 122, p. 12-13. Cf. aussi Vita Remigii 9, éd. KRUSCH, p. 287; 31, p. 330. Sur l'ignis purgatorius, cf. THÉODULPHE, Zweites Kapitular, X 18, p. 177, et les textes cités par

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Les chrétiens « qui mènent une vie plus stricte et plus parfaite » (artioris ac per:fectioris vitae) sont identifiables avant tout aux moines, en tant que vierges et pauvres volontaires258, mais aussi, de manière plus générale, aux chrétiens qui désirent avec ardeur voir Dieu259. Pour Hincmar, il y a plusieurs degrés de perfection dans l'Église. Les vierges qui suivent l' Agneau (Ac 14, 4) et chantent le canticum novum ne doivent pas s'estimer meilleurs que les Patriarches mariés (primi patres sancti)260. La responsabilité devant Dieu des clercs, des moines et des potentes (appelés à aider matériellement les pauvres volontaires et à punir les méchants) est plus grande que celle des simples pères de farniJle26l - bien que davantage exposés à la fragilité de la chair et au péché, ceux-ci peuvent parfois se changer en modèles pour les clercs et les moines : par une exégèse tropologique de Ps 103, 16-17, et d'Is 23, 4, qui identifie les passereaux, le héron et les cèdres du Liban aux pauvres volontaires, au Christ et aux puissants (nobiles atque sublimes mundi), et la mer aux saeculares humbles, Hincmar souligne la complémentarité des fonctions et l'importance des mérites individuels, plutôt que la supériorité absolue des clercs ou des moines262. Dans le De divortio Lotharii, Hincmar réserve aux laïcs le jugement sur les questions matrimoniales, et aux évêques l'assignation de la pénitence263. Dans

258. 259. 260. 261.

262. 263.

J. LE GOFF, la Naissance du purgatoire, Paris, 1981, p. 133-173. Également. M. P. CICCARESE, Visioni de/l'ai di là in Occidente. Fonti mode/li testi, Florence, 1987. La distinction entre les justes et les« saints »par rapport à la vision de Dieu prépare l'essor de l'idée de Purgatoire (cf. R. SAVIGNI, « Il tema del mîllennio in alcuni commentari altomedievali latini », dans Annali di storia dell'esegesi, t. 15/1, 1998, p. 231-273, notamment p. 257-267). Cf. PASCHASE RADBERT, De benedictionibus patriarcharum... , l, p. 38. Cf. JONAS D'ORLÉANS, De inst. laicali Ill 17, col. 269; Via Gangulfi, préf., p. 155 (qui rappellent Ph 1, 21-23). HINCMAR DE REIMS, Ep. 136, dans MGH Epist. vm, p. 98, reprenant AUGUSTIN, De bono coniugali 23-24 (31-32). Selon GRÉGOIRE LE GRAND, Homiliae in evangelia, I 20, l l-12, repris dans De cavendis vitiis, Il 2, p. 177-179, celui qui aide les prophètes aura la même rétribution qu'eux. Ep. 125 (859), p. 62: lors du Jugement final, les prêtres et les princes seront aussi jugés pour les péchés de leurs sujets; 126 (février 859, à Charles le Chauve): il faut que le roi, assimilé aux pasteurs, exhorte ses fidèles selon la sagesse qui lui a été donnée par Dieu (« secundum sapientiam vobis a Deo datam »); 127 (février 859, aux clercs du palais royal), p. 67, qui rappelle Je 5,20; Ep. 134 (860, aux rois francs, sur la question du mariage de Lothaire Il), p. 78, qui reprend la Regula Benedicti 2 et le traité De XII abusivis saeculi; Ep. 179 (à Louis le Germanique), p. 172. Cf. Je texte de Pierre Damien (Ep. 120) cité par N.D' ACUNTO, /laid... , p. 270. Thomas d'Aquin jugera« maiori praemio dignos » les rois pour la « difficultas, quae principibus imminet ad bene agendum » (G. FORNASARI, « Teologia e politica ... »,p. 134). HINCMAR DE REIMS, Ep. 179, p. 171-172, qui reprend AUGUSTIN, Enarratio in Ps. 103, Semw, m 1517; CASSIODORE, Exositio in Ps. 103, 16-17. HINCMAR DE REIMS, De divortio Lotharii regis et Theutbergae reginae, éd. L. Bôfllil.INGER, dans M.G.H., Concilia IV, Supplementum I, Hanovre, 1992, Resp. l, p. 123; Resp. 12, p. 182. Cf. P. TOUBERT, « L'institution du mariage ... », p. 514-515; V. I. J. FLINT, « Magic and Marriage in Ninth Century Francia : Lothar, Hincmar and Susanne », dans M. A. MEYER, éd., The Culture of Christendom. Essays in Medieval History in Memory of Denis L T. Bethell, London, Rio Grande, 1993, p. 61-74.

LES LA.les DANS L'ECCLÉS/OLOGIE CAROUNGIENNE

89

ses lettres comme dans ses dernières œuvres (par exemple, le traité De ordine

palatii), il élabore une idéologie politique qui, tout en soulignant la nécessité de la médiation cléricale et l'immutabilité de J' ordo ecclesiasticus264, reconnaît la fonction spécifique des lois séculières (qu'il ne faut pas oublier au nom de la miséricorde chrétienne et des pietatis iura, puisque la severitas legum aide la paix de la chrétienté entière)265 et celle du roi, sous la supervision de l'épiscopat du royaume266. De même, la diffusion du culte de la Vierge acquiert, à l'époque de Charles le Chauve, une véritable signification ecclésiologique : dans la royauté de la Vierge, qui partage (selon

1' Epistula Cogitis me) la royauté du

Christ, « s'ancre

toute une théologie du pouvoir », lorsque, au-dessus des modèles féminins de Sara et de Rebecca, de Judith et d'Esther - qui, dans les commentaires de Raban Maur, préfigurent l'Église triomphante267 -, la Vierge-Mère est présentée comme modèle des reines268. Dans les biographies « héroïques » d' Adalhard et de Wala, rédigées par Paschase Radbert, qui franchissent les Jimites ordinaires de l'hagiographie monastique, il n'y a pas de domaine spécifique, particulier aux laïcs, mais plutôt une primauté de la dimension prophétique sur les états de vie, représentés comme des étapes sur un chemin vers la perfection269. Avant de se faire moines, les deux

264. Ep. 169(864),p. 152et 154; 184b,p. 179. 265. HINCMAR DE RBIMS, Ep. 135 (sur l'adultère de la femme de Boson), p. 81-87, notamment p. 84 (il ne faut pas « totius mundi statum et ordinem atque vigorem velle confundere atque destruere ») et 86. 266. Cf. Ep. 108 (a. 857-858), p. 53-54: « Oboediendum ergo nobis est regibus pietatis cultui et religione et iure et solatio servientibus »;Ad Carolum Il/ imperatorem, dans PL, t. 125, col. 989-994, notamment 6, col. 992CD (qui rappelle l'onction du roi Joas par le sacerdos Yehoyada comme modèle de l'onction des rois carolingiens); N. STAUBACH, Rex christianus. Hojkultur und Herrschaft im Reich Karls des Kahlen, Il. Die Grundlegung der« religion royale», Cologne, Weimar, 1993; J. NELSON, Charles le Chauve (1992), trad. française, Paris, 1994; H. H. ANTON, « Gesellschaftsspiegel... », p. 71-78. 267. RABAN MAUR, Ep. 17a (à l'impératrice Judith), dans MGH Epist. v, p. 421. Sur l'introduction du modèle de Judith et Esther, appliqué aux matrones de Paris, dans la Vira Genovefae (vie s.), cf. M. VAN UYTFANGHE, «La typologie ... »,p. 40. 268. D. IOGNA-PRAT, « Le culte de la Vierge sous le règne de Charles le Chauve », dans Les Cahiers de Saint-Michel-de-Cuxa, t. 23, 1992, p. 97-116, notamment p. 115; idem, «La Vierge et les ordines de couronnement des reines au ix• siècle », dans D. IOGNA-PRAT, E. PALAZZO, D. Russo, éd., Marie. Le culte de la Vierge dans la société médiévale, Paris, 1995, p. 101-107. Cf. G. LOBRICHON, «La Femme d' Apocalypse 12 dans l'exégèse du haut Moyen Âge latin (760-1200) »,ibid., p. 407-439. 269. Vita Adalhardi, 58, dans PL, t. 120, col. 1538 A: «Jam si de institutione agitur, eruditus fuit idem alter Moyses omni sapientia praesentis vitae, quasi unus ex filiis regis ; deinde perductus ad Sina, in quo ipsius Domîni praesentia illustratur et familiaritate continua fruiturus ingreditur » ; 86, col. 15510: Wala est « alter Josue qui virtute pugnat in acie »; Epitaphium Arsenii, l, éd. DüMMLER, p. 28-29, 37-38, 40: « Mutata siquidem mutatus est et miles: qui primum arma tulerat contra Abitrices, gentem indomabilem, demum contra vitiorum portenta virtutum vexilla tullisse gloriosus praedicatur. » Cf. VON DER NAHMER, « Die Bibel... » ; E. A. MATTER, « The Use of the Bible in Carolingian Saints'Lives », communication présentée au colloque L'Étude de la Bible d'Isidore à Rémi d'Auxerre (juin 1998), sous presse.

IMFFJ4ELE SAVIGNI

frères. nobles et apparentés avec l'empereur, vivent à la cour, sont chargés d'administrer la justice et de mener l'armée. Mais après leur entrée au monastère, ils luttent (Wala surtout) pro iustitia pour défendre l'unité et le salut de l'Empire chrétien, et ils critiquent le système de l'Église impériale : les remarques d' Adalhard par rapport à la richesse excessive des églises et des monastères sont, bien plus que chez Alcuin, une revendication de liberté pour l'Église à l'égard de la militia saecultl10. Adalhard s'éloigne du palais royal lorsque Charlemagne répudie sa première femme, fille du roi lombard, et il devient un nouvean Moïse. un nouvel Élie. Rappelé et chargé de l'administration de la justice dans le royaume d'Italie, il restitua à chacun ses droits271 mais. dans les premières années du règne de Louis le Pieux, il est envoyé en exil, à cause de la jalousie des courtisans; plus tard. à l'époque de la pénitence d'Attigny (822}. il revient à la cour. où on croit que soit revenue (avant le mariage entre Louis le Pieux et Judith) l'âge d'or des Saturnia regna212. Les limites entre les différents« ordres» de la société chrétienne sont franchies surtout par le moine Wala, qui, puissant consiliarius totius Imperii et senator senatorum, exerce ses fonctions politiques comme un deuxième Josepb273, et ensuite, bien que devenu miles Christi, combat l'influence exercée sur la cour de Louis le Pieux par Bernard de Septimanie, le mari de Dhuoda, accusé de pratiques magiques274. Paschase Radbert souligne avec une allusion polémique contre la réforme de Benoît d'Aniane, qui avait accentué la séparation physique du moine par rapport au monde -, la supériorité de la grâce du Saint-Esprit sur l'autorité de la règle monastique, et rattache J' action politique de Wala pour la justice au modèle des anciens prophètes Élie, Élisée, Isaïe, Jérémie, Jean-Baptiste275. Pour Paschase Radbert, 1'élément qui caractérise la perfection spirituelle n'est pas la séparation physique du monde, mais plutôt le détachement intérieur, c'est-à-dire une sorte de E. The Martyn op. cil.

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cidaire7• Les chrétiens sont quant à eux partagés. Pour certains prélats, et non des moindres, les martyrs risquent de jeter le discrédit sur l'ensemble d'une communauté en cours d'arabisation, communauté dont les membres occupent parfois des postes de premier plan dans l'administration centrale. Il convient donc de s'en désolidariser ostensiblement, ce que fait par exemple l'évêque et métropolitain de Séville Recafred, lorsqu'il préside - probablement -, en 852, le concile qui condamne les exaltés 8. Face à eux, une minorité de chrétiens appuie les martyrs: ce sont surtout des ascètes, retirés dans les nombreux monastères de Cordoue et de sa région, mais aussi certains membres du clergé, comme Euloge, et parfois des laïques cultivés, comme son ami Alvar. Le corpus documentaire qui nous permet de connaître le mouvement des martyrs de Cordoue est sans équivalent dans l'Espagne du haut Moyen Âge. D' Alvar, nous avons en particulier une correspondance, échelonnée entre 840 (ca) et 860-861, un traité de polémique anti-musulmane, l'lndiculus luminosus, composé en 854, soit au cœur de la crise, et enfin une Vita Eulogii écrite peu après le martyre de son ami (859). D'Euloge, nous possédons, outre quelques lettres, trois traités qui constituent à la fois une justification théorique du mouvement martyrial et une sorte de journal, exécution après exécution, de la crise. Le dernier supplice étant précisément celui d'Euloge, tout l'éventail chronologique des années 850/859 se trouve couvert. Le premier de ces traités, le Liber memorialis sanctorum (ou Memoriale sanctorum), a été écrit entre juin et novembre 851, puis complété en 856 (livre Ill). 11 défend dans un premier temps la légitimité des martyres, avant de relater les événements survenus sous les émirats d' Abd alRahman Il (822-852) et de Mohammed 1er (852-886). Le Documentum martyriale a été écrit en prison, à la fin de l'année 851. Euloge venait d'y faire la connaissance de deux jeunes vierges emprisonnées en même temps que lui, Flore et Marie. Ce traité est une exhortation au martyre, suivie d'un récit du supplice des deux jeunes filles. Le Liber apologeticus sanctorum martyrum, enfin, a été écrit en 857, après les exécutions de Rodrigue et de Salomon. Il défend les martyrs volontaires contre leurs détracteurs chrétiens et renferme une vie de Mahomet, trouvée par Euloge dans un manuscrit du monastère navarrais de Leyre, lors d'un voyage effectué en 848. Cet ensemble d'œuvres est exceptionnel. Ainsi Je traité anti-'islamique d' Alvar, l'lndiculus luminosus, est-il le premier du genre, en tout cas conservé, pour l'Occident latin9. Quant aux écrits hagiographiques d'Euloge, 7. Cf. par exemple la description de ce chrétien, condamné à mort en 920, qui « cherchait sa propre mort »: AL-KHUSHANI, Kitab al-Qudat bi Qurtuba [= Histoire des juges de Cordoue], éd. et trad. J. RIBERA Y TARRAGO, Madrid, 1914 (texre traduit p. 231-233). Cité par J. A. COOPE, The Martyrs of Cordoba, op. cit., p. 51-52. 8. E. P. COLBERT, The martyrs of Cordoba.. ., p. 247-250. 9. La Vita Mahometi que nous transmet Euloge est, par ailleurs, le premier texte latin à s'intéresser vraiment à Mahomet (dont le nom, cependant, apparaissait déjà dans la Chronique dite « bytantinaarabica »de 741, no 13 et 17, éd. GIL, 1, p. 9, et dans la Chronique dite« mozarabe», de 754, ibid.,

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PATRICK HENRJET

ils constituent un corpus particulièrement volumineux (plus de cent trente pages dans l'édition de référence) qui n'a pas d'équivalent dans le reste du monde latin, et a fortiori dans l'Espagne chrétienne, où la production hagiographique est alors extrêmement médiocrelO. Alvar et Euloge sont à eux deux responsables d'environ la moitié de tous les textes latins conservés dans le Corpus scriptorum muzarabicorum. La lecture systématique d'Euloge permet de connaître avec une certaine précision le nombre des martyrs, leurs origines sociales et familiales, enfin leurs motivations. Il est aussi possible, dans l'optique d'une recherche sur la sainteté laïque, de se livrer à quelques calculs. En incluant le marchand Jean, qui n'a pas été exécuté, mais en excluant Adulphe, martyrisé dès 824, les « martyrs de Cordoue » sont au nombre de cinquante et un 11. Leur situation, au sein du clergé ou hors de celui-ci, peut être présentée de la façon suivantel2: Prêtres et diacres Laïques Moines « de profession »

15 15 13

Moines convertis Moniales Moniales converties adultes

7 4 l

Une première analyse permet de dégager sommairement trois groupes: les clercs (prêtres et diacres). les laïques, et enfin les moines et moniales. Ces derniers représentent à eux seuls presque la moitié du total. Les catégories adoptées ne sont cependant pas étanches. Un certain nombre de moines, en effet, ne se sont retirés du monde qu'après une conversion tardive, et donc après avoir occupé des fonctions dans le siècle en tant que laïques13. Devenus moines, ils n'intègrent

10.

11. 12.

13.

n° 9, p. 19, ou l E. LôPEZ PEREIRA éd., Cronica mozarabe de 754. Ediciôn critica y traducciôn, Saragosse, 1980 [fextos medievales, 58], 8, p. 28, 10 et 11, p. 30). On en prendra la mesure dans le répertoire de M. DlAz Y DlAz, Index Scriptorum Latinorum Medii Aevi Hispanorum, 2 vol., Salamanque, 1958-1959 (t. I). Les VIU"-xe siècles offrent essentiellement quelques Passions de martyrs, ouvrages généralement anciens - à l'exception de Pélage, Aurea, Nunilo et Alodia. Le corpus d'Euloge a donc d'autant plus de valeur qu'il nous présente des saints contemporains. L'expression « martyrs de Cordoue » est commode sans être toujours juste, certains martyrs ayant été exécutés ailleurs qu'à Cordoue (ainsi Nunilo et Alodia à Huesca, n°• 3 et 34). On trouvera en annexe la liste alphabétique des martyrs « de Cordoue ». Chacun d'eux y reçoit un numéro auquel nous renverrons parfois. Le calcul qui suit appelle quelques précisions. Quatre martyrs (n°8 5, 14, 16 et 20) sont à la fois moines et prêtres ou diacres, ce qui explique le total de 55 et non 51. La répartition a été opérée comme suit : - Prêtres et diacres: n°s 1, 4, 5, 13, 14, 15, 16, 20, 21, 35, 37, 38, 42, 48, 50. - Laïques: n"' 3, 8, 9, 17, 19, 25, 24, 28, 30, 31, 33, 34, 41, 44, 51. Moines« de profession»: n°" 5, 10, 14, 16, 18, 20, 27, 29, 36, 39, 43, 47, 49. - Moines convertis: n',. 6, 22, 23, 26, 41, 46, 51. - Moniales: n°• 7, 12, 32, 40. Moniales converties : n° 11. Le n° 46 pose problème. Cet eunuque oriental n'est pas caractérisé comme moine, mais il accompagne Rogelius (n° 41), qui l'est. Je l'ai donc intégré dans le groupe des moines convertis. La seule autre solution possible est le groupe des laïques.

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pas la hiérarchie cléricale et vont chercher le martyre à l'issue d'une période parfois courte. Il ne semble donc pas abusif de les fondre dans le groupe des laïques. Celui-ci totalise alors vingt-deux personnes, soit environ 44 % du total. En d'autres termes, si l'on prend le terme dans une acception large, ce sont bien les laïques qui fournissent le plus grand nombre de victimes au bourreau. En soi, cette constatation n'est pas vraiment surprenante. Les martyrs de l' Antiquité n'étaient pas toujours, eux non plus, des clercs. Au 1xe siècle, cependant, cette situation est devenue exceptionnelle. Les missionnaires martyrisés en évangélisant les païens - frisons, normands, slaves - sont alors, généralement, des moines, et il n'est pas possible à cette époque de trouver une série de martyrs laïques comparable à celle que nous offre le dossier cordouan. Nous avons donc là, grâce à Euloge et Alvar, un accès aussi privilégié que spécifique à la question de la sainteté laïque au cours du haut Moyen Âge. Pour traiter celle-ci, il nous faudra d'abord étudier la façon dont nos auteurs présentent les clercs, et en particulier les prêtres : quelle importance les idéologues du mouvement martyrial attachent-ils à la spécialisation fonctionnelle ? Leur vision de la communauté chrétienne est-elle à dominante horizontale - peu importe alors que le saint ait été clerc ou laïque -, ou au contraire verticale - 1' appartenance au clergé, la dignité sacerdotale, seront alors soulignées, voire érigées en modèle ? Nous tenterons ensuite de dégager les fondements ecclésiologiques du discours eulogien, en utilisant la notion de« communauté de salut», qui s'est révélée opérative dans d'autres contextes. Pour terminer, nous tenterons de situer le discours des martyrs sur le double axe de l'espace et du temps, référents obligés de toute construction idéologique mais dont, cependant, Alvar et surtout Euloge font une utilisation très particulière. La question qui se pose en définitive est celle de la définition d'une identité chrétienne dans un contexte de crise.

0RDINES, PRÊTRISE, SACREMENTS : LA MÉDIATION CLÉRICALE AU SECOND PLAN

·1saac, modèle des martyrs : le saint moine est-il un clerc ? Le premier martyr de Cordoue, Perfectus, est un prêtre. Euloge rapporte assez longuement son cas au début du second livre du Memoriale sanctorum, qui, après une série de considérations générales consignées dans le livre I, traite des martyrs les uns après les autres. Dans le prologue du premier livre, cependant, c'est sur le cas d'Isaac, qualifié de « saint moine », qu'Euloge s'était prioritairement étendul4. 14. « Sed reor quod inter ipsos baud dubie principatum obtinet sanctus Isaac monachus ... » (EULOGE. Memoriale sanctoru [désormais cité MS], préf., 2, éd. GIL, II, p. 367).

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Celui-ci avait abandonné le monastère de Tabanos, situé dans les montagnes du nord de Cordoue, pour venir provoquer les autorités musulmanes. Faisant d'abord croire au cadi qu'il était prêt à se convertir, Isaac avait ensuite résolument démonté le petit cours de théologie musulmane que celui-ci lui avait dispensé, s'en prenant tout particulièrement à la personne de Mahomet, avant de se déclarer prêt au martyre. Le 3 juin 851, il avait en conséquence été exécuté, puis exposé, suspendu par les pieds, de l'autre côté du Guadalquivir. Cet Isaac, qu'Euloge qualifie de « moine », n'était pas n'importe qui. Issu d'un milieu déjà largement assimilé d'un point de vue culturel, « très instruit dans la culture arabe», il dialoguait dans cette langue avec ses adversaires. Avant son entrée au monastère, il avait occupé l'importante charge d'exceptor, soit, sans doute, de percepteur de l'impôt pour la communauté chrétiennet5. Isaac ne s'était ensuite retiré à Tâbanos, monastère familial fondé par son oncle Jérémie et son épouse Élisabeth, que trois ans avant le suppliceI6. Le premier martyr qu'Euloge nous propose en modèle, plus qu'un moine de profession, est donc un laïque converti. Il est, jusqu'à son entrée au monastère, le parfait exemple de ces chrétiens arabisés qui font une brillante carrière au sein de l'administration musulmane. Euloge laisse entendre que l'adoption d'un mode de vie monastique fut pour lui une porte de sortie acceptable. Isaac put ainsi intégrer une communauté chrétienne non compromise - composée non seulement de Jérémie et de son épouse, mais aussi de l'abbé Martin, frère d'Élisabeth, et de tous les membres de la famille-, qui vivait à l'écart du monde et refusait toute compromission avec un pouvoir împiel7. Ici, le moine n'a rien d'un clerc. Il n'est pas prêtre et connaît certainement l'arabe beaucoup mieux que le latin. Il n'a passé, enfin, que trois ans dans sa communauté familialel8. Euloge revient à plusieurs reprises sur l'exceptionnelle maîtrise de l'arabe par Isaac: MS, II, 2, éd. OIL, p. 402, ou ibid., préf., p. 367. Sur la connaissance de l'arabe par certains martyrs, cf. D. MILLET· GÉRARD, Chrétiens nwzarabes et culture islamique ... , p. 53-62. Le titre d' exceptor rei publicae traduit très certainement l'expression arabe de« qumis ». Sur cette charge, cf. É. LÉVI-PROVENÇAL, Histoire de l'Espagne musulmane. 1. La conquête et l'émirat hispano-umaiyade (710-912), Paris, 1950, p. 851-852, et J. A. COOPE, The martyrs of Cordoba.. ., p. 95, n. 13. Euloge traduit systématiquement en latin les titres arabes, ce qui dénote une volonté de lutter contre l'Islam aussi sur le plan linguistique. Cf. aussi infra, p. 114 et n. 71. 16. MS, Il, 2, éd. GIL, p. 402. La construction même de Tâbanos est digne de mention, car selon le statut imposé aux dhimmis, les chrétiens n'avaient pas le droit de construire de nouvelles églises. Les seules autres exceptions connues sont celles de Peiiamelaria, à la même époque et également dans les montagnes de Cordoue, et de Lorbân, au Portugal (près de Coimbra). Le cas des églises situées hors des murailles de Cordoue, que le pouvoir musulman autorise à reconstruire en 785, est un peu différent : il s'agit de dédommager les chrétiens qui viennent de céder leur part de la grande mosquée: cf. M. GôMEZ MORENO, lglesias mozarabes, 2 vol., Madrid, 1919, ici I, p. 3-4, et 1.-G. BANGO TORVISO, « Arquitectura de la décima centuria: i,Repoblacion o mozarabe 'l »,dans Goya, 122, 1974, p. 68- 75, ici p. 7 l. 17. Composition de la communauté de Tâbanos, qui est double (hommes et femmes) comme bien d'autres à cette époque : MS, II, 2, éd. Gn.., p. 402. 18. Peut-être de l'âge de vingt-quatre à vingt-sept ans. Euloge précise qu'Isaac est devenu exceptor alors qu'il n'était qu'at;lolescent (MS, li, 2, éd. GD.., p. 402) et Usuard ajoute qu'il a été martyrisé à l'âge de 15.

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Dès le début du Memoriale sanctorum, Euloge relativise donc implicitement l'appartenance au clergé. Lorsqu'il parle de « saint moine », il faut comprendre chrétien ayant choisi de vivre saintement en communauté, mais en aucun cas membre d'un ordo. Le même Euloge s'étend ailleurs longuement sur le cas du premier de tous les martyrs, un prêtre nommé Perfectus, qu'il ne met pas sur le même plan qu'Isaac 19. Perfectus, exécuté quelques semaines avant celui-ci, avait certes été l'initiateur du mouvement, mais il n'avait pas recherché la mort comme Isaac et ses émules, au premier rang desquels il fallait d'ailleurs compter son oncle Jérémie20. Entraîné de force vers le martyre, le « susdit prêtre » avait « virilement soutenu son saint combat »21. Isaac et ses disciples, en revanche, étaient venus au supplice « de leur propre volonté »22. Ces précisions doivent être lues à la lueur des polémiques chrétiennes sur la légitimité des martyres cordouans. Une grande partie de l'œuvre d'Euloge a en effet pour but de montrer que la mort volontaire permet à celui qui en pâtit de se situer dans la descendance directe des martyrs antiques. Isaac, laïque arabisé puis moine intransigeant, est donc un meilleur représentant du mouvement martyrial que Perfectus, prêtre et martyr par accident. Ces distinctions, qui mettent en avant la fidélité à un idéal et la volonté de sacrifice beaucoup plus que l'appartenance à un groupe, sont jugées assez importantes par Euloge pour être exposées dès la préface du Memoriale sa11ctorum. Pourtant, Euloge est lui-même un prêtre, et non des moindres. Il fut même assez intégré à l'appareil institutionnel de l'Église mozarabe pour être nommé - sans jamais occuper le poste - archevêque de Tolède23. Dans la Vita Eulogii, Alvar, son ami et son biographe, mais aussi, ne l'oublions pas, un laïque, souligne fortement le statut clérical de son héros. Voyons ce texte.

vingt-sept ans: cf. J. DUBOIS, Le Martyrologe d'Usuard. Texte et commentaire, Bruxelles, 1965 (Subsidia Hagiogrophica, n° 40), p. 240. 19. Perfectus est traité dans MS, II, 1. Issac a un droit de principatum sur les autres martyrs (cf. supra,

n. 14). 20. « Sed (beatae memoriae Perfectus presbyter] [... ] occubuit, sed non eo modo quo ipsi deciderunt » (MS, préf., 6, éd. OIL, II, p. 369. Jérémie: annexe, n° 23). 21. « Praedictus namque presbyter coacte ad passionem tractus viriliter consummavit sancti certaminis cursum » (MS, préf., 6, éd. OIL, JI, p. 369). 22. «Hi vero sponte sua venientes ... »(ibid.). 23. Sur ce point, la seule source disponible est ALVAR, Vita Eulogii [désormais cité VE], IO, éd. GIL, I, p. 336. On ne connaît pas la date de la nomination d'Euloge, qui n'occupa jamais son siège. Selon F. R. FRANIŒ, «Die freiwilliger Mârtyrer. .. »,p. 165-166, Euloge aurait été dissuadé de regagner son poste par la communauté chrétienne de Cordoue, fidèle à l'émir Mohammed et hostile envers Tolède, révoltée contre le JIOUVOir central entre 853 et 859. Cf. aussi E. P. COLBERT, The martyrs of Côrdoba... , p. 182-18.3, 189-190 et 344.

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Alvar et Euloge, le laïc et le prêtre (Vita Eulogii, /, 3) « Mais comme il tenninait les années de sa jeunesse, il fut élevé au ministère du diaconat puis, rapidement, en raison de son mérite, bien au-dessus, au grade de prêtre, et bien vite il fut associé aux maîtres par son ordo aussi bien que par ses mœurs. Quelle était son humilité, quelle était sa bonté, quel sens de la charité il possédait, l'amour de chacun le prouvait. C'est alors qu'il commença à s'imposer une plus grande austérité de vie, à orner les lois de la modestie dans toutes ses actions, à s'occuper des saintes Écritures, à châtier son corps par les jeûnes et les prières, à fréquenter les monastères, à visiter les communautés, à écrire des règles pour les frères, et à s'occuper ainsi de tout, de telle sorte que, dans la mesure où cela était possible, il se trouvât dans chaque état. Vivant dans l'état clérical comme s'il n'était pas étranger à l'ordre régulier, servant les moines de telle sorte qu'il semblât être un clerc, assumant sa condition de clerc comme s'il était un moine, il appartenait aux deux ordres. Se pressant de part et d'autre, il remplissait parfaitement cette double tâche. II rejoignait très souvent les troupeaux sacrés des monastères, mais pour ne pas donner l'impression de mépriser son propre ordo, il revenait ensuite vers la vie cléricale. Lorsqu'il y était resté quelque temps, afin de ne pas affaiblir la vertu de l'âme par les tâches séculières, il regagnait les monastères. Ici, il ornait l'Église par sa prédication [doctrina oris]. Là, il décorait en la ciselant sa propre vie24. »

Examinons soigneusement ces quelques lignes. À l'arrière-plan de 1' opposition entre moines et prêtres, c'est une tripartition classique, de type augustinien ou grégorien, qui apparaît : clercs, moines et laïques, ou encore prédicateurs, continents et gens mariés25. Les laïques n'apparaissent pas directement, car il n'est question ici que des modes de vie parfaits, mais ils se tiennent à l'arrière-plan, l'auteur étant lui-même membre de ce groupe. En tant que laïque, il brosse donc un portrait d'Euloge qui situe résolument les clercs, membres d'un ordo (le mot est utilisé), au-dessus des laïques. N'allons cependant pas trop loin. Plusieurs observations permettent en effet de nuancer fortement cette prééminence cléricale.

24. « Sed dum annis iuventutis adtingeret, diaconii ministerio fungitur atque in brevi merito vectus ad superos gradu presbiterii sublimatur, moxque magistris ordine et vite rnoribus sociatur. Quanta illi humîlitas, quanta bonitas, quanta inheserat karitas, amor omnium ostendebat. Exhinc cepit se acriori austeritate vite constringere et modestie legibus in universis actionibus peromare, scripturis vacare divinis et corpus suum vigiliis ac ieiuniis castigare, monasteria frequentare, cenobia invisere, regulas fratrum componere, bine inde cuncta eo modo curare quo, si tieri posset, utrubique adesset, ita clericatum agens proprium ut regularem ordinem non dirnitteret alienum, ita monachis adherens ut clericus probaretur, ita in clero degens ut monachus videretur, utrubique aptus adcurrens et utrarumque professiones unus sufficientissime complens. Currebat saepius ad cenobiorum sacratissimos greges, sed ne proprium ordinem contemnere putaretur, ad clemm iterum remeabat ; in quo dum aliquod tempus persisteret, ne virtus anirni curis saecularibus enervaretur, itidem monasteria repetebat, hic doctrina oris Ecclesia omans, illic vitam propriam exculpendo decorans » (VE, 3, éd. OIL, J, p, 332). J'ai parfois normalisé l'orthographe de l'édition OIL (iuventutis pour iubentutis, ostendebat pour hostendebat, etc.), 25. O. CONSTABLE, « The Orders of Society », dans Three Studies in Medieval Religious and Social Thought, Cambridge, 1995, p, 269-272.

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N'oublions pas, tout d'abord, qui a écrit la Vita Eulogii. Alvar est un laïque et rien de ce que nous savons de lui n'indique qu'il ait jamais mené vie religieuse ou qu'il ait même formé le projet de se retirer du monde. Or, le fait même qu'il ait pu écrire la vie d'un saint prêtre est révélateur du rôle des laïques, dans la vie religieuse de la communauté chrétienne cordouane, en ce milieu du rxe siècle. Combien de cas pourrait-on citer, au cours du haut Moyen Âge, de textes hagiographique écrits par des laïques ? Les exemples carolingiens qui pourraient être allégués sont sans doute relativement trompeurs, car des abbés laïques tels qu'Alcuin vivent dans une sorte d'état intermédiaire, entre le monde et le monastère. Alvar, pour sa part, est bien un laïque à part entière. Il n'en est pas moins, au côté d'Euloge et après lui, le premier défenseur de ces « confesseurs » qui refusent toute alliance avec le démon. Ce statut, qui peut surprendre, s'explique essentiellement par la sociologie culturelle de la communauté mozarabe, et, en amont, de la société wisigothique. Dans cette dernière, nombre de grands laïques étaient lettrés, certains possédaient même de riches bibliothèques et n'hésitaient pas à composer poèmes, traités et lettres. Cette situation se prolonge dans le monde mozarabe. À Cordoue, Alvar n'est certainement pas isolé. On le voit entretenir des discussions théologiques avec des correspondants qui appartiennent au même ordo que lui26. Cette place privilégiée des laïques, aux avant-postes de la communauté chrétienne, s'accommode par ailleurs très bien du contexte cordouan. Les traîtres à la cause des martyrs ne sont-ils pas, bien souvent, des clercs, au premier rang desquels on trouve Recafred, l'archevêque de Séville? Il convient par ailleurs de noter que l'hommage d' Alvar à l'ordo clérical se fonde plus sur l'exemplarité que sur la fonctionnalité. Alvar insiste sur les qualités ascétiques d'Euloge et non sur son rôle sacramentel. Celui-ci était pourtant bien réel, en particulier auprès de communautés monastiques sans doute très pauvres en prêtres. Notre texte le laisse d'ailleurs entendre lorsqu'il précise qu'Euloge « servait les moines de telle sorte qu'il semblât être un clerc ». Nous restons là, cependant, dans le domaine de l'implicite. C'est par son comportement exemplaire, et non par sa fonction sacramentelle, qu'Euloge est un prêtre admirable. Mais qu'en pensait, précisément, ce dernier ? Dans un passage du Documentum martyriale, il insiste en effet, et non sans une certaine emphase, sur son appartenance à ce qu'il appelle la corona presbyterum. On sait que le Documentum martyriale fut écrit en prison, pour conforter les vierges Flore et Marie dans leurs bonnes résolutions. L' œuvre se termine par une prière où les deux jeunes femmes font intervenir Euloge et les prêtres chrétiens en général. Ce passage doit donc être lu très attentivement. 26. Cf.

R. COLLINS, « Literacy in Early Medieval Spain », dans R. MCKITTERICK, éd., The Uses of Literacy in Early Medieval Europe, Cambridge, 1990, p. 109-133, ici p. 121-123.

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La prière finale du Documentum martyriale :

cléricalisation du discours eulogien ou modèle du peuple élu? « Seigneur Dieu tout-puissant, vraie consolation de ceux qui espèrent en toi, remède infatigable de tous ceux qui te craignent, joie éternelle de ceux qui te chérissent, allume notre cœur du feu de l'amour, embrase les profondeurs de notre poitrine de la flamme de ta charité, pour que nous puissions mener à bien le martyre que nous avons commencé, afin que, par le feu, présent en nous, de ta dilection, les aiguillons des péchés s'écartent de nous, et que les soIIicitations des vices, mauvaises conseillères, soient rejetées au loin. Illuminées27 par le don de ta grâce, puissions-nous mépriser tous les délices du monde et te chérir toujours, te craindre, te désirer, t'aimer, dans une pure disposition d'esprit et dans la simplicité de notre désir. Viens-nous en aide, Seigneur, dans l'adversité, car vain est le secours des hommes. Donne la force à celui qui lutte dans ce combat, et, pour nous libérer, pose à nouveau ton regard, depuis Sion, sur nous. Puissions-nous, suivant tes traces, boire d'une bouche joyeuse au calice de la Passion. Car toi, Seigneur, tu n'as pas seulement libéré d'une main puissante tes Israélites, qui gémissaient naguère sous le cruel joug des Égyptiens, mais tu as aussi complètement anéanti Pharaon et son armée en les engloutissant au cœur de la mer, pour la gloire et l'honneur de ton nom. Donne à notre fragilité, dans cette lutte, une aide invincible afin de résister à l'ennemi. Procure-nous, au milieu des armées de démons et d'hommes qui se lèvent contre nous, l'aide invincible de ton bras. Mets en avant le bouclier de ta divinité pour nous défendre, prête ton aide à celui qui lutte valeureusement pour toi jusqu'à la mort, de sorte que, en versant notre sang, nous puissions rendre à ta passion ce qui lui est dû. De même que tu as toi-même jugé digne de mourir pour nous, fais-nous périr pour toi d'une mort martyriale égale en dignité, afin qu'échappant par le glaive temporel aux tourments éternels, déposant le fardeau de la chair, nous méritions de parvenir heureuses à toi. Que ton pieux pouvoir, Ô Seigneur, assiste sans obstacle ton peuple catholique, qu'il défende ton Église des dommages du destructeur. Ordonne au groupe de tous tes prêtres, enrichi de sa sainteté et de sa chasteté, de gagner la patrie céleste après avoir exercé le ministère non souillé d'un office sacré, et avec eux ton serviteur Euloge, qui, après tes bienfaits, nous instruit par ses leçons, qui nous enseigne par ses œuvres, qui nous réchauffe en nous consolant, qui nous encourage en prêchant. Après l'avoir purifié de tous ses péchés et absous de tous ses crimes, fais-en ton fidèle serviteur, éternellement lié à toi par ton bon vouloir. Dans le futur, qu'il soit jugé digne des faveurs de tes grâces, et qu'il obtienne au moins le dernier des lieux de repos dans le monde des vivants, celui qui, en cette vie mortelle, fait preuve envers toi d'une louable

27. llluminatae peut se rapporter: l) à gratiae tuae, ce qui n'a guère de sens; 2) à malesuadae titillationes, ce qui donnerait : « que les sollicitations des vices, mauvaises conseillères, illuminées par le don de ta grace, soient rejetées au loin » ; 3) à Flore et Marie, sous-entendues. Suivant les traductions de Rufz et d' ALDANA GARCIA, nous avons adopté cette dernière solution. Elle implique que, malgré le titre, Oratio eiusdem Eulogii ad supradictas virgines, ce sont bien les deux jeunes martyres qui s'adressent à Dieu. L'allusion à Euloge, en fin de la prière, nous semble faire de ce choix le seul possible.

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fidélité. Par le Christ notre Seigneur, qui vit avec toi et règne pour les siècles des siècles28. »

Cette pièce figure sous la rubrique Oratio eiusdem Eulogü ad supradictas virgines. Il apparaît cependant bien vite - mais le titre n'est-il pas, en réalité, un ajout de Morales ?-que nous n'avons pas affaire à une prière d'Euloge aux deux jeunes femmes, mais bien plutôt à une prière des deux jeunes femmes à Dieu. Le texte se termine par une tentative d'intercession en faveur d'Euloge, qui en est le véritable auteur. Directement ou indirectement, trois groupes apparaissent donc : d'abord les martyrs volontaires, emmenés par Flore et Marie, puis la communauté des chrétiens, opprimée par des« armées d'hommes et de démons», enfin Euloge et le groupe des prêtres, qui forment un « groupe de sainteté et de chasteté ». Nous avons là une sorte de condensé de la place et du rôle de chacun, laïcs aussi bien que prêtres, dans une communauté martyriale qui ne comprend pas que des martyrs. La prière débute par une demande pressante à Dieu d'encourager les jeunes vierges dans leur détermination au martyre, lequel est en cours. Elle se termine - et avec elle, le Documentum martyriale - par une apologie du groupe des prêtres, au sein duquel Euloge se situe délibérément. On est donc en droit de se

28. « Item oratio eiudem Eulogii ad supradictas virgenes. Domine Deus omnipotens, qui sperantibus in te es solacium verum, timentibus te reroedium indefessum et te diligentibus perpetuum gaudium, accende igne amoris cor nostrum et flamma tuae caritatis pectoris nostri exure recessum, quo valeamus coeptum consummare martyrium, ut dilectionis tuae in nos vigente incendio decidant a nobis incentiva peccaminum et malesuadae titillationes procul effugiant vitiorum, ut dono gratiae tuae illuminatae cuncta mundi oblectamina valeamus despicere et te puris mentibus ac votis simplicibus usquequaque diligere, timere, desiderare et quaerere. Da nobis, Domine, in tribulatione auxilium, quia vana est salus hominum. Da fortitudinem proeliandî in hoc certamine et de Sion intuitu liberandi nos respice, quatenus passîonis calicem tua prosequentes vestigia possimus iucundo ore ebibere. Tu, enim, Domine, lsraelitas tuos olim sub diro Aegyptiorum iugo gementes non solum potenti dextera liberasti, verum etiam Pharaonem et exercitum eius in medio mari demersum ad gloriam et honorem nominis tui omnino contrivisti. Da fragilitati nostrae in bac congressione invictum resistendi inimico praesidium. Confer inter acies daemoniorum et hominum contra nos insurgentium inexpugnabile dexterae tuae auxilium. Oppone in defensionem nostram numinis tui scutum et usque ad mortem propter te viriliter dimicandi praebe suft'r.1gium, quo valeamus effusione sanguinis nostri passionis tuae reddere debitum, ut sicut pro nobis tu ipse dignatus es mori, ita nos quoque condigno pro te martyriali obitu facias interire, ut tormenta aetemi supplicii per temporalem gladium evadentes deposita sarcina carnis ad te mereamur pervenire felices. Adsit etiam, Domine, absque obstaculo catholicae plebi tua virtus piissima, defendens Ecclesiam tuam a vastatoris molestia, omniumque sacerdotum tuorum coronam sanctitatis et castimoniae ope subnixam, post illibatum sacrae officiositatis ministerium caelestem adire jubeas patriam, inter quos servum tuum Eulogium, cuius post tuum munus documentis instruimur, litteris edocemur, solaciis confovemur, praedicationibus animamur, omnibus peccatis mundatum, sceleribus universis abstersum fidelem tibi efficito famulum tuo perenniter obsequio mancipatum, quo in bac mortalitate placitum tibi exhibens famulatum oondignus tuarum in futuro habitus muneribus gratiarum saltem vel ultimum requiescendi obtineat loculum in regione vivorum per Christum Dominum nostrum, qui tecum vivit et regnat in saecula saeculorum » (EULOOB, Documentum martyriale {désormais cité DM}, éd. GIL, Il, p. 474-475).

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demander s'il ne faut pas voir dans ce texte une sorte de cléricalisation du discours eulogien, lequel soulignerait en dernière instance la place à part des prêtres vis-à-vis des autres chrétiens. Une lecture attentive montre cependant que, si Euloge tient à marquer l'importance du sacerdoce, il se situe néarnmoins dans la logique d'une communauté de purs chrétiens, au sein de laquelle la différence clercs/laïques n'est jamais de nature, mais seulement de degré. Ce sont bien deux jeunes vierges, Flore et Marie, qui s'adressent à Dieu, ce sont bien elles qui sont situées par Euloge en position d'intercéder pour lui. Le prêtre responsable de son troupeau laisse clairement entendre que la première voie de perfection est la leur. L'utilisation ambigüe de la première personne du pluriel confirme par ailleurs cette volonté de relativiser la prééminence des clercs. En effet, si ce sont bien les deux jeunes femmes qui s'expriment, le passage du « nous » privé au « nous » collectif, recouvrant l'ensemble des vrais chrétiens, est constant Une première fois, demandant au Seigneur de les aider à« boire d'une bouche joyeuse au calice de la passion », Flore et Marie rappellent l'action du Seigneur, naguère, en faveur des Israélites. L'engloutissement de Pharaon sous les eaux de la mer Rouge a signifié la libération d'un peuple uni à Dieu par un lien particulier (« tes Israélites » ). La lutte des martyrs renvoie ainsi à l'idéal du peuple élu, selon un modèle vétéro-testamentaire qui s'exprime avec la même force dans l'Espagne chrétienne du haut Moyen Âge, voire, déjà, dans le monde wisigothique29. Un peu plus loin, au moment d'opérer une transition entre leurs propres demandes et celles qui concernent Euloge, les deux jeunes femmes implorent Dieu « d'assister sans obstacle son peuple catholique ». Ces oscillations, évidemment voulues par Euloge, entre un « nous » et un autre, suggèrent que lorsque les futures martyres s'adressent au Seigneur dans l'adversité, lorsqu'elles lui demandent de les aider à combattre les vices, lorsque, enfin, elles aspirent passionnément au supplice, sans être encore tout à fait sûres de leurs forces, c'est plus la communauté dans son ensemble qui s'exprime que deux de ses plus éminentes représentantes. La fin de cette prière, cependant, semble bien révéler une certaine cléricalisation du discours. Des martyrs et de la communauté des Israélites, nous passons soudain au groupe des prêtres (omnium sacerdotum tuorum corona). Comment interpréter ce rétrécissement des perspectives, qui, dans la mesure où il clôture le Documentum martyriale, pose rien de moins que la question du rapport entre prêtres et laïques dans la conception eulogienne de l'Église et de la sainteté ? Rapprochant la prière de Flore et Marie de la dixième lettre de la correspondance

29. Cf. A. P. BRONISCH, Reconquista und Heiliger Krieg. Die Deutung des Krieges im christlichen Spanien von den Westgoten bis in frühe 12. Jahrhwulert, Münster, 1998 (Spanische Forschungen der Gôrresgesellschaft, zweite Reihe, 35), spécialement p. 67 et 152.

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d' Alvar, Edward P. Colbert vit jadis dans ce passage une charge contre certains chrétiens tièdes, qui refusaient d'assumer la prêtrise par souci de ne pas se brouiller avec les « persécuteurs »30. Cette lettre, cependant, contient surtout une attaque contre des extrémistes qui, durant les persécutions, refusaient de considérer comme valides les sacrements administrés par des prêtres coupables3 l. C'est à ces derniers qu'il serait fait allusion dans l'expression illibatum sacrae officiositatis ministerium, le « ministère non souillé d'un office sacré ». Sans intégrer ce groupe de clercs rigoristes, Euloge a lui-même pratiqué l'abstention sacramentelle durant quelques mois32. Rien n'indique cependant qu'en soulignant la responsabilité des prêtres, chargés d'une mission capitale, Alvar fasse allusion à ce comportement «donatiste ». Sans doute faut-il tout simplement voir dans ce passage un hommage aux prêtres non compromis. Nous sommes toujours dans la logique, omniprésente, de l'opposition entre ceux qui appuient les martyrs et ceux qui critiquent leur action. En définitive, l'hommage à la corona sacerdotum qui clôture le Documentum martyriale ne doit pas être mal interprété. Il ne s'agit dans le fond que d'une sorte de captatio benevolentiae, qui permet de glisser du « peuple catholique » à l'ordo des prêtres, puis, dernière étape, à la personne d'Euloge. Les martyrs, quel que soit leur condition, leur statut ou leur sexe, sont bien le moteur de la communauté chrétienne, communauté de salut qui s'oppose à une communauté de perdition. De l'apologie du prêtre Euloge par Alvar, aussi bien que de la prière de Flore et Marie, il est finalement possible, si l'on veut bien lire ces deux textes dans une perspective large, de tirer un schéma logique. Le chrétien doit confesser sa foi pour vivre saintement, ce qui le pousse plus ou moins inexorablement à quitter une société dans laquelle il n'a plus de place. Il est alors conduit au martyre, lequel se greffe sur un modèle ascético-monastique. Les différences entre les ordines s'estompent, ce qui n'a rien de surprenant. Le discours promartyrial ne valorise guère le clergé comme corps intermédiaire, responsable du salut des autres. Le bon clerc peut être un modèle, il n'est pas un médiateur. Cette conception favorise l'indifférenciation. Les prêtres et, plus encore, les moines font finalement ce que devraient faire tous les chrétiens. Dans le schéma d'Euloge et d' Alvar, christianisme et sainteté deviennent quasiment synonymes. Cette idéologie produit une société rêvée, très éloignée de la société réelle. La première ne peut finalement exister, dans la défaite, que par l'autodestruction de la seconde.

30. E. P.

COLBERT, The martyrs of Côrdoba... , p. 232-234; ALVAR, Epistulae [désormais cité Ep.], IO, 3-4, GIL, p. 216-221. Cette lettre est adressée par un évêque anonyme à un autre: cf. infra, p. 107. 31. Cf. infri.t, p. 107-108. 32. Cf. infra, p. 108-110.

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DUALISME ECCLÉSIOLOGIQUE ET COMMUNAUTÉ DE SALUT

Un donatisme mozarabe? La pénitence d'Alvar et la « grève eucharistique » d 'Euloge Plus que les distinctions fonctionnelles au sein de la communauté chrétienne, ce sont donc les différentes attitudes face à 1' oppresseur qui, dans le discours apologétique des martyrs de Cordoue, s'imposent comme seul critère de la distinction. L'ecclésiologie d'Euloge et de ses amis semble dominée par une opposition tranchée entre, d'un côté, le pouvoir musulman et tous ceux qui, de près ou de loin, le secondent, ce qui inclut nombre de chrétiens, et, d'un autre côté, ceux qui défendent sans vaciJler l'authenticité de la religion chrétienne et se reconnaissent dans l'exemple des martyrs volontaires. Ce schéma dualiste, met face à face une communauté de salut et une communauté de perdition. C'est assez pour empêcher la distinction clercs/laïques de tenir un rôle notable dans la définition d'une société chrétienne idéale. Il importe donc, si l'on veut comprendre sur quel arrière-plan ecclésiologique se construit la sainteté, d'explorer cette dimension d'opposition radicale entre deux camps, entre deux vocations. Un premier angle d'attaque peut être celui du rôle des sacrements, et en particulier de l'eucharistie, dans l'organisation de cette communauté chrétienne idéale. Il semble en effet que certains chrétiens andalous aient alors adopté des positions qui ont parfois été qualifiées de « donatistes ». Comment situer Euloge, Alvar et les martyrs volontaires par rapport à ce mystérieux groupe ? En 860 ou 861 sans doute, soit au terme de la période qui a vu mourir une cinquantaine de chrétiens sous le glaive musulman, Alvar écrit à l'évêque Saul de Cordoue. Il lui rappelie comment, malade et sur le point de mourir, il a embrassé l'état de pénitent. Conformément à la discipline de l'Église ancienne, il s'est ainsi privé du « remède salutaire », comprenons la communion33. Rétabli, Alvar demande à Saul de le réintégrer dans la communauté chrétienne par l'intermédiaire d'un prêtre de son choix, lequel devra lui être envoyé au plus tôt. La réponse de Saul est amère et, derrière un ton modéré, sans concessions. Puisque Alvar est désormais bien portant, qu'il vienne donc en personne solliciter l'absolution de son évêque. Et qu'il cesse d'appeler salsuginiens, migétiens, donatistes et lucifériens, les chrétiens qui sont restés fidèles à son autorité34. 33.

«

Certe ab ipso egritudinis tempore usque in hodie a salutari exclusus mansi remedio » (ALVAR, Ep.,

li, 1, éd. GIL, l, p. 221). 34. « Sed plane nescio quos salsuginos asseritis et prope migentianos, donatistas et luciferianos notatis » (ALVAR. Ep., 12, 2, éd. GIL, l, p. 223). Migétius, sévillan, nous est connu par les allusio.ns d'Élîpand à la fin du vme siècle. Il avait « reconstruit la trinité dans un cadre historiciste » (Ch. PICARD,

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Jessica Coope a suggéré que ce groupe de clercs « donatistes » était précisément celui qui avait imposé sa pénitence à Alvar et vis-à-vis duquel celui-ci souhaitait, désormais, marquer ses distances35. De fait, une lettre conservée dans la correspondance d' Alvar, anonyme mais raisonnablement attribuable à Saul, fait allusion à un groupe soutenant, dans une perspective authentiquement donatiste, que les sacrements ne peuvent être administrés que par de saints hommes36. Alvar aurait donc fréquenté ce cercle extrémiste, avant de s'en séparer pour adopter une position plus conciliante, ce qui l'aurait alors amené à se rapprocher de son évêque37. La réponse de Saul à la demande d' Alvar ne se plie cependant pas si facilement, me semble-t-il, au détail de cette analyse. Ainsi, on ne voit guère ce qui permet d'affirmer que ces «donatistes» et autres « migétiens », auxquels fait allusion l'évêque en citant Alvar, composaient le groupe au sein duquel celui-ci s'était fait administrer la pénitence. Saul prend ici la défense de fidèles qu'il considère comme de bons chrétiens. soumis à 1' autorité conciliaire et ecclésiastique et observant « la censure du concile sans se laisser entraîner par l'exemple de la multitude qui navigue sans cap »38. Il s'étonne donc qu' Alvar puisse les traiter d'hérétiques39. Le concile auquel iJ est ici fait allusion pourrait être celui dont il est implicitement question dans la lettre 10 d' Alvar. Celle-ci nous apprend en effet qu'un certain nombre de chrétiens avaient alors bénéficié d'une dispensatio honesta, peut-être une absolution de leur attitude exagérément tiède, voire fautive, durant la crise martyriale. Si tel était le cas, ceux qu' Alvar nommait, selon les dires de Saul, donatistes, lucifériens ou migétiens, n'auraient pas été des extrémistes, mais tout au contraire des modérés. Le fait même qu'on les trouve dans l'entourage de Saul semble en tout cas interdire de voir en eux les représentants d'un authentique courant donatiste. En réalité, il ne faut peut-être pas accorder à ce terme trop d'importance: Alvar a sans doute utilisé le procédé classique de l'amalgame pour disqualifier ses adversaires, les chrétiens compromis durant la persécution. Alors que ceux-ci recherchaient la protection de leur évêque Saul, soucieux de restaurer l'unité, il les traitait quant à lui de tous les noms. D'autres passages de son œuvre montrent que ce procédé, qui n'a rien d'original, lui était

Communautés chrétiennes.. ., p. 128-13(}). Mais Mîgetius soutenait aussi que les prêtres coupables ne pouvaient accomplir leur ministère. 35. l A. COOPE. The martyrs of Côrdoba... , p. 62-63. 36. « Qui discenssionum et simu1tatum serentes contagiâ contra caritatis et unanimitaris precepta Dei veneratione ministeri et divina invocationi sacrati infamare temtant quibusdam levibus opinionibus sacramenta, dicentes tune esse solummodo sancta cum sanctorum fuerint manibus prelibata ... » (ALVAR, Ep;, 10, 3, éd. GIL, l, p. 216). 37. J. A. COOPE, The martyrs of Côrdoba ... , p. 63. 38. « Pro id miror te, prudentem virum et industrium, cur illos damnatis qui actenus concilialem servant censutam. nec pereuntis multitudinis ducuntur exemplo ... » (ibid.). 39. La lettre dans laquelle Alvar désigne ainsi ses ennemis a disparu.

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familier. Ainsi, dans un chapitre de l' lndiculus luminosus, après s'en être pris aux chrétiens qui n'acceptent pas la légitimité des martyrs volontaires, il conclut, d'une façon qui semble purement rhétorique: «J'en ai assez dit contre les donatistes40. »Un peu plus haut, dans un long développement tissé de lieux communs, il oppose son style, rustique mais sincère, aux « philosophes et donatistes » qui, dans des aboiements de chiens et des grognements de porcs, dissertent savamment de sujets totalement creux41. Le terme «donatiste», on le voit, ne doit pas nécessairement être mis en rapport avec une attitude morale ou un raisonnement théologique. Ces remarques n'impliquent aucunement qu'il n'ait pas réellement existé une tendance « donatiste », sans doute très minoritaire, au sein de la population chrétienne andalouse. La lettre 10 de la correspondance d' Alvar, justement mise en valeur par Jessica Coope, est à cet égard révélatrice : l'évêque qui en est r auteur sans doute Saul - signale bien que certains chrétiens « diffament les sacrements par leurs opinions légères. Ils disent en effet que les sacrements sont saints seulement lorsqu'ils sont administrés par de saintes mains, ce que contredit la sentence du bienheureux Augustin ». Mais rien, nous l'avons vu, ne semble permettre de rattacher Alvar à ce groupe. La question pourrait néanmoins être posée à propos d'Euloge. Dans la Vita Eulogii, Alvar rapporte en effet qu'à l'initiative de celui-ci, on procéda, un jour de 851 ou 852, à la lecture publique d'une lettre d'Épiphane de Salamine à son confrère Jean de Jérusalem. La séance se déroula en présence du métropolitain de Séville, sans doute Reccafred, dont l'hostilité au mouvement des martyrs volontaires était de notoriété publique42. À l'issue de cette lecture, Euloge décida de ne plus célébrer la messe. Quel éclairage cet épisode est-il susceptible de recevoir? Reprenons les pièces du puzzle. Le texte lu en présence du métropolitain de Séville figure, au numéro 51, dans la correspondance de saint Jérôme43. Celui-ci avait en effet traduit en latin cette lettre d'Épiphane, évêque de Chypre, à Jean, évêque de Jérusalem. Le contexte - nous sommes en 393 était alors celui des débuts de l'opposition entre origénistes et anthropomorphistes, querelle qui allait embraser le monde chrétien, oriental aussi bien qu'occidental, durant plus de dix ans44. Épiphane, adversaire résolu de l'origé-

40. « Hec contra donatistas dixisse sufficiat » (ALVAR, lndiculus luminosus [désormais cité IL],

GIL, l, p.

20,

éd.

293).

41. « Agant eructuosas questiones filosofi et donatiste, genis inpuris, latratu canum, grunnitu porcorum, fauce rasa et dentibus stridentes ... » (ibid., p. 292). 42. Reccafred apparaît en particulier dans VE, 4 (« Recchafredus episcopus super ecclesias et clericos quasi turuo violentus insiluit omnesque sacerdotes quos potuit carcerali vinculo alligavit » ), 6 et 7, éd. GIL, I, p. 332, 334. 43. JÉRÔME, Lettres, Il, éd. J. LABOUR'f, Paris, 1951, p. 156-172. 44. Pour la mise en contexte de cette lettre, A. DE VOGÜÉ, Histoire littéraire du mouvement monastique dans !'Antiquité, t. 3, Paris, 1996, p. 15-90, et p. 17-23 pour la lettre 51.

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nisme, accusait son confrère palestinien de favoriser « l'hérésie d'Origène et les autres hérésies de perdition »45. Tout le début de sa lettre était cependant consacré à un autre problème, de nature disciplinaire, Épiphane devant justifier le fait qu'il avait ordonné prêtre un moine du diocèse de Jérusalem. La raison en était, selon lui, la situation précaire de la communauté monastique locale, privée de messes depuis un an. En effet, les deux moines-prêtres Vincent et Jérôme - saint Jérôme - refusaient alors de célébrer le saint sacrifice, par « révérence et humilité », nous dit Épiphane46. C'est donc leur exemple qu'Euloge décide de suivre en 851 ou 852. Selon Alvar, celui-ci aurait en effet déclaré que si les lumières de l'Église avaient pu s'abstenir de dire la messe, il en ferait autant, lui qui était couvert de péchés47. Si la situation de Cordoue au milieu du 1xe et celle de Jérusalem au début du ive siècle n'avaient pas grand-chose en commun, on comprend cependant pourquoi l'affaire rapportée par Épiphane pouvait si opportunément servir les besoins de la cause martyriale. Certes, les motifs de Jérôme et d'Euloge n'étaient sans doute pas les mêmes. Le premier faisait acte d'humilité monastique et cherchait vraisemblablement à rappeler qu'il était à Jérusalem en tant que moine, non en tant que prêtre48. Le second s'en prenait ouvertement à son métropolitain, notoirement ami des musulmans. Mais au-delà des différences de contexte et de motivation, la lettre 51 de la correspondance de Jérôme pouvait fort bien se prêter aux manipulations. Alvar ne précise pas si sa lecture fut intégrale49. On peut en douter, car la seconde partie du texte, consacrée à la querelle origéniste, n'était guère d'actualité au milieu du ixe siècle. Il n'en allait pas de même pour le début du texte. Celui-ci commençait en effet par une sorte de préambule, dans lequel Épiphane engageait Jean à ne pas « abuser de l'honneur clérical », en péchant non seulement en désir et en pensée, mais aussi en paroles50. L'évêque de Chypre reprochait ensuite à son confrère de ne pas être empli de la colère de Dieu mais de s'emporter, selon la parole de Matthieu, «contre son frère »5 1• Ce passage pouvait difficilement laisser 45.

« Tu autem, frater, liberet Deus [ ... ] ab heresi Origenis et aliis heresibus et perditione earum » (JÉRÔME, Ep., 51, éd. citée, p. 167). 46. « Cum enim vidissem quia multitudo sanctorum fratrum in monasterio consisteret, et sancti presbyteri Hieronymus et Vincentius propter verecundiam et humilitatem nollent debita nomini suo exercere sacrificia »(JÉRÔME, ibid., p. 157). 47. « Si lucernae Ecclesiae et fidei nostre hoc egerunt columne, quid nobis facere convenit quos delicti onera graviter deprimit et affligit? »(VE, 7, éd. GrL, I, p. 334). Euloge parle conversus episcopo. 48. A. DE VOGÜÉ, Histoire littéraire du mouvement monastique .. ., p. 21. 49. « Beati Epiphanii. .. epistola legeretur, quam ego cuidam diacono preceperam legere » (VE, 7, éd. GIL, I, p. 334). Cette phrase ne permet pas de savoir exactement ce qui fut lu. 50. « Oportebat nos, dilectissime, clericatus honore non abuti in superbiam, sed custodia mandatorum Dei et observatione diligentissima hoc esse quod dicimur. Si enim sancta Scriptura loquitur : cleri eorum non proderunt eis [= Jr 12, 13], quae adrogantia clericatus conducere nobis poterit, qui non solum cogitatione et sensu, verum et sermone peccamus ... »(JÉRÔME, Ep., 51, éd. cit., p. 156). 51. «Et ubi est Dei timor qui nos debet illo temore concutere qui dictus a Domino est: si quis irascitur fratri suo sine causa, reus erit iudicio [=Mt 5, 22] »(ibid.).

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Reœafred indifférent : c'était bien lui que, denière Jean de Jénisalem, on visait. car c'était bien lui qui critiquait voire dénonçait, ses frères chrétiens. Et si Jean de Jérusalem, compromis avec les partisans d'Origène, figurait te· métropolitain de Séville, compromis avec ceux de Mahomet, Euloge, en lfève eucharistique. renvoyait à Jérôme, moine désireux d'oublier son statut de prêtre. La décision d'Euloge n'est donc pas directement liée à une pos.îtion « donatiste», au sens du refus d'admettre la validité des sacrements administrés par les prêtres impurs. Mais elle n'est pas non plus le seul fait de l'humilité. Il semble qu'il faille avant tout l'interpréter comme une tentative de confondre publiquement le métropolitain de Séville. irrémédiablement compromis avec les persécu.. teurs, voire de le pousser à la démission.52. Si Euloge. dont personne ne mettait en doute le dévouement chrétien, se déclarait chargé de péchés, que dire de Reccafred 1 Si le premier ne se jugeait pas digne de remplir sa mission sacramentelle, comment le second pouvait-il encore prétendre à la direction du peuple chrétien ? Les premières lignes de la lettre d'Épiphane, qui n' awit évidemment pas été choisie au hasard, rappelaient que c'est bien I' « honneur » épiscopal qui était en question. Reccafred, qui dut supporter la lecture publique de ce texte, semble bien être alors tombé dans une sorte de guet-apens pacinque, organisé par Euloge. Alvar. et les partisans les plus résolus du martyre volontaire53. Dans le cas d' Alvar aussi bien que dans celui d'Euloge, il paraît donc excessif de parler de donatisme au sens strict du terme. li convient en revanche de souligner à quel point ces deux épisodes, celui de la pénitence d' Alvar aussi bien que celui de la grève eucharistique d'Euloge, dénotent une conscience aigüe.de la nécessaire cohésion au sein de la communauté· chrétienne. L'eucharistie n'est guère présentée comme un instrument d'intercession et de dé-culpabi1isation - ce qu'elle était déjà largement devenue dans le monde carolingien -, mais pluWt, dans une grande fidélité à la tradition antique, comme un symbole d'u.sté.54. Dans sa lettre 11, Alvar explique lui-même que l'interdiction de communier lui était devenue insupportable parce qu'elle le coupait du reste de la communauté. C'est en ce sens qu'elle menaçait son salut. Privé· d'eucharistie, AWar était « exilé du banquet des noces de r agneau »55. La levée de sa péniteftee lui permettrait, 52.

Je donc ici, mais par d'autres voies. de J.A COOPR. 'the martyrs of Cd~ ... p. 63~ M::l, dans O. GUILLOT et R. FAVREAU dir., Pays de Loire el ÂqlA~ de Robert k Fort aux premiers Capétiens, Poitiers, 1997, p. 37sv. et C. SiTTIPANI. « Le," comteÎ d'Anjou et leurs alliances aux Xe et XI" siècles», dans K.S.B. KEATS-RoHAN dir., Family Trees œulthe Roots of Polilics. The Pmsopography of Britain and France from the tenm 10 Ille twelfth ~lflUry, Bury St &tmonds, 1997, p. 211-67. 23. «Cui (à Odon! mox cellam iuxta beati Martini tribuit çcclesîam, et cotidianum uictum ex eadem caaonica acquisiuit. eique concessit "(VOi I, l l. col. 480). La position exacte de Foulque dans la hi&archie de l'institution royale de Saint-Martin de Tours est difficile à établir, mais il est indéniable qu'il y bénéficiait d'un certain pouvoir. Selon le récit tardif et peu crédible De reversione beati Manini a Burgwidia, le père de Foulque le Roux, lngelger, aurait rapporté les reliques de Martin en la ville, en 877 (De rever:sione, éd. A. SALMON, Supplément aux chroniques de Touraine, Tours, 1856, p. 34; cf. S. FARMER, Communities of Saint Martin Legend and Ritual in Medieval Tours, lthaeall.ondres, 1991. p. 59-62, p. 80-82 et p. 305-06). G. SITWBLL en conclur qu'il fut récompensé par le titre de trésorier (éd. et trad.• St. Odo of Cluny: being the Ufe of Odo of ClMy hy John of Salenw and the Ufe of St. Gerald of Aurillac by St. Odo, Londres, 1958, p. 14n.). Sm la base de la Vita Odoni8, B. S. BACHRACH et S. FAR.MER suggèrent que Foulque occupa probablement cette charge (respectivement... Some observations ... "'•p. 4 et 16, n. 17, et Communities, p. 80 et p. S9). Ce temt111de ~er n'est peut-êb'e pas le plus approprié, puisque J. BolJSSARD a soul.igné l'exisleàœde ~ers clercs dans les mêmes années : cet auteur admet pourtant que la famille d'Anjou ell.el'Çait une certaiae influence sur l'abbaye dès la tin du vce siècle (« Le ~er de Saint-Martin. de 1burs », dans Mémorial tk l'année martiniemte M. DCCCC. LX·M. DCCCC. LXI, Paris, 1962, p. 76et p. 72 s.,; cf. aussi O. GUILLOî, Le cotnle d'AnjoM et son emoumge (Fumagalli. 1964), ni, p. 236. Cami. Paris 4, p. 395. Sur ce nouveau travail de Iécriture, cf. 0. IOGNA-PRAT, «La ge&hl des origines daftl l'historiographie clwiisienne des XP·XD" siècles,.. RB, t 102, 1992, p. 135-91. F. DoLHAU, «Anciens posse,.urs ... ,., p. 208. et D. IOGNA-PRAT, "'Panorama... ,., p•.82.

BAUME, GÉRAUD ET GUILLAUME

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dont il subsiste trois manuscrits, dont deux clunisiens, de la seconde moitié du xrre siècle et du xvne sièclel30. L' Humillimus et Nalgod présentent tous deux Guillaume comme un individu d'une grande piété et le fondateur initial de Cluny. Le premier a par exemple cette phrase admirable dans laquelle il décrit Guillaume comme le responsable de la ligne (orientation), Bernon de la superficie et Odon du volume de Cluny. Il conclut que la mort du « très glorieux duc » survint trop tôt et qu'avec lui Cluny perdit son parent131. Nalgod offre quant à lui un portrait de Guillaume qui tranche singulièrement avec celui de la VOj dont il s'inspire: le duc aurait été « remarquable par sa vertu et puissant dans les armes ; en lui la splendeur de l'état militaire et de la foi se rencontraient par l'effet admirable des ressemblances »132. Ce même auteur réhabilite également complètement le souvenir de Baume, qui devient un lieu de rigueur et de discipline : dans les années 1120, l'abbaye jurassienne allait bientôt devenir une fille de Cluny et n'était plus une menace. Le discours de l' Humillimus sur Baume est plus complexe. Plutôt que de louer Baume, comme l'avait fait Jean dans un premier temps, il préfère louer Bernon. Baume est mentionné dans ce panégyrique, mais pour dire à quel point il était dans un triste état quand Bernon vint le restaurer. Plus étonnant : l' Humillimus a effacé le récit erroné de l'élection unanime d' Odon et l'a remplacé par un extrait du testament de Bernon, à la seule exception du nom de Baume qui en a été soustraitl33 ! Le fait que, encore dans la seconde moitié du xie siècle, les Clunisiens n'acceptaient toujours pas de reconnaître le rôle joué par Baume dans leur genèse permet de mieux comprendre pourquoi Odon s'appliqua tant à le nier alors que Cluny venait de voir le jour. L'étude de la Vita Odonis et de la Vita Gera/di révèle donc qu'Odon attacha une importance primordiale au programme de la charte de fondation de Cluny. Cette constatation permet de renforcer l'hypothèse qu'il participât à sa rédaction. Il faut même se demander s'il n'en fut pas le principal instigateur. En effet, les premiers diplômes et bulles réitérant l'indépendance de Cluny face à toute ingérence extérieure datent tous de son abbatiat (927-942), et non du temps de son prédécesseur Bernon (910-927)134. Il est encore plus significatif que, des trois 130. M.-L. FINI,« Studio ... »,p. 33-37 et 131-32; D. IOGNA-PRAT, «Panorama ... »,p. 85 et p. 94.

131.

« Placuit etiam commemorare in transitu, quemadmodum intuitu divinç pietatis locus ille Cluniacus a Vuilelmo duce, ut ita fari libeat, in lineam, a patre Bernone in superficiem et a venerabili Odone, [ ... ] paulatim et per incrementa temporis deductus in altitudinem veluti iam solidum corpus surrexerit. [ ... ] iam sui auctoris, immo potius parentis, gloriosissimi videlicet ducis, morte viduatur » (VOh H 1, p. 209, et VOh H3, p. 223). 132. « Presidebat tune temporis regendç Aquitaniç dux Willelmus, virtute conspicuus et potens arrois, in qui militiç splendor et fidei mira similitudinis arte convenerant » (V0°, M.-L. FINI,« Studio ... », 28, p. 144, et PL 133, 22, col. 930). 133. VOh ff2 et H3, p. 221-223, et VOh H4, p. 230. 134. R. HIESTAND explique cette absence de chartes par le fait que Cluny bénéficiait des mêmes avantages que Gigny tant qu'il en était dépendant, soit jusqu'en 927 (« Einige Überlegungen ... »,p. 299-300 et

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lSABEUE COCHEUN

personnages qui sont associés aux débuts du monastère bourguignon, Guillaamè d'Aquitaine, qui offrit la terre et à qui est donnée la parole dans la charte de 910, Bernon qui en fut le premier abbé, et enfin Odon qui succéda à Bernon dix-sept ans plus tard, Odon fut le seul à être associé à d'autres entreprises similaires, par exemple à Romainmôtier135 et Tullel36_ En revanche, ni les autres fondations de Guillaumel37, ni les autres monastères de Bernonl38, ne possédèrent ces mêmes caractéristiques drastiques de non-ingérence. La seule exception est Déols, fondé en 917, dont Bernon fut le premier abbé et Guillaume un des signataires de la charte de fondation. En fait, jusqu'à la mort d'Odon, cette abbaye fut en quelque sorte une copie réduite de Cluny. Sa charte de fondation est quasi identique à celle de Cluny. Exactement comme pour Cluny, tous les diplômes et bulles confirmant son indépendance datent de l'abbatiat d'Orlon, hormis une charte d'Ebbes qui, selon J. Hubert, trahit clairement l'influence d'Odon mais daterait de la période de flottement entre le moment où Bernon rédigea son testament, nommant Odon son successeur pour Cluny, Déols et Massay, et son décèsl39.

307-08), mais la charte de fondatîon de Cluny définissait entre Cluny et saint Pierre une relation diffé· rente de celle entre Gigny et l'apôtre (cf. infra). En outre, une semblable exteosion des privilèges n'allait pas de soi : Odon exigea par exemple pour Déols de nouvelles bulles et de nouveaux diplômes, même si. après 927, Déols était vis-à-vis de Cluny, ce que Cluny était vis-à-vis de Baume/Gigny avant 927. 135. CLU 379, vol. l, p. 358-61. 136. Cartulaire des abbayes de Tulle et de Roc-Amadcur, éd. J.-B. Champeval, Brive, 1903, no 15, p. 36-38, et Robert Ju, n° 21, p. 95-96; A. PONCELET,« La plus ancienne ... », p. 106, et Robert W, p. 93. 137. Sur les autres abbayes de Guillaume, cf. C. LAURANSON-ROSAZ, « Le roi et les grands dans l'Aquitaine carolingienne», dans La royauté et les élites dans l'Europe carolingienne (du début du IX" aux environs de 920), Villeneuve-d'Ascq, 1998, p. 429. Guillaume d'Aquitaine fut par exemple abbas et rector de Saint-Julien de Brioude (0. GUILLOT, « Formes ... », p. 67). La charte si particulière de Sauxillanges, insistant sur sa dépendance envers Dieu seul. daterait au plus tôt de 927, c'est-à-dire du règne d' Acfred, neveu et successeur de Guillaume, ou des années 940 quand l'évêque de Clermont attacha cette fondation à Cluny (P. Buc.« Les débuts de Sauxillanges: à propos d'un acte de 927 », dans Bibliothèque de {'École des chartes, t 156, 1998, p. 538). Compte tenu de l'hypothèse que j'a~ vance dans cet article, je pencherais plutôt pour la seconde possibilité. Autrement dit, comme à Cluny et à Déols. après 927, Odon serait parvenu à imposer son idéal monastique sur des monastères fondês par des Guillelmides. 138. En effet, à la différence de Cluny, libre de toute ingérence extérieure, Gigny et Baume fureat placés par Bernon sous le pouvoir papal ( « et in perpetuum sub jure et ditione atque potestate bead Petri apostoli et nostra »(Bulle de Formose de 895, B. PROST, Essai historique sur les origines de l'ahbaye de Baume-les-Moines, Lons-le-Saunier, 1872, p. 91 ; «jam dictum locum in honore bead Petri apostoli constructwn, vel ipsi apostolorum princîpi Romae subditum », diplôme de Rodolphe I, roi de Bourgogne transjurane, en 903, ibid, p. 93 ; sur les sources concernant Gigny, cf. G. MOYSE, Les origines, p. 28-29). Cf. aussi le discours très particulier de Bernon dans son testament qui montre qu'il entrevoyait la possibilité d'une intervention !arque en cas de déclin de la vie monastique dans une de ses abbayes, y compris Cluny (PL, t. 133, col. 853C-58A). 139. J. HUBERT,« L'abbaye ... »,p. 14-16 et p. 33-44; cf. aussi Robert Jer, no 13, p. 54-56.

BAUME, GÉRAUD ET GUILLAUME

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Tous les étudiants d'histoire médiévale apprennent très tôt dans leur cursus universitaire que la charte de fondation de Cluny est remarquable en raison de l'interdiction faite à quiconque de s'immiscer dans les affaires de l'abbaye. En réalité, la charte en elle-même est moins révolutionnaire que ne l'affirment les manuels: une cinquantaine d'années auparavant, par exemple, celle de Pothières et Vézelay contenait des exigences moindres, mais somme toute assez prochesl40. Le caractère exceptionnel de Cluny, réside en fait surtout en ce que cette clause de noningérence a été pour la première fois suivie d'effet. Tout récemment, R. Hiestand a expliqué ce phénomène par une suite d'heureux hasards, dont la mort sans descendant de Guillaume le Pieux, Guillaume le Jeune et Acfred, et la division des biens de Bernon entre Wido et Odon, mais son explication est insuffisante141. L'analyse des récits construits par Odon autour des débuts de Cluny et des chartes qu'il obtint à partir de 927 permet de mieux comprendre au prix de quelles difficultés l'indépendance de Cluny fut acquise et le rôle clé que joua son deuxième abbé dans ce processus. S'il est difficile, voire impossible, de déterminer le rôle exact d'Odon dans la rédaction de la charte de fondation, il est du moins certain que la mise en pratique de son contenu reposa singulièrement sur son intervention. Bien qu'Odon fût le seul du trio initial Guillaume-Bernon-Odon à être associé à des entreprises similaires à celles de Cluny, il accepta aussi de réformer de nombreux monastères qui demeurèrent sous la coupe de seigneurs laïques, tels SaintBenoît-sur-Loire, Saint-Paul-hors-les-murs ou l'abbaye de Jean à Salerne. Son exigence d'indépendance était donc liée à des espaces et, probablement aussi, des époques spécifiques. Suite à cette constatation, parmi les diverses questions restées en suspens à la fin de cet article, il en est une qui m'a poursuivie de manière de plus en plus pressante au fil de la recherche ; je l'ai volontairement laissée de côté pour me concentrer sur les sources hagiographiques et dans l'espoir d'y revenir prochainement: il s'agit de l'histoire des alliances politiques d'Odon. En dresser une nouvelle carte (à la suite des travaux de Chaume et Wollasch) devrait permettre de mieux comprendre, quand il exigeait l'indépendance d'un monastère qu'il réformait, pourquoi il repoussa Guillaume dans l'ombre alors qu'ils avaient travaillé de concert pour la fondation de Cluny, et comment cet homme, dont les origines demeurent mystérieuses, obtint le soutien de si nombreux papes, rois et princes pour son grand œuvre de réforme monastique. Même sous ce nouvel angle, il ne fait aucun doute que la fondation de Cluny se révélera être encore et toujours le fruit d'un mélange inextricable de politique et de religieux. 140. R. B. C. HUYGENS, Monumenta Vizeliacensia. Textes relatifs à l'histoire de l'abbaye de Vézelay, Turnhout, 1976, p. 244 s. Cf. B. H. ROSENWEIN, « La question ... », p. 2-4, et idem, Negotiating Space. Power, Restraint, and Privileges of lmmunity in Early Medieval Europe, Ithaca (NY), 1999, p. 157-59. 141. R. HIESTAND, « Einige Überlegungen ... »,p. 304-307.

MOMENTS ET LIEUX DE LA TRADITION MANUSCRITE DE LA V/TA GERALD/

PAOLO FACCIOITO

L

es recherches menées à propos du dossier hagiographique de Géraud d'Aurillac! constituent aujourd'hui un bon point de départ pour mettre en évidence les moments historiques et les lieux d'une tradition manuscrite plutôt complexe. Les raisons justifiant une étude philologique de la Vita Gera/di sont intimement liées à celles de l'approche historique et historiographique de ce texte2. La validité de ce double registre d'enquête paraît confirmée par la confrontation des différentes versions selon lesquelles un même noyau narratif a été transmis. Un tel exercice impose de prendre en considération la structure du texte, les éléments intra- et intertextuels, la tradition directe et indirecte, les destinataires du récit.

Examinons pour commencer un passage de la Vita relatif à l'observance des jeûnes par Géraud et aux habitudes du saint lorsqu'il se trouvait à table avec les membres de sa suite. Ce passage figure dans la partie initiale de la Vita Gera/di, qui illustre les actes du jeune comte d'Aurillac dans l'exercice de ses fonctions politiques et judiciaires. Ce sont des faits de la vie quotidienne, non des actes particulièrement grandioses, qui sont ici rapportés3.

1. V. FuMAGALLI, «Note sulla "Vita Geraldi" di Odone di Cluny », dans Bullettino dell'lstituto Storico ltaliano per il Medio Evo e Archivio Muratoriano, t. 76, 1964, p. 217-240; J. SCHNEIDER,« Aspects de la société dans l'Aquitaine carolingienne d'après la "Vita Geraldi Auriliacensis" », dans Comptes rendus des séances de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, 1973, p. 8-19; A.-M. BULTOTVERLEYSEN, « Le dossier de saint Géraud d'Aurillac (Sources hagiographiques de la Gaule, IV) », dans Francia, t. 2211 (Moyen Âge), 1995, p. 173-206; P. FACCIOITO, «Il Sermo de festivitate s. Gera/di di Oddone di Cluny », dans Hagiographica. Rivista di agiografia e biografia della Società intemazionale per Lo studio del Medio Evo Latino, t. 3, 1996, p. 113-136. 2. Pour une synthèse bibliographique : P. FACCIOTIO, « La "Vita Geraldi" di Oddone di Cluny, un problema aperto »,dans Studi Medievali, 3• ser., t. 33, 1992, p. 243-63. 3. Dans un passage comme celui-ci, dont le contenu est apparemment « inoffensif » et le texte pour ainsi dire peu surveillé, il est plus facile de saisir des divergences de point de vue entre des auteurs et des compilateurs différents; celles-ci tendent au contraire à s'estomper dans les moments de plus grande tension du récit.

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PAOLO FACC!OITO

A. Vita prolixior prima

B. Vita prolixior secunda

1. Refectionis tempore, ingens

Titulatio : « Quod ad mensam suam non in uerba ociosa sed diuina eloquia legi et audire gestiebat ; et de obseruantia ieiuniorum. » Refectionis tempore, ingens illi reuerentia seruabatur. Non ibi loquacitas aut scurrilitas preualebat, sed uel necessarii sermones, uel diuina eloquia dicebantur.

illi reuerentia seruabatur. Non ibi loquacitas aut scurrilitas prreualebat, sed vel necessarii, vel honesti sermones, vel certe diuini eloquii dicebantur. 2. Per omne enim ternpus semel in die prandebat, nisi forte restiuis diebus, euro prosius aliquid, aut crudum cœnaret. 3. Ad eius mensam primo diutius legebatur ; sed ut secularibus condescenderet, lectionem interdum suspendens, qurerebat a clericis quid in ea diceretur : ab ipsis tamen quos posse nouerat respondere. 4. Siquidem nobiles clericos nutriebat, quibus et morum honestas, et eruditio sensus certatim adhibebatur. 5. Pubescentibus enim austeriorem se prrebebat, dicens quod illius retatis tempus valde sit periculosum, quando quilibet adolescens maternre vocis similitudinem, vel faciei deponens ... 6. Paternam incipit assumere vocero, vel vultum : et qui se tune seruare studeret, facile dehinc carnis incentiua superaret. 7. Cum ergo illi quos de lectione requirebat, ilium rogarent, ut ipse potius loqueretur ... 8. Tandem solebat proferre quod ei non pomposa dissertio, sed docta simplicitas ministrabat.

C. Vita brevior

Refectionis tempore magna illi reverentia servabatur.

Usurn namque a'lsurnpserat ut ad prandium ejus, non solum alia vice, quod semper solitus erat, sed etiam cum hospites adessent, legeretur, ut inde esset confabulatio.

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TRADITION MANUSCRITE DE LA VITA GERALDI

A. Vila prolixior prima

B. Vila prolixior secunda

9. Interim vero euro e vestigio Quotiens autem ut assolet non deessent. .. inter eos ... 10. qui non sua sed alterius grauitate modestiaro seruare coguntur, uerba fortassis ad scurrilitatem 11. Qui facetias quasdam, ut adsolet, aut iocularitates deriuarentur ... mouerent ... 12. Non eas mordaci Non eos mordaci indignatione, indignatione, sed quasi sed quasi per facetiam itidem iocando compescebat. .. compescebat. 13. Numquam tamen Nec umquam diu uanitatem coram se protrahi permittebat. vanitatem coram se protrahi sinebat. 14. Nouerat enim quod Nouerat enim quod omnibus omnibus in commune in commune christianis Christianis iubeatur, ut iubeatur, ut unusquisque euro unusquisque euro silentio silentio panem suum manducet. suum panero manducet. 15. In refectionis autem fine lectionem semper lector iterabat. 16. lta Geraldus vel de Deo loquens, vel Deo sibi per lectionem loquente, maximum refectionis tempus expendebat. 17. Quod tamen illius exemplum utinam illi potentes recogitarent. 18. Studebat autem ita lta sobrietati studebat, ut non sobrietati, ut non solum se, solum se sed etiam suos a sed etiam suos a temulentia temulantia custodiret. custodiret. Nam conuiuœ Conuiuae eius neque uoraces, eius, neque voraces erant, erant neque bibaces. Neque neque bibaces. Neque enim enim uel hospites umquam ad bibendum cogebat, neque vel hospites umquam ad bibendum cogebat, neque numerosius quam omnes . numerosius quam omnes ceteri conuiuae potum hauriebat. /taque sic cœteri conuiuœ, potum hauribat. /taque sic temperabat conuiuium, ut ab eo nec temulenti surgerent, temperabat conuiuium, nec subtristes. ut ab eo nec temulenti surgerent, nec subtristes. 19. Et cum hospites, ad Et cum hospites ad quorum humanitatem se totum quorum humanitatem se totum impendebat, reficere inpendebat, nonnumquam rejicere mane fecisset ; nonnumquam mane fecisset; ipse tamen non ipse tamen numquam ante horam diei tertiam, uel in ante horam diei tertiam, vel in ieiunio ante nonam ieiunio ante nonam rejiciebat. rejiciebat.

C. Vrta brevior

Non erat immemor quod unicuique jubetur, ut euro silentio panero suum manducet.

lta sobrietati studebat ut non solum se sed etiam convivas a temulentia custodiret: neque enim vel hospites ad bibenduro umquam cogebat.

Quod si necesse esset, mane eos reficiebat, ipse tamen ante tertiam nullatenus aliquid gustaturus ...

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PAOLO FACCJOTTO

A. Vila prolixior prima 20. lllud scripturœ prœceptum obseruabat beatus Princeps, qui in tempore suo comedit ad reficiendum, et non ad luxuriam. 21. Viderint illi hoc eius exemplum, qui contra redargutionem Prophetae, citharam et lyram ludendo habent in conuiuîis suis. Gaudent lusibus, et exultant ad vocem organi. Opus Domini non respiciunt ... 22. Quoniam inter voces perstrepentium nec saltem clamorem pauperis audiunt. ad eos. 23. Quid enim ? Verum est quod Christus Veritas dixit, quod scilicet, ex abundantia cordis, os loquitur. 24. Isti qui semper de secularibus, et vel parum, vel raro de Deo loquuntur, palam est quid amplius ament, vel quid in cordibus eorum abundet. 25. Qui utinam sicut Geraldus nouissima prouiderent, et siue manducarem, siue biberent, omnia, iuxta prreceptum Apostoli, ad laudem Dei facerent. 26. Tribus feriis in hebdomada, et omnî tempore quod abstinentire dicatum est, a carnibus abstinebat. 27. Si tamen in eisdem feriis festiuitas annualis euenisset, abstinentiam ita soluebat, ut in qualibet absoluta feria ad vicem illius quam soluerat, itidem abstineret ... 28. Cum et unum pauperem extra solitos obtentu illius festiuitatis reficeret.

B. VIia prolixior secundo lllud scripturae preceptum obseruans, beatus princeps qui in tempore suo comedit ad reficiendum, et non ad luxuriam.

C. Vila brevior propter illud : Beatus princeps qui in tempore suo comedit.

Velim sane ut hoc eius exemplum recogitent, qui uel mîxta rapina, uel de sua superbe conuiuantes, opus domini non respiciunt, sed contra prophetae redargutionem cithara et lira in conuiuiis eorum ... et ita gaudent lusibus et loquacitate perstrepunt, ut clamor pauperes non introeat ...

Qui utinam sicut Geraldus nouissima prouiderent; et siue manducarent siue biberent, omnia iuxta preceptum apostoli, ad dei laudem facerent. Tribus feriis in ebdomada a carnibus abstinebat ...

Si tamen in eisdem feriis annualis festiuitas euenisset, abstinentiam soluebat. ln qualibet tamen absoluta die, per illam quam soluerat, ad uicem abstinebat ... Cum unum pauperem extra ceteros, causa illius festiuitatis reficeret.

Jejuniorum dies ita observabat ut ...

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TRADITION MANUSCRITE DE LA VITA GERALDI

A. Vila prolixior prima 29. Sin vero ieiunium die Dominica euenisset, nequaquam illud soluebat, nec sub hac occasione prreteribat... 30. Sed prrecedenti sabbato solemnitatem ieiunii persoluebat. 31. Sin vero talis esus sancto homini videretur incongruus, nouerit ille quem hoc forte mouet ... 32. Quod omnia munda sint mundis, idest sine concupiscentire vitio comedentibus. 33. Et qui non qualitatem cibi, sed necessitatem, vel appetitum quo sumitur internus iudex attendit. 34. Quod Helias Propheta et Esaü, suo probant exemplo. 35. Licuit igitur homini laico, przsertim tam iusto licitis uti ... 36. Quod non licet eis quibus id sua professio contradicit 37. Nam illa Paradisi arbor non iccirco mortem intulit, quod mala esset, sed quod super interdictum fuit prresumpta.

B. VIia prolixior secunda

C. Vita brevior

Sin uero ieiunium die dominica Si dominica dies evenisset euenisset, nequaquam illud sub vigilia qua jejunandum esset. .. hac occasione preteribat. ..

Sed precedenti sabbato sollempnitatem ieiunii persoluebat. Sin uero talis esus sancto homini uidetur incongruus, nouerit ille quem hoc forte mouet. .. Quod iuxta apostolum, omnia munda sint mundis ...

Praecedenti sabbato jejunaret.

Et quod non qualitatem cibi, sed appetitum quo sumitur, internus iudex attendat. Hoc Helias propheta uel Esau, suo probant exemplo. Licuit igitur homini laico presertim tam iusto, licitis uesci ... Quod non licet his quibus id sua professio contradicit. Nam illa paradisi arbor non idcirco mortem intulit quod esset mala, sed quod propter interdictum fuit presumpta.

À première vue, le contenu du texte A, plus long, apparaît plus riche ; le texte B - .le seul, parmi les trois, à donner un titre au chapitre - semble entretenir d'étroits rapports avec A; le texte C est, quant à lui, caractérisé par une extrême concision. Après un exorde quasi identique dans les trois cas, B et C diffèrent de A au point 2; ils ne rapportent pas un détail intéressant: Géraud ne mangeait qu'une fois par jour. Un long passage - les points 2 à 8 - est complètement absent de B, mais pas de C, qui fait allusion à la lecture effectuée à table : le mot confabulatio y synthétise ce qui est décrit de manière très détaillée dans A. Il est en effet raconté, dans A, que la lectio était interrompue afin que des clercs puissent expliquer la signification de ce qui venait d'être lu. Ce sont surtout les plus jeunes du

222

PAOLO FACCJ01TO

groupe, les adolescents, qui demandaient à Géraud des explications à propos de la lecture qu'ils avaient entendue; celui-ci répondait en évitant toute rhétorique et s'en tenant, selon le texte, à une docta simplicitas. Ainsi, selon A, à la table de Géraud, on lisait des textes sacrés, comme dans les monastères. Le fait est du reste confirmé par B et C. Il y avait en outre une activité exégétique, destinée à aider ceux qui n'avaient pas la culture nécessaire pour comprendre le texte qui était lu : ce détail est toutefois absent de B et C, qui évitent également la disgression (points 5-6) sur l'adolescence. Le groupe réuni par Géraud ne constituait certes pas une communauté régulière, mais il est intéressant d'en comparer les pratiques avec celles qui avaient cours dans les monastères. La Règle de saint Benoît est claire : à table, on doit garder le silence, de te He sorte que l'on n'entende que la voix du lecteur : Et summum fiat silentium, ut nullius musitatio uel uox nisi solius legentis ibi audiatut4. La Règle du Maître, cependant, prévoyait que l'abbé répondît aux questions des frères sur les points incertains et obscurs de la lectio : Legat namque disposite, non urguendo, ut apertius occupati ea auditores agnoscant quod eos factis oporteat adinplere, et ut, si qua sunt ambigua aut obscura et apertius ea non intelligunt fratres, aut interrogatus a fratribus aut ultro aliqua abbas exponat5. Il faut rejeter l'hypothèse selon laquelle la brièveté de B et de C relèverait d'une exigence seulement« quantitative». Du moins B ne fait-il pas preuve de la même brièveté aux points 25-30, où il est question de l'observance très rigoureuse des jeûnes de la part de Géraud, sujet très sensible dans la culture monastique. Dans le texte C, la brièveté constitue sans aucun doute un objectif, mais 4. La Règle de Saint Benoît, trad. et notes par A. DE VOGÜÉ, Il (chap. VIII-LXXIII), Paris, 1972 (SC, 182), cap. xxxvnt («De ebdomadario lectore »),p. 574. Trad. DE VOGÜÉ:« Et il se fera un silence complet, en sorte que, dans la pièce, on n'entende personne chuchoter ou élever la voix, sinon le seul lecteur. » 5. La Règle du Maître, éd. A. DE VOGÜÉ, II (chap. 11-95), Paris, 1964 (SC, 106), cap. XXIV(« De evdomadario lectore ad mensas »),p. 126, p. 48-52. Trad. DE VOGÜÉ:« On lira en séparant comme il faut, sans se presser, pour que les auditeurs occupés prennent connaissance clairement de ce qu'ils doivent accomplir par leurs actions, et pour que, s'il se trouve des choses ambiguës ou obscures et que les frères ne les comprennent pas clairement, l'abbé puisse donner quelques explications, soit que les frères l'interrogent, soit qu'il en prenne l'initiative. »À propos de la différence entre la Regula Magistri (RM) et la Regula Benedicti (RB), A. de Vogüé commente: «Le Maître veut qu'on lise lentement pour favoriser les questions des frères et les explications de labbé. Benoît, au contraire, cherche à favoriser le silence. Il interdit les questions et limite les explications. Dans ce cas, il ne s'agit plus seulement d'interprétations différentes de la même pratique, mais d'une véritable opposition sur le fond. [ ... ]. Pour décrire ce silence et le protéger, Benoît utilise des notations de Pachôme et de Cassien qui concernaient le silence tel qu'on le pratiquait en Égypte, c'est-à-dire sans la lecture. Telle est la principale originalité du traité bénédictin. Elle consiste à introduire un élément de la tradition pachômienne dans le traité du Maître. Il s'ensuit un changement d'attitude vis-à-vis des échanges de vues qui pourraient interrompre la lecture. Désonnais il s'agit moins de promouvoir l'audition fructueuse du texte au moyen de questions et d'explications que de rendre la lecture parfaitement audible et à peu près ininterrompue » (La Règle de Saint Benoît, VI, Commentaire historique et critique (parties Vll·IX et index), éd. A. DE VOGÜÉ, Paris, 1971 (Sources chrétiennes, 186, p. 1069-1071 ).

TRADITION MANUSCRITE DE LA VITA GERALDI

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celle-ci ne s'applique qu'aux passages qui pourraient paraître ambigus. Avant d'aborder le thème de l'observance des jeûnes, l'auteur ou compi1ateur de C parle, en effet, de la lectio, fait ensuite allusion à la confabulatio, puis revient sur la règle de manducare cum silentio, et enfin, pour renforcer le ton édifiant du récit et lever toute ambiguïté concernant la confabulatio, insère un passage sur l'observance de la sobriété (points 18-20)6. Il parat"t évident que l'auteur de C entend souligner tous les points de contact possibles avec la règle monastique. Revenons au texte A, où nous constatons, à l'inverse de C, une prolixité certaine et une grande richesse de contenus7 - historiques, ecclésiologiques et même psychologiques. Reportons-nous en particulier aux points 5-6, qui introduisent le thème de l'interrogatio : Géraud y est dépeint comme un éducateur adroit, capable de distinguer les phases de développement de l'enfant et sachant se comporter comme il convient devant des adolescents, évitant la dureté excessive comme la licence, ainsi que le révèlent les points 7-8. Le texte B, qui omet tout cela (points 5-6), fournit ensuite une version légèrement différente de A dans la forme, mais très différente quant à la substance : alors que A décrit avec compréhension les facéties typiques des adolescents (points 9- t 2), B emprunte un ton plus dur à ce propos et évite le verbe iocare utilisé par A pour décrire la manière dont Géraud «jouait le jeu ». Enfin, alors que A fait pour la deuxième fois allusion au fait que Géraud prêchait (de Deo loquens : point 16), B ignore cet aspect pour la deuxième fois. En conclusion, nous voyons dans le texte A un laïc puissant, cherchant à se conformer à la discipline monastique, mais le faisant avec discrétion, sans contraindre les membres de sa suite à l'observance de normes trop rigides ; il rompt par conséquent le silence, s'efforce d'éduquer les jeunes gens sans trop leur forcer la main et se transforme lui-même en prédicateur: autant d'éléments qui ne sont pas présents dans le texte B. Il convient bien sûr de s'interroger sur les motifs de la présence de tels thèmes dans le texte A. Cette recherche est étroitement liée à I'« inconnue » concernant Odon de Cluny, qui est sûrement à l'origine du filon principal de la Vita Geraldi: ces thèmes sont-ils compatibles avec sa culture et sa pensée'! La propension de Géraud, présentée par le texte A, à faire du repas une occasion d'éducation et de prédication, et pas seulement d'écoute de la lectio diuina, ne semble pas avoir de parallèles dans d'autres textes hagiographiques contemporains. On peut cependant établir une comparaison avec un passage de l' Histoire ecclésiastique du peuple anglais de Bède le Vénérable, une œuvre expressément

6. Ce passage correspond, dans A et B, à un chapitre précédent (en italique dans le tableau). 7. Le texte n'est cependant pas exempt d'amplifications rhétoriques, comme dans les points 23·24, absents dans B.

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PAOLO FACCIOTrO

citée dans la version A de la \lita Geraldi8 et évoquée par Odon de Cluny parmi les sources de ses Collationes9 : Bède rapporte, en effet, un fait semblable concernant Oswald, roi de Northumbrie. Il y décrit un épisode dramatique de l'histoire de son peuple, dont l'existence est menacée par l'envahisseur païen Caedwalla, roi des Bretons, dans la première moitié du vne siècle : dans un tel contexte, l'action du roi Oswald, homme pieux, s'avère décisive. Le roi ne conduit pas seulement son peuple à la victoire, obtenue à la suite d'une grande prière suscitée par lui, sur le champ de bataiJle, et imposée à toute son armée, mais il joue également un rôle important de médiation entre les hiérarchies ecclésiastiques et civiles. Bède raconte notamment qu'Oswald obtient que les Irlandais lui envoient un évêque, Aidan, qu'il avait lui-même établi à Lindisfarne. Celui-ci ne connaissant pas la langue des Anglais, Oswald, qui maîtrise quant à lui les deux langues, « se proposa comme interprète de la parole divine auprès de ses officiers et de ses ministres». Pour autant que l'on puisse donner une interprétation restrictive de ce texte, on constate que, dans ce cas également, le puissant laïc transgresse ses fonctions normales, en raison de la gravité et du caractère exceptionnel du moment historique: l'urgence de la lutte contre les païens fait d'Oswald le meneur de la révolte religieuse et politique de son peuple. La gravité du moment historique est également évoquée, de manière analogue, par l'auteur de la \lita Gera/di, qui souligne la fonction auxiliaire exercée par le saint comte au sein d'une Église traversant une grave crise. Oswald et Géraud sont tous deux promoteurs d'un retour à l'observance de la règle monastique; ils fondent des monastères et les dotent de biens ; bien qu'au faîte du pouvoir, ils restent tous les deux humbles (et les ressemblances ne s'arrêtent pas là). Une deuxième comparaison peut être faite avec un passage, cette fois postérieur à la rédaction de la Vita Geraldi, figurant dans la \lita du roi Robert le Pieux, le fils d'Hugues Capet, que rédigea Helgaud, moine de Fleury. À l'occasion d'un repas de Pâques, donc très somptueux comme il convient à un roi, Robert attire l'attention des commensaux sur un miracle qu'il accomplit au moment même, dont bénéficie un pauvre aveugle. Il s'ensuit une confabulatio, axée entièrement sur la louange de Dieu. En guise de conclusion, Helgaud ajoute: si ce fait n'avait pas eu lieu, les commensaux auraient parlé entre eux de manière vaine et oisivelO. Il s'agit bien là d'un exemple de conversation édifiante à table, directement provoquée par la sollicitude du saint. L'épisode n'a probablement pas de rapport direct avec notre morceau de la \lita Geraldi, mais il faut remarquer que saint 8. Vita prolixior prima, I, 42, dans PL, t. 133, col. 667. 9. Collationes, I, 24, dans PL, t. 133, col. 535 C. 10. HELGAUDI FLORIACENSIS MONACHI, Epitoma Vitae Roberti Regis, dans F. DUCHESNE, Historiae francorum scriptores, t. 4, Lutetiae Parisîorum, 1641, col. 66 C: « Fuitque discumbentibus tota die huiusce rei confabulatio ad laudem omnipotentis Dei : quorum verba forte fuissent vana et otiosa, nisi tanto lumine forent illustrati illo die. »

TRADITION MANUSCRITE DE LA VITA GERALDI

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Géraud était considéré comme un modèle (miles fortissimus) par le roi Robert : comme le raconte Helgaud, le roi se rendit même en pèlerinage dans 1' église où était enseveli le corps de Géraudll. Le rapprochement du sanctuaire d'Aurillac avec les autres lieux de prière et de pèlerinage fréquentés par Robert ne peut être dépourvu de significationl2. Pour conclure, nous pouvons affirmer que l'auteur du texte A n'entend pas subvertir les modèles de sainteté établis, mais bien placer ses auditeurs et lecteurs devant un fait plutôt insolite : la piété d'un puissant laïc qui, d'un côté, suit certaines règles de la vie cénobitique (nouerat enim quod omnibus in commune Christianis jubeatur, ut unusquisque cum silentio suum panem manducet : point 14) et, d'un autre côté, transgresse ces mêmes règles, s'accorde quelques libertés, et cela, comme nous avons pu le voir, dans le sillage de la Regula Magistri. Une liberté relative, justifiée dans le cadre d'un contexte général : il fallait que les laïcs détenteurs des pouvoirs civils contribuent à enrayer la crise de la societas christiana. C'est la raison pour laquelle les trois personnages que nous avons évoqués adoptent un comportement semblable : Oswald et Géraud se font, à certains moments de leur vie, prédicateurs et interprètes de la volonté divine, menant une action auxiliaire à celle des religieux. Géraud et Robert se préoccupent du déroulement des moments conviviaux et font en sorte que leurs commensaux parlent entre eux de sujets religieux, et en tout cas de manière modérée. Je ne veux pas dire que ces trois Vitae sont comparables en tout, mais elles ont certainement en commun la dimension de « vie mixte » : les trois laïcs ne renoncent ni aux prérogatives de leur« état» de vie, ni à l'exercice de leur pouvoir, mais ils se comportent selon des modalités empruntées à la sphère religieuse, en particulier à la discipline monastique; dans tous les cas, il s'agit de fondateurs de monastères auxquels ils donnent des terres.

* II convient maintenant de nous interroger sur la réception et la signification du récit de la« vie mixte »de Géraud d'Aurillac. Le texte A est celui de la dite Vita prolixior prima, en quatre livres (VP4) ; le texte B est celui de la dite Vita prolixior secunda, en trois livres (VP3) ; le texte C est celui de la Vita brevior (VB).

11. Cf. HELGAUDI FLORIACENSIS MONACHI Epitoma Vitae Roberti Regis, ibidem, col. 76 C. Éd. plus récente: HELGAUD DE FLEURY, Vie de Robert le Pieux. Epitoma Vitae Regis Rotberti Pii, éd. R.-H. BAUTIER, G. LABORY, Paris, 1965. 12. À l'approche de sa mort, le roi décide de passer le Carême en priant les saints patrons de certains monastères (le protomartyr Étienne, l'abbé Maieul, la Vierge Marie et le martyr Julien, la Vierge Marie et le confesseur Gilles, Saturnin et Vincent, Antoine et Foy, le confesseur Géraud) : il entreprend ainsi un pèlerinage qui le conduit de Bourges à Aurillac et rentre ensuite pour célébrer Pâques à Orléans.

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PAOW FACCIOITO

Je reprends 1c1 la terminologie et les sigles proposés par Anne-Marie BultotVerleysen dans son étude sur« Le dossier de saint Géraud d'Aurillac »13. Le texte de la Vita prolixior prima est celui que la critique moderne identifie comme l'œuvre authentique d'Odon de Cluny. Cette identification a été proposée de manière nette par Vito Fumagalli qui, en 1961, avait consacré à ce problème sa tesi di laurea de l'université de Pisel4. Ses recherches sur les autres œuvres d'Odon, en particulier sur les Collationes, ont montré, sans doute possible, que la Vita prolixior prima était un fruit de l'inspiration théologico-morale du grand abbé clunisien. Par ailleurs, la confrontation de ce texte avec celui de la Vita brevior démontra que cette dernière était un remaniement postérieur, effectué sur la base d'un critère de réduction, selon lequel le seul modèle de sainteté possible était le modèle monastique. Vito Fumagalli connaissait également la Vita prolixior secunda (VP3), notre texte B : la façon dont la matière narrative y est subdivisée (en trois livres plutôt qu'en quatre) lui paraissait plus cohérente avec le développement de la biographie du saint Par ailleurs, le fait que la Vita prolixior secunda fût transmise dans un manuscrit du x1e siècle, copié à Cluny (Paris, BnF, nouv. acq. lat. 2261 ), plaidait en faveur de son authenticité. Récemment, A.-M. Bultot-Verleysen a récapitulé de la manière suivante la situation de la tradition manuscrite de la Vie de Géraud : La Vita prolixior prima est bien l'œuvre d'Odon de Cluny. La critique n'a toutefois pas encore résolu le problème de l'attribution du livre IV (Miracula post transitum). En ce qui concerne la datation, les alentours de 930 sont proposés, et la thèse avancée par V. Fumagalli d'une datation plus précoce est repoussée. Si l'on excepte certains fragments et des abrégés écrits après le xme siècle, la diffusion de ce texte est limitée au sud-ouest de la Francets. - La Vita prolixior secunda aurait été écrite à Cluny, point de convergence des manuscrits, à une date antérieure à 972. L'auteur pourrait en être Odon lui-même et les modifications faites sur le texte de la Vita prolixior prima suggéreraient une évolution (ou involution) de sa pensée. Dans ce texte, le style est plus sobre et concis ; sur le plan du contenu, les critiques adressées par l'auteur aux moines sont fort atténuées et la sainteté de Géraud est reconnue avec moins d'enthousiasme. Selon A.-M. Bultot-Verleysen, le texte démontrerait que l'œuvre d'Odon a subi un traitement propre à le rendre plus acceptable pour une communauté monastique 16.

13. A.-M. BULTar-VERLEYSEN, «Le dossier de saint Géraud ... », art. cit. 14. V. FUMAGALLI, Aspetti della prima agiografia duniacense: la Vïta dis. Geraldo conte di Aurillac e la questione delle sue due redazîoni, tesi di laurea in Storia medievale, relatore Prof. Ottorino Bertolini, Università di Pisa 1961; idem,« Note sulla "Vita Geraldi" ... »,art. cit., p. 217-240. 15. A.-M. BULTOT-VERLEYSEN, «Le dossier de saint Géraud ... », p. 191-194. 16. Idem, « Le dossier de saint Géraud ... », p. 196-197.

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- La Vita Brevior, connue presque exclusivement dans le sud de la France, pourrait avoir été écrite avant 972 par un moine de Cluny qui connaissait la Vita prolixior prima et la Vita prolixior secunda, toutes deux antérieures17. La reconstitution proposée par A.-M. Bultot-Verleysen n'est pas totalement convaincante. Tout d'abord, il n'est guère économique de penser qu'en l'espace de quelques décennies, dans le même lieu, à savoir Cluny, trois textes différents aient pu être écrits et copiés à propos du même saint. Cela ne serait justifié que par un intérêt spécifique et très fort de la fondation monastique clunisienne pour Géraud, intérêt que nous ne pouvons pas totalement exclure, mais qui est cependant assez peu réaliste. Rappelons en outre qu'il ne nous est parvenu aucun manuscrit du xe siècle originaire de Cluny et transmettant au moins l'un des trois textes. Le plus ancien manuscrit comprenant une version de la Vita Geraldi a été écrit et décoré à l'abbaye de Saint-Martial de Limoges (Paris, BnF, latin 5301)18, mais le texte se trouvant dans ce manuscrit est la Vita brevior. Ce constat avait, par le passé, conduit certains chercheurs à croire que le texte qu'il fallait retenir comme étant celui d'Odon de Cluny était précisément celui retrouvé dans le manuscrit de Limoges, ce que nous refusons aujourd'hui. Dans tous les cas, si nous acceptons la thèse que la Vita prolixior prima a été écrite par Odon à Cluny après son élection comme abbé en 927, nous devons toutefois penser qu'au moins une copie de l'œuvre circulait à Tulle, où résidait l'abbé Aimon auquel est dédiée la Vita 19, et qu'une seconde copie se trouvait probablement à Limoges, siège de l'évêque Turpion, frère d' Aimon, deuxième personne à laquelle Odon dédie la Vita20. Rappelons que c'est au même Turpion qu'Odon dédie ses Collationes21. Peut-être une autre copie de la Vita Geraldi se trouvait-elle à Aurillac, dans le monastère fondé par saint Géraud: le texte rédigé par Odon avait en effet pour but de certifier que le culte rendu à saint Géraud dans le monastère où il était enseveli était authentique et accepté par l'Église. S'il en est ainsi, nous pouvons penser que la Vita Gera/di circulait dans le centre-sud de la France, au moins dans trois localités assez proches l'une de l'autre, outre la copie qui devait se trouver dans le lieu où Odon composa son

17. Idem,« Le dossier de saint Géraud ... », p. 201-202. 18. Bibliographie du manuscrit: Catalogus codicum hagiographicorum latinorum antiquiorum saeculo XVI qui in Bibliotheca Nationali Parisiensi asservantur, Bruxelles, 1889-1993, Il, p. 27; A. VON POTIHAST, Bibliotheca Historica Medii Aevi, 2 vol., Berlin, 1896, p. 1334; E. SACKUR, Die Cluniacenserin ihrer Kirchlichen und allgemeingeschichtlichen Wirksamkeit bis zur Mitte des Elften Jahrhundens, Halle an der Saale, 1892-1894, li, p. 334, n. 3 ; V. FUMAGALLI, « Note sulla "Vita Geraldi" ... », p. 226-227 ; D. GABORIT-CHOPIN, La décoration des manuscrits à Saint-Martial de Limoges et dans le Limousin, du 1xe au XII' siècle, Paris, Genève, 1969, p. 206. 19. Vita prolixior prima, I, Praef., dans PL, t. 133, col. 642 A. 20. Idem, ibid. 21. Collationes, Epistula nuncupatoria, dans PL, t. 133, col. 517.

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œuvre, Cluny en Bourgogne. Ce simple constat ne peut que modifier notre vision d'ensemble de la tradition manuscrite de la Vita Geraldi. Il faut par ailleurs préciser que le culte de saint Géraud était très répandu, naturellement dans les zones limitrophes d'Aurillac, mais aussi dans le Limousin et, comme le soutient A.-M. Bultot-Verleysen dans son étude sur le Liber vitae et miraculorum relatif à Géraud, dans la région de Tours22. Tours était une cité très importante pour Odon de Cluny: nous savons, en effet, par la Vita Odonis, écrite par son disciple Jean l'italien, que le futur abbé avait été confié par son père, alors qu'il était enfant, aux soins de saint Martin; l'éducation spirituelle du jeune Odon se fit donc parmi les chanoines de Saint-Martin de Tours; enfin, c'est dans cette cité qu'Odon décida de terminer ses jours, précisément au monastère de Saint-Julien23. Au xe siècle, il existe également des témoignages du culte de Géraud dans la région de Poitiers : nous nous déplaçons donc vers le sud-ouest de la France24. En somme, le culte du saint comte était diffusé dans une aire assez homogène, en des lieux coïncidant souvent avec ceux effectivement fréquentés par Odon ou dans lesquels il cultiva d'importants liens personnels et des rapports d'amitié avec d'autres personnes. Alors que nous sommes sûrs que le texte de la Vita prolixior secunda est un texte clunisien, écrit à Cluny et transmis en un petit nombre de manuscrits, qui peuvent tous être rapportés à Cluny, il n'en est donc pas de même pour les deux autres textes. Il est possible que la Vita brevior ait été écrite à Limoges plutôt qu'à Cluny, comme le confirmerait un élément de la tradition indirecte. Les Histoires d' Adémar de Chabannes, écrites à Limoges environ une centaine d'années après Odon de Cluny, comportent un récit relatif à saint Géraud d'Aurillac. Celui-ci aurait eu affaire à d'autres aristocrates de son époque, et à ceux qui lui demandèrent les raisons de son refus du mariage, Géraud répondit : Utile est mori sine filiis quam relinquere malos heredes25. Cette phrase, qui contient une réminiscence du livre du Siracide (Si 16, v. 1-14), est tirée de la Vita brevior. Parmi les sources utilisées par Adémar, on ne trouve pas la Vita prolixior, mais la Vita 22.

A.-M. BULTOT-VERLEYSEN, «Le dossier de saint Géraud ... »,p. 205. 23. Vita Odonis, 1, 6 ; III, 12, dans PL, t. 133, col. 46 C ; col. 84. Hartmut Atsma et Jean Vezin ont mis en relation les origines du monastère de Cluny et celles du monastère de Tours, en raison des analogies que l'on rencontre dans les deux actes de fondation respectifs : « Cluny et Tours au xe siècle », communication au colloque international Die Cluniazenser und ihr politisch-soziales Umfeld, Burg Stolpen, Dresde, 9-12 septembre 1996 (cf. C. ANDENNA, « I Cluniacensi e il loro ambiente politico e sociale. Burg Stolpen, Dresden, 9-12 settembre 1996 », dans Quademi Medievali, t. 43, 1997, p. 167-175). 24. G. MORIN, « Un calendrier poitevin-breton du x• siècle », dans Jahrbuch für Liturgiewissenschaft, t. 11, 1933, p. 78-93. 25. ADEMARUS CABANNENSIS, Historimt, m, 21, dans PL, t. 141, col. 9-80; V!ta brevior, 4, dans Catalogus codicum hagiographicorum... , II, p. 392-401.

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brevior, que l'on peut donc considérer comme l'une des sources officielles du milieu limousin de l'époque. Cette fugace apparition de Géraud dans les pages d' Adémar de Chabannes semble renvoyer à une conception de la sainteté comme fuite pessimiste du monde ; la vocation à la virginité y est motivée par une sorte de « recours au moindre mal ». De ce point de vue, la Vita prolixior prima exprime une vision plus positive26 : la différence de perspective des deux textes est à nouveau confirmée, l'un étant renfermé dans une conception rigoureusement monastique, l'autre apparaissant plus ouvert.

Le problème de la localisation du texte qui, d'un certain point de vue, nous intéresse le plus, à savoir la Vita prolixior prima, est plus complexe. Ce n'est pas ici le lieu pour entreprendre une analyse détaillée de la tradition manuscrite de ce texte. Aussi me limiterai-je à mettre en évidence quelques éléments destinés à mieux cerner le problème. Le premier concerne Cluny. Dans la tradition manuscrite, il n'y a aucun indice qui puisse mener à la conclusion que la Vita Gera/di ait été écrite par Odon à Cluny et que, de ce lieu, le texte ait été diffusé vers d'autres endroits. Certes, des indices conduisent indirectement à Cluny : l' editio princeps de Marrier dans la Bibliotheca Cluniacensis dépend d'un manuscrit du prieuré clunisien de SaintMartin-des-Champs à Paris, mais celui-ci n'a pas encore été identifié27. Autre indice clunisien, le très important manuscrit originaire de Moissac de la fin du x1e ou du début du xne siècle, retrouvé dans le monastère de San Benedetto al Polirone28 : à cette époque, les deux monastères dépendaient de Cluny. Mais en vérité, cette sorte de revival du culte de Géraud dans la version de la Vita prolixior prima, au cours de la seconde moitié du x1e siècle, paraît moins être lié à Cluny proprement dit qu'au réveil d'une idéologie qui aboutira au pèlerinage

26.

34, dans PL, t. 133, col. 663 B: « Nam, sicut beatus Martinus perhibet, nihil virginitati est comparandum. » 27. P. FACCIOITO, « Uno scavo oddoniano. Note sui Sermo in cathedra sancti Petri », dans Per Vito Fumagalli. Terra, uomini, istituzioni medievali, éd. M. MONTANARI, A. VASINA, Bologne, 2000, p. 215-246 (Biblioteca di Storia Agraria Medievale, 17), en part. p. 215-216, note 5. 28. Mantova, Biblioteca Comunale, 455 (D-IV-9). Bibliographie du manuscrit: U. MERON!, Catalogo dattiloscritto dei codici polironiani pressa la Biblioteca Comunale di Mantova, 2 vol., Mantova, 1962, I, p. 91 ; M. GEROLA, La « libraria » del monastero di S. Benedetto di Po/irone nel secolo XV, tesi di Iaurea, Università Cattolica del Sacro Cuore di Milano, 1969-1970, p. 13 ; J. DUFOUR, La Bibliothèque et le scriptorium de Moissac, Genève, Paris, 1972, p. 6-8, 112-113, 128, 138-139, 142-143; P. PIVA, « Contributo al recupero di un grande centro scrittorio : la miniatura romanica nel monastero di Polirone », dans Codici miniati e artigianato rurale. lmmagini devozionali e apotropaiche dalla cultura egemone alla cultura subaltema, San Benedetto Po, 1978, p. 13-65, p. 29, n. 1; D. IOGNAPRAT, Agni immaculati. Recherches sur les sources hagiographiques relatives à saint Maieul de Cluny (954-994), Paris, 1988, p. 384, note 283; G. Z. ZANICHELLI, « Lo scriptorium di San Benedetto al Polirone nei secoli XIe XII», dans A. C. QUINTAVALLE, éd., Wiligelmo e Matilde. L'officina romanica, Milan, 1991, p. 507-662, p. 631-2, n° 173; P. FACCIOTTO, «Il Sermo de festivitate s. Gera/di ... »,en part. p. 116-117 (sigle M). Vita prolixior prima, I,

230

PAOW FACCIOITO

armé et à la Croisade. L'abbé Anquetil de Moissac, sous le gouvernement duquel a été transcrit le manuscrit en question, entretenait d'étroits rapports avec le pape Urbain II, un clunisien, qui proclama la Croisade à Clermont. De son côté, Urbain II entretenait de très étroits rapports avec Mathilde de Canossa, pour laquelle Polirone représentait une sorte de monastère familial. C'est au cours des années durant lesquelles se développèrent ces rapports que le manuscrit fut copié, puis qu'il arriva - nous ignorons comment et pourquoi - à Polirone. S'agissait-il d'un échange de livres, ou d'un don? Mathilde est certainement la figure clé pour comprendre cet échange, car elle était la garante de la défense du siège de Pierre contre l'agression impériale ; dans cette perspective, les vertus tout à la fois combatives et monastiques de saint Géraud d'Aurillac se révélaient certainement intéressantes et pouvaient constituer un modèle, tant pour l'entourage de Mathilde que pour les puissants laïcs invités par le pape à diriger leurs énergies vers le pèlerinage armé 29 . D'autres éléments de la tradition manuscrite peuvent également être interprétés dans le même sens. Dans un manuscrit de Cîteaux de la première moitié du xne siècle, la Vita Gera/di est associée à la Vie de Guillaume de Gellone, autre figure de grand combattant de la chrétienté et fondateur de monastères30 : Cîteaux signifie saint Bernard, et nous connaissons le rôle joué par Bernard pour. soutenir l'esprit de Croisade et orienter les aristocrates vers une nova militia3l. Dans un autre manuscrit, de la fin du xne siècle, aujourd'hui conservé à Montpellier, mais présentant des liens étroits avec Aurillac, la Vita Geraldi est associée à des textes sur Charlemagne, sur le pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle et sur Jérusalem32. 29. Cf. V. FuMAGALLI, Matilde di Canossa. Potenza e solitudine di una donna del Medioevo, Bologne, 1996, en part. p. 27-32; M. NOBILI, « La cultura politica alla corte di Matilde di Canossa», dans le Sedi della cultura nell'Emilia Romagna- L'alto Medioevo, Milan, 1983, p. 217-236. 30. Dijon, bibliothèque municipale, ms. 660 (399). Bibliographie du manuscrit : Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques. Départements, V, Paris 1889, p. 194; A. VON PolTHAST, Bibliotheca Historica Medii Aevi, op. cit., p. 717; G. VENZAC, « Vie de saint Géraud, comte d'Aurillac. par saint Odon, abbé de Cluny, troisième abbé d'Aurillac », dans Revue de la HauteAuvergne, t. 43, 1972, p. 211-322, en part. p. 216-219; J. SCHNEIDER, «Aspects de la société dans 1' Aquitaine carolingienne d'après la "Vita Geraldi Auriliacensis" »,dans Cmnptes rendus des séances de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, 1913, p. 8-19, en part. p. 18; Catalogue des manuscrits en écriture latine portant des indications de date, de lieu ou de copiste, VI, Paris, 1968, p. 579 ; F. DOLBEAU, «Notes sur l'organisation interne des légendiers latins», dans Hagiographie, cultures et sociétés (Ive-XII" siècles), Paris, 1981, p. 11-31, en part. p. 22, 29, note 74; Y. ZALUSKA, L'Enluminure et le Scriptorium de Cîteaux au XII" siècle, abbaye de Cîteaux, 1989 (Cîteaux, Studia et Documenta, IV), n° 40; idem, Manuscrits enluminés de Dijon, Paris, 1991, n° 56, p. 95-6; P. FACClOITO, « Il SemuJ defestivitate s. Gera/di .•. », p. 117-118 (sigle D). 31. BERNARD OB CLAIRVAUX, Œuvres complètes, XXXI, éd. P.-Y. EMERY, Éloge de la nouvelle chevalerie. Vie de saint Malachie. Épitaphe, hymne, lettres, Paris, 1990 (Sources chrétiennes, 367). 32. Montpellier, bibliothèque universitaire, section de médecine, ms. 142. Bibliographie dll manuscrit: G. WAITZ, « Reise nach dem südlichen Frankreich von August bis November 1837 »,dans Archiv der Gesellschaft far iiltere deutsche Geschichtskunde, t 7, 1839, p. 183-221, en part. p. 199-200; Calillogue général des manuscrits des bibliothèques publiques. Départemen4, I, Paris, 1849, p. 339 ;

TRADITION MANUSCRITE DE LA VITA GERALDI

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Des témoins mènent également à Paris, à Saint-Gennain-des-Prés, au milieu du xie sièclel3 ; à Saint-Marcel, fragments datés entre le xe et le x1e siècle34 ; à Saint-Victor, x1ve siècle35. Des fragments se retrouvent encore à Aurillac36, dans un manuscrit du sud-est de la France37, et enfin dans la péninsule Ibérique, à Barcelone38 et à San Millàn de la Cogolla39, entre le xne et le xme siècle. A. VON Po'ITHAST, llibliotheca Historica Medii Aevi cit., p. 717; H. MORETUS, « Catalogus codicum bagiographicof'UQJ! latinorum Bibliotbecae Scholae Medicinae in Universitate Montepessulanensi », dans Analecta IJollandiana, t. 34-35, 1915-1916, p. 259-60; C. VOOEL, «Introduction aux sources de l'histoire du culte chrétien au Moyen Âge : Il. Les ordines romani », dans Studi medievali, 3a ser., t. 4 1963, p. 435-569, en part. p. 448 ; Catalogue des manuscrits en éaiture latine cit., p. 305 ; G. VENZAC, «Vie de saint Géraud •.. »,p. 216-219 ; J. H. HILL, L. L. HILL, Petrus Tudebodus Historia Je Hiemsolymitano itinere, Paris, 1977 (Documents relatifs à l'histoire des croisades, 12); Clovis Scriptorum Latinomm Medii Aevi. Auctores Galliae 735-987, 1, Abbo Sangerma11ensis - Ermoldus Nigellus, éd. M.-H. JULUEN, F. PERELMAN, Turnhout, 1994 (CC Cont. Med.), p. 347; P. FACCIOTIO, «Il Sermo de festivitate s. Geraldi ... »,p. 118-20 (sigle L). 3J.. Paris, BnF, lat. 11 749. Cf. Catalogua codicum hagiographicorum... , m. p. 9 ; Y. DESLANDRES, « Les manuscrits décorés au xr siècle à Saint-Germain-des-Prés par lngelard »,dans Scriptorium, t. 9, 1955, p. 4-5 ; G. PHIUPPAR1'. Les Ugendiers .... p. 55-56 ; F. DOLBEAU, « Anciens possesseurs des manuscrits hagiographiques latins conservés à la Bibliothèque nationale de Paris», dans Revue d'histoire des ft!Xles, t. 9, 1979, p. 183-238, en part. p. 220; A.-M. BULTOT VERLEYSEN, « Le dossier de saint Géraud... », p. 184. 34. Pari~0 BnF, lat. 15 436 (Sorbonne 1282). Cf. L. DELISLE, Inventaire mss. lat. n" 8823-18 613, p. 9; Callllog"8 codiciun hagiographicorum. . ., Ill, p. 304 ; L. FLEURtar, Les origines de la Bretagne. l'émigration, Paris, 1980, p. 281; A.-M. BULTOT VERLEYSEN, « Le dossier de saint Géraud ... », p. 183. 35. Paris, BnF, lat. 15 149 (Saint-Victor 653). Bibliographie du manuscrit: L. DELISLE, Inventaire des manuscrits latins conservés à la Bibliothèque nationale sous les numéros 8823-18 613. Numéros 14 232-15175, Paris 1863-1871, p. 76; Catalogus codicum hagiographicorum ... , III, p. 302; L. DUCHESNE. Étude sur le Liber Pontiticalis, Paris, 1877 (Bibliothèque des Écoles françaises d'Athènes et de Rome, 1), p. 108; idem, Le Liber Pontiticalis. Texte, introduction et commentaire, t. 1, Paris 1955. p. CCIV ; L. VAN ACKER, Petri Pictoris carmina nec non Petri de Sancto Audemaro l.ibnun de coloribus faciendis, Turnhout, 1972 (C.C. Cont. Med., 25), p. CVIU (sigle Ph); A.-M. 8Ul.TOT-VERLEYSEN, (( Le dossier de saint Géraud ... », p. 179-80 ; P. FACCIOTIO, « Il Sermo de festivitate s. Gera/di ... », p. 120-121 (sigle P).

36. AufÎllac, Archives départementales, 101 F 32 (35). Bibliographie du manuscrit: Archives départemen· tilles du Cantal. Série F (Acquisitions par voie e.l:traordinaire, 1910-1982), t. Sous-séries 101 F à 200 F, éd. E. DELMAS, L. BOUYSSOU, c. MARION, s. I. (Aurillac), 1991, p. 4; A.-M. But.ror-VERLEYSEN, «Le dossier de saint Géraud ... »,p. 180; P. FACCIOTIO, « Il Sermo de festivitate s. Geraldi ... »,

p. 121-122. 37. Paris, BnF, lat. 5315. Cf. Catalogus codicum hagiographicorum ... , Il, p. 87; M.-C. GARAND, « Le scriptorium de Cluny, carrefour d'influences au XI" siècle », dans Journal des savants, 1977, p. 282, n. 44; F. DoUlEAU, «Anciens possesseurs ... », p. 201-2; A.-M. BULTOT-VERLEYSEN, «Le dossier de saint Géraud ... »,p. 185. 38. Thrazona, Bib. capit., 89. Cf. V. SAXER, « Manuscrits liturgiques, calendriers, et litanies des saints, du xne au xv1e siècle, conservés à la bibliothèque capitulaire de Tarazona », dans Hispania Sacra, t. 23, 1970, p. 359. 364, 383 ; D. YATES, «The Cathedra! Library of Turazona, Its medieval manuscripts and Benefactors »,dans The Journal of l.ibrary History, t. 17, 1982, p. 269; A.-M. BUl.TOT-VERLEYSEN, «Le dossier de saint Géraud ... »,p. 185. 39. Madrid, Biblioteca de llrRe~l Academia de la Historia, cod. IX (F. 170). Cf. P. FACCIOITO, « La "Vita Geraldi" ... », P• 261.

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PAOLO FACCl ulf, fonné de Gang (la marche, le chemin) et de Wulf/Wolf (le loup), est extrêmement répandu; le sème gang devant peut-être être mis en rapport avec l'expédition militaire (Kriegzug), et le loup étant l'attribut de Wotan/Odm, dieu de la guerre, Gengoul serait ainsi étymologiquement de la race des guerriers.

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Une expédition a mené Gengoul dans le nord du pays, et il arrive dans un lieu traversé par une source cristalline, dont il tombe littéralement amoureux. Il l'achète au propriétaire des lieux. Revenu en Bourgogne, il doit affronter les quolibets de sa femme, déjà infidèle, et il se voit reprocher par elle d'avoir gaspillé son argent et de s'être fait berner. Mais le bâton qu'il a planté en terre fait surgir de l'eau dans l'un de ses domaines. Apprenant que sa femme le trompe, il veut en avoir le cœur net et lui fait subir l'épreuve de l'eau: elle se brûle la main dans la rivière. Il songe à la tuer, mais se contente finalement de la chasser. Prise de panique, elle pousse son amant à assassiner Gengoul. Ce dernier est frappé à l'aine, et meurt quelques jours plus tard. Le clerc, dit l'hagiographe, subit le même châtiment que le traître Judas et l'hérésiarque Arius: il se vide de ses entrailles. Quant à la femme, quand on lui rapporte les nombreuses guérisons miraculeuses survenues lors de la translation du corps de son mari à Varennes, elle profère l'insulte suivante: Sic operatur virtutes Gangulfus, quomodo anus meus ! La chose ayant eu lieu un vendredi, elle est aussitôt condamnée à ne plus pouvoir émettre de bruits ce jour-là que par son postérieur. Voilà donc constituée par ce premier récit la sainteté de Gengoul, qui n'est pas encore martyr mais confesseur!!. Le terminus ante quem de la rédaction du texte est fourni par son plus ancien témoin manuscrit, le Clm 4605 de la Staatsbibliothek de Munich, originaire de Benediktbeuren, qui a été daté du xe siècle. On pourrait considérer qu'un terminus post quem de la rédaction du texte est fourni par les incursions païennes mentionnées dans le prologue. Il y eut en effet en Bourgogne des raids normands datant de 887-8989, et des raids hongrois en 915, 926 et 937. Mais l'évocation de ces pillages barbares pour déplorer l'absence de source hagiographique ancienne est devenue un topos, comme le souligne lui-même - consciemment ou non - l'hagiographe de la Vita prima en citant à cette occasion les Mythologiae de Fulgence, écrites au vie siècle et déplorant les incursions du veto. Quoi qu'il en soit de ces invasions, le culte de Gengoul n'étant attesté qu'à partir du ixe siècle, on peut dater sans grand risque la Vita prima de la fin du 1xe ou de la première moitié du xe siècle, à partir de laquelle le texte est attesté dans la tradition manuscrite. Malgré la terminologie de la BHL, qui intitule Passio le n° 3328, dont l'incipit est pourtant: « Veneranda commemoratio beatissimi Gangulfi egregii confessoris Christi adest litteris intimanda. » 9. D'après AA SS, mai, t. 2, p. 642, n° 5, la chronique de Bèze mentionne deux incursions terribles: en 881, les Sarrasins détruisirent Autun; en 888, les Normands ont exterminé les moines de Bèze. Henskens estime que ce sont ces incursions qui sont évoquées en termes vagues dans la Passio s. Gengulji (prol. : « sed incandescente contra ecclesiam paganomm immanissima persecutione » ). Elles cessèrent quand en 912 le duc Rollon obtint en mariage Gisèle, la fille de Charles le Simple, qui reçut en dot une partie de la Neustrie, qui devint la Normandie. La Vita aurait donc été écrite du temps de Rollon, ou plutôt de Guillaume. 10. « Vacatque hoc tempore potentibus opprimere, prioribus rapere, privatis perdere, miseris tlere », (Myth. I, pro!., par. 2, éd. R. HELM, Leipzig, 1898, p. 3, 1. 9 s.). 8.

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L'hagiographe affirme - et pour être un topos ce n'en est peut-être pas moins vrai qu'il travaille sans modèle, car les raids païens n'ont laissé subsister ni Vita ni miracula de saint Gengoul ; il travaillera donc d'après la tradition orale 11 • Il est clair en effet que l'auteur n'invente pas tout, car au chapitre 2 il se donne beaucoup de mal pour excuser chez son héros le gofit peu chrétien de la chasse : ce trait appartient donc à l'imagerie traditionnelle, et il est contraint de l'intégrer dans son portraitl2. Ce qui paraît évident, à la lecture de la Vita prima, c'est que l'auteur, s'il travaille véritablement sans modèle, connaît Varennes, ou bien qu'on lui a décrit avec une certaine précision le monastère Saint-Gengoul - autrefois Saint-Pierre - de Varennes. En effet, au chapitre 2, à propos des forêts giboyeuses de la région, il dit, « chose que montre encore le lieu oi'I se trouve ensevelie sa sainte dépouille, qui est tout couvert de forêts »13. Au chapitre suivant. il affirme que, dans l'église qui porte son nom, on peut encore voir ses armes, casque, cuirasse, glaive et brachialia ; au chapitre 4, il situe cette église à Varennesl4, et au chapitre 11 il rappelle qu'elle avait été primitivement dédiée à saint Pierrets. Enfin, au chapitre 5, il prétend qu'on peut encore voir à son époque la source miraculeuse, et que ses eaux ont des pouvoirs thérapeutiques16. D'un autre côté, l'hagiographe donne sur la géologie de la Champagne un détail assez précis, dont il est difficile de savoir si cela lui vient d'une expérience personnelle ou d'un savoir acquis: « C'est en vérité un phénomène naturel aux sources de cette région », écrit-il au chapitre 5, « de conserver la couleur blanchâtre due à la nature du terrain dont elles proviennent•?. »Quant à l'expression du chapitre 4: loca quae Franci Campaniam vocant, on peut en tirer des conclusions opposées sur l'origine de Gengoul, selon qu'on estime que l'auteur s'inclut dans le groupe des Franci ou s'en exclut; en tout cas, i1 serait hasardeux d'en déduire que rauteur n'est pas de Francie. Sur le plan culturel, l'hagiographe est manifestement un lettré, qui témoigne d'une certaine recherche dans son vocabulaire18. À côté de Fulgence, il s'est souvenu des Actes de saint Sébastienl9 et de la Vie de saint Germain d'Auxerre 11. 12.

l 3. 14. 15.

16. 17. 18. 19.

« Per succedentium relationem fideli narratione » (prol., éd. LEVISON, MGH SRM, t. 7 (désonnais abrégé LEVISON), p. 157, l. 1). Voir P. VIARD, « Gengoulf »dans le DHGE, t. 20, col. 470-471 : l'iconographie représente le saint en chasseur, en chef militaire, ou imposant à sa femme le jugement de Dieu. « Quod hodieque demonstrat locus, quo sacri eius somatis exuviae habentur reconditae, 1lilvis nelllorosus » (LEVISON, p. 158, 1. 10). «In loco qui Varennas dicitur, ubi etiam ipsius sancti nunc basilîca habetur » (LEVISON, p. 160, 1.18). «In sua ipsius basiJica, in honore principis apostolorum Petri dedicata » (LEVISON, p. 165, L 4). « Qui fons hodieque saluberrime exundans per beati Gangulfi suffragia divina virtus exinde maxima languentibus praebet sanitatis beneficia » (LEVISON, p. 161, 1. 10-11). « Siquidem naturale est fontibus regionis illius, ut subalbidum retineant colorem secundum qualitatem humi unde videnturoriri » (LEVISON, p. 161, 1. 5). On notera, par exemple, le mot grec « soma » au chap. 2. V. Geng., pro!.: « erat enîm ... prudens in opere, facundus in oie, universa morum praeclams honestate » =Acta Seb., chap. l (M SS, janvier, t. 2, 3e éd., p. 629).

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par Constance de Lyon20, des Homélies21 et des Dialogues22 de Grégoire, de la règle de saint Benoît23, du Carmen paschale de Sedulius, qu'il appelle evangelicus paeta24 , et il multiplie les citations et les allusions bibliques. Son œuvre eut en tout cas un succès considérable, dont témoigne le nombre des manuscrits, qui dépasse la soixantaine25, et plut assez pour qu'on réutilise, dans la Vie et les Miracles de saint Romain d'Auxerre26, son prologue et plusieurs passages des chapitres 3, 9, 10 et 1627. Au xme siècle, le biographe de David, moine d'Himmerod (t 1179), a repris lui aussi presque littéralement le prologue (BHL2106). Clerc cultivé, familiarisé avec la région de Langres et la Champagne, écrivant avant le milieu du xe siècle, il est vraisemblable que l'auteur ait appartenu à l'église de Langres, peut-être même qu'il ait résidé à Varennes. Il aurait pu aussi, comme le veut J.-P. Poly28, se trouver dans l'entourage de l'évêque de Toul, Gauzelin, car un diplôme de confirmation octroyé par Otton II à Gérard en 97 4 affirme que son prédécesseur avait récupéré pour le compte de 1' église de Toul l'abbaye de Varennes, autrefois passée à l'évêque de Langres29: cette récupé20. Rapprocher V. Geng., pml. : « erudiebatur profecto divinitatis occulto iudicio, ne quid minus perfectionis postmodum inesset beatissimo viro » et V. Germ. Autiss., chap. 1. 21. Au chap. 2 : Hom. in evang., 24. 22. Au chap. 4 : Dial.. 2, 1. 23. Au chap. 2, « quia otium virtutes enervat et vitiis alimenta ministrat, et otiositas inimica est animae » : Regul., chap. 48. 24. Au chap. 14: Cann. Pasch., 4, 164. 25. LBVISON, p. 143, en a répertorié 65, qu'il a classés en deux grandes familles contenant des variantes importantes, ce qui atteste également la vitalité du texte. Certaines versions sont interpolées par des miracles: voir Cat. hag. lat. Brux., t. 2, Bruxelles, 1889, p. 276-277. 26. BHL 7305. Voir AA SS, mai, t. 5, p. 154 (pro!.). L'auteur est un moine nommé Gislebert, qui écrit au milieu du XI" siècle. 27. Voir LEVISON, p. 147. 28. Les arguments de J.-P. Poly souffrent d'une certaine fragilité (voir spéc. n. 3): «Les ajouts de la Vita secunda, explicitement toulois, laissent penser que la Vira prima l'était aussi», écrit-il: mais - outre la faiblesse de l'argument - cette hypothèse est affaiblie par une trouvaille de STACH, « Die GongolfLegende ... »,art. cit., p. 361, qui, ayant montré que le poeta noster du prologue n'était pas Sedulius Scottus mais Fulgence, rend caduque l'idée de Poly selon laquelle l'auteur pourrait être l'un des Scots de Toul mentionnés au chapitre 19 de la Vie de Gérard de Toul. 29. « Abbatia sancti Gengulphi Varennensis monasterii quam praedecessor eius Gauzilinus suae ecclesiae legaliter restituit » : voir LBYISON, p. 153, n. 2, et T. BAUER, Lotharingien als historischer Raum, Cologne, 1997 (RheinischesArchiv 136), p. 276, n. 980. Pour Levison, le diplôme est suspect, et cette phrase en particulier est interpolée. Cette même charte, faussement datée de 974 (par une mention incomplète et tardive), dont on ne possède qu'une copie de la fin du xvue siècle, confirme les droits de Gérard sur Montier-en-Der, que Gauzelin avait également récupéré (je dois ce renseignement à L. Morelle, que je remercie). J.-P. POLY, « Gengoul, l'époux martyr... », p. 54, considère apparemment le document comme fiable. D'un autre côté, Levison (ibid.) remarque que la charte de constitution de Varennes en prieuré de Molesme mentionne une « ecclesiam in honore beati Petri apostoli et sancti Gengulfi martyris dedicatam in loco qui dicitur Varennas sitam, qui locus predicti martyris possessio

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ration aurait pu motiver la rédaction de la Vita prima s. Gengulji. Mais pour l'intant l'hypothèse reste d'autant plus fragile que ni la Vita s. Gerardi ni les Gesta episcoporum Tullensium ne font état de la récupération de Varennes par Gauzelin. En revanche, les deux textes se font 1' écho de l'échange de 1' abbaye contre une possession d' Achard, évêque de Langres30, ce qui laisse bien préjuger des prétentions de l'évêque de Toul, mais ne suffit pas à établir qu'il ait pu réellement les faire valoir et récupérer sa possession, les terres citées pouvant avoir fait l'objet d'un litige et avoir été proposées par Achard à titre de simple dédommagement31. Que peut-on entrevoir de l'origine de la légende de saint Gengoul et de la tfa,.. dition orale dont parle l'hagiographe? Gengoul a-t-il existé 7 Levison32 relève le nom d'un personnage ainsi nommé dans la Vie de Ceolfrid, abbé northumbrien, écrite par un moine anonyme peu après la mort de l'abbé en 716, et que Bède a utilisée avant l'année 731. Il est dit qu'en 716 l'abbé Ceolfrid abandonna sa charge et se rendit en pèlerinage à Rome afin d'y mourir. Il n'arriva pas jusque-là. Tombé malade et affaibli par l'âge, il reçut des lettres de recommandation du roi Chilpéric II, et, le 25 septembre, il fut accueilli à Langres par un Gangulfo, regionum illarum domino. Après sa mort, il fut enseveli dans le monastère qu'avait fondé le même Gengoul, à un mille et demi environ au sud de Langres, in eccle-

sia sanctorum martyrum Geminorum, quorum nomina sunt haec : Speusippus, Eleosippus, Meliosippus. Par ailleurs. en 667, dans un acte de Clothaire ID cité par la Chronique de Bèze33 est mentionné comme avoué du monastère de Bèze un illuster vir Gengulfus, qui iussu Clotharii Ill regis Francorum omnes causas monasterii s. Petri Fontis Besuae ad persequendum et redintegrandum deberet

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32.

33.

fuisse dinoscitur », mention tirée directement de la Vita s. Gengulft. O. COLIN, « Le. sort des abbayes ... » (art. cit., n. 5), p. 39, constate l'absence de source fiable sur cette question, et conclut par un n011 liquet. Gest. ep. Tull., chap. 33 (MGH SS, t. 8, p. 640) : « Isdem [Gauzilinus] per concambium dedit Archardo episcopo Linguonensi abbaùam de Varennis, et econtra Archardus dedit Tullensi episcopo quicquid in Bosonis monte et Ursacii villa et Seionz videbatur habere » ; V. s. Gerardi, chap. 21 (MGH SS, t. 4, p. 503): « Quique [Gerardus] movit rationem contra praefatum Archardum Linguonensiurn praesulem, asserens modicam eum. ;rependisse pro Varennis restaurationem. Cui Archardus spopondit se daturum augmentum secundum commune consilium utriusque partis fidelium ; sed vicino praereptus obitu sponsionem non duxit ad effectum. Res in dubio perstitit, dum suus successor Widricus parvo post tempore supervixit. Subsequens autem Bruno et Varennas vi tenuit, et pro tribus villis, quas Archardus in concambium dedit, Pauliniacensem abbatiam usurpavit. » Je ne sais pas d'où J.-P. POLY, « Gengoul, l'époux martyr... », p. 54, tire la date de 936 pour la récupération de Varennes par Gauzelln : il la lie à la réconciliation des Carolingiens, des Roben:iens et de la maison de Saxe. LEVISON, p. 143. D'ACHERY, Spicilegium ... , t. i,p. 500. VoirLEVISON, p. 142-143. Le monastèrebourguignondeBèze, situé dans le diocèse de Langres, se trouvait à quatre lieues de Dijon, eU une lieue de Varennes.

LEs VIES DB SAINT GENGOUL

241

rècipere.11 est probable que les deux personnages soient de la même famille, car ils appartiennent tous deux à l'aristocratie de Langres; en revanche, les dates sont trop éloignées pour qu'il s'agisse du même homme. Le monastère de Langres dont il est question dans la Vita Ceolfridi est attesté, de même que la dédicace de l'église, mais seule cette source hagiographique lui attribue un fondateur de ce nom. L'information est néanmoins très vraisemblable, et, comme la phrase qui dans la Vita prima fait vivre Gengoul sous Pépin le Bref peut très bien être une addidon de l'hagiographe34, il est possible que ce soit autour du Gangulfus de la Vie de Ceolfrid que s'est formée la légende. Il est possible que cette légende se soit constituée à partir d'un fond païen : on aura peut-être voulu christianiser, à un moment ou à un autre, le culte primitif d'une source aux eaux réputées miraculeuses, qui, en pleine Bourgogne, semblait la résurgence d'une eau blanchâtre de la Champagne crayeuse; en particulier, le motif du bâton miraculeux a des origines bibliques, hagiographiques et folkloriques à la fois35. Si l'endroit conservait aussi le souvenir - et peut-être également les armes - d'un saint guerrier nommé Gengoul, on voit comment on a pu lui attribuer la translation de la source36. C'est peut-être là le noyau dur de la légende, autour duquel sont venus se greffer les autres motifs. La femme adultère et le clerc dévoyé sont des personnages que l'on trouve aussi bien dans les Miracles que dans les exempta et les fabliaux. Il se peut d'ailleurs que le châtiment final de la Vita prima soit inspiré d'une histoire que l'on trouve sous la phune de Flodoard37, dans l' Historia Remensis écrite autour de 960. On y voit une femme adultère se parjurer sur un autel dédié à saint Martin, et être surie-champ frappée d'un châtiment semblable à celui de l'assassin de Gengoul : son ventre crève et ses entrailles se répandent à terre ; elle meurt, son mari donne à l'église les serfs de la défunte, et il se voue au célibat. Flodoard et l'auteur de la 34. C'est li l'opinion d'ALTENHÔFFER, Studien zur Verehrung ...• p. 16-17 et 24, pour qui l'auteur de la Vita,prima, 4ui remanie une version plus ancienne, a substitué au Pépin attesté en 716 dans la région de Langres son célèbre homonyme. Ce genre de confusion est très fréquent dans les remaniements hagiographiques. 35. Voir par exemple le bâton de Moïse, qui divise les eaux, celui de Césaire d'Arles, qui chasse les démons et calme les tempêtes (A.A SS, aollt, t. 6, p. 79, chap. 18, et p. 80. chap. 22), la baguette de$ fées, etc. L'hagiographie partage avec le folklore le motif de la domination - divine ou magique selon le cas - des éléments naturels, dont le gant de Césaire d'Arles, censé avoir déclenché des ventAL 1 DE VIYALS, Cam neix i com cn.1ix ll1I. gran meneatier pirinenc abas de l'any mil. E.ixdlallo·Cuùà, Abadia de Montserrat, 1954 (Analecta Montsemuensia, VII); P. P'ONSICH. «La grande histoire de Saînt~Mkhel de Cuxa "•dans Cahiers de Saint-Michel de CUXtJ;,, L 6, 1975, p. 740. et ic: Saint-Mkhel de Cuxa au siècle de l' An Mil (950-1050), 19 partie : Avant I' An Mil », ibid., t. 19, 1988, p. 7,.32 (qui se répètent largement).

FAIRE DU MONDE UN ERMITAGE

357

pas de mon propos de retracer la carrière exceptionnelle de cet abbé réfonnateur25. C'est sur le second voyage de Guarin à Rome, au cours de l'été 978, qu'il faut nous arrêter. En effet, à l'aller et avant de gagner Rome (selon la Vie de CuxaRipoll) ou au retour regagnant Cuxa (selon Jean Diacre), Guarin se serait arrêté à Venise dans le but de se recueillir sur les reliques de saint Marc. À cette occasion, ayant demandé hospitalité, il est conduit auprès du doge Pietro Orseolo, susceptor omnium peregrinorum hue adventium et toujours à l'affût de la compagnie des hommes 117 r, et Troyes, BM 2273, fO 77ro. 41. Selon J. BoUSSARD, « il est visible qu'Hugues Capet n'a pas donné à Bouchard le titre d'abbé laîque du monastère des Fossés, mais qu'il a destitué Mainard et qu'il nomma Bouchard avoué des Foss61. C'est par ce biais que fut évincé de cette situation élevée et lucrative un représentant de la famille Le Riche [Mainard était en effet fils d' Ansoud Le Riche de Paris} au profit d'une famille dont l'asctnsion est plus récente, celle des Bouchards. C'est en effet le moment oà nous voyons en France se former cette classe de seigneurs laïcs qui sont chargés de défendre le temporel des établissements ecclésiastiques et d'ester en justice en leur nom. Cela est confirmé par le fait que Bouchard, après en avoir demandé l'autorisation à Hugues, offre l'abbatial à Maïeul » (Nouvelle histoire de Paris .. ., p. 76-77).

42. Voir le tableau dans lannexe l. 43. Vita Burcardi, éd. p. 8-9. 44. Idem, éd. p. 9.

LA « VIE DU SEIGNEUR BOUCHARD, COMTE VÉNÉRABLE

»

389

Entre Cluny et Glanfeuil : les voies de la réforme C'est donc l'abbé Maïeul qui fut chargé par Bouchard du rétablissement de la vie monastique aux Fossés. Les liens entretenus par les disciples de saint Maur avec les autorités de Cluny n'en furent pas moins complexes45. Après la mort d'Hugues Capet (t 996), Robert le Pieux, suivant le conseil du comte Bouchard (consilio et hortatu comitis), plaça un abbé à la tête de la communauté des Fossés: Teuton, que Maïeul, rentré à Cluny, avait laissé sur place. D'après Eudes, lorsque la nouvelle parvint à Cluny, elle déplut aux dirigeants de la maison bourguignonne, dont l'intention avait été de faire des Fossés un simple prieuré, soumis à leur autorité46. Cette première manifestation d'autonomie par rapport à Cluny fut suivie d'une seconde décision allant dans le même sens, que rapporte aussi l'auteur de la Vie. Prenant prétexte d'une retraite de Teuton près de Reims, le roi, le comte Bouchard et son fils Renaud, alors évêque de Paris, le remplacèrent par un certain Thibaut, jusqu'alors abbé de Saint-Paul de Cormery. De retour de sa retraite, Teuton se vit même interdire l'accès à l'abbaye des Fossés et fut forcé de rentrer à Cluny, où il mourut. Également clunisien et formé par Maïeul, Thibaut était surtout un proche parent du « vénérable comte », fils d'Haimon de Corbeil et d'Élisabeth, épouse en deuxième noce de Bouchard. C'était déjà en raison de ces liens de parenté que le comte Foulques d'Anjou, allié de Bouchard et époux de la fille de celui-ci, avait choisi Thibaut pour diriger l'abbaye de Cormery. Lorsque le roi plaça Thibaut à la tête des Fossés, il veilla donc à la désignation d'un abbé porteur de la réforme de Maïeul, en même temps que parent (par alliance) du comte Foulques Nerra et du comte Bouchard47. Cluny, qui fournit des supérieurs à la communauté religieuse des Fossés, semble avoir représenté une source d'inspiration pour l'abbaye et son avoué Bouchard. Celui-ci avait d'ailleurs accompagné Hugues Capet, sans doute en 995, sur la tombe de Maïeul à Souvigny48. Ce pèlerinage n'est cependant pas mentionné dans la Vie de Bouchard: peut-être aurait-il été interprété comme une forme de reconnaissance de la soumission à Cluny. Or, les moines et les protecteurs des Fossés entendaient maintenir l'institution clunisienne à une certaine distance, susceptible d'autoriser des alliances locales entre les disciples de saint Maur, le « comte vénérable » et le pouvoir royal. 45. 46. 47. 48.

On ne peut en tout cas assimiler purement et simplement la Vita Burcardi à une « Vita clunisienne », comme le faisait P. ROUSSET, «L'idéal chevaleresque dans deux Vitae clunisiennes», dans Études de civilisation médiévale. Mélanges offerts à E.-R. Labande, Poitiers, s. d. [1974], p. 623-633. « Quod euro ad aures Cluniensium peruenisset, ualde tristes effecti sunt quia cupiebant sibi ipsum locum ad cellam redigere »(Vito Burcardi, éd. p. 13). O. GUILLor, Le comte d'Anjou et son entourage au XI" siècle, Paris, 1972, t. l, p. 169-170. ODILON, Vito sancti Maioli, dans PL, t. 142, col. 958, et Libri duo miracula sancti Maioli, dans Bibliotheca Cluniacensis, éd. MARRIER-DUCHÊNE, 1614, col. 1801. Cf. F. Lor, Études sur le règne de Hugues Capet et la fin du xe siècle, Paris, 1903, p. 183-184; J. HOURLIER, Saint Odilon, abbé de Cluny, Louvain, 1964, p. 54-55 (en 995); D. BARTHÉLEMY, La société ... , op. cit., p. 281 (en 996).

390

MICHEL LAUWERS

L'exaltation de la figure de saint Maur et le recours à des modèles mérovingiens et carolingiens contribuèrent donc à mettre en relief la tradition royale à laquelle appartenait labbaye des Fossés, ainsi que son autonomie par rapport au monde clunisien. Il n'en reste pas moins que tous les récits relatifs à saint Maur - et donc l'histoire des Fossés - avaient Glanfeuil pour origine. D'ailleurs, avant d'entrer aux Fossés, le moine Eudes, grand « inventeur» de ces récits, avait été nutritus à GlanfeuiJ49, parcours qui n'était pas sans analogie avec celui de son homonyme du 1xe siècle, Odon de Glanfeuil, auteur de la Vie et des Miracles de saint Maur, lui aussi passé de Glanfeuil aux Fossés - tout comme les reliques de saint Maur, fondateur de Glanfeuil devenu saint tutélaire des Fossés. La figure de saint Maur pouvait paraître trop étroitement liée à Glanfeuil, qui n'était pourtant plus qu'un prieuré des Fossés. Aussi certains moines de l'abbaye se mirent-ils également à célébrer leur propre fondateur, Babolein, moine de Luxeuil venu s'établir aux Fossés entre 639 et 641. La Vie de saint Babolein, rédigée vers le milieu du x1e siècle, reproduit un certain nombre de modèles communs aux textes relatifs à saint Maur et à Bouchard, par exemple Je couple constitué par le roi et son « fidèle »: l'abbaye avait été fondée sur une terre donnée à Babolein par un certain Blidégisile, qui la tenait du roi Clovis II dont il était un propinquus50. La présence de dialogues entre le roi et son « fidèle », ainsi que la citation récurrente de chartes de l'abbaye, sont également communes à tous ces textes5 l ; entre le milieu du xie et le début du xne siècle, les moines - et peut-être Eudes lui-même - confectionnèrent un certain nombre de faux servant de « pièces justificatives » à la Vie52. La composition d'un nouveau récit hagiographique et la fabrication d'actes relatifs aux origines de l'abbaye des Fossés paraissent marquer une étape supplémentaire dans le processus de distanciation des Fossés par rapport à Cluny : selon tous ces textes, en 649, Blidégisile se serait rendu, avec l'autorisation du roi, auprès du pape Martin 1er afin de placer le monastère qu'il venait de fonder sous la tutelle directe de saint Pierre; un faux diplôme de Clovis II, forgé à Saint-Maur à l'époque de la rédaction de la Vie de Babolein, mentionne du reste la soumission

49.

Voir ci-avant, note 16. 50. L'auteur de la Vie de Babolein paraît bien s'être servi de la Vie de Bouchard, ainsi que le notait déjà M. BAUDOT,« Histoire de l'abbaye des Fossés ... »,p. 8. À moins que cela ne soit l'inverse. L'évêque de Paris, Audebert, que mentionne la Vie de Babolein aux côtés de Blidégisile et du roi Clovis II (puis Clotaire ID) n'est pas sans rappeler l'évêque Renaud, fils de Bouchard, soutenant les entreprises de son père et du roi Hugues Capet (puis Robert le Pieux), tous trois évoqués dans la Vie du « comte vénérable». 51. Sur l'utilisation des chartes dans la Vie de Babolein : K. VOIGT, « Die Vita Baboleni und Urkunden für Saint-Maur», dans Neues Archiv, t. 31, 1906, p. 289-334; C. BROHL, Studien zu den merowingischen Konigsurkunden, éd. T. KôLZER, Cologne, Weimar, Vienne, 1998, notamment p. 205-206. 52. H. TRAVERS,« Recherches sur l'histoire de l'abbaye ... », art. cit., p. 160; C. BROHL, Studien zu den merowingîschen Konigsurkunden .. ., op. cit., p. 202-225.

LA « vre DU SEIGNEUR BOUCHARD,

COMTE VÉNÉRABLE »

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du monastère au siège apostolique53. Ainsi Cluny, qui n'avait acquis un tel privilège que des siècles plus tard, perdait-elle sa supériorité vis-à-vis des Fossés. La Vie de Babolein et les actes confectionnés au milieu du x1e siècle devaient contribuer à réduire le rôle de l'intervention des Clunisiens dans l'abbaye parisienne. La liberté de celle-ci ne se fondait plus sur une imitation des institutions clunisiennes, mais renvoyait à une histoire propre. Si la restauration de l'abbaye des Fossés fut pour Bouchard un moyen de gagner le salut54, la protection des églises et des religieux, étroitement liée à l'entreprise de restauration, faisait aussi partie des attributions confiées par le roi à un certain nombre de grands seigneurs; de toutes les manières, les relations très privilégiées entretenues par le comte avec l'abbaye des Fossés, appelée à abriter sa dépouille mortelle et à entretenir son souvenir, contribuaient à conforter son pouvoir. L'attitude du comte Bouchard est, de ce point de vue, représentative de celle de l'aristocratie de cette époque. C'est ainsi qu'il se comporte à l'égard de l'abbaye des Fossés de la même manière que son grand rival, le comte de Blois, le fit pour l'abbaye de Marmoutier, qui semble d'ailleurs avoir connu une évolution analogue à celle des Fossés. Le comte Eudes Jer avait en effet demandé au duc Hugues que lui fût donnée la collégiale de Marmoutier, jusqu'alors dépendante du chapitre de Saint-Martin de Tours. En 985, Eudes est qualifié de rector de Marmoutier, qualificatif normal des abbés laïques. Mais lannée suivante, la réforme est en cours: sur l'initiative d'Eudes, Maïeul avait introduit à Marmoutier l'observance de Cluny. Eudes fut désormais désigné comme instructor et defensor de la maison religieuse, dans laquelJe, à l'article de Ja mort, il prit l'habit religieux et fut inhumé. En 998, réagissant à la volonté d'Odilon d'accentuer la dépendance des maisons d'observance, le successeur d'Eudes 1er chassa les moines clunisiens et établit comme abbé de Marmoutier l'un de ses parents, Gauzbert de Bourguei155.

53. C. BROHL, Studien zu den merowingischen Konigsurkunden .. ., p. 218-219, 225. 54. Bouchard entreprend la restauration de l'abbaye des Fossés « causa quoque salutis nostrarurn anirnarurn ». Il ajoute : « Salutern quoque rnee anime atque scelerum et peccatorum meorum diminutionem elemosinarum largitione per ipsum locum, Deo annuente, spero consequi... » (Vita Burcardi. éd. p. 9). 55. Sur tout cela, cf. Ch. LBLONG, «Études sur l'abbaye de Mannoutier »,dans Bulletin trimestriel de la sodété archéologique de Touraine, 39, 1980, 279-343; O. GUILLOT, Le comte d'Anjou .... t. l, p. 173-175. Le rôle d'Eudes à Marmoutier fit l'objet, à partir de la fin du x1e siècle, de plusieurs récits légendaires qu'étudie S. FARMER, Communities of Saint Martin. Legend and Ritual in Medieval Tours, Ithaca, Londres, 1991, en particulier p. 67-71 (pour les faits) et 96-116 (pour les légendes).

MICHEL l.Ai.PnRS

DoNS ET CONVERSIONS ARISTOCRATIQUES À L' ABBAYB DES Fossas

Des dons fondateurs, ou les stratégies du récit hagiographique L·auteur de la Vie de Bouchard énumère avec force détails les dons rülisés ou suscités par le vénérable comte au bénéfice des moines des Fossés. À vrai dire, le récit des générosités royales et aristocratiques à r égard de la communauté religieuse constitue une part essentielle de la Vie écrite par Eudes. Pour composer son récit. celui-ci disposait du chartrier de l'abbaye, dont il cite plusieurs actes.en les retouchant et en les complétant. Or, les chartes de l'abbaye des Fossés utilisées et mentionnées dans la Vie de Bouchard ont fait lobjet. au cours du XIe siècle, de petites additions: aux fonnules de datation originales qui comportaient l'année du règne, le mois. Je jour et l'indiction, un scribe a en effet ajouté, sur les actes, une date calculée en millésime. Plusieurs historiens ont identifié ce scribe au ·biographe de Bouchard. dont ils ont reconnu la mainS6 et auquel ont été· attribuées plusieurs forgeries57 : la conversion des concordances originales en r année de l'Incarnation aurait alors fait partie du travail préparatoire à la rédaction de la Vie. L'identification du scribe du XJC siècle au moine Eudes est probable, mais l'(m pourrait avancer que les millésimes ont été ajoutés sur les actes après la rédadiott de la Vie et en fonction de ceHe-dSI. Dans l'un et lautre cas, cette petite manipulation de certaines des chartes de l'abbaye des Fossés renvoie à des stratégies d'écriture monastiques. dont la Vie de Bouchard constitue une pièce maîtresse. La conservation du chartrier de l'abbaye des Fossés (actuellement aux Archives nationales de France59) autorise en tout cas une comparaison entre les actes originaux et le récit composé un demi-siècle plus tard par Eudes : ainsi est~I possible d'apprécier l'entreprise de récriture à laquelle se livre le biographé d,e: Bouchard.

S6. Ch. BouREt DE LA RoNCŒRs. intnxl p. XXVJ ; J. BOUHARD... Aetœ royan ... », p. 82-83, 84,. et planche 1, fig. t-3. Celle identification est admise par L. MoRliUJ!. q La dli$e~it "œuvre"' dH ldel diplomatiques : I'0Mdoril4S des chartes dm. quelques historiopapbn lllO:Dasliqll4'8 (IX"'~xie siè:lf) "• dans " Aactor et « auetorltas » : ùwmtlon ei conjonni61111!. t.ttm. l'kl'lture médiévale,. âQfes: da .œJ. loque de Saim:-Queutin-en-Yvel.ina. 14-16 jaiat 1999, dir. M. ~ Paris. 2001. P• 1,_.96. ki p. 80-83. 51. C. BROHL, Sludlen zu de11 merowbigiltdren Ki1nf:#a1Wfaurtlen.... p. 224-225.. SS. L Mtilrelle œ croit pu à ~ léOORde b~ dam la maure oil il existe uadipltmfl qui a &6 lOudlé ,_ caie campagne d'imcription sans avoir 611& pril enœnipœ par la Mio. 59. Les aas myam. et ponlificam: ·des XC et XI"' sièdes um: él6 ~·par J. TABJP. M~1 ~ ~· Ctu10ll6 dits l8i.r. Paris. 1866, pa&rim, puis per J. IJOUSSARD. « AeteUUJ'lllll.. ; "'•p. 11-109.

LA « VIE DU SEIGNEUR BOUCHARD, COMTE VÉNÉRABLE »

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DoNS À L'ABBAYE DES FOSSÉS SELON LA VIE DE BOUCHARD ET LES ACTES DE LA PRATIQUE

Yua Burcardi

Don de la uilla de Maisons par le roi Hugues, consigné dans un testamentum du 20-06-988 (= anno incarnati uerbi DCCCC LXXX VIIfVO sub die xouo kalendarumjuliarum): éd. p. 12.

Actes conservés 20 juin 989 (=Anno li regnante Hugono rege. Data mense XII kalendas julii, indictione Il) ; l'année de l'Incarnation 988 a été ajoutée par une main du x1e siècle(= Anno incarnati Verbi DCCCCLXXXVl/l): acte d'Hugues Capet, concédant un domaine sis à Maisons.

* Don de biens sis à Neuilly, Lisses, Sise et 19 avril 997 (= Data Xlll kalendas mai, Courceaux par le comte Bouchard, qui demande indictione XI, anno X regnante Rodberto rege glorioso); l'année de l'Incarnation 998 a été l'autorisation du roi : éd. p. 13- t 4. ajoutée par une main du x1e siècle (= Anno *Don de l'église de Noisy-le-Sec par Josselin, incamati Verbi DCCCCXCVl/l) : acte de vicomte de Melun, qui demande l'autorisation Robert le Pieux confirmant le don par le comte du comte Bouchard ; Josselin se convertit et Bouchard et son fils Renaud de la uilla de entre au monastère des Fossés, où il meurt ; Neuilly-sur-Marne, de l'église de Noisy-le-Sec (concédée par eux à la demande de Josselin, confirmation par le roi Robert le 19 avril 998 vicomte de Melun), d'un manse à Lisses, d'un (= anno incarnati uerbi DCCCC XC Vl/JVO, anno uero regni Rotberti regis xo, sub die alleu à Courceaux et d'un autre alleu à Sise. XOIIJO kalendarum maiarum): éd. p. 15-16. Don par le miles Ermenfroi, fidèle du comte, de la uilla de Lisses (tenue en bénéfice de Bouchard et de son fils Renaud) et de l'alleu d'Évry-sur-Seine ; Ermenfroi et son épouse deviennentfamiliares Dei et demandent la sépulture au monastère ; confirmation du don par le roi Robert datée de l'an 1000 (= anno incamationis Christi millesimo, indictione XI/, anno uero regni incliti regis Rotberti Xl/O feliciter) : éd. p. 17-18.

26 octobre 999 (= Data Vil kalendas nouembris, indictione XII, anno XI/ regnante Rodberto rege glorioso); l'année de l'Incarnation 1000 a été ajoutée par une main du x1e siècle (=Anno incamati Verbi millesimo): acte de Robert le Pieux confirmant le ~on d'Ermenfroi et de son épouse de l'alleu d'Evry-sur-Seine et de la uilla de Lisses (tenue en bénéfice de Bouchard et de son fils Renaud).

« Décret » de Bouchard accordant aux « fidèles » de ses castra la liberté de donner au

Acte faux daté de l 006 (= anno lncarnationis dominice millesimo VJO, indictione Ill/, anno domini nostri Rodberti regis xxo, die uero kalendarum maiarum), par lequel Bouchard, comte de Corbeil, et Renaud, évêque de Paris, autorisent tous ceux tenant d'eux un fief (de nostro beneficio aliquid infeodum) à en donner une partie à l'abbaye, sans que leurs seigneurs ne le sachent et leur donnent leur accord.

monastère des Fossés ce qui leur plairait, sans son autorisation ni celle de ses successeurs : éd. p.23.

*Don par Bouchard d'un beneficium à Bédoin et à ses deux héritiers, à condition que, de leur vivant, ils paient un cens au monastère ; à leur mort, la terre sera possédée à perpétuité par les moines: éd. p. 23. * À la mort de Bédoin, son fils Airan, primus heres, se rend au monastère pour y recevoir une somme, poser sur l'autel une cartula et donner aux moines tout ce qui s'y trouve décrit: énumération et renvoi à un testamentum du roi Robert, daté de 1028 (= anno incarnati uerbi millesimo xxo Vll/O, anno uero regni sui XL primo): éd. p. 23-24.

13 mai 1029 (= Ill idus mai, indictione XI, anno incamati Verbi millesimo XXVII//, regnante Rodberto rege XLI) : acte de Robert le Pieux confirmant l'accord conclu entre les moines des Fossés et Airan, fils de Bédoin, prévôt du comte Bouchard, accord qui transforme en vente par Airan une constitution de cens sur certains biens, qui deviennent la propriété du monastère.

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MICHEL LAUWERS

2 décembre 1006: le pape Jean XVIII, à la demande de Renaud, évêque de Paris, confirme les dons faits au monastère des Fossés par le comte Bouchard et y ajoute des dons faits par Renaud sur les biens de son siège épiscopal.

Le premier don rapporté dans la Vie de Bouchard émane d'Hugues Capet : contulit ecclesie Fossatensi uillam que dicitur Mansiones - il s'agit de MaisonsAlfort -, cum ecclesiis et cum cunctis sibi adiacentiis, sitam in Parisiaco, inter Sequanam et Matronam. C'est que l'abbé Maïeul avait demandé au roi d'affermir la restauration de l'abbaye des Fossés en lui donnant des moyens de subsistance: ut uictus alimoniam seruorum Dei sub eo conuersantium multiplicando adaugere dignaretur. Dans la Vie, la supplique de Maïeul est appuyée par Bouchard : adhortante eum [=Hugues] comite Burchardo. Selon l'hagiographe, l'acte rédigé à cette occasion, qu'il mentionne et dont il donne des extraits, est daté du 20 juin 988. C'est en raison de ce don, ajoute Eudes, que l'anniversaire du roi est célébré aux Fossés : Ob hoc etiam dies obitus ipsius regis VIIII kalendarum nouembrium usque hodie in ipso monasterio sollempniter celebratur60. Le don du roi Hugues est en effet consigné dans une charte originale, sur laquelle le scribe du x1e siècle a ajouté l'année de l'Incarnation 988, comme dans la Vie, alors qu'en fait la charte était datée de 989 (deuxième année du règne d'Hugues Capet). Si le don est bien fait, selon les termes de l'acte, ad deprecationem uenerabilis abbatis monasterii Fossatensis, nomine Maioli, et monachorum eiusdem congregationis, il n'y était nullement question d'une intervention quelconque du comte Bouchard61. Aussitôt après avoir rapporté le don du roi Hugues, Eudes raconte que le « vénérable comte », « soucieux du salut de son âme», concéda certaines de ses possessions «à l'église, qui lui était chère, de sainte Marie, mère du Seigneur, de ses apôtres Pierre et Paul et du vénérable Maur, confesseur »62. Le don est effectivement consigné dans une charte datée du 19 avril 997 (dixième année du règne de Robert le Pieux), mais sur laquelle une main postérieure à la rédaction de l'acte a ajouté l'année 998 : le roi Robert y confirme les dons faits par « le vénérable évêque de la sainte Église de Paris nommé Renaud, et son père, le comte, aimable à Dieu, nommé Bouchard » à l'intention du « monastère des Fossés qui est dédié 60. Vita Burcardi, éd. p. 11-12. 61. Éd. J. DOUSSARD,« Actes royaux ... », p. 91-92. 62. « Venerabilis autem cornes, de salute sue anime ualde sollicitus, sancto eum Spiritu adhortante, contulit dilecte sibi ecclesie sancteque matri Domini Marie ac apostolis eius Petro et Paulo necnon et uenerabili Mauro confessori res possessionis sue que preciose sibi esse uidebantur ... »(\lita Burcardi, éd. p. 1314). Ces possessions sont énumérées un peu plus loin: elles sont situées à Neuilly-sur-Marne, Lisses (près de Corbeil), Sise et Courceaux.

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en l'honneur de la très bienheureuse Vierge Marie, des bienheureux apôtres Pierre et Paul et du bienheureux Maur, disciple du père Benoît, qui repose en ce lieu »63. Alors qu'une dizaine d'années sépare donc la charte consignant le don d'Hugues Capet (989) et celle de Robert le Pieux confirmant les concessions de Renaud et de Bouchard (998), le texte hagiographique présente les deux bienfaits comme à peu près contemporains et réalisés tous deux, à l'instigation du comte Bouchard, à l'époque de la restauration de l'abbaye64. En réalité, en entreprenant le récit des dons constitutifs d'une abbaye des Fossés réformée, Eudes s'inspirait à nouveau du modèle, exalté localement, de Florus et du roi Théodebert : ce modèle lui servit en quelque sorte de guide pour présenter les relations de Bouchard et du roi Hugues, leur intérêt commun pour la restauration de l'abbaye et leurs dons à la « nouvelle »institution. Or, selon la Vie de saint Maur, l'initiative de la fondation de Glanfeuil était venue de Florus, qui avait donné l'un de ses domaines à saint Maur et à ses compagnons. Il fallait donc qu'à l'origine de la réforme de l'abbaye des Fossés, il y eût une initiative de Bouchard, nouveau Florus, et que celui-ci participât activement aux premiers dons. Venu au monastère de Glanfeuil pour marquer son accord et faire également quelques dons, le roi Théodebert avait demandé à être reçu dans la société monastique et réclamé que son nom fût écrit parmi ceux des moines, dans un liber vitae ou liber memorialis : Tune rex beatum Maurum petiit, ut fratres eum in suam recipere dignarentur societatem, et nomen eius inter sua scribere nomina. C'est très exactement, selon le biographe de Bouchard, ce que fit le roi Hugues, inscrit dans le nécrologe des Fossés et dont l'anniversaire - le 9 des calendes de novembre - était célébré par les moines. Au cours des dernières années, plusieurs historiens ont mis en évidence la dimension commémorative des cartulaires et la présence fréquente d'actes de la pratique au sein des textes littéraires65. Les liens étroits existant entre chartes et récits narratifs prennent un relief tout particulier dans la Vie de Bouchard. De manière systématique, lorsqu'il évoque les dons pieux de Bouchard et d'autres seigneurs, l'hagiographe croit non seulement nécessaire de renvoyer aux chartes conservées à l'abbaye, mais il évoque aussi de manière très explicite l'indispensable confirmation royale, faisant état du nom du chancelier, des signes de validation, des formules de datation (sans doute modifiées par lui, du reste, sur les 63. Éd. J. BOUSSARD, «Actes royaux ... »,p. 93-94. 64. Dans le second cas, le rôle de Renaud est en outre minimisé. 65. P. JOHANEK, « Zur rechtlichen Funktion von Traditionsnotiz, Traditionsbuch und früher Siegelurkunde »,dans Recht und Schrift im Mittelalter, éd. P. CLASSEN, Sigmaringen, 1977, p. 131-162; P. J. GBARY, « Entre gestion et gesta », dans Les cartulaires. Actes de la table ronde organisée par !'École nationale des Chartes et le GOR 121 du CNRS (Paris, 5-7 décembre 1991), éd. 0. GUYOfJEANNIN, L. MORELLE et M. PARISSE, Paris, 1993, p. 13-26, développé dans P.J. GEARY, Phantoms of Remembrance. Memory and Oblivion at the End of the First Millennium, Princeton, 1994, p. 81-114 [trad. fr.: La mémoire et l'oubli à la fin du premier millénaire, Paris, 1996, p. 131-169].

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MICHEL LAUWERS

originaux). La volonté d'insérer de telles précisions dans le récit renvoie, jusque dans le terme servant à désigner ces actes - toujours qualifiés par Eudes de testamenta: un mot qu'ignorent les chartes-, aux descriptions d'Orlon de Glanfeuil dans la Vie de saint Maur. Lorsqu'ils font une donation, les deux rois, Théodebert et Hugues, demandent à leur chancelier de dresser un testamentum, tandis que les deux « fidèles », Florus et Bouchard, réclament pour leurs largesses une confirmation royale, qui leur est accordée volontiers.

LA VALIDATION DES ACTES DE DONATION DANS LA TRADmON HAGIOGRAPHIQUE DES FOSSÉS

Vita sancti Mauri d'Odon de Glanfeuil Don du roi Théodebert à Glanfeuil :

Vila Burcardi d'Eudes Don du roi Hugues aux Fossés (988-989):

« Vocansque ad eum Ansebaldum, qui scriptoribus testamentorum regalium praeerat, praecepit ei, ut antequam de ipso monasterio egrederetur, testamentum de eisdem scriberet rebus, ac de annulo eius regali firmaret more » (éd. p. 1048).

« Facto itaque testamento, monogramate tïnnatur et in eo sigiUum regalis mm~atî~ a Ragenaldo cancellario, filio comitis, postea Parisiorum presule (Renaud, fils de Bouchard), imponitur, anno incarnati uerbi DCCCC LXXX vmo sub die xono kalendarum iuliarum, perpetuoque in eodem monasterio conseruatur » (éd. p. 12).

Confirmation royale des dons de Florus, «fidèle » du roi Théodebert :

Confirmation royale des dons de Bouchard et d'autres« fidèles» du roi Hugues:

« Florus autem accedens ad regem deprecatus est eum !:!! praeceptum regiae dignitatis facere iuberet su~r testamentum, quod ipse de propriis rebus, quas loco illi tradiderat, scribere rogauerat. »

« Accedens ergo ad regis 12resentiam, exoratus est ut, regali more, hoc et ipse annueret testamentumgue sue auctoritatis iuberet fieri ac suo signo muniri, quatinus per futura tempora eisdem rebus predictum frueretur monasterium et eius memoriale in orationum precatibus semper haberetur. Hortante itaque regis clementiam eius genitrice Adelaide ac eius coniuge regina Berta, que a tanto poscebantur uiro libentissime annuit »(éd. p. 14).

«

Quod rex libentissime annuit »(éd. p. 1048).

« Super his ergo omnibus, inclitus rex Rotbertus

auctoritatis sue preceptum fieri iussit [ ... ].Ut uero ipsius preceptîonis atque roborationis edictum per cuncta eui tempora inuiolabilem obtineret firmitatis uigorem, more regali, manu propria confirmauit et anuli sui im12ressione insigniri iussit. Quod Rogerius cancelJarius deuote peregit, qui postea, Deo concedente, ad honorem pontificatus in urbe Beluacensi sublimatus est. Acta sunt autem hec in ciuitate Parisius anno incarnati uerbi DCCCC XC VIIJvo, anno uero regni Rotberti regis xo, sub die X0 III0 kalendarum maiarum »(éd. p. 15-16).

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Le soin qu'apporte Eudes à mentionner les testamenta qui justifient les propriétés de l'abbaye des Fossés renvoie, de manière implicite, à la période noire de l'histoire de Glanfeuil: les Miracles de saint Maur rédigés par Odon de Glanfeuil et le sermo qui les résume au x1e siècle rapportent en effet comment l' « ennemi de Dieu », Gaidulfe de Ravenne, auquel avait été confiée la maison religieuse à la fin du vrne siècle, avait brûlé ou jeté à la Loire les testamenta praediorum consignant les possessions des moines66. La mention scrupuleuse, parfois la citation, dans la Vie de Bouchard, de plusieurs testamenta visait évidemment à rappeler et à préserver les possessions de l'abbaye. Face à un avoué turbulent, par exemple. La Vie de Bouchard propose en quelque sorte une mise en contexte ou en situation des droits énumérés dans les chartes. En rapportant les dons de Florus et du roi Théodebert, Odon de Glanfeuil avait tenu à rappeler, par la bouche de saint Maur, que les usages bénédictins (obseruatio ordinis nostri) supposaient « quiétude et sécurité » pour les moines, et donc pleine possession des biens reçus. Afin de garantir celle-ci, Florus avait dû, par un écrit, accorder aux moines potestas et dominium67. De même, la confirmation par Robert le Pieux de certains dons faits aux Fossés est l'occasion d'insérer dans la Vie un développement sur l'autonomie du monastère, que devait garantir la protection royale : « Par cet [acte], [le roi] ordonna que jusqu'à la fin du monde, les moines de ce lieu tinssent et possédassent pleinement tous ces biens; qu'aucun roi, aucun évêque, aucun comte ou aucune puissance mortelle n'eût la présomption de disposer de ces choses, de les mettre en son pouvoir ou de les céder à d'autres, mais qu'ils demeurassent perpétuellement en la possession de ces [moines] qui en disposeraient et en feraient ce qu'ils voudraient pour l'utilité du lieu68. »

66. Miracula (IXe siècle): «Post haec omnia testamenta, quorum auctoritate rerum cunctarum eidem loco collatarum constabat delegatio, sollicite perquirens et inueniens, peiora semper pessimis adiiciendo, partim cremauit, partim in Ligerim misit, nonnulla uero in monasterio S. Albini custodienda deposuit » (éd. p. 1053). - Sermo (x1e siècle): «Post haec, a diabolo suo domino instigatus, omne monasterium cum fundamentis solotenus euertit, deinde cuncta aedificia monachorum ad nihilum redegit. Testamenta autem praediorum sollicite perquirens et inueniens, partim igne cremauit, partim in Ligerim mersit, partim uero quo animo libuit custodienda commisit »(éd. p. 265). 67. « "Obseruatio ordinis nostri summam deposcit quietem et securitatem. Quapropter si nobilitati generositatis tuae uidetur non esse contrarium, primum omnium res, quas Deo eiusque famulis tradere pro remedio, ut asseris, animae tuae desideras, simul perlustrantes inspicere debemus. Inde uero facto testamento, te tradente nobis coram testibus, recipere eas in nostram conuenit dorninationem". Cui corn assensum suum Florus praebuisset [ ... ].Tune clarrisimus uir Florus scripto, iuxta consilium beati uiri, testamento, tradidit ei omnia, et de suo iure in eius delegauit potestatem atque dominium » (Vtta sancti Mauri, éd. p. 1046). 68. « [ ... ] per quod precepit iubens ut osque in finem seculi cenobite illius loci bec omnia tenerent atque pleniter possiderent ; nullusque rex, nullus episcopus, nullus cornes aut ulla mortalis potestas illas res disponere, aut in sua potestate quicquam horum decemere aut delegare presumeret, sed perpetua soliditate in ipsorum iure consisterent disponendi atque faciendi ad utilitatem loci quicquid elegissent. . . » (Vtta Burcardi, éd. p. 16).

Sur l'acte original, qui comporte une clause semblable69, une main postérieure du x1e ou du début du xne siècle - a ajouté une souscription du pape Jean xvm, renforçant la protection de labbaye des Fossés70.

Pratiques de la conversion et modèles d'exemplarité

Les pieuses aumônes du comte Bouchard entraînèrent celles de ses fidèles : Plusieurs, parmi les Francs, qui avaient vu ou entendu parler de la sainte dévotion dont [Bouchard] faisait preuve envers ce lieu, donnèrent eux-mêmes [à ce lieu] beaucoup de leurs biens11. » Dans le récit hagiographique, Eudes rapporte plus particulièrement les dons de deux vassaux du comte Bouchard : Josselin, vicomte de Melun, qui, avec l'accord et à la satisfaction de Bouchard, fit don aux moines de l'église de Noisy-le-Sec (qu'il tenait en« bénéfice» du comte) »72, et le miles Ermenfroi, « fidèle » du comte, qui leur donne le village d'Évry (lui appartenant) et celui de Lisses (tenu en« bénéfice» de Bouchard, qui autorise Je don)73. L'hagiographe tient à préciser que de tels gestes s'inspiraient de l*exemple du comte - exemplis iamdicti uiri religiose animatus - qui espérait que tous les milites fissent de même74. Sans doute Eudes souhaitait-il qu'un récit vantant «

69.

70.

71. 72.

73.

« Ob hoc precipimus etiam ut nulJus rex, nullus episcopus, nullus oomes aut ulla potestas illas res disponere aut in sua potcstate quicquam horum decemere uel delegare praeswnat, sed perpetU:a. $01idi· tate in supradictorum fratmm potestate consistat disponendi seu faciendi ex bis quicquid elegerint... » (acte du 19 avril 997, éd. J. BOUSSARD, «Actes royaux ... »,p. 94). « Ego, Johannes, sancte catholîce et apostolice Bcclesie presul, hoe scriptum propriis manibus corrol»raui et nos1rum sigitlum subter imponi iussi. Si quis autem, quod non credimus, eum quacumque occasione uiolare temptauerit, sit excommunicatus atque maledictus et a communione Bcclesie s.equestratus. Amen» (éd. J. BOUSSARD, «Actes royaux .•. »,p. 94, note 1; cf. Ch. BOUlmL DE LA RONCIÈRE, p. 16, note 2. pour qui l'écriture est îdeatique à celle d'une bulle de Jean XVIllpour les Fossés. datée de 1006 et en tout cas antérieure à 1137 - sur celJe.ci, cf. C. BROHL, Studien tu den merowingisclum KiJnig:mrkunden•.. , p. 215). .. Hanc ergo sue sanete deuotionis uoluntatem plurimi Francomm uidentes et audientcs erga cwtdem locum et ipsi ex propriis rebus multa confeœbant » (lita Burcanli, éd. p. 15). « ( ... ] inter quos uiceoomes Milidunensis casui, nmnine Josœlilus, exoratus est Deo deuôtum comiœm ut ei ecdesiam que sita est in uioo qui NœW:us Siccœ dicitur, quam de eius benefieio poslï~ debat. Deo et sanctis eius concedere dignaretnr. Comes uero ,audio repletus et hoe ipsum libenti animocoru:essil » (Vita Bureanli, éd. p. 14). " Puit etiam ipsi11 diebus miles quidam egregius, poteatiis et diuinis seculi ualde subümis uenerandoque comiti fidelis, nomine Ermenfredus. fideli.ter Deo oomplaeere desidenms. Hie itaque, pauore etemi supplicii perterritus et exemptis iamdicti uiri re•ose animatus; reculit ei multurp tocum sibi oommissum diligere ac de propriis possessionibus se uelle in eo Jargiri. Oepreçalus est itaque eum qua· tinus uillam qnam de ems benef.eio tenebat, que·Licias appellatur, eccl* Fessatensi daret, ita ut etimn predium me possessionis, quod Aivrœm dicitur, spontanea uokmtate sîmul uibueret » (Vito

BurcaIJi, éd. p. 17).. 74. ... Ille uero qui oblabat ut euncti mililelJ Franconun similia peragaent, liberam iUi . lillaadcdarabit. ,.

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ponde à la documentation dont disposait le rédacteur. Le premier ensemble, qui relate la naissance et le premier développement du culte, a dû faire l'objet d'une mise par écrit détaillée, alors que la suite des quatorze autres relèverait davantage de la routine. Mais ce procédé employé par 1' auteur pour individualiser les deux séquences ne peut masquer le petit nombre total des miracles, dix-neuf. Rien ne permet de savoir sur quelle longueur de temps ils se répartissent. Rien ne permet non plus de savoir si certains de ceux qui sont placés par 1' auteur après la construction de la basilique n'ont pas eu lieu avant. En effet, il serait étrange qu'après le premier miracle qui déclenche « l'invention » du corps, rien ne se fût produit avant la construction de la basilique, à moins que le corps n'ait été transféré dans une église qui existait déjà. Quoi qu'il en soit le petit nombre total des miracles peut laisser penser qu'un moment est venu où il devint nécessaire de relancer le culte. Une des raisons d'écrire ou récrire la Vita peut se trouver là. Mais une autre remarque s'impose également. Si l'on met toujours à part les deux derniers miracles, l'énumération de ceux qui sont guéris ne contient jamais d'appréciation sur leur rang social. Ils ne sont éventuellement identifiés que par leur lieu d'origine, seul le premier, Jean, est nommé. Tout laisse à penser qu'aucune personne d'un rang social notable n'ait bénéficié d'un miracle. On sait par ailleurs que le culte s'est développé en dehors de la région de Voghera pour la sauvegarde du bétail23. Ajoutons à ce propos que la première manifestation de la vertu du saint fut de provoquer la mort des animaux qui venaient fouler sa tombe. On peut, semble-t-il, en conclure que ceux qui se préoccupèrent en premier de sa présence étaient sans doute des paysans et que son culte garda probablement un caractère rural jusqu'au moment de la rédaction de la Vita. De ce point de vue, terminer le recueil des miracles en racontant les démêlées des equites et des milites avec le saint pouvait être un moyen de leur faire comprendre que le culte de ce saint guerrier s'adressait principalement à eux. Ces incertitudes et ces probables malentendus laissent en suspens certaines questions. Combien de temps s'est-il écoulé entre la mort de Bohon et la manifestation du premier miracle? À quelle époque a été construite la basilique et étaitelle dès l'origine prévue pour accueillir le corps de saint Bohon ? Au bout de combien de temps le rédacteur est-il intervenu pour relancer, peut-être, réorienter, sûrement, le culte ? Ces questions ne peuvent, en l'état, trouver une réponse complète, sinon qu'elles semblent refléter une incertitude chronologique ressentie par le rédacteur lui-même. Une autre incertitude venait probablement aussi de la distance entre le contenu de la Vita elle-même et la nature du culte rendu à Voghera.

23. Cf. les travaux cités plus haut, note 3.

CLAUDE CAROZZI

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Dans la

«

Vita

»

En effet, si l'on se tourne maintenant vers le texte de la Vita, on constate que Bohon y est représenté avant tout comme un guerrier qui a combattu des païens et qui finit sa vie en pèlerin. Cet aspect est développé dans la partie centrale de l'œuvre, entre le récit de l'enfance et celui de la mort. Si on l'examine attentivement du point de vue rhétorique et stylistique, on s'apercevra que tous les épisodes qui y figurent ne sont pas traités de la même façon. Le récit de la prise du Fraxinetum s'en détache visiblement. - Les passages en vers Une première manière de s'en rendre compte est de considérer l'emplacement des versets en hexamètres. La première partie en contient trois. Le premier est un éloge des parents de Bobon : « Ils entretenaient avec soin dans leur cœur le souci du Tout-Puissant et suivaient les en.seignements du Maître sur les chemins de la foj24. »

Le deuxième décrit leur mort : « Heureux l'un et l'autre, ses parents. dégagés du poids de leur chair, retournèrent à leur patrie, que la faute des premiers parents avait dose, et méritèrent de devenir citoyens du ciet25. »

Le troisième verset souligne les intentions des hispanicolae qui s'installent dans le Fraxinetum. Ils se vantaient : «de soumettre facilement les régions transalpines et d'arracher le peuple du Christ à la

loi du Maître26. » La deuxième partie de la Vita renferme trois épisodes distincts : l'assaut repoussé avec l'aide de saint Pierre, la prise du Fraxinetum et la vengeance non assouvie contre l'assassin du frère de Bohon. Les pièces en hexamètres sont au nombre de deux, l'une dans le premier épisode et l'autre dans le troisième. Dans le premier, les vers traduisent les encouragements que saint Pierre adresse à Bohon : « Prends courage, Bohon ! Dieu est avec toi ! Sois fort !·Ne crains pas ! mais empêche ton ennemi mortel d'accomplir le déchaînement imminent de ses menaces !27»

24. M, fo 140 r" A, et N, fo 4 v0 : « Omnipotentis opus uîgili sub corde fovebaJit./G~ssibus et fidei sequebantur uerba Magistri. » 25. M, fO 140 r" A, et N, f 0 6 ro: « Laetus uterque parens deposito pondere carnis/ad patrlam rediere (M redire) suarn quam culpa parentum/clauserat. Et caeli ciues meruere uîderî. » 26. M, fo 140 r" B, et N, fO 7 v0 : «Qui sunt (N: seque) transalpes leuiter (N: leniter) deuincere partes/et populum Christi diuellere (N: deuellere) lege Magistri. » 27. M, fo 140 v A, et fO 10 v: « Confortare Bobo! tecum Deus! esto robustus !/nec timeas ! sed speme minas quas pestifer hostis/actibus immodicis (N: inlicitis) nunc mme (om. N)implere minatur. ~

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Dans la troisième, Bohon lui-même s'exprime quand il décide de faire grâce: « Moi qui ai le pouvoir de rendre à la mesure du méfait, je m'élève au-dessus ! Ne meurs pas de mes mains, mais vis ! Sois fidèle au Seigneur Christ qui sauve en ce temps !28»

D'autres procédés stylistiques viennent s'ajouter pour souligner d'autres moments importants. Ainsi, allitérations, anaphores et rimes sont réparties sur toutes les parties de la Vita, à l'exception encore de l'épisode du Fraxinetum. Il faut alors remarquer que tous ces effets sont concentrés, comme les passages versifiés, sur tout ce qui concourt à l'éloge de Bohon : son apprentissage guerrier, l'amour que lui porte le peuple, ses prières, ses actes religieux, son attitude spirituelle. En somme, ces procédés servent à marquer les étapes suivies par Bohon sur le chemin de la sainteté, tout comme la légitimité de son action guerrière. De ce point de vue, le récit de la prise du Fraxinetum est traitée comme un récit historique, sans effets de style.

- Prières et suppliques Un autre procédé employé pour structurer et relier entre eux plusieurs passages réside dans l'emplacement des prières. La première fois où une prière est mise dans la bouche de Bohon, elle fait écho aux paroles de saint Pierre et constitue un complément nécessaire du vœu. Par ce dernier, Bohon avait promis, si Dieu lui permettait de triompher de ceux qui assaillaient les chrétiens, de déposer les armes, de se consacrer au soin des veuves et des orphelins et d'aller une fois par an en pèlerinage à Rome pendant toute sa vie29. Au cours de son apparition, saint Pierre lui avait révélé que ses prières lui avaient valu que le Seigneur lui concédât le triomphe sur ses ennemis. Il l'avait aussi averti de l'assaut contre l' arx30. La prière de Bohon vient donc rappeler à Dieu les termes du contrat en sollicitant son aide : « Dieu Tout-Puissant à la volonté de qui se soumettre revient à être parfaitement comblé, à qui est possible tout ce qui paraît impossible, daigne considérer les prières de ma petitesse, confirme par mes mains ce que tu as bien voulu promettre à mon égard par l'intermédiaire du très saint apôtre Pierre, afin que l'orgueil des païens ne puisse effacer le nom de chrétien3 l. »

28. M, f 0 141 r" B et N, fo 19 v0 : « Reddere qui ualeo pro factis digna, supersum !/Non manibus moriere meis, sed uiue ! fidelis/sis Domino Christo qui tempore saluet in isto. » 29. M, fo 140 r"-v0 et f 0 9 r"-Vo: « Uouit etiam dicens quod si sibi Deus innimicos Christicolas (N: Christicoles) oppugnantes suffocare perrnitteret, se arma depositurum orphanorum et uiduarum curam deinceps habiturum, beatorum apostolorum Petri et Pauli limina semel in anno, et si magis posset per totum uitae suae spatium, deinceps petiturum. » 30. Cf. plus haut, note 27. 31. M, fo 140 v0 AB, et N, f0 11 v0 -12ro : « Omnipotens Deus cuius obsequi uoluntati nibil aliud est quam perfecte ditari cui possibilia sunt quaecumque impossibilia uidentur (Luc 18, 27) respicere digneris ad

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Une autre prière est mise dans la bouche de l'aveugle dans le premier miracle censé suivre la construction de la basilique : Très illustre fidèle du Seigneur, très bienheureux Bohon, empresse-toi de venir à mon secours moi qui suis un très pauvre pécheur ; exauce celui qui souffre dans le malheur, en priant la puissance de celui qui ouvrit les yeux de l'aveugle né et qui est béni dans tous les siècles. Amen32. » «

Ces deux prières sont soigneusement composées et leur contenu est destiné aux lecteurs ou aux auditeurs du texte en venant souligner le rapport entre la prière et son exaucement. C'est pour cela que la césure entre la quatrième et la cinquième partie du texte a été placée justement entre la prière et la guérison de l'aveugle. Ce même rapport est mis également en valeur pendant la course de Bohon par un hexamètre isolé : «Bohon était encore absent, mais combattait par ses prières33. »

On rencontre encore deux autres prières. Celle de Jean qui prie le Seigneur avec sa sœur aveugle, afin que par les mérites et l'intercession de son très illustre serviteur Bohon, il chasse la souffrance et la privation »34.

«

Plus loin, une autre aveugle supplie elle aussi Bohon : « Que viennent aussi à mon aide, je t'en prie, les très saintes prières de ta bonté ! Viens à mon secours, à moi misérable qui te prie de tout cœur, afin qu'après avoir chassé la cécité de mes yeux, tu ouvres par suite les yeux de mon esprit à l'œuvre de religion35. »

Dans cette prière est même clairement exprimée une contrepartie à la demande. L'aveugle une fois guérie se consacrera à l'opus religionis, comme Bohon de son vivant l'avait aussi promis. On peut rapprocher ces prières de la supplication que l'assassin adresse à Bohon, même s'il ne s'agit pas d'une prière au sens strict :

32.

33. 34.

35.

humîlitatis mee preces, confirma in manibus rneis quod beatissimo apostolo tuo Petro de me promittere dignatus es ne elata superbia paganorum christianum nomen ualeat (N : ualeant) delinire. » M, fO 142 r" A et N, fO 28 r": « Inclitissime fidelis Domini beatissime (M: benedicte) Bobo miserrimo mîhi peccatori subuenire non differas. Exaudi in necessitate laborantem eius postulando uirtutem qui ceci nati oculos aperuit qui sit (M : est) benedictus in secula. Amen (om. M). » M, fo 140 v0 B, et N, f 0 12 V": « Bobo adhuc [a]bsentabat (M et N: obsentabat) et precibus repugnabat » M, f!> 141 V" B, et N, fO 25 v0 : « ... ad (N: a) locum adtinxit in quo contr1'to corde et humiliato Dominum ambo (om. M) praecabantur (M : precabatur) ut meritis et interœssienibus inclitissimi serui sui Bobonis passionem et privationem depelleret. » M, f!> 142 r" B, et N, f!> 29 r"-v0 : « Et mihi subueniant, queso, sanctissime, preces pietatîs tue, me miseram respice, succure (om. N), pater, te corde precantem (M : precanti) ut oculorum cecitate depulsa meae mentis oculos de bine ad religionis opus aperias. »

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« Épargne-moi, épargne-moi, très illustre Bohon! ne me tue pas, moi qui suis pécheur ! car si tu t'abstiens de m'exécuter, je réduirai à néant le diable dont je viens de comprendre qu'il se réjouit de mon exécution36. »

La première remarque à faire sur ces passages, c'est qu'ils sont non seulement soigneusement composés mais qu'ils structurent formellement des passages clés de l'ensemble formé par la Vita et les Miracula. Ce balancement demanderéponse, ou prière-exaucement, caractérise aussi bien les rapports de Bohon avec Dieu qu'ensuite ceux des malades avec saint Bobon. Dans une large mesure aussi le meurtrier attend de celui qui n'est pas encore un saint véritable sinon une guérison du moins une délivrance ou une libération. Dans l'épisode de la prise du Fraxinetum, il n'y a pas de prière ou de supplication mais il y a une demande exprimée par une lettre elle aussi soigneusement composée37. C'est le portier, le gardien de la tour, qui l'envoie à Bobon. Elle comporte une adresse classique à celui qui est le« bouclier des chrétiens »38. Le portier ne veut plus vivre avec des païens et désire mourir chrétien. Il énumère les vices des païens et évoque l 'enlèvement de son épouse. Il invite donc Bohon à venir avec une troupe qu'il introduira dans le repaire. À la suite de cette lettre, le Fraxinetum est détruit et ceux des païens qui le veulent sont baptisés. Même si le contexte est différent, la structure littéraire générale est la même, sous la forme appel-réponse. Et dans une large mesure la destruction du Fraxinetum est une libération qui se manifeste sous la forme d'une paix retrouvée : « Ces événements s'étant passés, la terre entra en repos pacifiée pendant de nombreux jours39. »

LE DESSEIN DE L' CEUVRE

Ces jeux formels de correspondance ne se limitent cependant pas à leur fonction littéraire. On peut, pour progresser dans l'analyse, comparer d'abord le début de la deuxième partie du texte avec celui de sa quatrième, c'est-à-dire la première entrée en scène de Bobon, lors de la résistance à l'assaut de l' arx, avec son entrée en scène surnaturelle lors du miracle inaugural.

36. M, f 0 141 ro B, et N, f 19 ro: «Parce, parce, inclitissime Bobo ne me interficias peccatorem. Si enim interfectionem distuleris suffocabo inimicum (M : diabolum) quem nunc cognoui de me interfectione gaudentem (M: gaudere). » 37. M, fi> 141 ro A, et N, f 15 ro-v0 • 38. M, f 141 ro A, et N, f 15 ro: « Boboni inclitissimo uiro christicolarum clipeo paganus in quo totius Fraxeneti custodia stabilitate (M : stabilita) quiescit salutem. » 39. M, f 141 roB, et N, f 17 v0 : «His ita transactis tellus multis diebus pacificata quieuit. »

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L' « arx » et la tombe Dans les deux cas, on rencontre un songe annonciateur : saint Pierre avertit Bobon du danger et l'ange de Jean lui indique l'existence de la tombe du saint. Le songe de Bohon était une conséquence de son vœu et Dieu a envoyé l'ange à Jean, parce que ses humbles prières l'ont incliné à la miséricorde40. Bohon doit rejoindre rapidement son arx fortifié, Jean doit se dépêcher d'aller à Voghera trouver la tombe entourée de sa palissade : « Lève-toi et va rapidement à Voghera ; là tu trouveras au sommet de la ville une sépulture entourée de bois de toute part, dans laquelle repose en paix le corps de Bobon41 . »

Ensuite, l'un comme l'autre doivent prier pour obtenir ce qu'ils cherchent. Encore une fois, nous retrouvons un parallélisme de construction littéraire. Une leçon précise en découle cependant : ce que l'on cherche à obtenir de Dieu ou de ses saints suppose une demande et un engagement personnel, et celui-ci se manifeste spirituellement par la prière, mais aussi physiquement par effort à accomplir. Le but poursuivi suppose une ascension, symbolisée matériellement par la montée vers l' arx ou vers la tombe qui est située au sommet de la ville. Ces deux termes de l'effort sont comme des lieux fortifiés où r on est en sécurité. Sur un plan plus large, Bohon lui-même a fait un parcours analogue tout au long de sa vie. Lié par son vœu, il est devenu un pèlerin perpétuel.

r

La paix Toutefois, le pèlerinage est la dernière étape vers l'acquisition de la sainteté, au bout d'un itinéraire entrepris depuis la jeunesse. Le point de départ se présentait alors sous la forme d'un dilemme: « Alors que l'enfant n'avait pas encore quinze ans, désireux comme il est de coutume de s'élever dans les affaires du siècle, il s'efforçait de garder le souci de la vie chrétienne42. »

L'auteur s'efforce donc par la suite d'expliquer comment il a pu cap.ciller les deux. Pour cela, il doit d'abord justifier le port des armes avant de montrer 40. M, fU 141 Vo B, et N, f 0 24 VO: «Ad cuius humilitatis preces inclinans Dominus suae misericordiae aures noctuma uisione angelum suum sanitatis consilium deferentem ad iUum usque direxit dicentem ... » Cf. N : « Dominus quem rnisericordiae. » 41. M, f" 141 v0 B, et N, t"8 24 v 0 -25 r": «Si uis tuam sororem remedium infirmitatis habere (M: Si uis tuae infirmitatis remedium habere sororem) : surge et Uiqueriam festinus adito ibique in capite uille sepulturam inuenies lignis undique circumseptam in qua gloriosa membra Bobonis in pace quieseunt. » 42. M, f" 140 r" A, et N, fU 5 r": « Cum puer oondurn (N: nundum) quindecim esset (om: N) annorum seculariter, ut mos est, desiderans scandere inter secularesoperationes christianum opusretinere~tude­ bat. »

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comment il y renoncera. Il le fait en énumérant les étapes d'un double parcours : de la guerre à la paix, de la vie chrétienne à la sainteté. Ses parents lui avaient inculqué la voie à suivre. Eux-mêmes, on l'a vu, « suivaient les enseignements du Maître »43. À leur suite, « instruit dans la loi catholique », il s'efforce de se comporter en tout comme un chrétien44. De son père il reçoit quasi hereditario iure l'art de la guerre, ce qui lui permet de devenir le « bouclier des pauvres » et de résister aux païens qui veulent « arracher le peuple du Christ à la loi du Maître »45. Il accomplit donc son devoir à la fois de guerrier et de chrétien, dans le cadre d'une guerre sainte, même si cette expression n'est jamais employée. L'épisode de l'assaut repoussé tire de là sa signification. Car le vœu de Bohon en échange du triomphe ne se justifie que dans le cadre d'une lutte contre des païens. Voilà pourquoi Dieu par l'intermédiaire de saint Pierre peut lui promettre la victoire. Mais le contenu du vœu scelle aussi le destin de Bohon. Ainsi, après avoir construit l' arx de la Petra lmpia : « Il priait chaque jour le Seigneur de préserver son peuple, de lui accorder le triomphe

sur ses ennemis et la paix afin que le bouleversement causé par les impies n'entraîne pas la perte du royaume des Cieux. Il fit aussi un vœu en disant que si Dieu lui permettait d'anéantir les ennemis qui assaillaient les chrétiens, il déposerait les armes, s'adonnerait au soin des veuves et des orphelins et ensuite une fois par an, et plus s'il pouvait, pendant toute la durée de sa vie, il gagnerait les tombeaux des apôtres Pierre et PauI46. »

Le vœu est un contrat avec Dieu. Une fois que les termes en sont agréés par l'intermédiaire de saint Pierre, qui en l'occurrence a servi d'intercesseur, Dieu accorde la victoire et la paix, tandis que Bohon s'engage à devenir un pèlerin. Ce contrat qui peut être passé par un laïc n'implique pas, en tant que tel, un programme de conversion menant à la sainteté. C'est la démarche personnelle de Bohon qui déclenchera le processus. Dans un premier temps, Dieu accomplit sa promesse en permettant à Bohon de repousser les païens qui assiègent l' arx, puis de les déloger du Fraxinetum. Après cette dernière victoire, « la terre reposa en paix pendant de nombreux jours »47. On s'attendrait dès lors que Bobon mît immédiatement son vœu à exécution. Or, avant cela, se situe l'épisode du pardon à l'assassin, qui tire sa raison d'être de 43. Cf. plus haut, note 24.44. M, fO 140 r" A, et N, fO 5 r": « Fide tamen catholica eruditus studebat ut christianus in omnibus haberetur. » 45. M, fO 140 r" A, et N, fO 4 v"-5 r": «Puer autem bonae indolis crescendo patemum morem arte quasi hereditario iure non morabatur amplecti, exercens se arcu et pharetra et equestri luctamine, ut si quando necessarium foret arcum cognosceret et si aliquando equum non ignoraret. » 46. M, fO 140 r" B-vo A, et N, fO 9 r": « ... deprecabatur quottidie ut populum suum conseruaret triumphum de innimicis et pacem concederet ne pro perturbatione impiorum regnum celorum amitteret. » Texte du vœu, cf. note 28. 47. Cf. plus haut, note 39.

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ce qu'il illustre les conditions particulières dans lesquelles Bohon dépose les armes. Il retrouve en effet 1' assassin un jour où il est accompagné de « trois esclaves nés dans la maison ». Ceux-ci étaient déjà présents avec lui dans la villa quand saint Pierre lui était apparu en songe48. Les deux épisodes sont donc reliés : ceux qui étaient présents au moment où Dieu agréait le vœu le sont encore quand celui-ci commence à être exécuté. Bohon qui avait promis de déposer les armes doit maintenant se combattre lui-même. Il avait débattu en lui-même dès qu'il avait appris le meurtre de son frère: «Chaque fois qu'il pensait à son ennemi, il s'enflammait, mais quand il réfléchissait au péril de son âme, il se calmait49. »

L'assassin est son ennemi, mais ce n'est pas un païen, il en résulte qu •il y a péril pour l'âme à assouvir la vengeance. La supplication du meurtrier souligne indirectement cela puisque le tuer équivaudrait à le livrer au démonSO. La décision de Bobon de faire grâce résout le dernier dilemme qui s'offre au chrétien. Bohon serait la victime spirituelle de son acte, il perdrait son âme s'il exécutait el précipitait en Enfer l'assassin de son frère. Il est à remarquer que le débat n'est jamais situé par l'auteur dans un cadre légal et judiciaire. La raison en est que le geste de Bobon répond à une autre nécessité, qu'il expose d'abord lui~même en s'adressant au meurtrier: « Moi qui ai le pouvoir de rendre à la mesure du méfait, je m'élève au-dessus ! Ne meurs pas de mes mains, mais vis ! Sois fidèle au Seigneur Christ qui sauve en ce temps. Lève-toi donc et reçois le baiser de paix et ne tarde pas à te détourner des pièges mortels de l'ennemi de peur que, repris sous son esclavage, tu ne sois puni étemellement51. »

L'auteur ajoute alors : « Bienheureux, il imita le bienheureux Maître qui avait averti ses disciples de ne rendre le mal pour le mal à persoone52. »

En renonçant aux armes de cette façon, Bohon a franchi une étape nouvelle ; « Tout étant ainsi apaisé, la terre se mit en repos environnée de toute gloire. Bobon également faisait des progrès quotidiens, mai"tre de lui. se souvenant de sou vœu, il

48. M. fO 140 v° A, et N, fi> 10 r". « ... tribus tantum comitantibus uemaculis ... »; M, fi> 141 ro B, et N, fO 18 Vo : « ... Bobo tribus comitantibus uemaculis solum inimicum uîdit » 49. M, fi> 141 Vo B, et N, fb 18 r>: « ... et ita albleta Bobo plus intta se quam in hostem praeliabatur. Quotiens enim hostem cogitabat accendebatur, sed cum mùme sue periculum pertractaret moliebatur. » 50. Cf. plus haut, note 36. 51. M, fO 141 r> B, et N, flJ 19 v°: cf. plus haut, note 27, pour le passage en hexamètres qui est continué ainsi en prose : « Surge itaque et pacis osculum aceipe et nec differas innimici monalis (M : mortalea, N : mortale) deuitare insidias ne îpsius deprehensus seruitio etemaliter {N : carnaliter) puniaris. » 52. M, fi> 141 r B-v0 A, et N, fU 19 Vo-20 ro: «Felix felicem imitatus est Magisl:l'Um qllisuis mmKindo (N : monentes) dixerat dîscipulis: nulli maJum pro malo reddentes (cf. Rm 12, 17). »

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déposa les armes. Devenu alors totalement pacifique, il se rendait chaque année à Rome en souvenir de la promesse de la vision apostolique53. »

Bohon est donc devenu« totalement pacifique» (totus pacificus), en même temps que la terre elle-même entrait en repos. Le monde a ainsi retrouvé l'état qui prévalait avant l'arrivée des païens: «Chacun, heureux dans son domaine (villa), vaquait à ses affaires avant cette invasion des païens. Et non seulement les riches et les nobles étaient heureux de leur noblesse et de leurs richesses, mais les pauvres, servant fidèlement le Christ par qui ils sont libérés, vivaient aussi dans un grand bonheur avec leur pauvreté54. »

Le modèle royal Le thème de la paix est revenu à chaque étape de l'itinéraire de Bohon. Il correspond à une image presque paradisiaque de réconciliation sociale. C'est dans ce cadre que Bohon « bouclier des pauvres » accomplit son devoir d'état. On se souvient que dans son vœu il avait promis aussi de se consacrer « aux veuves et aux orphelins », reprenant ainsi à son compte une obligation mentionnée dans les miroirs du prince55. Immédiatement après, l'auteur ajoute: « Toute la prospérité de la monarchie était donc affermie entre ses mains56. »

Bohon est ainsi investi d'une mission royale. Cela ne peut, nous dit encore l'auteur, rester ignoré du roi des païens, « car ils avaient un roi »57, précise-t-il.

53. M, fb 141 v A, et N, fb 20 r: « Quibus ita sedatis, siluit terra ornni gloria circumsepta. Bobo quoque accrescens quotîdie, sui compos et uoti non immemor, arma deposuit et, lotus pacificus effectus, (N : effectus est) per singulos annos romipeta habebatur, memor (N : id est memor) promissionis (N : et) apostolice uisionis. 54. M, fb 140 i B, et N, fb 8 r-v : « Raro quoque munitiones in regione illa habebantur, sed unusquisque in uilla sua gaudens ante prescriptam paganorum incursionem propriis (N : proprie propiis) utebatur (N : utebantur). Et non solum diuites et nobiles in diuitiis et nobilitate congaudebant, sed etiam pauperes Christo deuote seruientes, a quo (N : et) liberatî sunt, et in paupertate sua cum summa alacritate uiuebant (N : Sequitur). » 55. Cf. plus haut, note 28 et JONAS D'ORLÉANS, De institutione regia IV, éd. A. DUBREUCQ (SC, n° 407), Paris, 1995, p. 198: « lpse enim debet primo defensor esse ecclesiarum et seruorum Dei, uiduarum, orfanorum caeterorumque pauperum necnon et omnium indigentium. » La fonnule est reprise presque à l'identique dans la Vie du roi Robert par Helgaud de Fleury: éd. R. H. BAUTIER et G. LABORY, (Sources d'Histoire médiévale, 1), p. 140. Voir à ce propos: C. CAROZZJ, «La Vie du roi Robert par Helgaud de Fleury: historiographie et hagiographie», dans L'Historiographie en Occident du \."'au Il"' siècle (actes du congrès de la SHMES, Tours)= Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest, t. 87, 1980, p. 227-228. 56. M, flJ 140 Vo A, et N, fil 9 v : « Firmabatur igitur in manibus ipsius monarchiae totîus prosperitas. » 57. M, fb 140 v A, et N, fb 9 v0 -l0 i: « Quod supradictae gentis (N: gentes) regem, regem enim habebant, (N: regem habere) latere non potuit. »

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Cette redondance est voulue, car elle transforme le récit de la prise du Fraxinetum en un affrontement entre deux rois. Ce passage en effet a une fonction majeure dans la signification de la Vita dans la mesure où il permet d'opposer deux modèles. Le Fraxinetum était par luimême inexpugnable. La description précise qui en est donnée le souligne parfaitement. Il était en effet : «protégé par une fortification naturelle et par l'environnement de la mer. Il ne s'y trouvait aucune entrée, sauf qu'une mince langue de terre s'avançait dans la mer et rejoignait l'île. Ceux-ci l'avaient obstruée par la construction d'une très puissante tour »58.

Seule la trahison du portier permettra d'en venir à bout. Mais cette trahison est elle-même la conséquence des mœurs qui règnent dans le Fraxinetum. Chacun en effet s'y adonne à l'adultère: « Non seulement certains du peuple faisaient cela, mais même le roi, sur qui l'on pensait que toute victoire reposait, s'adonnait misérablement à la luxure. S'il apprenait que quelqu'un des siens possédait une épouse remarquable aux yeux du monde il tentait à l'encontre de tout droit de l'enlever59. »

C'est ainsi qu'il jette son dévolu sur l'épouse du portier, provoquant alors la ruine de son royaume. Alors que Bobon, par son vœu et sa fidélité à la loi du Maître, est assuré de la victoire, le roi des païens, quant à lui, perd cette capacité à cause de son vice. L'image royale est ainsi complétée et sans doute corrigée par l'auteur. Le principe de la victoire ne repose pas sur la fonction royale elle-même mais sur le don de Dieu. Le vœu de Bohon fait écho aux obligations du ministère royal. Les deux sont un contrat avec Dieu dans le cadre d'une tex Magistri dont le respect, y compris dans la vie conjugale et sexuelle, est le gage de la victoire. On sait que ce récit de la prise du Fraxinetum est parallèle à une tradition transmise par la chronique de la Novalese au milieu du x1e siècle60. Elle relate la prise d'un lieu nommé Je castrum Fra.xenedellum occupé par des Fusci appelés Sarraceni, qui pillent les régions avoisinantes. Un de ces brigands, nommé Aymon, voit le sort lui attribuer, au cours du partage du butin, une très belle femme, mais un plus puissant la lui soustrait. C'est la raison pour laquelle il livre le castrum au comte de Provence Roubaud, lequel avec raide d' Arduin d'lvrée le prend d'assaut. L'historicité des deux récits ne concerne pas notre propos. Il est certain que celui de la chronique de la Novalese semble plus près de la vérité.

58. M, fO 140 r 140 ro A. et N, f'> 5 v0 : « Incursus enim hostium christicolarum terram defendendo saepe refrenauerat et pro pauperie multorum se clipeum opposuerat. »Dans l'adresse de la lettre du portier de Fraùnetum, il est appelé christicolarum clipeus (cf. plus haut, note 37). Il est à nouveau un bouclier pour les pauvres pendant sa vie de pèlerin (cf. plus haut, note 63, mais cette fois-ci contre les puissants et non plus les païens). 79. Cf. plus haut note 26. 80. Vita Sancti Maioli (BHL 5179), éd, D. IOONA-PRAT, Agni immaculati, Paris, 1988, p. 178: « . . . nefande gentis exercitus sarr.icenorum ... in Provinciam venit notninis christiani impugnandi gratia et suo eam dominio subiugandi. »

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répond plus loin, comme 1' a montré Dominique Iogna-Prat, le récit de la capture de Maïeul, qui déclenche par contrecoup la libération des chrétiensSI. Elle est l'œuvre du comte Guillaume qu'Odilon de Cluny dans sa Vita Maioli appelle patriae pater et pauperum tutor fortissimus, usant ainsi de termes qui se rapprochent de ceux qui qualifient Bohon: «bouclier des pauvres», entre les mains de qui repose totius monarchiae prosperitas82. Dans sa description de l'expulsion des sarrasins, Odilon trouve encore l'occasion d'exalter la mémoire du même Guillaume inlustrissimum virum et christianissimum principem, mais il voit aussi un présage de cette expulsion dans la façon dont Fouquier, le père de saint Maïeul, illum virum in laico habitu in multis laudabilem, débarrassa autrefois la Provence des loups, dont l'invasion lui paraît symboliser la future sevitia Sarracenorum83. Dans la Vlta Bobonis. ce sont les parents de Bohon qui sont christianissimi, comme le comte Guillaume, et eux-mêmes sont destinés au salut bien que laïcs. Jotsald plus tard, le biographe d'Odilon, mettra également en valeur le père du futur abbé, Béraud, ainsi que sa mère devenue moniale après son veuvage. Il en résulte évidemment que l'hérédité joue un rôle dans l'acquisition de la sainteté, mais aussi qu'un laïc faisant son devoir dans le siècle peut accéder au salut. Odilon, encore, dans son Epitaphium Adalheidis fait la même démonstration à propos d'une laïque. Il insiste à son sujet sur le souci des pauvres84. Ces deux thèmes, Je juste combat libérateur contre les païens et la voie du salut pour les laïques, sont donc communs à la Vita Bobonis et à l'historiographie clunisienne du temps d'Odilon. Que le pèlerinage soit une des voies pénitentielles particulièrement recommandées pour les laïcs apparaissait déjà, nous le savons, dans la Vita Geraldi d'Odon de Cluny et le conseil fut suivi notamment par Guillaume le Grand, le duc d'Aquitaine (993/5-1030). Guillaume le Grand, comme le comte de Provence du même nom, était un princeps. Nous avons déjà remarqué qu'Odilon de Cluny, dans sa Vlta Maioli, parlait de ce dernier comme d'un christianissimus princeps85. Guillaume le Grand pour sa part est intitulé, dans une notice du 10 mars 1010, cornes totius Aquitaniae · 81. Sur saint Porcaire, voir D. IOGNA-PRAT, Agni immaculati..., p. 108-118 et, du même: Saint Maïeul, Cluny et la Provence .... p. 11. 82. Vita Maioli, éd. A. MARRJER, Bibliotheca Cluniacensis, col. 279-290. Ici, col. 289 : « ... ita per Wilelmum inlustrissimum virum et christianissimum principem »,et plus haut, cf. note 56. 83. Vita Maioli, col. 289 (Guillaume) ; col. 290 (Fouquier} : « ... quidam miles ... nomine Folcherius. in armis strenuus, jure hereditario, caeterisque bonis et divitiis ditissimus. et ut de nobilissima eius proie (Maïeul) diximus, ex utroque parente gemina nobilitate choruscus ; vir magni consilii, prudentis, sagacisque ingenii ... »Ce portrait présente quelques affinités avec celui des parents de Bobon et de Bobon lui-même. 84. Epitaphium Adalheidae imperatricis 14, dans PL, t 142, col 977. 85. Cf. plus haut, note 82. 11 est aussi qualifié de princeps par les documents provençaux. Cf. J.-P. POLY, La Provence et la société féodale, Paris, 1976, p. 54: princeps totius Provinciae; ce titre lui est donné aussi par Syrus: D. IOONA-PRAT, Agni lmmaculati..., p. 277 : « Villelmus Provincialium princeps».

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monarchus, en 1016 cornes Pictavorum ac totius monarchiae Aquitaniae tenens principatum86. Bohon, on s'en souvient, bien que porteur d'aucun titre, tenait en ses mains totius monarchiae prosperitas et ce thème monarchique est un des fils conducteurs de la Vita87. Cette responsabilité s'accompagne de la protection des pauvres, souci qu' Adémar de Chabannes souligne dans l'éloge qu'il fait de Guillaume le Grand ; defensor pauperum. Adémar ajoute aussi que : « partout où il se rendait et où il tenait un plaid public, il avait davantage la stature

d'un roi que celle d'un duc »88.

Or, on sait aussi que Guillaume avait des rapports étroits avec Cluny, ainsi qu'avec Rome: amator ecclesiarum et precipue sanctae Ecclesiae Romanae89. Bien des traits communs à Bohon et aux deux « princes » Guillaume se retrouvent chez le roi Robert dans le portrait hagiographique qu'en a tracé Helgaud de Fleury. On le sait, le modèle qui a servi à le composer, vers 1040, est celui de Géraud d' Aurillac90. Le schéma d'acquisition de la sainteté y est semblable. Chez Robert le souci des pauvres est poussé très loin puisqu'il se laisse voler par eux. Lui aussi refuse la vengeance lorsqu'il gracie les conjurés qui avaient voulu attenter à sa vie et qui étaient condamnés à mort91. De plus, Helgaud ne nie pas que le roi a combattu et fait la guerre. Il ne cherche pas non plus à cacher que Robert a péché comme David92. L'auteur de la Vita Bobonis n'attribue évidemment rien de tel à son saint, mais il le transfère sur le personnage du roi des païens, à qui l'adultère fait perdre sa capacité à vaincre. Le rapprochement des deux vies apparaît dès lors troublant d'autant que Robert comme Bohon est censé terminer sa vie en pèlerin93. Encore une fois, la seule différence réside dans l'absence d'adversaires païens. CONCLUSION

On rencontre donc toute une série d'individus qui nous orientent vers la première moitié du x1e siècle, à l'époque où Odilon gouvernait Cluny. De ce point de 86. Cf. W. KIENAST, Der Herzogstitel in Frankreich und Deutschland, Munich, Vienne,

1968,

p. 206-207.

87.

Cf. plus haut, note 56. 88. Ademari Cabannensis Chronicon, éd. P. BOURGAIN, dans CC Cont. Med., t. 129, Turnhout, 1999, p. 161 : « [ ... ] Willelmus ... cunctis amabilis, consilio magnus, prudentia conspicuus, in dando liberalissimus, defensor pauperum, pater monachorum ... Et quocumque iter ageret uel conventum publicum exerceret, potius rex quam esse dux putabatur ... »

89. Ibid. 90. Cf. plus haut, note 55. Pour le plan, voir C. CAROZZI, « La Vie du roi Robert ... », p. 222-225. 91. Vira, p. 62-63, et C. CAROZZI, «La Vie du roi Robert ... », p. 229. 92. Sur la guerre: Vita, p. 138-39, où Helgaud explique qu'il laisse à d'autres le soin d'en parler. Sur les péchés, voir C. CAROZZI, « La Vie du roi Robert ... »,p. 223. 93. Pour Robert comme pour Bohon, il s'agit en fait de pèlerinages pénitentiels. Cf. C. CAROZZI, «La Vie du roi Robert ... », p. 223.

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vue, l'entrelacement des thèmes de la paix et de l'acquisition de la sainteté par Bohon est caractéristique. C'est en ce sens que la Vita est, comme l'a dit Réginald Grégoire, un miroir, et de fait un miroir du prince. Les seigneurs, dont Bohon est le modèle, ont en effet une délégation du pouvoir royal, qu'ils incarnent localement, pour faire régner la paix dans la monarchia. Mais ils doivent le faire sans céder à la tentation de la vengeance personnelle, qui fait se propager la violence. Même s'il ne doivent pas tous renoncer aux armes comme Bohon, ils peuvent comme ses parents accéder au royaume des Cieux en suivant la loi du Maître. C'est le cas aussi du père de Maïeul, Fouquier, comme celui des deux Guillaume ou même du roi Robert, personnage estimé à Cluny, si l'on en croit le portrait que fait de lui Raoul Glaber94. Pour cela, il faut qu'ils aient, tel Bohon, protégé les pauvres, les veuves et les orphelins. Si, comme nous le pensons, Odilon fut à l'origine de la commande d'une Vita Boboni, destinée à offrir comme modèle de vie un laïc apparenté à la famille de son prédécesseur Maïeul, il est possible qu'il ait pensé aussi à la personnalité de son propre père, dont Jotsald son biographe fera un portrait saisissant. Béraud en effet était « très noble panni les puissants d'Auvergne, homme très vaillant aux armes, très riche en possessions et en biens, de très bon conseil et quant aux bonnes mœurs le second de personne, lui qui également par sa prééminence d'autorité et de grâce était appelé par tous Béraud le Grand. Il était estimé à tel point au-dessus de tous pour la solidité de sa foi que, ce que d'autres observaient avec peine sous la foi du serment, lui le gardait inviolé sur sa simple parole. Ses actions et son mode de vie étaient bien différents des comportements que l'on peut maintenant connaître n'importe où chez n'importe quel prince »95.

Jotsald qui écrit, semble-t-il, peu après la mort d'Odilon était évidemment trop jeune pour avoir connu Béraud, ce sont donc les souvenirs d'Odilon qu'il restitue, mais Béraud lui-même, mort en 990, était un contemporain de Bobon96. Les images des deux hommes pouvaient dans l'esprit d'Odilon se superposer. Jotsald compare Béraud à un princeps ; il avait comme Bohon la stature d'un défenseur 94. Cf. Rodulfus Glaber opera, éd. J. FRANCE, N. BULST et P. REYNOLDS, Oxford, 1989, Historiarum Liber m, II, p. 104-111. À ce propos, voir le commentaire de H. TAVIANI-CAROZZI dans C. CAROZZI, H. TAVIANI-CAROZZI, La fin des temps, p. 72- 73. 95. Vita Odilonis par Jotsald, éd. J. STAUB, lotsald von Saint-Claude. Wta des Abtes Odiw von Cluny, (M.G.H. Scriptores rerum germanicarum in usum scholarum separatim editi, 68), Hanovre, 1999, p. 145 : « Extitit pater eius inter proceres Arvemorum nobilissimus, vir in annis strenuus, possessionibus et divîtiis locupletissimus, in consilio providus et in omni morum honestate suo tempore nulli secundus. Qui eciam privilegio auctoritatis et gratie maior Beraldus vocabatur ab omnibus. Fidei virtute ita precipuus, ut, quod alii difficile sacramentis, hoc iste înviolatum custodiret simplicibus veibis. Longe se habebat aliter actus eius et habitus, quam modo videri possit in quovis principe quilibet actionis modus. » 96. Cf. la charte 1838 du Cartulaire de Cluny datée de 990 environ, par laquelle Odilon, avant d'entrer à Cluny, fait une donation, son père étant déjà décédé. Cf. J. HOURLIER, Saint Odilon abbé de Cluny, Louvain, 1964, p. 29-33.

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de la monarchia. En tout cas, l'un et l'autre étaient des modèles de grands seigneurs, capables de faire régner la paix. Cette paix dont on sait qu'Odilon était au plus haut point préoccupé97. Or, la trajectoire suivie par Bobon, jusqu'au moment où il s'engage sur la voie de l'Jmitatio Christi, montrait la voie à suivre par ces grands laïcs pour accéder, non pas à la sainteté, mais au royaume des Cieux promis aux justes.

97. Odilon travaille à l'établissement de la Trêve de Dieu autour de 1040. II le fait en collaboration avec les évêques provençaux et aussi italiens: cf. J.-P. POLY, La Provence ... , n. 84, p. 193-196. La Vie d'un saint provençal, écrite par un Italien, exaltant un guerrier qui renonce à la vengeance et dépose les armes, peut trouver place assez facilement dans ce contexte.

LA VIE DE SAINT 80BON

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ANNEXE PLAN DE LA VIITA BOBONIS

N l ro M 139 Vo

Incipit uita uil'tutes et miraeula beati Bobonis. Yita beati Bobonis de Yiqueria.

Prologue : .N l r°-4 r" {N]onnulli mortales philosophica eruditus {... ]acta illius prererire non ualeo 1 N 4 r"-8 Yo, M 139 v0 -l48 r" ln Provintiae partibus f ... J summa alacritale uiuebant. N. Sequitur Enfance et jeunesse de Bohon. Éloge et mort des parents. Résistance de Bohon contre les Hispanicolae. Description du Fraxinetum. n N s v0 -22 ro, M 140 v0 -141 i:o Postquam uero praescripta incursio praevaluit f ... J hun> (Passio sanctorum Thebaeorum). Quelques années plus tard, les moines de labbaye confectionnèrent un recueil c1>mportant, à la suite de la Passio de Sigebert, d'autres textes relatifs aux martyrs de la légion thébaine : un centon. introduit par la lettre de dédicace d'Eucher de Lyon à Salvius, destinataire de sa Passio Ac:aunensium martyrum. et composé d'un remaniement de cettè Passio d'Eucher, de miracles tirés du IJber in gloria martyrum de Grégoire de Tours et d'un Ymnus Fortunati episcopi Pictauiensis, ainsi qu'une autre Passio eonmdem martyrum, composée par Marbode de Rennes25. Comme ra très judicieusement remarqué Anne--Catherine Fraëys de Veubeke, tous Jes tex.tes relatifs aux martyrs thébains qui furent rassemblés dans le nianuscrit de Gembloux présentent une version de l'histoire a.~sez différente de celle que propose la version originelle de la Passio d'Eucher de Lyon. Selon la Passio d'Eucher, les Thébains avaient été envoyés en renfort à l'empereur Maximien 1... 1nec seuteatiam apoatoli • Qui pote&lali pedibtt' imperatori1 se humiiiter prouoluunt•.. "' Il, éd•. p. 23. De pmpriewe 11itplîdem bereditatis 11uae f'oodum Gemellltli .t:ticlum delegit, ·et ·Deo et ~forum principi Petto gktrioao ad ~ndum in hooonim· bC>rlllœ llKllllSk!riuœ deoomsime p. 509). 24. c. SI, de Sigebert de Gemboœ. éd. dans MGH$&. I. p. 543. Cf. M. DE WAHA, fausnin:... p. 1000 a l()l 1, et A•..C. PRASYS DE VllJBJi!Jœ. Un oouvc:au fl'.l8DllllCrit de Oembm ? Note BiDt. UIW.. BPl. U4 A dans Miscriltllfm R Maaai tlicflla. RO:X:UUAW, M.•C. GMWl!ID 1t1u~'at#O Amulphi, daosAA SS juütet.. t. 4, pAls.417. Sor l'église de Cdpy: VERGNOLl.6. « $1111-Arnoul de p. 233-236. 28. Robert le Pieux ~vit le oouveJ acte de fondatiœ. Selon Il W de Roben le l'iatt d'HelgaUd de Fleury : Au ebiœau (.cllltmm) de Cdpy, cOl'lSfœil --·~pie puiaâûl Gtullier dam te Somonnais. le Dtlble mi ilmt une llObfe abbaye m l'llilnœot de llÛlll Arnoul etcfa Mldit illusbe à ~ (&i., lnld. et **8 de lt·H. BAt.ITISR d G. Ll\BORY, Paris. l96S, p.: 115)• 29. L'aœ de œssioo à Cluny e11 MiCi pif A. Bl!IUU.RI> d A, Bill&. ~--J11!8.t/1 l'111:1Mjttt de t 4, Paris, nm,.. p. M.C~ ..........! M.•M; PllOU,..., dea ~s de Philippe 1"1 •• • , no 10.S, p, 268-269, V~ de la œllliœt mmble: ·mvetllt Ill •œmte lleul

26.

« ( ... )ego

futllrum

DU PACTE SEIGNEURIAL À L'IDÉAL DE CONVERSION

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épouse, le prieuré de Crépy continua ensuite à servir de nécropole familiale30. La notion de« caveau double » (in spelunca duplici) que l'on rencontre dans l'acte de 1077 est une réminiscence scripturaire, qui renvoie à la sépulture des Patriarches évoquée dans la Genèse : Abraham avait en effet rejoint son épouse Sara dans une sépulture qu'il avait achetée et préparée à Hébron, in spelunca duplici (Gn 25, 8-10). Or ce sont les passages de la Genèse relatant l'ensevelissement des Patriarches qui permirent aux ecclésiastiques, au cours du Moyen Âge, de justifier les soins accordés à la sépulture des défunts et l'institution de nécropoles farniliales3 1• Par ailleurs, dans le préambule de l'acte de 1077, l'efficacité des suffrages pour les défunts se trouve rappelée : « Il est tout à fait nécessaire de faire des dons pour [racheter] les péchés. C'est la raison pour laquelle le bienheureux Augustin dit que les âmes des défunts peuvent être soulagées par la piété de leurs [parents] vivants32. »

Vers 1074, l'année de la mort de son père Raoul, le comte Simon avait déjà fait des dons à l'abbaye de Cluny, conscient du « lourd fardeau que représentait

(P. RACINET, « Implantation et expansion ... », p. 15). Plusieurs établissements monastiques de la région passèrent à ce moment dans l'orbite clunisienne: Longpont, près de Montlhéry, en 1061, Saint-Martin des Champs à Paris en 1079, Saint-Leu d'Esserent en 1081 et Nogent-le-Rotrou en 10811082 (E. VERGNOLLE,« Saint Arnoul de Crépy ... »,p. 236). Comme le fait remarquer R. LOCATELLI (Sur les chemins de la peifection. Moines et chanoines dans le diocèse de Besançon, vers 1060-1220, Saint-Étienne, 1992, p. 57), en appelant les Clunisiens dans le Vexin, Simon agissait à l'exemple de son beau-frère, le comte Thibaud 1er de Champagne qui, en 1072 sans doute, les avait introduit dans l'espace champenois, à Coincy (sur la date de fondation de Coincy: P. RACINET, « Implantation et expansion ... »,p. 13-14). Sur le prieuré de Crépy à partir de cette cession, cf. aussi P. RACINET, Les maisons de l'ordre de Cluny au Moyen Âge. Évolution et permanence d'un ancien ordre bénédictin au nord de Paris, Louvain - Bruxelles, 1990, p. 8-9 et passim; D.W. POECK, Cluniacensis Ecclesia. Der cluniacensische Klosterverband (JO. -12. Jahrhundert), Munich, 1998, p. 450. 30. Simon avait été inhumé à Rome, mais un mausolée aurait été élevé en son honneur à Saint-Arnoul de Crépy (à une date inconnue). Selon CARLIER, Histoire du duché de Valois, t. l, Paris, 1764, «ce mausolée a été conservé. On le voyoit il y a quelques années, à gauche, en entrant dans léglise de S. Arnoul par la grande porte. Ce monument qui a été remanié au treizième siècle représente un pape assis (Grégoire VII) revêtu de sa chappe et des ornemens pontificaux, la thiare en tête. On voit à ses pieds la figure du Bienheureux Simon de Crépy en habit de moine, à genoux sur un prie-Dieu, les mains jointes et posées sur ce prie-Dieu, la moitié du corps tournée vers le pape, qui lui présente une mitre ornée de fleurs de lys ... »(p. 324-325). Petit-neveu de Simon, Raoul V, comte de Vermandois et de Valois, sénéchal de France, fut inhumé à Saint-Arnoul en 1152 (J. MESQUI, « Le château de Crépyen-Valois. Palais comtal, palais royal, palais féodal », dans Bulletin monumental, t. 152/3, 1994, p. 257-312, ici p. 258). Dons comtaux à Saint-Arnoul de Crépy en 1077, 1118, 1133, 1176, 1187, 1194 (P. RACINET, « Implantation et expansion ... », p. 29). 31. Cf. M. LAUWERS, «La sépulture des Patriarches (Genèse, 23). Modèles scripturaires et pratiques dans l'Occident médiéval, ou du bon usage d'un récit de fondation », dans Studi Medievali, 3a ser., t. 37, 1996, p. 519-547. 32. « [ ... ] ualde necessarium est pro peccatis offerre, unde beatus Augustinus animas inquit defunctorum posse releuari pietate suorum uiuentium » (éd. M. PROU, Recueil des actes de Philippe Jet .. ., n° 88, p. 229).

MICHEL LAUWERS

le poids de ses péchés. de ceux de ses parents et de ses ancêtres Gauthier et Dreux Hn 1076, il avait institué des célébrations liturgiques pour anniversaires du décès de son père. de sa mère et de son frère34. Les gestes funérai.res de Simon de Crépy ne sont pas non plus sans évoquer attitude de Simon Maccabée qui, après avoir défendu et agrandi le territoire de la Judée, avait fait recueillir les ossements de son frère Jonathan pour les déposer la « cité de ses pères ». Selon le livre des Maccabées, Simon avait également élevé un monument sur le tombeau de son père et de ses frères : et aedificauit Simon super sepulchrum patris sui et fratrum suorum aedificium altum... (1 Mec, 13, 25-30). La nécessité d'assurer aux défunts une sépulture honorable et les suffrages des vivants est également rappelée à la fin du récit hagiographique, cette fois à propos de Simon lui-même. À la mort de celui-ci. Mathilde, reine d'Angleterre « riche et très puissante», chargea un moine d'apporter à Rome de l'or et de l'argent,